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Du même auteur

AUX MÊMES ÉDITIONS

Karl Jaspers
et la philosophie de l’existence
(avec Mikel Dufrenne)
1947
« La Couleur des idées », 2000

Histoire et vérité
« Esprit », 1955, 1964, 1978
et « Points Essais » no 468, 2001

De l’interprétation
Essai sur Freud
« L’Ordre philosophique », 1965
et « Points Essais » no 298, 1995

Le Conflit des interprétations


Essais d’herméneutique I
« L’Ordre philosophique », 1969
et « Points Essais » no 706, 2013

La Métaphore vive
« L’Ordre philosophique », 1975
et « Points Essais » no 347, 1997

Temps et récit
1. L’intrigue et le récit historique
« L’Ordre philosophique », 1983
et « Points Essais » no 228, 1991

Temps et récit
2. La configuration dans le récit de fiction
« L’Ordre philosophique », 1984
et « Points Essais » no 229, 1991

Temps et récit
3. Le temps raconté
« L’Ordre philosophique », 1985
et « Points Essais » no 230, 1991

Du texte à l’action
Essais d’herméneutique II
« Esprit », 1986
et « Points Essais » no 377, 1998

Soi-même comme un autre


« L’Ordre philosophique », 1990
et « Points Essais » no 330, 1996, 2015

Lectures
1. Autour du politique
« La Couleur des idées », 1991
et « Points Essais » no 382, 1999
Lectures
2. La contrée des philosophes
« La Couleur des idées », 1992
et « Points Essais » no 401, 1999

Lectures
3. Aux frontières de la philosophie
« La Couleur des idées », 1994
et « Points Essais » no 541, 2006

L’Idéologie et l’Utopie
« La Couleur des idées », 1997
et « Points Essais » no 538, 2005, 2016

Penser la Bible
(avec André LaCocque)
« La Couleur des idées », 1998
et « Points Essais » no 506, 2003

La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli


« L’Ordre philosophique », 2000
et « Points Essais » no 494, 2003

Anthologie Paul Ricœur


(textes choisis et présentés
par Michaël Fœssel et Fabien Lamouche)
« Points Essais » no 576, 2007

Écrits et conférences
1. Autour de la psychanalyse
« La Couleur des idées », 2008

Amour et justice
« Points Essais » no 609, 2008

Écrits et conférences
2. Herméneutique
« La Couleur des idées », 2010

Être, essence et substance chez Platon et Aristote


Cours professé à l’université de Strasbourg en 1953-1954
« La Couleur des idées », 2011

Écrits et conférences
3. Anthropologie philosophique
« La Couleur des idées », 2013

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Gabriel Marcel et Karl Jaspers


Philosophie du mystère et philosophie du paradoxe
Éd. du Temps présent, 1948

Philosophie de la volonté
I. Le Volontaire et l’Involontaire
Aubier, 1950, 1988
et Seuil, « Points Essais » no 622, 2009
II. Finitude et culpabilité
1. L’homme faillible
2. La symbolique du mal
Aubier, 1960, 1988
et Seuil, « Points Essais » no 623, 2009

Edmund Husserl
Idées directrices pour une phénoménologie
(traduction et présentation)
Gallimard, 1950, 1985

À l’école de la phénoménologie
Vrin, 1986, 2004

Le Mal
Un défi à la philosophie et à la théologie
Labor et Fides, 1986, 2004

Réflexion faite
Autobiographie intellectuelle
Esprit, 1995

Le Juste 1
Esprit, 1995

La Critique et la Conviction
Entretiens avec François Azouvi
et Marc de Launay
Calmann-Lévy, 1995
et Hachette, « Hachette Littératures », 2002
et Pluriel, 2011, nouvelle éd. 2013

Autrement
Lecture d’Autrement qu’être au-delà de l’essence
d’Emmanuel Levinas
PUF, 1997

Ce qui nous fait penser


La nature et la règle
(avec Jean-Pierre Changeux)
Odile Jacob, 1998

L’Unique et le Singulier
L’intégrale des entretiens d’Edmond Blattchen
Alice, 1999

Entretiens
(avec Gabriel Marcel)
Présence de Gabriel Marcel, 1999

Le Juste 2
Esprit, 2001

L’Herméneutique biblique
(textes réunis et traduits de l’anglais
par François-Xavier Amherdt)
Cerf, 2001

Sur la traduction
Bayard, 2004
Les Belles Lettres, 2016

Parcours de la reconnaissance
Trois études
Stock, 2004
et Gallimard, « Folio essais », 2005

Cinq études herméneutiques


Textes publiés aux éditions Labor et Fides entre 1975 et 1991
Labor et Fides, 2013

Dialogue sur l’histoire et l’imaginaire social


(avec Cornelius Castoriadis)
Éditions de l’EHESS / INA, 2016

Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale


Labor et Fides, 2016
CET OUVRAGE EST PUBLIÉ SOUS LA RESPONSABILITÉ ÉDITORIALE
DE JEAN-LOUIS SCHLEGEL DANS LA COLLECTION
« LA COULEUR DES IDÉES »

ISBN 978-2-02-135333-4

© Éditions du Seuil, avril 2017,


pour la préface et la présente édition

© Éditions l’Harmattan, 1997,


pour le texte « L’éthique entre le mal et le pire », paru
dans Éthique médicale ou bioéthique ?, Christian Hervé (éd.),
collection « L’Éthique en mouvement »

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Préface - Paul Ricœur, éducateur politique

1 - J’attends la renaissance

2 - Esquisse d’un plaidoyer pour l’homme capable

3 - Paul Ricœur : Agir, dit-il

4 - La Cité est fondamentalement périssable Sa survie dépend de nous

5 - L’histoire comme récit et comme pratique

6 - Justice et marché Dialogue entre Michel Rocard et Paul Ricœur

Une éthique de responsabilité

Des procédures aux valeurs

État, violence et légitimité

7 - Pour une éthique du compromis

8 - Quoi de neuf sur la guerre ?


9 - Le mal est un défi pour la philosophie

10 - L’éthique, le politique, l’écologie

11 - L’éthique, entre le mal et le pire

Éthique et bien-vivre

Éthique et réciprocité

Éthique et exception

Éthique et dogmatisme

12 - Art, langage et herméneutique esthétique

Liste et origine des textes


PRÉFACE

Paul Ricœur, éducateur politique

« On ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin ». Cet aveu
d’ignorance, présent dans le premier des entretiens réunis ici, a souvent été
prononcé par Paul Ricœur. Qu’il s’agisse de rendre compte de la cohérence
interne de son œuvre, de ses engagements intellectuels ou de ses prises de
position politiques, Ricœur n’a jamais cru que le savoir biographique puisse
accéder au rang de science. Le concept d’« identité narrative » permet de
neutraliser ce que la question de l’unité de sa vie peut avoir
d’impressionnant pour celui qui la pose 1. Un récit permet de coordonner
dans une intrigue la contingence des événements avec les nécessités liées au
caractère ou aux ancrages historiques du sujet. Plutôt qu’à la raison, il
revient à l’imagination d’articuler le hasard au destin. De nouveaux récits
sont toujours possibles à propos d’une même série d’événements, tous ne
sont du reste pas racontés en première personne. La pluralité des intrigues
évite ainsi la confusion entre le passé révolu et l’inéluctable.
Le souci de ne pas conclure prématurément se retrouve dans la plupart
des dialogues qu’on va lire dans ce volume. Bien sûr, ces derniers sont
historiquement situés : réalisés entre 1981 et 2003, ils correspondent à ce
que l’on pourrait appeler l’œuvre de la pleine maturité, celle qui s’ouvre
avec Temps et récit (le premier volume paraît en 1983) et s’achève avec
Mémoire, Histoire, Oubli (2000). D’un point de vue biographique, cette
période correspond à un retour de Paul Ricœur sur la scène intellectuelle
française. « Retour » parce que, dans les années 1950 et 1960, Ricœur a pris
une part importante au débat public, en particulier dans la revue Esprit. Il
fixe pendant cette période les règles de ce qu’il conçoit comme
l’engagement du philosophe dans la cité. Comme on va le voir, cette
déontologie de la prise de parole publique ne variera plus.
Les années 1970 marquent toutefois une prise de distance avec la scène
intellectuelle française. Là encore, le partage entre destin et hasard est
difficile à faire. Ricœur s’abstient d’intervenir dans un champ dominé par le
marxisme et le structuralisme, il réserve sa parole à la suite des
incompréhensions qu’a générées sa position institutionnelle à Nanterre en
1969, mais il profite aussi de l’opportunité qui lui est offerte d’enseigner
aux États-Unis pour se confronter à de nouvelles approches philosophiques.
Peut-être fait-il droit, en outre, à une conviction qu’il ne cesse de rappeler :
celle de l’opacité du présent pour ses contemporains. Physiquement absent
des débats qui animent la France intellectuelle, il s’y confronte à distance de
la rumeur médiatique. C’est depuis Chicago qu’il étudie l’interprétation de
Marx par Althusser 2.
Les entretiens réunis dans ce volume s’inscrivent donc dans une période
où Ricœur juge à nouveau possible de faire entendre sa voix en France. Le
hasard des sollicitations joue un rôle important, mais il ne fait guère de
doute que l’effacement des polarités idéologiques au cours des années 1980
favorise ce retour en grâce. Ce qui devient audible n’est pas la
« modération » ou l’« œcuménisme » que l’on a tant de fois reproché au
philosophe, mais la méthode à laquelle il soumet chacune de ses
interventions. L’une des caractéristiques de la pensée de Ricœur consiste, en
effet, à ne jamais séparer l’étude d’un problème (la volonté, l’interprétation,
l’agir, le temps, etc.) et les questions de méthode. Il n’y a pas de hiatus entre
ce que fait la philosophie et la réflexion sur ce qu’elle peut : décrire la
volonté, c’est s’interroger sur les limites de la phénoménologie à l’égard de
la question du mal 3 ; penser le temps, c’est déléguer au récit ce que la
raison seule ne parvient pas à comprendre 4.
Ce qui vaut de la philosophie, vaut du philosophe qui s’exprime
publiquement sans se revendiquer d’un savoir de surplomb. Ricœur
thématise cette méthode d’intervention dès 1965 dans « Tâches de
l’éducateur politique », son texte le plus abouti sur la question de
l’engagement 5. Malgré ses accents platoniciens, la formule « éducateur
politique » renvoie à l’exigence pédagogique que Ricœur appréciait chez
Pierre Mendès-France et qu’il retrouvera plus tard chez Michel Rocard
(voir leur dialogue, ici). Pour autant qu’il expose sa pensée au risque de la
transformation sociale, le philosophe est, lui aussi, tenu de préciser les plans
de son intervention. Dans ce texte, Ricœur distingue trois niveaux de la
société : l’« outillage » (modes de production et accumulation globale des
techniques), les « institutions » (dont le caractère est lié aux cultures
nationales), les « valeurs » (qui prétendent à l’universel). La parole de
l’éducateur politique ne peut rester confinée au niveau abstrait des valeurs
si elle veut échapper au risque de sombrer dans « l’illusion mortelle d’une
conception désengagée, désincarnée, de l’intellectuel ».
Plutôt que de légiférer, le philosophe doit traverser l’univers des outils
et la sphère des institutions. Le vocabulaire changera, mais l’exigence se
retrouve dans les entretiens que l’on va lire. Pour échapper à la
technocratie, l’éducateur politique fait paraître ce qui, dans les sociétés
existantes, échappe déjà au règne du commensurable. C’est l’enjeu de la
réflexion ricœurienne sur l’hétérogénéité des biens sociaux et les
différences entre les « sphères de justice » (Michael Walzer). Au moment
même où disparaît la bureaucratie soviétique, Ricœur met en garde contre
l’apparition, au sein du capitalisme triomphant, d’autres formes de pouvoirs
administrés. La fausse homogénéité de l’« outillage » peut, en effet, donner
l’illusion d’une société autorégulée où les choix ne sont faits par personne
et n’appellent en conséquence aucune confrontation. À ce niveau, la
responsabilité de l’intellectuel consiste à réintroduire du conflit. Ce maître
mot ricœurien signe l’apport du philosophe à une critique du technicisme et
de l’économisme. Derrière le rendement des machines et les logiques
apparemment anonymes de la croissance, on trouve des décisions prises
dans un contexte conflictuel qui a été refoulé. La première tâche de
l’éducateur politique consiste à rouvrir un espace pour la confrontation
démocratique là où la volonté semble avoir capitulé devant la rationalité des
instruments 6.
Le deuxième niveau est celui des « institutions », il touche aux
principes qui président aux choix du préférable (égalité, liberté, justice).
Une fois qu’il est établi que la créativité humaine est à l’œuvre même dans
le domaine de la technique et de l’économie, se pose le problème des
critères de l’action. On trouvera dans les pages qui suivent des essais
d’application à des cas concrets des distinctions que Ricœur a établies dans
le domaine de l’agir. En particulier, les trois niveaux de la morale (éthique
de la vie bonne, déontologie des normes, sagesse pratique en situation)
permettent d’éclairer les difficultés rencontrées par la médecine (voir ici) ou
dans les relations internationales (voir ici). Ici encore, la pluralisation des
points de vue constitue une contribution précieuse de l’éducateur politique.
Ricœur marque les limites des conceptions procédurales de l’État de droit
en s’installant dans les apories ouvertes par la démocratie. Le moment des
institutions est fondamental parce qu’il organise la confrontation sans
jamais y mettre un terme définitif. La stratégie ricœurienne demeure celle
de la « voie longue » : l’impossibilité (moderne) de trancher entre des
conceptions substantielles du bien incline vers une culture du conflit. Sans
elle, le compromis se perd inévitablement dans la compromission (voir ici).
Ce double effort de clarification conceptuelle (au niveau des techniques
et au niveau des institutions) participe déjà de l’engagement de
l’intellectuel. Ce dernier n’a pas vocation à se prononcer sur les « valeurs »,
comme si sa parole était déliée de toute responsabilité historique. L’article
de 1965 insiste sur ce point en empruntant à Max Weber la distinction entre
« morale de la responsabilité » et « morale de la conviction ».
L’engagement de l’intellectuel n’est pas seulement accordé à sa liberté, il
découle aussi du fait d’être d’ores et déjà engagé dans une histoire dont
l’individu ne maîtrise pas tous les paramètres. Sa responsabilité consiste à
explorer les « paradoxes du politique » plutôt que de s’en remettre aux
certitudes dictées par sa conscience 7. Est-ce à dire que l’éducation politique
se borne à un appel au réalisme justifié par les nécessités du pouvoir ? Il
n’en est rien. L’éducateur politique n’accomplit sa tâche qu’en rappelant
« la pression constante que la morale de conviction exerce sur la morale de
responsabilité 8 ». Cette pression reçoit le nom d’« utopie » : on le
retrouvera souvent prononcé dans les entretiens réunis dans ce volume 9.
Autant l’analyse sociale et institutionnelle opère une variation des
possibles en s’appuyant sur ce qui existe déjà, autant l’utopie fait paraître
un possible radicalement neuf. Sa dimension est celle de l’exil hors des
ordres politiques et économiques institués. Ricœur a longtemps plaidé en
faveur des utopies concrètes à l’œuvre, par exemple dans certaines
communautés ecclésiales. Celles-ci pratiquent à l’intérieur du monde des
formes d’associations qui échappent aux logiques de la domination
technique 10. Plus tard, il définira l’utopie comme une formation de
l’imaginaire social qu’il faut confronter à l’idéologie : celle-ci intègre
l’action à une symbolique sociale qui lui préexiste, celle-là se revendique
d’un « nulle part » depuis lequel les idéologies apparaissent dans leur
contingence 11. Expression collective d’un imaginaire constituant, l’utopie
remplit une fonction subversive. En répondant à son appel, une conscience
située dans un monde d’outillages et d’institutions devient une conscience
de « nulle part ».
L’éducateur politique partage ainsi sa tâche entre l’exploration d’un ici
et la désignation d’un ailleurs. Certes, « nous percevons encore des îlots de
rationalité, mais nous n’avons plus les moyens de les situer dans un grand
archipel de significations uniques et englobantes ». De même qu’il n’existe
pas un grand récit récapitulant le passé, aucune utopie n’est plus en mesure
de résumer l’avenir désirable. Il reste que, selon Ricœur, la créativité
sociale des hommes désigne la source commune des logiques
institutionnelles déjà présentes et des horizons qui les dépassent.
L’engagement du philosophe tient dans la promesse de raviver cette source
au moment où elle semble se tarir sous le poids de contraintes du « réel ».
Michaël Fœssel

1. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, éd. du Seuil, 1990, p. 169-198
(« Points Essais », 1996) et « La vie : un récit en quête de narrateur », dans Autour de
la psychanalyse, Essais et conférences 1, Paris, éd. du Seuil, 2008, p. 257-276.
2. Voir Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, trad. fr. de Myriam Revault d’Allonnes et
Joël Roman, Paris, éd. du Seuil, 1997, p. 149-214, (« Points Essais », 2005).
3. Voir Paul Ricœur, La Symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960.
4. Voir Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, éd. du Seuil, 3 vol., 1983 et 1985 (« Points
Essais », 1991).
5. Paul Ricœur, « Tâches de l’éducateur politique », Esprit, juillet-août 1965 (repris dans
Lectures 1. Autour du politique, Paris, éd. du Seuil, 1991, p. 241-257 (« Points
Essais », 1999). Signe de l’importance de ce texte Ricœur y revient en 1991 dans un
entretien publié ici-même : « La tâche d’un éducateur politique est aussi de remettre
constamment dans le courant de la discussion publique ce qui est monopolisé
abusivement par les spécialistes » (p. 72).
6. C’est le sens de l’incursion de Ricœur dans le domaine de l’écologie (voir ici).
7. Voir Paul Ricœur « Le paradoxe politique », texte décisif écrit au lendemain des
événements de Budapest de 1956, Esprit, mai 1957 (repris dans Histoire et vérité,
Paris, éd. du Seuil, 1955 (rééd. augmentées en 1964 et 1967), (« Points Essais »,
2001).
8. Paul Ricœur, « Tâches de l’éducateur politique », art. cité, p. 253.
9. « Seule l’utopie peut donner à l’action économique, sociale et politique une visée
humaine et, à mon sens, une double visée : d’une part, vouloir l’humanité comme une
totalité ; d’autre part, vouloir la personne comme une singularité » (ibid., p. 254). Là
encore, le vocabulaire changera (pour devenir moins personnaliste), mais la fonction
positive de l’utopie dans l’imaginaire social sera affirmée tout au long de l’œuvre.
10. Voir Paul Ricœur, Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale (1967), Paris, Labor et Fides,
2016.
11. Voir Paul Ricœur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social »,
dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Paris, éd. du Seuil, 1986, p. 379-
392 (« Points Essais », 1998).
1

1
J’attends la renaissance

JOËL ROMAN, ÉTIENNE TASSIN. – Votre premier livre publié est une étude
consacrée à Jaspers, en collaboration avec Mikel Dufrenne 2. Comment
vous êtes-vous intéressé à Jaspers ?
PAUL RICŒUR. – Gabriel Marcel avait publié avant-guerre les premières
études en français sur Jaspers, en particulier un grand article sur les
situations limites, qui m’avait considérablement frappé car je commençais
alors à me préoccuper du problème de la culpabilité. Puis quand nous fûmes
prisonniers de guerre, Mikel Dufrenne et moi-même, nous eûmes la chance
de disposer de la totalité des textes alors publiés de Jaspers. Notre
attachement à Jaspers était lié au refus de reproduire l’erreur de nos
prédécesseurs, les anciens combattants de l’autre guerre, qui avaient
brutalement rejeté tout ce qui venait d’Allemagne. Nous pensions que les
vrais Allemands étaient dans les livres, et c’était une façon de nier les
Allemands qui nous gardaient. La vraie Allemagne c’était nous et non pas
eux. En publiant ce livre, nous avons en quelque sorte liquidé notre histoire
de captivité.
Quand après la guerre, Jaspers a publié des œuvres comme Les Grands
Philosophes 3 ou Von der Wahrheit 4, nous n’avons plus suivi. Il s’est alors
produit, même partiellement, il faut le reconnaître, une substitution de
Heidegger à Jaspers, que j’ai maintenant tendance à remettre en question : à
bien des égards, Jaspers avait des critères éthiques et politiques, inhérents à
sa pensée, constitutifs pour ainsi dire, qui font mieux percevoir l’élision de
l’éthique qui me paraît de plus en plus caractériser la pensée de Heidegger.
Jaspers reste pour moi, rétrospectivement, un regret et un trouble, car j’ai
parfois le sentiment de l’avoir un peu abandonné en chemin, de n’avoir pas
poursuivi cette rencontre d’après-guerre.

L’avez-vous personnellement rencontré ?


Oui, à deux reprises. Juste après la guerre, à Heidelberg, puis à Bâle. Il avait
alors rompu avec l’Allemagne : tandis qu’il avait supporté l’Allemagne
nazie, il n’avait pas supporté l’Allemagne démocratique qui ne se repentait
pas ; il avait rêvé d’une sorte de conversion collective, d’aveu collectif de
responsabilité. Je l’avais rencontré en Suisse, juste après avoir publié notre
livre : je ne dirais pas qu’il ne l’avait pas aimé, mais il le trouvait trop
systématique, trop marqué peut-être par l’esprit didactique et français, alors
que lui se voyait plus comme un torrent aux berges instables, que nous
avions canalisé.

Dans les mêmes années, vous avez rencontré la phénoménologie de


Husserl ?
J’en avais eu vent dès avant la guerre, chez Gabriel Marcel aussi, chose
curieuse. J’ai alors lu les Recherches logiques 5. C’est d’ailleurs un des
fidèles du « vendredi » chez Gabriel Marcel, Maxime Chastaing, qui m’a
orienté vers Husserl. Enfin, détenu en Allemagne, j’ai eu la chance d’avoir
les Ideen de Husserl dont j’ai traduit le premier volume 6. Je possède encore
l’exemplaire des années de captivité, que j’ai réussi à ramener en dépit de
bien des aléas : la traduction était faite dans les marges car nous n’avions
pas de papier. En traduisant Husserl j’ai été obligé de faire un certain
nombre de choix de traduction, que je ne ferais pas aujourd’hui de la même
façon : par exemple je n’osais pas traduire Seiende par « étant », mais par
« ce qui est ». Quoi qu’il en soit, ce livre est resté pour moi tout à fait
fondamental.
Dans Du texte à l’action 7, on peut lire un article intitulé « De la
phénoménologie à l’herméneutique », où j’explique que le passage par la
phénoménologie n’est pas aboli par un développement qui tient davantage
compte de la pluralité des interprétations, quoique chez Husserl on trouve
l’idée qu’il y a des essences univoques sur lesquelles on peut tenir un
discours cohérent.

Vous êtes venu à l’herméneutique plus tard ?


J’y suis d’abord venu par un problème, à l’occasion de mon travail sur la
symbolique du mal qui fait suite à un essai de phénoménologie classique
sur le volontaire et l’involontaire. Dans ce dernier, je proposais de faire
pour le domaine pratique ce que Merleau-Ponty avait fait pour la
perception. Je retourne d’ailleurs maintenant aux mêmes questions par le
biais de la théorie de l’action. Dans le travail sur le volontaire et
l’involontaire, je misais sur des structures bien lisibles : on peut exprimer en
termes intelligibles ce qu’est un projet, un motif, un pouvoir-faire, une
émotion, une habitude, etc. : ce sont, en un sens, les chapitres d’une
psychologie phénoménologique. Mais il restait un point opaque qui était la
mauvaise volonté et le mal. Il m’a paru alors qu’il fallait changer de
méthode, c’est-à-dire interpréter des mythes, et pas seulement le mythe
biblique mais aussi les mythes de la tragédie, de l’orphisme, de la gnose.
C’est par ce détour symbolique que je suis entré dans le problème
herméneutique. Certains problèmes n’avaient pas la clarté, la transparence
que j’avais cru discerner dans ce que Merleau-Ponty aurait appelé les
« membrures » de l’acte volontaire. D’où deux questions : 1. Qu’en est-il du
sujet qui ne se connaît que par ce détour par les mythes ? Quelle est cette
opacité à soi-même qui fait qu’il faut passer, pour se comprendre, par
l’interprétation de grands récits culturels ? 2. Inversement, quel est le statut
de l’opération interprétante qui sert de médiation entre soi et soi-même dans
cet acte réflexif ? Là, j’ai fait le parcours par Schleiermacher, Dilthey,
Heidegger, Gadamer. Cette trajectoire herméneutique me paraissait doubler
la trajectoire néo-kantienne, par Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Je croisais
également Nietzsche qui m’intéressait par sa critique de la transparence et
de la rationalité maîtresse d’elle-même. Toute cette recherche a été guidée
par la question : qu’en est-il du sujet à travers ces différentes révolutions ?
Comment passer d’une position qui reste relativement cartésienne chez
Husserl, au nom d’une sorte d’immédiateté à soi-même, à l’aveu d’une
opacité croissante dont témoigne le détour par les mythes ?
Le deuxième choc, parallèle à celui de la tradition herméneutique, fut celui
de la psychanalyse, mais pour des raisons voisines. Ayant travaillé sur la
culpabilité avec l’aide des grands mythes, je me suis demandé s’il n’y avait
pas une autre lecture, très différente, qui ramenait du côté de l’inconscient
et non pas du côté de la grande tradition textuelle. Cela a été l’occasion de
mon travail sur Freud 8, très motivé par l’échec d’une philosophie du cogito.
Échec double, sur le front de la lecture des mythes et sur celui du
déchiffrage de l’inconscient. C’est ainsi que j’ai été conduit à mon
problème ultérieur, celui de la pluralité des herméneutiques et de leurs
conflits.
Qu’en est-il de ce conflit des interprétations ? J’entrais dans un jeu
dialectique entre faire crédit à un texte ou au contraire s’en méfier. Cette
dialectique soupçon / confiance a joué pour moi un rôle très important. La
défiance systématique avait des racines nietzschéennes et freudiennes,
marxistes aussi, mais curieusement je n’ai jamais été profondément troublé
par Marx : je ne lui reconnaissais pas la puissance d’ébranlement que je
trouvais chez Nietzsche ou Freud. Je me suis intéressé à Marx pour d’autres
raisons : pour le problème de l’idéologie comme forme trompeuse de
connaissance. Mon dernier livre, consacré aux rapports entre « idéologie et
utopie 9 », exprime assez bien l’essentiel de mon rapport à Marx, qui est
plutôt un rapport tranquille, tandis que j’ai toujours jugé Nietzsche plus
roboratif.

Enfin, il y eut le « tournant linguistique », qui vous a conduit à vous


intéresser de plus près à ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie
anglo-saxonne ».
Le tournant linguistique, je l’ai fait à l’intérieur de l’herméneutique, car
réfléchir sur les mythes, c’était se tenir dans le langage. Comme dans mes
travaux sur la symbolique du mal et sur Freud, je me servais beaucoup des
notions de symbole et de symbolisme, je me suis aperçu que mon propre
usage du mot symbole manquait de fondation linguistique. Il me fallait
repartir de Saussure, et surtout de Benveniste : j’ai retenu de ce dernier la
notion de l’irréductibilité du discours au mot, et donc de la linguistique de
la phrase à la linguistique du signe. Parallèlement, je rencontrais la
philosophie analytique sous ses deux formes : analyse du langage ordinaire
ou philosophie des langues bien faites, des langues logiques. J’ai toujours
trouvé beaucoup d’appui dans la tradition d’Austin, Strawson, etc., qui
partent de ce qu’on dit, de l’idée qu’il y a dans le langage ordinaire des
richesses incroyables de sens. Cette conjonction entre la phénoménologie,
la linguistique et la philosophie analytique, dans son aspect le moins
logiciste, m’a donné des ressources d’hybridation auxquelles je dois
beaucoup. La philosophie analytique continue toujours à me fasciner par
son niveau d’argumentation. C’est ce qui tient en respect chez elle : le choix
des arguments, des contre-exemples, de la réplique. Quelquefois l’objet
analysé est plus mince que l’instrument de l’analyse : c’est souvent ce que
nous percevons en France, nous qui parvenons mal à nous ouvrir à cette
rigueur argumentative. Car sa contrepartie est la professionnalisation de
l’activité philosophique. C’est un effet dont je suis un peu la victime : ne
plus écrire pour le grand public, mais écrire pour le meilleur spécialiste
dans sa discipline, celui qu’il faut convaincre.

Comment se fait-il que vous ayez partagé votre temps entre les États-Unis
et la France ? Est-ce le fruit d’un hasard, ou bien y avait-il aux États-
Unis des possibilités de travail qui vous ont attiré ?
On ne sait jamais ce qui est hasard et ce qui est destin. Je suis souvent
frappé par le fait que l’anecdotique devient le nécessaire après-coup. Quand
je suis revenu d’Allemagne après ma captivité, cherchant où me refaire une
santé, j’ai enseigné pendant trois ans au Chambon-sur-Lignon, dans un petit
collège protestant de montagne, où des quakers américains pacifistes étaient
venus en aide à des enseignants et éducateurs français ayant fait de la
résistance non violente en aidant les Juifs. La première fois que je suis allé
aux États-Unis ça a été dans un collège quaker. Les quakers furent le
premier chaînon américain, durant la période de reconstruction, dans le petit
cadre du protestantisme français. Puis j’ai enseigné à New York jusqu’à ce
qu’en 1970 on m’associe, à titre de professeur visitant, à la Divinity School
et au département de philosophie de l’Université de Chicago. J’ai alors
partagé mon temps, dans la proportion de deux tiers / un tiers, entre la
France et les États-Unis. J’y continue mon enseignement.

Vous avez eu des responsabilités universitaires en France. Quelles


réflexions vous inspire la comparaison des deux systèmes universitaires ?
La comparaison rend d’abord manifeste l’indigence du système français :
elle est tout simplement cruelle. Certes, j’enseigne à Chicago dans un cadre
très sélectif, avec des étudiants en études doctorales : on n’a pas le droit
d’avoir plus de vingt-cinq étudiants à la fois, de diriger plus de cinq thèses,
etc. Ce n’est tout simplement pas comparable à ce que j’ai connu à la
Sorbonne, que j’avais d’ailleurs déjà quittée pour Nanterre, avant de
prendre une retraite anticipée.
Je n’étais pas bien dans ce système, pour des raisons pédagogiques : c’est
un système qui ne fait pas assez crédit aux étudiants, qui ne leur donne pas
les moyens de faire de la recherche. Un étudiant américain n’a pas plus de
vingt heures de cours, tandis qu’un étudiant français en a souvent beaucoup
plus, dans certaines disciplines jusqu’à trente-cinq heures ; son travail
consiste à ingurgiter des cours et à les régurgiter ; aucun rapport avec les
textes, avec la bibliothèque. C’est une question qui me trouble beaucoup :
comment se fait-il que des sociétés par ailleurs très semblables, des sociétés
industrielles avancées, aient produit des systèmes éducatifs aussi
différents ? C’est là où la marque de l’histoire est sans conteste la plus forte.
À tel point que nos systèmes sont quasiment incommunicables, même en
Europe. Les systèmes éducatifs sont les plus difficiles à réformer. Avec ce
paradoxe qu’un système éducatif devrait être le plus prospectif, puisque par
définition on a affaire à des gens qui seront opératoires dix ans ou vingt ans
plus tard. Or, nous avons tendance à enseigner comme nous avons été
enseignés ; il y a quelque chose de très régressif dans la position
d’enseignant. Dans les systèmes où l’on fait beaucoup plus crédit à
l’innovation, comme le système américain, on est davantage amené à
réfléchir à sa pratique et à la créer, à l’inventer. Vous pouvez faire un
séminaire court, un séminaire où vous ne parlez jamais, un séminaire où
vous parlez à deux ou à trois : tout est permis, tant qu’il vient des étudiants.

Vous avez été très actif dans l’Institut international de philosophie dont
vous avez été président : quel rôle joue ce genre d’institution ?
C’est un milieu coopté : il y a neuf Français, cinq Anglais, neuf Américains,
etc., soit cent dix ou cent vingt membres au total. L’Institut tient chaque
année un congrès sur un sujet assez technique ; cette année le thème sera :
« signifier et comprendre ». Il y a une dominante anglo-américaine
évidente, mais aussi une forte contrepartie continentale : Gadamer et
Habermas pour l’Allemagne, et du côté français Granger, assez proche de la
tradition anglo-américaine, mais aussi Aubenque et Lévinas. C’est un
milieu de discussion de très haut niveau, mais aussi un lieu de rencontre,
plus que ne le sont les grands congrès internationaux. Les congrès
internationaux de philosophie qui ont lieu tous les cinq ans sont plus
largement ouverts, tandis que ceux de l’Institut sont plus sélectifs. Mais
l’Institut est aussi le seul lieu où la philosophie analytique qui tend à être
dominante, méprisante parfois, accepte un vis-à-vis. Inversement, les
philosophes « continentaux » y ont découvert l’extrême variété de la
philosophie dite « analytique » et des possibilités d’hybridation avec la
philosophie dite « continentale ». Le mariage entre le transcendantalisme
d’origine kantienne et le pragmatisme anglo-saxon, dont témoigne par
exemple le travail d’Habermas, est à cet égard un événement culturel très
important qui, par ailleurs, n’est pas sans danger dans la mesure où il tend à
établir un pont aérien américano-allemand par-dessus notre tête. De ce point
de vue, je ne suis pas sûr que ruminer l’héritage heideggerien soit la
meilleure façon de garder le contact avec le monde germanique, pour
l’empêcher de basculer complètement dans l’univers américain. La pensée
allemande souffre d’ailleurs de certains défauts qu’elle partage avec la
pensée française : le repli sur l’histoire, la sempiternelle récapitulation de la
tradition (Kant, Fichte, Schelling, Hegel), avec quoi brisent des gens
comme Habermas, Luhmann, qui sont moins accablés par la tradition
historique que nous. Je ne dis pas cela négativement, car on court de l’autre
côté le risque d’une pensée sans mémoire.
Bloom, paraît-il, a traité Rawls d’inculte 10. Mais la philosophie française a
de la peine à sortir de deux impasses : la relecture des classiques avec le
souci, certes, de mieux en mieux comprendre, et d’autre part l’incapacité à
s’intéresser à des objets nouveaux. On s’interroge indéfiniment pour savoir
si la philosophie n’est pas morte, si elle est possible pour elle-même ; il ne
faut pas faire indéfiniment la philosophie de la philosophie mais en sortir
pour penser sur quelque chose, rompre avec ce côté glose et marginal,
même au sens très fort que Derrida a donné à ce mot « marge », mais qui
revient toujours à écrire dans la marge des grands.

Cela avait pourtant été la tentative de la phénoménologie au départ ?


En effet, il s’agissait de se mettre en face d’objets et de phénomènes
déterminés, afin de s’interroger de manière régionale sur des positivités
sans positivisme. Cette absence de souci des positivités m’inquiète dans la
philosophie française contemporaine : elle laisse le champ libre à une
épistémologie qui adopte les positivités des autres ; l’exemple brillant en est
maintenant Granger qui déclare que la philosophie n’a pas d’objet, que ce
sont les sciences qui ont un objet 11. Je crois qu’il faut que nous retrouvions
un objet. Par exemple : que signifie être un vivant dans le monde, agissant,
souffrant, parlant ? Je défendrais l’idée d’une anthropologie philosophique,
qui est souvent traitée par le mépris, notamment par ceux des héritiers de
Heidegger qui condamnent une lecture anthropologique de Heidegger. Au
contraire, ce que je trouve grand chez Heidegger, c’est l’anthropologie
philosophique.

N’y a-t-il pas cependant un aspect positif dans la critique des


anthropologies philosophiques non thématisées à l’œuvre dans les
sciences humaines, par exemple chez Lévi-Strauss ou encore chez
Piaget ? Ce sont des anthropologies de « l’homme neuronal », qui
postulent un réductionnisme fondamental.
Oui, mais comment dénoncer le réductionnisme, si on ne peut lui opposer
certaines positivités irréductibles ? Toutefois, ce que je critiquerais le plus,
ce n’est pas tant l’idée de la mort de l’homme que celle dont elle est la
contrepartie : que l’homme est récent. Dans l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote, les livres III et VI dessinent une anthropologie philosophique
qui vise à montrer comment est ontologiquement possible la capacité
éthique et politique de l’homme. Quelle espèce d’être doit être l’homme
pour qu’il soit capable de décision et donc d’être aussi un sujet politique ?
Une philosophie politique construite sur le vide d’une anthropologie me
paraît condamnée à être purement procédurale : le seul thème politique est
alors la cohérence procédurale, ce qu’on a pu justement reprocher à Rawls.
Mais l’argument de Rawls s’appuie aussi sur ce qu’il appelle les
« convictions bien pesées » (ce qui est une très bonne traduction de
considered convictions) : celles-ci reposent, je crois, sur un certain invariant
de la formalité éthique. Il y a des convictions communes : on a toujours su
qu’une personne n’était pas une chose, et la responsabilité du philosophe est
de dire quels sont les traits différentiels qui font qu’une personne est digne
de respect tout simplement parce que c’est une personne. Quand vous
regardez les questions actuelles d’éthique médicale, elles montrent la
fécondité du formalisme kantien pour penser ces problèmes.
Je me méfie de l’idée hégélienne selon laquelle il faut remplacer le principe
moral par la Sittlichkeit, sous prétexte qu’il est vide. Et si celle-ci est
corrompue ? La Sittlichkeit n’a pas empêché l’avènement du nazisme : ce
qui a résisté c’est la Moralität intègre de quelques personnes, comme
Bonhœffer et d’autres, fondée sur une certaine idée de l’homme. De ce
point de vue aussi, je serais en rupture avec l’idée heideggerienne qu’il y a
eu une seule métaphysique et qu’elle est terminée. Je crois au contraire qu’il
y a eu des métaphysiques, et que nous avons toujours à choisir notre camp.
Je ne vois rien de périmé dans la philosophie du passé. Il y a des positions
diverses, ouvertes sur des Renaissances inattendues : qui pouvait penser
qu’au XIIe siècle l’Europe serait platonicienne ? J’attends la Renaissance.

Rencontrez-vous ici la réflexion de Levinas ?


Je lui dois beaucoup, mais je résiste sur deux points : d’abord sur l’idée que
l’éthique doit se faire sans ontologie (sous prétexte tributaire 12 de
Heidegger, et peut-être de Nietzsche, au-delà de Heidegger). Je ne suis en
effet pas sûr que l’idée d’être doive s’épuiser dans une représentation
synoptique, virtuellement totalitaire, en tout cas fermée sur le Moi, et que
l’Autre devrait briser par effraction. N’y a-t-il pas une ontologie possible de
l’acte et de la puissance ? N’est-il pas possible de rénover une telle
ontologie avortée ? La tradition philosophique en conserve certains indices,
certaines promesses, par exemple avec le conatus de Spinoza, ou le
dynamisme leibnizien, ou encore chez Schelling. Il ne faut pas aligner
l’ontologie sur la substance ou l’essence. Des ontologies vacantes et
inachevées peuvent être appropriées à des alternatives éthiques et s’articuler
sur des problématiques de l’altérité comme celle de Lévinas.
La deuxième résistance naît du fait que le primat de l’altérité est poussé si
loin par Lévinas qu’il tend à retirer au « je » toute consistance. Lorsque
Levinas dit que la responsabilité requiert de moi une passivité absolue, que
je suis le récepteur d’un acte qui n’est pas le mien, et qu’il ne faut pas que
cette passivité se retourne en acte car je redeviendrais le maître, il nous
force, certes, à penser, en redressant le bâton dans l’autre sens, par
opposition à l’égologie husserlienne. Mais s’il n’y avait pas dans la
subjectivité une capacité d’initiative, comment répondre « me voici » ?
Comment l’autre pourrait-il éveiller en moi de quoi lui répondre s’il n’y
avait pas, dans la subjectivité, une sorte de latence capacitaire qui est celle
d’un agir ? Ce qui nous ramène à l’antinomie kantienne : qu’est-ce qu’un
sujet capable de faire ? Telles sont mes résistances quand je lis Lévinas.
Elles expriment en même temps ma dette. Moi aussi je lutte contre l’idée
que je suis le maître du sens. Je l’ai écrit en parlant de « cogito blessé ».
Je perçois en outre chez de nombreux philosophes français une tendance à
donner congé aux sciences humaines, qui me paraît très dangereuse ; quand
la philosophie s’exile des sciences constituées, elle ne peut plus être alors
en dialogue qu’avec elle-même. Or, toutes les grandes philosophies ont été
en dialogue avec une science : Platon avec la géométrie, Descartes avec
l’algèbre, Kant avec la physique, Bergson avec l’évolutionnisme. Pour une
anthropologie philosophique, les vis-à-vis sont les sciences de l’homme. On
se débarrasse trop vite des sciences constituées avec un argument
antipositiviste, qui est en passe de devenir un argument paresseux. Il faut
conquérir le droit de répondre aux arguments que l’on juge positivistes. Si
nous n’offrons que l’autodestruction de la philosophie par elle-même, nous
laissons le champ libre aux positivismes ; on voit aujourd’hui les
scientifiques contraints de se faire une philosophie provisoire, parce que les
philosophes désertent l’objet philosophique. Cela m’inquiète : je vois dans
ce retrait à la fois une arrogance et une excessive modestie. Je suis choqué
par des propos comme ceux qui ouvrent le livre de Lacoue-Labarthe par
exemple 13, sur l’impossibilité de continuer la philosophie.
Le discours de la nudité éthique chez Lévinas d’un côté, et de l’autre, le
discours de la fin de la philosophie laisseraient au milieu un vide permettant
la reprise par les sciences de thèmes abandonnés par la philosophie.
En effet, il y a des objets qui sont totalement délaissés, même par la
philosophie analytique, dès qu’on s’écarte du champ de l’épistémologie. Par
exemple, l’objet de l’historien : qu’est-ce qu’un être passé ? Cela me paraît
une question philosophique puisque le passé n’est pas un observable, et que
ce n’est pas non plus une fiction : alors quel est son statut ? Qu’est-ce que
« avoir été » pour un événement dont on continue de parler ? Ce qui est en
jeu, c’est le statut ontologique du passé en tant que tel. J’ai essayé de traiter
des problèmes de ce genre dans Temps et récit 14, et je ne vois pas pourquoi
ils auraient été frappés d’obsolescence par la mort récente d’un type de
discours. Ou alors il faut faire un autre métier. Si nous gémissons sur la
falsification du langage, il faut dire ce que serait un langage non falsifié. Si
nous critiquons la domination de la technique, alors que serait un rapport à
la nature restauré ? Je me sens opposé à la fois à ceux qui disent que la
philosophie est morte comme thématique et à ceux qui disent, comme
Lévinas, qu’il faut faire une philosophie sans thématique. Ma conviction est
que Lévinas dit autre chose. Le type de discours qu’il rend possible par ses
refus est aussi important que ce qu’il récuse. Il rétablit un autre espace où
on peut reparler du « je », du moi, de l’identité, dans un discours qui peut
prendre appui sur les travaux anglo-saxons consacrés à l’identité
personnelle. Exemple : l’identité est-elle le non-changeant ? L’ipséité et la
mêmeté se recouvrent-elles ? Que signifie la deuxième personne, sinon
qu’elle est capable de dire « je » pour elle-même ? On est là, tout de suite,
en débat avec la linguistique, avec la théorie des déictiques, des
significations sui-référentielles, ou encore avec la distinction entre
l’intentionnel et l’extentionnel. Les outils linguistiques sont tout à fait
appropriés à ce genre de réflexions qui sans cela sont condamnées à rester
déclaratives ou proclamatives.
À ce propos, je ne vois pas comment on pourrait constituer une philosophie
politique et penser la démocratie, c’est-à-dire le régime qui fait place aux
conflits et à la négociation, donc où la participation à la décision est
maximale, si l’on ne peut dire ce qu’est un être de décision. C’est un
problème anthropologique : qu’est-ce qu’un être qui prend une décision
dans un contexte social, avec d’autres que lui-même ? Si je dis que je suis
l’otage de l’autre, comme le pense Lévinas, qu’est-ce que je peux faire ?
Quelle politique faire ? Lévinas est amené lui-même à valoriser le tiers,
c’est-à-dire le sans visage. J’entre dans une relation de justice lorsque j’ai
des devoirs et des droits à l’égard de gens que je ne rencontrerai jamais :
ceux qui trient mon courrier et me le font parvenir dans les vingt-quatre
heures… Le lien social est fait de tous ces sans visage. Quel est le statut du
sans visage ? Le chacun, qui est le distributif, le je allemand, qui n’est pas
le on, comme dans l’expression « à chacun son dû ». C’est à cause du
problème de la justice que je me suis intéressé à Rawls : comment peut-on
établir une relation de justice dans une distribution inégale ? Toutes les
distributions inégales ne sont pas moralement équivalentes. Or, où peut
trouver racine l’idée qu’il faut respecter le partenaire le plus défavorisé
d’une distribution inégale, si on n’a pas une certaine conception de la
personne insubstituable ? Rawls, dans ses premières pages, affirme que la
justice est la vertu des institutions. Il y a donc une irréductibilité du
phénomène des institutions : les règles du vivre ensemble ne sont
déductibles ni de l’autoposition d’un sujet – et de ce point de vue on a
raison d’invoquer Lévinas – ni non plus de l’injonction en deuxième
personne. J’aimerais relier la réciprocité dans la distribution de tâches ou de
rôles et la notion du chacun : l’institution distribue des rôles et ainsi
engendre le « chacun ». Mais l’opérateur de distribution est autre que ces
rôles. On retrouverait le tiers levinasien et même l’Ancien Testament : la
veuve et l’orphelin, dont parle Lévinas. La veuve et l’orphelin ne me sont
pas forcément connus, ce sont des situations sociales. Dans les sociétés
tribales, une veuve était celle dont le mari ne laissait pas de frère pour
l’épouser, donc celle qui ne pouvait pas être reprise dans le système de
parenté. C’est le type même du tiers, le sans visage par excellence. C’est à
leur égard qu’on a un devoir de justice. Tant que les règles tribales
fonctionnent, on n’a pas à se poser la question de la justice. Les choses
n’ont pas foncièrement changé. Aujourd’hui encore, il y a des oubliés de la
distribution. Ce qui devrait pourtant nous étonner, c’est que nous pensons
qu’ils ont un droit. Sur quoi se fonde ce droit, sinon sur le fait, pas toujours
perceptible, que ce sont des personnes ? Il va donc falloir retrouver en eux
les ressources et les capacités d’une personne. Il nous faut pour cela les
concepts de capacité, de disposition, qui sont encore une fois des concepts
appartenant à une anthropologie ; et mettre en jeu des ressources
ontologiques telles que dynamis, energeia.

Quand vous dites qu’il y a là quelque chose à penser, est-ce aussi matière
à intervention publique ? Le philosophe doit-il intervenir dans le débat
public ?
Oui, quoique le lieu approprié ne soit pas toujours la scène politique au sens
étroit. C’est plutôt dans des lieux comme la vie associative, car il s’agit de
la reconstruction d’une société civile qui ne coïncide pas avec la société
politique. À l’égard du quart-monde, ce sont les actions de proximité qui
sont efficaces. On est ici confronté à un objet social beaucoup plus
complexe, pour reprendre les analyses d’Edgar Morin, que tous les modèles
qu’on pourrait lui appliquer pour le corriger : il faut décrire l’objet
complexe mais intervenir là où on est. Les stratégies globales sont à trop
grosses mailles, il faut des stratégies plus fines, qui reposent sur les rapports
de voisinage, etc. Il y a des ressources de générosité endormies qu’il faut
réveiller en jouant sur des passions qui sont des passions bonnes.

1. Entretien avec Joël Roman et Étienne Tassin, revue Autrement, « À quoi pensent les
philosophes ? », novembre 1988.
2. Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, éd. du Seuil, 1947
(rééd. 2000).
3. Karl Jaspers, Les Grands Philosophes (3 vol.), Paris, Plon, « Agora », 1989.
4. Karl Jaspers, Von der Wahrheit (De la vérité), Munich, 1947.
5. Edmund Husserl, Recherches logiques, trad. fr. Hubert Elie, 4 tomes, Paris, PUF,
« Épiméthée », 2002.
6. Edmund Husserl, Ideen, trad. fr. de Paul Ricœur, Idées directrices pour une
phénoménologie pure, Paris, Gallimard, 1950 (rééd. « Tel », 1985).
7. Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, op. cit.
8. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, éd. du Seuil, 1965 (« Points
Essais », 1995). Voir aussi Le Conflit des interprétations, Essais d’herméneutique I,
Paris, éd. du Seuil, 1969 (« Points Essais », 2013).
9. Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, op. cit. Paru d’abord sous le titre Lectures on
Ideology and Utopia, Columbia University Press, 1986.
10. John Rawls, Théorie de la justice, trad. fr. de Catherine Audiard, Paris, éd. du Seuil,
1987 (« Points Essais », 2009) ; Allan Bloom, L’Âme désarmée, trad. fr. de Paul
Alexandre, Paris, Julliard, 1987.
11. Gilles Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988.
12. Le sens de cette locution quelque peu obscure est clair : Levinas critique l’ontologie
de Heidegger, philosophie impersonnelle de la nature, philosophie du même,
oublieuse du visage toujours singulier de l’autre. Il faut sans doute lire : « sous
prétexte que cette dernière est tributaire… ». À moins que Levinas ne rejoigne
Nietzsche dans sa critique de la métaphysique (NdE).
13. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Paris, Bourgois, 1988.
14. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.
2

Esquisse d’un plaidoyer pour


1
l’homme capable

ARNAUD SPIRE. – Vous avez exprimé à maintes reprises votre méfiance vis-
à-vis des tentatives d’expliquer une œuvre philosophique par la vie de son
auteur. Pensez-vous qu’une œuvre comme la vôtre parle d’elle-même ?
PAUL RICŒUR. – C’est un point de vue de lecteurs, qui ne correspond pas
tout à fait au mien. J’éprouve plutôt le sentiment du caractère fragmentaire
de mon travail philosophique. Chacun de mes livres constitue un espace de
gravitation autour d’une question bien déterminée. Une approche
chronologique peut se justifier dans la mesure où chaque ouvrage procède
des questions irrésolues du précédent. Je donne un exemple. La Symbolique
du mal, seconde partie du tome 2 de ma Philosophie de la volonté 2, procède
d’une question non résolue dans le premier tome, qui portait sur le
Volontaire et l’Involontaire et où je parlais d’une sorte de « volonté
innocente », en tout cas d’une volonté où la question du bien et du mal ne se
posait pas. L’histoire de l’humanité, des peuples, est cependant très
marquée par le mal en tant que violence, mensonges et oppressions. Que
cela n’apparaisse pas dans une philosophie du « Volontaire » opposé à
l’« Involontaire » m’est apparu insoutenable. Alors, j’ai abordé le thème à
travers les mythes qui racontent comment le mal est entré dans le monde.
Notamment à travers ceux qui sont à l’origine de la culture occidentale. Des
interprétations de ces symboles et de ces grands récits existaient déjà. J’ai
ainsi été confronté à des lectures de l’origine du mal opposées à la mienne,
de la part de ceux que j’ai appelés les « philosophes du soupçon ». J’ai
considéré comme réductrices les interprétations de Marx, Nietzsche et
Freud, au sens où, par la réduction, elles nous ramènent en arrière.
Réduction à la base économique et sociale chez Marx, réduction aux
instincts chez Freud, et réduction au vouloir vivre et au désir profond chez
Nietzsche. Toutes réductions en conflit avec les interprétations amplifiantes
qui s’ouvraient vers une sorte d’horizon sacré.

En somme, selon vous, que ce soit chez Marx, Nietzsche ou Freud, le mal
est toujours conçu de façon réductrice puisqu’il s’agit à chaque fois du
mal réduit à une cause unique. Alors que vous, vous avez développé une
conception du mal plurielle et multiforme ?
La notion de conflit d’interprétation concerne les deux termes de
l’opposition. Il ne s’agit pas de substituer à une conception du mal, par trop
matérielle ou instinctuelle, une conception qui serait plus spirituelle. Le
conflit d’interprétation fait droit aux deux côtés. C’est d’ailleurs un tour
assez général de mon travail de toujours me placer à un carrefour
conflictuel. J’essaie de dépasser ce qu’il y aurait de paralysant dans une
position d’oscillation entre les deux pôles, c’est dans ce sens que chacun de
mes livres est en somme la reprise de ce qui a été laissé non résolu par le
précédent. Il s’agit d’un enchaînement mi-chronologique, mi-dialectique. Je
ne cherche pas une voie moyenne ni intermédiaire. Je mets simplement
l’accent sur la créativité dont le langage est porteur. Par-là, j’ai participé au
« tournant linguistique » commun à toutes les écoles philosophiques des
années 1960, 1970. En même temps, j’ai transposé le conflit des
interprétations dans un nouveau cadre de réflexion, qui permet de voir les
deux côtés de la question. Le côté régressif qui me paraît être justement le
fond de l’imaginaire humain. Et aussi le côté prospectif. L’imaginaire
humain a, à la fois, ce côté qu’on pourrait dire nostalgique et cet autre
qu’on pourrait dire prophétique.
C’est alors que j’ai commencé à traiter le problème de la métaphore, c’est-
à-dire au point de départ le problème de la substitution d’un mot faisant
image au mot ordinaire. Ainsi formulé, cela paraît être un sujet limité au
fonctionnement du langage poétique. Mais il m’est apparu que la métaphore
était le point focal de la créativité dans le langage. Par ce travail, j’ai voulu
montrer que le langage n’était pas simplement un instrument d’usage
satisfaisant aux besoins élémentaires de la conversation ordinaire, ni non
plus qu’il se réduisait au langage scientifique, mais qu’il était un révélateur
fantastique de la face cachée des choses et des aspects enfouis de notre
expérience profonde. Le langage poétique est ainsi en rupture avec le
langage ordinaire et même avec le langage scientifique. Ce n’est pas un
langage descriptif qui nous dirait comment est le réel, mais il révèle des
aspects du monde habitable qui sont comme occultés par le quotidien ou par
la maniabilité des choses.

Vous voulez dire que c’est un instrument qui déborde son


instrumentalité ?
Ah oui ! À cet égard, je m’oppose à un autre type de réduction que je
reproche au philosophe allemand Martin Heidegger : avoir rabattu le
langage scientifique sur ses applications technologiques, comme si c’était la
technique qui dévorait la science ! Il faut affirmer le caractère totalement
désintéressé de la science contre le caractère instrumental de la technique.
Et cela n’empêche pas que le langage scientifique « dise » le monde sous
deux conditions : l’une qui est la conformité à ce que l’on peut observer, et
l’autre qui est la conformité à la cohérence logique. Ce sont ces deux règles
de l’observable et de la cohérence que le langage poétique enfreint, faisant
ainsi exploser le langage. En somme, j’ai essayé de lier le caractère
révélateur du langage poétique à son caractère subversif. Le langage
scientifique a sa discipline logique, et même sa discipline éthique. Son
exigence de rigueur a sa propre morale. La poésie, c’est le langage en fête,
qui dit des aspects du monde et de ma participation au monde que je
n’aurais pas perçu sans la profusion et le caractère un peu délirant du
langage poétique. Cette question a été le nœud de mon livre La Métaphore
vive 3. L’adjectif « vif » est tout à fait important, dans la mesure où notre
langage quotidien est un grand cimetière de métaphore morte. Ainsi, le
« pied » de la chaise ou le « col » de la montagne ne sont plus des
métaphores perçues en rupture avec le langage ordinaire et lui ont été
intégrées. Le poète est, je dirai, le gardien des métaphores inconvertibles en
langage ordinaire.

Temps et récit 4 est l’ouvrage jumeau de La Métaphore vive. Vous y


élargissez au récit et à son intrigue – et non plus à la seule métaphore – le
champ de la créativité du langage. En étendant votre domaine
d’investigation à tous les textes susceptibles de recevoir plusieurs
interprétations, n’approchez-vous pas de l’idée que tout ce qui est humain
tend à dépasser sa simple existence matérielle ?
La pluralité des significations caractérise, au fond, tout langage qui n’est
pas strictement descriptif ou logique. J’ai considéré dans Temps et récit – de
naissance seconde, mais de conception simultanée – un autre versant de la
créativité du langage humain. Non plus le versant lyrique, mais le versant
narratif. Mon idée, c’était que la construction des intrigues dans le récit
marquait la même capacité créatrice que l’invention des métaphores dans le
domaine lyrique. Il y a ainsi un parallélisme entre le pouvoir créateur de la
métaphore et celui de l’intrigue dans le domaine narratif. Cela m’a
évidemment entraîné beaucoup plus loin que je ne l’avais prévu. Parce que
le narratif ne touche pas simplement l’épopée, la tragédie ou le roman, mais
aussi tout le domaine historique. Je me suis efforcé de maintenir l’idée que
l’art de raconter couvre une diversité de récits qui vont du conte de fées à la
grande narration historique. Arrivé à ce point, mon œuvre a connu une sorte
de rebondissement. J’ai essayé de regrouper toutes ces approches et je me
suis demandé, récapitulativement dans Soi-même comme un autre 5, ce que
devenait le sujet dans tout cela. J’ai essayé de mettre en chaîne le sujet
parlant, le sujet agissant, le sujet narratif, le sujet moral, le sujet politique.
Qui parle ?, qui agit ?, qui raconte ?, qui est responsable ?, qui est le sujet
politique ? C’est ainsi que j’en suis venu à l’idée que seul peut être sujet-
citoyen celui qui peut poser la question « qui ? » dans tous les autres
domaines.

Je continue de penser que votre réflexion échappe à toute exposition


chronologique. De Histoire et vérité 6, paru pour la première fois en
1955, à Soi-même comme un autre, édité en 1990, Olivier Mongin, le
dernier en date de vos biographes, affirme qu’avec vous le sens, « sacrifié
sur l’autel de l’histoire […] est redevenu un pari 7 ». D’autant que vous
avez ajouté au travail de deuil du sens celui du deuil de l’histoire du
sujet… N’avez-vous pas toujours posé, et d’abord de façon un peu
prémonitoire, la question de savoir si on peut, dans le même temps,
comprendre l’histoire révolue et faire l’histoire en cours sans céder à
l’esprit de système des philosophies de l’histoire ?
Il y a bien sûr un premier niveau, celui de l’histoire que l’on subit et celui
de l’histoire que l’on fait. Par cette juxtaposition, je veux dire que je n’ai
jamais abandonné la formule de Marx qui affirme que l’homme fait
l’histoire dans des conditions qu’il n’a pas faites. Cet aspect, à la fois actif
et passif, de la participation à l’histoire est constitutif de l’être humain en
tant qu’historique. Un être historique, c’est celui qui à la fois subit et fait
l’histoire. Il crée ainsi son identité dans cette double relation. L’autre niveau
est celui de l’histoire des historiens. À quel degré de vérité peut-elle
prétendre ? Cette histoire peut elle-même être prise à plusieurs niveaux. Un
étage très documentaire d’abord. Ensuite, celui des histoires nationales,
économiques, politiques, et des mentalités. Le troisième niveau, celui des
« grands récits », pose la question de savoir si l’on peut prendre l’ensemble
historique de l’humanité comme faisant sens. Je me suis confronté avec
cette conception dans le dernier chapitre de Temps et récit, que j’ai intitulé
« Renoncer à Hegel ». Il est vrai que nous vivons aujourd’hui une époque
très marquée par la suspension du sens global. C’est surtout vrai depuis la
fin de la guerre froide et de la grande politique bipolaire qui avait encore
une apparence de rationalité. Je me souviens à cet égard du mot d’un de
mes amis historiens, faisant ses adieux à son centre de recherche d’histoire
du temps présent : « Si le XIXe siècle a connu une catégorie de “ruse de la
raison”, au XXe siècle nous sommes plutôt soumis à la catégorie de “surprise
de l’histoire”. » Je crois aussi que nous sommes beaucoup plus sensibles à
l’indétermination, qui a peut-être toujours existé, mais qui était relativement
masquée par les grandes visions, les grandes synthèses de l’histoire. Nous
percevons encore des îlots de rationalité, mais nous n’avons plus les
moyens de les situer dans un grand archipel de significations uniques et
englobantes. Ce qui justifie, je pense, une position beaucoup plus morale et
volontariste. En l’absence d’un sens donné et englobant, il faut imposer un
sens que nous tirons de notre fond moral. Justice, égalité, lutte contre
l’oppression. Nous sommes à une époque où, faute d’un sens historique
donné, c’est par un sens moral imposé que peut se faire la relève des
grandes philosophies de l’histoire. C’est là la responsabilité du philosophe.
Elle ne relève plus d’une téléologie (vision du monde organisé en vue d’une
fin), mais d’une déontologie (ensemble de règles éthiques découlant de la
position du sujet).

Quelle place prend, dans ce passage de l’une à l’autre, le « travail de


deuil » ?
Dans Histoire et vérité, j’ai rajouté, après les événements de Budapest en
1956, un texte intitulé « Le paradoxe politique 8 ». Ce n’est pas par hasard
que, dans un livre qui s’appelle Histoire et vérité, surgit un troisième terme
qui est justement le politique comme lieu d’un conflit majeur entre le sens –
qui est donné par la forme de l’État de droit – et ce qui reste de violence
dans tout État donné. Là se situe l’irrationalité profonde de tout pouvoir.
Dans mon travail, la notion de paradoxe politique prend désormais la place
de celle de sens historique qui contiendrait une injonction hyper-morale.
C’est à partir de là que nous portons le deuil de Hegel, au sens de « travail
de deuil ». Il ne s’agit pas de déploration, mais de poussée vers le futur.
Faire le deuil, c’est être capable de survivre aux objets perdus.

Peut-on considérer Soi-même comme un autre comme une sorte


d’achèvement ? Votre intention n’était-elle pas de prolonger l’apport de la
phénoménologie de Husserl (discours philosophique s’articulant sur les
phénomènes) à la philosophie française par une sorte de phénoménologie
de l’action ? Puis-je signaler le nouveau registre philosophique qui en
résulte, en le réduisant à un effort généralisé pour substituer au
redoutable couple « question-réponse », un nouveau couple « appel-
réponse » ?
Le noyau organisateur de Soi-même comme un autre, c’est l’idée de
l’homme agissant et souffrant ou, comme je dis parfois, de l’homme
capable. C’est un homme capable de parole, capable d’action, capable de
promesses. Un homme dont les actes sont coordonnables aux valeurs qu’il
s’est lui-même données (valeurs potentiellement attribuables à soi-même et
à un autre que soi). À mon sens, cette notion d’homme capable est devenue
tout à fait centrale, parce qu’elle me permet de conjoindre, d’une part, ce
qu’on pourrait appeler une anthropologie – une sorte de description
générale de ce que c’est qu’être un homme –, d’autre part, une morale dans
la mesure où l’homme est essentiellement respectable en tant que je
discerne en lui la capacité d’être lui-même. De ce point de vue, j’adopterais
comme première maxime de mon action : toute autre vie, par ses capacités,
est aussi importante que la mienne. En outre, ce qui caractérise l’humanité
dans l’homme, ce qui le rend respectable, ne se situe pas du seul point de
vue moral, mais aussi du point de vue politique qui fait de la cité le milieu
d’effectuation des capacités humaines. Je dirais à cet égard qu’il y a une
masse innombrable d’hommes et de femmes qui, pour moi, n’ont pas de
visage, mais à l’égard desquels j’ai des droits et des devoirs. Ça, c’est le
niveau de l’institution, notamment celle du pouvoir et de la politique. L’idée
qu’il y a deux autrui – un autrui proche, qui est celui de la rencontre et du
dialogue, et un autrui lointain, qui est un rapport dans et par une
institution – devrait trouver sa place dans la philosophie contemporaine.
L’autre devient trop vite et trop facilement « toi », alors qu’en réalité les
relations d’amitié et d’amour se découpent sur un champ d’altérité qui me
conduit aux confins de l’humanité. Il y a, à cet égard, une très belle page
dans Le Projet de paix perpétuelle du philosophe allemand Emmanuel
Kant, où il affirme de la paix qu’elle implique une « hospitalité
généralisée ».

Je voudrais ici interrompre votre réflexion par une question qui ne me


semble pas dénuée d’actualité. Bien que certaines interprétations
téléologiques de Karl Marx – dans le style « le communisme est la société
des lendemains qui chantent » – aient donné naissance à des
monstruosités du point de vue de l’émancipation humaine, pensez-vous
qu’il y ait encore de l’avenir pour une déontologie qui se référerait à
Marx comme penseur des possibles ?
Je partage, avec d’autres penseurs, l’idée que l’œuvre de Marx a été comme
recouverte par le marxisme. En particulier par le marxisme allemand de la
Deuxième Internationale. Au fond, ce qui a échoué historiquement, c’est
l’héritage de ce marxisme-là. C’est le lieu où ont été inventées les
conceptions les plus stupides telles que l’opposition entre « science
prolétarienne » et « science bourgeoise », « art prolétarien » et « art
bourgeois ». Et probablement aussi, l’idée que la politique, la morale, la
religion sont des « superstructures ». Or, au fond, tout est infrastructure et
superstructure à la fois, selon le point de vue d’où on mène l’analyse. Notre
problème est de savoir jusqu’à quel point Marx est indemne de cela. La fin
du marxisme idéologique – c’est-à-dire du marxisme utilisé comme
justification d’un pouvoir politique – libère Marx pour des lectures où nous
le lirons exactement comme les économistes qu’il a critiqués. Nous avons,
en fait, avec Marx trois questions sur les bras !
D’abord, est-ce que de son économie il reste quelque chose, à un âge où la
production n’est plus le prolongement de l’effort musculaire humain –
comme l’étaient les énergies du XIXe siècle –, mais le prolongement du
cerveau, de la logique, avec la cybernétique ? Marx appartient-il à un âge
technologique dépassé, ou son œuvre recèle-t-elle une façon de
conceptualiser le « travail vivant » qui serait encore efficace ? Je crois qu’il
faut aborder cela d’une façon très libre, maintenant que ce n’est plus un
enjeu de pouvoir. Nous pouvons pratiquer une relecture libre et tranquille
de son œuvre comme nous le ferions pour Spinoza ou Kant.
Ensuite, en plus de savoir jusqu’à quel point Marx est indemne des
déviances qui se sont réclamées de sa pensée, il nous faut savoir jusqu’à
quel point il a rendu justice à la spécificité du politique. Des doutes me sont
venus après les événements d’Europe centrale. N’y a-t-il pas chez Marx le
préjugé (au sens fort du terme) qu’il n’y a pas véritablement d’histoire
propre du politique et que cette dernière n’est qu’un effet de l’histoire de
l’économie ? Je crois que d’importants segments de l’histoire de l’Europe
n’ont pas été assez considérés. J’ai en vue l’histoire des cités libres,
italiennes, flamandes, hanséatiques – et pas simplement celles de la
démocratie parlementaire anglaise. Il y a peut-être une histoire proprement
politique de la liberté qui recouvre et recroise celle des rapports entre le
travail et le capital. Et, de ce fait, il peut y avoir un mal politique spécifique
qui ne soit pas forcément l’expression du mal économique d’exploitation.
Un mal qui tiendrait à l’exercice même du pouvoir. Un certain silence de
Marx sur cet aspect a créé une sorte de brèche dans laquelle ont pu
s’engouffrer des usages franchement machiavéliques du politique.
Enfin, au niveau symbolique – qui est celui des signes, du langage, des
normes –, et qui est un niveau fondateur à sa façon, ne tombe-t-on pas sur
une limite de l’explication se référant à Marx ? Par exemple, si le
machinisme ne s’est pas développé dans l’Antiquité, ce n’est pas
simplement parce qu’on avait sous la main des esclaves, mais aussi parce
qu’on ne valorisait pas à cette époque le travail comme expression et moyen
d’éducation et de formation de l’homme. Ce n’est que lorsque le travail
devient un des lieux fondamentaux de l’éducation du genre humain que son
émancipation deviendra exigible. ? Cette question concerne la place des
techniques non seulement par rapport au plan politique, mais par rapport au
plan symbolique. C’est ce niveau-là qui a été le plus occulté par le
marxisme d’après Marx. J’incrimine cette période-là comme ayant été une
période d’occultation des ressources profondes de l’œuvre de Marx. Son
contenu essentiel a été recouvert par une vision très idéologique qui a servi
de justification à un pouvoir qui lui-même n’était pas du tout fondé sur les
grands textes de Marx.

Dans Soi-même comme un autre, vous réservez le terme d’éthique à la


« visée d’une vie accomplie » et celui de morale à « l’articulation de cette
visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à
l’universalité et par un effet de contrainte ». Vous écrivez : « De toi, me
dit l’autre, j’attends que tu tiennes parole. Et à toi je réponds : tu peux
compter sur moi. » Estimez-vous ainsi être parvenu à articuler la
contradiction entre, d’une part, la prétention à l’universalité des droits et
devoirs humains, et d’autre part la singularité de chaque personne ?
Nous avons aujourd’hui des modèles d’universalités qui n’ont plus rien à
voir avec celui proposé par Hegel, ou toute autre philosophie de l’histoire.
Nous avons celui du philosophe américain John Rawls, avec sa théorie de la
justice. Ou celui du philosophe allemand Jurgen Habermas, avec son
éthique de la communication et de l’argumentation. Est universelle la
capacité d’argumenter, indépendamment du contenu des arguments. Le
problème n’est plus aujourd’hui d’articuler l’universel et le singulier, mais
l’universel abstrait et l’historique. Ce débat trouve une de ses expressions à
l’occasion de la renaissance des nationalismes. D’un côté, le nationalisme
séduit par la richesse concrète de son contenu, de ses mœurs, de ses
pratiques, de ses convictions partagées, et à la limite de son identité
purement ethnique. De l’autre, une conception purement abstraite de
l’universalité laisse insatisfait. L’un de nos grands problèmes
contemporains consiste à raccorder cet universel abstrait avec l’historique
communautaire. D’un côté, la tradition du contrat social qui est une réalité
abstraite, de l’autre, celle des communautés de partage qui sont des réalités
concrètes.
Il y a des parties du monde où ce dilemme n’est pas arrivé à maturité ou
même n’est pas du tout perçu. Qu’il s’agisse de la Yougoslavie ou d’autres
conflits du même type, nous manquons à cet égard de sens historique. Nous
jugeons, pour ce qui concerne notre ère géopolitique, avec une morale
politique qui est née en 1945. Nous avons alors fait une sorte de serment,
implicite à l’Europe tout entière, qu’on ne se traiterait plus comme on
s’était traité dans les guerres mondiales précédentes. Mais il y a une partie
de l’Europe où ce message-là n’a pas été reçu. Elle continue donc de se
comporter comme nous nous sommes comportés jusqu’en 1945. Je pense
aussi à l’Algérie, confrontée aux deux corruptions qui sont celles du FIS et
de l’État-FLN. Dans de telles situations régressives, face à de grands
moments de désastre, seules quelques personnes convaincues, seules
quelques consciences indomptables sont en réalité porteuses de l’avenir
civilisé de la société. Pour moi, la conviction est la réplique à la crise : ma
place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige,
l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé en
homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant. La
lucidité du regard ne nous dispense pas de l’énergie de la protestation et de
la volonté de réparer les brèches.

Votre pensée philosophique me semble davantage sous-tendue par une


réinterprétation du fond républicain dont Kant est porteur que par un
acte de foi religieux. Car, si chaque homme doit être considéré comme
étant à lui-même sa propre fin et non pas comme un moyen en vue d’une
fin qui lui serait extérieure, cela ne présuppose-t-il pas qu’il en va
autrement dans la réalité ? Ne vous êtes-vous pas demandé vous-même si
l’impensé de ce précepte kantien n’était pas, au fond, l’exploitation de
l’homme par l’homme ?
Dans un de ses écrits politiques, Kant parle de « l’insociable sociabilité ».
Au plan juridique, le droit, et au plan politique, l’État de droit ont pour
fonction de rendre possible la coexistence entre des êtres de désir et
d’intérêts souvent opposés. Le fait qu’on ne se jette pas à la gorge les uns
des autres, qu’on accepte de vivre ensemble, constitue un minimum
consensuel. Le conflictuel n’est pas pour autant absent du tableau dans la
mesure où nous avons, individuellement ou collectivement, des intérêts
adverses. La société contemporaine est de plus en plus conflictuelle parce
que de plus en plus complexe. Le conflit n’est pas un malheur, mais quelque
chose de structurel dans une société où, la diversité des projets ne cessant
de s’amplifier, une règle du jeu pour rendre possible la coexistence est de
plus en plus urgente. Mais cet avenir pose en contrepartie la question
absolument neuve des gens qui sont exclus de la règle du jeu. De
l’exclusion résulte un type de pauvreté qui n’est pas du tout la même
pauvreté que celle du XIXe siècle, qui se situait sur la même échelle que la
richesse. L’exclusion et l’inclusion sont aujourd’hui dans un rapport
incommensurable. Je veux dire mon trouble politique devant
l’augmentation du nombre de personnes désocialisées. Il y a des gens qui
sont tout à fait en dehors, et en dehors même de l’alternative. Ça, c’est une
chose qui est sans précédent. J’ai beaucoup travaillé avec des gens comme
ATD Quart Monde. Il y a maintenant une frange de gens qui ne sont plus
membres du contrat social. Comment les réintégrer ? En les aidant à trouver
un travail, un logement ? Mais précisément, chercher du travail ou un
logement suppose que l’on appartienne encore au corps social. Il y a là une
grande question posée aux sociétés occidentales : peuvent-elles intégrer tout
le monde ? Je ne sais pas si cela s’inscrit dans la problématique marxiste, ou
si, au contraire, l’exclusion a pris la place de l’exploitation. Dans
l’affirmative, les mêmes descriptions, les mêmes explications, les mêmes
thérapies sont-elles encore valables ?

Reste à savoir si l’exclusion prend la place de l’exploitation ou si elle est


la forme de l’exploitation poussée à l’excès, quelque chose comme le
devenir moderne du vieux concept de Lumpenproletariat sur lequel il a
été écrit tant de choses contradictoires…
Je pense ici à un texte qui a été fondateur malgré ses étroitesses et ses
excès. Il s’agit du Manifeste communiste de 1848. L’hypothèse, c’est que
les prolétaires font partie du cercle social puisqu’il leur fallait s’organiser en
classe parmi les autres classes. Les exclus, aujourd’hui, ne sont même plus
capables d’être une classe. Ils sont « hors classe ». Cela pose des questions
nouvelles concernant la démocratie parlementaire, la démocratie
majoritaire. Il existe maintenant un nombre suffisamment grand de gens
satisfaits pour ne plus permettre que les défavorisés deviennent le centre de
gravité d’une alternative politique. C’est pour moi l’objet d’une grave
inquiétude. J’avais commencé à me poser ce problème au cours de mes
années américaines. Si la capacité d’absorption de la société américaine
reste encore importante, ceux qui sont sortis du système ne constituent
même plus une alternative. Je vois bien comment le Parti démocrate
américain a fonctionné longtemps, en représentant les minorités qu’il
englobait. Les minorités faisaient ainsi directement partie du système.
Aujourd’hui, aux États-Unis, un quart de la population vit dans une vraie
pauvreté. En France, le problème de l’exclusion concerne tous les partis de
gauche, parti communiste compris : est-ce autour des plus défavorisés, mais
appartenant encore au système, ou à partir de ceux qui sont hors système
que se dessine la possibilité de regrouper les exclus avec les inclus qui sont
au bas de l’échelle sociale ?

1. Entretien avec Arnaud Spire, L’Humanité, numéro spécial lors du 90e anniversaire,
21 avril 1994.
2. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté ; I. Le Volontaire et l’Involontaire, Paris,
Aubier, 1950. Philosophie de la volonté ; II. Finitude et culpabilité ; 1. L’Homme
faillible ; 2. La Symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960 (éd. du Seuil, « Points
Essais », 2009).
3. Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, éd. du Seuil, 1975 (« Points Essais », 1997).
4. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.
5. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit.
6. Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit.
7. Olivier Mongin, Paul Ricœur, Paris, éd. du Seuil, 1994 (« Points Essais », 1998).
8. Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit.
3

1
Paul Ricœur : Agir, dit-il

ÉRIC PLOUVIER. – La philosophie peut-elle éclairer l’action pratique et


politique ?
PAUL RICŒUR. – Un des ponts que j’ai essayé de jeter ces dernières années
se situe entre le texte et l’action. L’entreprise met en jeu la sémantique, la
linguistique, les sciences du langage. D’une part, il existe des textes sur
l’action, entre autres les textes narratifs, d’autre part, l’action est, elle aussi,
un texte lisible par les autres, puisqu’elle est conduite au moyen de paroles.
De même qu’un texte se détache de son auteur et produit des effets
indépendants de lui, de même l’action de chacun s’incorpore aux actions
des autres et produit des effets qu’aucun des protagonistes n’a voulus ;
parmi ces effets non voulus se rencontrent des effets pervers. L’action suit
ainsi son cours propre. Et il vaut la peine d’explorer ce champ pratique
comme tel. Il y a donc une certaine similitude entre le rapport de l’action à
son agent et le rapport du texte avec son auteur. Ce ne sont pas les
intentions qui conduisent le monde, mais ce sont aussi les effectuations avec
leurs effets qui, eux, échappent au projet.
Il fallait donc que je reprenne le problème de l’aspect intentionnel de
l’action et celui, contraire, des déterminismes.
En jetant ainsi un pont entre ce que j’appelle mes différents chantiers, j’ai
pu montrer qu’il y a interaction entre la saisie globale du sens d’un texte et
celle du sens d’une action sur la base des analyses que l’on peut faire avec
des instruments relevant de sciences précises. Je refuse donc de couper les
sciences de l’homme, les sciences en général, de l’herméneutique, de
l’interprétation. D’où ma devise : « Expliquer plus pour comprendre
mieux. »

C’est remettre la philosophie dans le monde ?


Oui et en ce sens je m’éloigne beaucoup de Heidegger, qui coupe
complètement la philosophie des sciences de l’homme, ce qui, selon moi, a
eu ce redoutable effet que la philosophie, s’étant exilée, n’est plus
interrogée par personne. Personne n’attend plus rien des philosophes parce
qu’eux-mêmes s’étant coupés des sciences en général et des sciences de
l’homme en particulier s’interrogent indéfiniment sur l’existence ou la mort
de la philosophie, etc. Donc une espèce de réflexivité sans fin qui me paraît
être la maladie professionnelle de la philosophie actuelle. Si la philosophie
perd son contact avec les sciences, elle n’a plus d’autre objet qu’elle-même,
s’il est vrai que ses objets lui sont donnés par les autres, que ce soit le
langage, la vie, l’action. Il ne faut pas que la philosophie soit texte sur le
texte, espèce d’écriture permanente dans la marge des autres textes.

Comment vous situez-vous sur la scène philosophique actuelle ?


Je me sens moins isolé qu’il y a dix ans. Mais pour de mauvaises raisons,
car la scène philosophique est moins remplie et les gens additionnent plutôt
leurs perplexités que leurs convictions. La gent philosophique est touchée
comme le reste par la perte de convictions. Il n’y a plus de grandes
querelles, ce qui n’est pas très bon signe. Il y a bien la querelle du
postmoderne, mais elle n’est pas comparable à celles de la période
lacanienne, par exemple.
Dans une perspective pratique, quelle est la spécificité du politique ?
Parlant du discours politique, je pense d’abord qu’il ne faut pas le
confondre avec le discours éthique. Par là, je me sens très proche de Hanna
Arendt et d’Éric Weil. Le discours politique a pour cadre une communauté
historique donnée, c’est-à-dire un niveau d’action situé entre l’individu et
l’humanité. C’est pourquoi il ne peut viser ni l’universel ni simplement le
singulier. Je tiens beaucoup à ce repère de la communauté historique à
laquelle le politique confère un vouloir commun. La spécificité du politique
est marquée par là. En outre le discours politique est d’un type fragile parce
qu’il se tient à mi-chemin du discours démonstratif, qu’on peut avoir dans
les sciences, et du discours sophistique, qui repose sur la captation de la
bienveillance de l’auditeur par des moyens qui peuvent être vicieux. Ce
niveau rhétorique du discours politique m’intéresse beaucoup. Il relève de
l’ordre du probable, tel qu’Aristote l’avait défini. L’extrême difficulté du
discours politique est de se tenir dans cet entre-deux, entre la science et la
sophistique.

Mais le pouvoir politique lui-même n’est-il pas toujours oppression ?


La distinction entre pouvoir et domination, que je n’ai trouvée ni chez Max
Weber ni chez Éric Weil mais chez Hanna Arendt, me paraît très
importante. Foucault et d’autres ont eu tendance à écraser l’un sur l’autre
pouvoir et domination : toute domination serait ainsi violence. Il faut
répartir autrement ces concepts. Je suis redevable à Hanna Arendt
lorsqu’elle fait naître le pouvoir du vivre-ensemble. Mais ce vivre-ensemble
étant d’une grande fragilité, il se laisse structurer par une relation de
domination qui le recouvre, le masque et au besoin le pervertit. Retrouver
les racines du vouloir vivre ensemble qui constitue le pouvoir, c’est poser
en termes nouveaux le problème de l’autorité. Ce n’est pas la domination
qui fonde le pouvoir mais l’inverse. Il s’agit de retrouver la couche enfouie,
en quelque sorte toujours oubliée, du pouvoir, qu’on ne rattrape que par le
biais d’une mythisation d’événements fondateurs – la Révolution française
par exemple – qui dès lors font autorité.
On ne peut en effet que symboliser le vivre-ensemble, dans la mesure où il
ne peut être l’objet d’une connaissance immédiate ; il ne se connaît pas lui-
même, ne s’éprouve que dans les moments de détresse – lors d’une calamité
naturelle, d’une guerre, on se reconnaît alors exister tous ensemble au
niveau du vécu. Le mot « vivre » est ici très important : comme le vivre
n’est connu que par les médiations du langage, ce sont celles-ci qui
recueillent les événements fondateurs qui font autorité dans une
communauté donnée. Cette dialectique fine entre pouvoir et autorité me
paraît de la plus grande importance ; je crois que ce serait ça, penser
démocratiquement : comprendre que la domination est issue du pouvoir et
non pas l’inverse.

La volonté de vivre ensemble ne suffit-elle pas ? Pourquoi l’État ?


Le vouloir-vivre est toujours instantané. Lorsqu’il est mis à bas, par
exemple dans la guerre, rien « ne tient plus ». C’est ce « tenir-ensemble »
qui est très mystérieux. Comment faire durer ce qui est fragile sans le
renforcer par des moyens indirects ? C’est tout le problème de Machiavel :
comment faire durer une République ? C’est pourquoi il faut un
encadrement de la communauté par des structures qui ont un projet de
durée ; c’est ça l’autorité finalement : ce qui, venant du passé, a projet de
durée.

On ne peut donc pas souhaiter le dépérissement de l’État. Les marxistes


ne souhaitent-ils pas le dépérissement de l’État ?
Un des grands échecs du marxisme en général, outre sa prétention à la
science, c’est son absence de doctrine politique distincte de l’économie. Le
libéralisme politique est alors aisément confondu avec le libéralisme
économique. Reste alors l’utopie du dépérissement de l’État, si l’État est
mauvais par essence. Or, l’idée du dépérissement de l’État me semble très
dangereuse : on peut bien tolérer n’importe quelle sorte d’État, puisqu’il
mourra ! Avec le cynisme stalinien, on plaque des morceaux de Machiavel
sur une constitution ultralibérale et on invente un régime en trompe l’œil.
Au contraire, si on sait que l’État est une structure de très longue durée,
alors il faut le contrôler ; c’est une tâche sérieuse et entièrement irréductible
à l’économique. Il est vrai, aussi, que cet aveu de la pérennité de l’État
conduit l’individu à se désarmer devant lui : on constitue un foyer – l’État –
qui est potentiellement dangereux, puisque c’est lui seul qui détient la force
et exerce la violence légitime.

Pour comprendre la sociabilité, ne doit-on pas s’imaginer chacun avec,


dans la poche, une sorte de contrat invisible avec tous les autres ? Un
contrat que concluraient ceux qui veulent vivre ensemble suivant
Rousseau ou actuellement Rawls ne reste-t-il pas la théorie politique la
plus satisfaisante ?
Ce qui me choque chez les théoriciens du contrat comme Rawls, c’est qu’ils
parlent d’un contrat conclu dans une situation originelle imaginaire dans
laquelle les contractants ignoreraient s’ils vont être bénéficiaires ou non.
Qui sont ces contractants, s’ils n’ont pas déjà en partage un vivre-ensemble
issu d’une histoire commune ? Ce disant, je ne veux absolument pas
majorer le phénomène tradition en tant qu’autorité ; ce qui est choquant
dans le traditionalisme, c’est de transformer la tradition en autorité. C’est
pourquoi je préfère parler de traditionalité. Par là, je veux simplement dire
que nous sommes les héritiers d’un passé. Comme héritiers, on peut bien
rejeter l’héritage ; mais c’est encore un rapport à l’héritage que de le rejeter.
Avoir un héritage, ce n’est tout de même pas se trouver dans cet état
d’ignorance absolue, comme si on flottait dans l’intemporel d’un acte
historiquement non situé.
Alors, c’en est fini de l’idéal cosmopolite ?
Je crois qu’il faut distinguer ici deux niveaux : un niveau proprement
politique et un niveau cosmopolitique. Le niveau politique me paraît défini
et délimité, comme je l’ai dit, par l’existence d’une communauté historique
qui a un passé, des traditions, mais aussi des projets. C’est le niveau que j’ai
essayé de pointer entre l’individu et l’humanité tout entière. En ce sens, la
citoyenneté ne se laisse pas déduire de l’universalité des droits de l’homme,
mais se déploie dans une communauté historiquement déterminée. Quant au
niveau cosmopolitique, il est défini par les droits et les devoirs qui
s’adressent à l’homme en tant qu’homme, indépendamment de
l’appartenance à une communauté historique déterminée. Entre les deux
niveaux se joue une dialectique complexe ; d’une part, c’est à travers les
traditions et les projets d’une communauté concrète que nous visons
l’homme au-delà du citoyen ; d’autre part, cette visée transcende
l’historicité concrète des communautés historiques : son statut
épistémologique est celui d’une « idée limite » au sens kantien. Cela ne
veut pas dire qu’aucune tâche ne lui est assignée, bien au contraire ; comme
le Kant de la Paix perpétuelle l’a magistralement établi, le projet d’une
histoire universelle repose sur la mise en œuvre d’un droit qui lie les États-
nations par des pactes dont toute l’autorité est morale : pacta sunt servanda.
Ce qu’on appelle politique mondiale se passe en fait entre ces deux niveaux,
politique au sens propre et cosmopolitique. Ainsi, les négociations au sujet
de la dette mondiale et les débats à l’ONU. Et on sait combien sont
difficiles à obtenir les transferts de souveraineté au bénéfice d’institutions
internationales. Tous les problèmes relatifs aux droits de l’homme se posent
dans ce même entre-deux. Par leur visée, ils relèvent du niveau
cosmopolitique. Leur mise en œuvre, leur protection et leur défense se
passent au niveau politique, celui des communautés historiques.
On va célébrer le Bicentenaire de 1789. Que fête-t-on au juste ? La
citoyenneté ou les droits de l’homme ?
On a dit beaucoup de mal du Bicentenaire de la Révolution française. Mais
cette commémoration fait partie de ce nécessaire repérage des événements
fondateurs, qui ressortissent toujours à la fois au réel et au symbolique. Il
s’est passé quelque chose effectivement, réellement. Le 14 Juillet, si on
prend cet exemple, a quelque chose d’absurde : on a tué pour rien le
malheureux gouverneur. Ça a été une incroyable fête de la cruauté. Mais la
symbolisation vient de ce qu’on en a fait le point zéro d’une histoire autre.
De même, il est important que les Italiens se réfèrent à l’épopée de
Garibaldi, les Américains aux pères fondateurs, etc. Le temps historique est
nécessairement fondé sur un temps axial, à partir duquel on peut déterminer
un avant et un après.
Il faudrait coordonner la Révolution française avec le fait qu’elle a eu un
avant. Grâce à des médiévistes comme Le Goff et Duby, nous nous sommes
donné une mémoire plus longue. Dès lors, la Révolution française est une
péripétie : quelque chose qui fait tourner l’histoire autrement selon la
définition que donnait Aristote de la péripétie. La Révolution a fait tourner
l’histoire autrement, mais c’est une histoire qui vient de plus haut, avec tous
ses protagonistes. Un pays, une société, une communauté où il y a peu
d’attentes, de projets et peu de souvenirs a peu de présent. C’est pourquoi il
n’y a pas d’antagonismes entre avoir une grande mémoire et avoir de
grands projets. Même l’Amérique a l’histoire multiple de tous ses
immigrants. Ceux-ci ne sont pas tous des exilés politiques, soustraits à un
danger extrême, mais chaque nouvel immigrant s’identifie à une histoire qui
est une histoire qui a été faite d’abord par ses premiers immigrants.

Le Bicentenaire pourra-t-il être un remake du premier Centenaire ?


Ce qu’on va célébrer, c’est une autre question. Est-ce le début de la Terreur
ou est-ce que les événements pouvaient tourner autrement ? C’est cette
question qui divise les historiens et pourrait nous diviser aussi. Le premier
Centenaire a été très idéologisé : la gauche contre la droite, la laïcité contre
l’Église, la tour Eiffel plus haute que Notre-Dame. On pourra toujours dire
que nous venons tous de la Révolution française ; c’est d’une certaine
manière vrai, nous procédons tous du tiers état. Le XIXe siècle est une
redistribution du tiers état. Au reste, ce qui a donné la Terreur était aussi
gros d’autre chose, potentiellement. Par le Bicentenaire, on ne devrait pas
commémorer seulement ce qui a eu lieu, mais aussi le potentiel inexploité,
délivrer les événements du passé des ressources qui n’ont pas été
employées. Se placer du côté d’une histoire des vaincus. Ainsi, il ne serait
pas mauvais que nous commémorions une équivoque. Je craindrais presque
qu’on soit trop consensuel !

Une Révolution plurielle et équivoque avec ses réalités et ses virtualités


inaccomplies ?
Il faudrait qu’on soit capable d’une remémoration polémique, qu’on prenne
conscience du pluralisme interne à la Révolution, de la multiplicité de ses
projets. Ce qui me frappe d’abord, c’est qu’il y a eu Révolution parce qu’on
n’a pas su faire à temps des réformes. Si le roi n’avait pas renvoyé Necker,
etc. Mais aussi on a affaire aux effets non voulus de choix qui n’étaient pas
absolument transparents pour les protagonistes, par exemple celui de
Rousseau contre Montesquieu. On a pensé Volonté générale, République
indivisible. L’effet pervers en a été qu’on n’a pas pu admettre la dissidence
et qu’on a vu en elle uniquement complot, trahison. Il y avait dans ce choix
une situation potentiellement terroriste. En ce sens, on peut dire qu’il y a eu
Terreur dès le début, dans la mesure où le tiers état et la nation indivisible
ne peuvent admettre l’existence ou la possibilité d’une dissidence comme
alternative aux décisions de l’État, l’on a choisi Rousseau contre
Montesquieu ; l’idée que le pouvoir puisse faire place à des contre-pouvoirs
dans l’intérêt de tous est complètement absente. Est-ce encore le cas en
1790 ? J’ai l’impression qu’en 1790 autre chose que la Terreur était
possible, lors de la Fête de la Nation. C’est pourquoi c’est peut-être 1790
qu’il faudrait commémorer, plutôt que la prise de la Bastille, qui est tout de
même d’une grande cruauté. Car tel est l’événement nu, indépendamment
de son symbolisme ultérieur.

1789, c’est donc après qu’on lui a donné sens ?


Il y a là un phénomène intéressant dont parleraient peut-être mieux les
psychanalystes : l’idée qu’un premier trauma n’est agissant que s’il est
réactivé par un second, et c’est le second trauma qui fait que le premier a
été traumatique. Ce qui fait que 1789 a été traumatique c’est 1793,
l’exécution du roi. Quand nous projetons rétrospectivement la mort du roi
sur 1789, nous pensons 89 à la fois comme un trauma et comme une
origine. C’est une bonne chose de pouvoir hésiter : qu’allons-nous
célébrer ? D’un côté il faut célébrer 89 car c’est un événement fondateur,
mais on ne peut plus en faire une lecture univoque.

Le XXe siècle n’a-t-il pas produit des passés traumatiques pires encore ?
Que faire d’un passé traumatique ? On peut passer à côté comme en
Allemagne de l’Est et en Autriche, ou bien faire comme en Allemagne de
l’Ouest avec le « débat des historiens » : assumer le passé criminel pour
avoir le droit de récupérer les richesses du XIXe siècle, le romantisme, etc. Il
y a là un travail de deuil que je trouve extraordinairement courageux. En
plus petit, nous avons, nous Français, à faire la même chose pour Vichy,
voire pour les crimes de la Libération. Il faut intégrer à la vision historique
que le pire côtoie parfois le meilleur. Ce qui m’a le plus choqué dans
l’histoire du 14 Juillet, c’est qu’on avait cru longtemps qu’il s’agissait plus
ou moins de hors-la-loi, de bandits. Or, c’était de bons artisans du quartier
Saint-Antoine. Et après tout, parmi les nazis, il y avait beaucoup de braves
Allemands. Il peut se trouver à nouveau des circonstances où la même
chose pourrait se reproduire. Et donc cela pourrait nous arriver à nous-
mêmes.

Que pensez-vous du jeu et des enjeux de la politique actuelle en France ?


Le présent est opaque pour les contemporains. On ne peut pas dire ce que
nous sommes dans le présent. Ce sont des historiens futurs, que nous ne
connaissons pas, qui diront ce que nous avons été. Mais ce qui m’inquiète,
c’est l’écart entre la façon dont la classe politique pose les problèmes, par
exemple celui de l’ouverture, etc., et, d’autre part, le désengagement
politique des gens. Si on additionne les abstentionnistes, les communistes et
le Front national, ça fait quand même le tiers des gens, c’est beaucoup !
Bien sûr, je ne fais pas un parallélisme entre les communistes et le Front
national : l’idéologie de lutte des classes chez les communistes est moins
grave que l’idéologie d’exclusion du Front national. La lutte des classes
n’est pas une exclusion mais une confrontation, c’est une autre vision des
rapports sociaux que la négociation. On peut dire qu’elle est fausse, qu’elle
est dépassée, mais on ne retrouve pas là le caractère potentiellement
dangereux de l’idéologie de Jean-Marie Le Pen.

Peut-on encore croire en un État-providence ?


Il y a des effets pervers de l’État-providence. Ce que fait Michel Rocard
m’intéresse ; ce n’est pas qu’il ait telle option sur l’économie, mais qu’il
pose le problème de ramener le politique au niveau où les gens le vivent. Il
ne s’agit pas de liquider l’État-providence, il faut le corriger à partir de ses
effets pervers : la multiplication des assistés, parfois même des fraudeurs de
l’assistance, tandis qu’on laisse se développer le quart-monde chez nous :
ceux qui ne sont pas pris dans les mailles de l’État-providence. Tout cela est
stupéfiant !

Comment relier le discours politique et celui de la population ?


Il faudrait repérer actuellement ce que sont les attentes réelles des gens, au
lieu de continuer le discours politique à partir de lui-même, à partir de ce
que Raymond Barre appelait à juste titre le « microcosme ». Le politique,
tel qu’il est vu par les appareils, n’est plus le même dès lors qu’il est vu par
les acteurs sociaux. Le pays est devenu opaque à lui-même, je crois.

D’où cela vient-il ?


J’aimerais suivre ici deux pistes. Je partirai d’abord de ce qui fut la
première utopie de la démocratie, à savoir « la publicité », au sens de
« rendre public », thème si important chez Habermas et aussi chez Rawls.
Publicité, cela signifie une volonté de transparence, c’est-à-dire de se
connaître soi-même. Or, elle n’existe pas en ce moment. Il y a comme un
refus de se connaître soi-même. Autre piste de réflexion : dans une société
pluraliste, une des grandes questions est de savoir comment garder des
convictions communes, alors qu’il existe une si grande diversité d’opinions.
Comment ne pas tomber dans un scepticisme généralisé ? Le même
paradoxe se retrouve dans d’autres domaines, par exemple dans les rapports
d’une religion avec une autre, d’une vision politique avec une autre.
Comment éviter que la tolérance molle engloutisse tout ?

Vous êtes contre la tolérance ? Les immigrés ne doivent-ils pas être tenus
également pour les protagonistes d’une même histoire ?
Je ne veux pas retomber dans quelque nationalisme. Pourtant, un repérage
de notre identité collective me paraît nécessaire, si l’on veut pouvoir cadrer
ce champ pluraliste et retrouver ce qui structure notre vouloir commun, en
dépit de et grâce à la multiplicité de nos traditions. Ce n’est pas facile. C’est
là que je retrouve ma première piste : il faudrait une meilleure maîtrise de la
communication, une meilleure recherche de la « transparence ». Ici,
Habermas aurait beaucoup à nous apprendre. Malheureusement, ce qu’on
appelle aujourd’hui communication, ce sont presque exclusivement les
médias. Il faut susciter une confrontation plus directe entre les acteurs
sociaux, une sorte de négociation permanente des buts. Il faut rendre les
gens conscients de ce qu’ils sont responsables de la vitalité de la discussion
politique, afin que celle-ci ne soit pas confisquée par quelques-uns, et
surtout qu’on ne se laisse pas exproprier par les experts. Or, cela suppose un
niveau assez élevé d’information.
Vous m’interrogez en outre sur la question de l’intolérance et de
l’immigration. Cela me donne l’occasion d’écarter un malentendu possible
concernant ce que j’ai dit de l’identité soit des personnes, soit des
communautés. Je prends toujours bien soin de parler d’identité narrative,
c’est-à-dire d’une identité constituée par les récits que nous faisons sur
nous-mêmes ou que nous recevons de narrateurs autres que nous et qui nous
racontent qui nous sommes. Hannah Arendt aimait à dire que c’est le récit
qui révèle « le qui de l’action ». Or, outre que nous pouvons raconter
plusieurs histoires sur nous-mêmes et que l’histoire des uns est enchevêtrée
dans l’histoire des autres, l’identité dont il s’agit n’est pas celle d’un
« même » substantiel, mais d’un « soi » responsable. Cette seconde sorte
d’identité est un subtil mélange du « même » et de l’« autre », comme
aiment à dire les dialecticiens ; c’est dire que le « soi » responsable, tant
d’une communauté que d’un individu, admet comme les caractères d’une
pièce de théâtre ou d’un roman une grande marge de variation, un degré
élevé d’« altérité », qui fait précisément de l’identité une question
problématique. Voilà la raison philosophique que je donne à l’admission
d’une marge de différence dans la composition du corps social qui se
constitue en racontant son histoire. L’accueil des immigrants à l’époque de
la croissance – les Trente Glorieuses – fait précisément partie de l’histoire
que nous racontons sur nous-mêmes, à propos précisément de ces décennies
fortunées. Les accueillir aujourd’hui comme des concitoyens à part entière,
pour la seconde génération au moins, c’est les tenir pour les protagonistes
de la même histoire que nous racontons sur nous-mêmes. L’intolérance à
leur égard est plus qu’une injustice, c’est une méconnaissance de nous-
mêmes en tant que personnage collectif dans le récit qui instaure notre
identité narrative.

Il n’y a pas assez de discussions contradictoires en France ?


Permettez-moi de choisir un exemple criant. Je suis choqué qu’il n’y ait
jamais en France de discussions publiques sur le nucléaire et même sur la
politique étrangère, la diplomatie et sur l’armée. Dans les pays scandinaves
et en Allemagne, la discussion publique est plus ouverte et plus vive. Ce qui
manque en France, c’est un puissant mouvement « vert » sérieux et
compétent. Pour revenir au choix nucléaire, il n’a jamais fait l’objet d’un
débat ; ce n’est pas de cela qu’on a discuté en politique. Avons-nous jamais
été consultés ? Nous avons été mis devant le fait accompli. Ce qu’il y a de
plus suspect en France en ce moment, c’est justement le consensuel.

Le débat incombe au Parlement et à ses commissions, non ?


Je suis bien d’accord. Un travail plus sérieux doit se faire dans les sessions
parlementaires et, comme vous le dites, dans les commissions, car c’est là
que des gens appartenant à des partis différents peuvent prendre un peu de
distance par rapport au discours convenu et se tenir plus près des problèmes
eux-mêmes. À cet égard, il y a des signes encourageants depuis le nouveau
septennat et sous l’impulsion de Rocard. Celui-ci semble mieux entendre la
leçon de Montesquieu que nos ancêtres révolutionnaires. Ce qu’il faut, c’est
un jeu de contre-pouvoirs. Cela commence par un rééquilibrage entre la
présidence, le gouvernement, le Parlement. Mais il y a encore le judiciaire
et surtout l’audiovisuel à soustraire à l’idéologie de l’indivisibilité de la
souveraineté.

Et le débat hors des instances de pouvoir ?


On a besoin de lieux, de sociétés de pensée. Pour moi, c’est la revue Esprit.
Il faut qu’il existe des foyers de discussion sur les enjeux, les buts, les
mémoires pour ne pas dire la mémoire, si l’on veut pouvoir soutenir le
rythme de la discussion politique. Les sociétés de pensée, justement parce
qu’elles n’ont pas d’enjeux immédiats de pouvoir, devraient se comporter
comme les lieux de rédaction permanente des cahiers de doléances de la
nation. Évidemment, on est plus soucieux de discussion dans les moments
chauds de l’histoire, or nous sommes dans un moment froid…

Vous semblez politiquement engagé…


Vous posez la question de savoir si j’ai la carte d’un parti. Non. J’ai quitté la
SFlO à l’époque de Guy Mollet à cause de l’Algérie. C’est net. Mais je me
reconnais proche de Rocard pour de multiples raisons qui ne sont pas toutes
politiques.

Lors d’une récente interview dans Libération, on vous cite comme un des
seuls philosophes français…
Il s’agit, si je ne me trompe, d’une interview de Jürgen Habermas. Celui-ci
me cite à côté de Touraine et de Bourdieu. J’ignore les raisons de ses
préférences. Qu’on me cite ou non n’est pas une question que je me pose. Il
faut faire son travail, un point c’est tout.

1. Entretien avec Éric Plouvier (ancien journaliste et avocat au barreau de Paris),


partiellement publié dans la revue Politis, le citoyen, 7 octobre 1988.
4

La Cité est fondamentalement


périssable
1
Sa survie dépend de nous

ROGER-POL DROIT. – À quel titre un philosophe peut-il intervenir


aujourd’hui dans la vie publique ? Dans quel but ? Avec quels moyens ?
PAUL RICŒUR. – Ce qu’on ne peut attendre du philosophe en matière de
politique, ce serait un discours véritablement démonstratif. Il convient
d’abord de se défaire de l’illusion que puisse exister une politique
scientifique. Si le marxisme-léninisme a été fautif et pas seulement
trompeur, c’est en faisant croire que pouvait exister un socialisme
scientifique. Le type de savoir que l’on peut atteindre en ce domaine n’est
pas du même ordre que celui des sciences. Il existe certes des « sciences
politiques », mais il s’agit sous ce titre de disciplines essentiellement
descriptives. On y étudie par exemple le fonctionnement des régimes
constitutionnels ou les comportements électoraux. Leur travail ne consiste
nullement à élaborer une connaissance réellement scientifique des principes
et des mécanismes du pouvoir, ce qui est en toute rigueur impossible.
Toutefois, cela ne signifie nullement que le discours politique soit livré à
l’arbitraire. Dans un des essais de Lectures 1 2, je propose de situer ce
discours au niveau rhétorique. Ce n’est pas pour le discréditer. Bien au
contraire : relèvent de ce niveau les sortes d’arguments qui, sans s’élever au
plan de la démonstration, de la preuve logique ou scientifique, ne tombent
pas à celui de la sophistique, où l’on cherche à extorquer l’accord d’autrui
par la flatterie ou l’intimidation. Entre prouver et séduire, il y a place pour
des arguments probables ou, si l’on préfère, vraisemblables, ou simplement
plausibles. À ce niveau, la conviction est recherchée par le moyen d’une
discussion réglée. Je crois donc qu’il existe une bonne rhétorique, et que le
discours politique peut se tenir à ce rang.

Vous venez de lier la rhétorique à la discussion. Cela ne répond pas


encore à la question : « À quel titre un philosophe peut-il intervenir
aujourd’hui dans la discussion politique ? »
Votre question est en même temps une question sur la démocratie, si l’on
admet que la démocratie est le régime politique qui repose sur une
discussion publique à laquelle participe le plus grand nombre possible de
citoyens. Cela dit, il faut d’abord s’interroger sur les enjeux d’une telle
discussion publique. Et c’est là que le philosophe peut intervenir.
J’ai tenté pour ma part de discerner des enjeux proches, des enjeux à moyen
terme, des enjeux à long terme de la discussion publique. Pour saisir en
quoi consistent les enjeux proches, partons de cette idée : les sociétés
industrielles avancées peuvent être considérées comme des opérateurs de
distribution. Mais on oublie trop souvent qu’elles distribuent des biens
hétérogènes. Les uns sont des biens marchands (revenus, patrimoines,
services, etc.), d’autres biens ne peuvent être achetés, ni vendus (éducation,
santé, sécurité, emplois publics, citoyenneté, etc.). Il y a donc une pluralité
de biens qui sont qualitativement différents. Entre ces biens, aucune priorité
ne s’impose d’elle-même comme une évidence absolue ou comme un ordre
des choses.
La première tâche de l’intervention du philosophe peut donc être de rendre
conscient de l’existence de cette situation : les biens à distribuer sont
hétérogènes et aucun ordre ne s’impose dans le choix des priorités. Sur le
choix des enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que nous. Ce
choix doit donc faire l’objet d’une discussion : quel ordre de priorité
apparaît à la majorité des gens, dans une société donnée, comme
préférable ? Faire comprendre la nature de ce choix et ses enjeux, c’est là
une tâche d’éclaircissement qui me paraît incomber au philosophe.

Mais ce n’est encore qu’un premier niveau de son intervention…


Tout à fait. Le deuxième, celui des enjeux moyens ou intermédiaires,
consiste à comprendre selon quels principes s’organise le choix du
préférable. Nous rencontrons alors des termes fortement chargés
d’idéologie : justice, liberté, égalité, fraternité… Certains représentants de
la philosophie analytique ont considéré ces notions comme définitivement
corrompues par l’idéologie. La réflexion philosophique devrait finalement
les laisser en dehors de ses préoccupations. Je ne partage pas cette position.
Je pense au contraire qu’il est possible d’avancer utilement dans la
distinction des différentes significations de ces termes. Démêler les sens
multiples et parfois embrouillés de ces concepts porteurs d’une longue
histoire, faire ressortir leurs diverses faces, montrer en quoi elles se
différencient et parfois se superposent (une partie du concept de liberté peut
recouvrir par exemple une partie du concept d’égalité), c’est là une tâche de
clarification philosophique. Les discours politiques emploient chaque jour
ces termes sans se rendre compte que s’y juxtaposent de multiples éléments
qui sont parfois incompatibles.

Quel est le dernier registre ou l’enjeu le plus lointain de l’intervention


philosophique ?
Celui qui touche à l’orientation générale, au choix global de nos sociétés –
par exemple le choix d’une croissance et d’une croissance illimitée. Ici, le
travail du philosophe ne peut plus être simplement une clarification des
concepts, l’analyse doit s’accompagner nécessairement d’un choix, d’une
préférence intime où le penseur s’engage à titre personnel. Des concepts
maîtres, comme ceux de justice, d’égalité, de liberté, etc., ont en effet un
contenu intellectuel qui peut faire l’objet d’analyses théoriques. Mais, d’un
autre côté, leur signification n’a de consistance que si l’on y adhère par une
conviction intime. C’est pourquoi on n’en parle qu’en termes de
« valeurs ».

Ces valeurs n’existeraient qu’en fonction d’une croyance ?


Ce n’est pas si simple. On ne peut dire que les valeurs sont inventées par
ceux qui y croient. Le statut des valeurs est en fait très particulier et difficile
à concevoir. Les hommes politiques l’oublient trop souvent quand ils se
réfèrent aux « valeurs républicaines » ou aux « valeurs de la démocratie »,
comme si ces formules allaient de soi et ne soulevaient aucune difficulté.
La notion de valeur a un statut particulier pour deux raisons. En premier
lieu, elle combine de manière singulière objectivité et subjectivité. D’un
côté, une valeur s’impose à quelqu’un avec une certaine autorité, comme un
élément hérité d’une tradition. En ce sens, elle n’est pas dépourvue
d’objectivité. D’un autre côté, elle n’existe véritablement que si l’on y
adhère. Comme si la conviction était la condition de sa vie effective.
En second lieu, les valeurs se situent, me semble-t-il, à mi-chemin entre les
convictions durables d’une communauté historique et les réévaluations
incessantes que réclament les changements d’époque et de circonstances
avec l’émergence de problèmes nouveaux, comme ceux de
l’environnement, de l’application des techniques biologiques à la maîtrise
de la vie, de l’économie à l’échelle mondiale, etc.
Pour illustrer cette seconde particularité des valeurs, on peut songer à ce
que voit un passager par la fenêtre d’un train. Le paysage défile, mais tous
ses plans ne le font pas à la même vitesse. Les horizons lointains glissent
lentement, les talus proches passent à vive allure. Les valeurs sont, à mes
yeux, dans une position intermédiaire. Trop souvent, dans les débats
actuels, on oublie cette position spécifique des valeurs. Les dogmatiques
misent trop aisément sur l’immobilité de l’horizon. Les nihilistes soulignent
trop facilement la disparition instantanée des avant-plans et le caractère
friable des valeurs. Il me semble que c’est au contraire entre les deux que se
tiennent les grandes catégories directrices du politique. Elles ne passent pas
en un clin d’œil. Elles s’inscrivent dans la longue durée. Mais elles sont
aussi fondamentalement périssables et doivent donc être continûment
réactualisées afin de répondre aux mutations très rapides de notre histoire.

Est-ce à dire que nous en sommes responsables ?


Tout à fait, mais en un sens nouveau et particulier de l’idée de
responsabilité, que l’on doit au philosophe Hans Jonas. Jusqu’à présent, on
considérait quelqu’un comme responsable seulement d’actes passés dont il
était reconnu être l’auteur et qu’on pouvait dès lors lui imputer. Hans Jonas,
dans Le Principe responsabilité 3, conçoit au contraire une responsabilité
tournée vers le futur lointain. Quelque chose nous est confié qui est
essentiellement fragile. L’objet de la responsabilité, affirme Jonas, c’est le
périssable en tant que tel. Il peut alors s’agir de la vie ou de l’équilibre de la
planète. Mais il s’agit aussi de la Cité. La Cité est fondamentalement
périssable. Sa survie dépend de nous, comme l’a souligné Hannah Arendt.
En effet, aucun système institutionnel ne se prolonge sans être soutenu par
une volonté de vivre ensemble qui est en acte chaque jour, même si on
l’oublie. Lorsque ce vouloir s’effondre, toute l’organisation politique se
défait, très vite – notre siècle en a donné de multiples exemples, en
particulier à l’occasion des grandes défaites.
L’indifférence croissante envers la vie politique vous paraît-elle receler
un tel risque ?
On pourrait être tenté de traiter avec indulgence cette forme d’abstention.
Aux États-Unis, de nombreux citoyens, et parmi eux beaucoup d’étudiants,
sont convaincus que leurs institutions ont une existence suffisamment solide
pour qu’ils se dispensent de participer à la chose publique. C’est une erreur.
Jamais la Cité n’existe par la seule inertie de son système institutionnel.
Hannah Arendt distingue finement autorité et pouvoir. L’autorité, à ses
yeux, relève d’un système institutionnel, lequel se réfère toujours à un
passé, à des institutions plus anciennes, mais qui ne peuvent
qu’« augmenter » le pouvoir. Le pouvoir, au contraire, est, en un sens,
instantané : il existe ici et maintenant pour autant que nous le voulions
ensemble. C’est la continuité et la rénovation de ce vouloir qui font l’objet
de notre responsabilité.

Responsabilité seulement politique ou aussi morale ? Les deux sont-elles


séparables ?
Les deux sont indissociables, mais là encore, en un sens particulier. Ce qui
fait que le politique n’est pas l’éthique, ni la morale – peu importe ici la
distinction –, c’est l’existence de médiations institutionnelles. Le politique
apparaît lorsqu’une communauté historique s’organise pour devenir capable
de prendre des décisions collectives. Le « vouloir vivre ensemble » se
transfère sur un noyau institutionnel plus fort que chacun. L’existence de
l’État repose donc sur une sorte de désappropriation des individus. Ce
dessaisissement est fondateur et, en ce sens, nécessaire, mais il engendre en
même temps les formes spécifiques du mal politique. Le politique est en
effet enclin à des maux spécifiques du fait même qu’il paraît susceptible
d’exister au-dessus de nous, voire, à la limite, contre nous. Il peut alors se
corrompre, indépendamment de sa base économique et sociale, en tant que
pur phénomène de pouvoir. C’est pourquoi il doit demeurer sous
surveillance.
L’héritage de la pensée libérale vaut d’être, ici, souligné : il convient de se
méfier des abus du politique et de veiller à son contrôle en le divisant contre
lui-même, en jouant de contre-pouvoirs contre le pouvoir. Montesquieu, sur
ce point, a vu plus clair que Rousseau. Aux maux spécifiques du politique
doit répondre une thérapeutique spécifique.

Les bienfaits liés à l’institutionnalisation du « vouloir politique » auraient


pour contrepartie des risques d’asservissement ou de domination sans
contrôle ?
Oui. Et cette dernière peut prendre des formes moralement neutres en
apparence. On se dessaisit, aujourd’hui, au profit des experts, de décisions
concernant les problèmes économiques, financiers, fiscaux, etc. Ces
domaines sont devenus si compliqués, nous dit-on, qu’il faut nous en
remettre aux jugements de ceux qui savent. Il y a là, en réalité, une sorte
d’expropriation du citoyen. La discussion publique se trouve ainsi captée et
monopolisée par des experts.
Il ne s’agit pas de nier l’existence de domaines où des compétences
juridiques, financières ou socio-économiques très spécialisées sont
nécessaires pour saisir les problèmes. Mais il s’agit de rappeler aussi, très
fermement, que, sur les choix des enjeux globaux, les experts n’en savent
pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix
fondamentaux derrière ces faux mystères.
Dans les domaines dont nous parlions en commençant : définir des priorités
dans le partage entre des biens multiples et qui ne peuvent être tous
commensurables, clarifier les grandes notions qui dirigent ces choix, mettre
enfin en débat l’orientation globale de notre civilisation, il me semble que
les experts eux-mêmes sont en demande d’éclaircissements et de conseils.
En tout cas, ils ne sont pas plus qualifiés que nous et ce n’est pas à eux que
peuvent appartenir les décisions de fond. La tâche d’un éducateur politique
est aussi de remettre constamment dans le courant de la discussion publique
ce qui est monopolisé abusivement par les spécialistes.

Y a-t-il aujourd’hui, après l’effondrement des grandes espérances


révolutionnaires, des modèles susceptibles de remplacer celui de la
croissance et de la consommation ?
La mort des idéologies peut susciter, dans un premier temps, le
découragement ou la démobilisation. C’est là un phénomène superficiel et
même factice. Nous attendons toujours quelque chose. Comme l’a dit le
philosophe Koselleck 4, la conscience historique des individus ou des
communautés repose sur le contraste entre un horizon d’attente dans lequel
nous nous projetons et un espace d’expérience dans lequel nous nous
trouvons enracinés. Qu’est-ce que cela veut dire pour nous Européens ?
La chance de l’Europe est d’être tissée de plusieurs traditions : héritage juif
et chrétien, héritage grec et latin, humanisme de la Renaissance puis de la
Réforme, projet des Lumières et socialisme du XIXe siècle. Aucune de ces
traditions n’a échappé à la critique. Mais aucune non plus n’est vraiment
épuisée ni totalement accomplie. Nous devons les repenser en fonction des
exigences nouvelles de l’histoire. Car une tradition n’est vivante que si elle
donne l’occasion d’innover, si elle constitue une ressource à réinterpréter et
non une éternité figée.
Il me semble que nous avons tellement de projets inaccomplis derrière
nous, tellement de promesses non encore tenues, que nous aurons de quoi
construire un futur par la revivification de ces multiples héritages. Par un
paradoxe tout à fait étrange, les utopies les plus fortes ne peuvent venir que
de ce qui a été inaccompli dans nos traditions et qui demeure comme une
ressource de significations, une réserve de sens. L’utopie à venir ne peut
surgir à partir de rien. Elle ne saurait non plus dériver en droite ligne du
passé, mais elle serait sans force si elle n’était pas en complicité avec ce
qui, dans ce passé multiple, n’est pas encore épuisé.

Par exemple ?
L’idée de pardon, d’origine théologique, a aujourd’hui des implications
politiques extraordinaires ! On ne doit pas l’enfermer dans les seules
relations interpersonnelles. Lorsque le chancelier Brandt va s’agenouiller à
Varsovie, lorsque Vaclav Havel écrit au président allemand pour lui
demander pardon pour ce que les Tchèques ont fait dans les Sudètes en
1945-1948, ces gestes me paraissent avoir une importance considérable
pour la construction de l’Europe dans sa dimension culturelle et spirituelle.
Nous devons devenir capables d’échanger nos mémoires nationales ou
ethniques et d’exercer les uns à l’égard des autres à la fois la volonté de ne
pas oublier et celle de pardonner, c’est-à-dire de libérer la mémoire des
autres de sa charge de culpabilité.

1. Entretien avec Roger-Pol Droit (au moment de la sortie de Lectures 1. Autour du


politique), Le Monde, 29 octobre 1991.
2. Paul Ricœur, Lectures 1. Autour du politique, op. cit.
3. Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation
technologique, trad. fr. de Jean Greisch, Paris, éd. du Cerf, 1979 (Flammarion,
« Champs », 2005).
4. Reinhart Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps
historiques, Paris, EHESS, 1979.
5

L’histoire comme récit et comme


1
pratique

PETER KEMP. – Monsieur Ricœur, vous avez conçu une philosophie de la


volonté qui est devenue de plus en plus une philosophie du langage, en
particulier du langage métaphorique, comme on le constate dans votre
dernier ouvrage, La Métaphore vive 2. Vous écrivez actuellement un livre
sur la fonction narrative de l’histoire. Puis-je donc d’abord vous
demander ce qui vous a incité à inclure l’histoire dans votre œuvre
philosophique ?
PAUL RICŒUR. – J’avais trois raisons essentielles de m’intéresser à la
connaissance historique. D’abord, la philosophie n’est possible que dans le
dialogue avec les sciences humaines. C’est de cette façon que je m’étais
intéressé à la psychanalyse et à la linguistique. L’histoire m’apparaissait
comme une des sciences humaines fondamentales.
Alors, pourquoi l’histoire parmi ces sciences humaines ? Deuxième motif :
il n’y a pas de connaissance de soi qui ne se fasse par le détour de signes, de
symboles, d’œuvres culturelles, etc. Les histoires qu’on raconte, les
histoires que l’historien écrit sont les plus permanentes de ces expressions
culturelles. Il y a une telle permanence, une telle continuité de l’acte de
raconter…
Une troisième raison, c’est le sens de la diversité des formes de langage
qu’il faut préserver. Je me rappelle avoir été très frappé par la question de
Wittgenstein, dans ses Investigations philosophiques : « Mais combien y a-
t-il d’espèces de jeux de langages ? » Et, dans son énumération, il indique :
raconter des histoires à côté de « résoudre des problèmes ».
C’est donc dans ce respect de la diversité des formes de langage qu’il m’est
apparu que l’acte de raconter non seulement constituait un jeu de langage
permanent, mais qu’il était aussi pointeur d’un trait irréductible, le caractère
narratif.
Voila certainement les trois raisons initiales, mais, peu à peu, elles ont été
recouvertes par d’autres plus techniques ; d’abord l’énigme, le paradoxe et
un peu la provocation que représente la brisure en deux de l’acte de
raconter : d’une part, l’histoire « vraie », celle des historiens, et, d’autre
part, la fiction, comme dans le roman, etc. Y a-t-il, en dépit de la brisure,
une unité ? Bref, c’est une perplexité qui m’a excité : essayer de montrer
qu’entre le roman et l’histoire il n’y avait pas de différence insurmontable,
et que, quelque part, il y avait une unité. Cette unité, je l’ai cherchée dans
l’intrigue.
Cela m’a conduit à un autre problème encore plus dissimulé : cette unité de
l’acte de raconter n’a-t-elle pas un rapport avec l’expérience humaine du
temps, en tant que celle-ci n’est pas réductible au temps de l’horloge, au
temps chronologique, donc au temps mathématique ? Est-ce que l’acte de
raconter ne développe pas son propre temps, qui serait le temps humain ?
Du même coup, la question touche au problème le plus difficile de
l’anthropologie philosophique : qu’est-ce qui caractérise l’homme dans la
nature ? N’y a-t-il pas une coupure entre temps historique et temps naturel ?
Et le temps historique ne serait-il pas caractérisé par le fait d’être le milieu
dans lequel on raconte ? Bien plus, il apparaît qu’il n’y a pas seulement un
temps historique, mais de nombreux temps historiques, avec, au plus bas
degré, un temps très étalé, qui est celui, par exemple, des bandes dessinées
ou des histoires merveilleuses, où le temps est simplement chronologique,
successif, et, au plus haut degré, un temps extrêmement ramassé, intériorisé,
presque immobile, comme dans certains récits autobiographiques où
l’auteur essaie de ressaisir l’unité du temps plutôt que sa dispersion. Le
caractère narratif de l’expérience du temps serait alors une sorte de test pour
articuler philosophiquement la structure du temps, ce qui a toujours
constitué un des grands problèmes philosophiques.
Je pense toujours à ce fameux mot de saint Augustin dans les Confessions :
« Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je sais, mais si
on me le demande, je ne sais plus. » Il y a quelque chose d’absolument
opaque dans l’expérience temporelle, et on pourrait dire que l’expérience
temporelle est muette. Or, l’expérience narrative, elle, est loquace. On a
donc là une sorte de fenêtre ouverte sur ce qu’est le temps humain.
J’ajouterai que j’ai des raisons annexes (elles sont annexes du point de vue
philosophique, mais centrales du point de vue de mes convictions
personnelles) : c’est le caractère essentiellement narratif de la foi biblique,
qui, avant de s’exprimer en dogmes, en expressions abstraites sur Dieu,
s’appuie sur des histoires racontées – l’histoire de l’Exode, l’histoire de la
Crucifixion et de la Résurrection, l’histoire de la Pentecôte, de l’Église
primitive… Bref, l’acte de raconter a aussi une dimension religieuse, qui
n’est probablement pas étrangère à la capacité du récit de structurer le
temps. Pourquoi, en effet, l’acte de raconter est-il si proche du foyer et du
noyau même de notre expérience ? C’est peut-être parce que notre propre
existence est inséparable du récit que nous pouvons faire de nous-mêmes.
C’est en nous racontant que nous nous donnons une identité. Nous nous
reconnaissons nous-mêmes dans les histoires que nous racontons sur nous-
mêmes : les histoires, vraies ou fausses d’ailleurs – peu importe ! –, les
fictions aussi bien que les histoires exactes, disons vérifiables, ont cette
valeur de nous donner une identité.
Hannah Arendt, admirable philosophe trop mal connue, consacre, dans La
Condition humaine (The Human Condition), une longue analyse à story et
history, où elle dit que c’est à travers les histoires racontées que l’auteur des
actions – celui qui fait, l’agent – s’identifie, se reconnaît et reçoit ce qu’elle
appelle justement une identité narrative. Si l’on applique cette idée au
champ religieux, on peut dire qu’Israël a constitué son identité en racontant
sa propre histoire. Certains auteurs ont même appelé la Bible
l’autobiographie d’Israël. Et, en ce sens, on peut dire qu’une tradition
religieuse se caractérise d’abord par les histoires qu’elle raconte et, bien
entendu aussi, par les interprétations symboliques ou autres qu’elle greffe
sur ces histoires. Mais le premier noyau est un noyau narratif.

Cette question de l’identité concerne également une société. Il y a les


histoires qui se racontent pour constituer l’identité d’une société, une
société nationale. N’y a-t-il pas aujourd’hui deux formes très importantes
d’histoires ? Je pense, d’une part, aux histoires dans lesquelles un peuple
se reconnaît lui-même et, d’autre part, aux histoires par lesquelles les
peuples, dans une société donnée, mènent leur lutte sociale. Ce ne sont
pas les mêmes histoires : il y a, d’un côté, une histoire nationale, et, de
l’autre, une histoire disons plutôt politique, par exemple la manière dont
les marxistes voient l’histoire, la façon dont ils essaient de l’expliquer.
Oui, en effet. Il y a toute une dimension qui a été omise dans la discussion
précédente : c’est le rapport entre les décisions que nous prenons
maintenant, dans les luttes auxquelles nous sommes mêlés, et les histoires
que nous racontons sur nous-mêmes et sur notre peuple. Il y a, si vous
voulez, un échange entre les projets que nous faisons sur le futur, donc les
changements que nous voulons introduire dans la société, et la mémoire que
nous nous donnons. Il y a une sorte de réciprocité entre la capacité de faire
des projets et la capacité de se donner une mémoire. Cela est tout à fait vrai
au niveau d’un peuple, d’un groupe social, d’une classe. Les projets
fondamentaux que nous constituons s’appuient aussi sur les histoires que
nous racontons. Il y a là quelque chose d’un peu déroutant et troublant : si
l’on se donne pour l’histoire un modèle simplement scientifique, au sens
des sciences naturelles, on veut que l’histoire soit vérifiable par un
observateur neutre, au sens où le physicien n’est pas, en tant que physicien,
une partie des phénomènes qui se passent dans son laboratoire. Or, ce n’est
pas le cas en histoire, où celui qui écrit l’histoire fait partie de l’histoire
qu’il raconte. L’historien est lui-même un élément constitutif des
événements qu’il raconte. Par conséquent, il ne pourra jamais avoir la
distance que le physicien a à l’égard des phénomènes de la nature. Donc,
ses projets exercent une action sélective sur l’histoire qu’il raconte ; tout
n’aura pas la même importance.
J’aimerais employer une image plutôt littéraire, si vous voulez : dans un
roman, ou dans un drame, il y a une intrigue. Or, un historien choisit aussi
son intrigue. Il va retenir des événements passés ce qui lui paraît important
pour l’intrigue qu’il veut raconter. Ce sont ces intrigues qui ont un rapport
avec les luttes du présent. Il est certain que, dans le passé, on a surtout
raconté l’histoire des grands hommes, des fondateurs d’empires. Donc,
l’histoire a surtout été une histoire de batailles et de traités, et, en ce sens,
une histoire politique. C’est seulement depuis le XIXe siècle que l’on a
raconté l’histoire du peuple – je pense à l’histoire romantique de
Michelet –, puis, dans le peuple, l’histoire des antihéros, à l’inverse de
l’histoire des grands hommes, bref, l’histoire des « écrasés », des victimes.
Ainsi, il y aurait une histoire de la souffrance à l’opposé de l’histoire de la
gloire. On pourrait dire que le marxisme a fait la proposition d’une intrigue
fondamentale : lire l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes. Cette
grille de lecture suscite un regroupement différent des mêmes faits déjà
racontés dans l’histoire des grands hommes ou dans l’histoire de la
puissance, l’histoire des puissances, l’histoire du pouvoir. On pourrait dire
qu’à une histoire du pouvoir a succédé une histoire des victimes. En
somme, du point de vue qui nous importe ici, on pourrait dire que le
marxisme a opéré une sorte de renversement où le héros, au lieu d’être le
maître, est devenu l’esclave. Et cette espèce de retournement de l’histoire,
ce changement d’intrigue donne une autre mémoire pour un autre projet.

Mais est-ce qu’il n’y a pas en même temps dans le marxisme une tout
autre conception de l’histoire, selon laquelle c’est le développement de la
technique et de la science qui est à la base des rapports sociaux ? Selon
Marx, en effet, ce sont les forces productives qui déterminent les rapports
sociaux. Donc, il y a là un développement matériel des sciences et des
techniques qui nous apporte le salut : la société sans classes. Or, selon
moi, cette idée est peut-être plus forte chez Marx lui-même que dans les
couches ouvrières qui se sont considérées comme marxistes.
C’est tout à fait vrai.

Mais alors, est-ce que cela ne risque pas d’engendrer une sorte d’histoire
sans histoire ?
Oui, mais là, ce serait, je dirais, le second niveau de la théorie marxiste de
l’histoire, qui correspond d’ailleurs à un problème classique en histoire :
celui de la périodisation. Il y a toujours eu ce problème chez les historiens
de considérer non seulement des suites d’événements, mais des successions
de périodes : l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, les Temps
modernes. Marx, pour sa part, a tenté une périodisation d’un autre type,
d’après l’organisation systématique de l’ensemble constitué par les forces
productives, les relations de production, les superstructures idéologiques. Il
a ainsi constitué, pourrait-on dire, de nouveaux héros de l’histoire, qui ne
sont plus des personnes, ni même des communautés comprises comme des
groupes de personnes, si vous voulez, mais des forces. Ce niveau historique
est à l’origine d’un certain dogmatisme, qui ne connaît que les éléments non
personnalisables, à savoir les forces productives, les relations de
production, les modes de production, par exemple le capitalisme. Mais je
me demande si les entités constituées à ce niveau ne sont pas des
constructions méthodologiques destinées à soutenir l’autre histoire, qui est,
elle, l’histoire des hommes réels, lesquels sont justement les membres des
classes sociales. La notion de classe sociale serait alors elle-même une
abstraction. La seule réalité, ce sont finalement des individus agissants.
Je maintiendrai cette thèse en me référant au concept tout à fait central dans
les Grundrisse, concept selon lequel l’objet ultime de la critique de
l’économie politique, c’est le travail et, dans le travail, la transformation du
travail vivant en travail abstrait. Le travail vivant, c’est le travail concret
des individus concrets. C’est même la notion la plus concrète qu’on puisse
trouver dans le marxisme, la notion de travail vivant. Si l’on ne perd jamais
de vue cette notion de travail vivant et sa transformation en travail abstrait,
on s’aperçoit que toutes les structures dont nous parlions tout à l’heure,
forces, relations et modes de production, sont les abstractions qu’i1 faut
construire pour comprendre le passage du travail vivant au travail mort, au
travail abstrait, c’est-à-dire le travail tel que nous le connaissons, d’abord
dans une société marchande, puis dans cette configuration spécifique de
l’économie marchande, le capitalisme. Donc, l’histoire des grandes entités
qui se succèdent est toujours subordonnée à une histoire bien plus profonde,
qui est l’histoire du travail. Or, le travail, c’est le travailleur, c’est-à-dire
finalement un individu réel dans une situation déterminée.
Personnellement, je pense qu’il faut revenir à la déclaration de L’Idéologie
allemande, que ce sont les individus réels qui font leur histoire dans des
circonstances qu’ils n’ont pas choisies. Agir dans des circonstances que l’on
subit, c’est cela la condition fondamentale du travail. Le passage du travail
vivant au travail mort est, je dirais, une extension de cette structure
première. Le marxisme a introduit un niveau abstrait d’analyse qui est
parfaitement légitime tant qu’on n’oublie pas qu’il opère avec des notions
construites pour les besoins de la méthodologie. Ce sont là des concepts
secondaires par rapport à des concepts beaucoup plus primitifs qui nous
ramènent à une histoire extrêmement concrète, qui est l’histoire, je dirais,
d’un nouveau héros, que Marx, à son époque, avait appelé le prolétariat,
classe universelle parce que, dépouillée de tous droits, elle englobait
l’humanité entière. Alors, si l’on n’a pas présent à l’esprit que c’est ce sujet
historique nouveau qui engendre une histoire nouvelle, on est dupe des
abstractions du marxisme. Le malheur, je pense, du marxisme à partir de
Engels, et en particulier dans la social-démocratie jusqu’à Lénine, c’est
d’avoir pris des abstractions du marxisme pour des réalités, en oubliant les
sujets concrets qui portaient cette histoire.

Par là, nous arrivons à notre problème d’aujourd’hui, qui est que le
marxisme, en réalité, est souvent devenu un plaidoyer en faveur de telles
abstractions…
Parce qu’il est devenu lui-même l’idéologie d’un pouvoir nouveau, celui du
Parti. Nous avons déjà parlé de l’idéologie comme impliquant la
réinterprétation du passé à partir des luttes du présent. En tant que le
marxisme est l’idéologie de ceux qui n’ont pas le pouvoir, une idéologie du
non-pouvoir, il est lui-même une idéologie libératrice. Mais du jour où il
devient le discours d’un nouveau pouvoir, il fonctionne exactement comme
les idéologies adverses, c’est-à-dire comme légitimation du pouvoir.
Alors, je dirais aujourd’hui que la déception que nous a infligée l’évolution
de Marx vers Lénine, de Lénine vers Staline et de Staline vers le goulag
exige de nous à la fois la liquidation du marxisme comme système
idéologique et la libération de Marx comme penseur. Divers signes nous
indiquent que Marx commence à nous être rendu comme un classique du
e
XIX siècle. N’oublions pas, en effet, que le marxisme tel que nous le

connaissons est une formation scolastique créée par la social-démocratie


allemande. Le passage de plus de quarante ans entre Marx et Lénine a été
absolument décisif pour le développement des concepts de base de cette
scolastique : par exemple, l’idée qu’il y a une science bourgeoise et une
science prolétarienne. Ce sont là vraiment des créations de la social-
démocratie allemande.

Il me semble que nous n’avons pas encore épuisé le sujet du marxisme et


de son impact sur le développement de l’Europe, du socialisme en
Europe.
C’est en quelque sorte un paradoxe autour duquel je tourne, qui est un petit
peu un mythe du passé : s’il n’y avait pas eu la révolution d’Octobre en
Russie sous la forme de prise du pouvoir par un groupe minoritaire et
l’institutionnalisation de la violence révolutionnaire, est-ce que l’Europe ne
serait pas aujourd’hui tout entière socialiste ? – avec toutes les variantes,
d’ailleurs, que le socialisme du XIXe siècle pouvait annoncer, depuis
Proudhon, Marx, bien entendu, mais avec aussi toutes les aspirations venues
des courants anarchistes. Si, aujourd’hui, nous parlons, par exemple, en
France, d’autogestion, c’est tout de même en réanimant des influences qui
ont été étouffées par le marxisme orthodoxe. J’ai personnellement
l’impression qu’il faut maintenant redéployer le socialisme selon toutes ses
origines et toutes ses paternités. Marx reste assurément le plus grand, mais
il n’est pas le seul. En particulier, les formes de pouvoir qui ne tiennent pas
à la propriété, voilà ce sur quoi il faut réfléchir. Avec Marx, on n’a réfléchi
que sur une seule source de pouvoir, l’appropriation privée des grands
moyens de production et l’exploitation par un petit nombre de la plus-value
du travail. Mais, après soixante-dix ans d’expérience des pays dits
socialistes, nous découvrons que la fin de l’appropriation privée des moyens
de production non seulement n’entraîne pas une révolution dans l’exercice
du pouvoir, mais a pu servir à renforcer la structure du pouvoir, à la faveur
de l’extraordinaire concentration dans quelques mains du pouvoir de
décision… Le paradoxe est que les contradictions de la société bourgeoise
permettaient davantage de jeu et d’opposition entre intérêts de groupes
qu’un régime qui concentre dans une seule structure de pouvoir la
disposition de tous les capitaux, la disposition de toutes les forces de travail,
la disposition de tous les moyens de culture… Il y aurait à écrire une
histoire du pouvoir qui serait distincte de celle de la propriété, et à se
demander comment elles interférent, dans quelles conditions le pouvoir
donné par la propriété et le pouvoir de disposer de la volonté des autres
coïncident. C’est cette réflexion que l’on doit faire maintenant, après
l’expérience soviétique.

Vous avez dit que le marxisme est devenu une idéologie du pouvoir. Il
faudrait peut-être réfléchir sur la manière dont cela a pu se produire.
N’est-ce donc pas à cause de ce que nous avons déjà considéré, à savoir la
foi dans les forces productives ? Cette vision de l’histoire, cette
philosophie de l’histoire, vous l’avez appelée une abstraction par rapport
à l’idée du travail vivant. Je crois malgré tout que cette idée est
profondément enracinée chez Marx. D’ailleurs, cette croyance dans le
développement de la technologie existe chez tous les grands penseurs du
e
XIX siècle.

Oui, bien sûr.

Et c’est peut-être pour cette raison que le marxisme a pu si facilement


devenir une idéologie du pouvoir.
Il y a peut-être là deux phénomènes dont je ne suis pas sûr qu’ils coïncident.
Il y a l’explication que vous donnez, et je partage la même analyse, que
pour Marx la technologie est innocente. C’est son mauvais usage et son
détournement par la classe dominante qui sont condamnables. Dire que,
pour Marx, la technologie est innocente, c’est dire que Marx partage cette
conviction avec l’idéologie industrialiste anglaise. Au fond, Marx admirait
beaucoup l’œuvre du capitalisme anglais, parce qu’il y voyait l’accès de
tous à la société industrielle, y compris à travers le travail des femmes et
des enfants. Tout le monde devenant victime du système avait intérêt à le
renverser, mais selon sa ligne profonde, qui était la société industrielle. Je
crois maintenant que nous sommes entrés, nous, dans une critique d’un
nouveau genre, à savoir la critique des postulats mêmes de cette société
industrielle, plus particulièrement en raison des désastres qu’elle cause dans
le rapport de l’homme avec le milieu. L’idée que l’homme fasse partie d’un
écosystème est une idée tout à fait étrangère à la tradition marxiste, car, au
fond, l’idée que la nature est la matière à exploiter par l’homme reste une
idée commune à l’idéologie industrielle et au marxisme.

Est-ce qu’on ne pourrait pas rapprocher cela d’une tout autre chose dont
vous avez déjà parlé ? Je pense à votre critique de Husserl, de la manière
dont ce philosophe essaie de fonder les sciences par une conscience
transparente. Vous avez critiqué la phénoménologie de Husserl en disant
que celui-ci fonde les sciences sur la vision, alors qu’il faut passer par
l’interprétation des textes. Or, qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui,
dans le contexte concret ? Selon moi, il est impossible d’avoir une vision,
une intuition directe du fondement des sciences. Il faut réfléchir,
interpréter les pratiques qui fondent les sciences.
Cela me paraît particulièrement vrai pour les sciences humaines. Peut-être
la plus dangereuse des prétentions est-elle de croire qu’il peut y avoir un
savoir démonstratif concernant les rapports de l’économique et du politique,
etc., autrement dit, de croire qu’on pourrait nettement dissocier la science
sociale de l’idéologie. Je pense que cette opposition entre science et
idéologie est une opposition extrêmement dangereuse, parce qu’elle crée
l’illusion qu’il y a des compétents qui savent. Si l’on combine ce soi-disant
savoir avec l’idée qu’il n’y a pas de droit à l’erreur – une idée médiévale
qui a ressurgi justement avec ce concept d’une science souveraine – et si
l’on oublie qu’on peut simplement falsifier une hypothèse, mais qu’on ne
peut pas prouver positivement quoi que ce soit, on pose le principe même
de la Science (avec un grand S) régissant toutes les pratiques sociales. À
mon sens, c’est une des contributions tout à fait positives de Habermas et de
l’école de Francfort d’avoir montré que les savoirs sont liés à des pouvoirs
et qu’il n’y a pas d’innocence de la science. Pour revenir à notre problème
du marxisme, il est certain que le marxisme a été dupe non seulement de
l’idéologie industrialiste, mais de l’idéologie scientiste. Si l’on combine ces
deux conceptions avec un machiavélisme politique à la façon de Lénine, on
aboutit à une extraordinaire concentration du pouvoir de l’homme sur
l’homme.
La situation est différente entre la critique que j’avais faite de Husserl et la
critique que nous entreprenons ici. Avec Husserl, nous avions l’idée d’un
sujet pensant qu’il appelait « transcendantal », donc d’un sujet qui n’est pas
lié aux accidents de l’histoire, bref, une sorte de sujet fondamental qui
serait, dans la conscience de lui-même, la source de tout savoir. Il est
certain que les sciences humaines et le marxisme ont ruiné cette prétention-
là, mais pour en créer une autre similaire : à la place du sujet du savoir, on
met les concepts du savoir. En somme, un règne du concept remplace le
règne du sujet, mais pour engendrer les mêmes illusions et les mêmes
servitudes.
Évidemment, on ne saurait placer Marx du côté de l’illusion du sujet
transcendantal, mais cette illusion est reconstituée indirectement par le fait
que, s’il existe une science absolument vraie des systèmes économiques,
sociaux et politiques, les experts de ces systèmes se retrouvent dans la
même position qu’un sujet omniscient. Il se produit, en effet, un transfert de
la science soi-disant objective des structures économico-sociales sur les
experts de cette science, qui reconstitue le dualisme des sachants et des non-
sachants, des experts et des ignorants. Il faut donc revenir à l’idée que non
seulement les sciences sont liées à des techniques et à des pratiques, mais
que, si cela vaut pour les sciences de la nature, cela vaut encore plus pour
les sciences dites humaines, lesquelles sont liées à la pratique sociale de
tous. Par conséquent, il faut repenser le rapport entre la théorie – partant,
toute théorie – et la praxis, donc toutes les pratiques. C’est pourquoi
j’estime qu’on peut retrouver dans Marx un support pour cette tentative –
sous la réserve de ce que j’ai essayé de dire, à savoir que Marx avait
déplacé le sujet de l’histoire des grands hommes politiques vers l’humanité
opprimée. C’est la pratique de cette humanité opprimée qui est le véritable
support des sciences, car les sciences et les techniques prennent une
signification de libération dans la mesure où elles sont liées à la pratique,
ou, plus exactement, aux pratiques de la libération de cette humanité qui
était l’antihéros du XIXe siècle.

Vous reprenez aussi ce thème dans le vieux Marx. Ne croyez-vous pas que
Marx s’est arrêté avec L’Idéologie allemande et qu’à la fin il est devenu
plutôt un technicien ?
Il est certain que c’est chez le jeune Marx qu’on trouve la force de ses
idées. Mais je suis tout à fait opposé à l’interprétation d’Althusser. Selon
lui, le jeune Marx n’est pas encore marxiste mais idéaliste, et sa philosophie
reste une philosophie anthropologique, parente de celle de Feuerbach. Le
marxisme de Marx naît alors d’une « coupure » épistémologique avec cet
humanisme philosophique. Je crois qu’on peut répondre trois choses :
premièrement, cette « coupure » est absolument introuvable, puisqu’on
rencontre dans l’introduction à la Contribution à la critique de l’économie
politique 3 le même concept d’aliénation.
Deuxièmement, Le Capital 4 lui-même n’est pas une autre économie
politique, mais la critique de l’économie politique. Or, quel est le sens de
cette critique de l’économie politique ? C’est de ramener les concepts
objectifs de l’économie bourgeoise – comme le fonctionnement du capital –
à leur origine humaine, à savoir le travail productif. Donc, cette critique
présuppose la notion de l’homme travailleur, qui est la philosophie du jeune
Marx.
Enfin, on ne comprendrait plus le rapport entre la « science » marxiste et la
pratique si cette « science » était simplement une science des structures,
parce qu’elle n’aurait plus aucun rapport avec la pratique, qui est une
pratique des hommes. Donc, si l’homme travailleur et le travail vivant ne
restent pas les concepts de base de cette critique, celle-ci, érigée en théorie,
ne rejoindra plus jamais aucune pratique, qui, du même coup, sera purement
et simplement idéologique. Je pense que relire Marx à partir du concept de
l’homme travailleur et du travail vivant, c’est pouvoir relier la théorie et la
pratique à l’intérieur du marxisme, et libérer Marx du marxisme ultérieur.

Nous avons presque tout le temps parlé d’idéologie, mais comment


distinguez-vous l’utopie de l’idéologie ? Et, en ce qui concerne le
marxisme, y a-t-il aussi une utopie chez Marx ?
Idéologie et utopie sont deux fonctions complémentaires de ce que
Castoriadis a appelé l’imaginaire social 5. Je crois qu’il y a un sens positif de
l’idéologie et un sens positif de l’utopie qui se complètent, mais aussi un
sens négatif de l’une et de l’autre qui s’opposent. Je dirais que l’idéologie,
dans son sens positif, c’est l’ensemble des images, des représentations, des
symboles qu’une société se forme pour justifier qu’elle existe telle qu’elle
est. La fonction d’une idéologie est de répéter et de confirmer sa propre
identité à travers ce que j’appellerais ses symboles fondateurs. En ce sens,
une idéologie a d’abord une fonction d’identification et de préservation de
l’identité. C’est sur elle que se greffe ce qu’on pourrait appeler la
pathologie de l’idéologie, quand cette justification est détournée, captée et
monopolisée par les groupes dominants de la société. Ainsi, l’idéologie,
qui, dans sa première fonction, est préservatrice, justificatrice, devient un
moyen de conservation. On rejoint là le concept marxiste selon lequel
l’idéologie est une illusion, « une vision fausse du monde ». Mais je pense
que ce concept de « vision fausse du monde » n’est pas le premier sens de
l’idéologie, parce qu’on ne voit pas comment un groupe pourrait se donner
une vision fausse si, d’abord, il n’était pas constitué au niveau d’une
symbolique. C’est parce que toute communauté a une structure symbolique
que ses symboles peuvent se figer, devenir morts et devenir mensongers.
Mais je reviens à la question de l’utopie. L’utopie, je pense, a une fonction
complémentaire. Si l’idéologie a une fonction de préservation de l’identité,
l’utopie, elle, a une fonction, je dirais d’exil. Utopie veut dire ailleurs.
Probablement que toute société doit sécréter aussi la vision d’une
antisociété, de son propre contraire. C’est la une fonction extrêmement
positive, dont dépend la création de toute nouveauté. L’idéologie, elle, ne
crée rien de nouveau : elle confirme ce qui est. L’utopie, c’est la percée du
possible. Mais elle aussi tombe malade dès qu’elle devient la peinture figée
d’une société qui serait créée de toutes pièces, y compris par la violence.
C’est pourquoi les utopistes sont souvent des gens extrêmement dangereux,
qui ont une idée immobile, non critique de leurs propres rêves. Ils sont
même incapables de suggérer le premier pas qu’il faudrait faire dans la
direction de leur utopie. Marx classait les utopies dans ce que j’ai appelé
l’idéologie du troisième type. Elles relevaient du mensonge social, mais
c’était parce que, justement, Marx avait son idée du socialisme scientifique.
Pour lui, l’opposition se jouait entre Utopie et Science. Or, nous, lecteurs de
Marx, nous pouvons aussi le lire comme un utopiste, dans la mesure où sa
nouvelle façon de « lire » la société bourgeoise crée les conditions d’une
autre société, et, en ce sens, exerce par rapport à cette société la fonction
utopique. Mais le paradoxe, c’est que cette utopie devient à nouveau une
idéologie lorsqu’elle est exploitée par un groupe dirigeant comme dans les
États dits socialistes. Le jeu entre utopie et idéologie est ainsi un jeu
interminable, un jeu circulaire, étant donné qu’idéologie et utopie, comme
je l’ai dit, sont à la fois complémentaires et produisent des pathologies
inverses.
Nous avons beaucoup parlé de philosophie sociale, de politique, mais
vous-même, vous êtes resté silencieux depuis votre départ comme doyen
des facultés de Nanterre en 1970. Est-ce que vous voulez, dans vos livres à
venir, continuer à garder le silence sur ces problèmes ?
Non. D’abord, je ne regrette pas d’avoir été silencieux durant toute une
période ou l’intelligentsia française est restée fascinée par le marxisme et en
particulier par les formes de marxisme que j’ai critiquées au cours de nos
deux entretiens. Toute autre discussion était marginale. Mais je crois qu’il
s’est créé depuis quelques années une situation nouvelle, une redistribution
des centres d’influence, ce qui fait que nous nous trouvons à présent dans
un contexte beaucoup plus fluent et contradictoire. Il n’y a plus de courant
dominant, il n’y a plus de pensée dominante, et je pense que c’est très
favorable à une reprise de la discussion.
Pour ma part, lorsque j’aurai terminé ce travail dont nous avons parlé sur le
narratif, sur le récit, je voudrais revenir au problème de l’imaginaire social
dans une ligne voisine de celle de Castoriadis et de Claude Lefort, c’est-à-
dire une réflexion sur le pouvoir. Ce n’est d’ailleurs pas du tout étranger à
ce que je suis en train de faire, car, malgré les apparences, mon unique
problème depuis que j’ai commencé à réfléchir, c’est la créativité. Je l’ai
pris du point de vue de la psychologie individuelle dans mes premiers
travaux sur la volonté, puis sur le plan culturel avec l’étude des
symbolismes. Mes recherches actuelles sur le récit me placent précisément
au cœur de cette créativité sociale, culturelle, puisque raconter, comme nous
le disions au début de notre entretien, est l’acte le plus permanent des
sociétés. En se racontant elles-mêmes, les cultures se créent elles-mêmes.
Par conséquent, je suis ramené au cœur du problème de la créativité au plan
collectif, communautaire. J’ai été silencieux, oui, du point de vue de la
pratique et de l’engagement, mais pas du tout sur le plan théorique, car les
quelques écrits que j’ai déjà publiés sur le rapport entre Idéologie et Utopie
sont tout à fait au centre de cette préoccupation 6.
1. Entretien avec Peter Kemp (au moment de la rédaction du premier tome de Temps et
récit, qui prendra comme sous-titre L’intrigue et le récit historique), Esprit, juin 1981,
p. 155-165.
2. Paul Ricœur, La Métaphore vive, op. cit.
3. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.
4. Karl Marx, Le Capital, livre 1, 1867.
5. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, éd. du Seuil, 1975
(« Points-Essais », 1999).
6. Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, op. cit.
6

Justice et marché
Dialogue entre Michel Rocard
1
et Paul Ricœur

PAUL RICŒUR. – Si nous voulons discuter du type de société dans


laquelle nous sommes, mais aussi de celle que nous voulons promouvoir, il
faut nous accorder sur une description commune. En dépit du vocabulaire
différent que le politique et le philosophe véhiculent l’un et l’autre, il
importe de s’accorder sur des notions qui ne soient pas trop confuses. C’est
pourquoi il apparaît d’emblée nécessaire de clarifier le vocabulaire que
nous employons chacun pour notre part, et surtout celui que vous avez
vous-même employé à plusieurs reprises dans vos discours. Et cela d’autant
plus que le printemps des peuples à l’Est a convaincu les plus récalcitrants
qu’il nous fallait inventer un avenir, et le plus juste possible, au sein de nos
démocraties, notre horizon indépassable.
La faillite de l’économie administrée à l’Est laisse en effet pendantes à
l’Ouest toute une série de questions que viennent difficilement éclairer des
notions comme « capitalisme tempéré », « social-démocratie », ou
« économie de marché », auxquelles vous avez recouru à l’occasion et que
l’on a pu d’ailleurs vous reprocher. Y a-t-il équivalence entre tous ces
termes ? Et sinon, comment les distinguer ? On voit bien que la notion de
marché constitue une référence obligée, ce qui fait dire à certains que la
modernisation économique dont vous êtes le chef d’orchestre a libéré le
marché sous sa forme la plus sauvage. À trop parler de marché, on devient
vite celui qui préconise la seule logique marchande et favorise l’acteur
capitaliste, et on se fait l’esclave d’une représentation de la société en
fonction de la seule organisation capitaliste des biens marchands.
Il y a là bien des sources de malentendu, c’est pourquoi je suggérerai
pour ma part de ne pas prendre pour base l’opposition
capitalisme / socialisme, mais de partir de l’idée que la société en tant que
réseau d’institutions consiste avant tout en un vaste système de distribution,
non pas au sens étroitement économique du terme distribution opposé à
production, mais au sens d’un système qui distribue toutes sortes de biens :
des biens marchands, certes, mais aussi des biens tels que santé, éducation,
sécurité, identité nationale ou citoyenneté. Dès lors le problème qui se pose
est de savoir quels sont parmi ces biens ceux qui sont susceptibles d’être
distribués selon les règles du marché, et ceux qui exigent un autre mode de
distribution, et dans ce cas, lequel ?
Ce n’est qu’ainsi, me semble-t-il, que nous pourrons clarifier des
notions comme capitalisme tempéré, social-démocratie ou même
socialisme ; nous le pourrons si nous le rapportons à une vision d’ensemble
de la société conçue comme système institutionnel de type distributif. Cette
démarche permettra de réfléchir ensuite à une représentation de la justice
sociale qui ne s’énonce plus dans les termes traditionnels du rapport entre
État et citoyens assistés.
Cette vision des choses m’a été suggérée par l’animateur de la revue
politique américaine Dissent, Michael Walzer, qui, dans son livre Spheres of
Justice 2, défend l’idée qu’une vision purement procédurale de la justice ne
suffit pas, et qu’il faut prendre en compte la nature des biens qui sont à
distribuer, c’est-à-dire relier chaque fois les biens considérés à la sorte de
biens auxquels ils renvoient spécifiquement. On ne peut pour ce faire s’en
tenir à de simples procédures, à des règles formelles de répartition, qui
vaudraient indépendamment des biens distribués, comme ont tendance à le
penser d’autres théoriciens américains, notamment John Rawls, l’auteur
d’une Théorie de la justice 3 qui a connu un écho important en France et que
Walzer précisément critique. C’est dire que l’on ne distribue pas de la
même manière des biens éducatifs, des biens de santé et des biens
marchands, et plus encore des biens de citoyenneté comme le droit
d’association, le droit d’expression, le droit à la sécurité, etc. On échappe
alors à l’aporie qui guette inéluctablement quand on voudrait soit que tous
les biens soient de type marchand, soit que par principe certains échappent
totalement au marché. On n’est plus alors dans une représentation de la
société de marché polarisée par les seuls biens marchands ou bien par leur
critique dans la mesure où le marché a sa propre rationalité.

MICHEL ROCARD. – Je suis très sensible à cette démarche intellectuelle.


Elle prend en compte en effet la question centrale de ce que doit être notre
conception de la société. Celle-ci ne peut pas reposer sur une extension de
la logique marchande à tous les domaines de la vie sociale et politique. Elle
se double toutefois à mes yeux d’une autre, plus pratique pourrait-on dire,
ou en tout cas moins directement conceptuelle, et à laquelle je me sens
davantage confronté, en tant qu’homme politique. Cette question est la
suivante : comment allons-nous et comment pouvons-nous trancher en
faveur de tel ou tel système de distribution, là où plusieurs s’affrontent et
sont encore en concurrence, en dépit de ce que vous disiez de l’horizon
indépassable de la démocratie ? Comment faire adopter ce qui va apparaître
comme le meilleur système ? Comment convaincre que le système qui doit
emporter l’adhésion n’est pas la société de marché pure et simple, livrée
dans sa globalité à la seule concurrence ?
Dans son histoire, l’humanité a en effet connu plusieurs manières de
répondre à cette question, mais celle qui fut privilégiée le plus longtemps
fut la guerre ou la coercition, c’est-à-dire des modalités de la force, de la
violence physique. Un système d’organisation sociale l’emportait sur un
autre parce qu’il était imposé par la force. Vous m’accorderez que c’est un
indéniable progrès de civilisation qu’on n’en soit plus là, que ces modalités-
là de régulation des conflits ne soient tout bonnement plus acceptables. On
ne tue plus ou on ne réduit plus au silence celui qui n’est pas d’accord : il
faut alors le convaincre. Comment convaincre aujourd’hui ceux qui
adoptent d’autres systèmes de distribution ?
Mais ma question s’en trouve alors relancée avec plus de force : au nom
de quoi, en fonction de quels critères classer les biens entre ce qui relève du
marché et ce qui n’en relève pas ? Le refus de la violence ou de la force
brute n’implique pas qu’il y ait disparition des antagonismes, des rapports
de force, de la conflictualité. Il faut alors chercher à expliciter les valeurs
qui sous-tendent tel ou tel choix, et faire passer cette explication dans
l’opinion. Je déteste le mot de consensus auquel on a fini par faire dire tout
et n’importe quoi, mais c’est en un sens bien de cela qu’il s’agit : de
l’élargissement du consentement obtenu par voie démocratique, d’une
forme de compromis si l’on préfère. Sans ce compromis, il est illusoire de
distinguer les « sphères de justice » et la pluralité des biens (marchands ou
non) que vous évoquiez à la suite de Michael Walzer.
Or, que constatons-nous ? Qu’il n’y a plus de valeurs susceptibles de
faire consensus et d’imposer une limitation externe au marché, au règne de
la marchandise, à l’argent comme équivalent général. La société médiévale
est en Occident la dernière à avoir connu une régulation éthique et
religieuse de l’économique, au nom d’une légitimité extraordinairement
puissante, puisqu’elle n’était pas soumise à discussion séculière. L’idée
imposée par l’Église d’une « bonne économie » a craqué sous les assauts de
ceux qui s’enrichissaient : à commencer par les bourgeois des villes si bien
décrits dans les travaux de Jacques Le Goff, Régine Pernoud ou Fernand
Braudel.
Cette limitation est vieille de cinq siècles et il n’est pas imaginable d’y
revenir, nous vivons dans des sociétés autonomes, post-religieuses comme
disent les théoriciens du désenchantement. La volonté d’accumulation a
ensuite produit une rapacité sociale d’autant plus forte que le marché est
une forme de liberté, et qu’il n’y avait donc plus d’entraves à la possibilité
offerte aux riches et aux puissants de s’enrichir encore au-delà de toute
norme et de toute référence, en assujettissant et en exploitant le travail des
autres. La protestation socialiste est née de là, d’une réaction morale à cet
état de fait. Le socialisme a d’abord été une utopie éthique, celle d’une
société radicalement non marchande, ce qui a correspondu sur le plan des
idées au fouriérisme par exemple, et dans les faits à une pratique de
l’association : toutes ces mutuelles, coopératives, bourses du travail, qui
organisaient des structures d’embauche échappant aux loueurs d’hommes,
aux marchands d’hommes, etc. Dans ses premières années, le mouvement
socialiste n’envisageait pas de faire émerger une autre société de l’appareil
de production existant, mais de construire autre chose, à côté, au nom d’une
légitimité principalement éthique, et donc pas au nom d’un prétendu sens de
l’histoire. Les déviations marxistes qui sont postérieures à ce mouvement
ont abouti à ce gigantesque échec que fut celui de l’économie administrée
dans le monde communiste dont nous observons les derniers soubresauts,
qui a entraîné pour beaucoup dans sa déroute l’idée même de socialisme. Ce
n’est pas mon cas, non pas par nostalgie ou par incapacité d’imaginer un
autre modèle : en conformité avec les premiers fondateurs du socialisme,
j’appelle socialisme une volonté collective de justice sociale, de diminution
de la dose d’arbitraire, de réduction des inégalités à ce qui est acceptable
avec une répartition des talents, du risque ou de la responsabilité.
Puisque nous devions éclairer notre vocabulaire respectif, je dirais que
la société de marché dont vous avez défini les termes de façon précise et
originale n’est pas pour moi contradictoire avec une volonté de mettre en
œuvre ce que je nomme toujours le socialisme, avec ses premiers airs
d’utopie que je rappelais il y a un instant.

P. R. – Certes. Mais la critique de l’économie administrée, du


socialisme bureaucratique et même du totalitarisme n’ont-elles pas trop
souvent abouti à tarir toute imagination sociale, tout imaginaire de la
transformation sociale ? N’ont-elles pas conduit à renoncer à l’idée
d’utopie, voire à une représentation possible du bien commun ?
Dans ce contexte je pense qu’il faut admettre que la critique de
l’économie administrée est terminée, plus précisément que la double
critique des sociétés totalitaires et de l’État-providence doit être poursuivie
tant qu’il le faudra, mais qu’elle est derrière nous d’une certaine manière.
Ce qu’il faut commencer par contre aujourd’hui et sans tarder, c’est la
critique du capitalisme en tant que système de distribution qui identifie la
totalité des biens à des biens marchands. S’il est vrai qu’il n’y a pas
d’alternative à la démocratie, il est urgent de ne pas se contenter d’une
opposition entre un discours moral et une logique économique livrée à elle-
même, le premier intervenant comme contrepoint du second. On le voit bien
dans les dénonciations morales de l’argent, qui sont un leitmotiv depuis
quelque temps.

Une éthique de responsabilité


M. R. – Je suis tout à fait d’accord avec vous, il ne faut pas perdre de
temps et entreprendre au plus vite la critique du capitalisme dans les formes
que vous évoquiez à l’instant. Mais n’oublions pas que nous revenons de
loin : le parti socialiste portait encore partiellement un projet d’économie
administrée dans les années 1970. Et l’échec même de cette économie
administrée n’aide pas à la solution du problème : toute légitimité autre que
celle du marché s’en est trouvée dangereusement affaiblie.
Des pays de l’Est européen nous arrivent aujourd’hui une demande
pressante de régulation absolue par l’argent, une volonté manifeste de
libérer le marché. Et quand nous leur disons qu’il ne faut pas renoncer au
politique, qu’il faut garder un tant soit peu des prérogatives d’État, nous
leur donnons l’impression d’être de dangereux complices du goulag. Ce
n’est donc pas seulement la critique de l’économie administrée qui a bloqué
l’imagination sociale : c’est également sa réalité, et même son souvenir.
Vous le savez mieux que moi : ce qu’on a appelé ici la critique des
totalitarismes a donné lieu à une dénonciation en force de l’action politique.
On l’a vu en France avec des gens comme André Glucksmann pour qui
l’individu doit désormais lutter avant tout contre les maux du pouvoir et des
autres institutions, bref se méfier du mal plutôt que de se préoccuper
d’instituer le bien commun car tout projet utopique aurait pour destin de
s’achever dans les camps. C’est l’idée même d’action politique qui est alors
vigoureusement mise à mal. Et je crois que cela ne va pas sans
conséquences sur l’imaginaire et les représentations des plus jeunes, des
lycéens et des autres… Reste que ceux qui, comme Vaclav Havel, ont
orchestré l’idée d’une « antipolitique », du pouvoir des sans-pouvoir, sont
bien obligés aujourd’hui de valoriser l’action politique puisqu’ils sont
responsables du destin de la cité dont ils ont pris les rênes.
Cela dit, je suis bien entendu à la recherche de légitimités nouvelles,
autres que celles du marché entendu comme extension de la logique
marchande aux différents domaines de la société. Et je suis donc d’accord
avec vous pour remarquer qu’en effet certains types de biens ne doivent pas
relever du marché et que d’autres doivent nouer des rapports spécifiques et
gradués avec la logique marchande.
Prenons l’un des grands problèmes de la planète aujourd’hui :
l’environnement. Nous ne pouvons pas produire sans polluer, c’est un fait
indéniable. Mais quand on regarde le résultat des anciennes pollutions
accumulées, on constate des dégâts tout à fait effrayants. Au nom de quoi
imposer des mesures coûteuses pour préserver l’environnement ? Il est clair
que ce ne peut pas être au nom des lois du marché, il faut recourir à d’autres
valeurs, à des valeurs supérieures qui sont le respect de la vie, de toute vie,
et plus encore, la projection de ce respect de la vie dans l’avenir, le souci de
la durabilité de la vie, la volonté de préserver l’avenir de l’humanité. Cela
exige que celle-ci se rende capable de protéger et de préserver son
environnement. Non seulement l’humanité présente pour elle-même, mais
l’humanité présente pour l’humanité à venir. Il y a là sans doute un nouveau
droit de l’homme, ou plutôt une nouvelle compréhension des droits de
l’homme : leur projection dans l’avenir. Cette responsabilité pour l’avenir
nous permet de répondre à votre question sur la distribution des biens : il y
a des biens (l’environnement, la santé, l’éducation) qui engagent l’avenir,
dont nous ne pouvons disposer à notre guise. Ces biens sont précisément
ceux qui ne sont pas susceptibles d’une distribution seulement marchande,
et ils exigent une réglementation, des interdits, mais aussi des dépenses que
les seules lois du marché ne peuvent pas justifier.
Plus encore, cette éthique de la responsabilité pour l’avenir ne s’arrête
pas au seuil du marché : elle est également valide au cœur même de la
sphère économique, où trop souvent le souci du long terme est sacrifié au
court terme. La grande faiblesse des lois du marché réside dans le fait
qu’elles supposent pour ainsi dire une contemporanéité quasi absolue des
acteurs et des moments de l’échange, c’est-à-dire qu’elles s’appuient sur
l’hypothèse que des actions hétérogènes doivent intervenir dans l’instant,
sans aucun souci du temps. Ce rejet du temps s’accompagne du refus d’une
concertation entre les acteurs, d’une coordination des actions elles-mêmes
en vue de prendre en considération leurs retombées sur l’avenir… Plus
concrètement, le constant souci de distribuer beaucoup de dividendes pour
valoriser le cours de l’action et compliquer les OPA est directement
contradictoire avec l’effort d’investissement et donc avec la préparation de
l’avenir. Cette absence de visée de l’avenir n’est pas sans lien avec
l’évanouissement des représentations de l’histoire en termes de fin, de
visée. La fin, les finalités ne doivent pas être toujours associées aux
mauvaises utopies.
Vous avez vous-même réfléchi sur ce point, je pense bien entendu à
Temps et récit, mais ces interrogations sur le temps ne sont évidemment pas
prises en compte dans les règles de fonctionnement de l’économie. Je
prends deux exemples : la hausse mondiale des taux d’intérêt et les
stratégies industrielles. Quelles que soient les raisons de la hausse des taux
d’intérêt (pénurie de capitaux, par exemple), elle projette sur l’avenir un
état instantané du marché en fonction des seuls intérêts de court terme, et
hypothèque ainsi gravement l’avenir. J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’il y
a là une des grandes menaces qui pèsent sur nos libertés : la fixation des
taux d’intérêt mondiaux. Il n’y a alors d’autre issue que de mettre en œuvre
une action mondialement concertée pour contrôler ces mouvements, faute
de quoi on laisse l’évaluation de l’avenir à la seule régulation du marché,
c’est-à-dire à la seule confrontation anarchique de menées individuelles.
On constate les mêmes effets délétères de cette insouciance de l’avenir
dans les menaces continuelles d’OPA auxquelles sont sujettes les
entreprises, notamment dans les économies britannique et américaine : la
rentabilité à court terme recherchée par la sphère financière interdit de
lancer des projets industriels à long terme. Les économies performantes
aujourd’hui, celles qui ont à la fois une faible inflation, des excédents
budgétaires et surtout une balance des paiements excédentaire (la japonaise,
l’allemande, la néerlandaise ou la suisse) sont des économies où les OPA ne
sont pas possibles et où la participation bancaire à l’activité industrielle est
en général l’accompagnement d’un projet industriel à long terme.
Je ne me suis pas éloigné de votre réflexion sur la diversité des biens et
des ordres, j’ai simplement voulu montrer qu’il fallait parallèlement
observer les divers effets pervers de la logique marchande – ce qui n’a pour
but ni de l’absoudre ni de l’abolir –, à commencer par cette dénaturation du
temps qui précipite notre aveuglement vis-à-vis de l’avenir. Hier, l’avenir
était trop assuré pour un socialiste ; aujourd’hui, l’idée même d’avenir
risque de dépérir dramatiquement. La critique contemporaine du
capitalisme que vous invoquez passe également par notre aptitude à penser
et agir dans le temps.

Des procédures aux valeurs


P. R. – Partant de cet accord sur l’idée d’une pluralité des ordres et des
biens, passons, si vous voulez bien, à la question de la représentation que
notre société peut se faire d’elle-même, dès lors que l’on cesse de la
percevoir en fonction du clivage capitalisme / socialisme. Or, entre
l’individualisme libéral qui se refuse à toute représentation d’un bien
commun, et la volonté de renouer avec le telos des Anciens, se profile un
type de société où la question des biens – j’insiste sur ce terme de « bien » –
s’impose à nous sans reconduire pour autant à l’opposition simpliste du
marchand et du non-marchand. En effet, entre l’idée d’un bien unique
auquel tous les individus participeraient de façon indistincte et
l’individualisme moral qui fragmente à l’infini la conception du bien, nous
nous représentons des « biens ». Non pas un Bien ou des revendications
morales à l’infini, mais des types de « biens » dont il faut organiser le plus
justement la distribution.
Reste alors à préciser le deuxième pan de notre interrogation : comment
organiser une hiérarchie de ces biens dans la mesure où on ne peut les
réaliser tous à la fois, mais où il y a lieu d’établir à chaque époque et pour
chaque société un ordre de priorité, qui est l’enjeu de la discussion
démocratique ? La question est alors celle-ci : quelles sont les valeurs
susceptibles d’émerger au-delà des règles simplement procédurales de
l’échange et de présider au choix des priorités ?

M. R. – Vous avez raison. La question doit être ainsi reformulée : au


nom de quelles valeurs agir dans un sens ou dans un autre, au nom de
quelles valeurs hiérarchiser les biens que l’on veut privilégier ? Mais cette
interrogation est d’autant plus délicate pour l’homme politique aujourd’hui
que l’État paraît avoir perdu une grande partie de sa légitimité et que, par
conséquent, l’action politique a perdu une grande part de sa crédibilité pour
le citoyen. Pourtant ce phénomène est ambigu, dans la mesure où il
témoigne en même temps d’une avancée de la conscience démocratique.
Pour une simple raison : c’est que l’acteur politique n’a désormais plus le
choix, il a en effet besoin pour agir politiquement de légitimer son action, il
n’agit pas seulement au nom du peuple souverain, il agit en lien avec celui-
ci, pourrait-on dire ; d’où la nécessité de comprendre les mouvements de
l’opinion, de l’entendre sans pour autant l’épouser démagogiquement.
Et ce n’est pas un hasard : la démocratie est le système au sein duquel la
légitimité est toujours en cause, en débat. Aucune légitimité ne peut
l’emporter définitivement, puisqu’elle est toujours susceptible d’être remise
en question. En ce sens la démocratie est toujours autofondée, comme l’ont
bien vu nombre d’analystes contemporains.
Mais alors, le risque est qu’elle n’ait plus d’autre critère à mettre en
avant que ses propres procédures. C’est ce que vous appelez vision
procédurale de l’État, une vision sous-entendue par l’idée d’une société de
droit, par le rôle primordial du droit dans les sociétés démocratiques. Je
rejoins ici votre interrogation sur les liens de la procédure et des valeurs.
Quelle est en effet la conséquence d’une telle vision procédurale ?
C’est avant tout que les valeurs sont pour ainsi dire suspendues, mises
entre parenthèses. Qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui est mal, comment
les discriminer en vue d’évaluer les systèmes de distribution des biens que
vous évoquiez ? Peut-on s’en remettre simplement aux procédures ? À ces
questions, il nous faut apporter des réponses qui engagent nos convictions,
les règles de la procédure ne sont pas une valeur en elles-mêmes. Mais nous
ne sommes guère aidés aujourd’hui pour faire avancer ce débat : ou bien les
valeurs sont perçues comme ce que le politique vient perturber, briser, ou
bien on s’en passe fort bien et l’on se contente d’un éloge plus ou moins
discret de la société de communication. Il me semble tout d’abord, et je
profite de l’occasion qui m’est donnée de parler avec vous pour aborder ce
point, qu’une certaine intelligentsia – celle qui a sanctifié Sartre – a viré
brutalement du gauchisme ou du maoïsme à ce vide de valeurs qui
accompagne l’intérêt pour le procédural, à cette « ère du vide » pour
reprendre l’expression de Gilles Lipovetsky.
Si vous continuez à vous référer à des valeurs, on vous regarde comme
une sorte de résidu éthique, de survivance archaïque. Pour le coup, c’est
moi qui me sens ici archaïque ! Car je ne suis pas prêt à renoncer aux
valeurs qui sous-tendent mon action politique. C’est d’ailleurs le paradoxe :
beaucoup me reprochent de mener une politique trop discrète, de louvoyer,
et de votre côté vous me laissez entendre que la référence au socialisme
n’est pas sans équivoques.

P. R. – Il semble, effectivement, qu’on attende des procédures de


discussion qu’elles fassent d’elles-mêmes apparaître des valeurs. D’où
l’étrange situation dans laquelle nous sommes : d’un côté, on reproche au
politique de diviser, de ne pas faire consensus, d’avoir une passion
excessive pour le conflit, d’être encore trop tributaire de nostalgies
utopiques ; et, d’un autre côté, on accuse la classe politique de trop céder au
consensus, de ne plus avoir de discours spécifique, de ne plus avoir de
pensée autonome, de dire autrement la même chose que les autres, en tout
cas de ne plus faire entendre les valeurs qui devraient souder une
communauté historique.
Dans ces conditions, la critique du politique n’est pas aisée à mener, on
a vite fait d’intenter un procès radical à l’action politique. Ou bien il n’en
fait pas assez, il n’est plus suffisamment politique, ou bien il en fait trop, il
est dans l’excès de politique, ce qui rime avec affairisme, avec
machiavélisme de mauvais aloi. Cette attitude paradoxale m’a
particulièrement frappé à la lecture du numéro anniversaire de la revue Le
Débat 4, où le thème de la trahison des élites est mis en avant dans plusieurs
articles. Le ton est mordant, et les élites politiques et médiatiques sont
accusées d’être à l’origine de la dépolitisation ambiante, de favoriser le
déficit de citoyenneté et de provoquer en retour la montée du lepénisme. Le
parti socialiste n’est pas épargné, Marcel Gauchet lui reprochant par
exemple d’avoir « un encéphalogramme plat ».
Or, ma crainte est que nous soyons rapidement conduits à conforter
cette ambivalence lorsqu’on parle en termes de valeurs abstraites et
générales comme la liberté, l’égalité, la solidarité : ou bien on décrète qu’il
n’y a pas de valeurs, ou bien on affirme des valeurs de manière purement
volontariste, arbitraire. C’est pourquoi je suggère de partir d’une situation
plus concrète, caractéristique de la démocratie moderne, à savoir la
dialectique entre conflit et concertation. D’un côté, il faut reconnaître avec
Edgar Morin que plus une société est complexe, plus elle crée de conflits,
qui ne sont pas nécessairement, comme vous l’avez déjà noté, des conflits à
mort, des guerres civiles, mais qui voient s’affronter des intérêts divergents
et aussi des convictions divergentes. En ce sens, j’aurais tendance à dire que
la démocratie est le régime où tous les conflits sont ouverts ; c’est la raison
pour laquelle elle exige des procédures connues et acceptées. Mais
acceptées à partir de quoi ? C’est là l’autre côté de la question. Le
procédural, c’est la forme de la discussion, mais il y faut aussi un contenu :
celui-ci ne peut venir que des convictions, ces convictions qui sont un autre
terme pour énoncer les valeurs qui donnent corps à notre action. La
démocratie, pourrait-on dire, exige à la fois des règles, des procédures pour
arbitrer les conflits, mais aussi des convictions, des valeurs, pour soutenir et
orienter les arbitrages, les ordres de priorité entre valeurs concurrentes.
M. R. – Une remarque préalable, avant d’entrer plus avant dans la
discussion : il est pour moi invraisemblable de pouvoir se permettre d’écrire
des choses du style « le parti socialiste a un encéphalogramme plat ». Car la
pensée est toujours personnelle tandis qu’un parti politique rassemble des
gens qui mettent en commun ce qu’ils ont ensemble pour en tirer des
conclusions d’action. Et naturellement tout cela est réducteur. Si depuis que
la démocratie existe, on devait faire l’exégèse des écritures collectives de
congrès, j’aime mieux vous dire que les encéphalogrammes plats seraient
légion. La vraie question, c’est celle des encéphalogrammes des principaux
animateurs des partis, des individus. On ne respectera les partis dans leur
fonction primordiale d’organisateurs de l’action publique qu’à condition de
ne pas leur demander en plus ce qu’il n’est pas dans leur fonction de
donner.
Cela dit, pour faire écho à votre remarque et puisque notre discussion
réunit un intellectuel et un politique, je voudrais d’abord dire que j’ai
toujours été frappé du curieux tropisme de l’intelligentsia française qui
consiste à privilégier de manière romantique la violence et des perspectives
un peu trop apocalyptiques à mon goût. Il y a là une posture de radicalité
qui confine souvent à la trahison des clercs. Un seul exemple :
l’extraordinaire légitimité intellectuelle dont a joui longtemps Fidel Castro,
et dont il jouit semble-t-il encore un peu, du fait de sa lutte puis de sa
victoire contre Batista, comparée à l’indifférence noire et absolue dont cette
même intelligentsia a plus tard fait preuve devant la prodigieuse
reconstruction de la démocratie par l’Espagne postfranquiste. Il y a eu dans
ce dernier cas un déploiement d’intelligence politique, d’habileté, de respect
de l’autre qui a fait en quelques années de l’Espagne une des plus
florissantes et une des mieux gérées des démocraties contemporaines dans
une indifférence, je le répète, totale.
Je crois en effet qu’il est commode de se représenter les conflits comme
réductibles à un conflit central, et séduisant d’envisager ce conflit comme
un conflit total, comme une guerre. Il y a une séduction de la violence, qui
s’est toujours dangereusement exercée sur les intellectuels. À quoi cela
tient-il ? Il me semble qu’il faudrait ici invoquer, dans la société française,
le vieux fond de méfiance catholique pour l’argent : l’argent c’est sale, et ce
n’est pas romantique. Alors, au lieu d’ouvrir les conflits sur la répartition de
l’argent, on le place dans des alibis qui permettent tous les enthousiasmes :
le nationalisme, la lutte de classes, le combat anti-impérialiste. Pourtant, il y
a des conflits qu’il est urgent d’ouvrir : sur la régulation de la protection
sociale et des dépenses de santé, sur les relations du marché et de la
télévision, sur le traitement de la dette des pays du tiers-monde, etc. Mais il
faudrait alors affronter la question de l’argent, celle du partage de la
richesse, ce qui est sans doute beaucoup moins exaltant que la seule
invocation enthousiaste de la violence ou le repli actuel dans un scepticisme
crispé. À partir du moment où on a fait le choix que nous évoquions au
début du refus de la violence, c’est-à-dire de la coexistence avec
l’adversaire, de la nécessité de lui faire une place, y compris avec ses
propres projets d’avenir, on entre alors nécessairement dans une logique de
compromis. Ceux que cette situation scandalise et qui parlent à ce propos de
consensus mou se refusent à penser cette nécessité, ou bien ils sont dans la
nostalgie de la prise d’armes, de la guerre civile. Il y a là quelque
inconvenance, surtout quand on se refuse à découvrir les vrais conflits
d’aujourd’hui qui tournent essentiellement autour de la régulation de
l’argent et de la répartition des richesses. Il faut en finir avec cette
oscillation qui nous fait passer de l’unanimisme à la guerre civile. Il faut
construire et conforter cette culture démocratique qui exige, ce que vous
disiez il y a un instant, à la fois compromis, concertation et reconnaissance
des conflits.

P. R. – En somme, à vous écouter, on pourrait observer même dans les


discours de ceux qui ont radicalement critiqué le bolchevisme des relents de
bolchevisme, une nostalgie révolutionnaire ? En deçà de ce débat sur la
relation des intellectuels avec la politique, il me semble surtout qu’il y a une
tendance lourde de la société française à se représenter le conflit à chaque
fois sous une forme quelque peu archaïque, ce qui la rend inapte à la
négociation et à l’arbitrage. Et là, je ne pense pas seulement aux
intellectuels, mais bien aux acteurs sociaux, à commencer par les
agriculteurs qui ont été au premier plan durant l’automne par exemple…
Nous avons beaucoup de mal à admettre la prolifération des conflits et la
nécessité corrélative d’une concertation destinée à les régler.

M. R. – En effet. De ce point de vue, je souhaiterais être fondateur ou


au moins coorganisateur de la grande référence au conflit qui ne peut être
que mondial, et plaider pour la réintroduction d’une fonction régulatrice
dans la vie de nos sociétés. Cette fonction régulatrice a deux aspects : l’un
tient à la puissance publique, à l’État ; l’autre à la régulation contractuelle
de la société civile. La dimension du contrat est une dimension très neuve
dans la société française, puisque celle-ci s’en est toujours remis à l’État.
Or, bien des processus sociaux ne relèvent pas de l’intervention de l’État,
mais de la négociation collective réglée par des contrats ou des conventions.
C’est bien entendu le cas des partenaires sociaux, mais aussi celui
d’instances qui se développent comme le Comité d’éthique médicale, ou
encore le Conseil supérieur de l’audiovisuel, même s’ils ne jouent pas
encore pleinement le rôle qui doit être le leur.
J’en reviens ici à l’interrogation centrale qui retient notre attention à
l’un comme à l’autre : nous disposons de procédures, qui sont certes à
développer, à améliorer, pour parvenir à un traitement négocié des conflits.
Mais ces procédures ne sont pas distinctes des valeurs qui devraient les
sous-tendre. Or, quelles valeurs sommes-nous susceptibles de privilégier
aujourd’hui ? Dès que nous ne disposons plus de valeurs transcendantes, il
ne reste plus, c’est une évidence, d’autre valeur disponible que ce respect de
la vie humaine dont nous avons déjà parlé.
Cette valeur est à la fois une référence minimale, et aussi – si on la
comprend dans son ouverture à l’avenir d’une part, et d’autre part dans la
dimension mondiale de l’humanité – une valeur porteuse de
développements beaucoup plus circonstanciés. Elle n’en demeure pas moins
prise dans les contradictions auxquelles expose le respect de la vie
humaine : si on fait de celle-ci un absolu, comment serait-elle susceptible de
se soumettre à une valeur supérieure, et que deviennent alors la citoyenneté,
le patriotisme, etc. ? À cet égard, l’actualité est un enseignement, si l’on
prend en considération la question des otages dans la gestion de la crise du
Golfe tant du côté de Saddam Hussein que de l’opinion au sein des
démocraties. En effet, la force morale de celles-ci est sans doute de ne
reconnaître aucune valeur supérieure au respect de la vie humaine : mais
c’en est aussi du même coup la faiblesse politique. Toute épreuve amène
alors un conflit de valeurs.
Il n’en reste pas moins que cette idée du respect de la vie humaine
permet d’articuler la protection de l’environnement, les questions de
bioéthique, mais aussi des exigences comme celle d’une régulation
économique au niveau mondial. On peut aussi fonder sur elle la nécessité
d’un certain respect du marché, dans la mesure où le marché est un des
éléments constitutifs de la liberté : or, le respect de la vie exige aussi le
respect de la liberté de l’autre. Les questions de valeurs ne sont donc pas
distinctes des questions de procédure, d’autant que, s’il est des domaines où
nous commençons à bien voir ce qui relève de l’intervention de la puissance
publique et ce qui relève de la négociation contractuelle, comme
l’économique, il en est d’autres où tout reste à peu près à inventer de ce
point de vue : la bioéthique, par exemple, et bien entendu la santé,
l’éducation, la culture…

P. R. – Je voudrais reprendre cette question sous un autre angle


d’attaque : cette absence de valeurs transcendantes, nous lui avons donné un
nom dans la tradition française, celui de laïcité. Et nous avons tenté d’en
faire une valeur en soi, d’en faire quelque chose de positif et de substantiel
en même temps. La laïcité de l’État a été ainsi conçue comme une laïcité
d’abstention, comme vous l’avez vous-même remarqué, je crois, c’est-à-
dire de mise entre parenthèses des convictions, sur la base du plus petit
commun dénominateur.
En ce sens, la légitimité de l’État laïque, c’est de n’exiger aucune
conviction. Le grand combat de la laïcité a été de s’arracher à une légitimité
fondée sur la tradition et de lui substituer une légitimité fondée sur
l’argumentation. D’une certaine manière, les philosophes contemporains
comme mon collègue allemand Jürgen Habermas qui développent une
théorie de la communication ou de l’argumentation comme opposée à la
tradition, à la convention retrouvent cette inspiration-là. Il n’est dès lors pas
étonnant qu’ils en viennent à proposer un modèle de citoyenneté purgé de
toute substance, de toute conviction : je pense plus précisément à l’idée
d’Habermas d’un patriotisme de la constitution (Verfassungspatriotismus)
qui lui paraît le seul recours contre les tendances récurrentes du
nationalisme allemand.
Il me semble que la tradition ou vaudrait-il mieux dire les traditions
sont, entre autres choses, des vecteurs de conviction et pas seulement des
conventions, comme le disent Habermas et ses disciples français. Or, on ne
peut se contenter de faire abstraction des convictions, ne serait-ce que pour
alimenter le débat public sur les grands choix de société. Il faut donc
prendre en compte le champ où se déploient les convictions, à savoir le
champ de la société civile. Il y a ainsi à construire, à côté de la laïcité
d’abstention de l’État, une laïcité de confrontation, de débat, qui est celle de
la société civile, en tant que distincte de la puissance publique. Il faut
redonner corps à cette idée d’une laïcité vive, qui entretienne la
confrontation entre des convictions diverses, elles-mêmes nourries de la
diversité de nos héritages culturels, qui sont pour moi l’héritage judéo-
chrétien, celui des Grecs et des Romains, l’héritage des Lumières et celui
e
du socialisme du XIX siècle, auxquels il faut ajouter bien entendu
aujourd’hui aussi des traditions islamiques, et peut-être d’autres encore.
C’est une autre manière de retrouver la distinction que vous faites entre
contrat et puissance publique, mais moins formelle, moins procédurale, en
l’articulant au poids de convictions qui la lestent.

État, violence et légitimité


M. R. – Je crois en effet que, pour la gestion de la multiplicité des
conflits qui traversent la société, nous ne pouvons pas nous en remettre
simplement aux pouvoirs juridiques actuels de l’État, mais qu’en revanche
le creuset de vie sociale que représente le concept de laïcité peut nous
permettre d’avancer.
Mais pour ma part je distinguerais non pas les deux zones que vous
avez décrites, mais trois : tout d’abord, la laïcité neutre et organisatrice
d’acceptation de l’autre qui est celle de l’État ; ensuite, celle que vous
baptisez laïcité de confrontation et qui correspond au fond à un droit
d’affirmer des convictions à égale dignité avec les voisins dans une même
société ; enfin, une troisième zone qui est celle de l’école, cette institution
qui n’est pas par hasard au centre de nombre de nos difficultés est un
fantastique révélateur des passions françaises.
Pourquoi proposer de considérer spécifiquement cette troisième zone, à
savoir le domaine de l’éducation scolaire ? L’école est à l’articulation de la
société et de l’État, et donc des deux autres laïcités. Dans les sociétés anglo-
saxonnes, on accepte que chacune des communautés composant la société
globale projette ses propres valeurs particulières, religieuses ou autres, sur
le système scolaire et plus généralement sur la législation civile (mariage,
héritage, tutelle des enfants, etc.). La société française a fait un choix
historique différent, en conférant à son système scolaire, à travers une
compréhension plus offensive de la laïcité, la vocation de produire une
homogénéité sociale, c’est-à-dire l’acceptation commune des règles du jeu
touchant la vie civile. Cet héritage me paraît très important et devoir être
maintenu, car c’est à long terme le seul facteur vrai de résolution des
problèmes de minorités présentes sur le territoire national. Mais cela
implique aussi que nous soyons capables de conjuguer les deux formes de
régulation, la régulation associative et contractuelle et la régulation
hiérarchique, la société civile et l’État.

P. R. – Certes. Mais l’école est aussi un bon exemple des travers


propres à la laïcité à la française, elle en fait les frais dans la mesure où l’on
considère que son rôle est de projeter sur la société civile la conception de
la laïcité que nous avons attribuée à l’État. D’où le fait qu’on a un
enseignement très aseptisé : on ne parlera pas à l’école de religion, sauf très
marginalement à travers la littérature ou l’histoire, etc. L’école est un foyer
de totale neutralisation des convictions. On ne doit pas alors s’étonner de
trouver comme résultat une société sans conviction, sans dynamisme
propre, qui va tout demander à l’État, c’est-à-dire qui va tout vous
demander à vous, les politiques.
En ce sens la perte de crédibilité de l’État régulateur qu’analysent à mon
sens fort bien Cazes, Hatem et Thibaud 5, les rédacteurs d’un rapport qui
vous a été remis récemment, doit être comprise en référence à cette
perpétuelle tentative d’affaiblissement du dynamisme propre à la société par
l’État. Cet État, héritier de la Révolution mais aussi de l’État d’Ancien
Régime a en effet constamment été un État militant. Or, ils insistent
beaucoup dans ce rapport sur l’affaiblissement de l’État comme
représentation politique centrale, ce qui a d’ailleurs pour corrélat
l’individualisme passif des citoyens. Dans la tradition française, lorsque
l’État s’investit dans le social, c’est effectivement presque toujours pour le
façonner. En tout cas, c’est la plupart du temps un investissement très
volontariste, que caractérise bien la tradition du socialisme français qui est
au fond celle de la société administrée.
C’est à cet endroit que les auteurs du rapport remarquent le rôle majeur
pris par une institution qui a pris la relève de cet État délégitimé, et qui est
née dans la sphère marchande : c’est l’entreprise, qui prétend avoir rénové
le concept de responsabilité. Les tenants de l’entreprise disent en effet :
« Nous, nous avons le sens de l’initiative et de la responsabilité, alors que la
première motivation de l’État à notre égard, c’est la méfiance. » Comment
vous situez-vous dans ce conflit, dans cet affrontement où il semble n’y
avoir d’un côté que des discours de retour, retour à la république, retour à la
laïcité, et de l’autre des discours qui font sans doute un peu vite l’économie
de l’État en proclamant que désormais le foyer de la légitimité se trouve
dans l’entreprise ? Vous êtes d’ailleurs au centre de ce débat : on vous
reconnaît le mérite d’avoir précipité la modernisation économique et
valorisé l’entreprise, mais par ailleurs vous ne cessez de réclamer une place
pour l’action politique.

M. R. – Il faut d’abord rappeler qu’il y a là un héritage historique très


lourd. La France est sans doute le plus ancien des États modernes, le seul
qui soit à peu près millénaire. C’est directement lié au fait que la nation
française est la seule d’Europe à avoir été créée par son État, y compris
militairement. Partout ailleurs, l’État est une sécrétion de la culture et de la
nation ; c’est évident dans le cas de l’Espagne, de l’Italie et de l’Allemagne,
mais aussi de la Grande-Bretagne, sauf que cela se situe pour elle deux
siècles et demi plus tôt. Tandis qu’en France la construction de la nation est
un produit militaire de l’État, de guerres menées contre Charles le
Téméraire, contre les princes de Bretagne, contre les Occitans ou les
Albigeois. Aussi est-il beaucoup plus que d’autres marqué par une structure
hiérarchique, un mode de fonctionnement hiérarchique. L’emphase de l’État
a saisi toutes les cultures politiques françaises, de droite comme de gauche.
Ainsi du gaullisme, forme moderne du bonapartisme, qui n’a aucun
équivalent dans les autres pays développés. Inversement, le libéralisme est
en France une tradition d’importation et reste plus un effet de mode récent
qu’une culture politique effective.
Quand j’ai sorti en 1966 la plaquette qui s’appelait Décoloniser la
province 6, s’est ouverte une controverse principalement animée par le
journal L’Express, qui a été le fer de lance de la critique contre ce que je
proposais : décentralisation, assouplissement de l’État, diffusion des
responsabilités… Or, le titre du papier de Roger Priouret qui ouvrait la
controverse était : « Le médecin est à Paris. » Ils avaient en somme
pleinement assumé la philosophie de « l’État brancardier », c’est-à-dire
d’un État qui vient servir de prothèse aux défaillances du social. Or, c’est
bien cette logique-là qui est aujourd’hui majoritairement soupçonnée : si
l’entreprise a en effet une légitimité forte, et d’ailleurs historiquement
fondée – car c’est bien aussi grâce à l’entreprise privée qu’a été possible la
formidable croissance économique que nous avons connue –, l’État est pour
sa part suspecté d’incapacité économique. Bien entendu, nous payons là
aussi la rançon de l’échec de ce que fut l’économie administrée. Mais la
suspicion est telle que les hauts fonctionnaires d’aujourd’hui, lorsqu’il leur
arrive un nouveau problème à traiter, ne se disent pas « Comment
pourrions-nous le traiter, quelle loi, quel règlement faut-il faire ? », mais
« Est-il légitime que l’État s’en mêle ? ».
Il nous faut donc reconstruire les fondements d’une légitimité pour
l’action de l’État car, je vous rejoins sur ce point, il est illusoire de croire
que l’entreprise puisse à elle seule résoudre tous les problèmes et que nous
assistions purement et simplement à une « fin du politique » : certaines
choses relèvent en effet de plein droit du marché, d’autres, comme la santé,
les transports urbains, le logement, la télévision, relèvent partiellement du
marché, elles exigent une réglementation, et d’autres encore n’en relèvent
pas du tout, et notamment tous les éléments de la citoyenneté : droit
d’association, droit à l’expression, pluralisme, droit de vote, droits de
l’individu face à la justice, la police, droit à la sécurité.

P. R. – C’est en effet dans cette direction qu’il faudrait aller, me semble-


t-il. Mais cela n’implique-t-il pas de tenir un discours un peu plus affirmatif,
qui ait une dimension symbolique forte, je dirais même un discours un tant
soit peu utopique ? On a renoncé à bon droit à une certaine expression de
l’utopie sociale, qui faisait rêver d’un avenir transparent, limpide, et qui
aboutissait ainsi à légitimer une idéologie totalitaire. Mais il y a une autre
exigence de l’utopie, qui est celle de l’homme réconcilié, de l’homme qui
n’est plus en proie au morcellement et à la division, à l’aliénation. Peut-on
encore agir sans une utopie de ce type, une utopie positive ? Vous avez
parfois donné l’impression de trop vite prendre votre parti de la mort des
idéologies et de renoncer ainsi à tout projet de société. Mais certaines des
idées portées par cette utopie d’un avenir meilleur, celle de « paix
perpétuelle » par exemple, au sens de Kant ou de Fichte, ne doivent-elles
pas être sauvées ? Il ne suffit peut-être pas de dire comme Jean-François
Lyotard que les « grands récits » d’émancipation sont terminés, ou comme
Fukuyama que « l’histoire est finie ». Non pas que ce soient là des
perspectives désespérantes, je ne cherche nulle consolation, mais qu’en est-
il de la dimension du projet sans laquelle il ne peut pas y avoir d’action
politique ?

M. R. – Il m’est en effet arrivé de dire que je ne voulais pas de projet de


société : mais c’était pour des raisons empiriques, qui sont de deux ordres.
Tout d’abord, quand on vous demande à la télévision « Quel est votre projet
de société ? » et que vous avez une minute trente pour répondre, que
voulez-vous faire ? Ou bien on répond par des slogans, ou on décline la
question, ce que j’ai en effet préféré faire. D’autre part, il ne faut pas
oublier que nous n’en avons pas fini avec le combat contre la société
administrée, et pas seulement sous sa forme totalitaire, mais bien aussi sous
la forme de la tradition française, qui veut que sous la bienveillante tutelle
de l’État tout soit harmonieux. Or, chaque fois qu’on se lance dans le débat
sur le projet de société sans s’être assuré qu’on est au clair sur la critique de
l’économie administrée, c’est alors la « mauvaise » utopie qui refait surface,
pour reprendre votre distinction.
En revanche, la mort des idéologies me semble être une des nombreuses
illustrations du refus de penser qui encombre hélas trop souvent la sphère
intellectuelle. Sont mortes des idéologies totalitaires qui ont fait la preuve
de leur totale faillite. Mais elles ont été aussitôt remplacées par une
idéologie libérale resplendissante, qui nous régit partout, qui est absolument
dominante. Il n’y a pas du tout de mort des idéologies. Il y a faiblesse
momentanée des idéologies du mouvement. Car la gauche, c’est d’abord la
volonté de changer les choses, de ne pas se satisfaire de la société en l’état.
Mais la reconstruction d’un projet ne peut plus aujourd’hui se satisfaire
de bases étroitement nationales : le combat pour la justice a d’emblée une
dimension mondiale. Le grand conflit à venir exige que se développe une
solidarité mondiale, qui ne se satisfasse pas de répartition entre pays riches
et pays pauvres, de l’opposition entre Nord et Sud. L’idée de paix que vous
évoquez est en train de devenir un horizon crédible à vue humaine : c’est là
une nouveauté prodigieuse. La communauté des nations est en train de
devenir un instrument de paix effectif. Depuis la dernière guerre mondiale,
l’équilibre des superpuissances et la dissuasion nucléaire ont empêché
qu’aucun conflit ne dégénère en conflagration majeure. Mais cet équilibre
restait toujours précaire et portait bien son nom d’équilibre de la terreur.
Cela a sans doute été une étape nécessaire. Mais la volonté de Gorbatchev
de passer d’une attitude de coexistence à une attitude de coopération ainsi
que l’implosion propre de l’Union soviétique ont radicalement changé la
donne de ce point de vue. Dans un premier temps, la levée du bouclier
nucléaire ouvre la porte à une généralisation des guerres locales, des sous-
guerres, qui peuvent être, on le sait, extrêmement meurtrières. Mais dans le
même temps, les Nations unies réussissent à faire la paix en Namibie et à
favoriser l’émergence négociée d’une nouvelle nation. Le Cambodge va
sans doute être administré pendant un an à dix-huit mois par la communauté
internationale, qui va se trouver là confrontée à des tâches d’administration
et d’assistance dont elle n’a pas idée et dont elle n’a d’ailleurs pas les
moyens : il faudra bien que d’une manière ou d’une autre elle se les donne.
La solidarité de la communauté internationale vis-à-vis de la violation par
l’Irak de l’indépendance du Koweït n’a rien à voir avec la sympathie qu’on
peut éprouver ou pas pour ce pays, mais bien avec la nécessité pour l’ONU
d’émerger comme un acteur à part entière. Autant la violence profonde de
la personne humaine restera une donnée permanente, autant il n’est pas
exclu qu’à un niveau supraétatique la société ne soit pas en train de se
donner les moyens d’endiguer cette violence. Il me semble que le projet
d’une humanité sinon réconciliée, du moins pacifiée, est une ambition
suffisante pour nous occuper pendant encore un ou deux siècles, au moins !
Nous aurons sûrement l’occasion de reparler de ces points une prochaine
fois…

1. Parti d’un projet d’ouvrage commun qui se serait appelé Le Philosophe et le politique,
ce dialogue entre Paul Ricœur et Michel Rocard s’est réduit à la publication de cet
article, faute de temps et de disponibilité de Michel Rocard, Premier ministre de
juin 1988 à mai 1991. Publié dans Esprit, janvier 1991.
2. Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983),
trad. fr. de Pascal Engel, Paris, éd. du Seuil, 1997.
3. John Rawls, A Theory of Justice, 1971, trad. fr. de Catherine Audard, Théorie de la
justice, Paris, éd. du Seuil, 1987.
4. « La France a-t-elle décroché ? », Le Débat, no 47, septembre-novembre 1987.
5. Bernard Cazes, Françoise Hatem, Paul Thibaud, « L’État et la société française en l’an
2000 », Esprit, octobre 1990.
6. Michel Rocard, Décoloniser la province : rapport général proposé par le Comité
d’initiative aux délibérations des colloques sur la vie régionale en France, Institut
Tribune socialiste, 1966.
7

1
Pour une éthique du compromis

ANV. – Comment définir le compromis ?


PAUL RICŒUR. – La notion de compromis intervient lorsque plusieurs
systèmes de justification sont en conflit. Cette définition se trouve dans le
livre De la justification 2 de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, lesquels
consacrent toute la fin de leur ouvrage au problème du compromis. Je crois
que c’est le seul texte important, en sciences humaines, qui s’intéresse au
compromis. L’hypothèse de base est qu’aucune société ne dispose d’un
système unique de justification de ce qui est juste ou injuste. Il y a partout
des inégalités : dans la répartition du pouvoir, dans celle des revenus… Et
comme disent les auteurs précités, personne n’est grand dans toutes les
dimensions de la vie. Ils montrent que, dans une économie qui serait
uniquement définie par le rapport marchand, la grandeur est liée à l’échange
des richesses. Or, dans nos sociétés, nous avons d’autres appréciations de la
grandeur. La loyauté ou l’allégeance, par exemple, apparaissent comme des
grandeurs dans le domaine domestique distinct de l’ordre marchand. Il
existe différents ordres de grandeur. L’idée vient de Pascal. Il y a, selon lui,
les grandeurs de la chair, les grandeurs de l’intelligence et celles de la
charité.
Le problème du compromis est qu’on ne peut pas atteindre le bien commun
par une justification unitaire, mais seulement par la mise en intersection de
plusieurs ordres de grandeur. Le compromis est donc essentiellement lié à
un pluralisme de la justification, c’est-à-dire aux arguments que les gens
mettent en avant dans les conflits. Il n’existe pas de super-règle pour
résoudre les conflits, mais on résout les conflits à l’intérieur d’un ordre
homogène où les gens se reconnaissent. Les marchands et les acheteurs se
situent dans l’ordre commercial, et les règles qui régissent cet ordre sont
différentes de celles qui apparaissent, par exemple, dans l’ordre familial.

En quoi le compromis se distingue-t-il de la compromission ?


Le compromis, loin d’être une idée faible, est une idée au contraire
extrêmement forte. Il y a méfiance à l’égard du compromis, parce qu’on le
confond trop souvent avec la compromission. La compromission est un
mélange vicieux des plans et des principes de références. Il n’y a pas de
confusion dans le compromis comme dans la compromission. Dans le
compromis, chacun reste à sa place, personne n’est dépouillé de son ordre
de justification. Prenons un exemple où l’on vit sans cesse en faisant des
compromis, je pense à l’entreprise. Elle a une stratégie productiviste, mais
elle a aussi affaire à des gens qui sont célibataires ou mariés, lesquels sont
aussi des citoyens, ayant des droits, comme celui de se syndiquer. Le
compromis, dans la vie d’une entreprise, est précisément l’art de combiner
différents plans de référence, sans les confondre. « Travaillez bien, parce
que nous sommes une grande famille », dira un patron paternaliste à ses
employés. Ici, l’entreprise capte sournoisement la valeur familiale de
soumission de l’enfant au père, si caractéristique de la famille patriarcale.
Un tel patron dérobe une valeur familiale pour tenter de mieux faire
marcher son entreprise. C’est une compromission.
Le compromis n’est pas de la même veine. Prenons par exemple les
discussions qui existent actuellement sur l’ouverture des magasins le
dimanche. Il y a conflit entre l’intérêt du commerce et, d’autre part, les
droits familiaux et les droits du citoyen au sujet du repos. La recherche du
compromis est ici délicate. J’ignore sur quoi elle débouchera, mais nous
n’avons pas affaire à une compromission ou à un consensus. Le consensus
supposerait, dans ce cas, le nivellement de tous dans un magma. Le
compromis est toujours faible et révocable, mais c’est le seul moyen de
viser le bien commun. Nous n’atteignons le bien commun que par le
compromis, entre des références fortes mais rivales.

Est-ce par exigence ou par nécessité que, selon vous, les institutions
sociales et politiques sont conduites à trouver des compromis ?
Le problème que vous soulevez est celui de la paix civique. Comment
empêcher que les différends, les litiges, les conflits ne dégénèrent en
violence ? En ce sens, le compromis est une barrière entre l’accord et la
violence. C’est en absence d’accord que nous faisons des compromis pour
le bien de la paix civique. Nous pourrions même dire que le compromis est
notre seule réplique à la violence dans l’absence d’un ordre reconnu par
tous, et en quelque sorte unique dans ses références. Comme nous n’avons
que des références fragmentaires, c’est entre ces références-ci que nous
sommes obligés de faire des compromis. Comme toute personne appartient
à plusieurs ordres de grandeur, c’est en les prenant tous en compte qu’un
compromis peut être trouvé. Nous sommes tous mesurés à des aunes
différentes ; nous sommes des citoyens, des consommateurs, des
travailleurs, des amateurs d’art… Le compromis est ce qui empêche la
société de tomber en morceaux. Le conflit majeur résulte, selon moi, de ce
que tout actuellement appartient à l’ordre marchand. Est-ce que tout peut
être acheté ? Il y a des biens qui ne sont pas des marchandises, comme la
santé, l’éducation, la citoyenneté… Le compromis s’inscrit entre les
exigences rivales venant de ces ordres différents.
Mais ne faut-il pas toujours, chez les parties adverses, le désir et la
volonté de parvenir à un compromis, pour qu’il advienne au terme d’un
conflit ?
L’intransigeance rend malheureusement impossible toute recherche de
compromis. L’intransigeance est incompatible avec la recherche de
nouveaux systèmes de références. Le compromis exige la négociation.

Il semblerait qu’au cours de l’histoire les sociétés n’ont pas su donner


beaucoup de place au compromis pour résoudre les problèmes de
violence, ne voyant le plus souvent que l’ordre policier et l’ordre militaire
pour tenter de susciter la paix ?
La première carence est partout la carence de l’imagination. Nous avons
toujours du mal à admettre que d’autres personnes puissent vivre avec
d’autres références que les nôtres, ou que nous puissions avoir un autre rôle
que celui que nous tenons. Notre société occidentale est contrainte
actuellement d’inventer une civilisation du compromis, parce que nous
vivons dans une société de plus en plus complexe, où il y a partout de
l’autre. Nous n’allons pas vers une société qui serait forcément plus
pacifique, nous allons vers une société où les rôles tenus par les uns et les
autres sont de plus en plus nombreux et interdépendants. Les travaux
d’Edgar Morin montrent fort bien cela. Les conflits de rôles vont en se
multipliant, or la seule issue demeure le compromis. Je parle toujours du
bon compromis, du compromis honnête, c’est-à-dire de celui qui ne
camoufle pas les conflits.

Dans Alternatives non violentes, nous aimons à distinguer la non-


violence du pacifisme, car trop souvent le pacifisme, à la différence de la
non-violence, refuse de prendre en considération les motifs d’un conflit.
Le pacifisme, c’est un peu la paix à tout prix, c’est-à-dire à n’importe
quel prix, alors que la non-violence permet bien souvent de gérer des
conflits par des moyens efficaces qui ne doivent rien à la violence. Qu’en
pensez-vous ?
Cette distinction me paraît fondamentale. Permettez-moi de faire ici une
parenthèse. Je suis heureux de parler avec vous du compromis et de la non-
violence, car je ne pourrai jamais oublier que j’ai été accueilli, à mon retour
de captivité, dans le milieu de la non-violence, au Chambon-sur-Lignon, où
je fus professeur de philosophie au collège Cévenol, de 1945 à 1948.
Durant les cinq années de guerre, des habitants du Chambon-sur-Lignon ont
été des résistants non violents, protégeant et cachant de nombreux Juifs,
avant de les faire passer en Espagne ou en Suisse. Je demeure très
reconnaissant aux pasteurs André Trocmé et Édouard Theis de la visée
morale et spirituelle qu’ils m’ont léguée 3.

Les moyens d’action, tels que le boycott, l’embargo, la désobéissance


civile, lorsqu’ils s’inscrivent dans une véritable stratégie non violente, ne
sont-ils pas franchement opportuns pour que soient trouvés de vrais et
bons compromis ?
Oui, mais avant d’y arriver, ces moyens d’action sont d’abord des
révélateurs de conflit. Ces moyens d’action peuvent être une preuve de
sagesse. Je n’en dirais pas autant de la séquestration d’un patron, par
exemple. L’idéologie qui sera le plus contraire à la non-violence, qui
refusera de voir son utilité sociale et sa fécondité spirituelle, sera toujours
une idéologie totalisante. Je crois que l’on commence à entrer dans la
perspective de la non-violence lorsqu’on reconnaît qu’il y a toujours un
pluralisme dans les jeux sociaux tenus par les citoyens, c’est-à-dire lorsqu’il
n’y a pas de principe unifiant. Le compromis est recherché et trouvé
lorsqu’on accepte l’idée qu’il n’y a pas un tel principe unifiant.
S’il est vrai qu’une véritable sagesse est requise pour l’action non violente,
je dirais que c’est la même sagesse qui doit animer ceux qui ont le
monopole de la violence. Je m’explique. L’histoire de l’État est l’histoire de
la confiscation progressive de la violence publique retirée aux individus. De
ce fait, intervient la question du bon usage de la violence. À partir de quel
moment, et sous quelle forme, la police doit-elle intervenir dans les
quartiers chauds ? Il y a violence policière lorsque la police abuse de son
monopole, mais pour le reste elle se doit d’intervenir, selon les règles qui
sont les siennes.

Diriez-vous comme Éric Weil que le choix entre violence et non-violence


est un choix entre non-sens et raison ?
Éric Weil a abordé ce problème à partir du discours. Pour lui, parler c’est
entrer dans une relation d’argumentation, et donc, si je discute avec
quelqu’un, je ne peux pas le frapper durant ce temps. Le choix, chez Éric
Weil, est d’abord entre la violence et le discours, et comme le discours est le
lieu du sens et de l’intelligibilité, la violence apparaît comme le refus du
sens et de l’intelligibilité. Cette perspective est en fin de compte
rationaliste. Il n’est pas certain que le problème de la violence se résolve
seulement par le discours. Vous savez cependant combien j’ai aimé Éric
Weil, et je crois rejoindre son propos que vous énonciez lorsque je parle du
compromis, parce que lui-même – dans la construction de sa Logique de la
philosophie – dégage une multiplicité de catégories. Il n’y a pas chez lui
une super-catégorie. Nous rencontrons, au contraire, le refus de totaliser. Je
pense pour ma part que la violence n’est pas seulement dans le fait de
frapper, mais qu’elle peut aussi se loger dans celui de parler. Les dictateurs
les plus violents parlent ! C’est Platon qui faisait remarquer que le tyran a
besoin des sophistes. Hitler a eu besoin de Goebbels. L’un parlait pour que
l’autre puisse frapper. La violence a besoin du discours.

Mais le discours n’est-il pas nécessaire dans la recherche du compromis ?


Oui, certainement. Mais je pense aussi que la violence s’accompagne d’une
perversion du langage. La sophistique est alors requise, elle emploie des
arguments pervers, par les moyens de l’intimidation ou de la séduction.
Toutes les formes de discours violents passent par l’un ou l’autre de ces
deux moyens, parfois par les deux. Le philosophe Patocka, auquel je fus
très lié et dont Havel est un disciple, insistait toujours sur les deux armes de
la dictature communiste : la peur et le mensonge.

Comment se fait-il, qu’après avoir mis en évidence le bien-fondé éthique


de la non-violence, dans votre livre Histoire et vérité 4, vous n’ayez pas
ensuite entretenu cette préoccupation dans vos écrits ?
C’est vrai que je ne l’ai pas entretenue, si ce n’est quelquefois de biais. Il y
a deux ans, à Tübingen, je suis intervenu sur le thème « Amour et justice 5 ».
J’ai dû alors reprendre la question du « Aimez vos ennemis ». J’ai essayé de
refaire un peu le travail exégétique sur l’apparente contradiction qui existe
entre ce segment du Discours sur la montagne et la Règle d’or qui se trouve
un peu plus loin dans le texte (« Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais
pas qu’il te soit fait »). En résumé, la logique de la surabondance met en
défaut la logique de la réciprocité. La justice, comme règle d’équivalence,
ne rompt pas complètement avec la loi du talion, « Œil pour œil, dent pour
dent ». Dissocier l’amour des ennemis de la règle de réciprocité, c’est entrer
dans « l’économie du don ». La difficulté est de faire passer cela dans les
institutions ! L’économie du don ne peut pas s’institutionnaliser. Si l’on
prend par exemple la règle « Si vous prêtez, ne demandez pas que l’on vous
rende », on ne peut pas faire marcher une économie marchande. L’économie
du don ne peut opérer que de l’intérieur de l’économie de l’équivalence, de
l’échange, de la réciprocité. Mais elle n’est pas tout ! Une économie interne
ne peut jamais être totalisante. Nous ne pouvons qu’introduire à dose
homéopathique dans nos institutions quelque chose de cette économie du
don. Par exemple, la dette du tiers-monde ne peut pas être traitée sous le
seul angle juridique. J’ai beaucoup d’admiration pour ce qu’a écrit Hannah
Arendt lorsqu’elle disait que, parmi les concepts politiques, il faut citer le
pardon. Il n’en demeure pas moins que le paradoxe de la non-violence est
dans le fait que, selon moi, on ne peut pas institutionnaliser ce qui est la
mise en question de l’institution elle-même. La non-violence est seulement
capable de faire des brèches subversives.

Pourquoi la non-violence a-t-elle été occultée par les religions ?


Je pense que cela vient de la permanence de ce que j’appellerai « le principe
hégémonique ». Il y a toujours eu de la part des religions la tentation de
vouloir être tout. La prétention à totaliser va de pair avec l’exclusion, la
violence.

Dans le livre de John Rawls, Théorie de la justice, plus d’un douzième de


l’ouvrage est consacré à la désobéissance civile comme moyen de pression
pour résoudre des conflits. Pourquoi, d’après vous, la désobéissance civile
est-elle en France si souvent déconsidérée ?
John Rawls est américain. En France, nous sommes encore dépendants de la
longue tradition jacobine qui estime que tout progrès dans la société se fait
en obéissant aux lois. La preuve en est que nous n’avons même pas inscrit
dans notre Constitution le droit à manifester dans la rue, alors qu’il existe
dans la Constitution allemande. La désobéissance civile est chez nous mal
considérée parce que nous la mettons à tort du côté de la rébellion. Le
souvenir de la Terreur continue de peser sur la République, c’est une partie
refoulée de l’histoire de notre pays.

Peut-on dire que la philosophie n’a pas été assez courageuse au cours de
l’histoire pour récuser l’idéologie de la violence ?
Il y a tout d’abord des philosophies. Il est certain, toutefois, que la
philosophie hégélienne a favorisé l’idéologie de la violence. Pour cette
philosophie, ce qui compte, c’est la réalisation historique de grands États-
nations, au prix de destructions et de massacres, en écrasant les faibles, afin
de créer la grandeur. Derrière cela, il y a chez Hegel le modèle de l’État
romain et de sa grandeur. D’une certaine façon, l’Occident est l’héritier de
cette grandeur-là. Puisque la non-violence n’équivaut pas à la « belle âme »
selon Hegel, elle a toujours à rechercher le sens de la responsabilité. Cela
est difficile et extrêmement rare à mon avis. Mais il faut aller dans ce sens.

Par exemple, l’embargo, qui a été décrété par les Nations unies pour
tenter de contraindre Saddam Hussein d’évacuer le Koweït, aurait-il
permis, d’après vous, d’obtenir un bon résultat s’il avait été poursuivi ?
Certainement ! Je regrette seulement de ne pas l’avoir dit avec insistance en
France. Lors d’un voyage en Italie, j’ai eu l’occasion de préciser que j’étais
pour le maintien de l’embargo et non pour une opération militaire. L’Unità,
un journal communiste italien, a aussitôt répercuté mon propos… Au sujet
de la crise du Golfe, je me suis toujours senti très proche des analyses de
Claude Cheysson. Les chefs d’État occidentaux ont confondu la défense du
droit avec la défense de leurs intérêts pétroliers.

Quelles sont, selon vous, les conditions qui permettent d’engendrer une
éthique du compromis ?
La paix civique, dans un lieu déterminé, me semble être le meilleur endroit
où l’on peut observer une éthique du compromis, car les personnes sont ici
traversées par des jeux de rôles différents et repérables. Il est alors possible
de mieux aborder les conflits. L’avancée de la paix civique, interne à une
communauté historique déterminée, est une condition pour faire avancer la
paix internationale.
Je voudrais faire ici une remarque. Le droit international a un grand retard
par rapport au droit interne. De même que les États ont retiré l’exercice de
la violence à leurs citoyens, nous sommes à la recherche de nouvelles
institutions politiques qui pourront faire à l’égard des États ce que chaque
État a fait à l’égard de ses propres membres. La solution n’est pas de créer
un super-État, mais des institutions d’un type nouveau qui, d’une certaine
façon, marqueront la mort de l’État. Or, aujourd’hui, l’État est loin d’être
mort ! Aux Nations unies, nous avons affaire à la logique de cent soixante
États qui s’entrechoquent. La notion d’État-nation est si forte que les
minorités écrasées n’ont pas d’autre façon de rêver que de revendiquer un
État, d’entrer donc dans la logique de leurs oppresseurs. Les Palestiniens
veulent un État comme les Israéliens. Il est très difficile de briser la logique
de l’État, parce que l’État a été au cours des âges un grand pacificateur de la
violence privée.

N’apprend-on pas à faire des bons compromis grâce à une éducation qui
fait droit à la sagesse pratique, ce qu’Aristote appelle la phronésis ?
Vous faites ici allusion à mon livre récemment paru, Soi-même comme un
autre 6, où j’ai lié la sagesse pratique à la résolution des conflits. Les conflits
ne sont pas tous chargés de violence, mais tous ont besoin, pour être
résolus, de sagesse pratique.
Dans mon ouvrage, je montre que le conflit est une structure de l’action
humaine. Il ne faut pas rêver d’une vie naturellement pacifiée. La société
n’est pas un Éden. Nous avons à prendre en charge nos conflits, comme
nous l’enseigne la tragédie grecque, où nous voyons surgir des conflits entre
les hommes et les dieux, entre les enfants et les vieillards, entre les frères et
les sœurs… Dans la tragédie grecque, c’est à la sagesse pratique que fait
appel le spectacle du désastre.

Quelles remarques feriez-vous pour conclure ?


Je ne suis pas certain que la question du compromis et celle de la non-
violence se recouvrent absolument. Je ne sais pas laquelle enveloppe
l’autre. Traiter du compromis, ce n’est pas toujours traiter de la non-
violence, c’est avant tout élaborer un protocole d’accord entre des parties
rivales, pour lesquelles on n’a pas trouvé de principe supérieur à celui que
revendique chacune des parties. Chacune des parties a un argumentaire,
mais il n’y a pas de super-argumentaire qui engloberait les deux
argumentaires. La non-violence apparaît ici, me semble-t-il, en ce sens que,
si on ne trouvait pas un compromis, on irait vers la violence. Tous les
compromis sont faibles, parce qu’ils ont des principes moins forts que les
principes qui s’opposent. Un compromis est honnête s’il reconnaît la force
de la revendication de part et d’autre, et en même temps il est créateur, car il
ouvre la voie vers la recherche de nouveaux principes plus vastes. Pour le
dire autrement, il me semble que le bien commun se définit par le
compromis entre des règles rivales qui couvrent des secteurs divers
d’activité, des mondes d’action.

1. Entretien réalisé par Jean-Marie Muller et François Vaillant, publié par la revue
Alternatives non violentes (ANV), no 80, octobre 1991.
2. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard, 1991.
3. Entre 1940 et 1944, le village du Chambon-sur-Lignon et les communes du plateau du
Vivarais (Haute-Loire) ont accueilli des centaines de juifs fuyant les persécutions, et
aussi de réfugiés d’Espagne, par exemple. Autour des pasteurs André Trocmé et
Édouard Theis, les habitants recueillirent de nombreux enfants et adolescents pris en
charge par des réseaux de sauvetage.
4. Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit.
5. Paul Ricœur, Amour et justice, Tübingen ; J.C.B. Mohr, 1990. Paris, éd. du Seuil
(« Points Essais », 2008).
6. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit.
8

1
Quoi de neuf sur la guerre ?

GEORGES GUITTON. – Quoi de neuf sur la guerre ? Y a-t-il la renaissance


d’une violence archaïque dans la position des États-Unis qui a peu à voir
avec le système démocratique ?
PAUL RICŒUR. – Qu’une puissance souveraine augmente son empire, ce
n’est pas un fait nouveau. Depuis Alexandre le Grand, César, l’Europe
médiévale. Le fait nouveau, c’est l’existence d’une opinion publique
internationale. Pour moi, c’est le fait majeur. Même si elle a perdu la
bataille instantanée, locale, épisodique, cette opinion internationale a
l’avenir devant elle : ce que l’on tolérait jusque-là, on ne le tolère plus
maintenant. Et je crois que le tournant a été pris après la Seconde Guerre
mondiale, du fait que l’Europe a entièrement éliminé les rapports de force
pour résoudre ses conflits. On ne peut plus imaginer une guerre entre la
France et l’Allemagne, ni entre aucun des pays qui ont une revendication
réelle. Je reviens de Hongrie, pays plein de revendications à l’égard de ses
voisins, la Slovaquie, la Roumanie, la Yougoslavie, il n’est pas question de
faire la guerre.
Mais ce qui rend les choses difficiles, c’est que le processus de la décision a
également changé de forme. Je dirais qu’il y a trois niveaux de formation de
la prise de décision : (a) les mouvements populaires dans la rue, les
associations, etc., mais qui n’ont pas de pouvoir d’exécution. Puis vous
avez (b) un autre niveau qui est celui des élus dans les régimes
parlementaires, c’est-à-dire la quasi-totalité des régimes démocratiques
mais qui, eux-mêmes, peuvent être en désaccord avec leurs gouvernements.
Les deux modèles que nous avons actuellement, ce sont Tony Blair et José
María Aznar, ces deux chefs de gouvernement sont capables de ne suivre ni
la majorité parlementaire qui se dessine ni la rue. Et au-dessus, (c), vous en
avez un seul, celui qu’on peut appeler l’empereur, celui qui réalise tout à
fait le modèle de Karl Schmidt, c’est-à-dire le souverain qui a la possibilité
de décider de la situation exceptionnelle. Les États-Unis sont capables de
décider que la situation exceptionnelle, c’est l’Irak, et non pas Jérusalem et
la Palestine, etc. Et le pouvoir de décider quel est le lieu de la souveraineté
ultime ne nous appartient pas.
Je pense que l’avenir va être celui de cette reconquête à partir de l’opinion
publique, des parlements et des gouvernements. Et j’espère un peu que la
phase de reconstruction amènera les États-Unis à rechercher des concours.
D’ailleurs, plusieurs gouvernements qui ont dit « non » comme le nôtre
seront de bon gré ou de mauvais gré amenés à entrer dans le jeu.

Cela ne laisse pas bien augurer de l’avenir du monde ?


Cette guerre qui commence, on voit comment elle peut être menée. Mais
elle va soulever des problèmes considérables, pas seulement sur la carte
politique du monde, mais sur toutes les ressources de pensée, de discussion.
En particulier, l’épreuve va être pour l’islam : est-ce que l’islam va pouvoir
se détacher de ses formes extrémistes ? Peut-être qu’alors le point critique
sera l’Arabie saoudite, qui se trouve être officiellement alliée. En fait, elle
se trouve être le noyau dur de l’hérésie wahabite et fournit les kamikazes. Je
dois dire que ce qui m’intéresse et me fait souci est cette question : « Quel
est l’avenir de l’islam ? Va-t-il sortir de son indéfini déclin 2 ? » Je me
permets de dire que, lorsque l’attaque a eu lieu sur les Tours, mon premier
cri n’a pas été « Ils l’ont mérité », contrairement à beaucoup de mes
camarades gauchistes, mais « Quel malheur pour l’islam ! ».

Ce déclin de l’islam est qualitatif, car la tendance est plutôt aujourd’hui à


un développement « numérique » de l’islam.
Certes, mais l’islam n’est ni le lieu de la créativité scientifique ni celui du
développement économique. Regardez les prix Nobel, regardez les brevets
d’invention… C’est quand même le monde occidental qui produit à la fois
des savoirs et de la puissance. Alors que l’islam a eu sa grande période à
Cordoue, aux XIe et XIIe siècles, et depuis a décliné. Le passage par l’Empire
ottoman a été son endormissement.

Vous disiez qu’en Europe nous avions résolu nos conflits violents, et
pourtant, comment expliquer les guerres dans les Balkans, il y a une
dizaine d’années ?
Aujourd’hui, le Kosovo est sous tutelle occidentale. Les Balkans, qui
avaient été source de violence en Europe, sont peu à peu, cela prendra du
temps, alignés sur l’Europe centrale et l’Europe de l’Est. Je suis très frappé
par cette expérience à Budapest, avec cette université de langue anglaise
fondée par George Soros 3 qui a soixante pour cent d’étudiants venant des
Balkans. Là, nous avons un signe d’alignement sur un modèle proche du
modèle anglo-saxon ou franco-allemand. Moi, j’ai une vision très positive
de la marche inéluctable, de l’avancée démocratique dans l’Europe : dans
les dix prochaines années, nous verrons la Serbie faire partie de l’Union
européenne.

Le poids nouveau de l’opinion internationale : est-ce que le pacifisme a


changé de nature, de forme, d’intention ?
Sa force – ce qui a changé –, c’est sa capacité de mobilisation permanente
alors que les élections parlementaires sont intermittentes. Mais cette
opinion est incroyablement volatile, elle peut se retourner rapidement en
son contraire, elle n’a pas de direction idéologique précise, elle est multiple,
cela va du pacifisme intégral, en passant par l’écologie ou Attac, qui
conteste la direction économique du monde. C’est donc une réserve de
force mais qui, elle, doit être aussi éduquée. Éduquée et formée
intellectuellement. Je pense d’ailleurs que les intellectuels ont un rôle
important à jouer auprès de cette force de mobilisation très puissante.

Quel rôle ?
Un rôle d’explication, un rôle pédagogique. Je dirais que ma propre position
est proche de celle que Raymond Aron définissait autrefois comme celle de
l’observateur engagé, à la différence du militant qu’était Jean-Paul Sartre,
figure aujourd’hui disparue. Mais demeure la figure de l’engagé.

La mobilisation de l’opinion publique est-elle due au développement des


nouvelles technologies, Internet, etc. ?
C’est vrai, il ne peut plus y avoir de secret absolu. Quiconque a accès à
Internet a accès à la totalité des informations. Même si, concernant la
guerre, l’information va être parfaitement surveillée. Et dirigée. On ne
pourra plus distinguer entre le fonctionnement et le dysfonctionnement.
Mais cela n’empêche pas que nous assistons à une démocratisation de
l’information par la cybernétique. Il y a là, je pense, un seuil tout à fait
comparable à la formation d’une opinion publique internationale.

Comment, en tant que chrétien concevez-vous qu’un chef d’État chrétien


tel que George W. Bush puisse vouloir à ce point la guerre ?
Le religieux est un habillage, mais n’est pas la motivation profonde. La
vraie motivation, c’est le leadership mondial et le droit et la capacité de
remodeler le monde. Qu’une motivation morale et religieuse vienne en
renfort à la motivation politique profonde, c’est une spécificité américaine
qui tient à sa propre naissance puisque la fondation des États-Unis est due
aux émigrés qui quittaient des formes de cultures qu’ils considéraient
comme oppressives et coercitives venant de vieilles Églises, que ce soient
les vieilles Églises protestantes comme l’Église anglicane, et l’Église
catholique. Donc, il y a une religiosité de base. Mais en plus je crois qu’il
ne faut pas sous-estimer la résistance. Le conseil américain des Églises a
pris position fermement contre la guerre, et plus clairement encore l’Église
catholique.
Donc, il y a là, autour de Bush, un noyau dur alimenté par ceux que l’on
appelle là-bas les évangéliques. Mais eux-mêmes sont extrêmement divisés.
Ayant moi-même passé près de trente ans aux États-Unis, je vois que ceux
que l’on appelle les télé-évangélistes ne sont pas du tout pour la guerre. En
effet, ils ont une autre idée de la religion qui est la conversion personnelle,
et ils ont une vision catastrophiste de l’histoire.
Donc il faut faire très attention de ne pas homogénéiser une opinion. C’est
une sorte de religion civique qui prend des accents bibliques mais qui, dans
sa structure même, n’est pas soutenue par l’enseignement principal des
grandes Églises.

Vous déclariez récemment que les motivations américaines étaient pour


vous d’une opacité presque totale…
Ne perdons pas de vue l’effet du 11 Septembre qui a créé un sentiment de
vulnérabilité et d’insécurité et donc, il s’est fait dans l’opinion publique
moyenne une fusion entre Al Qaïda et l’Irak alors que rien ne prouve qu’il y
a un lien direct entre les deux. Mais c’est cette espèce d’amalgame qu’a fait
l’opinion. Vous savez que le New York Times est opposé à l’intervention
militaire. Donc, il ne faut pas parler du tout de l’homogénéité de
l’Amérique. On pourrait presque dire à la limite que Bush est aussi en
avance par rapport à son opinion publique que Tony Blair par rapport à la
sienne. Mais j’y tiens, je reviens à mon argument : la capacité à décider sur
la situation d’exception est concentrée entre quelques mains.

Est-ce toujours vrai dans les démocraties ? In fine, on en revient toujours


au fait du prince ?
C’est le prince ultime. Je me rappelle très bien, dans mes travaux sur la
philosophie du droit, de Hegel où tout est centré autour de la constitution
qui est la rationalité de l’État ; il y a une pointe qui est la subjectivité du
prince, laquelle est irréductible à la rationalité de la constitution. Il y a de
toute façon un noyau opaque dans les démocraties, qui est la capacité de la
dernière décision. Même chez nous, la figure de Jacques Chirac se détache
sur celle du peuple, sur celle du gouvernement, qui, elle-même, se détache
sur le fond parlementaire, et qui se détache après cela sur le fond de
l’opinion publique… Vous avez donc là une forme de structure, une
architecture hiérarchique de la prise de décision qui est une des sources de
l’opacité.

…que l’on ne pourra jamais empêcher totalement ?


On peut en réduire progressivement le rôle. Car il ne faut pas non plus
négliger des victoires significatives : celle, par exemple, de l’abandon de la
peine de mort comme ticket d’entrée dans l’Union européenne. Aucun pays
n’a pu entrer dans l’UE sans l’abolir. La suppression de la peine de mort, ce
n’est pas seulement la fin d’un traitement inhumain, c’est aussi
l’autolimitation de l’État, c’est-à-dire que l’État s’interdit de se comporter
comme le bourreau. Cette autolimitation de l’État est un grand acquis.
Et puis, vous avez la naissance difficile du droit pénal international. Le fait
qu’il y a eu, maintenant, la ratification par soixante États de l’acte de
fondation du Tribunal pénal international est un acquis. Au moins,
maintenant, aucun tyran ne sera en sûreté. Voyez ce qui s’est passé à Paris
avec Robert Mugabe : il a été interdit de séjour par la communauté
internationale. Il est le type même du tyran qui doit passer devant le
Tribunal international. Je fais remarquer en passant que la réception de
Mugabe à Paris nous a fait énormément de mal auprès de l’opinion anglo-
saxonne.

L’ONU n’est-elle pas bafouée aujourd’hui, dans la mesure où les États-


Unis passent outre les décisions communes ?
Cela n’empêchera pas l’ONU de continuer d’exister, et je pense surtout à la
phase de reconstruction. Il ne faut pas réduire l’instance internationale au
Conseil de sécurité. Il y a l’assemblée générale et un très grand nombre
d’instances internationales. Les ONG vont continuer à jouer un rôle
considérable, ce sont elles qui vont avoir la charge principale de la
reconstruction. Nous allons donc avoir affaire à des instances qui sont à mi-
chemin de la structure internationale de l’ONU et de l’engagement
populaire.
Disons le aussi, il faudra bien remettre en question la structure actuelle du
Conseil de sécurité. Il est inadmissible que des pays comme l’Allemagne, le
Japon, l’Inde, le Brésil n’en fassent pas partie. Ce sont quand même les cinq
vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui siègent ! Il y a donc une
malfaçon du Conseil de sécurité qui devra se réformer pour survivre.

Vous insistez beaucoup sur la culture de la paix…


L’un d’entre nous à la revue Esprit a dit que nous étions passés de
l’amélioration des liens internationaux fondée sur le modèle éducatif à l’état
« baroque », c’est-à-dire à un retour à la peur de la mort violente. C’est
donc la sécurité qui domine l’opinion publique. Nous sommes dominés
davantage par la peur que par des projets éducatifs. Nous ne pensons à la
paix que par opposition à la guerre. Ce que nous avons actuellement, ce
n’est pas l’aspiration à l’état de paix, c’est-à-dire à la sûreté qui est la
tranquillité de l’ordre. La sûreté est le premier des droits de l’homme ; dans
la Déclaration des droits de l’homme, ce n’est pas la sécurité, mais la sûreté
qui est employée. Or, nous avons maintenant une réponse à la non-sécurité.

Quelle différence entre les deux ?


La liberté aujourd’hui ne se conçoit pas seulement comme une protection
contre les empiètements de l’État, mais comme la vertu positive d’une
puissance d’agir qui implique qu’à la liberté on ajoute la solidarité et
l’égalité des chances. À cet égard, je pense à la lecture de Tocqueville : il
fait passer la notion de libéral proprement politique à la notion de libéral
social, à un socialisme libéral qui augmente les libertés.

Qu’est-ce que l’état de paix, dans ces conditions. Quelle définition ?


Ma définition, c’est la tranquillité de l’ordre. La tranquillité est un mot
d’une grande intensité émotionnelle, poétique. La tranquillité, c’est être
disposé à recevoir des autres et être au service des autres, dans un système
de mutualité et de cordialité dans la totalité des rapports sociaux. Les
hommes aujourd’hui sont encore, tous, très sensibles au souhait profond de
cordialité, au souhait de rencontrer dans l’autre non pas un rival, un ennemi,
mais un complément. Sensibles aussi à ce qu’il existe un échange gratuit
qui ne se réduise pas à l’échange marchand. J’ai beaucoup d’admiration
pour le travail de recherche de Marcel Hénaff 4, montrant que notre
attachement à protéger des biens non marchands (l’interdiction du
commerce des organes, la protection de l’intégrité physique) fait partie de
cette sociabilité permettant des liens sociaux décents.
1. Entretien réalisé par Georges Guitton pour Ouest-France le matin du 19 mars 2003 à
Rennes, où Paul Ricœur était accueilli par la Ville en tant que citoyen d’honneur. La
guerre d’Irak (troisième guerre du Golfe) venait d’être déclarée et l’entretien portait
sur la guerre. Le soir de ce 19 mars, l’ultimatum américain ayant expiré, les États-
Unis lancèrent à 21 h 37 leur premier missile sur Bagdad. La guerre sera formellement
déclarée par George Bush le lendemain, 20 mars 2003.
2. Sans doute « déclin sans fin » (NdE).
3. L’Université d’Europe centrale (Central European University) est l’une des universités
de Budapest, elle fut fondée en 1991 à l’initiative de George Soros. Il s’agit d’une
université anglophone, accréditée à la fois aux États-Unis et en Hongrie.
4. Marcel Hénaff, Le Prix de la Vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Paris, éd. du
Seuil, 2002.
9

Le mal est un défi pour


1
la philosophie

FRANÇOIS AZOUVI. – Après Lectures 1. Autour du politique, puis


Lectures 2. La contrée des philosophes, voici Lectures 3. Aux frontières
de la philosophie 2. La philosophie a-t-elle donc des frontières ?
PAUL RICŒUR. – Je distinguerai limite et frontière. Les limites, ce sont les
bornes que la raison s’impose à elle-même quant à sa compétence. La
raison a une circonscription de validité, et ce qui est en dehors n’est pas de
son ressort. Sauf si – et c’est le cas de la philosophie de la religion – elle
essaye de rendre compte de son dehors en ses termes à elle ; alors c’est le
philosophe qui mène le jeu, avec sa propre conceptualité. Le problème, ici,
n’est pas Dieu comme être, mais la religion comme phénomène social,
culturel. La philosophie de la religion fait certainement partie de la
philosophie, bien que la religion soit hors limites.
Les frontières, elles, sont culturelles. La philosophie ne se les donne pas à
elle-même, au nom d’une sorte d’ascétisme de la rigueur, mais elle les
rencontre comme un fait culturel. Il y a, en dehors de la philosophie, de la
pensée, de la croyance, de la conviction, de la motivation. J’y insiste : la
philosophie n’est pas le seul mode de la pensée. Si elle se donne des limites
qui définissent ce qui est pensable selon ses propres critères de rationalité,
elle reçoit ses frontières par rapport à du pensable extérieur à elle.
Du côté philosophique, même s’il y a des écoles et des traditions, on a une
lecture libre : il n’y a pas d’autorité de lecture. Au contraire, les écrits
religieux, dans la mesure où ils jouent le rôle de textes fondateurs à l’égard
de communautés spécifiques qui reçoivent d’eux leur identité, fonctionnent
d’une tout autre façon : ils sont inséparables d’une tradition de lecture qui
repose essentiellement sur l’histoire de leurs interprétations. Aussi suis-je
particulièrement attaché à l’idée d’une pluralité de textes fondateurs et
d’une pluralité de communautés. On touche là à un phénomène très
troublant, mais avec lequel il faut bien vivre : c’est que le religieux n’existe
nulle part sous forme universelle. Il y a des noyaux organisateurs du
religieux, des textes fondateurs.
Une des grandes différences entre les domaines juif et chrétien est presque
toujours sous-estimée par les chrétiens : c’est le fait que l’Ancien Testament
n’est jamais lu par les juifs à part du Talmud. Or le Talmud, hérité de modes
de lecture qui sont en fait des modes d’interprétation, est un gigantesque
appareil de discussion où un rabbin répond à un autre rabbin, etc. Aux XVIe
et XVIIe siècles, la tradition talmudique se continue avec le Zohar et la
Kabbale, où on assiste à un extraordinaire feu d’artifice d’interprétations et
de spéculations

Cela n’est-il pas propre au judaïsme ?


Il est vrai que le christianisme s’est développé d’une façon souvent plus
autoritaire, mais néanmoins beaucoup plus fragmentée qu’on ne le dit
généralement. La pluralité est déjà à l’origine, puisque l’on a quatre
Évangiles pour interpréter la Passion du Christ. On aurait pu imaginer une
communauté qui en aurait gardé un seul, en disant : « C’est celui-là le
bon. » Nous avons là des lectures différentes du mystère central de la
Passion et de sa signification.
Le pluralisme du phénomène religieux tient-il au particularisme des
communautés où il est reçu ou bien faut-il en chercher la raison en
amont ?
C’est le caractère insondable du mystère qui provoque une multiplicité de
lectures partielles et plus ou moins complémentaires. Quand je dis
insondable, c’est sans aucune complaisance pour l’obscur. C’est
simplement au nom de l’idée que, aussi profond que je creuse, il y a encore
plus loin à creuser ; il y a toujours une réserve de sens qui échappe à cette
scrutation. Les textes fondateurs eux-mêmes n’épuisent pas leur propre
visée, à cause de la nature même du fond auquel ils rendent témoignage.

Après la section sur la philosophie de la religion, dans votre livre, et avant


celle consacrée à l’exégèse, vous placez une série de textes relatifs au
problème du mal. Ce n’est pas fortuit…
La réflexion sur le mal est le lieu géométrique du livre. Si l’on revient à
l’image de la frontière, je dirais que le mal est en porte-à-faux sur la
frontière. Les philosophes ont essayé de s’en emparer en élaborant des
théodicées ; quant aux sagesses religieuses, dont le modèle est ici la
méditation de Job, elles n’essayent pas d’expliquer le mal, mais
d’apprendre à vivre avec lui de façon signifiante.
En vérité, le mal est un défi pour la philosophie comme pour la théologie.
La philosophie réussirait si elle parvenait à montrer qu’il est nécessaire
qu’il y ait du mal pour qu’il y ait du bien, que cela fait partie d’un grand
dessein. Mais, si l’explication échoue, le problème bascule alors et change
de nature : il n’est plus de savoir d’où vient le mal, mais comment le
diminuer ; cela devient un problème éthique et politique. En somme la
philosophie ne « reconnaît » le problème du mal qu’en renonçant à le
récupérer et en retournant la question de l’origine vers celle du devoir. En
revanche, dans une perspective religieuse, qu’elle soit juive ou chrétienne,
le mal demeure mystère. Il ne s’agit plus d’expliquer, c’est-à-dire de
rationaliser, mais de vivre dans la tension la plus extrême le scandale du
mal et la reconnaissance pour tout ce qui nous apparaît comme don.
Ce n’est pas par hasard, à cet égard, que les évangélistes Marc et Mathieu
mettent dans la bouche du Crucifié le verset du psaume 22 : « Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », sans doute d’abord pour
marquer la grande continuité du Nouveau et de l’Ancien Testament ; mais
aussi parce que la plainte est un mode originaire et irréductible du rapport à
Dieu.

Lorsque vous parlez de religions, vos exemples sont empruntés au


judaïsme et au christianisme. Voulez-vous dire que ce sont les seules qui
comptent à vos yeux ? À quoi évaluez-vous la grandeur d’une religion ?
À sa capacité à produire de la compréhension de soi, au niveau personnel,
au niveau communautaire, et jusque dans le domaine social et politique ; à
sa capacité de rendre l’homme capable d’entrer dans la sphère éthico-
politique, capable d’exister avec d’autres, dans des institutions, de produire
une culture, des arts, des sciences. C’est cela qui me paraît avoir été
effectué d’une façon exemplaire par le judaïsme et le christianisme.
Cela étant, je n’ai aucune difficulté à reconnaître que certaines dimensions
du sacré ou du religieux soient exprimées ailleurs. Mais, pour moi, la seule
grande religion qui soit digne de confrontation avec le judaïsme et le
christianisme, si c’est une religion, c’est le bouddhisme, avec l’idée centrale
de la compassion. Il y a là quelque chose de tellement radical ! Des
confrontations avec le bouddhisme représenteraient une grande avancée,
d’autant plus qu’il n’y a pas eu chez eux la prétention, qui a fait chez nous
tant de mal, d’être seuls à détenir la vérité.

C’est bien là, par excellence, le mal du religieux.


Le mal n’est pas seulement le point de départ du religieux ; il l’accompagne
dans tout son développement, dans la constitution de la mauvaise foi de la
foi, du faux culte du culte, etc. L’ombre du mal suit le trajet entier du
religieux, avec ce paradoxe qu’il culmine là où on est le plus près de la
source ; sans doute parce que c’est là qu’est la plus grande tentation
d’appropriation.

Vous avez évoqué le bouddhisme. Mais parmi les communautés fondées


par le même Livre, outre le judaïsme et le christianisme, il y a l’islam.
Je l’aborde avec le sentiment, qui est peut-être un préjugé, que je n’y
trouverai rien que je n’ai déjà dans la Bible hébraïque et dans les écrits
néotestamentaires. Mais j’essaierais tout de même de justifier ma réticence.
Dans l’islam, le rapport au Livre n’est pas de même nature. Les écrivains
néotestamentaires ont parfaitement su que, s’ils écrivaient en grec, Dieu ne
parlait pas en grec, et que, par conséquent il y avait un écart entre l’origine
de la parole et son expression humaine. Écart qui crée un espace originaire
d’interprétation. Au contraire, l’idée que Dieu parle en arabe par la bouche
de Mahomet crée un télescopage entre Dieu, Mahomet et le Coran ; il est
alors extrêmement difficile que se déploie une histoire de l’interprétation.
Tout au long du Moyen Âge latin, en revanche, il y a eu compétition entre
l’interprétation scripturaire et la spéculation philosophique ; il s’est fait
entre elles des mélanges, des jonctions, des oppositions, mais c’est de cela
qu’a vécu la pensée occidentale tant que la référence religieuse a été
dominante.
J’ai l’impression que le grand problème de l’islam est là : comment arriver
à intégrer l’interprétation dans sa lecture de ses propres textes, comment
composer avec la critique ? Ce qui est tout à fait caractéristique des cultures
issues du judaïsme et du christianisme, c’est qu’elles ont toujours eu à
négocier avec la critique. Je dirais que cette possibilité est née à partir du
moment où la Bible hébraïque a été traduite en grec par les Septante ; de ce
jour, ce qui était un phénomène religieux du Proche-Orient a fait partie de la
grande mouvance hellénistique, et la confrontation est devenue latente.
La spécificité de l’islam serait-elle ailleurs ?
Mes amis islamologues et musulmans attachent beaucoup d’importance au
fait que l’impact du Coran sur la vie s’effectue au travers du juridique, dans
le cadre d’une législation concernant la vie quotidienne. Ni les juifs ni les
chrétiens n’y ont prétendu au même degré, mais toujours en composition
avec l’histoire de la vie morale et de la culture.

Tout de même, il y a bien eu dans le judaïsme quelque chose de ce genre.


Oui, dans le judaïsme du second Temple, il y a eu la tentation théonomique
de faire une société intégriste, intégrale en tout cas. Mais la destruction du
Temple a déplacé le centre de gravité du culte sacrificiel vers la synagogue
et la maison d’étude. Le caractère studieux, au sens le plus fort du terme, du
judaïsme a été extraordinairement puissant et, à mon sens, d’une fécondité
intellectuelle sans pareille.
Dans le christianisme, on trouve quelque chose d’un peu semblable grâce
au débat avec la philosophie grecque – platonicienne, aristotélicienne,
stoïcienne – qui a duré jusqu’au XVIIIe siècle. Le christianisme a tout de
suite eu son autre, qui était à la fois son moyen d’expression et sa
contestation interne. C’est ce débat qui a fait la vitalité de la pensée
chrétienne.

e
Jusqu’au XVIII siècle, sans doute, mais la critique n’a-t-elle pas réduit la
part du religieux plus que vous ne le souhaiteriez ?
La chrétienté a disparu ou, si vous préférez, l’idée d’une société qui serait
tout entière organisée selon des principes internes au christianisme. Sous la
pression de la contrainte, nous sommes amenés à une situation qui me paraît
très saine et très évangélique : celle du levain dans la pâte. Il faut être non
seulement patient, mais sans souci sur l’efficacité d’une parole entendue ou
non, reçue ou pas. Vivre et revivre dans une société sécularisée, et avec les
ressources de la modernité, l’acte fondateur originel, c’est mon destin et je
l’assume sans angoisse.

Sécularisée, c’est-à-dire où le religieux est coupé du politique ?


Non, pas du politique mais du pouvoir. Prenez l’exemple de la justice. La
justice a sans doute un fond religieux, mais elle est devenue une institution
humaine : ce sont des hommes qui disent la justice sur des hommes. La
fonction de motivation profonde que j’attache au religieux consiste à
encourager la justice à aller au bout de son projet : être toujours plus
universelle qu’elle ne l’est – puisqu’elle est toujours limitée par des
préjugés ethniques, culturels, nationaux –, et, d’autre part, être toujours plus
singularisante – alors que sa pente est de penser les cas sous une norme
universelle.
Aller le plus loin sur la ligne de l’universel, le plus loin sur la ligne de la
singularité et, enfin, le plus loin vers celle des deux motivations de la justice
qui est la plus humanisante : faire prévaloir le motif de coopération sur le
motif d’intérêt, même mutuel, je crois que c’est la fonction du
commandement d’amour par rapport à la règle de justice. Autrement dit, la
charité n’est pas une alternative à la justice ; c’est une demande de plus de
justice. C’est en cela que le religieux a un rapport non pas avec la politique,
et encore moins avec les pouvoirs, mais avec le politique.

Cette façon de comprendre l’articulation du religieux et du politique a-t-


elle des conséquences sur ce qu’on appelle « laïcité » ?
Je trouve tout à fait étonnant que l’on parle, dans l’enseignement public, des
dieux égyptiens ou grecs, que les jeunes gens connaissent Isis et Osiris et
les amours de Zeus, mais qu’ils n’aient aucune idée d’Ezechiel ou de
Jérémie, ni de ce que c’est qu’un psaume.
Il y a deux degrés de laïcité. Le premier est une laïcité d’abstention : l’État
n’a pas de religion, il ne reconnaît et ne subventionne aucun culte ; il est
responsable de la paix et de l’ordre public, de la cohabitation des libres
arbitres. Le second est une laïcité de confrontation : elle consiste dans la
distribution égale de la parole dans l’espace public.
Or l’école est entre la société civile, où s’opère la grande confrontation des
différentes convictions, et l’État ; elle est dans un lieu intermédiaire. Et il
serait souhaitable qu’elle prépare, au moins par une information des termes
du débat, à la confrontation qui a lieu dans l’espace de la société civile. Ce
serait là une forme intermédiaire de laïcité, non plus simplement
d’abstention, mais d’initiation à la discussion.
Car la société a besoin que soient présents, sous la forme d’une sorte de
tuilage, ses différents héritages spirituels et culturels ; ce sont eux qui
motivent le civisme. Là, l’héritage religieux entre en composition avec les
deux autres grandes traditions de la modernité : les Lumières et le
romantisme.
Les membres des communautés religieuses devraient être responsables de
pratiquer de bonne foi cette information, mais devraient attendre la
réciproque de la part de ceux qui font de la laïcité une conviction forte, et
qui récusent le droit de l’héritage juif et chrétien d’entrer en composition
avec elle dans le soutien de la morale du civisme. Je souhaite que se
développe une telle laïcité positive, faite d’information pédagogique, et non
plus seulement une laïcité d’abstention.

1. Entretien réalisé par François Azouvi (à l’occasion de la sortie de Lectures 3. Aux


frontières de la philosophie), Le Monde, 10 juin 1994.
2. Paul Ricœur, Lectures 1. Autour du politique, op. cit. ; Lectures 2. La contrée des
philosophes, Paris, éd. du Seuil, 1992 (« Points Essais », 1999) ; Lectures 3. Aux
frontières de la philosophie, Paris, éd. du Seuil, 1994 (« Points Essais », 2006).
10

1
L’éthique, le politique, l’écologie

ÉCOLOGIE POLITIQUE. – Vous avez écrit, dans la postface du Temps de la


responsabilité 2, combien Jonas a pris en compte le caractère inédit des
inventions technoscientifiques et des mutations que cela pouvait entraîner
quant au rapport de l’homme et de la nature et à quel point les
philosophes français ne prennent pas en compte cette dimension-là.
PAUL RICŒUR. – J’ai écrit un article sur Jonas dans le Messager européen 3
où j’ai enchaîné avec son œuvre sur la philosophie biologique parce que là
est la clé de sa pensée. Lui-même a publié une autobiographie où il montre
comment les trois grandes étapes de sa vie s’enchaînent. Jeune homme, il
fait une thèse sur la gnose ; dans cette dernière, il voit le refus du monde et
la dépréciation du corps et donc une chute dans ce que Nietzsche aurait
appelé les arrière-mondes. Il s’est posé, dans la seconde phase, la question
de savoir ce que signifie notre enracinement dans la vie. C’était alors – et
c’est pourquoi j’attache beaucoup d’importance à cela – une époque où ce
qu’on appelait les philosophies de la vie, la Lebensphilosophie, avait
mauvaise réputation car elles étaient considérées comme des philosophies
romantiques. Tout le monde tirait à boulets rouges sur la
Lebensphilosophie, Husserl le premier, Heidegger, etc. Jonas, lui, a voulu
faire quelque chose qui a été souvent confondu avec la philosophie de la
vie, qui est une philosophie de la biologie, ce qui n’est pas du tout la même
chose. C’est-à-dire qu’il faut passer par ce que font les biologistes et non
pas par le sentiment hâtif, intime, que je suis vivant…
C’étaient des philosophes du sentiment, non de la connaissance biologique.
Et il y avait trois idées qui nous importent, pour notre discussion. D’abord
qu’au XIXe siècle on a mis l’accent, à partir de Darwin, essentiellement sur
les espèces et sur leur évolution… mais on oubliait qu’une espèce est faite
d’autant d’individus, dont aucun ne veut mourir. Et c’est cette résistance à
la mort qui a été pour lui le centre de ses réflexions, ce qui nous mène
d’ailleurs tout près de choses qui nous préoccupent maintenant avec le sida,
l’immunité, le fait que la vie est structurée en chaque individu comme un
système de résistances à la mort. La vie comporterait en elle-même une
prémorale, en quelque sorte, en ce sens que la vie s’évalue elle-même
comme bonne. En reprenant le problème de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ? », il faut, dit-il, poser la question :
« Pourquoi y a-t-il quelque chose qui vaut plutôt que rien ? » Et ce qui vaut
plutôt que rien, c’est d’abord la vie. Il est très important, me semble-t-il,
d’avoir vu cela, car, lorsqu’on passe au niveau humain, la vie n’est plus
simplement un équipement génétique en chaque individu, mais c’est aussi
un vouloir vivre et un vouloir survivre. Là où il y a un équipement
instinctuel chez les animaux, pour nous, il y a la culture ; elle tient la place
d’un certain vide instinctuel. Kant dit fort justement que l’homme est
l’animal le moins bien équipé pour survivre et que c’est son projet culturel
qui doit remplir cette fonction-là, donc que la vie n’est plus inscrite comme
un programme dans le vivant, mais qu’elle devient un projet. Le passage du
programme génétique au projet historique est très important C’est ici qu’on
rencontre – et c’est le troisième Jonas, celui de la responsabilité – le fait
que, pour la première fois, les entreprises de maîtrise de la nature peuvent
aboutir à l’autodestruction. Il n’est pas évident que l’humanité survive, elle
le peut mais seulement par volonté. C’est l’élément d’importance : la
responsabilité devient l’objet d’une éthique. On n’a pas vu en face, en
particulier par méconnaissance des étapes antérieures de la philosophie de
Jonas remontant jusqu’à la gnose, que le projet de survie est un projet
éthique parce qu’il prend la suite d’une valorisation spontanée de la vie par
elle-même.
Là où on peut le discuter – et quel plus grand hommage peut-on rendre à un
philosophe sinon le discuter –, c’est que le principe de responsabilité sous la
forme où nous l’avons habituellement, à savoir sous sa forme juridique ou
morale, est trop court, parce que, au plus, nous sommes responsables des
conséquences immédiates de notre action et aussi des torts qui s’ensuivent,
des suites qui ont déjà fait leurs effets. Tandis que le problème de la
responsabilité, ce sont des suites qui n’ont pas encore fait leurs effets mais
que l’on peut évaluer. Là intervient la deuxième idée de Jonas, à savoir qu’il
faut tenir compte non seulement des dangers probables, mais aussi des
dangers possibles. Il a introduit là cette heuristique de la peur, que tout le
monde a montée en épingle, comme si c’était son message principal ; mais
l’heuristique, c’est simplement un principe de découverte, un regard
prospectif. Prenons un exemple : on peut dire aujourd’hui qu’un des
dangers politiques est la prolifération des armes nucléaires dans le tiers-
monde. Ainsi une guerre nucléaire entre deux États africains pauvres, sans
être probable, est possible d’ici à une décennie. Eh bien, l’heuristique de la
peur consiste, justement, à être à l’affût des nuisances et des dangers
improbables mais possibles. Parce que justement l’enjeu – c’est le côté
pascalien – est qu’il faut parier sur l’improbable comme possible.

Pensez-vous que la technoscience induit des effets possibles de


destruction non seulement de la Terre, mais aussi de la vie et de
l’homme ?
Oui, c’est certain mais il ne faut en tirer aucun pessimisme concernant ces
systèmes qui fonctionnent souvent par inertie ou par vitesse acquise. Il faut
les démonter intellectuellement, pour savoir comment ils fonctionnent et
pour pouvoir intervenir. Ce n’est pas par hasard si cela s’appelle principe de
responsabilité, c’est-à-dire qu’il faut en répondre.

Pourtant l’homme – comme Homo faber – a toujours induit des


problèmes qu’il a résolus, techniquement parlant, par toujours plus de
technique. En quoi aujourd’hui les innovations des technosciences
induisent-elles des effets qui ne sont peut-être pas solvables par un
dépassement technique ?
Connaître ces raisons, c’est s’orienter vers la solution. D’abord les effets
sont globaux. Un coup de grisou dans une mine, cela restait absolument
local : sur place, des gens mourraient, mais l’effet était localisé dans
l’espace et dans le temps, alors que, maintenant, on a des possibilités
globales de destruction. Ensuite, les instances d’intervention n’existent pas.
Quand on avait un coup de grisou, les ingénieurs de la mine travaillaient là-
dessus, réfléchissaient aux moyens de changer ce rapport des hommes avec
les gaz… La question que pose Jonas c’est l’émergence d’institutions
nouvelles au niveau international. Certes, il en existe des embryons ; il ne
faut pas dire qu’il n’existe rien. Par exemple l’Agence de Vienne sur le
nucléaire, l’AIEA…

Finalement, cela donne une nouvelle dimension à la politique. Il faut que


la politique intègre cette notion de responsabilité à l’égard du
« périssable », du « fragile ».
Il y a des obstacles qui ne sont pas du tout d’ordre philosophique ou
idéologique, mais d’ordre écologique. Actuellement, seuls les riches
peuvent intégrer des nuisances à leurs coûts de production. Voyez par
exemple les discussions pendant la conférence de Rio sur la destruction de
la forêt amazonienne, le fait qu’en Afrique on fasse du bois de chauffage
avec des forêts de plus en plus menacées, donc qu’on augmente la
désertification. Autant de questions qui entretiennent la suspicion générale
du tiers-monde de projeter sur eux nos propres problèmes d’une économie
avancée. Effectivement, ce décalage économique est certainement une
difficulté majeure, et Jonas n’est pas coupable de cela. Il avait d’ailleurs
projeté un volume d’application – je ne sais pas s’il l’a publié – puisque le
Principe responsabilité est une sorte de tome I à des applications pratiques.

N’y a-t-il pas une nouvelle responsabilité du politique ? Le politique


devrait intégrer à l’art de gouverner l’idée de retenue, de prudence…
Cela a été en effet complémentaire à l’heuristique de la peur, l’idée de
résister à des emballements, le fait que – Jean-Paul Deléage est compétent
ici – l’histoire des sciences présente un profil très curieux qui est justement
l’accélération, le fait que pendant des millénaires on a avancé lentement et
puis qu’il y a une sorte de précipitation, un emballement, qui implique alors
des politiques de freinage. On l’a vu dans certains domaines – comme le
rapporte Jacques Testart – dans le domaine de l’expérimentation in vitro, le
problème de la réimplantation des embryons sur lesquels on pratique des
manipulations. Là, le danger que représentent les adversaires de Jonas, c’est
de dire que tout ce qu’on peut faire doit être fait. L’idée étant que la
capacité de faire est la seule mesure de l’éthique.

Ce que Gilbert Hottois appelle « l’impératif technicien ».


Oui, je pense que là, comme intellectuel, philosophe, on est responsable de
pointer le sophisme.

Cela implique-t-il que l’écologue scientifique et le biologiste doivent être


les conseillers du prince ou cela implique-t-il un autre rapport du
politique et du scientifique ? Et qu’il n’y ait pas possibilité de politique
démocratique ?
Probablement que le modèle de la solution est dans les comités d’éthique
médicale parce que, vous avez parlé d’une sorte de face-à-face du politique
et du scientifique et du technicien. Or, il faut sortir du face-à-face pour
mettre en place des cellules de conseil qui représentent non seulement des
points de vue, mais des intérêts et des compétences différents. Je prends
l’exemple des comités d’éthique qui regroupent des médecins, des
moralistes, des théologiens ; c’est ce que j’appelle – dans mes travaux sur
l’éthique – des « cellules de conseil » parlant justement des problèmes du
début de la vie, de la fin de la vie, pour éviter les face-à-face. À l’échelle
internationale, le problème se pose certainement dans les mêmes termes. Il
s’agit de rassembler en colloque des compétences, des responsabilités, des
sensibilités diverses. Cela, c’est démocratique, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y
ait une discussion publique.

Cela exclut néanmoins la possibilité d’une participation de tous


finalement à la vie politique. Cela confère un privilège aux
scientifiques…
Mais non, il s’agit de retirer ce privilège aux scientifiques en élargissant la
base. Il y a plusieurs échelons de discussion. La discussion sur la place
publique, sur le forum, sur l’agora où tout le monde peut prendre la parole,
mais il y a aussi les niveaux de compétence et donc je prends le modèle du
comité – tout le monde n’en fait pas partie –, mais c’est comme un
échantillon, une représentation en miniature des forces en présence dans la
discussion publique, cela n’empêche pas de revenir toujours, par les médias,
à la consultation du plus grand nombre.

Alors, pour vous, l’expression écologie politique a-t-elle un sens ? Les


écologues, les scientifiques peuvent-ils être les instigateurs de politiques
parce qu’ils ont les compétences pour cela, parce qu’ils peuvent orienter
les grands choix, ou ne peuvent-ils être que des conseillers du prince ?
Le problème du conseiller du prince, qui nous ramène à la vieille utopie,
platonicienne, du philosophe-roi, n’est que l’envers du vrai propos qui est
d’être le conseiller du public et non pas le conseiller du prince.

Il faut alors concevoir et organiser les structures d’usage public de la


raison, de discussion publique comme le disait Kant dans Qu’est-ce que
les Lumières ?
Il faut, en effet, attacher beaucoup d’importance à la publicité, à l’usage
public, de la raison. Je suis très attaché aux idées d’Hannah Arendt. La
démocratie est là, dans la reconstitution du forum, bien sûr autre que celle
d’une petite cité ou même d’un empire. Tout reste à faire. La discussion
alors se déplacerait vers la question de la fonction d’un parti écologique.
Pour moi ce n’est qu’un aspect du problème parce que le parti va chercher
sa part sur le marché des idées et, du même coup, se situer dans les
minoritaires et groupusculaires, alors que justement le problème c’est la
capacité de diffusion, d’audience la plus vaste possible. Parce que si l’on
n’a, comme réplique au monopole des experts, que la groupuscularisation
de l’opinion, de fait nous opposons un phénomène ultraminoritaire à un
phénomène élitiste, alors qu’il faut sortir de cette alternative. Mon penchant
serait de dire que des mouvements spécialisés dans la réflexion et dans
l’action écologique ne doivent pas forcément prendre la forme classique
d’un parti, qui est obligé de chercher à acquérir une part de marché sur le
plan des relations des partis politiques. Je ne connais pas la réponse à la
question. Je pressens qu’il faut qu’il y ait des organes responsables de ce
type d’action mais que la forme de parti n’est pas forcément la meilleure.

C’est là un débat très important. L’objection qu’opposeraient les


responsables des partis écologistes en France et en Europe à votre
argumentation est que les partis qui existent, et qui existaient déjà, se sont
constitués à partir d’autres problèmes, à partir des intérêts des différentes
classes sociales qu’ils s’efforcent de représenter, et il est vrai que la
plupart des partis, si on prend le cas de la France, sont restés très fermés
à tous ces problèmes ; pas seulement les problèmes de l’environnement,
de la défense de la nature au sens du monde qui nous entoure, mais les
problèmes éthiques posés par la puissance croissante de la technoscience.
Et ceux qui ont constitué ces partis disent : « Nous avions besoin de nous
constituer en parti pour obliger le système politique, très fermé à ces
questions nouvelles, à poser ces problèmes. » À partir de là se pose la
question suivante : est-ce que ces partis verts, écologiques, ne sont pas
destinés tout simplement à une existence transitoire ? Ne peut-on pas
penser qu’ils n’auront existé que pour faire entrer ces problèmes dans le
domaine du politique ? Cette mission accomplie, ils n’auraient plus de
vocation politique spécifique.
En tout cas, la critique faite des partis classiques est parfaitement justifiée,
mais alors si on choisit d’exister sous la forme de parti, il faut avoir une
capacité de négociation énorme, et, en France, on n’a pas la tradition. Je
pense qu’une des raisons de l’échec du Parti socialiste, cela a été son
impuissance à négocier. Ce qui fait la force d’Édouard Balladur
actuellement, c’est qu’il a réussi un coup de maître dans la négociation, à
savoir garder Simone Veil et Charles Pasqua. La négociation n’est pas du
tout dans l’esprit français ; et peut-être par purisme ou par raideur
idéologique, les responsables des partis écologiques sont beaucoup plus
soucieux d’organisation interne, d’exercice interne du pouvoir que de
négociation à l’extérieur d’eux-mêmes, parce qu’il n’est pas probable que,
dans un système démocratique de type représentatif et majoritaire, ce genre
de parti devienne à lui seul majoritaire ; donc sa seule chance d’efficacité –
puisqu’il faut parler en ces termes-là –, c’est de pouvoir se rendre
nécessaire comme appoint et comme aiguillon, ce qu’ont réussi, sur le plan
municipal en particulier, les Verts allemands. Je connais un peu le problème
de Francfort, car il se trouve que c’est Daniel Cohn-Bendit (je l’ai connu, ô
combien ! à Nanterre en 1968 et 1970, et j’ai suivi de très près sa carrière)
qui est conseiller culturel à la municipalité de Francfort. J’ouvre ici une
parenthèse. Je pense qu’on néglige trop les différents niveaux politiques
d’intervention : peut-être n’est-ce pas à la tête du pouvoir central qu’il faut
essayer d’agir ? Peut-être les niveaux municipaux et régionaux sont-ils des
niveaux d’intervention où les conditions de proximité sont remplies ? Je ne
pense pas seulement pour les partis écologiques, mais aussi pour le Parti
socialiste. Je crois que le socialisme municipal, c’est celui qui a toujours le
mieux réussi ; voyez à Vienne avant le coup de force hitlérien… C’est
vraiment au niveau d’un socialisme municipal qu’il y a la plus grande
chance de cohabitation, de collaboration.

Précisément, sur ce point n’y a-t-il pas une contradiction avec le fait que
nous soyons entrés dans l’ère – comme vous l’avez dit – des problèmes
globaux ? On voit assez bien comment résoudre un problème local
d’ordre municipal ou régional, mais là nous butons sur quelque chose qui
apparaît comme une quasi-impossibilité.
Certes, mais il ne faut pas être fasciné par l’inaccessible. Nous avons parlé
tout à l’heure de la nécessité de créer des instances de consultation, d’éveil,
éventuellement plus de conseil et de décision à l’échelle planétaire, mais
tous les niveaux d’intervention sont des niveaux valables, parce que,
précisément, les problèmes d’une écopolitique sont, tour à tour, des
problèmes d’extrême proximité : vaut-il mieux avoir une autoroute ou le
TGV dans tel paysage ? C’est là un problème de responsabilité par
définition ponctuelle et locale, et il y a aussi les problèmes de grande
nuisance : le danger du nucléaire, militaire d’abord, puis peut-être aussi
civil… Il ne faut négliger aucun niveau d’intervention.

N’y a-t-il pas justement maintenant, à chaque décision politique, la


nécessité de faire intervenir la question des finalités et ce, beaucoup plus
qu’hier. L’écologue et le politique qui intègrent à leur art de gouverner la
dimension écologique ne doivent-ils pas davantage s’interroger sur les
finalités de leurs interventions politiques, et un parti vert est-il en mesure
de le faire ?
Je ne serai pas pessimiste de ce point de vue-là. Je suis plutôt frappé par le
fait que, dans les dix dernières années, il y a eu une beaucoup plus grande
demande d’éthique de la part des responsables politiques. Je ne crois pas
que ce soit simplement une feinte, je reviens toujours au modèle – car c’est
le seul qui soit opératoire actuellement – du Conseil national d’éthique. Les
scientifiques et les médecins sont demandeurs. Ils savent faire, mais ils ne
savent pas ce qu’est le Bien et le Mal, et ils n’ont pas plus de lumières, on
peut dire éthique, que n’importe quel citoyen parce qu’ils sont scientifiques
ou technoscientifiques.

Ne sont-ils pas demandeurs parce que, aujourd’hui justement, la science


est devenue technoscience ? Pouvez-vous préciser en quel sens vous
prenez en compte ce terme de technoscience ? Est-ce un terme juste ?
Il me semble qu’il ne faut pas se hâter d’accoler science et technique parce
qu’il y a tout un aspect de recherche de la vérité, de connaissance qui a sa
finalité propre dans le besoin de savoir, et il y a les applications techniques ;
et les scientifiques ne sont pas responsables des applications techniques de
leurs découvertes. Einstein, en élaborant sa doctrine de la relativité
restreinte puis généralisée, a rendu possible les vols spatiaux, mais qu’on
mette maintenant en orbite des engins nucléaires, ce n’est pas la faute
d’Einstein. Il faut voir chaque étape où intervient une décision qui n’est
plus un effet de laboratoire et encore moins un effet de conceptualité
scientifique.

Le terme de « technoscience » ?
Le fait même que ce soit un terme composé doit nous rappeler que ses
composantes sont, à certains moments du savoir, indépendantes et à
d’autres moments confondues.

Ne sous-entend-il pas que les sciences contemporaines de la nature sont


orientées et finalisées par un vouloir d’instrumentalisation, de
manipulation de la nature ?
Je me souviens d’une discussion sur ce thème à la télévision. J’avais dit des
choses de ce genre-là à l’égard de médecins, et je n’avais pas été compris
parce qu’on n’avait pas tenu compte d’un élément important du
raisonnement, c’est que le fantasme du sens que l’on prête aux
scientifiques, les scientifiques l’empruntent aux hommes ordinaires, c’est-à-
dire nous. C’est nous qui avons ce rêve de toute-puissance, et qui, en
quelque sorte, le déposons dans le « vouloir savoir » des scientifiques. Il y a
un « vouloir pouvoir » en chacun de nous.

Vous pensez que ce n’est pas là une caractéristique des sciences


contemporaines ?
Ce qui est nouveau, c’est la taille des nuisances, ce n’est pas la motivation.
Je pense à l’ancienneté de ce problème-là : dans la tragédie de Sophocle,
Antigone, il y a une fameuse ode sur l’homme, où l’homme est appelé la
« merveille 4 », « le terrible », et, déjà, est énoncée l’ambiguïté de celui qui
bâtit les villes, qui sillonne les mers… L’homme est appelé : « Terrible ».
Ce qui est intéressant c’est de voir que la traduction des Belles Lettres est
« merveille » et que les traducteurs modernes, eux, traduisent par
« terrible ».

Le problème selon vous n’est pas celui de la motivation mais des effets ?
Oui, de la dimension. Il y a là effectivement quelque chose qui est sans
précédent, parce qu’avant le rayon de l’action humaine était un rayon à
faible portée et donc les nuisances étaient aussi limitées dans l’espace et
dans le temps ; elles étaient réparables, mais maintenant nous pouvons faire
et créer des nuisances à longue échéance et à grande portée, dans l’espace et
dans le temps, et aussi à degré destructeur exponentiel. Cela, c’est nouveau.
C’est la taille du phénomène qui est nouveau. Le problème d’Épiméthée et
de Prométhée était bien connu des Grecs. Les Grecs ont eu le sens du
tragique de l’action, on pourrait dire que le tragique grec n’avait vu qu’une
dimension de la nuisance, qui était au fond la nuisance du pouvoir, et ce
n’est pas par hasard que les héros de la tragédie sont des rois, des princes,
parce que c’était dans le pouvoir qu’ils avaient vu cette espèce de « mauvais
infini » comme l’appelait Hegel. Et nous, nous avons déplacé ce « terrible »
dans l’ordre des prolongements techniques de la science, ce que vous
appelez technoscience et qui est une sorte de raccourci d’une chaîne de
causes et d’effets. Ce raccourci est bloqué dans le concept technoscience,
mais ce qui est un effet d’abréviation ne reprend pas la réalité de ce qui se
passe. C’est justement l’abréviation de la chaîne depuis l’invention jusqu’à
l’intervention physique. Alors cette espèce de raccourcissement des
médiations constitue le phénomène massif de ce qu’on appelle la
technoscience à juste titre, comme on parle aussi du système militaro-
industriel. Ce sont des choses qui sont relativement distinctes, mais qui sont
aussi dans une espèce de coalition comme phénomène historique nouveau.

Il y a un débat sur l’humanisme ou l’antihumanisme de la pensée


écologique et Luc Ferry a écrit un ouvrage, récemment, Le Nouvel Ordre
écologique 5, dans lequel il souligne à quel point la pensée écologique est
antihumaniste. Dans les articles que vous avez écrits à propos de Jonas, il
me semble que vous soulignez, au contraire, que le principe de
responsabilité à l’égard de la Terre et de l’Homme est un principe
fondamentalement humaniste, mais non pas dans le sens
anthropocentriste d’une préservation de l’homme de manière égoïste,
mais dans le sens d’une responsabilité à l’égard de l’humanité en tant
que telle, c’est-à-dire d’une perpétuation de l’idée même d’humanité.
Il faut reprendre les choses plus fondamentalement. D’une part, nous
faisons partie de la nature, il faut remettre l’homme à sa place dans
l’écosystème : nous sommes un fragment de l’écosystème, mais c’est le
seul fragment doté de connaissance et de responsabilité. Il faut donc
équilibrer le sentiment d’appartenance à la nature avec le sentiment
d’exceptionnalité de l’homme dans la nature. C’est une balance qui est
toujours à faire. Lorsqu’on réduit en quelque sorte la nature à une simple
carrière à exploiter, on a violé le premier principe, celui d’appartenance à
l’écosystème, mais, d’autre part, dans une idéologie naturaliste, on oublie
que c’est quand même l’homme qui pose les questions. La capacité de
questionner c’est, jusqu’à preuve du contraire, notre privilège et notre
malédiction, notre malheur. Je reviens à l’ode sur l’homme, de Sophocle ;
pour lui c’est une source de malheur. On voit cela aussi dans la Bible, dans
l’Ecclésiaste, le savoir est notre douleur. Cela, c’est le rappel humaniste
fondamental.
Alors la critique de l’humanisme que l’on peut tirer de Heidegger est juste
dans les limites que je viens de dire : lorsque l’homme s’excepte de la
nature comme s’il était l’autre de la nature alors, dans le langage de
Heidegger, il se met en scène lui-même comme le centre d’un grand
spectacle qu’il organise, et aussi d’un chantier inerte de choses à manipuler.
Alors à ce rapport de manipulable – un rapport, dans le langage de
Habermas, d’instrumentalisation totale (cette critique-là, qui vient de
l’école de Francfort, de Horkheimer, d’Adorno, selon laquelle il y a une
sorte d’instrumentalisation de la Raison qui s’est produite) –, la riposte est
justement par un surplus d’humanisme et, pour rester dans le langage de
Habermas, de faire prévaloir ce qu’il appelle l’éthique communicationnelle
sur une éthique instrumentale. Ce n’est pas une grande nouveauté. Avant
Heidegger, cela avait été dit par Max Scheler, par Max Weber lorsqu’ils
opposaient la rationalité Zweckrationale qui est au fond à l’origine du
concept de raison instrumentale. Que nous ayons toujours à faire une
critique de la raison instrumentale à partir de l’éthique de la
communication, elle-même accordée avec une éthique de l’appartenance, ne
signifie pas que nous devrons travailler à la hache dans ces domaines : il
faut tenir la subtilité de cet équilibre fragile comme à la fois dans la nature
et en même temps exception de la nature.

Finalement, la prise en compte de cette appartenance n’exclut pas qu’on


puisse penser à une déclaration des droits de l’humanité à venir.
C’était là le problème de Jonas : que le futur de l’humanité n’est pas
automatiquement assuré, qu’il faut qu’il soit non seulement voulu mais
préféré et valorisé : « Agis de telle sorte qu’il y ait une vie humaine après
toi… » Maintenant nous savons que, pour qu’il y ait une humanité après
nous, il faut qu’il y ait une nature après nous ; alors, en ce sens, la
préservation de la nature fait partie du projet humaniste.

Comment expliquez-vous qu’en France il n’y ait pas une discussion


philosophique approfondie sur ce problème-là ? Il y a une discussion
idéologique entre ceux qui défendent les droits des pierres, des oiseaux et
des plantes, et ceux, comme Luc Ferry, qui vont d’une certaine façon
légitimer ces revendications naturalistes en les dénonçant comme
antihumanistes. Il n’y a pas en France, comme il y a en Allemagne me
semble-t-il, un débat philosophique pour renouveler l’humanisme en
prenant en compte ces problèmes-là.
Il y a peut-être là une spécificité française d’idéologisation trop sommaire
de débats qui demandent à mon sens beaucoup de délicatesse, de sens des
nuances, d’esprit de finesse. Dans les vrais problèmes, ce n’est jamais entre
noir et blanc mais entre gris et gris…

Et Michel Serres ?
Là où je reste dans la ligne humaniste, au moment même où je parle de
notre appartenance à la nature, c’est en pensant que la notion de droit ne
peut pas être étendue en dehors de la sphère humaine ; parce que le droit
c’est toujours le droit d’un autre homme à notre égard, le droit au respect, à
la protection. Que nous ayons des devoirs à l’égard de la nature, cela veut
dire que la nature a des droits. Cette proposition même n’a pas de sens. Le
concept de contrat naturel est systématique, paradoxal et fait partie d’un
mode de raisonnement parfaitement légitime – je le trouve chez des gens
comme Lévinas dans d’autres circonstances –, il est hyperbolique, c’est une
provocation rhétorique. Je comprends qu’on fasse la critique du contrat
social dans les bornes humaines, dans la mesure où le contrat social serait
corrélatif d’une idéologie d’instrumentalisation de la nature ; mais je ne
vois pas pourquoi le droit des gens serait nécessairement complice d’une
rationalité instrumentale puisqu’il ne prend tout son sens que dans une
rationalité de communication. Il y a une affinité entre une rationalité de
communication et un sens de l’appartenance à la nature… Il y a une alliance
de ces deux-là contre la raison instrumentale.
Un sens vif du respect, de l’amour et même de la vénération de la nature
n’est pas exclusif d’un sens humain, car le point où se retrouvent l’amour
de la nature et le respect de l’homme, c’est la souffrance. Nous souffrons
comme êtres naturels. J’attache beaucoup d’importance à cette éthique de la
compassion dans ce siècle d’incroyables souffrances infligées à l’homme
par l’homme. […] Nous pouvons peut-être reprendre notre débat sur les
partis écologistes. Je me demande s’ils ont la capacité d’intégrer le débat
sur l’environnement aux autres débats qui ne sont pas exactement de même
nature, comme le pouvoir sur la vie par des interventions du génie
génétique. Peut-être peut-on alors élargir la notion d’écologie, pour intégrer
cela, mais aussi le problème des inégalités Nord-Sud dans la répartition des
richesses, du travail, des capitaux… ? Est-ce encore un problème
écologique ? Je ne sais pas si c’est un problème de définition de mots ou de
compétence globale.

Au fond, les choses se sont passées de la façon suivante pour les partis
écologistes : ils sont partis d’un constat, celui d’un rapport des sociétés à
la nature, d’un rapport destructeur, risquant de poser de graves
problèmes pour les générations futures. Ils sont partis du constat de la
globalisation des problèmes écologiques pour progressivement réfléchir
aux structures sociales qui créent ces problèmes. Il est vrai
qu’aujourd’hui, même si c’est une façon qui n’est pas forcément très
cohérente, à partir d’une démarche spécifiquement écologique, la plupart
des mouvements verts, des partis écologiques en sont venus à poser toutes
les grandes questions de notre société, la question des rapports Nord-Sud,
du travail, du chômage…
C’est un peu comme les pelotes de ficelle que l’on tire et tout vient, mais on
ne sait pas s’il faut garder une compétence limitée sur l’environnement ou
s’il faut poser la globalité du problème, mais alors c’est le problème du
parti en général qui est en charge d’une politique en général. Mais c’est une
méditation légitime à laquelle il faut participer. Il ne faut pas entrer dans un
système d’accusations… C’est tellement nouveau de poser en termes
politiques ces problèmes qui étaient jusqu’à présent plutôt les problèmes de
la société civile, de la société économique. Par exemple sans écologistes,
les Anglais ont résolu le problème du fog londonien, il y a des poissons
dans la Tamise. Ils s’y sont attaqués car ils ont tellement le sens de la
nature-jardin, pour parler comme Luc Ferry, aussi bien Margaret Thatcher
que les travaillistes…
La grande question pour les écologistes est celle de leur futur : leur
avenir est-il dans la dissolution à l’intérieur des partis existants ou ont-ils
vocation à se banaliser comme parti qui continuerait à s’appeler
écologiste, mais qui, en réalité, deviendrait généraliste ? J’ai tendance à
penser qu’à l’intérieur même de ce qui se définit aujourd’hui comme
l’écologie, qui est une galaxie extrêmement vaste, nous allons retrouver
toutes les contradictions de la société. À partir du moment où l’écologie
politique prétend embrasser toute la société, à l’intérieur même du
mouvement et des partis écologiques, vont se réfracter tous les
problèmes…
On peut dire qu’il y a un point de vue écologiste sur toutes les questions
politiques, mais que toutes les questions ne sont pas écologistes dans leur
problématique fondamentale. La question politique centrale est celle de la
distribution du pouvoir au plus grand nombre de gens possible. C’est quand
même cela la démocratie : comment arriver à l’équation entre le pouvoir,
qui est toujours le pouvoir de quelques-uns, et ce que Jean-Jacques
Rousseau appelait la volonté générale. Cela n’est pas un problème
écologique. L’écologie devient parti lorsqu’elle intègre sa problématique au
problème proprement politique de la distribution du pouvoir. Nous sommes
peut-être dans l’enfance du problème, nous allons procéder par essais et
erreurs. Entre la dissolution et le sectarisme, il faudra, pour les écologistes,
trouver le ton juste.

1. Entretien réalisé par Édith et Jean-Paul Deléage pour la revue Écologie politique.
Sciences, cultures, sociétés, no 7, été 1993.
2. Le Temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique, rassemblés par Frédéric
Lenoir, Paris, Fayard, 1991, p. 247-270, repris dans Paul Ricœur, Lectures 1, op. cit.,
p. 270-293.
3. « La responsabilité et la fragilité de la vie. Éthique et philosophie de la biologie chez
Hans Jonas », Le Messager européen, no 5, 1991, p. 203-218.
4. Ce mot est conjecturé ici en fonction du contexte : dans l’ode sur l’homme de
Sophocle, le mot grec employé est deinos, qui signifie à la fois « merveilleux » ou
« merveille » (trad. fr. de Paul Mazon dans l’édition des Belles Lettres) et « terrible »,
avec tous les synonymes ou sens approchés de ces deux mots. Voir la belle réflexion
d’Étienne Barilier sur l’histoire et le sens de cette ambiguïté, https : //edl.
revues.org / 379 (NdE).
5. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset, 1992.
11

1
L’éthique, entre le mal et le pire

Éthique et bien-vivre

YVES PÉLICIER. – Monsieur, nous aimerions bien recueillir votre


enseignement sur la situation de l’éthique aujourd’hui, qui paraît être,
beaucoup plus qu’une mode, une véritable demande.
PAUL RICŒUR. – Oui, c’est une demande, qui ne vient pas seulement de
milieux professionnels de la santé, mais qui résulte de multiples situations
de décisions impliquant des valeurs. Le rapport médical est un rapport avec
la souffrance, avec la mort… posant un problème vrai avec autrui, très
spécifique du rapport entre le soignant et le soigné.
Je suis très intéressé par la question parce que très soucieux de la destinée
d’un certain nombre d’idées (auxquelles je tiens beaucoup dans le domaine
moral) quand elles se trouvent confrontées à des professionnels et aussi à
des situations marquantes de la vie, comme précisément le rapport à la
maladie et à la mort.
Je suis parti sur une conception à trois étages du problème moral, à savoir,
l’éthique, la morale et la sagesse pratique. Et à chacun de ces étages, il doit
y avoir une implication médicale.
Je ne veux pas laisser réduire l’éthique à la moralité du devoir. L’éthique
plonge dans le désir d’accomplissement. Pour moi, c’est le fond ultime du
problème moral, au sens large du mot. C’est le souhait de réalisation. Donc,
ce qui est fondamentalement mis en jeu par la maladie et la perspective de
la mortalité, c’est, justement, cette mise en position du désir non seulement
de vivre, mais de bien vivre, c’est-à-dire dans un accomplissement où je
trouve satisfaction.
Pour moi, la deuxième composante de ce désir de vivre bien, c’est que
l’Autre, ou un Autre, y est toujours impliqué. Un Autre, proche dans les
rapports de l’amitié ou de l’amour, ou un Autre lointain, qui n’est pas un
intime, mais qui est dans un rapport professionnel, par exemple, et donc
dans un rapport à travers les institutions. Je dis que cela nous intéresse ici
parce que le médecin se trouve, avec le patient, dans un rapport qui touche
au désir d’accomplissement de son malade, car il se trouve dans une
proximité qui ressemble à celle de l’amitié. Mais ce rapport passe aussi par
l’institution, parce que la compétence du médecin fait partie de l’institution
médicale.
Par conséquent, d’une certaine façon, le rapport médical parcourt les trois
moments de l’éthique, le souhait de vivre bien, avec un Autre qui a un
visage et la médiation de l’institution. Mais, l’éthique n’est pas tout. Le
désir de vivre bien doit subir le test de l’obligation morale, où il rencontre
des interdictions autant que des devoirs. À un troisième niveau, enfin, le
devoir lui-même doit passer l’épreuve de la décision sage, prudente, face à
des situations concrètes singulières.
Le rapport médical parcourt non seulement les trois moments de l’éthique,
mais les trois niveaux de l’expérience morale : le souhait de vivre bien,
l’obligation morale, la décision sage et prudente.
C’est une démonstration parfaite, et c’est une manière de représenter le
rapport médical qui ne peut qu’interroger tous les professionnels de
santé. Mais, justement, l’éthique médicale et biologique, telle qu’elle est
conçue actuellement, déborde les professionnels de santé.
Quel est le statut de la santé, dans tous les sens – d’abord dans le sens des
Grecs – et en quoi la santé est-elle, aussi, profondément, une recherche
éthique ?
Je me demande si l’on ne pourrait pas retrouver le problème en faisant un
détour : quel est le contraire de la santé ? Voilà où je veux en venir… Si
l’on considère son aspect négatif, la santé, c’est affronter un certain négatif
avec un certain succès. L’homme sain se définit par des pouvoirs. La
maladie, elle, est d’abord une incapacité. On est atteint dans son « je
peux », et on l’est par le « je ne peux pas ». La capacité n’est pas seulement
une capacité physique, celle de faire des choses, de se mouvoir, de
travailler. C’est aussi la capacité de se raconter soi-même, de se reconnaître,
de parler, d’être responsable. Si bien que le négatif de la santé serait peut-
être aussi marqué par les multiples figures de la souffrance, qui est une
réponse à toutes les figures d’incapacité.
J’ai écrit une fois un petit texte – plutôt pour des amis psychiatres –, un
texte qui s’intitulait « La souffrance n’est pas la douleur 2 ». Toutes les
formes de souffrance m’atteignent dans tout l’éventail de mes capacités, de
mon pouvoir être et pas seulement de mon pouvoir faire. Par exemple, les
psychanalystes ont rencontré une incapacité d’un type très particulier, c’est
l’incapacité de se raconter soi-même, accablé que l’on est par des souvenirs
insupportables ou même incompréhensibles ou traumatiques. Il y a là un
trauma qui est beaucoup plus vaste que la notion d’agression physique, soit
blessure, soit atteinte microbienne ou production par soi-même d’un tissu
anarchique comme le cancer. Il y a là une incapacitation, si j’ose dire, qui
est organique, mais il y a tellement de niveaux du souffrir… Autant il y a de
niveaux du souffrir, autant il y a de niveaux de santé.
En vous écoutant, j’ai retenu un mot que vous avez utilisé, le mot
« négatif ». Nous trouvons souvent dans la médecine des maladies
mentales la notion de ces régions négatives de l’existence, où l’individu
est en quelque sorte enfermé, au point qu’à aucun moment il ne peut
échapper à cette condition de captivité dont parle Gabriel Marcel. Ne
sommes-nous pas tentés de concevoir l’éthique comme ce qui va à la
rencontre du négatif pour le combattre ? Vous avez écrit au sujet de la
« vie bonne ». Et la « vie bonne » n’est pas forcément ce qui s’exprime au
niveau du négatif, loin de là. Comment peut-on faire pour que notre
réflexion éthique échappe à cette vague de négativité, je dirais même de
dolorisme, que l’on peut lire dans un certain nombre de textes ?
En sens inverse, on est peut-être aussi sous la menace, aujourd’hui, d’une
prétention, la demande de ne pas souffrir, la demande de ne pas être malade
et même la formulation d’un droit à la santé, qui est, peut-être, une
revendication énorme, même contre le corps médical. Cette exigence de
résultat peut devenir intolérable, comme si la médecine devait me mettre à
l’abri justement de la souffrance. Je crois qu’il faut, aussi, poser le
problème éthique profond que le bonheur n’est pas incompatible avec la
souffrance.

Par « bonheur », vous entendez la « vie bonne » ou c’est autre chose ?


Par « bonheur », j’entends la capacité à trouver une signification, une
satisfaction dans l’accomplissement de soi. L’idée que ceci est
complètement exclusif de toute souffrance est, je crois, une idée
dangereuse, qui amène à des déceptions, si l’on n’a pas intégré dans sa
propre éducation qu’il doit y avoir une place pour le souffrir… Par ailleurs,
vous avez raison. Je vois bien le danger du dolorisme. C’est, d’une certaine
façon, une sorte de culture de la souffrance. Certainement, ce n’est pas ce
dolorisme que j’avais en vue, mais, plutôt, ce que j’appelais autrefois, dans
mon travail, « le consentir ». Consentir à de l’inéluctable. Il faut intégrer
l’inéluctable dans un projet de conquête, dans un projet sain, qui est donc
antidoloriste de ce point de vue-là. D’abord, il n’est pas nécessaire de
souffrir. Le conflit suffit. Je suis, inévitablement, dans des situations
conflictuelles… Tout le monde ne m’aime pas. Je dois intégrer ça dans mon
projet de vie, dans mon horizon de vie. C’est en ce sens que je dis que
bonheur et malheur ne sont pas des contraires qui s’excluent.

Il y a un vocable anglo-saxon, le terme coping, qui veut dire faire face,


affronter. J’ajoute toujours, dans la définition, « faire en sorte que l’on
retourne la situation, afin qu’elle devienne positive ». C’est un terme que
nous utilisons beaucoup, à propos des malades du cancer par exemple,
pour signifier que le faire face est une des nécessités de la vie jusqu’au
bout. C’est un faire avec et un faire au-delà de ce qui paraît possible.
Pourrait-on dire qu’il y a nécessité de donner plus de vie dans la réflexion
éthique, par exemple sur le problème du « ne pas subir », une sorte de
volontarisme… D’une certaine façon, ne peut-on penser que la « vie
bonne », pour prendre votre expression, c’est aussi une vie où l’on se
défend où, parfois, (fighting spirit), on se bat ? Est-ce qu’il n’y a pas, là,
un message pour tous ceux qui sont dans la maladie, la souffrance, le
manque…
Je pense, d’ailleurs, qu’il y a, là, tout un enracinement biologique, du côté
des systèmes immunitaires. La vie, le vivant, se protège. Le fait que
certaines maladies soient liées aux déficits immunitaires indique bien que la
vie, c’est aussi ce que disait Bichat : « l’ensemble des forces qui résistent à
la mort ». Il y a donc, aussi, cette résistance à la mort. Alors, comment
négocier entre la lutte contre la mort et une sorte de… je ne dirais pas
d’amitié avec la mort, mais, en tout cas, d’acceptation, de consentement à la
mort. C’est peut-être ça, de loin, le plus difficile… parce qu’il existe une
sorte de volontarisme, qui peut être amené à être brisé. Alors, comment
introduire dans le volontarisme une négociation avec ? Coping, ce serait
peut-être ça, négocier avec l’adversité ?

À l’heure actuelle, dans le domaine de l’éthique, quels que soient les


aspects professionnels, on est devant une demande éclatée. Pourtant, il
me semble bien entendre, dans vos propos, qu’il y a un certain nombre
d’exigences qui pourraient être communes à tous ces aspects dispersés et
dispersants de l’éthique. Après tout, les questions soulevées par
l’informatique et la confidentialité des cartes à mémoire, par les
problèmes dentaires, où les aspects économiques deviennent d’une telle
importance que cela peut empêcher les soins (pour ne prendre que
quelques exemples). Toutes ces questions ont-elles quelque chose en
commun qui pourrait définir une sorte d’éthique générale ?
Je voudrais revenir sur cette question de la confidentialité, parce que nous
avons parlé, jusqu’à présent, comme si le malade était seul à se battre.
D’une certaine façon, c’est vrai, personne ne peut le remplacer. Il est
insubstituable dans sa confrontation avec la souffrance et l’horizon de sa
mort. Mais j’ai, tout de même, tenu à introduire, dès le début de la
définition de l’éthique, le souhait de vivre bien, avec et pour les autres.
C’est-à-dire qu’il me paraît tout à fait essentiel d’introduire aussi, dans cette
volonté de faire face, l’aide d’un autre. Nous avons toujours besoin de
l’aide de quelqu’un qui contribue à l’effectuation de nos capacités. C’est là
où la solitude doit être compensée par quelque chose que j’appelle le « bon
conseil », dans un petit texte à la fin de Soi-même comme un autre, lorsque
je passe de l’éthique à la morale et de la morale à ce que j’appelle la
décision concrète, la sagesse pratique. Je dis que, finalement, la solitude
doit être compensée par une « cellule de bon conseil ». Par exemple, devant
l’acceptation de la mortalité, le rapport entre le malade, l’équipe médicale et
la famille constitue une « cellule de bon conseil ».
Ce n’est pas l’institution abstraite, ce n’est pas la foule dans la rue, ce n’est
pas, non plus, la solitude, mais quelque chose qui serait, par rapport à la
maladie, ce que l’amitié peut être dans les rapports de bonne santé, de
partage quotidien. Ça me paraît important parce qu’il y a des décisions à
prendre : va-t-on continuer les soins ? va-t-on tenter de risquer une
opération dangereuse… ? La pesée des risques doit se faire à plusieurs. Je
serais pour compenser la solitude de la décision par le partage des risques,
dans ce que j’appelle la « cellule de bon conseil ». C’est une entité… qui
n’est ni le nous ni le il, qui est une relation de proximité au-delà de l’aspect
institutionnel.
La confidentialité, en ce sens, doit être replacée dans le cadre de cette
« cellule de bon conseil », dont elle constitue la dimension déontologique.

Éthique et réciprocité

Vous n’utilisez pas beaucoup le mot de « réciprocité ». Est-ce qu’il y a un


statut éminent de la réciprocité, qui pourrait être justement un des aspects
porteurs de cette éthique médicale, ou y aurait-il, là, une supercherie ? Y
a-t-il un statut fort de la réciprocité, ou est-ce que, quelque part, on ne se
paye pas de mots ?
Certainement qu’il y a un piège, mais, avant le piège, il y a une
impossibilité. Il est quand même très frappant de constater que les situations
qui appellent l’éthique sont des situations asymétriques. Je veux dire que
l’un est le malade et l’autre, le médecin. Où est la réciprocité là-dedans ?
Elle est dans l’échange de la parole, du geste, et se situe à l’intérieur de ce
que je viens d’appeler la « cellule de bon conseil ». Mais, vous avez une
limite à la réciprocité, qui est l’insubstituabilité. L’insubstituabilité est la
limite à l’idée d’aide et à la capacité de « se mettre à la place de ». On ne se
met pas « à la place de ». En tout cas, se mettre « à la place de », ce n’est
pas occuper la place de l’autre, car ce serait le chasser de sa place… Le
problème, c’est, justement, de rejoindre l’autre à sa place, mais sans se
substituer à lui. D’abord, c’est impossible. Le médecin, à chaque fois qu’il
accompagne un mourant, ne se substitue pas à lui. Il lui survit. Il est le
survivant de tous ses moribonds. À son tour, il sera un moribond…
Ce problème d’asymétrie me trouble beaucoup, parce qu’il est constant.
Vous l’avez au tribunal, entre le juge et l’accusé.

C’est toute la théorie des rôles. On ne change pas de rôle sans difficulté.
Chacun son rôle.
En imagination, je peux faire quelque chose comme me mettre à la place
de… mais ce n’est pas occuper sa place…

Certes. Néanmoins, est-ce qu’il ne serait pas humain, pour des gens en
position de puissance, de tenter, au moins en imagination, d’échanger les
rôles, pour comprendre ? Est-ce que, quelque part, nous nous trompons
ou trompons-nous les autres, avec un tel souhait ?
Il y a un niveau où la réciprocité s’impose. Mais, c’est dans l’estime et dans
le respect, et ce n’est pas dans la capacité d’être ou de faire. Où sommes-
nous insubstituables et où la réciprocité est-elle, pourtant, attendue ? À mon
sens, c’est dans l’estime et dans le respect. C’est dire que le fou, le
moribond sont encore des hommes. Il faut que je m’adresse encore à eux
comme étant des êtres humains. Mais cela ne veut pas dire que je peux me
substituer à eux. Qu’est-ce que la réciprocité des insubstituables ? C’est là
que réside le paradoxe…

Souvent, le raisonnement économique permet de dire des choses affreuses


sans avoir l’air de les dire. Par exemple, « on ne peut plus soigner des
gens d’un certain âge » ou « il n’est presque pas normal de soigner
certains malades très graves ou de grands infirmes mentaux », etc. Je dois
savoir qu’avec mon regard de soignant j’ai la possibilité de restituer à cet
autre souffrant ce qui lui manque… ou pourrait lui manquer, sans moi.
Je suis le garant de sa totale humanité. En dépit de sa démence, il
demeure une personne, ou alors je renie ma propre humanité.
Le problème, c’est la frontière entre deux horizons, pour les soins. S’agit-il
de réintroduire le malade dans la communauté bien portante ou, si nous y
avons renoncé, sommes-nous entrés dans le rapport palliatif ? Alors, qu’est-
ce que le respect d’autrui, quand les soins ne sont plus que palliatifs ? Que
devient la réciprocité, lorsqu’elle n’a pas pour ambition, encore moins la
capacité, de restituer la santé, mais seulement d’accompagner à la mort dans
la plus grande dignité ? Où se réfugie la réciprocité ? Dans l’exigence que
celui qui va être le survivant mobilise ses ressources de mortel, avec les
réserves intactes de sa mortalité, si je puis dire, de son « faire face à la
mortalité ».

Je crois que vous donnez la réponse dans la mesure où il y a des


insubstituables, domaines qui ne sont plus traitables. Peut-on, dans ce
cas, se contenter d’une éthique du renoncement ? Cela n’est pas possible.
À ce moment-là, on invente, dans tous les sens possibles. On invente des
conduites de substitution. Par exemple, le palliatif est un peu ça…
Je pense, tout d’un coup, à des propositions que j’avais lues dans Éthique et
médecine 3, le livre d’un Danois, Peter Kemp, lorsqu’il dit ceci : « Ce qui
reste d’humain, le dernier retranchement de l’humain, c’est la capacité
d’entrer dans le rapport “donner-recevoir”. »
Donner-recevoir, lorsqu’on ne peut plus faire. Et défendre, jusqu’au bout,
cette capacité d’échange dans le donner-recevoir. C’est un petit peu ce que
vous disiez tout à l’heure : ce que vous recevez dans le regard de vos
malades. C’est l’apprentissage de votre propre humanité. De ce point de
vue-là, il faut aider le grand malade, le mourant, à être encore un donateur,
pas simplement un recevant…

Bien certainement. Je pense que le drame de la vieillesse, c’est, à un


moment, l’incapacité de donner. On n’est plus que celui qui reçoit. Il y a
une cruauté de la famille, qui serait étonnée qu’on la traite de cruelle, car
elle fait tout pour la personne âgée. Cette expression « on fait tout pour »
est un alibi très général. Or, il y a un moment où l’être,
vraisemblablement, ne peut survivre que si on lui permet de donner.
Aider l’autre à donner… D’ailleurs, on rencontre cela dans les textes de
psychiatrie transculturelle : le don. Toute la psychologie du don (je pense
à Marcel Mauss) est une chose fondamentale. Mais, n’est-ce pas un peu
oublié dans l’éthique contemporaine ? Y a-t-il une réflexion éthique du
don ? J’ai pris l’exemple des personnes âgées, mais c’est également vrai
dans le cas des débiles. Le mongolien qui donne à sa mère un caillou fait
quelque chose pour être avec les autres. Dans ce que vous exprimez
comme le donner-recevoir, n’y aurait-il pas, là, quelque chose qui devrait
être un peu réappris, à une époque où l’on fait tout, où l’on assiste… ?
C’est très proche d’un autre aspect, de ce que j’ai appelé, tout à l’heure, la
« cellule de bon conseil », parce que c’est dans ce cadre préinstitutionnel,
ou hyper-institutionnel, que peuvent être cultivés les échanges à la limite de
l’impossible.

Éthique et exception

Ce serait la justice…
Dans la mesure où la justice est une sorte d’égalité. Il s’agit, en effet, dans
une situation radicalement asymétrique, de réintroduire le maximum
possible de symétrie.

Le concept fonctionne bien. Je dirais même qu’il est très utilisable sur le
plan pédagogique. Effectivement, ce problème de l’asymétrie, nous le
rencontrons constamment, dans tout le langage des soins. Probablement
le rencontre-t-on, aussi, dans le langage magistral.
Mais oui. Les grandes philosophies de la justice se sont toutes heurtées au
problème des situations inégalitaires, qu’il s’agisse de partage de biens
marchands monnayables ou de position d’autorité. Tout le monde n’occupe
pas des positions d’autorité. Donc, rien n’est partagé égalitairement. Et le
problème de la justice est justement le traitement de situations inégales.
Aristote a bâti toute sa théorie de la justice sur ce qu’il appelait la justice de
proportionnalité, par opposition à la justice arithmétique, dans laquelle
chacun reçoit la même part. On donne proportionnellement à l’un, en
fonction de sa contribution, par rapport à la contribution d’autrui, dans une
équation à quatre termes : A est à B ce que C est à D. C’est donc une égalité
de rapport et non une égalité des parts.

Comment s’arrange-t-on avec l’économie, justement ?


C’est une règle économique de base, la proportionnalité. Les Grecs étaient
venus à cette idée par les proportions : A sur B = C sur D. Analogia, c’est la
proportionnalité analogique. D’où l’idée de justice proportionnelle
« analogique » : introduire un rapport analogique entre des inégaux. C’est
vrai que l’arrivée à la mort, c’est l’arrivée à l’inégalité entre celui qui est et
celui qui va ne plus être, rupture absolue de la présence mutuelle.

SOPHIE DUMÉRY. – Quand vous parlez d’inégalité devant la mort, c’est une
inégalité prospective, car un individu sait qu’il a un avenir, et un autre
sait qu’il n’a pas d’avenir. Celui qui sait, qui croit qu’il a encore un
avenir ne se vit pas comme mourant. Et celui qui ne sait pas que l’autre a
encore un avenir, le médecin, par exemple, dit : « À mon avis, cet individu
a une survie de tant de mois ou de tant de semaines. »
PAUL RICŒUR. – Cette incertitude… Il est important de maintenir cette
incertitude. Mais, je ne sais pas… est-ce que vous vous sentez de dire :
« D’après moi, vous en avez pour trois mois » ?

YVES PÉLICIER. – D’abord, sur le plan éthique, c’est un abus de langage,


c’est un abus de pouvoir. Ensuite, si, à un moment, on était en mesure de
faire un pronostic, est-ce que l’on sait de combien d’espérance un
individu a encore besoin avant de mourir ? Encore un peu d’oxygène…
Encore un peu d’espérance… Il y a là quelque chose qui nous fait
énormément problème, non pas à propos de l’euthanasie, qui est un autre
problème, souvent gonflé, plus dans un but médiatique que dans la
réalité.
Oui, je trouve qu’on prend, trop souvent, pour référence, des cas limites ou
des cas rares.

Vous remarquerez que ces cas rares, ou limites, outre leurs aspects
intéressants pour l’information, le journalisme, finissent, à un certain
moment, par devenir une manière de gérer des réalités qui sont pourtant
très rares. Et on se demande si, quelquefois, on n’a pas la tentation de
légiférer à partir de cas limites. Je pense, en particulier, au domaine de la
procréation. Parce que, dans la réalité, les cas à prendre en considération
sont relativement limités et classiques. N’y a-t-il pas une inflation, à
l’heure actuelle, qui serait une espèce de romantisme éthique… ?
Une espèce de sensationnel, oui, de l’exceptionnel. Parce que c’est très
tentant de réfléchir sur les limites. Cela prend beaucoup de temps et c’est
très instructif. Il y a des cas limites, qui n’ont pas de valeur paradigmatique.
C’est une question de simple bon sens. Je pense à ces femmes qui se font
inséminer après soixante ans. Les gens disent : « Pourquoi pas, puisque
vous admettez qu’un homme puisse avoir un enfant après soixante ans ? »
Oui, mais il n’a pas besoin de la médecine pour ça. Tandis que, là, vous
détournez la médecine, qui cesse d’être thérapeutique pour devenir « de
convenance ». Cela n’a aucune valeur curative, éthique. On voit ici la limite
entre ce qui relève de la convenance et ce qui reste du ressort du curatif, du
thérapeutique. C’est un problème qui touche ce que j’appelle la « sagesse
pratique ».
Je me permets de dire que les problèmes vraiment difficiles de la morale ne
sont pas de choisir entre le Bien et le Mal. Les cas bien plus difficiles sont
ceux où l’on doit choisir entre le gris et le gris. C’est ce qui est arrivé dans
la législation sur l’avortement. C’est aussi choisir entre le Mal et le Pire.
Nos sociétés ont essayé de traiter plus ou moins bien – ou mal – soit la
prostitution, soit la drogue… Heureux celui qui a à choisir entre le Bien et
le Mal. Mais que faire quand on a à choisir entre le Mal et le Pire ? On a
souvent évoqué ces gens qui, pendant la guerre, devaient désigner des
victimes pour en sauver d’autres… Ce sont plus que des cas d’école… mais
bien des situations réelles, qui se sont présentées bien des fois…

Au fond, l’éthique nous invite constamment à prendre parti. Elle serait


alimentée constamment par les conflits. Ce qui n’est pas une nouveauté…
Ce que les juristes appellent les hard cases, les cas difficiles, sont ceux que
l’on ne voit pas sous quelle règle placer. Il faut donc inventer une sorte de
règle ad hoc. C’est ce qui est arrivé avec l’affaire de la contamination par
sang transfusé. On ne pouvait recourir à l’accusation de meurtre. Alors, on
s’est rabattu sur celle, trop faible, de commerce de produits avariés.
Maintenant, on a une accusation, peut-être trop forte, d’empoisonnement.
Là, il faut inventer, à la fois, la norme et le jugement. Ce sont de vrais
problèmes.
Autrefois, vous aviez – elle existe toujours – la jurisprudence, dans l’ordre
juridique, mais aussi la casuistique, dans l’ordre moral. La casuistique a
acquis une mauvaise réputation, parce que ce serait une façon de contourner
les normes. Mais la vraie casuistique, c’est, justement, de créer des normes
pour des cas singuliers. Ce qu’Aristote appelait « équité » pour la distinguer
de la « justice ». Dans la justice, on connaît la règle. Dans l’équité, il faut la
trouver.

Je pensais, en vous écoutant, à ces manuels, qu’on ne trouve plus, même


au Quartier latin. Ces manuels de casuistique sont les ancêtres, d’une
certaine façon, de nos questions d’éthique médicale et biologique, de
manière étonnante.
Absolument. Je crois que cela fait le jugement prudentiel. Les Latins
avaient traduit par prudentia ce que les Grecs appelaient phronèsis, et qui
était le mot des tragiques grecs. Dans Antigone, le chœur dit sans cesse à
Créon : « tu n’as pas su phronêin », c’est-à-dire porter un jugement modéré
sur une situation complexe et comprendre que ton frère est, à la fois,
l’ennemi de la Cité, mais aussi ton frère. Alors, dois-tu l’enterrer ou pas ? Il
faut trouver la solution juste d’un problème contradictoire. C’est ça, le
phroneîn, la phronèsis, la prudence.

Comment concevoir, justement, l’importance d’Antigone, avec tout ce


qu’on a pu écrire, dans l’imaginaire occidental, depuis des siècles ? Je
pense, bien sûr, au livre de Steiner…
J’ai fait une petite analyse d’Antigone, justement, dans Soi-même comme un
autre, qui n’est pas très originale. Je crois que les deux protagonistes ont
raison. Ce qui est très différent du tragique cornélien, où l’on oppose le
devoir et le plaisir. C’est difficile parce qu’il y a deux devoirs, deux devoirs
apparents, tout au moins, deux devoirs étroits. L’un a une vision étroite du
devoir politique, et l’autre une vision étroite des devoirs familiaux : à aucun
prix, pour Antigone, il ne faut sacrifier un frère, même si c’est un ennemi.
Le tragique grec, c’est la destruction mutuelle. Tout le monde meurt.

Justement, on a l’impression que c’est un répertoire de la complexité de


l’éthique.
Parce que c’est la Cité, la politique, la famille, le rapport avec le monde
infernal, le monde des morts. C’est pour ça que je suis très heureux qu’on
soit revenu un peu à Antigone, plutôt qu’à Œdipe. Ce retour est naturel
parce qu’il est question d’une relation, je ne dirais pas simple, mais une
relation, en tout cas, dont les rôles sont connus : le père, la mère, les fils, la
fille. Si Antigone touche tellement les lecteurs, c’est que c’est un rôle
féminin très singulier. Antigone n’est ni mère, ni épouse, ni fille : elle est
sœur. C’est-à-dire le seul rapport non sexuel, et même sous la protection de
l’inceste. Elle a un fiancé, Hémon, qui disparaît. Le rapport frère / sœur est
un rapport extraordinaire. Nous avons comme comparaison, dans le
domaine hébraïque, Abel et Caïn, deux frères, David et Absalon, qui
étaient, peut-être, d’ailleurs, en rapport homosexuel, plus ou moins…

On se fait à l’idée qu’on n’a pas donné le temps à Antigone d’aller


jusqu’au bout. Peut-être s’agissait-il d’aboutir à un parricide ? De toute
façon quelqu’un devait mourir. C’est un peu le choix dont nous parlions
tout à l’heure : quelqu’un doit mourir. En principe, c’est le malade qui
meurt, plutôt que le médecin, le plus vieux, plutôt que le plus jeune… etc.
Est-ce que, d’une certaine façon, nous ne serions pas en train d’élaborer
des hiérarchies où il serait presque normal (cela a été avancé, en
particulier, dans certaines théories eugéniques) que l’individu faible doive
disparaître ? Un des risques permanents de l’éthique, dont il faut que la
médecine prenne conscience, ne serait-il pas de créer entre les individus,
des hiérarchies, des gens en plus ou en moins, qui auraient plus ou moins
de droits ? Un économiste américain a parlé de gens qui étaient « plus ou
moins des personnes ». Il y a là quelque chose d’effrayant…
C’est pourquoi j’insiste tellement au début – par-là, je boucle le cycle – sur
la notion de capacité. Parce que c’est dans la capacité d’être Homme que
réside le caractère respectable. Or, cette capacité n’est pas considérée dans
cette analyse-là. C’est simplement la performance qui est prise en compte.
Nous sommes, quand même, une société dans laquelle on mesure les gens à
leurs performances, et non pas à leurs capacités, dont certaines sont
empêchées par la société, par la vie, par la maladie. J’essaie de rejoindre ce
que j’appelle l’homme capable, derrière l’homme inefficace, derrière
l’homme impuissant.

Un collègue de santé publique m’a dit que, dans les manuels français
pour les enfants, les manuels scolaires, le handicap n’était presque jamais
pris en compte, ou mentionné, comme s’il y avait quelque part, justement,
un tabou.
Oui. C’est vrai qu’on ne voit pas, dans les livres d’enfants, des boiteux ou
des aveugles…

Il y a le bossu, quelquefois, qui est sympathique…


Ni d’enfant handicapé, moteur ou psychique… parce qu’ils font peur aux
enfants.
Je me rappelle que j’étais au Canada, il y a une trentaine d’années, lorsqu’il
y a eu l’affaire de la thalidomide. Une de mes collègues à l’Université de
Montréal était chargée de l’équipement orthopédique d’enfants qui
n’avaient plus de bras. On avait la possibilité de les faire écrire avec les
pieds. Ça a été refusé par tous les pédagogues, parce qu’on était trop loin de
la forme humaine familière. S’il n’y a pas de ressemblance à la forme
humaine, c’est inacceptable par les enfants. Il fallait plutôt avoir recours à
des appareils orthopédiques, extrêmement compliqués, pour les
mouvements nécessaires. Alors qu’on pouvait y arriver, plus simplement,
avec les pieds.

Éthique et dogmatisme

CHRISTIAN BALLOUARD. – En raison de la relation asymétrique, dont la


première est celle de la mère et de l’enfant, un enseignement de l’éthique
est-il possible, d’autant qu’il s’agit de penser par soi-même ?
Relativement à la réflexion herméneutique dont vous parlez, peut-il y
avoir une pédagogie de l’éthique ? Comment ne pas confondre pédagogie
de l’éthique et enseignement de l’éthique ?
PAUL RICŒUR. – Je crois qu’il faut refuser de faire la distinction. Je veux
dire, par là, que, si on veut initier des jeunes, des enfants même, aux
problèmes éthiques, il faut les faire réfléchir sur des cas : « Comment
jugeriez-vous dans tel cas ? » Autrement dit, l’entraînement par la
casuistique, au bon sens du mot. Il faut partir de cas où il y a, à première
vue, plusieurs solutions, et les amener à trouver quels sont les bons
arguments : pour quelles raisons, finalement, choisira-t-on ceci plutôt que
cela ? Plutôt que de partir sur la morale de Platon, de Kant… Ce que j’ai
appris, autrefois, chez Gabriel Marcel, c’est de toujours apporter des
exemples : vous voulez parler de la justice ? Demandez-vous pourquoi ceci
est injuste. Partir de l’indignation et, alors, redresser l’élan émotionnel,
l’indignation, pour retrouver l’argumentation. Derrière le sentiment,
l’émotion brute, retrouver la force argumentative enfouie dans les
sentiments.
YVES PÉLICIER. – Comme toujours, il faut reprendre le chemin. Il y a, là,
quelque chose qui s’oppose aux aspects dogmatiques de certaines
pédagogies. Je crois que l’une des choses qu’il nous faut absolument
éviter dans ce domaine, c’est le dogmatisme.
Oui, c’est pourquoi il faut faire apparaître le côté plausible (au sens fort de
ce qui mérite d’être plaidé) de plusieurs côtés. Je crois que c’est très
important comme valeur éducative. Le danger inverse du dogmatisme est
dans le scepticisme et le relativisme, qui sont des formes de défaitisme, face
aux complexités de la vie. Comme je le disais, tout à l’heure, les choix
difficiles sont entre gris et gris, et, plus encore, entre noir et plus noir.

1. Dialogue avec le Pr. Yves Pélicier, psychiatre (dans le cadre des travaux du
Laboratoire d’éthique médicale et de santé publique de la faculté de médecine de
l’université Paris-V). Réalisé le 27 septembre 1994 à Paris, il a été publié dans
Éthique médicale ou bioéthique ?, sous la dir. de Hervé Christian, Paris, L’Harmattan,
1997.
2. Communication faite au colloque organisé par l’Association française de psychiatrie à
Brest, les 25 et 26 janvier 1992. Le titre du colloque était « Le psychiatre devant la
souffrance ». Le texte de cette communication a été publié dans Psychiatrie française,
numéro spécial, juin 1992, et dans la revue Autrement, « Souffrances », no 142,
février 1994.
3. Peter Kemp, Éthique et médecine, tr. fr. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Tierce,
1987.
12

Art, langage et herméneutique


1
esthétique

JEAN-MARIE BROHM, MAGALI UHL. – En admettant avec Kant qu’est beau


ce qui plaît universellement sans concept ou que, dès que l’on porte un
jugement sur des objets uniquement d’après des concepts, toute
représentation de beauté disparaît, peut-on soutenir à l’inverse qu’est laid
tout ce qui déplaît universellement sans concept ? En d’autres termes,
comment peut s’établir selon vous une discussion argumentée sur l’art et
l’esthétique, comment concevoir du point de vue de la critique du
jugement esthétique la tension paradoxale entre l’universel et le
singulier ?
PAUL RICŒUR. – Je crois que, pour éclairer la question et diriger la réponse,
il faut se situer dans le travail de l’Universel, parce que là nous avons un
Universel que Kant, au début de la troisième Critique, oppose à l’Universel
du jugement déterminant 2. Ce dernier pose la règle, et l’expérience y est
subsumée : le cas est donc placé sous la règle. La situation inverse est en ce
sens exceptionnelle et incroyablement déroutante. C’est celle du jugement
esthétique ; ici tous les jugements sont singuliers, mais directement
singuliers, non pas par subsomption, mais par appréhension directe.
L’herméneutique de Gadamer 3 permet de donner toute sa force à mon sens
à cette position kantienne initiale de la singularité du jugement esthétique
« Cette rose est belle ». Singularité qui comporte l’idée de l’emprise sur
nous de la chose belle. Jusqu’à un certain point, l’idée d’emprise marque
une certaine rupture avec Kant en tant que mode de compréhension,
d’appréhension de la singularité. Mais ce qui continue de faire la force de
l’analyse kantienne, c’est qu’il y a néanmoins de l’Universel : Kant résiste
de toutes ses forces à l’idée que des couleurs et des goûts on ne discuterait
pas, ce qui enfermerait chacun dans son plaisir, dans son humeur. Or,
comment peut-il y avoir de l’Universel ? La grande force de la solution
kantienne, c’est d’avoir tout misé sur l’idée de communicabilité. La
communicabilité est la modalité de l’Universel sans concept ; il s’agit là
d’une sorte de traînée de poudre, de contagion d’un cas à l’autre. Et qu’est-
ce qui est ainsi communiqué ? Ce n’est ni la règle ni le cas, mais c’est le jeu
entre l’entendement et l’imagination. Chacun de nous revit cette espèce de
débat, de conflit, entre une règle et l’imagination, laquelle, dans le sublime
se trouve affectée par le débordement, par l’excès de l’objet sur la capacité
de l’inclure, tandis que dans le beau il y a une imagination de l’harmonie.
C’est cette contamination, cette traînée de poudre, qui entraîne les sujets
dans la communion, dans la participation à la même émotion.

Autrement dit, vous récusez le relativisme esthétique qu’on pourrait


soutenir par exemple d’un point de vue ethnologique ou anthropologique,
aussi bien dans le temps que dans l’espace ?
À première vue, on peut dire que la sociologie donne tort à Kant, parce
qu’il y a une historicité qui n’apparaît aucunement dans son analyse ; de
fait, en première analyse, l’histoire des styles et des goûts lui donne tort. En
deuxième analyse, cependant, celle-ci lui donne raison, parce qu’à longue
échelle, comme cela apparaît dans l’œuvre de Malraux, se révèle une
dimension de transhistoricité. Et cette transhistoricité consiste en somme
dans la permanence ou mieux la perdurance des œuvres d’art échappant à
l’histoire de leur constitution. Ce qui est bouleversant dans l’expérience
esthétique, c’est que, à la différence des phénomènes économiques et
politiques où le résultat est en quelque sorte proportionné à sa production, le
résultat est ici en excès sur sa production. On pourrait dire que l’œuvre d’art
échappe à l’histoire de sa constitution et c’est cette temporalité de deuxième
degré qui constitue la temporalité de la communicabilité. Cette
communicabilité transhistorique est l’équivalent rationnel de l’objectivité,
tant dans le beau que dans le sublime. Pour continuer dans cette voie-là, il
faudrait analyser la temporalité spécifique de l’œuvre, ce que n’a pas fait
Kant

Ce qu’a fait Heidegger…


Ce qu’a fait Heidegger, en effet, et avec lui toute la tradition herméneutique,
parce que celle-ci a été confrontée d’une façon beaucoup plus menaçante
que n’a pu l’être Kant à l’historicisme, au relativisme historique. C’est ainsi
que la reconquête du transhistorique sur l’historique constitue le bénéfice
post-kantien d’un retour à l’esthétique kantienne. On peut réfléchir sur
l’étrange statut de l’œuvre d’art, qui a peut-être un équivalent dans la
spéculation sur les anges et leur temporalité, laquelle n’est ni l’éternité
immuable de Dieu ni la précarité des choses humaines. Les médiévaux
avaient forgé à cet effet le concept de pérenne, de sempiternel. Il y a là plus
qu’une approximation, une sorte de parenté profonde entre le statut des
anges, dans la grande tradition médiévale mais aussi multiséculaire, et
l’idée d’espèce à un seul individu. Et en somme l’œuvre d’art est une
espèce à un seul individu.

Vous admettez par conséquent la notion de transcendance temporelle de


l’œuvre d’art ?
Oui, mais alors peut-être faudrait-il introduire une composante qui n’est pas
accentuée chez Kant, même si elle est souterrainement présente, à savoir le
rapport à un public, le rapport à un amateur, au sens fort du mot ; car c’est
du côté du récepteur de l’œuvre d’art que se révèle une autre historicité,
celle de la réception. C’est peut-être l’historicité de la réception que nous
pouvons le mieux déchiffrer, à la faveur de la constitution des permanences
à travers leur historicité : comme si l’œuvre d’art se créait un public
temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu’y a-t-il entre les deux ?
Réponse : la monstration, le fait qu’une œuvre d’art vise, par-delà
l’intentionnalité de son auteur, et en tant même qu’œuvre d’art, à être
partagée, donc d’abord à être montrée. On peut alors reprendre un à un les
arts pour montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa
capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il y aurait alors là
certainement à distinguer, comme l’a fait Henri Gouhier 4, entre les arts à un
temps et les arts à deux temps, ceux où l’existence de l’œuvre coïncide avec
sa création, la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l’existence de
l’œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création :
représentation théâtrale, exécution musicale, réalisation chorégraphique à
partir de l’écriture d’un livret, d’une partition, d’un script. On pourrait alors
se demander quel est le statut d’un ballet ou d’une partition musicale quand
ils ne sont pas joués, en attente d’exécution. C’est peut-être là, dans cette
capacité indéfinie d’être réincarné, et de façon chaque fois historiquement
différente, mais substantiellement et essentiellement fondatrice, que le
signifié profond du livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel.

La question que l’on peut se poser au fond est celle-ci : où est l’œuvre
d’art ? Quel est son lieu ontologique, où existe-t-elle ? Quand il n’y a pas
de réception, quand elle dort pendant des décennies, l’œuvre existe certes,
mais où ?
Je dirais qu’elle n’existe que dans sa capacité de monstration…
Par rapport à votre thèse sur la communicabilité, on constate du point de
vue de la monstration ou de la réception que toutes les grandes œuvres
d’art ont été incommunicables d’une certaine manière ou n’ont pas été
reçues au départ…
Oui, c’est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans la
réception ; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique à l’œuvre
d’art : son caractère prophétique, en ce sens que, faisant rupture avec les
valeurs d’utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l’œuvre
d’art s’affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s’épuise dans
l’historique. C’est la capacité de transcender l’utilitaire immédiat qui
caractérise l’œuvre d’art dans cette capacité de réinscription multiple et
indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du
sempiternel est dans le retrait du livret et du script, mais l’épreuve
temporelle est dans la monstration. La capacité d’une monstration sans
cesse renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue
le lien entre le sempiternel et l’historique ; c’est peut-être là la marque
temporelle la plus prégnante de l’œuvre d’art.
Le problème est de savoir s’il peut y avoir une création qui ne soit pas une
anticipation de sa propre réception. C’est le problème posé par le journal
intime, en particulier le journal intime de Pepys qui était destiné à lui-
même ; c’est là un cas extrême et très douteux, puisque l’œuvre a été
préservée pour être publiée. Est-ce que l’idée du génie méconnu n’est pas
aussi un cas limite et comme le négatif d’une attente déçue ou d’une attente
en différé ? Il y a une sorte de Nachträglichkeit, comme un « après coup »
qui marque finalement la victoire de la monstration sur le méconnu. À vrai
dire, si un artiste restait totalement méconnu, nous ne le saurions pas !
N’entrent en effet dans la gloire commune que ceux qui finalement, plus
tard, ont été re-connus. Et cette re-connaissance tardive est une autre façon
d’ailleurs de vaincre la temporalité au niveau de son déroulement. Une
rupture de la succession résulte de cette anticipation rétrospective qui fait
que c’est au futur antérieur que la création aura été temporellement reçue :
il aura été vrai que cette œuvre avait la destination de la monstration et donc
de la rencontre et de la reconnaissance.

Vous avez distingué dans vos propres travaux une herméneutique de


l’archéologie et une herméneutique de la téléologie, une herméneutique
réductrice – par exemple psychanalytique – orientée vers le régressif,
l’infantile, l’archaïque, et une herméneutique amplifiante – par exemple
phénoménologique – attentive au surplus de sens et orientée vers un telos
de complétude signifiante pour reprendre votre expression 5. Comment
situez-vous cette opposition par rapport à une herméneutique de l’œuvre
d’art ?
Je n’ai pas poursuivi cette ligne-là qui relevait d’un débat avec la
psychanalyse. Je soutenais, d’une part, que le domaine de la psychanalyse
s’était creusé sous, derrière en quelque sorte, remontant toujours vers le
plus primitif, le plus archaïque, le plus sauvage, le plus inchoatif et, d’autre
part, que le sens n’est complet que lorsque les figures de l’esprit se
dépassent l’une l’autre par une sorte de reprise orientée vers un plus. J’avais
pris l’exemple de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel parce qu’on a là
le modèle d’une compréhension où le sens d’une figure est dans la figure
suivante. Le lien d’une figure à l’autre semble contingent, mais une fois que
la figure suivante est apparue, elle devient rétroactivement nécessaire. Il
apparaît inscrit dans la figure précédente que la suivante sera telle qu’elle
est. Cela permet alors certainement de jouer sur une dialectique que j’avais
appelée autrefois la dialectique du soupçon et de l’amplification, mais je ne
suis pas sûr qu’elle soit universelle. Je l’avais appliquée au cas le plus
favorable, celui de l’Œdipe de Sophocle : son sens ne se réduit pas au
drame de la sexualité, de l’inceste et du parricide, mais procède de l’histoire
de la reconnaissance ; c’est la tragédie de la vérité, donc à la fois la
rétrospection vers l’origine, mais aussi la marche en avant vers
l’éclaircissement, vers la catharsis, l’illumination (je pense d’ailleurs qu’il
faut traduire catharsis par éclaircissement, autant que par purification au
sens médical ou mystique du mot). Alors, la compréhension herméneutique
consiste peut-être en cette capacité, au cours de l’histoire de la
compréhension, d’engendrer du sens nouveau, à la faveur de ce mouvement
de l’archéologie vers la téléologie. À son tour ce mouvement viendrait se
surmonter dans le transhistorique de la pérennité, de la perdurance. Telle
serait la persistance de l’œuvre d’art, capable chaque fois d’engendrer le
dépassement de l’archéologique dans le téléologique.

N’êtes-vous pas là en train de pointer le mystère de la création et de l’art


comme interprétation du monde ? On a pu interpréter l’œuvre d’art de
manière réductrice comme la réfraction, le produit, le reflet, la mimesis,
etc., de ce qui existe déjà, et là nous avons toutes les théories
sociologiques ou anthropologiques qui ramènent l’œuvre d’art aux
conditions de sa production : le marché, l’habitus, le champ social,
l’environnement socioculturel, les pulsions, voire l’air du temps ou la
mode. L’œuvre d’art serait ainsi l’expression de ce qui existe déjà. Voilà
pour l’archéologie. Il semble que vous soyez plutôt dans la position
inverse, celle de la téléologie, où l’œuvre d’art est une fin, un avant, un
projet à faire advenir au sens où l’entend Ernst Bloch 6…
Pour revenir à Kant, il est frappant de constater qu’il a été fort embarrassé
pour situer le génie par rapport au jugement du beau et du sublime, parce
qu’il reste toujours quelque chose de rétrospectif dans le jugement de goût,
tandis que le beau crée du nouveau. Je me suis intéressé à ce problème, soit
à partir de la métaphore, soit à partir du narratif, sous le thème de
l’innovation sémantique. Dans les deux cas, l’idée surgit d’un sens nouveau
qui n’était pas là. Ainsi, la métaphore, c’est la capacité de produire un sens
nouveau, au point de l’étincelle de sens où une incompatibilité sémantique
s’effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour
produire une signification nouvelle qui n’existe que sur la ligne de fracture
des champs sémantiques 7. Dans le cas du narratif, je m’étais risqué à dire
que ce que j’appelle la synthèse de l’hétérogène ne crée pas moins de
nouveauté que la métaphore, mais cette fois dans la composition, dans la
configuration d’une temporalité racontée, d’une temporalité narrative.
Joindre ensemble des événements multiples, des causalités, des finalités et
des hasards, c’est produire une signification nouvelle qui est l’intrigue 8.
Chaque intrigue est singulière et elle a exactement le statut de l’œuvre d’art
selon Kant : la singularité capable d’être partagée.

Iriez-vous jusqu’à étendre cette fonction métaphorique de l’art à toutes


les formes d’art ? C’est ce que vous semblez suggérer en disant que
l’œuvre d’art peut avoir un effet comparable à celui de la métaphore :
intégrer des niveaux de sens empilés, retenus et contenus ensemble. Peut-
on étendre la notion de métaphore au-delà du trope ? Au-delà du langage
proprement dit ?
Au-delà du langage, mais aussi au-delà des figures de style. Ce qu’on peut
garder peut-être du métaphorique généralisé, au-delà du langage et du trope,
c’est la ressemblance, mais alors la ressemblance comme produit de la
métaphore. La métaphore ne recueille pas une ressemblance donnée, mais
par le fait qu’elle produit du sens, elle crée de la ressemblance là où il n’y
en avait pas. En somme, il y a génération de ressemblance. Un des très
beaux textes que j’avais commentés autrefois, La Poétique d’Aristote,
souligne que bien métaphoriser, c’est avoir un coup d’œil sur la
ressemblance. Ce coup d’œil sur la ressemblance donne à lire la
ressemblance là où on ne la voyait pas. En somme, elle crée de la
ressemblance qu’on ne peut plus ne pas voir.

Admettez-vous la fonction mimétique de l’art ?


À condition de bien distinguer mimesis de copie. Il y a là en effet tout un
poids historique. Kant le dit lui-même à propos du génie lorsqu’il distingue
Nachahmung et Folge, imitation servile et héritage exemplaire. Il ne faut
pas, dit-il, répéter les Anciens, mais les suivre. L’idée de suivre – nous
n’avons pas de mot d’ailleurs en français, sinon celui de suivance –
s’oppose ici à la notion de répétition. La notion de copie a obstrué la
réception du concept grec de mimesis. Quand Aristote dit que l’intrigue est
une mimesis de l’action, c’est une mimesis créatrice. Les personnages
historiques deviennent des protagonistes de l’intrigue, ils sont donc
surélevés au-dessus de leur rôle empirique et deviennent les figures
constitutives d’une intrigue ; ils sont métaphorisés, configurés en même
temps que l’histoire racontée : il y a configuration des personnages à la
mesure de la configuration de l’histoire à laquelle ils contribuent. Pourrait-
on étendre ce trait à la totalité des arts ? Il y a certainement un art qui n’est
pas mimétique, c’est la musique. Quoique, à la limite, ne pourrait-on pas
dire qu’à chaque pièce d’art correspond un mood ? L’œuvre d’art se réfère
en effet à une émotion qui a disparu comme émotion, mais qui a été
préservée comme œuvre. On pourrait donc dire que chaque pièce de
musique crée un mood, qui est son humeur propre. Des tonalités affectives,
des Stimmungen, étaient comme dormantes, elles sont maintenant non
seulement actualisées, mais créées : chaque pièce de musique engendre sa
chaîne de tonalités, son mouvement de moods, d’humeurs. En ce sens, il y
aurait un rapport mimétique où l’accent serait mis sur la production d’une
humeur qui n’existait pas dans l’expérience de la nature. Je pense sur le
moment à Olivier Messiaen, à son Saint François d’Assise et à sa recréation
des chants d’oiseaux. Là, nous avons un exemple parfait de mimesis
créatrice et recréatrice, qui fait que nous serions plutôt enclins à entendre
les chants d’oiseaux comme transfigurés par leur mise en musique, par le
passage par un registre de sons qui transfigure le bruit. Le chant des oiseaux
est peut-être déjà en lui-même une sorte de règne intermédiaire entre le
bruit et le son, mais il est justement arraché au monde des bruits et élevé au
niveau du son pur. Dans Stimmung, il y a Stimme, la voix… En anglais il y
a une expression : attunement. En français, on pourrait dire : mettre au
même ton, mise en écho de tonalités, harmoniser, accorder. Il y a chez
Messiaen une sorte de mise en accord du chant des oiseaux avec la
recréation musicale. On peut aussi repérer dans la dénomination de
certaines pièces de musique un rapport allusif et non descriptif à des êtres, à
la faveur de la recréation même du sens, on parlerait de transfiguration plus
que de refiguration du sens : La Mer de Debussy, Concerto à la mémoire
d’un ange d’Alban Berg, Pelléas et Mélisande de Schoenberg ; il y a
chaque fois une allusion à la nature cosmique, à une situation émotionnelle,
à un être. Ce serait là la forme extrême de la métaphore généralisée. On
rencontre le même problème avec des peintres comme Constable, Turner ou
Ruisdael, avec l’évocation des paysages, des orages, des marines.

Là, il y a quand même de la figuration tandis que dans la musique il est


difficile de parler de figuration…
Sinon figuration des moods, des humeurs, mais qui sont tellement labiles,
faute d’être dites et par défaut d’adéquation du langage. C’est la musique
qui prend en charge l’effectuation sonore du mood que chaque pièce
possède : une certaine humeur, et c’est à ce titre qu’elle instaure en nous
l’humeur ou la tonalité correspondantes. La musique ouvre en nous une
région où vont pouvoir être figurés des sentiments inédits et être exprimé
notre être affecté. Comme je le soulignais dans La Critique et la
conviction 9, la musique nous crée des sentiments qui n’ont pas de nom ; elle
étend notre espace émotionnel, elle ouvre en nous une région où vont
pouvoir figurer des sentiments absolument inédits. Lorsque nous écoutons
telle musique, nous entrons dans une région de l’âme qui ne peut être
explorée autrement que par l’audition de cette pièce. Chaque œuvre est
authentiquement une modalité d’âme, une modulation d’âme.
Pour revenir à Messiaen qui est un compositeur majeur, il est frappant de
constater que la plupart de ses partitions portent une dénomination
transcendantale, religieuse, mystique, voire cosmique. Or, quand on fait
écouter ces pièces à des profanes qui ne sont pas nécessairement
croyants, qui peuvent même être agnostiques, il n’y a pas nécessairement
cette évocation voulue par Messiaen. Autrement dit, quel est réellement le
pouvoir expressif, descriptif, allusif de la musique qui semble passer par
la médiation du langage poétique ? N’est-ce pas ce pouvoir évocateur du
langage qui donne après coup un sens à la musique ou même une
expression ? On sait que Stravinski par exemple a soutenu que la
musique était par essence impuissante à exprimer quoi que ce soit : un
sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la
nature, etc., mais était donnée à la seule fin d’instituer un ordre dans les
choses, y compris et surtout entre l’homme et le temps. La musique ne
serait donc ni une peinture des émotions humaines ni une description
phénoménologique du monde, mais l’organisation de rapports temporels
entre des hauteurs de notes, des tonalités, des rythmes, des phrases
mélodiques. C’est précisément, ajoutait Stravinski, cette construction, cet
ordre atteint qui produit en nous une émotion d’un caractère tout à fait
spécial, qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et nos
réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait
mieux préciser cette sensation produite par la musique qu’en l’identifiant
avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes
architecturales. Goethe le comprenait bien qui disait que l’architecture
est une musique pétrifiée. Si l’on accepte cette thèse que la musique est
un pur univers sonore, une construction ordonnée entre l’humain et le
temps, ne faut-il pas admettre qu’elle n’a plus rien à voir avec le sens ?
En tout cas pas le sens dénommé. Prenons le cas de Messiaen par rapport à
la signification mystique. Cette mystique est par son écriture le chemin
propre de Messiaen, mais celui qui l’entend l’accompagne jusqu’à un
certain point, bien que Messiaen n’ait jamais songé à convertir quiconque.
Sa musique introduit dans une région sonore capable d’une mystique ; et
c’est bien suffisant : c’est le lieu de rappeler que l’esthétique n’est pas de
l’ordre de la prédication. La musique se tient au seuil de la mystique ; et si
l’on se penche sur ce seuil, tout le monde ressent la distance énorme qui se
creuse par rapport à la mondanité, à plus forte raison par rapport aux
valeurs marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d’abord le seuil
minimal de la rupture avec l’utilitaire. Une chaise posée sur une estrade, du
moment qu’on ne s’assied pas dessus, est une œuvre d’art, une bouteille
posée sur une étagère également. Le fait même de l’intouchable, de
l’inutilisable, opère la rupture dans l’utilitaire même. Là réside le seuil
minimal. À l’autre extrémité, on aurait le seuil extrême d’ouverture sur
d’autres régions comme le sacré. On peut très bien admettre l’idée d’un
spectre ouvert depuis les frontières de l’utilitaire jusqu’aux frontières
d’autres régions comme le religieux, le sacré, le mystique.

Pensez-vous que l’art puisse être effectivement un chemin d’accès à la


transcendance divine ?
Oui, mais sans contrainte, sans injonction.

Par cheminement interne ? C’est le cas de Messiaen ?


On n’est pas obligé de partager la motivation de sa composition, même s’il
y a pour le créateur une adhérence complète de sa motivation à sa
composition. Et l’amateur n’est pas forcé de répéter son chemin. La
suivance n’est pas ici de l’ordre de l’imitation de sa motivation. Prenons un
cas intermédiaire : la tonalité maçonnique de Figaro. On n’est pas du tout
forcé de partager cette religiosité rationalisante et de suivre un chemin qui
n’est pas le sien. Je prends l’exemple d’un théologien que j’admire, Karl
Barth, qui mettait Mozart au-dessus de Bach. Bach était intentionnellement
religieux, Mozart non. Mais on peut écouter Mozart avec une ferveur qui
révélera en nous des motivations religieuses. Bach constitue le seuil en
quelque sorte, franchissable ou non, de l’esthétique religieuse. Kant, lui,
avait admis un autre seuil : celui de l’éthique par le sublime. Dans le
sublime, notre imagination est débordée par l’excès, quantitatif ou
dynamique ; mais nous sommes à l’abri, c’est-à-dire que nous réaffirmons
notre supériorité morale face à la supériorité des forces qui nous
écraseraient si nous leur étions livrés. Mais on peut dire aussi qu’une
tonalité éthico-religieuse est évoquée par le « Ciel étoilé au-dessus de nos
têtes ». Le sublime a aussi une valence potentiellement religieuse, mais pas
expressément ni nécessairement.

Vladimir Jankélévitch note à propos de la musique une autre forme de


seuil : celui du mystère, de l’inexprimable qui renvoie au travail sans fin,
inlassable, inépuisable du langage pour dire ce qui ne peut se dire ou se
dire que par allusion, suggestion, allégorie, métaphore. Le mystère
musical, écrit-il, n’est pas l’indicible mais l’ineffable. C’est la nuit noire
de la mort qui est l’indicible, parce qu’elle est ténèbres impénétrables et
désespérant non-être, et parce qu’un mur infranchissable nous barre de
son mystère : est indicible, à cet égard, ce dont il n’y a absolument rien à
dire, et qui rend l’homme muet en accablant sa raison et en médusant son
discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a
sur lui infiniment, interminablement à dire : tel l’insondable mystère de
Dieu, tel l’inépuisable mystère d’amour, qui est mystère poétique par
excellence 10. Pensez-vous que l’art soit une manière d’accéder à cette
frontière de l’indicible ou de l’ineffable, la mort, l’amour, l’expérience
mystique et peut-être encore d’autres régions similaires, ce qui
soulignerait la fonction uchronique et utopique de l’art ?
L’ineffable a un caractère d’incohésion, d’indifférenciation qui est
justement surmonté par l’œuvre d’art. Celle-ci est certes structurée
autrement que dans le langage, mais elle est structurée ; et en ce sens
chaque œuvre d’art a la singularité de sa structuration. Dans les pages que
j’ai consacrées à l’expérience esthétique à la fin de La Critique et la
conviction, j’ai surtout insisté sur ce caractère structuré singulier, le fait que
chaque œuvre est la résolution d’un problème. On peut reprendre ici les
analyses de Merleau-Ponty sur Cézanne 11. Dans la peinture, le problème est
lui-même singulier : c’est la conjonction, dans une même requête, entre la
couleur, la forme et la lumière, et cette combinatoire est chaque fois
singulière. Ce qui me paraît ineffable, je le mettrais non pas dans chaque
peinture, mais dans ce qui l’a provoquée, à savoir, si l’on prend l’exemple
de Cézanne, dans ce retour permanent sur l’objet de la peinture, comme s’il
y avait un inépuisable à dire. Il y a une sorte d’approximation tenace, à la
faveur d’une autre perspective, d’un autre profil, chaque fois différents.
Ainsi le signifié « Montagne Sainte-Victoire », si l’on peut dire, est une
exigence de signifier plus. J’insisterais là sur l’injonction ineffable et
l’effectuation chaque fois singulière. C’est une analyse que j’avais trouvée
admirablement faite par Granger à propos de l’algèbre de Pascal 12. Le nom
propre est le nom de la singularité de la résolution du problème. Nous
retrouvons là l’affirmation initiale : cette singularité de la résolution d’un
problème, qui apporte une réponse singulière à un défi singulier, est
éminemment communicable. Nous compensons le défaut d’universalité de
la résolution singulière du problème par la communicabilité. Il y a
évidemment un parallèle avec Kant, quand il souligne que c’est le jeu de
l’entendement et de l’imagination qui est communicable. Et dans le cas de
la résolution d’un problème, on peut dire que c’est le jeu du défi et de la
solution.

On peut aussi entendre autre chose dans ce que vous venez de dire à
propos de Cézanne. Quel est en effet ce besoin de sans cesse reprendre ces
approximations de l’objet peint ? N’est-ce pas la question thématisée par
Husserl du flux des Abschattungen, des faces, des esquisses, des profils,
des silhouettes dans un horizon temporel de perception ? L’œuvre d’art
serait-elle alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat
noématique, du côté de l’objet transcendantal, ou de la noèse, du côté de
l’intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement cette relation entre
l’objet visé et la visée de l’objet qui pourrait définir l’œuvre d’art ?
Je voudrais aborder cette question-là par son équivalent linguistique, à
savoir qu’une linguistique de type saussurien, binaire, ne fonctionne pas.
Signifiant et signifié, c’est l’envers et l’endroit du signe. Il faut une
sémiotique à trois termes : signifiant, signifié, référent. C’est la demande du
référent qui n’est jamais épuisée par le binaire signifiant-signifié.

Est-ce que ce référent est un imaginaire, au sens où l’entendent par


exemple Sartre et une certaine tradition phénoménologique, et l’accès au
référent passe-t-il nécessairement par le langage ?
Je veux dire que le référent est extérieur au signe, mais il y a plusieurs
modes d’extériorité. C’est peut-être dans la nature de l’extériorité qu’est le
problème. Dans la peinture, vous avez des paysages, des portraits, des sujets
intimistes, des motifs allégoriques, des compositions abstraites, etc. Prenez
par exemple Poussin, c’est un exemple remarquable parce qu’il entremêle
constamment des figures chrétiennes, des figures païennes et des paysages.
La demande de sens vient ici de l’enchevêtrement de multiples référents
dont les uns sont littéraires, mythologiques, bibliques, les autres
naturalistes, avec une sorte de contamination mutuelle, parce que la nature
devient à la fois païenne et biblique, et réciproquement les figures
mythologiques et bibliques sont investies dans la nature. Pour en revenir au
rapport avec le langage, ce n’est pas sans une certaine culture verbale que
l’on peut appréhender ce genre d’œuvres. Ne faudrait-il donc pas poser la
question autrement : peut-on imaginer des arts chez des êtres qui n’auraient
pas de langage ? Est-ce que seuls des êtres qui ont pu signifier par mots et
par phrases ont pu avoir l’idée de l’iconicité du fantasmatique, de sa valeur
référentielle et pas seulement signifiante interne, de renvoi à autre chose ?

La musique est finalement le cas limite. La plupart des musiciens en effet


ne sont pas dans le langage, ils sont dans l’organisation du son. C’est
peut-être le rapport entre le signifié et le son qui est le cas limite.
Oui, mais il faut aussi prendre tous les arts ensemble. Il y a la musique
parce qu’à côté il y a la peinture, le théâtre, etc. Dans la symphonie des arts,
il y a des gradations où le langage va decrescendo depuis le roman, le
théâtre, le narratif, jusqu’à la musique, en passant par la peinture, la
sculpture, les arts intermédiaires. Il restera toujours au langage cette
supériorité qu’il nous permet de parler sur la musique. Alors y aurait-il des
arts, y compris la musique, sans la capacité réflexive du langage, qui est
d’essayer de donner des noms à ces humeurs dont nous avons parlé ? Nos
émotions en effet sont aussi le produit d’une grande littérature de
dénomination, d’exploration et aussi de structuration des passions, comme
l’ont souligné Descartes ou Spinoza, qui consiste non seulement à les
dénommer, mais aussi à les mettre en ordre et éventuellement à les dériver
dans le cadre d’une grande systématique.

C’est ce que vous appelleriez la « refiguration », qui exprime la capacité


pour l’œuvre d’art de restructurer le monde du lecteur, de l’auditeur ou
du spectateur en bousculant son horizon, contestant ses attentes,
remodelant ses humeurs en les retravaillant de l’intérieur, ce que vous
nommez si justement « le pouvoir de morsure de l’œuvre sur le monde de
notre expérience » ?
Ce travail n’est-il pas absolument parallèle dans le langage à ce qui se fait
hors du langage par les arts non transcriptibles en langage comme la
musique essentiellement, mais aussi à des degrés divers la peinture et la
sculpture ? La possibilité de « parler sur » appartient sans doute au caractère
de signifiance attaché à des signes verbaux et des signes non verbaux, et à
leur capacité de s’interpréter mutuellement. La musique donne peut-être à
penser en donnant à parler. Le travail de critique musicale nous aide au fond
à comprendre non seulement comment une œuvre est structurée, mais
comment elle structure les sentiments, et à essayer de dénommer les
sentiments ainsi créés : qu’est-ce qui, dans notre langage, nous demandons-
nous, serait le plus approchant de la singularité de cette humeur-là ?

Leoš Janáček dit en substance que là où manque la parole, commence la


musique, là où s’arrêtent les mots, on se met à chanter…
C’est encore là une manière de dire, car c’est aussi une marque du langage
que les mots manquent : il s’agit d’un manque dans le langage. Peut-être
tous les arts sont-ils aussi en manque d’une autre façon.

De quoi ?
Probablement de l’impulsion créatrice qui est ce que nous appelons
l’ineffable, l’informe, qui ne va être que partiellement épuisé par les formes.
La mise en forme est à la fois une avancée, mais en même temps un défaut
par rapport à ce qui veut être dit. Quelque chose demande à être figuré,
composé, structuré. Quoi ? On peut prendre des noms dans d’autres
registres des sciences humaines, comme l’éthique, le religieux, etc. Il
resterait l’intraduisible dans aucune autre espèce de langage qui ne serait
pas l’un de ceux-là.

Vous admettez cette notion d’intraduisible absolu qui serait peut-être cet
imaginaire transcendantal ? Peut-on le concevoir philosophiquement ?
Sinon que par le manque, l’être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette. Il y
a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld qui est plus que
morale : c’est l’être-en-dette, qui est aussi lié à l’être qu’il appelle gefallen,
c’est-à-dire borné dans son être situé.

Finalement, par rapport à ce que dit Wittgenstein : « Ce dont on ne peut


13
parler, il faut le taire » ; ne peut-on pas soutenir l’inverse par rapport à
l’intraduisible : ce qui ne peut se dire, il faut essayer sans cesse de le
dire ?
Oui, vous évoquez la conclusion du Tractatus, c’est-à-dire un type de
discours fermé qui dénomme à la fin son propre manque. Mais Wittgenstein
explore aussi le langage ordinaire, la mystique, la morale. Il y a d’autres
jeux de langage possibles. Dans le Tractatus, il n’a joué que d’un seul, celui
qui est parfaitement structuré dans le théorétique pur par : « Cela est le
cas. » La clôture de ce discours se dénomme elle-même à la fin par le
silence ; mais ce silence peut être brisé par un autre type de discours, par
Wittgenstein lui-même, qui n’a cessé en effet de parler… Et le Tractatus
devient ainsi une sorte d’îlot fermé dans une mer de discours.

Vous venez d’évoquer les notions de manque, d’absence, de silence.


Comment voyez-vous l’instauration par l’œuvre d’art de cet autre que le
silence, de cet autre que l’absence ?
C’est l’œuvre d’art elle-même. La musique précisément rompt le silence,
même si elle crée aussi du silence. Elle se détache sur du silence et elle
révèle en quelque sorte le silence, à la fois interstitiel et environnant, et
peut-être y reconduit-elle par le sentiment que tout n’est pas dit en cette
œuvre, puisqu’il y aura d’autres œuvres. On pourrait même dire que l’artiste
est l’unité de multiples œuvres : ce qui n’est pas dit dans l’une est dit dans
l’autre. L’identité du créateur se démultiplie, se fragmente et se recompose à
travers cette série qui constitue l’essai d’approximation d’un inépuisable.
On reconnaît d’ailleurs les œuvres ; on dit : c’est un Cézanne, c’est un
Monet. Les séries, c’est ce qui en fait l’intérêt, témoignent de l’identité du
créateur.

L’inépuisable c’est peut-être aussi l’inépuisable de l’identité-ipséité, celle,


pour vous citer, d’un « sujet capable de se désigner comme étant lui-
même l’auteur de ses paroles et de ses actes, un sujet non substantiel et
non immuable, mais néanmoins responsable de son dire et de son faire ».
Finalement ne reconnaît-on pas l’ipséité d’un Picasso bien qu’il ait
changé, lui aussi, d’une période à l’autre ?
J’avais tenté d’étendre au-delà de son lieu de naissance cette distinction
risquée des deux sortes d’identité, l’identité répétitive du même, de l’idem
ou de la « mêmeté », d’une part, et l’identité en construction de l’ipse,
d’autre part (distinction qui se repère par selbig et selbst en allemand, same
et self en anglais). J’avais d’abord pensé surtout à la construction narrative
de l’identité dans l’ipséité, mais je l’ai aussi appliquée à sa tenue de
promesse : je maintiendrai dans la « tenue ». N’y a-t-il pas aussi une tenue,
un maintien, qui fait qu’on reconnaît à une seule œuvre le même auteur ?
C’est une mêmeté intéressante, puisqu’elle est la mêmeté d’une suite en
nouveauté. Chaque œuvre est chaque fois une œuvre nouvelle, mais qui, en
recevant une suite, désigne l’ipséité du créateur…

Et peut-être aussi du récepteur ?


Comprendre, pour le spectateur ou l’auditeur, c’est aussi savoir faire le
trajet d’une œuvre à l’autre : le jeu de l’identité et de la pluralité dans la
composition d’une promesse à soi, d’un maintien dans la diversité. Il y a là
d’ailleurs un aspect éthique. « Je maintiendrai », c’est une promesse tenue,
en tout cas un dessein poursuivi, une fidélité à soi-même, qui n’est pas une
imitation répétitive, mais une création fidèle à soi, une fidélité dans la
progression de la même promesse, dans la multiplicité de ses effectuations.
Cela fait penser à la question de l’uchronie ou de l’utopie. Finalement,
cette ipséité-là ouvre un monde, elle n’est pas simplement une manière
« d’habiter le monde » tel qu’il est. C’est cet autre monde-là qui est une
promesse presque eschatologique.
Je crois qu’il faut maintenir le mot « monde » : il désigne une possibilité
d’habiter, ou une habitabilité mise à l’épreuve. Un monde, c’est quelque
chose où je me trouve et que je peux habiter sous diverses modalités, selon
qu’il est hospitalier, familier, étrange, hostile. Les tableaux de désastres
marins, d’étendues de ciels, de déserts glaciaires montrent un espace où il
n’est pas possible de mettre un abri humain : ainsi est restitué à sa fragilité
l’acte d’habiter soumis à la vulnérabilité de l’être dans un monde hostile. La
notion même d’abri est intéressante pour l’habiter, parce que c’est le rapport
de la menace à la sécurité, en même temps la délimitation d’un espace
partagé entre un intérieur et un extérieur. Toute œuvre d’art répète peut-être
ce rapport de l’intérieur et de l’extérieur. En peinture, c’est aussi la
réflexion sur les marges, et le cadre est parfois interprété par certains
comme une fenêtre creusée : l’immensité du monde est comme découpée à
l’intérieur du cadre par une sorte de fente, de mise en abyme creusée dans
l’espace fermé du cadre. En refigurant notre monde, l’œuvre d’art se révèle
à son tour capable d’être un monde.

Cette notion de monde n’est-elle pas un peu trop « mondaine », à tous les
sens du terme ? Cela renvoie à la question de l’éthique évoquée
précédemment dont on peut se demander si elle fait partie d’un monde,
même si elle renvoie au monde ?
L’éthique a pour fonction d’orienter l’action, tandis que dans l’esthétique il
y a suspension de l’action et donc, du même coup, du permis et du défendu,
de l’obligatoire et du souhaitable. Je crois qu’il faut maintenir la catégorie
de l’imagination, qui est un bon guide. L’imagination c’est le non-
censurable…
Pour l’art ?
Oui, pour l’art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que des mises en
forme deviennent coutumières et se transforment en injonctions, en
« éthisant » en quelque sorte l’esthétique, il y a nécessité d’un moment de
rupture, de provocation, comme le montrent en musique les exemples de
Schoenberg, de Varèse ou de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion
de l’imaginaire, défini par cette capacité non censurée.

Quel est le rapport justement entre cette non-censure et la censure


potentielle de l’éthique qui suppose des interdits et des commandements
éthiques (« Tu ne tueras point »), alors qu’en principe il n’y a pas de
commandements esthétiques ?
Ce qu’il ne faut pas faire, c’est tirer une éthique d’une esthétique, ce qui est
la contrepartie de la libération de l’esthétique par rapport à l’éthique. De ce
point de vue-là, je dirais avec les médiévaux qu’il faut maintenir la parfaite
autonomie de chacun des grands Transcendantaux : le Juste, le Vrai, le
Beau. Et le Beau n’est ni juste ni vrai. D’accord pour que l’Être soit dit par
le beau, oui, mais justement il n’est pas dit sur le mode véritatif ni sur le
mode injonctif.

Vous n’êtes donc pas d’accord, semble-t-il, avec les postmodernes qui font
de l’esthétique une éthique et de l’éthique une esthétique, en particulier
avec toutes ces théories à la mode qui consistent à faire de la vie une
œuvre d’art, un chef-d’œuvre esthétique ?
En particulier avec toute l’esthétisation de l’interprétation nietzschéenne.
C’est là où je rejoins tout à fait les dernières positions de Derrida, si proche
de Lévinas maintenant, disant : « Il y a une seule chose qu’on ne peut pas
déconstruire, c’est l’idée de Justice. » Je crois vraiment que l’idée de Justice
est irréductible à toute idée esthétique. Alors, est-ce que l’esthétique peut
nous suggérer quelque chose concernant la Justice ? C’est peut-être cette
voie latérale que Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme distinct
du Beau. Toute esthétique n’est pas une esthétique du Beau. Dans la mesure
où toute beauté, en particulier par sa rupture avec l’utilitaire, nous élève,
elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que parce qu’elle
démontre que tout ne rentre pas dans l’ordre marchand. Cela a une
signification morale : la personne n’est pas un moyen mais une fin.
L’esthétique, en nous libérant de la dictature de l’utilitaire et de l’ordre
marchand, opère comme le début d’une conversion à l’autre que l’utilitaire
ou même que le plaisant.

Peut-on dire que l’art introduit à une « communauté pathétique », comme


le soutient votre collègue Michel Henry, ou à une communauté de Justes,
au sens lévinassien ? Dans certaines œuvres de Mozart, de Haydn, de
Beethoven, on sent bien cette nostalgie ou cette attente d’une
communauté humaine authentique.
Là, il faudrait corriger ce que j’ai affirmé précédemment en disant que
l’éthique est la régulation de l’action. Il ne faut pas séparer en effet
l’homme agissant de l’homme souffrant, le pratique du pathique. C’est
peut-être au point de l’articulation du pratique et du pathique que
l’esthétique a quelque chose à dire, comme l’a montré en particulier Michel
Henry, qui étudie finement les figurations en extériorité du pathique dans la
peinture, notamment chez Kandinsky. Ce que nous avons dit des humeurs
relève également du pathique. Peut-être serions-nous là dans la zone où
l’esthétique et l’éthique se recouvrent partiellement. Mais dans la mesure où
l’action humaine crée du souffrir par la violence, une pathétique peut-elle
être reprise par l’esthétique ? C’est la question qui a été soulevée à propos
de la Shoah. Il n’est peut-être pas possible de raconter par du narratif ou de
mettre en scène, mais on peut peut-être pleurer-chanter. On est alors dans
l’ordre du lyrique qui est le discours du pathique. Dans le langage, qui n’est
pas que pratique, il y a aussi le lyrique que l’on peut explorer comme le
récit du point de vue du temps. C’est le temps du fardeau, de l’usure, de la
tristesse du vieillissement, de la nostalgie de ce qui ne reviendra jamais, de
l’inquiétude de ce qui menace ou de ce qui ne viendra pas. Toute cette
pathétique de la temporalité se déploie dans cette zone de parenté et de
contamination éventuelle entre la lyrique verbale et l’expression picturale
ou musicale du pathique. Il y a aussi une création du pathique qui n’a pas
été vécu, du pouvoir souffrir autrement, et cela ajoute au pathique, au-delà
du déjà souffert. Par pathique il faut entendre de surcroît non pas seulement
le souffrir, mais aussi le jouir, ou plus largement l’éprouvé.

Pourquoi à votre avis les philosophes contemporains s’intéressent-ils


aussi peu à ce pathos, au sens large ?
Je pense que c’est par un poids excessif du politique sur l’éthique. Nous
sommes pourtant sans cesse renvoyés du côté de l’éthique par le fait qu’à la
fin de cet horrible XXe siècle, avec son cortège de victimes et de souffrances,
il y a surabondance du pathique effectif de l’histoire. D’autre part, on ne
peut pas se laisser enfermer dans la déploration, et c’est peut-être justement
aux arts de la prendre en charge.

On connaît la terrible interrogation : peut-on faire de la poésie, et plus


généralement de l’art, à propos de la déploration, notamment après
Auschwitz et Hiroshima ? Jusqu’à quel point l’art peut-il être déploratif ?
À condition qu’il reconduise au silence, au silence respectueux, on pourrait
dire au silence éthique, sans défaut ni excès esthétique. Il est vrai que nous
sommes là au seuil de l’indicible ; mais il faut bien le dire, pour qu’on ne
l’oublie pas. L’injonction de ne pas oublier doit bien passer par quelques
tentatives de transmettre, donc de dire.

Arnold Schönberg, dans Un survivant de Varsovie, écrit en 1947 après


les massacres de masse nazis en Pologne, est à la limite de ce qui est
dicible. À la fin, tandis que l’adjudant nazi glapit ses ordres
d’extermination : « Comptez ! Plus vite ! On recommence ! Dans une
minute, je veux savoir combien j’en livre à la chambre à gaz !
Recomptez ! » ; le chœur chante : « Écoute Israël, l’Éternel, notre Dieu,
est le seul Éternel. » Cette opposition entre la mort imminente et
l’affirmation de la foi en l’Éternel provoque une indicible émotion, à la
limite de la stupeur et du mutisme.
Mais quand vous dites « à la limite », c’est encore l’exploration des
frontières. Chostakovitch célèbre de son côté les victoires soviétiques où
l’on retrouve la veine beethovenienne de l’héroïsme, mais en même temps
on peut écouter ses symphonies sans penser spécifiquement à la « Guerre
patriotique ». C’est donc par la désingularisation qu’est universalisé le
singulier.

Finalement, d’après vous, toute grande œuvre d’art peut être


décontextualisée ou n’a pas besoin de son contexte, ni dans la création, ni
dans la réception ?
Elle transcende son contexte de production. Je pense à Marx dans les
premiers chapitres du Capital qui évoque Sophocle et Shakespeare avec le
sentiment qu’il y a là des œuvres qui ne sont pas entraînées dans le désastre
ou l’extinction des économies et des politiques dans lesquelles elles ont vu
le jour. On connaît aussi le célèbre passage de l’Introduction générale à la
critique de l’économie politique 14 où Marx montre le décalage entre la base
socio-économique de la société et la sphère artistique, et au sein de celle-ci
entre les différentes formes artistiques. « La difficulté, note-t-il, n’est pas de
comprendre que l’art grec et l’épopée sont liés à certaines formes du
développement social. La difficulté, la voici : ils nous procurent encore une
jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont
un modèle inaccessible. » En quelque sorte les œuvres d’art ont la capacité
de surmonter leurs propres conditions de production, de leur survivre et
donc de se rendre reconnaissables dans des contextes différents : la capacité
de se décontextualiser et de se recontextualiser, qui est peut-être la
meilleure approximation du sempiternel, est la capacité non seulement de
subir l’épreuve de contextes différents, mais aussi de créer des contextes
différents, de se recontextualiser. C’est la limite peut-être d’une sociologie,
mais est-ce que la sociologie ne peut pas penser aussi ses propres limites,
c’est-à-dire justement le caractère inépuisable de l’œuvre d’art, irréductible
aux rapports économiques de production et aux rapports politiques de
pouvoir ?

Vous avez écrit dans La Critique et la conviction que « l’une des


fonctions assurées autrefois par le roman – tenir lieu de sociologie – n’a
plus de raison d’être ». On pouvait admettre à partir de Balzac, Zola et
bien d’autres que le roman est une sociologie spontanée. Aujourd’hui, on
chercherait plutôt à faire l’inverse : la sociologie du roman. Comment
voyez-vous cela ?
J’ai été bien imprudent ! Je suis un peu mis dans l’embarras par cette
citation outrancière. La sociologie n’épuise sûrement pas son objet et le
roman continue peut-être d’exercer sa fonction ancienne. Il est vrai qu’il est
en concurrence avec les sociologies méthodiquement conduites. Je viens de
lire cet été Vie et destin de Vassili Grossman. Aucune histoire ou sociologie
de la guerre patriotique ne peut égaler cette œuvre, précisément quant aux
vies et à leur destin, c’est-à-dire rendre compte de l’expérience contingente
des personnages et du fait qu’il se crée un inéluctable, de par leurs choix
mêmes. Grossman s’est servi de toutes les ressources du roman tolstoïen,
c’est-à-dire des ramifications, des parentés, etc., pour pouvoir parler de la
Kolyma, de la déportation, des tranchées et des assauts furieux de
Stalingrad. Il pratique ainsi une sorte de coupe dans la Russie du début des
années 1940 que ne peut sans doute égaler aucune histoire, aucune
sociologie.
Peut-on même parler de sociologie de l’art ?
À l’instant, je pensais à la sociologie de la société. La sociologie de l’art ?
Je ne sais pas.

Finalement, la plupart des sociologies admettent que c’est la biographie


ou les conditions de vie de l’artiste, ou la situation sociale et les
déterminations socio-historiques qui expliquent l’œuvre. Ne serait-ce pas
plutôt l’inverse : l’œuvre qui expliquerait la biographie et les conditions
sociales ?
De ce point de vue-là, la catégorie qui m’a toujours paru suspecte, c’est
celle « d’influence ». Parce que c’est un point de vue rétrospectif. Une
œuvre se crée ses propres influences ; en choisissant dans son héritage, elle
découvre rétrospectivement dans l’écheveau des causalités pour exclure
celles qui seront mises hors jeu. Et le sociologue va se placer au moment où
ce regard rétrospectif a fait son œuvre. Il peut alors écrire : telle ou telle
cause étant donnée, telle œuvre en résulte. Mais il réécrit en prospective ce
qui a d’abord fonctionné en rétrospective, à savoir que la production
découpe en arrière de soi les conditions de sa production, celles qui font
partie de sa nouveauté.

1. Entretien réalisé par Jean-Marie Brohm et Magali Uhl dans le cadre de l’Institut de
recherches sociologiques et anthropologiques de Montpellier-III, publié par la revue
Prétentaine, no 6, « Esthétique », 1996.
2. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. fr. de Alexis Philonenko, Paris,
Vrin, 1993, p. 83 et 79.
3. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. fr. de Pierre Fruchon, Jean Grondin et
Gilbert Merlio, Paris, éd. du Seuil, 1996.
4. Voir par exemple Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris,
Flammarion, 1989.
5. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, op. cit.
6. Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977.
7. Paul Ricœur, La Métaphore vive, op. cit.
8. Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit.
9. Paul Ricœur, La Critique et la conviction (entretien avec François Azouvi et Marc de
Launay), Paris, Calmann-Lévy, 1995.
10. Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Paris, éd. du Seuil, 1983, p. 92 et 93.
11. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966 ; L’Œil et l’esprit,
Paris, Gallimard, 1964 ; La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.
12. Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1969
(rééd. Odile Jacob, 1988).
13. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. fr. de Pierre Klossowski,
Paris, Gallimard, 1961, p. 177.
14. Karl Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique in Œuvres,
Économie I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 266.
Liste et origine des textes

1. « J’attends la renaissance », entretien avec Joël Roman et Étienne


Tassin, revue Autrement, « À quoi pensent les philosophes ? »,
novembre 1988.
2. « Esquisse d’un plaidoyer pour l’homme capable », entretien avec
Arnaud Spire, L’Humanité, numéro spécial lors du 90e anniversaire, 21 avril
1994.
3. « Paul Ricœur : Agir, dit-il », entretien avec Éric Plouvier (ancien
journaliste et avocat au barreau de Paris), partiellement publié dans la revue
Politis, le citoyen, 7 octobre 1988.
4. « La Cité est fondamentalement périssable », entretien avec Roger-
Pol Droit (au moment de la sortie de Lectures 1. Autour du politique), Le
Monde, 29 octobre 1991.
5. « L’histoire comme récit et comme pratique », entretien avec Peter
Kemp (au moment de la rédaction du premier tome de Temps et récit, qui
prendra comme sous-titre L’intrigue et le récit historique), Esprit,
juin 1981, p. 155-165.
6. « Justice et marché. Dialogue entre Michel Rocard et Paul Ricœur »,
parti d’un projet d’ouvrage commun qui se serait appelé Le Philosophe et le
politique, ce dialogue entre Paul Ricœur et Michel Rocard s’est réduit à la
publication de cet entretien, faute de temps et de disponibilité de Michel
Rocard, Premier ministre de juin 1988 à mai 1991. Publié dans Esprit,
janvier 1991.
7. « Pour une éthique du compromis », entretien réalisé par Jean-Marie
Muller et François Vaillant, publié par la revue Alternatives non violentes
(ANV), no 80, octobre 1991.
8. « Quoi de neuf sur la guerre ? », entretien réalisé par Georges Guitton
pour Ouest-France le matin du 19 mars 2003 à Rennes, où Paul Ricœur
était accueilli par la Ville en tant que citoyen d’honneur. La guerre d’Irak
(troisième guerre du Golfe) venait d’être déclarée et l’entretien portait sur la
guerre. Le soir de ce 19 mars, l’ultimatum américain ayant expiré, les États-
Unis lancèrent à 21 h 37 leur premier missile sur Bagdad. La guerre sera
formellement déclarée par George Bush le lendemain, 20 mars 2003.
9. « Le mal est un défi pour la philosophie », entretien réalisé par
François Azouvi (à l’occasion de la sortie de Lectures 3. Aux frontières de
la philosophie), Le Monde, 10 juin 1994.
10. « L’éthique, le politique, l’écologie », entretien réalisé par Édith et
Jean-Paul Deléage pour la revue Écologie politique. Sciences, cultures,
sociétés, no 7, été 1993.
11. « L’éthique entre le mal et le pire », dialogue avec le Pr. Yves
Pélicier, psychiatre (dans le cadre des travaux du Laboratoire d’éthique
médicale et de santé publique de la faculté de médecine de l’université
Paris-V sous la dir. de Hervé Christian). Réalisé le 27 septembre 1994 à
Paris, il a été publié dans Éthique médicale ou bioéthique ?, Paris,
L’Harmattan, 1997.
12. « Art, langage et herméneutique esthétique », entretien réalisé par
Jean-Marie Brohm et Magali Uhl dans le cadre de l’Institut de recherches
sociologiques et anthropologiques de Montpellier-III, publié par la revue
Prétentaine, no 6, « Esthétique », 1996.
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