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ENS

Éditions
Le Droit de résistance

L’institutionnalisation
du droit de
résistance chez
Fichte
Jean-Christophe Merle
p. 273-290

Texte intégral

Résistance et révolution
1 Le premier livre de Fichte qui l’ait rendu célèbre sous
son nom propre, et non pas à la faveur d’un anonymat
qui fit attribuer l’un de ses écrits (l’Essai d’une critique
1
de toute révélation de 1792 ) à la plume de Kant, sont les
Considérations destinées à rectifier les jugements du
2
public sur la Révolution française (1793) . C’est donc par
le biais d’un plaidoyer pour une variante radicale du
droit de résistance que Fichte aborde la question du
droit de résistance  : le droit de faire la Révolution. Le
droit de résistance et le droit de faire la révolution se
distinguent manifestement entre eux en ceci que le
premier entend ne pas dénier fondamentalement à
l’Etat existant, fût-ce provisoirement, deux éléments
3
fondamentaux de son pouvoir légitime . Dans le cadre
de l’exercice du droit de résistance, l’Etat continue en
effet à constituer, d’une part, une instance tierce par
rapport aux sujets ou aux citoyens, un juge impartial et
objectif, et à détenir, d’autre part, une puissance
supérieure à celle de ses sujets, qui lui garantit
l’exécution de ses jugements. L’État est une auctoritas,
une puissance autorisée à exercer son pouvoir.
2 Dans les Considérations […] sur la Révolution française,
l’État d’Ancien Régime perd ces deux propriétés. En
effet, d’une part, la Révolution française a montré, dès
ses débuts, la faiblesse de l’Ancien Régime par rapport
au peuple, car, alors que pour Kant, la révolution ne se
produit qu’avec le procès de Louis XVI, Fichte ne met
pas en doute la réalité de la Révolution, dès la nuit
du  4  août. Implicitement, pour Fichte, la Révolution
s’accomplit avec l’abolition des droits et servitudes
féodales et la suppression des trois ordres. D’autre part,
les Considérations dénoncent la partialité de l’Ancien
Régime, qui contrevient aux droits à disposer de son
corps, de sa propriété et de son travail. Pour Fichte,
aucun être humain ne saurait aliéner
inconditionnellement et perpétuellement sa volonté par
un pacte de sujétion. Qui plus est, il est requis de tout
pouvoir qu’il recueille non seulement l’approbation de
la raison, mais aussi le consentement effectif de chaque
citoyen, et cela non pas seulement une unique fois, lors
de sa fondation, mais de manière constante. Nul ne doit
reconnaître de juge infaillible, sinon le tribunal de sa
propre conscience morale.
3 Pour autant, Fichte retrouve dans la faculté des hommes
à se regrouper spontanément en communauté les deux
propriétés perdues par l’État. La différence entre société
tout court et société civile (si importante pour Kant,
notamment dans les propositions  4  et  5  de l’Idée d’une
histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique)
s’estompe. Fichte reconnaît à chacun le droit de cesser
d’être le citoyen de son État, tout en continuant à
demeurer où il se trouve et en conservant sa propriété,
y compris sa propriété immobilière. En effet,
«  si un individu peut sortir de l’État, plusieurs le
peuvent. Or ceux-ci rentrent, à l’égard les uns des autres
ou à l’égard de l’État qu’ils abandonnent, dans le simple
droit de nature. Si ceux qui se sont séparés veulent se
réunir plus étroitement et conclure un nouveau contrat
civil aux conditions qui leur conviennent, ils en ont
parfaitement le droit en vertu du droit naturel, dans le
domaine duquel ils sont rentrés.  –  Un nouvel État s’est
formé4 ».

4 Les États peuvent alors s’imbriquer territorialement les


uns dans les autres, suivant en cela un principe non
territorial, et pour le moins incommode. Mais ce n’est
pas le point qui importe ici. D’ailleurs, Fichte souligne
que «  si enfin l’ancienne union n’a plus d’adhérents, et
si tous se sont volontairement tournés vers une union
nouvelle, la Révolution entière est légitimement
5
accomplie ». Ce ne sont pas les institutions, mais l’union
spontanée du peuple qui préserve de l’anarchie. La
liberté de quitter l’État garantit son impartialité et sa
justice, et dans le même temps l’État détient la puissance
suprême, puisqu’il est constitué par l’ensemble de
l’humanité, qui s’unit spontanément. Chez Fichte,
en 1793, le droit de résistance laisse la place à un droit
fondamental de quitter l’État. Il n’est plus question de se
limiter à un droit accordé pour les seuls cas de nécessité
et d’injustice flagrante. Par ailleurs, les hommes
continuent à jouir des deux avantages mentionnés
procurés par l’existence de l’État.
5 Fichte répond ainsi à ceux qui s’opposent au droit de
résistance au nom de la continuité de l’État. Lorsqu’on
prétend que renverser l’État établi revient à perdre les
deux avantages de l’État (son impartialité et la
supériorité de sa puissance), Fichte réplique que l’État
injuste a été le premier à faire acte d’impartialité et s’est
ainsi dissout lui-même. Par ailleurs, un prompt
rétablissement de l’État juste peut passer par la chute de
l’ordre injuste. Prétendre s’y opposer au nom de la
continuité de l’État ne ferait que retarder ce
rétablissement. L’argument de la continuité de l’État
n’est pas probant. Se distinguant de Kant sur ce point,
Fichte ne l’emploie jamais et demeure toujours fidèle au
droit de quitter l’État à tout moment. Cette sortie de
l’État se présente toutefois dès 1796 sous des traits aussi
tragiques que ceux de 1793 étaient favorables.

L’État protecteur contre l’injustice des


individus
6 Le droit de révolution de  1793, résistance radicale et
irrésistible de l’individu et de la communauté au
pouvoir injuste, se mue en effet, dans le Fondement du
droit naturel de  1796, en un système institutionnel
étatique destiné à protéger le citoyen de l’injustice qu’il
est toujours possible que la communauté exerce sur lui.
Il s’agit là d’un renversement complet d’alliance et de
perspective.
7 Le droit fichtéen consiste en la limitation mutuelle de la
liberté extérieure de tous selon une règle universelle, ce
qui se traduit par un partage du monde extérieur en
sphères d’activité individuelles et égales entre elles. Ces
sphères constituent la propriété individuelle au sens
large, incluant l’intégrité du corps et de la vie, le non-
asservissement à la volonté d’autrui, la disponibilité de
moyens pour agir de manière autonome, et notamment
de moyens de production, et enfin la jouissance du
produit de ses actions permises par la loi, notamment de
6
son travail . Par ailleurs, le droit ne peut faire
«  l’hypothèse  » de «  la moralité, mais seulement de
7
l’amour-propre », de l’égoïsme du peuple de démons
évoqué par Kant dans le Projet de paix perpétuelle. Toute
la «  Doctrine du droit  » fichtéenne (par quoi Fichte
désigne «  l’application systématique du concept du
droit  » mentionné) se présente comme la réponse à
l’unique question de savoir comment, face aux égoïsmes
individuels qui tendent à s’opposer à la limitation de
leur liberté, et donc à attenter à la propriété d’autrui,
faire respecter le droit de propriété originel de chacun.
8 La réponse commence par le droit de contrainte qui est
reconnu à chacun dans l’état de nature, dès lors
qu’autrui lèse ses droits. Mais l’exercice de ce droit de
contrainte n’est assuré que d’un succès très aléatoire  ;
l’état de nature ne reconnaît que le droit du plus fort, et
non pas celui de la justice. C’est pourquoi la
communauté reconnaît la tâche de «  réaliser une
puissance par laquelle, entre des personnes qui vivent
les unes à côté des autres, le droit, autrement dit ce que
toutes veulent nécessairement, puisse être obtenu par la
8
contrainte ». Tout le reste de la première partie du
Fondement du droit naturel, c’est-à-dire du texte publié
en  1796, avant la Doctrine du droit de Kant, y est
consacré, la seconde partie du Fondement ne paraissant
qu’une année plus tard et portant sur l’application non
systématique du concept de droit, c’est-à-dire sur les
différentes formes possibles de constitution, sur la loi
pénale, sur la répartition de la propriété et des métiers,
sur le droit de la famille et le droit international, chacun
de ces thèmes ajoutant une détermination empirique à
la pure «  Doctrine du droit  ». La question qui nous
intéresse ici occupe donc le cœur de la philosophie du
droit fichtéenne.
9 Il convient d’emblée de distinguer chez Fichte entre
deux communautés, d’une manière proche de la
distinction rousseauiste entre volonté générale et
volonté de tous, quoique seul le premier terme
apparaisse chez Fichte.
10 La première est définie par une loi, à savoir la «  loi de
contrainte  », définie comme suit. Tandis que «  chacun
subordonne la fin commune à sa fin privée » (hypothèse
d’égoïsme), «  la loi de contrainte est ainsi calculée  »
qu’elle produise une « action réciproque, [une] réunion
nécessaire des deux fins dans la volonté de chacun, et
cela en liant effectivement pour chacun son bonheur
9
avec la sécurité du bonheur de tous les autres ». Qui
lèse la propriété d’autrui ne doit pas en tirer avantage,
mais seulement inconvénient, et la personne lésée doit
obtenir réparation.
11 Encore faut-il assurer l’application de cette loi, et confier
cette tâche à des individus, car tant que «  cette volonté
n’est pas encore déposée et préservée quelque part, elle
n’est pas encore pourvue d’une puissance  », et
«  l’insécurité antérieure et la guerre de tous contre
10
tous » peuvent « réapparaître ». Il faut que la « volonté
générale soit pourvue d’une puissance […] face à
laquelle la puissance de chaque individu soit infiniment
11
petite  », bref qu’elle devienne «  pouvoir politique ».
Selon Fichte, «  la question semble d’elle-même obtenir
12
une réponse ». Cette puissance est celle de l’ensemble
des membres de la communauté, qui mettent leur
puissance en commun et se déclarent en faveur de cette
loi de contrainte par le contrat social.
12 La seconde communauté, ce sont ces mêmes membres,
toujours considérés sous l’hypothèse d’égoïsme déjà
évoquée, mais dont chaque membre suit sa propre
stratégie. Parmi les stratégies de cet égoïsme figure celle
qui consiste à ce que plusieurs s’unissent contre un seul
ou contre plusieurs membres plus faibles pour le (ou
les) opprimer grâce à leurs puissances réunies. Leur
volonté, dans ce cas, est certes leur volonté commune
d’oppresseurs, mais non pas la volonté générale, car les
opprimés n’ont nullement apporté leur consentement à
cette oppression. Ce n’est pas la volonté générale élevée
13
auparavant au rang de loi .
13 Il est alors nécessaire de dissocier les deux
communautés. Sinon, la communauté réelle se
retrouverait juge et partie. Fichte souligne que ce
raisonnement est
«  la stricte déduction qui, à [sa] connaissance, n’a
encore nulle part été produite, de l’absolue nécessité
d’une représentation, cela à partir de la raison pure, et il
montre que celle-ci est une disposition non seulement
utile et sage, mais est absolument requise par la loi
juridique, et que la démocratie [directe] […] est une
constitution qui non seulement ne constitue pas une
politique, mais est absolument contraire au droit14 ».

14 Il faut donc que «  la communauté aliène


l’administration de la puissance publique, la transfère à
15
une seule ou à plusieurs personnes particulières ». Les
personnes en question se retrouvent ipso facto exclues
de la communauté, et ne peuvent notamment pas
participer à ses votes.
15 Mais à cette puissance publique déléguée par la
communauté doit s’appliquer la même hypothèse
d’égoïsme qu’aux membres de la communauté pris
séparément ou dans leur ensemble. Pour prévenir l’effet
de cet égoïsme, il ne suffit pas d’assurer à vie à ces
administrateurs des conditions d’existence très
confortables, pour les rendre moins exposés à la
cupidité et à la corruption, comme le fait Fichte.
L’égoïsme ne connaît en effet pas de limites, ou du
moins pas celles de l’agrément. Fichte ne l’écrit pas,
mais le suppose implicitement, lorsqu’il en tire la
conséquence que « l’administrateur de la loi » doit être
16
« soumis à reddition de compte ». Cette disposition ne
constitue qu’une des variantes de la loi de contrainte,
laquelle est ici simplement appliquée à un échelon
supérieur. Nous avons là l’une des prémisses
nécessaires du droit de résistance classique, par lequel
j’entends le droit de résistance à un gouvernement
représentatif. Cette prémisse est la possibilité que le
pouvoir politique soit corrompu et injuste.

La protection contre l’injustice de second


degré exercée par l’État
16 Deux solutions classiques sont alors envisageables à ce
problème d’un degré supérieur. La première consisterait
à appliquer la même solution que précédemment. On
mettrait alors en place une instance d’un degré encore
supérieur, afin déjuger les litiges entre le gouvernement
et les particuliers victimes d’injustices. Mais, outre que
l’on ne ferait que repousser la difficulté d’un échelon, on
voit manifestement que l’échelon du gouvernement
perdrait son caractère déjugé, d’instance suprême, et
devrait se voir dépossédé de son pouvoir tout aussi
suprême, c’est-à-dire irrésistible. Un échelon supérieur
remplacerait seulement l’échelon du gouvernement, au
lieu de s’ajouter à lui, et le problème demeurerait
inchangé.
17 Pourtant, objectera-t-on, nos tribunaux constitutionnels
contemporains constituent une instance supérieure aux
parlements et aux gouvernements, sans pour autant
17
déposséder ceux-ci de leurs attributions . On songe ici
naturellement à la seconde solution classique au
problème de l’abus de pouvoir. La division des pouvoirs
telle qu’on la trouve chez Montesquieu, puis chez Kant,
est de nature fonctionnelle  : elle n’opère pas une
multiplication de pouvoirs et de niveaux de pouvoirs
identiques. Fichte rejette néanmoins cette solution car il
ne peut concevoir l’objet spécifique du pouvoir
législatif, puisque la volonté générale, la loi de
contrainte qui garantit le droit (défini plus haut comme
la limitation mutuelle des libertés extérieures à des
sphères égales entre elles), n’est pas susceptible de
changements. À l’État appartient seulement
d’«  expliciter et [d’] interpréter  » selon cette loi «  les
droits des individus aussi bien que […] la punition
18
infligée à celui qui outrepasse les siens », c’est-à-dire à
«  prendre des décrets qui, proprement, ne sont pas de
nouvelles lois, mais seulement des applications
davantage déterminées de l’unique loi fondamentale à
des situations empiriques particulières qu’il lui revient
de connaître ». Par ailleurs,
«  il est tout à fait vain, et ce n’est même possible qu’en
apparence, de séparer le pouvoir judiciaire et le pouvoir
exécutif […]. S’il est imposé au pouvoir exécutif de
mettre en œuvre sans discussion la sentence du pouvoir
judiciaire, c’est un pouvoir sans limites qui est entre les
mains du juge lui-même. […] En revanche, si le pouvoir
exécutif a le droit d’opposer son veto, il est lui-même
pouvoir judiciaire, et même en dernière instance, et à
nouveau les pouvoirs ne sont pas séparés19 ».

18 Dans nos régimes actuels, l’unité de l’Etat n’interdit pas


la séparation des pouvoirs. Pour Fichte, au contraire, ce
qui importe est l’unicité non pas de l’État, mais des
personnes qui décident en dernière instance. Car si cette
ultime instance n’est pas unique, on se retrouve selon
lui dans l’état de nature, où c’est le hasard et non la loi
qui décide. Si, en revanche, la ou les mêmes personnes
détiennent les trois pouvoirs, elles disposent de tous les
moyens d’appliquer la loi, dirigent l’État et ne
remplissent pas seulement une fonction. Donc si cette
ou ces personnes n’agissent pas conformément à la loi,
elles en sont pleinement responsables. Cette
responsabilité constitue la condition nécessaire de
l’exigence d’une «  reddition de comptes  » et constitue
également une prémisse du droit de résistance
classique.
19 Fichte propose une troisième solution. Celle-ci ne
découle nullement de la justification donnée pour
l’exigence de reddition de compte que je viens
d’évoquer et que Fichte formule ainsi  : «  Chaque
individu qui entre dans l’Etat doit être convaincu qu’il
lui est impossible d’être jamais traité contrairement à la
loi. Mais cette impossibilité n’existe pas si
l’administrateur de la loi ne peut être lui-même soumis
20
à reddition de compte .  » En effet, il découlerait
logiquement de cet argument que l’administrateur
devrait être responsable devant chaque individu. Or
Fichte tire une conclusion toute différente :
« Il faudrait que la communauté aliène l’administration
de la puissance publique, la transfère à une seule ou à
plusieurs personnes particulières, lesquelles cependant
resteraient responsables devant elle [i.e. la communauté,
et non chaque citoyen] de l’application de cette
puissance21 »,

20 cette communauté devant laquelle le pouvoir exécutif


est responsable est celle-là même qui recelait une
menace constante pour les droits de l’individu. Il s’agit
de la communauté réelle qui, par l’hypothèse de
l’égoïsme, est juge et partie à chaque fois qu’un individu
se plaint qu’elle attente à ses droits. Le pouvoir politique
indépendant qui a été institué pour éviter que cette
communauté soit à la fois juge et partie envers cet
individu, doit lui-même comparaître devant la
communauté. En dernière instance, c’est donc la
communauté qui tranche. L’institutionnalisation du
droit de résistance des individus semble donc échouer.
Le fait que Fichte prévoie que «  la détermination de la
manière dont en général la représentation devrait être
pourvue dans l’État, toute la partie de la constitution qui
concerne cet objet, doit être mise sur pied grâce à un
22
accord absolument unanime », ne change rien au fait
qu’une fois désignés par cette voie, ces représentants
peuvent abuser de leur pouvoir.
21 À ce grave bilan, Fichte ne connaît pas de remède
juridique radical. Le droit ne peut fournir que des
moyens d’atténuer ce bilan, à savoir d’éviter le plus
possible que la communauté ne soit juge et partie.
22 Le premier moyen consiste à déclarer la dissolution de
la communauté durant l’exercice du pouvoir exécutif
par les administrateurs. La communauté n’existe alors
plus en tant que telle, mais seuls demeurent des
individus, porteurs d’intérêts particuliers, dès lors que
la communauté a transféré le pouvoir politique aux
administrateurs. C’est seulement à cette condition que
23
les décisions de ceux-ci peuvent être sans appel .
23 Mais la communauté doit pourtant pouvoir «  juger les
24
administrateurs de la puissance exécutive »
responsables devant elle. Fichte prévoit par conséquent
qu’en cas d’injustice manifeste de la part du pouvoir
exécutif – ce qui commence déjà lorsqu’ils s’abstiennent
simplement d’appliquer la loi dans certains cas
particuliers, et va jusqu’aux agissements les plus
évidemment contraires à la loi –, « la communauté doit
se rassembler, [et que] tous les individus qui jusqu’à
maintenant sont seulement des personnes privées
25
doivent s’associer et former une communauté ». Un
obstacle s’oppose cependant à ce rassemblement. Seul le
pouvoir politique représente la communauté. Il est donc
aussi le seul à pouvoir convoquer ce rassemblement. Or
s’il est injuste, il ne le fera vraisemblablement pas, et
condamnera pour rébellion tout particulier qui tenterait
de le faire. Il est donc nécessaire qu’un mécanisme
constitutionnel garantisse que la communauté soit
convoquée.

L’éphorat
24 Fichte envisage deux possibilités. Il rejette la première,
qui consiste à prévoir que le peuple se réunisse
régulièrement pour se faire rendre compte par le
gouvernement du bilan de son administration. En effet,
cette solution est, à la fois, difficilement applicable dans
les grands États, génératrice de factions et facteur de
banalisation de cet acte.
25 La seconde solution est celle que Fichte retient et qui
constitue en même temps le second moyen d’éviter,
dans toute la mesure du possible, que la communauté,
comme dernière instance, n’intervienne de manière
injuste, et d’assurer également, dans toute la mesure du
possible, sa convocation dans les cas où l’exécutif a
commis des injustices. Cette solution est bien connue,
au-delà du cercle des interprètes de Fichte, grâce à la
critique que lui a adressée Hegel et, peut-être davantage
encore, me semble-t-il, grâce à la proximité qui existe
entre elle et la problématique du droit de résistance
26
classique, surtout celle de tradition protestante .
Toutefois, je suis en désaccord profond avec la majeure
partie des interprètes de Fichte, qui font de l’éphorat
une institution destinée à protéger la communauté,
alors qu’il s’agit en fait d’un élément d’une logique qui
vise à protéger l’individu contre les abus possibles de la
communauté. Par ailleurs, Fichte me semble présenter
au moins autant de divergences que de points communs
27
avec la tradition protestante . Après avoir rappelé les
princes à leur devoir par l’image d’un Dieu «  rompant
les sceptres des meschans rois,  & renuersant les
dominations outrageuses  », Calvin met en garde les
sujets contre l’exercice d’une quelconque résistance
directe à l’injustice du prince, «  car combien que la
correction de domination desordonnée soit vengeance
de Dieu  : touteffois il ne s’ensuit pas pourtant, qu’elle
nous soit permise et donnée en main ». Il nous est bien
28
plutôt imparti «  d’obeir &  de souffrir ». Toutefois,
Calvin ajoute aussitôt qu’il «  parle tousjours des
personnes priuées  », tandis que, s’il existe des
magistrats chargés de la
«  defense du peuple, pour refrener la trop grande
cupidité et licence des Rois (comme anciennement les
Lacedemoniens auoyet ceux qu’ilz appeloyent
Éphores  :  &  les Romains, leurs defenseurs
populaires  :  &  les Athéniens, leurs
Demarches  :  &  comme sont possibles, aujourd’huy en
chacun Royaume les trois estatz quand ilz sont
assemblez) »,

26 ceux-ci ont le devoir de «  s’opposer  &  resister à


l’intemperance ou [à la] cruauté des Rois, selon le
deuoir de leur office  », et s’ils négligent de le faire, ils
méritent d’être accusés de parjure car « malicieusement
ilz trahiroyent la liberté du peuple  », dont ils sont
pourtant les « tuteurs par le vouloir de Dieu ».
27 Par le choix du terme d’éphore, Fichte se réclame
clairement de cette tradition protestante, mais il me
semble qu’il ne le fait que pour mieux se démarquer,
sur au moins trois points essentiels, que j’indiquerai en
comparant Fichte au principal théoricien de l’éphorat
qu’est Althusius. Je commencerai toutefois par
mentionner les points communs. Chez Fichte comme
chez Althusius, les éphores représentent le peuple, qui
les élit  ; et ils convoquent le peuple, non pas dans sa
totalité toutefois, mais par ordre ou état
29
(Ständeversammlungen ). Comme Althusius, Fichte fait
obligation aux éphores de conseiller d’abord au prince
de renoncer à des mesures injustes, avant de tenter de
le contraindre à le faire.
28 Cependant, premièrement, Fichte n’entend investir les
30
éphores que d’une « puissance absolument négative »,
tandis qu’Althusius leur confère un pouvoir positif. En
cas d’abus de pouvoir de la part des «  magistrats
suprêmes », les éphores d’Althusius doivent « résister et
31
les empêcher d’exécuter » leurs décisions iniques,
notamment grâce à un droit de veto général. Ils peuvent
en outre abroger ou modifier tout décret des magistrats
32
suprêmes . L’éphorat devient donc une sorte de juge de
seconde instance, ce que Fichte rejette nettement,
33
comme nous l’avons vu . Remarquons qu’il est dans la
logique de l’attribution d’un pouvoir positif qu’Althusius
précise que
«  soient élus [éphores] ceux qui disposent d’un vaste
pouvoir [au sens territorial du terme  : ils doivent être
ducs, princes, comtes, ou avoir une quelconque
juridiction propre34] et de grandes richesses  ; car ainsi
ils peuvent mettre en œuvre plus de force et de
patrimoine en faveur du bien commun [, ..]35 ».

29 Chez Fichte, au contraire, l’éphore est choisi pour sa


36
sagesse et ses années de conduite exemplaire .
30 Deuxièmement, le système d’Althusius se rapproche de
la séparation des pouvoirs de Montesquieu. En effet,
«  les éphores ne peuvent accomplir aucun acte
administratif sans le consentement du magistrat
suprême, dans la mesure où celui-ci se meut dans le
37
cadre de ses compétences », de sorte qu’il existe une
réciprocité dans le contrôle qu’Althusius juge bénéfique
38
à l’Etat . Les magistrats suprêmes et les éphores
peuvent se neutraliser réciproquement, ce que rejette
naturellement l’adversaire de la division des pouvoirs
qu’est Fichte.
31 Cependant, troisièmement, les éphores peuvent déposer
39
les tyrans , sans bien sûr que la réciproque soit vraie (si
les éphores ne remplissent par leur devoir, c’est le
40
peuple et lui seul qui peut les limoger ). Mais, comme
Fichte le souligne déjà pour le pouvoir exécutif, tout
pouvoir positif, s’il a déjà commis des abus, tentera fort
probablement d’entraver toute procédure visant à
sanctionner ces abus, et essaiera notamment
d’empêcher le peuple de se rassembler. Le pouvoir
négatif de l’éphorat vise à permettre que ce
rassemblement ait lieu malgré tout.
32 Ce serait cependant oublier la prémisse d’égoïsme que
de croire que l’éphorat convoquera toujours le peuple
41
dans les cas où il le doit, et seulement dans ces cas-ci .
En effet, pour toutes sortes de motifs égoïstes, l’éphorat
peut soit, 1) s’allier avec l’exécutif pour ne pas
convoquer la communauté, alors même que l’exécutif a
commis une injustice, soit, 2) au contraire, convoquer le
peuple en l’absence de toute injustice de la part de
l’exécutif, comme le craindra plus tard Kant de la part
42
du parlement dans sa Doctrine du droit . Enfin, le
pouvoir exécutif peut, 3) tenter d’empêcher les éphores
de convoquer le peuple.
33 Fichte prévoit en conséquence plusieurs dispositions,
dont la plus importante est que les éphores ne sont pas
élus à vie et qu’en quittant ses fonctions chaque éphore
rend compte de son mandat à son successeur, lequel
peut le traduire, et traduire tous ses collègues en
exercice devant la communauté assemblée en tribunal.
43
34 Au troisième risque, que souligne Hegel et qui est de
voir le pouvoir exécutif empêcher les éphores de
convoquer la communauté, Fichte pare en partie par
une immunité totale des éphores. Dès que cette
immunité est violée, la communauté sait de manière
certaine que, selon la constitution, elle doit se
rassembler pour juger l’exécutif et l’éphorat. Par
ailleurs, la mise en accusation du pouvoir exécutif par
l’éphorat constitue un interdit jeté sur l’exécutif du
même genre que l’interdit d’Église qui délie la
population de toute obligation d’obéissance à
44
l’exécutif .
35 L’éphorat succombera d’autant moins au second risque,
celui de convoquer le peuple de façon injustifiée, que le
peuple doit trancher entre les deux parties – c’est-à-dire
entre l’éphorat et l’exécutif – donnant raison à l’une, et
condamnant l’autre pour haute trahison. Or, pour un tel
crime, le droit pénal fichtéen prévoit une lourde peine
45
de prison ou le bannissement .
36 Mais cela ne fait que renforcer le premier risque.
Puisque l’issue de chaque convocation de la
communauté est la condamnation de l’une des parties,
la tentation est grande pour les deux parties de
46
s’entendre sur une injustice . Objecter que si l’éphorat
se sait dans son bon droit, il ne craint pas la sanction du
peuple revient à supposer que le peuple ne peut se
ranger du côté de l’injustice. Or si Fichte affirme, dans
un premier temps, que l’alliance inique entre l’exécutif
et l’éphorat est «  impossible  », il se reprend aussitôt
pour préciser  : «  Ou alors, si c’est possible, on serait
facilement en droit de penser qu’un peuple si corrompu,
au sein duquel ceux qui sont universellement reconnus
pour les meilleurs ont l’esprit aussi bas, ne mérite pas
47
un destin meilleur que celui qui va lui échoir . » Fichte
reconnaît donc d’une part que l’éphorat n’a pas
radicalement résolu le problème posé, et que d’autre
part l’hypothèse d’égoïsme qui pèse sur le peuple
constitue la source des échecs répétés du traitement
institutionnel de ce problème.
37 Fichte cherche alors une alternative non institutionnelle
aux solutions précédentes qui s’avéreraient
insuffisantes, et notamment une alternative à l’appel de
l’éphorat, pour le cas où celui-ci serait corrompu. Cette
alternative, quoique non institutionnelle, n’en est pas
pour autant contraire à la loi. Elle est donc, ce qui, chez
Fichte, correspond le plus au droit de résistance conçu
comme droit de nécessité à se rebeller contre l’autorité,
tel qu’on le rencontre notamment chez Achenwall et
Hufeland. Elle prend l’une des deux formes suivantes.
38 La communauté dans son entier peut se réunir
spontanément pour juger le gouvernement et les
éphores qui ont manqué à leur devoir de la convoquer.
Cette auto-saisine de la communauté permet par
excellence de renverser les gouvernements auteurs
d’injustices qui affectent l’ensemble de la population,
48
comme le souligne Fichte .
39 Une seconde forme possible d’exercice non
institutionnel du droit de résistance est l’appel à se
réunir lancé par une ou plusieurs personnes privées,
49
qualifiées par Fichte « d’éphores naturels ». Cette voie
aussi est surtout praticable si l’injustice touche
l’ensemble de la population de manière égale. En effet,
dès que ces éphores naturels lancent leur appel, ils sont
des rebelles que le pouvoir politique aurait aisément les
moyens de punir, si Fichte ne précisait pas  : «  Un
pouvoir injuste est toujours faible […] et il a contre lui
l’opinion générale, souvent même de ceux dont il se sert
comme instruments  ; et il est donc d’autant plus faible
et impuissant qu’il est injuste.  » Il y a alors d’autant
« plus de vraisemblance à ce que ceux qui exhortent le
peuple se soustraient tout d’abord à son châtiment [i.e.
50
au châtiment du pouvoir] ». La condamnation du
pouvoir injuste par le peuple va ensuite de soi.
Les limites du système de l’éphorat : la
puissance de la majorité contre les droits
individuels
40 En revanche, si l’injustice ne touche qu’une partie de la
population, ou touche la population de manière très
diverse, on doit tirer une conclusion que Fichte,
embarrassé, ne formule pas explicitement  : les éphores
naturels se trouvent condamnés par le peuple, alors
même qu’ils sont du côté du concept rationnel du
51
droit . En effet, Fichte examine deux cas possibles
d’échec de la tentative des éphores naturels. Soit
«  l’oppression et l’insécurité publique ne sont pas […]
suffisamment perceptibles  », c’est-à-dire ne lèsent
qu’une partie, parfois très faible, de la population.
Fichte écrit nettement :
« On ne cesse pas, dans ma théorie, d’admettre, comme
toujours, la validité juridique non pas de la majorité des
voix, mais seulement de l’unanimité  ; mais on soutient
que ceux qui ne veulent pas se soumettre à la très nette
majorité, qui, dans notre cas, pourrait très
opportunément être fixée aux sept huitièmes, ou même
encore plus haut, cessent par là d’être citoyens de l’Etat
[et sont relégués dans le désert], ce qui produit
l’unanimité52. »

41 Soit « le peuple ne s’est pas encore éveillé à la volonté de


la liberté et à l’intelligence de ses droits », c’est-à-dire ne
connaît que le principe de l’égoïsme, et ne peut penser à
se rassembler pour imposer le droit  ; chacun essaie de
satisfaire son égoïsme en ordre dispersé. Et telle est bien
l’hypothèse que doit faire le droit et que Fichte
déclarera toujours plus correspondre à la réalité de son
époque, notamment dans Le Caractère de l’époque
53
actuelle (1806) et dans la Rechtslehre de  1812  où il
affirme que l’éphorat est «  impraticable, parce que les
hommes dans leur totalité sont beaucoup trop
54
méchants ». Notons que cette seconde hypothèse
contient également la première. Dans les deux cas, ceux
qui en appellent au peuple pour protéger les droits
d’individus très minoritaires courent le risque de voir le
peuple se laver les mains de leur propre sort, bref de
55
devenir « martyrs du droit ».
42 Fichte conclut la première partie du Fondement en
indiquant que, là où l’éphorat existe, il est superflu, et
56
que, là où il serait nécessaire, il n’existe pas . Cela
semble tout d’abord constituer l’aveu de l’impuissance
du règlement institutionnel de la protection des droits
individuels. Hegel a bien vu que « si dans ce système où
tout est contrainte, un point n’était pas lui-même
57
contraint, il sortirait du principe et serait transcendant
», mais il ne voit chez Fichte d’autre solution de la
question que juridique, c’est-à-dire «  immanente et
transcendantale  » au système juridique, à savoir une
contrainte réciproque entre les gouvernants et les
gouvernés. Cette perspective manque, à mon sens, le
point essentiel de Fichte. Chez Fichte, il ne s’agit pas de
défendre les droits des gouvernés, pris en bloc, contre
les gouvernants, mais les droits de chaque individu
contre la puissance non seulement des gouvernants,
mais aussi et surtout contre celle de la communauté
sans laquelle les gouvernants seraient nus. Comme
l’individu isolé ne dispose jamais que d’une puissance
infime, aucune solution immanente d’équilibre n’est
envisageable. C’est donc très logiquement que, dans la
Rechtslehre de  1812, Fichte écarte la solution
immanente, pour faire intervenir une double solution
transcendante.
43 Le premier élément de cette solution est la « formation
58
de l’entendement et du sens éthique », car «  là où la
pensée se développe, il se développe aussi, au-dessus du
gouvernement et de sa conduite, un éphorat qui
59
l’observe », qui prodigue des conseils au
gouvernement et peut alerter le peuple. Encore faut-il,
naturellement, que le sens éthique se développe dans
l’ensemble de la population, pour que celle-ci suive ses
60
éphores .
44 Même alors, un second élément de solution est
nécessaire. Car Fichte prétend qu’un bon peuple
suppose l’existence préalable d’un bon gouvernement,
et inversement. Qui plus est, même si chacun était bon,
un conflit éclaterait, car chacun prétendrait, mû par sa
moralité, vouloir être le juge suprême. Nous retrouvons
ici la célèbre régression à l’infini de la sixième
proposition de l’Idée d’une histoire universelle de Kant,
selon laquelle le maître a besoin d’un maître, qui a lui-
même besoin d’un maître, etc. Fichte en conclut que « la
tâche de construire le droit […] ne peut être résolue par
61
la liberté humaine » et introduit alors un élément
62
transcendant, « le gouvernement du monde par Dieu »,
qui donnera un jour aux hommes comme gouvernant
l’être humain «  le plus juste de son peuple  », lequel
fondera une lignée de bons gouverneurs. Je n’aborderai
pas la question de savoir comment entendre ce
gouvernement divin, même si je penche pour lui
attribuer le statut d’une simple idée kantienne, plutôt
que pour en faire une lecture théologique. Un de mes
arguments serait que, dès le Fondement, le peuple est dit
«  responsable devant Dieu seul  », notamment de son
«  choix sublime  » des éphores. J’incline donc à penser
que la divinité est celle de la communauté morale, de la
communauté des fins kantienne.
45 Dans cette perspective réflexive, le droit juridique de
résistance semble donc dépassé par un devoir de
résistance qui s’adresse à la moralité de chacun. Certes,
à un devoir doit correspondre un droit, au sens où, si la
morale me commande quelque chose, elle le permet a
fortiori. Mais le sujet de ce devoir de résistance est celui
qui, appartenant à la majorité, doit résister à
l’inclination de celle-ci à violer les droits de certains
individus. Toutefois comme on doit escompter que ce
sujet, la communauté, ne remplira pas parfaitement ce
devoir, du fait de l’hypothèse de l’égoïsme, une sorte de
surrogat de ce devoir s’adresse à elle. Car le système du
droit fichtéen est conçu comme une loi permissive. Si
l’unanimité et le respect des droits de tous sans
exception sont inaccessibles du fait de l’hypothèse de
l’égoïsme, la raison commande d’adopter la meilleure
solution de remplacement, celle qui s’approche le plus
du droit, selon le modèle de la loi permissive
63
kantienne dont se réclame l’introduction du
Fondement du droit naturel. De ce point de vue, la quasi-
unanimité du peuple est ce qui assure le mieux la
coexistence des libertés extérieures selon une loi. Dans
ce modèle, les diverses institutions prévues par Fichte
dans le Fondement du droit naturel, du pouvoir exécutif
au contrôle interne de l’éphorat, retrouvent tout leur
sens. Certes, le droit de résistance de la personne lésée
peut parfois se réduire à celui de quitter la
communauté, bref à se retrouver dans l’état de nature,
où chacun possède le droit de contraindre autrui à
respecter ses droits originaires. En ce sens, le système
du droit fichtéen ne fait pas vraiment place au droit de
résistance. Toutefois, les institutions fichtéennes
augmentent les possibilités de recours et, par là, la
probabilité d’obtenir gain de cause pour une minorité
lésée. Elles habituent aussi le peuple à «  l’élément
64
formel », et commencent à préparer le terrain où
pourrait fructifier la moralité, dont la Rechtslehre
65
affirme que le droit est l’étape préalable . Le système
qui culmine dans l’éphorat renforce donc les capacités
de résistance légitime des individus, et prépare la
communauté à reconnaître un jour à chacun, en
répondant aux exigences de la moralité, un véritable
droit de résistance.
46 L’éphorat fichtéen n’est pas un échec, comme on aime
trop souvent à le prétendre à la suite de Hegel, en
soulignant qu’il est incapable d’assurer le règne de la
moralité. Le droit fichtéen prépare au contraire
l’établissement d’un droit de résistance qui n’existe
cependant vraiment que dans le règne moral, dont il est
la condition sine qua non.
Notes
1. J. G. Fichte, Essai d’une critique de toute révélation, trad. J.-Ch.
Goddard, Paris, Vrin, 1988.
2. J. G. Fichte, Considérations destinées à rectifier les jugements du
public sur la Révolution française, trad. J. Bami, repr., Paris, Payot,
1974.
3. Une telle distinction fait défaut chez de nombreux
commentateurs de Kant, qui reprennent sans examen critique la
prémisse kantienne selon laquelle le droit de résistance équivaut à
autoriser le recours à une « violence illégale », un « retour à l’état
de nature », qui contredit toute justice et constitue une révolution,
cf. R. Spaemann, «  Kritik des Widerstandsrechts  », in Z. Batscha
(éd.), Materialien zu Kants Rechtsphilosophie, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1976, p. 347-358 (la citation provient de la p. 357).
4. J. G. Fichte, Considérations […] sur la Révolution française, op. cit.,
p. 159.
5. Ibid., p. 164.
6. J.-Ch. Merle, Justice et progrès. Contribution à une doctrine du
droit social, Paris, PUF, 1997,2e partie, chap. I.
7. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la
doctrine de la science, trad. A. Renaut, Paris, PUF, 1984, p. 164.
8. Ibid. Sur le droit de contrainte chez Fichte, M. Kaufmann,
«  Zwangrecht  », in J.-Ch. Merle (éd.), Fichte, Grundlage des
Naturrechts, Berlin (à paraître en 1998).
9. Ibid.
10. Ibid., p. 167.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 169.
14. Ibid., p. 173.
15. Ibid., p. 174.
16. Ibid., p. 173.
17. Tel est par exemple l’argument de J. Braun, Freiheit, Gleichheit,
Eigentum. Grundfragen des Rechts im Lichte der Philosophie J. G.
Fichtes, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1991 , p. 147.
18. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 30.
19. Ibid., p. 175.
20. Ibid., p. 173.
21. Ibid., p. 174.
22. Ibid., p. 178.
23. Ibid., p. 182.
24. Ibid.
25. Ibid., p. 183.
26. L’éphorat existait également, et existe d’ailleurs toujours, dans
les collèges protestants allemands.
27. A. Renaut, Le Système du droit, Paris, PUF, 1986, p. 382 et suiv. le
suggère déjà.
28. J. Calvin, Institution de la religion chrestienne, Genève, 1553,
livre IV, chap. XX, 30, p. 458.
29. J. Althusius, Grundbegriffe der Politik (extraits de Politica
methodice digesta, 1603), éd. E. Wolf, Francfort-sur-le-Main,
Klostermann, 1948, p.  40, §  67  ; sur l’éphorat chez Althusius, voir
aussi O. Gierke, Johannes Althusius und die Entwicklung der
naturrechtlichen Staatstheorien, M.  &  H. Marcus, Breslau  1929,
p.  29  sq.  ; C. J. Friedrich, Johannes Althusius und sein Werk im
Rahmen der Entwicklung der Theorie von der Politik, Berlin,
Duncker und Humblot, 1975.
30. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 186.
31. J. Althusius, Grundbegriffe der Politik, op. cit., p. 41, § 84.
32. Ibid., p. 40, § 68.
33. Chez Fichte, il ne s’agit donc nullement de « l’expertocratie de la
justice » que dénonce, au nom de principes kantiens, I. Maus dans
les tribunaux constitutionnels qui tranchent en dernière instance et
disposent donc d’un pouvoir positif (I. Maus (Zur Aujklärung der
Demokratietheorie. Rechts  –  und demokratietheoretische
Überlegungen im Anschluβ an Kant, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1992, p. 170 et 336).
34. Ibid., p. 41, § 90.
35. Ibid., p.  39, §  60. Comme Z. Batscha («  Ludwig Heinrich Jakobs
frühbürgerliches Widerstandsrecht  », in Studien zur politischen
Theorie des deutschen Frühliberalismus, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1981, p.  144) et M. Brocker (Die Grundlegung des
liberalen Verfassungstaates, Fribourg-en-Brisgau et Munich, Karl-
Alber, p.  167) le soulignent, la doctrine protestante de l’éphorat
présente un caractère très élitiste. Mais il n’est pas inutile de
préciser qu’il s’agit d’une élite du pouvoir et de l’argent, et non pas,
par exemple, d’une élite religieuse (le clergé), juridique (les clercs)
ou de toute autre élite de la connaissance.
36. Il s’agit de désigner « des hommes âgés, des hommes mûrs » (J.
G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p.  188), «  probes et
grands » (ibid., p. 194).
37. J. Althusius, Grundbegriffe der Politik, op. cit., p. 40, § 81.
38. Ibid., p. 41, § 92.
39. Ibid., p. 39, § 63.
40. Ibid., p. 39, § 63.
41. Certaines phrases de Fichte dissimulent mal le problème
fondamental que pose cette prémisse d’ignorance (et elles y
remédient mal). En témoigne cette recommandation qui sonne
comme un vœu pieux  : «  Les administrateurs […] doivent avoir
aussi peu d’amitiés, de relations, d’attachements que possible parmi
les personnes privées » (J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op.
cit., p. 180).
42. À propos des parlementaires, Kant affirme qu’au «  lieu
d’opposer à la prétention du gouvernement une résistance, […] [ils]
sont toujours bien plutôt prêts à faire glisser le gouvernement dans
leurs mains. Ainsi une constitution politique prétendûment
modérée […] est-elle une chimère  » destinée «  non pas à faire
obstacle aux influences arbitraires qu’exercerait sur le
gouvernement un puissant usurpateur du droit du peuple, mais à
les pallier par l’apparence d’une autorisation de s’opposer accordée
au peuple » (Doctrine du droit, § 49, Remarque générale, A, Édition
de l’Académie des sciences prussiennes  –  Kant’s Werke, éd. G.
Reimer –, 1907, t. VI, p. 320 ; Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, t.
III, trad. J. et O. Masson, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1986, p. 586).
43. Cf. G. W. F. Hegel, Le Droit naturel, trad. A. Kaan, Paris,
Gallimard, 1972, p. 104.
44. Cf. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 185.
45. Ibid., p. 283.
46. Le droit kantien ne présente pas cet inconvénient, qui permet la
destitution de détenteurs de l’exécutif, mais interdit leur punition,
même après leur destitution.
47. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 195.
48. «  Jamais un peuple ne s’est soulevé comme un seul homme, et
jamais il ne se soulèvera si l’injustice ne s’est pas élevée à son
comble » (J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 196).
49. Ibid.
50. Ibid.
51. Cet aspect de la problématique du droit de résistance est
malheureusement négligé par beaucoup d’auteurs. Ainsi, I. Maus
voit dans la «  base sociale (gesellschaftliche Basis) qui doit se
défendre contre toute étatisation de la discussion morale  » le
« contrôle final » (Endkontrolle) qui « garantit automatiquement des
résultats justes » que ne peuvent atteindre les « structures les plus
justes  » d’un système étatique (I. Maus, op. cit., p.  336). Fichte me
semble présenter le mérite d’apercevoir que cette « base sociale » –
 le « peuple », dirait Fichte – si elle constitue incontestablement un
contrôle souvent juste et efficace, ne saurait toutefois
malheureusement en aucune manière être considérée comme un
« contrôle final ».
52. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 193.
53. J. G. Fichte, Le Caractère de l’époque actuelle, trad. I. Radrizzani,
Vrin, Paris, 1990.
54. J. G. Fichte, Rechtslehre, éd. H. Schulz et R. Schottky, Meiner,
Hambourg, 1980, p. 153, G. W. F. Hegel, op. cit., p. 105, ne parlait pas
autrement, qui qualifiait la communauté du Fondement d’une
«  plèbe  » dénuée de l’éducation nécessaire à l’exercice du rôle de
juge en dernière instance.
55. J. G. Fichte, Rechtslehre, op. cit., p. 197.
56. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 200.
57. G. W. F. Hegel, op. cit., p. 102.
58. J. G. Fichte, Rechtslehre, op. cit., p. 154.
59. Ibid., p. 153-154.
60. Le droit à la désobéissance civile me semble présupposer la
présence de ce sens moral, ou du moins d’un certain sens moral,
chez la majorité de la population, qui la rend réceptive aux
arguments et principes de justice invoqués par la minorité qui fait
usage de ce droit, cf. J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard,
Seuil, Paris, 1987, §  55, et aussi, P. Singer, Democracy and
Disobedience, Clarendon Press, Oxford, 1973, part. II,
«  Disobedience as a plea for reconsideration  », p.  84-92. Cette
réceptivité ne garantit toutefois pas que la majorité adoptera
finalement la décision juste.
61. Ibid., p. 155-156.
62. Ibid., p. 156.
63. Sur cette loi, cf. R. Brandt, «  Das Problem der Erlaubnisgesetze
im Spätwerk Kants  », in O. Höffe (éd.), Kant, Zum ewigen Frieden,
Berlin, 1995, p. 69-86.
64. J. G. Fichte, Fondement du droit naturel, op. cit., p. 200.
65. Sur la conception du droit comme étape préalable de la moralité
dans la Rechtslehre de  1812, cf. J.-Ch. Merle, «  La déduction du
concept de droit chez Fichte. L’évolution de la Doctrine du droit
de 1796 à 1812 », Cahiers de philosophie politique et juridique, n° 21,
1992, p. 61-87.

Auteur

Jean-Christophe Merle

Université de Tübingen.
Du même auteur

Questions au libéralisme,
Presses de l’Université Saint-
Louis, 1998
La réception des
communautariens en Allemagne
in De la société à la sociologie,
ENS Éditions, 2002
Remarques sur Fichte et la
philosophie populaire in
Popularité de la philosophie,
ENS Éditions, 1995
Tous les textes
© ENS Éditions, 1999

Licence OpenEdition Books

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Référence électronique du chapitre


MERLE, Jean-Christophe. L’institutionnalisation du droit de
résistance chez Fichte In : Le Droit de résistance : XIIe-XXe siècle [en
ligne]. Lyon  : ENS Éditions, 1999 (généré le 11 avril 2023).
Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/enseditions/25370>. ISBN  :
9791036203695. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.enseditions.25370.

Référence électronique du livre


ZANCARINI, Jean-Claude (dir.). Le Droit de résistance  : XIIe-
XXe  siècle. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon  : ENS Éditions, 1999
(généré le 11 avril 2023). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/enseditions/25230>. ISBN  :
9791036203695. DOI  :
https://doi.org/10.4000/books.enseditions.25230.
Compatible avec Zotero

Le Droit de résistance

XIIe-XXe siècle

Ce livre est cité par

Rosolino, Riccardo. (2013) Vices tyranniques. Annales.


Histoire, Sciences Sociales, 68. DOI:
10.1017/S0395264900016073

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