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Le Droit de résistance
L’institutionnalisation
du droit de
résistance chez
Fichte
Jean-Christophe Merle
p. 273-290
Texte intégral
Résistance et révolution
1 Le premier livre de Fichte qui l’ait rendu célèbre sous
son nom propre, et non pas à la faveur d’un anonymat
qui fit attribuer l’un de ses écrits (l’Essai d’une critique
1
de toute révélation de 1792 ) à la plume de Kant, sont les
Considérations destinées à rectifier les jugements du
2
public sur la Révolution française (1793) . C’est donc par
le biais d’un plaidoyer pour une variante radicale du
droit de résistance que Fichte aborde la question du
droit de résistance : le droit de faire la Révolution. Le
droit de résistance et le droit de faire la révolution se
distinguent manifestement entre eux en ceci que le
premier entend ne pas dénier fondamentalement à
l’Etat existant, fût-ce provisoirement, deux éléments
3
fondamentaux de son pouvoir légitime . Dans le cadre
de l’exercice du droit de résistance, l’Etat continue en
effet à constituer, d’une part, une instance tierce par
rapport aux sujets ou aux citoyens, un juge impartial et
objectif, et à détenir, d’autre part, une puissance
supérieure à celle de ses sujets, qui lui garantit
l’exécution de ses jugements. L’État est une auctoritas,
une puissance autorisée à exercer son pouvoir.
2 Dans les Considérations […] sur la Révolution française,
l’État d’Ancien Régime perd ces deux propriétés. En
effet, d’une part, la Révolution française a montré, dès
ses débuts, la faiblesse de l’Ancien Régime par rapport
au peuple, car, alors que pour Kant, la révolution ne se
produit qu’avec le procès de Louis XVI, Fichte ne met
pas en doute la réalité de la Révolution, dès la nuit
du 4 août. Implicitement, pour Fichte, la Révolution
s’accomplit avec l’abolition des droits et servitudes
féodales et la suppression des trois ordres. D’autre part,
les Considérations dénoncent la partialité de l’Ancien
Régime, qui contrevient aux droits à disposer de son
corps, de sa propriété et de son travail. Pour Fichte,
aucun être humain ne saurait aliéner
inconditionnellement et perpétuellement sa volonté par
un pacte de sujétion. Qui plus est, il est requis de tout
pouvoir qu’il recueille non seulement l’approbation de
la raison, mais aussi le consentement effectif de chaque
citoyen, et cela non pas seulement une unique fois, lors
de sa fondation, mais de manière constante. Nul ne doit
reconnaître de juge infaillible, sinon le tribunal de sa
propre conscience morale.
3 Pour autant, Fichte retrouve dans la faculté des hommes
à se regrouper spontanément en communauté les deux
propriétés perdues par l’État. La différence entre société
tout court et société civile (si importante pour Kant,
notamment dans les propositions 4 et 5 de l’Idée d’une
histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique)
s’estompe. Fichte reconnaît à chacun le droit de cesser
d’être le citoyen de son État, tout en continuant à
demeurer où il se trouve et en conservant sa propriété,
y compris sa propriété immobilière. En effet,
« si un individu peut sortir de l’État, plusieurs le
peuvent. Or ceux-ci rentrent, à l’égard les uns des autres
ou à l’égard de l’État qu’ils abandonnent, dans le simple
droit de nature. Si ceux qui se sont séparés veulent se
réunir plus étroitement et conclure un nouveau contrat
civil aux conditions qui leur conviennent, ils en ont
parfaitement le droit en vertu du droit naturel, dans le
domaine duquel ils sont rentrés. – Un nouvel État s’est
formé4 ».
L’éphorat
24 Fichte envisage deux possibilités. Il rejette la première,
qui consiste à prévoir que le peuple se réunisse
régulièrement pour se faire rendre compte par le
gouvernement du bilan de son administration. En effet,
cette solution est, à la fois, difficilement applicable dans
les grands États, génératrice de factions et facteur de
banalisation de cet acte.
25 La seconde solution est celle que Fichte retient et qui
constitue en même temps le second moyen d’éviter,
dans toute la mesure du possible, que la communauté,
comme dernière instance, n’intervienne de manière
injuste, et d’assurer également, dans toute la mesure du
possible, sa convocation dans les cas où l’exécutif a
commis des injustices. Cette solution est bien connue,
au-delà du cercle des interprètes de Fichte, grâce à la
critique que lui a adressée Hegel et, peut-être davantage
encore, me semble-t-il, grâce à la proximité qui existe
entre elle et la problématique du droit de résistance
26
classique, surtout celle de tradition protestante .
Toutefois, je suis en désaccord profond avec la majeure
partie des interprètes de Fichte, qui font de l’éphorat
une institution destinée à protéger la communauté,
alors qu’il s’agit en fait d’un élément d’une logique qui
vise à protéger l’individu contre les abus possibles de la
communauté. Par ailleurs, Fichte me semble présenter
au moins autant de divergences que de points communs
27
avec la tradition protestante . Après avoir rappelé les
princes à leur devoir par l’image d’un Dieu « rompant
les sceptres des meschans rois, & renuersant les
dominations outrageuses », Calvin met en garde les
sujets contre l’exercice d’une quelconque résistance
directe à l’injustice du prince, « car combien que la
correction de domination desordonnée soit vengeance
de Dieu : touteffois il ne s’ensuit pas pourtant, qu’elle
nous soit permise et donnée en main ». Il nous est bien
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plutôt imparti « d’obeir & de souffrir ». Toutefois,
Calvin ajoute aussitôt qu’il « parle tousjours des
personnes priuées », tandis que, s’il existe des
magistrats chargés de la
« defense du peuple, pour refrener la trop grande
cupidité et licence des Rois (comme anciennement les
Lacedemoniens auoyet ceux qu’ilz appeloyent
Éphores : & les Romains, leurs defenseurs
populaires : & les Athéniens, leurs
Demarches : & comme sont possibles, aujourd’huy en
chacun Royaume les trois estatz quand ilz sont
assemblez) »,
Auteur
Jean-Christophe Merle
Université de Tübingen.
Du même auteur
Questions au libéralisme,
Presses de l’Université Saint-
Louis, 1998
La réception des
communautariens en Allemagne
in De la société à la sociologie,
ENS Éditions, 2002
Remarques sur Fichte et la
philosophie populaire in
Popularité de la philosophie,
ENS Éditions, 1995
Tous les textes
© ENS Éditions, 1999
Le Droit de résistance
XIIe-XXe siècle