Vous êtes sur la page 1sur 158

Hans Jonas

Une éthique pour la nature

ArtahudPoche

© Suhrkamp Verlag, Berlin, 2017

Pour la traduction française :

© Desclée de Brouwer, Paris, 2000

Pour la présente édition : © Flammarion, Paris, 2017


 

ISBN Epub : 9782081413115

ISBN PDF Web : 9782081413122

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782081410770

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur
 
«  Nous n’avons pas le droit d’hypothéquer l’existence des générations
futures à cause de notre simple laisser-aller. »
Comment réinventer notre rapport à la nature ? Comment se comporter de
manière responsable face à notre planète sans la piller et la détruire ?
Catastrophes nucléaires, marées noires, l’homme est devenu une menace
non seulement pour lui-même mais pour la biosphère toute entière.
À travers huit entretiens donnés au cours des années 1980 et 1990, Hans
Jonas s’insurge contre l’exploitation effrénée et la dévastation de la terre
sous l’action des hommes et milite énergiquement en faveur d’une éthique
de la responsabilité et de la modération.
Hans Jonas (1903-1993), philosophe allemand installé aux États-Unis,
analysa les conséquences du progrès scientifique. Il proposa dans Le
Principe de responsabilité une éthique de la responsabilité envers les
générations futures et envers la nature.
Ouvrages du même auteur traduits en français

La Religion gnostique. Le message du Dieu étranger et les débuts du


christianisme, Flammarion, 1978.
Le Concept de Dieu après Auschwitz : une voix juive, Rivages, 1994.
Entre le néant et l'éternité, Belin, 1996.
Le Droit de mourir, Rivages, 1996.
Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique,
Éditions du Cerf, 1997 ; Flammarion, 1998.
Pour une éthique du futur, Rivages, 1998.
Évolution et Liberté, Rivages, 2000.
Puissance ou impuissance de la subjectivité, Éditions du Cerf, 2000.
Une éthique pour la nature
PRÉFACE

« Éthique » et « nature » sont deux termes dont l’association peut a priori


surprendre. La nature ne pense pas – croit-on trop rapidement – et l’éthique
est l’exigence d’une pensée avant l’action. Dès lors, pourquoi les faire se
rencontrer ? C’est oublier un peu vite que la conscience est une émanation
de la nature et que l’humain est l’espèce qui en a fait l’usage le plus
dévastateur jusqu’ici.
Publié en 1979, Le Principe responsabilité proposé par Hans Jonas
(1903-1993) constitue un pilier de la réflexion contemporaine sur
l’écologie. Non seulement parce qu’il interroge notre responsabilité morale
à l’égard de toutes les formes de vivant, mais aussi parce qu’il nous invite à
la plus grande prudence à l’égard de la science, prudence qui alimente la
philosophie du principe de précaution.
Jonas interroge nos consciences sur la mondialisation productiviste et sur
les effets catastrophiques d’une technique qui atteint une capacité
destructrice inégalée. Jamais nous n’avons autant abîmé la planète et jamais
nous n’avons eu les moyens de la soumettre avec tant de violence. Le
développement démesuré de la technique moderne, qui révèle de manière
inédite la vulnérabilité de la nature, oblige à revoir le cadre éthique en
vigueur jusqu’ici.
Puisque nous avons désormais pouvoir sur la biosphère, il en découle une
responsabilité dont nous ne saurions nous exonérer. Il convient «  de
demander si l’état de la nature extra-humaine, de la biosphère dans sa
totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir,
n’est pas devenu par le fait même un bien confié à l’homme et qu’elle a
quelque chose comme une prétention morale à notre égard – non seulement
pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son
propre droit  ». En clair, l’éthique du prochain qui alimente aussi bien les
religions que les politiques sociales ne doit plus s’appliquer uniquement aux
humains, mais aussi au vivant avec lequel il interagit.
Le philosophe allemand, ancien élève de Heidegger et proche de Hannah
Arendt, pose ici les bases d’un débat qui doit occuper prioritairement
aujourd’hui toute personne soucieuse de l’écologie : quels droits accorder à
la nature dans son ensemble et aux êtres particuliers qui la constituent ? Les
animaux non humains, les arbres, les fleuves, la matière inerte, doivent-ils
se voir accorder un statut particulier qui les protège de notre voracité et de
notre cruauté ? Jonas répond par l’affirmative. Prenons soin de la nature et
de ses différentes incarnations comme un parent le fait avec son enfant.
L’adulte s’occupe en effet de sa progéniture, car il a conscience des devoirs
que sa position de supériorité lui confère. La planète et toutes les formes de
vie qui l’habitent sont aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, nos enfants.

Aymeric Caron
AVANT-PROPOS

Né en 1903 en Allemagne, Hans Jonas poursuivit ses études de


philosophie et de théologie auprès des grands maîtres de l'époque  :
E. Husserl, M. Heidegger, R. Bultmann 1. Conscient dès les années 1920 de
la menace que représentait pour les Juifs l'accès au pouvoir du parti nazi,
H.  Jonas adhéra au sionisme et prit en 1933 le chemin d'un exil qui le
conduisit tout d'abord en Angleterre puis, en 1935, en Palestine, où il put
trouver un poste de lecteur à l'université hébraïque. Il avait quitté ses amis
sur ces paroles  : «  Je ne remettrai les pieds dans ce pays qu'en tant que
combattant dans une force armée. » Il tint sa promesse puisqu'il s'engagea
comme artilleur dans une brigade juive avec un passeport britannique. Son
père, Benjamin Jonas, fabricant de textile, mourut en 1938, et H.  Jonas
apprit l'assassinat de sa mère à Auschwitz en 1942 lors de son retour en
Allemagne avec les troupes alliées. Sa première visite fut alors pour son
ancien maître R.  Bultmann, qui n'avait pas hésité à préfacer en 1934 le
premier ouvrage de son étudiant juif, Gnosis und spätantiker Geist 2, dont le
second volume 3 ne parut –  sur son insistance et celle de K. Jaspers – que
vingt ans plus tard.
Le spectacle des villes détruites ne suffisant pas à assouvir sa colère
contre « les Allemands », H. Jonas ne voulut plus jamais résider dans son
pays natal, s'installant successivement dans le jeune État d'Israël puis, au
gré des nominations académiques successives, à Montréal, Ottawa et New
York, et c'est avec la «  distance d'un visiteur  » qu'il observa le visage de
l'Allemagne réunifiée. Ce n'est qu'à l'approche du quatre-vingtième
anniversaire de M.  Heidegger que H.  Jonas s'efforça de surmonter la
«  cruelle et amère déception  » que lui avait causée par son engagement
celui qui, à ses yeux, demeura toujours le pionnier d'une nouvelle contrée,
celui par qui était advenu le «  véritable tremblement de terre  » en
philosophie, en acceptant de fournir une contribution au volume
d'hommages qui lui était dédié 4. Même si, comme il le confia, la langue
allemande demeura pour lui, comme pour beaucoup d'autres immigrés, sa
« vraie patrie », la décision de publier à nouveau en allemand, en 1979, à
l'occasion du Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation
technologique 5 n'aurait été motivée que par la nécessité d'aller plus vite,
compte tenu de son âge avancé.
À l'issue de la guerre, H. Jonas, qui s'était consacré pendant des années à
l'étude du phénomène du gnosticisme et à son rôle au cours du déclin de
l'Antiquité, s'orienta décidément vers une anthropologie philosophique,
suscitée tant par sa réflexion sur l'après-Auschwitz que par l'énorme
potentiel nucléaire de l'après-guerre et les spectaculaires développements de
la biologie. La tâche la plus urgente du philosophe lui parut dès lors être de
repenser le dualisme hérité du cartésianisme et, compte tenu de l'« éclipse
de la révélation  », de formuler une éthique nouvelle, fondée sur la
découverte d'un principe dans la nature des choses. Élaborer une
philosophie de la nature, capable de surmonter la division du travail, en
vertu de laquelle la nature serait livrée aux sciences de la nature, tandis que,
réciproquement, toutes les explications sensibles relèveraient de la
subjectivité et des sciences de l'esprit, tel était son objectif. Peut-on pour
autant parler d'un premier et d'un second H.  Jonas  ? N'y a-t-il aucun lien
entre ces deux versants de sa pensée  ? En 1952, dans son épilogue à La
Religion gnostique 6, intitulé « Gnosticisme, existentialisme et nihilisme »,
H.  Jonas lui-même soulignait bien l'analogie entre la «  modernité  » de
l'ancien gnosticisme et le « gnosticisme » secrètement à l'œuvre dans l'esprit
moderne, les deux époques attestant en outre d'un état de crise pour
l'humanité. Qu'il s'agisse du gnosticisme ou de la science moderne, dans les
deux cas nous faisons en effet l'expérience d'un univers indifférent, voire
étranger et hostile à l'homme, autrement dit l'expérience de l'abandon de
l'homme dans un monde dont Dieu s'est éloigné.
Le recueil de ces huit entretiens que nous présentons ici au lecteur
français devait paraître en mai 1993 pour le quatre-vingt-dixième
anniversaire de l'auteur. H. Jonas est mort peu avant que le livre ne soit sous
presse, mais il avait participé au choix de ces articles en vue du sommet de
Rio de Janeiro sur l'environnement. Dès la publication du Principe
responsabilité, en 1979, il dressait déjà le bilan philosophique de la menace
que la technique et l'industrie faisaient peser sur l'équilibre global de la
nature du fait de son exploitation effrénée. Son diagnostic était sévère  :
nous sommes dans un « état d'urgence », « au chevet d'un malade », « au
plus proche d'une issue fatale  » –  pour reprendre le titre de l'entretien de
1992 avec le Spiegel  – et nous sommes simultanément, dans cette
« situation clinique », le patient et le médecin. Pour autant, H. Jonas n'est
pas un contempteur de la civilisation technique et, s'il constate bien que la
philosophie des Lumières n'a pas tenu ses promesses, la technique étant
devenue ces deux derniers siècles porteuse de malheur, il refuse de céder au
pessimisme et au fatalisme. C'est précisément parce que l'homme est un être
moral qu'un tel état de choses ne saurait plus longtemps être tolérable et, les
Dix Commandements s'avérant désormais insuffisants pour nous orienter
dans le monde, c'est grâce à la force de son esprit, qui lui a déjà permis de
dominer son environnement, qu'il découvrira le remède, les forces
défensives à l'œuvre «  au sein du système immunitaire de l'humanité  ». Il
s'agit donc de promouvoir une éthique répondant aux domaines
d'application radicalement nouveaux de notre époque hautement
technicisée. Du fait de notre maîtrise de la nature et des autres espèces
vivantes, notre liberté s'est considérablement accrue et, du même coup, la
possibilité de la responsabilité apparaît comme le corrélat de notre
puissance, son aspect complémentaire. Or, l'existence d'une capacité de
responsabilité rend simultanément celui qui l'assume responsable de fait et,
qui plus est, non seulement à l'égard du proche et du prochain, mais aussi à
l'égard du lointain, c'est-à-dire de ceux que nos yeux ne seront plus là pour
voir, autrement dit les futures générations dont « nous n'avons pas le droit
d'hypothéquer l'existence par notre simple laisser-aller ».
La nécessité de prendre en compte cette dimension du lointain n'est
apparue à vrai dire qu'après la Seconde Guerre mondiale, dès lors que
l'homme « est lui-même devenu une force de la nature de premier ordre »
susceptible de remettre en question l'existence de générations à venir ou de
la dignité humaine. Pour nous faire accéder à cette responsabilité
« prévisionnelle », c'est sur la peur – quand bien même ne serait-elle pas le
mobile le plus noble – que table H. Jonas : peur pour l'à-venir, peur pour le
monde, mais peur également des éventuelles représailles de la nature à
l’encontre des hommes. Seuls d'autres Tchernobyl, la mort d'autres forêts
pourront nous imposer de modifier nos habitudes de vie, nous faire
renoncer à la frénésie de consommation au profit d'un idéal supérieur,
l'aspiration vers le futur, car « qui n'est pas directement menacé ne se décide
pas à réformer radicalement son mode de vie ». La « peur » – conséquence
de l'expérience de la bombe atomique, qui a montré comment l'homme
pouvait collaborer à sa propre perte, encore qu'à l'époque H.  Jonas, ainsi
qu'il le rappelle, n'avait pas exclu l'usage pacifique de l'énergie atomique –
 apparaît ainsi comme un « commandement éthique » qui nous impose de
nous interroger désormais sur les éventuels dommages des découvertes à
venir. Mais comment cette éthique prévisionnelle est-elle susceptible de
maîtriser la technique que nous avons nous-mêmes créée ? N'est-il pas trop
tard ?
La nouveauté de la réflexion éthique que propose H. Jonas consiste en ce
qu'elle ne se contente plus de considérer les relations d'homme à homme,
mais entend cerner aussi bien les relations de l'homme vis-à-vis de la
nature. H.  Jonas reconnaît pourtant que depuis la publication du Principe
responsabilité, dans la pratique, la situation n'a fait qu'empirer en dépit
d'une prise de conscience accrue du danger. L'aspiration au summum bonum
s'avérant un objectif démesuré, quelle politique sera susceptible d'imposer
ce nouvel « ascétisme », sans lequel il n'y a pas d'espoir, qui s'exprime dans
l'impératif catégorique spécifique à la modernité « Sache te modérer !  »  ?
Les thèses de H.  Jonas soutenues dans Le Principe responsabilité,
consacrées par le prix de la Paix des libraires allemands en 1987,
semblaient avoir exercé une certaine influence sur le Parti social démocrate
allemand, notamment en la personne d'Helmut Schmidt, et H.  Jonas lui-
même relate la manière dont les députés du Bundestag se querellaient sur
l'interprétation de sa pensée à grand renfort de citations. Convié à exprimer
son point de vue lors du congrès du SPD à Essen en juin 1986, consacré à la
politique juridique en matière de génie génétique, voire par les entreprises
Siemens, et Hœchst Pharma, H.  Jonas n'était pourtant pas dupe  : «  Il
s'agissait de s'identifier, de se parer ou de s'affubler de ma pensée
manifestement prestigieuse.  » Si, dans un premier temps, H.  Jonas avait
estimé que l'expérience marxiste et socialiste, c'est-à-dire un ordre
économique récusant la notion de profit, avait davantage de chances pour
imposer à la société une pauvreté librement consentie, force lui fut pourtant
de reconnaître, à sa grande déception, que la vision utopique marxiste d'une
société plus juste avait « lamentablement échoué », ces sociétés ayant elles-
mêmes cédé à la fascination du progrès industriel et technique. Autrement
dit, la représentation d'une société libérée par la technique, telle qu'elle
s'exprimait dans Le Principe espérance 7 d'Ernst Bloch, n'était plus viable,
l'homme n'étant plus à une époque où il lui fallait lutter avec les nécessités
imposées par la nature. Force fut bien de constater, en outre, que les ravages
imposés à l'environnement dans les pays de l'Est étaient encore pires
qu'ailleurs. Mais le triomphe de l'économie de marché libérale auquel nous
assistons dans les démocraties occidentales n'incite pas davantage à leur
faire confiance, d'une part, parce qu'elles sont orientées vers la satisfaction
des intérêts quotidiens et proches et non pas vers le lointain et, d'autre part,
parce qu'un système d'élection tous les quatre ans ne favorise guère une
politique axée sur le long terme. H.  Jonas céderait-il pour autant au
fatalisme  ? S'il reconnaît bien que nous sommes dans une situation de
« total désarroi » et admet n'avoir pas la moindre idée de ce par quoi l'on
pourrait remplacer la démocratie actuelle –  si ce n'est par un «  socialisme
désenchanté  », c'est-à-dire débarrassé de la promesse de prospérité
renfermée dans l'utopie marxiste –, il affirme toutefois également que nous
n'avons plus le temps de placer nos espoirs dans une « nouvelle religion de
masse  » dont les individus suivraient aveuglément l'enseignement, l'idée
même d'une telle doctrine du salut lui paraissant redoutable.
Le mode de vie des hommes du XXe siècle ne convenant décidément plus,
faut-il dès lors s'en remettre au philosophe pour réfléchir aux obligations de
l'époque présente, et du futur qui s'étend devant nous, pour trouver des
formes de comportement et des normes  ? Peut-être, à supposer qu'il
renonce, d'une part, à sa prétention de transformer le monde pour
développer, au moyen de l'éducation – encore que, comme nous l'avons vu,
l'éducation par la répétition des catastrophes lui paraisse la plus probable –
une sensibilité aux conséquences à long terme, et à condition, d'autre part,
qu'il s'assigne pour tâche de méditer sur la place de l'homme dans le cosmos
et sur sa relation avec la nature. Le philosophe pourrait également
contribuer à la mise en place d'initiatives de sauvetage et de conservation de
l'environnement, et s'assurer de l'humanité des mesures adoptées, en sorte
que la loi du plus fort qui prévaut au sein de l'évolution ne devienne pas
aussi le critère de la loi de survie de l'humanité. Quant à instaurer une sorte
de «  dictature économique éclairée au sein de laquelle les philosophes
seraient rois  », H.  Jonas estime là qu'il s'agit d'une utopie et il place bien
plutôt son espoir du côté des conventions internationales, qui pourraient
s'assigner pour but le renoncement à la compétition sauvage pour les
ressources limitées de la terre. En revanche, H. Jonas serait assez favorable
pour accorder aux philosophes de la morale un rôle consultatif en politique,
à condition toutefois que la philosophie, au lieu de se réduire à un exercice
logique et analytique, se décide à s'occuper des problèmes réels qui se
posent à l'homme et à l'humanité.

Sylvie Courtine-Denamy
REMARQUE PRÉLIMINAIRE

« Cette contribution devrait faire l'objet d'un tirage à part distribué à des
millions d'exemplaires dans chaque boîte aux lettres allemande, et sa lecture
devrait être imposée à titre obligatoire à chaque élève. » Ainsi s'exprimait
un lecteur du Spiegel à propos de l'interview de Hans Jonas, «  Au plus
proche d'une issue fatale  », publiée à l'occasion du Sommet de Rio de
Janeiro sur l'environnement. Ce témoignage qui milite en sa faveur a été
l'origine et l'occasion du présent recueil d'entretiens et de réflexions du
philosophe de la nature et de la technique, Hans Jonas.
Le titre de l'ouvrage renvoie à la constatation par Hans Jonas que si la
relation de l'homme à la nature s'est certes quelque peu modifiée sur le plan
théorique, cela ne s'est toutefois pas encore traduit dans les faits : depuis la
parution de son œuvre Le Principe responsabilité 1, en 1979, « rien ne s'est
produit pour modifier l'ordre des choses, et étant donné qu'un tel état de fait
est porteur de catastrophes cumulatives, nous sommes aujourd'hui encore
plus proches d'une issue fatale que nous ne l'étions il y a dix ans ».
La dernière philosophie de Hans Jonas, dont l'importance en cette fin de
siècle ne saurait être suffisamment appréciée, a créé les conditions
susceptibles de relever les défis de la modernité. Comment est-il possible de
survivre à long terme sur cette planète ? Hans Jonas se déclare favorable au
rétablissement d'une relation qui accorderait la même valeur à l'homme et à
la nature. Il s'insurge comme aucun autre philosophe contemporain contre
l'exploitation effrénée et la dévastation de la terre sous l'action des hommes,
et milite énergiquement en faveur d'une éthique de la responsabilité et de la
modération.
Dans la préface au Principe responsabilité, il écrit : « La soumission de
la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son
succès, qui s'étend maintenant également à la nature de l'homme lui-même,
le plus grand défi pour l'être humain que son faire ait jamais entraîné 2.  »
Les Lumières se sont changées en leur contraire. La technique qui s'est
développée au cours des deux derniers siècles est aujourd'hui devenue une
menace, elle provoque des malheurs et ne peut être tenue en bride que si
nous autres hommes réapprenons à maîtriser le mécanisme que nous avons
créé. Cela signifie avant tout que nous ne devons pas accomplir tout ce que
nous sommes en mesure d'accomplir, tant sur le plan théorique que sur le
plan pratique.
Le principe et le présupposé sur lesquels repose la doctrine de Jonas sont
les suivants : l'homme, qui est doté, d'une part, de la connaissance et, d'autre
part, de la liberté, c'est-à-dire qui a la possibilité d'agir de telle ou telle
façon, est responsable de son action, il ne peut pas s'y dérober. L'homme, en
tant qu'il est le seul être capable de responsabilité, est responsable de ce
qu'il fait. Cette idée est constamment présente dans les contributions de ce
livre, où elle fait l'objet d'une discussion à différents niveaux et à l'occasion
de thèmes différents. Ce sont avant tout les aspects pratiques, inédits de
l'éthique de la responsabilité qui s'expriment, et les conséquences des
modes de vie des sociétés les plus avancées qui ont des conséquences
globales sont également prises en compte, qu'il s'agisse de la destruction de
l'environnement, du trou dans la couche d'ozone, des catastrophes
climatiques, des dangers de la technique nucléaire et de l'armement, de la
puissance et de l'impuissance de la technique informatique, de l'euthanasie
ou de la technologie génétique. Dans un entretien tout récent, Hans Jonas
décrit les étapes de son itinéraire personnel et philosophique, et il aborde la
transformation de la politique mondiale au cours de ces dernières années.
Le discours qu'il a tenu à l'occasion de la remise du Prix des libraires
allemands en 1987 à Francfort, «  Technique, liberté et obligation  », peut
parfaitement tenir lieu de postface.
Il y discute du concept de liberté, concept extrêmement important pour sa
philosophie, et il désigne explicitement quelles sont les obligations qui
découlent de la liberté humaine.
Les chances de survie sont minces. Le désespoir, le fatalisme et le
renoncement face aux tâches du présent et de l'avenir sont, aux yeux de
Jonas, en complète contradiction avec l'éthique de la responsabilité. Les
interviews et entretiens rassemblés ici peuvent servir à l'édification aussi
bien de l'individu que de la société ou de la politique, et contribuer à leur
faire réviser leur propre comportement. La responsabilité est toujours
l'aspect complémentaire de la puissance. En effet, si le discernement à lui
seul n'est d'aucun secours, peut-être les «  petites  » catastrophes qui se
produisent (comme Tchernobyl), et qui ne manqueront pas de se produire à
nouveau, contraindront-elles les hommes à orienter différemment leur
pensée. Mais c'est l'accumulation de plusieurs catastrophes
«  imperceptibles  » qui constitue la plus grande d'entre elles, et elle est
absolument irréparable.
Hans Jonas est mort peu avant que ce livre, qui devait paraître en
mai 1993 pour son quatre-vingt-dixième anniversaire, ne soit sous presse. Il
a collaboré au choix des entretiens et l'a autorisé. Sa pensée traverse le
XXe siècle, elle se confond avec ses défis et anticipe le futur : détruire notre
environnement, de façon sournoise mais irréversible, constitue un crime à
l'égard des générations à venir. Étant donné le spectacle prodigieux qu'il
nous est aujourd'hui encore permis d'admirer, la philosophie de Hans Jonas,
l'éthique de la responsabilité et de la modération à l'égard de la nature, de la
technique et de nous-mêmes, devrait déterminer aujourd'hui plus que jamais
notre conscience, notre pensée et notre action.

Wolfgang Schneider
I
Au plus proche d'une issue fatale 1

Der Spiegel
Professeur Jonas, vous avez publié voilà treize ans votre livre intitulé
Le Principe responsabilité, dans lequel vous appelez l'humanité à prendre
conscience de sa responsabilité à l'égard de la nature, sur laquelle pèse la
menace de la technique et de l'industrie. Treize ans plus tard, le commerce
de l'homme avec la nature s'est-il un tant soit peu amélioré ?

Hans Jonas
Dans le commerce effectif de l'homme avec la nature, rien n'a changé,
mais du moins la conscience de l'homme a-t-elle évolué : en 1979, année où
mon livre a été publié, on ne discutait pas autant et on n'invoquait pas autant
la responsabilité de l'homme à l'égard de la nature qu'aujourd'hui.

S.
Et en quoi la situation a-t-elle effectivement changé ?

H. J.
La situation effective n'a en définitive pu que s'aggraver. Jusqu'à présent,
rien n'est intervenu pour modifier le cours des choses et, étant donné que
cette situation est porteuse d'une accumulation de catastrophes, nous
sommes aujourd'hui encore plus près de l'issue fatale que nous ne l'étions il
y a dix ans.
S.
On peut donc énoncer le diagnostic suivant : si la faculté de discernement
de l'homme a bien progressé, en revanche la faculté d'agir en fonction de ce
discernement a décliné.

H. J.
C'est exactement cela, elle a décliné. Les hommes ne parviennent pas à se
libérer des contraintes réelles auxquelles ils se sont exposés, compte tenu de
l'attentat technologique qu'ils ont perpétré contre la nature. L'exploitation
abusive de la nature par les hommes, et en particulier par ceux de la société
industrielle occidentale, a dégénéré en habitudes de vie.

S.
Le trou dans la couche d'ozone et la catastrophe climatique menacent  ;
l'air, l'eau et le sol sont fortement éprouvés, voire déjà détruits sur de
grandes parties de la terre. Comment expliquer que de tels signaux
n'incitent pas à des modifications décisives de comportement ?

H. J.
Qui n'est pas directement menacé ne se décide pas à réformer
radicalement son mode de vie. En revanche, dès lors que la menace se fait
pressante, il en va autrement, sur le plan tant individuel que collectif. On ne
prend la fuite que lorsque l'éruption volcanique s'est déjà déclenchée. En
présence d'une menace indirecte, l'homme réagit de façon indirecte, parfois
rationnellement, parfois de manière irrationnelle. Mais les perspectives
lointaines, notamment lorsque ce sont au premier chef les générations à
venir qui sont concernées, n'incitent manifestement pas les hommes à
modifier leur comportement.

S.
Tchernobyl a bien créé un choc, mais de courte durée, si bien que l'on
pourrait poser la question hérétique suivante : l'humanité aurait-elle besoin
d'autres Tchernobyl ?

H. J.
La question n'est nullement injustifiée même si elle est cynique et si la
réponse ne peut, elle aussi, qu'être cynique. Il se pourrait que l'homme n'ait
pas reçu de coup de semonce sérieux et que les réactions, pourtant déjà fort
douloureuses, de la nature torturée ne l'aient pas incité à la raison. Et il se
pourrait bien que les choses empirent en sorte que l'homme, grisé par des
besoins sans cesse croissants et par la possibilité illimitée de les satisfaire,
en revienne à un niveau compatible avec la pérennité de l'environnement
qui lui est nécessaire.
Il faut à nouveau parvenir à un équilibre un tant soit peu stable. Peut-être
est-il trop tard, compte tenu du nombre sans cesse croissant des êtres
humains, auquel cas, l'accroissement de la population tel qu'on l'a connu
jusqu'à présent devra s'inverser au profit d'une diminution de la population
mondiale.

S.
Il y a peu de temps, on a posé aux spectateurs d'une émission de
télévision la question suivante  : peut-on encore sauver la terre  ? 75  %
d'entre eux y ont répondu par la négative. N'est-il pas très étonnant que, en
dépit d'estimations aussi apocalyptiques, l'humanité continue tout
simplement comme par le passé ?

H. J.
Que signifie ici « sauver » ? Et qu'entend-on par « déclin » ? Ce n'est pas
« la terre » qui est en danger mais bien plutôt les richesses de ses espèces
actuelles, auxquelles nous faisons subir un appauvrissement effroyable. Du
point de vue de l'histoire de la terre, qui se compte en millions d'années, il
ne s'agit là que d'un épisode, mais du point de vue de l'histoire de l'homme,
cela peut signifier le naufrage tragique de la plus haute culture, sa chute
dans un nouveau primitivisme, dont la responsabilité nous incomberait,
compte tenu de la prodigalité irréfléchie à laquelle nous a poussés
l'immensité de notre puissance.

S.
Qu'entendez-vous par primitivisme ?

H. J.
J'entends par là la misère, la mort et le meurtre des masses auxquels nous
avons abouti, la perte qui s'ensuit de tous les trésors de l'humanité auxquels
l'esprit, indépendamment de l'exploitation de la nature, avait contribué.
L'esprit a en effet joué un double rôle merveilleux. D'un côté, il a
incroyablement accru la voracité de l'homme, il est précisément devenu
l'instrument qui nous a rendus si exigeants en ce qui concerne nos besoins
physiques.
D'un autre côté, l'esprit a créé un ensemble de valeurs cultivées pour
elles-mêmes, et pour lequel les hommes mettent tout en œuvre tant dans le
domaine de l'art que dans celui du savoir ou encore au plan des émotions.
Or il s'agit là de quelque chose qui est peut-être inconnu du reste de
l'univers. Plus que la survie biologique de l'existence humaine, ce qui est
effectivement menacé, c'est son existence même, l'existence de cette
création grandiose qui va de pair avec la destruction croissante des
conditions qui l'ont rendue possible. L'aspect paradoxal du rôle de l'esprit
dans le monde consiste en ce que si toute cette aventure s'accomplit bien au
bénéfice de l'humanité, simultanément toutefois, nous assistons à la
destruction des conditions de la poursuite d'une telle aventure.

S.
Peut-on soutenir que l'esprit est également capable d'un autre exploit
culturel, celui d'un renoncement librement consenti ?

H. J.
L'histoire nous a effectivement fourni des exemples de ce genre. Sous
l'empire d'une foi transcendante, laquelle constitue également un acte de
l'esprit, il est arrivé que des hommes aient exigé de renoncer aux biens les
plus extérieurs. Nombre de doctrines du salut prônaient dans le passé une
hostilité justifiée à l'égard du corps, hostilité qui a parfois contribué à
l'édification de sociétés tout entières. Le fait que nous ayons maîtrisé
l'environnement au point de pouvoir nous autoriser une telle débauche de
consommation constitue déjà en soi un phénomène d'une nouveauté
radicale.
Les cultures précédentes étaient dans une large mesure statiques,
pratiquement aucun changement n'y étant intervenu au cours des siècles. La
naissance de la science moderne au XVIIe siècle représente un tournant dont
on ne parvient toujours pas à évaluer la signification à sa juste mesure. Ce
faisant, une dynamique s'est déclenchée qui accélère de manière absolument
inouïe la domination et la transformation de la nature. Il semble qu'un tel
processus n'ait pas de fin. De nouvelles choses surviennent sans cesse, on
découvre du nouveau et de nouvelles voies s'ouvrent, sur lesquelles la
satisfaction des besoins humains s'engage à un niveau toujours plus élevé…

S.
… sans aucun signe visible que l'homme ait voulu ou ait pu mettre un
terme au contenu de cette évolution ?

H. J.
La planète est surpeuplée, nous nous sommes trop étendus, nous avons
pénétré trop profondément l'ordre des choses. Nous avons par trop
bouleversé l'équilibre, et d'ores et déjà condamné à l'extinction trop
d'espèces. La technique et les sciences de la nature nous ont fait passer de
l'état de sujets dominés par la nature à celui de maîtres de la nature. C'est
cette situation qui m'a incité à dresser un bilan philosophique et à poser la
question suivante : compte tenu de sa nature morale, l'homme a-t-il le droit
de tolérer un tel état de choses ? Ne sommes-nous pas désormais appelés à
une sorte d'obligation radicalement nouvelle, à quelque chose qui n'existait
pas autrefois, à savoir assumer notre responsabilité à l'égard des générations
à venir et de l'état de la nature sur terre ?

S.
La philosophie s'engagerait ainsi sur un nouveau terrain, inconnu jusqu'à
maintenant ?

H. J.
Elle se doit de le faire. Jusqu'à présent, tous les efforts moraux de la
philosophie concernaient les relations d'homme à homme. La relation de
l'homme vis-à-vis de la nature n'a encore jamais fait l'objet d'une réflexion
éthique. C'est désormais le cas, et il s'agit d'une nouveauté en philosophie.
Mais cela ne signifie pas le moins du monde que nous soyons d'une manière
générale à la hauteur, que nous voulions ou que nous puissions consentir à
ce nouvel impératif moral. Entrent ici en jeu des questions de psychologie,
d'anthropologie et des contraintes réelles dont je ne suis pas sûr que nous
puissions prendre une vue d'ensemble en l'état actuel de notre savoir.

S.
Le dilemme sur lequel achoppe votre éthique du renoncement ne
consiste-t-il pas en ce qu'un renoncement au niveau purement individuel
s'avère définitive inutile ? Car celui qui limite sa consommation matérielle
au profit de l'environnement ne peut se considérer que comme perdant au
bout du compte  : tant que la majeure partie de ceux qui font ripaille
continuera à bien se porter, le pillage de la planète ne pourra que s'aggraver.

H. J.
Je ne sais pas dans quelle mesure ceux qui donnent l'exemple seront
imités. Nous n'avons pas le droit d'en conclure a priori que les attitudes se
modifient elles aussi, et qu'une éducation en profondeur puisse induire des
attitudes d'obligation, de pudeur, de respect et de bonne conduite. Nous
pouvons simplement conclure que le mode de vie des hommes du XXe siècle
ne convient plus.

S.
Pensez-vous qu'il soit possible de modifier notre mode de vie ?

H. J.
C'est possible mais ce n'est guère probable. Il est beaucoup plus probable,
en revanche, que c'est l'angoisse qui s'en chargera. Des symptômes
alarmants visibles et tangibles pour tous annoncent que la ruine est toute
proche, autrement dit il est beaucoup plus probable que la peur obtienne ce
que la raison n'a pas obtenu et qu'elle parvienne à ce à quoi la raison n'est
pas parvenue. Paradoxalement, l'espoir réside à mes yeux dans l'éducation
par l'intermédiaire des catastrophes. Semblables malheurs pourront encore
avoir en temps opportun une influence salutaire. En réfléchissant à ces
questions, qui restent d'ailleurs du domaine de la conjecture, il ne faut pas
perdre de vue le fait que l'homme est le plus surprenant de tous les êtres, et
que nul ne peut prédire d'une manière générale comment la société se
comportera dans un quelconque futur, dans une situation quelconque ou à
telle ou telle génération.
S.
Voulez-vous dire par là que l'homme, qui a tant fait pour détruire la
nature, pourrait soudain se comporter tout autrement ?

H. J.
Pour être tout à fait improbable, ce n'en est pas pour autant exclu. Il se
pourrait très bien par exemple qu'une nouvelle religion insensée se propage.
Mais il est vain de faire des conjectures à ce sujet, et c'est pourquoi je me
contente d'affirmer que les présages de malheur ne sont pas absolument
certains.
De même qu'on ne peut pas absolument compter sur le fait que l'homme
puisse se rendre à la raison, de même ne peut-on pas complètement mettre
en doute que le génie de l'humanité saura découvrir une direction de salut
possible pour l'avenir. Il importe de laisser cette possibilité ouverte, de
manière à ne pas laisser échapper une telle opportunité, à supposer qu'elle
se présente, pour être capable de venir à la rescousse grâce à toutes les
forces d'avertissement et d'exhortation dont nous disposons.

S.
Que peuvent faire les élites politiques dans les démocraties pour amorcer
une telle conversion ? Les démocraties ne sont-elles pas capables, là où cela
est possible, de mettre en œuvre une politique orientée sur le renoncement à
la consommation et sur la protection de la nature ? Une sorte de dictature
économique éclairée, au sein de laquelle les philosophes seraient rois,
serait-elle utile, ainsi que l'exigent de nombreux adeptes convaincus de
l'environnement ?

H. J.
On peut esquisser dans l'abstrait un projet de dictature en vue de sauver
l'humanité. Mais comment se représenter qu'une élite effectivement altruiste
parvienne au pouvoir, qu'elle demeure altruiste et que son désintéressement
soit également reconnu  ? Pour ma part, cela me dépasse complètement. Il
s'agit là d'une sorte d'utopie qui ne peut pas se traduire dans la réalité. En
revanche, je peux tout à fait imaginer que nous ayons à faire face à des
situations bien pires, qui conduiraient à des accords fondés sur des
compromis entre les groupes de puissance économiques, politiques et
sociaux : il est tout à fait concevable de s'unir autour d'une méthode qui soit
un tant soit peu acceptable aussi bien pour l'homme que pour la nature.
C'est ce à quoi tentent de parvenir les conventions internationales, dont le
but est d'encourager un renoncement global à la compétition sauvage pour
les ressources limitées de la terre.

S.
Les démocraties sont des systèmes de gouvernement aux perspectives à
très court terme et les politiciens ne sont éligibles que tous les quatre ou
cinq ans au maximum : l'horizon ne s'étend guère plus loin. En revanche, la
conservation de l'environnement naturel exige des perspectives à plus long
terme. C'est en premier lieu cette contradiction qui fait pressentir que nos
systèmes de gouvernement démocratique actuels ne sont pas appropriés
pour résoudre les tâches de l'écologie.

H. J.
J'ai le sentiment que la démocratie, telle qu'elle fonctionne actuellement –
  et orientée comme elle l'est à court terme  –, n'est effectivement pas la
forme de gouvernement qui convient à long terme. Comment pourrait-elle
l'être d'ailleurs  ? Où est-il écrit que la démocratie telle qu'elle existe
actuellement aurait découvert la solution appropriée à la question de la
bonne société ?

S.
Un professeur américain, Francis Fukuyama, a écrit un best-seller sous le
titre La Fin de l'histoire et le dernier homme 2, dans lequel il explique que
les démocraties occidentales constituent une forme de gouvernement
définitive.

H. J.
Quiconque ose affirmer que quelque chose est valable une fois pour
toutes ne doit a priori pas être pris au sérieux. En revanche, la question de
savoir à quel degré de renoncement de liberté l'on est prêt, quel degré de
renoncement à la liberté le philosophe peut-il conseiller de manière
responsable et éthique, doit être prise au sérieux. Car il ne faut pas oublier
qu'il ne saurait de toute manière y avoir de liberté que dans la mesure où
elle est limitée. Une liberté illimitée de l'individu ne peut que s'autodétruire,
du fait qu'elle n'est pas compatible avec celle des autres individus.

S.
Le renoncement à la liberté individuelle vous paraît donc inéluctable ?

H. J.
C'est tout à fait évident, et je ne pense pas que l'on doive considérer cela
comme un malheur. Dans la Rome antique, il existait par exemple des lois
qui limitaient la fortune privée. Des censeurs étaient élus qui avaient le droit
d'apporter la preuve d'un train de vie excessif en contradiction avec la
morale de l'État, et ils étaient habilités à sanctionner d'une peine un tel
comportement. Il s'agissait là d'une ingérence considérable dans la liberté
privée mais au nom précisément d'une autogestion de la citoyenneté.

S.
Les démocraties modernes promettent à l'individu la possibilité du
bonheur individuel, la «  quête du bonheur  », comme le stipule la
Constitution américaine. Êtes-vous d'avis que de tels préambules devraient
être remplacés par d'autres qui feraient du bien-être général et de la
conservation de la nature l'objectif suprême ?

H. J.
La question fondamentale que vous posez pourrait être formulée de la
manière suivante  : se pourrait-il que la modernité ait été une erreur qui
doive être rectifiée ? La voie sur laquelle nous nous sommes engagés grâce
à cette alliance du progrès scientifique et technologique et de
l'accroissement de la liberté individuelle est-elle la bonne  ? L'époque
moderne a-t-elle été d'un certain point de vue une erreur qui ne doit pas être
poursuivie ? Le philosophe est absolument libre de le penser, et même d'en
tirer certaines conclusions. Mais, savoir s'il sera écouté, si les hommes
seront capables d'opérer un tel revirement, telle est la question à laquelle
nous continuons de nous heurter.

S.
Peu nombreux seront ceux qui se laisseront gagner à la cause de tels
philosophes.

H. J.
Peut-être bien. Car quel pouvoir possède le discernement  ? Un
discernement de ce type n'est nécessairement partagé que par un nombre
relativement restreint d'individus. Pour ce faire, il faut tout d'abord disposer
d'une connaissance approfondie et d'une bonne compréhension des choses.
Il faut ensuite être tout à fait affranchi des intérêts personnels et disposer
d'une certaine dose d'altruisme et de dévouement en faveur de ce qu'on
appelle les intérêts véritables de l'humanité.

S.
La question est donc  : quels sont ces intérêts véritables  ? Qui les
détermine ? La perspective de nouvelles idéologies au service du salut des
hommes n'est pas vraiment réjouissante.

H. J.
L'idée que de nouvelles doctrines de salut, susceptibles d'entraîner les
hommes dans leur sillage et à l'aide desquelles tout ce qui est humainement
possible – non seulement l'ascétisme, mais également le plus effroyable –,
puissent surgir fait frémir. Je n'ai pas de réponse à apporter à la question de
savoir comment on peut détourner la menace qui, à n'en pas douter, se
profile dès à présent quant à l'avenir de l'homme et quant à son rapport à
l'environnement terrestre. Je sais seulement que cette question ne doit pas
cesser de nous harceler, qu'il faut sans cesse la poser à nouveaux frais, sans
cesse la méditer, et contribuer inlassablement à ce qu'une mauvaise
conscience vienne saper l'hédonisme inouï de la culture de consommation
propre à la modernité : c'est là une obligation inéluctable. Il ne faut pas se
demander si cela nous conduit ou non quelque part : il se pourrait bien que
cela ne nous conduise nulle part, mais nous ne le savons pas.
L'homme est un être prévoyant et il dispose en outre de la capacité de
tout extorquer à la nature sans le moindre égard, ainsi que de la capacité de
méditer sur la responsabilité qu'il a vis-à-vis d'elle. Il doit et il peut accorder
de la valeur à ce qu'il est sur le point de détruire.
S.
Brecht a écrit  : «  La bouffe vient d'abord, la morale ensuite 3  !  » Le
dialogue que nous poursuivons ici sur le nécessaire renoncement ne
concerne-t-il pas exclusivement les nantis et ceux qui sont rassasiés ? Nous
parlons du monde industriel occidental  : or, les pays de l'Est luttent
actuellement de façon désespérée pour acquérir un niveau de vie plus élevé,
sans parler de l'hémisphère Sud, où les hommes ne possèdent rien à quoi ils
puissent renoncer.

H. J.
Les habitants du tiers-monde pourraient déjà renoncer à l'accroissement
démographique. Mais il est tout à fait exact qu'il s'agit là d'un dialogue entre
privilégiés, et c'est bien ce qui rend notre discours suspect. À supposer qu'il
s'agisse de modération et de renoncement, nous disposons d'une grande
marge de liberté dans les États industriels occidentaux, et quand bien même
cette réduction affecterait-elle considérablement notre niveau de vie, celui-
ci n'en demeurerait pas moins relativement élevé. Nous n'avons aucunement
le droit d'exiger un quelconque renoncement de la part de ceux qui sont
dans la nécessité et qui souffrent de la faim, sauf en matière de procréation,
domaine dans lequel des limites s'imposent.

S.
En ce cas, la position du pape en matière de contraception n'est pas faite
pour vous réjouir.

H. J.
Il s'agit là d'un crime contre la responsabilité mondiale. Je ne conçois pas
qu'on puisse soutenir une telle position. Mais cela montre bien quelles sont
les forces, les irrationalités, les habitudes, les lenteurs et les déraisons avec
lesquelles toute politique de l'humanité doit compter. En ce qui concerne le
problème général de l'accroissement démographique, j'en reviens également
à la constatation accablante que, bien que nous percevions le danger et que
nous puissions imaginer de façon abstraite quel est le remède, nous sommes
toutefois provisoirement incapables de nous représenter comment y
parvenir pratiquement.
S.
Il en va de même pour l'ordre économique libéral de l'Occident, qui a été
couronné d'un succès si inouï. Les sociétés concurrentielles se sont fixé
pour but la croissance, la stagnation leur est par essence étrangère. Or, la
croissance du produit social brut équivaut d'une manière générale à détruire
et à exploiter davantage encore la nature.

H. J.
Puis-je me permettre de demander précisément pourquoi une certaine
stabilisation de la société n'est pas possible  ? Pourquoi le produit social
doit-il toujours croître ?

S.
Tout d'abord, une grande partie des entreprises vit de ce qu'on appelle les
investissements nets, de la production de nouvelles machines et de la
construction de nouvelles usines. En outre, une entreprise individuelle ne
peut pas s'immobiliser sauf si on l'y contraint. Croître ou disparaître, tel est
le mot d'ordre de l'entreprise.

H. J.
Admettons que nous ayons un gouvernement mondial qui décide de
mettre un terme à l'augmentation de la population. On ne comprendrait dès
lors pas pourquoi la production devrait continuellement croître.

S.
Cela n'est envisageable que dans une société dont la direction est
centralisée, et non dans une société libérale.

H. J.
Je n'ai pas jamais prétendu être un spécialiste de la science de
l'entreprise…

S.
… Il ne s'agit pas pour nous non plus de nous engager ici dans un débat
économique, nous voulons seulement démontrer qu'un abandon de la
société de croissance elle-même ne manquerait pas de soulever des
problèmes colossaux, à supposer qu'un tel tournant soit souhaité par la
majorité. Pas plus la démocratie que la société de marché ne constituent un
cadre pour votre éthique de la responsabilité.

H. J.
Mais ne peut-on pas également poser que les hommes aspirent à un
futur  ? Qu'ils n'estiment pas que le sens de leur existence se réduit à la
consommation  ? Ne faut-il pas également prendre en compte un besoin
métaphysique de l'homme dans l'histoire à venir de l'espèce Homo sapiens ?
Dès le début de l'humanité, il y a eu des religions qui étaient la plupart du
temps au service de besoins, d'angoisses et de désirs tout à fait terrestres.
Mais il a également toujours existé une aspiration supérieure, autre chose
que la satisfaction optimale des estomacs et des instincts physiques.
L'orgueil, la pudeur, l'ambition d'être reconnu, tout cela dépasse le simple
désir de jouissance.
On constate donc un besoin d'élever l'existence individuelle et de la
justifier par quelque chose, ce que seul l'homme est capable de faire. Il
existe un concept de renoncement, un concept d'assistance, un concept pour
toute chose, mais également un concept de l'élargissement de l'expérience
humaine. Tout ce qui est apparu dans l'art, dans la poésie, dans la musique
et ne serait-ce même que dans la danse dépasse déjà tout ce que l'homme a
pu mettre au compte du simple concept de la satisfaction corporelle.

S.
Quel rôle les élites spirituelles jouent-elles dans ce processus  ? Avec le
marxisme, un gigantesque projet d'éducation, auquel de nombreux
intellectuels avaient collaboré, a fait faillite. Les hommes d'esprit étaient
galvanisés à l'idée de conduire l'humanité vers une meilleure société. Pour
l'instant, on constate chez les intellectuels une douleur fantomatique  : un
grand projet a échoué, il y a là une place vacante à prendre. Percevez-vous
la nécessité d'un nouveau marxisme, d'une nouvelle idéologie de grande
envergure ?

H. J.
Je ne sais pas. Dans le cas du marxisme, on avait affaire à la magie d'une
grande vision utopique d'une société plus juste, qui promettait en même
temps le bonheur à tous les individus à part entière grâce à la maîtrise
croissante de la nature. Finalement, il y eut l'émergence d'une classe qui y
avait un intérêt particulier car, jusqu'à présent, elle avait été spoliée de sa
part. Une grande impulsion éthique a été mise en œuvre ici, qui n'est pas
sans rapport avec la justice et qui, simultanément, correspondait à une
promesse matérielle de bonheur. La promesse de bonheur a consisté dans la
meilleure utilisation matérielle du monde, c'est-à-dire qu'elle s'est
précisément orientée dans la direction de ce qui se révèle désormais néfaste.

S.
Nous pouvons aujourd'hui prendre la mesure de la manière dont les
hommes des pays autrefois communistes ont ravagé la nature. Il s'agit là
d'un fait sans précédent.

H. J.
Oui, c'est là l'une des plus grosses déceptions et je dois admettre que,
pour ma part, j'ai également été très déçu. Je pensais que les communistes
étaient les plus à même de savoir s'y prendre avec la nature dans la mesure
où ils maîtrisaient déjà la satisfaction des besoins, où ils pouvaient
décréter : on vous accordera tant et pas plus.

S.
Marx a formulé une exigence  : la philosophie ne doit pas interpréter le
monde, elle doit le transformer. Pensez-vous que le philosophe, que la
philosophie puissent changer le monde  ? Quel rôle le philosophe joue-t-il
aujourd'hui ? Doit-il s'ingérer ? Peut-il engager des processus, gouverner ?

H. J.
Non, probablement pas. La philosophie peut contribuer à développer,
grâce à l'éducation, une sensibilité aux conséquences à long terme que peut
avoir l'action humaine sur l'équilibre délicat entre les prétentions humaines
et la capacité de production de la nature. Elle peut contribuer, par sa
réflexion et par son argumentation, à ce que des initiatives de sauvetage et
de conservation de l'environnement soient mises en œuvre. Mais les chefs
d'entreprise, les politiciens et les scientifiques auront beaucoup plus à dire
que le philosophe le mieux informé lorsqu'on les consultera à leur tour.
Pourtant, la philosophie conservera toujours une tâche : veiller à ce que les
mesures à l'aide desquelles on cherche à arrêter le malheur soient humaines,
car ces mesures pourraient être telles qu'elles envoient au diable ce qu'on
veut précisément sauver.

S.
Qu'est-ce qui pourrait bien être envoyé au diable ?

H. J.
Il s'agit en définitive d'une question de rapport de force. Si les ressources
de la terre – l'eau, les matières premières, l'air – s'épuisent, les individus les
plus forts pourraient encore obtenir par la violence la réduction des besoins
humains et du nombre d'êtres humains. Cette loi fondamentale et cruelle de
l'évolution en fonction de laquelle ce sont les plus forts qui survivent ne doit
pas devenir la loi de la survie de l'humanité, sinon notre culture, l'humanité
de l'homme, irait effectivement au diable.

S.
La tâche de la philosophie consisterait-elle à formuler une nouvelle
métaphysique de l'homme ?

H. J.
Je pense que la philosophie doit élaborer une nouvelle métaphysique de
l'être au centre de laquelle il conviendrait de méditer sur la place de
l'homme dans le cosmos et sur sa relation vis-à-vis de la nature. Militer en
faveur de la paix, telle devrait être l'utopie de l'avenir au lieu de cette
idéologie politico-sociale qui a eu cours dans le passé.

S.
Il ne vous paraît pas complètement exclu que quelque chose comme un
« principe responsabilité » devienne un impératif catégorique moderne ?

H. J.
Il s'agit d'inculquer à l'homme des attitudes de vie moins cupides et
moins avides mais peut-être plus prometteuses d'un autre point de vue. La
question n'est pas de savoir si cela servira à quelque chose, mais si l'on peut
imposer une telle attitude à l’encontre du vulgaire, des souhaits des masses
et des habitudes. Car, pour autant qu'on puisse en juger, la foi en la matière
ne peut être que mince et ténue.
Pourtant, renoncer est la dernière chose qu'on puisse se permettre.

S.
Nous avons pourtant du mal à nous imaginer la raison pour laquelle, pour
la première fois dans l'histoire de l'humanité, la disposition à renoncer
volontairement à la jouissance matérielle devrait concerner les masses.

H. J
Nous n'avons pas encore complètement percé à jour la psychologie de
l'homme. Nous ne savons pas encore quelles sont les ressources dont
l'homme disposera lorsqu'il sera plongé dans la nécessité la plus extrême.
Renoncer à tout espoir ne peut que précipiter le désastre, tandis que l'un des
éléments susceptibles de le retarder consiste à croire qu'il peut être conjuré.

S.
À la fin de cet entretien, il semble, professeur Hans Jonas, que vous
fassiez preuve de courage et de confiance.

H. J.
Non pas de courage et de confiance, mais je signale qu'il est une
obligation à laquelle nous devons nous soumettre. On ne doit pas d'abord
évaluer les perspectives et décider après coup ce que l'on doit ou ne doit pas
faire. Mais on doit à l'inverse reconnaître l'obligation et la responsabilité et
agir en conséquence, comme si l'on avait une chance, et quand bien même
en douterait-on.
II
Les perspectives éthiques

doivent être complétées d'une nouvelle dimension 1

Deutsche Zeitschrift für Philosophie


Très honorable professeur Jonas, vous êtes né en Allemagne, où vous
avez fait vos études. En 1933, vous avez dû émigrer à cause du régime
national-socialiste. Vous êtes parti en Palestine et, au moment où la Seconde
Guerre mondiale a éclaté, vous vous êtes engagé dans une brigade juive
avec un passeport britannique. Vous êtes ensuite revenu en Allemagne avec
les troupes alliées après leur victoire sur les fascistes, puis vous avez vécu
en Israël avant de partir en 1949 pour le Canada et, six ans plus tard, pour
New York. Vous êtes à l'heure actuelle simultanément le plus grand penseur
juif et un citoyen du monde, et vous revenez aujourd'hui pour la première
fois dans l'Allemagne réunifiée, dans un pays où se rencontrent les cultures
si différentes l'une de l'autre de l'Est et de l'Ouest, pays qui est en même
temps agité par des tensions sociales. Quel est votre sentiment à l'égard
d'une telle situation lorsque vous réfléchissez notamment à ce sur quoi Ernst
Bloch concluait son Principe espérance, à savoir le concept de patrie ?

Hans Jonas
Il y a longtemps que le concept de patrie a perdu son sens pour moi,
comme le prouve en premier lieu le fait que je me sois expatrié d'Allemagne
à l'époque. Le pays de mon choix était la Palestine, dans la perspective d'un
futur État juif, qui s'est effectivement concrétisée avec la naissance d'Israël.
C'est ensuite tout simplement le destin académique –  j'entends par là les
propositions de postes d'enseignement, les nominations, qui m'ont conduit
d'abord au Canada et en définitive aux États-Unis. Je ne peux donc pas dire
que je m'identifie à un pays quelconque en particulier, et par conséquent
prétendre : c'est ici que je me sens chez moi.
Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que de tout temps la langue allemande est
demeurée –  et ce, nonobstant tout ce qui s'est passé, les expatriations, les
changements de langue auxquels j'ai dû m'accoutumer, y compris pour ma
carrière académique, en l'occurrence tout d'abord l'hébreu, puis l'anglais –
 mon moyen naturel d'expression. Cela se vérifie jusque dans ma vie privée
du fait que nous n'avons jamais parlé qu'allemand avec ma femme –
 laquelle est, elle aussi, originaire d'Allemagne, même si nous nous sommes
rencontrés à Jérusalem. Avec les enfants, en revanche, nous nous sommes
exprimés dès le début en anglais, si bien qu'il s'est créé une sorte de scission
linguistique au sein de la famille  : les membres de l'ancienne génération
parlent allemand entre eux, mais la langue des enfants est résolument
l'anglais même s'ils ont appris l'allemand, encore que très peu.
Quant à savoir quelle est ma réaction, sentimentalement parlant, au cours
de cette visite en Allemagne –  à propos du tout récent événement de la
réunification et des problèmes qui l'accompagnent  –, je ne pourrais que
vous répondre : je réagis avec la distance d'un visiteur. Cela n'est d'ailleurs
pas tout à fait exact puisque je sais beaucoup plus de choses concernant
l'Allemagne que s'il s'agissait de l'Italie, de la Suède ou de la France. Et,
dans cette mesure, le contexte m'est également proche et facile à
appréhender, du fait que nombre de choses que je perçois actuellement sont
naturellement très liées à mes souvenirs de jeunesse, mais ces souvenirs
remontent à cinquante ou soixante ans maintenant.

D. Z. P. H.
Monsieur le professeur Jonas, après la Seconde Guerre mondiale, vous
n'avez pas poursuivi votre travail sur l'histoire de la religion et sur la
gnose 2. Et cependant, dans votre essai Le Concept de Dieu après
Auschwitz 3, vous vous êtes à nouveau penché sur un problème religieux.
Afin de sauver un concept de Dieu après Auschwitz, vous représentez, sous
la forme d'un récit mythologique, un processus de théogonie et de
cosmogonie au cours duquel Dieu s'est complètement retiré en lui-même,
abandonnant ainsi à l'homme tout son pouvoir sur le monde. Pour autant, le
renoncement par Dieu à sa puissance n'équivaut pas à son impuissance
totale. Si l'on réfléchit à votre mythe, on peut se demander si ce retrait de
Dieu en lui-même constitue un processus irréversible ou bien si Dieu ne
retient pas sa puissance en vue d'une nouvelle intervention dans le monde.
En bref  : Dieu conserve-t-il encore dans l'eschatologie traditionnelle la
puissance de mettre un terme au cours du monde, ou bien cette puissance
est-elle entièrement dévolue à l'homme ?

H. J.
Oui, en ce qui concerne ce petit coin de l'univers, je retiendrais cette
dernière hypothèse. Elle me paraît plus vraisemblable que celle d'une
intervention de l'au-delà suivie d'une fin du monde. Mais qui sait 4. Je n'ai
exprimé aucune conception dogmatique à ce sujet, je me suis seulement
efforcé de rendre l'expérience d'Auschwitz, et d'autres similaires,
compatible avec l'existence d'un Dieu auquel j'aimerais volontiers pouvoir
continuer de croire. Voilà tout.
Mais je ne tiens à convaincre personne d'accepter cela comme une vérité.
Il s'agit d'une tentative purement personnelle de maintenir l'idée de Dieu
compatible avec ce qui s'est passé ici. Au reste, je ne souhaite pas répondre
à cette question de savoir si j'estime ou non que la fin du monde est
possible, car je ne pense pas que mon opinion personnelle sur ce sujet ait
une quelconque importance. En revanche, ce qui peut être important dans
cet essai hésitant concernant le concept de Dieu après Auschwitz, c'est
uniquement l'effort pour mettre en harmonie les expériences que nous avons
subies et certaines représentations de la foi auxquelles nous ne souhaitons
pas renoncer.

D. Z. P. H.
Un lecteur contemporain pourrait penser que la recherche concernant la
gnose, d'une part, et le principe responsabilité, d'autre part, n'occupent une
place côte à côte dans votre œuvre que pour des raisons purement
biographiques. Mais, contrairement à cette impression, n'y a-t-il pas un lien
implicite entre ces pôles de la gnose et de l'éthique, à savoir l'expérience
que fait la modernité (expérience qui est aussi présente dans le gnosticisme)
d'un univers indifférent à l'homme, à sa vie et à sa survie, quand il ne lui est
pas étranger voire hostile ? N'avons-nous pas affaire dans les deux cas à une
même situation de départ – l'abandon de l'homme dans un monde dont Dieu
est éloigné, dans un univers qui lui est complètement indifférent ainsi qu'à
son existence  – et, purement et simplement, à deux réactions différentes
face à cet univers : dans un cas, la fuite hors du monde caractéristique de la
gnose et, inversement aujourd'hui, le principe responsabilité, afin que
l'homme subsiste dans ce monde qui lui est indifférent ?

H. J.
Il existe à ce sujet certaines hypothèses, dues pour la plupart à d'autres
que moi-même, des interprétations qui prétendent effectivement établir une
relation entre ces deux aspects de mon œuvre. En ce qui me concerne, la
seule relation que je verrais consiste dans le travail ultérieur que j'ai
accompli à partir de la gnose et du champ de l'histoire religieuse en général
– travail que j'ai abandonné – pour me tourner vers le problème permanent
de la philosophie, à savoir, celui de la position de l'homme par rapport à
l'être, l'interprétation du comportement de la nature, de la vie, de l'esprit. Il
m'est arrivé de considérer le problème d'un univers étranger de la manière
suivante : l'univers des sciences modernes de la nature et la représentation
que s'en faisaient les gnostiques ont en commun l'intérêt de l'homme pour
ce qui est étranger 5. Dans le cas de la gnose, il s'agit d'une inimitié, dans le
cas de la modernité, d'une indifférence totale, en sorte que les valeurs
humaines ne trouvent place que dans la volonté humaine et nulle part
ailleurs. Non seulement j’ai renoncé à ce point de vue, mais je me suis
efforcé de démontrer le contraire dans mes articles sur une philosophie de la
nature ancrée dans la biologie, à savoir que les objectifs trouvent également
leur place dans la nature.
Même si, d'un point de vue cosmique, toute l'aventure de la vie ne
constitue qu'une exception minimale, qui est advenue un jour dans des
conditions particulièrement favorables à cette planète et qui, de ce fait, ne
joue aucun rôle dans l'univers quantitatif, elle révèle cependant qu'il se
cache dans la matière – laquelle n'est considérée depuis Descartes que sous
la forme de l'étendue, dépouillée de tous les prédicats de l'intériorité, y
compris les fins, les buts, les intérêts, etc. – beaucoup plus de choses que ce
qui est pensé sous cette hypothèse cartésienne très artificielle. Ce n'est, à
vrai dire, qu'en vertu d'une division du travail que la science de la nature –
  qui repose sur ce principe cartésien selon lequel la matière ne serait rien
d'autre qu'étendue mesurable  – constitue une sorte de sauf-conduit
méthodologique pour expliquer la nature sans jamais aller au-delà.
Aucun physicien digne de ce nom ne saurait être d'accord avec cette
simple déclaration  : «  Je lève mon bras parce que j'en ai décidé ainsi.  »
L'explication physicienne devra dire : des processus déterminés du cerveau
se sont produits, dans lesquels la pensée, les sentiments, la volonté ou la
subjectivité ne jouent aucun rôle, mais où sont à l'œuvre uniquement
certains flux objectifs de nature électrique ou chimique, dont la résultante
est qu'un état du cerveau qui s'est déclenché de façon mécanique a pour
conséquence que mon bras se lève. Il s'agit là de deux interprétations tout à
fait différentes d'un seul et même processus – l'un, intérieur, prend en vue
ce qui provient de ma conscience, l'autre, extérieur, appréhende également
le cerveau comme quelque chose d'extérieur, à savoir une masse identifiable
de matière organisée d'une manière déterminée.
Cette division du travail s'est confirmée de manière inouïe, ce qui a
conduit les sciences de la nature à pénétrer la nature en fonction de leur
procédé causal, en vertu d'une stricte relation de causes à conséquences.
Cela a ensuite permis d'utiliser le savoir comme le fait la nature – et telle
était l'idée de Bacon  – pour, inversement, laisser faire quelque chose à la
nature. On a épié l'atelier de la nature, et l'on peut désormais s'en servir.
Subsiste naturellement une énigme : l'existence de la science de la nature
elle-même à l'intérieur de la nature ne peut pas s'expliquer à l'aide de la
science de la nature. Il s'agit là d'un mystère dont l'homme de science n'a
pourtant pas à se soucier. En revanche, telle est bien la tâche du philosophe
dans la mesure où, dirais-je, toute l'histoire gnostique de l'origine ou cette
espèce de relation que j'ai un jour reconstituée entre l'image de la nature
vide de toute signification, c'est-à-dire axiologiquement neutre et
déterminée de façon purement extérieure, que propose la science moderne
de la nature, et le cosmos des gnostiques hostile à l'homme et hostile à
l'esprit, est à vrai dire dépassée. Et, dans la mesure où des questions
biographiques entrent également ici en jeu, il faut prendre en considération,
à titre de simple décision, le fait que depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, au moins, je me suis efforcé pendant des années de redonner une
place à l'idée d'une philosophie de la nature prise comme une totalité,
laquelle est quelque peu interdite de cité. Cela s'explique en vertu de l'idée
de division du travail : la nature est livrée aux sciences de la nature, tandis
que toutes les explications sensibles appartiennent au domaine de la
subjectivité et des sciences de l'esprit, et il n'existe aucun lien entre les
deux. Je me suis efforcé de surmonter quelque peu ce dualisme, avec des
moyens imparfaits, et je suis à la recherche d'une image unifiée dans
laquelle les fins elles-mêmes ne soient pas étrangères au cosmos.

D. Z. P. H.
Dans votre ouvrage majeur de philosophie morale que vous avez intitulé,
de manière très modeste, Une éthique pour la civilisation technologique 6,
vous vous penchez également sur le problème de la différence entre être et
devoir-être. Ce faisant, vous rejetez un fondement ontologique des valeurs
au profit de leur fondement naturaliste ancré dans l'être. Si l'être et le
devoir-être s'effondrent ontiquement, quelle est à vos yeux la cause décisive
du fossé empirique entre ces deux pôles  ? Pourquoi, dans certaines
conditions, les valeurs prennent-elles une forme normative ?

H. J.
À cause de la liberté humaine  : une affirmation ou, disons plutôt,
certaines valeurs, qui seraient contenues dans la nature elle-même, ne sont
pas automatiquement suivies par ceux qui agissent et auxquels s'adresse
cette affirmation. La voix des valeurs implique une exigence immanente
d'accomplissement, d'existence. Mais la capacité à répondre à cette
exigence est fonction de la liberté, c'est-à-dire qu'elle peut être tout aussi
bien ignorée, qu'on peut agir au mépris d'elle.
On ne peut rien comprendre au dilemme de l'être humain si on ne prend
pas en compte le phénomène de la liberté. C'est ce qu'exprime déjà le récit
de la création dans la Bible lorsque le serpent conseille à Adam et Ève de
manger le fruit de l'arbre de la Connaissance en leur disant  : vous serez
comme les dieux, vous connaîtrez le bien et le mal, c'est-à-dire que vous
aurez la capacité d'accomplir l'un ou l'autre. Et, de fait, les intérêts
concernant la conservation de soi et la satisfaction immédiate des besoins
particuliers passent désormais toujours au premier plan, précisément parce
qu'ils sont la condition de possibilité de tout le reste. Si l'on ne mange pas et
si l'on ne respire pas, c'est-à-dire si on ne prélève pas incessamment quelque
chose pour soi-même à partir de la nature, sans l'effectivité du métabolisme
dont les exigences fondamentales doivent être satisfaites, rien ne serait
possible pour des êtres vivants organiques. Par conséquent, il est déjà
décidé, du sein de l'organisme, que toute vie a des prétentions sur
l'environnement, que toute vie se caractérise avant tout par la spoliation et
la voracité, et qu'il doit en être ainsi. C'est ce que démontre l'acte de
respirer, comme aussi bien celui de manger, etc.
Le concept de Devoir-être ne vaut que pour des êtres dotés de raison,
c'est-à-dire capables, premièrement, de comprendre quelque chose,
autrement dit d'accéder au savoir. Des êtres qui, par exemple, peuvent
également reconnaître que quelque chose est en soi une valeur et que de
telles valeurs ne trouvent place que dans des êtres éphémères : des êtres qui,
par conséquent, outre cette connaissance des valeurs, sont simultanément
conscients de la vulnérabilité de ceux qui les incarnent. En outre, ce concept
de Devoir-être s'adresse à des êtres tels que cette connaissance puisse
déterminer de façon durable leur volonté, c'est-à-dire à des êtres qui ne
soient pas absolument libres car certaines nécessités de la conservation de
soi sont si impératives qu'on ne peut pas s'y dérober, même si par ailleurs la
liberté de se suicider et de se sacrifier, à laquelle peut parfois également
conduire l'amour, existe.
On doit dire, d'une manière générale, que certaines exigences, certaines
nécessités doivent être satisfaites, mais qu'il subsiste ensuite un espace de
liberté. Or l'homme a considérablement élargi cet espace de liberté du fait
qu'il a acquis, grâce à son savoir, la maîtrise de la nature, des autres espèces
vivantes et de leur utilisation, ce qui lui confère en réalité un champ
beaucoup plus vaste et un espace bien plus grand de décisions et de
comportements arbitraires qu'à aucune autre espèce.
Ce faisant, on se trouve confronté à l'abîme entre Être et Devoir-être. On
peut reconnaître que chez l'homme, même si cela ne va pas absolument sans
exception, l'Être se manifeste d'une certaine manière par sa connaissance
des valeurs  : ainsi, par exemple, l'existence de la vie vaut-elle mieux que
l'absence complète de vie, l'univers tel qu'il existe aurait moins de valeur s'il
ne comportait pas en lui une subjectivité et s'il ne pouvait y avoir ni
meilleur ni pire, c'est-à-dire rien à préférer ni à rejeter. Spinoza lui-même a
dit que le bien et le mal sont des découvertes humaines et que l'Être lui-
même est toujours bon car tout ce qui se produit est ce qui devait
nécessairement se produire. Mais on peut opposer à cette conception
l'existence d'une conscience générale – et je crois qu'elle est justifiée – selon
laquelle il existerait dans la nature elle-même quelque chose comme la
réussite et l'échec.
Il s'agit déjà d'une opinion ontologique, philosophique, d'un genre
particulier, que j'appellerais le principe d'approbation de la nature  : la vie
acquiesce à elle-même exclusivement en vertu de sa volonté indéracinable
de rester en vie, autrement dit en luttant pour l'existence. Cet acquiescement
général de la nature à elle-même se révèle dans la vie et dans les sentiments
subjectifs, tels que la peur, l'angoisse et l'effort – et, chez l'homme, il atteint
à nouveau son apogée dans la conscience et dans la liberté. C'est alors
qu'apparaît la possibilité de la responsabilité dans le monde.
Je vais m'efforcer maintenant d'expliciter l'aspect ontologique, à savoir
que l'existence d'une capacité de responsabilité rend simultanément celui
qui est porteur de cette capacité responsable de fait. Ne serait-ce que parce
que cette capacité et son fondement –  le savoir raisonnable et la volonté
libre  – ne disparaissent plus hors du monde. L'existence de la capacité de
responsabilité est un fait ontologique qui s'accrédite presque de lui-même.
Savoir si l'on peut en induire quelque chose de logiquement valide, je ne le
sais pas moi-même clairement. Il s'agit là en effet de questions très subtiles,
de méthodes de conclusion qu'il est difficile d'admettre, comme l'est, par
exemple, la célèbre preuve ontologique de l'existence de Dieu en vertu de
laquelle, quand on pense Dieu, il serait corrélativement nécessaire de penser
la nécessité de son existence, et qui se démontre par conséquent d'elle-
même. Or, Kant a montré de manière irréfutable qu'une telle preuve n'était
pas absolument valide. D'un point de vue logique, cela n'est donc pas
valide.
Mais déduire comme je le fais une responsabilité effectivement valable à
partir de l'existence de la capacité de responsabilité ne souffre pas, me
semble-t-il, de la même faiblesse logique que la preuve ontologique de Dieu
chez Anselme de Canterbury, même s'il y a là, je le reconnais, un élément
de décision originale. Un adepte de la doctrine du nirvana dirait que
l'existence d'êtres individuels, d'un Je et d'une conscience individuelle, ne
constitue en aucune manière une valeur ultime  : c'est bien plutôt leur
extinction, leur absorption dans le néant propre au nirvana, qui constitue la
situation optimale. On pourrait lui opposer la décision qu'a prise l'Occident
en faveur de la volonté et de l'individuation  : revenir en deçà de cette
décision est peut-être impossible.

D. Z. P. H.
Monsieur le professeur Jonas, vous reconnaissez que Kant, avec le
principe de la possibilité d'une législation universelle, a peut-être découvert
un critère universel de la rectitude en matière de règles et de décisions
morales. Pourtant, ce principe vous paraît à lui seul insuffisant, compte tenu
de son formalisme, c'est-à-dire du fait qu'il ne peut pas éveiller en nous le
«  sentiment adéquat  ». La motivation de l'action droite suppose les
sentiments de respect, de souci, de peur, etc. À partir du principe d'une
législation universelle, Kant ne pourrait dériver aucun contenu et pas
davantage ce que ces sentiments suscitent en nous. Pouvez-vous imaginer
qu'on puisse améliorer les fondements de l'éthique à partir d'une
interprétation intersubjective du point de départ solipsiste kantien, qui
développerait de façon conséquente son universalisme  ? Et pensez-vous
qu'on puisse ainsi, à partir de la reconnaissance de tous les hommes comme
êtres raisonnables et de la possibilité qui en résulte pour tous de prendre
part à l'invention de la décision morale, faire dériver les droits de l'individu
à la liberté et à la vie ?

H. J.
Certainement, mais cela n'est valable que pour des hommes qui sont déjà
là, pour une communauté d'hommes, de citoyens pour ainsi dire, au sein du
cosmos de la raison, autrement dit pour d'autres êtres raisonnables dont
l'existence est contemporaine de la mienne, qui sont également en partie
l'objet de mon action et qui en sont affectés. C'est là que le principe kantien
de l'universalisation prend toute sa signification : est moralement recevable,
bien qu'elle ne se présente pas comme nécessaire, une action dont on peut
se représenter la maxime comme le principe d'une législation universelle.
Ainsi, la question simple qu'il faut se poser est la suivante : à supposer que
tous agissent de cette façon, cette action peut-elle subsister ? Or, il va de soi
que, dès lors que tous sont susceptibles de rompre le contrat, il n'est plus
possible de contracter. La maxime de mon action présente, conclure ce
contrat avec l'intention secrète de ne pas le respecter par la suite, ne peut
certes pas valoir comme principe d'une législation universelle.
Il s'agit là toutefois d'une éthique entre individus contemporains d'une
même époque, c'est- à-dire que la dimension d'un futur de l'espèce humaine
sur terre est supprimée, Kant la présupposant comme donnée : pour lui, la
poursuite de l'existence humaine ne faisait aucun doute. Il avait en outre
certaines idées merveilleuses concernant le bien suprême, où la félicité
coïnciderait avec la noblesse morale, c'est-à-dire où tout le monde pourrait
être heureux, du fait que tout le monde serait devenu moral.  Il possédait
certes une vision du futur, mais on ne peut pas déduire de son impératif
catégorique qu'il doive y avoir une vie future et surtout qu'un univers
entretenant des relations amicales avec la vie doive subsister. Cette
dimension n'est apparue pour la première fois qu'au moment où –  et on
pourrait dater précisément ce moment, de la seconde moitié de notre siècle,
après la Seconde Guerre mondiale  – il est devenu manifeste que l'homme
n'est pas seulement un être de raison, qui dispose dans une certaine mesure
de la nature, mais qu'il est lui-même devenu une force de la nature de
premier ordre et pour laquelle les conditions des générations à venir ou de
la dignité humaine, la liberté créatrice, la félicité humaine ainsi que la
poursuite de l'existence future de ce riche monde de la vie dans lequel
l'homme est inséré, sont en question. Une opinion nouvelle et
progressivement effrayante s'est répandue, même si son expression est
aujourd'hui devenue banale, mais dont la conscience ne s'est fait jour pour
la première fois que dans la seconde moitié de notre siècle. En
conséquence, on ne peut pas reprocher à Kant d'avoir négligé cet horizon,
cette perspective. Kant parlait à son époque du malheur que les hommes
s'infligeaient à eux-mêmes compte tenu de la folie de la guerre, et il a rédigé
ce magnifique Projet de paix perpétuelle, dans lequel il anticipe, entre
autres choses, pour ainsi dire l'alliance de tous les peuples. Mais il n'avait
pas besoin de méditer sur le rapport de l'homme à la nature avec l'insistance
qui doit être la nôtre aujourd'hui, car il ne pouvait être question à l'époque
d'une menace sur la nature.
C'est l'accroissement de la puissance humaine et, corrélativement la
perception accrue des effets de cette puissance sur un univers limité, c'est-à-
dire le choc qui s'est produit entre le pouvoir quasi illimité de l'homme et de
ses désirs, d'une part, et la finitude de la nature qui est là pour fournir ce qui
nous est nécessaire, d'autre part, qui a ouvert cette nouvelle dimension de
l'éthique. Telle est effectivement une raison objective pour que la
perspective éthique soit complétée d'une nouvelle dimension.
J'hésite à dire que l'éthique dans sa totalité doit désormais être
complètement renouvelée, même si les commandements de l'amour du
prochain, de la charité, de la justice et de la loyauté doivent persister. Mais,
de nos jours, cette éthique est dominée par un horizon qui n'existait pas
autrefois  : il s'agit là non seulement d'une prise de conscience, mais aussi
d'une réalité tout à fait constatable à laquelle nous avons affaire pour la
première fois également. Or, et c'est là la seconde chose que j'ai à dire sur
mes relations avec Kant, un lien très proche entre la réflexion éthique et le
savoir de la science de la nature et ses enseignements est apparu et est
devenu nécessaire. C'est là quelque chose qui ne jouait aucun rôle pour
Kant. Quand bien même Kant lui-même était-il un philosophe de la nature
de premier ordre, les enseignements de la science de la nature n'avaient
pour lui aucun rapport avec l'éthique. Le fait que nous devions faire entrer
en ligne de compte la science de la nature dans nos réflexions éthiques est
une situation tout à fait nouvelle.

D. Z. P. H.
Dans votre livre Le Principe responsabilité, vous avez découvert un
certain nombre d'avantages, au moins sur le plan instrumental, dans les
sociétés communistes totalitaires par opposition au modèle des démocraties
occidentales, du fait notamment qu'elles avaient trouvé une solution aux
problèmes écologiques auxquels l'humanité se trouve confrontée. À l'heure
actuelle, les dictatures d'Europe de l'Est, celles du « socialisme réel », ont
été renversées par les mouvements démocratiques auxquels elles ont donné
naissance. D'incalculables ravages écologiques constituent l'un de leurs plus
tristes héritages. Compte tenu de ces expériences, votre appréciation
sceptique, voire pessimiste, concernant les possibilités et les chances des
communautés démocratiques, qui ont renoncé à l'impératif de préservation
de l'existence et de la dignité de l'homme, qu'elles postulaient pourtant de
façon si incroyablement insistante, s'est-elle modifiée ?

H. J.
Je n'ai fait que prendre en considération de tels avantages, je ne les ai pas
découverts : c'est là une différence d'importance !
J'étais, je suis, et je demeure sceptique de part et d'autre. Nous assistons
actuellement au triomphe de l'économie de marché libérale, par opposition
au dirigisme communiste. Mais on ne peut pas dire que cela constitue une
preuve de ce que cette économie de marché libérale suffise à maîtriser les
problèmes auxquels notre commerce avec la nature nous confronte avec un
tel succès sur le plan économique. Il me semble qu'il y a une confusion
dangereuse entre un moment de réussite extérieure et les espoirs que l'on
était en droit de mettre dans la capacité de ce système, si l'on présuppose
désormais que le problème de la relation à l'égard de l'univers, problème
que ce système a favorisé de manière inouïe, au point d'en arriver à une
crise, puisse être maîtrisé. J'ai pesé les chances de cette économie dirigiste
socialiste, dont je pensais qu'elle était en un certain sens peut-être mieux à
même de maîtriser les problèmes, du fait qu'elle avait la force de contrôler
le niveau de satisfaction des besoins de ses populations et de les opprimer
durement, et qu'elle savait par conséquent se montrer plus économe : nous
avons néanmoins eu la démonstration qu'elle n'en était pas capable. Il s'est
avéré, à ma grande surprise et à celle de beaucoup d'autres, que cette
économie s'est encore plus mal comportée que l'économie capitaliste de
profit du monde occidental libre. La pollution de l'environnement y est
encore pire et je n'ai jusqu'à présent toujours pas bien compris pourquoi
cette tentative a échoué de si pitoyable manière. Mais il est incontestable,
au niveau de l'histoire mondiale, que cette grande expérience de notre
siècle, qui a commencé en 1917 avec la révolution d'Octobre en Russie, a
fait naufrage.
Il ne s'ensuit pas pour autant que notre démocratie actuelle, avec son
système d'élection tous les quatre ans, que cette démocratie plébiscitaire se
révèle meilleure à long terme, je veux dire au sens où elle aurait
effectivement les moyens d'éviter la menace d'une crise mondiale. Elle ne
s'oriente pas véritablement dans cette direction, mais bien plutôt vers la
satisfaction des intérêts quotidiens et proches. Il en résulte tout simplement
que l'électeur estime que ses occupations et le maintien de son niveau de vie
dans les proches années sont plus importants que l'avenir de la planète. Il
est donc tout à fait clair que les intérêts à court terme l'emportent pour
l'instant toujours sur les obligations lointaines.
Je n'ai pas la moindre idée de ce par quoi l'on pourrait remplacer la
démocratie actuelle. J'estime tout simplement que nous ne devrions pas trop
nous congratuler comme si nous sortions vainqueurs de cette vaste
explication. Le fait que l'un des partenaires ait échoué ne signifie pas que la
démocratie soit décidément une sorte de formule passe-partout, une forme
de gouvernement qui conviendrait d'une manière générale face à toute
situation. Par conséquent, si vous me demandez si je pense que ce grave
échec, cette grande banqueroute à laquelle nous avons assisté à l'Est, prouve
que l'économie de marché libérale et les méthodes de gouvernement
démocratique qui l'accompagnent sont à long terme la forme de
gouvernement appropriée tant sur le plan politique que sur le plan
économique, et qui nous préserve également de l'abîme qui s'ouvre sous nos
yeux, je vous répondrai que je souhaiterais qu'il en soit ainsi, mais que je ne
peux absolument pas en être certain, pas plus que quiconque.

D. Z. P. H.
Sur ce point, nous sommes d'accord avec vous  : la forme de
gouvernement qui est actuellement victorieuse n'a rien à voir avec une
forme déjà accomplie de démocratie, dans la mesure où beaucoup de choses
demeurent encore ouvertes, où il reste énormément à faire et où elle ne
constitue pas une garantie absolue pour éviter la catastrophe. La conférence
sur l'environnement et le développement, qui vient de se tenir à Rio, a
montré qu'un progrès dans le souci à l'égard de l'humanité et de la nature ne
pouvait être accompli qu'à condition que les participants soient enclins à
une compréhension mutuelle, ce qui suppose de reléguer au second plan
leurs intérêts égoïstes. Cela ne signifie-t-il pas, monsieur le professeur
Jonas, que le souci de l'humanité et de la nature implique en vérité un
progrès au niveau de notre compréhension ? Autrement dit, qu'il nous faut
parvenir à une compréhension toujours plus rationnelle et unifiée. Et, à
supposer que l'obligation de compréhension mutuelle soit perçue comme un
principe démocratique supérieur en quelque sorte à la légitimité des intérêts
propres à la libre disposition de la nature, ne pourrait-on pas alors soutenir
que le principe de la démocratie est une condition de possibilité pour
pouvoir accomplir quelque chose en faveur de l'humanité et de la nature,
qu'il en serait en quelque sorte le présupposé ?

H. J.
C'est là un très bon argument. Et un consensus auquel on parviendrait de
façon spontanée serait même un consensus démocratique. Il constituerait
naturellement le meilleur fondement quant à la manière de prendre en
charge et de contrôler le comportement de l'homme vis-à-vis de
l'environnement à l'avenir, à condition toutefois qu'il soit général. Mais cela
rend très problématique et très préoccupante la prévision de l'avenir  :
comment parviendra-t-on à un tel état consensuel, par exemple entre le
Nord et le Sud, entre pauvres et nantis  ? La voie qui mène vers un tel
consensus peut-elle être purement démocratique, au sens où elle émanerait
d'une spontanéité librement consentie de tous les participants ?
J'espère que tel sera le cas, mais qu'est-ce qui peut nous assurer que,
grâce à une libre compréhension, grâce à une compréhension internationale,
nous parviendrons à une formule homogène d'administration de la terre par
les hommes  ? Quand bien même y aurait-il consensus, quand bien même
l'essentiel serait-il atteint, la question de savoir si nous parviendrons à vivre
effectivement en paix avec la nature n'en subsistera pas moins. Peut-être
cela ralentira-t-il la croissance démographique, qui est déjà si élevée que la
nature ne parvient plus à satisfaire les exigences de la population. Cela
supposerait dès lors que toute la politique démographique –  y compris en
termes d'accroissement de la population : à combien d'enfants avons-nous le
droit ?, etc. – devrait faire partie intégrante de l'accord international.
Pour terminer de répondre à votre question, il serait naturellement tout à
fait souhaitable de parvenir de manière démocratique à un consensus global.
Je n'aperçois pas cette voie, même si je ne vois pas non plus d'autre
solution. En d'autres termes : il faut bien avouer que nous sommes dans une
situation de désarroi : il me semble que tout philosophe honnête se doit en
tout cas de le reconnaître.

D. Z. P. H.
Monsieur le professeur Jonas, quelle signification accordez-vous à la
peur, fort compréhensible, qu'éprouvent bon nombre d'êtres humains face à
la situation écologique de notre planète Terre, peur que nous avons déjà
évoquée au cours de notre entretien, à supposer qu'il ne faille pas céder à la
résignation et au fatalisme  ? Quel degré d'espoir votre principe
responsabilité recèle-t-il ?

H. J.
Il n'est aucunement besoin qu'il recèle un espoir, bien plutôt contient-il
une obligation, celle précisément de ne pas céder au fatalisme, sous prétexte
que l'on a renoncé et du même coup scellé le destin qui doit pourtant être
évité. La pensée qui peut encore entrevoir une chance et l'appeler à la
rescousse en vue de faire quelque chose est en définitive la même pensée
puissante que celle qui nous a précisément entraînés dans cette crise et cette
misère impossible. Cette pensée doit demeurer ouverte à cette chance si tant
est qu'il doive y avoir un espoir.
Je n'ai pas pour autant dit que j'avais de l'espoir, mais seulement que je
perçois l'obligation de ne pas céder à la résignation.
III
Le monde n'est ni axiologiquement neutre,

ni disponible à volonté 1
La responsabilité comme obligation de survie

Christian Schütze
Les hommes politiques évoquent volontiers l'obligation qui est la nôtre
de laisser aux générations futures un monde habitable. Depuis la publication
de votre livre Le Principe responsabilité, en 1979, les hommes politiques se
réfèrent à vous et vont même jusqu'à vous citer a fortiori depuis que Hans
Jonas, le philosophe redécouvert, a reçu en 1987 le prix de la Paix des
libraires allemands. Vos idées se sont-elles concrétisées dans la pratique ?

Hans Jonas
Je ne saurais le reconnaître quand bien même pourrait-on me fournir la
preuve du contraire. La réflexion sur l'environnement qui a été mise en
œuvre de façon philosophique dans Le Principe responsabilité s'est diffusée
dans la conscience générale. Quiconque est bien intentionné, voire désire
passer pour tel, se sent moralement obligé d'en faire sa profession de foi.
Aucun dirigeant d'entreprise, aucun responsable public ne peut soutenir  :
«  Cela ne nous concerne pas, l'objectif du consortium Siemens consiste
exclusivement à assurer des dividendes aux actionnaires… » Aucun homme
politique ne peut prétendre que le sort des forêts allemandes lui est
indifférent. Reconnaître d'une manière générale, du bout des lèvres, une
responsabilité à l'égard de l'environnement est à mon avis insuffisant. Mais,
à supposer qu'il ne s'agisse que de pseudo-professions de foi, cela finit
néanmoins par créer un climat tel qu'une pression morale s'exerce sur les
détenteurs de la responsabilité publique, les contraignant ainsi à se justifier.
C'est en ce sens, me semble-t-il, que ce livre a exercé une influence ; il est
clair qu'il a eu la chance de poser de manière efficace le problème sur la
place publique et il a en outre bénéficié du prestige et du respect que
confère toujours tout livre de philosophie en Allemagne.

C. S.
Les partis politiques en Allemagne se réclament d'œuvres
philosophiques, qu'il s'agisse de Hegel, de Marx ou d'Adam Smith. Même
les partis chrétiens possèdent leur arrière-plan conceptuel. Les Verts, aussi
bien en Allemagne qu'ailleurs, se réclament-ils de votre travail ?

H. J.
En Allemagne, c'est avant tout le Parti social-démocrate qui s'est montré
réceptif à ma pensée. À la question qui lui fut posée concernant les
ouvrages qu'il entendait lire pendant ses vacances, Helmut Schmidt répondit
en 1980  : «  Une nouvelle traduction des Journaux de Samuel Pepys et
Le Principe responsabilité de Hans Jonas. » À partir de ce moment-là, j'ai
été constamment cité par les sociaux-démocrates, en particulier par Hans-
Jochen Vogel. Lorsqu'un député du Bundestag se référait à une page de mon
livre, un autre lui répliquait : « Je regrette, mais sur ce point vous n'avez pas
compris la pensée de Jonas.  » Lors du congrès du SPD à Essen, qui était
consacré à la politique juridique 2, j'ai abordé le problème de la technique
génétique, qui était encore dans les limbes – une plate-forme importante qui
m'avait été offerte à cette occasion. De grands consortiums industriels m'ont
également proposé de parler au cours de rencontres publiques ou de
séminaires de travail, tels Siemens ou Hœchst-Pharma pour la célébration
du centenaire duquel j'ai prononcé la conférence d'ouverture. Il s'agissait de
s'identifier, de se parer ou de s'affubler de ma pensée manifestement
prestigieuse.

C. S.
Le gouvernement fédéral allemand a institutionnalisé la pratique des
conseillers scientifiques en matière de politique, et dans un esprit de
conciliation sous forme d'expertise de l'environnement notamment. Dans ce
domaine, on consulte les hommes de science et les sociologues les plus
éminents. Pensez-vous que les philosophes, et en priorité les philosophes de
la morale, devraient eux aussi être présents pour établir les critères de notre
comportement à l'égard du futur  ? Pensez-vous qu'il faille instaurer un
organe «  consultatif  », à côté des organes constitutionnels existants, qui
viendrait ajouter à la légitimation des délégués élus la compétence d'experts
indépendants ?

H. J.
Voilà un exposé bien nuancé de l'idée platonicienne  ! Il ne viendrait
aujourd'hui à l'esprit de personne de transformer les philosophes en
gouvernants, mais il faut peut-être faire appel à eux, ne serait-ce que pour
que la philosophie se porte mieux.
La philosophie telle qu'elle existe effectivement –  incarnée par les
philosophes actuels, qui sont pour la plupart des professeurs occupant un
emploi dans une discipline qu'on appelle la philosophie, et qui l'exercent
dans des établissements qu'on appelle universités – autorise à juste titre ce
point de vue. Pour autant qu'on puisse brosser un tableau général de la
philosophie, elle n'est absolument pas orientée vers la théorisation de
l'éthique. La philosophie a été contaminée, subornée et terrassée par le
succès des sciences de la nature, dont les fondements sont analytiques et
mathématiques, et elle est à son tour devenue en grande partie un exercice
logique et analytique. Elle ne s'occupe pas des problèmes réels de l'homme
ou de l'humanité, mais elle s'interroge sur la manière dont on parvient à un
savoir qui a force d'obligation, à la formation de concepts, à la manière dont
la langue y contribue, ou en quoi consiste la vérité scientifique. Cela a très
peu de rapport avec la question de savoir comment l'homme doit se
comporter, s'il existe quelque chose comme une obligation à laquelle
l'humanité devrait se soumettre comme à une nécessité supérieure, qui
fixerait des limites aux aspirations et aux désirs, et qui prescrirait des fins :
un tel projet serait raillé comme pure spéculation métaphysique, ou comme
n'ayant qu'une signification subjective, qu'elle soit culturelle, sociale,
psychologique ou génétique. Je serais tout à fait favorable à ce que les
éthiciens aient une fonction philosophique de conseiller, renforcée par la
Constitution, si la philosophie était telle qu'elle devrait être. Mais, étant
donné que ce n'est pas le cas, mon souhait est complètement irréaliste.
C. S.
Le discours ambiant concernant le souci à l'égard des générations à venir
n'est-il pas un artifice psychologique pour se soustraire à l'action ici et
maintenant ? Cela fait bien et n'engage à rien car le danger qui menace les
générations à venir ne nous cause aucun souci. La conscience de la
responsabilité ne va pas au-delà de nos enfants ou de nos petits-enfants. Y
a-t-il d'ailleurs jamais eu une conscience collective de la responsabilité à
l'égard des générations à venir ?

H. J.
Non effectivement, une telle responsabilité n'a encore jamais existé, mais
il faut précisément qu'elle existe. L'un des commandements de ma
philosophie alternative est que quelque chose a changé de façon décisive.
Autrefois, il n'était pas besoin d'une responsabilité prévisionnelle, du fait
que la portée de la puissance humaine, les répercussions de l'agir humain et
l'horizon prévisionnel étaient très limités. Lorsque la totalité de la montagne
le long de la côte dalmate a été déforestée pour les besoins de la flotte
méditerranéenne, les bûcherons ne pouvaient pas prévoir la stérilité qui en
résulterait, phénomène qui s'est en outre produit très lentement.
De nos jours, tout se déroule à la lumière éclatante du savoir ou, tout du
moins, d'une solide présomption de savoir, et nous savons tous que les
interventions de notre puissance technologique dans la biosphère, grâce à
laquelle nous sommes en vie, sont incompatibles avec un équilibre stable, et
que des processus qui s'accélèrent eux-mêmes et qui échappent à notre
contrôle sont peut-être en route.
L'énorme accroissement de population crée déjà des contraintes qui ôtent
toute possibilité d'action même au politicien le plus avisé, car la faim qui
sévit actuellement de par le monde s'exprime avec davantage de force que
le souci de l'avenir. Depuis la révolution industrielle, la nature de notre agir
s'est modifiée ; mais, étant donné que la responsabilité est un corrélat de la
puissance, d'une puissance qui est fondée sur le savoir et qui est
subordonnée à la libre volonté, le principe responsabilité est passé pour la
première fois au premier plan et a même acquis la préséance sur de
nombreux souhaits, désirs et menus plaisirs du passé, et y compris sur
l'accroissement des besoins.
C. S.
Mais cela suppose que l'on considère que le monde tel qu'il existe vaut la
peine d'être maintenu, ce qui est pourtant tout à fait discutable.

H. J.
C'est effectivement tout à fait discutable. Le pessimiste est tout à fait en
droit de décréter : tout ce fatras de peines et de souffrances ne vaut pas la
peine. Schopenhauer était dans le vrai.

C. S.
Nombreux sont ceux qui soutiennent que tout va à vau-l'eau et qui, pour
cette raison, revendiquent qu'on les laisse vivre dans l'aisance.

H. J.
Après nous le déluge, on en revient toujours à cela. C'était déjà le cas
dans Jérémie.

C. S.
Mais d'où naît donc l'obligation de conserver la Création  ? Du respect
que suscite la merveilleuse diversité des êtres vivants  ? À moins qu'il ne
nous faille soutenir avec Kant  : au nom de notre propre morale, nous
n'exterminerons plus les espèces et nous ne torturerons plus les animaux ?

H. J.
Si l'image que les sciences de la nature brossent de la nature constituait le
dernier mot concernant l'essence du monde, celui-ci serait alors un organe
mécanique axiologiquement neutre, qui aurait engendré, grâce au hasard et
à la nécessité physique, des formations aussi étranges que les êtres
organiques et, en fin de compte, d'aussi singuliers cerveaux humains dotés
de conscience. Si les sciences de la nature n'ont rien d'autre à nous dire à ce
sujet, c'est parce que le monde ne se prête pas à une exposition imagée,
mais on en prendra connaissance et ce contenu est axiologiquement neutre.
Si cette image de la réalité est valable, il n'y a en effet nul besoin de justifier
la raison pour laquelle nous devrions nous soucier du prochain millénaire.
L'extinction des espèces ne répondrait qu'à la loi de l'évolution.
Mais nos cerveaux, à l'instar des autres systèmes organiques, sont ainsi
faits qu'ils inventent d'eux-mêmes des valeurs. Ils se cramponnent par
exemple à leur être propre, ils luttent pour survivre, ce qui constitue une
valeur. Et, parmi les hommes, il arrive même que certains se fassent du
souci. Il faut alors se demander comment cela se fait. L'homme nous
apparaît comme le seul être qui, à notre connaissance, soit capable de
responsabilité et qui en fasse effectivement preuve. Nous comprenons
intuitivement que l'existence de la responsabilité vaut mieux que son
absence totale, dans la mesure où elle est bénéfique à la permanence du
monde. Or, l'obligation de responsabilité s'étend également à la
responsabilité pour l'avenir, et cela n'est possible que si les êtres qui peuvent
faire preuve de responsabilité continuent bien d'exister. En vertu d'une
conclusion proprement ontologique, il résulte donc que, du simple fait que
nous puissions nous sentir responsables, cette responsabilité nous prescrit
d'assurer la pérennité de son existence dans le monde. Telle est la formule la
plus brève de la justification ontologique ou métaphysique de la morale de
la responsabilité que j'ai à proposer. En d'autres termes, le monde n'est pas
axiologiquement neutre, il existe au moins une valeur dans le monde,
l'existence de la responsabilité, qui est préférable à son absence.

C. S.
Il s'agit là d'une idée que le philosophe pourrait adopter, mais que la
plupart des gens risquent de trouver trop pénible.

H. J.
Je n'ai cure de ceux-là car ils ne font pas preuve de logique et se
contredisent eux-mêmes en admettant indirectement qu'une telle idée
dépend de certaines choses. Mais il en est beaucoup d'autres qui, du fait
qu'ils se sentent soumis à une loi plus haute que celle de la satisfaction
immédiate des besoins et qu'ils aspirent à autre chose qu'à «  jouir du
présent », se refuseront à la compter pour rien.
Voilà ce sur quoi nous devons tabler et, pour ce faire, peu importe qu'il y
ait effectivement beaucoup de gens de cette trempe, car nous sommes
aujourd'hui dans une situation analogue à celle où Dieu demanda  : «  Qui
dois-je envoyer pour remplir la mission de prophète  ?  » et où Isaïe lui
répondit  : «  Seigneur envoie-moi  !  » Il n'y aura de tels prophètes qu'à la
seule condition que nous nous exprimions convenablement, et telle est la
raison pour laquelle le philosophe doit être à son poste. C'est là notre
mission.

C. S.
Au moment où la guerre froide menaçait à tout moment de déclencher
une guerre atomique, on pouvait comprendre que le mode de vie fût axé sur
la consommation. Mais aujourd'hui où le sentiment de la fin des temps n'est
plus aussi profondément ancré, la consommation demeure manifestement
pourtant le but suprême de l'existence pour beaucoup d'individus. Pensez-
vous qu'un nouvel ascétisme ait quelque chance de s'imposer ?

H. J.
Un nouvel ascétisme me paraît absolument nécessaire. Au début du
christianisme, sous l'influence d'une puissante religion de l'au-delà, les
hommes ont éprouvé le besoin d'une ascèse. Nous n'avons pas encore
obtenu cela au nom de l'ici-bas. Nous ne rencontrons une telle attitude que
dans les moments où un peuple est en danger et où les jeunes gens
éprouvent le besoin de protéger leur patrie. Je ne sais pas si on peut obtenir
un comportement ascétique de la part des masses sans une religion
transcendante, et notamment lorsque le danger, loin d'être aussi clair que
lorsqu'un bateau fait naufrage, s'étend sur des décennies et à l'échelle de
continents entiers.

C. S.
Mais l'ascétisme est une forme très discrète d'abnégation, en tant que
sacrifice à des fins plus élevées, par exemple rouler à bicyclette quand bien
même posséderait-on une voiture.

H. J.
On pourrait effectivement appeler cela l'ascétisme de notre époque. Et il
existe d'ores et déjà des individus de cette trempe.

C. S.
Ils éprouvent le sentiment d'être exploités, de renoncer à quelque chose
vis-à-vis de quoi les autres manifestent d'autant plus de prétentions que son
prix est plus avantageux, du fait que ceux qui renoncent au marché des
biens et des commodités ne peuvent pas prendre part à la demande. Le
sacrifice ne produit alors essentiellement rien d'autre qu'une sensation
d'injustice et l'ascétisme apparaît ainsi comme une sottise.

H. J.
Pas nécessairement ; je m'efforce d'être plus optimiste. Il y a toujours eu
des époques où des modes de comportement étaient réprouvés, où l'on se
sentait par exemple gêné d'aimer ripailler ou exhiber ses vêtements. Il
existait une censure publique des mœurs. Il n'est pas impensable que
quelque chose de tel puisse à nouveau advenir et que chacun soit contraint
de se livrer en secret à la débauche. Je ne crois pas que le nombre de gens
vertueux va augmenter, mais plutôt que le vice ne sera plus publiquement
encouragé, qu'il ne pourra plus autant s'étaler qu'aujourd'hui, où il fait
même l'objet d'un culte. Du seul fait qu'il disparaîtra de la vue de tous, sa
jouissance s'en trouvera de ce fait réduite.
Il est du reste consternant que l'expérience marxiste et socialiste ait si
lamentablement échoué à engendrer un homme capable de poursuivre autre
chose que son propre avantage. C'est là une occasion de donner raison à
tous ceux qui étaient hostiles à un tel régime, mais il est également
lamentable que la tentative qui le caractérisait, à savoir imposer à la société
une pauvreté librement consentie, ait complètement échoué. On n'a pas pour
autant encore dit le dernier mot  : il n'est pas impossible que la mode
consistant à vivre de façon modérée revienne. Nous savons en effet
combien l'homme est un être imprévisible.

C. S.
La Seconde Guerre mondiale fut le dernier incendie d'envergure. Depuis
1945, on a connu des centaines de conflits et d'incidents limités qui, à toute
autre époque, auraient déclenché une guerre. L'humanité serait-elle devenue
meilleure ou plus sage ?

H. J.
Plus encline à la paix et surtout plus craintive. La peur peut être
bénéfique. On a pourtant beaucoup objecté à mon heuristique de la peur, et
notamment au motif qu'elle étoufferait toute audace. J'avais formulé le
principe suivant  : lorsqu'il existe deux pronostics opposés quant aux
conséquences de grandes révolutions technologiques, l'un bénéfique, l'autre
néfaste, il faut, en vertu de la dimension de notre puissance et de ce qui est
en jeu, accorder la préséance au pronostic défavorable et renoncer ou, tout
du moins, ralentir le processus.

C. S.
Au milieu des années 1980, il s'est trouvé des prophètes pour annoncer la
fin de l'histoire. Tout changement serait interdit au risque de provoquer une
catastrophe nucléaire. Désormais, tout se passe différemment et jusqu'à
présent sans grande effusion de sang : nous avons affaire à des révolutions
sans violence. Comment cela se fait-il ?

H. J.
C'est là la grande énigme des temps présents. J'ose espérer qu'il n'y aura
pas de violence. Mais il me semble que nous vivons un nouveau style
d'histoire. Tout cela est conforme au tableau que j'ai esquissé dans Le
Principe responsabilité  : nous sommes entrés dans une nouvelle phase de
l'histoire. La nouvelle technique a également augmenté de façon effrayante
les formes et les conséquences de la brutalité humaine. Si effroyable qu'ait
été l'événement d'Hiroshima pour les victimes, ce fut peut-être un moment
bénéfique. La thèse de la fin de l'histoire était une absurdité, et l'histoire
continue bel et bien. Mais il est possible qu'elle puisse à nouveau se ralentir.
Au cours des trois derniers siècles, elle est allée excessivement vite,
entraînée par la race européenne, qui l'a fait avancer jusque dans la petite
péninsule, en face du continent eurasien.

C. S.
Le ralentissement des découvertes en matière d'innovations
fondamentales préoccupe beaucoup de technocrates.

H. J.
Et quand bien même cela serait-il effectivement le cas  ! Dans la lutte
pour la concurrence, le fait que les autres soient plus rapides est
effectivement préoccupant, mais l'accélération ne peut pas se poursuivre
indéfiniment.
C. S.
Quelle perspective avez-vous à nous proposer  ? Que le philosophe se
fasse prophète !

H. J.
Le niveau de vie matériel excessivement élevé des pays occidentaux est
au bout de sa lancée, mais il reste suffisamment de ressources pour que
nous menions une bien meilleure existence que celle de nos grands-parents.
Dans ce qui était jusqu'à présent le tiers-monde, on peut prévoir une grande
détresse liée à la surpopulation. Il faut s'attendre à de graves catastrophes et
à une limitation de la poussée démographique par l'État.
Cela signifie une perte terrifiante de liberté car on ne pourra plus se
permettre, du moins pendant un certain temps, cette espèce de liberté que le
monde occidental avait engendrée. C'est la raison pour laquelle Karl Popper
m'a accusé de trahir l'idée de démocratie et d'être partisan de la dictature,
une accusation grotesque et injuste.
Je crois, il est vrai, en la capacité d'invention de l'homme et à sa prudence
vitale, à sa capacité de voir, de faire des projets, de se maîtriser, de faire des
lois et de les respecter. L'homme découvrira également un moyen de lutter
contre les maux dont il est à l'origine. Il se peut que cela s'accompagne de
souffrances, mais je n'arrive pas à croire que l'humanité, regardant
l'apocalypse en face, puisse y succomber.
IV
Les machines ne pourront jamais avoir une conscience 1

Norbert Lossau
La technique moderne informatique, qui s'oriente déjà partiellement vers
le mode de fonctionnement biologique du cerveau, est de plus en plus en
mesure d'accomplir des choses que jusqu'à présent seuls les hommes
pouvaient mener à bien. Quelle sera votre réaction quand un système
technique répondra à votre réservation de chambre d'hôtel avec une voix
synthétique parfaitement virtuelle et que vous apprendrez qu'en fait vous
n'avez parlé avec personne ?

Hans Jonas
Je serais très étonné qu'une telle prouesse technique soit possible, mais
cela ne me dérangerait aucunement. Et, même dans ce cas, la machine ne
serait qu'un processus établi en vue d'une fin et dirigé de façon mécanique,
à l'instar de milliers d'autres machines. Au fond, on pourrait comparer cela,
par exemple, à la transformation des chevaux-vapeur en automobiles. Il
s'agit donc d'une activité mécanique qui était accomplie auparavant par un
être vivant et qui, par la suite, a été exécutée par une machine. Cela ne peut
donc nullement intéresser particulièrement un philosophe.

N. L.
Ce pourrait pourtant être le cas, à supposer que ce système puisse en
quelque sorte penser effectivement, ou même avoir une conscience, ainsi
que certains chercheurs en envisagent la possibilité.
H. J.
Envisager sérieusement une telle possibilité, c'est poser, d'une part, que le
calcul équivaut à la pensée et, d'autre part, que la pensée équivaut à la
conscience. Le calcul et la pensée logique peuvent certes remplacer les
règles formelles par une suite de signes symboliques objectifs, dont la fin
peut à chaque fois être traduite par une conscience qui la perçoit de façon
sensible dans son équivalent subjectif et qui peut être comprise comme la
solution d'une tâche de la pensée.
Le sujet s'est épargné l'exécution sensible de l'initiative en la déléguant à
des processus d'objets insensibles, mais le « résultat » est enregistré par une
subjectivité et posé à égalité avec la fin d'un processus régulier de pensée.
Lorsqu'il y a quelqu'un pour procéder à la transposition du point
d'aboutissement physique en un fait psychique et à sa compréhension en
termes de symbole de la pensée, on peut alors dire, d'un point de vue
« rétrospectif », que la machine a « pensé ».
S'il n'y avait pas quelqu'un pour interpréter son potentiel symbolique, elle
pourrait en définitive continuer éternellement sans même y avoir jamais
pensé, car il n'y a aucune raison d'accepter que les initiatives individuelles
soient accompagnées de sentiment. Ce serait même là une présupposition
absurde, car l'objectif de l'organisation tout entière était précisément d'éviter
la subjectivité et de se passer d'elle. Mais, inversement, il serait également
absurde qu'au bout du compte une subjectivité n'ait pas connaissance du
résultat obtenu.

N. L.
La machine ne serait donc en ce cas qu'un auxiliaire d'exécution
travaillant de façon mécanique et ne possédant aucune liberté d'action ni
même conscience ?

H. J.
Il faut bien qu'il y ait au départ une conscience pour fournir des
instructions et une tâche aux automates, et il faut même une conscience à la
fin pour reconnaître le résultat, la solution. Mais prétendre que, outre
l'exécution des tâches, l'automate puisse lui-même devenir vivant, acquérir
une âme et qu'il puisse désormais, en vertu de sa propre volonté, nous
donner du fil à retordre, n'est que pure spéculation et rien jusqu'à présent
dans vos propos n'a réussi à me convaincre de vous prendre au sérieux.
De même qu'on ne peut pas attribuer de sensibilité à un thermostat sous
prétexte qu'il est sensible à la température extérieure, de même n'avons-
nous aucune raison d'attribuer la pensée à un processus mécanique sous
prétexte qu'il opère de manière conforme à la pensée, une fois que nous
l'avons programmé pour cela.
Il se peut qu'un appareil construit de manière sophistiquée puisse faire
illusion pendant quelque temps dans la mesure où il ne se réduirait pas à
une construction technique. Mais, en définitive, l'organique pourra toujours
distinguer entre ce qui est organique et ce qui n'est que technique. Quand
bien même parviendrait-on à comprendre parfaitement toutes les fonctions
du cerveau, il resterait techniquement impossible de construire une
conscience.

N. L.
Les systèmes informatiques modernes accomplissent indubitablement
aujourd'hui des performances techniques inouïes. Y voyez-vous des dangers
spécifiques ?

H. J.
Il est clair que toute conquête technique peut naturellement faire l'objet
d'une mauvaise utilisation, c'est le cas, même en médecine. Mais je suis
davantage soucieux d'autres choses. Les ordinateurs, pour autant que je
sache, n'entraînent pas de conséquences négatives pour l'écologie de notre
planète. Bien au contraire, il me semble qu'ils peuvent permettre d'éviter
d'éventuelles catastrophes écologiques. Si, à l'aide de scénarios par
ordinateur, on pouvait susciter une peur suffisamment grande pour éviter
des développements néfastes, on pourrait peut-être, ce faisant, modifier le
comportement des hommes, avant d'en arriver à la catastrophe. Il n'y a en
tout cas aucun danger réel pour la pensée à développer des instruments pour
ainsi dire de substitution.

N. L.
Ne peut-on pas dire que lorsqu'on fait appel aux ordinateurs ou aux
réseaux de neurones pour arrêter une décision, ceux-ci assument des
fonctions qui sont du moins équivalentes à une participation à la
responsabilité ? Les hommes ne sont-ils pas dans ce cas là de facto conduits
à déléguer une responsabilité inconfortable aux machines ?

H. J.
Les décisions sont prises par des sujets qui en assument également la
responsabilité. Une machine ne pourra jamais la leur ôter. Et, là où les
décisions sont prises par une collectivité –  un État par exemple  –, chacun
est individuellement coresponsable. Cela peut conduire à la situation
paradoxale qu'un individu assume la responsabilité de quelque chose sur
quoi il n'a peut-être aucune influence. Cependant, si l'introduction de
systèmes informatiques équivalents devait avoir pour conséquence que
l'importance capitale de l'individu dans sa singularité soit minée au profit
d'une machinerie sociale qui, au mieux, travaillerait sans heurt, cela serait
grave  : la perte du respect à l'égard de la subjectivité constituerait
effectivement un grand danger pour l'humanité.
V
Nous n'avons pas le droit

d'hypothéquer l'existence par notre simple laisser-aller 1

Wolf Scheller
Monsieur le professeur Jonas, vous avez quitté l'Allemagne dans les
années  1930. Votre père est mort en 1938. Votre mère a été assassinée à
Auschwitz. Quand avez-vous pris conscience que la situation était devenue
intenable pour vous en Allemagne ?

Hans Jonas
Depuis la fin des années  1920, j'étais conscient qu'un grand danger se
préparait, ce dont tout un chacun pouvait d'ailleurs se rendre compte : bien
avant que Hitler n'arrive au pouvoir, j'ai senti qu'il y avait quelque chose
d'absolument inéluctable dans l'émergence du Parti nazi, que ces individus
accéderaient au pouvoir. Mais je ne pensais absolument pas qu'ils s'y
maintiendraient. Il m'a fallu toutefois bien vite reconnaître que je m'étais
trompé, que les nazis avaient rapidement conquis une position solide et qu'il
fallait prendre au sérieux leur programme antijuif. Dès lors, il m'est
clairement apparu que, si j'avais un tant soit peu de fierté, je ne pouvais pas
rester dans ce pays, et ce, tout à fait indépendamment du fait que mes
aspirations professionnelles, entrer un jour à l'université, se trouvaient de ce
fait bafouées.

W. S.
Pensiez-vous à l'époque que les nazis pussent être capables d'assassiner
les Juifs d'Europe ?

H. J.
Non, je n'y ai pas pensé, et je doute que quiconque ait pu y penser. Mais
ce qui était sûr, c'est qu'ils souhaitaient éliminer les Juifs du corps politique
allemand. Ils entreprirent immédiatement de nous priver de nos droits, de
notre honneur, de nos perspectives professionnelles, de notre appartenance
politique et juridique à la société. Je m'imaginais qu'on enfermerait les Juifs
dans un ghetto comme au Moyen Age, période durant laquelle les Juifs
devaient vivre à l'écart et n'étaient autorisés à vaquer qu'à quelques
occupations bien précises. Si j'ai bien pensé à l'expulsion des Juifs, je n'ai
en revanche pas pensé à l'époque à leur extermination.

W. S.
Pendant la guerre, vous avez servi comme soldat dans l'armée britannique
et vous êtes revenu en Allemagne en 1945. Qu'avez-vous ressenti : un désir
de vengeance, de la satisfaction, de la tristesse ?

H. J.
De la tristesse, compte tenu de ce que j'avais entendu dire du sort des
Juifs. Jusqu'alors on n'avait entendu que de sombres rumeurs sur les camps
de la mort, mais, une fois sur place, j'en ai appris bien davantage. À l'égard
des Allemands, j'éprouvais de la colère, non pas à l'égard des nazis, mais,
j'insiste, à l'égard «  des Allemands  ». Car il était évident que le peuple
allemand était plus ou moins derrière Hitler et qu'il avait pris part à toute
cette entreprise. Et bien, naturellement, le spectacle des villes détruites
m'inspirait un désir de vengeance à demi apaisé. J'y voyais là un châtiment
juste mais insuffisant au regard de la monstruosité absolue qui s'était
produite ici. Simultanément, je savais bien aussi que chaque Allemand n'y
avait pas participé en son for intérieur et que beaucoup d'entre eux n'y
avaient pas non plus participé en acte. D'une manière générale, j'estimais à
l'époque qu'un abîme s'était creusé entre les Juifs et les Allemands, un
abîme qui ne pourrait plus jamais être comblé… Sur ce point aussi je me
trompais. Le temps arrange considérablement les choses et l'on apprend à
beaucoup mieux se connaître, en sorte que, dans de nombreux cas, cet
abîme s'est comblé. Mais il n'en demeure pas moins que je n'ai plus jamais
voulu retourner en Allemagne. Je n'ai jamais pu me décider à résider à
nouveau en Allemagne et à vivre parmi les Allemands.

W. S.
Vous avez eu pour maîtres Heidegger et Bultmann. Où situeriez-vous
aujourd'hui leur différence ? Avez-vous éprouvé une déception lorsque vous
avez entendu parler du discours de rectorat que Heidegger avait prononcé à
Fribourg ?

H. J.
Ce fut pour moi une déception cruelle et amère, qui mettait en question
non seulement l'individu, mais également la force de la philosophie, celle-ci
s'étant révélée impuissante à protéger les hommes de quelque chose de tel.
Que la philosophie n'ait pas eu la force d'empêcher Heidegger de se
fourvoyer m'apparut à l'époque comme un fiasco de la philosophie, une
véritable banqueroute  ! Cela n'aurait pas dû se produire. On pouvait bien
qualifier de stupides ou de lâches tous ceux qui avaient suivi, qui avaient
retourné leurs vestes, qui s'étaient alignés… Mais que le penseur le plus
important et le plus original de mon époque ait pu participer à cela fut pour
moi un coup monstrueux.

W. S.
Heidegger et Bultmann vous ont-ils tous deux influencé ?

H. J.
Sur le plan des idées, c'est incontestablement Heidegger qui m'a le plus
influencé. Ce fut une figure beaucoup plus puissante que Bultmann dans
l'histoire de l'esprit. Bultmann était un érudit néotestamentaire très estimé
mais, en ce qui concerne l'originalité de la pensée, Heidegger fut un
pionnier qui a découvert une nouvelle contrée, ce qui n'est pas le cas de
Bultmann. Et Bultmann lui-même a complètement succombé au charme de
Heidegger, il s'est en quelque sorte assujetti à lui d'un point de vue
philosophique. Il a adopté sans restrictions l'existentialisme heideggérien et
il a cherché à en tirer personnellement avantage… en ce qui concerne son
herméneutique du Nouveau Testament, veux-je dire. Mais Bultmann était
un homme beaucoup plus noble que Heidegger, un être beaucoup plus pur.
Bultmann m'a également fait entièrement confiance, à moi, son élève juif,
ce qui était paradoxal : un étudiant qui n'est ni théologien, ni chrétien, arrive
pourtant dans son séminaire sur le Nouveau Testament… Bultmann a
manifesté à mon égard des sentiments d'amitié paternelle. C'est à lui que je
dois en outre ce qui devait devenir plus tard le thème de mes recherches en
philosophie, la gnose. Et c'est ainsi qu'étrangement j'ai par la suite accompli
mon travail de doctorat sous la direction de Heidegger, sur un thème qui lui
était pourtant fort peu familier… Mais il s'agissait à l'époque à Marbourg
d'un accord entre Heidegger et Bultmann.

W. S.
Vous parlez de Bultmann d'une manière très chaleureuse et amicale.
Heidegger était-il plus froid ?

H. J.
Il était très difficile de savoir ce que Heidegger éprouvait vraiment.
Certes, nous écoutions ses cours magistraux en nous efforçant de les
comprendre de notre mieux, et nous apprenions énormément de choses.
Mais, quant à savoir ce qu'il pensait à part lui, ce n'était jamais tout à fait
clair.
Il en allait de même humainement parlant. Donc, pour répondre à votre
question, comment se comportait-il avec autrui  ? Eh bien, il était curieux
des autres, il écoutait bien volontiers ce qu'on avait à dire, et il nous
questionnait également volontiers… Comment était Heidegger  ? On ne
pouvait pas vraiment le savoir. De toute façon, on avait le sentiment qu'il
vivait dans son monde spirituel et qu'il n'était pas très concerné par la
personnalité, l'aspect humain de ses étudiants. Mais je n'en suis pas sûr.
C'était quelqu'un de très fermé.

W. S.
Lorsque vous avez à nouveau rencontré Heidegger après la guerre, avez-
vous personnellement fait l'expérience de cette froideur ?

H. J.
La date de son quatre-vingtième anniversaire approchait et j'ai alors
pensé que je n'aimerais pas que la mort survînt avant que j'aie pu revoir cet
homme qui avait tant compté dans mon existence. Ce fut là pour moi une
grave préoccupation. Mais, par ailleurs, je n'ai jamais cessé d'estimer à sa
juste valeur ce que j'avais appris chez Heidegger.

W. S.
Dès lors qu'on parle de Hans Jonas, on ne peut manquer d'évoquer le nom
de Hannah Arendt. Quelle fut son importance pour vous ?

H. J.
Elle fut la meilleure amie que j'aie jamais eue – et ce, très longtemps. Un
an avant sa mort –  j'étais à l'époque en Israël  –, je lui ai envoyé un
télégramme à l'occasion du cinquantenaire de notre amitié… un télégramme
en latin du reste… Nous nous sentions très proches et intimement liés
d'amitié. Nous n'avons jamais entretenu de liaison amoureuse, mais une
véritable amitié nous liait, laquelle subit une rude épreuve à l'occasion de la
publication du livre sur Eichmann, dont je lui tins terriblement rigueur. Il
s'ensuivit une rupture de nos relations pendant un certain temps, mais nous
nous sommes réconciliés par la suite. C'est la femme la plus
impressionnante que j'aie jamais connue.

W. S.
Fut-elle pour vous une compagne de pensée ?

H. J.
Absolument pas. Nous suivions des chemins différents et nous ne nous
montrions jamais nos travaux. Il y eut une seule exception à cette règle : je
lui ai montré un chapitre important du Principe responsabilité. Après l'avoir
lu, elle m'a dit : « Il est clair, Hans, qu'il s'agit là d'un livre que le bon Dieu
t'a inspiré. »

W. S.
Le Principe responsabilité est le premier livre que vous ayez écrit à
nouveau en allemand après des décennies… S'agissait-il de votre part d'un
geste de réconciliation ?
H. J.
Non, je m'attaquais là à un sujet d'une importance tout à fait considérable
à mes yeux, auquel je tenais beaucoup, mais pour lequel je n'étais pas
encore prêt. C'est uniquement la conscience de mon âge avancé qui a
motivé ma décision de m'exprimer en allemand à cette occasion car, en
anglais, cela aurait risqué de prendre deux ou trois fois plus de temps.

W. S.
Comment en êtes-vous venu à établir une éthique de la responsabilité ?

H. J.
Il suffisait de regarder autour de soi, de reconnaître ce qui s'était passé.
De prendre conscience de la situation du monde, ce qui était à la portée de
tout un chacun. On ne pouvait pas méconnaître que les conséquences de la
technique avaient commencé à devenir ambiguës. Nous avons bénéficié
pendant un siècle, voire plus encore, des apports du progrès technique,
mais, peu à peu l'intuition que la médaille avait également son revers se fit
progressivement jour. Il m'apparut de plus en plus clairement que nous
étions en train de créer les conditions de notre propre perdition… que nous
ne nous autorisions toutes les bonnes choses dont nous jouissons
présentement qu'au détriment du futur… et que nous n'en avions pas le
droit. Nous n'avons pas le droit d'hypothéquer l'existence des générations
futures à cause de notre simple laisser-aller.

W. S.
Mais cette prise de conscience n'aurait-elle pas dû faire son apparition
beaucoup plus tôt dans la philosophie ?

H. J.
Pas vraiment : savoir si le bien-être technique que nous nous préparons a
quelque peu fasciné l'âme humaine et la morale humaine, constitue bien une
question en soi à laquelle on aurait peut-être pu songer plus tôt. Mais le fait
que le progrès technique constitue une menace pour l'équilibre global de la
terre n'est apparu pour la première fois à l'horizon que lorsque les ordres de
grandeur sont devenus tels qu'ils ont effectivement exercé une influence
décisive sur l'état de la biosphère. Or, cela est relativement récent. Le
diagnostic constitue une partie du livre, de même que le pronostic ; mais il
me restait surtout à démontrer que la représentation que se faisait l'idéologie
marxiste d'une société libérée de la nécessité grâce à la technique n'était
plus viable. Telle était la thèse que soutenait Ernst Bloch dans son Principe
espérance. Mon livre devait expliquer de manière philosophique qu'il nous
faut désormais faire preuve de davantage de modération, que nous ne
pouvons plus nous permettre d'avoir la folie des grandeurs, et que nous
sommes bien plutôt confrontés à des obligations d'une nouvelle sorte.
VI
La compassion à elle seule ne fonde aucune éthique 1
À propos d'euthanasie et d'éthique

Marion Dönhoff
Professeur Hans Jonas, vous avez écrit un livre intitulé Le Principe
responsabilité. Une éthique pour la civilisation technique. Pourquoi avons-
nous précisément besoin d'une nouvelle éthique ? Ne pourrait-on pas penser
que nous pourrions nous débrouiller avec les Dix Commandements ?

Hans Jonas
À l'aide des seuls Dix Commandements, il est clair que non. Ils ne
constituent que le cadre de travail pour l'organisation de la société et pour
son comportement personnel. Une éthique doit nous enseigner comment
nous comporter. Toute action est liée à la réalité, dont une grande partie
nous est imposée du fait que nous vivons dans un monde dont nous
attendons quelque chose et qui a par ailleurs ses propres lois, dont il est
impossible de ne pas tenir compte.
Nous nous trouvons depuis quelque temps dans une situation réelle qui
impose des exigences et des contraintes, mais qui offre également des
possibilités qui n'existaient pas autrefois. Dans cette situation inédite, il faut
repenser à neuf les obligations éthiques. Cela ne signifie pas nécessairement
que nous ayons besoin d'une nouvelle éthique, mais qu'il existe bel et bien
un domaine d'application complètement nouveau en ce qui concerne nos
mœurs, notre obligation et ce que nous «  devons  » ou «  ne devons pas  »
faire. Une situation aussi nouvelle, qui est celle d'une époque hautement
technicisée, exige une nouvelle réflexion éthique.

M. D.
Vous dites que la puissance a atteint un ordre de grandeur tel que de
nouveaux types de comportement s'imposent également car, dans de
nombreux domaines, nous pouvons accomplir des choses dont nous
n'aurions même pas osé rêver plus tôt. Quelle devrait être la boussole pour
ce nouveau comportement de responsabilité et de puissance ?

H. J.
La puissance – en allemand, le jeu de mots n'est pas loin 2 : la puissance
est la capacité de faire, d'obtenir quelque chose, de modifier le monde, de
l'agencer conformément à notre propre volonté. En conséquence, les formes
et la dimension de la puissance et de ses nouvelles modalités constituent
déjà, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, un appel direct à la
responsabilité. La responsabilité est l'aspect complémentaire de la
puissance. Nous sommes responsables de ce que nous faisons. Et nous ne
faisons que ce que nous pouvons faire. Si, par exemple, nous sommes en
mesure de modifier l'homme par des interventions génétiques, nous prenons
une responsabilité qui n'a jamais existé auparavant, car quelque chose de tel
n'était pas possible. C'est pourquoi nous devons mettre en place des
réflexions dont nous n'avions autrefois pas besoin.
Nous nous trouvons actuellement confrontés à l'improviste à une
possibilité qui peut avoir d'énormes conséquences. Et il est plus judicieux –
  c'est en tout cas un commandement moral  – que nous nous posions la
question  : qu'avons-nous le droit de faire ou de ne pas faire, jusqu'où
devons-nous aller, ou bien où devons-nous nous arrêter ?

M. D.
Dans toutes vos considérations, dans toutes vos conférences comme dans
tous vos livres, on ressent toujours le souci qui est le vôtre face à la fièvre
de ce processus dynamique qui continue à se déployer sans objectif
déterminé. Ma question est la suivante : peut-on imaginer que ce processus
– la recherche pour la recherche –, qui nous entraîne sur un territoire dans
lequel nous ne souhaitons pas pénétrer, puisse être arrêté d'une manière
quelconque ?

H. J.
Votre question revient à se demander si nous pouvons maîtriser la
technique que nous avons nous-mêmes créée. Il s'agit là d'une sorte de
dynamique particulière dans l'évolution technique, qui conduit à frayer des
chemins dans des directions déterminées, à s'avancer toujours plus loin dans
la même direction, en sorte que quelqu'un prenne en main la décision. Le
poème de Goethe « L'Apprenti sorcier » expose cela de façon merveilleuse :
« Ces esprits que j'appelai, je ne puis plus m'en défaire 3. »
Pour en revenir à votre question  : pouvons-nous prendre les choses en
main ? Dans une société de libre entreprise et de marché libre, c'est-à-dire
dans des sociétés démocratiques et libérales, il est extraordinairement
difficile d'imaginer qu'on puisse s'arrêter. Je défends un point de vue
pessimiste  : peut-être la peur parviendra-t-elle à obtenir ce dont ni la
sagesse ni l'intelligence politiques ne sont capables. La nature nous adresse
des semonces et j'espère qu'une série de petites catastrophes naturelles nous
ramèneront à temps à la raison, de manière que nous soient épargnées les
grandes catastrophes.

M. D.
Voilà qui est tout à fait clair, et nous en avons désormais un bon exemple
dans l'arrêt de la spirale de l'armement, qui est imputable à une contrainte
réelle qui a probablement entretenu la peur. À supposer que nous nous
demandions maintenant  : y a-t-il dans le domaine médical, car tel est le
sujet que nous souhaitons aborder dans notre entretien, un principe
régulateur – une boussole – en ce qui concerne ce que l'homme veut faire ?
Est-il envisageable de n'accomplir que ce dont nous pouvons effectivement
répondre, ou bien continuerons-nous à tituber derrière ce feu follet du
progrès – par exemple dans le domaine génétique ?

H. J.
Établir des limites est bien évidemment une tâche incroyablement
compliquée, dans la mesure où tout progrès médical constitue une nouvelle
lueur d'espoir pour ceux qui souffrent d'une affection déterminée. Il serait
cruel de dire qu'on ne doit pas continuer dans une direction déterminée,
sous prétexte qu'elle est dangereuse. Le danger consiste bien évidemment
dans une mauvaise application. Mais il pourrait très bien se faire que
certaines techniques constituent déjà, en elles-mêmes et pour elles-mêmes,
une mauvaise application. Au nombre de celles-ci, je compterais la tentative
de modifier d'une manière quelconque, ou de vouloir améliorer, la
substance génétique de l'homme. Il est extraordinairement difficile de tracer
la limite entre la simple réparation de dommages et une transformation
créatrice, une poursuite de la formation en quelque sorte.
Les dangers sont si monstrueux qu'il vaut peut-être mieux renoncer à
certains progrès, éventuellement susceptibles de soulager certaines
souffrances. La question décisive est la suivante  : quel fondement trouver
pour décider si telle ou telle chose est ou non « autorisée » ?
Je me suis efforcé de proposer une réponse dans mon livre Le Principe
responsabilité, et ce, grâce à une connaissance philosophique et
métaphysique des fondements ultimes de la morale et de la définition de
l'homme. Celui qui est religieux n'a nul besoin d'une telle connaissance,
mais j'estime qu'il est nécessaire que l'éthique soit indépendante de toute
profession de foi déterminée. Les obligations et les responsabilités doivent
être justifiées de telle manière qu'elles puissent être reconnues, même par
un athée. Quelques tabous perdurent, au nombre desquels, par exemple, le
suicide de l'humanité, l'anéantissement provoqué par un holocauste
atomique. Cela dépend également de l'importance qu'on accorde au fait que
l'humanité vive dans des conditions dignes de l'homme et non pas sur une
planète indigente et ravagée. En quoi cela constitue-t-il une obligation pour
nous tous  ? Pour se justifier, on en revient toujours à quelque chose qui
avait autrefois sa place en philosophie sous le nom de «  métaphysique  »,
mais qui est devenu mal famé du fait que l'évolution critique moderne de la
philosophie n'autorise plus que des questions permettant des réponses
démontrables et réfutables. Cependant il est clair qu'il s'agit ici d'une
dimension dans laquelle rien de tel n'existe. Car on ne peut attendre aucune
réponse à la question de savoir s'il doit y avoir une humanité et s'il doit y
avoir un monde dont on puisse –  comme dans les sciences de la nature  –
démontrer la justesse ou la fausseté. En revanche, on peut tout à fait
pénétrer les principes ultimes de la connaissance de ce que signifie le fait
d'être un homme, principes à propos desquels il existe un consensus dans
les esprits raisonnables et disposés à assumer leurs responsabilités. Or, nous
sommes disposés à la responsabilité : l'homme est le seul être humain qui
puisse assumer la responsabilité de ses actes, et c'est précisément ce pouvoir
qui le responsabilise d'emblée. Nous pouvons donc mettre en évidence une
telle distinction fondamentale de l'homme dans le tableau général de l'être
dès qu'on commence à motiver notre obligation à l'égard de la totalité. Et,
aujourd'hui, il s'agit vraisemblablement d'une impulsion destinée à
provoquer le sentiment que notre agir actuel nous confronte à des décisions
ultimes qui, dans les circonstances présentes, requièrent un brusque
changement de cap ou, du moins, une limitation de notre puissance. Ce
serait là une manière de poser des limites.

M. D.
Nous en arrivons au thème que nous souhaitions au fond aborder et que
l'on qualifie malheureusement du terme choquant d'« euthanasie ».

R. M.
Estimez-vous, professeur Jonas, que le débat sur l'euthanasie, compte
tenu précisément de l'arrière-plan médical dont nous avons déjà parlé, est
nécessaire, admissible ou interdit – du moins en Allemagne ?

H. J.
Je n'estime en aucun cas qu'un tel débat soit interdit ; quant à savoir s'il
est opportun, voire conseillé, je ne saurais en décider. L'Allemagne est en
tout cas le lieu au monde où une telle discussion sera le plus difficile. On
conçoit que les conditions soient défavorables du fait que le passé projette
des ombres effrayantes sur ce sujet, et qu'on ne peut manifestement pas
parvenir à un débat calme et mesuré.
J'ai été quelque peu horrifié lorsque j'ai pris connaissance, en lisant Die
Zeit, de la manière dont le débat se déroulait ici. Ce type de débat,
empoisonné par des présomptions, des invectives qui vont jusqu'à
l'accusation de «  fascisme  » et par des soupçons à l'égard des mobiles
d'autrui, est inconnu dans le monde anglo-saxon, dans lequel je vis depuis
plusieurs dizaines d'années. D'un autre côté, j'estime que s'informer
précisément auprès de M. Singer 4 ne constitue pas le bon choix, car il n'est
en aucune manière à mes yeux un exemple de la façon dont on doit traiter
cette question en tant que problème philosophique, casuistique et éthique.
Je rejette aussi bien ses prémisses –  ou, tout du moins, je les considère
comme beaucoup trop plates  – que ses conclusions. Mais je pourrais
cependant m'entretenir avec lui sur ce sujet très calmement, ce qui n'est
manifestement pas possible en Allemagne. Par conséquent, lorsque vous
demandez si l'on doit ou non discuter de cela en Allemagne, je vous
répondrai que c'est presque inévitable. Ce n'est pas parce qu'on passe la
question sous silence qu'elle disparaît pour autant. Il faut en discuter, mais
d'une manière différente de celle qui a eu cours jusqu'à présent. Je pense à
un exemple  : le représentant du mouvement des handicapés, monsieur
Christophe (je suppose que lui-même est un grand blessé), a ouvert son
exposé en constatant que Peter Singer lui contestait, ainsi qu'à d'autres
handicapés, le droit à la vie. C'est tout simplement faux. C'est une
déformation complète de la réalité. Il y a chez Singer suffisamment de
choses contestables pour ne pas lui imputer en outre quelque chose qu'il n'a
jamais dit ou qui ne correspond pas à ses opinions : ce sont là des méthodes
de discussion malsaines et odieuses, qui m'ont –  comme je l'ai déjà dit  –
choqué et qui m'ont montré ce que l'Allemagne doit encore et toujours
supporter. Tel est le prix à payer pour les crimes qui ont eu lieu et pour les
monstruosités qui ont été commises à l'époque de Hitler.
Alors qu'il s'agit pourtant, au terme d'une telle discussion, de parvenir à
une compréhension réelle et à un accord sur la question, on mentionne ici
quelque chose qui s'écarte du sujet. Un observateur étranger qui suivrait ce
débat ne pourrait, me semble-t-il, que hocher la tête, en se disant : « Mon
Dieu, les Allemands ne peuvent-ils donc pas apprendre à être attentifs les
uns aux autres dans de tels débats, ne peuvent-ils comprendre qu'ils sont
confrontés à la même tâche et, que si l'autre peut être dans l'erreur, il faut
ensuite chercher à le lui démontrer  !  » Mais l'étranger qui penserait ainsi
commettrait une erreur en croyant qu'il s'agit là d'un trait relevant du
caractère allemand ou de la culture allemande, alors qu'en fait ce qui est à
l'arrière-plan, c'est un héritage spécifique.

R. M.
Je voudrais poser une question, décisive pour notre problème. On
distingue d'ordinaire dans le domaine de l'euthanasie ce qu'on appelle
l'euthanasie des moribonds, c'est-à-dire les auxiliaires de mort pour ceux
qui souffrent le plus, de l'euthanasie des nouveau-nés. Pensez-vous qu'il
puisse y avoir une euthanasie légitimable et moralement justifiable dans l'un
de ces domaines ?

H. J.
Vous pensez à l'euthanasie active ?

R. M.
Oui, à l'homicide actif.

H. J.
Il constitue éventuellement, dans des cas extrêmes, une forme
d'intervention justifiée, mais que je déconseillerais de façon pressante. Car
ce à quoi on s'engage peut provoquer un mépris de certaines lois
fondamentales, qui doivent être inconditionnellement respectées. Mais il me
faut exposer cela en détail. Restons-en pour l'instant, car la question est plus
facile, aux malades condamnés à mort. J'ai écrit à ce sujet dans mon livre
Technik, Medizin und Ethik une conférence intitulée « Le droit de mourir »
(plus exactement, « Les techniques de retardement de la mort et le droit de
mourir 5 »). Cet article s'ouvre sur une constatation étonnante, à savoir que
l'on doive parler d'un droit de mourir alors que, jusqu'à présent, toutes les
discussions sur les droits et les efforts aussi bien éthiques que juridiques
concernant les concepts juridiques traitaient bien plutôt prioritairement
toujours d'un droit de vivre, d'un droit au bonheur, ou à autre chose, en tout
cas d'un droit à quelque chose de positif. Le fait qu'on puisse d'une manière
générale parler d'un droit de mourir est quelque chose de nouveau que
l'évolution de la technique médicale, c'est-à-dire l'accroissement de notre
puissance grâce à l'appareillage technique, a rendu possible.
On maintient en vie les moribonds en dépit de leur propre décision et
souvent au mépris de la volonté de ceux qui leur sont proches. Les raisons
en sont parfois, en partie du moins, fort honorables, mais elles reposent
également sur la peur des conséquences judiciaires ou de préjudices
professionnels. La responsabilité de débrancher la prise du respirateur
artificiel auquel est relié le patient dans le coma, cet acte peut être interprété
comme un homicide actif.
Je m'efforce d'éviter ce dilemme effroyable dans la mesure où je
distingue, comme d'autres l'ont également fait, entre l'homicide actif et le
fait de laisser mourir. Il existe des cas médicaux clairement définis de coma
irréversible, de perte de conscience, dans lesquels le fait de laisser mourir
constitue la seule action vraiment humaine et où l'interruption d'un
traitement s'impose. Mais cela nous conduit aux cas limites, pour lesquels il
est difficile de décider si l'on se contente d'omettre quelque chose ou bien si
l'on fait effectivement quelque chose.
Telle est la limite où les choses deviennent critiques. Le raisonnement
ironique de Peter Singer est le suivant : si l'on va jusqu'à dire qu'en ce cas la
mort vaut mieux pour le patient lui-même que la prolongation de la vie dans
de telles circonstances, n'est-il pas logique que le médecin prenne les choses
en main et qu'il mette un terme au processus à l'aide d'une seringue ? Ma
réponse est : non, décidément non. La décision de la mort ne doit pas échoir
au médecin, et en tout cas on ne doit jamais lui en reconnaître le droit car
cela mettrait en danger le rôle du médecin dans la société, et risquerait peut-
être de l'anéantir. La mort active ne doit pas faire partie des tâches
professionnelles du médecin, elle ne doit pas lui incomber, outre le rôle qui
a toujours été le sien jusqu'à présent de guérir et d'adoucir les souffrances.
Un patient ne doit jamais devoir soupçonner que son médecin risque de
devenir son bourreau. Si le médecin ne peut pas donner la mort, quelqu'un
d'autre peut-il y être autorisé ?
Voici ma réponse : il s'agit là d'un domaine pour lequel nous ne disposons
d'aucune norme légale. L'époux ou l'épouse aimante qui connaît les
souffrances de son conjoint peut éventuellement abréger ses souffrances au
risque d'une peine d'emprisonnement. Mais on ne peut mettre en place
aucune norme à ce sujet. Je dis simplement qu'il s'agit là d'une possibilité
offerte à l'amour et à la capacité de décision ainsi qu'à la bonne volonté de
ces personnes. Mais c'est impossible à codifier.
Je vais vous raconter, à titre d'exemple, un épisode qui s'est déroulé il y a
quelque temps en Amérique et qui a attiré l'attention de toute la nation. Cela
se passait à Chicago, où un enfant était né avec d'effroyables
malformations. Le médecin informa les parents qu'il existait certaines
opérations susceptibles de le sauver et qui, si elles ne pouvaient certes pas
réparer ces malformations de naissance, lesquelles constituaient une
pathologie extrêmement grave, procureraient néanmoins à l'enfant une
certaine durée de vie, faute de quoi il mourrait sous peu. Mais le père et la
mère de l'enfant se prononcèrent contre le traitement. Un décret provisoire,
sur intervention de l'hôpital (il émane la plupart du temps du personnel
soignant), fut promulgué  ; on nomma une sorte de curateur de l'enfant
puisque les parents ne souhaitaient pas qu'il vive. L'intervention fut tentée,
puis plusieurs autres, dont l'enfant souffrit terriblement. Ses parents
continuaient à lui rendre visite, protestant inlassablement contre la poursuite
du traitement et, six mois plus tard, ils apprirent que l'hôpital voulait
transférer l'enfant loin de Chicago, dans une autre maison de santé, qui avait
mis au point un traitement spécial. C'est alors que le père de l'enfant,
s'introduisant dans la salle de soins intensifs de l'hôpital, tira un pistolet de
sa poche et tint le personnel en joue ; débranchant le respirateur artificiel, il
prit en pleurant son petit garçon dans les bras tout en continuant à braquer
son revolver en direction des infirmiers et des médecins. Lorsque l'enfant
mourut dans ses bras, il l'embrassa en sanglotant et déposa son arme. Son
intervention fut naturellement suivie d'une plainte pour homicide avec
préméditation, mais il fut acquitté par le jury de tous les chefs d'accusation
et il ne fut déclaré coupable que d'une seule faute  : la possession illégale
d'une arme à feu. Avec l'assentiment – pourrait-on dire – de 90 % du peuple
américain. Voilà un exemple de ce qui est possible et de ce qu'on ne peut
inscrire dans aucun code législatif. Accorder au médecin la permission de
tuer me paraîtrait pernicieux.

M. D.
Dans un autre contexte, vous avez tout à l'heure établi une distinction
entre les hommes dont le comportement est conditionné par la religion, et
les athées. Est-ce que l'homicide passif, c'est-à-dire le fait de débrancher la
prise, pose un problème différent au croyant qu'à l'athée  ? L'homme
religieux devrait accepter ce que Dieu a infligé à titre de souffrance à un
infirme. Cette conception vous paraît-elle acceptable ou non ?

H. J.
Non. Il ne s'agit en aucun cas d'une conception car, en vertu de la volonté
divine, mourir dans les bras [de son père] ou dans le respirateur artificiel,
c'est tout un : sans ce dernier, le patient serait déjà mort. C'est bien plutôt
l'inverse : si nous avons le droit de prendre en considération cette question,
c'est parce qu'il est devenu possible ici de maintenir des conditions de vie
que la nature n'avait pas prévues et, ce, grâce à l'intervention d'appareils et
de médicaments.
Par conséquent, du point de vue religieux, la question est inversée. Pour
les témoins de Jéhovah ou les chrétiens scientistes, l'utilisation du
respirateur artificiel constitue déjà en soi un délit, un acte anti-religieux.
Donc : la religion peut faire en sorte que l'on prenne telle ou telle décision.
À ma connaissance, seule la religion chrétienne considère le suicide comme
un péché.

R. M.
Professeur Jonas, je vous pose à nouveau la question : qu'en est-il de la
pertinence éthique de la différence entre homicide actif ou passif ? Peut-elle
constituer dans certains cas une distinction éthique d'importance, que la
mort soit provoquée par omission ou par une intervention active, et dont on
doit par conséquent être tenu, quoi qu'il en soit, pour responsable ? Et voici
ma seconde question : il existe cependant des cas où il est manifestement –
 où il pourrait l’être en tout cas – plus humain de provoquer rapidement la
mort. Lorsque je songe à l'exemple que vous nous avez donné du nouveau-
né gravement malade et que son père a finalement aidé à mourir grâce à son
arme, ce nouveau-né a vu sa vie prolongée de six mois alors que les
médecins savaient que, de toute façon, il allait mourir dans un laps de temps
prévisible. Ne serait-il pas plus humain de dire : puisque la mort est certaine
à court terme, qu'elle est inévitable, nous souhaitons la provoquer
rapidement et sans douleur, au lieu qu'elle soit lente et inflige des tortures ?

H. J.
Cela semble très logique, mais ce raisonnement est pourtant vicié. Il est
vrai que la frontière entre euthanasie active et euthanasie passive est
flottante. Un bon exemple –  même si je m'exprime pour l'instant sur les
patients moribonds, revenons néanmoins à l'exemple du nouveau-né – serait
le suivant : la torture de la mort qu'endure un cancéreux peut être abrégée
dans la mesure où on peut alléger autant que possible sa souffrance. Le
dosage des moyens nécessaires pour apaiser la douleur est tel qu'on n'a pas
le droit de les utiliser dans un cas qui n'est pas désespéré, c'est-à-dire qui ne
doit pas inconditionnellement se solder par la mort, car les moyens pour
apaiser la douleur sont en eux-mêmes des agents qui accélèrent la mort. Ici
la limite entre soulager, apaiser les douleurs, et l'homicide est très
fluctuante. C'est la raison pour laquelle cela fait une différence si c'est un
seul médecin, ou deux médecins, ou le médecin et les proches du patient qui
décident ensemble qu'il doit recevoir la mort à l'aide d'une piqûre ou bien si
le principe de l'action consiste à soulager les douleurs de celui qui est en
train de mourir. Cela fait une différence si le médecin dit que le patient doit
souffrir le moins possible, je lui administre ce calmant (que ce soit de la
morphine ou quoi que ce soit d'autre) à haute dose et dans un court laps de
temps, comme j'ai le droit de le faire dans un cas qui n'est pas désespéré,
dans un cas qui offre une chance. Mais c'est tout autre chose que
l'administration d'une piqûre en vue de donner la mort.
Bien que la frontière en la matière soit quelque peu floue, il est tout de
même important dans le second cas que l'intention, pour ainsi dire directe,
de la mort fasse partie de l'arsenal du médecin à titre de comportement de
routine. Le médecin peut faire beaucoup de choses  : guérir, soulager,
adoucir. Mais la mort ne doit pas relever de ses prérogatives. Si la mort
appartenait aux droits et aux obligations du médecin, si elle était adoptée
par l'éthique civile et le code juridique, cela représenterait un écart
considérable par rapport à la conception de la profession médicale qui a
prévalu jusqu'à présent.

M. D.
Si, dans cet exemple précis, le médecin est conscient qu'il aide à
provoquer la mort, je me demande quelle différence il y a entre ce type de
secours et le fait de débrancher la prise ?

H. J.
Je suis tout à fait favorable au fait de débrancher la prise, lorsqu'on le
réclame. Il s'agit habituellement d'un appareil cardiaque et pulmonaire, de
quelque chose qui maintient la circulation sanguine et la respiration  ; le
patient n'a plus guère les moyens physiques individuels de maintenir en
marche sa respiration, celle-ci est complètement paralysée par le cerveau, et
il a donc besoin d'un auxiliaire extérieur pour respirer. Si l'on veut aider
quelqu'un à surmonter une crise, cela est légitime, mais il me paraît
inadmissible que cela devienne la condition permanente d'un maintien en
vie artificielle du patient, non seulement par compassion, mais eu égard à la
dignité de l'homme. C'est une absurdité au sens propre. Par conséquent,
l'interruption du traitement après qu'on a constaté de façon irréfutable qu'on
ne pouvait plus escompter un retour à la conscience est tout autre chose que
la délivrance d'une piqûre mortelle.
Lorsque l'organisme se trouve dans un état tel qu'il exige qu'on doive le
tuer de cette manière, il existe déjà en soi et pour soi une raison de ne rien
faire. Une multitude de cas illustrent la complexité de ce domaine. Un cas
célèbre est celui de Karen Quinlan en Amérique 6. Ses parents ont pris une
décision judiciaire consistant à débrancher leur fille du respirateur artificiel.
À ce moment-là, une respiration spontanée s'est installée et la jeune fille a
encore vécu huit ans, ou plus exactement elle a végété, tout en étant nourrie
artificiellement. Il ne s'est plus trouvé aucun magistrat pour prendre une
nouvelle décision judiciaire prescrivant d'arrêter également l'alimentation.
Karen Quinlan est finalement décédée. Comme on le voit, les pronostics
d'éminents spécialistes peuvent aussi se révéler faux. Dans ce cas précis,
chacun pensait que la vie cesserait dès que l'on débrancherait la machine.
Il y a, comme nous l'avons dit, des transitions courantes dont il est
difficile d'appréhender les distinctions. Mais, dans ce cas précis, la
différence entre l'interruption du traitement et la mort active est très claire.
Car il est difficile de dire d'une manière générale si la jeune fille souffrait ou
non et si on aurait dû la laisser mourir de déshydratation et de faim. Nul ne
peut le dire. Il n'y a pas de réponse générale. Il me semble, en dépit de ces
frontières fluctuantes, que votre sous-entendu selon lequel il n'y aurait
aucune différence entre le fait de laisser mourir et celui d'organiser la mort
par une intervention exceptionnelle, est inadmissible.

R. M.
Je pense que nous devons aussi réfléchir aux conséquences qui, dans
certains cas, y contribuent, en sorte que nous disons  : laisser mourir
d'accord, tuer non. Vous avez utilisé le mot de déshydratation –
 dessèchement. Il existe des cas où des nouveau-nés souffrent terriblement
ou sont lourdement handicapés, et dont les médecins savent qu'ils n'ont
aucune chance de survie, mais pour lesquels il existe une possibilité de
prolonger la vie de quelques jours, de quelques semaines, voire de quelques
mois, à condition d'effectuer des opérations lourdes. Dans de tels cas –
  lorsque, par exemple, l'enfant n'a pas de sortie intestinale, on ne pratique
pas d'opération et on laisse l'enfant mourir, y compris de faim. De l'avis de
nombreuses personnes, et entre autres de Singer  : «  Il s'agit là d'une mort
cruelle. On est très loin du domaine tabou de l'homicide actif  ; il y a de
bonnes raisons à cela. Mais votre médecin devrait alors s'apercevoir que le
maintien de ce tabou exige un cruel tribut, quand bien même ne serait-ce –
 grâce à Dieu – que dans des cas extrêmes. Mais ce n'est pas vous qui payez
ce tribut, c'est le nouveau-né qui souffre et qui est mourant. » Pour le dire
en termes plus vigoureux  : diriez-vous qu'il faut se résigner à acquitter ce
prix de manière à ne pas s'engager sur le terrain dangereux de l'homicide
actif autorisé ?

H. J.
Oui, ma réponse est oui. Il faut acquitter ce prix. C'est effrayant à dire,
mais une éthique qui ne serait fondée que sur la compassion serait quelque
chose de très suspect, car les conséquences qu'elle impliquerait en matière
de position humaine par rapport à l'acte d'homicide, par rapport au moyen
mis en œuvre pour donner la mort – en tant que routine recommandée pour
mettre fin à certaines situations de détresse –, sont imprévisibles. Il y a tant
d'éléments qui entrent ici en jeu que la souffrance du nouveau-né ne peut
pas intervenir là contre.
On ne doit pas se laisser conditionner par le point de vue d'une éthique de
la compassion, mais uniquement par la responsabilité des conséquences qui
découlent de notre manière de voir, du fait que nous sommes prêts et
déterminés à prendre en considération ici et là l'utilisation de ce moyen que
constitue la mort. On ne doit pas et on n'a même pas le droit de commencer
par cela. C'est là mon opinion, mais je conçois fort bien qu'on puisse en
avoir une autre.

R. M.
Dans les débats juridiques, on caractérise volontiers une telle attitude
d'argument de rupture. Mais, dans la situation où l'homicide actif serait
strictement interdit et ne souffrirait aucune exception, d'un côté, et où on
disposerait, d'un autre côté, d'une législation sur l'attitude consistant à
permettre-de-mourir, il pourrait y avoir un autre effet d'habitude douteux.
Pensez-vous que le fait d'être fréquemment contraint d'assister en spectateur
à la mort douloureuse d'autrui comporte en soi un effet d'habitude, un
manque de miséricorde qui pourrait être également dangereux ?

H. J.
Ce n'est pas ce que l'expérience nous enseigne. Ce que vous dites semble
tout à fait plausible, cela pourrait se passer ainsi, mais l'expérience
démontre le contraire. Même au cours des batailles de la Première Guerre
mondiale, cela ne s'est pas passé ainsi  : le nombre de victimes était déjà
incroyablement élevé et les hommes étaient toujours bien obligés de
contempler la manière dont leurs camarades étaient déchiquetés. Pourtant,
ni mes souvenirs de soldat, ni la littérature ne m'ont appris qu'un tel
sentiment pouvait s'émousser. C'est naturellement possible, mais
l'insensibilité à l'égard des souffrances humaines ne naît ordinairement pas
de leur spectacle mais bien plutôt du fait de les tenir à distance. Aussi bien
la mort que le fait de permettre de vivre ont leurs côtés obscurs. Quel est ici
le pire  ? Quel est le moindre mal  ? Je dirais que l'exigence d'une mort
s'étendant sur une semaine ou plus vaut toujours mieux que la pratique
consistant à simplement tuer des nouveau-nés. Tout cela est un effroyable
malheur, la seule question qui se pose est ce qu'offre la dimension générale
de la moralité, ce que l'on doit absolument éviter et ce que l'on peut encore
tolérer.
Mais une autre question se pose, qui nous autorise, lorsque nous mettons
un être au monde, à exiger que cet être existe, un être qui n'a pas pu prendre
part au choix. Il y a une sorte d'innocence dans le fait de procréer et de
mettre un enfant au monde. Car non seulement nous faisons don de
l'existence à l'enfant, mais nous la lui infligeons sans qu'il ait son mot à dire.
Nous faisons donc l'hypothèse que celui-ci souhaiterait vivre sa propre vie,
et nous donnons par conséquent naissance à une vie qui acquiesce à elle-
même. Il s'agit là, en un certain sens, d'une incroyable présomption. Chacun
doit comprendre ce cri que Jérémie a laissé échapper de sa bouche : « Mère,
pourquoi m'as-tu mis au monde ? » La réponse à cette question ne peut être
que la suivante : parce que c'était dans l'ordre des choses de la nature, parce
que c'est seulement à cette condition qu'il peut y avoir des hommes. C'est
uniquement en prenant ce risque que non seulement on rend les hommes
aptes à la condition humaine, mais qu'on les y condamne également.
Le fardeau de l'existence est lourd et il se peut que les hommes auxquels
elle a été la plupart du temps consentie aient été parfois les plus
malheureux. Je me souviens avoir demandé un jour à Martin Buber
comment était Kafka, qu'il avait personnellement connu. Il m'a alors
répondu et je ne l'oublierai jamais : « Je n'ai qu'une chose à vous dire, c'était
l'homme le plus malheureux que j'aie jamais rencontré.  » Néanmoins, son
existence a été bénéfique – un mot qui me semble effroyable –, je veux dire
qu'elle a valu la peine. Je vais une fois de plus renverser la question  : le
problème n'est pas tant de savoir ce dont nous sommes redevables au
nourrisson quant à sa survie –  il s'agit là d'une responsabilité positive  –,
mais jusqu'où nous avons le droit de pousser l'exigence de l'existence de
l'enfant que nous avons engendré. Il y a des limites pour l'amour de cet être,
où l'on dit : non, nous n'avons pas le droit de le condamner et où, pour cette
raison, nous devons nous préoccuper non seulement du droit de vivre, mais
également d'un droit de mourir. Pour autant, nous n'avons pas le droit de
faire cela en nous engageant sur la voie de l'homicide actif, pour les raisons
que j'ai exposées. Une telle habitude risquerait de créer une situation de
rupture. Mais il y a des limites à une telle attitude, en vertu desquelles nous
avons le droit de condamner un tel être, et c'est pourquoi le fait de
permettre-de-mourir pourrait effectivement constituer un commandement
éthique.

M. D.
Oui, avec un léger doute. Comment puis-je définir l'injustice de telle
sorte que, malgré l'hésitation de mes sentiments, je puisse parvenir à me
faire un jugement modéré ?

H. J.
La question est tout à fait justifiée. J'ai présupposé, ainsi que je l'ai dit
auparavant, qu'il s'agit là de cas extrêmes comme on en rencontre dans la
littérature ainsi que dans votre dossier ou encore dans le livre de Peter
Singer. Il est relativement facile de parvenir à un résultat dans des cas
extrêmes. Mais il subsiste toujours également des zones d'ombre, dans
lesquelles se pose la question : quel est le critère qui te permet de dire cela
ne «  vaut plus la peine de vivre  » ou bien cela «  vaut encore la peine de
vivre  »  ? Ma réponse est  : je ne sais pas. Peut-être est-ce trop demander
qu'il y ait en la matière des critères aussi clairs ? En dernière analyse, seules
l'intuition et l'imagination de la personne individuelle joueront un rôle et,
même en ce cas, nous serions à nouveau dans un domaine où il est
impossible d'établir une règle générale.

R. M.
Vous avez dit, monsieur le professeur Jonas, que dans certains cas on
devait également se poser la question suivante : que sommes-nous autorisés
à imposer au nouveau-né, à quelle fin sommes-nous autorisés à le
condamner  ? Ce faisant, nous nous approchons d'un concept qui a une
lourde hérédité, à savoir « ce qui est digne d'être vécu ». J'ai deux questions
à vous poser à ce sujet. Tout d'abord, comment éviter d'une manière
générale cette réflexion fondamentalement matérielle : cette vie est-elle en
quelque façon encore souhaitable ? – y compris bien sûr aux yeux de celui
qui doit la vivre. Et voici ma seconde question  : ne devrions-nous pas au
moins éviter l'expression fort discréditée « digne d'être vécu » ?

H. J.
Il faut certes éviter cette expression, car elle rend pratiquement
impossible toute discussion rationnelle et bien pesée. Lorsque je pose la
question  : que sommes-nous autorisés à imposer au nouveau-né, jusqu'à
quel degré pouvons-nous contraindre un être à l'existence lorsqu'il est
condamné à mener à jamais une vie complètement étiolée qu'il n'aurait pas
choisie, le concept de vie «  indigne d'être vécue  » entre naturellement en
jeu, mais aux yeux de qui cette vie est-elle «  indigne d'être vécue  »  ? Le
concept a une lourde hérédité, en raison tout d'abord de ses antécédents et
compte tenu en outre de son ambiguïté. Il me semble que vous avez
également mentionné dans votre dossier le livre de Hoche et Binding Die
Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Lebens 7 et ce que les nazis en
ont fait par la suite. Mais on pouvait déjà constater chez Hoche et Binding
une grossière erreur dans l'utilisation de ce concept, car le point de vue à
partir duquel on mesurait la dignité ou l'indignité de la vie était, si je ne me
trompe, la société. Même si l'on ne qualifie pas la société de race ou de
communauté populaire ou de quelque autre vocable approchant, ce n'est
pourtant pas encore le sujet lui-même qui est au centre du débat, mais
quelque chose d'autre. Il peut également s'agir de l'État : « Le roi a besoin
de soldats ! » Mais, par cette expression « indigne de vivre », on ne peut et
on ne doit entendre que : qui ne vaut pas la peine d'être vécu par cet être lui-
même. Les considérations en vertu desquelles ce maintien en vie serait trop
coûteux et nécessiterait beaucoup d'efforts, alors que l'argent pourrait être
consacré à de bien meilleures choses, ne devraient jouer aucun rôle.

R. M.
Ce que vous dites là me surprend totalement. On pourra objecter que
nous ne saurons jamais si ce qui menace le nouveau-né et qui, en vertu de
tous nos critères, nous apparaît comme une vie effroyable, constitue pour
cet être lui-même une vie encore désirable ou non. Y a-t-il à vos yeux des
cas où on puisse tout de même répondre de l'extérieur à cette question,
même si on ne peut jamais rigoureusement se mettre à la place d'autrui ?

H. J.
C'est vrai, mais à nouveau seulement dans les cas extrêmes. Dans
l'exemple que nous avons choisi, au cours de cette discussion, du nourrisson
qui crie sans discontinuer, il est bien clair que ces cris sont une protestation
contre les souffrances qu'il endure. C'est un cas très clair. Mais nous y avons
également affaire dans d'autres cas que les cas extrêmes. Dès lors que des
considérations eugéniques viennent s'y mêler, le problème devient
extrêmement dangereux. Imaginez que l'on puisse, par un diagnostic
prénatal, établir que l'enfant sera épileptique. L'épilepsie est un malheur
pour la créature elle-même mais aussi pour son entourage. Si nous avions
décidé d'en faire le critère de l'avortement ou de l'infanticide, nous n'aurions
pas eu un Dostoïevski. Choisir le bonheur pour critère est généralement un
chemin douteux –  souvenez-vous de ce que Buber disait de Kafka. Je me
suis exprimé contre l'homicide actif. J'ajouterai également que l'on ne doit
souscrire au fait de permettre à quelqu'un de mourir qu'avec beaucoup de
scrupules et qu'il ne faut pas que ce droit puisse faire l'objet d'une dérive
telle que, finalement, les parents aient à exprimer leurs souhaits sur le genre
d'enfants qu'ils veulent avoir. Nous en avons un exemple chez Singer : une
mère est porteuse du gène de l'hémophilie, qui ne se transmet qu'à la
descendance masculine. Ce couple a déjà un enfant qui n'est pas hémophile,
une fillette. Vient au monde un garçon, et Singer émet la réflexion
suivante  : puisque les parents sont déterminés à n'avoir pas plus de deux
enfants, laisser la vie à cet enfant hémophile exclurait la possibilité – qui est
statistiquement très satisfaisante  – que la prochaine fois, lorsque la mère
sera à nouveau enceinte, vienne au monde un enfant non hémophile.
Il est par conséquent dans l'intérêt de tous ceux qui sont concernés de tuer
l'enfant hémophile, afin que la mère puisse envisager une nouvelle
grossesse. Singer ne s'aperçoit absolument pas qu'une vie qui existe déjà est
naturellement prioritaire par rapport à toute autre grossesse éventuelle. Il
s'agit là de considérations insensées et étourdies, ce que Singer appelle
l'« utilitarisme préférentiel » et qui est une pure absurdité, étant donné que
le droit de l'enfant vivant est naturellement inaliénable.

R. M.
Singer dit que le nouveau-né n'a de lui-même aucun droit en propre, car
il associe le droit de vivre non pas à l'appartenance biologique à l'espèce
homme, mais à des critères concernant la personne. Mais ce que Singer
perçoit de façon erronée, selon moi, c'est qu'une personne humaine
potentielle, et par conséquent même un nourrisson, doit avoir un droit à la
vie qui lui soit propre et pas seulement dérivé. Qu'en pensez-vous ?

H. J.
Vous avez déjà donné la réponse. L'enfant nous est d'emblée confié
comme quelqu'un dont la personnalité doit se développer sous notre
protection. Votre introduction sur la potentialité répond à la question dans
son intégralité. Le nouveau-né n'est évidemment pas une personne, mais il
en a déjà toutes les dispositions et le désir. Lorsqu'on considère le
développement des enfants, le plus excitant et le plus magnifique est de les
voir effectivement s'emparer de l'acquis du langage. Il s'agit là d'un
processus prodigieux, qui intervient entre la première et la deuxième
année  : imaginez qu'un si jeune cerveau puisse maîtriser la syntaxe  !
Discuter de cette question en termes de droit me paraît tout à fait erroné.
Nous nous soucions du nouveau-né non pas parce qu'il a des droits
légitimes sur nous, mais parce qu'il a un droit à l'existence que nous devons
respecter. Il est bien évidemment aussi un sujet de droit (par exemple, en
matière d'héritage), qui requiert qu'on le représente aussi longtemps qu'il ne
pourra pas se représenter lui-même. Mais, ce qui est prioritaire, c'est en
premier lieu une relation absolument unilatérale de la responsabilité à
l'égard d'un homme en devenir : il s'agit avant tout de responsabilité et non
pas de respecter son droit, lequel ne vient qu'après. Ce qui se présente
prioritairement est quelque chose de beaucoup plus élémentaire et de
beaucoup plus fondamental  : le souci réel d'une vie qui nous est confiée.
Elle nous est imposée à titre d'obligation, une obligation à laquelle nous
souscrivons d'autant plus aisément qu'elle est dictée par l'amour. Ne pas
tenir compte, grossièrement, de cette obligation, constituerait un cas
juridique : il faudrait alors que « la loi » intervienne pour protéger le bien-
être de l'enfant. Cette protection –  pour en revenir une fois de plus à la
question de l'euthanasie  – comprend également l'interdiction légale de
l'homicide, et il faudrait la conserver, en dépit des cas limites de souffrance
qui incitent à plus d'humanité.
Ni le droit public ni la moralité beaucoup plus personnelle ne pourront
jamais constituer une protection parfaite. En fin de compte, nous sommes
renvoyés aux décisions solitaires de l'amour qui se hasarde lui-même à
défier la loi, mais auquel il est permis d'espérer que même le droit bafoué
juge avec autant de clémence que le permet l'existence de l'ordre juridique.
Il me semble que nous devons nous résigner à ce résidu irrésolu et
inextirpable concernant la question de l'euthanasie, c'est-à-dire renoncer à
une réponse qui ait sans ambiguïté force de loi sur le plan éthique.
VII
Si nous ne sommes pas prêts au sacrifice,

il n'y a guère d'espoir 1

Stern
Monsieur le professeur Jonas, vous avez écrit un jour qu'en tant que
philosophe le désir de savoir n'était plus le mobile essentiel de votre pensée,
qu'il avait été remplacé par la peur de l'à-venir, la peur pour l'homme. La
technique a-t-elle confronté l'homme à un plus grand danger ?

Hans Jonas
Je ne critique ni la technique ni la civilisation technique en tant que telle.
Je ne la considère pas comme une aberration humaine qu'on devrait
s'interdire. Mais j'établis un diagnostic et je formule un pronostic, je montre
ce qui est en train de se passer et quelles peuvent en être les conséquences.
Sur ce point, il faut savoir également assumer le rôle de prophète de
malheur, car nous n'avons pas le droit de nous placer, pas plus que notre
postérité, dans une situation où nous ne saurions plus à quel saint nous
vouer.
La civilisation technique comporte une forte propension à dégénérer de
façon démesurée et incontrôlée. On y trouve à l'œuvre des forces
économiques et autres qui accélèrent le processus et qui échappent à notre
maîtrise. Nous sommes dans une sorte d'état d'urgence, une situation
clinique, au chevet d'un malade. Et nous sommes ici simultanément les
patients et les médecins.

S.
Vous soutenez que «  les moyens d'anéantir les desseins de la Création
sont entre nos mains et que nous avons peut-être la force d'accomplir cette
destruction ». En quoi consistent à vos yeux les plus grands dangers de cette
évolution ?

H. J.
Il n'est pas très facile de ramener cela à un dénominateur commun. Le
danger nucléaire est incontestablement présent et l'on construira des bombes
atomiques susceptibles de provoquer les plus grands dommages possibles.
Pourtant, je suis plus attentif aux choses que nous n'accomplissons pas dans
une intention mauvaise et destructrice, mais de façon tout à fait innocente.
Par exemple, les engrais chimiques ont été créés et utilisés dans un objectif
bien intentionné, pour améliorer le rendement de l'économie agricole et, ce
faisant, l'alimentation humaine. Or, cette technique pacifique est beaucoup
plus difficile à contrôler du fait qu'elle est liée à de trop nombreux intérêts
différents.

S.
Ce système est-il susceptible de se réformer de lui-même  ? Le principe
de la performance économique et technique ne conduit-il pas à un pillage
sans cesse croissant de la planète ?

H. J.
On constate effectivement qu'une telle dynamique est à l'œuvre. Et si l'on
abandonne cette évolution à son propre sort, il ne pourra y avoir de
régulation que lorsque les catastrophes seront consommées.

S.
Cela signifie-t-il que nous ne devons pas nous autoriser tout ce dont nous
sommes capables ?

H. J.
Absolument  ; notre appétit de consommation ne doit plus constamment
croître, comme ce fut le cas jusqu'à présent. Nous devons adopter un mode
de vie plus modéré. Si nous ne sommes pas prêts au sacrifice, il n'y a guère
d'espoir.
S.
La conscience des dangers de l'évolution technologique s'éveille parmi
les philosophes, les hommes de science et même parmi les technocrates.
Mais, entre ces savoirs et la politique pratique, c'est-à-dire les intérêts de
l'industrie, il n'en demeure pas moins un vide colossal. Comment prétendez-
vous convaincre un consortium automobile du fait qu'il y a suffisamment de
voitures dans le monde et qu'il vaudrait mieux rouler à bicyclette ?

H. J.
Ce serait effectivement trop demander. Mais on peut contraindre le
fabricant d'automobiles à introduire de bien meilleures méthodes de
combustion, c'est-à-dire moins nuisibles. Il serait tout à fait possible
d'établir des limites maximales concernant la densité du trafic automobile.
Du reste  : lorsqu'un philosophe considère la manière dont les choses se
passent, et qu'il affirme qu'il est absolument nécessaire que nous ne nous
laissions pas submerger par nos propres conquêtes techniques, il n'a pas
pour autant trouvé la politique nécessaire aux changements ni les recettes
psychologiques adéquates.

S.
Mais ce philosophe se fait incontestablement des idées sur la façon dont
les individus peuvent être amenés à prendre conscience de la nécessité à
renoncer, en quelque sorte, à consommer.

H. J.
Je vous répondrai tout d'abord qu'une exhortation permanente n'est pas
tout à fait inutile. Il est indéniable que, au cours de ces dix ou vingt
dernières années, une conscience de l'environnement inédite a vu le jour. En
outre, les semonces nous viennent directement de la nature. Ce que nous
avons enduré jusqu'à présent, la mort des forêts, Tchernobyl, n'était rien
encore : quelque chose de bien pire nous attend.

S.
N'est-il pas trop tard pour faire machine arrière ?

H. J.
Si les hommes, et en particulier ceux qui ont de l'influence, faisaient
brusquement preuve de discernement et s'apercevaient qu'ils sont
manifestement allés trop loin, cela serait tragique. On ne saurait être trop
sceptique, sceptique ne voulant pas dire pour autant fataliste. Se résigner à
la fatalité, c'est d'ores et déjà avoir perdu la bataille.

S.
Jusqu'à présent, l'homme a toujours fait ce qu'il voulait et ce qu'il pouvait
et, ce faisant, il a somme toute obtenu d'immenses succès. À supposer que,
subitement, il ne puisse plus accomplir tout ce dont il a les moyens, quelles
en seraient les conséquences  ? Prenons pour exemple extrême celui du
génie génétique  : ne se trouve-t-on pas confronté dans ce domaine à des
problèmes éthiques qui ne s'étaient jusqu'à présent pas posés avec cette
acuité ?

H. J.
Sur ce point, je suis très pessimiste, notamment parce qu'il s'agit d'un
domaine pour lequel nous ne disposons d'aucune expérience nous
permettant d'envisager à quel point les conséquences peuvent être
éventuellement pernicieuses. Si l'on autorise désormais la poursuite des
expérimentations, il deviendra par la suite impossible, d'une manière
générale, d'empêcher toute application pratique à une grande échelle. On ne
peut qu'en appeler à quelque chose qui équivaut à un effroi d'ordre
religieux : il est des choses qu'on n'a pas le droit de faire.

S.
Cet «  effroi religieux  » n'a-t-il pas irrémédiablement disparu avec l'ère
rationaliste des Lumières ?

H. J.
Effectivement, on serait bien souvent tenté de le croire. La manière dont
certains anciens tabous se désagrègent pour être remplacés par l'anarchie est
tout à fait alarmante. Mais, d'un autre côté, on constate l'émergence de
formes de conscience qui se substituent au sacré, témoin le fait que des
hommes, notamment au sein de la jeunesse, s'insurgent contre l'injustice
commise à l'égard d'autres hommes. Le Mouvement des droits civiques en
Amérique, par exemple, n'est pas exclusivement parti des défavorisés eux-
mêmes, mais trouve essentiellement sa source chez des individus pour
lesquels, précisément, tout va bien, qui sont mus, non par la nécessité, mais
par leur conscience. C'est là un phénomène nouveau.

S.
Mais ces gens-là ont généralement peu d'influence ou de pouvoir. Le
problème de la responsabilité ne réside-t-il pas précisément dans
l'anonymat, dans les domaines centraux de la société, à la manière dont
fonctionnent certaines grandes entreprises économiques ?

H. J.
C'est bien là le pire, la plus grande difficulté. Plus personne ne peut plus
être responsabilisé à titre individuel. Tout se passe de façon si anonyme que
l'individu peut fort bien être en privé l'homme le plus sensible, le plus
compatissant et le plus bienveillant qui soit, et être pourtant amené à
prendre des décisions tout à fait contradictoires avec ses opinions dans des
directoires ou autres comités. Le problème est extrêmement complexe.

S.
De quelle manière peut-on encore gérer cette évolution  ? Cela
supposerait en effet d'imposer aux grandes entreprises et aux grandes
organisations des exigences allant à l’encontre de leurs propres mécanismes
existentiels  : l'expansion, la maximisation du profit, les bénéfices. Est-ce
que cela ne revient pas à attendre que les poules aient des dents ?

H. J.
La situation est dans son ensemble très complexe et les remèdes
éventuels ne peuvent qu'être très complexes à leur tour. Toujours est-il que
l'État moderne est d'ores et déjà parvenu à une sorte de niveau de prospérité
qui s'accompagne d'un lourd appareil social. Au terme d'une époque
extrêmement sauvage d'expansion et de pure concurrence individualiste, les
choses ont évolué vers un certain socialisme. Des forces politiques sont déjà
entrées en jeu qui limitent quelque peu ce qu'on appelle la libre entreprise.

S.
Monsieur le professeur Jonas, vous êtes né en 1903. Vous disposez d'une
vue d'ensemble sur le siècle. Quelle perspective voyez-vous se dessiner en
ce qui concerne l'avenir de l'humanité ?

H. J.
Incertain, très incertain, un mélange de peur et d'espoir. Il est tout à fait
possible que l'humanité finisse de façon tragique et que cette tragédie se
produise même au niveau régional, local. Mais, d'un autre côté, je conserve
encore l'espoir que l'humanité découvrira dans son organisme même les
processus d'auto-médication. À supposer que la folie d'une guerre atomique
ne nous précipite pas vers une fin soudaine, il pourrait être encore temps de
produire au sein du système immunitaire de l'humanité des forces
défensives qui n'arriveraient pas trop tard. Mais, contrairement à ce qui se
passe dans l'organisme, nous-mêmes et nos descendants devons
consciemment œuvrer en ce sens. Après tout, la liberté de l'homme est telle
qu'il peut apprendre et tirer la leçon de beaucoup d'expériences. Mais celles-
ci seront très amères à moins que la raison ne suffise à prévenir
effectivement la catastrophe. Pour n'être pas très optimiste, mon point de
vue quant à l'avenir de l'humanité n'en est pas pour autant désespéré.
VIII
La prédisposition à la peur

est un commandement éthique 1

Alexander U. Martens
Depuis 1934, soit un an après que vous eûtes quitté l'Allemagne et que le
premier volume de votre travail sur la gnose eut été publié à Göttingen, on
vous a considéré en premier lieu comme un grand philosophe de la religion.
Près de cinquante ans après avoir émigré, vous utilisez à nouveau votre
langue maternelle et vous publiez un livre fort éloigné de la religion et très
proche de la philosophie laïque, dans lequel vous cherchez à établir une
éthique de la responsabilité pour le futur. Comment ce changement
d'orientation s'est-il opéré ?

Hans Jonas
Dès mon retour de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle j'ai
servi comme soldat dans l'armée britannique, il m'est clairement apparu que
la tâche que j'avais à accomplir en philosophie se situait tout à fait ailleurs
que dans le domaine historique, et je me suis alors assigné une tâche
systématique, que l'on pourrait formuler ainsi  : expliquer de façon
philosophique la nature de la vie, le phénomène de l'organique et, ce, de
telle sorte qu'il s'insère dans une ontologie, dans une doctrine générale de
l'être.
Cette doctrine générale de l'être, au sein de laquelle nous avons
aujourd'hui l'habitude de penser, est dominée de façon décisive par la
science de la nature, d'une nature telle que l'appréhendait au XVIIe siècle la
science de la nature récemment fondée, c'est-à-dire un domaine de la
physique. Dès le début, il est alors devenu évident que la vie ne pouvait pas
complètement se reconnaître dans cette conception, qu'elle était d'une
certaine manière devenue apatride par rapport au schéma que proposaient
les méthodes scientifiques et les formes d'entendement de la recherche
moderne sur la nature. La vie, dont l'horizon intérieur est constitué
d'aspirations, de conscience, de sentiment, de douleur et de plaisir, de
succès et d'échecs, ne s'accorde avec aucune de ces catégories concernant le
comportement des molécules et des atomes ou les substances anorganiques.
Il fallait donc faire leur place aux phénomènes de la vie au sein d'une
ontologie qui ne serait plus exclusivement dominée par le modèle de la
réalité scientifique. Telle fut la tâche que je me suis consciemment assignée
après ce qu'il est convenu d'appeler l'expérience de la guerre.
À la fin de cette guerre, nous avons ensuite connu la bombe atomique,
qui a introduit un nouvel élément à prendre en compte dans la dimension
humaine et qui a montré ce dont l'homme est capable, comment, dans
certaines circonstances, il collabore à sa propre perte et à la perte de tout ce
dont il est issu. Je dois ajouter qu'à l'époque je ne considérais le
développement et l'utilisation de la bombe atomique que du point de vue du
soldat que j'avais été, c'est-à-dire comme une nécessité militaire qui, si elle
n'était pas assumée par les Américains, le serait par ceux de l'autre bord. Et
j'ai également pris prioritairement en vue à l'époque l'éventualité d'un usage
pacifique de l'énergie atomique.
Je me souviens à ce propos d'une conversation que j'ai eue avec Karl
Jaspers lors de nos retrouvailles mémorables en 1945 à Heidelberg, alors
que j'étais revenu en Allemagne avec les troupes d'occupation. Nous
parlions de la signification que pourrait revêtir l'énergie atomique, et je lui
ai dit que j'imaginais très bien l'avènement d'une société de loisirs
grandiose, à supposer seulement que l'on puisse disposer de l'énergie en
quantité illimitée, et à moindres frais. À cette époque-là, j'avais en vue une
sorte d'utopie naïve, à la manière de Bloch. Comme je vous l'ai dit, cela se
passait en 1945, et je me souviens encore de la manière dont Jaspers écouta
ces propos et acquiesça  : «  Très bien, très bien, cela serait peut-être
merveilleux. » De fait, on n'était pas encore prêt à l'époque à réfléchir à ce
genre de choses.
Entre-temps, la technique humaine a largement dépassé le sens
simplement instrumental qu'elle avait à l'origine, dans la mesure où elle
modifie effectivement la nature et les conditions d'existence de l'homme
ainsi que les objectifs de la vie humaine. C'est alors que mon attention s'est
portée pour la première fois sur ce qui n'avait été auparavant qu'un motif de
réflexion théorique fortuit. Et, au moment où je me suis mis au travail, j'ai
pris conscience de ce que signifiait aujourd'hui l'utilisation pratique de la
théorie : appliquer le savoir à toutes les relations de puissance et de valeur
de l'existence humaine, aussi bien en ce qui concerne les petites choses que
les grandes, dans le domaine industriel, commercial ou politique  ;
autrement dit, j'ai pris conscience que le rôle de la technique s'était
complètement modifié, qu'elle s'était mise au service de la domination
pratique et de la transformation de la vie.

À. U. M.
De ces réflexions est finalement né un livre, Le Principe responsabilité,
où vous cherchez à introduire, à titre de maxime philosophique, un concept
qui n'existait pas jusqu'à présent dans la philosophie occidentale, celui de la
responsabilité à l'égard du futur.

H. J.
Oui, après avoir naturellement accompli quelques détours, en premier
lieu du fait qu'au fil des années il m'est arrivé d'écrire quelques articles sur
des problèmes particuliers liés au progrès technologique. Mais ces
problèmes isolés me reconduisaient toujours à la question fondamentale  :
jusqu'où avons-nous le droit d'expérimenter ces possibilités, cette puissance
que la technologie scientifique nous propose dans une direction qui, de
prime abord, paraît toujours, ou presque toujours, bienfaisante, mais qui
finit, lorsqu'on extrapole ses ordres de grandeur croissants, par révéler ses
aspects dangereux et parfois même catastrophiques.

À. U. M.
Vous écrivez quelque part dans votre livre qu'on ne devrait plus avoir le
droit aujourd'hui de s'interroger sur ce que l'homme peut faire, découvrir et
développer, mais qu'il faut bien plutôt se demander ce que la nature est
encore capable de supporter, compte tenu de l'inventivité humaine.

H. J.
Ce que la nature peut encore supporter, mais également  : comment
risque-t-elle de se venger  ? Car le monde de la vie, en dépit de toute la
vigueur dont il fait preuve, a aussi une grande sensibilité. C'est ce dont on a
immédiatement pris conscience dès lors qu'on l'a serré de trop près.
Autrefois, l'homme était très petit comparativement à cette nature écrasante
qui l'environnait. Aujourd'hui, tout se passe comme si l'homme avait acquis
une sorte de supériorité douteuse et une position de conquérant qui risque
de lui être fatale.

À. U. M.
Dans un autre passage, vous écrivez qu'on devrait prendre l'habitude de
marquer des pauses en ce qui concerne les découvertes à venir dans le
domaine technologique, en s'interrogeant tout d'abord au moins sur leur
éventuelle utilité mais, plus encore, sur les dommages éventuels dont elles
peuvent être responsables. Pensez-vous qu'il soit possible pour l'homme de
penser et d'agir ainsi ?

H. J.
Sur le plan individuel, cela est tout à fait possible. À l'heure actuelle,
beaucoup de gens voient les choses de cette façon et sont d'accord sur ce
sujet. Savoir si cela est humainement possible au sens collectif, c'est-à-dire
si cela peut fournir le principe d'une politique, est une question de pouvoir.
Si l'idée qui se fait jour ici ou là – et qui recueille tant d'applaudissements et
suscite un tel consensus, du moins verbal  – vient à se conforter et à
s'exprimer clairement, elle trouvera alors la force de surmonter tous les
intérêts et toutes les nécessités quotidiennes en fonction desquels le jeu
technologique se déroule, et doit, en un certain sens, se dérouler. Il faut bien
distinguer la question «  est-ce humainement possible  ?  » de la question
suivante : « Peut-on convaincre individuellement les hommes des nécessités
morales et éthiques pour l'humanité ? » ou encore de cette autre : « Peut-on
faire en sorte qu'une telle idée devienne un facteur politique déterminant ? »
Je pense que, d'un point de vue individuel, on ne pourra s'attaquer au
problème et peut-être le surmonter qu'à condition que surgisse une nouvelle
religion de masse, dont les individus suivraient l'enseignement en vertu
d'une profonde conviction religieuse. Mais il s'agit là d'une attente infondée.
S'il n'est pas exclu que nous en arrivions là, ce n'est toutefois pas la bonne
manière pour réfléchir aux obligations de l'époque présente et du futur qui
s'étend devant nous. C'est pourquoi il vaudrait beaucoup mieux trouver,
grâce à la raison, à un jugement sain et à un examen attentif des choses, des
formes de comportement et des normes à observer de façon stricte. Or, cette
stricte observance ne peut être assurée que s'il existe une puissance
contraignante, c'est-à-dire s'il existe des sanctions.
Dans la pratique, il faut donc qu'il y ait une puissance, c'est-à-dire une
politique. Or, la politique, à l'heure actuelle, a une grande envergure et
concerne au premier chef les grandes puissances industrielles. La question
d'une éthique de la responsabilité pour le futur est malheureusement très
étroitement liée à la question des techniques de pouvoir, à la question de
savoir qui va vraiment décider de ce qui va être fait ou de ce qui va être
négligé. La négligence est en tout cas un facteur tout à fait décisif, car ce
n'est pas tant ce que nous faisons que ce à quoi nous renonçons qui est le
plus urgent.

À. U. M.
Vous allez jusqu'à dire, dans vos remarques de conclusion, qu'une telle
responsabilité pour le futur de l'humanité peut être assumée, sinon d'une
manière générale, du moins de préférence dans ce qu'il est convenu
d'appeler les sociétés socialistes plutôt que dans nos sociétés capitalistes.

H. J.
Il semble en effet tout d'abord évident d'affirmer qu'un ordre économique
qui n'est pas fondé sur le profit est naturellement plus approprié – même en
tenant compte de la pollution éventuelle de l'environnement  – à veiller à
une utilisation rationnelle des ressources subsidiaires et des réserves de la
terre en énergie et en matériel. Autrement dit, dans ces régimes, les chances
sont plus grandes. Mais, dans un second temps, je me demande dans quelle
mesure les régimes qui sont effectivement socialistes sont susceptibles de
sauvegarder ces meilleures chances ? Et, là, le tableau n'est plus aussi clair,
dans la mesure où, par exemple, la fascination pour le progrès industriel et
technique est tout aussi grande dans les pays socialistes que dans les pays
capitalistes. La promesse de prospérité de l'utopie marxiste constitue en
elle-même une impulsion importante à ne pas réfréner cette sorte de progrès
mais à l'accélérer. Si l'on avait affaire à un régime socialiste ne comportant
plus l'espoir eschatologique caractéristique du marxisme, c'est-à-dire ne
renfermant pas la promesse qu'il s'agit là de la voie pour atteindre l'état de
bonheur parfait pour l'humanité, alors un tel socialisme désenchanté
constituerait le meilleur présupposé pour remettre modestement la
technologie au service du présent et de l'avenir de l'homme, au lieu de lui
laisser libre cours et de risquer qu'elle n'en vienne à compromettre toutes
choses après avoir abondamment, quoique brièvement, festoyé.

À. U. M.
Ce point de vue est clairement exprimé dans le titre de votre livre, qui est
certainement mûrement médité, Le Principe responsabilité, et qui apparaît
comme une sorte de contre-projet au Principe espérance d'Ernst Bloch, que
vous ne ménagez guère d'ailleurs dans votre livre.

H. J.
L'éthique du futur que j'ai en vue formule une exigence qui, me semble-t-
il, ne l'a encore jamais été jusqu'à présent dans la théorie éthique, à savoir
que l'on doit se fixer des objectifs modérés. On ne trouve à ma
connaissance, dans aucune théorie éthique du passé, ce commandement  :
« Sache faire preuve de modération ! » – abstraction faite naturellement de
la modération en tant que vertu individuelle, dont il ne s'agit pas ici, mais
plutôt au sens où le but de l'humanité ne doit pas être de tendre au bien
suprême. Cela signifie non seulement que l'on n'atteindra sans doute jamais
le bien suprême, et sur ce point Kant aurait accordé qu'il s'agit
effectivement là d'une tâche impossible, mais, qui plus est, que le summum
bonum constituait véritablement l'horizon des systèmes éthiques antérieurs,
qui débordaient le cadre de l'éthique privée et qui assignaient les objectifs
auxquels devait tendre l'humanité.
J'estime que cette conception du summum bonum est un objectif
immodéré que nous ne pouvons pas nous permettre et qui ne convient peut-
être pas à l'homme. Dans les affaires réelles du monde, nous ne pouvons pas
compter sur le miracle, aussi mieux vaut se demander : qu'est-ce qui est en
mon pouvoir ? Et également : quel effort puis-je durablement soutenir ? Or,
dans de telles circonstances, le Principe espérance est un mobile
dangereux. Certes, à une époque où l'homme était faible et devait lutter
avec les nécessités que lui imposait la nature, le principe espérance a bien
constitué une grande source d'inspiration. Et force est bien de reconnaître
que, malheureusement, le principe de modération n'a, quant à lui, rien qui
puisse nous inspirer, rien d'excitant par lui-même.
Il en résulte, entre autres choses, ce que j'appelle au cours de mes
réflexions l'«  heuristique de la peur  »  : lorsque le principe espérance n'a
plus de force inspiratrice, alors c'est peut-être l'avertissement de la peur qui
peut nous conduire à la raison. La peur ne constitue peut-être pas en elle-
même une position très noble, mais elle est tout à fait légitime. Et s'il y a
quelque chose à redouter, la prédisposition à une peur justifiée est en elle-
même un commandement éthique.
Je cherche à montrer dans ce livre combien cette image des rapports de la
liberté et de la nécessité est complètement erronée. Lorsqu'on retire quelque
chose à l'homme, en échange de quoi il engage sa liberté, à quoi il mesure
ses forces, et dont il doit venir à bout, fût-ce au prix d'efforts quotidiens,
c'est une société de l'ennui et du caprice arbitraire qui voit alors le jour. Une
société telle qu'on n'a pas envie de se la représenter, car on peut d'ores et
déjà observer comment le fait d'être choyé conduit à une sorte de satiété
dont l'issue ne peut être qu'une absence meurtrière de lois, laquelle passe
elle-même pour vertu.

À. U. M.
Lorsqu'on cherche à extraire la quintessence de votre livre, on pourrait la
formuler ainsi : nous devons, du moins sous nos latitudes, nous écarter de
cette représentation qui nous est proposée, ce qui signifie que nos enfants
vivront mieux que nous. Êtes-vous d'accord ?

H. J.
Ce serait déjà bien de pouvoir dire que nos petits-enfants ne vivront pas
plus mal que nous. Nous devons éviter que notre postérité n'ait à payer les
frais pour nous.
IX
Technique, liberté et obligation
Discours de remerciement

à l'occasion de la remise du prix de la Paix des libraires allemands 1

C'est le cœur ému et serré, compte tenu de ce grand honneur auquel il ne


me reste guère le temps de me hausser, que je remercie l'Association
financière des libraires allemands de m'avoir décerné ce prix et les orateurs
pour leurs paroles…
J'ai dû également me poser la question de savoir pourquoi mon œuvre,
bien qu'elle n'aborde pas explicitement la paix, a été retenue pour cette
distinction. Le conseil de la fondation a motivé son choix par ces mots  :
« La paix repose sur la responsabilité », faisant ainsi le lien entre le concept
de paix et le thème dominant des écrits de ma maturité. Il va effectivement
de soi à l'époque de l'atome que la paix, c'est-à-dire le fait que les nations, et
en premier lieu les superpuissances, ne se fassent pas la guerre, est devenue
la tâche prioritaire et désormais permanente d'une responsabilité à l'échelle
mondiale. Compte tenu de la puissance colossale de notre technique dans ce
domaine, il devient d'une aveuglante clarté que la prévention est la
principale mission de la responsabilité. Mais ce n'est pas le seul domaine.
Notre technique pacifique elle-même, dont bénéficie quotidiennement
l'humanité sur la planète, recèle en elle un potentiel de malheur – qui, pour
n'être ni intentionnel ni soudain, n'en est pas moins sournois. Il accompagne
en conséquence comme une ombre grandissante, et avec des temps de
carence plus ou moins longs, les œuvres que cette technique a voulues, et
dont elle a eu si souvent besoin. Ces temps de carence sont des délais de
grâce qui réduisent l'avancée du progrès. Il est plus difficile d'éviter de
s'introduire clandestinement sur mille chemins que d'éviter l'atrocité
exceptionnelle et sans équivoque de la guerre. Le choix plus simple qui
consisterait à suspendre toute action nous est ici refusé, car nous devons
poursuivre l'exploitation technique de la nature. Comment et dans quelles
proportions, telles sont les deux seules questions qui subsistent ; de même,
celle de savoir si nous sommes maîtres de la nature ou si nous pouvons le
devenir est-elle l'une des questions les plus graves en ce qui concerne la
liberté humaine. Or tel est bien également l'objet de mes réflexions
aujourd'hui.
Francfort est le lieu tout indiqué pour commencer mon allocution sur des
paroles de Goethe. Faust mourant les prononce en guise d'avant-propos à la
victoire que l'homme a remportée sur la nature lorsque, sur ses vieux jours,
il entreprend de gagner une nouvelle terre cultivable sur la mer :
[À bien des millions j'ouvre ainsi des conquêtes
Pour vivre librement, sinon en sûreté.]
Prés verdoyants, féconds ; là-bas, hommes et bêtes
Sur les terrains nouveaux marchent avec fierté…
Dehors, jusqu'au sommet rongeant de toute part,
Si le flot furieux veut percer la muraille,
Chacun court à la brèche et d'un élan travaille…
Ainsi toujours actifs, cernés par le danger,
Enfants, hommes, vieillards verront les jours changer.
J'aimerais contempler ce peuple qui se presse,
Libre sur un sol libre, en son sein me plonger 2 !

Quelle vision grandiose ! L'attaque que la technique fait subir à la nature


ne saurait être décrite en termes plus élogieux. Certes, des moyens funestes
–  le pacte avec le diable, l'injustice, un acte de violence  – assombrissent
bien au sein de cette œuvre elle-même la voie qui mène au but triomphal,
mais cela n'empêche pas ce dernier de resplendir dans sa propre lumière.
Mais resplendit-il encore pour nous ? La vue de celui qui est d'ores et déjà
aveugle 3 est-elle encore capable de nous éclairer sur ce que nous devons
aujourd'hui penser des conquêtes de la civilisation sur la nature ? À l'époque
de Goethe déjà, au début de la révolution industrielle, le tableau d'un
bonheur essentiellement agraire était révolu. C'était désormais autour des
locomotives et non plus des cheminées des chaumières que se « pressait » le
peuple, ce qui n'avait rien à voir avec ce dont Faust avait rêvé. Depuis lors,
le progrès n'a fait que s'amplifier de manière inouïe et, compte tenu de
l'exode rural et de l'urbanisation qui l'ont accompagné, il n'a décidément
plus rien de commun avec ce rêve.
Mais il s'agit avant tout de comparer le danger qui « cerne » l'humanité
dans le poème de Goethe avec celui que nous encourons actuellement.
Faust parle du flot furieux surgi du dehors, et qui menace de nous encercler.
Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors  ?
Provient-il de l'élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux
formations artificielles de la culture  ? C'est encore parfois le cas, mais un
flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l'intérieur même
et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force
débordante de nos actions qui relèvent de la culture. C'est désormais à partir
de nous que s'ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre
poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en
un cloaque pour l'homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons
davantage protéger l'océan contre nos actions que nous protéger de l'océan.
Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne
l'était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux
pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d'admiration
que nous avons accomplies pour assurer la domination de l'homme sur les
choses. C'est nous qui constituons le danger dont nous sommes
actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s'agit
là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que
nous connaissons n'est jamais née d'une impulsion salvatrice commune.
Chacun d'entre vous comprend ce que j'ai voulu dire en recourant à la
comparaison du flot et des brèches que nous frayons. Les débats de cette
décennie concernant le nucléaire, l'écologie, la bio-éthique et le génie
génétique ont fourni d'innombrables occasions de s'exprimer, donnant ainsi
naissance à un chœur public qui n'a cessé de s'accroître, dont la thématique
elle-même s'est développée, et au sein duquel ma voix n'est qu'une voix
parmi d'autres. L'euphorie du rêve faustien s'est dissipée et nous nous
sommes réveillés dans la lumière diurne et froide de la peur. Il ne faut
pourtant pas céder au fatalisme, la panique apocalyptique ne doit jamais
nous faire oublier que la technique est l'œuvre de notre propre liberté
humaine et que ce sont les actions engendrées par cette liberté qui nous ont
conduits au point où nous en sommes actuellement. Et ce sont lesdites
actions qui décideront de l'avenir global qui, pour la première fois, est aux
mains de cette même liberté –  laquelle subsiste en dépit des contraintes
qu'elle se crée en continuant à emprunter la même voie. Je parle de la liberté
en tant qu'attribut générique, et qui n'est pas encore la liberté politique,
même si elle la rend possible. C'est à son propos, à propos de sa racine
naturelle, de la voie qu'elle se fraye dans la technique, de son obligation et
aussi – quoique timidement – de l'espérance qu'elle autorise, que je voudrais
maintenant m'exprimer.
 
1. En ce qui concerne tout d'abord sa racine biologique, on peut dire que
la liberté de l'homme, en tant qu'elle est un attribut générique, a son
fondement dans l'équipement organique du corps, lequel se caractérise par
la station debout, la disponibilité de la main pour la manipulation des
choses, le regard frontal, la voix modulable à l'infini et, par-dessus tout, par
cet extraordinaire cerveau, qui dispose de façon centrale de ces capacités 4.
Or, la puissance de disposer du cerveau consiste déjà en ce que la faculté
d'imagination peut façonner à volonté les images 5 des choses dont on se
souvient, celles que nos yeux nous ont proposées, et en ébaucher de
nouvelles, autrement dit, elle peut se représenter le possible. Ensuite, la
main, qui est au service de la volonté, peut traduire de façon extérieure
l'image intérieure et la remanier en conformité avec les choses elles-mêmes,
par exemple en fabriquant des outils 6 destinés à une nouvelle
transformation. Et la voix, qui est également au service de la volonté,
façonne la langue, ce moyen sensible et souverain de la liberté. D'un point
de vue extérieur, elle rend possible la société en tant que sujet durable d'une
connaissance qui ne fait que s'accroître et, d'un point de vue intérieur, elle
rend possible la pensée, qui s'élève à partir de la représentation sensible.
Équipé d'une double liberté, tant spirituelle que corporelle, l'homme
s'engage sur sa voie et il déploie son monde d'artefacts en tant qu'il est
l'œuvre de cette liberté dans le monde de la nature. Ainsi le veut sa propre
nature et le reste de la nature doit le supporter.
 
2.  Qu'est-ce que cela signifie pour elle  ? Jusqu'à présent, la loi de la
multiplicité de la vie consistait en ce que, parmi les espèces, la lutte pour
l'existence aboutissait à un équilibre approximatif, au sein duquel le tout se
maintenait en contradiction avec les parties. La multiplicité elle-même
naissait déjà de la lutte qu'elle entretenait en permanence et qu'elle
transformait lentement, produisant de nouvelles espèces au prix de la
disparition d'autres espèces. Dans cette mesure, la parole d'Héraclite selon
laquelle le combat est le père de toutes choses s'applique bien ici. Mais il
s'agit d'un combat qui, par essence, s'accorde avec une coexistence au sein
de laquelle chacun ne peut faire que ce que sa nature lui prescrit, et où
même le plus fort restitue finalement à l'ensemble de la communauté ce
qu'il lui a pris. Or, désormais, le plus fort est celui qui est complètement
affranchi de toute prescription par rapport à son espèce, celui qui bouleverse
toutes ces relations. Compte tenu de la supériorité unilatérale que lui
confèrent ses armes non plus naturelles mais artificielles, l'homme a rompu
le cercle de l'équilibre symbiotique. Il détruit les limites que le conflit ne
faisait jusqu'à présent que poser. Il ne restitue plus de façon utile ce qu'il
prend au tout, et se livre ainsi à son exploitation abusive.
Au cours de la conquête de sa surpuissance, l'homme voyait qu'elle était
encore l'œuvre d'une intelligence toujours plus haute et inventive  ; mais
l'utilisation de cette surpuissance l'a rendu aveugle et il l'est demeuré aussi
longtemps que les châtiments de la terre ont été masqués par l'éclat de sa
victoire. Cette longue parenthèse de l'aveuglement est désormais dépassée :
la relation de l'homme à la nature est entrée dans une nouvelle phase.
 
3. En quoi consiste la nouveauté, et comment est-elle advenue ? L'un des
facteurs tient à notre accroissement biologique extrêmement rapide et au
simple fait que les besoins organiques menacent d'excéder les ressources
alimentaires de la planète. Mais il est également un autre facteur, nullement
organique celui-là, à savoir le saut qualitatif qui s'est opéré dans notre
puissance technologique et qui résulte du lien vieux de presque deux cents
ans entre la technique et les sciences exactes de la nature. La théorie pure en
devenant pratique, événement unique en son genre et que l'on peut dater et
circonscrire à l'Occident, a consacré une supériorité unilatérale de l'homme,
dont les interventions sur les ordres de grandeurs, sur l'espèce et sur la
profondeur constituent désormais une telle menace pour l'ensemble de la
nature terrestre présente et à venir qu'ici aussi la liberté a finalement été
contrainte d'ouvrir les yeux. Or, elle voit qu'une trop grande victoire menace
celui-là même qui l'a remportée. Cette nouveauté qualitative peut être
illustrée d'un seul exemple, qui explique également ce que j'entends par la
nouvelle « profondeur » de nos interventions. La technique prémoderne tout
entière était macroscopique, comme l'étaient également les instruments
anciens ou comme l'est aujourd'hui encore la machine. En manipulant des
grandeurs relatives au monde corporel visible, la technique se tenait encore
pour ainsi dire à la superficie des choses. Depuis, elle a pénétré jusqu'au
niveau moléculaire : elle peut désormais le manipuler, et créer à partir de là
une matière qui n'a jamais existé, modifier les formes de la vie, libérer des
forces. Jamais auparavant, on n'a serré d'aussi près le génie de la nature
dans ses composantes. C'est à partir des tréfonds de la nature que la
technique gouverne le niveau supérieur et, à partir de l'infinitésimal, qu'elle
gouverne ce qui est immense. Cette capacité à créer au « cœur » même des
choses implique l'apparition de nouveaux dangers, liés à la nouvelle
puissance. L'un d'entre eux consiste à charger l'environnement de
substances dont son métabolisme ne peut pas venir à bout. À la dévastation
d'ordre mécanique vient s'ajouter l'intoxication chimique et radioactive. Et,
dans la biologie moléculaire, on voit apparaître la tentative prométhéenne
de bricoler notre propre « image » à partir d'une amélioration de l'embryon.
Ainsi l'accroissement de la puissance a-t-il pour origine un accroissement
de connaissance. Or, cette même connaissance qui règne dans la technique
nous donne du même coup la possibilité de calculer ses effets globaux et à
venir. Car, dès lors qu'elle a les yeux ouverts, la liberté doit bien reconnaître
que c'est à cause d'elle que le tout est en jeu, et qu'elle seule en porte la
responsabilité. Et j'en viens ainsi, après la racine, et après la puissance de
notre liberté, à son obligation.
 
4.  S'imposer des limites est la première obligation de toute liberté, la
condition même de son existence, car c'est seulement ainsi qu'une société –
  sans laquelle l'homme ne peut pas être, pas plus qu'il ne peut asseoir sa
domination sur la nature – est possible. Plus la société elle-même est libre,
c'est-à-dire moins la liberté naturelle de l'espèce sera compromise par la
domination de l'homme sur les autres hommes, et plus l'obligation d'une
limitation volontaire dans la relation entre les hommes apparaîtra évidente
et indispensable. Or c'est désormais quelque chose de semblable qui
intervient dans la relation de l'humanité à la nature. Notre puissance nous a
rendus plus libres, et cette liberté comporte précisément ses obligations, de
façon unilatérale cette fois-ci, il est vrai. Du fait qu'elle accompagne d'une
même allure les actions engendrées par notre puissance, notre obligation
s'étend désormais à la terre tout entière et au lointain futur. Elle constitue
une obligation pour nous tous car nous participons tous aux profits de la
puissance collective et nous en jouissons. Or, notre obligation nous dit qu'il
nous faut réfréner notre puissance ici et maintenant, c'est- à-dire qu'il nous
faut réduire notre consommation pour le bien d'une humanité future, que
nous ne serons plus là pour voir. Notre nature morale est-elle aussi équipée
en vue de cette fin, de même qu'elle l'est pour la relation de proximité entre
les hommes  ? La justice, le respect, la compassion, l'amour –  des
impulsions de ce genre qui sont latentes en nous et que la réalité de l'être-
ensemble réactive – nous aident à sortir de l'étroitesse de l'égoïsme. Or, il
n'existe rien de semblable qui puisse susciter en nous l'incarnation abstraite
d'un hypothétique futur de l'essence humaine, d'autant que la peur des
représailles fait complètement défaut en ce domaine. Mais nous n'en avons
pas moins l'idée de la responsabilité, et nous sommes fiers de disposer de
cette faculté. De même disposons-nous d'un sentiment profondément enfoui
en nous qui s'exprime de façon très archaïque dans la relation parents-
enfants, où le souci dépasse toute immédiateté dans un futur qui lui est
étranger. C'est lorsque ce sentiment s'amplifie en idée qu'on peut construire
le pont qui mène de l'éthique du prochain à l'éthique du lointain, à ce qu'on
ne peut qu'imaginer et qui ne peut encore nous parler avec aucune voix,
mais dont nous savons qu'il est confié à notre puissance et à notre liberté.
La responsabilité ne signifie en effet rien d'autre si ce n'est que quelque
chose vous a été confié.
Celui qui s'exprime ainsi doit à vrai dire abandonner la question qui ne se
pose pas de prime abord au nourrisson au berceau, et qui serait perverse :
pourquoi, d'une manière générale, doit-il y avoir un « après », c'est-à-dire,
dans notre cas, une humanité sur terre, ou encore pourquoi doit-il y avoir de
la vie  ? Je ne vous infligerai pas la réponse que j'ai cherchée à cette
question, mais je me contenterai simplement ici de soumettre à votre
approbation l'idée suivante –  laquelle va à l'encontre de la philosophie de
Schopenhauer et de Bouddha, de la doctrine des gnostiques et des
nihilistes : la multiplicité de la vie, qui surgit d'un effort infini du devenir,
doit être considérée comme un bien ou comme une « valeur en soi », et la
liberté de l'homme qui en résulte constitue le sommet de ce pari axiologique
pour la valeur. Tel est ce qui soumet celui qui est porteur de cette
distinction, en même temps que de sa puissance –  dont on a désormais
reconnu qu'elle constitue une menace pour le Tout  – à cette obligation.
Ainsi l'éthique revêt-elle pour la première fois une dimension quasi
cosmique, qui va bien au-delà de tous les rapports d'homme à homme.
 
5.  Cela étant admis, reste à savoir à qui s'adresse concrètement cet
appel  ? Qui peut s'y conformer  ? Qui doit accomplir jusqu'à son terme le
sacrifice nécessaire ? J'ai évoqué plus haut « notre devoir commun », il me
faut maintenant être plus explicite. Le «  nous  » en question désigne tout
d'abord les sociétés industrielles avancées. Nous autres, qu'on désigne sous
l'appellation d'Occidentaux, avons créé le colosse technologique et nous
l'avons lâché de par le monde : nous sommes les principaux utilisateurs de
ses bienfaits et, de ce fait, les pécheurs les plus invétérés de la terre. Notre
opulence doit, elle aussi, être limitée. Il serait obscène de prêcher la
protection de l'environnement en vue d'un avenir meilleur aux parties de la
terre qui sont affamées et démunies, voire à la totalité du monde. C'est cette
opulence dans laquelle nous vivons qui impose sa contrainte à la nécessité
nue du jour, la poussant jusqu'à la destruction et l'aggravant d'année en
année. Libérer ces parties du monde de cette contrainte doit être l'objectif
prioritaire de toutes les aides au développement, objectif auquel les pays
concernés doivent eux-mêmes contribuer de leur côté, ne serait-ce qu'en
limitant volontairement leur taux de natalité. Mais le véritable problème se
trouve du côté des nantis de cette terre, du côté de ceux qui font ripaille, de
leur culpabilité globale et de leur obligation. C'est un problème qui relève
non pas de l'impuissance mais, au contraire, de la puissance et, ce faisant –
 de façon toujours encore provisoire –, de la liberté. Mais quel en est ici le
sujet  ? La puissance technologique est collective et non pas individuelle.
Par conséquent, seule la puissance collective, c'est-à-dire en définitive la
puissance politique, peut également maîtriser cette liberté. Or, dans les
démocraties parlementaires, la puissance politique émane du peuple dans la
mesure où il élit les gouvernements qui doivent exécuter sa volonté. Par
conséquent, c'est en vertu de la liberté politique que chacun se trouve être
du même coup le sujet individuel de cette nouvelle obligation. Mais c'est la
multitude qui décide et elle ne se déterminera pas d'elle-même à prendre en
vue le lointain de façon altruiste dans le cours quotidien des choses, c'est-à-
dire à renoncer aux intérêts et aux avantages qu'elle réclame actuellement.
Et, pourtant, la persistance même de la liberté dépend d'une telle attitude de
renoncement, faute de quoi elle disparaîtrait dans la banqueroute générale
qu'une indulgence effrénée à l'égard de soi-même ne peut qu'engendrer. J'ai
évoqué un jour dans ce contexte le «  spectre menaçant de la tyrannie  »,
propos qui, au lieu d'être interprété comme un avertissement de ma part, l'a
été en termes de recommandation, c'est-à-dire en fait comme si je défendais
l'idée d'une dictature nécessaire pour maîtriser nos problèmes. En réalité, je
voulais dire que, dans des situations extrêmes, il n'y a pas de place pour les
processus de décision complexes de la démocratie, et telle est la raison pour
laquelle nous devons faire en sorte qu'une telle situation ne puisse pas se
produire. La liberté spécifique à l'homme, son bien biologique, ne peut
disparaître qu'avec lui, mais la liberté politique, qui en est une expression
particulière et extraordinairement rare dans l'histoire, peut, elle aussi,
disparaître par sa faute. Tel serait effectivement le cas si la preuve jusqu'à
présent suprême de toute liberté humaine n'existait pas par elle-même.
Quelles sont ses chances d'existence à venir ? De quels moyens dispose-t-
elle pour ce faire  ? Ce que j'ai à dire à ce sujet est non seulement très
insuffisant mais également incertain, et il ne peut qu'en être ainsi compte
tenu de la nature imprévisible de la liberté.
 
6.  On peut tout d'abord évoquer la voie non institutionnelle, qui
consisterait à éduquer la conscience en général, c'est-à-dire une éducation
telle qu'elle susciterait à la fois la conscience morale et la compétence
qualifiée en la matière, en sorte que toutes deux s'attelleraient spontanément
à cette tâche.
L'éducation ne consiste en rien d'autre qu'à ouvrir les yeux sur ce qu'ils
voient déjà, de manière que chacun puisse à son tour voir la même chose.
Les yeux attestent, comme nous l'avons dit, d'une compétence et telle est
précisément la raison pour laquelle cette vision doit être simultanée, car
c'est seulement grâce au savoir qui résulte de l'union de plusieurs experts
qu'on peut, dans une certaine mesure, apprécier à sa juste valeur l'énorme
éventail du problème. Une explication inlassable par l'intermédiaire de tels
porte-parole peut créer une pression sur l'opinion publique, pression à
laquelle se soumettront également les opposants. Je pense donc non pas à
un « Führer charismatique » – Dieu nous en garde – mais au développement
d'un discernement réaliste et d'un souci public tel qu'il n'a cessé de se
développer chez ceux qui ont les pieds sur terre, et qui soit complètement
affranchi de tout soupçon d'intérêt. Or, depuis quelque temps, on voit
effectivement apparaître une telle attitude en Amérique comme en Europe
sous la forme d'une « Internationale » qui transcende toutes les frontières.
Que tout cela ne demeure pas sans effet, c'est ce dont atteste l'écho qui se
manifeste premièrement dans la conscience publique et, à partir de là, peut-
être aussi dans notre comportement, tant privé que public. Là réside une des
chances de la liberté qui nous offre un espoir.
 
7.  Mais la spontanéité, si elle n'est pas institutionnalisée, n'est pas
durable. Le consensus de principe auquel elle peut parvenir en mettant les
choses au mieux doit être consolidé par le droit public. Or, même si je ne
suis pas très au fait de la question, je me suis néanmoins laissé dire de
source autorisée qu'on pourrait envisager des décrets constitutionnels
prévisionnels, qui retireraient de la fantaisie du marché ces nouvelles
évolutions techniques dont les conséquences, pour exceptionnellement
fécondes qu'elles soient, risquent toutefois d'avoir des retombées
éventuellement irréversibles sur la vie des générations futures. Ces décrets
restreindraient ces évolutions techniques en adoptant à leur égard une
décision législative particulière, que viendraient compliquer de plus longs
moratoires, l'intervention de comités d'experts et autres. Ainsi, pour assurer
la protection des droits fondamentaux de l'individu par le droit
constitutionnel, une protection par le droit constitutionnel des obligations
fondamentales de l'ensemble de la communauté à l'égard de l'avenir s'avère-
t-elle nécessaire. Les choses seraient donc très différentes de ce qu'elles
sont à l'heure actuelle, à savoir que ce qui ne serait pas explicitement
autorisé serait interdit. La démocratie pourrait fort bien s'imposer quelque
chose de ce genre par une réflexion prévisionnelle. Mais cela ne serait
applicable qu'à ce qui est nouveau et à chaque fois spécifique, et non pas à
ce qui est source de malheur et qui est d'ores et déjà à l'œuvre en tant que
tout. Jusqu'à présent, la force publique n'est intervenue que de temps à autre
dans ce domaine, en imposant l'élimination des déchets et, la plupart du
temps, une fois que les dommages commis étaient déjà devenus visibles et
notables. Le flot en tant que tel grossit, même en l'absence de nouveaux
affluents. L'endiguer, prendre des dispositions contre les malheurs dont il
nous menace, exige que nous modifiions nos habitudes de consommateur,
c'est-à-dire notre style de vie et, par conséquent, la structure de la société
tout entière qui est à son service et dont il vit précisément. Comment est-ce
possible sans provoquer par ailleurs d'autres malheurs (comme le chômage
massif, par exemple) encore plus effrayants que le mal plus lointain qu'on
est censé prévenir, je ne le sais pas. Trouver un chemin praticable sur la
ligne de crête entre les deux abîmes, telle est la tâche dévolue aux
économes de la nation. Cela exigerait sans aucun doute qu'on sacrifie la
liberté de marché, mais c'est à ce prix que la liberté publique peut survivre.
 
8.  Dans la mesure où il s'agit ici aussi, compte tenu des éléments de la
volonté qui entrent en ligne de compte, d'une question de psychologie et pas
seulement d'une pure éventualité, la bonne volonté indispensable peut
trouver un renfort très involontaire du côté des choses elles-mêmes.
J'entends par là le choc effectif et répété des catastrophes de petite portée et
qui sont susceptibles de nous inspirer la peur nécessaire face aux grandes
catastrophes résultant de la débauche technologique et qui menacent notre
avenir. Tchernobyl et la mort des forêts ont eu davantage d'impact pour la
plupart d'entre nous que toutes les prédictions qui, pour être perspicaces,
n'en demeurent pas moins abstraites. Nous subirons d'autres catastrophes de
ce genre, et de plus alarmantes encore. Certes, il n'est guère flatteur pour
l'homme d'avoir besoin de cela, mais je vois là pour ma part une
composante de mon espérance modérée. Il est un point, en revanche, sur
lequel cette espérance n'est pas modérée  : les chocs dont j'ai parlé –  à
savoir, les coups de semonce que nous adresse la nature tourmentée  – ne
connaissent aucune frontière territoriale et ils pourraient bien en définitive
rassembler les deux colosses technologiques, le capitalisme occidental et le
communisme des pays de l'Est dans un même refus du danger que tous deux
s'accordent à reconnaître. En d'autres termes, on pourrait ainsi parvenir à
une paix bien meilleure que celle qui résulte d'une intimidation réciproque.
Enfin, mon espérance repose avant tout sur la raison humaine –  celle-là
même qui s'est déjà révélée si stupéfiante dans l'obtention de notre
puissance et qu'il nous faut prendre en main pour la guider et lui imposer
des limites. Désespérer d'elle serait irresponsable et constituerait une
trahison à l'égard de nous-mêmes.
Pour conclure, il nous reste un point sur lequel être très clair : il n'existe
pas de formule passe-partout à notre problème, aucune panacée à la maladie
dont nous souffrons. Le syndrome technologique est beaucoup trop
complexe pour cela et il ne saurait être non plus question de s'en échapper.
Quand bien même effectuerions-nous une importante conversion et
réformerions-nous nos habitudes, le problème fondamental ne disparaîtrait
pas pour autant. Car l'aventure technologique elle-même doit se poursuivre ;
d'ores et déjà les correctifs susceptibles d'assurer notre salut exigent
inlassablement un nouvel enjeu du génie technique et scientifique, lequel
engendre de nouveaux risques qui lui sont propres. Éloigner le danger est
ainsi une tâche permanente, dont l'accomplissement est condamné à
demeurer un ouvrage décousu et souvent même un ouvrage de rapiéçage.
Cela signifie que, quel que soit l'avenir, nous devons effectivement vivre
dans l'ombre d'une calamité menaçante. Mais, être conscients de cette
ombre, comme tel est déjà le cas aujourd'hui, voilà en quoi consiste
paradoxalement la lueur de l'espoir : c'est elle en effet qui empêche que ne
disparaisse la voix de la responsabilité. Cette lueur ne brille pas à la
manière de l'utopie, mais son avertissement éclaire notre chemin tout
comme la foi dans la liberté et la raison. Ainsi le principe responsabilité et
le principe espérance se rejoignent-ils finalement, même s'il ne s'agit plus
de l'espoir exagéré d'un paradis terrestre, mais d'un espoir plus modéré
quant à la possibilité de continuer à habiter le monde à l'avenir et quant à
une survie qui soit humainement digne de notre espèce, compte tenu de
l'héritage qui lui a été confié et qui, s'il n'est certes pas misérable, n'en est
pas moins limité. C'est cette carte que je souhaiterais jouer.
BIBLIOGRAPHIE DE HANS JONAS

Der Begriff der Gnosis. Inaugural dissertation zur Erlangung der


Doktorwürde der hohen philosophi-schen Fakultät der Philipps Universität
zu Marburg, Göttingen, Hubert and Co., 1930.
Gnosis und spätantiker Geist, vol. I : Die mythologische Gnosis, Göttingen,
1934, 1954, 1964 ; vol. II : Von der Mythologie zur mystischen Philosophie,
Göttingen, 1954, 1964.
The Gnostic Religion : the message of the alien God and the beginning of
Christianity, Boston, Beacon Press, 1958, 1963  ; trad. fr. L.  Évrard, La
Religion gnostique. Le message du Dieu étranger et les débuts du
christianisme, Paris, Flammarion, 1978.
Augustin und das paulinische Freiheitsproblem. Ein philo-sophischer
Beitrag zur Genesis der christlichabendli-schen Freiheitsidee,
Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1930.
Zwischen Nichts und Ewigkeit, Vandenhoeck & Ruprecht, 1963  ; textes
rassemblés, traduits et présentés en français par S. Courtine-Denamy ; Entre
le néant et l'éternité, Paris, Belin, 1996.
The Phenomenon of Life. Towards a philosophical biology, New York,
Harper and Row, 1963,1966.
Wandel und Bestand. Vom Grunde der Verstehbarkeit des Geschichtlichen,
Wissenschaft und Gegenwart, Francfort-sur-le-Main, V. Klostermann, 1970.
Organismus und Freiheit. Ansätze zu einer philosophi-schen Biologie,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1973.
Philosophical Essays  : from ancient creed to technological man,
Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1974 et Chicago-Londres, The University
of Chicago Press, 1980.
Das Prinzip Verantwortung. Versuch einer Ethik für die technologische
Zivilisation, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979, 1982, 1984, 1989  ;
trad. fr. J.  Greisch, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la
civilisation technologique, Paris, Éditions du Cerf, 1990.
Macht Oder Ohnmacht und Subjektivität, Francfort-sur-le-Main, Puissance
et impuissance de la subjectivité (Cerf, 2000, trad. C. Arnsperger Revue et
présentée par N. Fagneux). Insel Verlag, 1981, 1987.
On Faith, Reason and Responsability  : six essays, Claremont, Californie,
The Institute for Antiquity and Christianity, 1981.
Reflexionen finsterer Zeit, Tübingen, J.C.B. Mohr, P. Siebeck, 1984.
Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme  –, Francfort-sur-
le-Main, Suhrkamp, 1984, 1987  ; trad. fr. P.  Ivernel (suivie d'un essai de
C.  Chalier), Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Paris,
Payot & Rivages, 1984.
Technik, Medizin und Ethik. Zur Pratik des Prinzips Verantwortung,
Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1985, 1987.
Techniken des Todesaufschubs und das Recht zu sterben  –, Insel Verlag,
Francfort-sur-le-Main, 1985 ; trad. fr. P. Ivernel, Le Droit de mourir, Paris,
Payot & Rivages, 1996.
Friedenpreis des deutschen Buchhandels. Ansprachen anlässlich der
Verleihung, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1987.
Materie, Geist und Schöpfung. Kosmologischer Befund und kosmogonische
Vermutung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988.
Erkenntnis und Verantwortung. Gespräch mit Ingo Hermann in die Reihe
« Zeugen des Jahrhunderts », Voigt, Jürgen, 1991.
Hans Jonas im Gespräch mit Rainer Hegselmann, Gerhard Roth, Hans
Jöng Sandkühler, Christian, Francfort-sur-le-Main, 1991.
Unternehmensethik, Steger, Ulrich, 1991.
Verletze Natur. Ethische Prolegomena, 1991.
Hans Jonas zu Ehren-Reden aus Anlass seiner Ehrenpromotion durch die
philosophische Fakultät der Universität Konstanz am 2  Juli 1991, Von
Patchorski, Alexander Wolters, Gereon Höffe, Otfried Jonas, Sund, Horst,
1992.
Philosophische Untersuchungen und metaphysische Vermutungen,
Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1992  ; trad. fr. et présentation par
S. Cornille et P. Ivernel, Évolution et Liberté, Paris, Payot & Rivages, 2000.
Verstehen und Verantworten. Im Dialog mit Hans Jonas, Böhler, 1993.
Dem bösen Ende näher. Gespräche über das Verhältnis der Menschen zur
Nature, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1993  ; trad. fr., présentation et
notes de S. Courtine-Denamy, Une éthique pour la nature, Paris, Desclée de
Brouwer, 2000.
Philosophie. Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhunderts,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1993 ; Pour une éthique du futur, trad. fr.
et présentation par S. Cornille et P. Ivernel Paris, Payot & Rivages, 1998.
Gedanken über Gott. Drei Versuche, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1994.
Das Prinzip Leben. Ansätze zu einer philosophischen Biologie, Insel verlag
Francfort-sur-le-Main, 1994).
TABLE

Préface
Avant-propos
Remarque préliminaire
 
I - Au plus proche d'une issue fatale
II - Les perspectives éthiques doivent être complétées d'une nouvelle
dimension
III - Le monde n'est ni axiologiquement neutre, ni disponible à volonté
IV - Les machines ne pourront jamais avoir une conscience
V - Nous n'avons pas le droit d'hypothéquer l'existence par notre simple
laisser-aller
VI - La compassion à elle seule ne fonde aucune éthique
VII - Si nous ne sommes pas prêts au sacrifice, il n'y a guère d'espoir
VIII - La prédisposition à la peur est un commandement éthique
IX - Technique, liberté et obligation
 
Bibliographie de Hans Jonas
 

F l a m m a r i o n 
Notes

1. Né en 1884, Rudolf Bultmann, après avoir fait une grande partie de ses
études à Marbourg, où il fut habilité Privat-Dozent en 1912, enseigna de
1915 à 1920 comme professeur extraordinaire à Breslau et à Giessen. En
1921, il revint à Marbourg comme professeur ordinaire, occupant la chaire
de Nouveau Testament à la faculté de théologie. Très influencé par Martin
Heidegger, il se rattache également à l'école de l'histoire de la religion ainsi
qu'à l'école de l'histoire des formes, dont il est à l'origine avec Martin
Dibelius, et qui a imprimé une nouvelle orientation aux études sur Jésus et
l'Évangile. Une préoccupation domine l'œuvre de R.  Bultmann  :
comprendre et faire comprendre le christianisme dans sa réalité historique
et dans sa portée philosophique, théologique et religieuse. Ont été traduits
de lui en français  : Le Christianisme primitif dans le cadre des religions
antiques (Paris, Payot, 1969), Histoire et Eschatologie (Paris, Éditions du
Cerf, 1969), Jésus. Mythologie et démythologisation (Paris, Éditions du
Seuil, 1968), Foi et Compréhension (vol. I : L'histoire de l'homme, vol. II :
Eschatologie et démythologisation, Éditions du Seuil, 1969 et 1970).Hans
Jonas suivit le séminaire de Rudolf Bultmann en 1924 –  où il rencontra
d'ailleurs Hannah Arendt. Ce fut pour lui l'occasion d'une interprétation de
l'Évangile de saint Jean et de sa thèse sur Augustin et le problème paulinien
de la liberté. C'est donc R.  Bultmann qui introduisit Hans Jonas «  dans le
jardin de la gnose  », qui devait le retenir de longues années. Une amitié
indéfectible lia en outre les deux hommes jusqu'à la mort de R. Bultmann,
en 1976. À l'occasion de l'hommage que rendit la faculté de théologie au
grand théologien protestant, deux conférences furent prononcées : l'une par
un théologien néo-testamentaire, également ancien étudiant de Bultmann,
Erich Dinkler de Heidelberg, l'autre par Hans Jonas, philosophe et non-
théologien, juif et non-chrétien. (Pour une étude plus détaillée des rapports
de R.  Bultmann et de Hans Jonas, nous renvoyons le lecteur à notre
traduction de Hans Jonas, Entre le néant et l'éternité, et plus
particulièrement aux pp. 145 à 174, Paris, Belin, 1996) (N.d.T.).
▲ Retour au texte
2. Vol. I : Die mythologische Gnosis, Göttingen, 1934, 1954, 1964.
▲ Retour au texte
3. Vol.  II  : Von der Mythologie zur mystischen Philosophie, Göttingen,
1954,1964.
▲ Retour au texte
4. «  Wandel und Bestand  : vom Grunde der Verstehbarkeit des
Geschichtlichen  », in Durchblicke. Martin Heidegger zum 80. Geburtstag,
V. Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1970.
▲ Retour au texte
5. Insel Verlag, Francfort-sur-le-Main, trad. fr. J. Greisch, Éditions du Cerf,
1990/1998, coll. « Champs », Flammarion.
▲ Retour au texte
6. La Religion gnostique. Le message du Dieu étranger, trad. fr. L. Evrard
Paris, Flammarion, 1978.
▲ Retour au texte
7. Ernst Bloch, Le Principe espérance, trad. fr. F. Wuimart, Paris, Éditions
du Cerf, 1976.
▲ Retour au texte
1. Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation
technologique, op. cit.
▲ Retour au texte
2. Ibid., p. 13.
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Matthias Matussek et Wolfgang Kaden, der Spiegel, le
11 mai 1992.
▲ Retour au texte
2. Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le dernier homme, trad. fr.
D. A. Canal, Paris, Flammarion, 1992-1994. (N.d. T.)
▲ Retour au texte
3. Bertolt Brecht, l'Opéra de quat'sous, in Œuvres complètes, vol. VII, trad.
fr. J. C. Émery, Paris, Éditions de l'Arche, p. 66 (N.d. T.).
▲ Retour au texte
1. L'entretien a été réalisé par Mischka Dammachke, Horst Gronke et
Christoph Schulte, Deutsche Zeitschrift für Philosophie, 1er cahier, 1993.
▲ Retour au texte
2. Allusion au premier ouvrage de Hans Jonas consacré à la religion
gnostique, Gnosis und spätantiker Geist, qui parut à Göttingen en 1934,
alors que l'auteur avait déjà quitté l'Allemagne. Contrairement à ce qui est
affirmé ici, Hans Jonas reprit bien ses recherches sur la gnose, comme en
témoigne la publication en 1958 du volume intitulé The Gnostic Religion
(La Religion gnostique. Le message du Dieu étranger et les débuts du
christianisme, trad. L. Évrard, Paris, Flammarion, op. cit. 1978.) (N.d.T.).
▲ Retour au texte
3. Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive trad. fr. P. Ivernel
(suivi d'un essai de Catherine Chalier), Paris, Rivages poche, 1994. Il s'agit
d'une conférence que Hans Jonas prononça à l'occasion de la remise du prix
Léopold-Lucas en 1984, à l'université de Tübingen, et qui fut publiée dans
Reflexionen finsterer Zeit, de Fritz Stern et Hans Jonas (Tübingen,
J.C.B. Muhr, 1984). Cette conférence reprenait d'ailleurs, en la développant,
«  The Concept of God  after Auschwitz  », in Out of Whirlwind (Éditions
A.H.  Friedlander, New York, Union of American Hcbrew Congregations,
1968, pp.  465-476), ainsi que la conférence dite d'«  Ingersoll  », en 1961,
« Immortalité et esprit moderne » (trad. fr. de S. Courtine-Denamy in Entre
le néant et l'éternité, op. cit., pp. 105-131) (N.d.T.).
▲ Retour au texte
4. En anglais dans le texte (N.d.T.).
▲ Retour au texte
5. Hans Jonas fait ici allusion à l'épilogue sur lequel se concluait la seconde
édition de son ouvrage La Religion gnostique. Le message du Dieu étranger
et les débuts du christianisme, op.  cit.  : «  Gnosticisme, existentialisme et
nihilisme », version révisée d'un article publié pour la première fois en 1952
in Social Research, 19, puis dans une version allemande plus étendue in
Kerigma und dogma, 6, 1960 (N.d.T.).
▲ Retour au texte
6. Il s'agit du sous-titre du Principe responsabilité, op. cit. (N.d.T).
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Christian Schütze, Süddeutsche Zeitung, 11 février 1992.
▲ Retour au texte
2. Ce congrès s'est tenu du 20 au 22  juin 1986 à Essen. Hans Jonas y a
prononcé une communication  : «  Les droits, le droit et l'éthique  : quelle
réponse apportent-ils aux propositions des nouvelles technologies de
procréation  ?  », in Philosophische Untersuchungen und metaphysische
Vermutungen, Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag, 1992 ; trad. fr. P. Ivernel
et S. Cornille in Évolution et Liberté, Paris, Payot & Rivages, 2000 (N.d.T.).
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Norbert Lossau, Die Welt, 29 novembre 1991.
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Wolf Scheller, Allgemeine Jüdische Wochenzeitung,
18 janvier 1990.
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Marion Gräfin Dönhoff et Reinhard Merkel, Die Zeit,
25 août 1989.
▲ Retour au texte
2. Le jeu de mots consiste en ce que la puissance se dit en allemand die
Macht, mot dans lequel on entend le verbe machen, faire (N.d.T.).
▲ Retour au texte
3. Goethe, Ballades et autres poèmes, trad. fr. J. Malaplate, introduction et
notes B. Lortholary, Paris, Éditions Aubier, 1996, p. 137 (N.d. T.).
▲ Retour au texte
4. Peter Singer, philosophe australien contemporain, travaille dans le
domaine de la bioéthique. Il a notamment publié un ouvrage intitulé
Practical Ethics, traduit en allemand dans les années  1980. En 1989,
P.  Singer était invité à participer à un congrès en Allemagne consacré à
l'assistance aux handicapés mentaux. Mais les organisateurs durent annuler
l'invitation et la manifestation tout entière sous la pression publique, Peter
Singer étant en effet considéré par certains comme favorable à l'euthanasie.
Le journal Die Zeit a publié à l'époque un compte rendu dans lequel ses
thèses sont discutées favorablement. (Nous remercions Mme  Ursula Ludz
pour ces précisions) (N.d. T.).
▲ Retour au texte
5. Francfort-sur-le-Main, Insel Verlag et avant-propos de P.  Ivernel 1985.
L'ouvrage a d'abord été publié en anglais en 1978. Trad. fr. Le Droit de
mourir, Paris, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 1996 (N.d. T.).
▲ Retour au texte
6. Dans Le Droit de mourir (op.  cit., p.  78, note 7), Hans Jonas avait
également recours à cet exemple de Karen Ann Quinlan, qui mourut en juin
1985 après un coma de dix ans, et il appelait de ses vœux une réforme
juridique qui ne dépende pas d'un constat de mort  : «  Dans des cas
semblables […] des aides au maintien en vie peuvent être stoppées sans
décision de justice particulière avec l'accord des proches » (N.d. T.)
▲ Retour au texte
7. L'autorisation d'anéantir les vies qui ne méritent pas d'être vécues.
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Christine Claussen et Heinrich Jaenecke, Stern, 23  juin
1988.
▲ Retour au texte
1. Entretien avec Alexander U. Martens, Süddeutsche Zeitung, 7 août 1981.
▲ Retour au texte
1. Discours de remerciement à l'occasion de la remise du prix de la Paix des
libraires allemands le 11  octobre 1987 à Francfort-sur-le-Main, in  : Hans
Jonas, Wissenschaft als persönliches Erlebnis, Göttingen, 1987. Reproduit
grâce à l'aimable autorisation des éditions Vandenhoeck & Ruprecht de
Göttingen. Se trouvent ici inclus des fragments du manuscrit tel qu'il avait
été originalement élaboré et que Hans Jonas a supprimés lors de sa
conférence.
▲ Retour au texte
2. Goethe, Faust  II, acte  V, trad. fr. J.  Malaplate, préface et notes
B. Lortholary, Paris, Flammarion, 1984, p. 479 (N.d.T.).
▲ Retour au texte
3. Allusion au sort que Souci a jeté au vieux Faust  : « Aveugle, l'homme
l'est tout le long de sa vie. Toi, deviens-le, Faust, à la fin  », in Faust  II,
op. cit., acte V, p. 476 (N.d.T.).
▲ Retour au texte
4. Dans «  Outil, image et tombeau. Du transanimal dans l'humain  »,
H. Jonas, réfléchissant sur « ce qu'il y a d'essentiellement transanimal dans
l'homme  », sélectionnait quelques caractéristiques de l'humain, au nombre
desquelles « le cerveau agrandi, la main, la station verticale » (Évolution et
Liberté, op. cit., p. 63) (N.d.T.).
▲ Retour au texte
5. Contrairement à la production d'outils, la fabrication d'images, même les
plus frustes, témoigne non seulement d'une différence de degré avec
l'animal, mais d'une différence d'essence. H.  Jonas reprend ici une thèse
qu'il soutenait depuis 1961 dans son article «  Homo Pictor und die
Differentia des Menschens », in Entre le néant et l'éternité, op. cit. (N.d.T.).
▲ Retour au texte
6. Cf. «  Outil, image et tombeau  », op.  cit., pp.  65-66. Même si la toile
d'araignée n'est pas véritablement un outil du fait qu'elle est naturelle et non
pas artificielle, il n'en reste pas moins, aux yeux de H. Jonas, que « la liberté
dans la création d'outil, transanimale de par sa motivation et sa
détermination, de par tout son caractère utilitaire, est encore dans la plus
étroite relation avec le domaine de la nécessité animale, dont elle sert les
besoins sur le mode transanimal » (N.d.T.).
▲ Retour au texte

Vous aimerez peut-être aussi