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La Librairie

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du XXI siècle

Sylviane Agacinski, Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie.


Sylviane Agacinski, Métaphysique des sexes. Masculin/féminin aux sources du christianisme.
Sylviane Agacinski, Drame des sexes. Ibsen, Strindberg, Bergman.
Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre.
Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque.
Henri Atlan, Tout, non, peut-être. Éducation et vérité.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard I. Connaissance spermatique.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard II. Athéisme de l’Écriture.
Henri Atlan, L’Utérus artificiel.
Henri Atlan, L’Organisation biologique et la Théorie de l’information.
Henri Atlan, De la fraude. Le monde de l’onaa.
Marc Augé, Domaines et châteaux.
Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité.
Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethnofiction.
Marc Augé, Casablanca.
Marc Augé, Le Métro revisité.
Marc Augé, Quelqu’un cherche à vous retrouver.
Marc Augé, Journal d’un SDF. Ethnofiction.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge.
Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage. Voyages au pays des noms communs.
Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimétique.
Marcel Bénabou, Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale.
Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres.
Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme 1940-1941.
R. Howard Bloch, Le Plagiaire de Dieu. La fabuleuse industrie de l’abbé Migne.
Remo Bodei, La Sensation de déjà vu.
Ginevra Bompiani, Le Portrait de Sarah Malcolm.
Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine.
Yves Bonnefoy, Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au Collège de France (1981-
1993).
Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique.
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud.
Yves Bonnefoy, L’Autre Langue à portée de voix.
Yves Bonnefoy, Le Siècle de Baudelaire.
Yves Bonnefoy, L’Hésitation d’Hamlet et la Décision de Shakespeare.
Philippe Borgeaud, La Mère des Dieux. De Cybèle à la Vierge Marie.
Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions.
Jorge Luis Borges, Cours de littérature anglaise.
Claude Burgelin, Les Mal Nommés. Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et quelques autres.
Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques.
Italo Calvino, La Machine littérature.
Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance.
Paul Celan, Le Méridien & autres proses.
Paul Celan, Renverse du souffle.
Paul Celan et Ilana Shmueli, Correspondance.
Paul Celan, Partie de neige.
Paul Celan et Ingeborg Bachmann, Le Temps du cœur. Correspondance.
Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn Arabi, le Livre et la Loi.
Antoine Compagnon, Chat en poche. Montaigne et l’allégorie.
Hubert Damisch, Un souvenir d’enfance par Piero della Francesca.
Hubert Damisch, CINÉ FIL.
Hubert Damisch, Le Messager des îles.
Luc Dardenne, Au dos de nos images (1991-2005), suivi de Le Fils et L’Enfant, par Jean-Pierre et
Luc Dardenne.
Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine.
Luc Dardenne, Au dos de nos images II (2005-2014), suivi de Le Gamin au vélo et Deux jours, une
nuit, par Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Michel Deguy, A ce qui n’en finit pas.
Daniele Del Giudice, Quand l’ombre se détache du sol.
Daniele Del Giudice, L’Oreille absolue.
Daniele Del Giudice, Dans le musée de Reims.
Daniele Del Giudice, Horizon mobile.
Daniele Del Giudice, Marchands de temps.
Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun.
Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident.
Marcel Detienne, Comparer l’incomparable.
Marcel Detienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné.
Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juif, la Shoah. Les Cahiers noirs.
Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain.
Milad Doueihi, Le Paradis terrestre. Mythes et philosophies.
Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique.
Milad Doueihi, Solitude de l’incomparable. Augustin et Spinoza.
Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique.
Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes. Politique et religion en Afrique contemporaine, suivi de
La Leçon des prophètes par Marc Augé.
Pascal Dusapin, Une musique en train de se faire.
Brigitta Eisenreich, avec Bertrand Badiou, L’Étoile de craie. Une liaison clandestine avec Paul
Celan.
Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme.
Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie.
Norbert Elias, Théorie des symboles.
Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement.
Arlette Farge, Le Goût de l’archive.
Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle.
Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité au XVIIIe siècle.
Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire.
Arlette Farge, La Nuit blanche.
Alain Fleischer, L’Accent, une langue fantôme.
Alain Fleischer, Le Carnet d’adresses.
Alain Fleischer, Réponse du muet au parlant. En retour à Jean-Luc Godard.
Alain Fleischer, Sous la dictée des choses.
Lydia Flem, L’Homme Freud.
Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur.
Lydia Flem, La Voix des amants.
Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents.
Lydia Flem, Panique.
Lydia Flem, Lettres d’amour en héritage.
Lydia Flem, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils.
Lydia Flem, La Reine Alice.
Lydia Flem, Discours de réception à l’Académie royale de Belgique, accueillie par Jacques de
Decker, secrétaire perpétuel.
Lydia Flem, Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans.
Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite.
Nadine Fresco, La Mort des juifs.
Françoise Frontisi-Ducroux, Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope…
Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral.
Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud.
Jack Goody, La Culture des fleurs.
Jack Goody, L’Orient en Occident.
Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page.
Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire, suivi de Une leçon de savoir-vivre.
Jean-Claude Grumberg, Pleurnichard.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps.
Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des langues.
Daniel Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. Le pirate contre les nations.
Daniel Heller-Roazen, Une archéologie du toucher.
Daniel Heller-Roazen, Le Cinquième Marteau. Pythagore et la dysharmonie du monde.
Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête.
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales.
Jean Kellens, La Quatrième Naissance de Zarathushtra. Zoroastre dans l’imaginaire occidental.
Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie.
Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan.
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?
Jean Levi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et mystique en Chine ancienne.
Jean Levi, La Chine romanesque. Fictions d’Orient et d’Occident.
Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne.
Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la lune. Ecrits sur le Japon.
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales.
Claude Lévi-Strauss, « Chers tous deux ». Lettres à ses parents, 1931-1942.
Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup.
Nicole Loraux, Les Mères en deuil.
Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes.
Nicole Loraux, La Tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie.
Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée.
Sabina Loriga, Le Petit x. De la biographie à l’histoire.
Charles Malamoud, Le Jumeau solaire.
Charles Malamoud, La Danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne.
François Maspero, Des saisons au bord de la mer.
Marie Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psychanalyse.
Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés.
Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental.
Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu.
Michel Pastoureau, Les Couleurs de nos souvenirs.
Michel Pastoureau, Le Roi tué par un cochon. Une mort infâme aux origines des emblèmes de la
France ?
Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson.
Vincent Peillon, Éloge du politique. Une introduction au XXIe siècle.
Georges Perec, L’Infra-ordinaire.
Georges Perec, Vœux.
Georges Perec, Je suis né.
Georges Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques.
Georges Perec, L. G. Une aventure des années soixante.
Georges Perec, Le Voyage d’hiver.
Georges Perec, Un cabinet d’amateur.
Georges Perec, Beaux présents, belles absentes.
Georges Perec, Penser/Classer.
Georges Perec, Le Condottière.
Georges Perec, L’Attentat de Sarajevo.
Georges Perec/OuLiPo, Le Voyage d’hiver & ses suites.
Catherine Perret, L’Enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry.
Michelle Perrot, Histoire de chambres.
J.-B. Pontalis, La Force d’attraction.
Jean Pouillon, Le Cru et le Su.
Jérôme Prieur, Roman noir.
Jérôme Prieur, Rendez-vous dans une autre vie.
Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple.
Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir.
Jacques Rancière, La Fable cinématographique.
Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels.
Jean-Michel Rey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.
Jean-Loup Rivière, Le Monde en détails.
Denis Roche, Dans la maison du Sphinx. Essais sur la matière littéraire.
Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal.
Olivier Rolin & Cie, Rooms.
Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique.
Israel Rosenfield, « La Mégalomanie » de Freud.
Pierre Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires.
Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme.
Jacques Roubaud. Poétique. Remarques. Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme,
etc.
Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial de l’incertitude.
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race.
Francis Schmidt, La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân.
Jean-Claude Schmitt, La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction.
Michel Schneider, La Tombée du jour. Schumann.
Michel Schneider, Baudelaire. Les années profondes.
David Shulman, Velcheru Narayana Rao et Sanjay Subrahmanyam, Textures du temps. Écrire
l’histoire en Inde.
David Shulman, Ta‘ayush. Journal d’un combat pour la paix. Israël-Palestine, 2002-2005.
Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventures d’un couple.
Jean Starobinski, Les Enchanteresses.
Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie.
Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse.
Antonio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa. Un délire.
Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa.
Antonio Tabucchi, Autobiographies d’autrui. Poétiques a posteriori.
Emmanuel Terray, La Politique dans la caverne.
Emmanuel Terray, Une passion allemande. Luther, Kant, Schiller, Hölderlin, Kleist.
Camille de Toledo, Le Hêtre et le bouleau. Essai sur la tristesse européenne, suivi de L’Utopie
linguistique ou la pédagogie du vertige.
Camille de Toledo, Vies potentielles.
Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître.
César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce calice.
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique I.
Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines.
Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II.
Ida Vitale, Réduction de l’infini.
Nathan Wachtel, Dieux et vampires. Retour à Chipaya.
Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes.
Nathan Wachtel, La Logique des bûchers.
Nathan Wachtel, Mémoires marranes. Itinéraires dans le sertāo du Nordeste brésilien.
Catherine Weinberger-Thomas, Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde.
Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante. Trois femmes en marge au XVIIe siècle.
LA LIBRAIRIE DU XXIe SIÈCLE
Collection
dirigée par Maurice Olender

ISBN 978-2-02-134009-9

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1992.

www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


« Il fallait donc bien que le chemin gagne en complexité, se ramifie de
manière excitante, qu’il monte et descende, fasse des écarts, se précise
et se brouille, qu’il s’élargisse ou se rapetisse, s’allège ou
s’appesantisse. »
PAUL KLEE
TABLE DES MATIÈRES

La librairie du XXIe siècle

Copyright

Avant-propos

La Révolution, c’est le style

Matière première - Variation sur Les Grilles du Paradis, série gravée par William Blake en mai 1793

Chapitre 1° - Ainsi, tu t’agitais toujours musicalement autour de moi ? !

Chapitre 2° - Pour lancer la chose

Chapitre 3° - A propos de Dans le trou rongé et rougeoyant des langues

Chapitre 4° - Les Grilles du Paradis de 1793 s’appelaient en réalité

Chapitre 5° - Diverses machineries, dont des explications pourraient trouver place ici

Chapitre 6° - Encore le mois de mai 1793

Chapitre 7° - Lambeth

Chapitre 8° - Lambeth, à nouveau

Chapitre 9° - Tissé avec soin

Chapitre 10° - On comprendra que devant tout cela Dieu soit assez muet

Chapitre 11° - For the Sexes

Chapitre 12°
Chapitre 13° - Mots Moteurs

Chapitre 14° - Travaille, graveur : le rouge est mis !

Chapitre 15° - Je veux ! Je veux !

Chapitre 16° - Thomas Butts

Chapitre 17° - Juillet 1793, à Paris

Chapitre 18° - Blake

Chapitre 19° - Jugements derniers

Chapitre 20° - « On ne jouit que dans un brouhaha éternel »

Dernier poème de la poésie - Les Cantos d’Ezra Pound

Trois portraits

Le mont Taishan

Sagetrieb

Periplum

Les papillons du lexique

Vers l’île du large

Gertrude Stein opératrice

Chapitre

Chapitre

Chapitre

Le spectacle de l’écriture - A propos de Dylan Thomas

Vocabulaire d’une naissance

Le « sang syllabique »

L’échappatoire
La fiction

La fabrique d’assez près - Chez Francis Ponge

A quoi sert le lynx ? A rien, comme Mozart

Pendant la littérature - Adressé à Christian Prigent

Collines luxuriantes, nulle part - Quelques peintures de Joël Kermarrec

Les sorties du photographe - Robert Frank

Incendie significatif - Ralph Gibson

La peau du lait - Bernard Plossu

Origine des textes

L’auteur
Avant-propos

Bien sûr, il n’y a pas d’explications, il n’y a que des buts à atteindre.
Quand Flaubert arrive en vue des pyramides, il éperonne brutalement son
cheval. Et quand Melville, à son tour, aperçoit le sommet de la pyramide de
Khéops qui émerge au-dessus de l’ocre jaune, l’un de ses compagnons
rapporte qu’« il se dressa soudain sur ses étriers et qu’il partit droit devant
lui en galopant et en hurlant de toutes ses forces ».
Ces fantômes de monuments et de gens ne sont que des fantômes qui se
lèvent un instant. Mais l’instant panique connaît toujours ses magnifiques
installations et la cohorte insigne des matières qui lui sont attachées.
Chateaubriand lui-même, arrivé sur les ruines dérisoires de Sparte, s’épuise
à courir vers chaque point cardinal en criant le nom de Léonidas. « Rien n’y
fit », se contente-t-il d’observer dans une lettre à sa famille.
Si l’on aborde la grande pyramide par la rampe asphaltée qui monte en
tournant sur le plateau quand on vient de l’hôtel Mena House, on passe
d’abord entre la pyramide et quelques restes sans grand intérêt, puis on
descend lentement vers la gauche en longeant l’espèce de cuvette
poussiéreuse qui sert de soubassement au Sphinx, et alors le regard, à
mesure qu’on avance, caresse son échine très longue, remonte vers sa
nuque, puis tombe, comme un bord de nappe, sur son profil ; les pattes
énormes, disproportionnées, surgissent, et les cubes cyclopéens des temples
qui étaient ses avant-coureurs. Alors le désordre admirable s’interrompt
d’un seul coup : c’est le rebord du plateau qu’on atteint et où l’on se tient
comme devant ces débuts du monde qu’on ne voit généralement que dans
les rêves, et au maximum des images.
A cet endroit, qui est une frontière, entre le désert et la vallée, entre le
site historique et le misérable village de Gizeh en contrebas, se trouve une
grande cafétéria avec des baies vitrées et une terrasse parsemée de tables
blanches, de fauteuils en plastique et de parasols de couleurs vives : c’est le
Sphinx House, la « Maison du Sphinx ».
On dit que Borges aimait citer cette phrase de Carlyle : « L’histoire
universelle est un texte que nous sommes obligés de lire et d’écrire sans
relâche et où, aussi, on nous écrit. »
Je peux dire qu’en cet endroit, qui n’a de semblable nulle part, la lettre
et l’image sont des lièvres levés en permanence, qui entretiennent ensemble
des murmures d’en bas et des idées qui montent, avec, par moments, des
saillies qui fusent diagonalement dans l’air, qu’elles vont et viennent sur
place sans épuisement ni ralenti, se travestissant tour à tour au point de
jouer à être chacune l’anamorphose de l’autre, préconisant le chahut de la
présence, et peut-être rien d’autre.
La première fois que j’ai pris des photos dans la grande baie vitrée de la
Maison du Sphinx, les serveurs qui étaient à l’intérieur et qui venaient
prendre les commandes devant le comptoir qui s’étale sur tout le mur du
fond me montraient du doigt en riant : ils ignoraient que, dans le panneau de
verre immense que je cadrais dans mon viseur, ils n’étaient plus que les
comparses effilochés et à demi mangés de lumière d’un paysage autrement
moins anecdotique, celui auquel ils croyaient naïvement que je tournais le
dos, alors que mon regard l’embrassait tout entier dans la vitre. Le soleil
projetait l’image, oui, l’image des pyramides et du Sphinx, les blocs
amoncelés entre eux, le sable qui les lie, comme la vérité première et la
couleur locale formant l’horizon de la photo et l’essentiel de ce que je
voyais, de ce que je vois quand j’y pense. Ensuite venaient les éléments
secondaires, c’est-à-dire tous les gris qui allaient et qui vont remplir tout le
tableau, comme s’il allait de soi, comme s’il va de soi que l’image a un
fond, et ce fond se confond confusément avec tout ce qui occupe le fond de
la salle du café : le mur au-dessus du comptoir dont les divers éléments sont
plaqués sur le ciel de Gizeh. Or il se trouve que ce mur est peint en faux
mur, qu’un artiste peintre en bâtiment l’a quadrillé d’un fin dessin rouge
pour marquer les contours de briques inexistantes, qu’il y a peint un sphinx
qui me fixe de ses yeux verts, que dans un grand carré bleu, sur la droite, il
a retracé un faux bas-relief pharaonique, et que, dans un autre rectangle,
tout à fait à droite, il a dessiné en jaune une fausse pyramide de Khéops.
Ainsi, dans la même image, oui, dans la même photo, j’ai les vraies
pyramides et le vrai Sphinx, les fausses pyramides et le faux sphinx, mais,
par un détour rieur par lequel on peut dire que le réel s’amuse et joue de
moi, je n’ai les vraies pyramides et le vrai Sphinx que sous la forme
falsifiée de leur reflet dans la vitre, tandis que j’ai les fausses pyramides et
le faux sphinx dans une vision directe, à travers le panneau de verre.
Au centre, et comme une dernière couche noire, en guise d’effet tertiaire
et de signature ténébreuse, ma silhouette occupe une bonne partie de la vitre
et l’on comprend bien que, si j’y figure en « manière noire », c’est parce
que je suis dans l’ombre de la terrasse, tranchant sur tout ce qui, derrière
moi, est magnifiquement exposé au soleil, et sur tout ce qui, devant moi, se
perd dans les gris innombrables de l’intérieur de la Maison du Sphinx.
On pourrait imaginer que, dans ces instants où la trombe se tient si
immobile qu’il faut bien parler d’« état exquis » de la matière, où il semble
qu’elle est comme embuée par l’esprit, tout s’arrête enfin ; que le vrai et le
faux n’en pouvant plus de se départager, ni le Sphinx de solliciter
emphatiquement le voyageur, ni la lettre et l’image de s’emmêler les
pinceaux, l’instantané ayant eu lieu, il suffise à l’écrivain de cesser de
regarder ce qu’il voit. Alors, je ferais quelques pas de côté, je laisserais
pendre mon appareil photo au bout de mon bras, la lanière enroulée
plusieurs fois autour de mon poignet, j’irais là où la brise contourne le
bâtiment, sur le côté où se trouve en fait la porte à tambour qui permet aux
clients d’entrer dans la Maison du Sphinx, je tirerais une chaise à l’ombre
des sycomores, à l’endroit où la terrasse domine le terminal des cars sur la
petite place du village, pour y allumer une cigarette et réfléchir posément à
la suite. La photo serait plus loin, elle serait restée où elle a été faite, dans la
baie vitrée, immuable, dans ce pare-brise immense qui ne menait nulle part
mais qui me montrait tout, avec mon ombre qui ne s’effacerait pas sur la
vitre ni les serveurs derrière. Rien ne pourrait plus bouger de ce que j’ai
appelé si souvent une « surface de réparation », rien ne pourrait plus
s’arrêter de ce que j’ai si souvent appelé les « aller et retour dans la
chambre blanche ».
Mais, bien sûr, ce conditionnel n’est qu’un rêve : la Maison du Sphinx
n’est ni la Scène, ni la Grotte n’est-ce pas, et encore moins l’Histoire. C’est
une cafétéria, un endroit du monde non magique, où je suis retourné
souvent au cours de plusieurs voyages en Égypte, l’esprit occupé par ce que
j’avais à dire sur la littérature et sur les fantômes qui s’y lèvent un instant.
La littérature ne se nourrit pas d’images, elle les mange seulement.
Comme le Sphinx.
LA RÉVOLUTION,
C’EST LE STYLE
L’histoire d’une révolution, quand elle naît dans une société politique
bien définie (comme l’était celle de la veille de 1789), s’inscrit dans un plan
plus vaste, d’étendue plus floue, mais de mouvements plus amples, et ce
plan est celui où se déploie l’illusion, le miroir, la tranche immatérielle de la
parole humaine ; du changement de vertu de cette dernière ; de sa brusque
bousculade quand les acteurs, imprégnés de toutes parts de ce qu’ils disent
et de ce qu’on leur dit, s’inquiètent tout à coup de l’allure que prend leur
vocabulaire, manifestent répulsion ou enthousiasme pour de simples mots
ou les simples façons qu’ont ces mots de s’ordonner ; quand ces acteurs
voient enfin, par accident ou par volonté politique précise, que c’est de leur
parole qu’en fait il est question : des mots changent de sens et s’opposent
idéologiquement, « souverain », qui désignait le roi, désigne alors justement
le peuple, car c’est lui qui gouvernera désormais, le roi n’étant plus que le
« sujet » de la Constitution émanée du peuple 1 ; les mots d’ordre naissent
dans des clubs où tous peuvent parler ; les idoles à formes humaines de la
religion catholique sont remplacées par des « êtres suprêmes », mots choisis
qui sont les rêves sociaux (et non plus moraux) des gens du peuple : « La
liberté est déjà ramenée parmi nous ; elle n’y a point encore un temple pour
les états généraux, comme celui de Delphes, chez les Grecs, pour les
assemblées des amphictyons ; celui de la Concorde, chez les Romains, pour
les assemblées du Sénat : mais ce n’est déjà plus tout bas qu’on l’adore, et
elle a partout un culte public 2. »
L’histoire comprise entre le 5 mai 1789 et le 27 juillet 1794 est l’histoire
des fastes de cette parole ; cette histoire est comme une nébuleuse à la
recherche perpétuelle de son centre qui est ce moment privilégié où la
parole, jusque-là simplement parole d’hommes révolutionnaires, devient
elle-même la Révolution.
Nous sommes bien au point, en somme, où se rencontrent deux
révolutions au sens physique du terme. Deux révolutions se bouclent, c’est-
à-dire que leurs cercles se rencontrent : l’échauffement semble prendre
l’histoire de vitesse et, avant que l’un des ronds ne soit complètement
dénaturé (avant que ses « figures » n’aient été altérées), l’autre cherche
encore son gonflement optimum (celui où ses « figures » seront les plus
efficaces). L’échange des « figures » s’opère avant que soient définis tous
les impacts sociaux à venir. C’est-à-dire qu’une parole révolutionnaire s’est
substituée à une parole réactionnaire, bien avant que l’on ait pu prendre
conscience que ce changement était devenu l’arme de la Révolution. « Les
mots font les choses : les noms surtout leur impriment souvent, ainsi qu’aux
personnes, un caractère de force et de grandeur qui étonne. Cela se vérifie
surtout dans le moment des grandes passions des peuples, dans celui des
révolutions libertifères 3. » Ou encore : « Dans le cours de la Révolution,
l’exagération des idées a produit celle des mots ; on a pris pour de
l’éloquence des associations étranges d’expressions incohérentes ; des
hommes qui n’avaient point fait des études, ou qui en avaient fait de
mauvaises, se sont crus appelés à être des orateurs, des poètes, des
écrivains… Ils ont eu recours à une audace de langage qui convenait assez
bien à celle de leur conduite : ils ont créé des mots barbares et des tournures
forcées 4. »
Au lendemain de la crise de Thermidor paraissait à Göttingen un « très
curieux 5 » Nouveau Dictionnaire français, publié par le docteur Léonard
Snetlage, juriste et lexicographe à la fois. Ce petit livre, sur un ton très
caustique, recensait un grand nombre de mots ou d’expressions créés ou
déformés par la Révolution. Il est passionnant à feuilleter, dans son parti
pris même d’amertume et le désir qu’avait son auteur de faire se retourner
les mots contre leurs utilisateurs. On y trouve, entre autres nouveautés, les
termes suivants : activement, agent, agitateur, assignat 6, brissotiner, chose
publique (nostalgie de la res publica romaine), collectif, contre-révolution,
déviation (morale ou politique), fonctionnaire, guillotiner, imagé, immoral,
impolitique, inculture, insurrection, législature, liberticide, hors la loi,
masse, meneur, modérantisme, nivellement, pamphlétaire, permanence (on
ne disait ce mot, sous l’ancien régime, que pour parler de l’eucharistie),
républicaniser, rétrograde, sans-culotte (et son homologue, qui fut employé
très peu de temps, sans-jupons), septembriser, suppléant, etc.
Mais ce sont là des mots, si pittoresques, si actuels soient-ils. Et si
Necker se plaignait amèrement des substantifs devenus « verbes barbares »
(influencer, exceptionner, fanatiser, pétitionner, vétoter, harmonier, etc.), ce
ne sont là que les reflets d’activation de la langue dans un peuple et un
temps où tout était en mouvement perpétuel : à changer les mots, on
changeait déjà les institutions. Et c’était là, avant tout, violence de
journaliste. Les journalistes, c’est bien la Révolution française qui les a
inventés : nous voulons dire par là qu’à un moment donné de son activité
parlementaire l’homme politique éprouve le besoin de se faire journaliste.
Quand Mirabeau reçoit le heurt, contre son langage, de la « puissante
machine interdisante », il entreprend d’écrire une sorte de feuille publique,
ses Lettres à mes commettants, sorte de périodique-mémoire, en fait chaque
fois un appel de l’individu au peuple ; Robespierre, dans les moments où il
sentait la nécessité d’un renforcement populaire de son statut politique,
lançait des « feuilles » lui aussi (Le Défenseur de la Constitution). Pour les
politiques de 1789, le journal est un impératif politique. Ils découvrent en
même temps la presse de grande consommation (L’Ami du peuple, de
Marat, eut quelquefois deux numéros différents par jour 7 ; Le Père
Duchesne, d’Hébert, aurait atteint, au dire de Michelet, des tirages de
600 000 exemplaires) et la vertu de l’agitation politique permanente : la
chance parmi l’excitation la moins contrôlée en même temps que la peur
d’en être, intempestivement, la victime ; raison obscure peut-être des
incessants revirements (de Robespierre, entre autres) quant à la liberté de la
presse en période révolutionnaire.
Mais la parole n’est pas dans l’événement : elle est, ici, dans sa
contrepartie qui est son revers. Un jour, Hébert – le père Duchesne –, ayant
invectivé violemment madame Veto (Marie-Antoinette), fut convoqué
devant le juge Buob (surnommé Brid’oison par Hébert) et sommé de
s’expliquer. Le dialogue avec le bougre mangeur de choucroute est ainsi
rapporté par Le Père Duchesne :

BRID’OISON : Vous avez reçu un billet d’un quelqu’un qui s’appelle


madame Veto.
LE DÉTENU : Non, monsieur, je n’ai point reçu de billet ni d’un
quelqu’un ni d’une quelqu’une ; c’est une figure de rhétorique qui
s’appelle licence !
BRID’OISON : Écrivez, greffier, que monsieur se permet des licences
lorsque la loi les improuve, et qu’il a l’audace de se vanter d’avoir
une figure à licences.
LE DÉTENU : Mais, monsieur, la licence n’est pas sur ma figure,
mais une figure de rhétorique.
BRID’OISON : Rhétorique ! C’est une factieuse que cette femme
Rhétorique… Où demeure-t-elle, que je… 8. »

Et ainsi de suite.

Symboliquement se trouve ainsi exprimée cette constante de la


Révolution : que les partis en présence ne se « trouvent » jamais, qu’ils ne
parlent pas le même langage, que le langage des « autres » est choquant.
Cette irrecevabilité mutuelle, la voici qui s’exprime ailleurs, comme en
écho aux paroles naïves et malencontreuses de l’abbé Morellet : dans les
troubles de la dénomination, tant il est vrai qu’une révolution « politique »
s’en prend à la racine, pour remonter le long de l’axe tribal, du totem, du
nom propre. Certains, sous le prétexte d’insulter (en l’effaçant
définitivement) la tradition chrétienne, s’appellent désormais Brutus,
Scévola, Gracchus 9, Anacharsis 10 ou Anaxoras 11. Même chose (et même
raison) pour les noms de lieux ou de villes, avec des variantes dans le
procédé de disqualification ou de remplacement. Tantôt c’est le « saint » qui
disparaît : faubourg Antoine pour faubourg Saint-Antoine ; tantôt le
« saint » est remplacé par la « fonction économique » : Saint-Malo devient
Port-Malo ; tantôt c’est le symbole qui laisse à désirer et on lui en substitue
un autre : la section de la Croix-Rouge devient celle du Bonnet-Rouge ;
tantôt encore, une bizarre concordance sonore suscite une audacieuse
transposition : Montmartre (mont des Martyrs) devient Mont-Marat (Marat,
martyr sanctifié par le peuple).
Les nouveaux mots qui effrayaient tant Andrieux sont eux aussi mis à
contribution : en Saône-et-Loire, la commune de La Chapelle-Saint-
Sauveur prend le nom de Masse-Libre. Quant à Lyon, exemple célèbre, elle
perd son nom au profit d’une qualité républicaine imposée : elle devient
Commune-Affranchie. C’est ainsi, sans doute, qu’un acte administratif
devient l’un des milliers de lambeaux qui se tissent aveuglément dans ce
but de bonheur commun que la Constitution de 1793 assignait à la
Révolution ; c’est ainsi sans doute que les hommes nouveaux, s’associant à
cette mise en fonction d’une société rêvée et faite en paroles, dépassée en
paroles (la mise en pratique, en temps de révolution, est toujours en retard
sur la mise en question), s’assimilent eux-mêmes à la fonction rêvée :
Cloots, ancien baron prussien, se dénomme l’« orateur du genre humain » ;
pour tous les sans-culottes, Marat, c’est l’« ami du peuple » et Hébert, c’est
le « père Duchesne » (« Je suis le véritable père Duchesne, foutre 12 ») ;
Babeuf, de même, sera le « tribun du peuple », et son ami, l’ambigu Sylvain
Maréchal 13, « l’homme sans Dieu ». La notoriété seule – la célébrité comme
fonction sociale – n’explique pas tout : Albert Soboul rapporte que cette
manie des surnoms atteignait aussi des inconnus. Ainsi, un certain Montain-
Lambin, de la section de Beaurepaire, se faisait appeler l’« homme de la
bienfaisance générale 14 ».
La parole révolutionnaire, puissance politique collective. On a trop
souvent mis en lumière les « mots historiques » (presque toujours
apocryphes ou déformés) pour que l’on y revienne ici. Insistons plutôt sur
un phénomène curieux qui s’attache à presque tous les hommes de 1793 :
celui d’une parole collective, d’un patrimoine de la parole où se puise
comme une vertu « parolante ». La « citation », nous ne l’employons jamais
que dans une seule dimension, celle de l’« impact exotique » d’une
rhétorique ancienne à laquelle nous ne pouvons plus revenir. Chez les
révolutionnaires de 1793-1794, au contraire, une parole ancienne obscure,
qui a valeur de serment « libertifère », reflue avec insistance, avec
insolence. On cite ; on se cite plusieurs fois dans la même phrase ; on
imite ; on transpose. Voici Marat, parodiant Jésus-Christ : « Connaissez une
fois le prix de la liberté, connaissez une fois le prix d’un instant » ; « Marat,
dira Victor Hugo, n’appartient pas à la Révolution française. Marat est un
type antérieur, profond et terrible. Marat, c’est le vieux spectre
immense 15. » Sa parole est empreinte d’une végétation rhétorique antique,
très lointaine dans le temps comme dans le ton. « Voulez-vous savoir son
vrai nom, dit encore Hugo, criez dans l’abîme ce mot : Marat ; l’écho, du
fond de l’infini, vous répondra : Misère ! » C’est la voix immémoriale du
dénuement, celle qui prophétise, celle de Nathan devant Daniel, celle d’Élie
devant Achab, celle de Jean devant Hérode. « O ami du peuple ; O
Cassandre Marat », s’écrie Desmoulins ; et Marat lui-même : « C’est un
cruel métier que celui d’avoir raison six mois d’avance 16. » Jean Massin
cite, comme exemple de « deutéro-Isaïe » chez Marat, cet admirable
passage de l’Offrande à la patrie : « O ma patrie, que je te vois changée !
Où sont ces malheureux dévorés par la faim, sans foyers, sans asiles et
livrés au désespoir, que tu semblais repousser de ton sein ? Où sont ces
infortunés à demi nus, épuisés de fatigue, pâles et décharnés, qui peuplaient
les campagnes et tes villes ? Où sont ces essaims nombreux d’exacteurs qui
fourrageaient tes champs, bloquaient tes barrières et ravageaient tes
provinces ? Le peuple ne gémit plus sous le poids accablant des impôts.
Déjà, le cultivateur a du pain, il est couvert et il respire ; déjà, l’ouvrier et le
manœuvre partagent le même sort ; déjà l’artisan 17… », etc.
Ici, la réminiscence est simple : elle atteint son public par la linéarité de
sa narration et par la simplicité de ce qui la relie à l’antique. Tout comme
chez Desmoulins, la référence à la république athénienne – ou romaine – se
désigne comme nostalgie de pureté politique. (Le no IV du Vieux Cordelier
se présente comme une traduction de Tacite !) Mais Desmoulins est une
sorte de lettré malade de l’enthousiasme, et quand il s’écarte de Lycurgue
ou de Thrasybule, son audace est incomparable : « La Révolution est si
belle en masse que je dirai toujours d’elle, comme Bolingbroke dit un jour
de Marlborough : “C’était un si grand homme que j’ai oublié ses vices 18.” »
Autre étonnant exemple rhétorique, celui de Vergniaud, l’orateur de la
Gironde, évoquant un massacre royal à travers une citation de Mirabeau vue
dans une fenêtre : « Lorsqu’on proposa à l’Assemblée constituante de
décréter le despotisme de la religion chrétienne, Mirabeau prononça ces
paroles : “De cette tribune où je vous parle, on aperçoit la fenêtre d’où la
main d’un monarque français armée contre ses sujets par d’exécrables
factieux, qui mêlaient des intérêts personnels aux intérêts sacrés de la
religion, tira l’arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthélemy 19.” Et moi
aussi je m’écrie : De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où
des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a
donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner », etc.
Nous sommes loin de la boutade de Thibaudet qui parlait de la
« littérature auriculaire » de la Révolution ; mais nous sommes loin aussi de
Louis Blanc pour qui l’histoire est comme une suite de pensées. C’est bien
plutôt d’une suite de changements de pensée qu’il s’agit, et une révolution
voit le jour, non pas tellement quand elle remplace une pensée par une
autre, mais quand elle met à la place d’une manière de penser une autre
manière de penser. Les paroles grimpent à l’assaut de la vieille rhétorique
crénelée et, la tuant en l’étouffant, elles deviennent l’autre rhétorique, celle
que les graveurs, sous le nom de République, montrent la poitrine nue, celle
qui, démantelant la vieille cité antique, fait de ses ruines une ville ouverte.
1. « Ces deux termes, sujet et souverain, sont, comme disent les grammairiens, corrélatifs. Ils
doivent être ou conservés tous deux ou proscrits ensemble… J’ai déjà remarqué que ceux
qui s’efforcent d’abolir ainsi d’anciennes locutions en veulent en même temps à la chose
ancienne. » (Réponse de l’abbé Morellet à Brissot.)
2. Camille Desmoulins, La France libre, 17 juillet 1789.
3. L.-J. Prunelle, député de l’Isère, Observations et Projet de décret sur l’établissement d’un
tribunal de la conscience du peuple. A la Convention, juin 1793.
4. Rapport de l’académicien Andrieux sur la continuation du Dictionnaire de l’Académie
française, 1800.
5. Ce sont les termes mêmes de Gérard Walter qui souligne justement l’importance historique
de ce volume dans XVIIIe Siècle, les événements, la Révolution française, Albin Michel,
1967.
6. On peut mesurer, à cette occasion, où peut déjà s’inscrire une différence fondamentale
d’idéologie rhétorique : pour Saint-Just, l’assignat c’est le signe (« nous avons trop de
signes, nous n’avons pas assez de choses ») ; pour Mirabeau (qui se vendra au roi) ce n’est
qu’une anecdote : « J’aime mieux avoir un assignat hypothéqué sur un jardin, qu’un papier-
monnaie hypothéqué sur un royaume » (discours devant l’Assemblée nationale).
7. L’Ami du peuple eut plus de 1 000 numéros en moins de quatre ans, et le numéro quotidien
comprenait de 8 à 12 pages. Les Révolutions de Paris, journal de Moustalot, tirait souvent à
200 000.
8. Le Père Duchesne, no 117.
9. Babeuf.
10. Cloots.
11. Chaumette.
12. Sous-titre du journal.
13. L’auteur des Contes saugrenus.
14. Albert Soboul, Les Sans-culottes parisiens en l’an II, 1958.
15. Les remarques sur le style de Marat sont empruntées au remarquable ouvrage que lui a
consacré Jean Massin, Marat, Club français du livre, 1960.
16. 9 avril 1793.
17. Février 1789.
18. Le Vieux Cordelier, no VII.
19. 10 mars 1792, à la Convention.
MATIÈRE PREMIÈRE

Variation sur Les Grilles


du Paradis,
série gravée
par William Blake en mai 1793
Ici, de la même façon que Bataille l’avait placée en épigraphe de L’Abbé C,
je propose cette citation de Blake, et dans des intentions assez voisines :

« Je déshonore à ce moment ma poésie, je méprise ma


peinture,
Je dégrade ma personne et je punis mon caractère,
Et la plume est ma terreur, le crayon ma honte,
J’enterre mes talents et ma gloire est morte. »

Ainsi, tu t’agitais toujours


musicalement autour de moi ? !

A foison : recoupes et recollections ! pépiements nombreux et


rassemblement des personnages ! attelages aux pompières figurations et aux
symboles nécropoles (William Blake, écusson, WB, où dominent les bleus,
de la Warner Bros, comme d’un Blake froidement forgé en fer de lance et
venant marquer, en le faisant – telle la peau du bœuf – fumer, le froid bleu
du ciel) ; à foison encore : tel procédé, une désaffection, l’effroyable
flamboiement sonore de jetons de roulette, de calots d’acier, de plumes
ramonant dans la rouille écrite, de rallonges tirées d’un coup sec, d’anges à
têtes de porc qu’on fracasse contre les portes des cuisines rurales parce
qu’on les prend pour des chouettes. Ah, WB ! le seul prénom que donnaient
avec grandeur les anarchistes italiens à leur fils premier-né était Nullo, Nul,
Rien ! Oui : de plumes ramonant dans la rouille écrite !

Pour lancer la chose

Dans le jardin de la maison de Lambeth où les Blake viennent


d’emménager, au 13 Hercules Buildings (début 1793 ?), joli jardin avec
vigne vierge qui, quelques paragraphes plus loin, jouera un rôle troublant
(pour ne pas dire éreintant vis-à-vis des hagiographes), et maison proprette
par-devant, et un soleil ou une lune qui figurera toujours sur les gravures
représentant ladite maison de Lambeth.
Là donc : suonatemi ?
Oui, faites :
« Sous le ciel qui entre à flots dans la chambre, je danse parce que j’ai
peur, et je manie jusqu’à épuisement ma carcasse. D’avant en arrière et
d’arrière en avant, de mes talons à mes orteils et vice versa, dans mon
pyjama, droit comme un pin, les bras levés en l’air, soufflant et pinçant les
rideaux, cabriolant devant la glace, faisant des entrechats avec ma paire de
jarrets, suant et ruisselant, je suis comme un homme qui sort de la mer et
s’ébroue sur la plage comme une baleine parce qu’à un moment il a crié :
suonatemi ! »
Fais-moi de la musique !
Autrement dit :
« Favretto, où es-tu ? Tu savais que tu devais mourir et tu t’es laissé
infliger ce beau moment », etc.
Faites-moi de la musique, à moi et à mes moi plongés à qui mieux
mieux dans le trou rongé et rougeoyant des langues !

A propos de Dans le trou rongé


et rougeoyant des langues

Le frontispice dit du Pape simoniaque, destiné à illustrer un passage


bien connu de La Divine Comédie (signé d’ailleurs par Blake : WB, Hell
Canto 19) et qui se trouve à la Tate Gallery à Londres : un pape tout nu,
Nicolas III, plongé tête la première, pieds renversés par-dessus le bourrelet-
margelle, beaux mollets noueux et belle chute de reins arrêtée dans
l’espace, et pourtant n’en finissant plus de tomber dans ce puits de feu
vrombissant où il est condamné à être rongé par le feu – pour simonie 1 ! –
tant qu’un autre pape, coupable du même péché, ne pourra être condamné à
son tour et venir ainsi l’y remplacer. Couleurs extrêmes, flammes des
fusions diverses et, par-dessus cet homme renversé, deux figures enlacées
(Virgile éloignant Dante) et emportées vers la droite, comme sur le point de
rouler l’une sur l’autre, découpées sur une claire entrée de grotte qui joue,
bien évidemment, à être le contrepoint, le couvercle, de ce puits pénien
dégorgeur d’un feu nacré.
Puits pénien, trou souffleur, Vésuve où Sade, à peu près à la même
époque, fait monter Juliette, Clairwil (clair vouloir ou bien nettement vile)
et leur amie Olympe – et qui va absorber Olympe en efficace étui de
flammes qu’il est, comme le puits de La Divine Comédie avait avalé le
pape : « Alors Clairwil lui attacha les mains avec des cordons de soie
qu’elle avait apportés à ce dessein ; j’en fis autant de ses deux pieds ; et
quand elle fut hors de défense, nous nous amusâmes à la contempler ; des
larmes, s’échappant de ses beaux yeux, venaient retomber en perles sur sa
belle gorge. Nous la déshabillâmes, nous la maniâmes et la vexâmes sur
toutes les parties de son corps ; nous molestâmes sa belle gorge, nous
fustigeâmes son charmant cul, nous lui piquâmes les fesses, nous épilâmes
sa motte ; je lui mordis le clitoris jusqu’au sang.
» Enfin, après deux heures d’horribles vexations, nous l’enlevons par
ses liens et la précipitons au milieu du volcan, dans lequel nous
distinguâmes, plus de six minutes, le bruit de son corps heurter et se
précipiter par saccades sur les angles aigus qui le rejetaient de l’un à l’autre,
en la déchirant en détail. Peu à peu, le bruit diminua… nous finîmes par ne
plus rien entendre.
» – C’en est fait, dit Clairwil qui n’avait cessé de se branler depuis
qu’elle avait lâché le corps. Oh ! foutre, mon amour, déchargeons
maintenant toutes deux, étendues sur le bourrelet même du volcan ! Nous
venons d’y commettre un crime, une de ces actions délicieuses que les
hommes s’avisent d’appeler atroces : eh bien ! s’il est vrai que cette action
outrage la nature, qu’elle se venge, elle le peut ; qu’une éruption se fasse à
l’instant sous nous, qu’une lave s’ouvre et nous engloutisse… »

1. Selon le droit canon : « Volonté réfléchie d’acheter ou de vendre à prix temporel une chose
intrinsèquement spirituelle… »

Les Grilles du Paradis de 1793


s’appelaient en réalité

FOR THE CHILDREN :


THE GATES OF PARADISE

Composition : une page de titre et les dix-sept emblèmes gravés. On ne


connaît de cette édition que cinq exemplaires complets. L’essentiel y était
donc déjà : le titre, dans sa première version, indiquait clairement (in clear
will, dirais-je ? !) le but de l’opération : un manuel d’éducation à l’adresse
des enfants et dans lequel il était nettement question d’enfantement,
d’arrosage, de combat, de coquille brisée, de la femme qui est traitée
comme un sous-produit de l’homme, de paternité abusive, de désirs abusifs
et monopolistes, de vieillesse ignorante et châtreuse, de prêtres qui font de
leur Dieu un châtreur-vengeur, de vertus théologales qui sont une rigolade-
nuage fumeux, d’un voyage (rien d’autre) qui se termine par la mort (rien
d’autre).

Sorte de machine à écrire mâchant ses mots dans sa fureur noire


d’encre : à la même époque, Blake, Fourier, Sade, Hébert et Restif
goupillant ingénieusement le premier matérialisme dur, mâchefer et
menstrues mêlés.

Il y est aussi question du ver :


– ver alangui, feutré, convulsionneux, doucereux, masqueux, muqueux,
nacreux et sûrement seulement frugivore, à 8, 10 ou 12 pieds en général,
ver euh !, ver de neuvaine, ver bourgeoifère, ver bourgeoitrope, ver
bourgeoiphore. Manie du ver qui conduit Boutang, parce qu’il lui faut une
rime au mot femme, à traduire Woven with care (tissée avec soin) par tissée
par l’âme !
Ver, éternel enver, contrever du sexe, cousin sans doute de ce perroquet
« à l’âme jacassante » qui s’appelait Ver-Vert et semait, tout au long du
poème de Gresset (cinquante ans auparavant), la panique chez les
visitandines de Nantes. Ver que je châtre moi, définitivement, de son s, ce
que Blake ne renierait pas, lui qui fait (bien avant Dylan Thomas) rimer
womb (matrice) avec tomb (tombe) en les rendant tous deux presque
homophoniques de worm (le ver).
– ver, caterpillar, c’est-à-dire chenille, roulement lové du mille-pieds,
larve de papillon, précurseur d’imago, générateur d’être parfait, neoformans
en somme (qui engendre autre chose) comme il est dit du bacille de Koch ;
chenillé au corps, ce ver, puisqu’il est dit aussi que le mot chenille vient du
latin canicula, petite chienne, à cause de la ressemblance des deux museaux
de ces bêtes : donc cette canicule rampeuse est celle qui anime de son
grignotement aussi bien les nervures des feuilles dont elle se repaît que,
sous son ersatz funéraire (le lombric terrestre), des nerfs, cordons, cartilages
et autres duretés qu’on trouve amalgamés dans les caveaux de nos familles
sous l’appellation de corps humain en train de pourrir, c’est-à-dire de
cadavre, de mauvaise viande, littéralement : de carne.
Il est juste alors de rapprocher ce mot de cette autre obsession de Blake,
cette vision nitritique (le salpêtre des caveaux coulant contre les murs) de la
porte du tombeau, qu’il s’obstine à dessiner, à décrire, à peindre, tandis que,
sous la forme de ce voyageur pressé d’y aller, il la pousse, il l’ouvre, il la
trouve béante ou entrebâillée, il la franchit, il pousse derrière elle une torche
investigatrice, etc.
Cette carne donc, Carna – qui donnera certains Carnac, « charniers »,
qu’on trouve en Bretagne, et auxquels Blake, qui avait illustré divers livres
sur les monuments funéraires, n’était pas insensible –, était une nymphe (là
encore projections rapides, par saccades, sur les murs de la tombe,
d’espèces diverses de chrysalides mobiles) qui vivait dans un bois sacré au
bord du Tibre, le Lucus Hellerni. Vouée à la virginité et à la chasse.
Jusqu’au jour où un dieu qui voyait aussi bien derrière lui que devant,
Janus, la viola. Les dieux compensant toujours cet excès de priapisme dont
ils font coutume d’honorer les pucelles, il donna, ce Janus, tout pouvoir à
Carna sur les gonds des portes. C’est elle notamment qui veille sur les
nouveau-nés que les nourrices laissent seuls, comme ce bébé emmaillotté
qui roupille paisiblement sur cette feuille, dans une autre gravure de la
série, et qui n’est autre qu’une nymphe à visage humain. Les gonds des
portes !, il fallait y penser ! : la musique des gonds, grincements !,
crissements sur les grains de terre du seuil !, craquements et rongements !,
musiques caniques et aspiratrices ! :
– ver incrusté, petite bête génératrice, ver sécateur de fibres
musculaires, ver grignoteur pas pressé travaillant en secret à sa véracité
(rappel : « Tu t’agitais toujours musicalement autour de moi »), ver de
terre : ver rouge nu comme un ver ; asticot.
Ver : « J’y apprends mon histoire future », ou bien encore : « On
reconnaît l’âge d’un cadavre à la foule qui s’en repaît. » Ver : fournisseur
(sous sa forme caterpillar) et consommateur (sous sa forme worm) de
matière première. Restif écrit : « La vie n’est ni un bien ni un mal : c’est
une modification absolument indifférente » (et nous sommes quasiment, là
aussi, en 1793). A juste titre (celui du matérialisme qui nous occupe) et
puisque c’est dans un appartement au 18 de la rue Henri-Barbusse que
j’élabore les pièces de ce dossier hostile, j’emprunterai ce qui suit à Henri
Barbusse, à son Enfer (là encore, etc.) :
« De petites mouches, les curtonèvres, hantent le corps quelques
instants avant la mort… Certaines émanations leur indiquent l’imminence
d’un événement qui va leur procurer avec une abondance débordante des
aliments pour leurs larves, et, lourdes d’œufs, elles s’acharnent déjà à
pondre dans les narines, dans la bouche et au coin des yeux.
» A peine la vie a-t-elle cessé que d’autres mouches affluent. Dès que le
pauvre souffle de corruption devient sensible, d’autres encore : la mouche
bleue, la mouche verte, dont le nom scientifique est Lucilia Cæsar, et la
grande mouche au thorax rayé de blanc et noir qu’on appelle grand
sarcophagien. La première génération de ces mouches accourues à l’affreux
signal peut former à elle seule dans le cadavre sept à huit générations qui se
prolongent et s’entassent pendant trois à six mois : “Chaque jour, dit
Mégnin, les larves de la mouche bleue augmentent de deux cents fois leur
poids”… C’est la saison des dermestes – insectes carnassiers qui produisent
des larves munies de longs poils – et de papillons : les aglossas. Les larves
des dermestes et les chenilles des aglossas présentent cette particularité
qu’elles peuvent vivre dans les matières grasses qui se moulent, comme du
suif, au fond des bières ; quelques-unes de ces matières cristalliseront et
luiront 1 comme des paillettes, plus tard, dans la poussière définitive.
» Voici maintenant la quatrième escouade. Elle accompagne la
fermentation caséique, et elle est composée : de mouches, les pyophilas, qui
donnent ses vers au fromage – vers reconnaissables aux sauts
caractéristiques qu’ils exécutent –, et de coléoptères, les corynètes.
» La fermentation ammoniacale, la liquéfaction noire des chairs, évoque
un cinquième envahissement : il y a là des mouches, les lonchéas, les
ophyras et les phoras, si nombreuses que, sur les cadavres exhumés au
cours de cette période, les débris noirâtres de leurs chrysalides apparaissent,
selon l’expression d’un médecin légiste, “comme de la chapelure sur les
jambonneaux”, et que des nuées de mouches s’échappent de la bière quand
il arrive qu’on la remonte et qu’on l’ouvre pendant cette phase. La
décomposition déliquescente noire est préférée aussi par des coléoptères :
les silphides, et les neuf espèces de nécrophores… Tout ce qui reste de
matière molle, de pâte organique farineuse et friable, et de savons
ammoniacaux, est dévoré par une autre espèce de bêtes : des acariens, ronds
et crochus, à peine visibles à l’œil nu. De quinze jours en quinze jours, leur
nombre décuple : au commencement il y en avait vingt ; au bout de deux
mois et demi, il y en a deux millions.
» Aux acariens succède une septième émigration. Ce sont des sortes de
mites, les aglossas, qui étaient déjà venues au moment de l’écoulement des
acides gras, puis avaient disparu. Celles-là rongent, scient, émiettent les
tissus parcheminés, les ligaments et tendons – transformés en une matière
dure, d’apparence résineuse – ainsi que les poils, les cheveux et les
étoffes…
» Enfin, au bout de trois ans, la dernière nuée de travailleurs. Que
dévorent-ils ceux-là ? Tout ce qui reste, tout, jusqu’aux débris des insectes
qui, à l’état larvaire, se sont succédé sur le cadavre. L’effaceur suprême est
un petit coléoptère noir dont le nom scientifique est Tenebrio obscurus.
» Après lui, il ne reste plus rien que, malgré lui, quelques débris de
débris autour des os blanchis et une petite masse compacte au fond de la
boîte crânienne. Cette sorte de terreau brun, granuleux, qui poudre la pierre
humaine et qu’on croirait être le dernier résidu des chairs, n’est même pas
cela. C’est l’accumulation des carapaces, des pupes, des chrysalides et des
excréments des dernières générations d’insectes dévorateurs. »

1. Après l’avoir oublié, ce ver-là, ce ver luisant (la femelle, exactement, du lampyre luisant, à
une lettre près là aussi de devenir vampire, actor mortis).

Diverses machineries, dont


des explications pourraient trouver
place ici

Petit a d’abord, parlotis divers, suggestions, grands gestes de bras à


propos du Relief de coin complexe de Tatline (« fer, aluminium et zinc ») de
1915, disparu depuis longtemps et sans doute détruit, tentative
révolutionnaire d’échapper à la quadrature muséale, à la square pièce, au
caveau et, du coup, assimilant la position, dans l’espace, de l’objet d’art à
un problème de carne : « Angle saillant d’une pierre, d’une table, d’un
volet, etc. », comme le dit Littré.
Petit b ensuite : Mâchis-coulis. Dans l’idée de l’opération du worm de
Blake, cette bouche du feu tombal occupée à mâchouiller le sac à cadavre, a
cadavra, ce s.a.c., peau de l’homme et sac entoilé dans lequel on fourre le
corps du soldat tué pour le rapatrier plus commodément, lieu ensaché, sac à
dos qui devra, en fin de frappe d’un chapitre, dégoutter du bec, calmement,
son coulis.
Petit c : suonatemi !, cri des mourants qui suaient, que j’ai connus. La
mort comme exagération sonore, donc appauvrissement musical, et pourtant
ils en voulaient encore, ils en redemandaient. Mozart à son père (9 juillet
1778) : « Vous savez que, dans ma vie (bien que je l’eusse souhaité), je
n’avais vu personne mourir… »
Petit d, au sortir du dur de la feuille, du lieu machinique dont on ne peut
jamais dire qu’on n’y mâche pas ses mots : la machine à écrire. Ordre,
passion, symétrie (du corps). L’écriture, le dos droit, une demi-raideur
envahissant par à-coups le pénis, l’esprit obsédé par la « sourdine » du
violon ou le « silencieux » du pistolet tandis que le martèlement par salves
évoque, jusqu’à un certain point, la possibilité de transposer du côté de la
musique (de la cacophonie) une parodie de rigor mortis. Petites verges
irritées terminées par des ongles plus ou moins dévorés, petits marteaux
frappeurs (à Toulon, il n’y a pas si longtemps, on se faisait ouvrir au bordel
en usant d’un « marteau » en forme de pénis), culbuteurs, culbutos, à bride
abattue, tournant des tribunes, saut de la rivière, phalanges au travail sur
l’Hermès 3 000 comme des pinces à linge sur un fil en plein vent, ou des
plots de verre s’écrasant sur la route, ou des mâchoires s’affaissant en fin de
course, précédant toujours d’un poil – c’est-à-dire ne le rattrapant jamais –
ce singulier symptôme de mort : un dégorgis odoriférant.

Blake :

« Quel main, quel œil immortels


pourraient cadrer ta terrible symétrie ?

Pound :

« Je ne sais comment l’humanité le supporte


avec un paradis peint à la fin
sans un paradis peint à la fin »

Encore le mois de mai 1793

A Lambeth donc, les Blake se sont installés dans une charmante petite
maison au 13 Hercules Buildings. Dans le voisinage immédiat (Lambeth est
au sud-est du Westminster Bridge) on trouve des lieux mal famés : le Flora
Tea Gardens, le Temple of Flora, le Apollo Gardens ; le Royal Asylum pour
les orphelins ; une salle qui servait aux réunions d’une secte qui, au dire du
Cabinet (publié à Norwich), « faisait commerce du déterrage des cadavres ;
ils tiraient des bougies de ceux qui étaient morts gras, et de l’alcali volatile
des ossements, et ils vendaient les débris de chair pour faire la pâtée pour
les chiens ».

*
« Comme Hercule réduit, durant qu’il était l’esclave d’Omphale, à filer
la laine au milieu des femmes, Blake ressentit à nouveau ce que dut
ressentir Samson au milieu des esclaves après qu’on lui eut coupé les
cheveux. » (David V. Erdman.)

Lambeth

A propos du jardin des Blake, et au moment de parler de la vigne vierge


qui en recouvrait une partie, formant ainsi tonnelle au-dessus d’un havre où
se tenait souvent le couple, une précision à apporter à propos de la chenille :
le caterpillar, chez Blake comme chez Shakespeare, est toujours un
« piller », un « pillager », un pillard, et l’ennemi en premier de la rose.
Cependant, dans la gravure qui nous occupe, c’est sur une feuille de chêne
que la chenille paraît appliquer sa mandibule, feuille de chêne assimilée par
les commentateurs à l’arbre druidique, à la religion originelle. Processus qui
s’inaugure donc par un staccato maxillaire dévorateur et qui se termine,
d’une façon terrible, au moment précis où, la vie dans le corps s’étant d’un
seul coup dégonflée, il y a effondrement du tonus et, partant, de la
mandibule qui, elle aussi décrochant, vient reposer presque à plat dans la
dépression sus-sternale.

Lambeth, à nouveau

Cette vigne vierge qui produisait des raisins plutôt minables, mais que
Blake avait toujours empêché qu’on taille, envahit assez souvent la page de
ses gravures. Ainsi, il arrive que, dans son besoin de symétrie, le graveur
déploie tout un attirail d’ondulation, de reptation, de vrillement, de perçage
(drill), toujours de gauche à droite (dans le sens de la lecture !) : le tracé
coupant de la gravure traite dans le même mouvement – et de la même
encre – la ligne de texte (le « ver[s] »), le tortillon final (quand le « ver »
n’est pas assez long) ou le tortillon intermédiaire (entre deux « ver[s] »
successifs) quand il a eu recours à une ligne de blanc. Et quand ce n’est pas
suffisant, Blake passe carrément du tortillon à la liane qui vient tire-
bouchonner dans la marge ascendante, ou – puisqu’il faut toujours en
revenir là – au « serpent ».
A la vrille (ce qui vient de la vie, ligne de versificateur, ver de vitalité)
correspond ainsi le serpent (à l’origine : le tentateur d’Ève. A la fin : ce
passeur de mort, puisqu’il lui est en effet reconnu ce rôle psychopompe).
Voir, là aussi, à foison, toutes les représentations du serpent dans
l’iconographie blakienne :
– Dans la gravure 16 des « Grilles du Paradis » : un lombric de la taille
d’un serpent et qui montrerait bien que la boucle est bouclée, du serpent
d’Ève (le cordon ombilical ?) au serpent qui entre dans les orifices du
cadavre et, en fait, le mobilise dans tous les aspects infernaux. Comme sur
ce tableau, aux dominantes bleues, Un couple d’amants (ou de cadavres,
selon les dénominations) et qui serait attribué le plus souvent à Grünewald,
qu’on peut voir au Musée de Strasbourg. Différents serpents, lézards et
grenouilles foisonnent sur les corps nus des deux amants morts et
représentés debout. Un serpent, surtout, est à moitié enfilé dans le vagin de
la femme. On sait que dans l’iconographie chrétienne le serpent luxurieux
est traditionnellement montré la gueule tétant soit le sexe de la femme, soit
ses mamelles, soit sa bouche. Ici, il semble avoir préféré s’en prendre, dans
un souci de véracité anatomique, à plus haut : à l’utérus, au (à la ?) womb.
– Dans le Léviathan ; le Livre de Job ; les illustrations pour Le Paradis
retrouvé ;
– dans le Laocoon ;
– dans les différents épisodes gravés de La Divine Comédie (« Buoso
Donati attaqué par le Serpent ») ;
– par le biais de mouvements spiralés ou tourbillonnesques qui
ressortissent au même symbolisme : ainsi de l’étrange Échelle de Jacob,
peinte en 1800 et qui rappelle si bien l’effarante illustration que fit Blake
pour les Méditations parmi les tombes de James Hervey, et de la célèbre
Rivière de vie.
– Dans America, où le serpent apparaît aussi bien comme une guirlande
décorative chevauchée par des enfants, que comme un animal méchant
sortant de sous les cuisses d’une femme (pour ne pas dire son derrière, tant
la planche est réaliste) pour faire peur à un enfant qui a les mains jointes ;
– etc.

*
Géza Róheim : « L’homme qui a un serpent à l’intérieur de lui le fait
sortir avec son doigt. »

Tissé avec soin

Dans Jérusalem, les filles de Los créent la chenille en même temps que
le vers à soie et l’araignée, « afin qu’ils se servent d’assistants dans leur
œuvre si cruelle de Pitié & de Compassion ».
Pour ceux qui douteraient encore que l’écriture ait quelque affaire avec
la mort, ou que la page composée (tirée sur la presse) de Blake ait quelque
chose en commun avec l’ouvrage (tissé avec soin) des trois invertébrés de
la mort, il suffit de jeter un coup d’œil à la planche dite des Toiles
d’insectes, dans Europe, chef-d’œuvre auquel Blake semble avoir
commencé de travailler en ce début d’été 1793.
10°

On comprendra que devant tout cela


Dieu soit assez muet
11°

For the Sexes

17 mai 1793 :
Le sexe ravit cette pensée.
C’est comme pour tout : « Il faut être gradué dans son passionnel »
(Fourier).
Ces philosophes déchantent : ce qui ne veut pas dire qu’une musique
qui leur serait parallèle s’éteint, ou s’éloigne : « Une planète est un corps
androgyne pourvu des deux sexes, et fonctionnant en masculin par les
copulations aromales de pôle Nord ; en féminin par les copulations
aromales de pôle Sud. C’est par les jets d’arômes que s’exercent toutes
leurs relations sexuelles » (idem).
Jugez-en plutôt :
On sépare fâcheusement depuis quelque temps les curés de leur tête 1 :
on la leur prend dans le panier qui est sous l’échafaud et on la leur met entre
les jambes pour qu’ils soient à nouveau ensemble – la teste et les
testicules – sous la terre.
Fi donc – enfin – de la loi salique qui disait : « Si quelqu’un a posé un
mort sur un autre, qu’il soit jugé coupable. »
Serpent froid se poussant du coude, bien au fond, dans le vagin et s’y
lovant – comme un chien, après avoir enterré son os, se met en rond dans sa
niche.

1. Voyez jusqu’à quoi le Père Duchesne pousse, lui, sa métaphore : « La tête du veto femelle
séparée de son foutre col de grue. »
12°

Quatre jours avant cette soirée au cours de laquelle, dans l’atelier de


Lambeth, Blake, assisté de son épouse, Catherine, procède au tirage des
planches de For the Children : The Gates of Paradise, tandis que leur arrive
du voisinage les flonflons et les rires des femmes qu’on pelote, à Paris (vers
quoi étaient tournés les yeux des amis progressistes des Blake, convives
habituels des dîners du libraire Johnson : William Godwin, ex-pasteur et
anarchiste, auteur des Recherches sur la justice politique et son influence
sur la vertu et le bonheur général ; sa femme, Mary Wollstonecraft, auteur
de la Revendication des droits de la femme et mère du futur auteur de
Frankenstein, Mary Shelley ; Thomas Payne, futur conventionnel et que
Blake préviendra à temps de son arrestation ; le chimiste Priestley, qui fera
partie de la Constituante, etc.), un certificat de résidence est délivré par la
Section des Piques à « François Aldonze (sic) Sade, homme de lettres et ci-
devant mestre de camp de cavalerie 1, âgé de cinquante et un ans, taille de
cinq pieds deux pouces, cheveux gris, visage rond et plein, front découvert,
yeux bleus, nez court, bouche moyenne, menton rond ».
Sept mois plus tard, légères variantes, sur le registre du greffe de la
maison d’arrêt des Madelonnettes : « Taille de cinq pieds deux pouces,
cheveux sourcils blond-gris, front haut et découvert, yeux bleu clair, nez
moyen, bouche petite, menton rond, visage ovale et plein. »
1. Dans ces temps troublés, avec le cheval, Fourier, lui aussi, aura quelque chose à voir :
arrêté à Lyon une première fois, puis à Besançon, il sera incorporé de force dans les
chasseurs à cheval, Armée de Rhin et Moselle, le 22 prairial an II. Restif, en novembre 93,
voit faire irruption chez lui un certain sans-culotte juge de paix au nom grave : il s’appelait
Hüe. Tout va bien…
13°

Mots Moteurs

(Scansion forte nécessaire, longue portée, donc crié plus fort :)

MOTS, MOTEURS !

Par ordre alphabétique de noms d’auteurs :

WILLIAM BLAKE (1757-1827) : Issacar, Europe, Abel, Enitharmon,


Beulah, Zoas, Révolution française, Urizen, Los, Milton, Sexes, Jérusalem,
Œuf cosmique, Léviathan, Stonehenge, Thel, Les Amants à l’Intérieur du
Cœur du Lys, Swedenborg, Ezra, Golgonooza, Amérique, Les Reins (Head
& Heart & Reins), Newton, Hécate, Il n’y a pas de Religion Naturelle, Vala,
Albion, La Divine Comédie, Jour de bonheur, etc.

CHARLES FOURIER (1772-1837) : Société, Harmonie, Prostituées,


Climats, Le Nouveau Monde Amoureux, Pivotal, Destinées, Vestels et
Vestales, Bourse, Ouverture d’Opéra, L’Unité universelle, Arômes,
Ambules, Cislégomènes, Ailerons, Sapphisme, anti-Crocodiles ou
Coopérateurs de rivière, Omnigynes, Hauts-Cornettes, S’ouvrir dans la
carrière de la cochonnerie un vaste champ de gloire industrielle et de
philanthropie unitaire, Honneur, Manie matérielle, Phalange, Ambigu
inverse, Priapisme, Galilée, Chenille, etc.

JACQUES HÉBERT (1757-1794) : Foutant, Petits Scribes, Denrées, Foutre,


Souilleur de Sang, Banqueroutiers, Capet, Foutre, Capon, Colas,
République, Bras, Carnage, Apôtre, Foutre, Asile, Assemblée, Sans-
Culotterie, Pain, Traîtres, Idole du Jour, Foutre, Rira Bien qui Rira le
Dernier, Banquiers, Terreur, Foutre-queue, Vite donc et plus Vite que Cela,
Comité, Convention, Commissaire, Condamnés, Le Limon Impur qui se
Mêle aux Torrents des Révolutions, etc.

NICOLAS RESTIF (1734-1806) : Montencon, Poilsoyeux, Garces


engarcées, Quillenpoche, Sacrebougre, Vitnègre, Brideconin, Cordaboyau,
Brisemotte, Connète, Fysitère, Rosemauve, Traitdamour, Bougre-à-queue,
Croupion, Con Convulsivant, Conquette en Levrette, L’Enculeur, Le
Basané, Adélaïde Hochepine, Vitsucète, Piocheur-Père & Piocheur-Fils,
Hâh mon âme va sortir par le trou qu’il me fait, Piochencul le Vieux,
Hausse Hausse que j’Entre !, etc.

DONATIEN-ALPHONSE-FRANÇOIS DE SADE (1740-1814) : Michette,


Cupidon, Ganymède, Curval, Durcet, Dolmancé, Olympe, Foutre-dieu,
Céladon, Zéphyre, Oui Mon Toutou oui Mon Poulet, Dubois, C’est Mon
Sort il faut le Remplir, Tout s’Assemble, La Martaine, le Duc L’Évêque Le
Président, Pour te Mieux Pénétrer de ma Profonde Horreur, Giton et
Rosette, Au Poste ! Au Poste !, Justine et Juliette, Omphale, Fouteurs et
Sodomites, En Vérité c’est Délicieux, Noirceuil, La Durand, La Delmonce,
Saint-Fond, Saint-Florent, Dolmus, Saint-Clair, Moldane, Nicette, Un Mot
sur le Néant de la Reconnaissance, Delbène, Encore un effort, etc.
14°

Travaille, graveur : le rouge


est mis !

« … Une espèce de gravure en relief à la fois du texte et du dessin. Les


vers formaient le texte, et les dessins une décoration marginale qu’il
esquissait sur le cuivre avec un liquide inattaquable par les acides. Puis
toutes les parties blanches étaient creusées par de l’eau forte ou un autre
acide, de sorte que texte et dessins restaient en relief, comme stéréotypés. Il
se servait de ces plaques pour imprimer des pages en n’importe quelle
couleur : jaune, brun, bleu, suivant l’impression générale qu’il voulait
donner à son dessin. Le texte était le plus souvent en rouge. Puis la page
tout entière était coloriée à la main, de façon à imiter le plus possible le
dessin original, avec plus ou moins de variétés de détails dans les diverses
teintes » (Gilchrist).
15°

Je veux ! Je veux !

Il est probable que la première intention de Blake en gravant la série des


emblèmes de The Gates of Paradise (17 mai 1793) était de répondre à une
caricature que Gillray venait de publier, au tout début de l’année, sous le
titre : The Straight Gate or the Way to the Patriot’s Paradise et qui
stigmatisait les aberrants efforts des révolutionnaires français pour atteindre
la lune avec pour seul moyen un escabeau.
Premier temps de la « réponse » de Blake : transformer l’escabeau en
échelle, et cela va de soi, assez longue pour atteindre la lune.
Deuxième temps : il n’y a pas d’enseignement politique sans
enseignement des enfants. La série politique gravée s’appellera donc : Pour
les enfants : les grilles du paradis.
Troisième temps : il n’y a pas d’enseignement politique neuf sans accès,
normal pour tous, à la connaissance et à la pratique de la sexualité.
Revendications immédiates et préliminaires à tout discours politique :
l’émancipation des femmes, l’égalité de fait entre les hommes et les
femmes, la libre pratique de la sexualité pour tous. Mary Wollstonecraft y
est sans doute pour quelque chose – Blake ayant illustré certains de ses
livres, les Histoires originales, les Éléments de moralité – qui fut sans
doute, à un moment donné de l’année 1792, rien que pour quelques jours, la
maîtresse de Füssli. D’où, plus tard, le titre définitif et les ajouts (page de
titre et poèmes) : Pour les sexes : les grilles du paradis.
Blake : « Dans Beulah, la femme offre par le bas son splendide
Tabernacle, dans lequel pénètre l’homme, d’une démarche magnifique,
encadré par ses Chérubins, et pour ne plus faire qu’un avec Elle. »
16°

Thomas Butts

Dans le jardin de la maison de Lambeth, un jour de ce même printemps


1793, Thomas Butts (ami et défenseur du couple, mécène sans le savoir
vraiment, et collectionneur numéro un de celui que Wordsworth appelait
« le fou » – puisque à lui seul il aurait détenu, en fin de compte, près de dix
livres différents parmi ceux que Blake avait composés, gravés et tirés lui-
même, avant d’en faire coudre ensemble les pages par Catherine, plus
d’innombrables dessins et aquarelles « qu’il ne savait où mettre »),
survenant inopinément, surprit, à l’ombre de cette vigne dont il a déjà été
parlé, les époux Blake tout nus et conversant entre eux d’une voix forte.
« Entrez donc, s’écria Blake, nous ne sommes jamais qu’Adam et
Ève. »
Le couple, en effet, récitait des passages du Paradis perdu, « en tenue »,
leur jardin de banlieusards faisant office d’Éden.
Quelques années plus tard, depuis le cottage de Felpham, au bord de la
mer, Blake écrivit à Butts en l’appelant « Cher Ami de Mes Anges ». Butts
répondit : « Je n’arrive pas à savoir sur le moment si je dois me considérer
honoré ou non par le Titre que vous m’avez si généreusement octroyé. Vous
ne pouvez imaginer les difficultés qui n’ont cessé de m’assaillir
m’empêchant ainsi de savoir si vos Anges sont noirs, blancs ou gris. »
17°

Juillet 1793, à Paris

Sade et un certain Artaud, en tant que secrétaires de l’Assemblée


générale permanente de la Section des Piques, envoient une délégation, qui
comprendra entre autres un certain Bataille, inspecter les conditions
d’hygiène de l’Hôtel-Dieu 1.
Quelques semaines plus tard, on guillotine Girouard, l’imprimeur-
éditeur de Justine, qui avait ses presses au numéro 47 de la rue du Bout-du-
Monde.

Blake : « Les organes génitaux sont la Beauté » (Le Mariage du ciel et


de l’enfer).

1. Gloire à Restif et à ses gonocoques !, et paix aux « soigneurs » qui s’escrimèrent en vain à
l’en débarrasser, les chirurgiens Lacan et Chaupisse (voyez ses biographes, je n’invente
rien !).
18°

Blake

« Il me faut Créer un Système ou Je ne serai que l’esclave de celui d’un


autre Homme.
Je ne raisonnerai ni ne Comparerai : mon affaire à moi est de Créer. »
19°

Jugements derniers

En faisant, sur ses gonds donc (et, encore !, encore !, cette plume
ramonant dans la rouille écrite, etc.), tourner ce siècle, ce que Blake
fondamentalement inaugure, c’est, aux yeux de ces tristes sires métreurs de
poètes romantiques (Hölderlin, je le souligne, compris) : le remplacement
de tous les dieux par tous les dieux, leur satanisation réciproque ; qu’ils ont
aussi bien les pieds posés sur la tête d’autres dieux (comme, lorsqu’on
procède à un forage : des couches de galets et de sable alternées) ou les
jambes entortillées dans des anneaux de serpents convulsivants, quand ils
ne sont pas pendus la tête en bas à faire semblant de contempler l’univers !
qu’ils sont la plupart du temps occupés à leurs orgasmes ou à leurs colères
(ce qui, entre parenthèses, au temps de Blake, avait à peu près le même
sens), à quoi nous pouvons, tout aussi bien qu’eux, passer notre temps. En
bref, dans quelque élément qu’ils se déplacent, fendant l’air comme les
papillons pourprés de Jérusalem ou bien se regardant droit au fond des yeux
pendant un bain de rivière, comme dans Tiriel, ou faisant du patin à glace à
tire-d’aile sur les nuées d’Europe, qu’on pourrait, avec les dieux blakiens –
et nonobstant Fourier, et ce que dira plus tard de lui Engels – se livrer, en
passant, au jeu des familles ! Passe-temps donc pour l’homme : en cela, et
en cela seulement, on peut les assimiler à ce qu’on appelle tantôt réussite,
tantôt patience. Ensuite, puisqu’il n’y a ni Providence ni prééminence en
matière de vie et que tourbillons, vents tempétueux, autels, fleuves de vie,
murs à créneaux, abysses, enterrements et visions ne font qu’un, de même
que l’homme et la femme sont mêmes émanations se mouvant ensemble,
toute règle de vie passe forcément par la reconnaissance instantanée et
totale de l’égalité des sexes, de leur égalité de naissance et de
comportement, de leur égalité de statut et de fonction. Là aussi, le jeu de la
réussite prévaut : toute vision, c’est-à-dire toute page tirée voit le jour, le
prend, à travers une irrésistible et puissante contemplation du sexe ouvert
de la femme – lieu où, par excellence, s’opère le tortillement optimum des
extrêmes : la cheville (le caterpillar copulation, le caterpillar imago) et le
ver (le lombric, le worm qui tire sa pitance de l’ultime résidu humain).
Vulve donc, et vagin : lieu commun des opéras gravés par Blake.
Lieu insignifiant prétexte à homophonies : womb (matrice, giron,
utérus) et tomb (tombe).
Lieu récapitulatif, lieu glossaire (auquel s’applique, chez tout
amoureux, la langue).
Lieu de captivité pénienne, de rétention, d’irritations diverses. Lieu
aussi d’écoulements ou de noyades : texte rouge, ne l’oublions pas, d’un
vocabulaire des règles qui va d’époques en lunes, et d’affaires en
ragnagnas.
Lieu mâcheur (teint, quelquefois, de papier mâché, des nymphes ou, si
l’on préfère décidément, des petites lèvres, ce qui en dit long sur ce qui tient
si fort la bouche à la vulve, et sur leur occupation à toutes deux de l’espace
et des points cardinaux, puisque l’une se fend horizontalement et l’autre ne
s’entrouve que verticalement).
Lieu coinceur et, pour un peu, si l’on en croit Les Mille et Une Nuits,
« glousseur ».
Lieu de panoplie chrétienne mais où l’Église a effacé toute trace de ce
qui nous permettrait de remonter aux sources. Ainsi de cette figure centrale
des tympans d’églises qu’on appelle tantôt « gloire en amande », tantôt
« mandorle » (de l’italien mandorla, amande) et où le commun des mortels
a pris l’habitude de ne plus voir que des « triomphes » de saints ou de Jésus
divers, quand cette « gloire » n’est qu’une vulve entrouverte, bâillant certes
– mais de quel feu – sa gloire, sa fécondité, exhalant non pas « une pluie de
bienfaits » mais son parfum utile, et travaillant, en profondeur, à ce que l’on
sait. Mandorle à laquelle Blake, chaque fois que c’était nécessaire, a rendu
son emploi normal : ainsi dans ses représentations de Béatrice pour les
illustrations qu’il fit pour La Divine Comédie, pendant ses trois dernières
années de vie. Béatrice, toujours accaparée, gelée à distance de Dante, par
cette hurlante et rouge bouche à feu. Laquelle bouche nous remet en
mémoire (c’était prévu) cet autre puits 1 (j’achetais autrefois, derrière Notre-
Dame-de-Lorette, de ces gâteaux « divins ! » qu’on appelle puits d’amour)
dans lequel Dante manquait d’être précipité et dans lequel un pape, et
simoniaque encore !, voulait l’attirer. Juste appréciation donc de Blake
quant à ce symbolique, juste retour du « caché divin » au cachet.

Autre morceau de panoplie – qui en vaut la peine : le « jugement


dernier », figure en général symétrique (ce qui donne plus d’authenticité à
la démonstration et permet les enjolivements qu’un certain curé a toujours
impliqués dans l’idée de poésie), lieu d’aboutissement de l’opacification
maximum que le pouvoir de l’Église a su se ménager, lieu qu’elle dit
d’« éclairement », de « jouissance », de « solution », en somme (comme les
dernières pages d’un Mickey Spillane où l’on saura enfin, sur les uns et les
autres, à quoi s’en tenir). Sorte de grande salle de musée à laquelle Blake
surimpose son obsession en même temps que sa méditation et où
l’architecture d’église, comme si de rien n’était, trahit le calque que, sur
elle, le graveur fait jouer ; comme le photographe occupé, dans le noir, à
faire apparaître quelque chose comme s’il y allait chaque fois d’un miracle,
alors qu’il sait exactement à quoi s’attendre (en somme, ce qu’on a sous le
nez…) : architecture tuante (parce qu’elle institue, du dieu d’église, le
contraire expulsif, soufflant), partagée dans le milieu par cette raie, qu’on
distingue surtout chez les brunes, séparant ces deux plages de poils noirs
qu’on dit pubiens quand ils sont surtout du sexe, et qui sont comme les deux
élytres d’un hanneton, les deux pièces de sa défense, son vantail piquant ;
raie qui si on l’écarte (terrifiante symétrie, qu’on ne l’oublie pas !) donne
alors à ce « jugement dernier » son seul sens de combat possible, ses seules
données de marelle permises : une montée au ciel, pour la partie supérieure,
qui va du juste milieu (l’entrée du vagin) à la joie divine, à son trône de
bénédiction (le clitoris distributeur d’orgasmes) ; une descente à l’Enfer,
pour la partie inférieure, qui tombant du milieu des petites lèvres (le Greffe
en somme), dégringole le long d’un périnée maussade (le Purgatoire, bien
sûr, l’endroit où l’on n’est ni dans l’un, ni dans l’autre !) pour échouer (lieu
d’anéantissement des sodomites), dans la goule crépitante de l’ampoule
anale, Enfer et Damnation, Jugement rendu ainsi, hommage rendu ainsi à ce
qu’à l’évidence Blake voulait comme explicite, et que, par cette glu
débectante qui s’attache aux poètes, en général sous le forme du procès
intempestif et sournois qu’ils font à l’écriture, la postérité (action de
montrer toujours l’envers des choses), récuse.

1. Du latin puteus, « puits », qui donnera aussi « putain ».


20°

« On ne jouit que dans un brouhaha


éternel »
(Sören Kierkegaard.)
DERNIER POÈME
DE LA POÉSIE

Les Cantos d’Ezra Pound


C’est en 1915 qu’Ezra Pound entreprend d’écrire les Cantos. Les
premiers seront publiés en 1917 dans la revue Poetry, mais ils seront
remaniés plus tard. Un premier choix important de Cantos paraîtra à Paris,
en 1925, chez Three Mountains Press. A Draft of XXX Cantos, publié en
1930, marque en fait le début de la publication, en volumes définitifs, de
l’ensemble, dont la rédaction sera abandonnée en 1961, un an après la
publication de Thrones, qui regroupait les Cantos (dénommés Cantares
pour ce volume) XCVI à CIX. Des fragments seront publiés plus tard, les
« premiers jets » qui couvriront les Cantos CX à CXVII (en 1969). Entre-
temps, on aura vu la publication de Eleven New Cantos (1934), de The Fifth
Decade of Cantos XLII-LI (en 1937), des Cantos LII-LXXI (en 1940), des
Pisan Cantos LXXIV-LXXXIV (en 1948), de Rock-Drill LXXXV-XCV (en
1955), et enfin de Thrones. C’est l’ordre qui a toujours prévalu dans les
publications des Cantos, une façon pratique de se référer à une simple
chronologie éditoriale. Cela dit, on a aussi pris l’habitude de procéder à une
autre sorte de découpe, qualifiant certains Cantos de « jeffersoniens » ou du
Nouveau Monde, les suivants de Cantos siennois ou des Réformes
léopoldines (ce sont les Cantos toscans, qui traitent des réformes apportées
au gouvernement de la Toscane à la fin du XVIIIe siècle, par Léopold II,
empereur d’Allemagne et grand-duc de Toscane), puis, juste avant les
Cantos pisans, on aura les Cantos chinois dits « dynastiques », suivis de
ceux de John Adams.
Ce flot de textes, de références à des hommes ou à des événements, de
longs développements sur des considérations économiques ou dynastiques
(en 1934, dans Make It New, Pound disait : « Une épopée, c’est un poème
qui inclut l’histoire. Personne ne peut comprendre l’histoire à moins qu’il
n’ait d’abord compris ce que c’est que l’économie »), ces échappées
magnifiques sur les mythes et les récits historiques résistent fortement à
toute tentative d’ordre. C’est un courant symphonique incessant : le
dispositif est avant tout celui que lui impose le flux mental des images et
des obsessions de Pound. C’est la langue en action, d’un seul homme. La
polyphonie universelle, par sa seule voix.
En 1929, Pound montra à Yeats les photos d’une œuvre de Cosme Tura
avec des ajouts de Del Cossa : la grande fresque du palais Schifanoia de
Ferrare faite de trois compartiments et mentionnée dans les Cantos LXXVII
et LXXIX. En haut, les triomphes de l’amour et de la chasteté ; au milieu,
les signes du zodiaque ; en dessous, les rites des saisons, l’un des thèmes
favoris de Tura. Pound expliqua à Yeats que, dans les Cantos, les triomphes
seraient remplacés par des séries de personnalités, fondateurs importants ou
chefs de file, innovateurs ou grands libéraux (Confucius, Malatesta,
Mussolini, John Adams, Thomas Jefferson, par exemple) ; les signes du
zodiaque seraient remplacés par les données élémentaires propres à
l’épopée, c’est-à-dire essentiellement les mythes (la descente aux Enfers,
les mythes homériques, les métamorphoses – propres aux écrits d’Ovide,
mais pas seulement) ; quant au compartiment des rites saisonniers, y
prendraient place tous les rituels modernes, tels que les civilisations les
mettent périodiquement en œuvre : guerres, mouvements financiers,
éléments de la vie politique ou artistique.
Le déroulement des Cantos n’obéira jamais au besoin de se référer à un
grand poème ancien. Ni Homère ni Dante ne seront les modèles de Pound.
La symbolique, ni le récitatif. L’ésotérisme non plus. Le schéma est avant
tout visuel, selon un déploiement de couleurs, et de sons issus des couleurs :
comme une musique vue, une tentative prométhéenne de trouver la forme
générale qui ferait exister non pas tant une pensée d’ensemble (Dante)
qu’un tempo vivant qui nouerait ensemble les hommes et les civilisations.
Si exister, c’est avant tout développer une forme, alors il doit être dit que les
Cantos, à ce titre uniquement, constituent le dernier poème de la poésie,
parce que seuls les Cantos sont toute la poésie, et rien qu’elle.
Trois portraits
Requis par une nouvelle consultation de l’imagerie poundienne, sans
doute délibérée et plus rapide qu’autrefois (mais sûrement moins aiguë que
lors de notre première rencontre au début des années soixante, lorsque je
l’entrevis dans cette entrée d’appartement parisien, affalé lourdement sur
une simple chaise, marmonnant de façon inaudible, un peu intimidé, un peu
ennuyé) je tente de dresser une série de trois « manières » de portraits –
comme s’il m’était devenu enfin possible de ne voir ici qu’une
conversation avec les images enfouies en moi depuis une vingtaine
d’années. Trois « manières », en effet : trois points de vue, trois regards,
façons de m’assurer surtout qu’amené à consulter le texte par la suite je
saurai chaque fois comment Pound nous regarde faire et comme nous
l’imaginons dans cette grandiose exaction littéraire que constituent les
Cantos.
D’abord, il y a cette photo du vieil homme, image solennelle, figée, de
face (les photos de Horst Tappe par exemple). Le grand corps maigre est
enfoncé dans le fauteuil, les deux mains effilées allongées sur les
accoudoirs de rotin. Quand Pound fixe l’appareil et paraît se perdre en
conjectures sur notre propre regard, frémissant de devoir rester si immobile,
retenant sans doute sa respiration, c’est une image dure qui nous est
restituée. Carrée et frontale. Rien n’échappe, ni à lui ni à nous, entre nous
tous. C’est l’image prédominante pendant toute la lecture des Cantos, qui
dévalue d’avance tout examen non lyrique de son œuvre, toute intention qui
serait hors du flux musical continu. Cette photo dit que rien n’avait été
arrêté, de cette œuvre vouée à l’universalité de la mélopéia. C’est la loi des
propriétés musicales.
Ensuite, bien sûr, nous pouvons concevoir qu’Avedon ait fait cette
remarquable suite de portraits photographiques d’un Ezra Pound dressé sur
ses talons, torse nu, débraillé, la bouche ouverte et les yeux fermés, hurlant
sans doute les vers consacrés à l’usure (« With Usura/With usura hath no
man a house of good stone… »). Image de l’homme debout, de trois quarts,
animé de proférations redoutables, image du « prédicateur », assez
powysienne en somme. C’est la Force dictant ses certitudes, la force seule
d’un homme seul, après le long isolement à St. Elizabeth’s Hospital, et à
peine resurgi de l’autre côté de l’opprobre. On entend la phanopéia,
projetant les images du monde dans la voix de gorge violente de Pound, mi-
roucoulante, mi-rocailleuse, il a la voix que devait avoir le Colleoni, dressé
encore sur son socle de pierre à Venise, au milieu de la place et face à
l’hôpital qui flanque l’église des SS. Giovanni e Paolo, où la dépouille
mortelle de Pound sera exposée le 1er novembre 1972. La voix que j’entends
encore sur un disque que m’avait fait parvenir Vanni Scheiwiller.
Dans les derniers temps de sa vie, on aura vu beaucoup de photos, en
général d’artistes italiens, montrant Pound marchant sans fin dans le lacis
des ruelles vénitiennes, ou sur les Zattere, souvent du côté de San Trovaso,
là où se trouve la fabrique de gondoles, ou bien encore dans les rues hautes
de Rapallo, ou aussi à Sant’ Ambrogio, sa résidence d’été. Toujours
l’homme est incliné sur sa canne, une cape autour des épaules, un large
chapeau noir sur la tête. Il marche vite, voyageur impénitent : c’est l’infinie
déambulation de la logopéia, « la danse de l’intellect parmi les mots », la
fourmi de l’Occident, l’ego scriptor qui n’en finira jamais.

Les images annoncent d’une manière ou d’une autre le long roulage des
éléments constitutifs de l’œuvre. Blocage ferme, sur des bases métriques
classiques, des premiers Cantos : allusions claires, chant direct. Puis
l’image se dresse, la musique s’enfle, il y a des passages péremptoires, des
« adresses » au public ; les citations, les références historiques tombent en
drapés magnifiques enchaînant les images visuelles ; la métaphorisation
s’accélère, une longue et lourde nappe lyrique se déroule ; enfin l’horizon, à
force d’être reculé, s’estompe, les images s’éparpillent. Mais ce n’est pas
que l’œuvre ralentit, au contraire, c’est que son champ d’activité s’est tant
multiplié que les distances ont grandi, la mémoire remonte de plus en plus
loin, les lois harmoniques subissent l’étirement, la musique franchit les
collines pour des spectateurs de plus en plus dispersés dans le paysage.
Alors, comme chez d’autres la pointe ne se sépare plus du couteau, chez
Pound le courant ne peut plus se distinguer de chaque vague.

Le mont Taishan
La Chine des word pictures explique, pour une large part, l’intelligence
appliquée au chant général des Cantos. La grande idée, c’est la référence à
la civilisation chinoise. A l’époque où Pound s’initie à ce qu’il appellera la
« méthode idéo-grammatique », rien n’est plus contraire à l’évolution de la
poésie occidentale, au frontispice épique que lui imposent alors les
écrivains de la langue anglaise qui ne connaissent qu’une séduction, qu’une
obligation : une sorte de large déportation, de « voyage », des vieilles
données poétiques soit vers l’enfouissement national (Yeats), soit vers
l’exploration des rythmes nouveaux (Eliot amène la langue triviale au
contact de la plus grande sophistication métrique), soit vers une langue plus
vaste chez les artistes américains, un espace ouvert de vent immense, de
terres vierges où on dirait que la langue nouvelle fuit l’épaississement et
court librement l’horizon, libérant les formes anciennes. Charles Ives sort
tout droit de Whitman, et Hart Crane, dans une poésie presque académique,
sera aussi américain et révolutionnaire que Lewis Hine, qui, dès le début du
siècle, photographie non seulement le monde ouvrier mais, dans les familles
de ses « sujets », les bulletins de travail et les certificats de naissance. Bref,
le renouveau des formes, complexe, frénétique, fait saillie au sein de divers
mouvements dont le meilleur semble faire droit avant tout à une expulsion
libératrice d’idées, à une fermentation sur place qui pousse tout un chacun à
un effort englobant, à une poussée vers un « nouveau monde » de l’image
littéraire : un maximum d’expression, une mise en gloire, en fait, du tout-
est-possible. Pound, lui, va vers l’est, suivant un chemin étrange : de
l’Idaho au Languedoc, de la Toscane à Venise, et, de la côte du plus fort
négoce, son esprit va jusqu’en Chine, symbolisée dans les Cantos pisans
par le mont Taishan.
C’est à Fenollosa, et à son essai sur le caractère écrit chinois, que Pound
emprunte cette espèce de liturgie épigraphique qui sera l’une des
dominantes des Cantos. Il publie lui-même l’essai de Fenollosa, sous le titre
The Chinese Written Character as a Medium for Poetry, en 1920, dans
Instigations. Les caractères écrits chinois procèdent dans le sens d’une
agglutination du dessin initial, toute nouvelle pensée étant d’abord nouvelle
image, et cette nouvelle image étant le fruit de la surimpression, dessin sur
dessin, de deux ou de plusieurs idéogrammes précédents, de deux ou de
plusieurs word pictures précédents. Le nouvel idéogramme devient à son
tour un tout, une unité prévalant comme telle, une pensée plus complète,
plus affinée, un dessin plus éclatant de pensée. Ce qui séduisait le plus
Pound, c’est évidemment la richesse d’association toute nouvelle que ce
procédé de conception de la poésie permettait dans la langue anglaise. De
même que les Chinois pouvaient, dans l’évidence d’un seul tracé nouveau,
mettre au jour de nouvelles morphologies mentales, de même Pound voit là
un nouveau médium artistique d’une souplesse et d’une évidence
croissantes. Dans les vers chinois, les objets apparemment les plus
disparates peuvent ainsi se retrouver dans des séries parallèles, au sein
d’une même description, « où les transitions d’une pensée à l’autre ont lieu
avec la stupéfiante rapidité, la stupéfiante irrégularité d’un rêve » (C. David
Heymann). Concluons, comme Cristine Brooke-Rose : « Pour Pound,
l’idéogramme est un ensemble d’éléments concrets juxtaposés, qui eux-
mêmes produisent toute une polysémie complexe, formant une glose au
texte plutôt qu’une décoration, et contribuant ainsi à la synthèse ambitieuse,
déroutante, de l’Occident et de l’Orient, de la Chine ancienne et de
l’Amérique au temps de John Adams, de l’Europe antique et du monde
moderne. »
Le mont Taishan constitue un leitmotiv constant dans les Cantos pisans.
En 1945, Pound, fait prisonnier sous l’inculpation de haute trahison par
l’armée américaine, est détenu, courant mai, dans le Disciplinary Training
Center (le fameux DTC) de Pise. Le camp, qui regroupera près de trois
mille cinq cents prisonniers américains, déserteurs, violeurs, assassins, dont
beaucoup attendent leur exécution, est situé le long de la route qui va de
Pise à Viareggio. Pound est placé dans la dernière cage d’une série de dix,
toutes réservées à des condamnés à mort. Chaque cage est ouverte à tous les
vents, faite seulement d’épais grillages de fer empruntés au tarmac des
aéroports militaires. Tout ce que voit Pound se résume à deux choses : la
voie Aurélienne qui longe le camp et, par beau temps, les premières cimes
des Alpes apuanes. Et puis, les insectes, les oiseaux, les autres prisonniers
américains, les soldats qui les gardent. Au bout de quelques semaines, on
lui fournit une tente, puis, son état de santé empirant, on le transfère dans
une grande tente de l’armée, on lui fournit une table et une machine à
écrire. Chaque jour, alors, de mai à octobre, Pound compose les Cantos
pisans, « comme s’il devait être fusillé le lendemain ». Il fait passer à sa
fille Mary, par l’intermédiaire d’Olga Rudge, un premier paquet de poèmes
pour qu’elle le mette au net. Les pages tapées sont alors retournées à Pound
qui peut les corriger et les augmenter. L’émotion afflue, le souvenir, les
bribes de conversations ou de lectures. Mais surtout l’immense paysage
imaginaire de mots et de sons, de civilisations et de littératures est dominé,
comme si c’était vraiment ce qu’il avait sous les yeux, par le mont Taishan
lui-même.
Le mont Taishan est le plus haut sommet de la Chine orientale. Il est
situé dans la province de Shandong. C’est une montagne sacrée, mais pas
seulement : la montagne est considérée comme une divinité vivante, comme
une personne, et traitée, vénérée comme telle. Source de mythes, de
croyances, elle n’a cessé, depuis des millénaires, d’être le symbole de la foi
chinoise. Mais surtout cette montagne, d’à peine 1 500 mètres, est
considérée comme une personne aussi importante que l’empereur, et tous
deux sont investis des mêmes prérogatives, des mêmes personnalités, des
mêmes attributions. On n’a cessé d’y planter des stèles, d’y creuser des
fondations, d’y dresser des autels, des portiques, des temples, d’y élever
même aujourd’hui des guinguettes pour les pèlerins et des hôtels pour les
touristes : le mont Taishan est une immense écritoire et un grand atelier
épigraphique. Le langage du Taishan est si fortement installé dans la foi
chinoise que son seul nom a pu être transféré – une métonymie qui aurait
voyagé vraiment – en d’autres lieux, sur d’autres monuments : la montagne
est devenue un dieu, c’est-à-dire un nom, un emblème, donc un
idéogramme, et ce word picture s’est mis à voyager, on a donné son nom à
d’autres temples un peu partout à travers la Chine : on peut prier Taishan
partout ailleurs.
Certaines inscriptions votives sur le Taishan ont même été enterrées.
Ainsi, sur le sommet de la montagne, à l’ouest du temple appelé « Porte
céleste du Sud », on peut voir une pierre portant un texte de Du Ren jie,
poète et homme d’État sous les Yuan. Il y dit notamment l’indignation que
lui inspirait la société de son temps. La stèle avait été enterrée sous
Qianlong et redécouverte par hasard en 1956. Deux ans, exactement, avant
qu’Ezra Pound ne soit libéré définitivement de son long séjour au St.
Elizabeth’s Hospital où il avait été contraint à un internement psychiatrique
en décembre 1945.
Sagetrieb
A plusieurs reprises, il arrive à Pound de forger d’étranges mots, à
l’opposé de l’utilisation bien connue des séries de signifiants simples –
idéogrammes, notes de musique, pictogrammes, hiéroglyphes, dessins de
cartes à jouer –, des mots qui ne viennent dans le texte que pour leur seul
sens, et dans leur sens innocent. Ainsi ce mot, Sagetrieb, qui sonnerait
comme un barbare néologisme s’il n’était d’abord si approximatif, et dont
je signalerai deux emplacements. D’abord dans le Canto LXXXIX :
Puis, quelques pages plus loin, dans le Canto XC :

Il s’agit évidemment des « mots de la tribu » (Mallarmé), placés comme


une invocation lyrique, un emblème, une prière au mur, injonction qui est à
l’origine même de l’entreprise poétique de Pound, depuis l’époque de
l’Imagisme et l’intérêt qu’il avait porté si tôt à la nécessité de recourir au
mot juste. Sagetrieb, sorte d’agglutination de contenus et de sons
approximatifs, où l’on peut entendre de l’allemand, bien sûr, mais aussi
divers ajustements phonétiques français ou anglo-saxons. Simplement,
Pound signale une citation déjà employée dans les Cantos, mais il la
transforme ici en un « paquet sonore » extérieur, dans sa langue, aux deux
contextes cités, mais parfaitement intérieur, dans sa fonction, aux deux
développements, d’ailleurs équivalents, dans les deux Cantos en question.
La « tradition orale » vaut la « proportion », qui vaut le « mot juste » :
Sagetrieb est là comme un exposant de langue au sein d’un exposé lyrique,
dominant tout, gouvernant le déroulement des idées comme le flux musical
du chant. C’est sous l’égide de Sagetrieb que Pound désigne l’emplacement
de l’harmonie souveraine, dont toute l’entreprise des Cantos ne fait que
raconter la quête obstinée : à mi-chemin du trivial (« the bottle of urine »
qui singe le « ho ho ho, a bottle of rhum » de la chanson) et du sublime
(Poitiers, rencontre et heurt des civilisations, voyages des troubadours, la
« romanité » qui avait attiré Pound en Europe la première fois) ; à mi-
chemin du parlé (presque de la « sous-conversation ») et de l’écrit
littéraire ; à mi-chemin, de l’art et de l’économie (la finance doit obéir aux
mêmes lois que l’architecture) : la proportion juste, dans la recherche de
l’équilibre architectural, rejoint le combat pour le mot juste, le respect de la
langue, qui, selon Pound, est le fondement même de toute société politique,
et donc de son économie. Programme minutieux, sur lequel Pound ne
cessera jamais de revenir, et qu’il peut ainsi, si magistralement, mettre en
exergue, comme un corps étranger (dans une langue qui n’existe pas
vraiment, mais qui sonne comme étrangère, et justement comme de
l’allemand, langue qui revient rarement dans les Cantos) au milieu de sa
lente mélopée.

« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu. »


(Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe.)

Periplum
Bien sûr l’imaginaire voyage. Il est avant tout l’occasion du retour des
grandes imageries proposées par les voyageurs de l’Antiquité, par ceux
qu’ont chantés les poètes, par les négociants génois ou vénitiens, par les
voyageurs grecs qui implantaient des comptoirs jusqu’en Asie. Mais ce seul
mot, dans la bouche de Pound enfermé dans le camp américain de Pise, est
l’objet de toutes sortes de convocations, dans un large contexte qui brasse
toute l’Antiquité. Le mot lui-même ne cesse de détonner. C’est en effet un
exemple de la mauvaise utilisation d’un mot grec, latinisé et utilisé par tout
le monde à l’accusatif, comme si sa seule invocation par le poète le figeait
brutalement en une forme nouvelle, immuable, « transmise ». Si on en
limite l’interprétation aux Cantos pisans, on voit que les références y
concernent en général L’Odyssée, les récits de La Toison d’or, du Périple
d’Hannon, ou différentes apostrophes aux dieux extraites des Hymnes de
Sappho. Mais l’explication du mot periplum y sera toujours plurielle.
Voyons comment il figure dans les quatre Cantos pisans où on trouve
mentionné le terme :

puis, plus loin :

et enfin :
et quelques vers plus loin :
Ainsi le mot periplum évoque-t-il successivement :
– le mouvement des étoiles = mouvement visible de la terre, depuis le
DTC de Pise ;
– la falaise grise que côtoie Hannon le Carthaginois qui, au VIe siècle
avant notre ère, suivit la côte atlantique de l’Afrique jusqu’au rio de Oro. La
transcription grecque de ce récit, seule parvenue jusqu’à nous, s’appelle Le
Périple d’Hannon. Par ailleurs, l’image de la falaise, fréquente, est le signe
évident de l’homérisation de la tristesse et de la solitude des rives grises de
l’Arno (l’Arno passe à Pise) ;
– Eurus et Apeliota sont des personnifications des vents du sud-est et de
l’est. Sur la Tour des vents, à Athènes, Apeliote, le vent chaud et humide,
était représenté sous les traits d’un jeune homme les mains chargées de
fruits, tandis qu’Eurus était couvert d’un manteau. Signalons aussi qu’à
Venise, l’un des séjours favoris de Pound, la plupart des remorqueurs
portent des noms de vents. Les deux vents symbolisent cet autre periplum
qu’est la rotation des vents sur la rose des vents, image du temps qu’il fait
sous une forme purement métaphorique ;
– les deux citations suivantes suggèrent le periplum solaire en tant que
« parole alternée », suivant que le soleil, cette bouche de Dieu, est plus ou
moins visible. Cf. aussi le mythe de la « bouche effacée » de Ouan Jin
rapporté par l’ethnologue Frobénius à qui Pound portait un grand intérêt
(voir le Canto LXXIV) ;
– l’allusion au portrait d’Eliot, des années plus tard, est une illustration
simple du temps qui passe : periplum.
– de même que la très belle chute du Canto LXXXII, la gorge blanche
et noire des hirondelles, symbole populaire du retour des saisons. L’image
fait explicitement référence (trois solennelles notes noires sur le fil du
milieu), quelques pages plus haut, à la célèbre figuration des oiseaux sur les
fils électriques :

Les papillons du lexique


Les Cantos XCI (that the body of light come forth) et XCII sont parmi
les plus beaux poèmes qui soient. Plus apaisés sans doute que dans les
pisans, déjà émiettés, mais proférés quelques notes plus bas, quasi
murmurés, avec des couleurs atténuées. On dirait que la scansion s’est
allongée, que les volutes de la langue se font plus fines que celles du
liseron : l’imagerie grecque se noue lentement, délicieusement, à l’horizon
égyptien. Les animaux défilent dans un lent convoi péruginesque, formes
suaves, éclats presque déteints. Le mythe a les oreilles pointues d’un
léopard, l’ensemble, superbe, du dompteur et du dionysiaque ne connaît
plus de limites à son chant, même quand la nuit tombe et qu’on se souvient
des prisons.
Alors interviennent des jeux rythmiques, d’étranges associations
sonores, on ne sait plus très bien si l’on est dans un monde de formes ou
dans un monde de notes de musique.
Ocellus apparaît, au milieu des Gods moving in crystal :

Ocellus Lucanus était un philosophe grec de l’école pythagoricienne,


originaire de Lucanie (environ 500 av. J.-C.). On a de lui, seulement, un
petit traité, De la nature de l’univers, en quatre livres :

I. Le monde n’a pas été engendré et il ne peut pas disparaître ;


II. Deux éléments (actif, l’un, et passif, l’autre) constituent l’ordre du
monde ;
III. Il n’y a rien de nouveau dans l’univers, il n’y a que du renouvelé ;

IV. Il n’y a de reproduction que dans l’union des sexes.


Les premières éditions connues sont du XVIe siècle (l’une, en grec, a été
publiée à Paris, une autre a été faite à Venise, avec le texte latin).
Tandis que Pound évoque un « secrétaire de la Nature » et que la barque
de Râ-Set se déplace sur du cristal, accompagnée d’un dessin figurant une
gondole, Ocellus apparaît. Un peu plus loin on voit apparaître Rhea’s lions.
Deux pages encore et, au milieu du même flot d’images, des évocations de
la lune et de l’onde, des animaux comme dans des tapisseries, sous l’égide
encore d’Ocellus, la Luna Regina conduit, doucement, sans, dirait-on, de
préavis, vers Coeli Regina. Anubis est montré gardant un porche, et Pound
dit alors : « as the cellula, Mont Segur », alors qu’il vient d’être fait allusion
à diverses autres prisons, à des « cellules » (celle, sûrement, du DTC de
Pise). Pound a dû relever un instant la tête au-dessus de sa machine à écrire,
il a dû, au milieu de cette douce rêverie qui s’écoulait, au rythme échauffé
du lent glissement de la barque de Râ sur le Nil, penser à la prison centrale
de Rome, Regina Coeli, justement. Alors Ocellus, dont l’évocation était si
normalement liée à cette dérive des sentiments à propos du « secrétaire de
la Nature » et de cette lune qui est la Regina Coeli dont Pound regardait le
reflet mythique, projeté un instant dans l’univers des métamorphoses,
Ocellus, donc, se met à flotter, signifiant léger comme un autre,
idéogramme sans histoire, sans passé : précisément il passe, alors, de
cellula en « cell », et d’ocelles d’Ocellus en ocelles d’ailes de papillons. On
est de nouveau, certainement, dans le souvenir des terribles semaines dans
la cage de Pise où Pound, amaigri, malade, regardait passer les insectes :
La brutalité du recours au lexique – l’énumération pure et simple de six
familles de papillons (dont certaines très rares qu’on ne trouve qu’en
Europe centrale) – ne fait rien dévier pourtant ; la seule magie du mot
Erynnis ramenant, comme si de rien n’était, la zoologie au mythe, l’énoncé
sec de l’entomologiste au glissement silencieux des déesses de la
vengeance, poursuivant le crime à la surface de la terre poussiéreuse. Entre
les rangées de cages du DTC de Pise, par exemple.

Vers l’île du large


Le jour des Morts, à Venise, le 1er novembre 1972, Ezra Pound, il
miglior fabbro, s’apprête à passer dans l’île des Morts, le cimetière de San
Michele, petite île au large des Fondamenta Nuove, la première sur le trajet
des bateaux qui font la tournée des îles de la lagune. Deux jours après son
quatre-vingt-septième anniversaire, quelques heures après avoir été
transporté à l’hôpital des SS. Giovanni e Paolo, au bord d’un petit canal.
Son anniversaire avait été heureux : il avait dit quelques mots brefs encore à
propos de Jules Laforgue et de Michaux.
Le 3 eut lieu un court service funèbre à San Gregorio, l’île entièrement
vouée au génie de Palladio :

Pas de fleurs, seulement de la musique, du chant grégorien, du


Monteverdi. Ni Dorothy Pound ni son fils, Omar, n’étaient là. Seules Olga
Rudge, Mary et Patrizia de Rachewiltz entouraient le cercueil de
châtaignier. La gondole des morts fut amenée à quai, on plaça dessus le
cercueil et on accrocha tout autour et dessus des guirlandes de
chrysanthèmes jaunes et blancs. Quatre gondoliers, voués au service
maritime des morts, dégagèrent l’esquif, comme la barque du dieu mort qui
remontait chaque année au temple d’Abydos où devaient avoir lieu les
mystères de sa résurrection, et entreprirent de boucler l’immense periplum
inauguré si longtemps auparavant lorsque Pound quitta définitivement les
plaines de l’Idaho natal. On l’enterra sur le campo santo de l’île de San
Michele où les exilés du génie européen (Diaghilev et Stravinski) voisinent
avec le gentil peuple vénitien. Il est un peu à l’écart, sans plus.
Je me souviens de ma première visite sur sa tombe. Comme je ne savais
où me diriger, le portier à l’entrée du cimetière me passa un petit papier
carré, simple photocopie délavée du quartier où était sa tombe, et, d’une
ample croix tracée au crayon à bille, il me marqua l’endroit. Puis je trouvai
la première pancarte de bois au tournant d’une allée avec ces mots : EZRA
POUND, et une flèche. C’était un peu plus loin à gauche, au milieu de
beaucoup de végétation. Un emplacement se trouvait délimité, à plat dans
l’herbe : pas de stèle, pas de croix, pas de dates, juste un grand ovale de
pierre avec, gravés dessus, son nom et son prénom, EZRA POUND, simple
tracé sur une pente du mont Taishan, rituel votif, on pourrait presque dire
sans lieu, puisqu’il était là plus près de l’Asie et de la Chine qu’il ne l’avait
jamais été, un peu plus loin du bord de la terre qui l’avait toujours accueilli
comme l’un de ses fils, réduit à un reflet de lune au sein de la musique des
insectes, à un idéogramme échappé au contexte, à un pur nénuphar de sens
sur la mer de l’écriture.
GERTRUDE STEIN
OPÉRATRICE
En 1922, Gertrude Stein fit paraître un recueil regroupant une bonne
cinquantaine de proses très variées, avec une préface de Sherwood
Anderson. Le volume s’appelle Geography and Plays (Boston, The Four
Seas Company, droits réservés) ; il contient, pages 141, 142, 143, un texte
sans contexte, intitulé Roche, nullement introduit, sans commentaires et
sans notes. Le terme « Roche », figurant comme titre d’un texte en langue
anglaise, laisse supposer (le texte est relativement clair à ce sujet) que c’est
le nom de famille de cet homme (this one) dont parle Gertrude Stein.
Précisons qu’en anglais, et plus particulièrement si on a l’accent
américain, le nom de Roche se prononce : Rautche, Raoche – ou, si votre
interlocuteur prononce à la française : Roche.
Le nom de cet homme qui s’appelait Roche ne figure qu’en titre. A
aucun moment il n’est mentionné dans le corps du texte.
Ayant accepté de participer à un colloque Gertrude Stein, à Cerisy-la-
Salle, j’ai proposé une conférence qui commencerait par la lecture du texte
en anglais, suivie de la lecture d’une traduction française « développée »,
c’est-à-dire qui en « rajoute », mais dans les limites d’une stricte
soumission au sens original, par accumulation, pourrait-on dire, laissant
libre cours au vertige initial, aux excès de l’interférence, et, plus
simplement, au fantôme de ce Roche inconnu dont l’image n’allait cesser
de sourdre en moi, tout au long de la lecture du texte de Stein, puis de la
conférence, et – comme on va le voir – pendant la courte improvisation qui
suivit, devant le public de Cerisy, un jour de l’été 1980.
Voici donc le texte de cette traduction librement développée :
*
Roche
« Était quelqu’un qui sûrement était quelqu’un vraiment en train de
vivre, de bien vivant, plein de vie, bon vivant, cet homme-là était vraiment
quelqu’un, complètement, entièrement, qui aurait dû aurait pu, faire ferait
quelque chose certainement très bien complètement cette chose, cela, que
cet homme était en quelque sorte on peut dire que c’était un homme
complet un celui-là complètement entier complet, sûrement vraiment c’était
quelqu’un complètement écoutant, à l’écoute, quelqu’un qui écoutait
vraiment. Était celui-là un celui-là complètement écoutant, était celui-là
complètement écoutant et c’était vraiment très agréable que cet il soit un il
complètement écoutant et vraiment cet il était complètement écoutant et
c’était vraiment très agréable d’avoir de voir cet il écoutant et vraiment si
cet il était un il en train d’être un il complètement écoutant c’était vraiment
complètement agréable ce serait vraiment une chose complètement
agréable.
Est-ce que cet il était un il complet, complètement un il ? Un celui-ci,
cet il-là ? Certainement cet il était un il, un homme, quelqu’un en train de
vivre, plein de vie. Cet il était un homme celui-là, cet homme c’était
quelqu’un qui devait en toute chose qui allait qui faisait qui allait faire
magnifiquement quelque chose si toutefois cet il faisait devait faire
vraiment cette chose et cet il faisait de temps en temps quelque chose
complètement magnifiquement cette chose magnifique si toutefois cet il,
celui-là est un il un celui-là complet.
Celui-là en tout cas ne faiblit pas, il n’est pas de ces gens qui ne
poursuivent pas comme il faut leur tâche. Cet homme, c’est sûr, n’est en
rien un faible, à coup sûr. Il ressent, il se sent être un être vivant, un homme
plein de vie. Cet homme, celui-ci, est, c’est bien sûr, un homme franc et
loyal, et c’est, c’est bien sûr, quelque chose de tout à fait agréable, c’est
bien d’avoir celui-là, cet il qui écoute. Assurément cet homme ne parle pas
beaucoup. A coup sûr, évidemment, cet il, celui-là aime beaucoup savoir ce
que fait toute personne, n’importe qui qui est en train de faire, qui fait
quelque chose, quoi que ce soit, et comment, de quelle manière qui que ce
soit qui fait qui est en train de faire quelque chose fait cette chose, la fait.
Cet il, quel homme, this homme, ce one c’est quelqu’un qui aime, vraiment,
qui fait beaucoup d’amour, qui produit qui donne une bonne dose d’amour,
et c’est vrai, assurément, que cet il, ce one a toujours été très excité par ça,
par pareille chose, c’est sûr qu’il a toujours complètement rêvé de pareille
chose, qu’il a complètement rêvé ça. Certainement cet homme est un
quelqu’un qui en amour plairait à beaucoup de gens, à une grande quantité
de gens.
Cet homme, celui-ci est sans doute quelqu’un qui doit être, pourrait être
quelques fois, serait un jour complet, achevé. Peut-être que cet homme ne
sera jamais quelqu’un de complet, d’achevé. A coup sûr cet homme écoutait
souvent, et cela était alors sûrement quelque chose de très agréable. Cet
homme était peut-être quelqu’un qui écoutait complètement, sûrement, cet
homme était quelqu’un qui écoutait, et c’était alors quelque chose de très
agréable, et sûrement que si cet homme était quelqu’un qui écoutait
complètement, qui écoutât complètement, ça devait être, ce serait alors une
chose complètement agréable.
Cet homme sûrement ferait quelque chose de magnifique, serait en train
de le faire, si cet homme, s’il avait fait cette chose magnifique. Cet il, ce
one travaillerait sûrement fermement à être en train de faire cette chose
magnifique. Cet homme ne se relâcherait sûrement pas, il ne cesserait pas
de, il ne faiblirait pas dans le travail qui consisterait à faire cette chose
magnifique. Il ferait cette chose magnifique. S’il se fût trouvé qu’il fît, si cet
homme faisait cette chose magnifique, ce serait certainement quelque chose
de très satisfaisant. Cet homme, ce one serait sûrement quelqu’un de
complètement faisant une chose magnifique, si toutefois il faisait vraiment
quelque chose de magnifique. Cet homme n’était nullement faible, cet
homme n’était nullement irrésolu, cet homme n’était nullement quelqu’un
qui briguât quelque chose, en ce sens ambitieux, cet homme était quelqu’un
qui allait faire quelque chose de magnifique, si toutefois il devait le faire,
s’il allait se faire qu’il le fît. Certainement ce one écoutait, et c’était
quelque chose de très agréable, cet homme était quelqu’un qui sûrement
allait faire quelque chose de magnifique, si cet homme toutefois était bien
quelqu’un qui était quelqu’un de complet.
Cet il, celui-là est sûrement quelqu’un sur le point de faire quelque
chose de magnifique, si toutefois ce one va se mettre à être en train de la
faire. Il n’y a rien de troublant dans le fait de se demander si ce one va se
retrouver en train de faire cette magnifique chose, rien de troublant
vraiment pour lui, pour le one, rien de troublant vraiment pour quelque one
que ce soit, pour tout autre one. Il travaille fermement. Il écoute et c’est
très bien, quel plaisir. S’il s’avère complet dans son écoute, ce sera une
complètement agréable chose. Cet homme, c’est à coup sûr quelqu’un qui
travaille fermement à se retrouver en train de faire quelque chose de
magnifique, cet homme sera sûrement en train de faire une chose
magnifique si cet homme fait une chose magnifique. This one est vraiment
très près d’avoir complètement besoin de savoir ce que fait quiconque est
en train de faire quelque chose, et comment fait quiconque est en train de
faire quelque chose. Assurément si ce one est un one réellement
complètement écoutant et assurément peut-être que ce one est un one
complètement écoutant, alors c’est que c’est que c’est quelque chose
d’agréable complètement. »
*
Le Roche de Gertrude Stein est fait de 733 mots. Les fréquences
d’apparition sont les suivantes :
– certainly et really : 35 ;
– beautiful thing et pleasant thing : 30 ;
– thing, y compris anything et something : 41 ;
– one, y compris this one et that one : 98 (presque un mot sur sept) ;
– complete ou completely : 28 ;
– loving : 3 ;
– listen ou listening : 16 ;
– dreaming, wondering, stopping, excited, feeling, honest, well : 1 ;
– perhaps : 6 ;
– Roche : 0.
*
Étrange rassemblement, en vérité, de surfaces signifiantes, c’est-à-dire
de mots et de lambeaux de phrases répétés jusqu’à la quasi-extinction des
possibilités de réception. Pervers jeu de cartes, où l’on disposerait sur la
table une patience, imbriquant à l’infini des rapports de sens, jusqu’à
conjonctivite des syntaxes. Ces mots, qu’on croirait possible de répéter
éternellement, réduits qu’ils sont à des nœuds acoustiques, semblent
accéder à un état doux, un territoire de syllabes agréables qui sonnerait
notre rassemblement. Mais qui, nous ?
D’abord, cet one Roche, ce seul Roche-là, dont il n’est ici que question,
puisqu’il ne fait pas partie du texte (je le redis, oui, ça m’obsède), qu’il n’y
figure donc pas, ni comme mot, ni comme genre, ni comme signifiant :
évanouissement d’un visage, altération totale d’un aspect.
Ensuite, nous et vous, désignés lecteurs, attachés à cette masse unique et
imperturbable des mots, des points et des virgules, de quelques capitales,
très peu, qui constituent comme l’humeur vitrée à travers laquelle
s’épanchent les bribes, se déroulant, roulant les unes sur les autres, se
frottant, empiétant, cognant, oscillant, piétinant, faisant marche arrière ou
avant, se télescopant, s’enracinant, déplaçant, détonant, arrivant, repartant,
négociant, contreparties solitaires et visqueuses des lettres sèches avec quoi
tout texte fait surface et sèche devant nous dans son entier.
Et enfin moi, moi le Roatche, le Raosche, le Roche que rien d’autre ici
ne va désigner, à peine une surface de réception, à peine une surface avec
un très léger flutter, à la limite de l’extinction comme dans le texte de
Gertrude Stein, mais maintenant c’est le mien que j’écris, sans fard, sans
fleurs, presque pas de couleurs, Roche parmi les Roche, Anacharsis inter
Scythas, c’est-à-dire « vif parmi les morts », that other one qui « écoutait
parler » et qui devait faire « quelque chose de magnifique », peut-être dans
les années vingt de ce siècle, oui, sans doute pouvait-il s’agir de lui, comme
l’attestent les photos très nombreuses que ma mère avait retrouvées dans ses
affaires après qu’on l’eut enterré : par exemple en Louisiane, 1925, ou sur
le lac Ontario, vers 1927 – très belle photo en largeur, barbu et souriant,
bandes molletières, chemise à carreaux, assis dans un canoë indien –, en
Californie, 1929, avec des amis devant une maison d’aspect colonial ;
d’autres images ailleurs, à Lake Charles et à Hollywood, dont j’ai retrouvé
les négatifs il y a peu, et où Roche pose devant différentes voitures, tantôt
seul (casquette irlandaise, costume de tweed très ajusté, de profil et la
bouche légèrement ouverte), tantôt avec des jeunes femmes au visage plein,
au corps enrobé d’épais manteaux mais deviné charnu et beau, et se
montrant à leur avantage, Roche, enfin, that other one avec qui
s’entretiennent désormais à travers moi, et pour toujours, la guerre et la
défense, l’amour et le départ, mes deux mains qui écrivent en tapant sur la
machine, et Nobodaddy (comme William Blake appelait Dieu le Père) qui
me cherche après tout depuis si longtemps, qui m’appelle « vif parmi les
morts », dont vous aurez remarqué, dont il faut que vous sachiez comme
moi

QU’IL NE FAIT PAS PARTIE DU TEXTE


DE GERTRUDE STEIN

qu’il n’en est, qu’il n’en sera jamais que le titre, quoi qu’on fasse, quoi que
j’aie tenté ici de faire, moi, Roche, en outrepassant le texte de Gertrude
Stein, dont le Roche sonne seulement comme l’absent aigu : mon père.
LE SPECTACLE
DE L’ÉCRITURE

A propos de Dylan Thomas


Rien n’est plus spectaculaire que l’élaboration, dans l’écriture humaine,
des produits lyriques de la fiction : le spectacle étant celui de la conception,
puis de l’acheminement, par les différents canaux de la syntaxe et du sens,
de matériaux consciemment et volontairement contrôlés, ce spectacle est à
la fois monté, joué et regardé (apprécié) par le même homme, c’est-à-dire le
« poète ». Autrement dit par celui que la lointaine étymologie égéenne
définit comme étant « celui-qui-fait ». Les mots « spectaculaire »,
« lyrique » et « fiction » sont à dessein mis ci-dessus en italiques : ils sont
les miroirs par lesquels se jouent et se dissolvent, dans l’œuvre de Dylan
Thomas, les ressorts de cette action écrite continue. Toute sa vie, cet
homme, torturé par les bigarrures de l’échec et de la survie, s’est regardé
« faire », plume en main, le tracé calligraphique de sa propre contemplation,
assuré désespérément qu’il était de n’arriver jamais à donner une vraie
vision romantique de son état, une vision simple qui le montrerait bon
enfant mais instable à l’excès, gentil mais rempli de colères d’alcoolique,
inspiré et rôdeur, gaspilleur, excessif, enfin l’esprit agité, par intermittence,
de funestes et belles visions aussi incompréhensibles que possible. Le vrai
combat, hélas ! pour Thomas, et heureusement pour son œuvre, se déployait
sur la scène, combien moins populaire, de l’écriture. Depuis longtemps
déjà, la publication des Lettres, puis celle des Carnets de l’écrivain, ont
dissipé quelque peu l’ambiguïté du personnage : le spectacle qu’il s’est
obstiné à donner de lui et de sa façon de faire a littéralement fondu devant
la révélation d’un homme admirablement maniaque de l’écriture et averti de
son pouvoir et de sa fonction. Quant à l’ambiguïté, et ce qu’il en reste, outre
qu’elle fait tout de même la joie des amateurs de souvenirs (les biographes),
ne souligne-t-elle pas justement l’étonnant aparté de l’écrivain appliqué ?
Vocabulaire d’une naissance
En septembre 1933, Thomas écrivait à Pamela Hansford Johnson :
« Mon nom bizarre vient, pour quelque aberrante raison, des Mabinogion et
veut dire Prince des Ténèbres. » Or, pour une raison également aberrante, il
se trouve que Thomas paraît n’avoir jamais contrôlé cette origine, pourtant
si curieuse. Les Mabinogion, on le sait, sont un recueil de vieux contes
préarthuriens, sans doute dérivés d’un antique fonds breton, et dont les
textes sont divisés en quatre Branches. C’est dans la quatrième Branche,
dans le Livre de Math, que se trouve le passage qui aurait inspiré le père de
Dylan au moment de lui trouver son prénom. Or voici ce qui y est écrit :

« Hommes, dit Math, vous avez eu la paix et vous aurez bientôt


l’amitié ; aussi conseillez-moi : quelle pucelle choisirai-je ?
Seigneur, répondit Gwydyon, rien n’est plus facile : Aranrot, fille de
Don, ta nièce, la fille de ta sœur. »
On alla la lui chercher et elle fut menée devant lui. La jeune fille
entra. « Fille, lui dit-il, es-tu bien vierge ? Oui, autant que je le
sache, répondit-elle. Enjambe ma baguette magique, dit-il, et si tu es
vierge, je le saurai. » Elle enjamba la baguette magique et, ce
faisant, un bel enfant mâle tomba d’elle, les cheveux jaunes comme
de l’or. L’enfant poussa un grand cri […] et Math, fils de Mathonwy,
dit : « Je vais donner un nom à cet enfant, et le nom que je veux lui
donner est Dylan. » Ainsi fut appelé l’enfant aux cheveux d’or, et
aussitôt il alla vers la mer. Et dès qu’il eut atteint le rivage, il devint
comme un morceau de la mer, il partagea la nature de la mer et il se
mit à nager aussi vite que le plus rapide des poissons. Et pour cette
raison il fut nommé Dylan-Eil-Ton, qui veut dire fils de la mer et de
la vague. »
Premier jeu, peut-être, du bouffon ? Vantardise aussi de celui qui se
voulait le « Rimbaud de Cwmdonkin Drive », héros aussi bien de quelque
Vathek populiste ? Pourtant, la mythologie antique des peuples pêcheurs du
littoral gallois, voilà bien qui rejaillit merveilleusement, en une profusion
autrement inquiétante, dans les poèmes du jeune Thomas, dans une langue
mouillée où la métrique et la phonétique des vers prennent une sorte de
respiration animale. La magie de Math préside à l’accouchement du Dylan-
héros, comme la magie (le travail) de Thomas préside aux parturitions du
Dylan-mortel.
Pourquoi le Prince des Ténèbres ?

Qui
Es-tu
Toi qui nais
Dans la pièce à côté
Dans un cri si proche
Que j’entends la matrice
1
S’ouvrir . . . . . . . . . . . . . . .
(Début du premier poème de Vision and Prayer.)

Allons plus loin, car il semble que Thomas ait fui délibérément la
mythologie « littéraire » en lui substituant un autre refuge où se superposent
aisément l’hermétisme du sujet (le va-et-vient aquatique et sanglant de
l’accouchement n’a rien d’un sujet galvaudé) et l’hermétisme des
métaphores, dans un discours particulièrement turbulent. Ainsi :

Où jadis tes nœuds verts enfoncèrent leurs ligatures


Dans le cordon de la marée,
Là s’avance le vert démêleur
Les ciseaux bien huilés, le couteau bien en main,
Pour couper les canaux à leur source
Et mettre à bas les fruits mouillés.

Invisibles, tes marées pendulaires


Se brisent sur les lits d’amour des algues ;
L’algue de l’amour laissé au sec.
(Deuxième et troisième strophes de Where Once the Waters
of Your Face.)

Face au langage, devant son ingérence dans nos affaires aussitôt que
nous voulons nous manifester singulièrement, l’oscillation s’établit toujours
entre l’impuissance à rester soi-même (« la propriété privée, dans le
domaine du langage, ça n’existe pas », assure Jakobson) et la crainte de
sauter trop abruptement d’une habitude de communication à une autre qui
ne soit plus saisie par le public en tant qu’écriture « littéraire ». Chez
Thomas, devant ces deux écueils, la fuite se fait vers les lieux sûrs : la
description (gestes/couleurs/formes) assure la visualisation, concrétise en
somme la « vision poétique » ; et l’hermétisme (en même temps que le jeu
sonore) met la distance qu’il faut quand on est face à de trop brutales
images. Très précisément, Dylan Thomas, dont la vie est une narration
éperdue sur l’immaturité, a toujours refusé l’analyse de son écriture
poétique : ramenée seulement à ce qu’elle décrit et aux artifices du
rapprochement des mots ou des sons, elle serait redevenue la vision
prosaïque de ce qu’il voyait devant lui ou entendait autour de lui. Le chaos
d’une géniale créativité, redevenant cette réalité quotidienne impossible à
maîtriser (selon le critère le plus idiot, le « génie » est irresponsable),
l’aliénation, la retraite dans l’artefact poétique, l’orgueil dont on s’enrobe,
tout cela se remarquerait alors des déchets simples de la communauté.
Thomas fuit. Il projette les matériaux qu’on ne peut lui contester (la
naissance, l’enfance, l’adolescence, la sexualité, la mort) sur une toile
mouvante (celle que déroule la métrique hachée des Irlandais et des Gallois)
dont il peut à loisir ou gonfler la densité des images ou accélérer la vision
des formes et des couleurs. Là, planté des deux pieds, il sait qu’il échappe.
Alors il commence à dérouler le jeu qui le sauvera de l’échec social, en en
faisant malgré lui cette chose qui ne peut jamais éviter la société : un
homme qui écrit. D’ailleurs, la seule facette de son personnage que Thomas
saura montrer avec insolence à la société, c’est justement le personnage de
l’écrivain.
Mais revenons au départ de la chaîne. Aux premiers moments du
spectacle :

J’ai rêvé ma genèse dans la sueur du sommeil, défonçant


La coquille enroulée, puissant
Comme un muscle moteur au perçage, traversant
La vision et le nerf aussi épais qu’une poutre
Des membres taillés à la mesure du ver, chassé
De la chair chiffonnée…

Le « sang syllabique »
En même temps que se fait cette incessante dérobade vers ce qui peut se
visualiser et se sonoriser perce l’inquiétude obscure qu’un autre jeu
consisterait à planter là toute magie prosodique pour regarder, à son tour, et
voir ce qui se passe quand l’écriture, enfin maniée, se montre comme
littérature. Poe parlait des « abîmes alphabétiques », Thomas parle du
« sang syllabique » (Especially When the October Wind). Contraint et forcé,
malgré l’épuisement du vocabulaire obstétrical, à se rendre enfin à la
sujétion de la critique. Le « sang syllabique » et l’irruption des mots, du
lexique, en pleine parturition, signalent la constance du voyeur critique. Cet
autre dont parlent ceux qui écrivent et qui n’est ni le lecteur ni soi-même,
mais ce devant quoi ce que nous écrivons se trouve vu et compris comme
texte. Thomas, sans doute, craignait ce devant-là : « Lorsqu’on essayait
d’interpréter quelques vers obscurs de sa poésie, Dylan se jetait à terre,
s’entortillait dans le tapis, se griffait comme une hyène harcelée par les
mouches. » (Souvenir de sa femme, Caitlin.) Nul doute que devant l’autre,
celui qui lit quand on est seul à écrire, Thomas ait souffert toujours de ne
pouvoir être seul à faire la montre de son texte. En tout cas, Thomas sera
toujours très discret sur ce sujet, tournant l’angoisse par quelque effet
d’imagerie : « Je sens tous mes muscles se contracter tandis que j’essaie de
retirer, hors des tourbillons de mots qui s’agitent dans l’idée que j’ai de la
prééminence de la mort sur la vie, quelque expression cohérente qui me
permettrait d’expliquer comment je vois le système stellaire des mots,
disposé comme sur le plafond – le ciel – des tombes, dans l’orbite d’un pied
ou d’une fleur. Et quand enfin, ces mots, je peux les cueillir, je les sépare si
fortement de leurs relations vitales qu’il ne me reste plus, parmi ces mots,
que de la mort. C’est alors que je pourrai bien crier de douleur, de vraie
douleur physique, devant une ligne de moi, une ligne si nue sur le papier
qu’elle n’a pas plus de sens qu’un limerick sanscrit. » (Lettre à Pamela
Hansford Johnson, mai 1935.)

L’échappatoire
Sang, syllabes, sperme, sons : l’écriture de Dylan Thomas, barde gallois
investi, dès ses vingt ans (Twenty Years A-Growing, titre d’un scénario, et
aussi bien l’âge qu’il a quand paraissent les Dix-Huit Poèmes, génie fixé
déjà comme le personnage), de l’image unique, développée complètement
dans son aliénation, c’est-à-dire dans ce qu’il voit être lui-même, cette
écriture est prête à toutes les échappatoires : jamais Thomas n’acceptera que
ses textes supplantent ce qu’il montre de lui-même. Ce n’est pas à « la mise
à nu des muscles et des nerfs du langage » (Hopkins) que rêve Thomas,
mais à parfaire l’étalage de sa personne en tant que poète de sa propre
écriture : c’était lui vraiment le « devin de village », et non Pound. A
l’opposé de Blake, de Hopkins (qu’il a dû lire), Thomas (dont le tracé,
somme toute, n’est pas aussi éloigné de ceux-là, vu de la France)
malhabilement aspire à l’échappatoire du texte quand les autres en
voulaient continuellement montrer l’arête. Thomas s’effraie autant du sang
et du sperme (fascination/dégoût) que des syllabes et des sons (il se garde
bien d’accepter l’idée d’aller jusqu’au son pur), et c’est sans doute
qu’obscurément il comprend que le texte, que le fait de l’écriture sont le
sperme et le sang : éponges assemblées où festoient toujours les idées de
« tombe » et d’« utérus » (tomb/womb, association si bizarrement fréquente
dans la poésie thomasienne). Certains poèmes proposent des sons et des
mouvements « cliniques » où la succion, l’aspiration, la moiteur, l’irruption
concordent et entraînent, la métrique aidant, vers un « engloutissoir », un
utérus paysage où le confort serait celui de la prégenèse. Sa vie durant,
Thomas fuira vers les femmes comme les syllabes de ses poèmes
s’enfoncent dans la dissolution matricielle.
On pourrait épiloguer bien sûr devant cette constante dérobade, si
Thomas, hors sa poésie, ne poursuivait cette quête de façon si évidente : le
voyage initiatique (sorcier) de Beach of Falesà, ou la fugue du jeune
Thomas dans Adventures in the Skin Trade (le jeune héros se promenant, le
petit doigt coincé dans une bouteille, incartade qui décentre en quelque
sorte la fiction). Le sommet de cette mascarade, de cette résorption du texte
(il faudrait toujours employer, dans la critique thomasienne, des termes de
biologie) se situe probablement dans l’élaboration de Under Milk Wood. En
effet, c’est en 1943 qu’il en suggère, en quelque sorte, le thème à Richard
Hughes, imaginant un village (Laugharne, ou peut-être New Quay), devenu
fou, déclaré fou, et recevant la visite d’un inspecteur d’ailleurs.
L’observateur, en même temps que nous, que les spectateurs (c’est une
pièce de théâtre), voit leur folie manifestée là où nous voyons la poésie et la
drôlerie. Le village se condamne quand les habitants parlent. On en fera un
camp de concentration, quand il est évident, aux yeux des spectateurs, que
c’est le reste du monde qui vit cette existence concentrationnaire
qu’auraient signalée à eux seuls – selon l’observateur – les dires et les
chants du peuple de Laugharne : il semblerait que plus la complexité du
masque est grande, plus la mascarade est ambiguë et plus la réussite
« littéraire » est totale.
Le poète fuit l’ordre de sa textualité, refusant toute critique qui
s’adresserait au texte et non au personnage, au point de faire juger, dans une
fiction, et de faire condamner par la société, la nature du langage poétique :
ainsi Under Milk Wood doit être compris non comme une apothéose du ton
lyrique, mais comme une justification des dérobades thomasiennes.
L’échappatoire (« je m’intéresse aux poèmes et non à la poésie »,
affirme Thomas dans une interview restée célèbre), c’est de dire (en faisant
un saut par-dessus ce qu’on attend) : « Toute la journée d’hier, j’ai travaillé
dur, autant qu’un terrassier, sur six lignes d’un poème. Je réussis à finir,
mais à les tripoter, à les retripoter, à les cueillir, à les nettoyer, il ne m’en
resta que des sons barbares. Et quand j’écris My dead upon the orbit of a
rose, je me rends compte que dead ne veut pas dire dead, ni orbit, orbit, et
rose n’est certainement plus une rose. Même upon n’est là, lourdement, que
par une bizarre exigence de la métrique… Je ne suis qu’un pauvre crétin qui
utilise les mots. Sûrement pas un poète. Voilà la vérité vraie… »
L’échappatoire, c’est aussi de dire, avec quelle hypocrisie : « Des
souhaits, toujours des souhaits. Jamais la plénitude de l’action, jamais la
chair. La perfection des rêves est un bien pauvre substitut à cette perte des
sens que l’on éprouve à la fin du vrai galop des vents, dans ce vol fou et
musical à travers le ciel gallois, après quelque sombre charivari au-dessus
du fumier national » (après son installation à Laugharne en compagnie de
Glyn Gower Jones).
L’échappatoire, c’est la poésie thomasienne qui ne se montre jamais ni
comme fable ni comme fiction : au contraire de poésies plus modernes qui
tenteront de montrer toujours l’artifice/convention de tout énoncé qui se dit
poétique, celle de Thomas semble vouloir faire mentir Saussure pour qui
« il y a […] toute une série de phrases qui appartiennent à la langue, que
l’individu n’a plus à combiner lui-même ». Chez Thomas, la manipulation
des mots n’a de cesse d’avoir défiguré toute combinaison établie d’avance.
Les carnets de travail des poèmes le montrent incontestablement : Thomas
surenchérit, métaphore sur métaphore, mot sur mot, quand ce n’est pas son
sur son. Mais il ne le dira jamais. Et pour celui qui prétend lire de la poésie,
en lisant Thomas, en s’y livrant poétiquement, le fonctionnement du texte
ne sera jamais perceptible comme formalité. Prenons un exemple : dans le
poème A Process in the Weather of the Heart, le point de départ (comme
dans tous les poèmes de Thomas) est purement descriptif : les mots Weather
(le temps qu’il fait), damp (humide), dry (sec), storm (orage), freeze (geler)
étalonnent l’énoncé paysage/impression cher à tout lecteur de poésie. Mais,
en même temps, les associations purement sonores, intempestives,
emboîtent le pas et de storm viendront gold (or), tomb (tombe), blood
(sang), worm (ver), bones (os), et enfin womb (matrice, utérus). Les
composantes thématiques tendent à l’équilibre uniquement phonétique du
poème. Et plus loin, comme par rattrapage, la description, reprenant le
dessus, s’ingénie à justifier l’aura sexuelle et mortuaire : la troisième
strophe montre des paysages, des mouvements de paysages, qui interprètent
évidemment des gestes de vie amoureuse. Ainsi de cette fathomed sea (la
mer sondée) qui se brise sur une unangled land (d’interprétation difficile :
terre sans angle, évoquant une terre non harponnée, non ferrée, l’angler
étant le pêcheur à la ligne) ; autre geste de copulation : The seed that makes
a forest of the loin (la graine qui fait surgir une forêt dans les lombes) et qui
forks half its fruit (enfourche à demi son fruit/Qui se plante dans quelque
chose qui est coupé en deux) ; and half drops down (et s’égoutte à
demi/s’égoutte de quelque chose qui est coupé en deux) in a sleeping wind
(dans un vent qui dort/détumescence).
On n’en finirait pas de montrer à quel point la poésie de Thomas agite
miraculeusement l’équilibre métrique ensemble avec l’équilibre narratif,
dans un itinéraire purement verbal (de mot à mot vocal). Ce qui est propre
bien entendu à la poésie galloise, surenchère phonétique à l’intérieur de la
poésie anglo-saxonne. Mais Eliot assurait sa distance au texte par l’artifice
singulier de l’humour. Thomas ne connaît ni humour ni tendresse dans sa
poésie, tout entière tournée vers le dérapage ininterrompu : qu’il n’y ait ni
prise (hermétisme) ni surprise (tout étant surprise amoncelée, chaque tiroir
sortant d’un autre tiroir).
Autre exemple, dans le poème Before I Knocked, où la description d’un
paquet de linge blanc tordu introduit la vision d’un cerveau blanchâtre avec
ses circonvolutions (l’objet introduit l’objet, rappelé par le mot rope, corde,
assimilé à la même vision). Autre exemple encore, beaucoup plus
complexe, dans Our Eunuch Dreams, où les mots clefs sont cameras (les
appareils photographiques/les yeux du voyeur/les lunettes du fusil,
grossissant l’acte qui est contemplé à travers les rêves d’eunuque) et shot (à
la fois la photo faite, snapshot ; le coup de feu de l’homme muni de l’arme,
l’arme étant ici à la fois le membre viril et ce qui fait que l’acte sexuel peut
être regardé, sur lequel on pointe, qu’on vise), en un raccourci fantastique
du voyeur sexuel observé par le voyeur écrivain. « Malheur à celui qui n’a
pas le courage d’assembler deux paroles qui n’avaient jamais été jointes »,
comme dit Valle-Inclàn.

La fiction
Matériau exemplaire où métrique, métaphore, syntaxe et prosodie
s’offrent à toutes les entrées de l’analyse, la poésie thomasienne (comme
certains jeux-associations dans ses nouvelles « surréalistes » et Under Milk
Wood) se présente comme une fiction/fresque d’intérêt extraordinaire parce
qu’on y voit les mécanismes de la mise en fiction mis à nu au point qu’il
devient presque impossible de nier que là est le sujet même de la poésie.
Les thèmes thomasiens auraient pu être complètement différents, ce qu’il
importait de connaître, c’était que les procédés d’assemblement par lesquels
un écrivain construit logiquement sa propre fiction sont cette fiction elle-
même.
Dylan Thomas, l’imposteur, préféra être le « Rimbaud de Cwmdonkin
Drive » de sa société phonétique : il fit le discoureur et l’ivrogne, l’homme
qui vole, l’homme qui n’a jamais un sou d’avance, l’homme qui se fait le
parasite, l’intéressé, le berneur, l’arnaqueur.
D’écrivain il devint le personnage de son écriture, puis l’acteur de son
personnage : il devait donc se montrer et parler (radio, conférences,
lectures) et transformer des textes en scripts, c’est-à-dire les faire parler.

A quelqu’un qui lui demandait pourquoi il buvait tant, il répondit :


« Parce que c’est ce qu’on attend de moi. » Mais Thomas faisait aussi dire
au héros de l’une de ses nouvelles : « Toutes les biographies sont absurdes.
Avec la mienne on ferait rire un chat. »
1. Les poèmes ici cités sont traduits par Patrick Reumaux.
LA FABRIQUE D’ASSEZ
PRÈS

Chez Francis Ponge


Mardi 22 février 1983

Toute lecture d’un texte de Ponge, mais pas n’importe lequel, je pense
surtout aux articles courts, comme Le Parti pris des choses, ou Le Savon,
ou encore ce dernier Nioque de l’avant-printemps, pousse inexorablement,
comme dans un rêve donc, vers un espace qui est fait de temps (mais pas
seulement) et vers un temps aussi qui n’est pas seulement celui de la
lecture, de la vision des mots inscrits qu’on est en train de lire, mais qui a,
visiblement, et entre-temps, absorbé autre chose qu’il ne m’est pas possible
de définir encore et que cette étude-ci devrait avoir à cœur de résoudre,
sinon de définir, bien que j’en doute.
J’essaierai des perceptions progressives, mais en désordre, rejetant
comme sur les moraines des bas-côtés ce qui appartient plutôt au travail de
l’exégète ou du citateur. Je reste sur le glacis intérieur, c’est-à-dire face au
spectacle de l’écriture, face à la « couleur » ambiante et à tout ce qui
précède l’horizon où le fourmillement du travail de l’écriture va en somme
se dissoudre, s’éparpiller au moins à l’endroit où ce travail va être confondu
avec l’« image » publique de l’écrivain, c’est-à-dire précisément avec
quelque chose qui n’est que son image, le fantasme de ce qu’il est dans
l’esprit des autres et certainement pas la vérité de ce qu’il a écrit. Je resterai
donc ici au niveau fluide, incertain du monde, qui est entre l’acte de
l’écrivain qui vient de tracer sa phrase, acte qui est tel, définitivement,
qu’aussitôt imprimé le lecteur peut en prendre connaissance comme tel, et
pas autrement, au niveau donc de ce qui gît entre cet acte et le début de sa
déperdition, avant ou après sa lecture, quand toute perception de son
écriture est obligée de passer par le terrible détour que lui impose cette
« image » détériorée, un peu d’odeur de la mort qui la survole, image non
seulement détériorée, mais dont on sait qu’elle est si forte d’elle-même que
rien ne permettra jamais de se retrouver innocemment en deçà d’elle, rien
qu’un jour, un peu de temps.

Mercredi

Ponge écrit : « Pas mal de choses, on le voit. Enfin tout le reste. » Oui,
c’est dans le Proême capital. Pas mal de choses, on le voit. Il y a aussi les
« parties confirmées » du poirier. Les parties confirmées : s’agissant ainsi,
comment dire ? d’une façon qu’aurait Ponge d’appuyer plus ou moins fort
sur la touche, ou sur le stylo, selon les mots de sa description, à la manière
peut-être du pianiste qui use ou non de la pédale, allant même jusqu’à
retenir le son de la note au-delà d’une juste mesure. Mais je pense aussi à
certains peintres dont on dit qu’ils « rehaussent », par exemple, une litho ou
une eau-forte d’un trait de gouache, ce qui leur permet du même coup de
transformer un multiple en un original. Ce n’est peut-être pas ce que Ponge
veut dire : il parle, mais oui, de « repasser » sur les vergettes des poiriers
« pour grossir le trait », et alors on n’est pas loin des japonisants d’il y a
cent ans – Ponge, un peu plus loin dans sa description, s’aperçoit tout à
coup que « manque la couleur » ! Comme quoi, ma vieille idée, qu’on ne
peut se voir écrivant que de dos et en noir et blanc, etc. « Pas mal de choses,
on le voit. Enfin tout le reste. » Je répète, à mon tour : on le voit.

Jeudi

J’en reviens à l’idée que j’émettais avant-hier, à cette affaire d’entre-


deux fluide – mais d’abord, parce que je risque d’oublier, je voudrais faire
litière de tout cet aspect que j’oublie chez Ponge, qui tient au recours
incessant au dictionnaire, c’est-à-dire au Littré, à sa façon de rebondir,
comme au trampoline, du bon goût au bon genre, au mot précis, au mot
juste (alors qu’un mot est juste un mot et qu’il le dit lui aussi), à l’analogue
par l’étymologie, etc. En un mot, un autre, je n’aime pas que Sartre ait dit
que le devoir de l’écrivain, si les mots étaient malades à force d’être usés,
était de les « guérir ». Il me semble d’ailleurs que c’est surtout Barthes qui
jouait à désusager les mots, à contre-cliché, en somme : en bon rhétoricien,
c’était là son grand talent. Le génie de Ponge va plus loin. Il faut essayer
d’expliquer ça.
Ce n’est pas tant contre la distance que Ponge en a, qu’il affûte et
dispose ses mots et leurs diverses combinaisons, une distance qui serait le
fait de cet usage usé, mais aussi de cet arasement des sens et des vocables,
de leur étiquette trop longtemps entretenue, de leur aspérité meulée par le
monde même et son bafouillis constant, sa répétition cadencée à n’en plus
finir. Non, je dirais que c’est plutôt contre l’opacité du visible qu’il en a,
contre l’opacité du fourmillant réel, presque contre la couleur (j’y reviens
donc, pourquoi ?) qui en rajoute sur cet opaque. Je crois, on le comprend à
force, que la matière, cette réalité dont il est ici question, nous la percevons
comme noir et blanc, non pas comme noire et blanche, mais comme du noir
et blanc : objets paysages, fleurs, et encore plus évidemment les gens.
Comme si la couleur n’arrivait qu’après, dans la lumière qui est entre les
choses et nous. Chose qu’on a dite, souvent naïvement, sans toujours
chercher à savoir si cela dépassait un simple problème d’émulsion ou de
sensibilité de chacun. Pourrait-on imaginer un équivalent « aquarelle » dans
la littérature ? Proust ? Faulkner ? Kafka ? Non ! Noir et blanc ! Joyce ?
Noir et blanc ! D’autres, ou plus près de nous, ou moi ? Noir et blanc !
Voyez Ponge quand il amène telle ou telle couleur : je ne vois guère que les
chrysanthèmes de Mondrian à mettre à côté.
Les couleurs sont les imitations de la matière. Ce que d’ailleurs Ponge
dit presque, sous une autre forme : « Le corps des variations du carbone,
NOTRE corps, du noir au brun, au vert, et à toutes les couleurs jusqu’aux
fleurs blanches », etc. Un peu plus loin, j’avouerai presque ne voir dans les
couleurs que leurres, quelque chose que nous autres peintres ou écrivains
n’agiterions que pour nous détourner de ce qui relève de la matière (au sens
où Ponge entend et revendique ce mot qui revêt, à lui seul, l’aspect d’un
programme : voyez les dernières pages de Nioque de l’avant-printemps),
c’est-à-dire de quelque chose qu’il ne nous est pas permis, s’agissant
seulement du travail de l’écrivain, de définir exactement.

Un peu plus tard, le même jour

Pas de texte, je ne crois pas, de Ponge, sur le corps humain, le nu


féminin. Beaucoup de métaphores érotiques, anatomiques même à propos
de fleurs ou de fruits (ou ailleurs, de la grossesse), ainsi du texte intitulé Les
Poiriers daté : 10 avril 1950, après-midi, « … dans leurs petites culottes
(corolles), ouvertes (à volants)… » et plus loin : « … si sensibles, si
gonflés, ces petits clitoris, ces vulves si gonflées, la muqueuse à vif… »,
etc. Exaltation devant la matière qui s’entreféconde, bien sûr. Mais ce n’est
pas de cela que je déplore l’absence dans l’œuvre de Ponge. Simplement
j’ai eu conscience de cet étrange manque (manquement ?) en lisant cet autre
passage du même livre (et d’ailleurs daté du même 10 avril 1950) :

.…me proposant un objet défini, excitant, durant en dehors de ma


conscience, je puis bien souffrir de n’en recevoir, chaque fois que je
m’y applique, qu’une idée incomplète, une brève lueur, puisque lui,
en effet, lui, cependant, dure et persiste (à la différence d’un état
d’âme, d’un sentiment, d’une passion), et que les idées incomplètes
qui m’en viendront par la suite, se rapportant toujours à lui, seront
de nouveau partiellement valables et qu’enfin la somme, l’addition
de ces lueurs ou touches incomplètes pourra donner une
approximation suffisamment volumineuse (solide) dudit objet,
pourra enfin s’y vérifier.
Aussitôt en foule, comme commandés ou conviés par ces lignes : les
dessins de nus de Modigliani illustrant les Lettres de la religieuse
portugaise (cherchant quelque chose qu’il n’arrive pas à « vérifier »), les
gravures et les dessins de Fautrier (corps rejetés sur eux-mêmes, bras
coupés, torses arqués sur leur propre tracé sec), ceux de Schiele
(l’énervement fou du contour qu’on ne trouve pas, qui va toujours dans le
sens opposé de l’apaisement, qui ne peut se connaître détumescent –
justement à l’image de Ponge contraint de compter sur l’accumulation),
tout cela à l’égal des Quatre Cents Hommes en croix de Michaux, poussé lui
aussi à jeter l’éponge (le crayon) avant d’avoir trouvé, avoir pu enfin se
défaire dans un tracé satisfaisant. Cela écrit avec, devant moi, l’une des
photos de Tina Modotti nue, photographiée par Edward Weston en 1924 :
Tina on the Azotea, et devant la photo de son visage aussi (autre forme, plus
enchevêtrée, de la photo de nu) : Tina Modotti with Tear, qui est de la même
année. Photo ou texte, s’approchant l’un comme l’autre, l’un avec l’aide
d’une simple visée optique, l’autre les mains pleines de mots et de leur
arrangement possible, d’un corps nu de femme, c’est-à-dire de quelque
chose qui est avant tout la retrouvaille vérifiée d’un volume, d’une forme et
d’une lumière.
Picasso ? A la fin, les dernières années, un dessin presque rageur d’une
femme cuisses ouvertes, montrant son sexe et regardant droit devant elle.
Mais dans ce genre de dessin ou de gravure, il n’y a que le tracé, c’est très à
côté de la question Ponge, où l’approche du volume et de la lumière
ressemble à une demande plus impérieuse.
Mais, j’insiste, le visage ? Giacometti tout proche.
L’explication serait alors qu’une peur particulière… Que trop de choses,
impossibles à maîtriser, quittent le visage ou le corps de la personne
observée (et entreprise par les mots de Ponge) et s’en viennent à la
rencontre de l’écrivain, comme une foule muette exigeante ?
Ou bien – pour le visage – la question de la symétrie ?
(Les deux visages d’écrivains les plus symétriques que je connaisse :
Ollier et Ponge.)
Peut-être aussi ceci : que la captation du visage ou du corps ne pourrait
relever que d’une sorte de surprise, là encore inadéquate au travail de
Ponge ?

Un vendredi

Miro dit : « Chercher à contraindre plus qu’à plaire. » Dans la captation


du corps nu, ni contrainte ni séduction. La chose est à la fois trop muette et
sans prise. Donc, ce que Ponge a si bien ignoré, faute de quoi ? laissons-le.

Un an plus tard

Devant les mots, qu’est-on ? Voilà sans aucun doute la seule question
que pose – s’il en pose une – Francis Ponge, dans toute son œuvre. Non
pas : « Qui sommes-nous ? », mais, au-delà de cette faribole sans retenue
qui tranche dans le vif social, apostrophe le « statut » de l’écrivain ou
disserte sur l’éternelle vulgaire Figure de l’artiste (l’écrivain et son modèle,
l’écrivain et son double, l’écrivain et ses personae, etc.), bien au-delà, le
seul fait qu’on est là, devant, debout, quelquefois arc-bouté, s’exerçant à
des poussées ou à des résistances des deux mains, du front et du ventre,
occupé, n’est-ce pas, à tout un jeu de contorsions plus ou moins triviales et
malchanceuses dont l’ensemble, bien énervé, passe son temps à délivrer les
déchets d’un combat qu’on appelle littérature. Sartre disait de Ponge, et de
quelques autres, qu’il se refusait à distinguer les idées des mots eux-mêmes.
D’où cet effet d’escamotage, c’est vrai, du parti pris philosophique, qu’on
ressent devant les plus savantes évolutions de Ponge. D’où, aussi, cette
résonance sans faille (si, il y en a une !) du texte présenté dans sa matière
même, sans origine et sans avenir, disculpé d’avance de toute histoire et de
tout arbitrage, et donc assuré de ne rien générer d’autre, à la rigueur, que la
position morale d’un individu – d’un rien seul comme je l’ai dit ailleurs. On
voit se dessiner derrière tout cela à la fois les raccords très précis que Ponge
a établis une fois pour toutes avec des écrivains comme tels matérialistes et
baroques (il n’y a d’écrivains classiques que baroques, prétendra-t-il
toujours), mais lui et eux disposés au cœur d’un paysage, lovés en son sein,
comme par le « touillé » de Fautrier : tout est arrêté entre des flancs de
collines, avec des lenteurs d’apparition des formes ou des couleurs (comme
on le sent bien au vu d’un Chardin), avec comme seuls confins identifiables
l’un de ces temples à colonnes que Ponge comparera, justement, à une
caisse de résonance, précédé de ces colonnes qui reproduiraient les cordes
d’une lyre. Tout le monde prêt pour une musique qui n’a pas lieu. Tout le
monde et les choses, mais pas musique. On est, on sera toujours, avant. (Cf.
« A la rêveuse matière ».)
Voir aussi, dans L’objet, c’est la poétique, ceci :

Chacun de nous, tant que nous sommes, connaît bien, je


suppose, sa Beauté.
Elle se tient au centre, jamais atteinte.
Tout en ordre autour d’elle.
Elle, intacte.
Fontaine de notre patio.

Un mercredi

Les textes de Ponge interdisent toute approche et rendent encore plus


inutile que d’ordinaire un commentaire, un paragraphe. Dans la même
mesure où son effort aura toujours, inéluctablement, voué son écriture aux
travaux d’approche de la langue. Approche, de sa part, sans sinuosités, sans
vertige, sans emphase. Et surtout, frontale. Du coup, on ne peut plus que
s’identifier soi-même à cette posture et non plus la reproduire, comme le
voudrait l’exégète, encore moins la convoquer à quelque concile de paroles.
Oui, c’est ça : à côté de Ponge, les écrivains, généralement tentés par la
même sorte d’entreprise, font figure de « paroliers » : ils ne cessent d’en
remettre. Alors apparaissent les alibis, qu’on recourre à la tentation du
Sublime ou du Verbe, de la Psalmodie ou du Sacré, quatre vocables qui me
paraissent chapeauter allégrement, définitivement, et bien négativement, la
plupart des œuvres lyriques de notre époque. Alors qu’à distance
respectueuse (qu’il respecte et signale chaque fois) de Lucrèce, par
exemple, ou de Picasso, Ponge affirme sa « tenue », une raideur comme
convenue avec eux : c’est l’affichage d’un style unique qui propose, avec
une constance et une lucidité inégalées, la perpétuation matérielle de la
langue : face aux choses et rien qu’aux choses, elle est leur parole fictive,
par quoi Ponge rêve, éveillé, qu’enfin débarrassées des proférations
humaines les choses peuvent tenir leur langage et nous le proposer, à nous,
à Ponge, aux écrivains. Mais les choses, qui n’ont que la fin qu’on leur
prête, ne renvoient rien, n’indiquent rien. Leur mutité n’est pas non plus le
Silence : l’interstitiel ne nous dit rien non plus (je pense que la formule
célèbre d’un philosophe qui disait : « La phrase est un silence sursaturé »,
n’est qu’une formule très belle, une « passe », tout au plus, à Mallarmé). Ici,
le blanc n’a aucun sens : les mots l’emportent, les phrases sont de sortie.
Honneur à leur seul sens. A leur rien seul sens.
La trajectoire de Ponge consiste à méditer une harmonie. Sa dynamique
est la mesure d’un arrêt : entre Matière et Beauté. Quand il dit qu’un
écrivain n’est qu’un « générateur », il parle en matérialiste (la phrase,
mettons, de Tacite), et quand il célèbre les « conditions d’ordre et de
beauté » comme seules excuses du style (c’est moi qui parle d’« excuses »),
c’est à l’esthète bien sûr qu’il en appelle (le vers, mettons, d’Horace).
Parlons un peu de la beauté pongienne.
Ponge a une conception hologrammatique de la beauté : c’est une image
fictive, proposée comme vraie, comme reflet du réel (une photo d’elle),
mais générée depuis plusieurs lieux d’émission, de sorte qu’elle devient
comme un volume sensible mais sans consistance, sans épaisseur. On peut
tourner autour d’elle et la traverser. Ce qu’il dit bien – et je le redis :

Elle se tient au centre, jamais atteinte.


Tout en ordre autour d’elle.
Elle, intacte.
Fontaine de notre patio.

(Qui plus est, c’est d’un peintre, de Braque, que Ponge tiendra le titre de
ce texte : L’objet, c’est la poétique.)
Chacun de nous connaît bien, c’est vrai, sa Beauté. Et que je sois Ponge,
ou moi, Roche, je vois cette Beauté. Elle est dans nos mots, dans l’idée
qu’on a de ces mots et par quoi seul ces mots peuvent tenir. Et, alors même
qu’on écrit, Ponge ou moi, Roche, l’émission se faisant, l’écriture ayant lieu
(« Il n’y a de lieu que le lieu », dit Mallarmé), voici que cette Beauté
s’imagine en nous, qu’on assiste à sa présence soudaine, qu’on ressent sa
consistance. Mais rien d’autre. Elle est tout à coup comme l’idée que
Hofmannsthal se faisait de la littérature à travers lord Chandos : une sorte
de renvoi terrible à la défection de l’usage, terre étrangère aussi bien que no
man’s land, point aveugle qui serait partout chez lui. Là résiderait alors
l’effrayant privilège de l’écrivain, qu’un mot, qu’un seul mot l’envoie dans
le monde comme un projectile sans but, contraint seulement à devoir
rencontrer sa cible, mais nulle part, sans direction plutôt qu’une autre, sans
mise et sans gain. Concours vain, et le seul à avoir valeur absolue, valeur de
beauté, rien d’autre.
Quelques heures plus tard

J’ai parlé de « trajectoire » de Ponge. J’aurais dû dire « chronologie »,


car des premiers écrits publiés en revue en 1920 à la dernière lecture à
Beaubourg en mars 1984, tout se tient sans bouger : Ponge n’évolue pas –
sinon, tout au plus, par quelque jeu de situation qui renvoie à la
conjoncture, par exemple politique, et encore ! Il construit comme le puzzle
d’un arbre (on sait sa prédilection pour l’image de l’arbre littéraire), chaque
morceau du puzzle étayant, dessinant peu à peu l’ensemble, comblant vide
après vide (là encore, Lucrèce), pliant ses mots à l’injonction de l’ensemble
figuré comme éventuel (en cours de travail) et définitif (vers sa fin,
comment savoir quelle « dernière touche » sera la dernière du tableau,
imprévisible moment décisif). On conçoit, à l’énoncé que je présente ici,
l’apport considérable des peintres : les mots de Ponge peignent peu à peu le
chef-d’œuvre introuvable, un seul tableau, assez grand pour qu’il nous
paraisse sans limites, assez haut pour être sans assises et sans ciel. Ordre,
enfin, Ordre et Beauté qui rappellent à l’infini les stèles antiques, dressées
seulement comme des pas de l’esprit, de chaque côté d’un chemin qui part
devant nous et se termine peu à peu, avec cette silhouette entre elles, qui
s’en va de dos, infiniment présente dans le paysage, infiniment présente
chez ceux qui sont encore en plein travail, moi, Roche, par exemple, et les
autres, chacun à sa table, parti des angles et des bordures (comme on sait
qu’il faut faire avec les puzzles), mais avec encore tellement de pièces à
mettre en place.
A QUOI SERT LE LYNX ?
A RIEN, COMME MOZART
Une nuit d’inédit.
La littérature serait dedans et moi dehors (note du 5 avril).
Je pars de phrases et je parle d’elles.
Du superflu éperdu en masse : de l’art.
Flux précaire !

Notes éparses, reprises (pour une mnémotechnie généralisée de l’art ?)


par un moi froid comme un lucane.
D’énormes caisses d’eau de pluie dévalaient, dans un bruit d’enfer, les
marches au-dessus de la place d’Espagne, bousculant les azalées géantes,
écrasant ces beaux buissons colorés sur les gens qui s’échinaient à
progresser dans l’orage. La tourmente syntaxique est celle qui m’occupe
moi et fait cette glace en moi. L’image et l’aboiement rauque des caisses,
c’est pour les autres.

Je pensai encore ceci : le promenoir des deux amants passe sous le


mouroir des quatre serpents noirs.
C’était le 29 avril. Françoise et Micheline m’avaient laissé à un coin de
rue donnant sur le Corso. Elles étaient fatiguées et désiraient rentrer à notre
appartement de la villa Médicis et moi j’avais dit mon intention de passer
chez Rizzoli et de remonter ensuite par la fontaine des Abeilles pour refaire
certaines photos de détails déjà faites il y a six ans. Je finissais mon périple,
pensant vaguement au rituel que j’y mettais, en abordant le viale Trinita dei
Monti. Je regardais distraitement la base de l’obélisque, riant à l’idée qu’ils
étaient presque tous dans Rome, comme celui-ci, emballés littéralement
dans d’étranges bâches tendues sur des échafaudages de fer bleu, depuis
qu’un tremblement de terre les avaient secoués il y a quelques semaines.
J’imaginais les obélisques égyptiens et romains s’écroulant tous comme des
quilles imbéciles et tuant des gens comme des meubles.
Des érections qui auraient coûté et qui couperaient.
Un après-midi où, debout, nu, bandant contre l’angle d’une commode,
je faisais osciller mon sexe raide et le cognais, de gauche et de droite, sur le
bois.
De l’autre côté de Rome, le soleil allait tomber dans une manche de
brume. Il envoyait un flot de lumière dans la bâche, et moi, en bas, je
tâchais de cadrer cette incongruité de forme et de blancheur dans le viseur
de mon appareil.
Froid comme un lucane.
J’aperçus quatre serpents noirs pendus aux crocs tubulaires à mi-hauteur
de la partie emmaillotée de l’obélisque. La perspective étant trop déformée
là où je me trouvais, j’escaladai rapidement les marches de l’église, et, sur
le palier devant le porche, il me sembla tout à coup que c’était bien et que
j’étais avec un peu de chance à l’endroit où « tout coule durant des
siècles ». Une chance pour le froid, comme pour les interrupteurs avec
lesquels, quand on est écrivain, on le gouverne.
Je regardai à nouveau les serpents. Nous étions eux et moi du même
aplomb, et Rome était le plomb, dessous.
Ils étaient coincés, presque à égale distance les uns des autres.
Cravatés par le fer.
Un certain nombre de fois j’appuyai sur le déclencheur.
Le promenoir des deux amants passe entre eux et moi, entre l’obélisque
qui les détient, qui ne les aura détenus que pour moi et mes photos et mon
livre, et moi debout devant le porche fermé à cette heure, alors que la nuit
romaine s’amène et foule comme une mousse les toits de laine et de verre,
la pierre et le lait des murs et des femmes.

J’ai attendu un soir, vers une heure du matin, devant le haut mur de la
villa Médicis. L’avion de Françoise était en retard et je ne le savais pas.
Pour tuer le temps je faisais des photos. Des autoportraits au déclencheur à
retardement. Ou, à la verticale au-dessus de moi, le réverbère qui est à
l’angle de la façade, à côté d’une affiche pour l’exposition Horace Vernet.
Je passais la main très lentement sur les briques usées un peu partout et sur
les babines des lions de pierre. En vain. Sauf que j’ai tué le temps, qu’elle
est arrivée enfin et que nous avons gagné notre chambre en toute hâte à
travers les couloirs sombres et déserts. Je lui parlais de la surface de l’eau
dans la grande vasque devant la villa, de l’autre côté de la rue qui va au
Pincio, et que je devais photographier deux jours plus tard.
Le viale Trinita dei Monti est le promenoir dont je parle, un reflux de
phrases, de ces phrases dont je pars, quand j’écris, et dont je parle, et c’est
ce que j’écris.
J’avais été très étonné de constater que la fontaine des Abeilles en
comportait en fait trois. Les photos faites serviront à dupliquer celles d’il y
a six ans, parce qu’il faut tuer le temps ce faisant, et que je peux le faire
avec des matières inertes comme je le fais avec des gens, c’est-à-dire
Françoise et moi, qui avons vieilli depuis six ans, alors que l’abeille
centrale du Bernin n’a pas changé, sinon qu’il n’y aura pas ce coup-ci le
bras tendu avec la bouteille qui se remplit sous le jet d’eau fraîche.
Il est bon de mettre par écrit les avertissements que font entendre à
intervalles réguliers les morts du temps.
Les prises raides d’air et de sol, qu’opère l’œil qui vise.
Le « hep » adressé impérativement au réel.

« Anus, sciure froide. »


Le promenoir des deux amants passe au pied du mouroir des quatre
serpents.
Entre le « rien ne demeurera impuni » (toute photographie) et le « vous
êtes ici » (toute photographie).
« Anus, sciure froide. »
La seule phrase retenue de Giacomo Joyce, feuilleté dans l’appartement
des Prigent, sur le canapé qui se trouve sous la grande verrière, c’est-à-dire
la leur, puisque chez nous j’ai pu également profiter d’une grande verrière
qui ouvrait sur l’énorme statue antique surnommée par les pensionnaires :
Mamma Roma.
Sous notre verrière à nous nous avons fait l’amour, sur le canapé à trois
places, tendus tous les deux comme des musiques horizontales, un après-
midi de ciel sombre et d’ocre foncé où d’énormes caisses d’eau de pluie
dévalaient dans un bruit d’enfer les marches au-dessus de la place
d’Espagne, bousculant les azalées géantes, écrasant ces beaux buissons
colorés sur les gens qui s’échinaient à progresser dans l’orage. La
tourmente syntaxique est celle qui m’occupe et fait cette glace en moi.
L’image et l’aboiement rauque des caisses, c’est pour les autres.

Je pensai encore ceci :


De l’autre côté de Rome, le soleil allait tomber dans une manche de
brume. Il envoyait un flot de lumière dans la bâche, et moi, en bas, je
tâchais de cadrer cette incongruité de forme et de blancheur dans le viseur
de mon appareil.
Froid comme un lucane.
J’aperçus alors quatre serpents noirs pendus aux crocs tubulaires à mi-
hauteur de la partie emmaillotée de l’obélisque. La perspective étant trop
déformée là où je me trouvais, j’escaladai rapidement les marches de
l’église et, sur le palier devant le porche, il me sembla tout à coup que
c’était bien et que j’étais avec un peu de chance à l’endroit où « tout coule
pendant des siècles ». Une chance pour le froid, comme pour les
interrupteurs avec lesquels, quand on est écrivain, on le gouverne.
Je regardai à nouveau les serpents. Nous étions eux et moi du même
aplomb, et Rome était le plomb, dessous.
Ils étaient coincés, presque à égale distance les uns des autres.
Cravatés par le fer.
Un certain nombre de fois j’appuyai sur le déclencheur.
Le promenoir des deux amants passe entre eux et moi, l’obélisque qui
les détient, qui ne les aura détenus que pour moi et mes photos et mon livre,
et moi debout devant le porche fermé à cette heure, alors que la nuit
romaine s’amène et foule comme une mousse les toits de laine et de verre,
la pierre et le lait des murs et des femmes.

Anus, sciure froide (toute photographie).


Une nuit d’inédit (toute photographie).
Littérature : tout ce que ça dit, c’est : Tue-t-en ! Tue-t-en !
N’empêche : feux, flux, faces froides des lucanes qui, ayant fait volte-
face, vous regardent, vous et moi, nous et toi, qui ne tenons plus en place,
agités de bonds subreptices et de déplacements féroces qui nous égareront
infailliblement hors du cadre des viseurs, hors du temps qui est contenu
dans le déclencheur à retardement.
Une nuit de répit.
Je retrouve Françoise et Micheline dans l’appartement, allongées sur le
grand lit, légèrement éclairées par le feu du soir qui va s’opacifiant dans la
verrière. L’une dort en chien de fusil, l’autre lit, à plat sur le dos. Françoise
se réveille et je vois ses yeux qui m’observent. Micheline lève simplement
les siens vers moi. Elles ne bougent pas et me regardent. Moi j’avance et je
les vois qui grandissent dans le viseur de mon appareil, bougeant sans
bouger et m’aimant sans me toucher.
Quatre cocons de larves crèvent au fond d’un estomac d’orvet qui
mourra plus tard, brandi tout droit debout dans la nuit d’inédit, pic raide
mort étincelant, séquoia, gratte-ciel. Phare froid.
Un lucane habitué, pâle Caracalla, d’un coup sec de sa pince le casse en
deux.
Personne ne sera là.
Sciure froide.
PENDANT LA LITTÉRATURE

Adressé à Christian Prigent


Voilà, ça se fait, ça s’est fait : dans les déserts et les désertions, bouquets
de haine tendus à bout de bras par les paysages, les horizons, horions
d’infamie qu’il a fallu, qu’il faudra traverser, écliptiques solitaires prenant
tout par le travers.
Voilà, c’était à toi, c’est à toi.
Mal défini, mais tant propagé, un air irrégulier, fantôme nomade de
diapasons disparus, autrement outrecuidants, la bouche irrédentiste, un bloc
gigantesque innommable de bouches debout sur leur queue, erratiques
hallebardes douces, halliers piquetés, cardés, bardés, un air de tout ça,
bleuâtre, mort et pourri de l’épuisement des mots et des mouillures des
couches, un air liquide, n’est-ce pas, l’air des liquidations, l’air des terres
meubles, l’air sans bords, sans épis de la charpie, l’air qui met le partage à
portée des vides et des néants. Rien à faire, toi ou moi, sans consentir à
l’avoir regardé ou à s’être fait transparent contre lui, irréductible à force
d’être comme une vitre devant lui, vitre-sphère, vitre-socle, vitre-rivage,
vitre-coupole.
Maintenant, comprenez, vous autres : voilà, ça se fait devant vous ; dans
les déserts et dans les désertions, j’écris ici la stèle, plus dure qu’un nucléus,
qui se trouve dressée dans un jardin fermé mais qui domine de partout,
la stèle-aboi
la stèle-marteau
la stèle-trompette
la stèle-horreur de l’absolue beauté
écrite par moi,
que d’autres que moi
dans très longtemps
tailleront, graveront, appliqueront
écrite seulement pour le moment
et même simplement tracée, comme avec un doigt
dans le goudron forestier
donc par moi, momentanément
une sorte d’éclair blakien
de la sorte d’esprit fou des rois noirs
brandi à poing fermé, à peine un moment
contre cet air irrégulier, je dis bien :
« contre cet air irrégulier, fantôme nomade de diapasons disparus », etc.,
oui bien sûr, etc.
aboi (je souligne)
marteau (je souligne)
trompette (je souligne)
horreur (je souligne)
ces quatre mots-là exactement redits par moi, mes quatre outils précieux
qui sont comme une sorte d’esprit fou des rois noirs quand je m’en sers,
afin que nul n’ignore le comment et le pourquoi de cet air « irrégulier » que
cette stèle pique et entame, le comment et le pourquoi de cet air
« irrégulier », fantôme nomade de diapasons disparus.
Les autres parleront des airs connus, réguliers : les écrits, le poids de la
langue, le jeu scabieux des mots, le parlement sexuel, l’intempérie
permanente, enfin l’outre-mère. Moi, je dis ceci :
Christian, nous avons affaire au pitre des bouches.
C’est lui qui rit dans nos bouches, qui tombe en piqué sur nos langues
comme un paquet de chauves-souris pourries, et c’est lui qui dessine les
hoquets du paysage. C’est lui l’explication des textes qui entretient l’air
mort.
« J’ai passé par tous les cercles de ces lieux d’épreuves qu’on appelle
théâtres. J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale, comme dit la phrase
dénuée de sens apparent des initiés d’Éleusis. » C’est de Nerval.
« Fut-il jamais un temps où plus question de questions ? Mort-nées
jusqu’à la dernière. Avant. Sitôt conçues. Avant. Où plus question de
répondre. De ne le pouvoir. De ne pouvoir ne pas vouloir savoir. De ne le
pouvoir. Non. Jamais. Un rêve. Voilà la réponse. » Beckett.

Ma stèle ici présente, piquante, folie rocheuse


esquintant l’air au-dessus, ma stèle voudrait
fracasser l’intérieur, emplir l’effroi as-
seoir partout du roide et rien d’autre
devenir la vitre du froid, déca-
piter le pitre des bou-
ches. Voilà…
Dire
à nouveau
que c’est ce pitre
qui fait le mort à l’in-
térieur des bouches, qui dit tout
le temps qu’il est l’explication des textes
alors qu’il n’est que l’entretien des morts

Voilà, n’est-ce pas.


A ton tour, à ton heure, à temps : l’effroi, Christian.
Attends, on y va.
Derrière, les morts et les pitres ! Derrière, familles d’émeus, casoars
perplexes, lascars, philosophes mirobolants ! Derrière, fantômes nomades
de diapasons disparus ! Nous voici, nous autres horreurs de l’absolue
beauté, nous autres marteaux du vertige, marteaux de l’infini, maîtres-
marteaux, nous autres arts du maître-mot, trompettes sorties de terre, terres
émergées des bruits et de l’harmonie foncée, le son caverneux de l’encre
bleu-noir qui est sortie une fois pour toutes du nuage nocturne, nous voici,
nous, l’aboiement final !
Arrière, toute explication, toute question, mort-nées jusqu’à la dernière !
Nous avons passé par tous les cercles de ces lieux d’épreuves qu’on
appelle théâtres. Nous avons mangé du tambour et bu de la cymbale.
Voilà, ça se fait.
Dans les déserts et les désertions, bouquets de haine tendus à bout de
bras par les paysages, les horizons, horions d’infamie qu’il a fallu, qu’il
faudra traverser, nous voici déjà et désormais, un peu là, complets.

Écliptiques solitaires prenant tout par le travers.


Stèle anthropomorphe, erratique,
à notre tout, à notre heure,
à temps : l’effroi.
Indication scénique : au moment où le dernier mot « effroi » a résonné,
les praticables colorés qui entravaient toute la profondeur de la scène et qui
représentaient toutes sortes de paysages et d’horizons, des scènes de genre,
des situations données avec les couleurs correspondantes, ce genre
d’affaires éclatantes qui ont lieu entre les hommes, on les a brusquement,
violemment même, tirés dans les coulisses ou remontés dans les cintres. Ils
ont été proprement escamotés, mais pas en un seul mouvement brutal bien
sûr, simplement ils sont partis. Plus de paysage, plus de couleur. En tout
cas, pas de ceux qu’on a l’habitude de connaître. On ne remet pas ses pas
dans ses pas.

La scène, devenue nue, a semblé alors plus pentue, plus fuyante. La


perspective s’accusait. Le parquet, perpendiculaire à la largeur du lieu,
fichait le camp vers le fond. La terre et la poussière qui étaient dessous ont
roulé vers la fosse d’orchestre en faisant entendre un curieux grondement,
et tous les accessoires qui étaient encore sur la scène et que les acteurs
avaient abandonnés ont roulé avec la terre et la poussière, et tout ça, dans
un vacarme de fin du monde, a basculé dans la fosse d’orchestre.
Quand le nuage de poussière est retombé, on a vu que la scène s’était
tellement redressée qu’elle avait fait éclater les lames du plancher, la rampe
des projecteurs avait explosé, et il n’en restait plus que des ferrailles grises,
et ce qui avait été la scène était devenu une étrave raidie, verticale, plus
dure qu’un nucléus, piquant l’air au-dessus, aussi effrayante qu’un morceau
de carreau cassé sur quoi on a l’impression que le monde va s’égorger.
COLLINES LUXURIANTES,
NULLE PART

Quelques peintures de Joël


Kermarrec
Je vois le monde réel devant moi, dans la distance devant moi. Il danse
dans son immobilité, il danse sans bouger, sans le moindre « bougé » des
formes, comme on dit des feuilles quand aucune brise, aucun appel d’air, ni
volute ni courant ascensionnel n’est là, et en même temps ce monde que
j’écris dans ces mots hors du courant et sans relief est certainement aussi le
centre impossible à définir, sinon par le mouvement invisible qui l’agite,
cette trombe de bousculades insensées aussi sacré, aussi trompeur que la
gesticulation d’un choréique. En proie, ce monde comme cet homme, à sa
convulsion permanente, fusant autoritairement de toutes parts.
Intempestif et festif Nataraja.
Koré, rituelle, à l’heure, quand le dieu des Enfers l’autorise, une fois
l’an, à revenir sur terre et à la parcourir en foulant, en un rien de temps, en
cadence, les premières pousses du printemps.

Mais non.
Pas vraiment ça. Mais pas très loin non plus de l’idée de stupeur qui
hante l’espace, devant moi qui regarde le paysage, qui en fais un spectacle à
usage personnel. Si je le dis autrement, j’écris : je regarde la stupeur qui gît
dans l’entre-deux.
Donc, parlant de danse, de rite, de convulsion et de réel, il faudrait dire
en quoi ces mots construisent une immobile stupeur, le stupa transparent
des choses et des gens. Construction pas très loin des leurres qui singent nos
regards, un antipode qu’on jouerait à toucher du doigt, comme si de rien
n’était.

Le paysage ne tient que par les dessins qu’on y regarde, pendus ici et là,
apparents et frémissants tant est forte la tension du Voyons ! Dessins qui
portent bien évidemment signaux et conjonctions, emblèmes et inscriptions
(au crayon, en tout petit, sur les côtés – il faut s’approcher très près pour les
distinguer et encore plus près pour les lire). Pas très loin donc d’une
« peinture » qui les lierait, avec des blocs intermittents et immobiles au sein
de l’immobilité, blocs rectangulaires ou carrés, maintenus par des angles
droits tranchés dans l’autre réel, assez grands blocs plats que l’artiste pose,
à grands renforts de gestes, devant des murs, à l’intérieur du puits sans fond
d’un atelier ? ou bien devant rien, puisque le lecteur a bien compris que
nous avions à faire au seul paysage mental et à, tout juste, quelques
découpes qui y furent faites. Voilà donc le chamaillement du tableau qui
entre en scène, les dessins matériellement, intempestivement,
convulsivement irréels, puiqu’ils sont l’irréelle stupeur du monde prise en
masse, son sperme iridescent durement affecté à ce que je dis ici de l’œuvre
artistique peinte et dessinée de Joël Kermarrec.

Évidemment, il n’y a personne.

Linceul, notre seul lien.

On s’approche. Quelqu’un approche (voilà bien ce qui s’affecte du mot


« Art » !). On se cache (c’est bien ce qui se passe !). Mais non, il n’y a
personne (on se démène comme des beaux diables, étranglés par cette
absence qui en rajoute sur tout, qui nous oblige à remettre ça sans arrêt !).
Englués, regardeurs que nous sommes, dans ces parenthèses qui prolifèrent
comme des bulles d’esprit qui claquent au vent.

Je me redresse prudemment, une fois les premiers bruits passés, et je


regarde à nouveau le paysage.
Je me suis relevé lentement, sans à-coup, progressant, me dépliant,
sensible à la stupeur contiguë.

Il n’y a que des parcours d’impressions. Des sinuosités de sensations


qui errent, s’affinant, confluant, précipitées comme des traînées de sperme
sur un flanc blanc interminable.

Il n’y a pas de littérature non plus. Presque pas. Elle ne prend presque
pas.

Le narrateur qui regarde les dessins comme autant d’intermittences du


récit, tout en s’interrogeant sur leur participation au paysage, se demande
comment concilier l’ordre et l’irréversibilité, l’endroit et la phrase. Il pense
aussi aux différents paradoxes de l’ordre et du désordre qui tissent les toiles
propres à l’écrivain, qui balbutient si lentement l’admirable tissu sur lequel
il sait que son œuvre à lui pourra courir un jour sa chance, si le contrat qu’il
entretient avec ses hallucinations du premier jour continue d’en valoir la
peine tant de jours, tant de pages, tant de vides inexpliqués plus tard. Trois
fois le mot « jour » plus tard.
Le narrateur se dit aussi que l’imagination est une vitre muette : sans
reflet et sans bruit. Mais frêle, bien frêle, au point qu’elle peut être brisée.
Et alors rien ne serait changé au spectacle, n’est-ce pas ?

Il pense aussi à cette phrase de l’écrivain triestin Bobi Balzen : « Dans


notre Divine Comédie à nous, il y a quatre parties : l’Enfer, le Purgatoire, le
Paradis, et une quatrième qui n’est ni l’Enfer, ni le Purgatoire, ni le
Paradis. »

Le peintre a laissé divers signes sur la piste, si l’on appelle « piste » la


partie de l’espace qui serait perpendiculaire à l’enfoncement du paysage. Il
a laissé des mots comme « chemises de singe » ou « bâtards de chaman »,
pour baliser l’histoire des choses qu’il touchait, ou celles qu’il me
permettait de toucher quand, un peu plus tard, j’ouvrais dans une rame de
métro une petite boîte de métal emplie d’objets peints ou d’objets qui
avaient déjà leur propre couleur et qui jouaient ensemble comme un
anémomètre d’émotions abandonnées. Le peintre, dans son atelier, avait
aussi parlé d’« ombres portées » qui étaient des femmes, des profils de
femmes nues : visages, mentons et, un peu plus bas, les seins, puis juste le
haut du rond du ventre. Il avait dit aussi : « Souvenir des Landes »,
« Mannequins », « Les sorcières ». Et puis : « Déclinaisons ». Là aussi les
intermittences affluaient avec la méchanceté d’un tranchet hachant tracés et
trachées. Affreuse zébrure d’ongle sur un négatif célèbre. Ces mots
énigmatiques étaient autant d’idiomes qui campaient clandestinement sur la
toile, ou qui faisaient la pause entre deux séances.

Le peintre aurait pu parler comme l’écrivain. Il aurait dit, par exemple :


« Je suis parti des phrases qui enfermaient les personnes autour de moi et je
m’en suis joué. »

J’étais debout, je m’étais écarté de l’obstacle (le couloir, la coulisse, le


faux rocher de carton épais que les accessoiristes utilisent dans les opéras)
et j’étais là, bien planté devant le paysage. Impossible de déceler l’écrivain
(au sein de sa parenthèse !) face aux bonds que font les collines de l’Art
quand celui-ci se croit seul. Tap, tap, tap ! s’amusent à faire les grands
dessins sur les lames du parquet surchauffé. Légers tressaillements des
ventres bombés ! Lents mouvements amples des ailes d’oiseaux
multicolores ! Balistiques du rire que l’œil a peine à saisir ! Lièvres comme
des rats devenus fous quelques secondes, c’est-à-dire rats reprenant
l’apparence vite fait des lièvres qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être !
Tétons des dames de la pose d’avant qui s’écrasent à un autre endroit de la
toile avec la rage d’un tampon encreur ! Tap, tap, tap !, personne n’entend
rien, mais quel foin !

Nataraja de projets de lumière. Nataraja de projets de couleurs. Nataraja


de corps fins projetés en fins impacts, comme autant de contours et de
rêves. Nataraja dans la boîte de Pandore que j’ouvrais précautionneusement
dans une rame de métro à une heure et à un endroit où rien n’avait que
faire. Comme dans une autre parenthèse, je le répète :

Linceul, notre seul rien.


Koré encore.
L’Art est comme le désespoir, ou comme le rouge ou le blanc : on n’y
échoue pas – ce n’est qu’une meule de paille au milieu d’un champ. Un
formidable entretien qui se tient devant nous et avec lequel il nous arrive de
parler. Sur lequel on fait passer nos diverses tenues de mots, par exemple.
Nous formons les mêmes gestes, le même air indifférent, la même partie
intemporelle de plaisir.

Il n’y a pas de littérature non plus. Elle vient après, un peu ailleurs,
quand les bruits ont fait leur réapparition, et, avec eux, les cohortes du sens,
l’ordre définitivement vainqueur et traînant derrière lui, dans son triomphe,
des parenthèses enchaînées, des bleus plein la figure.

La littérature est une restauration des stupas : elle est faite des stucs qui
recouvriront à l’infini les structures de briques qui formaient les stupeurs
d’origine ; c’est la dernière couche, la fin dernière des mots du linceul, leur
dernière bande.

Siva parcourait les forêts du Nord. Il était monté vers des régions à
peine moins chaudes, mais plus humides sans doute. Dans le pays des
grandes collines molles où erraient les tigres et de toutes petites gazelles
aux pattes extrêmement fragiles et qui servaient à la nourriture de tous,
animaux ou hommes, insectes ou vermine minuscule confondue avec la
pourriture de la plante des pieds. Siva rencontra alors une communauté
d’ascètes qu’il savait trouver au fond d’un grand taillis d’érables et de
saules des montagnes. Ils étaient près de trois cents, hommes secs et
vigoureux, vivant en étroite association avec leurs règles et leur nudité.
Quand Siva apparut à l’orée de la clairière où ils s’étaient réunis, il les
trouva en compagnie de leurs femmes avec lesquelles ils s’ébattaient
comme font les hommes et les femmes quand ils sont ensemble et sûrs
d’eux. D’abord interloqués, ils firent silence. Leurs mains s’arrêtèrent dans
leurs mouvements lascifs, les doigts quittaient les seins, les jambes dures et
velues sortaient des croisements des cuisses blanches, les ventres
retrouvèrent leur forme sans souffle. Siva, de quelques mots durs, les
apostropha et les terrorisa, condamnant leur activité de chair, mais plus que
cela encore, la simple présence des femmes. Aussitôt, celles-ci reprirent une
tenue décente, rabattant sur elles le coton un instant abandonné sur la terre.
Elles se relevèrent et s’enfuirent vers le sous-bois. Siva, d’un ordre, les
immobilisa et leur dit qu’elles devaient rester. Alors, au milieu d’un
immense silence qui était plus fait maintenant d’expectative, de curiosité
que de peur, Siva commença de danser. Sur un seul pied qui tournait mais
tel que le dieu semblait toujours être de face, les bras tourbillonnant mais tel
qu’il semblait en avoir mille, mais toujours dans un geste admirable
d’harmonie où chacun pouvait discerner toutes les poses, tous les angles,
tous les contours, toutes les figures, toutes les légendes et l’inouïe musique
silencieuse du dieu, il dansa pendant un temps infini, dans un trouble qui
mêlait infiniment l’ordre et l’irréversibilité, l’endroit et la phrase,
l’hallucination du premier jour et tous les jours qui avaient suivi. Et quand
le dieu eut fini de danser, il n’y eut plus rien parce que tout avait été dit : la
littérature qui n’était plus personne était là, mais il n’y avait personne, le
paysage avait repris la place du linceul, et rien ne claquait plus au vent,
morts absents et femmes là, et l’Art devait venir avec ses bronziers habiles.
LES SORTIES
DU PHOTOGRAPHE

Robert Frank
Ouvrir une porte à la volée, la claquer derrière soi d’un tour de bras
précis, descendre quatre à quatre un escalier de bois un peu sordide ou un
escalier de fer qui zèbre la paroi arrière de l’immeuble, la courroie de cuir
de l’appareil photo enroulée autour du poignet ; déboucher dans la rue
comme dans une arène crevée d’un seul côté, là où on aurait oublié de
fermer la palissade ; et s’échapper par là, vers la campagne molle et grise,
sur une rive de fleuve incertaine le soir, ou vers des carrefours de chaleur
noire où pourrissent lentement les poussières des cœurs urbains ; et partout,
où qu’on soit, face aux « Américains », né en Suisse, photographiant aux
États-Unis et publiant en fin de compte en France 1, partout c’est-à-dire à
Butte, Montana, à Detroit, à Santa Fe, dans le Convention Hall de Chicago,
à Salt Lake City, Utah, dans une cafétéria de San Francisco, dans un jardin
public à Ann Harbor, ou à Beaufort en Caroline du Sud, oui, c’est bien ça,
un peu partout dans le no man’s land du lotissement mental de l’Amérique :
dévorer d’un coup d’œil l’énorme sensation de la certitude photographique.

Dans les années cinquante, quand Robert Frank sillonne l’Amérique, il


devait se dire que rien n’avait jamais été fait, malgré la dette qu’il
reconnaissait envers Walker Evans (voir la photo Rooming House, Bunker
Hill, Los Angeles, ou encore, un peu plus loin, boîte aux lettres, poteau et
vieilles maisons de bois sur l’US 30 between Ogallala and North Platte,
Nebraska), que rien ne serait plus jamais photographié comme il le faisait,
que les gens qu’il voyait, que les maisons devant lesquelles il s’arrêtait, que
même les paysages ne seraient plus les mêmes, ne seraient plus ceux que
lui, Robert Frank, était en train de photographier. Impossible à quiconque
de sortir en courant une autre fois, de dévaler un autre escalier, de
déboucher à nouveau dans les rues de Butte, de Detroit, de Los Angeles, de
Venice ou de New York, de se dire : voilà, à mon tour, je propose mes gris
et mes noirs, mes pluies, mes pénombres, mes trottoirs sales, mes gens
fatigués, mes paysages noyés de tristesse. Mes diagonales brutales, mes
horizons de travers. Mon cadrage bancal.
J’associe malgré moi cette étrange image de Frank sortant prendre ses
photos, dévalant, courant, ouvrant (et dont je ne peux me débarrasser
chaque fois que je feuillette son livre) à une autre image, plus floue, sans
arêtes ni contours, une image de splendeur et d’évidence. Je me dis : le
genre de ces photos, le genre de chacune des photos qui composent The
Americans est splendidement évident.
« Splendidement évident. » Quand le peintre Stella se demande
« Comment faire de l’art ? », c’est qu’il ignore ces moments très courts qui
sont le propre de la prise photographique, où le temps de la certitude
connaît son collapsus foudroyant, rejoint par cette fraction de pensée si
forte qu’elle a comme décollé de son état, créant cet écart qui va se
confondre avec l’effroi terrible de celui qui murmure pour lui-même : « Je
sais. »
Quand Sartre écrit : « Je demande à Parain où est le mot de grésil »,
émerveillé par la mise en abîme du sens dans le signifiant, puis du signifiant
lui-même dans le sens plein de langage qui s’anime autour de lui, veut-il
dire alors que ce serait comme si je m’approchais de Robert Frank pour lui
demander : « Où se trouve donc cette photo légendée : US 90 en route to
Del Rio Texas » ? Quand Sartre dit « Où est ? » – demande en somme d’un
simple positionnement dans la chaîne ininterrompue des significations, moi
je précise : « Où se trouve ? », en proie aux seules affres du temps (à quelle
date, à quelle heure) et du lieu (à quel endroit du noir et blanc mystérieux
de la route, de l’horizon et du ciel qui sont derrière), dépositaires du vague
à l’âme photographique, si je puis désigner ainsi ce qui monte vers nous de
toute photo saisie au comble de sa forme.
Où se trouve donc cette photo ? Où se trouve cette femme brune qu’on
devine à peine derrière ce demi pare-brise ? Et cet enfant qui dort contre
elle parce que c’est l’aube à peine et que la voiture est arrêtée sur le bas-
côté de cette route désertique, l’US 90 précisément, en allant vers Del Rio,
Texas, et dans ce seul sens-là ? Photo verticale, un phare allumé en bas à
gauche, le cerclage métallique à peine brillant autour du phare et du pare-
brise, la route serpentant par-derrière en direction des montagnes du fond,
un gros caillou à mi-hauteur, une barre oblique qui doit être l’antenne radio.
C’est la dernière photo du livre, la seule qui ramène tout le travail du livre,
la description de l’Amérique, au seul photographe et aux siens, à un instant
neutre, atone, étincelant : une fantastique charge de gris variés en lutte
contre le noir du capot sur le quadrant inférieur droit de la photo. Arrêt final
du mouvement engendré par 83 photos – rues, voitures, gens, bureaux,
locaux et paysages mêlés –, ce qui veut dire exactement ceci : les 83 photos
montrent toutes des gens anonymes, inconnus, impossibles à identifier, sans
nom, dans des lieux qui sont tous précisés – la ville et le nom de l’État –,
l’ensemble étant en fin de course ramené à la seule photo du livre qui
montre des gens connus : la femme et le fils du photographe, cette femme
aimée et belle qu’il montre nue dans d’autres livres et ce fils qui est peut-
être celui qui devait mourir dans un accident d’avion le 28 décembre 1974,
alors qu’il se rendait, cinq ans avant que je ne le fasse moi-même, sur le site
maya de Tikal au Guatemala. Robert Frank, dans une chronologie qu’il
avait établie lui-même : « 1950, Mary in New York, Mary is her name. »
Et pour bien signifier tout le sens qu’il accorde à cet arrêt du livre sur
cette dernière photo, Frank la fait suivre d’une série de trois contacts : la
photo de la page précédente réduite donc à son emplacement sur la bande
contact du film ; puis la même ou presque, mais prise en cadrage transverse
(presque tout le pare-brise, les montagnes ont disparu à droite du cadre, un
poteau télégraphique apparaît à gauche) ; le bord de la route du côté où va
monter le soleil, avec un grand panneau qui coupe horizontalement la photo
et sur lequel on lit : TRUCK RATES. Double désignation de l’arrêt de tout :
voici notre voiture et nous-mêmes au moment de la dernière halte – et voici
le panneau qui montre que c’est ici qu’on s’arrête.
Voilà entre autres ce contre quoi ne peut rien le vieil acide indescriptible
des déchiffreurs.
Photo tout le temps, à chaque sortie, 83 fois. Eux, rien d’autre.
Poussière et chaleur, tempo triste. L’homme américain.
En 1960, Robert Frank met son appareil photo au placard : « Decide to
put my camera in a closet. Enough of observing and hunting and
capturing. » Oui, assez, ça suffit d’observer, de chasser et de capturer.
Même l’image arrêtée doit cesser.
En 1975, il écrit : « J’ai un boulot en Californie, j’enseigne. June et moi
on s’est mariés et nous voilà de retour, nous regardons l’eau qui est gelée.
N’est-ce pas merveilleux d’être en vie… Maintenant je fais un film sur un
groupe de gens qui vivent dans des cabanes sur une île, survivant
difficilement alors que l’hiver s’annonce. Le gardien du phare seul au
sommet de son île parle du temps qu’il fait et de ce qu’il était autrefois. »
En préface à la monographie qu’Aperture a consacrée à Robert Frank,
Rudolph Wurlitzer note : « Il y a ici des photos qui me hantent comme si
j’avais été à l’intérieur d’elles auparavant : ce sont des photos qui viennent
devant vous comme des incantations, mystères soudain éveillés remplis
d’un silence lumineux. »
Venons-en à différentes choses que je n’avais pas eu l’occasion de dire
ailleurs, s’agissant de photos, et non seulement des photos en général, mais
de ce qu’en particulier elles génèrent dans le mouvement qu’elles
impriment et que j’ai appelé : la circulation des doutes. Et d’abord ceci : je
vois dans les toutes premières photos qui ont été prises au monde
l’expression littérale d’une entrée en matière, c’est-à-dire l’arrivée dans
notre monde de la beauté insoupçonnée de l’entièreté de la matière, et le
début même, non pas de sa réalité, mais de sa présence. De même, je vois
dans le moment de l’histoire de la photographie où apparaît l’instantané, et
particulièrement, quelques décennies plus tard, où cet instantané est devenu
une activité qui concerne tout le monde, une sorte de déflation de cette
entrée en matière, et pour tout dire le dénouement de cette irruption de
présence matérielle. Enfin, ce qui me paraît le plus important parmi les
choses que je n’avais pas dites – mais de celle dont je vais parler, j’avais
tout de même esquissé une approche, surtout dans le texte intitulé Aller et
Retour dans la chambre blanche 2, c’est que l’art photographique se joue
tout entier, dans la plupart des cas et seulement dans la plupart des cas, mais
c’est assez pour qu’on s’y tienne, dans « l’entre-deux » de l’acte
photographique, entre-deux qui est compris entre les extrêmes précisément
matériels de chaque photo qui se prend : l’appareil photo d’une part, c’est-
à-dire l’ensemble fixe constitué par l’artiste et l’instrument de son art, et le
« fond » de la photo, le décor ou le paysage qui fait son fond, autrement dit
la limite (matérielle) que le photographe a choisie comme extrémité de sa
photo. Voilà donc un espace de fiction qui sera toujours sous-entendu
comme un temps plus ou moins étendu, posé, plus ou moins contracté,
instantané.
Dans les premières photos, les extrêmes sont comme pétrifiés :
l’appareil photographique, lourd, sur pied, inanimé, et le fond de la photo,
le mur, la toile tendue dessus, les meubles, la rue, les champs, tout autant
inanimé. Pour ceux-là, aucun problème : plus la pose est longue, plus ils
seront lourds, denses, se renforçant sur eux, s’épaississant, s’obscurcissant.
D’où l’impression qu’entre les deux inanimés le reste est soit fantôme
(l’homme qui se fait cirer les chaussures sur la photo prise par Daguerre),
soit évanoui, mais dont l’absence fait rêver (la « scène du crime » dans les
photos de rues d’Atget). Plus l’espace entre l’appareil et le fond inanimé de
la photo est profond, plus les traces qu’aura laissées l’entre-deux auront de
chance de répondre à notre besoin, disons émotionnel. Au besoin, on peut
dire que c’est cela le rêve de la vieille photo : qu’il passe donc une chose ou
un être entre deux morts, celle du matériel et celle de l’horizon. Et c’est là,
sans doute, dans ce passage de l’énigme – le gris, le bougé, l’altéré du
temps – que se montre désormais, s’il le veut, le style. Style qui n’est rien
d’autre, au mieux de la forme (répétons-le), qu’une région indécise, mais
probable du désir. Région de calme fluide, où circulent les doutes, pays de
voiles, de contours, d’entrecroisements, poussière et chaleur, tempo triste.
Regardez – « going on in sad eternity » 3 – Robert Frank en train d’ouvrir
une porte à la volée. Il la claque derrière lui d’un tour de bras violent, il
descend quatre à quatre un escalier de bois, il franchit en courant, vers
1955, une porte d’immeuble et il débouche dans la rue, dans une rue,
n’importe quelle rue, comme on fait irruption dans une arène sans clameurs,
ou comme un fou vers la campagne et les bords d’un fleuve, en sueur dans
les villes et « pourri dans la tête » comme Joyce disait qu’il était. Going out
in sad eternity.
Toute photo rassemble une obscure (le noir et blanc) 4 implication
d’énigmes. Elle expose à nos yeux l’irrésolu des gens et des actions, des
lieux et des tourments qui y figurent, emblèmes gorgés de sens qui posent
avec conviction sous le léger glacis de l’image. Mais ici nul sphinx ne
défend nul détroit de pensée. Il n’y a ni apprentissage ni rituel. C’est, au
plus, un minotaure sans labyrinthe. Les gens et les actions, les lieux et les
tourments s’avancent vers nous, nous nous avançons vers eux et nous
pouvons alors regarder ce que Robert Frank voit, nos yeux abîmés dans les
siens. C’est dans cette confusion essentielle que je regarde à nouveau
l’admirable photo mal reproduite sur une double page de magazine 5
intitulée Mary et Pablo, 1955 : la femme et l’enfant allongés nus, sur le dos,
en travers d’un lit. A gauche, les jambes de Mary sont cadrées sous les
genoux. Pablo, au premier plan, a le corps qui empiète sur celui de sa mère,
sa jambe droite recouvrant le sexe de Mary, le petit pied enfoncé entre les
deux cuisses blanches (la photo est très blanche, très lumineuse). Toute la
photo joue sur des empiètements : intrications, dissimulations, croisements.
Ainsi, en partant de la gauche :
– pied droit de Pablo enfoncé entre les cuisses serrées de Mary ;
– genou droit de Pablo cachant le sexe de Mary ;
– main droite de Mary glissée entre le genou droit de Pablo et sa toison
pubienne à elle. Seuls deux doigts sont visibles ;
– coude droit de Pablo cachant le sein gauche de Mary ;
– main droite de Pablo cachant l’arrondi de l’épaule droite de Mary (la
main tient quelque chose, peut-être un reste de brioche ?) ;
– bras gauche de Mary passé autour des épaules de Pablo et cachant le
cou et une partie du torse de son fils ;
– visage de Pablo, pris de profil, cachant entièrement le visage de Mary
sauf une partie de la bouche et le menton…
A eux deux, Mary et Pablo n’ont qu’un sexe, celui de Pablo, que deux
seins, le gauche de Pablo et le droit de Mary, et qu’un nombril quasiment au
centre de la photo, celui de Pablo.
Dans un statement rendu public en 1958, Frank évoque le mal qu’il y a
à définir la mince frontière qui sépare « the matter and the mind », le
propos matériel de la photo de l’esprit qui a présidé à la prise. Plus loin le
mind revient sous la forme de thought, la pensée, et il écrit que la photo
without thought a fait peu à peu que « l’air est infecté par l’odeur de la
photographie », précisant que ses photos des Américains étaient toutes
« non préparées » et « non préméditées ». On voit où la photographie de
Robert Frank s’oppose brutalement à celle de ses plus célèbres
contemporains, tous occupés à une incessante exhibition de savoir-faire
technique (Minor White et Ansel Adams) qui vient tout droit d’une
idéologie nationale alors à son apogée. A l’arrogance des certitudes morales
correspondait alors une photographie idéalisée, excès d’une machine
glorieuse dont Brecht, par exemple, se plaignait déjà dès avant la guerre de
1940. On comprendra de quoi je veux parler, quand je stigmatise la montée
de l’art photographique pompier dans les années 1950-1960 (Adams et
White sont tous deux professeurs de photographie à l’époque où Frank
entreprend son reportage sur les Américains) si l’on compare deux citations
de l’année 1969. D’abord celle-ci, d’Ansel Adams : « Je crois que l’homme
doit être libre, en esprit et en société et qu’il doit renforcer son être en
affirmant l’immense beauté du monde, et en acquérant la confiance
nécessaire pour voir et exprimer sa vision. Et je crois que la photographie
est un des moyens d’exprimer cette affirmation et d’arriver au bonheur et à
la foi 6. » Et cette autre, de Robert Frank évidemment : « Mary et moi nous
nous séparons… La vie poursuit sa danse… June et moi allons vivre au
bout d’une route en Nouvelle-Écosse. Nous construisons une maison qui
domine la mer. Je passe beaucoup de temps à regarder par la fenêtre. Mon
appareil photo est toujours dans le placard. J’attends 7. »
Uneasy words while waiting.
Chez Frank comme chez Weston, il y a des fenêtres, étranges et doux
cadrages dans lesquels on vient voir s’inscrire ou la mer sans paroles ou des
collines brûlées de soleil où vaquent des Indiens. Cadres de bois et vitres
sans reflets. Frank se retourne et regarde Mary et Pablo nus sur le lit et les
voit brusquement dans une image sans retour. Weston sort dans
l’éblouissante lumière du Mexique. Il s’approche de Tina on the Azotea 8, il
la voit comme sera sa photo : le corps nu de « Tina sur la terrasse ».
L’attente non plus n’a pas de retour. Uneasy words while waiting.
L’image est maintenant floue : Frank est comme dans un film au ralenti,
je le vois sortir comme une ombre, il devient ce fantôme de l’entre-deux à
son tour, gris, bougé, altéré par le temps, entre deux morts fixes, à mi-
chemin de son appareil et de l’horizon sale du pays, il descend mollement
un escalier obscur et, comme une ombre au tableau, il flotte vers la rue, vers
la campagne incertaine et des rives de chaleur immobile. Il va lentement
vers les cœurs pourrissants des villes, vers des poussières sans mémoire.
Comme dans beaucoup de photos, le paysage a tendance à basculer,
l’horizon est bancal. Tout est grisâtre, il regarde tendrement une cruauté qui
jubile. Il est en haut d’une pelouse vaguement pelée qui descend en pente
douce vers le début d’une ville qui se perd dans un blanc indistinct. Au
centre il y a une route, ou une allée. Entre la route et la première rue de la
ville, il voit un bouquet d’arbres maigres. Au premier plan un couple de
Noirs américains assis dans l’herbe se retourne agacé vers lui. Alors, il
cadre en coupant, en bas de sa photo, le couple à mi-torse. Et puis il les
laisse et il s’en va. Les photos de Robert Frank sont comme ça : on dirait
qu’il était dedans et qu’il est sorti pour les faire.
1. Robert Frank est né à Zurich en 1924. Le périple américain se fait en 1955-1956. L’édition
originale de The Americans est publiée par Delpire à Paris en 1958.
2. Dans La Disparition des lucioles, Éd. de l’Étoile, 1982.
3. Kerouac, dans sa préface à l’édition Aperture de The Americans, reprise de la première
édition, Grove Press, 1959.
4. Edna Bennet : « Black and white are the colors of Robert Frank. » In Aperture, vol. 9, no 1,
1961.
5. Photo, no 181, octobre 1982.
6. Cité par Beaumont et Nancy Newhall, dans Masters of Photography, 1969.
7. Chronology by Robert Frank, in Robert Frank, The History of Photography Series 2,
Aperture, 1976.
8. Tina on the Azotea est de 1924.
INCENDIE SIGNIFICATIF

Ralph Gibson
1
Comment citer une image si chaque image est unique (dans sa prise, son
effet, davantage encore dans son choix, sa « dilection »), si l’ensemble de
signes qu’elle réunit est unique, si le signataire de l’œuvre d’ensemble signe
(au point où le fait Ralph Gibson) chaque détail de l’ensemble : chacune des
photos portant sa beauté finie enroulée autour de son énigme infinie,
signant ce qu’elle est et se résignant d’être ainsi ? De cette question que je
pose, en guise de liminaire, feignant d’en faire un léger embarras, peut-être
convient-il de ne pas faire étalage. Ne méditons pas.

2
Gibson a ceci de très particulier parmi la plupart de ses contemporains
qu’il prend des photos (il joue la prise) en vue de les rassembler et d’en
assurer une construction continue et significative (il déjoue la méprise) dans
un livre. Lequel est seul, en fin de trajet, à justifier le début de l’entreprise
(le jeu ordinaire des captures) par l’exposition globale d’une énigme que le
fait même de la publication du livre suggère comme résolue. Chaque photo
du livre sera à l’intérieur des pages du volume comme suspendue dans son
sens unique, l’ensemble des suspensions successives (si elles parlent bien
du même mystère, et si elles s’acheminent bien vers la même signification
latente) figurant le sous-entendu de l’œuvre – jamais dit bien sûr, au
contraire du titre du livre qui, malgré qu’il est énoncé et figure, lui
vraiment, sur la couverture, n’est qu’un aperçu, souvent primesautier, de la
vision intérieure du photographe et de sa projection dans l’imprimé.
3
« Papier ténu, mur de soie, pelure des autres », disait Michaux,
dessinant, de tête, ce qu’il écrivait. Mais les photos de Gibson ne
contiennent aucun peuple irrésolu, agité de tremblantes fêlures, fixant
quelque tropique d’un œil presque soluble dans l’encre. On pourrait dire :
« Papier rigide » (aucun papier épais n’épaissit une photo), « mur de
lumière », « pelure de soi » : c’est peu de dire ça d’une photo. Michaux ne
sert ici à rien, sinon peut-être à poser comme exposants éventuels le dessin
et l’écriture, rejetés un peu sur le côté de la scène photographique. En
somme comme des « témoins » au sens où un architecte, s’inquiétant des
progrès d’une fissure dans un mur de soutien, entendrait ce mot, en tartinant
l’endroit dangereux d’un vulgaire plâtras de chaux. Mais, bien entendu,
même dans la pièce voisine où tout se tient, c’est-à-dire où tous les sens
sont d’équerre (on peut dire cela de plusieurs livres de Gibson), on n’est
jamais bien loin du danger, d’une rupture de la tension formelle, d’un
déséquilibre, d’un vice de forme, d’un effondrement léger mais
impardonnable du statu quo. Restons-en au textile des formes.

4
Dans la suite rocambolesque des questions émergeant un peu partout de
la soyeuse rumeur des bacs ou du halo tantôt jaune, tantôt rougeâtre qui
semble, au-dessus de la porte du laboratoire, comme une invite sensuelle au
dieu caché, questions de « papier », questions de « pellicule », questions de
« dense », de « grain », d’« indice », toutes ces questions à n’en plus finir
qu’il faudrait pouvoir retrousser une fois pour toutes pour ne plus dévoiler
qu’un immanquable marbre, dégageons une assurance qui pourrait se
libeller ainsi : faisons de la photographie une langue des bords. Carrons-
nous devant l’image, assurons-nous qu’elle figure une langue des bords
enlacée par son milieu. On pourrait commencer en évoquant l’approche
lente et feinte du sujet photographique, la course au ralenti du photographe
dansant peu à peu vers l’objectif mal matérialisé, pour le moment, dans le
paysage environnant : danse orphique s’il en est, mais muette et même
consciemment silencieuse. Danse qui se cherche, répétitions plutôt d’un pas
de danse encore mal ou peu noté, se déchiffrant au fur et à mesure qu’il se
complique jusqu’à devenir enfin chorégraphie de l’esprit et du geste,
réussie, tranchante dans l’air, pinceau céleste consumé dans le regard d’un
instant. On pourrait poursuivre en annonçant les secondes où le danseur, en
position de perte ou de gel, sent (c’est une confusion des sens, en fait) la
paix des brisements, l’arrêt brusque du vent qui précède le tremblement de
la terre, la disparition des chants d’oiseaux et des sauts d’insectes : instant
terrible de nudité où le biais de l’esprit en alerte s’incurve au point de
casser, où les bords du champ se voilent et s’enflent d’une incomparable
fixité, où la certitude de l’instant et la certitude de la forme sont comme un
seul et même doute de la figure surgissant. Une photo n’est que l’image
d’un bord, la nuit d’un coin devenue lumière, un biais de la couleur
générale mentale qui bat dans le noir et blanc avec plus de précision qu’un
arc-en-ciel qu’on prendrait en main, lunatiquement et mathématiquement.

5
Quelle photographie pourrait entièrement échapper aux signes ?
Aucune. Même une photo ratée. Même une photo déclenchée
malencontreusement, intempestivement. Même une photo soumise au seul
hasard, par exemple en marchant rapidement dans une foule et en
déclenchant sans viser toutes les cinq secondes (comme cela m’est arrivé un
jour à Prague). Même une photo sans beauté (alors que la présence des
signes n’implique pas que la photo soit belle, loin de là, même s’ils
pullulent, s’ils sont visibles). Même une photo trop prise (toujours la seule
que tous ont prise, faite, surfaite). Même, mais oui, même une photo qui
n’est pas prise. Même une photo redoublée. Aucune photo n’échappe aux
signes. Encore faut-il savoir de laquelle on parle et desquels il s’agit. Le
tourbillon de signes souvent fait un bouillon.
Gibson a trouvé quelque chose : il s’adresse aux signes. Il les discerne,
les approche (c’est de sa danse qu’il s’agit), c’est vers eux qu’il promène
ses bords avant de les rabattre sur la cible convoitée. Il pressent leur
configuration. Ce n’est pas à leur emplacement qu’il en veut (Atget, Evans),
c’est leur sort qu’il bouscule, il les contraint à un placement, à une
dramatisation. Surtout : il les met devant lui. Les ayant ajustés, il s’en va
vers eux. Il marche vers l’endroit où ils se tiennent. Et c’est de son arrêt
brusque, en fin d’approche, qu’il tient la levée de ses signes (comme aux
cartes, comme aussi une levée de terre). Et comme Gibson est un joueur à
découvert, que c’est visiblement un flambeur, il y met le feu : chacune de
ses photos est un incendie. Pas au sens d’un feu qui pétille et des creuses
métaphores qui pourraient s’ensuivre. Non. Il les fait littéralement
« flamber » : Gibson joue gros jeu, comme on dit, il « dépense follement ».
Autrement dit, il pousse le jeu au-delà de ce qui est tolérable : il en rajoute,
il passe la norme. Il y a à la fois dépense des signes – parce qu’il y a excès
de ces signes – et flambée de l’indice. Et c’est bien sûr de cela qu’il est
question d’un livre à l’autre, depuis Le Somnambule (1968-1970) jusqu’à
L’Histoire de France (1972-1986). Et il signe cet incendie des signes
comme l’indique chaque photo. Il dit qu’il signe ces signes : la photo est la
rêverie paraphée de ce qu’il dit.

6
D’où vient qu’il sache si bien rêver ? Dans les photos du Somnambule,
l’onirisme est de règle : du stylo qui écrit dans le ciel, donné comme
étymologie du livre en cours (« j’écris de la lumière », ne dirait-il pas ?),
jusqu’au corps sous l’eau qui semble émettre vers le haut des flaques de
blanc, l’allusion à quelque méditative anomalie du laps (de temps, mais
aussi de geste, désignant une sorte de colle mentale, un collapse) – qui n’est
pas sans rappeler les séances de rêve chez Desnos ou l’empreinte
métaphysique, tout aussi rêveuse, dans certains travaux de Magritte –
installe une sorte d’opalescence de l’esprit entre décor et délire. Au fur et à
mesure des livres, le rêve va durcir. L’onirisme est transitoire, le paysage va
devenir trait, on quitte le traité pour le très, l’accès pour l’excès. Imaginons
le rêve qui, ayant eu lieu, va demeurer suspendu (comme la photo du nuage
solitaire inscrit dans un ciel négatif), devenu une matière comme une autre,
à l’image des « transparents » de cinéma. Imaginons que Gibson se mette à
voir ces rêves comme des gels de signes passés, qu’il s’avance de quelques
pas vers eux et que du bras il les écarte comme autant de tentures d’eau
pour aller affronter l’au-delà du rêve, non pas quelque chose d’encore plus
rêveur, ce qui ne serait pas, ce qu’il ne saurait pas, mais des faits, des corps,
des formes, des vues dont il se trouverait beaucoup plus près. Ce que d’un
rêve on ne peut être : on n’est pas près du rêve qu’on fait, ni de celui qu’on
raconte, ni de celui qu’on transcrit (avec de la lumière ou de l’encre, pour
une fois, cela revient au même). Car c’est le propre d’un rêve qu’on ne soit,
quant à lui, nulle part, ni près, ni loin, ni dedans, ni dehors. Une fois les
tentures d’eau du rêve passées, Gibson affronte les grains de l’arête, la
forme seule des lignes ou des faîtes, des revers et des rayures, du mat et des
poils. Et, n’exagérons rien, la construction ou la géométrie, dont certains
disent se lasser si vite chez Gibson, n’est là qu’un temps, simple balise des
esprits qui savent que, dans toute histoire de l’art, l’arête, le tranchant et la
ligne célèbrent nécessairement un moment de franchissement incomparable
(Kandinsky). Le paysage des signes ne se dilue ni ne s’épaissit, il passe
simplement d’une altération à l’autre, d’un condensé déchiffrable à l’autre,
il peut être mangé, oblitéré partiellement, frangé, effeuillé, plus ou moins
retenu ou forcé, réduit, par exemple approché de plus près, de plus en plus
près, de plus en plus jusque dans un temps qui ne saurait être excédé par
épuisement ni outrepassé par trop d’élan : un temps juste, à peine, pile.

7
La « danse de l’esprit parmi les mots » (Pound) s’enroule sur d’autres
activités que la littérature. Mais dans les prémisses de l’acte
photographique, elle est bien là, comme je l’ai dit. Quand la prise est
survenue, où demeure alors cette « danse » ? Devrais-je dire qu’à ce
moment (entre la prise de l’image et son développement) elle gît, inerte,
encore inapparue ? Non, elle n’est qu’au seuil d’affrontements plus
complexes qui constituent précisément le lieu d’enchevêtrement d’où
surgissent les livres de Gibson : entre l’idée préméditée du livre à venir, le
bivouac permanent de l’artiste sur le terrain des images en cours de
constitution, l’oscillation d’une photo à l’autre, le changement inopiné de la
cible (variation, à l’intérieur d’un même livre), les changements de pied
pendant le travail, entre mise en scène, cadrage furtif, recherche appuyée,
tout cet ensemble, enfin, de tirs distinctifs, staccato, mais d’une telle
organisation et d’une telle maîtrise…

8
Sur ce « trajet » suspendu, affolé d’un lyrisme encore invisible,
puisqu’en fin de compte le spectateur ne verra son propre regard se
confondre avec celui de Gibson qu’au terme imprimé du livre, je propose de
mettre côte à côte deux images : l’une, publiée dans Le Somnambule, et qui
figure (à la Weegee) une scène de rue dramatique, l’incendie de la marquise
et de la façade d’un salon de beauté, reportage, donc, et vitesse de la
surprise ; l’autre, extraite de la série Capri (en 1983), qui montre un
ensemble de silhouettes paraissant découpées les unes sur les autres, à la
composition presque géométrique : une femme, comme découpée de profil
dans une feuille de papier noir, deux bords de parasols « affrontés » et le
rebord d’une toile de tente au-dessus comme festonnant la photo elle-même,
un fond de falaise grisailleuse, un bout de rampe de fer forgé silhouetté sur
une anse de mer brillante, et deux « cornes » noires serrées sur le front de la
femme (les deux pointes d’un fichu, sûrement). Admirable photo où la pluie
des artifices, l’élucubration vibrante n’ont de cesse de faire étalage de
quantité de gris et de noirs, avec un seul moment de blanc qui n’est là que
pour nous montrer que même lui est fait de gris, qu’il contient, tout ciel
qu’il est, promesse et avertissement de gris.
D’une photo où flambent littéralement des lignes de signes
typographiques dans une rue vide d’une ville sans vie à une autre photo
dont je ne puis dire que ceci : elle a eu lieu après brûlement des signes.
Beauté rigoureuse, absolue, des deux photographies. Près d’une quinzaine
d’années les séparent, un seul esprit les tient.
Quelques mots, pour finir, en ce qui touche au tirage et à l’impression,
tous deux inséparables dans l’art de Gibson, puisqu’il est l’artisan obstiné et
cohérent des deux. Pour jouer définitivement sur les mots, disons que c’est
Gibson le tireur (la prise, the shooting, de l’image ; le tirage de l’épreuve,
où littéralement encore c’est lui, l’artiste, qui la tire, la photo, l’aspirant vers
ce qu’elle doit être, l’amenant en vrille jusqu’au débouché de la cheminée
de tout ce travail, cheminée dont on sait que c’est une machine qui « tire »
plus ou moins bien ; épreuve que Gibson ne cesse d’attirer à lui, à soi, à
elle-même) ; disons également que c’est Gibson qui l’imprime, qui la fait
entrer dans le papier définitif, qui la fait passer d’un papier de tirage à un
autre papier, ce dernier d’impression (l’acte de l’imprimeur mis au service
de l’« impression » visuelle). Suite de gestes, enchaînement des pas du
danseur photographe serpentant dans les cendres grises, dans les cendres
noires, dans les cendres blanches, jouant de l’émotion, qui n’est qu’une
impression, bien sûr, jouant du tirage, qui n’est qu’un moment
impressionnant, jouant de l’impression, qui n’est que le stade ultime de l’art
de l’imagier chorégraphe qui balance d’un mouvement souple et décidé
quantité de signes du bord de sa route, pour les lancer dans le feu qui n’est
qu’un tas de cendres grises, noires et blanches, qui n’est qu’un nuage à
peine visible tant il est fin et translucide, tant il est volatil, déjà derrière
Gibson, déjà, pratiquement plus qu’une… buée.
LA PEAU DU LAIT

Bernard Plossu
Chez certains fléchit la branche, oscille et s’effondre l’horizon, se tache
le rasoir de l’infini : ils misent, toujours en scène, sur la mise en scène ; ils
échafaudent une chose, plus qu’un moment, qui ne pourrait avoir lieu sans
cet échafaudage, une chose – d’art – dont la photo sera nécessairement le
constat, la preuve, et enfin l’unique trace, l’avatar unique et plein.
Chez d’autres, rien n’est touché : ils filent, sujets à l’emprise, au guet, à
la moulure inconstante du temps, ils se faufilent le long des bords, ils sont
seuls, ils coupent au plus pressé, ils sont rapides et lents, toujours sur le fil.
Ils ont le regard empreint de mélancolie, leurs gestes n’approchent rien, ils
misent sur l’occasionnel amoureux, sur la transparence des actions, sur le
propice, sur la nudité.
Dans tous les cas : un terrain de jeux.
Des visages et des paysages, comme, par exemple, chez Bernard Plossu.
Chez Bernard Plossu, l’horizon est toujours à la distance que lui assigne
le paysage, la branche flexible frotte l’air, il n’y a d’infini que dans la
sensation, quelquefois vertigineuse, sinueuse tigelle de l’esprit. Son art
oscille librement, dans un roulis extrêmement léger qui va du visage en gros
plan, du sourire retenu, d’un frêle clignement de la réalité jusqu’aux lisérés
improvisés des gestes les plus éloignés : un homme qui marche, un autre
qui attend sous la pluie, une femme qui porte un enfant devant une île qui
s’approche. Plossu est un rôdeur apollinien : l’homme mesuré et serein,
selon Nietzsche. Il court, en biais, soigneusement investi de problèmes
d’ombres et d’encres, le long de paysages intermédiaires.
Bref, il écarte des rideaux de perles et, dans le léger tintement qui
s’ensuit, il regarde le monde. Encore lui.
Et le temps passe finement sur ses épaules. Lui aussi.
Des visages et des paysages, des femmes de soie, des hommes du soir.
Du lait, de l’encre, un talc extrêmement spirituel : rien que des grains
qui pourraient presque ne pas être visibles.
La question est : comme se fait-il que tout cela soit si incroyablement
visible ?

Le paysage intermédiaire suppose l’intermède : ce qui sépare dans le


temps deux choses de même nature. C’est une définition, et pourquoi pas ?
L’image photographique joue assez bien ce rôle d’intermède : rien
d’autre qu’une pellicule, qui pourrait être ou ne pas être matérialisée sous
forme d’une photographie, et qui serait comme la peau du lait qui sépare
deux laits successifs, « deux choses de même nature » : un lait qui a eu lieu
(bu, évaporé ou jeté) et un lait qui attend son sort. L’un disparu, l’autre à
venir.
Il y aurait donc un paysage et puis le même : la photo témoignerait alors
du passage de l’un à l’autre. A l’intérieur d’un pareil au même, un léger
envol aurait lieu, comme un papillon de papier (évidemment !) qui
échapperait ainsi à l’immobilité grasseyante du monde.
Voyons à quoi s’attache l’intermède.

Des femmes.
Des paysages.
Des femmes seules, des paysages seuls, des femmes dans des paysages.
Des hommes seuls.
Des enfants seuls.
Des femmes avec des enfants.
Et puis des objets, des portions d’éléments, seuls, centrés, immobiles.
Il y a une lente et grave et muette oscillation du regard de Plossu entre
ces femmes, ces paysages, ces objets, ces hommes et ces enfants. Ce regard
ne fuit ni ne cherche, il ne s’attarde pas, il n’a rien d’acéré : Plossu n’est ni
un braconnier d’idée ni un saisonnier de l’anecdote. Il n’a qu’un souci : la
douceur.
D’où vient donc l’inadmissible douceur des photos de Bernard Plossu ?

Prenons l’énoncé de Wittgenstein : « Je n’ai pas seulement l’impression


visuelle d’un arbre, mais je sais que c’est un arbre. » Plossu n’est ni dans le
sensoriel ni dans le rationnel. C’est-à-dire qu’il n’est pas uniquement dans
l’un ou dans l’autre. Et il n’est pas dans une superposition des deux. Il est
dans le pareil au même, dans cet entre-deux pelliculaire « qui sépare dans le
temps deux choses de même nature ».
Quand Plossu photographie une femme, il est littéralement dans ce qui
sépare cette femme de ce qu’elle est, à l’intérieur de la peau de la vue de
cette femme. Il rôde entre les deux images successives du même instant et
de la même vue de cette femme. Il rôde, apollinien Apollinaire, guettant les
deux rives, entre deux impressions visuelles de la même, et deux savoirs
semblables de l’image qu’il retiendra en fin de compte.
Pareille logique (la mienne, essayant de comprendre) s’en prend à un
seul effet final : ne voyez-vous pas que ce paysage intermédiaire de Plossu
dans lequel je tente de faire s’insinuer, mine de rien, mes phrases n’est rien
d’autre qu’une excellente diagonale du sentimental ?
Chez Plossu, l’« arbre » dont parle Wittgenstein est une palme floue.
Plossu a-t-il seulement l’impression visuelle d’une palme floue, ou sait-
il en plus que c’est une palme floue ?
Dans la marge de cette photo, Plossu a écrit ces mots qu’il me destinait :
« Port-Cros, l’hiver, café sous la pluie, brouillard et épineux. Hors saison,
c’est le paradis lointain en France. »
Est-ce ainsi qu’on parle du pareil au même ?
Alors revient la douceur, cette inadmissible douceur des images de
Plossu, une douceur qui est pleine, qui envahit le flou et le semblable, qui
remplit tout savoir et toute sensation, une douceur qui n’est pas seulement
le sentimental, pas seulement l’instant, pas seulement le visage admiré, une
douceur qui répudie le tranchant des visées, qui altère jusqu’au grain, qui
tremble de n’être qu’un artifice, une douceur si enveloppante, si naturelle, si
permanente qu’on ne peut ni s’en raisonner ni s’en imprégner, une douceur
qui n’est ni tranquille ni inquiète, ni arrêtée dans un esprit ni muette de sa
couleur, une douceur que je regarde, que j’observe en feuilletant les photos,
qui me pénètre en me parlant d’aise, qui m’oblige à discourir ou à accélérer,
alors qu’elle est seulement là, advenue et à venir, passant, n’est-ce pas,
entre les deux, frisant l’impossible arrêt qui n’arrivera jamais parce qu’elle
est dans l’image de l’autocar qui ne s’arrête pas d’être l’autocar, parce
qu’elle est dans cette femme accoudée au bastingage qui ne cesse pas d’être
une femme portant son enfant et prête à débarquer sur une île, parce qu’elle
est dans le pare-brise de cette voiture qui roule en plein Chiapas et qui
continue de rouler sur cette route de misère, parce qu’elle est dans ces
enfants qui courent derrière la voiture du photographe au Sénégal et que ces
enfants courent encore derrière la même voiture, au même instant, dans la
même éternité bruyante d’un soir qui n’est jamais arrivé et qui n’arrivera
jamais, parce que rien de tout cela ne peut être quelque chose qui cesse, qui
commence, qui finit, ou qui recommence.

La douceur est d’ombre, d’encre et de talc.


Le grain lui profite, comme aussi la fréquence du crépuscule, la matité
des corps et des visages, le reflet à peine éclairé des regards, l’encre dont on
ne sait si elle se dilue ou si elle s’épaissit. Le talc noir, qui n’est que la
poussière blanche de toutes les routes sillonnées, mais submergée par la nuit
qui vient, talc noir des lumières qu’on allume, des cigarettes qui s’éteignent,
des halos, des frissons, des courses qu’on n’entend plus ; talc noir de
quelqu’un qui appelle, des miroirs qu’on suspend, de la mer qui brille au
soleil couchant, talc noir des enfants qui s’ennuient, des femmes accroupies
et des murs qui s’écaillent.
Il n’y a pas de sémiologie de la douceur.
Et la simplicité, ici, n’est guère de mise : l’art ne se fait jamais complice
que du complexe (Matisse, Pollock).

La peau du lait qui ouvre à tant de paysages, aux femmes comme aux
objets (l’admirable image du vase étrusque de la villa Giulia), sert, on le
comprend, de « précédent » : sans être tout à fait une métaphore, il introduit
des faits ou des états analogues. Ainsi l’ouverture spirituelle amorce un état
flagrant de perspective où ce que j’appelle « talc noir » va servir de réponse,
de contre-chant à la visée lumineuse initiale, dans une spirale, un
balancement des images qui développe merveilleusement une phrase
mélodique continue sur les harmonies du thème cher à Plossu : le
vagabondage amoureux. Peut-on concevoir une série de trilles muets,
d’aigus retournés à une douceur primordiale, non pas une douceur
innocente, mais un enrobement tactique du réel, une science du
photographe qui traite de la même façon une route mouillée (une image
hivernale à Taos, Nouveau-Mexique) et une forme humaine drapée et
couchée dans un flot de tulle blanc (en Mauritanie) et avec le même succès
d’intimité une silhouette de femme dans un lacis de ruelles (à Capri, le soir)
et un « coup de lumière » dans un temple égyptien.
Dans l’art de Plossu, une telle harmonique ne constitue pas une
solution, un dénouement en quelque sorte admis par le spectateur – mais
plus construit, souvent jusqu’à la contrainte graphique d’un point d’orgue –,
c’est une décision musicale.
Le vase étrusque est inégalement flageolant : sa courbure laisse à
désirer, et la diagonale, frontière du noir et du blanc, si acérée soit-elle afin
d’établir et d’asseoir l’image (un cadre intérieur étiré jusqu’à n’être qu’une
ligne) qui passe derrière le vase comme un rai matérialisé de la lumière,
n’est jamais que le sursis supplémentaire que la musique impose aux
traversées de l’ombre. Son contour est un asphalte de la pensée, son décor
peint l’hésitation de l’eau qui reçoit les mains d’une jeune laveuse de linge,
son col évasé un succédané de vêtement soulevé par le vent le long d’une
rue de village au Niger. Ce vase n’a rien d’une considération
ethnographique, il appartient à l’ordre des bécarres : c’est un signe de
musique placé devant une note pour la rétablir dans son état naturel.

Chiapas, Agadès, Portugal, Nouveau-Mexique, faubourgs de Rome, une


putain noire de Los Angeles, la sortie du port à Marseille, Puerto Angel,
Port-Cros, enfants sénégalais, Douchy-les-Mines, un restaurant de
Montparnasse, la poussière blanche du côté de Tombstone, le plateau
mexicain, Niamey, Lisbonne, un cimetière de voitures en Arizona, la côte
espagnole, l’autobus 21 à Paris : légers plis que laisse derrière lui le
glissement furtif du temps, simples irisations éphémères. Je dirais qu’à ce
genre d’inventaire qui n’est particulier à aucun, ni individu ni personne,
Plossu opposerait – mais c’est moi qui le dis, en vertu des droits
occasionnels de la littérature – l’image d’un homme de l’ombre occupé au
va-et-vient mélancolique de la lumière, penché, dans le secret d’une
chambre de motel, sur le visage endormi de la femme qu’il aime, une lampe
à abat-jour rose dans la main qu’il déplace au-dessus du lit, très lentement,
en hésitant, assoiffé de détails et d’ondulations, de lignes flexibles
tremblantes, de halos promenés et perturbés, au bord d’un évanouissement
complet, d’un rêve qui prendrait la relève, à la limite d’être dévoré par le
drap monstrueux de la nuit, par le sommeil final de l’image.
Les parcelles de la géographie, retenues captives par quatre angles
droits, ne sont que les moutons noirs de la mémoire. La fixité des cadres
n’empêche en rien leur murmure assidu de se poursuivre ni leur laine
d’insister sur le poudroiement du souvenir : elles montent lentement, sous
forme d’images heureuses, plus indécises que leur nomenclature, plus frêles
que le simple gémissement des géographes. La promenade de la mélancolie
est un éboulis de la raison. Dire « c’était là ! » n’a jamais rhabillé personne.
Chez Plossu, un pubis noir est un envers de la lumière : ainsi de la photo
prise en Égypte en 1977 et qu’il décrit ainsi : « Ombre pyramidale dans un
temple. » Si la photo est floue, c’est, avant tout, que l’excès de lumière, en
projetant les ombres sur le pavement du sol poussiéreux aux pieds du
photographe, semble avoir éparpillé ce qu’elle avait à montrer. La
diffraction met en morceaux (ce qui m’amène à dire, par parenthèse, que
toute « chose vue » de Plossu, humain ou objet, paysage ou action, semble
toujours regardée pour la deuxième fois, parce que, la première fois, elle
était vue nue, et émue, d’où cet effet de talc et ce clignotement de l’espace),
elle diffuse un grain multiple de plus, façon d’être des énoncés qu’on irise.
L’image d’une « ombre pyramidale », voyez-vous ça, ce slip noir qui
serre par le bas d’un dôme blanc étincelant de lumière, précédant sans doute
l’entrée d’une chambre funéraire, voyez-vous ça, alors que le triangle est si
manifeste, pointe en bas et saturation à la mesure de l’endroit, le voyez-
vous ?

Bernard Plossu, prenant à poignée les aires qu’il a fréquentées, qu’il


s’agisse des terres sableuses, des ocres fuligineuses de l’horizon marin, des
palmes ou des marquises fouettant l’espace, de silhouettes en burnous, des
terrasses mexicaines, de plages vues d’un train en mouvement, de voyages
cahoteux, ou encore de visages envolés, à peine surpris l’instant où l’on se
détourne, procède toujours par lents retours : de tant d’images (plongées
dans les ocelles du temps) disons qu’il revient toujours. Il dérive de là-bas
vers là-bas : même à Paris, dans un café, la nuit, dans une rue sur laquelle
tombe le temps du soir, il s’immerge dans la terre intérieure du retour. Les
images de femmes flottent sans souvenir, elles volettent vers nous sans
préoccupation, sans désir et toujours au même âge, agitées à l’idée probable
que les temps diffèrent de l’une à l’autre, alors qu’elles fusent devant nous
dans le seul et même linéament de l’art ; elles convergent inlassablement
dans le nu et l’ému du premier regard, filant toujours plus près de l’ombre,
assorties aux paysages intermédiaires, elles-mêmes faites du lait de l’encre
noire, apolliniennes jusque dans la gaze, jusque dans le talc de l’histoire.

Où qu’on se trouve, il y a toujours quelque chose à regarder quand on


sort d’un temple égyptien, un peu plus de lumière dans ce qu’on écrit, une
idée propice, une inconstance nouvelle, un fléchissement accentué des
branches, une femme de soie qui passe de plus en plus lentement, des
poignées de lumière qui s’en retournent à l’intérieur des pages que j’écris,
un remue-ménage de blanc et noir qui s’affaire devant nous et qui me fait
signe, un rideau de perles qu’on a écarté, dans un léger tintement, les
tigelles de l’esprit dressées comme de lointains peupliers, un chien qui
s’approche d’une petite fille abandonnée sur une plage et qui ne saura
jamais qu’il est dans une image, un peu à droite et en bas.
Quand on sort d’un temple égyptien, on se retrouve toujours sur la rive
d’en face à regarder l’autre rive, à se demander où on est : d’un côté le bleu
sombre et de l’autre le rose clair. On imagine des choses à voir, un souvenir
qui va venir, sorti d’une ruelle en pente, et l’on regarde sombrer dans l’eau
du monde le pubis noir de la mélancolie.
Origine des textes

La Révolution, c’est le style. Préface à Denis Roche, La Liberté ou la Mort,


réfléchissez et choisissez, coll. « Les murs ont la parole », Tchou, 1969.
Matière première. L’énergumène éditeur, 1976. Cette édition, avec une
gravure de Gérard Titus-Carmel, comprenait aussi une traduction, par
l’auteur, de Pour les sexes : les grilles du paradis, de William Blake.
Dernier poème de la poésie. Préface aux Cantos d’Ezra Pound,
Flammarion, 1986.
Gertrude Stein opératrice. Conférence prononcée au colloque Gertrude
Stein, à Cerisy-la-Salle, en 1980, et publiée dans In’hui, no 0, Maison de
la culture d’Amiens, 1983.
Le spectacle de l’écriture. Préface à l’édition des Œuvres de Dylan Thomas
(2 vol.), Le Seuil, 1970.
La fabrique d’assez près. In Francis Ponge, Cahiers de l’Herne, 1986.
A quoi sert le lynx ? A rien, comme Mozart. Éditions Muro Torto, sur les
presses de la villa Médicis, Rome, 1980.
Pendant la littérature. In Térature, no 3/4, Rennes, 1981.
Collines luxuriantes, nulle part. Catalogue Joël Kermarrec, Information arts
plastiques Ile-de-France, 1984.
Les sorties du photographe. In Cahiers de la photographie, no 11/12,
spécial Robert Frank, 1983.
Incendie significatif. In Cahiers de la photographie, no 22, spécial Ralph
Gibson, 1988.
La peau du lait. Préface à Bernard Plossu, Les Paysages intermédiaires,
Contrejour et le centre Georges-Pompidou, 1988.
L’auteur

Denis Roche (1937-2015) fut écrivain et photographe. Membre du


comité littéraire des Éditions du Seuil, il y dirigea, notamment, les
collections « Fiction & Cie » et « Les Contemporains ».

Principaux livres de littérature :

Récits complets, Seuil, 1963.


Les Idées centésimales de Miss Elanize, Seuil, 1964.
Éros énergumène, Seuil, 1968 ; Gallimard, « Poésie », no 362, 2001.
Carnac ou les Mésaventures de la narration, Compagnie Jean-Jacques,
1985.
Le Mécrit, Seuil, 1972.
Louve basse. Ce n’est pas le mot qui fait la guerre, c’est la mort, Seuil,
1976 ; « Points Roman », no 492, 1992.
Dépôts de savoir et de technique, Seuil, 1980.
A Varèse. Un essai de literature arrêtée, William Blake, 1986.
Prose au-devant d’une femme, Fourbis, 1988.
L’Hexaméron (en collaboration), Seuil, 1989.
Dans la maison du sphinx. Essais sur la matière littéraire, Seuil, « La
Librairie du XXIe siècle », 1992.
La poésie est inadmissible, Seuil, « Fiction & Cie », 1995.
La photographie est interminable. Entretien avec Gilles Mora, Seuil,
« Fiction & Cie », 2007.

Principaux livres de photographie :

Notre Antéfixe, Flammarion, 1978.


Autoportraits photographiques. 1898-1981, Herscher, 1981.
La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, Cahiers
du cinéma, 1982.
Légendes de Denis Roche, Gris banal, 1982.
Douze Photos publiées comme du texte, Orange Export Ltd, 1984.
Conversations avec le temps, Castor astral, 1985.
Écrits momentanés. Chronique photo du magazine City, 1984-1987, Paris
audiovisuel, 1988.
Photolalies. Doubles, doublets et redoublés, Argraphie, 1988
Photographies. 1965-1989, Paris audiovisuel, 1989.
Ellipse et laps. L’œuvre photographique, Maeght, 1991.
Pages. Surgeons et acrobates, Galerie Lelong, 1999.
Le Boîtier de mélancolie. La photographie en 100 photographies, Hazan,
2001, 2015.

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