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Culture générale

. La cohésion nationale est-elle toujours possible ? .

Dans un ouvrage intitulé Les épreuves de la vie, paru en 2021, le célèbre politologue Pierre Rosanvallon choisit
d’analyser les récentes crises ayant secoué la société française contemporaine afin de s’interroger de manière globale sur
la question de cohésion nationale, tandis que celle-ci apparaît dorénavant comme la chimère d’un imaginaire républicain
dépassé. À cet égard, Rosanvallon dresse le constat suivant : le lien social censé unifier la société française contemporaine
se trouve mis à mal par trois types d’épreuves, celles du mépris, de l’injustice et de la discrimination.

La cohésion, dérivé du latin cohaerere, qui signifie « être uni, attaché ensemble », est un terme généralement
employé pour évoquer un groupe, une équipe ou un État et qui désigne le caractère quasi indestructible du lien qui unit les
membres dudit groupe. Émile Durkheim, dans son ouvrage intitulé De la division du travail social et publié en 1893,
définit la cohésion sociale comme un processus qui cherche à renforcer les liens entre les individus d’une même société.
Le concept de Nation, quant à lui, désigne un ensemble d’êtres humains, caractérisé par une communauté d’origine et se
constituant en une communauté politique. Le champ académique tend à retenir une conception constructiviste de la
Nation ; à l’inverse de la théorie primordialiste, qui institue la Nation comme un phénomène naturel et immuable. A
contrario, de nombreux auteurs considèrent que la Nation relève d’un processus de construction politique et culturelle, à
l’instar d’Ernest Renan. Ce dernier définit ainsi la Nation par le prisme d’une volonté de faire destin commun à l’occasion
d’une conférence intitulée Qu’est-ce qu’une Nation ?, prononcée en 1882 : la Nation serait « une âme, un principe
spirituel […] un riche legs de souvenirs, […] le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage
qu’on a reçu indivis ». Ainsi, ces deux notions mises bout-à-bout renvoient au concept de cohésion nationale. À mi-
chemin entre le principe républicain et le projet politique, la cohésion nationale constitue un idéal au service de la
pérennité de l’État-Nation français. La Nation française s’est fédérée par la construction d’un corps commun social
homogène, qui porte en lui à la fois un sentiment d’appartenance ainsi qu’un désir individuel de vivre harmonieusement
avec chaque membre de ce corps national. De fait, ce sont précisément ce sentiment d’appartenance nationale et ce désir
de vivre ensemble qui incarnent la cohésion nationale.

La Révolution française de 1789 a provoqué un véritable changement de paradigme dans la manière de


conceptualiser la société française. Alors que l’ancien ordre monarchique avait fragmenté la société par une organisation
du corps social divisé entre trois ordres distincts, la Révolution française s’inscrit en rupture par une volonté d’unification
et d’homogénéisation du corps social, destiné à devenir la « Nation française ». Dès le 18ème siècle, avec une affirmation
toute particulière au cours du 19ème siècle, l’État va prendre en charge un travail de construction de l’identité française et
de la cohésion nationale censée en découler, au nom d’une logique de légitimation. Les moyens par lesquels la cohésion
nationale française s’est affirmée sont multiples : le « creuset » français se façonne ainsi autour du service militaire
obligatoire, de l’école républicaine, l’instauration de symboles nationaux (drapeau, hymne, emblème, devise) et le travail.
De plus, des politiques publiques seront mises en place afin de procéder à une dilution des identités culturelles locales
pour vivifier une cohésion nationale censée reposer sur un modèle commun universel, national et laïque. Ainsi, les 19 ème
et 20ème siècles peuvent être analysés comme une période de cohésion nationale forte : la société française contemporaine
est animée toute entière par cette volonté de partager un destin commun, qui a pu être renforcée en période de crises. En
effet, les deux guerres mondiales furent notamment vectrices d’un fort sentiment de patriotisme, faisant écho à la
dialectique de l’ami et l’ennemi théorisée par Carl Schmitt. La République et les valeurs qu’elle porte en son sein sont
pleines de vigueur, et la volonté de protéger les principes républicains transcendent le clivage gauche-droite.

Toutefois, plusieurs phénomènes sont venus s’entrechoquer au cours du 20 ème siècle et ont provoqué une véritable
crise du lien social au sein de la société française contemporaine. La fin brutale des 30 Glorieuses à l’occasion de la crise
pétrolière de 1973 marque la disparition du cercle vertueux qui unissait progrès économique et cohésion sociale.
Parallèlement, les instances auparavant considérées comme les agents moteurs de la cohésion nationale subissent une
remise en cause radicale dans leur aptitude à « fabriquer des Français » : l’école républicaine subit un désenchantement
dès les années 1960 qui sera définitivement confirmé par la publication des Héritiers de Bourdieu et Passeron ; le mythe
de l’intégration par le travail semble enterré par l’explosion du taux de chômage dès le milieu des années 1970 et le
service militaire obligatoire est abrogé en 2001. Or, la société française contemporaine s’est reconfigurée au moment
même de la survenance de ces crises des instances de cohésion nationale : les phénomènes migratoires, les métissages
culturels et l’attachement grandissant aux droits individuels semblent avoir sonné le glas de l’homogénéité culturelle,
pourtant perçue comme condition d’existence de la cohésion nationale.

Dans quelle mesure la cohésion nationale peut-elle survivre à la crise de ses vecteurs de diffusion et
recouvrer son rôle unificateur pour la société française contemporaine ?

Si notre modèle républicain français se distingue par un haut niveau d’exigence en matière de cohésion nationale,
il subit aujourd’hui la pression des nouveaux défis de la société française contemporaine (I). En outre,
l’« archipélisation » de la société française contemporaine appelle à une réactualisation de notre conception de la
cohésion nationale (II).
I. Le modèle républicain français, caractérisé par son haut niveau d’exigence en matière de cohésion nationale,
subit la pression des nouveaux défis de la société française contemporaine

Si le modèle républicain français se distingue par un haut d’exigence en matière de cohésion nationale (A), il subit la
pression de nouveaux défis ayant émergé au sein de la société française contemporaine (B).

A. Le modèle républicain français est à même d’unifier la société française contemporaine par son haut niveau d’exigence
en matière de cohésion nationale

Le modèle républicain français a permis la consécration d’une cohésion nationale par la promotion de symboles
nationaux ainsi que la promulgation de politiques publiques visant à favoriser une socialisation républicaine.

La volonté de l’État de fédérer la cohésion nationale autour des valeurs républicaines s’illustre en particulier avec les
« lois Ferry ». Sous la IIIème République, l’école s’est révélée être un pilier de socialisation républicaine par lequel l’État
pouvait former les futurs citoyens de la Nation française. Dans cette optique, Jules Ferry publie entre 1879 et 1882 une
série de lois scolaires censées refléter les valeurs de la République et éveiller le sentiment patriotique grâce à l’instruction
morale et civique. Ainsi, la loi du 16 juin 1881 instaure la gratuité de l’enseignement publique ; tandis que la loi du 28
mars 1882 institue le caractère laïque et obligatoire de l’école. Par ailleurs, la Nation française a bâti son unité sur le
monolinguisme, en œuvrant pour instaurer la langue française comme langue officielle, obligatoire et unique sur
l’entièreté du territoire. Dès la Révolution française de 1789 apparaît une volonté de lutter contre la diversité linguistique
au nom d’une logique d’unité de la Nation française. L’opposition à l’usage des langues et patois locaux au profit de la
langue française sera vivement défendue par la frange jacobine et aboutira notamment au décret du 2 Thermidor, qui vise
à imposer le français comme langue unique de l’administration. Toutefois, c’est sous la IIIème République que la
généralisation de la langue française sur le territoire national prend véritablement effet. Les lois Ferry, précédemment
évoquées, participent grandement au monolinguisme en faisant du français la langue unique de l’instruction obligatoire,
laïque et gratuite. La laïcité s’inscrit également dans une volonté d’instituer un rapport apaisé à la diversité cultuelle
existant au sein de la société française. Ainsi, la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 s’articule
autour de la liberté de conscience et de neutralité de l’État, dont le respect permet de garantir le vivre ensemble à l’échelle
nationale. La IIIème République fait de la laïcité le fer de lance de la cohésion nationale en ce qu’elle permet de vivifier
l’appartenance au modèle républicain : dans une circulaire transmise aux instituteurs en 1883, Jules Ferry indique que
l’interdiction de l’enseignement religieux à l’école est justifiée par la nécessité d’inculquer les règles élémentaires de la
vie morale et républicaine aux élèves. La cohésion nationale a également été prise en charge par le modèle républicain
dans la mesure où le principe d’indivisibilité et d’unité de la Nation française a été consacré dès la Constitution de 1791.
Cette constitutionnalisation du principe d’indivisibilité s’est exprimée de manière constante au cours de l’histoire
républicaine française, si bien que notre Constitution actuelle le mentionne dès son 1 er article.

En outre, cette politique de socialisation républicaine ayant pour but de susciter une cohésion nationale trouve
toujours son effet au sein de la société française contemporaine.

En effet, une enquête menée par l’IFOP pour Synopia intitulée Les Français et la cohésion nationale et publiée en 2017
rapporte les résultats suivants : une très large majorité de Français (86%) déclare ressentir un fort attachement à la nation
française ; 38% qualifiant même ce lien de « très fort ». Parmi les éléments qui nourrissent le plus ce sentiment, les
personnes interrogées citent la langue française (79%), les valeurs de la République (64%), l’histoire et la culture
française (63%).

Aujourd’hui, l’État français continue à mettre en place des politiques publiques et des actions nationales afin de favoriser
la diffusion de la cohésion nationale. Conscient de l’importance de l’armée dans le processus de développement du
sentiment national, le gouvernement a instauré en 2019 le « Service national universel » permettant aux Français et
Françaises de 15 à 17 ans de revivre l’équivalent modernisé du service militaire obligatoire. Le SNU est alors décrit par le
gouvernement comme un « « projet de société visant à favoriser le sentiment d’unité nationale autour des valeurs
communes de citoyenneté, d’engagement et de cohésion sociale ». La volonté de favoriser la cohésion nationale explique
également l’importance de l’enjeu que représentent les Jeux Olympiques de 2024. Cet évènement d’ampleur mondiale
cristallise de nombreuses polémiques et débats depuis la sélection de Paris comme ville d’accueil des futurs Jeux
olympiques en 2017. Malgré cela, l’exécutif ne faiblit pas dans ses ambitions : conscient de la force unificatrice du sport,
les Jeux olympiques 2024 sont explicitement revendiqués comme un moyen de fédérer la Nation française autour d’un
évènement collectif, censé être une « vraie fête populaire »1.

1
https://www.sports.gouv.fr/une-vraie-fete-populaire-2030
B. Le modèle républicain français, vecteur de cohésion nationale au sein de la société française contemporaine, subit la
pression de nouveaux défis

Toutefois, la façon dont la cohésion nationale était promue par le modèle républicain français semble entrer en
conflit avec les évolutions récentes de la société française contemporaine.

En effet, la période contemporaine est marquée par la montée de l’individualisme et l’avènement de sociétés plurielles et
multiculturelles, au sein desquelles la garantie des droits subjectifs constitue un enjeu primordial : ces phénomènes
entrent en conflit avec la façon dont l’État français diffuse la cohésion nationale, c’est-à-dire par l’imposition d’un
modèle national universaliste.

De fait, l’actualité récente est parlante : la montée des mouvements régionalistes réclamant une différenciation illustre le
caractère délicat d’imposer une cohésion nationale à l’échelle d’un vaste territoire qui compte une multitude de micro-
récits imbriqués dans le grand récit de la République. À cet égard, le statut de la Corse, dont l’autonomie a été admise par
le Président de la République le 28 septembre dernier, atteste des limites du modèle républicain universaliste : pour le
peuple corse, le fait que la langue corse soit aujourd’hui menacée de disparaître à la suite des politiques linguistiques
imposées par l’État ainsi que la mise en minorité des habitants d’origine corse par l’installation des Français continentaux
sur l’île sont vécus comme de véritables violences. L’intégration nationale par le reniement des particularités
individuelles et régionales risque donc de voir son effectivité décliner de plus en plus à mesure que l’individualisme et la
défense des droits individuels croissent.

Par ailleurs, cette remise en cause du modèle républicain de cohésion nationale vient se conjuguer à la crise des
instances traditionnelles permettant de la diffuser.

Tandis qu’auparavant l’école républicaine constituait la puissance intégratrice par excellence, ce consensus semble
aujourd’hui être remis en cause. Le chercheur Robert Redeker, dans son livre l’École fantôme, paru en 2016, dresse le
constat d’une crise de l’école républicaine : celle-ci ne serait plus qu’un village Potemkine, qui ne permet plus d’assurer
ni l’égalité des chances, ni l’ascenseur social républicain.

De la même manière, alors que l’armée est utilisée par le pouvoir politique français comme un moyen de redynamiser un
creuset nationaliste en difficulté, un rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, paru le 15 septembre
2023, fait état d’une « érosion lente mais constante » de la force d’attractivité de l’institution. Depuis 10 ans, l’armée
française ne parvient plus à recruter suffisamment pour s’en tenir au taux moyen lui permettant de renouveler ses
effectifs. Cette crise des recrutements s’est même étendue cette année à l’armée de terre, qui avait été jusqu’ici
relativement protégée du déclin des vocations.

Enfin, alors que le travail joue un rôle non négligeable au sein du modèle républicain pour assurer l’intégration sociale,
économique et politique des citoyens français, il semble peiner à assurer cette fonction depuis la raréfaction des postes
vacants et l’augmentation de la pénibilité du travail. L’évolution de la place du travail dans les instances de socialisation
est un réel défi pour la société française contemporaine dans la mesure où il permet aux individus de se définir
socialement par rapport à ses pairs, d’accéder au marché de la consommation ou encore de déterminer son image de soi
par rapport à son utilité dans la communauté.

En dépit du fait que notre modèle républicain français se caractérise par un fort sentiment d’appartenance
nationale et s’emploie à perpétuer le travail de diffusion de la cohésion nationale au sein de la société contemporaine
française, la France semble de plus en plus morcelée et une réactualisation de notre vision de la cohésion nationale est
nécessaire pour surmonter la fracture sociale qui touche la société française contemporaine.

II. L’« archipélisation » de la société française contemporaine appelle à une réactualisation de notre conception de
la cohésion nationale

La mise en péril de la cohésion nationale face à l’archipélisation de la société française (A) impose une réactualisation de
notre conception de cohésion nationale pour surmonter cette situation (B).

A. La viabilité de la cohésion nationale est en proie à l’archipélisation de la société française contemporaine

Il semble difficile de croire que la cohésion nationale est encore possible compte tenu du phénomène croissant
d’archipélisation qui touche la société française contemporaine.
En effet, dans son essai L’Archipel français : une nation multiple et divisée, paru en 2019, le politologue Jérôme Fourquet
dresse le constat funeste d’une fragmentation sociale au sein de la société française contemporaine. Il analyse la
disparition de ce qui a longtemps constitué le ciment de notre cohésion nationale, à savoir la matrice structurante de la
religion catholique ainsi qu’un édifice idéologique solidement bâti sur le parti communiste. La conjonction de ces deux
processus a abouti à la transition d’une société française unie autour d’un référentiel national commun et englobant à une
société parcellisée, composée de multiples « îlots socioculturels ». Jérôme Fourquet conclut ainsi à l’existence de
nombreuses lignes de fractures, dont la plus saillante est la fracture sociale, que le Président Jacques Chirac évoquait déjà
lorsqu’il était encore candidat à l’élection présidentielle de 1995. Ainsi, selon Fourquet, la cohésion nationale ne trouve
plus de terreau fertile pour se développer au sein de la société française contemporaine : « La ‘France d’en haut’ et la
‘France d’en bas’ constituent deux univers qui s’entrechoquent sans se voir, ni se comprendre, ni partager aucune
aspiration commune. Des classes ‘d’entre-soi’ vivent en vase clos, se méprisent, phénomène particulièrement frappant au
sein de l’élite française, qui a créé une bulle économique et sociale avec sa culture, ses codes, ses lieux de vie et
d’éducation ».

Pire encore, la question qui se pose dépasse peut-être le cadre de l’applicabilité de la cohésion nationale au sein de
la société française : et s’il était finalement question de vivre ensemble ? Certains phénomènes indiquent que certains
membres de la société française ne veulent plus vivre avec leurs concitoyens en raison de leurs différences individuelles.
Certaines franges se retournent donc contre d’autres.

Dès lors, les attentats qui ont rythmé de manière dramatique l’année 2015 ont achevé de creuser le fossé qui divise la
société française contemporaine : elle s’ouvre avec les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher, et
se clôturera par les attentats du 13 Novembre. Ces attentats islamistes ont provoqué l’émergence d’une France à deux
visages : d’un côté, les Français qui disaient « être Charlie » ; et les autres. À ce sujet, les chercheurs Anne Muxel et
Olivier Galland, dans une étude intitulée La Tentation radicale, menée en 2018, rapportaient les chiffres suivants : 45 %
des lycéens musulmans interrogés « ne condamnent pas totalement les auteurs des attentats » de Charlie Hebdo et de
l’Hyper Cacher et 42 % d’entre eux ne se sont pas sentis concernés par la minute de silence à la suite de ces attentats.

Ces évènements tragiques ont provoqué l’affirmation d’un climat hostile à l’Islam, qui a eu pour conséquence une logique
de « retournement du stigmate » et d’affirmation identitaire. Alors que des évènements comme des attentats terroristes
devraient produire un renforcement de la cohésion nationale, la société française s’est encore davantage déchirée. D’un
côté, une frange de la population et de la classe politique a endossé le projet de lutter contre la menace que représenterait
la religion musulmane ; de l’autre, on constate un repli communautaire de la part des Français de confession musulmane.
Jérôme Fourquet observe un phénomène de réislamisation de la société française contemporaine qui s’accompagne d’une
montée des pratiques communautaristes : il évoque à titre d’exemple un renforcement de l’endogamie dans les
populations issues de l’immigration turque, maghrébine et sahélienne.

B. La réactualisation de notre conception de cohésion nationale pour préserver l’unité de la société française
contemporaine

La conception traditionnelle de la cohésion nationale, fondée sur le modèle républicain français, semble se trouver
aujourd’hui au milieu du gué.

L’analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) et la façon dont elle se saisit
du concept de cohésion nationale peut constituer une réponse intéressante afin que la société française
contemporaine s’organise autour d’un nouveau modèle de cohésion nationale.

La Cour européenne des droits de l’Homme choisit d’opter pour une logique subjective de la cohésion nationale, qui se
fonde sur la protection des droits fondamentaux. Alors que la CEDH est régulièrement critiquée au motif qu’elle
empièterait sur la compétence du législateur nationale en agrandissant toujours plus le périmètre des droits individuels,
cette jurisprudence est digne de considération dans la mesure où elle est davantage nuancée.

La CEDH s’est notamment prononcée sur la question de la cohésion nationale et le vivre ensemble à l’occasion de l’arrêt
S.A.S c/ France du 1er juillet 2014. Cet arrêt résulte d’une saisine par une requérante musulmane française suite à l’entrée
en vigueur de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public : cette dernière, portant
le niqab, a justifié son recours par le fait que cette loi porterait une atteinte excessive aux droits et libertés inscrits dans la
Convention européenne. La solution juridique de la CEDH s’organise en deux branches : d’une part, elle rejette
l’argument avancé par la France qui voudrait que l’interdiction du port du voile intégral s’inscrive dans une volonté
légitime de protection de la sécurité publique ; d’autre part, elle a accueilli l’argument selon lequel la loi litigieuse
s’inscrit dans une volonté de protéger les droits et libertés d’autrui au nom du vivre ensemble. Dans sa motivation, la
CEDH conclut donc que les États disposent d’une large marge d’appréciation et précise « qu’il entre assurément dans les
fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité ». Si cet arrêt
ne donne pas satisfaction à la requérante, il permet toutefois de souligner que le vivre ensemble et par extension la
cohésion nationale est un concept malléable qui peut être étendu ou restreint pour permettre de s’adapter aux besoins et
aux composantes d’une société française contemporaine en transformation.
Cet arrêt s’inscrit par ailleurs dans une jurisprudence plus globale qui a tendance à affirmer que la cohésion nationale
d’un État doit pouvoir s’adapter au patrimoine ethnique, culturel, religieux et linguistique des minorités qui le composent.
Dans cette optique, dans l’affaire Gorzelik et autres c. Pologne de 2004, un enseignant polonais d’origine silésienne a
formé un recours pour dénoncer le refus du tribunal local d’enregistrer son association, « l’Union des personnes de
nationalité silésienne ». Si la CEDH a finalement décidé que ce refus du tribunal ne contrevenait pas à son droit à la
liberté d’association pour des motifs précis relatifs à l’espèce, elle a rappelé que la cohésion nationale passait par la
préservation du pluralisme culturel et religieux. Elle déclare ainsi dans sa motivation : « bien qu’il faille parfois
subordonner les intérêts de l’individu à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de
l’opinion d’une majorité́ mais commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus
d’une position dominante ».

Par ailleurs, si les vecteurs traditionnels de cohésion nationale semblent être en crise, il appartient à la société
française contemporaine de s’organiser autour de nouvelles instances de cohésion nationale.

De nombreux exemples témoignent que la vie associative peut jouer un rôle essentiel dans la diffusion de la cohésion
nationale. En effet, les associations constituent des espaces de mixité favorisant la rencontre de l’autre, permettant de
recréer du lien social et des dynamiques collectives par-dessus les fractures d’une société. Le domaine associatif pourrait
ainsi constituer un filet essentiel pour lutter contre l’extrémisme, le repli communautaire et donner corps aux valeurs de
solidarité et de fraternité. Soutenir les acteurs associatifs qui œuvrent à « faire société » et à apaiser la part des Français
qui traversent les « épreuves de la vie » par une politique économique et sociale ambitieuse pourrait constituer un des
leviers pour renforcer la cohésion nationale. À titre illustratif, la période de confinement en 2020 a souligné l’importance
d’associations comme les Restos du Cœur, qui sont parvenus à apporter une aide alimentaire d’urgence aux plus démunis
dans chaque département français grâce à une mobilisation d’ampleur. À l’occasion de l’appel à bénévolat qu’avait lancé
le Président de l’organisation, celui-ci avait ainsi affirmé : « Notre activité est essentielle à la Nation – nous devons
maintenir cette cohésion nationale auprès des plus démunis et défavorisés ».

Par conséquent, face à une crise de la cohésion nationale provoquée par la reconfiguration et la morcellement de
la société française contemporaine, il semble nécessaire de réinventer notre modèle de cohésion. Si les moyens pour y
parvenir peuvent être multiples, ils doivent toutefois s’organiser autour de la prise en compte des individualités pour
réussir à nouveau de créer de l’Un à partir du multiple. Un tel travail de refondation du modèle de cohésion nationale
français parait ambitieux : de fait, il se fera au prix d’un effort collectif nécessaire. Cette nécessité d’un effort collectif
fédéré par la volonté de renforcer l’unité nationale fait écho aux mots de Régis Debray, qui écrit dans Que vive la
République ! (1989) : « La République, c’est un idéal et c’est un combat ».

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