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Expliquer le texte suivant :
« La fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou
d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs
fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour
qu'ils supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est donc en réalité la liberté. Nous avons vu aussi
que, pour former l'État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous
collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet le libre jugement des hommes est extrêmement
divers, que chacun peut être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une
seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa
pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de
juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec
une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pour qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou
de l'enseignement, et qu'il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine. »
Spinoza, Traité théologico-politique.
La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Comprendre le sujet
Le thème du texte
Ce texte est un texte de philosophie politique. Il aborde la question de la liberté et de sa place au sein de l'État.
Spinoza pose ici la question de la « fin de l'État » et démontre qu'elle ne réside pas tant dans la sécurité que dans la
liberté de chacun. Plus précisément, c'est de la liberté de juger, de raisonner qu'il est ici question, et donc aussi de la
liberté d'expression.
Le texte en bref
La thèse développée par Spinoza consiste à montrer que la fin de l'État est l'instauration de la liberté entendue comme
le fait de faire usage de sa propre raison, d'exercer son jugement. Le texte distingue le droit d'agir selon son propre
décret, que l'État limite, et le droit de raisonner qu'il permet à l'inverse de développer.
Contrat social ; état de nature/ état civil ; État ; liberté ; loi ; politique.
Textes de référence à mettre en perspective avec le texte pour approfondir sa compréhension et élargir la
perspective philosophique de la thèse
Le texte des articles 10, 11 et 12 de La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 introduit le
principe du respect de la liberté individuelle de penser au cœur des prérogatives de la loi d'une nation souveraine :
article 10 – Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne
trouble pas l'ordre public établi par la loi ;
article 11 – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans
les cas déterminés par la loi ;
article 12 – La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc
instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale. En accès libre à l'adresse suivante :
http://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789.
Problématiser le texte
La problématique de ce texte doit interroger la différence entre liberté d'agir et liberté de penser. En quoi la restriction
d'une forme de liberté peut-elle être profitable à une autre ? Dans quelle mesure une telle distinction permet-elle
d'inscrire ce problème dans une perspective politique ?
Trouver le plan
Il est possible de distinguer ici trois moments qui structurent l'argumentation.
Dans une première partie, Spinoza montre que la liberté constitue la fin véritable de l'État.
Dans une deuxième partie, le texte montre que la liberté véritable ne consiste pas à agir suivant son seul décret et qu'il
existe une forme de liberté plus haute.
Enfin, dans une dernière et troisième partie, Spinoza montre en quoi la liberté de jugement est un droit inaliénable qui
ne se développe qu'au sein d'un État de droit.
Corrigé
Introduction
Il s'agit pour Spinoza dans ce texte d'élucider ce que l'État doit être. Pour ce faire, sans doute faut-il d'abord
dégager la finalité qui est la sienne : pour savoir comment doit être fait un marteau, mieux vaut partir de la fin
qui le définit, c'est-à-dire de son usage, si tant est que cet outil n'aurait ni cette forme, ni cette matière, s'il
servait à peindre les murs. Alors, quel est le but de l'État comme entité politique et modalité d'organisation du
pouvoir ? S'agit-il seulement de faire régner l'ordre public et d'assurer la paix civile, fût-ce au prix de la
coercition si cela devait s'avérer nécessaire ? Non pas : s'il est bien que la sûreté règne, elle ne régnera que si
l'État permet aux citoyens d'user de leur raison, c'est-à-dire s'il se pose en garant de la seule liberté véritable,
celle d'agir conformément à ce que la raison recommande, et non en obéissant à ce que les passions
ordonnent. C'est alors bien à tort qu'on a pu croire que l'État n'était qu'un instrument destiné à nous ôter la
raison, ou la liberté : un État, du moins un État qui mérite ce nom, n'ambitionne pas de faire de ses citoyens
autant de « bêtes brutes » ou « d'automates », ce qui revient finalement au même. Tout au contraire, l'État est
là pour permettre que tous « usent d'une raison libre » ; et ce faisant, il protégera chacun contre la
« malveillance » des autres, car la malveillance naît de l'emprise qu'ont sur nous les passions mauvaises,
comme la haine ou la colère.
Tel est donc le sens de la thèse spinoziste : les désordres viennent des passions, et le trouble public sera
écarté si l'État, loin de faire régner la sécurité par la terreur (qui est encore une passion), favorise au contraire
le libre exercice de sa raison par chacun. Si l'État a pour finalité réelle l'obtention de la liberté, alors « une
seule chose est nécessaire » : qu'on fixe par avance et une bonne fois à qui appartiendra « tout le pouvoir de
décréter » les lois, entendons par là le pouvoir législatif. La question n'est pas de savoir à qui ce pouvoir sera
confié : « à tous collectivement », « à quelques-uns », « à un seul », cela importe peu en vérité, du moment
qu'on se tienne à ce choix une fois fait. Tout le problème, en effet, vient de ce que chacun estime toujours
avoir assez de bon sens pour être en mesure de décréter ce qu'il serait juste de faire – davantage même,
« chacun pense être seul à tout savoir » : chaque homme a toujours tendance à prendre allègrement son bien
particulier pour l'intérêt général, et confondant ainsi ce qui est bon pour lui avec ce qui serait bon pour tous, à
s'ériger en juge suprême de l'humanité tout entière. Il faut donc que l'individu se soumette aux lois, sous
peine que chacun se dispute avec tous ; mais si chacun doit ainsi renoncer « à son droit d'agir suivant le seul
décret de sa pensée », nul n'abdique pour autant le droit d'user de sa raison : chacun doit demeurer libre de
« juger » et de « parler », bref, d'exprimer son opinion, voire même de faire profession de la transmettre et de
l'enseigner. Chacun peut tout à loisir critiquer les lois tant qu'il lui plaît, et tâcher de convaincre qui veut
l'entendre que ces lois doivent être modifiées : si les arguments sont pertinents, on ne manquera pas de les
écouter, et la cause sera entendue. Le citoyen conserve donc le loisir de critiquer la loi, et peut même espérer
la voir changer, s'il a des raisons convaincantes – mais la loi demeure la loi : tant qu'elle est en vigueur,
chacun devra s'y soumettre, sans essayer de s'en excepter ou de rallier à son opinion quiconque par « la ruse,
la colère ou la haine ».
Conclusion
La liberté tient tout entière dans l'exercice de la raison : pour que les citoyens soient libres, il suffit que le souverain
soit raisonnable ; et le souverain sera raisonnable, s'il laisse les citoyens raisonner en même temps qu'il exige d'eux
l'obéissance. Mais alors, ce qui fait la force de cette thèse en fait paradoxalement la faiblesse : en suspendant la
question de la nature du souverain, en affirmant qu'il suffit qu'il soit rationnel, Spinoza refuse de facto de s'interroger
sur les conditions de cette rationalité même – et c'est tout le sens de la critique de Rousseau, selon laquelle la
question de la légitimité du souverain continue de se poser et ne trouvera sa réponse que dans l'identification du
souverain au sujet.