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Université Paris Panthéon-Assas Année universitaire 2023-2024

Centre de Melun – Licence 1


1er semestre

DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours de Monsieur Quentin Epron

FICHE N° 2 : LA SOUVERAINETÉ ET L’ÉTAT

Objectifs de la séance
Cette séance est consacrée à la notion d’État, historiquement et conceptuellement liée
à la notion de souveraineté. En effet, il est habituel de définir l’État comme « une personne
morale de droit public qui a pour caractéristique d’être souveraine »1. L’État exerce sa puissance
de commandement sur un territoire et une population.
L’objectif de la séance sera de définir juridiquement l’État et de percevoir les relations
qui unissent l’État à la souveraineté (en distinguant notamment la souveraineté de l’État de la
souveraineté dans l’État). Ce premier effort de définition se prolongera dans l’étude de
différentes théories, qui ont entrepris de légitimer la forme étatique en rattachant la formation
de l’État à la conclusion d’un pacte social (Hobbes, Locke, Rousseau).

Notions à maîtriser
Souveraineté
Souveraineté interne / externe
État / éléments constitutifs de l’État
Contrat social

Documents joints
I) Définir juridiquement l’État
A) Une définition sociologique de l’État : Max Weber
Document n° 1 : Max WEBER, Le savant et le politique (extraits), 1963.
B) Une définition juridique de l’État : la souveraineté chez Jean Bodin
Document n° 2 : Jean BODIN, Les Six Livres de la République, Chapitres 8 et 10 (extraits), 1576.
Document n° 3 : Alexandre PASSERIN D’ENTREVES, La notion de l’État (extraits), trad. J.
WEILAND, Paris, Sirey, 1969, p. 123-130.

1 A. LE DIVELLEC et M. DE VILLIER, Dictionnaire du droit constitutionnel, Dalloz, 2017.

1
Document n° 4 : Olivier BEAUD, « La notion d’État », Archives de la philosophie du droit, tome
35, 1990, p. 119-141 (extraits).
Pour aller plus loin, v. Raymond CARRE DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de
l’Etat, tome 1, 1920, réimpression : éditions Dalloz, collection Bibliothèque Dalloz, 2004, p. 70-
72 et p. 76-79.

II) La formation de l’État : les théories contractualistes


Document n° 5 : Armel LE DIVELLEC et Michel DE VILLIER, Dictionnaire du droit
constitutionnel, Dalloz, 2017, 408pp.
Document n° 6 : Thomas HOBBES, Le Léviathan (extraits), 1650.
Document n° 7 : John LOCKE, Traité du gouvernement civil, Chapitre IX et XIX, trad. D.
MAZEL, GF-Flammarion, 1992 (publication d’origine : 1690).
Document n° 8 : Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, Chapitres VI, VII et VIII
(extraits), GF-Flammarion, 1966 (publication d’origine : 1762).

III) La souveraineté dans l’État constitutionnel


Document n° 9 : Dieter GRIMM, « La souveraineté », in Traité international de droit constitutionnel,
Tome 1, Dir. Michel TROPER et Dominique CHAGNOLLAUD, Dalloz, 2012, p. 547-606,
p. 564 et s.

Dissertation
- État et souveraineté
- Proposition éventuelle du chargé de travaux dirigés

2
I) Définir juridiquement l’État
A) Une définition sociologique de l’État : Max Weber
Document n° 1 : Max WEBER, Le savant et le politique (extraits), 1963.
Qu’entendons-nous par politique ? Le concept est extraordinairement vaste et embrasse
toutes les espèces d’activité directive autonome. On parle de la politique de devises d’une
banque, de la politique d’escompte de la Reichsbank, de la politique d’un syndicat au cours d’une
grève ; on peut également parler de la politique scolaire d’une commune urbaine ou rurale, de
la politique d’un comité qui dirige une association, et finalement de la politique d’une femme
habile qui cherche à gouverner son mari. Nous ne donnerons évidemment pas une signification
aussi vaste au concept qui servira de base aux réflexions que nous ferons ce soir. Nous
entendrons uniquement par politique la direction du groupement politique que nous appelons
aujourd’hui « État », ou l’influence que l’on exerce sur cette direction. Mais qu’est-ce donc qu’un
groupement « politique » du point de vue du sociologue ? Qu’est-ce qu’un État ? Lui non plus
ne se laisse pas définir sociologiquement par le contenu de ce qu’il fait. Il n’existe en effet
presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque;
d’un autre côté il n’existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu’elles aient de tout
temps, du moins exclusivement, appartenu en propre aux groupements politiques que nous
appelons aujourd’hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l’État moderne.
Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre,
ainsi qu’à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.
« Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotsky à Brest-Litovsk […] La
violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État, — cela ne fait aucun doute —
mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout
particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers — à
commencer par la parentèle — ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du
pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine
qui, dans les limites d’un territoire déterminé — la notion de territoire étant une de ses
caractéristiques — revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence
physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les
autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure
où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence.
Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en
vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit
entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État.
En gros, cette définition correspond à l’usage courant du terme. Lorsqu’on dit d’une
question qu’elle est « politique », d’un ministre ou d’un fonctionnaire qu’ils sont « politiques »,
ou d’une décision qu’elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le
premier cas que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont
déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs
conditionnent la sphère d’activité du fonctionnaire en question, et dans le dernier cas qu’ils
déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir — soit parce

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qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le
désire « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère.
Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État
consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la
violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut
donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée
chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors. Dans quelles
conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens
externes, cette domination s’appuie-t-elle ?
Il existe en principe — nous commencerons par là — trois raisons internes qui justifient
la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d’abord
l’autorité de l’« éternel hier », c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité
immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter. Tel est le « pouvoir
traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu
l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) ; elle se
caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d’un homme et par leur
confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par
l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef. C’est là le pouvoir «
charismatique » que le prophète exerçait, ou — dans le domaine politique — le chef de guerre
élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d’un parti politique. Il y a enfin
l’autorité qui s’impose en vertu de la légalité », en vertu de la croyance en la validité d’un statut
légal et d’une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d’autres
termes l’autorité fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut
établi. C’est là le pouvoir tel que l’exerce le « serviteur de l’État » moderne, ainsi que tous les
détenteurs du pouvoir qui s’en rapprochent sous ce rapport.
Il va de soi que dans la réalité des motifs extrêmement puissants, commandés par la
peur ou par l’espoir, conditionnent l’obéissance des sujets — soit la peur d’une vengeance des
puissances magiques ou des détenteurs du pouvoir, soit l’espoir en une récompense ici- bas ou
dans l’autre monde; mais elle peut également être conditionnée par d’autres intérêts très variés
Nous y reviendrons tout à l’heure. Quoi qu’il en soit, chaque fois que l’on s’interroge sur les
fondements qui « légitiment » l’obéissance, on rencontre toujours sans contredit ces trois
formes « pures » que nous venons d’indiquer.
Ces représentations ainsi que leur justification interne sont également d’une très grande
importance pour la structure de la domination. Il est certain que dans la réalité on ne rencontre
que très rarement ces types purs. Cependant nous ne pouvons pas exposer aujourd’hui dans le
détail les variétés, les transitions et les combinaisons extrêmement embrouillées de ces types;
pareille étude entre dans le cadre d’une « théorie générale de l’État ».

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B) Une définition juridique de l’État : la souveraineté chez Jean Bodin
Document n° 2 : Jean BODIN, Les Six Livres de la République, Chapitres 8
et 10 (extraits), 1576.
Chapitre VIII. De la souveraineté.
La souveraineté est la puissance absoluë et perpetuelle d’une République, que les Latins
appellent majestatem (…). Il est icy besoin de former la definition de souveraineté, parce qu’il
n’y ni jurisconsulte, ni philosophe politique, qui l’ait definie : jaçoit que c’est le point principal,
et le plus necessaire d’estre entendu au traitté de la Republique.
Le fondement principal de toute Republique.
Et d’autant que nous avons dit que Replublique est un droit Gouvernement de plusieurs
familles, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine, il est besoin d’esclaircir que
signifie puissance souveraine. J’ay dit que ceste puissance est perpetuelle : parce qu’il se peut
faire qu’on donne puissance absoluë à un ou plusieurs à certain temps, lequel expiré, ils ne sont
plus rien que subjects : et tant qu’ils sont en puissance, ils ne se peuvent appeler Princes
souverains, veu qu’ils ne sont que depositaires, et gardes de ceste puissance, jusques à ce qu’il
plaise au peuple ou au Prince la revoquer : qui en demeure toujours saisi (…)
Poursuivons maintenant l’autre partie de nostre definition, et disons que signifient ces
mots, PUISSANCE ABSOLUE. (…) Ceste puissance est absolue, et souveraine : car elle n’a
d’autre condition que la loy de Dieu et de nature ne commande. (…)
Chapitre X. Des vrayes marques de souveraineté.
Puis qu’il n’y rien plus grand en terre apres Dieu, que les Princes souverains, et qu’ils
sont establis de lui comme ses lieutenans, pour commander aux autres hommes, il est besoin
de prendre garde à leur qualité, afin de respecter et reverer leur majesté en toute obeissance,
sentir et parler d’eux en tout honneur : car qui mesprise son Prince souverain, il mesprise Dieu,
duquel il est l’image en terre. (…) Or afin qu’on puisse cognoistre celuy qui est el, c’est-à-dire
Prince souverain, il faut sçavoir ses marques, qui ne soyent point communes aux autres sujects :
car si elles estoyent communes, il n’y auroit point de Prince souverain : et neantmoins ceux qui
en ont mieux escrit, n’ont pas esclairci ce ponict comme il meritoit, soit par flatterie, soit par
crainte, soit par haine, soit pour oubliance. (…)
Premiere marque de la souveraineté.
Et par ainsi nous conclurons que la premiere marque du prince souverain, c’est la
puissance de donner loy à tous en general, et à chacun en particulier : mais ce n’est pas assez,
car il faut adjouster, sans le consentement de plus grand, ni de pareil, ni de moindre que soy :
car si le prince est obligé de ne faire loy sans le consentement d’un plus grand que soy, il est
vray suject : si d’un pareil, il aura compagnon : si des sujects, soit du Senat, soit du peuple, il
n’est pas souverain. (…)
La seconde marque de marque de majesté.
Mais d’autant que le mot de loy est trop general, le plus expedient est de specifier les
droits de souveraineté compris, comme j’ay dit, sous la loy du souverain : comme decerner la

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guerre, ou traicter la paix, qui est l’un des plus grands poincts de la majesté, d’autant qu’il tire
bien souveent apres soi la ruïne, ou l’asseurance d’un estat (…).
Troisième marque de souveraineté.
La troisieme marque de souveraineté est d’instituer les principaux officiers : qui n’est
point revoquee en doute pour le regard des premiers Magistrats. (…)

Document n° 3 : Alexandre PASSERIN D’ENTREVES, La notion de l’État (extraits),


trad. J. WEILAND, Paris, Sirey, 1969, p. 123-130.
Est-il possible d’établir avec précision la date de naissance de l’Etat moderne ? Le fait
même de poser ce genre de question rend un son si présomptueux et, en même temps, si
provocateur, qu’il n’est pas nécessaire d’être un érudit pour réaliser les difficultés que la
question comporte. Demander quand et comment l’Etat moderne est né ne signifie rien, à
moins qu’une définition ne soit préalablement donnée de ce que l’on entend par « l’Etat
moderne », ou tout au moins jusqu’à ce qu’une décision ait été obtenue quant aux attributs
particuliers qui établissent définitivement son existence : unité territoriale, homogénéité
ethnique ou nationale, monopole de la force, ou d’autres traits qui, pris isolément ou faisant
partie d’un ensemble, caractérisent ce phénomène compliqué qu’est la vie de l’Etat moderne.
Ces questions ne prennent une signification plus précise que lorsque l’Etat est considéré du
point de vue du droit. L’Etat moderne est un système juridique. Le pouvoir qu’il exerce n’est
pas seulement basé sur la force, mais sur la force employée au nom d’un ensemble de règles ;
et c’est du fait que la force est employée en accord avec elles que nous pouvons inférer qu’un
Etat « existe ». La question initiale s’est en conséquence transformée en une autre : comment
et de quelle manière surgit la notion, la notion « moderne », d’un pouvoir suprême, exclusif,
basé sur le droit et en même temps créateur du droit, donc non soumis à d’autres pouvoir, tout
au moins de la manière dont les pouvoirs qu’il exerce sont soumis à son contrôle. Posé de cette
manière, le problème de la date de naissance de l’Etat moderne n’est autre que le problème de
la formation et de l’acceptation finale du concept de souveraineté.
Pour apprécier pleinement l’impact du concept de souveraineté sur la théorie juridique
et politique, il est préférable de considérer séparément les deux catégories différentes de
rapports où son influence est nettement plus perceptible : premièrement les rapports du
pouvoir à l’intérieur d’une communauté donnée – c’est-à-dire dans le domaine « interne » ;
deuxièmement, les rapports du pouvoir entre plusieurs communautés, au niveau
« international ».
En ce qui concerne les rapports de pouvoir qui déterminent la structure même de la
communauté, il se trouve (et c’est bien là un curieux paradoxe de l’histoire) que ce n’est pas
comme soutien de l’Etat, mais de l’Eglise, que le concept de souveraineté a été tout d’abord
élaboré de manière cohérente, et qu’il en a été tiré des conséquences logiques. Longtemps avant
que les juristes séculiers n’aient eu pleinement conscience de sa signification et de sa valeur, les
juristes ecclésiastiques, dont certains atteignirent le sommet le plus élevé de la hiérarchie de
l’Eglise, avaient commencé à définir les aspects formels de l’organisation de l’Eglise en fonction
du pouvoir et du droit, et la position de son chef en tant que détenteur de la souveraineté. Le
concept de souveraineté fut à la fois le pilier et la pierre angulaire de ce qui est communément
appelé la « doctrine théocratique », la doctrine qui revendique pour le pontife romain l’autorité

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suprême sur la terre – la plenitudo potestatis. Cette formule est certainement celle qui approche,
plus près que toute autre utilisée au Moyen Age, du concept moderne de la souveraineté. La
« plénitude du pouvoir », attribuée au Pape, était avant tout un attribut juridique. Elle impliquait
la haute main sur le droit : « le pontife romain est censé posséder toutes les lois renfermées
dans son sein ». Mais c’était aussi, en même temps, un programme politique, car il entraînait
une refonte totale de la structure traditionnelle de la respublica christiana. On peut en mesurer la
véritable portée dans l’ambitieuse revendication de Boniface VIII, réclamant la suzeraineté
universelle, et dans l’argument sur lequel le pape lui-même et ses tenants basaient leur
revendication. Cet argument a sa propre logique, qui est précisément la logique de la
souveraineté. Car – précisait l’argument – il ne peut et ne doit y avoir dans une communauté
qu’un seul détenteur du pouvoir, et un unique centre suprême d’allégeance. Il s’en suit que la
vieille notion de dualité dans la direction de la république chrétienne devait être rejetée comme
absurde et désuète. Ainsi que Boniface VIII le proclame avec force, en des termes qui anticipent
étrangement ceux de Hobbes et de Rousseau, un corps à deux têtes est un « monstre ».
Mais le concept de souveraineté n’était pas cependant le monopole exclusif de la théorie
de l’Eglise, du moins vers les dernières années du Moyen Age. On peut le voir à l’œuvre dans
le domaine séculier également, quoique moins clairement et avec moins d’efficacité. La
transformation des vieilles structures sociales, en conformité avec un nouveau type de
gouvernement unifié, constituait un processus lent et graduel : sur le continent européen, il ne
fut pas complètement terminé avant la Révolution française. Ce qui est significatif, c’est que ce
processus fut très vite compris en termes qui indiquent la prise de conscience croissante de ce
que j’ai appelé la logique de la souveraineté. C’est une logique de cette sorte qui inspirait aux
gouvernements individuels comme aux assemblées dirigeantes la revendication de tout le
pouvoir que les juristes médiévaux, par leur lecture des textes romains, avaient découvert
comme étant l’apanage de la « majesté » soit de l’Empereur, soit du peuple romain. Au début
du XIIIème siècle, un auteur pouvait déjà faire la remarque que « ce qui s’applique à l’Empereur
peut également s’appliquer à tout roi ou à tout prince qui n’est soumis à personne. Chacun
d’eux dispose, dans son propre royaume, d’autant de droits que l’Empereur dans l’Empire ».
C’est comme si les dirigeants des nouvelles communautés rivalisaient entre eux pour le partage
de la pourpre impériale. Les aspects, internes et externes, de la souveraineté sont si étroitement
entrelacés dans la littérature de cette époque qu’il est presque impossible de les séparer les uns
des autres.
En fait, nulle part la force explosive du concept de souveraineté n’a été plus apparente
qu’au niveau international. C’était, ici aussi, une question de conséquences logiques. Mais celles-
ci étaient parfaitement indiquées pour justifier et pour renforcer ce qui était déjà à l’œuvre
depuis quelques temps dans différents coins de l’Europe : le démembrement de la respublica
christiana en un certain nombre d’Etats séparés, individuels et indépendants. La souveraineté au
niveau international était ressentie comme une condition nécessaire de souveraineté dans les
questions internes. Pour être vraiment « souverain », le pouvoir, source suprême de la loi dans
l’Etat, doit faire la preuve qu’il ne dépend d’aucun pouvoir supérieur. C’est précisément
pendant cette période que des formules telles que rex in regno suo est imperator (« le roi est
empereur en son royaume ») et civitas superiorem non recognoscens est sibi princeps (« une cité
indépendante est son propre maître ») commencent à apparaître et à se répandre largement.
Elles expriment en langage conventionnel, la prétention à la souveraineté d’Etats particuliers,
aussi bien que des villes libres qui, à cette époque sont encore gouvernées démocratiquement,
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tout au moins dans une certaine mesure, que des Etats territoriaux où d’ambitieuses monarchies
peu à peu s’affermissent.
(…) Que son origine ait été laïque ou cléricale, son lieu de naissance la France ou
l’Angleterre, l’Italie ou l’Espagne, la notion de la pleine indépendance d’Etats particuliers est
presque universellement acceptée à la fin du Moyen Age. Derrière elle, se trouvait la
reconnaissance de l’existence, dans chaque communauté indépendante, d’un pouvoir suprême
unique, représentant la source du droit et l’élément cohésif de l’ensemble de la structure sociale.
Il manquait seulement un nom pour indiquer clairement cette conjonction de l’indépendance
territoriale et nationale avec le pouvoir légal suprême. Le mérite d’avoir forgé ce nom revient à
Jean Bodin, écrivain français de la deuxième moitié du XVIème siècle, qui était à la fois un
homme politique et un juriste.
« République est un droit gouvernement de plusieurs mesnages et de ce qui leur est
commun, avec puissance souveraine ». Dans cette définition, par laquelle débute le grand chef-
d’œuvre de Bodin – les Six Livres de la République – la souveraineté apparaît pour la première
fois comme l’attribut distinctif de l’Etat. Bodin revendiquait la découverte de la souveraineté.
Il n’avait pas tout à fait tort. Pour apprécier son importance, avant même de considérer le
contenu de la « souveraineté, il suffit de prendre connaissance de quelques-unes des questions
que Bodin soulevait et démêlait d’une façon nouvelle, témoignant d’une originalité qui le
distingue nettement de tous les écrivains politiques qui le précèdent.
Prenons la définition de l’Etat. Selon Bodin, l’existence de la souveraineté est ce qui
distingue l’Etat de toute autre sorte d’association. Ceci signifie qu’une famille (mesnage), si grande
soit-elle, ne sera jamais un Etat, tandis qu’un Etat, si petit soit-il, restera un Etat aussi longtemps
qu’il est souverain : « un petit roi est autant souverain que le plus grand monarque du monde ».
Prenons ensuite la définition que donne Bodin d’un citoyen. Ici, le point important est
le rapport impersonnel de sujétion. Quelles que soient les différences de rang social, la
souveraineté confère une égalité formelle à ceux qui y sont soumis. En conséquence, quelle que
soit la puissance d’un individu dans son propre milieu, au niveau de sa capacité de citoyen, il
« dépouille le titre de maître, de chef, de seigneur », relevant d’une règle générale qui est la
même pour tous.
Enfin, considérons la distinction que Bodin fait entre « Etat » et « gouvernement ». A
son point de vue, c’est là aussi une « reigle de politique qui n’a point esté touchée de personne ».
La forme de l’Etat est déterminée par le siège de la souveraineté, la forme de gouvernement
par la manière dont est exercé le pouvoir. Le point soulevé ici comporte une distinction
juridique très subtile. Son importance n’a été saisie que graduellement par la pensée politique.
Venons-en maintenant aux divers aspects de la souveraineté et tout d’abord à la
définition brève et concise qu’en donne Bodin : « la souveraineté est la puissance absolue et
perpétuelle d’une République ». En latin, dans la traduction que Bodin lui-même en a donné,
la définition s’énonce de la façon suivante : Majestas est summa in cives ac subditos legibusque soluta
potestas. Plusieurs points requièrent ici l’attention.
Tout d’abord, la force avec laquelle Bodin fait ressortir ce que nous avons appelé la
logique intrinsèque de la souveraineté. Les deux caractéristiques essentielles de la souveraineté
– la perpétuité et le caractère absolu – qu’il souligne dans sa définition, donnent une claire

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illustration de cette logique. La souveraineté est « perpétuelle » pour la raison très simple qu’elle
est l’attribut fondamental et la véritable base de l’Etat. Sans souveraineté, par de pouvoir ; et
sans pouvoir, l’Etat cesse d’exister. Le pouvoir est considéré ici dans son intégralité : comme
tel, il ne peut être ni partagé, ni divisé. Il peut être « transmis », mais non pas « concédé », car
une concession limitée implique que celui qui concède, et non celui à qui est faite la concession,
est le véritable détenteur du pouvoir, c’est-à-dire le souverain réel. La souveraineté est
« absolue », non seulement au sens étymologique de ce qui n’est pas lié juridiquement, mais
aussi au sens, déjà évoqué, selon lequel, étant indivisible, elle ne tolère ni restrictions, ni
conditions. Comme certains théoriciens médiévaux l’avaient déjà découvert à leurs dépens, la
souveraineté est indissolublement associée à l’unité : amat enim unitatem summa potestas. La
perpétuité et le caractère absolu, avec leurs corollaires, l’unité et l’indivisibilité, n’auraient
cependant aucun sens si le pouvoir ne remplissait pas une autre condition pour être réellement
souverain : il doit être ultime, c’est-à-dire ne pas émaner de quelque pouvoir supérieur. Dans
ce sens la souveraineté signifie l’indépendance totale dans le domaine international : « il n’y a
que celuy absoluement souverain qui ne tient rien d’autruy. »
Deuxièmement, il faut relever la caractéristique particulière du pouvoir, que Bodin
considère comme signe distinctif de la souveraineté. Cette caractéristique consiste en ce que
nous appellerions aujourd’hui la fonction législative. « Sous cette même puissance de donner et
casser la loy, sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté ; de sorte qu’à
parler proprement on peut dire qu’il n’y a que cette seule marque de souveraineté, attendu que
tous les autres droits sont compris en celui-là. » Hoc primum si tac praecipuum caput majestatis, legem
universis ac singulis civibus dare posse. On a fait ressortir que la théorie de Bodin diffère ici,
considérablement, de ce que pensaient d’autres auteurs de l’époque, pour lesquels le principal
attribut de la souveraineté n’était pas la législation mais la juridiction. La différence est
d’importance capitale. Le point de vue de Bodin a exercé une influence décisive sur la manière
dont a été conçue plus tard la position respective des diverses fonctions de l’Etat. (…)
Le dernier point, mais non le moins important, est le domaine dans lequel la
souveraineté exerce son pouvoir. C’est le domaine juridique propre, celui de la loi positive : car
la loi est pour Bodin le commandement du souverain, et c’est par le canal de la loi que la
souveraineté se fait connaître et sentir. Du point de vue de la législation positive, le souverain
est ainsi techniquement legibus solutus ; mais ceci ne signifie pas que son pouvoir est arbitraire et
sans frein, car ce serait là une contradiction avec la notion de la souveraineté comme puissance
« légale ». En réalité, le souverain de Bodin est lié par un certain nombre de chaînes : il est
soumis aux lois de Dieu et de la nature, il doit respecter la propriété et les conventions privées ;
il ne peut modifier ou abroger les leges imperii, les dispositions constitutionnelles qui, comme la
Loi Salique, établissent la ligne de succession et ainsi précisent les conditions qui légitiment la
souveraineté elle-même.
Les points que j’ai sommairement résumés devraient suffire à indiquer combien la
manière dont Bodin pose le problème de la souveraineté est essentiellement abstraite et
formelle. Il semble moins préoccupé de proposer un programme politique que d’analyser la
nature du pouvoir et des conditions qui s’appliquent à tous les Etats et non seulement à la
France. Certes, pour lui, Français du XVIème siècle, l’ultime détenteur du pouvoir, le
« souverain », ne pouvait être que le roi. Sa théorie de la souveraineté a un rapport direct et
indiscutable avec la situation de la monarchie française de son époque. Mais, selon les propres

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directives de Bodin, il est parfaitement possible de déceler la présence de la souveraineté dans
tout autre forme d’organisation politique, telle que celle où l’ensemble de la communauté, ou
un nombre restreint d’individus, sont les détenteurs du pouvoir : la souveraineté doit se trouver
partout où un Etat existe. Ainsi, entre les mains de Bodin, le concept de souveraineté apparaît
comme un modèle spécialement construit dans le but d’interpréter le système de pouvoir qui
s’était manifesté à la fin du Moyen Age et qui devait dès lors caractériser le monde moderne.
On pourrait dire, à ce propos, que tandis que Machiavel avait étudié ce système en termes de
puissance en l’appelant la « principauté nouvelle », Bodin pour sa part, le décrit en termes
juridiques comme « Etat souverain », détenteur du pouvoir et non seulement de la puissance.
Le mot souveraineté donnait un nom à un phénomène nouveau, qui avait cependant ses racines
dans l’histoire et qui était le produit d’une croissance lente et progressive.

Document n° 4 : Olivier BEAUD, « La notion d’État », Archives de la


philosophie du droit, tome 35, 1990, p. 119-141 (extraits).

I - L’Etat comme entité politique souveraine


Si l’on peut définir l’Etat comme un "mode particulier d’organisation politique" 2, c’est
grâce à la souveraineté qui lui confère, en même temps que son critère, son principe d’unité
d’action3. On a pu certes contester cette idée, soit en niant catégoriquement l’idée même de
souveraineté, perçue comme métaphysique (Duguit, Kelsen) ou contraire à la seule
souveraineté possible, celle de Dieu (Hauriou), soit en la remplaçant par celle de puissance
publique ou étatique (Statsgewalt) (JELLINEK et CARRE DE MALBERG pour simplifier).
Mais tout en la contestant, chacun de ces auteurs est alors contraint, ou bien de la réintroduire
sous d’autres vocables (puissance publique chez Duguit et "Staatsgewalt" chez Kelsen,
souveraineté de gouvernement chez Hauriou), ou bien alors d’introduire, afin de sauver le
critère de substitution, une différence artificielle entre les deux sens de la souveraineté,
puissance interne et indépendance externe4.
Bien que la souveraineté puisse être décrite comme étant analytiquement contenue dans
la notion d’Etat, il faut néanmoins, si l’on veut saisir la richesse de la notion, dépasser la
définition trop vague d’une puissance suprême à l’intérieur et indépendante à l’extérieur. Bref,
il faut la spécifier en examinant la concrétisation juridique de ce principe d’unité d’action par le
biais de la notion d’acte de souveraineté qui désigne la prérogative par laquelle le Souverain
manifeste sa suprématie et l’Etat son unité et son indivisibilité. L’acte de souveraineté signifie
d’abord l’existence du monopole étatique du droit positif et il forme ensuite un système qui
permet à l’Etat de développer ses capacités virtuelles de domination. […]
a) L’acte de souveraineté est d’abord un acte juridique; en tant que tel, il est une
œuvre voulue par l’homme afin de produire des conséquences de droit ou d’imposer une
norme. Par conséquent, la souveraineté, et indirectement l’Etat, sont liés à l’idée selon laquelle

2 CHEVALLIER in Dictionnaire précité.


3 On pourrait par exemple démontrer assez facilement que les trois mouvements d’institutionnalisation caractéristiques,
de l’Etat -implantation, différenciation et unification-(M.CHEVALLIER, Ibid.) ne sont que des fonctions remplies par
la souveraineté. V. infra la logique de la souveraineté (B).
4 La démonstration serait trop longue à faire ici. Nous l’avons faite pour CARRE DE MALBERG dans notre thèse

(Etat et souveraineté. Eléments pour une théorie de l’Etat, Paris, II, 1989, chapitre préliminaire) dont le présent article s’inspire
beaucoup en ce qui concerne l’analyse de la souveraineté.

10
l’homme désormais produit son droit, le "crée" comme on l’habitude de dire. Plus exactement,
le droit sur lequel se fonde la domination étatique est le seul droit humain, le droit positif. Cette
idée, déjà présente chez BODIN, l’inventeur de la notion moderne de souveraineté et premier
auteur d’une théorie générale de l’Etat, est illustrée, de la façon la plus radicale, par Hobbes.
Ainsi, par l’acte juridique, le Souverain moderne dispose de l’étonnante faculté de
modifier à sa guise le droit en vigueur et de l’adapter aux circonstances lorsque celles-ci
changent. Le droit est donc désormais tourné vers l’avenir; il cesse d’être essentiellement
coutumier ou d’être lié par des droits acquis immuables. En outre, édicté par le Monarque,
Souverain réglementaire, ou de nos jours par les pouvoirs publics constitutionnels, il est édicté
proprio motu, à la différence du droit jurisprudentiel qu’il entend par ailleurs dominer. […]
Toutefois si la souveraineté traduit exactement ce double processus simultané de
promotion du droit "législatif" et de recul du droit coutumier et juridictionnel, elle n’acquiert
son statut de principe d’unité étatique que grâce à des caractères qui lui sont propres. L’acte de
souveraineté est à la fois inabrogeable et incontestable.
b) Il est inabrogeable en ce sens qu’il ne peut être abrogé par un tiers, par une
personne autre que son auteur. En revanche, cet acte a la particularité de pouvoir abroger tous
les autres actes juridiques, ou encore dans une version atténuée, une autorité étatique sera
chargée d’annuler tout acte contraire ou non compatible avec la norme suprême.
Cette remarquable faculté lui permet de demeurer la norme suprême dès lors qu’il est
protégé contre les autres normes et qu’il peut faire disparaître celles qui lui sont contraires. On
peut en trouve un exposé, saisissant par sa modernité, dans les Six livres de la République où
BODIN examine les rapports de la loy édictée par le Souverain à la fois avec la loy de son
prédécesseur et avec l’acte de commandement édicté par le subordonné du Souverain, le
Magistrat5. Dans ces deux hypothèses, le Souverain peut abroger l’acte posé par un tiers et
manifeste par là sa supériorité. De même, une coutume est abrogée par une loy qui prescrit un
contenu contraire. (…)
c) L’acte de souveraineté est également incontestable. Autrement dit, la décision
prise par le Souverain est sans appel; elle possède, dès son édiction, un caractère définitif au
sens contentieux du terme. En attribuant cette qualité essentielle à la loy, Jean Bodin transposait
la signification médiévale du terme de souveraineté selon laquelle la notion de souveraineté
absolue désignait cette qualité remarquable d’acte insusceptible de contrôle parce qu’il est de
dernier ressort. En vertu de la logique interne à la souveraineté, aucune personne ne peut se
proclamer juge de l’acte suprême, sauf alors à s’ériger lui-même en nouveau Souverain6 […]
Bien que la souveraineté en tant que principe d’unité étatique caractérise l’Etat, elle
n’épuise pas la notion d’Etat parce qu’étant fondée sur l’idée de la volonté du Souverain, donc
sur une base subjective elle ne peut rendre compte, en dehors même de la question du
fondement de cette volonté souveraine7, de la totalité du phénomène étatique.

5 Op.cit. I, 8. Pour une étude plus détaillée, v. notre thèse précitée, t.I, pp 145 s.
6 Sur cette fonction de Juge suprême, v. par exemple la maxime des Pontifes dont les Rois se sont inspirés pour
revendiquer le pouvoir absolu: "Sancta sedes omnes iudicat, sed a nemine iudicatur" (le Saint-Siège juge tous les hommes, mais
n’est jugé par personne). (cité par KANTOROWICZ (E.H.) Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984 p 87.
7 Il faut en effet rappeler qu’une grande partie des critiques adressées contre la souveraineté découle de partisans d’une

théorie objective du droit (Duguit, Kelsen). Pour ces derniers, la théorie de la souveraineté est incapable de justifier
objectivement la valeur du commandement adressé par le Souverain aux sujets. La volonté est un simple fait qui ne

11
II – L’Etat comme institution
L’impossibilité pour la notion de souveraineté d’appréhender en entier la notion d’Etat
se révèle si l’on se demande pourquoi l’on ne se contente pas d’imputer les décisions étatiques
à ceux qui les prennent (le Souverain, le Prince ou le peuple, ou à défaut si l’on refuse le terme
de Souverain, aux gouvernants). Bref pourquoi doit-on invoquer l’Etat ? Répondre à cette
question, c’est penser la médiation entre le Souverain (la souveraineté) et l’Etat.
[…] Partons d’un constat très simple: l’idée d’un pouvoir souverain peut être
difficilement conciliée avec la nécessité d’assurer la permanence du pouvoir. Cette
contradiction entre la puissance absolue et la puissance perpétuelle apparaît particulièrement
nette chez BODIN qui privilégie nettement le premier caractère sur le second. On peut
remarquer avec Ralph GIESEY que "l’exercice temporel du pouvoir absolu tend
nécessairement à atrophier l’aspect perpétuel de la souveraineté." 8. Celle-ci découle d’une
conception "synchronique" du pouvoir tandis que l’institution procède d’une conception
"diachronique". Il n’est donc pas étonnant que souveraineté en tant que principe d’unité
d’action se trouve supplantée par l’Institution, synonyme de continuité du pouvoir. En
intégrant cette idée d’institutionnalisation, la notion de personne hérite du capital légué par les
juristes du Moyen Age dans leur théorie des corporations. En établissant la "distinction
juridique des fonctions politiques et des hommes qui les exercent" 9 ou encore ce qu’on appelle
un "pouvoir institutionnalisé"10, elle complète utilement la notion de souveraineté.
Dire que l’Etat est immortel revient à affirmer modestement que, pour être pensé, il
doit être conçu comme indépendant de l’existence des gouvernants. Comme sa devancière,
l’universitas11, la notion de personne assure la perpétuité à l’Etat, ce qui lui est indispensable au
regard des nécessités du droit interne et du droit international.
En droit interne, le problème de l’institutionnalisation se posa lors du cas exemplaire de
la mort du Souverain dans un Etat monarchique. Les juristes français et anglais ont eu recours
à différentes fictions légales pour fonder la perpétuité du pouvoir royal; avant de fonder la
notion d’Etat, les premiers faisaient appel aux techniques du droit successoral, à la distinction
entre la Couronne et le Roi; les juristes anglais, avant d’inventer sous les Tudor, la métaphore
des "Deux Corps du Roi"12, trouvèrent divers moyens visant à garantir la perpétuité soit du
corps du royaume, soit de sa tête. Dès le XV° siècle, on peut soutenir que la notion de
Couronne ou de Royaume ou encore celle de "corps politique" exerce la même fonction que
celle dévolue plus tard à l’Etat. […]
La première fonction de l’institution est donc de rendre intemporel un pouvoir qu’on
sait pourtant éminemment mortel. La même notion réussit un prodige équivalent en faisant du
pouvoir une notion impersonnelle alors qu’il ne peut être exercé que par des hommes.

devient du droit que parce qu’il est fondée sur une norme objective, que ce soit la norme sociologique de Duguit ou la
norme fondamentale de KELSEN.
8 Cérémonial et puissance souveraine. France VX°-XVII° siècles, Paris, A.Colin, 1987, p 83 .
9 RIALS (Stéphane) in « La puissance étatique et le droit dans l’ordre international. Eléments d’une critique de la notion

usuelle de "souveraineté externe" », Archives de philosophie du droit, t.32, 1987, p 189.)


10 PRELOT, BOULOUIS, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1984, 9e éd., p 16. (v. aussi

BURDEAU op.cit., pp 225 ss).


11 V. ici les remarques de KANTOROWICS The King’s Two Bodies, Princeton U. Press, pp 310-311.
12 V. ici l’ouvrage ci-dessus cité de Kantorowicz dont la lecture est grandement facilitée par les mises en garde érudites

de Ralph GIESEY op.cit. pp 9 ss.

12
II) La formation de l’État : les théories contractualistes
Document n° 5 : Armel LE DIVELLEC et Michel DE VILLIER, Dictionnaire
du droit constitutionnel, Dalloz, 2017, 408pp.
2. La légitimité de l’État
Dire que l’État est une personne morale souveraine de droit public est simplement prendre en
compte son statut d’institution, et on comprend que présenter ainsi l’État soit la démarche
naturelle des juristes (s’inscrivant dans la tradition des travaux de Maurice Hauriou sur la théorie
de l’institution) mais cette analyse ne doit pas occulter le débat, plutôt d’essence philosophique,
sur la légitimité de l’État. L’État est- il :
• d’origine divine (tout pouvoir vient de Dieu selon saint Paul), ou le produit d’un contrat ?
Hobbes ( Le Léviathan, 1651), John Locke ( Essai sur le gouvernement civil, 1689) et J.- J.
Rousseau ( Du contrat social, 1762) ont illustré cette tentative de fonder la légitimité du pouvoir
sur une origine contractuelle, mais en en tirant des enseignements très opposés : justification
de l’absolutisme contre l’anarchie pour Hobbes, du libéralisme contre l’absolutisme pour
Locke, de l’unité et de la souveraineté de la volonté générale contre toute idée de représentation
et de division de cette dernière pour Rousseau;
• un instrument de la raison ou le produit d’un rapport de forces ? Si un philosophe comme
Hegel ( dans ses Principes de philosophie de droit, 1821) est le représentant le plus célèbre du
premier point de vue en faisant l’apologie de l’État, seul à même de résoudre la contradiction
entre les intérêts individuels et l’aspiration à l’universel, pour d’autres ( par ex. pour le juriste
français Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, 1927, mais dont l’analyse se situe sur le
plan sociologique), l’État n’est qu’un fait, « la force des plus forts dominant la faiblesse des plus
faibles » . Le XIXe siècle a été marqué par un très puissant courant d’hostilité à l’État. Au- delà
des réserves traditionnelles des libéraux, et de l’opposition non moins traditionnelle, mais
absolue, des anarchistes à toute forme d’autorité, ce courant d’hostilité a semblé recevoir du
marxisme son expression la plus élaborée. En se voulant une analyse scientifique de la société,
le marxisme (par les écrits de F. Engels — v. notamment De l’origine de la famille, de la
propriété privée et de l’État, 1884, plus que par ceux de K. Marx) fournit un schéma d’évolution
qui doit aboutir au dépérissement de l’État. Comme on sait, l’évolution a été inverse : l’idéologie
s’est brisée sur la réalité, et la dislocation de l’Union soviétique a été en même temps celle de
cette tentative de « construire une société communiste sans classes où se développera l’auto-
administration sociale communiste » (Préambule de la Constitution de l’URSS de 1977).

Document n° 6 : Thomas HOBBES, Le Léviathan (extraits), 1650.


La fabrication de l’État. La crainte et la guerre
a) Origines (Th. Hobbes, Léviathan (1650), 1re partie, De l’homme)
Les hommes sont égaux par nature. La nature a fait les hommes à ce point égaux en ce
qui concerne les facultés du corps et celles de l’esprit que […] le plus faible en a assez pour tuer

13
le plus fort, soit en usant de ruse, soit en s’alliant à d’autres qui sont menacés du même danger
que lui. […]
Il est donc ainsi manifeste que, tant que les hommes vivent sans une puissance
commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle la
guerre, et qui est la guerre de chacun contre chacun. […]
Une autre conséquence de cette guerre de chacun contre chacun est que rien ne peut
être injuste. Les notions de droit et du tort, de la justice et de l’injustice n’ont point place dans
cette condition. Là où il n’y a pas de puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas
de loi, il n’y a pas d’injustice. La force et la ruse sont en guerre les deux vertus cardinales. […]
Le droit de nature […] est la liberté que chacun a d’user de sa puissance propre, comme
il l’entend, pour la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie […]. Et, de ce
que la condition humaine est […] une condition de guerre de chacun contre chacun, où chacun
est gouverné par sa propre raison, et, de ce que, pour préserver sa vie contre ses ennemis, il n’y
est aucun moyen qui ne puisse être de quelque utilité, il s’ensuit que dans une telle condition,
chacun a droit sur toutes choses, même sur le corps des autres. […]
La justice et la propriété commencent avec la constitution de l’État […] Avant donc
que l’on puisse user des mots juste et injuste, il faut qu’il y ait une puissance coercitive, d’une
part, pour contraindre également les hommes à l’exécution de leurs pactes par la terreur de
quelque punition plus grande que le bénéfice qu’ils attendent du fait de les rompre, d’autre part,
pour leur confirmer la propriété de ce qu’ils acquièrent par contrat mutuel en compensation du
droit universel qu’ils abandonnent ; et, une telle puissance, il n’y en a point avant l’établissement
d’un État. […]
b) L’Homme-État (Th. Hobbes, Léviathan (1650), Introduction)
La nature, cet art par lequel Dieu a fait et gouverne le monde est en ceci, comme en
beaucoup d’autres choses, imité par l’art humain : l’homme peut faire un animal artificiel.
Puisqu’en effet la vie n’est qu’un mouvement des membres dont le principe est interne, dans
quelque partie principale du corps, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automata
(c’est-à-dire les machines qui se meuvent par des ressorts et par des roues comme le font les
horloges) ont une vie artificielle ? Qu’est-ce en effet que le cœur, sinon un ressort ? Qu’est-ce
que les nerfs, sinon des cordes ? Et qu’est-ce que les articulations, sinon des roues qui
communiquent au corps tout entier le mouvement qu’a voulu celui qui l’a fait ? L’art fait plus
encore lorsqu’il imite l’homme, ce chef-d’œuvre rationnel de la nature. C’est bien en effet un
ouvrage de l’art que ce grand Léviathan qu’on appelle Chose publique ou État (en latin civitas)
et qui n’est rien autre qu’un homme artificiel, quoique d’une taille beaucoup plus élevée et d’une
force beaucoup plus grande que l’homme naturel pour la protection et pour la défense duquel
il a été imaginé ; en lui, la souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le
mouvement au corps tout entier ; les magistrats et les autres fonctionnaires de justice, les agents
d’exécution sont ses articulations artificielles ; la récompense et le châtiment (qui, rattachés au
siège de la souveraineté stimulent les articulations et les membres à accomplir leur office) sont
ses nerfs qui agissent de même manière que dans le corps naturel ; l’opulence et les richesses
de tous les particuliers sont sa force ; salus populi (le salut du peuple) est sa fonction ; les
conseillers qui l’informent de tout ce qu’il a besoin de connaître pour cet objet sont sa mémoire
; l’équité et les lois lui sont une raison et une volonté artificielles ; la concorde est sa santé, la
14
sédition, sa maladie, et la guerre civile, sa mort. Enfin, les pactes et les contrats qui à l’origine
présidèrent à la constitution, à l’assemblage et à l’union des parties de ce corps politique
ressemblent à ce fiat et au faisons l’homme que prononce Dieu à la création. […]
c) Le pacte créateur (Th. Hobbes, Léviathan (1650), 2e partie, De l’État)
La naissance de l’État. – Enfin l’accord entre ces créatures (abeilles, fourmis) est naturel,
l’accord entre les hommes n’existe qu’en vertu d’un pacte, ce qui est artificiel ; il n’y a rien
d’étonnant que quelque chose d’autre soit exigé (en plus du pacte) pour rendre leur accord
constant et durable : un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et diriger leurs
actions vers le bien commun. La seule manière d’ériger un tel pouvoir commun […] est de
transférer tout leur pouvoir et toutes leurs forces à un seul homme ou à une assemblée pour
les représenter ; et chacun admettra et reconnaîtra que lui-même est l’auteur de tous les actes
que son représentant fera ou sera incité à faire dans ces matières qui concernent la paix et la
sécurité commune ; et à cet égard chacun soumettra ses volontés à sa volonté, et ses jugements
à son jugement. Ceci est davantage qu’un consentement ou un accord ; c’est une réelle unité de
tous dans une seule et même personne qui résulte du pacte de chaque homme avec chaque
homme d’une manière telle que si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette
assemblée à me gouverner en renonçant en sa faveur à mon propre droit à cette condition que
tu renonces toi-même en sa faveur, à ton propre droit et que tu l’autorises à agir de la même
manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne, est appelée État, en latin
civitas. Telle est l’origine de ce grand Léviathan, ou pour mieux dire, de ce Dieu mortel auquel
nous devons, avec l’aide du Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car, par cette
autorité qui lui est donnée par chaque particulier dans l’État, il détient tant de puissance et de
force qu’il peut, grâce à la terreur qu’il inspire, diriger les volontés de tous vers la paix à
l’intérieur et l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur. Et en lui réside l’essence de l’État
qu’on peut définir comme une personne dont les actes ont pour auteur chacun des membres
d’une grande multitude, d’après les pactes mutuels passés l’un avec l’autre, afin qu’il puisse user
de la force et des ressources d’eux tous comme il le trouvera convenable pour la paix et la
défense communes. […]
d) Le pouvoir souverain, volontaire et absolu (Th. Hobbes, Léviathan (1650), 2e partie, De
l’État)
Un État est dit institué lorsqu’une multitude d’hommes s’entendent et conviennent que
sera donné par la majorité, soit à un homme, soit à une assemblée, le droit de présenter toutes
leurs personnes (c’est-à-dire d’être leur représentant) ; chacun, aussi bien celui qui a voté pour
que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et tous les jugements de cet homme ou
de cette assemblée de la même manière que s’ils étaient les siens propres, à cette fin d’instaurer
entre eux une vie paisible et d’être protégés contre les hommes. De cette institution d’un État
découlent tous les droits et toutes les facultés de celui ou de ceux à qui le pouvoir souverain est
conféré par le consentement du peuple assemblé.
1. Les sujets ne peuvent changer la forme du gouvernement […]. En conséquence, ceux
qui ont déjà institué un État, étant ainsi liés par le pacte pour entériner les actions et jugements
d’un seul, ne peuvent légitimement sans son autorisation passer entre eux un nouveau pacte
pour obéir à un autre en quoi que ce soit. […]

15
2. Le pouvoir souverain ne peut être perdu parce que le droit de les représenter est
donné à celui qu’ils font souverain par le pacte qui les lie l’un à l’autre et non qui lie le souverain
à l’un d’eux. […]
3. Aucun homme ne peut sans injustice protester contre l’institution du souverain
proclamé par la majorité ; […] celui qui n’était pas d’accord doit maintenant se mettre à
l’unisson des autres. […]
4. Parce que chaque sujet est par cette institution l’auteur de tous les actes et de tous les
jugements du souverain institué, il s’ensuit que quoi qu’il fasse, il ne peut causer aucun tort à
l’un quelconque de ses sujets, ni être accusé d’injustice par l’un d’eux. Car celui qui fait une
chose par l’autorité d’un autre, ne fait en cela aucun tort à celui par l’autorité duquel il agit. […]
5. Quoi que fasse le souverain, il n’est pas punissable par le sujet. […]
6. Le souverain est juge de ce qui est nécessaire pour la paix et la défense de ses sujets
et des doctrines qu’il est bon de leur enseigner. […]
Ces droits sont indivisibles. Voici les droits qui constituent l’essence de la souveraineté
et qui sont les marques par lesquelles un homme peut discerner dans quel homme ou quelle
assemblée le pouvoir souverain est établi et réside. Car ces droits sont incommunicables et
inséparables. […]
Le pouvoir et l’honneur des sujets disparaissent en présence du pouvoir souverain. […]
Le pouvoir souverain doit dans tous les États être absolu. Ainsi il apparaît clairement à
mon entendement d’après la Raison et l’écriture à la fois, que le pouvoir souverain, qu’il soit
placé dans un seul homme, comme dans la monarchie, ou dans une assemblée, comme dans
les États populaires ou aristocratiques, est aussi grand qu’il est possible d’imaginer que les
hommes puissent le faire. Et quoique d’un pouvoir aussi illimité les hommes peuvent tirer de
nombreuses conséquences mauvaises, cependant les conséquences de la carence du pouvoir, à
savoir la guerre perpétuelle de chaque homme contre son voisin, seraient bien pires.
La liberté des sujets consiste en la liberté issue des pactes. […] La liberté du sujet est
compatible avec le pouvoir illimité du souverain. Cependant nous ne devons pas comprendre
que, par une telle liberté, le pouvoir souverain de vie et de mort puisse être aboli ou limité. Car
il a déjà été démontré que rien de ce que le représentant souverain puisse faire à un sujet, sous
quelque prétexte que ce soit, ne peut être proprement appelé injustice ou tort ; parce que chaque
sujet est l’auteur de chaque acte que fait le souverain […].
La fonction du souverain (que ce soit un monarque ou une assemblée) consiste en la
fin pour laquelle on lui confie le pouvoir souverain, à savoir l’obtention de la sécurité du peuple,
à laquelle il est obligé par la loi de nature et dont il devra rendre compte à Dieu, l’auteur de
cette loi, et à personne d’autre que lui. […] Si les droits essentiels de la souveraineté […] sont
supprimés, l’État est par là même dissous et chaque homme retourne à la condition et à la
calamité d’une guerre avec les autres hommes (ce qui est le mal le plus grand qui puisse survenir
dans cette vie). C’est la fonction du souverain de maintenir des droits intacts ; et en
conséquence, il est contraire à son devoir, au premier chef, de les transférer à un autre ou de
s’en dépouiller. Car celui qui abandonne les moyens abandonne les fins ; et il abandonne les
moyens celui qui étant souverain se reconnaît soumis aux lois civiles. […]

16
Document n° 7 : John LOCKE, Traité du gouvernement civil, Chapitre IX et
XIX, trad. D. MAZEL, GF-Flammarion, 1992 (publication d’origine : 1690).
CHAPITRE IX : DES FINS DE LA SOCIÉTÉ POLITIQUE ET DU
GOUVERNEMENT
123. Si l'homme, dans l'état de nature, est aussi libre que j'ai dit, s'il est le seigneur absolu
de sa personne et de ses possessions, égal au plus grand et sujet à personne; pourquoi se
dépouille-t-il de sa liberté et de cet empire, pourquoi se soumet-il à la domination et à
l'inspection de quelque autre pouvoir? Il est aisé de répondre, qu'encore que, dans l'état de
nature, l'homme ait un droit, tel que nous avons posé, la jouissance de ce droit est pourtant fort
incertaine et exposée sans cesse à l'invasion d'autrui. Car, tous les hommes étant Rois, tous
étant égaux et la plupart peu exacts observateurs de l'équité et de la justice, la jouissance d'un
bien propre, dans cet état, est mal assurée, et ne peut guère être tranquille. C'est ce qui oblige
les hommes de quitter cette condition, laquelle, quelque libre qu'elle soit, est pleine de crainte,
et exposée à de continuels dangers, et cela fait voir que ce n'est pas sans raison qu'ils recherchent
la société, et qu'ils souhaitent de se joindre avec d'autres qui sont déjà unis ou qui ont dessein
de s'unir et de composer un corps, pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés
et de leurs biens; choses que j'appelle, d'un nom général, propriétés.
124. C'est pourquoi, la plus grande et la principale fin que se proposent les hommes,
lorsqu'ils s'unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c'est de conserver
leurs propriétés, pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l'état de
nature.
Premièrement, il y manque des lois établies, connues, reçues et approuvées d'un
commun consentement, qui soient comme l'étendard du droit et du tort, de la justice et de
l'injustice, et comme une commune mesure capable de terminer les différents qui s'élèveraient.
Car bien que les lois de la nature soient claires et intelligibles à toutes les créatures raisonnables;
cependant, les hommes étant poussés par l'intérêt aussi bien qu'ignorants à l'égard de ces lois,
faute de les étudier, ils ne sont guère disposés, lorsqu'il s'agit de quelque cas particulier qui les
concerne, à considérer les lois de la nature, comme des choses qu'ils sont très étroitement
obligés d'observer.
125. En second lieu, dans l'état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas
partial, et qui ait l'autorité de terminer tous les différends, conformément aux lois établies. Car,
dans cet état-là, chacun étant juge et revêtu du pouvoir de faire exécuter les lois de la nature, et
d'en punir les infracteurs, et les hommes étant partiaux, principalement lorsqu'il s'agit d'eux-
mêmes et de leurs intérêts, la passion et la vengeance sont fort propres à les porter bien loin, à
les jeter dans de funestes extrémités et à leur faire commettre bien des injustices; ils sont fort
ardents lorsqu'il s'agit de ce qui les regarde, mais fort négligents et fort froids, lorsqu'il s'agit de
ce qui concerne les autres : ce qui est la source d'une infinité d'injustices et de désordres.
126. En troisième lieu, dans l'état de nature, il manque ordinairement un pouvoir qui
soit capable d'appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l'exécuter. Ceux qui ont
commis quelque crime, emploient d'abord, lorsqu'ils peuvent, la force pour soutenir leur
injustice; et la résistance qu'ils font rend quelquefois la punition dangereuse, et mortelle même
a ceux qui entreprennent de la faire.

17
127. Ainsi, les hommes, nonobstant tous les privilèges de l'état de nature, ne laissant pas
d'être dans une fort fâcheuse condition tandis qu'ils demeurent dans cet état-là, sont vivement
poussés à vivre en société. De là vient que nous voyons rarement qu'un certain nombre de gens
vivent quelque temps ensemble, en cet état. Les inconvénients auxquels ils s'y trouvent exposés,
par l'exercice irrégulier et incertain du pouvoir que chacun a de punir les crimes des autres, les
contraignent de chercher dans les lois établies d'un gouvernement, un asile et la conservation
de leurs propriétés. C'est cela, c'est cela précisément, qui porte chacun à se défaire de si bon
cœur du pouvoir qu'il a de punir, à en commettre l'exercice à celui qui a été élu et destiné pour
l'exercer, et à se soumettre à ces règlements que la communauté ou ceux qui ont été autorisés
par elle, auront trouvé bon de faire. Et voilà proprement le droit original et la source, et du
pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des sociétés et des gouvernements
mêmes.
128. Car, dans l'état de nature, un homme, outre la liberté de jouir des plaisirs innocents,
a deux sortes de pouvoirs
Le premier est de faire tout ce qu'il trouve à propos pour sa conservation, et pour la
conservation des autres, suivant l'esprit et la permission des lois de la nature, par lesquelles lois,
communes à tous, lui et les autres hommes font une communauté, composent une société qui
les distingue du reste des créatures; et si ce n'était la corruption des gens dépravés, on n'aurait
besoin d'aucune autre société, il ne serait point nécessaire que les hommes se séparassent et
abandonnassent la communauté naturelle pour en composer de plus petites.
L'autre pouvoir qu'un homme a dans l'état de nature, c'est de punir les crimes commis
contre les lois. Or, il se dépouille de l'un et de l'autre, lorsqu'il se joint à une société particulière
et politique, lorsqu'il s'incorpore dans une communauté distincte de celle du reste du genre
humain.
129. Le premier pouvoir, qui est de faire tout ce qu'on juge à propos pour sa propre
conservation et pour la conservation du reste des hommes, on s'en dépouille, afin qu'il soit
réglé et administré par les lois de la société, de la manière que la conservation de celui qui vient
à s'en dépouiller, et de tous les autres membres de cette société le requiert : et ces lois de la
société resserrent en plusieurs choses la liberté qu'on a par les lois de la nature.
130. On se défait aussi de l'autre pouvoir, qui consiste à punir, et l'on engage toute sa
force naturelle qu'on pouvait auparavant employer, de son autorité seule, pour faire exécuter
les lois de la nature, comme on le trouvait bon : on se dépouille, dis-je, de ce second pouvoir,
et de cette force naturelle, pour assister et fortifier le pouvoir exécutif d'une société, selon que
ses lois le demandent. Car un homme, étant alors dans un nouvel état, dans lequel il jouit des
commodités et des avantages du travail, de l'assistance et de la société des autres qui sont dans
la même communauté, aussi bien que de la protection de l'entière puissance du corps politique,
est obligé de se dépouiller de la liberté naturelle qu'il avait de songer et pourvoir à lui-même;
oui, il est obligé de s'en dépouiller, autant que le bien, la prospérité, et la sûreté de la société à
laquelle il s'est joint le requièrent : cela est non seulement nécessaire, mais juste, puisque les
autres membres de la société font la même chose.
131. Cependant, quoique ceux qui entrent dans une société, remettent l'égalité, la liberté,
et le pouvoir qu'ils avaient dans l'état de nature, entre les mains de la société, afin que l'autorité
législative en dispose de la manière qu'elle trouvera bon, et que le bien de la société requerra;
18
ces gens-là, néanmoins, en remettant ainsi leurs privilèges naturels, n'ayant d'autre intention
que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés (car, enfin, on
ne saurait supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, dans l'intention
d'en avoir une plus mauvaise), le pouvoir de la société ou de l'autorité législative établie par eux,
ne peut jamais être supposé devoir s'étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce
pouvoir doit se réduire à mettre en sûreté et à conserver les propriétés de chacun, en remédiant
aux trois défauts, dont il a été fait mention ci-dessus, et qui rendaient l'état de nature si
dangereux et si incommode. Ainsi, qui que ce soit qui a le pouvoir législatif ou souverain d'une
communauté, est obligé de gouverner suivant les lois établies et connues du peuple, non par
des décrets arbitraires et formés sur-le-champ; d'établir des juges désintéressés et équitables qui
décident les différends par ces lois; d'employer les forces de la communauté au-dedans,
seulement pour faire exécuter ces lois, ou au-dehors pour prévenir ou réprimer les injures
étrangères, mettre la communauté à couvert des courses et des invasions; et en tout cela de ne
se proposer d'autre fin que la tranquillité, la sûreté, le bien du peuple. […]
CHAPITRE XIX : LA DISSOLUTION DES GOUVERNEMENTS
222. La raison pour laquelle on entre dans une société politique, c'est de conserver ses
biens propres; et la fin pour laquelle on choisit et revêt de l'autorité législative certaines
personnes, c'est d'avoir des lois et des règlements qui protègent et conservent ce qui appartient
en propre à toute la société, et qui limitent le pouvoir et tempèrent la domination de chaque
membre de l'État. Car, puisqu'on ne saurait jamais supposer que la volonté de la société soit,
que la puissance législative ait le pouvoir de détruire ce que chacun a eu dessein de mettre en
sûreté et à couvert, en entrant dans une société, et ce pourquoi le peuple s'est soumis aux
législateurs qu'il a créés lui-même; quand les législateurs s'efforcent de ravir et de détruire les
choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire dans l'esclavage, sous un pouvoir
arbitraire, ils se mettent dans l'état de guerre avec le peuple qui, dès lors, est absous et exempt
de toute sorte d'obéissance à leur égard, et a droit de recourir à ce commun refuge que Dieu a
destiné pour tous les hommes, contre la force et la violence. Toutes les fois donc que la
puissance législative violera cette règle fondamentale de la société, et, soit par ambition, ou par
crainte, ou par folie, ou par dérèglement et par corruption, tâchera de se mettre, ou de mettre
d'autres, en possession d'un pouvoir absolu sur les vies, sur les libertés, et sur les biens du
peuple, par cette brèche qu'elle fera à son crédit et à la confiance qu'on avait prise en elle, elle
perdra entièrement le pouvoir que le peuple lui avait remis pour des fins directement opposées
à celles qu'elle s'est proposées, et il est dévolu au peuple qui a droit de reprendre sa liberté
originaire, et par l'établissement d'une nouvelle autorité législative, telle qu'il jugera à propos,
de pourvoir à sa propre conservation, et à sa propre sûreté, qui est la fin qu'on se propose
quand on forme une société politique. Or, ce que j'ai dit, en général, touchant le pouvoir
législatif, regarde aussi la personne de celui qui est revêtu du pouvoir exécutif, et qui ayant deux
avantages très considérables, l'un, d'avoir sa part de l'autorité législative; l'autre, de faire
souverainement exécuter les lois, se rend doublement et extrêmement coupable, lorsqu'il
entreprend de substituer sa volonté arbitraire aux lois de la société. Il agit aussi d'une manière
contraire à son crédit, à sa commission et à la confiance publique, quand il emploie les forces,
les trésors, les charges de la société, pour corrompre les membres de l'assemblée représentative,
et les gagner en faveur de ses vues et de ses intérêts particuliers; quand il agit par avance et
sous-main auprès de ceux qui doivent élire les membres de cette assemblée, et qu'il leur prescrit
d'élire ceux qu'il a rendus, par ses sollicitations, par ses menaces, par ses promesses, favorables
19
à ses desseins, et qui lui ont promis déjà d'opiner de la manière qu'il lui plairait. En effet,
disposer les choses de la sorte, n'est-ce pas dresser un nouveau modèle d'élection, et par là
renverser de fond en comble le gouvernement, et empoisonner la source de la sûreté et de la
félicité publiques? Après tout, le peuple s'étant réservé le privilège d'élire ceux qui doivent le
représenter, comme un rempart qui met à couvert les liens propres des sujets, il ne saurait avoir
eu d'autre but que de faire en sorte que les membres de l'assemblée législative fussent élus
librement, et qu'étant élus librement, ils pussent agir aussi et opiner librement, examiner bien
toutes choses, et délibérer mûrement et d'une manière conforme aux besoins de l'État et au
bien public. Mais ceux qui donnent leurs suffrages avant qu'ils aient entendu opiner et raisonner
les autres, et aient pesé les raisons de tous, ne sont point capables, sans doute, d'un examen et
d'une délibération de cette sorte. Or, quand celui qui a le pouvoir exécutif dispose, comme on
vient de dire, de l'assemblée des législateurs, certainement, il fait une terrible brèche à son crédit
et à son autorité; et sa conduite ne saurait être envisagée que comme une pleine déclaration
d'un dessein formé de renverser le gouvernement. A quoi, si l'on ajoute les récompenses et les
punitions employées visiblement pour la même fin, et tout ce que l'artifice et l'adresse ont de
plus puissant, mis en usage pour corrompre les lois et les détruire, et perdre tous ceux qui
s'opposent au dessein funeste qui a été formé, et ne veulent point trahir leur patrie et vendre, à
beaux deniers comptants, ses libertés; on ne sera point en peine de savoir ce qu'il est expédient
et juste de pratiquer en cette rencontre. Il est aisé de comprendre quel pouvoir ceux-là doivent
avoir dans la société, qui se servent de leur autorité pour des fins tout à fait opposées à sa
première institution; et il n'y a personne qui ne voie que celui qui a une fois entrepris et exécuté
les choses que nous venons de voir, ne doit pas jouir longtemps de son crédit et de son autorité.

20
Document n° 8 : Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, Chapitres VI,
VII et VIII (extraits), GF-Flammarion, 1966 (publication d’origine : 1762).

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III) La souveraineté dans l’État constitutionnel
Document n° 9 : Dieter GRIMM, « La souveraineté », in Traité international
de droit constitutionnel, Tome 1, Dir. Michel TROPER et Dominique
CHAGNOLLAUD, Dalloz, 2012, p. 547-606, p. 564 et s.
(…) Là où l’État se caractérise justement par la concentration des pouvoirs, il est
impossible de faire reposer la souveraineté uniquement sur quelques droits de domination
dispersés entre plusieurs individus. La souveraineté réunit désormais les nombreuses
prérogatives concrètes de domination en une puissance publique abstraite.
Cette puissance publique unique tend à avoir un sujet comme titulaire (…). Plus la
question relative au titulaire de la souveraineté est abstraitement détachée de celle de la
personne du monarque, plus la différenciation entre détention et exercice devient inéluctable.
La question de la limitation des pouvoirs ne concerne plus celle de l’étendue de certains droits
concrets de domination, mais au contraire celle de la limitation de la puissance publique toute
entière.
§2 La souveraineté dans l’État constitutionnel
Aucun des auteurs ayant soulevé la question de la limitation de la puissance d’État ou
ayant développé l’idée que la souveraineté émane du peuple n’en a néanmoins conclu à la
nécessité d’établir une constitution. La plupart d’entre eux se sont contentés de se servir de la
théorie du contrat social pour mettre à l’épreuve la légitimité de l’ordre politique (…). L’idée
d’un document juridique qui puisse à la fois fonder (…) la domination politique, ainsi qu’en
régler de façon exhaustive et systématique l’instauration et l’exercice, n’avait pas été envisagée
par ces auteurs. Elle n’aurait d’ailleurs assurément pas vu le jour si n’était intervenue la rupture
révolutionnaire qui mit un terme à la domination traditionnelle, provoquant ainsi la vacance du
pouvoir.
C’est au moment même où se forme l’idée de constitution au sens moderne, c’est-à-dire
au moment des deux grandes Révolutions du XVIIIe siècle – les Révolutions américaine et
française – que la souveraineté du peuple commence à jouer un rôle décisif.
(…) La Révolution française a d’autres opposants et d’autres objectifs que ceux de la
Révolution américaine. Alors que la Révolution américaine est tournée vers l’extérieur et est
faite pour le « self-government » à l’encontre de l’Empire britannique, la Révolution française
est quant à elle tournée vers l’intérieur et conduite en premier lieu afin d’opérer un changement
radical de l’ensemble de l’ordre social.
(…) Rompre avec la souveraineté monarchique ne signifie pas rompre avec la
souveraineté en tant que telle. (…) Tout comme en Amérique, ce sont les théories du droit
naturel qui prévalent lorsque s’opère la rupture révolutionnaire avec le système de domination
traditionnelle, ainsi que dans la période de nécessaire reconstruction d’un nouvel ordre politique
qui s’en suivra. Pour la souveraineté, cela signifie qu’elle est transférée du monarque au peuple.
Mais en France comme en Amérique, il est clair que le peuple n’est pas en mesure de gouverner
lui-même, la puissance publique devant en conséquence être confiée aux représentants du
peuple. (…)

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Dans cette évolution gît cependant un danger pour la souveraineté. Il n’est pas à exclure
que les représentants puissent s’éloigner des intérêts du souverain et abuser de leurs pouvoirs
en privilégiant des fins autres que celles visées par leur mandataire (le peuple). Ce problème,
dont l’origine réside dans le transfert de la souveraineté au peuple sans possibilité pour lui de
l’exercer directement, est réglé, en France comme aux États-Unis, par la constitution. Le
souverain fixe dans la constitution les dispositions juridiquement contraignantes dans le cadre
desquelles les représentants du peuple sont autorisés à exercer le pouvoir qui leur est confié.
C’est seulement sur cette base et dans le cadre des limites ainsi fixées que des personnes sont
appelées à exercer le pouvoir.
(…) Sieyès réussit en France à conceptualiser [ce système] grâce à la distinction
fondamentale dans la théorie constitutionnelle entre pouvoir constituant et pouvoir constitué.
Le pouvoir constituant appartient exclusivement au peuple et n’est pas transmissible. La
souveraineté du peuple se réalise à travers lui. Le peuple est libre de s’en servir à sa guise.
(…) Parallèlement, la séparation de la détention et de l’exercice de la souveraineté
empêche la monarchie d’aller à l’encontre de la souveraineté populaire. Le monarque est
contraint d’accepter de modifier son statut. Il ne règne plus en raison de son droit propre ou
du droit divin, mais son statut et ses attributions lui sont conférés par la constitution adoptée
par le peuple. (…) À l’instar des députés du Corps législatif, la constitution [de 1791] fait du
Roi l’un des représentants du peuple devenu souverain.
La souveraineté latente
(…) la question qui se pose est de définir les effets de l’émergence de l’État
constitutionnel sur la souveraineté. La première constatation que l’on peut faire est que l’État
constitutionnel ne renonce pas à être souverain, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. [Concernant la
souveraineté à l’intérieur], l’une des caractéristiques de l’État constitutionnel est qu’il ne
reconnaît aucune puissance au sein de l’État. Il n’existe que différents pouvoirs, chacun
spécialisé dans des fonctions délimitées attribuées par la constitution. (…) Puisqu’aucun
pouvoir institué par la constitution ne peut prétendre être souverain, constitution et
souveraineté ne sont compatibles qu’à condition que le titulaire de la souveraineté se situe au-
delà des pouvoirs constitués. Dans les constitutions révolutionnaires, seul le peuple est admis
à jouer ce rôle. (…) On doit donc en déduire que dans l’État constitutionnel, il n’y a point de
souveraineté, mais que des compétences. La souveraineté n’existe que dans le pouvoir
constituant et ne s’exprime que par l’acte constituant. La souveraineté reste donc latente tant
que la constitution est en vigueur.

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