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Texte de Spinoza, Traité théologico-politique (L, juin 2012)

Énoncé
Expliquer le texte suivant :
« La fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou
d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs
fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour
qu'ils supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est donc en réalité la liberté. Nous avons vu aussi
que, pour former l'État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous
collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet le libre jugement des hommes est extrêmement
divers, que chacun peut être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une
seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa
pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de
juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec
une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pour qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou
de l'enseignement, et qu'il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine. »
Spinoza, Traité théologico-politique.

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la
compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Comprendre le sujet
Le thème du texte
Ce texte est un texte de philosophie politique. Il aborde la question de la liberté et de sa place au sein de l'État.
Spinoza pose ici la question de la « fin de l'État » et démontre qu'elle ne réside pas tant dans la sécurité que dans la
liberté de chacun. Plus précisément, c'est de la liberté de juger, de raisonner qu'il est ici question, et donc aussi de la
liberté d'expression.

Le texte en bref
La thèse développée par Spinoza consiste à montrer que la fin de l'État est l'instauration de la liberté entendue comme
le fait de faire usage de sa propre raison, d'exercer son jugement. Le texte distingue le droit d'agir selon son propre
décret, que l'État limite, et le droit de raisonner qu'il permet à l'inverse de développer.

Mobiliser ses connaissances


Repères et notions à connaître et à utiliser dans le traitement de ce sujet

Contrat social ; état de nature/ état civil ; État ; liberté ; loi ; politique.

Citations pouvant servir à la compréhension du texte et à son explication :


« L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. » Rousseau,Du contrat social, Livre I, chapitre VIII, Paris,
Flammarion, 2012, p. 57.
« Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l'obéissance il assure l'ordre ; par la résistance il
assure la liberté. » Alain, Propos sur les pouvoirs, Paris, Gallimard « Folio Essai », 1985, p. 162.

Textes de référence à mettre en perspective avec le texte pour approfondir sa compréhension et élargir la
perspective philosophique de la thèse

Le texte des articles 10, 11 et 12 de La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 introduit le
principe du respect de la liberté individuelle de penser au cœur des prérogatives de la loi d'une nation souveraine :
article 10 – Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne
trouble pas l'ordre public établi par la loi ;
article 11 – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans
les cas déterminés par la loi ;
article 12 – La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc
instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale. En accès libre à l'adresse suivante :
http://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789.

Un texte de Locke qui développe son fameux principe de tolérance politique :


« L'État, selon les idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation
et de l'avancement de leurs intérêts civils.
J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que l'argent, les
terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.
Il est du devoir du magistrat civil, d'assurer, par l'impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et
à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu'un
se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit
être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts
civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n'y a personne qui souffre volontiers d'être privé
d'une partie de ses biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c'est aussi pour cette raison que le magistrat est
armé de la force réunie de tous ses sujets afin de punir ceux qui violent les droits des autres. »
John Locke, Lettre sur la tolérance, Paris, Flammarion, 2007, p. 168.

Procéder par étapes


Identifier les difficultés particulières de ce texte
La difficulté de ce texte tient au fait qu'il énonce une thèse qui peut sembler paradoxale, à savoir que l'instauration de
la loi ne réduit pas la liberté de l'homme mais permet au contraire de la développer. Il faut par ailleurs être attentif à la
distinction qu'établit Spinoza entre liberté d'agir et liberté de penser. C'est précisément autour de ces différentes
formes de liberté que devra s'articuler le développement de l'argumentation.

Problématiser le texte
La problématique de ce texte doit interroger la différence entre liberté d'agir et liberté de penser. En quoi la restriction
d'une forme de liberté peut-elle être profitable à une autre ? Dans quelle mesure une telle distinction permet-elle
d'inscrire ce problème dans une perspective politique ?

Trouver le plan
Il est possible de distinguer ici trois moments qui structurent l'argumentation.
Dans une première partie, Spinoza montre que la liberté constitue la fin véritable de l'État.
Dans une deuxième partie, le texte montre que la liberté véritable ne consiste pas à agir suivant son seul décret et qu'il
existe une forme de liberté plus haute.
Enfin, dans une dernière et troisième partie, Spinoza montre en quoi la liberté de jugement est un droit inaliénable qui
ne se développe qu'au sein d'un État de droit.

Corrigé

Introduction
Il s'agit pour Spinoza dans ce texte d'élucider ce que l'État doit être. Pour ce faire, sans doute faut-il d'abord
dégager la finalité qui est la sienne : pour savoir comment doit être fait un marteau, mieux vaut partir de la fin
qui le définit, c'est-à-dire de son usage, si tant est que cet outil n'aurait ni cette forme, ni cette matière, s'il
servait à peindre les murs. Alors, quel est le but de l'État comme entité politique et modalité d'organisation du
pouvoir ? S'agit-il seulement de faire régner l'ordre public et d'assurer la paix civile, fût-ce au prix de la
coercition si cela devait s'avérer nécessaire ? Non pas : s'il est bien que la sûreté règne, elle ne régnera que si
l'État permet aux citoyens d'user de leur raison, c'est-à-dire s'il se pose en garant de la seule liberté véritable,
celle d'agir conformément à ce que la raison recommande, et non en obéissant à ce que les passions
ordonnent. C'est alors bien à tort qu'on a pu croire que l'État n'était qu'un instrument destiné à nous ôter la
raison, ou la liberté : un État, du moins un État qui mérite ce nom, n'ambitionne pas de faire de ses citoyens
autant de « bêtes brutes » ou « d'automates », ce qui revient finalement au même. Tout au contraire, l'État est
là pour permettre que tous « usent d'une raison libre » ; et ce faisant, il protégera chacun contre la
« malveillance » des autres, car la malveillance naît de l'emprise qu'ont sur nous les passions mauvaises,
comme la haine ou la colère.
Tel est donc le sens de la thèse spinoziste : les désordres viennent des passions, et le trouble public sera
écarté si l'État, loin de faire régner la sécurité par la terreur (qui est encore une passion), favorise au contraire
le libre exercice de sa raison par chacun. Si l'État a pour finalité réelle l'obtention de la liberté, alors « une
seule chose est nécessaire » : qu'on fixe par avance et une bonne fois à qui appartiendra « tout le pouvoir de
décréter » les lois, entendons par là le pouvoir législatif. La question n'est pas de savoir à qui ce pouvoir sera
confié : « à tous collectivement », « à quelques-uns », « à un seul », cela importe peu en vérité, du moment
qu'on se tienne à ce choix une fois fait. Tout le problème, en effet, vient de ce que chacun estime toujours
avoir assez de bon sens pour être en mesure de décréter ce qu'il serait juste de faire – davantage même,
« chacun pense être seul à tout savoir » : chaque homme a toujours tendance à prendre allègrement son bien
particulier pour l'intérêt général, et confondant ainsi ce qui est bon pour lui avec ce qui serait bon pour tous, à
s'ériger en juge suprême de l'humanité tout entière. Il faut donc que l'individu se soumette aux lois, sous
peine que chacun se dispute avec tous ; mais si chacun doit ainsi renoncer « à son droit d'agir suivant le seul
décret de sa pensée », nul n'abdique pour autant le droit d'user de sa raison : chacun doit demeurer libre de
« juger » et de « parler », bref, d'exprimer son opinion, voire même de faire profession de la transmettre et de
l'enseigner. Chacun peut tout à loisir critiquer les lois tant qu'il lui plaît, et tâcher de convaincre qui veut
l'entendre que ces lois doivent être modifiées : si les arguments sont pertinents, on ne manquera pas de les
écouter, et la cause sera entendue. Le citoyen conserve donc le loisir de critiquer la loi, et peut même espérer
la voir changer, s'il a des raisons convaincantes – mais la loi demeure la loi : tant qu'elle est en vigueur,
chacun devra s'y soumettre, sans essayer de s'en excepter ou de rallier à son opinion quiconque par « la ruse,
la colère ou la haine ».

I. Analyse détaillée du texte


1. La liberté constitue la fin véritable de l'État
a) La tyrannie des passions
L'État est une institution humaine : il ne vaut que par ce qu'il permet, il ne se définit que par la fin dont il est le moyen.
Mais alors, quelle devrait être cette fin elle-même ? On aurait beau jeu de croire que l'État n'a d'autre but que d'assurer
la sécurité publique et de maintenir la paix civile, soit en jouant sur les passions des citoyens, soit en les privant de
toute liberté – ce qui en fait revient exactement au même, comme la suite du texte permettra de l'établir. Et en effet, on
le sait depuis la Rhétorique d'Aristote : si un tyran doit être habile orateur, c'est parce qu'il lui faut commander à des
hommes libres qui pourraient, s'ils le voulaient, le chasser du pouvoir. Il tâchera donc de tirer parti des passions qu'il
sait susciter auprès de son auditoire, comme la crainte, la jalousie ou la colère. Le but du tyran en effet, c'est de
réduire les citoyens à l'impuissance en les avilissant et en ruinant la confiance qu'ils pourraient avoir les uns envers les
autres : le tyran ne se maintient qu'en traitant les hommes comme autant de « bêtes brutes », en les ravalant donc au
rang d'animaux incapables de raisonner et tout en proie aux passions les plus viles. Or pas plus que les machines, les
animaux ne sont capables de liberté : entre les « automates » qui sont mus par le principe d'inertie et les animaux
guidés par leurs appétits, la différence est ici de peu d'importance. Est tyrannique par conséquent, tout État qui
n'exige de nous que l'obéissance servile et mécanique, ou ne l'obtient qu'en jouant sur nos passions.

b) La liberté comme libre usage de la raison


Dans un cas comme dans l'autre, l'ordre régnera peut-être, mais aux dépends de l'usage de notre raison, c'est-à-dire
de notre liberté. Mais précisément : un État qui assurerait notre sécurité au prix de l'abandon du libre usage de nos
facultés manquerait sa finalité véritable : s'il est bien que nos corps « s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions »,
c'est-à-dire que nous soyons protégés contre toute forme de contrainte violente, cela ne saurait s'obtenir au détriment
de l'usage « d'une raison libre ». Corps et raison sont une seule et même chose sous deux attributs distincts : je ne
suis pas libre de raisonner comme je le veux, quand s'exerce sur moi une contrainte par corps ; et réciproquement,
mon corps ne s'acquittera pas de toutes les fonctions dont il est capable, si l'on me prive du pouvoir de raisonner.
Pour que la liberté soit réelle donc, il faut que cesse cet état de nature où règne la seule loi du plus fort : le rôle de
l'État, c'est de garantir la liberté de chacun en le protégeant de la « malveillance » toujours possible des autres. Mais
précisément : une telle garantie ne pourra jamais être obtenue par la seule contrainte : si l'ordre ne peut régner qu'à
condition que les citoyens « se supportent sans malveillance les uns les autres », alors c'est sur leurs passions qu'il
faut agir. Les passions, en effet, sont mauvaises conseillères, et nous mènent parfois où nous ne voudrions pas aller :
il existe des passions viles, dont nous sommes captifs, et qui n'exercent leur pouvoir qu'au détriment de notre liberté –
la « haine » et la « colère » en sont de bons exemples.

c) Entre appartenance de la liberté et de la sécurité


Tout le désordre public vient donc de ce que les citoyens sont la proie de ces passions mauvaises : cultivez la raison
en eux, et vous obtiendrez la paix en plus de la liberté. Car enfin, être libre, c'est justement ne plus simplement subir
passivement les passions qui s'exercent sur notre volonté : c'est les connaître et les connaissant, se connaître soi-
même, en tâchant de régler son action sur ce que la droite raison commande. On l'aura compris : la seule fin de l'État,
c'est la liberté : cette dernière est tout autant son but que son achèvement. La sécurité quant à elle ne vaut que
comme moyen de cette fin (il est difficile d'agir de façon raisonnable, quand la tyrannie fait peser sur mon âme son
cortège de terreurs) ; et réciproquement, la liberté est le seul moyen d'obtenir pour tous une sécurité véritable. Il ne
suffit pas, en effet, que les citoyens craignent les lois – il faut qu'ils les acceptent volontairement, et cela n'est possible
qu'à la condition qu'elles ne viennent pas contredire en eux ce que la raison commande. Ainsi donc, pour que la
sécurité règne, il faut que les citoyens soient libérés de la tyrannie des passions mauvaises ; et ils ne le seront que si
les lois leur permettent d'exercer librement leur raison, c'est-à-dire si ces lois elles-mêmes sont raisonnables.

2. La liberté véritable ne consiste pas à agir suivant son seul décret


a) La raison comme seule origine légitime de la loi
La conséquence que Spinoza en tire est remarquable : si la seule chose qui compte véritablement, c'est la rationalité
de la loi, alors doit être réputée secondaire la question de la détermination de l'instance législative. Que la
souveraineté ou « pouvoir de décréter » appartienne « soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul »,
cela est au fond parfaitement indifférent : démocratie, aristocratie, monarchie, qu'importe, pourvu que la loi ne fasse
pas violence aux sujets qui s'y soumettent. Mieux vaut une monarchie sage qu'une démocratie folle ; dans tous les
cas, la seule chose qui soit absolument « nécessaire », c'est qu'on décide une bonne fois de la nature du souverain,
sans en changer « pour de faibles raisons », pour reprendre une expression cartésienne.

b) La soumission nécessaire au droit du souverain


Qu'il faille, en effet, assurer aux hommes le pouvoir d'user de leur raison, n'implique pas qu'ils en feront tous bon
usage – « Autant de têtes, autant d'avis », disait Spinoza dans l'Éthique. Tous doivent pouvoir raisonner sur ce qui est
juste, mais ce n'est pas pour autant que tous raisonneront justement, et tomberont d'accord. Au contraire : lorsque le
jugement des hommes est « libre », entendons par là laissé à leur libre appréciation, il est alors « extrêmement
divers » au point qu'on aurait peine, pour parler vrai, à trouver deux personnes qui fussent exactement du même parti.
Chacun de son côté, en effet, « pense être seul à tout savoir », et le mieux placé pour juger de tout : j'ai naturellement
tendance à faire du bon pour moi un bien en soi, et à me prendre ce faisant pour l'humanité tout entière. Certes, « il
est impossible que tous opinent pareillement », mais cela n'est pas une objection, tout au contraire : il est bon que les
citoyens débattent et discutent, au point que l'uniformité parfaite des opinions est toujours le signe d'une tyrannie
s'étant emparé des esprits autant que des corps.
L'unanimité est toujours suspecte en un sens, lors même qu'elle est nécessaire à l'obtention de la paix civile – mais le
problème n'est qu'apparent, puisqu'il suffit pour le résoudre d'accepter de suivre le commandement du souverain
lorsque ce dernier est établi dans son pouvoir.

3. La liberté de jugement est un droit inaliénable


a) La soumission n'implique pas d'abdiquer l'exercice de sa raison
Pour que règne la paix civile, il faut donc que chaque citoyen accepte de se soumettre à la loi souveraine, la jugerait-il
stupide, injuste, absurde même. Chacun, en d'autres termes, doit « renoncer à son droit d'agir suivant le seul décret
de sa pensée » : il nous faut non seulement renoncer à l'illusoire liberté de ne faire que ce qui nous plaît (liberté
illusoire, puisque ne faisant alors que ce que mes passions me dictent, je ne fais qu'aller là où elles me conduisent),
mais également nous départir du pouvoir d'agir suivant ce que notre propre raison juge préférable. N'y a-t-il pas alors
contradiction avec ce que Spinoza lui-même définissait comme seule liberté véritable, c'est-à-dire le fait d'user « d'une
raison libre » ? Non pas : accepter de se soumettre à ce que le souverain décrète, ce n'est pas renoncer à la raison –
c'est seulement renoncer « au droit d'agir par son propre décret ». Je puis fort bien décréter que la loi est injuste, mais
je dois m'y soumettre : je puis, et je dois, raisonner à son propos, si tant est que l'État ne me demande justement pas
d'être un simple « automate » docile et obéissant. Agir contre le décret du souverain en revanche, c'est au sens propre
se mettre hors la loi, et partant menacer la paix civile, autant que la liberté dont l'État est tout à la fois la garantie et la
promesse. Il est juste alors que celui qui s'excepte de la règle commune soit châtié à proportion de sa faute : la
désobéissance, même menue, ouvre une brèche dans l'autorité de l'État et, compromettant le respect dû au souverain,
vient toujours menacer la liberté d'autrui.

b) Obéir sans discuter et discuter sans obéir


Pour autant, chacun « peut avec une entière liberté opiner et juger » : l'obéissance va de soi, en quelque sorte, mais
non pas la loi. Je dois obéir, mais ce n'est pas une raison pour renoncer à me demander pourquoi je le dois et si nous
ne ferions pas mieux d'obéir à une autre règle. Si l'État a pour finalité effective de défendre la liberté en d'autres
termes, alors il doit défendre absolument la liberté de jugement, d'opinion et de parole : c'est le signe indubitable que
les citoyens usent librement de leur raison, en sorte que s'ils n'obéissent pas sans discussion, ils ne discutent pas au
lieu d'obéir. Se soumettre à l'autorité souveraine, ce n'est pas renoncer à discuter des motifs de l'obéissance. Chacun
doit pouvoir disputer de la loi et énoncer une opinion à son propos, fût-elle absurde : si elle l'est, il faut gager qu'elle ne
rencontrera pas grand écho dans la raison d'autrui. Laissez au citoyen la liberté de juger et même de transmettre par
« enseignement » ses jugements aux autres : s'il ne contraint personne par force, alors il n'outrepassera pas ses
droits. La loi est là pour défendre notre liberté, c'est-à-dire l'usage de notre raison : elle ne nous interdit que ce qui
pourrait effectivement nous rendre esclaves, à savoir la domination de passions mauvaises, comme la « colère ou la
haine » – comme elle nous interdit d'imposer nos opinions par le seul moyen qui existe lorsqu'elles n'ont aucun
argument pour convaincre autrui : la violence et la « ruse ». Que les citoyens discutent des lois en revanche, c'est le
signe que ces lois les laissent user de leur raison, c'est-à-dire garantit leur liberté ; c'est aussi le meilleur moyen de
s'assurer qu'une loi est ce qu'elle doit être, c'est-à-dire raisonnable si tant est qu'une loi déraisonnable ne saurait
obtenir l'assentiment de tous ; et si le souverain maintient une loi qui soulève contre elle un torrent d'objections
véritables et fondées, c'est alors le signe qu'il a lui-même sombré dans l'irrationalité.

II. Intérêt philosophique


1. Être libre, c'est se conformer à la raison
Il n'y a de liberté véritable que dans la soumission à la loi – autant dire que la liberté n'est pas ce pouvoir de « faire ce
que l'on veut » et de ne suivre que son bon plaisir. On retrouve ici ce que dit Spinoza dans l'Éthique : être libre, c'est
connaître les causes qui nous déterminent et ne pas se laisser passivement déterminer par elles. De ce point de vue,
l'emprise qu'ont sur nous les passions constitue l'exact contraire de la liberté : il n'y a de liberté que par l'usage de la
raison, qui nous fait connaître ce à quoi nous nous soumettons en même temps que nous-mêmes – si tant est que ce
degré de puissance que je suis et qui me détermine, je n'en ai pas d'abord une idée bien claire. Il en va de même sur
le plan politique : la seule finalité de l'État, c'est la liberté, qui ne s'obtient que par l'exercice de la raison et la mise à
l'écart des passions violentes. On se trompe donc, quand on joue la sécurité de tous contre la liberté de chacun :
contrairement à ce que croyait Hobbes, il n'est nul besoin d'un Léviathan terrifiant de force pour faire régner l'ordre – il
suffit que l'État garantisse le libre exercice de la raison, en proscrivant pour tous l'emploi de la ruse ou de la violence,
qui sont les seules armes dont les passions disposent pour s'imposer à autrui.

2. Être libre, c'est obéir à la loi qu'on s'est prescrite


En garantissant au citoyen l'usage de la raison, l'État obtient donc par surcroît la sécurité, puisque le désordre ne
saurait provenir que des passions. Est-ce cependant assez dire ? Peut-on ainsi réputer par avance inutile toute
question portant sur la légitimité du souverain ? Car enfin, il est bien d'affirmer que ce dernier doit lui-même être
raisonnable ; mais encore faut-il s'assurer qu'il le soit et qu'il le demeure. Comment faire en sorte que la loi elle-même
soit rationnelle et non au service des passions ou intérêts de quelques-uns ? On connaît la solution rousseauiste, telle
qu'elle est formulée dans le Contrat social : si l'ensemble des sujets constitue également le souverain, alors « la
condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ». Puisque les sujets ont le droit de
discuter des lois, pourquoi n'auraient-ils pas le droit de les voter ? En leur obéissant, ils n'obéiraient alors qu'à eux-
mêmes et demeureraient ainsi parfaitement libres ; et comme la loi votée par tous s'appliquerait à tous, nul n'aurait
intérêt à la rendre injuste, car il se causerait alors du tort à lui-même. Cependant, Rousseau s'accorde avec Spinoza
sur un point : s'il faut pour assurer la liberté civile poser l'identité du souverain et du sujet, il faut en distinguer les
moments. Le peuple est souverain lorsqu'il décide des lois et les vote ; une fois les lois votées, il est sujet et doit s'y
soumettre, sous peine de sanctions.

Conclusion
La liberté tient tout entière dans l'exercice de la raison : pour que les citoyens soient libres, il suffit que le souverain
soit raisonnable ; et le souverain sera raisonnable, s'il laisse les citoyens raisonner en même temps qu'il exige d'eux
l'obéissance. Mais alors, ce qui fait la force de cette thèse en fait paradoxalement la faiblesse : en suspendant la
question de la nature du souverain, en affirmant qu'il suffit qu'il soit rationnel, Spinoza refuse de facto de s'interroger
sur les conditions de cette rationalité même – et c'est tout le sens de la critique de Rousseau, selon laquelle la
question de la légitimité du souverain continue de se poser et ne trouvera sa réponse que dans l'identification du
souverain au sujet.

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