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Cahiers d’études romanes

Revue du CAER
35 | 2017
Le peuple. Théories, discours et représentations

« Peuple », utopie révolutionnaire et construction


des nations dans l’Amérique hispanique
Discours et représentations du XIXe au XXIe siècle

Michèle Guicharnaud-Tollis

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesromanes/6281
DOI : 10.4000/etudesromanes.6281
ISSN : 2271-1465

Éditeur
Centre aixois d'études romanes de l'université d'Aix-Marseille

Édition imprimée
Date de publication : 20 décembre 2017
Pagination : 405-418
ISBN : 979-10-320-0141-7
ISSN : 0180-684X

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Référence électronique
Michèle Guicharnaud-Tollis, « « Peuple », utopie révolutionnaire et construction des nations dans
l’Amérique hispanique », Cahiers d’études romanes [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02 juin 2018,
consulté le 04 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/6281 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/etudesromanes.6281

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« Peuple », utopie révolutionnaire
et construction des nations
dans l’Amérique hispanique
Discours et représentations du xixe au xxie siècle

Michèle Guicharnaud-Tollis
Université de Pau

Cette réflexion sur le concept de « pueblo » dans l’Amérique hispanique se centre sur l’étude
diachronique de ses occurrences dans différents discours et divers pays hispano-américains,
du début du xixe au xxie siècle. À travers des discours foncièrement utopiques, l’élite des
grands Libérateurs et idéologues du xixe siècle cherchèrent à lisser les clivages socio-
ethniques. À l’opposé, d’autres ne voyaient dans le « bas peuple », qu’une masse inerte, que
seules les Lumières européennes seraient capables de civiliser. Sur ce terreau idéologique s’est
construit au xxe siècle un discours dynamique fondé sur l’utopie révolutionnaire d’inspiration
marxiste. Puis les discours populistes ont pris le relais en perpétuant l’illusion de cette utopie.
L’analyse diachronique montre donc un concept de « peuple » en constante évolution.
Mots-clés : Peuple, discours, utopie, révolution, Amérique hispanique, xixe-xxie siècle.
Esta reflexión sobre el concepto de « pueblo » en Hispanoamérica se centra en el estudio
diacrónico de sus ocurrencias en distintos discursos y países hispanoamericanos, desde el
inicio del siglo xix hasta el siglo xxi. A través de discursos sumamente utópicos, la élite de
los Libertadores e ideólogos del siglo xix intentaron allanar las desigualdades socioétnicas.
Al contrario, hubo quienes consideraban a la « plebe » como una masa inerte que sólo las
luces europeas fueran capaces de civilizar. Sobre los cimientos ideológicos de las mismas, se
construyó en el siglo xx un discurso dinámico fundado en la utopía revolucionaria inspirada en
el pensamiento marxista. A continuación, prosiguieron este camino los discursos populistas
promoviendo la ilusión de esta utopía. Este análisis diacrónico muestra por consiguiente un
concepto de « pueblo » en constante evolución.
Palabras claves: Pueblo, discurso, utopía, revolución, Hispanoamérica, siglos xix-xxi.

L’extension du populisme et du néo-populisme dans l’Amérique hispanique


tend à faire croire à l’importance du peuple (pueblo) dans les discours. On ne

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s’étonne donc pas du grand nombre d’études dont ces discours ont fait l’objet 1,
que ce soit pour y rechercher les occurrences et cooccurrences du terme, ou pour
délimiter son très large champ sémantique, comme le révèle déjà la pluralité
de ses définitions 2. À partir d’une sélection de ces discours, qu’ils soient
politiques ou littéraires, nous proposons ici d’aborder diachroniquement et/ou
thématiquement la façon dont le peuple y apparaît du xixe au xxie siècle, selon
le rôle qu’on a bien voulu lui accorder ou au contraire lui dénier dans la vie du
pays ou du sous-continent, et selon la place qu’il a occupée dans les imaginaires
collectifs. Sans pour autant songer à recourir à une typologie des discours qui
s’avérerait vite artificielle, pour tenter d’y voir plus clair nous distinguerons au
moins trois périodes et trois grandes orientations, en fonction des stratégies
auxquelles ils correspondent et de l’image du peuple qu’ils privilégient, même
si leur relation est plutôt de continuité que de rupture.

De Francisco Miranda à José Martí,


peuple et émergence d’une conscience nationale :
discours émancipateurs et rêves unitaires
Au sortir de la période coloniale, au moment de la naissance des États-nations
et des jeunes républiques indépendantes, les Constitutions dont s’accompagna
leur formation accordèrent au peuple toute sa souveraineté et lui reconnurent
l’ensemble des droits attachés à la citoyenneté, sans distinction de race ni de
classe. Ainsi, le discours révolutionnaire d’émancipation latino-américain
repose tout entier sur son unité autour de valeurs fondamentales communes.
Avant même la Constitution espagnole de 1812, le premier texte local fondateur
de ces nouveaux États devenus d’Amérique latine est la Proclamation de Coro

1 Cf. Églantine Samouth, Yeni Serrano, Jean-Paul Honoré (éds.), « Discours d’Amérique latine.
Identités et conflits », Mots. Les langages du politique, 2015/3, 109, disponible à l’adresse :
http://www.cairn.info/revue-mots-2015-3.htm ; ainsi que Morgan Donot, Michèle Pordeus
Ribeiro (éds.), Discours politiques en Amérique latine. Représentations et imaginaires [Journées
d’étude de l’ADAL], Paris, L’Harmattan, « Recherches Amériques latines », 2012, 300 p.
2 « Pueblo: 1 – Conjunto de personas que vive en una población, región o país determinados: el
pueblo mexicano; el pueblo chileno. 2 – Conjunto de personas que forman una comunidad y
están unidas por una misma raza, religión, idioma o cultura y la conciencia de pertenecer a un
mismo grupo: el pueblo cristiano; los pueblos celtas. 3 – Conjunto de habitantes de un país que
no forma parte de la clase dirigente: tras el recuento de votos se leyó la lista de los gobernantes
elegidos por el pueblo » (Oxford Dictionaries Online [ODO], Oxford University Press, 2014,
disponible à l’adresse : http://es.oxforddictionaries.com/definicion/pueblo).

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du 2 août 1806, dans laquelle le précurseur Francisco de Miranda, s’adresse


aux peuples « américano-colombiens » concernés et les invite à se soulever.
Son discours pose à la fois la question de leur diversité, de leurs liens culturels
communs avec l’Espagne, mais aussi de leur légitime aspiration à conquérir
leurs propres droits politiques. Anticipant très largement sur les textes à venir
de Simón Bolívar, et notamment le plus célèbre d’entre eux, de 1815, cette
Proclamation mirandienne reste dans la mémoire collective hispano-américaine
un modèle de projet qui garantissait prioritairement la citoyenneté 3 à tous les
habitants, sans distinction de couleur ni de classe, à l’exception des esclaves :
La recuperación de nuestros derechos como Ciudadanos, y de nuestra Gloria nacional
como Americanos Colombianos, serán acaso los menores beneficios que recojamos
de esta tan justa como necesaria determinación […]. Que los buenos é inocentes
Yndios, así como los bizarros Pardos, y Morenos libres crean firmemente,
que somos todos Conciudadanos, y que los Premios pertenecen exclusivamente al
mérito, y à la Virtud – en cuya suposición obtendrán en adelante infaliblemente, las
recompensas militares y Civiles, por su mérito solamente 4.
En fait, avant Bolívar, Miranda a déjà tout dit et tout formulé. Dans son
texte tous les thèmes hispano-américains convergent et atteignent un
étonnant niveau théorique et programmatique : le symbole d’une Colombie 5
au fondement même d’une future entité politico-culturelle indépendante,
réunissant les peuples des anciennes colonies espagnoles ; la défense du droit
à l’autodétermination ; l’appropriation de l’histoire américaine pour un projet

3 Le statut de citoyen représentait un enjeu majeur : il était accordé à celui qui avait un certain
revenu, des biens ou une profession, qui savait lire et écrire ou qui possédait un grade militaire.
Pour s’attirer les faveurs du peuple, et notamment des gens de couleur, esclaves et libres, les
Libérateurs ont joué sur l’argument de la citoyenneté à conquérir : « Todos los que prefieran
la libertad al reposo, tomarán las armas para sostener sus derechos sagrados, y serán ciudadanos »
(Simón Bolívar, Escritos del Libertador, IX, Caracas, 1973, Documento 1529, Proclama del
Libertador a los habitantes de la Costa Firme fechada en Villa del Norte el 23 de mayo de
1816, por la que anuncia la próxima salida hacia Tierra firme e invita a que se unan a la lucha
por la libertad, p. 178).
4 Souligné par nous. L’orthographe initiale a été respectée. Francisco de Miranda, Discurso
de Coro del 6 de agosto de 1806, Don Francisco de Miranda, Comandante General del
Exército Colombiano, a los Pueblos habitantes del Continente Americo-Colombiano,
disponible à l’adresse : servicios.abc.gov.ar/docentes/efemerides/25demayo/htmls/descargas/
proclama2deagosto.pdf.
5 Ce nom de Colombia – dont Carmen Bohorquez a montré d’ailleurs toute l’ambiguïté dans
la mesure où, de fait, avec Colomb il ramenait le sous-continent à son héritage culturel –
cristallisait tous les projets et les idéaux d’une Amérique hispanique nouvelle, indépendante,
et en même temps unie.

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de nation continentale ; l’idée d’institutionnaliser une confédération des


États émancipés. « Todo depende de nuestra voluntad solamente y así como el
querer constituirá indudablemente nuestra independencia, la unión nos asegurará
permanencia y felicidad perpetua 6 », dit encore Francisco de Miranda. Comme
l’analyse Estela María Fernández Nadal dans sa réflexion sur cette unité
territoriale continentale,
Su discurso [el discurso de Miranda] apunta a destacar la presencia de una
instancia política que quiebra la unidad cultural entre España y América […]. En
los textos mirandinos, se perfila así una clara prioridad de lo político respecto de la
herencia cultural; su manifestación más inmediata es el imperativo de sumar, a los
factores de unidad y homogeneidad recibidos del pasado, la decidida determinación
por la emancipación 7.
Héritier de la Révolution française et des grands principes sur lesquels s’est
fondée l’Indépendance des États-Unis, Bolívar reprendra un peu plus tard
l’idée d’un peuple américain territorialement et culturellement aussi bien
identifié que celui de l’Amérique espagnole. Dans sa fameuse « Lettre de la
Jamaïque » de 1815, il soulignera la nécessité d’associer à l’héritage espagnol
– langue, religion, coutumes – la volonté politique de libération, véritable
moteur du processus d’unification : « […] lo que puede ponernos en actitud de
expulsar a los españoles y de fundar un gobierno libre : es la unión, ciertamente; mas
esta unión no nos vendrá por prodigios divinos sino por efectos sensibles y esfuerzos
bien dirigidos 8 ».
Mais lorsqu’il s’adressait ainsi aux législateurs, il était conscient que le
peuple américain, divisé, soumis à l’ignorance, à la tyrannie et au vice 9, affaibli
par des différences ethniques, était loin de remplir les conditions de cohésion
souhaitables pour réaliser une unité nationale. C’est pourquoi il renonça
finalement à l’idée de fonder un seul État, et nourrit plutôt le rêve utopique

6 Francisco de Miranda, Obras completas, publicadas por la Academia Nacional de Historia de


Caracas Edición dirigida por V. Dávila, Editorial Sur-América, 1929-1950, 24 tomos (1-15
en Caracas, 16-24: Editorial Lex, La Habana), vol. XVII, p. 339.
7 « El proyecto de unidad continental en el siglo xix. Realidad y utopia », in Arturo Andrés
Roig (éd.), El Pensamiento social y político iberoamericano del siglo xix, Madrid, Trotta, 2000,
p. 41‑63.
8 Escritos Políticos, Madrid, Alianza Editorial, « El Libro de Bolsillo », 1975, p. 84.
9 Comme il le dit dans le Discours d’Angostura (1819) : « Uncido el Pueblo Americano al triple
yugo de la ignorancia, de la tiranía y del vicio, no hemos podido adquirir, ni saber, ni poder, ni
virtud » (op. cit., p. 97).

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de construire une sorte d’unité qui respecte les spécificités de chacune de ses
composantes, une association ou une confédération américaine 10.
Enfin, par son projet d’abolir l’esclavage et de redistribuer des biens
nationaux, Bolívar s’éloigna progressivement de l’oligarchie et se rapprocha du
peuple, dont, avec le temps et selon les circonstances, il se fit une conception
variable : ses discours des années 1820-1825 n’ont plus grand-chose à voir
avec ceux des années 1810-1815 11. Finalement, méfiance réciproque entre
les nouveaux pays, ingérence d’intérêts étrangers, instabilité politique étalée
sur des décennies, absence de liens économiques entre les anciennes colonies
espagnoles, tout s’unit pour priver le Congrès de Panamá de 1826 des effets
escomptés. Ce fut l’échec les projets unionistes bolivariens et du grand rêve
d’un peuple américain uni 12.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, dans les discours de Martí on voit le
mot pueblo couvrir également l’ensemble des peuples hispano- et même latino-
américains. Son périmètre sémantique, géographique et culturel est précisé par
les adjectivations dont il fait l’objet. Pour Martí, le peuple est celui de « Notre
Amérique », comme il le dit explicitement dans un discours de 1889, c’est-à-
dire vivant précisément au sud du Río Bravo, métissé et multiculturel, héritier

10 « Es una idea grandiosa pretender formar de todo el Mundo Nuevo una sola nación, con un solo
vínculo que ligue sus partes entre sí y con el todo. Ya que tiene un origen, una lengua, unas costumbres
y una religión, debería, por consiguiente, tener un solo gobierno que confederase los diferentes estados
que hayan de formarse; mas no es posible, porque climas remotos, situaciones diversas, intereses
opuestos, caracteres desemejantes, dividen a la América. ¡Qué bello sería que el ismo de Panamá fuese
para nosotros lo que el ismo de Corinto para los griegos! » (ibid., p. 81).
11 « La présence du terme pueblo dans le discours [de Bolívar] est constante et capitale… Il l’emploie
cependant selon plusieurs acceptions sémantiques et à partir de positions interprétatives qui,
bien qu’en interrelation, varient en fonction des circonstances ; ces acceptions s’enrichissent
au gré des nouvelles réalités qui marquent des changements profonds dans la pensée du
Libérateur » (Lorena Escudero, El Pueblo latinoamericano: ¿Sujeto de su historia ?, México,
D.R., Unión de Universidades de América latina, « Idea latinoamericana », 1998, p. 97, citée
par Georges L. Bastin, « Traduction et révolution à l’époque de l’indépendance hispano-
américaine », Meta : Journal des traducteurs / Meta: Translator’s Journal, 2004, 49/3, p. 562‑575,
disponible à l’adresse : id.erudit.org/iderudit/009379ar.
12 « […] Dans la Constitution de l’État vénézuélien de 1830, la souveraineté ne résida plus dans
le “peuple” comme en 1811 mais dans la “nation”. Le double concept de “nation” joue donc un
rôle de premier plan dans les premières Constitutions américaines. L’idée de “nation” comme
somme d’individus entraînera les droits politiques subjectifs, alors que le concept de “nation”
comme somme de provinces ouvrait la voie au fédéralisme », Alicia B. Ríos, « La idea de
nación y cultura nacional en las primeras constituciones venezolanas », cité dans William Luis,
Julio Rodríguez-Luis (eds.), Translating Latin America: Culture as Text, Binghamton, State
University of New York, 1991, p. 238-239.

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de Benito Juárez. Dans son discours de 1891 prononcé lors de la conférence


devant les délégués d’Amérique latine, par opposition à son voisin du Nord, le
peuple de Lincoln, il l’évoque comme homogénéisé par la langue, la religion et
les traditions, et amené à s’émanciper politiquement et à s’arracher à la tutelle
de l’héritage colonial et à la menace étasunienne.

Le peuple et les couches populaires :


conscience de classe et préjugés ethnoraciaux
Les grands libérateurs du xixe siècle ne rêvaient pas seulement d’unité pour
le « peuple » hispano-américain ; parfois préoccupés d’égalité, ils cherchèrent
aussi à en lisser les clivages socio-ethniques, à lutter contre les injustices, les
disparités sociales et pour le respect des droits humains les plus élémentaires
que leur refusait l’ordre colonial. Néanmoins, la question socioraciale divisait
ces idéologues sur l’idée qu’ils s’en faisaient. Le rêvant d’une solidarité
idéale, certains souhaitaient effacer ou estomper sa diversité socio-ethnique,
défavorable à la cohésion réclamée par l’émergence d’une unité nationale.
À l’opposé, d’autres le réduisirent au « bas peuple », « ignorant » et « soumis »,
masse inerte et méprisable, horde sauvage quasiment infrahumaine, que ne
parviendraient même pas à civiliser les Lumières européennes. Cela ne manque
pas de rappeler, plusieurs décennies plus tôt, le programme politique que
Sarmiento avait présenté dans Facundo. Civilización o barbarie, de 1845 (avant
le Manifeste de K. Marx de 1848), en même temps que sa vision contrastée de
la population argentine, profondément divisée face à la très barbare dictature de
Rosas. Pour Sarmiento, également auteur du Dogma socialista tout imprégné des
Lumières, ce bas peuple s’incarnait exactement dans le monde des Indiens, dans
une Argentine rurale, ignorante et arriérée, incapable d’assimiler la civilisation
urbaine, la culture, la rationalité et l’idée de progrès des élites de Buenos Aires.
Pour en éradiquer la barbarie, c’étaient particulièrement les Indiens qu’il fallait
donc détruire. Cette posture élitaire de radicale exclusion sociale des masses
populaires a de quoi choquer ; elle n’en est pas moins en totale conformité avec
les conceptions positivistes discriminatrices du xixe siècle 13. Dans cette autre

13 Voir aussi sur le gaucho argentin : « Se nos habla de gauchos… La lucha ha dado cuenta de ellos,
de toda esa chusma de haraganes. No traté de economizar sangre de gauchos. Este es un abono que
es preciso hacer útil al país. La sangre de esta chusma criolla incivil, bárbara y ruda, es lo único
que tienen de seres humanos » (Carta de Sarmiento a Mitre del 20/09/1861). Voir encore ses
remarques sur les masses populaires : « Tengo odio a la barbarie popular… La chusma y el pueblo

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attitude, le peuple n’est plus engagé dans un projet fédérateur de construction


d’une nation fondé sur l’union de toutes ses composantes raciales ou sociales :
ici, il donne au contraire lieu à un discours discriminant hostile aux gens de
couleur et aux Indiens, et, de façon plus globale, aux couches populaires.
Par ailleurs, le texte profondément symbolique El Matadero d’Esteban
Echeverría de 1826 faisait déjà s’affronter sans pitié le monde des « fédéralistes »
qu’incarnaient d’un côté, les gauchos, les voleurs de chevaux, les Indiens et, plus
généralement, le bas peuple, et de l’autre les « unitaires 14 » et l’élite blanche. La
métaphore manichéenne de l’abattoir donne l’image d’une population argentine
fortement contrastée sous le double effet des préjugés socio-ethniques et de
l’opposition politique entre unitaires et fédéralistes sous Rosas. Echeverría ne
se limite pas à déclarer la bestialité de ces derniers, il affiche son plus profond
mépris pour le petit peuple, celui des gens de couleur et des Indiens, populace
(chusma federal) dont il stigmatise le parler vulgaire et grossier 15, et dont, à ses
yeux, l’intégration compromettrait toute chance de redressement.
En revanche, certains penseurs, certains politiciens et idéologues de
couleur, quelquefois issus des couches populaires, il est vrai, notamment parmi
ceux qui avaient participé aux guerres de libération cubaines de la seconde
moitié du xixe siècle, se montrèrent particulièrement sensibles aux décalages
socio-ethniques et aux malheurs qui s’abattaient sur les plus défavorisés. Ainsi,
le mulâtre cubain Rafael Serra y Montalvo (1899) affiche une conscience de
classe aiguë et même une forte empathie avec les plus humbles, notamment
les travailleurs, éventuellement les « prolétaires » (sic) – dans une terminologie
qui peut surprendre à cette date. Il les incitait à se mobiliser, à lutter et à s’unir
contre l’ignorance, l’analphabétisme, « l’apathie » et la relégation par les classes
dirigeantes à l’écart des centres de pouvoir :

gaucho nos es hostil… Mientras haya un chiripá no habrá ciudadanos, ¿son acaso las masas la única
fuente de poder y legitimidad? El poncho, el chiripá y el rancho son de origen salvaje y forman una
división entre la ciudad culta y el pueblo, haciendo que los cristianos se degraden… Usted tendrá la
gloria de establecer en toda la República el poder de la clase culta aniquilando el levantamiento de las
masas » (Carta de Sarmiento a Mitre del 24/09/1861).
14 Allusion aux rivalités qui ont opposé les deux partis argentins : le Parti unitaire, incarné
principalement par les élites intellectuelles et économiques de la capitale Buenos Aires, et le
Parti fédéraliste incarné par la province et par des potentats locaux (caudillos) réfractaires à la
modernisation du pays.
15 « Oíanse a menudo […] palabras inmundas y obscenas, vociferaciones preñadas de todo el cinismo
bestial que caracteriza a la chusma de nuestros mataderos, con los cuales no quiero regalar a los
lectores », Esteban Echeverría, La Cautiva. El Matadero, Buenos Aires, Huemul, 1967, p. 115.

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También las « clases desheredadas » deben moverse, y no esperarlo todo de la


Providencia y sus milagros. Destrozadas ellas mismas entre sí por el infausto
antagonismo originado de su educación defectuosa y servil, contribuyen, con su
desunión lamentable, con su ignorancia poco combatida, con su apatía empobrecedora,
y con su falta de aspiraciones elevadas, a remachar la ominosa cadena con que se las
esclavizará en todas partes, mientras no den señales de escudarse contra todos los
ultrajes y demuestren con la razón y el poder de las fuerzas unidas, con la cultura de
sus facultades naturales, con su organización juiciosa y ordenada, y con su espíritu
colectivo, que las « clases trabajadoras » son tan buenas y capaces como los que les
niegan incapacidad para el decoro 16.
Contrairement à Echeverría, qui ne jugeait pas opportun d’améliorer leur sort, en
misant sur leur éducation et leur formation scolaire, maintenant que l’esclavage
venait d’être aboli depuis 1886, Serra y Montalvo proposait un programme
politique destiné à rendre leur dignité aux travailleurs, souvent noirs ou de
couleur, désormais émancipés, et à les arracher à l’analphabétisme dans lequel
on les avait trop longtemps maintenus. La création de la société La Liga 17,
fondée en 1890, était destinée à veiller à la réalisation de ce projet humaniste.

Discours et révolution populaire


dans la mouvance marxiste
Si le xixe siècle tendait à s’en remettre à l’héritage des Lumières, le xxe
a vu apparaître une pensée politique fortement influencée par les idées
révolutionnaires de Marx – son Manifeste du parti communiste était paru à
Londres en 1848 mais Le Capital ne fut traduit en espagnol par Juan B. Justo
qu’en 1895 –, qui pèseront d’un grand poids mais assez tardivement sur
l’esprit de nombreux intellectuels latino-américains 18 : José Carlos Mariátegui
(1894‑1930) marque l’entrée de la pensée marxiste en Amérique latine 19.
Marx introduisait la dialectique prolétariat-peuple en la soumettant à l’examen
précis de ce qu’elle est dans chaque situation historique. Cependant, selon

16 Souligné par nous. Rafael Serra y Montalvo, « Filantropía (New York, 2 setiembre de 1896) »,
in Escritos Políticos, New York, 1899, Imprenta de A. W. Howes, p. 50-51.
17 Il faut signaler l’énorme travail qu’il a accompli au sein de La Liga, Sociedad Protectora de
Instrucción para la gente de color fondée à New York en 1890.
18 Voir les travaux de Gilles Bataillon sur les gauches latino-américaines et le marxisme en
Amérique latine.
19 Cf. José Carlos Mariátegui, Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana, Lima, Amauta,
1928.

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Gilles Bataillon, en Amérique latine le décalage entre ses idées et la réalité


sociopolitique d’avant la Seconde Guerre mondiale les faisaient paraître
complètement utopiques. Les ouvriers ne devenant nombreux qu’avec
l’industrialisation des années 1940-1950, on y assiste plutôt à un lent processus
de maturation du marxisme, même s’il est néanmoins perceptible chez certains
grands penseurs et écrivains avant l’explosion de la Révolution castriste.
Par exemple, dans plusieurs poèmes du Chant général (1950), Pablo
Neruda 20 engage un vrai dialogue avec le peuple chilien, et répond à son
appel 21 en le rejoignant dans la lutte et la résistance : ainsi, le poème « El
pueblo victorioso » associe le poète-narrateur à son combat. L’hésitation entre
le singulier collectif (« el pueblo ») et les différents pluriels (« Y entre ellos en la
piedra que tocaron / Estuve… » ou encore « Y aislados eran como trozos rotos ») se
solde finalement par la fusion et l’immersion des individualités dans la terre
et la nature américaines, chiliennes en l’occurrence, et par le triomphe de la
communauté sur la solitude des individus :
Juntos en la unidad hecha en silencio,
Eran el fuego, el canto indestructible,
El lento paso del hombre en la tierra
Hecho profundidades y batallas.
Eran la dignidad que combatía
Lo que fue pisoteado 22 […].
Mais la lutte populaire relève encore du futur, même s’il s’annonce couronné
de victoires :
Está mi corazón en esta lucha.
Mi pueblo vencerá. Todos los pueblos
Vencerán, uno a uno […].
Pero está cerca el tiempo victorioso 23.

20 Pablo Neruda devint membre du parti communiste chilien le 8 juillet 1945.


21 « Y me dicen: “Tu pueblo, / tu pueblo desdichado, / entre el monte y el río, / con hambre y con dolores, /
no quiere luchar solo, /te está esperando, amigo” » (« El monte y el río » [« Las vidas »], in Versos
del capitán, Naples, 1952, p. 24, disponible à l’adresse : http://www2.educarchile.cl/userfiles/
P0001/File/articles 101761_Archivo.pdf).
22 Obras Completas, Canto General, XI (« Las Flores de Punitaqui »), XIV (« El Pueblo »),
Buenos Aires, Losada, 1957, p. 578-579.
23 Ibid., Canto General, V (« La Arena traicionada »), « Crónica de 1948 (América) », p. 479.
Plus près de nous, l’une des chansons des Quilapayún (1973) s’inscrit dans ce prolongement :
« Y ahora el pueblo que se alza en la lucha / Con voz de gigante gritando: ¡Adelante! / El pueblo unido
jamás será vencido, / ¡El pueblo unido jamás será vencido! »

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Michèle Guicharnaud-Tollis

Dans une perspective chrétienne mais également marxiste, Ernesto Cardenal,


chantre de la Théologie de la Libération, affirme sa foi dans l’une des vertus
cardinales, l’espérance en un monde meilleur. Sa réécriture des Psaumes 24
propose une vision eschatologique du futur : à l’aube festive d’une ère nouvelle,
le combat révolutionnaire du peuple (des humbles et des déshérités) « élu de
Dieu » conduit à la résurrection du monde :
Pero yo podré hablar de ti a mis hermanos
Te ensalzaré en la reunión de nuestro pueblo
Resonarán mis himnos en medio de un gran pueblo
Los pobres tendrán un banquete
Nuestro pueblo celebrará una gran fiesta
El pueblo nuevo que va a nacer 25.
Dans cette perspective marxiste, la Révolution cubaine et l’intervention de
Fidel Castro à Cuba (1959) changea fondamentalement la donne en montrant
que, sous la houlette d’un noyau de militants décidés, une révolution socialiste
était possible : Cuba et la guérilla renversant la dictature – celle de Batista, en
l’occurrence – firent figure de modèle aux yeux de nombreux intellectuels et
politiciens ; les textes d’Ernesto Guevara et de Castro à Cuba ne tardèrent pas
à imprégner les discours d’idéologie marxiste à commencer par celui de Mario
Santucho (1936-1976) en Argentine (MIR-EGP), et les slogans du Sentier
Lumineux au Pérou.
Il faut donc absolument les aborder dans cette perspective révolutionnaire.
Ceux des deux premiers souvent programmatiques, qui portaient les
transformations de la société par le peuple rendu à sa dignité, ont fait l’objet
d’études approfondies à partir des outils et des méthodes de la statistique
lexicale 26. Par exemple, dans les textes de Castro, Serge de Sousa 27 a dégagé à
la fois la fréquence d’emploi du mot peuple et sa variation avec le temps. Il est le
plus utilisé de tous de 1959 à 1964 – à l’exclusion des mots grammaticaux –, il a
le deuxième rang entre 1965 à 1969, le troisième entre 1970 et 1974, à nouveau

24 Ernesto Cardenal, Salmos, Medellín, Editorial de la Universidad de Antioquia, 1964, 47 p. ;


Buenos Aires, Carlos Lohlé, 1974, 68 p. ; Madrid, Ed. Trotta, 1998, 78 p.
25 Salmo 21 « ¿Por qué me has abandonado? », cité par Paul W. Borgeson J. R., Hacia el hombre
nuevo: poesía y pensamiento de E. Cardenal, London, Tamesis, 1984, p. 93.
26 Voir les études du projet de recherche « Analyse du discours politique en Amérique latine »
(ADisPAL).
27 Serge de Sousa, « Le peuple dans le discours de Fidel Castro », Colloque international
Représentations du peuple (6-7 novembre 2009), Reims, 2009, disponible à l’adresse : adispal.
edispal.com/2009/10/peuple-discours-fidel-castro.html.

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« Peuple », utopie révolutionnaire et construction des nations dans l’Amérique hispanique

le premier entre 1975 et 1979, mais le cinquième entre 1980 et 1984, et recule
ensuite (sauf la période 1990-1994, où il retrouve le quatrième rang). De
même, l’étude de ses occurrences permet d’approcher la ou les représentations 28
qui s’y attachai(en)t, d’autant que, selon les périodes, on le voit éclipsé par país,
nosotros ou estados. Pour Castro, le peuple légitime la Révolution et, compte
tenu du principe de sa souveraineté, il se définit même par son adhésion à
elle : « El Pueblo fue el que hizo la Revolución » (discours du 17 janvier 1959) ou
encore : « […] porque la Revolución la siente muy hondamente el pueblo, porque
la revolución es del pueblo, porque la revolución es el pueblo 29 ». Ce peuple idéalisé
– « lucide, confiant, héroïque, juste, digne » –, ainsi auréolé de toutes les
vertus, cristallise les valeurs universelles qui élèvent l’Homme à son plus haut
niveau. L’amalgamant symbiotiquement à la nation et à sa propre personne,
chez Castro il se transmue en un nosotros origine et responsable des décisions
politiques :
Somos un pueblo libre, somos un pueblo soberano 30.
Había que conquistar la libertad a fuerza de sacrificio del pueblo, porque no hacíamos
nada con que dieran un golpe mañana y otro pasado y otro dentro de dos años y otro
dentro de tres años; porque aquí quien tiene que decidir, definitivamente, quién debe
gobernar es el pueblo y nadie más que el pueblo 31.
Il en découle presque infailliblement une fascination magique, d’autant mieux
que Castro s’adressait à des milliers de Cubains sur la Place de la Révolution,
aux côtés de la statue de Martí dont il a toujours revendiqué l’héritage. Comme
le dit Bataillon, il est devenu « l’ordonnateur d’une nouvelle institution du
social. Le peuple et la nation sont comme remodelés par cette symbiose avec
leur chef. Le peuple et la société cubaine existent par lui 32 ». Le discours
fortement chargé sur le plan idéologique se double de stratégies de conquête
qui anticipent sur la littérature populiste.

28 Résumées en ces termes : « Un peuple qui est et qui construit la Révolution », « Un peuple qui
sait et qui veut » et « Un peuple idéalisé : conscient, confiant, juste, capable, volontaire, digne
et fort… ».
29 Discours de Fidel Castro du 26 juillet 1962.
30 Discours de Fidel Castro de 1959.
31 Discours de Fidel Castro à Santiago de Cuba, le 1er janvier 1959.
32 Gilles Bataillon, « La prise du pouvoir par Fidel Castro », L’Histoire, no 338, 2009, p. 8.
Disponible à l’adresse : http://www.histoire.presse.fr/actualité/evenement/la-prise-du-pouvoir-
par-fidel-castro-01-01-2009-6155.

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Michèle Guicharnaud-Tollis

Utopie révolutionnaire, discours (néo)populistes et fusion


du leader dans le peuple : le cas d’Hugo Chávez
En effet, avec les politiciens populistes, la béance ouverte par l’utopie
révolutionnaire entre mythe et réalité s’est largement élargie. Faute de pouvoir
aborder ici l’ensemble de cette littérature 33, on évoquera au moins l’un de ses
modèles, Hugo Chávez 34, choisi pour son exemplarité. Elvira Narvaja de
Arnoux, par exemple, explique que ses discours s’inscrivent à leur tour dans
ce qu’elle appelle la matrice du discours révolutionnaire latino-américain et la
recherche de l’unité latino-américaine telle qu’en rêvèrent les Bolívar, Martí
ou Castro. La référence aux grandes figures latino-américaines n’empêche
nullement le leader vénézuélien de revendiquer aussi l’influence de Mao-Tsé-
Toung ou de Jésus-Christ… Comme le précise Frédérique Langue, « le
chavisme n’a rien d’une idéologie mais procède de références multiples,
non marxistes – selon H. Chávez lui-même – mais bolivariennes (“l’arbre
aux trois racines” fortement présent dans l’imaginaire populaire national :
Simón Bolívar 35, Simón Rodríguez et Ezequiel Zamora, “général du peuple
souverain”) 36 ».
Dans la ligne de la Révolution bolivarienne, Chávez a fréquemment rendu
hommage au héros de l’indépendance et au père de la patrie, Bolívar justement,
mais aussi et surtout au peuple victorieux. D’où ce discours du 7 octobre 2012
dans lequel, depuis le balcon du peuple du palais de Caracas, il célèbre à la fois
sa réélection, la victoire bolivarienne et celle du peuple :
Miren. Aquí está la espada de Bolívar, la espada libertadora de América, la espada
de los Pueblos, una espada que no se quedó en el pasado sino que está con nosotros hoy

33 Pour une étude générale, voir Gérard Gómez, « Les vecteurs de l’expression politique en
Amérique latine (xxe-xxie siècles) », Cahiers d’études romanes, 30, 2015, p. 247-270. Disponible
à l’adresse : http://etudesromanes.revues.org/4880, DOI : 10.4000/etudesromanes.4880.
34 Voir la contribution de Serge de Sousa, « Peuple et populisme chez Hugo Chávez et Evo
Morales (1999-2009) », in Morgan Donot, Michèle Pordeus Ribeiro (éds.), Discours politiques en
Amérique latine. Représentations et imaginaires [Journées d’étude de l’ADAL], Paris, L’Harmattan,
« Recherches Amériques latines », 2012, 300 p.
35 Voir aussi Serge de Sousa, « Bolívar et le bolivarisme dans le discours d’Hugo Chávez (1999-
2006) », América : Cahiers du CRICCAL, vol. 42, no 1, 2013, p. 103-115. Disponible à l’adresse :
http://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_2013_num_42_1_1955.
36 Frédérique Langue, « De la Révolution bolivarienne au socialisme du xxie siècle au Venezuela »,
in Gilles Bataillon, Marie-France Prévôt-Schapira (éds.), Problèmes d’Amérique latine, 71,
« Mutations des gauches latino-américaines », 2008-2009, p. 37.

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y estará en el futuro. Para que podamos vivir en paz en esta tierra bendita de Dios
y del Pueblo. Con esta espada aquí en el balcón del Pueblo, acá en la Caracas del
Bolívar rindo tributo a Simón Bolívar el padre de la Patria, Viva Bolívar ! Bolívar
ha vivido hoy, como seguirá viviendo en el corazón del pueblo bolivariano que ha
despertado, ustedes saben que nuestro padre Bolívar, poco antes de morir lo dijo « la
independencia es el único bien que hemos conquistado a costa de los demás, pero esa
independencia decía bolívar, con esta misma espada en las manos en enero de 1830
en la hermana ciudad de Bogotá, decía después de 20 años de revolución el único
bien que hemos conservado o conquistado es la independencia ». […] Una victoria
del pueblo en todas las líneas de batalla, la batalla perfecta y la victoria perfecta 37.
Pour lui, héritier des grands fondateurs de l’unité latino-américaine et
admirateur du modèle de l’Union européenne, l’heure de la construction
d’une nation latino-américaine était (re)venue : s’érigeant en porte-parole du
peuple et vilipendant les gouvernements qui ne surent pas prendre les mesures
nécessaires pour parvenir à sa réalisation, il n’eut de cesse de promouvoir
l’union du Sud. D’où son immense succès lorsque, le 9 décembre 2007, sous
son impulsion, fut signé à Buenos Aires l’acte de création de la Banque du Sud,
que tous les présidents approuvèrent en exaltant la vocation latino-américaniste
du chef vénézuélien et en considérant ce geste symbolique comme marquant
un changement décisif.
Mais au-delà de ces résonances bolivariennes unionistes, le discours de
Chávez adopte ses propres stratégies discursives : il s’ancre dans une tradition
populiste, peut-être celle d’un Perón 38 cherchant déjà explicitement le soutien
du peuple. Le Vénézuélien appelle ses concitoyens à se fondre dans une âme
collective, mais aussi à faire corps avec lui dans une relation fusionnelle, comme
il le fit en citant Jorge Eliécer Gaitán 39 : « Porque Chávez no es Chávez. Chávez es
el pueblo venezolano. Vuelvo a recordar al gran Gaitán cuando dijo […] : “Yo no soy
yo, yo soy un pueblo” 40 ». Le discours n’est plus ni politique ni programmatique,

37 In Correo del Orinoco, 7 de octubre de 2012, disponible à l’adresse : http://www.correodelorinoco.


gob.ve/tema-dia/vea-discurso-chavez-7-octubre-balcon-pueblo-video.
38 « Yo no podría pedirle al pueblo el apoyo para otra cosa, pero para eso le pido y deseo el apoyo total y
sincero del pueblo. Ese apoyo ha de ser para combatir a los malos argentinos y para combatir también
a los malos peronistas y a muchos que se mueven entre nosotros disfrazados de peronistas. Para eso,
especialmente, necesitamos el apoyo del pueblo, el apoyo desinteresado, el apoyo sincero, el apoyo que
nos pueda llevar a una depuración de la República y a una depuración de nuestras propias fuerzas »
(Discours de Péron devant la Place de Mai, 1953).
39 Jorge Eliécer Gaitán fut candidat aux élections présidentielles colombiennes de 1946.
40 Souligné par nous. Elvira Narvaja de Arnoux, El Discurso latinoamericanista de Hugo Chávez,
Buenos Aires, Biblos, 2008, p. 46.

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comme chez Bolívar ou Martí. Comme le rappelle Patrick Charaudeau en se


référant aussi à Alexandre Dorna, le populisme ne doit pas se définir comme
un régime politique mais comme une stratégie de conquête ou d’exercice du
pouvoir sur fond de démocratie, une stratégie qui joue sur le mécanisme de la
fascination, de la « fusion du soi avec un tout exaltant qui cristallise un idéal 41 ».
Ce rapide panorama montre la labilité du contenu du terme peuple, dont le
périmètre sémantique se révèle assez flou, mobile et en constante évolution. La
construction mentale dont s’alimente son signifié se nourrit de représentations
sociales, de mythes, de préjugés et de la psyché personnelle de chaque auteur,
déterminantes mais mouvantes. Comme il est difficile à dissocier d’autres
termes tels que nation, État, citoyen, des questions délicates se posent sur leurs
relations, notamment celle de savoir si la nation est composée du « peuple » ou
des « citoyens », question surgie dès la formation des nouveaux États-nations
hispano-américains indépendants. C’est sans doute ce qui a rendu la notion
de peuple alternativement compatible, à partir du xixe siècle, avec des projets
fédérateurs de construction de la nation et une recherche identitaire, ou au
contraire avec une politique discriminatoire.
Sauf lorsqu’on lui a dénié toute capacité à progresser lui-même ou à
contribuer au progrès de la société ou de l’humanité – c’est le cas de Sarmiento
ou d’Echeverria –, les utopies politiques autant que les prophéties poétiques ont
fondé sur le peuple leurs espoirs d’amélioration, leur attente d’une révolution et
d’une mutation de la société latino-américaine qui éradique les injustices et les
inégalités sociales les plus criantes. Du moins quand elle ne va pas de pair avec
un certain déclinisme, la notion de peuple en armes, souvent attachée à un idéal
de souveraineté et de démocratie, a donc servi de base aux toutes-puissantes
utopies révolutionnaires à partir des années 1960, confiantes en la capacité de
l’homme à assurer le Progrès ou, en surplomb, en la puissance du divin. Avec
leur effondrement, ce sont les idéologies populistes qui prirent le relais après
avoir eu aussi leurs heures de gloire – entre autres avec Perón : inversant les
perspectives et le « Moi » du leader se substituant au peuple, leurs discours
l’ont plutôt instrumentalisé et mis au centre de slogans politiques. Dans tous
les cas, cristallisant tous les espoirs, y compris les plus désespérés, il a souvent
été l’indispensable tremplin de la quête et du discours identitaires.

41 Patrick Charaudeau, « Réflexions pour l’analyse du discours populiste », Mots. Les langages
du politique, no 97, 2011, disponible à l’adresse : mots.revues.org/20534 ; Alexandre Dorna,
« Qu’est-ce que le discours populiste ? », Dossier Marc Lits, Médiatiques, 38, Bulletin de
l’observatoire du récit médiatique, Louvain-la-Neuve, 2006, 44 p.

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