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e
du XXI siècle
ISBN 978-2-02-134009-9
www.seuil.com
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Avant-propos
Matière première - Variation sur Les Grilles du Paradis, série gravée par William Blake en mai 1793
Chapitre 5° - Diverses machineries, dont des explications pourraient trouver place ici
Chapitre 7° - Lambeth
Chapitre 10° - On comprendra que devant tout cela Dieu soit assez muet
Chapitre 12°
Chapitre 13° - Mots Moteurs
Trois portraits
Le mont Taishan
Sagetrieb
Periplum
Chapitre
Chapitre
Chapitre
Le « sang syllabique »
L’échappatoire
La fiction
L’auteur
Avant-propos
Bien sûr, il n’y a pas d’explications, il n’y a que des buts à atteindre.
Quand Flaubert arrive en vue des pyramides, il éperonne brutalement son
cheval. Et quand Melville, à son tour, aperçoit le sommet de la pyramide de
Khéops qui émerge au-dessus de l’ocre jaune, l’un de ses compagnons
rapporte qu’« il se dressa soudain sur ses étriers et qu’il partit droit devant
lui en galopant et en hurlant de toutes ses forces ».
Ces fantômes de monuments et de gens ne sont que des fantômes qui se
lèvent un instant. Mais l’instant panique connaît toujours ses magnifiques
installations et la cohorte insigne des matières qui lui sont attachées.
Chateaubriand lui-même, arrivé sur les ruines dérisoires de Sparte, s’épuise
à courir vers chaque point cardinal en criant le nom de Léonidas. « Rien n’y
fit », se contente-t-il d’observer dans une lettre à sa famille.
Si l’on aborde la grande pyramide par la rampe asphaltée qui monte en
tournant sur le plateau quand on vient de l’hôtel Mena House, on passe
d’abord entre la pyramide et quelques restes sans grand intérêt, puis on
descend lentement vers la gauche en longeant l’espèce de cuvette
poussiéreuse qui sert de soubassement au Sphinx, et alors le regard, à
mesure qu’on avance, caresse son échine très longue, remonte vers sa
nuque, puis tombe, comme un bord de nappe, sur son profil ; les pattes
énormes, disproportionnées, surgissent, et les cubes cyclopéens des temples
qui étaient ses avant-coureurs. Alors le désordre admirable s’interrompt
d’un seul coup : c’est le rebord du plateau qu’on atteint et où l’on se tient
comme devant ces débuts du monde qu’on ne voit généralement que dans
les rêves, et au maximum des images.
A cet endroit, qui est une frontière, entre le désert et la vallée, entre le
site historique et le misérable village de Gizeh en contrebas, se trouve une
grande cafétéria avec des baies vitrées et une terrasse parsemée de tables
blanches, de fauteuils en plastique et de parasols de couleurs vives : c’est le
Sphinx House, la « Maison du Sphinx ».
On dit que Borges aimait citer cette phrase de Carlyle : « L’histoire
universelle est un texte que nous sommes obligés de lire et d’écrire sans
relâche et où, aussi, on nous écrit. »
Je peux dire qu’en cet endroit, qui n’a de semblable nulle part, la lettre
et l’image sont des lièvres levés en permanence, qui entretiennent ensemble
des murmures d’en bas et des idées qui montent, avec, par moments, des
saillies qui fusent diagonalement dans l’air, qu’elles vont et viennent sur
place sans épuisement ni ralenti, se travestissant tour à tour au point de
jouer à être chacune l’anamorphose de l’autre, préconisant le chahut de la
présence, et peut-être rien d’autre.
La première fois que j’ai pris des photos dans la grande baie vitrée de la
Maison du Sphinx, les serveurs qui étaient à l’intérieur et qui venaient
prendre les commandes devant le comptoir qui s’étale sur tout le mur du
fond me montraient du doigt en riant : ils ignoraient que, dans le panneau de
verre immense que je cadrais dans mon viseur, ils n’étaient plus que les
comparses effilochés et à demi mangés de lumière d’un paysage autrement
moins anecdotique, celui auquel ils croyaient naïvement que je tournais le
dos, alors que mon regard l’embrassait tout entier dans la vitre. Le soleil
projetait l’image, oui, l’image des pyramides et du Sphinx, les blocs
amoncelés entre eux, le sable qui les lie, comme la vérité première et la
couleur locale formant l’horizon de la photo et l’essentiel de ce que je
voyais, de ce que je vois quand j’y pense. Ensuite venaient les éléments
secondaires, c’est-à-dire tous les gris qui allaient et qui vont remplir tout le
tableau, comme s’il allait de soi, comme s’il va de soi que l’image a un
fond, et ce fond se confond confusément avec tout ce qui occupe le fond de
la salle du café : le mur au-dessus du comptoir dont les divers éléments sont
plaqués sur le ciel de Gizeh. Or il se trouve que ce mur est peint en faux
mur, qu’un artiste peintre en bâtiment l’a quadrillé d’un fin dessin rouge
pour marquer les contours de briques inexistantes, qu’il y a peint un sphinx
qui me fixe de ses yeux verts, que dans un grand carré bleu, sur la droite, il
a retracé un faux bas-relief pharaonique, et que, dans un autre rectangle,
tout à fait à droite, il a dessiné en jaune une fausse pyramide de Khéops.
Ainsi, dans la même image, oui, dans la même photo, j’ai les vraies
pyramides et le vrai Sphinx, les fausses pyramides et le faux sphinx, mais,
par un détour rieur par lequel on peut dire que le réel s’amuse et joue de
moi, je n’ai les vraies pyramides et le vrai Sphinx que sous la forme
falsifiée de leur reflet dans la vitre, tandis que j’ai les fausses pyramides et
le faux sphinx dans une vision directe, à travers le panneau de verre.
Au centre, et comme une dernière couche noire, en guise d’effet tertiaire
et de signature ténébreuse, ma silhouette occupe une bonne partie de la vitre
et l’on comprend bien que, si j’y figure en « manière noire », c’est parce
que je suis dans l’ombre de la terrasse, tranchant sur tout ce qui, derrière
moi, est magnifiquement exposé au soleil, et sur tout ce qui, devant moi, se
perd dans les gris innombrables de l’intérieur de la Maison du Sphinx.
On pourrait imaginer que, dans ces instants où la trombe se tient si
immobile qu’il faut bien parler d’« état exquis » de la matière, où il semble
qu’elle est comme embuée par l’esprit, tout s’arrête enfin ; que le vrai et le
faux n’en pouvant plus de se départager, ni le Sphinx de solliciter
emphatiquement le voyageur, ni la lettre et l’image de s’emmêler les
pinceaux, l’instantané ayant eu lieu, il suffise à l’écrivain de cesser de
regarder ce qu’il voit. Alors, je ferais quelques pas de côté, je laisserais
pendre mon appareil photo au bout de mon bras, la lanière enroulée
plusieurs fois autour de mon poignet, j’irais là où la brise contourne le
bâtiment, sur le côté où se trouve en fait la porte à tambour qui permet aux
clients d’entrer dans la Maison du Sphinx, je tirerais une chaise à l’ombre
des sycomores, à l’endroit où la terrasse domine le terminal des cars sur la
petite place du village, pour y allumer une cigarette et réfléchir posément à
la suite. La photo serait plus loin, elle serait restée où elle a été faite, dans la
baie vitrée, immuable, dans ce pare-brise immense qui ne menait nulle part
mais qui me montrait tout, avec mon ombre qui ne s’effacerait pas sur la
vitre ni les serveurs derrière. Rien ne pourrait plus bouger de ce que j’ai
appelé si souvent une « surface de réparation », rien ne pourrait plus
s’arrêter de ce que j’ai si souvent appelé les « aller et retour dans la
chambre blanche ».
Mais, bien sûr, ce conditionnel n’est qu’un rêve : la Maison du Sphinx
n’est ni la Scène, ni la Grotte n’est-ce pas, et encore moins l’Histoire. C’est
une cafétéria, un endroit du monde non magique, où je suis retourné
souvent au cours de plusieurs voyages en Égypte, l’esprit occupé par ce que
j’avais à dire sur la littérature et sur les fantômes qui s’y lèvent un instant.
La littérature ne se nourrit pas d’images, elle les mange seulement.
Comme le Sphinx.
LA RÉVOLUTION,
C’EST LE STYLE
L’histoire d’une révolution, quand elle naît dans une société politique
bien définie (comme l’était celle de la veille de 1789), s’inscrit dans un plan
plus vaste, d’étendue plus floue, mais de mouvements plus amples, et ce
plan est celui où se déploie l’illusion, le miroir, la tranche immatérielle de la
parole humaine ; du changement de vertu de cette dernière ; de sa brusque
bousculade quand les acteurs, imprégnés de toutes parts de ce qu’ils disent
et de ce qu’on leur dit, s’inquiètent tout à coup de l’allure que prend leur
vocabulaire, manifestent répulsion ou enthousiasme pour de simples mots
ou les simples façons qu’ont ces mots de s’ordonner ; quand ces acteurs
voient enfin, par accident ou par volonté politique précise, que c’est de leur
parole qu’en fait il est question : des mots changent de sens et s’opposent
idéologiquement, « souverain », qui désignait le roi, désigne alors justement
le peuple, car c’est lui qui gouvernera désormais, le roi n’étant plus que le
« sujet » de la Constitution émanée du peuple 1 ; les mots d’ordre naissent
dans des clubs où tous peuvent parler ; les idoles à formes humaines de la
religion catholique sont remplacées par des « êtres suprêmes », mots choisis
qui sont les rêves sociaux (et non plus moraux) des gens du peuple : « La
liberté est déjà ramenée parmi nous ; elle n’y a point encore un temple pour
les états généraux, comme celui de Delphes, chez les Grecs, pour les
assemblées des amphictyons ; celui de la Concorde, chez les Romains, pour
les assemblées du Sénat : mais ce n’est déjà plus tout bas qu’on l’adore, et
elle a partout un culte public 2. »
L’histoire comprise entre le 5 mai 1789 et le 27 juillet 1794 est l’histoire
des fastes de cette parole ; cette histoire est comme une nébuleuse à la
recherche perpétuelle de son centre qui est ce moment privilégié où la
parole, jusque-là simplement parole d’hommes révolutionnaires, devient
elle-même la Révolution.
Nous sommes bien au point, en somme, où se rencontrent deux
révolutions au sens physique du terme. Deux révolutions se bouclent, c’est-
à-dire que leurs cercles se rencontrent : l’échauffement semble prendre
l’histoire de vitesse et, avant que l’un des ronds ne soit complètement
dénaturé (avant que ses « figures » n’aient été altérées), l’autre cherche
encore son gonflement optimum (celui où ses « figures » seront les plus
efficaces). L’échange des « figures » s’opère avant que soient définis tous
les impacts sociaux à venir. C’est-à-dire qu’une parole révolutionnaire s’est
substituée à une parole réactionnaire, bien avant que l’on ait pu prendre
conscience que ce changement était devenu l’arme de la Révolution. « Les
mots font les choses : les noms surtout leur impriment souvent, ainsi qu’aux
personnes, un caractère de force et de grandeur qui étonne. Cela se vérifie
surtout dans le moment des grandes passions des peuples, dans celui des
révolutions libertifères 3. » Ou encore : « Dans le cours de la Révolution,
l’exagération des idées a produit celle des mots ; on a pris pour de
l’éloquence des associations étranges d’expressions incohérentes ; des
hommes qui n’avaient point fait des études, ou qui en avaient fait de
mauvaises, se sont crus appelés à être des orateurs, des poètes, des
écrivains… Ils ont eu recours à une audace de langage qui convenait assez
bien à celle de leur conduite : ils ont créé des mots barbares et des tournures
forcées 4. »
Au lendemain de la crise de Thermidor paraissait à Göttingen un « très
curieux 5 » Nouveau Dictionnaire français, publié par le docteur Léonard
Snetlage, juriste et lexicographe à la fois. Ce petit livre, sur un ton très
caustique, recensait un grand nombre de mots ou d’expressions créés ou
déformés par la Révolution. Il est passionnant à feuilleter, dans son parti
pris même d’amertume et le désir qu’avait son auteur de faire se retourner
les mots contre leurs utilisateurs. On y trouve, entre autres nouveautés, les
termes suivants : activement, agent, agitateur, assignat 6, brissotiner, chose
publique (nostalgie de la res publica romaine), collectif, contre-révolution,
déviation (morale ou politique), fonctionnaire, guillotiner, imagé, immoral,
impolitique, inculture, insurrection, législature, liberticide, hors la loi,
masse, meneur, modérantisme, nivellement, pamphlétaire, permanence (on
ne disait ce mot, sous l’ancien régime, que pour parler de l’eucharistie),
républicaniser, rétrograde, sans-culotte (et son homologue, qui fut employé
très peu de temps, sans-jupons), septembriser, suppléant, etc.
Mais ce sont là des mots, si pittoresques, si actuels soient-ils. Et si
Necker se plaignait amèrement des substantifs devenus « verbes barbares »
(influencer, exceptionner, fanatiser, pétitionner, vétoter, harmonier, etc.), ce
ne sont là que les reflets d’activation de la langue dans un peuple et un
temps où tout était en mouvement perpétuel : à changer les mots, on
changeait déjà les institutions. Et c’était là, avant tout, violence de
journaliste. Les journalistes, c’est bien la Révolution française qui les a
inventés : nous voulons dire par là qu’à un moment donné de son activité
parlementaire l’homme politique éprouve le besoin de se faire journaliste.
Quand Mirabeau reçoit le heurt, contre son langage, de la « puissante
machine interdisante », il entreprend d’écrire une sorte de feuille publique,
ses Lettres à mes commettants, sorte de périodique-mémoire, en fait chaque
fois un appel de l’individu au peuple ; Robespierre, dans les moments où il
sentait la nécessité d’un renforcement populaire de son statut politique,
lançait des « feuilles » lui aussi (Le Défenseur de la Constitution). Pour les
politiques de 1789, le journal est un impératif politique. Ils découvrent en
même temps la presse de grande consommation (L’Ami du peuple, de
Marat, eut quelquefois deux numéros différents par jour 7 ; Le Père
Duchesne, d’Hébert, aurait atteint, au dire de Michelet, des tirages de
600 000 exemplaires) et la vertu de l’agitation politique permanente : la
chance parmi l’excitation la moins contrôlée en même temps que la peur
d’en être, intempestivement, la victime ; raison obscure peut-être des
incessants revirements (de Robespierre, entre autres) quant à la liberté de la
presse en période révolutionnaire.
Mais la parole n’est pas dans l’événement : elle est, ici, dans sa
contrepartie qui est son revers. Un jour, Hébert – le père Duchesne –, ayant
invectivé violemment madame Veto (Marie-Antoinette), fut convoqué
devant le juge Buob (surnommé Brid’oison par Hébert) et sommé de
s’expliquer. Le dialogue avec le bougre mangeur de choucroute est ainsi
rapporté par Le Père Duchesne :
Et ainsi de suite.
1. Selon le droit canon : « Volonté réfléchie d’acheter ou de vendre à prix temporel une chose
intrinsèquement spirituelle… »
4°
1. Après l’avoir oublié, ce ver-là, ce ver luisant (la femelle, exactement, du lampyre luisant, à
une lettre près là aussi de devenir vampire, actor mortis).
5°
Blake :
Pound :
A Lambeth donc, les Blake se sont installés dans une charmante petite
maison au 13 Hercules Buildings. Dans le voisinage immédiat (Lambeth est
au sud-est du Westminster Bridge) on trouve des lieux mal famés : le Flora
Tea Gardens, le Temple of Flora, le Apollo Gardens ; le Royal Asylum pour
les orphelins ; une salle qui servait aux réunions d’une secte qui, au dire du
Cabinet (publié à Norwich), « faisait commerce du déterrage des cadavres ;
ils tiraient des bougies de ceux qui étaient morts gras, et de l’alcali volatile
des ossements, et ils vendaient les débris de chair pour faire la pâtée pour
les chiens ».
*
« Comme Hercule réduit, durant qu’il était l’esclave d’Omphale, à filer
la laine au milieu des femmes, Blake ressentit à nouveau ce que dut
ressentir Samson au milieu des esclaves après qu’on lui eut coupé les
cheveux. » (David V. Erdman.)
7°
Lambeth
Lambeth, à nouveau
Cette vigne vierge qui produisait des raisins plutôt minables, mais que
Blake avait toujours empêché qu’on taille, envahit assez souvent la page de
ses gravures. Ainsi, il arrive que, dans son besoin de symétrie, le graveur
déploie tout un attirail d’ondulation, de reptation, de vrillement, de perçage
(drill), toujours de gauche à droite (dans le sens de la lecture !) : le tracé
coupant de la gravure traite dans le même mouvement – et de la même
encre – la ligne de texte (le « ver[s] »), le tortillon final (quand le « ver »
n’est pas assez long) ou le tortillon intermédiaire (entre deux « ver[s] »
successifs) quand il a eu recours à une ligne de blanc. Et quand ce n’est pas
suffisant, Blake passe carrément du tortillon à la liane qui vient tire-
bouchonner dans la marge ascendante, ou – puisqu’il faut toujours en
revenir là – au « serpent ».
A la vrille (ce qui vient de la vie, ligne de versificateur, ver de vitalité)
correspond ainsi le serpent (à l’origine : le tentateur d’Ève. A la fin : ce
passeur de mort, puisqu’il lui est en effet reconnu ce rôle psychopompe).
Voir, là aussi, à foison, toutes les représentations du serpent dans
l’iconographie blakienne :
– Dans la gravure 16 des « Grilles du Paradis » : un lombric de la taille
d’un serpent et qui montrerait bien que la boucle est bouclée, du serpent
d’Ève (le cordon ombilical ?) au serpent qui entre dans les orifices du
cadavre et, en fait, le mobilise dans tous les aspects infernaux. Comme sur
ce tableau, aux dominantes bleues, Un couple d’amants (ou de cadavres,
selon les dénominations) et qui serait attribué le plus souvent à Grünewald,
qu’on peut voir au Musée de Strasbourg. Différents serpents, lézards et
grenouilles foisonnent sur les corps nus des deux amants morts et
représentés debout. Un serpent, surtout, est à moitié enfilé dans le vagin de
la femme. On sait que dans l’iconographie chrétienne le serpent luxurieux
est traditionnellement montré la gueule tétant soit le sexe de la femme, soit
ses mamelles, soit sa bouche. Ici, il semble avoir préféré s’en prendre, dans
un souci de véracité anatomique, à plus haut : à l’utérus, au (à la ?) womb.
– Dans le Léviathan ; le Livre de Job ; les illustrations pour Le Paradis
retrouvé ;
– dans le Laocoon ;
– dans les différents épisodes gravés de La Divine Comédie (« Buoso
Donati attaqué par le Serpent ») ;
– par le biais de mouvements spiralés ou tourbillonnesques qui
ressortissent au même symbolisme : ainsi de l’étrange Échelle de Jacob,
peinte en 1800 et qui rappelle si bien l’effarante illustration que fit Blake
pour les Méditations parmi les tombes de James Hervey, et de la célèbre
Rivière de vie.
– Dans America, où le serpent apparaît aussi bien comme une guirlande
décorative chevauchée par des enfants, que comme un animal méchant
sortant de sous les cuisses d’une femme (pour ne pas dire son derrière, tant
la planche est réaliste) pour faire peur à un enfant qui a les mains jointes ;
– etc.
*
Géza Róheim : « L’homme qui a un serpent à l’intérieur de lui le fait
sortir avec son doigt. »
9°
Dans Jérusalem, les filles de Los créent la chenille en même temps que
le vers à soie et l’araignée, « afin qu’ils se servent d’assistants dans leur
œuvre si cruelle de Pitié & de Compassion ».
Pour ceux qui douteraient encore que l’écriture ait quelque affaire avec
la mort, ou que la page composée (tirée sur la presse) de Blake ait quelque
chose en commun avec l’ouvrage (tissé avec soin) des trois invertébrés de
la mort, il suffit de jeter un coup d’œil à la planche dite des Toiles
d’insectes, dans Europe, chef-d’œuvre auquel Blake semble avoir
commencé de travailler en ce début d’été 1793.
10°
17 mai 1793 :
Le sexe ravit cette pensée.
C’est comme pour tout : « Il faut être gradué dans son passionnel »
(Fourier).
Ces philosophes déchantent : ce qui ne veut pas dire qu’une musique
qui leur serait parallèle s’éteint, ou s’éloigne : « Une planète est un corps
androgyne pourvu des deux sexes, et fonctionnant en masculin par les
copulations aromales de pôle Nord ; en féminin par les copulations
aromales de pôle Sud. C’est par les jets d’arômes que s’exercent toutes
leurs relations sexuelles » (idem).
Jugez-en plutôt :
On sépare fâcheusement depuis quelque temps les curés de leur tête 1 :
on la leur prend dans le panier qui est sous l’échafaud et on la leur met entre
les jambes pour qu’ils soient à nouveau ensemble – la teste et les
testicules – sous la terre.
Fi donc – enfin – de la loi salique qui disait : « Si quelqu’un a posé un
mort sur un autre, qu’il soit jugé coupable. »
Serpent froid se poussant du coude, bien au fond, dans le vagin et s’y
lovant – comme un chien, après avoir enterré son os, se met en rond dans sa
niche.
1. Voyez jusqu’à quoi le Père Duchesne pousse, lui, sa métaphore : « La tête du veto femelle
séparée de son foutre col de grue. »
12°
Mots Moteurs
MOTS, MOTEURS !
Je veux ! Je veux !
Thomas Butts
1. Gloire à Restif et à ses gonocoques !, et paix aux « soigneurs » qui s’escrimèrent en vain à
l’en débarrasser, les chirurgiens Lacan et Chaupisse (voyez ses biographes, je n’invente
rien !).
18°
Blake
Jugements derniers
En faisant, sur ses gonds donc (et, encore !, encore !, cette plume
ramonant dans la rouille écrite, etc.), tourner ce siècle, ce que Blake
fondamentalement inaugure, c’est, aux yeux de ces tristes sires métreurs de
poètes romantiques (Hölderlin, je le souligne, compris) : le remplacement
de tous les dieux par tous les dieux, leur satanisation réciproque ; qu’ils ont
aussi bien les pieds posés sur la tête d’autres dieux (comme, lorsqu’on
procède à un forage : des couches de galets et de sable alternées) ou les
jambes entortillées dans des anneaux de serpents convulsivants, quand ils
ne sont pas pendus la tête en bas à faire semblant de contempler l’univers !
qu’ils sont la plupart du temps occupés à leurs orgasmes ou à leurs colères
(ce qui, entre parenthèses, au temps de Blake, avait à peu près le même
sens), à quoi nous pouvons, tout aussi bien qu’eux, passer notre temps. En
bref, dans quelque élément qu’ils se déplacent, fendant l’air comme les
papillons pourprés de Jérusalem ou bien se regardant droit au fond des yeux
pendant un bain de rivière, comme dans Tiriel, ou faisant du patin à glace à
tire-d’aile sur les nuées d’Europe, qu’on pourrait, avec les dieux blakiens –
et nonobstant Fourier, et ce que dira plus tard de lui Engels – se livrer, en
passant, au jeu des familles ! Passe-temps donc pour l’homme : en cela, et
en cela seulement, on peut les assimiler à ce qu’on appelle tantôt réussite,
tantôt patience. Ensuite, puisqu’il n’y a ni Providence ni prééminence en
matière de vie et que tourbillons, vents tempétueux, autels, fleuves de vie,
murs à créneaux, abysses, enterrements et visions ne font qu’un, de même
que l’homme et la femme sont mêmes émanations se mouvant ensemble,
toute règle de vie passe forcément par la reconnaissance instantanée et
totale de l’égalité des sexes, de leur égalité de naissance et de
comportement, de leur égalité de statut et de fonction. Là aussi, le jeu de la
réussite prévaut : toute vision, c’est-à-dire toute page tirée voit le jour, le
prend, à travers une irrésistible et puissante contemplation du sexe ouvert
de la femme – lieu où, par excellence, s’opère le tortillement optimum des
extrêmes : la cheville (le caterpillar copulation, le caterpillar imago) et le
ver (le lombric, le worm qui tire sa pitance de l’ultime résidu humain).
Vulve donc, et vagin : lieu commun des opéras gravés par Blake.
Lieu insignifiant prétexte à homophonies : womb (matrice, giron,
utérus) et tomb (tombe).
Lieu récapitulatif, lieu glossaire (auquel s’applique, chez tout
amoureux, la langue).
Lieu de captivité pénienne, de rétention, d’irritations diverses. Lieu
aussi d’écoulements ou de noyades : texte rouge, ne l’oublions pas, d’un
vocabulaire des règles qui va d’époques en lunes, et d’affaires en
ragnagnas.
Lieu mâcheur (teint, quelquefois, de papier mâché, des nymphes ou, si
l’on préfère décidément, des petites lèvres, ce qui en dit long sur ce qui tient
si fort la bouche à la vulve, et sur leur occupation à toutes deux de l’espace
et des points cardinaux, puisque l’une se fend horizontalement et l’autre ne
s’entrouve que verticalement).
Lieu coinceur et, pour un peu, si l’on en croit Les Mille et Une Nuits,
« glousseur ».
Lieu de panoplie chrétienne mais où l’Église a effacé toute trace de ce
qui nous permettrait de remonter aux sources. Ainsi de cette figure centrale
des tympans d’églises qu’on appelle tantôt « gloire en amande », tantôt
« mandorle » (de l’italien mandorla, amande) et où le commun des mortels
a pris l’habitude de ne plus voir que des « triomphes » de saints ou de Jésus
divers, quand cette « gloire » n’est qu’une vulve entrouverte, bâillant certes
– mais de quel feu – sa gloire, sa fécondité, exhalant non pas « une pluie de
bienfaits » mais son parfum utile, et travaillant, en profondeur, à ce que l’on
sait. Mandorle à laquelle Blake, chaque fois que c’était nécessaire, a rendu
son emploi normal : ainsi dans ses représentations de Béatrice pour les
illustrations qu’il fit pour La Divine Comédie, pendant ses trois dernières
années de vie. Béatrice, toujours accaparée, gelée à distance de Dante, par
cette hurlante et rouge bouche à feu. Laquelle bouche nous remet en
mémoire (c’était prévu) cet autre puits 1 (j’achetais autrefois, derrière Notre-
Dame-de-Lorette, de ces gâteaux « divins ! » qu’on appelle puits d’amour)
dans lequel Dante manquait d’être précipité et dans lequel un pape, et
simoniaque encore !, voulait l’attirer. Juste appréciation donc de Blake
quant à ce symbolique, juste retour du « caché divin » au cachet.
Les images annoncent d’une manière ou d’une autre le long roulage des
éléments constitutifs de l’œuvre. Blocage ferme, sur des bases métriques
classiques, des premiers Cantos : allusions claires, chant direct. Puis
l’image se dresse, la musique s’enfle, il y a des passages péremptoires, des
« adresses » au public ; les citations, les références historiques tombent en
drapés magnifiques enchaînant les images visuelles ; la métaphorisation
s’accélère, une longue et lourde nappe lyrique se déroule ; enfin l’horizon, à
force d’être reculé, s’estompe, les images s’éparpillent. Mais ce n’est pas
que l’œuvre ralentit, au contraire, c’est que son champ d’activité s’est tant
multiplié que les distances ont grandi, la mémoire remonte de plus en plus
loin, les lois harmoniques subissent l’étirement, la musique franchit les
collines pour des spectateurs de plus en plus dispersés dans le paysage.
Alors, comme chez d’autres la pointe ne se sépare plus du couteau, chez
Pound le courant ne peut plus se distinguer de chaque vague.
Le mont Taishan
La Chine des word pictures explique, pour une large part, l’intelligence
appliquée au chant général des Cantos. La grande idée, c’est la référence à
la civilisation chinoise. A l’époque où Pound s’initie à ce qu’il appellera la
« méthode idéo-grammatique », rien n’est plus contraire à l’évolution de la
poésie occidentale, au frontispice épique que lui imposent alors les
écrivains de la langue anglaise qui ne connaissent qu’une séduction, qu’une
obligation : une sorte de large déportation, de « voyage », des vieilles
données poétiques soit vers l’enfouissement national (Yeats), soit vers
l’exploration des rythmes nouveaux (Eliot amène la langue triviale au
contact de la plus grande sophistication métrique), soit vers une langue plus
vaste chez les artistes américains, un espace ouvert de vent immense, de
terres vierges où on dirait que la langue nouvelle fuit l’épaississement et
court librement l’horizon, libérant les formes anciennes. Charles Ives sort
tout droit de Whitman, et Hart Crane, dans une poésie presque académique,
sera aussi américain et révolutionnaire que Lewis Hine, qui, dès le début du
siècle, photographie non seulement le monde ouvrier mais, dans les familles
de ses « sujets », les bulletins de travail et les certificats de naissance. Bref,
le renouveau des formes, complexe, frénétique, fait saillie au sein de divers
mouvements dont le meilleur semble faire droit avant tout à une expulsion
libératrice d’idées, à une fermentation sur place qui pousse tout un chacun à
un effort englobant, à une poussée vers un « nouveau monde » de l’image
littéraire : un maximum d’expression, une mise en gloire, en fait, du tout-
est-possible. Pound, lui, va vers l’est, suivant un chemin étrange : de
l’Idaho au Languedoc, de la Toscane à Venise, et, de la côte du plus fort
négoce, son esprit va jusqu’en Chine, symbolisée dans les Cantos pisans
par le mont Taishan.
C’est à Fenollosa, et à son essai sur le caractère écrit chinois, que Pound
emprunte cette espèce de liturgie épigraphique qui sera l’une des
dominantes des Cantos. Il publie lui-même l’essai de Fenollosa, sous le titre
The Chinese Written Character as a Medium for Poetry, en 1920, dans
Instigations. Les caractères écrits chinois procèdent dans le sens d’une
agglutination du dessin initial, toute nouvelle pensée étant d’abord nouvelle
image, et cette nouvelle image étant le fruit de la surimpression, dessin sur
dessin, de deux ou de plusieurs idéogrammes précédents, de deux ou de
plusieurs word pictures précédents. Le nouvel idéogramme devient à son
tour un tout, une unité prévalant comme telle, une pensée plus complète,
plus affinée, un dessin plus éclatant de pensée. Ce qui séduisait le plus
Pound, c’est évidemment la richesse d’association toute nouvelle que ce
procédé de conception de la poésie permettait dans la langue anglaise. De
même que les Chinois pouvaient, dans l’évidence d’un seul tracé nouveau,
mettre au jour de nouvelles morphologies mentales, de même Pound voit là
un nouveau médium artistique d’une souplesse et d’une évidence
croissantes. Dans les vers chinois, les objets apparemment les plus
disparates peuvent ainsi se retrouver dans des séries parallèles, au sein
d’une même description, « où les transitions d’une pensée à l’autre ont lieu
avec la stupéfiante rapidité, la stupéfiante irrégularité d’un rêve » (C. David
Heymann). Concluons, comme Cristine Brooke-Rose : « Pour Pound,
l’idéogramme est un ensemble d’éléments concrets juxtaposés, qui eux-
mêmes produisent toute une polysémie complexe, formant une glose au
texte plutôt qu’une décoration, et contribuant ainsi à la synthèse ambitieuse,
déroutante, de l’Occident et de l’Orient, de la Chine ancienne et de
l’Amérique au temps de John Adams, de l’Europe antique et du monde
moderne. »
Le mont Taishan constitue un leitmotiv constant dans les Cantos pisans.
En 1945, Pound, fait prisonnier sous l’inculpation de haute trahison par
l’armée américaine, est détenu, courant mai, dans le Disciplinary Training
Center (le fameux DTC) de Pise. Le camp, qui regroupera près de trois
mille cinq cents prisonniers américains, déserteurs, violeurs, assassins, dont
beaucoup attendent leur exécution, est situé le long de la route qui va de
Pise à Viareggio. Pound est placé dans la dernière cage d’une série de dix,
toutes réservées à des condamnés à mort. Chaque cage est ouverte à tous les
vents, faite seulement d’épais grillages de fer empruntés au tarmac des
aéroports militaires. Tout ce que voit Pound se résume à deux choses : la
voie Aurélienne qui longe le camp et, par beau temps, les premières cimes
des Alpes apuanes. Et puis, les insectes, les oiseaux, les autres prisonniers
américains, les soldats qui les gardent. Au bout de quelques semaines, on
lui fournit une tente, puis, son état de santé empirant, on le transfère dans
une grande tente de l’armée, on lui fournit une table et une machine à
écrire. Chaque jour, alors, de mai à octobre, Pound compose les Cantos
pisans, « comme s’il devait être fusillé le lendemain ». Il fait passer à sa
fille Mary, par l’intermédiaire d’Olga Rudge, un premier paquet de poèmes
pour qu’elle le mette au net. Les pages tapées sont alors retournées à Pound
qui peut les corriger et les augmenter. L’émotion afflue, le souvenir, les
bribes de conversations ou de lectures. Mais surtout l’immense paysage
imaginaire de mots et de sons, de civilisations et de littératures est dominé,
comme si c’était vraiment ce qu’il avait sous les yeux, par le mont Taishan
lui-même.
Le mont Taishan est le plus haut sommet de la Chine orientale. Il est
situé dans la province de Shandong. C’est une montagne sacrée, mais pas
seulement : la montagne est considérée comme une divinité vivante, comme
une personne, et traitée, vénérée comme telle. Source de mythes, de
croyances, elle n’a cessé, depuis des millénaires, d’être le symbole de la foi
chinoise. Mais surtout cette montagne, d’à peine 1 500 mètres, est
considérée comme une personne aussi importante que l’empereur, et tous
deux sont investis des mêmes prérogatives, des mêmes personnalités, des
mêmes attributions. On n’a cessé d’y planter des stèles, d’y creuser des
fondations, d’y dresser des autels, des portiques, des temples, d’y élever
même aujourd’hui des guinguettes pour les pèlerins et des hôtels pour les
touristes : le mont Taishan est une immense écritoire et un grand atelier
épigraphique. Le langage du Taishan est si fortement installé dans la foi
chinoise que son seul nom a pu être transféré – une métonymie qui aurait
voyagé vraiment – en d’autres lieux, sur d’autres monuments : la montagne
est devenue un dieu, c’est-à-dire un nom, un emblème, donc un
idéogramme, et ce word picture s’est mis à voyager, on a donné son nom à
d’autres temples un peu partout à travers la Chine : on peut prier Taishan
partout ailleurs.
Certaines inscriptions votives sur le Taishan ont même été enterrées.
Ainsi, sur le sommet de la montagne, à l’ouest du temple appelé « Porte
céleste du Sud », on peut voir une pierre portant un texte de Du Ren jie,
poète et homme d’État sous les Yuan. Il y dit notamment l’indignation que
lui inspirait la société de son temps. La stèle avait été enterrée sous
Qianlong et redécouverte par hasard en 1956. Deux ans, exactement, avant
qu’Ezra Pound ne soit libéré définitivement de son long séjour au St.
Elizabeth’s Hospital où il avait été contraint à un internement psychiatrique
en décembre 1945.
Sagetrieb
A plusieurs reprises, il arrive à Pound de forger d’étranges mots, à
l’opposé de l’utilisation bien connue des séries de signifiants simples –
idéogrammes, notes de musique, pictogrammes, hiéroglyphes, dessins de
cartes à jouer –, des mots qui ne viennent dans le texte que pour leur seul
sens, et dans leur sens innocent. Ainsi ce mot, Sagetrieb, qui sonnerait
comme un barbare néologisme s’il n’était d’abord si approximatif, et dont
je signalerai deux emplacements. D’abord dans le Canto LXXXIX :
Puis, quelques pages plus loin, dans le Canto XC :
Periplum
Bien sûr l’imaginaire voyage. Il est avant tout l’occasion du retour des
grandes imageries proposées par les voyageurs de l’Antiquité, par ceux
qu’ont chantés les poètes, par les négociants génois ou vénitiens, par les
voyageurs grecs qui implantaient des comptoirs jusqu’en Asie. Mais ce seul
mot, dans la bouche de Pound enfermé dans le camp américain de Pise, est
l’objet de toutes sortes de convocations, dans un large contexte qui brasse
toute l’Antiquité. Le mot lui-même ne cesse de détonner. C’est en effet un
exemple de la mauvaise utilisation d’un mot grec, latinisé et utilisé par tout
le monde à l’accusatif, comme si sa seule invocation par le poète le figeait
brutalement en une forme nouvelle, immuable, « transmise ». Si on en
limite l’interprétation aux Cantos pisans, on voit que les références y
concernent en général L’Odyssée, les récits de La Toison d’or, du Périple
d’Hannon, ou différentes apostrophes aux dieux extraites des Hymnes de
Sappho. Mais l’explication du mot periplum y sera toujours plurielle.
Voyons comment il figure dans les quatre Cantos pisans où on trouve
mentionné le terme :
et enfin :
et quelques vers plus loin :
Ainsi le mot periplum évoque-t-il successivement :
– le mouvement des étoiles = mouvement visible de la terre, depuis le
DTC de Pise ;
– la falaise grise que côtoie Hannon le Carthaginois qui, au VIe siècle
avant notre ère, suivit la côte atlantique de l’Afrique jusqu’au rio de Oro. La
transcription grecque de ce récit, seule parvenue jusqu’à nous, s’appelle Le
Périple d’Hannon. Par ailleurs, l’image de la falaise, fréquente, est le signe
évident de l’homérisation de la tristesse et de la solitude des rives grises de
l’Arno (l’Arno passe à Pise) ;
– Eurus et Apeliota sont des personnifications des vents du sud-est et de
l’est. Sur la Tour des vents, à Athènes, Apeliote, le vent chaud et humide,
était représenté sous les traits d’un jeune homme les mains chargées de
fruits, tandis qu’Eurus était couvert d’un manteau. Signalons aussi qu’à
Venise, l’un des séjours favoris de Pound, la plupart des remorqueurs
portent des noms de vents. Les deux vents symbolisent cet autre periplum
qu’est la rotation des vents sur la rose des vents, image du temps qu’il fait
sous une forme purement métaphorique ;
– les deux citations suivantes suggèrent le periplum solaire en tant que
« parole alternée », suivant que le soleil, cette bouche de Dieu, est plus ou
moins visible. Cf. aussi le mythe de la « bouche effacée » de Ouan Jin
rapporté par l’ethnologue Frobénius à qui Pound portait un grand intérêt
(voir le Canto LXXIV) ;
– l’allusion au portrait d’Eliot, des années plus tard, est une illustration
simple du temps qui passe : periplum.
– de même que la très belle chute du Canto LXXXII, la gorge blanche
et noire des hirondelles, symbole populaire du retour des saisons. L’image
fait explicitement référence (trois solennelles notes noires sur le fil du
milieu), quelques pages plus haut, à la célèbre figuration des oiseaux sur les
fils électriques :
qu’il n’en est, qu’il n’en sera jamais que le titre, quoi qu’on fasse, quoi que
j’aie tenté ici de faire, moi, Roche, en outrepassant le texte de Gertrude
Stein, dont le Roche sonne seulement comme l’absent aigu : mon père.
LE SPECTACLE
DE L’ÉCRITURE
Qui
Es-tu
Toi qui nais
Dans la pièce à côté
Dans un cri si proche
Que j’entends la matrice
1
S’ouvrir . . . . . . . . . . . . . . .
(Début du premier poème de Vision and Prayer.)
Allons plus loin, car il semble que Thomas ait fui délibérément la
mythologie « littéraire » en lui substituant un autre refuge où se superposent
aisément l’hermétisme du sujet (le va-et-vient aquatique et sanglant de
l’accouchement n’a rien d’un sujet galvaudé) et l’hermétisme des
métaphores, dans un discours particulièrement turbulent. Ainsi :
Face au langage, devant son ingérence dans nos affaires aussitôt que
nous voulons nous manifester singulièrement, l’oscillation s’établit toujours
entre l’impuissance à rester soi-même (« la propriété privée, dans le
domaine du langage, ça n’existe pas », assure Jakobson) et la crainte de
sauter trop abruptement d’une habitude de communication à une autre qui
ne soit plus saisie par le public en tant qu’écriture « littéraire ». Chez
Thomas, devant ces deux écueils, la fuite se fait vers les lieux sûrs : la
description (gestes/couleurs/formes) assure la visualisation, concrétise en
somme la « vision poétique » ; et l’hermétisme (en même temps que le jeu
sonore) met la distance qu’il faut quand on est face à de trop brutales
images. Très précisément, Dylan Thomas, dont la vie est une narration
éperdue sur l’immaturité, a toujours refusé l’analyse de son écriture
poétique : ramenée seulement à ce qu’elle décrit et aux artifices du
rapprochement des mots ou des sons, elle serait redevenue la vision
prosaïque de ce qu’il voyait devant lui ou entendait autour de lui. Le chaos
d’une géniale créativité, redevenant cette réalité quotidienne impossible à
maîtriser (selon le critère le plus idiot, le « génie » est irresponsable),
l’aliénation, la retraite dans l’artefact poétique, l’orgueil dont on s’enrobe,
tout cela se remarquerait alors des déchets simples de la communauté.
Thomas fuit. Il projette les matériaux qu’on ne peut lui contester (la
naissance, l’enfance, l’adolescence, la sexualité, la mort) sur une toile
mouvante (celle que déroule la métrique hachée des Irlandais et des Gallois)
dont il peut à loisir ou gonfler la densité des images ou accélérer la vision
des formes et des couleurs. Là, planté des deux pieds, il sait qu’il échappe.
Alors il commence à dérouler le jeu qui le sauvera de l’échec social, en en
faisant malgré lui cette chose qui ne peut jamais éviter la société : un
homme qui écrit. D’ailleurs, la seule facette de son personnage que Thomas
saura montrer avec insolence à la société, c’est justement le personnage de
l’écrivain.
Mais revenons au départ de la chaîne. Aux premiers moments du
spectacle :
Le « sang syllabique »
En même temps que se fait cette incessante dérobade vers ce qui peut se
visualiser et se sonoriser perce l’inquiétude obscure qu’un autre jeu
consisterait à planter là toute magie prosodique pour regarder, à son tour, et
voir ce qui se passe quand l’écriture, enfin maniée, se montre comme
littérature. Poe parlait des « abîmes alphabétiques », Thomas parle du
« sang syllabique » (Especially When the October Wind). Contraint et forcé,
malgré l’épuisement du vocabulaire obstétrical, à se rendre enfin à la
sujétion de la critique. Le « sang syllabique » et l’irruption des mots, du
lexique, en pleine parturition, signalent la constance du voyeur critique. Cet
autre dont parlent ceux qui écrivent et qui n’est ni le lecteur ni soi-même,
mais ce devant quoi ce que nous écrivons se trouve vu et compris comme
texte. Thomas, sans doute, craignait ce devant-là : « Lorsqu’on essayait
d’interpréter quelques vers obscurs de sa poésie, Dylan se jetait à terre,
s’entortillait dans le tapis, se griffait comme une hyène harcelée par les
mouches. » (Souvenir de sa femme, Caitlin.) Nul doute que devant l’autre,
celui qui lit quand on est seul à écrire, Thomas ait souffert toujours de ne
pouvoir être seul à faire la montre de son texte. En tout cas, Thomas sera
toujours très discret sur ce sujet, tournant l’angoisse par quelque effet
d’imagerie : « Je sens tous mes muscles se contracter tandis que j’essaie de
retirer, hors des tourbillons de mots qui s’agitent dans l’idée que j’ai de la
prééminence de la mort sur la vie, quelque expression cohérente qui me
permettrait d’expliquer comment je vois le système stellaire des mots,
disposé comme sur le plafond – le ciel – des tombes, dans l’orbite d’un pied
ou d’une fleur. Et quand enfin, ces mots, je peux les cueillir, je les sépare si
fortement de leurs relations vitales qu’il ne me reste plus, parmi ces mots,
que de la mort. C’est alors que je pourrai bien crier de douleur, de vraie
douleur physique, devant une ligne de moi, une ligne si nue sur le papier
qu’elle n’a pas plus de sens qu’un limerick sanscrit. » (Lettre à Pamela
Hansford Johnson, mai 1935.)
L’échappatoire
Sang, syllabes, sperme, sons : l’écriture de Dylan Thomas, barde gallois
investi, dès ses vingt ans (Twenty Years A-Growing, titre d’un scénario, et
aussi bien l’âge qu’il a quand paraissent les Dix-Huit Poèmes, génie fixé
déjà comme le personnage), de l’image unique, développée complètement
dans son aliénation, c’est-à-dire dans ce qu’il voit être lui-même, cette
écriture est prête à toutes les échappatoires : jamais Thomas n’acceptera que
ses textes supplantent ce qu’il montre de lui-même. Ce n’est pas à « la mise
à nu des muscles et des nerfs du langage » (Hopkins) que rêve Thomas,
mais à parfaire l’étalage de sa personne en tant que poète de sa propre
écriture : c’était lui vraiment le « devin de village », et non Pound. A
l’opposé de Blake, de Hopkins (qu’il a dû lire), Thomas (dont le tracé,
somme toute, n’est pas aussi éloigné de ceux-là, vu de la France)
malhabilement aspire à l’échappatoire du texte quand les autres en
voulaient continuellement montrer l’arête. Thomas s’effraie autant du sang
et du sperme (fascination/dégoût) que des syllabes et des sons (il se garde
bien d’accepter l’idée d’aller jusqu’au son pur), et c’est sans doute
qu’obscurément il comprend que le texte, que le fait de l’écriture sont le
sperme et le sang : éponges assemblées où festoient toujours les idées de
« tombe » et d’« utérus » (tomb/womb, association si bizarrement fréquente
dans la poésie thomasienne). Certains poèmes proposent des sons et des
mouvements « cliniques » où la succion, l’aspiration, la moiteur, l’irruption
concordent et entraînent, la métrique aidant, vers un « engloutissoir », un
utérus paysage où le confort serait celui de la prégenèse. Sa vie durant,
Thomas fuira vers les femmes comme les syllabes de ses poèmes
s’enfoncent dans la dissolution matricielle.
On pourrait épiloguer bien sûr devant cette constante dérobade, si
Thomas, hors sa poésie, ne poursuivait cette quête de façon si évidente : le
voyage initiatique (sorcier) de Beach of Falesà, ou la fugue du jeune
Thomas dans Adventures in the Skin Trade (le jeune héros se promenant, le
petit doigt coincé dans une bouteille, incartade qui décentre en quelque
sorte la fiction). Le sommet de cette mascarade, de cette résorption du texte
(il faudrait toujours employer, dans la critique thomasienne, des termes de
biologie) se situe probablement dans l’élaboration de Under Milk Wood. En
effet, c’est en 1943 qu’il en suggère, en quelque sorte, le thème à Richard
Hughes, imaginant un village (Laugharne, ou peut-être New Quay), devenu
fou, déclaré fou, et recevant la visite d’un inspecteur d’ailleurs.
L’observateur, en même temps que nous, que les spectateurs (c’est une
pièce de théâtre), voit leur folie manifestée là où nous voyons la poésie et la
drôlerie. Le village se condamne quand les habitants parlent. On en fera un
camp de concentration, quand il est évident, aux yeux des spectateurs, que
c’est le reste du monde qui vit cette existence concentrationnaire
qu’auraient signalée à eux seuls – selon l’observateur – les dires et les
chants du peuple de Laugharne : il semblerait que plus la complexité du
masque est grande, plus la mascarade est ambiguë et plus la réussite
« littéraire » est totale.
Le poète fuit l’ordre de sa textualité, refusant toute critique qui
s’adresserait au texte et non au personnage, au point de faire juger, dans une
fiction, et de faire condamner par la société, la nature du langage poétique :
ainsi Under Milk Wood doit être compris non comme une apothéose du ton
lyrique, mais comme une justification des dérobades thomasiennes.
L’échappatoire (« je m’intéresse aux poèmes et non à la poésie »,
affirme Thomas dans une interview restée célèbre), c’est de dire (en faisant
un saut par-dessus ce qu’on attend) : « Toute la journée d’hier, j’ai travaillé
dur, autant qu’un terrassier, sur six lignes d’un poème. Je réussis à finir,
mais à les tripoter, à les retripoter, à les cueillir, à les nettoyer, il ne m’en
resta que des sons barbares. Et quand j’écris My dead upon the orbit of a
rose, je me rends compte que dead ne veut pas dire dead, ni orbit, orbit, et
rose n’est certainement plus une rose. Même upon n’est là, lourdement, que
par une bizarre exigence de la métrique… Je ne suis qu’un pauvre crétin qui
utilise les mots. Sûrement pas un poète. Voilà la vérité vraie… »
L’échappatoire, c’est aussi de dire, avec quelle hypocrisie : « Des
souhaits, toujours des souhaits. Jamais la plénitude de l’action, jamais la
chair. La perfection des rêves est un bien pauvre substitut à cette perte des
sens que l’on éprouve à la fin du vrai galop des vents, dans ce vol fou et
musical à travers le ciel gallois, après quelque sombre charivari au-dessus
du fumier national » (après son installation à Laugharne en compagnie de
Glyn Gower Jones).
L’échappatoire, c’est la poésie thomasienne qui ne se montre jamais ni
comme fable ni comme fiction : au contraire de poésies plus modernes qui
tenteront de montrer toujours l’artifice/convention de tout énoncé qui se dit
poétique, celle de Thomas semble vouloir faire mentir Saussure pour qui
« il y a […] toute une série de phrases qui appartiennent à la langue, que
l’individu n’a plus à combiner lui-même ». Chez Thomas, la manipulation
des mots n’a de cesse d’avoir défiguré toute combinaison établie d’avance.
Les carnets de travail des poèmes le montrent incontestablement : Thomas
surenchérit, métaphore sur métaphore, mot sur mot, quand ce n’est pas son
sur son. Mais il ne le dira jamais. Et pour celui qui prétend lire de la poésie,
en lisant Thomas, en s’y livrant poétiquement, le fonctionnement du texte
ne sera jamais perceptible comme formalité. Prenons un exemple : dans le
poème A Process in the Weather of the Heart, le point de départ (comme
dans tous les poèmes de Thomas) est purement descriptif : les mots Weather
(le temps qu’il fait), damp (humide), dry (sec), storm (orage), freeze (geler)
étalonnent l’énoncé paysage/impression cher à tout lecteur de poésie. Mais,
en même temps, les associations purement sonores, intempestives,
emboîtent le pas et de storm viendront gold (or), tomb (tombe), blood
(sang), worm (ver), bones (os), et enfin womb (matrice, utérus). Les
composantes thématiques tendent à l’équilibre uniquement phonétique du
poème. Et plus loin, comme par rattrapage, la description, reprenant le
dessus, s’ingénie à justifier l’aura sexuelle et mortuaire : la troisième
strophe montre des paysages, des mouvements de paysages, qui interprètent
évidemment des gestes de vie amoureuse. Ainsi de cette fathomed sea (la
mer sondée) qui se brise sur une unangled land (d’interprétation difficile :
terre sans angle, évoquant une terre non harponnée, non ferrée, l’angler
étant le pêcheur à la ligne) ; autre geste de copulation : The seed that makes
a forest of the loin (la graine qui fait surgir une forêt dans les lombes) et qui
forks half its fruit (enfourche à demi son fruit/Qui se plante dans quelque
chose qui est coupé en deux) ; and half drops down (et s’égoutte à
demi/s’égoutte de quelque chose qui est coupé en deux) in a sleeping wind
(dans un vent qui dort/détumescence).
On n’en finirait pas de montrer à quel point la poésie de Thomas agite
miraculeusement l’équilibre métrique ensemble avec l’équilibre narratif,
dans un itinéraire purement verbal (de mot à mot vocal). Ce qui est propre
bien entendu à la poésie galloise, surenchère phonétique à l’intérieur de la
poésie anglo-saxonne. Mais Eliot assurait sa distance au texte par l’artifice
singulier de l’humour. Thomas ne connaît ni humour ni tendresse dans sa
poésie, tout entière tournée vers le dérapage ininterrompu : qu’il n’y ait ni
prise (hermétisme) ni surprise (tout étant surprise amoncelée, chaque tiroir
sortant d’un autre tiroir).
Autre exemple, dans le poème Before I Knocked, où la description d’un
paquet de linge blanc tordu introduit la vision d’un cerveau blanchâtre avec
ses circonvolutions (l’objet introduit l’objet, rappelé par le mot rope, corde,
assimilé à la même vision). Autre exemple encore, beaucoup plus
complexe, dans Our Eunuch Dreams, où les mots clefs sont cameras (les
appareils photographiques/les yeux du voyeur/les lunettes du fusil,
grossissant l’acte qui est contemplé à travers les rêves d’eunuque) et shot (à
la fois la photo faite, snapshot ; le coup de feu de l’homme muni de l’arme,
l’arme étant ici à la fois le membre viril et ce qui fait que l’acte sexuel peut
être regardé, sur lequel on pointe, qu’on vise), en un raccourci fantastique
du voyeur sexuel observé par le voyeur écrivain. « Malheur à celui qui n’a
pas le courage d’assembler deux paroles qui n’avaient jamais été jointes »,
comme dit Valle-Inclàn.
La fiction
Matériau exemplaire où métrique, métaphore, syntaxe et prosodie
s’offrent à toutes les entrées de l’analyse, la poésie thomasienne (comme
certains jeux-associations dans ses nouvelles « surréalistes » et Under Milk
Wood) se présente comme une fiction/fresque d’intérêt extraordinaire parce
qu’on y voit les mécanismes de la mise en fiction mis à nu au point qu’il
devient presque impossible de nier que là est le sujet même de la poésie.
Les thèmes thomasiens auraient pu être complètement différents, ce qu’il
importait de connaître, c’était que les procédés d’assemblement par lesquels
un écrivain construit logiquement sa propre fiction sont cette fiction elle-
même.
Dylan Thomas, l’imposteur, préféra être le « Rimbaud de Cwmdonkin
Drive » de sa société phonétique : il fit le discoureur et l’ivrogne, l’homme
qui vole, l’homme qui n’a jamais un sou d’avance, l’homme qui se fait le
parasite, l’intéressé, le berneur, l’arnaqueur.
D’écrivain il devint le personnage de son écriture, puis l’acteur de son
personnage : il devait donc se montrer et parler (radio, conférences,
lectures) et transformer des textes en scripts, c’est-à-dire les faire parler.
Toute lecture d’un texte de Ponge, mais pas n’importe lequel, je pense
surtout aux articles courts, comme Le Parti pris des choses, ou Le Savon,
ou encore ce dernier Nioque de l’avant-printemps, pousse inexorablement,
comme dans un rêve donc, vers un espace qui est fait de temps (mais pas
seulement) et vers un temps aussi qui n’est pas seulement celui de la
lecture, de la vision des mots inscrits qu’on est en train de lire, mais qui a,
visiblement, et entre-temps, absorbé autre chose qu’il ne m’est pas possible
de définir encore et que cette étude-ci devrait avoir à cœur de résoudre,
sinon de définir, bien que j’en doute.
J’essaierai des perceptions progressives, mais en désordre, rejetant
comme sur les moraines des bas-côtés ce qui appartient plutôt au travail de
l’exégète ou du citateur. Je reste sur le glacis intérieur, c’est-à-dire face au
spectacle de l’écriture, face à la « couleur » ambiante et à tout ce qui
précède l’horizon où le fourmillement du travail de l’écriture va en somme
se dissoudre, s’éparpiller au moins à l’endroit où ce travail va être confondu
avec l’« image » publique de l’écrivain, c’est-à-dire précisément avec
quelque chose qui n’est que son image, le fantasme de ce qu’il est dans
l’esprit des autres et certainement pas la vérité de ce qu’il a écrit. Je resterai
donc ici au niveau fluide, incertain du monde, qui est entre l’acte de
l’écrivain qui vient de tracer sa phrase, acte qui est tel, définitivement,
qu’aussitôt imprimé le lecteur peut en prendre connaissance comme tel, et
pas autrement, au niveau donc de ce qui gît entre cet acte et le début de sa
déperdition, avant ou après sa lecture, quand toute perception de son
écriture est obligée de passer par le terrible détour que lui impose cette
« image » détériorée, un peu d’odeur de la mort qui la survole, image non
seulement détériorée, mais dont on sait qu’elle est si forte d’elle-même que
rien ne permettra jamais de se retrouver innocemment en deçà d’elle, rien
qu’un jour, un peu de temps.
Mercredi
Ponge écrit : « Pas mal de choses, on le voit. Enfin tout le reste. » Oui,
c’est dans le Proême capital. Pas mal de choses, on le voit. Il y a aussi les
« parties confirmées » du poirier. Les parties confirmées : s’agissant ainsi,
comment dire ? d’une façon qu’aurait Ponge d’appuyer plus ou moins fort
sur la touche, ou sur le stylo, selon les mots de sa description, à la manière
peut-être du pianiste qui use ou non de la pédale, allant même jusqu’à
retenir le son de la note au-delà d’une juste mesure. Mais je pense aussi à
certains peintres dont on dit qu’ils « rehaussent », par exemple, une litho ou
une eau-forte d’un trait de gouache, ce qui leur permet du même coup de
transformer un multiple en un original. Ce n’est peut-être pas ce que Ponge
veut dire : il parle, mais oui, de « repasser » sur les vergettes des poiriers
« pour grossir le trait », et alors on n’est pas loin des japonisants d’il y a
cent ans – Ponge, un peu plus loin dans sa description, s’aperçoit tout à
coup que « manque la couleur » ! Comme quoi, ma vieille idée, qu’on ne
peut se voir écrivant que de dos et en noir et blanc, etc. « Pas mal de choses,
on le voit. Enfin tout le reste. » Je répète, à mon tour : on le voit.
Jeudi
Un vendredi
Un an plus tard
Devant les mots, qu’est-on ? Voilà sans aucun doute la seule question
que pose – s’il en pose une – Francis Ponge, dans toute son œuvre. Non
pas : « Qui sommes-nous ? », mais, au-delà de cette faribole sans retenue
qui tranche dans le vif social, apostrophe le « statut » de l’écrivain ou
disserte sur l’éternelle vulgaire Figure de l’artiste (l’écrivain et son modèle,
l’écrivain et son double, l’écrivain et ses personae, etc.), bien au-delà, le
seul fait qu’on est là, devant, debout, quelquefois arc-bouté, s’exerçant à
des poussées ou à des résistances des deux mains, du front et du ventre,
occupé, n’est-ce pas, à tout un jeu de contorsions plus ou moins triviales et
malchanceuses dont l’ensemble, bien énervé, passe son temps à délivrer les
déchets d’un combat qu’on appelle littérature. Sartre disait de Ponge, et de
quelques autres, qu’il se refusait à distinguer les idées des mots eux-mêmes.
D’où cet effet d’escamotage, c’est vrai, du parti pris philosophique, qu’on
ressent devant les plus savantes évolutions de Ponge. D’où, aussi, cette
résonance sans faille (si, il y en a une !) du texte présenté dans sa matière
même, sans origine et sans avenir, disculpé d’avance de toute histoire et de
tout arbitrage, et donc assuré de ne rien générer d’autre, à la rigueur, que la
position morale d’un individu – d’un rien seul comme je l’ai dit ailleurs. On
voit se dessiner derrière tout cela à la fois les raccords très précis que Ponge
a établis une fois pour toutes avec des écrivains comme tels matérialistes et
baroques (il n’y a d’écrivains classiques que baroques, prétendra-t-il
toujours), mais lui et eux disposés au cœur d’un paysage, lovés en son sein,
comme par le « touillé » de Fautrier : tout est arrêté entre des flancs de
collines, avec des lenteurs d’apparition des formes ou des couleurs (comme
on le sent bien au vu d’un Chardin), avec comme seuls confins identifiables
l’un de ces temples à colonnes que Ponge comparera, justement, à une
caisse de résonance, précédé de ces colonnes qui reproduiraient les cordes
d’une lyre. Tout le monde prêt pour une musique qui n’a pas lieu. Tout le
monde et les choses, mais pas musique. On est, on sera toujours, avant. (Cf.
« A la rêveuse matière ».)
Voir aussi, dans L’objet, c’est la poétique, ceci :
Un mercredi
(Qui plus est, c’est d’un peintre, de Braque, que Ponge tiendra le titre de
ce texte : L’objet, c’est la poétique.)
Chacun de nous connaît bien, c’est vrai, sa Beauté. Et que je sois Ponge,
ou moi, Roche, je vois cette Beauté. Elle est dans nos mots, dans l’idée
qu’on a de ces mots et par quoi seul ces mots peuvent tenir. Et, alors même
qu’on écrit, Ponge ou moi, Roche, l’émission se faisant, l’écriture ayant lieu
(« Il n’y a de lieu que le lieu », dit Mallarmé), voici que cette Beauté
s’imagine en nous, qu’on assiste à sa présence soudaine, qu’on ressent sa
consistance. Mais rien d’autre. Elle est tout à coup comme l’idée que
Hofmannsthal se faisait de la littérature à travers lord Chandos : une sorte
de renvoi terrible à la défection de l’usage, terre étrangère aussi bien que no
man’s land, point aveugle qui serait partout chez lui. Là résiderait alors
l’effrayant privilège de l’écrivain, qu’un mot, qu’un seul mot l’envoie dans
le monde comme un projectile sans but, contraint seulement à devoir
rencontrer sa cible, mais nulle part, sans direction plutôt qu’une autre, sans
mise et sans gain. Concours vain, et le seul à avoir valeur absolue, valeur de
beauté, rien d’autre.
Quelques heures plus tard
J’ai attendu un soir, vers une heure du matin, devant le haut mur de la
villa Médicis. L’avion de Françoise était en retard et je ne le savais pas.
Pour tuer le temps je faisais des photos. Des autoportraits au déclencheur à
retardement. Ou, à la verticale au-dessus de moi, le réverbère qui est à
l’angle de la façade, à côté d’une affiche pour l’exposition Horace Vernet.
Je passais la main très lentement sur les briques usées un peu partout et sur
les babines des lions de pierre. En vain. Sauf que j’ai tué le temps, qu’elle
est arrivée enfin et que nous avons gagné notre chambre en toute hâte à
travers les couloirs sombres et déserts. Je lui parlais de la surface de l’eau
dans la grande vasque devant la villa, de l’autre côté de la rue qui va au
Pincio, et que je devais photographier deux jours plus tard.
Le viale Trinita dei Monti est le promenoir dont je parle, un reflux de
phrases, de ces phrases dont je pars, quand j’écris, et dont je parle, et c’est
ce que j’écris.
J’avais été très étonné de constater que la fontaine des Abeilles en
comportait en fait trois. Les photos faites serviront à dupliquer celles d’il y
a six ans, parce qu’il faut tuer le temps ce faisant, et que je peux le faire
avec des matières inertes comme je le fais avec des gens, c’est-à-dire
Françoise et moi, qui avons vieilli depuis six ans, alors que l’abeille
centrale du Bernin n’a pas changé, sinon qu’il n’y aura pas ce coup-ci le
bras tendu avec la bouteille qui se remplit sous le jet d’eau fraîche.
Il est bon de mettre par écrit les avertissements que font entendre à
intervalles réguliers les morts du temps.
Les prises raides d’air et de sol, qu’opère l’œil qui vise.
Le « hep » adressé impérativement au réel.
Mais non.
Pas vraiment ça. Mais pas très loin non plus de l’idée de stupeur qui
hante l’espace, devant moi qui regarde le paysage, qui en fais un spectacle à
usage personnel. Si je le dis autrement, j’écris : je regarde la stupeur qui gît
dans l’entre-deux.
Donc, parlant de danse, de rite, de convulsion et de réel, il faudrait dire
en quoi ces mots construisent une immobile stupeur, le stupa transparent
des choses et des gens. Construction pas très loin des leurres qui singent nos
regards, un antipode qu’on jouerait à toucher du doigt, comme si de rien
n’était.
Le paysage ne tient que par les dessins qu’on y regarde, pendus ici et là,
apparents et frémissants tant est forte la tension du Voyons ! Dessins qui
portent bien évidemment signaux et conjonctions, emblèmes et inscriptions
(au crayon, en tout petit, sur les côtés – il faut s’approcher très près pour les
distinguer et encore plus près pour les lire). Pas très loin donc d’une
« peinture » qui les lierait, avec des blocs intermittents et immobiles au sein
de l’immobilité, blocs rectangulaires ou carrés, maintenus par des angles
droits tranchés dans l’autre réel, assez grands blocs plats que l’artiste pose,
à grands renforts de gestes, devant des murs, à l’intérieur du puits sans fond
d’un atelier ? ou bien devant rien, puisque le lecteur a bien compris que
nous avions à faire au seul paysage mental et à, tout juste, quelques
découpes qui y furent faites. Voilà donc le chamaillement du tableau qui
entre en scène, les dessins matériellement, intempestivement,
convulsivement irréels, puiqu’ils sont l’irréelle stupeur du monde prise en
masse, son sperme iridescent durement affecté à ce que je dis ici de l’œuvre
artistique peinte et dessinée de Joël Kermarrec.
Il n’y a pas de littérature non plus. Presque pas. Elle ne prend presque
pas.
Il n’y a pas de littérature non plus. Elle vient après, un peu ailleurs,
quand les bruits ont fait leur réapparition, et, avec eux, les cohortes du sens,
l’ordre définitivement vainqueur et traînant derrière lui, dans son triomphe,
des parenthèses enchaînées, des bleus plein la figure.
La littérature est une restauration des stupas : elle est faite des stucs qui
recouvriront à l’infini les structures de briques qui formaient les stupeurs
d’origine ; c’est la dernière couche, la fin dernière des mots du linceul, leur
dernière bande.
Siva parcourait les forêts du Nord. Il était monté vers des régions à
peine moins chaudes, mais plus humides sans doute. Dans le pays des
grandes collines molles où erraient les tigres et de toutes petites gazelles
aux pattes extrêmement fragiles et qui servaient à la nourriture de tous,
animaux ou hommes, insectes ou vermine minuscule confondue avec la
pourriture de la plante des pieds. Siva rencontra alors une communauté
d’ascètes qu’il savait trouver au fond d’un grand taillis d’érables et de
saules des montagnes. Ils étaient près de trois cents, hommes secs et
vigoureux, vivant en étroite association avec leurs règles et leur nudité.
Quand Siva apparut à l’orée de la clairière où ils s’étaient réunis, il les
trouva en compagnie de leurs femmes avec lesquelles ils s’ébattaient
comme font les hommes et les femmes quand ils sont ensemble et sûrs
d’eux. D’abord interloqués, ils firent silence. Leurs mains s’arrêtèrent dans
leurs mouvements lascifs, les doigts quittaient les seins, les jambes dures et
velues sortaient des croisements des cuisses blanches, les ventres
retrouvèrent leur forme sans souffle. Siva, de quelques mots durs, les
apostropha et les terrorisa, condamnant leur activité de chair, mais plus que
cela encore, la simple présence des femmes. Aussitôt, celles-ci reprirent une
tenue décente, rabattant sur elles le coton un instant abandonné sur la terre.
Elles se relevèrent et s’enfuirent vers le sous-bois. Siva, d’un ordre, les
immobilisa et leur dit qu’elles devaient rester. Alors, au milieu d’un
immense silence qui était plus fait maintenant d’expectative, de curiosité
que de peur, Siva commença de danser. Sur un seul pied qui tournait mais
tel que le dieu semblait toujours être de face, les bras tourbillonnant mais tel
qu’il semblait en avoir mille, mais toujours dans un geste admirable
d’harmonie où chacun pouvait discerner toutes les poses, tous les angles,
tous les contours, toutes les figures, toutes les légendes et l’inouïe musique
silencieuse du dieu, il dansa pendant un temps infini, dans un trouble qui
mêlait infiniment l’ordre et l’irréversibilité, l’endroit et la phrase,
l’hallucination du premier jour et tous les jours qui avaient suivi. Et quand
le dieu eut fini de danser, il n’y eut plus rien parce que tout avait été dit : la
littérature qui n’était plus personne était là, mais il n’y avait personne, le
paysage avait repris la place du linceul, et rien ne claquait plus au vent,
morts absents et femmes là, et l’Art devait venir avec ses bronziers habiles.
LES SORTIES
DU PHOTOGRAPHE
Robert Frank
Ouvrir une porte à la volée, la claquer derrière soi d’un tour de bras
précis, descendre quatre à quatre un escalier de bois un peu sordide ou un
escalier de fer qui zèbre la paroi arrière de l’immeuble, la courroie de cuir
de l’appareil photo enroulée autour du poignet ; déboucher dans la rue
comme dans une arène crevée d’un seul côté, là où on aurait oublié de
fermer la palissade ; et s’échapper par là, vers la campagne molle et grise,
sur une rive de fleuve incertaine le soir, ou vers des carrefours de chaleur
noire où pourrissent lentement les poussières des cœurs urbains ; et partout,
où qu’on soit, face aux « Américains », né en Suisse, photographiant aux
États-Unis et publiant en fin de compte en France 1, partout c’est-à-dire à
Butte, Montana, à Detroit, à Santa Fe, dans le Convention Hall de Chicago,
à Salt Lake City, Utah, dans une cafétéria de San Francisco, dans un jardin
public à Ann Harbor, ou à Beaufort en Caroline du Sud, oui, c’est bien ça,
un peu partout dans le no man’s land du lotissement mental de l’Amérique :
dévorer d’un coup d’œil l’énorme sensation de la certitude photographique.
Ralph Gibson
1
Comment citer une image si chaque image est unique (dans sa prise, son
effet, davantage encore dans son choix, sa « dilection »), si l’ensemble de
signes qu’elle réunit est unique, si le signataire de l’œuvre d’ensemble signe
(au point où le fait Ralph Gibson) chaque détail de l’ensemble : chacune des
photos portant sa beauté finie enroulée autour de son énigme infinie,
signant ce qu’elle est et se résignant d’être ainsi ? De cette question que je
pose, en guise de liminaire, feignant d’en faire un léger embarras, peut-être
convient-il de ne pas faire étalage. Ne méditons pas.
2
Gibson a ceci de très particulier parmi la plupart de ses contemporains
qu’il prend des photos (il joue la prise) en vue de les rassembler et d’en
assurer une construction continue et significative (il déjoue la méprise) dans
un livre. Lequel est seul, en fin de trajet, à justifier le début de l’entreprise
(le jeu ordinaire des captures) par l’exposition globale d’une énigme que le
fait même de la publication du livre suggère comme résolue. Chaque photo
du livre sera à l’intérieur des pages du volume comme suspendue dans son
sens unique, l’ensemble des suspensions successives (si elles parlent bien
du même mystère, et si elles s’acheminent bien vers la même signification
latente) figurant le sous-entendu de l’œuvre – jamais dit bien sûr, au
contraire du titre du livre qui, malgré qu’il est énoncé et figure, lui
vraiment, sur la couverture, n’est qu’un aperçu, souvent primesautier, de la
vision intérieure du photographe et de sa projection dans l’imprimé.
3
« Papier ténu, mur de soie, pelure des autres », disait Michaux,
dessinant, de tête, ce qu’il écrivait. Mais les photos de Gibson ne
contiennent aucun peuple irrésolu, agité de tremblantes fêlures, fixant
quelque tropique d’un œil presque soluble dans l’encre. On pourrait dire :
« Papier rigide » (aucun papier épais n’épaissit une photo), « mur de
lumière », « pelure de soi » : c’est peu de dire ça d’une photo. Michaux ne
sert ici à rien, sinon peut-être à poser comme exposants éventuels le dessin
et l’écriture, rejetés un peu sur le côté de la scène photographique. En
somme comme des « témoins » au sens où un architecte, s’inquiétant des
progrès d’une fissure dans un mur de soutien, entendrait ce mot, en tartinant
l’endroit dangereux d’un vulgaire plâtras de chaux. Mais, bien entendu,
même dans la pièce voisine où tout se tient, c’est-à-dire où tous les sens
sont d’équerre (on peut dire cela de plusieurs livres de Gibson), on n’est
jamais bien loin du danger, d’une rupture de la tension formelle, d’un
déséquilibre, d’un vice de forme, d’un effondrement léger mais
impardonnable du statu quo. Restons-en au textile des formes.
4
Dans la suite rocambolesque des questions émergeant un peu partout de
la soyeuse rumeur des bacs ou du halo tantôt jaune, tantôt rougeâtre qui
semble, au-dessus de la porte du laboratoire, comme une invite sensuelle au
dieu caché, questions de « papier », questions de « pellicule », questions de
« dense », de « grain », d’« indice », toutes ces questions à n’en plus finir
qu’il faudrait pouvoir retrousser une fois pour toutes pour ne plus dévoiler
qu’un immanquable marbre, dégageons une assurance qui pourrait se
libeller ainsi : faisons de la photographie une langue des bords. Carrons-
nous devant l’image, assurons-nous qu’elle figure une langue des bords
enlacée par son milieu. On pourrait commencer en évoquant l’approche
lente et feinte du sujet photographique, la course au ralenti du photographe
dansant peu à peu vers l’objectif mal matérialisé, pour le moment, dans le
paysage environnant : danse orphique s’il en est, mais muette et même
consciemment silencieuse. Danse qui se cherche, répétitions plutôt d’un pas
de danse encore mal ou peu noté, se déchiffrant au fur et à mesure qu’il se
complique jusqu’à devenir enfin chorégraphie de l’esprit et du geste,
réussie, tranchante dans l’air, pinceau céleste consumé dans le regard d’un
instant. On pourrait poursuivre en annonçant les secondes où le danseur, en
position de perte ou de gel, sent (c’est une confusion des sens, en fait) la
paix des brisements, l’arrêt brusque du vent qui précède le tremblement de
la terre, la disparition des chants d’oiseaux et des sauts d’insectes : instant
terrible de nudité où le biais de l’esprit en alerte s’incurve au point de
casser, où les bords du champ se voilent et s’enflent d’une incomparable
fixité, où la certitude de l’instant et la certitude de la forme sont comme un
seul et même doute de la figure surgissant. Une photo n’est que l’image
d’un bord, la nuit d’un coin devenue lumière, un biais de la couleur
générale mentale qui bat dans le noir et blanc avec plus de précision qu’un
arc-en-ciel qu’on prendrait en main, lunatiquement et mathématiquement.
5
Quelle photographie pourrait entièrement échapper aux signes ?
Aucune. Même une photo ratée. Même une photo déclenchée
malencontreusement, intempestivement. Même une photo soumise au seul
hasard, par exemple en marchant rapidement dans une foule et en
déclenchant sans viser toutes les cinq secondes (comme cela m’est arrivé un
jour à Prague). Même une photo sans beauté (alors que la présence des
signes n’implique pas que la photo soit belle, loin de là, même s’ils
pullulent, s’ils sont visibles). Même une photo trop prise (toujours la seule
que tous ont prise, faite, surfaite). Même, mais oui, même une photo qui
n’est pas prise. Même une photo redoublée. Aucune photo n’échappe aux
signes. Encore faut-il savoir de laquelle on parle et desquels il s’agit. Le
tourbillon de signes souvent fait un bouillon.
Gibson a trouvé quelque chose : il s’adresse aux signes. Il les discerne,
les approche (c’est de sa danse qu’il s’agit), c’est vers eux qu’il promène
ses bords avant de les rabattre sur la cible convoitée. Il pressent leur
configuration. Ce n’est pas à leur emplacement qu’il en veut (Atget, Evans),
c’est leur sort qu’il bouscule, il les contraint à un placement, à une
dramatisation. Surtout : il les met devant lui. Les ayant ajustés, il s’en va
vers eux. Il marche vers l’endroit où ils se tiennent. Et c’est de son arrêt
brusque, en fin d’approche, qu’il tient la levée de ses signes (comme aux
cartes, comme aussi une levée de terre). Et comme Gibson est un joueur à
découvert, que c’est visiblement un flambeur, il y met le feu : chacune de
ses photos est un incendie. Pas au sens d’un feu qui pétille et des creuses
métaphores qui pourraient s’ensuivre. Non. Il les fait littéralement
« flamber » : Gibson joue gros jeu, comme on dit, il « dépense follement ».
Autrement dit, il pousse le jeu au-delà de ce qui est tolérable : il en rajoute,
il passe la norme. Il y a à la fois dépense des signes – parce qu’il y a excès
de ces signes – et flambée de l’indice. Et c’est bien sûr de cela qu’il est
question d’un livre à l’autre, depuis Le Somnambule (1968-1970) jusqu’à
L’Histoire de France (1972-1986). Et il signe cet incendie des signes
comme l’indique chaque photo. Il dit qu’il signe ces signes : la photo est la
rêverie paraphée de ce qu’il dit.
6
D’où vient qu’il sache si bien rêver ? Dans les photos du Somnambule,
l’onirisme est de règle : du stylo qui écrit dans le ciel, donné comme
étymologie du livre en cours (« j’écris de la lumière », ne dirait-il pas ?),
jusqu’au corps sous l’eau qui semble émettre vers le haut des flaques de
blanc, l’allusion à quelque méditative anomalie du laps (de temps, mais
aussi de geste, désignant une sorte de colle mentale, un collapse) – qui n’est
pas sans rappeler les séances de rêve chez Desnos ou l’empreinte
métaphysique, tout aussi rêveuse, dans certains travaux de Magritte –
installe une sorte d’opalescence de l’esprit entre décor et délire. Au fur et à
mesure des livres, le rêve va durcir. L’onirisme est transitoire, le paysage va
devenir trait, on quitte le traité pour le très, l’accès pour l’excès. Imaginons
le rêve qui, ayant eu lieu, va demeurer suspendu (comme la photo du nuage
solitaire inscrit dans un ciel négatif), devenu une matière comme une autre,
à l’image des « transparents » de cinéma. Imaginons que Gibson se mette à
voir ces rêves comme des gels de signes passés, qu’il s’avance de quelques
pas vers eux et que du bras il les écarte comme autant de tentures d’eau
pour aller affronter l’au-delà du rêve, non pas quelque chose d’encore plus
rêveur, ce qui ne serait pas, ce qu’il ne saurait pas, mais des faits, des corps,
des formes, des vues dont il se trouverait beaucoup plus près. Ce que d’un
rêve on ne peut être : on n’est pas près du rêve qu’on fait, ni de celui qu’on
raconte, ni de celui qu’on transcrit (avec de la lumière ou de l’encre, pour
une fois, cela revient au même). Car c’est le propre d’un rêve qu’on ne soit,
quant à lui, nulle part, ni près, ni loin, ni dedans, ni dehors. Une fois les
tentures d’eau du rêve passées, Gibson affronte les grains de l’arête, la
forme seule des lignes ou des faîtes, des revers et des rayures, du mat et des
poils. Et, n’exagérons rien, la construction ou la géométrie, dont certains
disent se lasser si vite chez Gibson, n’est là qu’un temps, simple balise des
esprits qui savent que, dans toute histoire de l’art, l’arête, le tranchant et la
ligne célèbrent nécessairement un moment de franchissement incomparable
(Kandinsky). Le paysage des signes ne se dilue ni ne s’épaissit, il passe
simplement d’une altération à l’autre, d’un condensé déchiffrable à l’autre,
il peut être mangé, oblitéré partiellement, frangé, effeuillé, plus ou moins
retenu ou forcé, réduit, par exemple approché de plus près, de plus en plus
près, de plus en plus jusque dans un temps qui ne saurait être excédé par
épuisement ni outrepassé par trop d’élan : un temps juste, à peine, pile.
7
La « danse de l’esprit parmi les mots » (Pound) s’enroule sur d’autres
activités que la littérature. Mais dans les prémisses de l’acte
photographique, elle est bien là, comme je l’ai dit. Quand la prise est
survenue, où demeure alors cette « danse » ? Devrais-je dire qu’à ce
moment (entre la prise de l’image et son développement) elle gît, inerte,
encore inapparue ? Non, elle n’est qu’au seuil d’affrontements plus
complexes qui constituent précisément le lieu d’enchevêtrement d’où
surgissent les livres de Gibson : entre l’idée préméditée du livre à venir, le
bivouac permanent de l’artiste sur le terrain des images en cours de
constitution, l’oscillation d’une photo à l’autre, le changement inopiné de la
cible (variation, à l’intérieur d’un même livre), les changements de pied
pendant le travail, entre mise en scène, cadrage furtif, recherche appuyée,
tout cet ensemble, enfin, de tirs distinctifs, staccato, mais d’une telle
organisation et d’une telle maîtrise…
8
Sur ce « trajet » suspendu, affolé d’un lyrisme encore invisible,
puisqu’en fin de compte le spectateur ne verra son propre regard se
confondre avec celui de Gibson qu’au terme imprimé du livre, je propose de
mettre côte à côte deux images : l’une, publiée dans Le Somnambule, et qui
figure (à la Weegee) une scène de rue dramatique, l’incendie de la marquise
et de la façade d’un salon de beauté, reportage, donc, et vitesse de la
surprise ; l’autre, extraite de la série Capri (en 1983), qui montre un
ensemble de silhouettes paraissant découpées les unes sur les autres, à la
composition presque géométrique : une femme, comme découpée de profil
dans une feuille de papier noir, deux bords de parasols « affrontés » et le
rebord d’une toile de tente au-dessus comme festonnant la photo elle-même,
un fond de falaise grisailleuse, un bout de rampe de fer forgé silhouetté sur
une anse de mer brillante, et deux « cornes » noires serrées sur le front de la
femme (les deux pointes d’un fichu, sûrement). Admirable photo où la pluie
des artifices, l’élucubration vibrante n’ont de cesse de faire étalage de
quantité de gris et de noirs, avec un seul moment de blanc qui n’est là que
pour nous montrer que même lui est fait de gris, qu’il contient, tout ciel
qu’il est, promesse et avertissement de gris.
D’une photo où flambent littéralement des lignes de signes
typographiques dans une rue vide d’une ville sans vie à une autre photo
dont je ne puis dire que ceci : elle a eu lieu après brûlement des signes.
Beauté rigoureuse, absolue, des deux photographies. Près d’une quinzaine
d’années les séparent, un seul esprit les tient.
Quelques mots, pour finir, en ce qui touche au tirage et à l’impression,
tous deux inséparables dans l’art de Gibson, puisqu’il est l’artisan obstiné et
cohérent des deux. Pour jouer définitivement sur les mots, disons que c’est
Gibson le tireur (la prise, the shooting, de l’image ; le tirage de l’épreuve,
où littéralement encore c’est lui, l’artiste, qui la tire, la photo, l’aspirant vers
ce qu’elle doit être, l’amenant en vrille jusqu’au débouché de la cheminée
de tout ce travail, cheminée dont on sait que c’est une machine qui « tire »
plus ou moins bien ; épreuve que Gibson ne cesse d’attirer à lui, à soi, à
elle-même) ; disons également que c’est Gibson qui l’imprime, qui la fait
entrer dans le papier définitif, qui la fait passer d’un papier de tirage à un
autre papier, ce dernier d’impression (l’acte de l’imprimeur mis au service
de l’« impression » visuelle). Suite de gestes, enchaînement des pas du
danseur photographe serpentant dans les cendres grises, dans les cendres
noires, dans les cendres blanches, jouant de l’émotion, qui n’est qu’une
impression, bien sûr, jouant du tirage, qui n’est qu’un moment
impressionnant, jouant de l’impression, qui n’est que le stade ultime de l’art
de l’imagier chorégraphe qui balance d’un mouvement souple et décidé
quantité de signes du bord de sa route, pour les lancer dans le feu qui n’est
qu’un tas de cendres grises, noires et blanches, qui n’est qu’un nuage à
peine visible tant il est fin et translucide, tant il est volatil, déjà derrière
Gibson, déjà, pratiquement plus qu’une… buée.
LA PEAU DU LAIT
Bernard Plossu
Chez certains fléchit la branche, oscille et s’effondre l’horizon, se tache
le rasoir de l’infini : ils misent, toujours en scène, sur la mise en scène ; ils
échafaudent une chose, plus qu’un moment, qui ne pourrait avoir lieu sans
cet échafaudage, une chose – d’art – dont la photo sera nécessairement le
constat, la preuve, et enfin l’unique trace, l’avatar unique et plein.
Chez d’autres, rien n’est touché : ils filent, sujets à l’emprise, au guet, à
la moulure inconstante du temps, ils se faufilent le long des bords, ils sont
seuls, ils coupent au plus pressé, ils sont rapides et lents, toujours sur le fil.
Ils ont le regard empreint de mélancolie, leurs gestes n’approchent rien, ils
misent sur l’occasionnel amoureux, sur la transparence des actions, sur le
propice, sur la nudité.
Dans tous les cas : un terrain de jeux.
Des visages et des paysages, comme, par exemple, chez Bernard Plossu.
Chez Bernard Plossu, l’horizon est toujours à la distance que lui assigne
le paysage, la branche flexible frotte l’air, il n’y a d’infini que dans la
sensation, quelquefois vertigineuse, sinueuse tigelle de l’esprit. Son art
oscille librement, dans un roulis extrêmement léger qui va du visage en gros
plan, du sourire retenu, d’un frêle clignement de la réalité jusqu’aux lisérés
improvisés des gestes les plus éloignés : un homme qui marche, un autre
qui attend sous la pluie, une femme qui porte un enfant devant une île qui
s’approche. Plossu est un rôdeur apollinien : l’homme mesuré et serein,
selon Nietzsche. Il court, en biais, soigneusement investi de problèmes
d’ombres et d’encres, le long de paysages intermédiaires.
Bref, il écarte des rideaux de perles et, dans le léger tintement qui
s’ensuit, il regarde le monde. Encore lui.
Et le temps passe finement sur ses épaules. Lui aussi.
Des visages et des paysages, des femmes de soie, des hommes du soir.
Du lait, de l’encre, un talc extrêmement spirituel : rien que des grains
qui pourraient presque ne pas être visibles.
La question est : comme se fait-il que tout cela soit si incroyablement
visible ?
Des femmes.
Des paysages.
Des femmes seules, des paysages seuls, des femmes dans des paysages.
Des hommes seuls.
Des enfants seuls.
Des femmes avec des enfants.
Et puis des objets, des portions d’éléments, seuls, centrés, immobiles.
Il y a une lente et grave et muette oscillation du regard de Plossu entre
ces femmes, ces paysages, ces objets, ces hommes et ces enfants. Ce regard
ne fuit ni ne cherche, il ne s’attarde pas, il n’a rien d’acéré : Plossu n’est ni
un braconnier d’idée ni un saisonnier de l’anecdote. Il n’a qu’un souci : la
douceur.
D’où vient donc l’inadmissible douceur des photos de Bernard Plossu ?
La peau du lait qui ouvre à tant de paysages, aux femmes comme aux
objets (l’admirable image du vase étrusque de la villa Giulia), sert, on le
comprend, de « précédent » : sans être tout à fait une métaphore, il introduit
des faits ou des états analogues. Ainsi l’ouverture spirituelle amorce un état
flagrant de perspective où ce que j’appelle « talc noir » va servir de réponse,
de contre-chant à la visée lumineuse initiale, dans une spirale, un
balancement des images qui développe merveilleusement une phrase
mélodique continue sur les harmonies du thème cher à Plossu : le
vagabondage amoureux. Peut-on concevoir une série de trilles muets,
d’aigus retournés à une douceur primordiale, non pas une douceur
innocente, mais un enrobement tactique du réel, une science du
photographe qui traite de la même façon une route mouillée (une image
hivernale à Taos, Nouveau-Mexique) et une forme humaine drapée et
couchée dans un flot de tulle blanc (en Mauritanie) et avec le même succès
d’intimité une silhouette de femme dans un lacis de ruelles (à Capri, le soir)
et un « coup de lumière » dans un temple égyptien.
Dans l’art de Plossu, une telle harmonique ne constitue pas une
solution, un dénouement en quelque sorte admis par le spectateur – mais
plus construit, souvent jusqu’à la contrainte graphique d’un point d’orgue –,
c’est une décision musicale.
Le vase étrusque est inégalement flageolant : sa courbure laisse à
désirer, et la diagonale, frontière du noir et du blanc, si acérée soit-elle afin
d’établir et d’asseoir l’image (un cadre intérieur étiré jusqu’à n’être qu’une
ligne) qui passe derrière le vase comme un rai matérialisé de la lumière,
n’est jamais que le sursis supplémentaire que la musique impose aux
traversées de l’ombre. Son contour est un asphalte de la pensée, son décor
peint l’hésitation de l’eau qui reçoit les mains d’une jeune laveuse de linge,
son col évasé un succédané de vêtement soulevé par le vent le long d’une
rue de village au Niger. Ce vase n’a rien d’une considération
ethnographique, il appartient à l’ordre des bécarres : c’est un signe de
musique placé devant une note pour la rétablir dans son état naturel.