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Du naöun AUTEUR

chez le möme dditeur


Carlo Ginzburg
Mvrrres EMeröAaEs Tnacns Morphologie et histoile
nouvelle ddition,
Lr Jucr
u

ET
Verdier/poche D,2oro
iHIsToRIEN
Mythes
Considlrations en marge du procäs Sofri
u Verdieripoche,, 2oo7 emblömes traces
Nul-l-E ir-r. N'Bsr uNE irr,.
Quatre regards sur la /ittlrature anglaise, zoo5
Morph o logie et ltistoire
t
UN seul rivotu, BaYard, zooT
Nouvn,lrr 6orrroN eucrrrruriE
ReppoRrs DE FoRcE'
Histoire, rh itoriq ue, Preuue, Gallimard-Seuil, zoo3 Traduction de l'iralien par
A usreNcp,. Neuf essais sur le point de uue en histoire, MoNIquE Ayveno, CHnrsrreN PeoroNr,
Gallimard, zoot Else BoNeN r,r ManrrNn SeNcrNr-VrcNr.r
revue Par
LE pnotracn ET LEs vERs.
d'un meunier du xvr' sftcle' Aubier' t991
ManrrN Rulr,t
L'uniuers
Lp Sesser or,s sonclinps, Gallimard, r99z Publiä auec le concours du
Centre National du Litre
Lps Barert,r-ss NocruRNES.
Sorcellerie et rituels agraires Aux xvt( et xwt' siicles
fVerdier, r98ol, u Champs ,' Flammarion, 1984

Verdier/poche
:. La Zeir-,c/trtJ rJiir bildende Kun:t pubiia, entre 1874
TRacrs :5-6. une sdrie d'articies sur ia peinture italienne.
=:
Racines d'un paradigme indiciaire dtaient sign€s par un chercheur russe inconnu,
-:ur-ci
-:n Lermolieff; ils avaient 6tö traduits en allemand
.'.

Dieu est dans les dltaik. ::: un certain Johannes Schwarze, tout aussi inconnu.
A. Vennunc
-.s articles proposaient pour l'attribution des tableaux
Un objet qui parle de perrc,
.::iens une nouvelle mdthode qui suscita parmi les
c,
destruction, de disparitioi d'ob;::_ :..sroriens de l'art des rdactions divergentes et de vives
Il .ne parle pas de lui_mäme. Il p,t,., --scussions. Ce n'est que quelques anndes plus tard
obiets' Les inclura'rii et,:, :ue I'auteur leva le double masque derriöre lequel
{::::"
J. JouNs
.. s'6tait dissimuld. Il s'agissait .n .ffet de l'Italien
,.'iovanni Morelli (nom dont Schwarze est le calque et
Lermolieffl'anagramme, ou presque). Et les historiens
Je me propose de montrer dans les pages suivante, ie I'art parlent couramment, aujourd'hui encore, de
commenr est apparu silencieusemenr, ä la fin d:. mdthode morellienne' u.
xrx'siöcle, dans le domaine des sciences humaines, ur.
modöle €pistdmologique (ou, si i'on pr6före, un para- Sur Morelli, cf. avant tout E. $Vind, Art et Anarchy, Londres,
digme') auquel on n'a pas, jusqu'ä aujourd'hui, iuffi- Faber, 1963 ; ftrad. lrangaise: Art et Anarchie, Paris, 1988, p. 6+-62,

sammenr prötd attention. Lanalyse de ce paradigme. 75-76, t6r-t611 cit€ d'aprös la trad. italienne Arte e anarchia,
Milan, 1972, p. tz-7t, r66-t68 er la bibliographie 1zl cit€e. Pour
gu.i opö1e largement dans les faits, m€me s'il n'esipas la biographie, ajouter M. Ginoulhiac, u Giovanni Morelli. La
l'objet d'une thdorisation explicite, pourrait p.rrr-örr. vita,, dans Bergomum, XXXIV (r94o), n'2, p.sr-71. Rdcemment
R. Wollheim est revenu sur la mdthode morellienne, u Giovanni
aider ä sortir des orniöres de l'opposition stö;ile enrre Morelli and the Origins of Scientific Connoisseurship ,, dans
( rationalisme ) et ( irrationalisme ,. Art and the Mind, Esays and Leoures, Londres, 1973, P. r77-2.or'
H.Zerner, u Giovanni Morelli et la science de l'art,, dans Reuue
de I'art, 1978, no4o-4r, p. Log-zt1, er G. Previtali, . A ptopos de
Morelli ,, dans lui, t978, n" 42, p. L7)r. D'autres contriburions
sont cit€es ä la note rz. Il manque malheureusement une €tude
d'ensemble sur Morelli qui analyse, en plus de ses dcrits d'histoire
de l'art, sa formation scientifique dc jeunesse, ses rapports avec le
milieu allemand, son amitid avec De Sanctis et sa participation ä
I- J'utilise ce terme dans I'acceotion
acception cu',
qu'a propos€e T. S. Kuhn, la vie politique. En ce qui concerne De Sanctis, voir la lettre dans
Les Structures des ry'uo/utions paris, 1972,
ions scientifques, Paris, 972, faisant
1972, faisant laque[e Morelli proposait qu'il enseigne la littdrature italienne au
abstraction
:."".^-".."^. des prdcisions rr
et ucö dlsiincrions rlrlfooultes
des ursLtltLLlutrs inriodui par Politechnicum de Zurich (F. De Sanctis, Lexere dall'esilio (t85j-
la suite par ce mdme aureur (cf. n Postcript 1969 ,, lans -g, d6o), ödities par B. Croce, Bari,1938, p. 14-18), ainsi que les index
Structure ofScientifc Reuolutions, z. 6dition äugmentde, Chicago, volumes de I'Epistolario de De Sanctis (4 vol., Turin, t956-t96).
de s
1974, p. r74 sq.). Sur l'engagement politique de Morelli, voir pour le moment les
zzo Mvrirr,s EMsI-iN{ns TRAcES TnecsS 22I

Voyons briövement en quoi consistait cette möthode. d'attributions sensationnelles. Morelli identifia, dans
Les musdes, disait Morelli, sont pleins de tableaux dont une Vdnus allongde conservde ä la galerie de Dresde,
I'attribution est inexacte. Mais il est difficile de restituer qui passait pour une copie faite par Sassoferrato d'un
chaque tableau ä son vdritable auteur: on se trouve trös tableau perdu de Titien, une des rares cuvres süre-
souvent devant une ceuvre non signde, voire repeinte ment autographes de Giorgione.
ou en mauvais €tat de conservation. Il est indispensable, Malgrd ces rösultats, la mdthode de Morelli fut
dans ces conditions, de pouvoir distinguer les origi- trös vivement critiqude, peut-ötre aussi en raison de
naux des copies. Mais pour y parvenir, disait Morelli, I'assurance presque arrogante avec laquelle elle 6tait
ilne faut pas se baser, comme I'on fait habituellement, propos6e. Elle fut jug€e tour ä tour mdcanique et gros-
sur les caractöres les plus apparents des tableaux et, siörement positiviste, et tomba dans le discr€ditr. (il
par consdquent, les plus faciles ä imiter: les yeux levds est d'ailleurs possible que de nombreux chercheurs qui
vers le ciel des personnages du Pdrugin, Ie sourire de en parlaient avec sufEsance aient continud ä s'en servir
ceux de Ldonard de Vinci et ainsi de suite. Il faut au tacitement pour leurs attributions.) Le renouveau d'in-
tdr€t pour les travaux de Morelli est dü ä
lü/ind, qui y a
contraire examiner les ddtails les plus ndgligeables, et
les moins influencds par les caractdristiques propres ä vu un exemple typique de l'attitude moderne vis-ä-vis
l'6cole ä laquelle appartenait le peintre: les lobes des de I'auvre d'art - une attitude qui porte ä appröcier les
oreilles, les ongles, la forme des doigts des mains et ddtails plutöt que l'auvre dans son ensemble. Il y aurait
des pieds. De cette maniöre Morelli put ddcouvrir et chez Morelii, selon Wind, une exasp€ration du culte
cataloguer scrupuleusement la forme dbreille Propre pour I'immddiatetö du gdnie, qu'il avait assimild dans
ä Botticelli, celle de Cosm€ Türa, etc. : traits prdsents sa ieunesse, lorsqu'il frdquentait les cercles romanti-
dans les originaux mais absents des copies. Cette ques berlinoisa. Linterprdtation est peu convaincante:
mdthode lui permit de proposer des dizaines et des Morelli ne se posait pas des problömes d'ordre esth6-
dizaines d'attributions nouvelles dans quelques-uns
des principaux musdes d'Europe. Il s'agissait souvent 3. Longhi jugeait Morelli, en le comparant au ( grand Cavalcaselle ',
u -oit" giand mais pourtant important D: tout de suire apräs,
cependant, il parlait di indications.. matdrialistes " qui
bräves allusions de G. Spini, Risorgimento e protestanti, Naplel r"nd"i..t sa u mdthode prdsomptueuse er esthdtiquernent
t956, p. tt4, z6t, y5. Porr le retentissement europ€en des €crits de inutilisable , (u Cartella tizianesc.r "' dans S'aggl e ricerche - t9z5-
Morelli, voir ce qu'il dcrivait ä Minghetti, de Bäle, le zz juin r88z: ry28, Florence, ry67, p. 214). (Sur les implications de ce iugement,
u Le vieux Jakob Burckhardt, que je suis all6 voir hier soir, m'a fait et d'autres semblables, de Longhi, cL G. Contini, " Longhi
un accueil trös chaleureux et a voulu passer avec moi toute la soirde. prosatore ,, dans Abri esercizi (1942-1971, Turin, t972, p. tt'7). La
C'est un homme trös original dans sa maniöre d'agir comme de iornparaison avec Cavalcaselle, tout au ddsavantage de Morelli,
penser, et il te plairait aussi, mais il conviendrait tout spdcialement est riprise par exemple par M. Fagiolo, dans G. C. Argar.r et
ä notre madame Laure. Il m'a parl€ du livre de Lermolieff, comme M. Fagiolo, Guida alla storia del arte, Florence, 1974, p. 97' rot.
s'il le savait par ccur, et s'en est servi pour me poser une multitude CL E. Wind, Arte, op. cit., p. 64-65; lArt er Anatchie' p.6+-6ll
de questions - ce qui n'a pas peu flatt€ mon amour-propre. Je serai [Croce a parl6 au coniraire di u sensualisme des dötails immdd iats
lui ce matin... , (biblioteca communale de Bologne et mis en €vidence , (La critica e la storid delle arti Jiguratiue
".r.o.. "t".
fArchiginnasio], u Carte Minghetti ,, XXIII, 54). Questioni di metodo, Bari, 1946, p. t).
222 Mvrnrs nÄ,rsr-ilaBs rRAcEs TnacEs 223

tique (ce qui lui fut reprochd par la suite) mais des gens. Les exemples de la sagacitd de Sherlock Holmes
problömes prdliminaires, d'ordre philologiquet. En dans l'interprdtation des empreintes dans la boue, des
r€alitö, les implications de la mdthode proposde par cendres de cigarettes et d'autres indices du möme
Morelli dtaient diff€rentes, et beaucoup plus riches. genre sont, on le sait, innombrables. Mais pour se
Nous le verrons, \Wind lui-möme a dtd ä deux doigts persuader de l'exactitude du rapprochement proposd
d'en avoir I'intuition. par Castelnuovo, on peut relire une histoire comme
La Boite en cartln GSqz), oü Sherlock Holmes, litt€-
z. n Les livres de Morelli, 6crit \7ind, onr un ralement, u morellise n. Laffaire commence pröcis6-
aspect plutöt insolite si on les compare ä ceux des ment par deux oreilles coup€es envoydes par la poste
autres historiens de l'art. Ils sont pleins d'illustra- ä une jeune fille innocente. Et voici le connaisseur au
tions de doigts et d'oreilles, registres minutieux de rravail:
ces ddtails caracrdrisriques qui trahissent la prdsence
Holmes s'arrÖta; je f\Tatson] le vis non sans surprise
d'un artiste donnd, comme un criminel est trahi par considdrer avec une intensitd singuliöre le profil de
ses empreintes digitales... n'imporre quel musde d'art Mrr' Cushing. Un dclair d'dtonnement et de satisfac-
6tudi6 par Morelli prend immddiatement I'aspect tion sur son visage; mais lorsqu'elle leva les yeux
passa
d'un musde du crime6... , Cette comparaison a dtd pour ddcouvrir la cause de son silence, il dtait redevenu
impassibles.
brillamment ddveloppde par E. Castelnuovo, qui a
rapprochd la mdthode indiciaire de Morelli de celle Plus loin, Holmes explique ä \Tatson (et aux
qui fut, ä peu prös dans ces m€mes anndes, attribude lecteurs) le parcours de son travail mental fulgurant:
ä Sherlock Holmes par son crdareur, Arthur Conan
DoyleT. Le connaisseur d'arr est comparable au ddtec- En qualitd de mddecin, vous savez, Watson, qu'il n'y a
pas d'organe du corps humain qui prdsente plus de Person-
tive qui d6couvre l'auteur du ddlit (du tableau) sur nalitd qu'une oreille. Toutes les oreilles difförent les unes
la base d'indices imperceptibles pour la plupart des des autres; il n'y en a pas deux de semblables. Dans le
num€ro de I'an dernier de I'Anthropological Journal, votts
l. Cf. R. Longhi, Saggi, op. cit., p.3zr: u Pour le sens de la qualit6, trouverez deux bröves monographies de ma plume sur ce
du reste si peu ddvelopp6 chez Morelli ou si souvenr divoyö par
sujet. J'avais donc examinö les oreilles dans la boite avec
l'arrogance des simples actes d"'idenrificateur"... ,; rout d; s;ite
aprös il allait jusqu'ä indiquer Morelli comme u mddiocre les yeux d'un expert, et j'avais soigneusement note leurs
er sinistre
critique de Gorlaw u (Gorlaw est l'adaptation russe de Gorle, particularitds anatomiques. Imaginez ma surprise qua1d,
localitd situie prös de Bergame, oü habitaii Morelli-Lermoliefl). i.gardattt M[' Cushing, je m'aperqus que son oreille
6. Cf.Ylind, Art, op. cit., p.63 de l'€d. italienne; lArt et Anarchie, correspondait exactement ä I'oreille f€minine que je venais
p. 66 -6t, rrad. modifi eei.
7. Cf. E. Castelnuovo, " Attribution ,, dans Encyclopaedia
uniuersalis, vol. II, r968, p. 782. De fagon plus gdnörale, A. Hauser, s. Cf. A. Conan Doyle, n The Cardboard Box ,, dans 7he Con1le1e
Philosophie der Kunxgeschichte (Munici, rglA;, cit6 d'aprös la Sherlock Holmes Short Stories, Londres, t976, p. 923-947 (trad' de
trad. italienne Le teorie dellhrte: Tendenze e metodi delli critica Gilles Vauthier, Sherlock Holmes, Son dernier coup d'archer' Par\s,
moderna, Turin, 1969, p. 97, compare la mdthode de dltectiue de 1956). Les passages citös se trouvent respecrivemenr p. 6o' 66 et
Freud ä celle de Morelli (cf. note rz). 67 de la, trad. fr.
224 Myrnns nvsli,NaEs rRAcEs Tnecrs 225

d'examiner. Il ne pouvait pas s'agir d'une simple coincr- '.rne autre intuition prdcieuse de
\Wind:
dence: la möme minceur de I'hdlix, la möme incurvation
du lobe supdrieur, la m€me circonvolution du cartilage Certains des critiques de Morelli trouvaient dtrange la
interne... Pour l'essentiel c'€tait la möme oreille. rögle selon laquelle il faut chercher u la personnalitd lä oü
Bien entendu, je discernai immddiatement l'impor- l'effort personnel est le moins intense,. Mais sur ce point
tance dnorme de cette observation. Il m'apparut €videnr la psyclologie moderne serait certainement du cötd de
que la victime dtait une parenre du möme sang, et proba- Morelli: noi petits gestes inconscients rdvölent davantage
blement une trös proche parentee... notre caractöi. qn. n'i-potte quel comportement formel,
soigneusement prdpard par nous".

3. Nous verrons d'ici peu les implications de ce Nos petits gestes inconscients...
u ,: ä l'expression
paralldlisme'o. Mais il sera bon de rappeler d'abord eön€rale ds n psychologie moderne ) nous pouvons
substituer sans aucun doute le nom de Freud. Les pages
Cf. id., 7he Complete Sherloch Holmes, op. ch., p. 937-y8, Ihe
Cardboard Box fut publid pour la premiöie fois dins Tlte Strand
de'Wind sur Morelli ont en effet attird l'attention des
Magazine, V janvierjuin ßy, p. 6r-71. Or, on a remarqud (ci chercheurs" sur un passage, longtemps ndglig6, du
id., lhe Annotated Sherloch Holmes, öd. par \ü/. S. Baring öould. cölöbre essai de Freud Le Moise de Michel-Ange (t9t4)'
Londres, 1968, vol. II, p. zo8) que la m€me revue, quelques mois
plus tard, publia un article anonyme sur les diffdientes for*es Au ddbut du second paragraphe Freud dcrivait:
de I'oreille humaine (n Ears: a Chapter On ,, dans The Srand
Magazine, VI, juillet-ddcembre 1893, p. 38839r,525-527). Selon de la mdthode morellienne, de la part de Henry Doyle (dvidente,
l'€diteur de The Annotated Sherlock Holmes (op. tit., p. zo}) I'au- ä cette date, pour un historien d'ait) est attestöe par-le .Catalogue.
teur de I'article pourrait avoir 6t6 Conan Doyle lui-mdme, qur on the Wlrks;fArt of the NationalGdllery of lrelanl(Dublin' r89o)
aurait fi ni par rddiger la contribution de Holmes ä l'Anth rop o lo giia I rödigö par lui: il y utilise (cfl par exemple p. 87) le manuel de
Journal (une erreur pour le Journal of Anthropology).- Mais il Kuier,'prolonddÄent remanid par Layaid en t88- avec l aide de
s'agit vraisemblablement d'une hypothöse gratuite :-i'article sur Moielli.'La premiäre traduction englaite des dcrit' de Morelli
les oreilles avait dt6 prdc€dd, toujours dani Ie Strand Magazine, parut en rSS3 (cf. ta bibliographie dans halienischt Malerei der
V janvier-juillet r893, p. rr9-rL3, 29j-3ol d'un article intituli hrrairrarrc im Briefwechsel"uoi Giouanni Morelli und Jean-Paul
u.Hands ,, slgnd de Beckles lVillson. Quoi qu'il en soir, la page Richter - r876-t89r, pr J. et G. Richter, Baden-Baden, t96o)' Lt
dr Strand Magazine reproduisant les diff6renres formes d'oreillis oremiöre aventure äe Sietlock Holmes (,4 Study in Scarlet) fur
rappelle irrdsistiblement les illustrations qui accompagnenr les idi,d. .. 1887. Il ressorr de tout cela que Conan Doyle a pu
dcrits de Morelli - ce qui confirme la circularion dei tliömes de connaitre directement, par son oncle, Ia m€thode morellienne'
ce genre dans la culture de ces ann€eslä. Mais I'hypothöse n'est pas n€cessaire, dans la mesure möme oir les
On ne peutroutefois exclure qu'il s'agisse lä de quelque chose de plus öcrits de Morelli n'dtaient pas le vecteur unique d'id€es comme
qu'un paralldlisme. Un oncle de Conan Doyle, peintre et cririque celles que nous avons essay€ d'analyser.
d'art, devint en r869 le directeur de la National Arr Gallery-de II Cf. E. tVind,,4r t., op. cit., p. rz de i'ed. italien ne ; lArt et Anarchie,
Dublin (cL P. Nordon, Sir Arthur Conan Doyle, I'homme et l'iuure, p.66, trad. modifi€el.
Paris, 1964, p. 9). En 1887, Morelli renconrra-Henry Doyle et öcrivir t)rrr." u.,. indication ponctuelle de Hauser, Philosophie, op'
ä son ami Henri Layard: Ce que vous me dites de la Galerie
" cit.,p.97 (d'aprös la trad. italienne, Le teorie dellarte), cf'J J'
de Dublin m'a beaucoup int€ressö et d'autant plus que j'ai eu la Sp..toi,, Ler'mdthodes de la critique d'.rrt et la psychanalyse
chance ä Londres de faire la connaissance personnellä de ce brave fäudienne ,, dans Diogine, t909, n;66, P. a7-rü; H. Damisch,
monsieur Doyle, qui m'a fait la meilleure des impressions.. . h€las, n La partie et le tout,, däns Reuue d'esthltique,2., r97o, p' 168-188;
au lieu des Doyle quels personnages rrouvez-vous ordinairement id., i, Legardien de I'interprdtation,, dais Tel quel, n'44, hiver
,
ä la direction des galeries en Europe?! (British Museum, Add. ,97r, p. ft-96; R. S7ollheim, u Freud and the Understanding of
ms. 3896y, Layard Papers, vol. XXXV f" no u). La connaissance the Ait ,, dans On Art and The Mind, op. cit., p. Lo9-zro

L-. --.-
226 MyrHrs r,NrgriÄ.{ns rRAcEs Tnecps 227

I ongtemps avanr que je fusse ä m6me d,entendre


Lessai sur Le Moi:se de Michel-Ange Parvt d'abord
parler cle la psychanalyse, j appris qu'un amareur d,art de
nationalird russe, Ivan Lermoliefi dont les premiers essais sans nom d'auteur: Freud n'en reconnut la paternitö
ont 6td publids en langue allemande de ß)a ä ß76, avait qu'au moment de l'inclure dans ses Guvres comPlötes'
provoqud une rdvolution dans les galeries europdennes ö., ,trppor€ que la tendance de Morelli ä effacer sa
en rdvisanr I'attribution de nombreux tableaux ä t.l ou "
personn;iitö d'".rt.r'r, en l'occultant sous un pseudo-
tel peintre, en enseignant ä distinguer avec certirude
tes copres des originaux et en construisant de nouvelles
ny-. arr"it fini par ddteindre d'une certaine maniöre
individualitds arrisriques ä partir des euvres libdrdes de ögalement sur Freud; et des conjectures ont €td avan-
de
leurs asslgnarions anterieures. Il parvinr ä ce rdsultat cäes, plus ou moins accePtables, sur la signification
en
commenganr par ddtourner le regard de I'impression d,en- cette convergencer4. sür que' couvert du voile
Il ist
semble ou des grands traits du iableau ., .r-,
-.,,r.,, .., de l'anonymät, Freud exprima sous forme ä la fois
relief l'importance carac16ristique des d6tails secondaires,
explicite et röticente l'influence intellectuelle consi-
des vdtilles_ telles que la ..prdre.rtarion des ongles des
mains, des lobes des oreilles, des aurdoles .t ar.ltr.! chores ddrable que Morelli exerga sur lui dans une phase
qubn ne remarque pas, que les copistes n6gligent d,imiter trös antdiieure de la ddcouverte de la psychanalyse
et que surtout chaque artisre exdcute d'une maniöre qui
le
(* lange beuor ich etwas uon der Psychoanalyse hören
carac.rdrise. Plus tard j'appris avec beaucoup d'intdröi
que horri... ,). Röduire cette infuence' comme cela a 6td
derriöre le pseudonyme russe s'€tait cach6 un mddecin fait, au seul essai sur Le Moiie de Michel-Ange' ou en
italien, du nom de Morelli. Il est mort en rg9r, comme
sdnateur du royaume d'Italie. gdndral ä des essais sur des arguments li6s.ä I'histoire
Je crois que son proc6d6
est drroiremenr apparenrd ä la technique de la psycha_ äe I'art" signifie limiter indüment la portde des mots
nalyse mddicale. Celle-ci aussi est habifiree ä deviner les de Freud: I Je crois que sa m€thode [celle de Morelli]
choses secrötes et cach6es ä partir de traits sous-esrimds est dtroitement aPParent€e ä la technique de la Psycha-
ou dont on ne rienr pas compre, ä partir du rebut _ des nalyse mddicale. u En r€alitö, toute la döclaration de
ddchets - de l'observation (auch )iese isr geuöhnt, aus
Fr.ud ql.t. nous avons citde assure ä Giovanni Morelli
gering geschätzten oder nic/tt beac/reten Züien, aus dem
une place ä part dans I'histoire de la formation de la
4lhyb - dem o refuse , - der Beobachtung. äeheimes untl psychanalyse: il s'agit en ef|et d'une relation attestde
Wrborgenes zu erraten)4.
a,'non aorr1.a,t'r."l., comme c'est le cas pour la plus
(
grande p"rii. d., ( antdcedents ) ou prdcurseurs
> de

F..,rd; ä. plrrr, la rencontre avec les öcrits de Morelli


Cf S. Freud, Le Moi\e de Mirhel-Ange rrö de L'Inquidtante
älrangetl, et autres essais, trad. fr. de Bernard Feron, paris, r9g5 eut lieu, .tor.r. l'"rron, dit' dans la phase u prö-analy-
(p. roz-ro3) pour Ie rexce original, cf.
S. Freud, . Der Moses des
Michelangelo ", dans Gesammelte Werhe, vol. X, p. rg5. R. Bremer,
--'
4. Cf . S. Kofman, L'Enfance de l'an lJne inrerprötation de
u Freud and Michelangelot Moses ,, dans Am'erican
Imago, 33, ti"ttiiq;t irruii"rnr,'P,ris, r975,..p' t9' 'l\ y Damisch' rr
1976,,p. 6o-7;, discute l'interprerarion du Moise propori*. p".
Gardiei, op. cit., p.7o sq ' R' iüottt'tirn, On Art and rhe
Mind'
Frzud, sans 5 occup€r de Moreili.
Je n'ai pas pu voir K. Vi.ro.iur, cit., D. zto.
"i;;;iiJ;t
ob.
u Der Moses des Michelangelo uo, Sigmund Freud ,, dans ll nie cependanr
r5. essai de Specror fair .exception
Entfahung da Psychoanalyse,-äd. par A. t4irscherlich, Sturtgart,
l'""irt"r,c" d'un ,"ppor', riel entre la mdthode de Morelli et celle
t956, p. r-to. 0?' cit', p' 8z-83)'
de Freud (, Les M?ihodes ''
r:B MyrnEs rl,rsr_tN.{rs TRAcES
Tnecns Lz9
rique r de Freud. Nous avons affaire
ä un dldment qui a
directement contribud ä Ia cristallis"r,..rl. :.e l'avait pas intdressö; maintenant, €crivait-il, < j'ai
la psycha_ secoud la barbarie qui me recouvrait et j'ai commencd
nalyse, er non (comme dans
le .", ;.1; p"ge sur le .i admirer's n. Il est difficile de supposer qu'avant cette
J Popper-Lynkeus, rappelde d;;i., r66ditions
löv:de
e.e.t raumdeutung,6) iate Freud ait 6td attir€ par les dcrits d'un historien
ä une coincidence identi66e
suire, une fois la ddcouverte faite.
par Ia J'art inconnu; il est en revanche parfaitement plau-
sible qu'il se soit mis ä les lire peu de temps aprös avoir
ecrit L lettre ä sa fiancde sur la galerie de Dresde;
4. Avant de chercher.ä comprendre ce que
a pu rirer de la lecture des
Freud les premiers essais de Morelli rassemblds en volume
dcriis de Morelli, il
de preciser le momenr oü cette
serait Leipzig, r88o) concernent en effet les cuvres des
lpportun lecture eur
lreu. Le moment, ou mieux, les moments, -"iir.s italiens exposds dans les galeries de Munich,
car Freud Dresde et Berlin'e.
parle de deux rencontres distincte,,
,, ;;;;_ps avanr
que je puisse enrendre parler .l_e Il est sans doute possible de dater la seconde
pry.h".,ilfr., j,appris rencontre de Freud avec les dcrits de Morelli avec une
qu'un expert därt russe, f""" f_Jräo-tiä.1
parut trös intdressanr d'apprendre
,,
" il _" plus grande prdcision. Le vrai nom d'Ivan Lermolieff
que sous le pseu_ fut rendu public pour la premiöre fois sur le frontis-
donyme russe se cachait'u"
Morelli... u. -ea..jrr-i;;.r, appeld pice de la traduction anglaise, Parue en r883, des essais
dont nous avons parl6 plus haut; dans les rddditions
, On ne peur faire que des conjectures sur la date de
la premiöre afirmatiän. Co-m. et dans les traductions postdrieures ä r89r (date de la
*r*in-,)r- nrr, qrr* mort de Morelli) le nom et le pseudonyme apparais-
lous pouvons avancer rggy (annde de la publication des sent toujours ensemble'o. Il n'est pas exclu qu'un de ces
Etuda s.ur l'hystdrie d. Freud.,8."ö;;rrnu
ä laquelle Freud utilisa pour 1a",. volumes soit tombö un jour ou I'autre dans les mains
la pr._lar. Äi, le terme
- de Freud; mais celui-ci n'apprit probablement que par
{.^ f"*"nalyse ,)''. Commä ;,;;;;;;';r,t quem,
t883. En ddcembre de cette hasard I'identitd d'Ivan Lermolieff, en septembre 1898'
ann6e_lä, en e#et, Freud
raconre dans une longue lettre en fouinant dans une librairie milanaise. Dans la
ä," n"".e. r" n d6cou- bibliothöque de Freud conserv6e ä Londres figure en
d_e la peinture r qui eut
:e.rte lieu lors d,une visite
ä la galerie de Dresde. Ärr".r,
..rr. a",", t""p.ir,ur.
18. Cf. E. H. Gombrich, u Freud e l'arte u, dans Freud e la psicologia
r6. C[ Freud, L'lnrcrprlta.rion des riues,
S., de/lhrte, Turin, r967, p. r4. Il est singulier que Gombrich ne
p.266, nore r. Trad. Fr. mentionne pas dans cei essai le passage de Freud sur- Morelli'
par Meverson. parir. r," ed.. tez6
I,,;;: ,;s.1.'iX'1, no," , d.
la p. 88 est indique un ecrit postdrär 19. I. LermolieE, Di, Wrrk, italienischer Meister in den Galerien uon
avec Lynkeus.)
;; F;ä *; ,., ."ppo.,, München, Dresden und Berlin. Ein hritischer Wrsuch' Aus dem
ta. C[ M. Roberr. La Riuolution psyhanajtique. russischen LJebersetzt uon Dr Johannes Schnarze, Leipzig' r88o'
de SiTmu nd Freud. pari,.
er,4.' iire d
.ri.;;,lr', La Vie et /.uuure
'ir)Iirnn, zo. G. Morelli (I. Lermolieff), Italian Masters in German Galleries'
r;;. , Lo A Critical Esay on the ltalian Pictures in the Galleries of Munich'
rt.uo /u.z io n e psico ana lhic). i i, t r,', i,pl)" )i iä),'i,,r,,'r2r, Dresden and'Berlin, traduit de I'allemand par L M' Richter,
Londres, r883.
230 Myrnrs Evsr-iN{ss TRACES Tnacrs 2)r

effet un exemplaire du livre de Giovanni Morelli (Ivan sens spirituel d'une cuvre d'art et qui, de ce fait, donne
Lermolieff), Della pittura italiana. Studii storico critici. une importance particuliöre ä des ölöments extdrieurs,
- Le Gallerie Borghese e Doria Pamphili in Roma, comme les formes de la main ou de I'oreille, et mCme,
Milan, t897. La date de l'achat est dcrite sur le frontis- horribile dictu, ä des obiets aussi antipathiques que les
pice: Milan, 14 septembre". Lunique sdjour milanais ongles'a ,. Morelli aurait pu aussi faire sienne la devise
de Freud eut lieu ä I'automne r898 ". Par ailleurs le livre de Virgile chöre ä Freud, choisie comme dpigraphe de
de Morelli avait pour Freud, ä ce moment-lä, un autre L'Interprätation des räues: n Flectere si nequeo Superos,
motif d'intdröt. Depuis quelques mois il s'occupait des Acberonta mouebo (Si je ne puis pas fdchir le Ciel,
"
lapsus: peu auparavant, s'6rait produit en Dalmatie je remuerai lAchdron)". En outre, pour Morelli, ces
I'dpisode analysd par la suite dans La Psychopathologie faits marginaux €taient rdvdlateurs parce qu'ils consti-
de la uie quztidienne, au cours duquel il avait inuti- tuaient les moments oü le contröle de I'artiste, li€ ä la
lement essayö de se souvenir du nom de I'auteur des tradition culturelle, se relächait pour cdder la place ä
fresques d'Orvieto. Or, aussi bien le vdritable aureur des traits purement individuels, u qui lui dchappent
(Signorelli) que les auteurs fictifs qui s'dtaienr prösentds sans qu'il s'en rende compte'z6 u. Plus encore que I'allu-
ä la mdmoire de Freud (Botticelli, Boltraffio) dtaient sion, en cette p€riode non exceptionnelle, ä une activit€
mentionnds dans le livre de Morelli'.r. inconsciente'7, ce qui frappe ici c'est l'identification du
Mais qu'a pu reprösenrer pour Freud - pour le noyau intime de I'individualitd artistique aux dl€ments
jeune Freud, encore trös dloignd de la psychanalyse - soustraits au contröle de la conscience.
la lecture des essais de Morelli ? C'est Freud lui-m€me
qui nous I'indique: la proposition d'une mdthode Nous avons donc vu se dessiner une analogie
5.
d'interprdtation basde sur les 6carrs, sur les faits margi- entre les mdthodes de Morelli, de Holmes et de Freud.
naux, consid€r€s comme rdvdlateurs. Ainsi, des d6tails Nous avons ddjä parl6 du lien Morelli-Holmes et du
habituellement considdr6s comme sans importance,
ou m€me triviaux et << bas ,, fournissaient la cl6 pour 24. Ibid., p. 4.
accdder aux produits les plus dlevds de l'esprit humain: 25. Le choix du vers de Virgile de la part de Freud a ötd interpr6t€ de
difftrentes maniöres: uäi. Vi. Siho.tlatt, Sigmund Freuds Prosa'
n mes adversaires >, dcrivait ironiquement Morelli (une Literarische Elemente seines Stils, Stuttgart, t968, p. 6t-71. La thöse
ironie bien faite pour plaire ä Freud), n se complaisent la plus convaincante me semble celle de E. Simon (p. 7z) selo.n
laquelle l'dpigraphe veut signiFer que la partie cachde, invisible
ä me qualifier comme quelqu'un qui ne sait pas voir le
de'la r€alitd .,-.ri p", moiniimportante que la partie visible' Sur
les implications politiques posiibl., de l'dpigraphe, d€iä utilis€e
zr. Cl. H. tosman et R. D. Simmons, u The Freud Library o, dans par Lassalle, toit le b"l esiai de C. E. Schorske' ".Politique et
Journal ofthe American Psychoanaftic Association, zt, r973, p, 672 parricide dans L'Interprätation des röues de Freud dans Annales
',
(je remercie vivement Pier Cesare Bori pour cette indication). ESC, ts, 1973, p. 7o9328 (en particulier, p. 325 sq).
zz.. Cf.E. Jones, La Vie et I'auure de Freud, Paris, r97o, p. 369. 26. Cl. Morelli (I. Lermolieff), Della pittura italiana, op tir', p- 7r.
4. Cf. M. Robert, La Ry'uolution, op. cit., p. t44 de l'€d. italienne; 27. Cf .Lanöcrologie de Morelli r6dig6e par Richter,(ibid.,.p'XYIII):
Morelli (1. Lermolieff), Della pirtura italiana, op. cit., p. 88-89 ( ces indices äe d€tail [ddcouverts par Morelli] qu'un maitre
(sur Signorelli), p. r;9 (sur Boltraffio). donnö a l'habitude de mettre et presque inconsciemment. . o
232 Mvrrrr,s erllerirÄ4ns rRAcEs Tnecns 233

lien Morelli-Freud. De son cöt6, S. Marcus'8 a parl6 de parfois insignifiants aux yeux du profane - le docteur
'Watson
la singuliöre convergence entre les procddds de Sherlock par exemple. (Incidemment, on peut noter
Holmes et de Freud. Freud lui-m€me, du reste, exprima que le couple Holmes-\Watson, le ddtective perspicace
ä un patient (, I'homme aux loups ,) son propre intdr€t et le mddecin obtus, reprdsente le d€doublement d'un
pour les aventures de Sherlock Holmes. Mais ä un personnage rdel: un des professeurs du jeune Conan
collögue (T. Reik), qui rapprochait la mdthode psycha- Doyle, connu pour ses extraordinaires capacitds de
nalytique de celle de Holmes, il parla plutöt avec admi- diagnostic)r'. Mais il ne s'agit pas de simples coinci-
ration, au printemps r9r3, des techniques d'attribution dences biographiques. Vers la fin du xrx' siöcle - plus
mises au point par Morelli. Dans les trois cas, des traces prdcisdment dans la ddcennie r87o-r88o - commenga
möme infinitdsimales permettent de saisir une r6alitd ä s'affirmer dans les sciences humaines un paradigme
plus profonde, impossible ä atteindre autrement. Des indiciaire fondd prdcisdment sur la sdmiotique. Mais
traces: plus pr6cisdment, des symptömes (dans le cas ses racines €taient beaucoup plus anciennes.
de Freud), des indices (dans le cas de Sherlock Holmes),
des signes picturaux (dans le cas de Morelli)".
II
Comment s'explique cette triple analogie ? A
premiöre vue la röponse est trös simple. Freud 6tait r. Pendant des milldnaires l'homme a 6td un chas-
mddecin; Morelli avait 6td diplöm6 de mödecine; seur. Au cours de poursuites innombrables il a appris
Conan Doyle avait 6td m€decin avant de se consacrer ä ä reconstruire les formes et les mouvements de proies
la littdrature. Dans les trois cas on entrevoit le modöle invisibles ä partir des empreintes inscrites dans la boue,
de la sdmiotique mddicale: la discipline qui permet des branches cass6es, des boulettes de ddjection, des
de diagnostiquer les maladies inaccessibles ä I'obser- toufFes de poils, des plumes enchevötrdes et des odeurs
vation directe basde sur des symptömes superficiels, stagnantes. Il a appris ä sentir, enregistrer, interprdter
et classifier des traces infinitdsimales comme des
filets de bave. Il a appris ä accomplir des opdrations
Cf. son introduction ä A. Conan Doyle, The Aduentures of
Sherlock Holmes. A Fauimile of the Stories as they Were First mentales complexes avec une rapiditd foudroyante,
Published in the Stand Magdzln a New York, 1976, p. X-XL Voir dans l'dpaisseur d'un fourr€ ou dans une clairiöre
en outre la bibliographie finale de N. Mayer, La Soluzione sette
tq (il s'agit d'un roman centrd sur pleine d'embüches.
?er centl, Milan, 1976, p.
Sherlock Holmes et sur Freud, qui a eu un succös non mdritd).
Cf. M. Gardiner, The \Yolf-Man by the Wolf-Man, New York,
t97t, p. t46; T. Reik, Ritual (t,)+6) (trad. it.: Il Riro religioso, 3o. Cf. A. Conan Doyle, Tbe Annoted Sherloch Holmes, op. cir., vol'I,
Turin, 1949, p. z4). Pour la distinction entre symptömes et introduction (, Two Doctors and a Detective : Sir Arthur Conan
indices, cf. C. Segre, u La gerarchia dei segni ,, dans Psicanalisi Doyle, John Ä. Watson, M. D., and M. Sherlock Holmes ol
e semiotica, A. Verdiglione dd., Milan, r97j, p.)i; A. T. Sebeok, Baker Street
"),
p. 7 sq., ä propos de John Bell, le mddecin qui
Conrriburions to the Doctrine of Signs, Bloomington (lndiana), inspira le personnage de Sherlock Holmes. Cf. aussi A. Conan
r976. Doyle, Memories and Aduentures, Londres, ry24, p. z5-26' 74-75.

n-
z4L Myrnes rveriir\4rs rRAcEs Tnecns 243

Des gdndrations er des gdndrations de chasseurs o:.: :ne socidtd de chasseurs' de I'expdrience du d€chif-
enrichi et transmis ce patrimoine de connaissanc-: ::ement des traces. Le fait que les figures rhdtoriques
Faute de documentation verbale ä rapprocher des pei:.- ;:rr lesquelles repose encore aujourd'hui le langage du
tures rupestres et des objets fabriquds, nous pouvon! :echiffiement relatif ä la chasse - la partie pour Ie tout,
recourir ä des fables qui nous rransmettenr parfois . eifet pour la cause - peuvent ötre rapprochdes de I'axe
un dcho, möme tardif ou ddformd, de ce savoir des :rosaique de la mdtonymie, avec une exclusion rigou-
chasseurs d'autrefois. Trois fröres (raconte une fable ,.rrr. d. la mdtaphorerr, renforcerait cette hypothöse
orientale, que l'on retrouve chez les Kirghiz, les Tarars. - de toute dvidence ind€montrable. Le chasseur aurait
les Hdbreux et les Turcsr'...) rencontrent un homme etö le premier ä o raconter une histoire n parce qu'il
qui a perdu un chameau - ou, dans d'autres variantes. etait le seul capable de lire une sdrie cohdrente d'övö'
un cheval. Sans hdsiter ils le lui ddcrivent: il est blanc nements dans lis traces muettes (sinon imperceptibles)
et aveugle d'un ail, il porte deux outres sur le dos. laissöes par sa proie.
I'une pleine de vin et l'autre d'huile. Ils l'ont donc vu i u Ddchiffrer , ou n lire , les traces des animaux sont
Non, ils ne l'ont pas vu. Aussi sont-ils accusds de vol des mötaphores. On est cependant tente de les prendre
et jugds. Pour les fröres c'esr le triomphe: en un 6clair ä la letire, comme la condensation verbale d'un
ils ddmontrenr commenr des indices insignifiants leur processus historique qui aboutit, au terme d'un laps de
ont permis de reconstruire l'aspect d'un animal qu'ils iemps peut-€tre trös long, ä l'invention de l'dcriture' La
n'avaient jamais eu sous les yeux. *€Ä".on.t.xion est formul€e, sous forme d'un mythe
Les trois fröres sont dvidemment ddpositaires d'un ötiologique, par la tradition chinoise qui attribuait l'in-
savoir relatif ä la chasse (m€me s'ils ne sont pas chas- vention de l'dcriture ä un haut fonctionnaire qui avait
seurs). Ce qui caractdrise ce savoir, c'esr la capacitd de observd les empreintes d'un oiseau sur la rive sablon-
remonter, ä partir de faits expdrimentaux apparem- neuse d'un fleuver'. Par ailleurs, si l'on abandonne le
ment ndgligeables, ä une rdalitd complexe qui n'est domaine des mythes et des hypothöses pour celui de
pas directement expdrimentable. On peut ajouter que i'histoire documentde, on est frappd par les analogies
ces faits sont toujours disposds par I'observateur de inddniables entre le paradigme cyndgdtique que nous
maniöre ä donner lieu ä une sdquence narrative, donr
la formulation la plus simple pourrait ötre o quelqu'un j:'. Cf. le cdlöbre essai de R. Jakobson, u Deux aspects du langage et
J.,r",yp", d'aphasie ,, ians Essals de linguisiique gindrale (ttad'
est passd par lä u. Peut-€tre l'id6e m€me de narration .t p.€faä" d. Ni. Ru*.t' Paris, r963, surtout les.p 6l-64)'
(distincte de I'enchantemenr, de la conjuration ou de )4. af'. E. Cazade et C. Thomas, " Alfabeto " dans.Encyckpedia
l'invocationr') est-elle nde pour la premiöre fois, dans Einaudi,vol. I, Turin, ry77.p.289 (voir aussi Etiem5le, L'Ecriture'
Paris, 196r, rt6d,. ry73, p. ltllr' qui soutient le paradoxe efficace
qrr. i'ho.n*" a d;abord appris ä lire et ensuite ä €crire)' Voir
1r. Ci A.. Vesselofsky, n Eine Märchengruppe ,, dans Archiu fiir .'n gdn..rl, sur ces rhämei.'Ie' pages de W' Beniamin ' Sulla
Philologie, 9, t886, p. 3o8-3o9, avec bibliographie. ptur
s.lau-ische ir.JItä ,n;..,i.a . dans Angrlui niuus, Turin' r96z' surtout les
la fortune postdrieure de certe fable, voir plus loin." p. 7o-71;[tr. fr. u Surle pouvoir d'imiration'' dans W Benjamin'
12. Cl. A. Seppilli, Poesia e magia, Turin, ry62. Guures II, Paris, zooo, p. 359-161' er surtout p' 16z-16l]'
244 Myrnns rvsLi\ans TRACES Tnecas 245

avons esquissd et le paradigme implicite dans les textes ddchiffrement des caractöres divins inscrits dans la
divinatoires de la Mdsopotamie, rddigds ä partir du realitö 6tait renforcde par les caractdristiques pictogra-
III' milldnaire avanr Jdsus-Christii. Ils prdsupposenr phiques de l'€criture cunöiforme : elle aussi, comme la
I'unet I'autre la reconnaissance minutieuse d'une r6alitd divination, d€signait des choses ä travers des chosesrt.
sans doute infime, pour ddcouvrir les traces d'dv€ne- Une empreinte ddsigne elle aussi un animal qui
ments auxquels I'observateur ne peur pas avoir d'accös est pass6. F". t"ppott au caractöre concret de l'em-
direct. Ddjections, traces, poils, plumes d'un cötd; preinte, de la trace, comprise dans son sens matdriel,
viscöres d'animaux, gourres d'huile dans I'eau, astres, ie pictogramme reprdsente d6jä un progräs incalcu-
mouvements involontaires du corps de I'autre. Il est lable vers I'abstraction intellectuelle. Mais les capacitds
vrai que la seconde sdrie, ä Ia diftrence de la premiöre, d'abstraction que supPose l'introduction de l'6criture
6tait pratiquement illimit6e, dans la mesure oü tout, pictographique sont ä leur tour bien peu de chose par
ou presque, pouvait, pour les devins m6sopotamiens, rapport ä celles que demande le passage ä l'6criture
devenir un objet de divination. Mais, ä nos yeux, la phondtique. En fait, dans l'öcriture cun€iforme, des
divergence principale est aurre: elle tient au fait que la 6l6ments pictographiques et phondtiques continuö-
divination se rapporte au futur et le ddchiffrement li6 rent ä coexister, et de möme, dans la littdrature divi-
ä Ia chasse au passd (füt-il vieux de quelques instants). natoire de Mdsopotamie, I'intensification progressive
Le comportemenr cognitif 6tait pourtant, dans les des traits aprioristes et gdndralisateurs n'dlimina pas
deux cas, trös semblable; les opdrations intellectuelles la propension fondamentale ä induire les causes en
impliqudes - analyses, comparaisons, classifications - p"it".rt des efFetsrs. C'est cette attitude qui explique
formellement identiques. Formellemenr seulement,
sans doute: le contexte social 6tait rour ä fair diffdrent. l7 Ibid., p. r57. Sur le lien entre dcriture et divination en Chine, cf'
On a notdr6, en particulier, comment I'invention de J. G.Ä"t,'" La Chine: aspects et fonctions psychologiques de
i'6critu.. ,, dans aa. uu., L'Ecriture et la psyihologie des peuples,
I'dcriture a profonddment modeld la divination mdso- Paris, 1963, surtout les p. 13-38.
potamienne. Entre autres prdrogatives des souverains, 18 il s'agit de I'infdrence que Peirce a- appelöe ( prdso.mPtive ' ou
u absäactive u en la distinguant de laiimple induction: cf' C' S'
on attribuait en effet aux divinitds celle de commu-
Peirce, n Deduzione, induzione e ipotesi ', dans Caso, amlre e
niquer avec leurs sujets au moyen de messages dcrits logica,Turin, t956, p. 95-tro, et . Lalogica de[l'2[dg2i66e r, dans
Srritri di flosofa, Bologne. r9-8' p. z8o-3os. Bottero insisre au
- dans les astres, dans les corps humains, partour - que contraire constammenr sur les caracrdristiques " ddductives "
Ies devins avaient le devoir de ddchiffrer (une idde qui (comme il les appelle, n faute de mieux ': cf. " Symptömes ', ap'
devait aboutir ä I'image plurimilldnaire du u livre de cir., p. t9) de la'ditination mdsopotamienne Cette d€finition
la nature ,). Et l'identification de la mantique avec le simpli6e indümenr. jusqu ä la ddlormer' la traiectoire
co*pliqu.e qu'a si bien ieconstitu€e Bottdro lui-mäme (cf
ibid.', p. 168 r4.). U"" telle simplification parait dictde par une
ddfiniiion dträite et unilatdrale de la u science (p. r9o)' que
J5. Je me sers de l'excellent essai de J. Bottdro, u Symptömes, signes, '
€critures ,, dans aa. vv., Diuination et rationality', Paris, 1974, ddmenr en lair l'analogie signiGcative proposde ä un certain
P.70-197. point entre la divinatio-n et une discipline aussi peu- diductive
16. Ibid., p. r54 sq. que la m€decine (p. r3z). Le paralldlisme propos€ ci-dessus
246 Mvrnrs rvsLi,N4rs rRAcEs Tneces L47

d'un cöt6 I'infiltration dans la langue de I'art divina- le prdsent et le futur - on avait la s6miotique mddicale
toire mdsopotamien des termes techniques tirds du sous son double aspect de diagnostic et de pronostic;
lexique juridique; et, de l'autre, la prdsence dans les vers le passd et on avait la jurisprudence. Mais on peut
traitds divinatoires d'dldments de physiognomonie et enrrevoir derriöre ce paradigme indiciaire ou divina-
de sdmiotique mddicalere. toire le geste peut-Ctre le plus ancien de l'histoire intel-
Aprös un long ddtour, nous voici donc revenus ä la lectuelle du genre humain: celui du chasseur accroupi
sdmiotique. Elle se trouve partie prenante au sein d'une dans la boue qui scrute les traces de sa proie.
constellation de disciplines (mais le terme est 6videm-
ment anachronique) qui pr€sente un aspect singulier. z. Ce que nous avons dit jusqu'ici explique comment
On pourrait ötre tent6 d'opposer deux pseudo-sciences, un diagnostic de traumatisme cränien formuld sur la
comme la divination et la physiognomonie, ä deux base d'un strabisme bilatdral pouvait trouver place dans
sciences comme le droit et la mddecine - en attribuant un traitd de divination mdsopotamiena'; plus gänöra-
I'hdtdrogdnditd rapprochement ä l'6loignement
du lement, cela explique comment a pu ömerger histori-
spatial et temporel de la socidtd dont nous parlons ici. quement une constellation de disciplines basdes sur le
Mais ce serait une conclusion superficielle. Quelque ddchiffrement des signes en tout genre, allant des symp-
chose liait r€ellement entre elles ces formes de savoir tömes aux dcritures. En passant de la civilisation m€so-
dans I'ancienne Mdsopotamie (si nous en excluons la potamienne ä la civilisation grecque cette constellation
divination inspirde, qui se fondait sur des expdriences se transforma profondöment, du fait de la constitution
de type extatiqueao) : un comportement orientd vers de disciplines nouvelles comme l'historiographie et la
I'analyse de cas individuels, que lbn ne pouvait recons- philologie, et de la conqu€te d'une nouvelle autonomie
truire qu'au travers de traces, de symptömes et d'in- sociale et dpistdmologique de la part de disciplines
dices. Les textes de jurisprudence m€sopotamienne anciennes comme la mddecine. Le corps, le langage et
eux-m€mes ne contenaient pas des collections de lois I'histoire des hommes furent soumis pour la premiöre
ou d'ordonnances, mais la discussion d'une casuis- fois ä une enqu€te sans a priori, qui excluait par prin-
tique concrötea'. On peut donc parler de paradigme cipe I'intervention divine. De ce tournant ddcisifl qui
indiciaire ou divinatoire, rourn6, selon les formes de caractdrisa la culture de la polis, nous sommes encore
savoir, vers le pass6, le prdsent ou le futur. Vers le futur dvidemment les höritiers. Mais le fait qu'un paradigme
- et on avait la divination au sens propre; vers le pass6, que I'on peut ddfinir comme sdmiotique ou indiciaire
ait pu jouer un röle de premier plan est moins dvidentar.

entre les deux tendances de la divination m€sopotamienne et


le caractäre mixte de l'€criture cun€iforme d€veloppe certaines 42. Ibid., p. r9z.
observations de Bott€ro (p. ry4-ry). 13. Cf. l'essai de H. Diller, dans Hermes, 67, t932, p. r4-42, surtout
39. Ibid., p. t9t-r92.
p. 20 sq. Lopposition proposde dans ces pages entre mdthode
40. Ibid., p.89 sq. analogique et mdthode sdmiotique devra 6tre corrig€e par
4r. Ibid., p. t7z. l'interprdtation de cette derniöre comm€ un ( usage empirique "
248 MvrHns nrvrsr-ivEs rRAcEs Tnecns 249

Ceci est particuliörement clair dans le cas de la m6de- gories qui opdraient, pour les Grecs, dans le vaste
cine hippocratique, qui a döfini ses propres mdthodes territoire du savoir conjectural. Les frontiöres de ce
en rdfdchissant sur la notion d€cisive de symptöme territoire, gouvernö, de maniöre significative, Par une
(semeion). Ce n'est qu'en observant attentivement et ddesse comme Mötis, la premiöre dpouse de Jupiter,
en enregistrant avec une extröme minutie tous les qui personnifiait la divination au moyen de l'eau,
symptömes - afHrmaient les disciples d'Hippocrate - dtaient ddlimitdes par des termes comme " conjec-
qu'il est possible d'6laborer des histoires prdcises de ture ), ( conjecturer , (tekmor, tekmairesthai). Mais
maladies particuliöres: la maladie, en elle-mäme, est ce paradigme resta, nous l'avons dit, implicite: il fut
impossible ä atteindre. Cette insistance sur la nature dcrasd par le modöle de connaissance prestigieux (et
indiciaire de la mddecine 6tait inspirde, selon toute socialement plus 6levd) €labord par Platon4t.
probabilitd, par I'opposition, dnoncde par le mddecin
pythagoricien Alcm6on, entre les caractöres imm6- J. Le ton, malgrd tout ddfensif, de certains Passages
diats de la connaissance divine et celui, conjectural, du u corpus , hippocratiquel6 fait comprendre que
de la connaissance humaineaa. Cette ndgation de la dös le rr siöcle avant Jdsus-Christ avait commencö une
transparence de la rdalitd fournissait sa ldgitimation poldmique, destinde ä durer jusqu'ä nos jours, ä propos
implicite ä un paradigme indiciaire qui opdrait de de l'incertitude de la mddecine. Une telle persistance
fait dans des sphöres d'activitds trös diffdrentes. Les s'explique certainement par le fait que les rapports
mddecins, les historiens, les politiques, les potiers, Ies entre le mddecin et le patient - caractdrisds par l'im-
menuisiers, les marins, les chasseurs, les pöcheurs, les possibilitd pour le second de contröler le savoir et le
femmes ne reprdsentent que quelques-unes des cat6- pouvoir ddtenus par le premier - n'ont pas tellement

de l'analogie: cf. E. Melandri, La Linea e il circolo. Studio qj. Sur ce sujet, voir la träs riche enquöte de M. Detienne et
logicof.losofco sullbnalogia, Bologne, ry68, p. z5 s4. Lalirmation J.-P. Vernant, Les Ruses de I'intelligence.Ia Mätis des Grecs, op.
de J.-P. Vernant (, Paroles et signes muets D, da,ns Diuination, rll. Les caractdristiques divinatoires de Mötis sont övoqudes
op. cit., p. 19) selon laquelle u le progrös politique, historique, p. ro4 sq.; mais voir aussi, pour le lien entre les types de savoir
mddical et philosophique consacre la rupture avec la mentalit€ iecensdi et la divination, p. r15-r49 (ä propos des marins) et
divinatoire ,. semble identifier exclusivement cette derniäre ä la p. z7o sq. Sur la mddecine, cf. p- 297 s4.; sur le rapport entre
divination inspirde (mais voir ce que dit Vernant p. rr, ä propos disciples d'Hippocrate et de Thucydide, cf. I'introduction citde
du problöme non rdsolu constitud par la coexistence, en Cräce plus haut de Vegetti, p. 59 (mais il laut y tjouter Dillet' op cit ,
aussi, des deux lormes de divination, inspir€e et analytique). p. zz-4). Le lien entre mddecine et historiographie pourrair
Une ddvaluation implicite de la symptomatologie d'Hippocrate d'ailleurs faire l'objet d'une €tude orientde aussi en sens inverse:
transparait p. t4 @1. au contraire Melandri, La Linea, op. rit., cf les €tudes sur li autopsie , rappelöes par A. Momigliano,
p. ztr, et surtout le livre du m€me Vernant et de M. Detienne, u Storiografia greca n, dans Riuista storicn italiana, LXXXVII,
Les Ruses de I'intelligence. Za Mätis des Grecs, Paris, t974). 1975, p. 45.La prdsence des femmes dans la sphöre dominde par
44. Cl. I'introduction de M. Vegetti ä Hippocrate, Opere. op. cir.. lamitis (cl. Detienne-Vernant, Les Ruses, op. cit., p. zo,267) pose
p. 2.2-23. Pour l'extrait d Alcm6on, cf . Pitagorici, Testimonianze e des problämes qui seront discutds dans la version ddfinitive de ce
frammenti, €d. par M. Timpanaro Cardini. vol. I, Florence, 1958, texte.
p.46 sq. a6. Cf . Hippocrate. Opere. op. cit.. p. t4t-t44.
250 Mvtnns BMsr-iN4ns TRACES Tnncss L'I

changd depuis l'6poque d'Hippocrate. Ce qui a pas seulement dans la mantique. La science galildenne
chang6, en revanche, au cours de presque deux mill6- 6tait d'un caractöre bien diffdrent, elle qui aurait pu
naires et demi, ce sont les termes de la poldmique, et faire sienne la devise scolastique Indiuiduum est inef
ce changement est all6 de pair avec les profondes trans- fabile (de ce qui est individuel on ne peut pas parler).
formations qubnt subies les notions de u rigueur , et Lemploi des mathdmatiques et la mdthode experimen-
de u science ,. Bien dvidemment, la cdsure ddcisive en tale impliquent en effet respectivement la quantifica-
ce sens est constitude par l'dmergence d'un paradigme tion et le caractöre rditörable des phdnomönes, alors
scientifique basd sur la physique de Galil6e, mais qui que la perspective individualisante excluait par d6fi-
s'est rdv€16 plus durable que cette derniöre. Bien que la nition Ia seconde et n'admettait la premiöre qu'avec
physique moderne ne puisse se ddfinir comme u gali- des fonctions auxiliaires. Tout cela explique pourquoi
Idenne u (m6me si elle n'a pas reni6 Galil6e), la signi- I'histoire n'a jamais rdussi ä devenir une science gali-
fication dpistdmologique (et symbolique) de Galilde l6enne. C'est prdcisdment durant le xvII" siöcle que la
pour la science en gdndral est restde intacteaT. Or, il greffe des mdthodes utilisdes par les antiquaires sur le
est clair que le groupe de disciplines que nous avons tronc de I'historiographie mit indirectement au jour les
appeldes indiciaires (mddecine comprise) ne rdpond lointaines origines indiciaires de cette derniöre, restdes
pas du tout aux critöres de scientificit€ que I'on peut occult€es pendant des siöcles. Ce point de ddpart n'a
ddduire du paradigme galilden. Il s'agit en effet de pas chang6, malgrd les rapports toujours plus €troits
disciplines dminemment qualitatives, qui ont pour qui lient l'histoire aux sciences sociales. Lhistoire est
objets des cas, des situations et des documents indivi- restee une science sociale sui generis, irrdmddiablement
duels, en tant qu'indiuiduels, et c'est prdcisdment pour liöe au concret. Möme si l'historien ne Peut pas ne pas
ce motif qu'elles atteignent des rdsultats qui conservent se rdferer, de faEon explicite ou implicite, ä des sdries
une marge aldatoire irr6ductible; il suffit de penser au de phdnomönes comparables, sa strat€gie cognitive,
poids des conjectures (le terme möme vient de la divi- comme ses codes d'expression, restent intrinsöque-
nation4s) dans la mddecine ou dans la philologie, et menr individualisantes (m6me si I'individu peut ötre
un groupe social ou une socidt€ entiöre). En ce sens
Cf. P. K. Feyerabend, Problems of Empirism, vol. z de Philosophal I'historien peut se comparer au mddecin qui utilise les
Papers, Cambridge, i98r, Against Method, Londres, ry75 lContre cadres nosographiques pour analyser la maladie spdci-
la mäthode: Esquisse d'une thäorie anarchiste de la connaissance, fique du malade particulier. Comme celle du mddecin,
traduit de I'anglais par B. Jurdant et A. Schlumberger, Paris,
ry74), passim, ainsi que les remarques poldmiques de P. Rossi,
Immagini della scienza, Rome, r977, p. r49-rto. que non seulement la psychanalyse, mais aussi la majeure p-artie
a8. Le coniector est le devin. Ici et ailleurs je reprends quelques d. .. q.,. l'on appelli les sciences humaines, s'inspirent d'une
observations de S. Timpanaro, Il lapsus freudiano. Psicanalisi dpistdmologie dJ iype ditinatoire (sur les implications de cette
e critica testuale, Florence, ry74, mais, en en renversanr pour thöse, voirla derniÄre partie de l'essai). Timpanaro avait ddjä
ainsi dire le sens. Briövement (et en simplifiant) : alors que mentionnd les explicati,cns individualisantes de la magie et les
pour Timpanaro, la psychanalyse est ä rejeter parce que caract€ristiques individualisantes de deux sciences comme la
intrinsöquement proche de la magie, je cherche ä ddmontrer mddecine et la philologie dans Il lapsus, oP. cit., p' 71-7).
z5z MvrHEs nvsli,N{ns TRACES Tnacns 253

la connaissance historique est indirecte, indiciaire et premiöres €ditions des classiques, souvent hätives,
conjecturaleae. furent remplac€es par des dditions plus dignes de foi);'.
Mais lbpposition que nous avons suggdrde est trop On considdra tout d'abord comme non pertinents Par
schdmatique. Dans le domaine des disciplines indi- rapporr au texte rous les 6l6ments qui dtaient li6s ä I'ora-
ciaires, I'une d'entre elles - la philologie, et plus pr€ci- lit6 et ä la gestualitö. Puis, dgalement, les €l€ments li€s
sdment la critique des textes - a constitud depuis son aux aspects physiques de l'€criture. Le r6sultat de cette
apparition un cas, par certains cötds, atypique. double opdration fut la progressive ddmatdrialisation
Son objet s'est en effet constitud ä travers une sdlec- du texte, peu ä peu €purd de toute reference sensible:
tion drastique - destin€e ä se rdduire par la suite - de m€me si un rapport sensible est ndcessaire Pour que le
traits pertinents. Cette aventure interne de la discipline texte survive, le texte ne s'identifie pas ä son supporttr'
a 6tö scandde par deux cdsures historiques d6cisives: Tout ceci nous semble aujourd'hui 6vident, alors que
l'invention de l'dcriture et celle de l'imprimerie. On ce ne I'est pas du tout. Il suffit de Penser ä la fonc-
le sait, la critique des textes est nde aprös la premiöre tion ddcisive de I'intonation dans les littdratures orales'
(lorsqu'on ddcida de transcrire les poömes homdri- ou de la calligraphie dans la po€sie chinoise, pour se
ques) et s'est consolidde aprös la seconde (lorsque les rendre compte que la notion de texte que nous venons
de rappeler est li6e ä un choix culturel, d'une portde
49. Sur le caractöre n probable , de la connaissance historique, incalculable. Que ce choix n'ait pas 6t€ d6termin6 par
M. Bloch a €crit des pages m€morables, Apologie pour I'histoire
ou Mätier d'historien, Paris, 1967, p. 5z-67. K. Pomian a insist€ de
l'affirmation de la reproduction mdcanique ä la place
son cötd sur ses caractdristiques de connaissance indirecte, basde de la reproduction manuelle, cela est bien ddmontrd
sur des traces: . Lhistoire des sciences et I'histoire de l'histoire,, par l'exemple dclatant de la Chine, oü l'invention de
dansAnnales ESC,3o,t975, p. 931952, oü il reprend implicitement
@. l+S-SSo) les consid€rations de Bloch sur l'importance de la
l'imprimerie ne trancha pas le lien entre texte littöraire
mdthode critique dlaborde par les mauristes (cf. Apologie. op. rir..
p. i7 sq.).Larticle de Pomian, riche en observations perspicaces.
se termine par une rapide allusion ä la diffdrence entre n histoire , 5o. Sur les r€percussions de l'invention de l'dcriture, cf. J. Goody
et u science D: parmi celles-ci, il ne mentionne pas l'attitude et I. $7att, n The Consequences of Literacy ,, dans Comparatiue
plus ou moins individualisante des diffdrents types de savoir Studies in Society and Historl, Y (ry62-t9Q), P. )o4-i15\
(cf. L'Histoire, op. cit., p. 95r-91z). Sur le lien entre mddecine et et maintenant, J. Goodl', The Domestic,ttion of the Sauage

savoir historique, cf. M. Foucault, ( Nietzsche, la gdn6alogie ,, hIind, Cambridge, t977 (trad. fr.: La Raison graphique. La
I'histoire dans Hommage ä Jean Hyppolite, Paris, t97t fddsormais Domestication de la pensie sauuage, Paris, 1979)' Voir aussi
in M.Foucault, Dits et y'crits, Paris, 1994, II, p.r36-ry6. ici, p. r4o E. A. Havelock, Aux irigines de la ciuilisdtion y'crite en Occident,
er p.4z], (cit6 de la trad. italienne, Microfsica del porere, p. 45, Paris, r98r. Sur l'histoire de la critique des textes aprös I'invention
Tvin, ry77, et voir ici, note 44) : mais cf, aussi d'un autre point de I'imprimerie, cf. E. J. Kenney, The Classical Text. Aspecx of
de vue, G. G. Granger, Pensäe formelle et sciences de I'homme, Editing in the Age of Printed Boohs, Berkeley (Cal.)' ry74
Paris, t967, p. zo6 sq. Linsistance sur les caract6ristiques tr. La distinction propos€e par Croce entre ( expression ' et
individualisantes de la connaissance historique a une r€sonance u extrinsdcation , artistique apprdhende (füt-ce dans des termes
suspecte, parce qu'elle a trop souvent 6td associde ä la tentative ddform6$ le processus historique d'öpuration de la notion
de fonder cette derniäre sur l'empathie, ou ä I'identification de de texte selon la ddmarche que l'on a cherchd ä esquisser ici.
I'histoire avec l'art. Il est dvident que ces pages sont dcrites dans Lextension de cette distinction ä I'art en g€n€ral (ndcessaire du
une perspective complötement diffdrente. point de vue de Croce) est insoutenable.
zs4 Mv,tsns EMBLEMES TRACES Tnacrs 255

et calligraphie. (Nous verrons d'ici peu commenr le naturel, comme pour Ie philologue, le texte est une
problöme des u textes u figuratifs s'est posd historique- entitd profonde invisible, ä reconstruire au-delä des
ment en des termes absolument diffdrents.) donnöes sensibles: u les figures, les nombres et les
Cette notion de texte, profonddment abstraite, mouvements, mais non les odeurs, ni les saveurs ni les
explique pourquoi la critique des textes, tout en restanr sons, dont je crois qu'ils ne sont, en dehors de lhnimal
largement divinatoire, portait en elle des potentialitds uiuant, rien dhutre que des noms5t >>.

de ddveloppement, dans un sens rigoureusement scien- Par cette phrase, Galilde donnait ä la science de la
tifique, qui devaient mürir au cours du xrx" siöclet'. LJne nature une orientation tendanciellement anti-anthropo-
ddcision radicale lui avait fait prendre en considdration centrique et anti-anthropomorphique; celle-ci ne devait
uniquement les traits reproductibles (d'abord manuel- plus I'abandonner. Dans la carte gdographique du savoir
lement, puis, aprös Gutenberg, mdcaniquement) du s'ouvrait une ddchirure qui ötait destinde ä s'dlargir
texte. Ainsi, tout en prenant pour objet des cas indi- peu ä peu. Il est certain qu'entre le physicien galilden
viduelstr, elle avait fini par €viter l'6cueil principal des professionnellement sourd aux sons et insensible aux
sciences humaines: la qualit6. Il est significatif qu'au saveurs et aux odeurs, et le mddecin de son 6poque, qui
moment oü il fondait, gräce ä une rdduction tour aussi risquait des diagnostics en tendant l'oreille aux räles des
dramatique, la science moderne de la nature, Galilde poitrines, en reniflant des selles et en goütant des urines,
se soit rdclamd de la philologie. La comparaison m€di6- le contraste ne pouvait pas €tre plus grand.
vale traditionnelle entre le monde et le livre se fondait
sur l'€vidence, sur la lisibilit€ immddiate des deux; 4.Lun de ces mödecins 6tait le Siennois Giulio
Galilde souligna au contraire que la n philosophie..., Mancini, archiatre du pape Urbain VIII. Il ne semble
€crite dans ce trös grand livre qui se trouve continuel- pas qu'il ait connu personnellement Galilde; mais il
lement ouvert devant nos yeux (je veux dire l'univers)... est probable qu'ils se soient rencontrds, parce qu'ils
ne peut se comprendre si on n'apprend pas auparauant frdquentaient les mömes milieux romains (de la cour
ä en comPrendre la langue, et ä connaitre les caractlres, papale ä lAcaddmie dei Lincei) et les m€mes personnes
dans lesquels il
äcrit r, ä savoir des u triangles, cercles
est (de Federico Cesi ä Giovanni Ciampoli et Giovanni
et autres figures g€omdtriques >5a. Pour le philosophe
italiano. Ricerche e documenti.
cultura f losofca del Rinascimento
Cf. S. Timpanaro, La Genesi del metodo del Lachmann, Florence, Florenci, t96r, p. 45r-465, qui discute l'interprdtation de ce
passage (aussi bien que d'autres passages de Galilde) propos€e
ry@. P. r, la fondation de la recensio est prdsent6e comme
l'il6ment qui a rendu scientifique une discipline qui 6tait, avant far E. R. Curtius, et ceci d'un point de vue proche de celui que
le xIx" siöcle, un ( art, plus qu'une u science o, parce qu'elle nous proposons ici.
s'identi6ait avec l'emendatio, ou art conjectural. tt. Gililöe, Il Saggiatore, op. cit., p.'t64. Cl. aussi, sur ce.point'
t3. CL l'aphorisme de J. Bidez rappeld par Timpanaro, Il Lapsus, op. J. A. Martinei, - Galileo on Primary and Secondary Qualities ',
cit., p.72. dans Journal of the History of Behauioral Sciences, rc' 1974,
54 Cf. Galiläe, Il Saggiatore, dd. par L. Sosio, Milan, t965, p. 38. Cf. p. t6o-t6,1. Les-passages transcrits en italique dans le texte de
E. Garin, n La nuova scienza e il simbolo del libro ,, dans La Calilee sont souligni' par moi.
zt6 Mvrsr,s rvsLirN4rs TRAcES Tnecps zt7

Fabert6). Dans un portrait d'une extr€me vivacitd, partie peut-Ctre la plus neuve des Considerationi de
Nicio Eritreo, alias Gian Vittorio Rossi, ddcrivit Mancini - celle qui est consacrde ä la u reconnaissance
l'athöisme de Mancini, ses extraordinaires capacitds de de la peinture u, c'est-ä-dire aux m6thodes permertant
diagnostic (pour lesquelles il utilisa des termes tirds du de reconnaitre les faux, de distinguer les originaux des
Iexique de la divination) et son absence de scrupules copies, etc.6o - n'aurait jamais dt€ €crite. La premiöre
pour extorquer ä ses clients des tableaux dont il 6tait tentative pour fonder la connoisseurship (comme on
un ( amateur öclairöt7 ,. Mancini 6tait en effet I'auteur devait l'appeler un siöcle plus tard) remonte donc ä
d'un ouvrage intit:ulö Alcune considerationi appartenenti un mddecin cdlöbre pour ses diagnostics fulgurants
alla pittura come di dilettl di un gentilhuomo nobile e - un homme qui, rencontrant un malade, d'un rapide
come introduttione a quello si deue dire (Quelques consi- regard ( quem exitum morbus ille esset habiturus, diui,
ddrations concernant la peinture en tant qu'agrdment nabat > (devinait quelle serait l'issue de cerre maladie)6'.
d'un gentilhomme noble et comme introduction ä ce On nous permettra, parvenus ä ce point, de voir dans
qu'il faut dire), qui circula largement en manuscrit (sa le rapprochemenr enrre ail clinique et ail du connais-
premiöre ddition intdgrale imprimde remonte ä une seur quelque chose de plus qu'une simple coincidence.
vingtaine d'anndes)i8. Le livre, comme en tdmoigne le Avant de suivre de prös les argumenrations de
titre, 6tait destind non pas aux peintres mais aux gentils- Mancini, il faut rdvdler un prdsupposd que nous
hommes amateurs - ces uirtuoses qui se pressaient en partageons avec ce ( gentilhomme noble , auquel
nombre toujours croissant aux expositions de tableaux Considerationi €tait adress6. Un prdsupposd non
anciens et modernes qui avaient lieu chaque annde au exprim6, parce que considdrd (ä tort) comme dvident:
Panthdon, le 19 marste. Sans ce march€ artistique, la ä savoir qu'entre un tableau de Raphaöl er une de ses
copies (qu'il s'agisse d'une peinture, d'une gravure, ou,
)o. Pour Cesi et Ciampoli, cf. plus loin; pour Faber, cf. Galil6e, aujourd'hui, d'une photographie) exisre une diffdrence
Opere, vol. XIII,Florence, 1935, p. Lo7.
57. Cf. J. N. Eritreo (G. V Rossi), Pinacotheca imaginum illustrium, impossible ä dliminer. Les implications mercantiles de
doctrinae uel ingenii laude uirorum, Leipzig, 1692, vol.II, p.79-82. ce prdsupposd - qu'une peinture soit par döfinition
Comme Rossi, Naudd jugeait aussi Mancini un n grand et parfait
athie , (cf. R. Pintard, Le Libertinage örudit dans la premiäre
un unicum, impossible ä rdpöter6' - sonr dvidentes.
moitiä du xvrt" siäcle, vol. 1, Paris, 1941, p. z6r-z6z).
s8. Cf G. Mancini, Considerazionisullapittura, dd. parA. Marucchi, 6o. Cf. Mancini, Considerazioni, op. cit., vol. l, p.43 sq.
z vol., Rome, ry56-r957. D. Mahon a insist€ sur l'importance de 6t. CL Eritreo, Pinacotheca, op. cit., p.8o-8r (c'est moi qui souligne)
Mancini en tant que < connaisseur " dans Studies in Seicento Art Un peu plus loin (p. 8z) un autre diagnostic de Mancini qui
and Theory, Londres, rg47, p. ),79 s4. Cf. I'essai riche en d€tails s'€tait rdvdld exact (le patient dtait Urbain VIII) esr dä6ni
mais trop rdducteur dans son jugement de J. Hesse, u Note comme ( seu uaticinatio, seu praedictio ,.
manciniane ,, da,ns Münchener Jahrbuch der bildenden Kunst, 62. Le probläme pos6 par les gravures est dvidemment difförent
sdrie III, X Gq;8), p. rol-r2o. de celui que posenr les peintures. On peut observer qu'il y a
t9. Cf. F. Haskell, Patrons and Painters. A Study in the Relations aujourd'hui une tendance ä €liminer I'unicitd de l'ceuvre d'art
between Italian Art and Socie4t in the Age of Baroque, New York, figuratif (que l'on pense aux u multiples ,); mais il y a aussi des
t97t, p. rz6: voir aussi chap. n The Private Patrons , (p.94 sq.): tendances contraires, qui affirment le caractöre non rdpdtirif (de
ftrad. fr.: Mäcines et peintrrs, Paris, r99r]. la performance et non de l'cuvre: body art, land art).
LSg Mvrnr.s sNletüI\4ss TRAcES TnacBs zj9

Ldmergence d'une figure sociale comme celle du pr€cisdment ä partir de cette analogie qu'il se rourna,
connaisseur a partie li6e avec ce prdsupposd. Mais ce dans sa recherche d'une aide dventuelle, vers d'aurres
prdsupposd provient d'un choix culturel qui n'a rien disciplines, alors en voie de formation.
d'dvident; ce que montre bien le fait qu'il ne s'applique Le premier problöme qu'il se posait 6tait celui de la
pas aux textes 6crits. Les caractöres prdsumds dternels datation des peintures. Dans ce bur, affirmait-il, il faut
de la peinture et de la littdrature n'ont rien ä y voir. acquörir < une certaine pratique de la connaissance de
Nous avons d€jä vu prdcddemment les retournements la diversitd de la peinture selon les 6poques, identique
historiques qui ont permis d'6purer la notion de texte ä celle des antiquaires et des bibliothöcaires pour les
6crit d'une sdrie de traits consid€rds comme non perti- caractöres, ä partir desquels ils reconnaissenr l'öpoque
nents. Dans le cas de la peinture, cette dpuration n'a de l'dcriture6t ,. Lallusion ä la u connaissance des carac-
pas (encore) eu lieu. C'est pour cette raison qu'ä nos töres > se r6före presque cerrainement aux mdthodes
yeux les copies manuscrites ou les dditions de l'Or' dlabordes dans ces mömes anndes par Leone Allacci,
lando furioso peuvent reproduire exactement le texte bibliothdcaire de la Bibliothöque vaticane, pour darer
voulu par lArioste, mais les copies d'un portrait de les manuscrits grecs et latins - mdthodes que devair
RaphaöI, jamais6r. reprendre et ddvelopper un demi-siöcle plus tard le
Le statut difftrent des copies en peinture et en litt6- fondateur de la science paldographique, Mabillon66.
rature explique pourquoi Mancini n'a pas pu utiliser,
en tant que connaisseur, les mdthodes de la critique 6;. Cf. Ibid, vol. I, p. r34 (ä la fin de la citation je corrige ( peinrure -
des textes, bien qu'il ait €tabli une analogie de principe par u €criture D, comme le sens I'exige).
66. Le nom dAllacci est propos€ pour les motifs suivants. Dans
entre I'acte de peindre et l'acte d'6crire6o. Mais c'est un passage prdcddent, semblable ä celui cit6, Mancini parle de
u bibliothdcaires, et en particulier de la Vaticane o, capables de
63. Toutceci renvoie naturellement ätW. Ben.iamin,u Das Kunstwerk dater des €critures anciennes aussi bien grecques qrelatines (ibid.,
im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit ', dans p. ro6). Les deux passages manquent dans la rddaction abrigde,
Gesammelte Srhrtften, Francfort, t974, vol. I et z, qui ne parle intitul€e Discorso di pittura, termin6e par Mancini avant le
cependant que di, ,rut..t d'art figuratif; trad. lr.: u Lceuvre 13 novembre ßr9 (f . ibid., p. XXX; le texte du Discorso, p. z9r sq.
d'art ä l'öpäque de sa reproductibilitd technique ', derniöre et les passages sur la u reconnaissance des tableaux ,, p. 12711o).
version r9j9,'dans (Euuris III, Patis, zooo. Lunicitd de ces Or, Allacci lut nommd n scriptor, ä la Bibliothöque varicane vers
derniöres - et en particulier des tableaux - est opposde ä la le milieu de I'annde ßry @f. J. Bignami Odier, La Bibliothique
reproductibilit6 mdcanique des textes littdraires par E. Gilson, uaricane de SixteIVä PieXI, Citd duVatican, r973, p. rz9 ; des 6tudes
Piinture et räalitl, Paris, r958, p. 91, et surtout p' 95-96 (je dois r€centes sur Allacci sont r6pertori6es p. rz8-r3r). D'autre part, dans
l'indication de ce texte ä la gentillesse de Renato Turci). Mais la Rome de ces annieslä, p€rsonne, ä part Allacci, ne poss€dait
pour Gilson il s'agit d'une opposition intrinsöque, et non de la compdtence palöographique grecque er latine mentionnde par
iaractöre historiqui, comme on a essayd de le montrer ici Un Mancini. Sur l'importance des iddes paldographiques dAllacci,
cas comme celui des n faux d'auteur , de De Chirico monrre cf. E. Casamassima, u Per una sroria delle dottrine paleografiche
comment la notion actuelle de singularitö absolue de l'ceuvre dall'Umanesimo aJean Mabillon ,, dans Studi medieuali, s€rieIlI,
d'art tend ä laire abstraction möme de l'unitd biologique de Y $961, p. tjz, note 9, qui avance dgalement le lien entre Allacci
l'individu artiste. et Mabillon et renvoie, pour la documentation s'y rapportant, ä la
6a. Cl. une allusion de L. Salerno chez Mancini, Considerazioni, op suite de son essai, qui n'a malheureusement jamais vu le jour. La
cit., vol.lI, p. XXIV, note 55. correspondance dAllacci conservde ä la Biblioteca vallicelliana de

^
26o MvrHrs E\4eLiN,Ies TRACES Tnaces z6r

Mais, u en plus de la propridtö commune du siöcle u il sont les significations - tel esr le rirre du chapitre vl
existe, poursuivait Mancini, n la propridtd Proprement du Trattato - qui peuvent etre saisies dans la figure
individuelle ,, de m€me que ( nous voyons que cette du caractöre ): ( caractöre > d6signait u la figure, et le
propri€td distincte se reconnait chez les dcrivains u. portrait de la lettre, que I'on appelle 6l6ment, et que
L. ii.tr analogique entre peinture et dcriture, d'abord I'on fait avec la plume sur le papier6T u. Mais malgrd les
suggerd sur une dchelle macroscoPique (< les temPs )'
u), €tait donc propos6, ä nouveau, ä l'dchelle
" le iiCcl. 67. Cf. G. Mancini, Considerazioni, op. cit., p. ro7 et C. Baldi,
microscopique des individus. Dans ce domaine les Trattdto, Carpi, t6zz, p. 17 sq.Sur Baldi, qui €crivit aussi sur
möthodes protopaldographiques d'un Allacci dtaient la physiognomonie et sur la divination, voir les inlormations
bio-bibliographiques rassembldes dans la notice du Dizionario
impossibles ä utiliser. On avait pourtant assist6, biografco degli ltaliani (5, Rome, ryQ, p. q65-467) rddigde par
d"trs .es mömes anndes, ä une tentative isol6e pour M. tonti (qui conclut en reprenanr le jugement d€daigneux
de Moreri: u On peut bien le mettre dans Ie catalogue de ceux
soumettte ä une analyse, d'un Point de vue inhabituel, qui ont dcrit sur des sujets de ndant ,). Il faut noter que dans le
les dcritures individuelles. Le mddecin Mancini, citant Discorso di pittura, achevt avant le 13 novembre 1619 (voir note 66)
Hippocrate, observait qu'il est possible de remonter Mancini dcrivait: u ... de la propri6t6 individuelle de I'dcriture
a trait€ ce noble esprit qui, dans son petit livre qui passe dans
des u opdrations ) aux u impressions u de l'äme' qui, ä le public, a cherch€ ä ddmontrer er dire les causes de certe
leur tour, ont leurs racines dans les ( Propridtds ) des propridtd, ou plutöt, de la fagon d'dcrire, il a cherchd ä donner des

corps simPles: ( supposition Par laquelle et gräce ä


prdceptes concernant le tempdrament et les mceurs de celui qui
€crit, une chose curieuse et belle, mais un peu trop itroite , (cf
laquelle, ä mon avis, certains beaux esPrits de notre Considerazioni, op. cir., p. 3o63o7: je corrige astratta labxra.itef
siöcle ont €crit et voulu donner une rögle Permettant par astetta f6troite] sur la base de la legon offerte par le ms 1698
(6o) de la bibliothöque universitaire de Bologne, f" 34 r). Le
de reconnaitre I'intelligence et le g6nie d'autrui ä passage prisente deux difficultds pour l'idenrification avec Baldi
partir de la maniöre d'6crire et de l'€criture de tel ou suggdrde plus haut: a) la premiöre ddition imprimde du Trattato
de ce dernier parait ä Carpi en 16zz (en 1619 ou un peu avant, il
l.l ,. Un de ces n beaux esPrits u 6tait, selon toute
",tt.e ne pouvait par consdquent pas circuler sous la lorme du u petit
probabilitd, le mödecin bolonais Camillo Baldi, qui, livre qui passe dans le public'); b) Mancini dansle Discorso ptle
dans son Trattato czme da una lettera missiua si conos- de u noble esprit ,, et dansles Considerazioni de u beaux esprits ,'.
Mais les deux difficultds tombent ä la lumiöre de l'avertissement
cano ld ndtura e qualitä dello scrittore' avait insdrd un aux lecteurs que l'imprimeur place au d6but de la premiäre
chapitre que l'on peut considörer comme le plus ancien ddition du Trattato de Baldi: " Lauteur de ce petit traitd quand
texte de graphologie jamais paru en Europe. u Quelles il le fit, n'eut jamais l'id€e qu'il circulerait dans le public: mais
parce qu'une personne, qui servait de secrdtaire, avec beaucoup
d'icritures, lettres et compositions d'autres personnes, I'avait
Rome ne fait apparaitre aucune trace de rapports avec Mancinti donnö ä imprimer sous son nom, j'ai cru digne d'un homme de
mais ils faisaient, d. tont. maniäre, tous les deux partie du möme bien de faire en sorte que lav€ritd soit d€voilde et que soit rendu ä
milieu intellectuel, comme en tdmoigne leur amitid avec G' V I'auteur ce qui lui est dü. , Il est clair que Mancini connut d'abord
Rossi (cf. Pintard, Le Libertinage, op. cit., p. zs9). Sur les bons le n petit livre , du u secrdtaire , (que je n'ai pas su identifier), puis le
ranDorts oui existaient entre Allacci et Maffeo Barberini avant le Trattato deBaldi, qui circula de toute fagon sous lorme manuscrite
pJiti{i.r,'d. celui-ci. cl G. Mercati, Note per la storia di alcune
'bihliotechc
dans une rddaction ldgörement diffErente de celle qui fut donnde
romane nei setoli XVI-XIX, Cit6 du Vatican, t952, p' 26, ensuite ä l'imprimerie (on peut le voir, avec d'autres 6crits de Baldi,
note r (Mancini, nous I'avons dit, fut le mddecin d'Urbain VIII)' dans le ms. t4z dela bibliothöque Classense de Ravenne).
L62 Mvrgrs r,l,rsriÄ.{ns TRACES Tnacrs 26J

paroles d'6loge que nous venons de rappeler, Mancini Comme on peut le voir, le parallöle, ddjä sugg€rd
se ddsintdressa du but ddclard de Ia graphologie nais- par Mancini dans difftrents contexres, entre I'acte
sante, qui 6tait la reconstruction de la personnalitd d'6crire et celui de peindre est repris dans ce passage
de celui qui 6crit en remontant du < caractöre , 6crit d'un point de vue nouveau et sans prdcddent (en
au ( caractöre , psychologique (une synonymie qui dehors d'une rapide allusion au Filaröte, que Mancini
renvoie, une fois encore, ä une unique et lointaine a pu ne pas connaitre6r). Lanalogie est soulign€e par
matrice disciplinaire). Il s'arröta au contraire sur I'hy- I'utilisation de termes techniques rdcurrents dans les
pothöse de base de la nouvelle discipline: la diversitd traitds d'öcriture de cette 6poque, comme u franchise u,
et möme le caractöre inimitable des dcritures indivi- ( traits ), ( groupes >r'. Linsistance sur la u vitesse,
duelles. Isoler dans les peintures des dl€ments tout a dgalement la m€me origine: ä une dpoque de ddve-
aussi inimitables aurait permis d'atteindre le but que loppement bureaucratique croissant, les qualit€s qui
se proposait Mancini: l'dlaboration d'une mdthode assuraient le succös d'une dcriture cursive de chan-
qui permettrait de distinguer les originaux des faux, cellerie sur le marchd des dcritures 6taient, outre l'616-
et les cuvres des maitres des copies ou des travaux de gance, la rapiditd du ductusr'. En gdndral, l'importance
leur 6cole. Ce qui explique son exhortation ä contröler attribude par Mancini aux 6l6ments ornementaux
si dans les peintures tdmoigne d'une r6flexion qui n'a rien de superficiel sur
les caractdristiques des modöles scripturaux qui ont
domind en Italie entre la fin du xvr'siöcle et le d6but
on voit cette franchise du maitre, et en particulier dans
ces parties qui se font n6cessairement avec r€solution et 69. Cf. A. Averlino dit le Filaröte, Trattato di architettura, öd.
qui ne peuvent bien se conduire avec I'imitation' comme par A. M. Finoli et L. Grassi, Milan, 1972, vol. I, p. z8 (et en
le sont en particulier les cheveux, la barbe, les yeux. Car gdn€ral, p. z5-28). Le passage est signal6, comme un prdsage
les boucles des cheveux, quand il faut les imiter, se Font de la möthode u morellienne ,, dans J. Schlosser Magnino, Za
avec Fatigue, ce qui apparait ensuite dans la copie, et' letteratura drtisticd, Florence, 1977, p. t6o.
si le copieur ne veut pas les imiter, alors ils n'ont pas la 70. Voir par exemple M. Scalzini, Il Secretario, Venise, r58;, p. zo:
u ... celui qui prend l'habitude d'6crire ainsi, perd rapidement
perfection du maitre. Et ces parties sont, dans la pein- la rapiditd et la franchise naturelle de la main... ,; G. F. Cresci,
ture, comme les traits et les groupes dans l'6criture, qui L'Idea, Mrlan, ßzz, p. 84:u ... il ne laut pourtant pas croire que
veulent cette franchise et cette rdsolution du maitre. On ces traits, qu'ils se sont vant€s dans leurs ceuvres d'avoir lait d'un
doit faire la möme observation ä propos des dclairs et traits seul trait de plume avec tant de paraphes... ,, et ainsi de suite.
de lumiöre disposds ici et lä, que le maitre place d'un seul Cf. M. Scalzini, Il Secretario, op. cit., p. 77-78 : nMais peuvent-ils
avoir I'obligeance de dire, ceux qui dcrivent doucement avec
coup, avec ddcision, d'un trait de pinceau inimitable: ainsi
rägle et 6l6gance, s'ils dtaient au service d'un prince ou d'un
dans les plis des dtoffes et leur lumiöre, qui ddpendent plus seigneur pour lequel il faudrait, comme il arrive, dcrire en
de la fantaisie et de la rösolution du maitre que de la vdrit€ quatre ou cinq heures quarante ä cinquante longues lettres, et
de la chose crööe68. s'ils dtaient appelds dans la chambre pour dcrire, combien de
temps il leur laudrait pour exdcuter cette täche ? u (La poldmique
est dirigde contre des u maitres qui se vantent , [dont on ne dit
pas les noms] accus€s de g€nöraliser une €criture de chancellerie
68. Mancini, Considerazioni, op. cit., p. t14. lente et appliqude selon l'habitude.)
L64 MvrHns nMsl-i,vBs TRAcES Tnacns 265

duxvlr' siöcle7'. Ldtude de l'dcriture des n caractöres u siöcle ,


des dcritures, puis aux u propri6tös propres aux
montrait que I'identification de la main du maitre individus u des peintures
- ou m6me des calligraphies.
devait 6tre recherchde de prdfdrence dans les parties du Cette dchelle ddcroissante confirme que le vdritable
tableau exdcutdes le plus rapidement et donc tendan- obstacle ä I'application du paradigme galilden 6tait le
ciellement ddtachdes de la reprdsentation du rdel caractöre central ou non de l'6l6ment individuel dans
(chevelures emm6l6es, draperies qui u ddpendent plus les disciplines parriculiöres. Plus les traits individuels
de la fantaisie et de la rdsolution du maitre que de la €taient considörds comme pertinents, plus la possi-
vdritd de la chose cr66e n). Sur la richesse cachde sous bilitd d'une connaissance scientifique s'dvanouissair.
ces afHrmations - une richesse que ni Mancini ni ses Certes, la ddcision prdliminaire de ndgliger les traits
contemporains n'dtaient capables de ddvoiler - nous individuels ne garantissait pas en soi Ia possibilit€
reviendrons plus loin. d'appliquer les mdthodes physiques et mathdmatiques
(sans laquell€ on ne pouvait pas parler d'adoption du
5. u Caractöres ,. Le möme mot revient, au sens paradigme galilden au sens propre); mais la ddcision
propre ou analogique, autour de16zo, dans les dcrits du contraire I'excluait absolument.
fondateur de la physique moderne d'une Part, et de ceux
qui donnaient naissance respectivement ä la palöogra- 6. Arrivö ä ce point, deux voies s'offraient: ou
phie, ä la graphologie et ä la connoisseurship de I'autre. bien sacrifier Ia connaissance de l'6l6ment individuel
Assurdment, entre les ( caractöres , immat€riels que ä la gdndralisation (plus ou moins rigoureuse, plus
Galilde lisait avec les yeux du cerveauTr dans le livre de ou moins formulable en langage mathdmatique), ou
la nature, et ceux quAllacci, Baldi ou Mancini ddchif- chercher ä dlaborer, füt-ce ä tätons, un paradigme
fraient matdriellement sur le papier et le parchemin, sur difftrent, basd sur la connaissance scientifique (mais
des toiles ou des tableaux, la parentd 6tait seulement d'une scientificitd qui restait ä ddfinir) de I'lndlviduel.
mdtaphorique. Mais I'identitd des termes fait ressortir La premiöre voie fut suivie par les sciences natureiles,
encore davantage l'h€tdrogdnditd des disciplines que et seulement longtemps aprös par ce que l'on appelle
nous avons rapprochdes. Leur taux de scientificitd, les sciences humaines. Le motif en est 6vident. La
dans I'acception galildenne du terme, ddcroissait brus- propension ä oblitdrer les traits individuels d'un objet
quement quand des n propridtds u universelles de la est directement proportionnelle ä la distance 6motive
gdom€trie on passait aux n propridtds communes du de I'observateur. Dans une page de son Traitä d archi-
tecture, le Filaröte, aprös avoir affirmö l'impossibilitd
de construire deux ddifices parfaitement identiques
Cf. E. Casamassima, Trattati di scrittura del Cinquercnto italiano,
72.
Milan, 1966, p.7t-76. - c'est le cas, malgrd les apparences, des ( trognes
7j. u ... Ce trös-grand livre que la nature tient continuellement tartares, qui ont tous le visage fait d'une certaine
ouvert devant ceux qui ont des yeux dans la t€te et dans le maniöre, ou de celles d'Ethiopie qui sonr toutes noires,
cerveau ) (cit€ et commentd par E. Raimondi, Il romanzo senza
, idillil, Saggil sui < Promessi Sposi ,,Turin, t974, p. z3-zl. pourtant si tu les regardes bien tu trouveras qu'il y
I
I

L
266 MvrHns nÄasl-iN,tBs rRACEs Tnaces 267

a une diffdrence dans les similitudes )- admettait au cas. Dans les jardins du Belvddöre, au Vatican, une
cependant qu'il existe u beaucoup d'animaux qui sont discussion r€unit Giovanni Faber, secrdtaire de lAca-
semblables entre eux - ainsi les mouches, les fourmis, ddmie, Ciampoli (tous deux, comme on l'a dit, trös
les vers et les grenouilles et de nombreux poissons - si li6s ä Galil6e), Mancini, le cardinal Agostino Vegio
bien que dans cette espöce on ne distingue pas les uns et le pape Urbain VIII. La premiöre question pos6e
des autresTa u. Aux yeux d'un architecte europ6en, les esr la suivante: le veau bicdphale doit-il €tre consi-
diff€rences, möme minimes, entre deux 6difices (euro- dörd comme un animal unique ou double ? Pour les
pdens) dtaient importantes, celles entre deux trognes mddecins, I'dldment qui distingue l'individu, c'est le
tartares ou €thiopiennes, ndgligeables, et celles entre cerveau; pour les disciples dAristote, le ccur76. Dans
deux vers ou deux fourmis absolument inexistantes. ce compte rendu de Faber, on pergoit l'6cho probable
Un architecte tartare, un Ethiopien ignorant l'archi- de I'intervention de Mancini, l'unique mddecin
tecture ou une fourmi auraient proposd des hidrarchies prdsent dans la discussion. Par consöquent, malgr6
difförentes. La connaissance qui tend ä individualiser ses int€röts astrologiquesTT, il analysait les caracte-
est toujours anthropocentrique, ethnocentrique et ristiques sp6cifiques de la naissance monstrueuse
ainsi de suite, dans une perspective de plus en plus non pas dans le but d'en tirer des auspices pour le
limitde. Certes, des animaux, des mindraux ou des futur mais bien pour arriver ä une döfinition plus
plantes pouvaie:rt eux aussi ötre considdrds dans une pr€cise de l'individu normal - cet individu qui, par
perspective individualisante, par exemple dans la son appartenance ä une espöce, pouvait ä bon droit
divinationTr: surtout dans le cas d'exemplaires qui ötre considdrd comme susceptible d'ötre rdpdt6. Avec
sont manifestement hors de la norme. La tdratologie la möme attention qu'il avait I'habitude de consacrer
6tait, on le sait, une partie importante de la mantique. ä I'examen des peintures, Mancini dut scruter l'ana-
Mais dans les premiöres ddcennies du xvlr' siöcle I'in- tomie du veau bic€phale. Mais I'analogie avec son
fuence exercde par un paradigme comme celui de
Galil6e tendait ä subordonner l'6tude des ph€nomönes 76. Cf. Rerum medicarum Nouae Hispaniae Thesaurus seu plantarum
animalium mineralium Mexicanorum Historia ex Francisci
anormaux ä I'enqu€te sur la norme, la divination ä la Hernandez noui orbis medici primarii relationibus in ipsa
connaissance göndralisante de la nature. En avril 1625, Mexicana urbe conscriptis a Nardo Antlnio Reccho... collecta ac
un veau ä deux tötes nait aux environs de Rome. Les in ordinem digesta a Ioanne Terentio Lynceo... notis illustata,
Rome, 165r, p. i99 sq. (Ces pages font partie de la secrion
naturalistes li6s ä lAcaddmie dei Lincei s'intdressörent rddig€e par Giovanni Faber, ce qui n'est pas dvident ä la lecture
du frontispice.) Raimondi a €crit de belles pages sur cet ouvrage,
Z+. Cf. Le Filaröte, Trattato, op. cit., p. z6-27. en soulignant ä juste titre son importance : Il romanzo, op. cit.,
75. Cl. J. Bott€ro, * Symptömes ,, op. cit., p. ror, qui explique p'zt sq.
cependant la moindre fr€quence de la divination effectude 77. Cf. G. Mancini, Considerazioni, op. cit., vol. I, p. ro7, qui
ä partir des mindraux, des vög€taux et, dans une certaine mentionne en renvoyant ä un texte de Francesco Ciunrino,
mesure, des animaux par leur ( pauvret€ formelle , prdsumöe' l'horoscope de Dürer (l'dditeur des Considerazioni, II, p. 6o,
au lieu de la replacer, plus simplement, dans une perspecrive note 483, ne prdcise pas de quel texte il s'agit: cL au contraire
anthropocentrique. F. Giuntino, Speculum astrologiae, Lyon, 1573, p. 269 u).
268 MvrnEs EN{srirrurs TRACES TnecEs L69

activitd de connaisseur s'arr€tait lä. Dans un certain certain sens - en raison de leur anthropocentrisme
sens, un personnage comme Mancini exprimait prdci- tenace, exprimd avec tant de candeur dans la page
sdment l'articulation entre paradigme de la divination du Filaröte que nous venons de citer. Et pourtant les
(le Mancini diagnostiqueur et connaisseur) et para- tentatives pour introduire aussi la mdthode math6-
digme de la gdndralisation (le Mancini anatomiste et matique dans l'6tude des faits humains n'ont pas
naturaliste). Larticulation, mais aussi la difftrence. manqud80. Ii est comprdhensible que la premiöre et la
Malgrd les apparences, la description prdcise de plus r6ussie - celle des arithmdticiens politiques - air
l'autopsie du veau, rddigde par Faber, et les gravures pris pour objet les gestes humains les plus döterminds
minutieuses qui I'accompagnaient, reprdsentant les en un sens biologique: la naissance, la procrdation et
organes internes de I'animalt8, n'avaient pas pour but la mort. Cette rdduction drastique permettait une
de recueillir les n propridt€s propres aux individus , de enqu€te rigoureuse - et en möme temps elle suffisait
l'objet en tant que telles, mais au-delä de celles-ci les pour les fins cognitives militaires ou fiscales des Etats
n propri€t€s communes , (ici naturelles, et non histori- absolus, eux aussi orientds, compte tenu de l'dchelle
ques) de I'espöce. Ainsi se trouvait reprise et affinde la de leurs propres opdrations, dans un sens exclusive-
tradition naturaliste qui remontait ä Aristote. La vue, menr quantitatif. Mais I'indiffärence qualitative des
symbolisde par le lynx au regard pergant qui ornait commanditaires de la nouvelle science - la statistique -
le blason de lAcaddmie de Federico Cesi, devenait ne coupa pas entiörement les liens de cette derniöre
l'organe privil6gi6 de ces disciplines, auxquelles €tait avec la sphöre des disciplines que nous avons appeldes
fermd l'ail suprasensoriel des mathdmatiquesTe. indiciaires. Le calcul des probabilitds, comme le dit
le titre de l'auvre classique de Bernoulli (Ars conjec-
7. Parmi ces derniöres se trouvaient, au moins tdndi), tentait de donner une formulation mathdma-
apparemment, ce que nous appellerions aujourd'hui tique rigoureuse aux problömes que la divination avait
Ies sciences humaines. A plus forte raison, dans un affront€s sous une forme complötement diffdrente t'.
Mais I'ensemble des sciences humaines demeura
78. Cf . Rerum medicarum, op. cit., p. 6oo-627. Ce fut Urbain VIII solidement ancrd aux ddterminations qualitatives.
qui insista lui-m€me pour que la description illustrde en soit
imprimde; cf. ibid., p. 599. Sur l'intör€t de ce milieu pour la
peinture de paysage, cf. A. Ottani Cavina, u On the Theme of
Landscap., iI: Elsheimer and Galileo ,, dans The Burlington 8o. Cf. par exemple u Craig's Rules of Historical Evidence, 1699 ,,
Magazine, t976, p. t39-t1q. dans Historl, and Tbeory, Beihelt 4, 1964.
79. Cf. 1'essai, trässuggestif, intitul6 * Verso il realismo,, de Raimondi 8r. Sur ce thäme, qui n'est ici möme pas efleurd, cL le livre trös riche
(ll romanzo, op. cit., p. 3 s4.) - möme si, suivant 'S7hitehead de I. Hacking, The Emergence of Probability. A Philosophical
(p. 18-19), il tend ä attdnuer excessivement I'opposition entre les Study of Early ldeas About Probability, Indutio.n and Statistical
deu* paradigmes: le paradigme abstrait et mathdmatique et le Inference, Cambridge, t975: ftrad. ft.: L'Emergence de la
paradigme concret et descriptiL Sur le contraste entre sciences probabilitä, Paris, zoozl. On peut lire utilement le compte rendu
-lassiqr.s et sciences baconiennes, cf. T. S. Kuhn, u Tradition de M. Ferriani, u Storia e "preistoria" del concetto di probabilitä
mathdmatique et tradition expdrimentale dans le döveloppement nell'etä moderna o, dans Riukta di flosofa, n'ro, ldvrier r978,
de la physique ,, dans Annales ESC,1o, 1975, p.975-998. P. rz9-rt3.
MvrnEs rMer-itIr4ns rRAcEs Tnecns

Non sans malaise, surtout dans le cas de la m6de- entre les €tres humains qu'ä celles qui exisrent enrre
cine. Malgrd les progrös accomplis, ses m€thodes les pierres et les feuilles. Dans les discussions sur
apparurent incertaines; ses resultats douteux. ljn l'< incertitude , de la mddecine se rrouvaient ddjä
6crit comme La Certitude de la mödecins de Cabanis, formuldes les futures contradictions öpist6mologi-
paru ä la fin du xvrlr'siöcle8', constatait ce manque ques des sciences humaines.
de rigueur, m€me s'il s'efforEait par la suite de
reconnaitre ä la mddecine, malgrd tout, un carac- 8. Les lignes du texte de Cabanis laissaient trans-
töre scientifi que sui generis. Apparemment, il y avait paraitre une irritation comprdhensible. Malgrd les
deux raisons fondamentales ä l',. incertitude u de objections, plus ou moins justifides, que l'on pouvait
la m€decine. En premier lieu, cataloguer toutes les lui faire sur le plan de la mdthode, la mddecine restair
maladies une par une jusqu'ä en dresser un tableau toujours une science pleinement reconnue du point de
ordonnö ne suffisait pas: pour chaque individu, la vue social. Mais, ä cette 6poque, toutes les formes de
maladie assume des caractdristiques difförentes. En connaissance indiciaire ne bdndficiaienr pas d'un pres-
second lieu, la connaissance des maladies demeu- tige semblable. Certaines, comme la connoisseurship,
rait indirecte et indiciaire: le corps vivant 6tait, par d'origine relativement rdcente, occupaient une posi-
d6finition, impossible ä atteindre. On pouvait certes tion ambiguö, aux frontiöres des disciplines recon-
sectionner le cadavre, mais comment remonter du nues. D'autres, plus li6es ä la pratique quoridienne, en
cadavre, ddjä attaqud par le processus de la mort, aux ötaient möme exclues. La capacitö de reconnaitre les
caractdristiques de l'individu vivantsr ? Devant cette d€fauts d'un cheval d'aprös ses jarrets, un orage d'aprös
double difficultdl'efficacitd möme des procddds de la le changement subit du vent, une inrention hostile sur
mddecine 6tait inddmontrable. En conclusion, l'im- un visage qui s'assombrit, ne s'apprenait certainement
possibilitd qui empöchait la mddecine d'atteindre la pas dans les trait€s de maröchalerie, de mdt€orologie
rigueur des sciences de la nature provenait de I'im- ou de psychologie. Ces formes de savoir ötaient en
possibilitd de la quantification, si ce n'est avec des tout cas plus riches que n'importe quelle codification
fonctions purement auxiliaires; I'impossibilitd de 6crite; elles n'dtaient pas apprises dans les livres mais
la quantification provenait de la prösence, impos- de vive voix, d'apräs les gestes et les regards; elles se
sible ä dliminer, du qualitatil de l'individuel; et la fondaient sur des subtilitds impossibles assurdment ä
prdsence de l'individuel, du fait que l'ail humain formaliser et sollvent möme ä traduire verbalement;
est plus sensible aux diffdrences (m€me marginales) elles constituaient le patrimoine en parrie unitaire, en
partie diversifid, d'hommes et de femmes appartenant
82. Cf. P.-J.-G. Cabanis, Du degrä de certitude dans la mddecine ä toutes les classes sociales. Un lien de parentd subtil
Paris, Didot, YI, t797. les unissait: elles naissaient toutes de l'expdrience, du
8t. Cf. sur ce thöme, M. Foucault, Naissanrc de /a clinique Une
mldical, Paris, r972, et id.' Microfsita' op
caractöre concret de I'expdrience. Ce caractöre concret
archy'ologie du sauoir
cit., p. r,1z-r93. constituait la force de ce genre de savoir, et sa limite
MvrHps rNrsrüvrs rRAcEs Tnecrs 273

* I'incapacit€ de se servir de I'instrument puissant et verte ä Porto dAnzio, 6tait u la bourre ou Ie bouchon
to. qui fermait Ia petite ampoule u.
terrible de l'abstraction
De ce corps de savoirs locauxst' sans origine, ni La collecte syst€matique de ces ( petits discerne-
m€moire ni histoire, la culture dcrite avait de longue ments ), comme les appelle ailleurs'Winckelmanns6,
date essayö de donner une formulation verbale prdcise. alimenta entre le xvIIIe et le xIx' siöcle les nouvelles
Il s'6tait agi en gdndral de formulations ternes et appau- formulations des anciens savoirs - de la cuisine et
vries. Il suffit de penser ä l'abime qui sdparait la rigi- de l'hydrologie ä l'art vdtdrinaire. Pour un nombre
dit6 schdmatique des traitds de physiognomonie de la toujours croissant de lecteurs, I'accös ä des exp€riences
pdndtration physiognomonique fexible et rigoureuse ddterminöes se fit, dans une mesure de plus en plus
d'.,n d'un marchand de chevaux ou d'un grande, par I'intermddiaire des pages des livres. Le
joueur"-orrteux,
de cartes. Le cas de la mddecine 6tait peut-€tre roman procura m€me ä la bourgeoisie un substitut et
le seul oü la codification dcrite d'un savoir indiciaire en möme temps une reformulation des rites d'initia-
avait donnd lieu ä un röel enrichissement (mais I'his- tion - c'est-ä-dire, I'accös ä l'expdrience en g€ndrals'.
toire des rapports entre m€decine savante et mddecine C'est prdcisdment gräce ä la litt€rature d'imagination
populaire est encore ä 6crire). Au cours du xvrrr" siöcle, que le paradigme indiciaire connut ä cette pdriode une
ia iitttation change. On assiste ä une vdritable offen- fortune nouvelle et inattendue.
sive culturelle de la bourgeoisie qui s'approprie une
grande partie du savoir, indiciaire et non indiciaire, 9. Nous avons ddjä rappel6, ä propos de la loin-
äes artisans et des paysans. Elle le codifie et intensifie taine origine probablement cyndg€tique du para-
en möme temps un gigantesque processus d'accultura- digme indiciaire, la fable ou nouvelle orientale des
tion, qui avait d6jä 6t6 amorcö (sous des formes et avec trois fröres qui, en interprdtant une s€rie d'indices,
des contenus dvidemment difförents) par la Contre- parviennent ä ddcrire I'aspect d'un animal qu'ils n'ont
R6forme. Le symbole et I'instrument central de cette jamais vu. Cette nouvelle fit sa premiöre apparition en
contre-offensive est naturellemen t I' En cy c Lop ä die' Mais Occident ä travers le recueil de Sercambis8. Elle revint
il faudrait aussi analyser des €pisodes minimes mais
rdvdlateurs, comme I'intervention du maitre magon Cf. J. J. Winckelnann, Briefe, €d. par H. Diepolder et
W. Rehm,
vol. II, Berlin, r954, p. 316 (lettre du 3o avril 1761ä'G. L. Bianconi,
romain anonyme, qui d€montre ä'\?'inckelmann' sans de Rome) et note 498. Lallusion aux u petits discernements ' se
doute stupdfait, que le u petit caillou plat u, reconnais- trouve dans Briefe, vol. I, Berlin, 1952, p. 39r.
87. Cela ne vaut pas seulement pour le Bildungsroman. De ce poinr
sable entre les doigts de la main d'une statue ddcou-
de vue le ,o-ä.t .tt le vdritable h€ritier de la fable (cf. V I. Propp'
Les Racines historiques du conte meruei/leux, traduit du russe par

84. Cf. aussi C. Ginzburg, Il formaggio e i uermi' -I/ c.osmo tli un Lise Gruel-Apert, Paris, r983 [ödition russe: Istoriceskie Korni
mugnaio del\oo' Tw\"n' tilo' P'791o (trad lrr' de Monique Vo ls cb noj S k azk i, ry +6)).

AyÄard, Le Fromage et les uers' Paris, r98o). 88 Cf. E. Cerulli, n IJna raccolta persiana di novelle tradotte a
Venezia nel 1557 n, dans Atti deLLAccademia nazionale dei Lincei,
Je reprends ici. däns un sens ligärement diffdrent'
85.
certaines
.o.,siddr"tio.t, de M. Foucault, Mictofsica, op. cit', p' t67-r69' CCCLXXIi, 19z 5, Memorie della clase di scienze morali, etc ,s€rie
274 Mvrnrs r.l,r gr-i-rr,res rRAcEs Tnecps 275

par la suite comme cadre d'un recueil de nouvelles avait lue dans la traduction frangaise. Dans cette
beaucoup plus large, pr6sentd comme une traduction nouvelle version, le chameau du texte original s'6tait
du persan en italien due ä Cristoforo lArmdnien, qui transforme en une chienne et un cheval, que Zadig
parut ä Venise au milieu du xvr' siöcle sous le titre rdussissait ä döcrire minutieusement en en ddchif-
Peregrinaggio di *e giouanifgliuoli delre di Serendippo. frant les traces sur le terrain. Accusd de vol et conduit
Le livre fut plusieurs fois rödditd et traduit sous cette devant les juges, Zadig se disculpait en refaisant ä
forme - d'abord en allemand, puis, au xvtrr" siöcle, haute voix le travail mental qui lui avait permis de
portd par la mode orientale de l'6poque, dans les prin- tracer le portrait de deux animaux qu'il n'avait jamais
cipales langues europdennesse. Le succös de l'histoire vus:
des fils du roi de Serandip fut tel qu'en ry54 elle amena
J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugd
Horace \Talpole ä forger un ndologisme, serendipity, aisdment que c'dtaient celles d'un Petit chien. Des sillons
pour ddsigner les u ddcouvertes imprdvues, fruits du l€gers et longs, imprimds sur de petites €minences de
hasard et de l'intelligenceeo u. Quelques ann€es aupa- sable entre les traces des pattes, m'ont fait connaitre que
c'6tait une chienne dont les mamelles 6taient pendantes, et
ravant, Voltaire avait repris, dans le troisiöme chapitre
qu'ainsi elle avait fait des petits il y a Peu de jourse'...
de Zadig, la premiöre nouvelle du Peregrinaggia, qu'il
Ces lignes et celles qui suivaient contenaient I'em-
VIII, vol. XVllI, fäsc. 4, Rome, 1975 (sur Sercambi, p. 347 sq.) bryon du roman policier. Poe, Gaboriau et Conan
L'essai de Cerulli sur les sources et la diffusion dt Peregrinaggio
doit €tre compl6t€, pour les origines orientales de la nouvelle (cf. Doyle s'en inspirörent - les deux premiers directement,
ci-dessus, note 3r) et sa lortune indirecte, ä,travers Zadig, dansle le troisiöme peut-ötre indirectemente'.
roman policier (voir plus loin).
Les raisons de l'extraordinaire succös du roman
8q. Cerulli mentionne des traductions en allemand, frangais, anglais
(ä partir du fiangais), hollandais (ä partir aussi du frangais), policier sont connues. Nous reviendrons plus tard sur
danois (ä partir de I'allemand). Cette liste doit dventuellement certaines d'entre elles. On peut cependant observer dös
€tre compldtde sur la base d'un ouvrage queje n'ai pas pu voir:
Serendipity and The Three Princes: From the Peregrinaggio a/
maintenant que celui-ci repose sur un modöle cognitif
rtt7, öd. T. G. Remer, Norman (Okl.), rq6s, qui donne la liste, ä la fois trös ancien et moderne. Nous avons ddiä parl6
p. r84-19o, des 6ditions et des traductions (cf. \7. S. Heckscher, de son anciennet€ pratiquement immdmoriale. Quant
u Petites perceptions: an Account of Sortes \Warburgianae ,,
da.ns The Journal of Medieual and Renaissance Studies, 4, t974, ä sa modernitd, il suffira de citer la page oü Cuvier
p. 13r, note 46). exalte les m6thodes et les succös de la nouvelle science
9o. Cl. ibid, p. rlo-rJr, qui ddveloppe une allusion contenue dans
id., u The Genesis of Iconology ,, dans Sril und Ueberlieferung pa16ontologique:
in der Kunst des Abendlandes, vol. III, Berlin, 1967 (Ahten des
XXI internationalen Kongresses für Kunstgeschichte in Bonn, ry64),
p. z4t, nore rr. Ces deux essais de Heckscher, trös riches en idöes 9r. Cf. Voltaire, Zadig ou la Destinle, dans Romans et contes, öd. p^t
et en indications, examinent la genöse de la mdthode dAby R. Pomeau. Paris, I966. p. 3
'!/arburg d'un point de vue qui coincide en partie avec celui qui
92. Cf .en g€ndral R. M.rrr., L " Detettiue Nouel " et I'infuence d.e la
a 6tö adopt6 dans la pr€sente recherche; je me promets, dans pensäelcientifque, Paris, r9z9 (excellent, möme s'il a aujourd'hui
une version ult€rieure, de suivre entre autres la piste leibnizienne en partie Sur [e rapport entrele Perigrinaggio et Zadig, cf.
"ieilii).
indiquöe par Heckscher. P. ry sq. (et P. ztt-ztz).
276 Mvrnrs pMsr-i,N4es TRACEs Tnecrs L77

... aujourd'hui, quelqu'un qui voit seulement la piste d'un


pied fourchu peut en conclure que I'animal qui a laiss€
cette empreinte ruminait, et cette conclusion est tout aussi r. Nous pourrions comparer les€ls qui comPosent
certaine qu'aucune autre en physique et en morale. Cette
cette recherche aux fils d'un tapis. A ce point de notre
seule piste donne donc ä celui qui 1'observe, et la forme
des dents, et la forme des mächoires, et la forme des vertö- analyse, nous les voyons composer une trame serrde et
bres, et la forme de tous les os des jambes, des cuisses, des homogöne. On peut vdrifier la cohdrence du dessin en
dpaules et du bassin de I'animal qui vient de passer: c'est parcourant le tapis du regard selon diffdrentes direc-
une marque plus süre que toutes celles de Zadig". tions. Verticalement: nous obtenons une sdquence
Une marque plus süre, peut-Ctre, mais aussi profon- du type Serandip-Zadig-Poe-Gaboriau-Conan Doyle'
döment semblable. Le nom deZadigdtait devenu telle- Horizontalement: nous obtenons au ddbut du
i
i ment symbolique qu'en r88o Thomas Huxley, dans xvIII' siöcle un Dubos qui dnumöre I'un aprös I'autre,
I
son cycle de conferences destindes ä diffuser les ddcou- en ordre döcroissant de non-crddibilitd, la mddecine,
i vertes de Darwin, ddfinit comme u mdthode deZadig, Ia connoisseurship et I'identification des dcritureset. Et
I
I le procddd qui rdunissait I'histoire, l'arch6ologie, la diagonalement, en sautant d'un contexte historique ä
I
g€ologie, l'astronomie physique et la paldontologie: l'autre: derriöre monsieur Lecoq qui parcourt fdbrile-
I c'est-ä-dire la capacit€ de faire des proph€ties rdtros- ment un ( terrain vague, couvert de neige ), Parsemö de
pectives. Des disciplines comme celles-ci, profondd- traces du criminel, en le comparant ä ( une immense
ment imprdgndes de diachronie, ne pouvaient pas ne page blanche oü les gens que nous recherchons ont 6crit,
pas s'adresser au paradigme indiciaire ou divinatoire non seulement leurs mouvements et leurs d€marches,
I (et Huxley parlait explicitement de divination tournde mais encore leurs secrötes pensöes, les espdrances et les
vers le pass6eo) et dcarter le paradigme galilden. Quand angoisses qui les agitaient ,e6, nous voyons se profiler
I on ne peut pas reproduire les causes, il ne reste plus des auteurs de traitds de physiognomonie, des devins
qu'ä les inferer ä partir des effets. babyloniens attentifs ä lire les messages sur les pierres
t
et dans les cieux, des chasseurs du N6olithique'
I
93. G. Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles, vol. I, Paris, 1834, Le tapis est le paradigme que nous avons appeld
I
I P.r8i. au fil du discours, selon les contextes, cyn€gdtique,
91. Cl. T. Huxley, u On the Method of Zadig: Retrospective
divinatoire, indiciaire ou semiotique. Il s'agit, cela
Prophecy as a Function of Science ,, dans Science and Culture,
t l,ondres, r88r, p. lz8-r48 (il s'agit d'une conlerence tenue l'annde
pr6c€dente ; Messac a attirö l'attention sur c e texte, Le n Detectiue Cf. J.-B. Dubos, Rlfexions critiques sur la poösie et sur la peinture,
Nouel ,, op. cit., p. j). Huxley expliquait (p. r3z) que u euen in the
9t.
vol. Ii, Paris, t729, p.362165, citd en partie par Zerner, Giouanni
restricted sense of"diuination", it is obuious that the esence ofthe Morelli, op. cit., p. zr5, note.
t prophetic operation does not lie in its bachward offorward relation
I 96. Cf . E. Gaboriau, Monsieur Lecoq, vol. I: L'Enqulte' Paris' t877,
I tu tlte course of time, but in the fact that it is the apprehension of p. 44. P. 25, la u jeune thdorie , du jeune Lecoq est opposde-ä la
that which lies out of the sphere of the immediate hnouledge; rhe n vieille pratique , du vieux policier Gdvrol, u champion de la
I
seeing ofthat which to the natural sense ofthe seer is inuisible ,. police positiviste o (p. zo), qui s'arr6te aux apparences et qui par
I
Et cf. aussi E. H. Gombrich, n The Evidence of Images,, dans consdquent ne voir rien.
Interpretatiln,6d. par C. S. Singleton, Baltimore, ry69, p. y sq.
I
r
v

L
278 Mvrrrrs EMgrüru{ss rRAcEs TnacEs 279

apparait clairement, d'adjectiß qui sans ötre syno- la sdmiotique. Et nous retrouvons ici la triade Morelli-
nymes, renvoient cependant ä un modöle €pist€mo- Freud-Conan Doyle d'oü nous 6tions partis.
logique commun, articuld en disciplines difftrentes,
souvent li6es entre elles par l'emprunt de mdthodes ou z. Nous avons parl6 jusqu'ici d'un paradigme indi-
de termes cl€s. Mais, entre le xvIII' et le xrx" siöcle, ciaire (et de ses synonymes) au sens large. Le moment
avec l'dmergence des n sciences humaines u, Ia constel- est venu de le d€sarticuler. Analyser des empreintes'
lation des disciplines indiciaires change profondd- des astres, des ddjections (animales ou humaines), des
ment: on voit apparaitre de nouveaux astres destin€s glaires, des corndes, des ongles, des pulsations, des
ä un ddclin rapide comme la phr€nologieeT, ou ä une champs de neige ou des cendres de cigarette est une
grande fortune, comme la paldontologie, mais surtout chose; analyser des dcritures, des peintures ou des
on voit s'a{firmer, en raison de son prestige 6pist6- discours en est une autre. La distinction entre nature
mologique et social, la mddecine. C'est ä elle que (inanim€e ou vivante) et culture est fondamentale
se rdförent, explicitement ou implicitement, toutes - certainement plus que celle, infiniment superficielle
les u sciences humaines ,. Mais ä quelle partie de la et changeante, qui sdpare les disciplines entre elles. Or,
mddecine ? Au milieu du xrx' siöcle, nous voyons se Morelli s'6tait propos€ de retrouver, ä l'intdrieur d'un
profiler une alternative: le modöle anatomique d'un systöme de signes culturellement conditionnds comme
cöt6, le modöle sdmiotique de l'autre. La m€taphore celui de la peinture, les signes qui avaient le caractöre
de li
anatomie de la socidtd >, qu'avait utilis6e dans un involontaire des symptömes (et de la majeure Partie des
passage crucial Marx lui-mömee8, exprime l'aspiration indices). Ce n'est pas tout: dans ces signes involontaires,
ä une connaissance systematique ä une dpoque qui, dans les ( petits ddtails matdriels - un calligraphe les
ddsormais, avait vu s'dcrouler le dernier grand systöme appellerait gribouillages ) - que u la majeure partie des
philosophique, celui de Hegel. Mais malgrd la grande hommes, lorsqu'ils parlent ou dcrivent... introduisent
fortune du marxisme, les sciences humaines ont fini dans leurs discours parfois sans intention, ou Plutöt
par admettre de plus en plus (avec, nous le verrons, sans s'en rendre compte u, Morelli reconnaissait la
une exception importante) le paradigme indiciaire de rrace la plus certaine de l'individualitd de l'artisteee. Il

Sur le succös populaire prolon96 de la phrinologie en Angleterre 99. Cl.Morelli, Della pittura, op. cit., p. 7t. Zerner (Giouanni
(alors que la science olficielle la consid€rait dösormais avec trorrt.nu, sur la base de ce passage, que Morelli
MorelLi, op. cit.)
sulüsance) cf. D. De Giustino, Conquest of Mind, Phrenolog' distinguait trois niveaux: a) les caractöristiques gdndrales
and Wctorian Social Throught, Londres, r975. d'6colil b) les caractiristiques individuelles, r€vdldes par les
98, n Mes recherches aboutirent au rdsultat que voici: ... c'est dans mains, les oreilles, etc.; c) les manidrismes introduits u sans
l'iconomie politique qu'il convient de cherch_er l'anatomie de intention n. En rdalitd B et C coincident: voir la mention par
la soci€t6 civile , (K. Marx, dans (Euures, Economie, ödirion Morelli du ( muscle du pouce excessivement soulignd des mains
dtablie et annotde par M. Rubel, Paris, 1965, t. I, p. z7z. il s'agit masculines , qui revient rdguliärement dans les tableaux de
d'un passage de la priface de ß59 i Pour la critique de I'dconomie Titien: une u eireu. o qu'un copiste aurait dvitde (Le opere dei
politique). maestri, op. cit., p. ry4).
28o Myrnr,s rverilars rRAcEs Tnacps z8't

reprenait ainsi (peut-ötre indirectemenr'oo) et d€velop- dans un passage de sa Storia pittorica, consacree aux
pait les principes de la möthode qu'avait formulde jadis mdthodes des u connaisseurs ), I'abbd Lanzi affirmait
son prdddcesseur Giulio Mancini. Et ce n'est pas par que le caractöre inimitable des dcritures individuelles
hasard que ces principes arrivörent ä maturitd si long- avaität€ voulu par la nature pour la u sdcuritd, de la
temps aprös. Prdcisdment ä ce momentJä dmergeait la < socidtd civile u (bourgeoise)'or. Assurdment, les signa-
tendance, toujours plus nette, ä un contröle qualitatif tures pouvaient elles aussi ötre falsifides; et surtout,
et minutieux sur Ia soci6td de la part du pouvoir de elles excluaient du contröle les non-alphabdtis€s. Mais
I'Etat, qui urilisait une notion de I'individu fondde elle malgrd ces ddfauts, pendant des siöcles et des siöcles,
aussi sur des traits minimes et involontaires. Ies socidtös europdennes ne ressentirent pas la n€ces-
sit€ de m€thodes plus süres et plus pratiques pour
3. Toute socidtd ressent le besoin de distinguer ses dtablir I'identitd * pas m€me quand la naissance de la
propres composantes; mais les maniöres de faire face ä grande industrie, la mobilit€ gdographique et sociale
ce besoin varient selon les dpoques et les lieux'o'.Il y a, li6e ä celle-ci et la formation trös rapide de gigantes-
avant tout, le nom; mais plus la soci6td est complexe, ques concentrations urbaines eurent radicalement
plus le nom semble insuffisant pour circonscrire sans changö les donndes du problöme. Et pourtant, dans
dquivoque l'identitd d'un individu. Dans I'Egypte une socidtd prdsentant ces caracteristiques, faire dispa-
grdco-romaine, par exemple, on enregistrait, ä cötö raitre ses traces et rdapparaitre sous une nouvelle iden-
du nom de celui qui s'engageait devant un notaire ä titd 6tait un jeu d'enfant - et pas seulement dans des
öpouser une femme ou ä effectuer une transaction villes comme Londres et Paris. Mais ce n'est que dans
commerciale, quelques ddtails physiques sommaires, les derniöres ddcennies du xrx' siöcle que l'on proposa,
accompagnds de I'indication de cicatrices (s'il en de divers cötds, en concurrence les uns avec les autres,
avait) ou d'autres signes particuliers'o'. Les possibilitds de nouveaux systömes d'identification. Cette ndcessitd
d'erreur ou de substitution frauduleuse de personnes d€coulait de vicissitudes contemporaines de la lutte
restaient de toute maniöre importantes. Par compa- des classes: la constitution d'une association interna-
raison, la signature apposde au bas des contrats pr6sen- tionale des travailleurs, la r€pression de l'opposition
tait de nombreux avantages; ä la fin du xvrrr' siöcle, ouvriöre aprös la Commune, les modifications de la
criminalit6.
roo. Un €cho des pages de Mancini analys€es prdcddemment put Lapparition des rapports de production capita-
atteindre Morelli ä travers F. Baldinucci, Lettera... nella quale listes avait provoqu€ - en Angleterre ä partir de ryzo
risponde ad alcuni quesi.ti in materie di pittura, Rome, 168r, p. 7-8
environ'oa, dans le reste de I'Europe presque un siöcle
er Lanzi (cL nore ro3). A ma connaissance. Morelli ne cire jamair
Ies Lonsideraziozl de Mancini.
ror. CL aa. vv., L'Identitl. Säminaire interdisciplinaire dirigd par ro3. Cf. L. Lrnzi, Storia pittorica dell'Italia, M. Capucci (6d.),
Claude Ldvi-Srrauss. Paris. r977. Florence, 1968, vol. I, p. r5.
roz. Cf. A. Caldara, L'indicazione dei connotati nei documenti ro4. Cf. E. P. Thompson, Whigs and Hunters, 7he Origin oJ'the Black
papiracei dell'Egltto greco-romanu Milan, r924. Act, London, 1975.
zgz MyrHns sl,,rsLiN4Bs TRAcES Tnecr,s 283

plus tard, avec le Code Napoldon une transformation


- dArtagnan de reconnaitre en elle une emPoisonneuse
(li€e au nouveau concept bourgeois de propri€td) de la d6jä punie dans le passd pour ses crimes - alors que
ldgislation. Celle-ci avait augmentd le nombre de d€lits deurdvadds comme Edmond Dantös et Jean Valjean
punissables et la d6finition des peines. La tendance avaient pu se representer sur la scöne sociale, sous de
ä criminaliser la lutte des classes s'accompagna de la fausses it te.p..t"bles identit6s. Ces exemples sufifr-
construction d'un systöme pdnitentiaire fondd sur la raient ä montrer ä quel point la figure du criminel
dötention de longue durde'o5. Mais la prison produit rdcidiviste a pes6 sur l'imagination du xtx" siöcle'o8'
des criminels. En France, le nombre de rdcidivistes, La respectabilitd bourgeoise demandait des signes de
en augmentation continuelle ä partir de r87o, attei- reconnaissance aussi ind6l6biles mais moins sangui-
gnit vers \a fin du siöcle un pourcentage identique ä naires et moins humi\iants que ceux que Yon imposait
la moitid des criminels poursuivis''6. Le problöme de sous lAncien Rögime.
I'identification des rdcidivistes, qui se posa au cours Lidde d'6normes archives photographiques crimi-
de ces ddcennies, constitua en fait la töte de pont d'un nelles fut öcart€e dans un premier temPs. Elle posait
projet global, plus ou moins conscient, de contröle des problömes insolubles de classification: comment
gdndralisö et subtil de la soci6t€. ddcouper des 6l6ments distinctifs dans la continuit6
Pour identifier les rdcidivistes, il 6tait n6cessaire de I'image'or? La voie de la quantification parut plus
de prouver qu'un individu avait ddjä 6td condamn6, simple .iplr.tt rigoureuse. A partir de 1879, un employd
et que l'individu en quesrion ötait le möme qui avait de la pr€ficture de Paris, Alphonse Bertillon, dlabora
ddjä subi des condamnations'o7. Le premier point fut une mdthode anthropom6trique (qu'il illustra par la
r6solu par la cröation des registres de police. Le second suite dans diffdrents essais et mömoires"o) basde sur
posait des difficultds plus graves. Les anciennes peines de minutieuses mensurations corporelles, qui aboutis-
qui marquaient pour toujours un condamnd par un saient ä une fiche personnelle. Il est clair qu'une inexac-
signe ou une mutilation avaient 6t6 abolies. La fleur titude de quelques millimötres crdait les prdmisses
de lys imprimde sur l'6paule de Milady avait permis ä
ro8. La marque lut abolie en France en i832. Le Comrc de Monte-Cristo
ro5. C[ M. Foucault, Surueiller et punir. Naissance de la prison,Paris, <1ate de'r844, comme Zas Trois Mousquetaires, er Les Mislrables,
r975. de r869. La liste des ex-forqats qui peuplent la littdrature
ro6. CL M. Perrot, * Ddlinquance et systöme pdnirentiaire en frangaise de cette pdriode pourrait se prolonger: Vautrin, etc' Cf'
France au xrx'siöcle ,, drns Annales ESC, 3o, t975, p. 67-9r (en en gEndral L. Chevalier, Classes laborieuses et clases dangereuses ä
particulier, p. 68). Paiis pendant la premiäre moitid du xtt siicle , Paris, t958'
rc7. Cf. A. Bertillon, L'Identirl des rlddiuistes et la loi de relägation, ro9. Cf. lis difficult€s soulevdes par Bertillon, L'ldentiti' op' cit',
Paris, 1883 (extrait des Annales de dämographie internutionale, p.ro.
p. z4); E. Locard, L'Identifcation des ry'cidiuistes, Paris, 19o9. La ,ro. Voit ä son sujet A. Lacassagne, A/phonse Berti/lon L'Homme'
loi Waldeck-Rousseau, qui d€crdtait la prison pour les u pluri- le sauant, la'pensie philosiphique, Lyon, r9r4; E' Locard,
rdcidivistes o, et l'expulsion des individus considdrds comme L'CEuure dAQionse Birrillon'. Lyon, t9r4 (extrait des Archiues
u irrdcupdrables ,, date de r885. Cf Perrot, u Ddlinquance n, ap. d anthropolog)e uiminelle, de mödecine lägale et de ps1'chologie
cit., p.68. normale er Pathologique, P. z8).
284 MyrnEs rMer-iN4Es TRAcES Tnecrs 285

d'une erreur judiciaire; mais le principal ddfaut de la saire ne parvenait pas ä reproduire et remplagait tout
m€thode anthropomdtrique de Bertillon 6tait autre: au plus par les siens"r.
il 6tait purement ndgatif. Il permettait
d'dcarter, au On I'aura compris, la mdthode de Bertillon 6tait
moment de la reconnaissance, deux individus dissem- incroyablement compliqude. Nous avons ddjä fait
blables, mais non d'affirmer avec cerritude que deux allusion au problöme posd par les mensurations. Le
sdries identiques de donndes se rapportaient ä un indi- ( portrait parl6 >l aggravait encore plus les choses.
vidu unique"'. Lirrdductible caractöre insaisissable Comment distinguer, au moment de la description, un
de l'individu, chassd par la porte par la quantifica- nez gibbeux-arqud d'un nez arqud-gibbeux ? Comment
tion, rentrait par la fen€tre. C'est pourquoi Bertillon classifier les nuances d'un reil vert-bleu ?
proposa de compldter la mdthode anrhropomdtrique Mais dös son mömoire de 1888, corrigd et apPro-
par ce que lbn appelle le u portrait parlö ,, c'est-ä-dire fondi par la suite, Galton avait proPosö une mdthode
la description verbale des unitds distinctives (nez, yeux, d'identification beaucoup plus simple, concernant ä
oreilles, etc.) dont la somme aurait dü reconsrituer la fois la collecte des faits et leur classification"a. La
l'image de l'individu - er donc permerrre de procdder mdthode se basait, comme I'on sait, sur les empreintes
ä l'identification. Les pages d'oreilles produites par digitales. Mais Galton lui-m€me reconnaissait avec
Bertillon"' rappelaient irrdsistiblemenr les illustrarions beaucoup d'honn€tetd avoir 6td prdcdd6, sur un Plan
que Morelli, dans ces m€mes anndes, insdrait dans thdorique et pratique, par d'autres.
ses essais, Peut-€tre ne s'agissait-il pas d'une influence Lanalyse scientifique des empreintes digitales
directe, möme s'il est frappant de voir que Bertillon, avait 6td commencöe depuis rSzJ par le fondateur
dans son activit€ d'expert en graphologie, considdrait de l'histologie, Purkynö, dans son m€moire intituld
comme des indices rdvdlateurs d'une falsification les Commentatio de examine physiologico organi uisus et
particularitds ou u idiotismes , de l'original que le faus- slstemlttis cutrtnei"t. Il distingue et ddcrit neuf types
fondamentaux de lignes papillaires, mais affirme en
rrr. Cf. ibid., p. tt. möme temps qu'il n'existe Pas deux individus dont
rrz. Cf A. Bertillon, Identifcation anthropomätrique. Instruction les empreintes digitales soient identiques. Les possi-
signalaique, nouvelle 6dition, Melun, 1893, p. XLVIII : " . . . Mais
lä oü les m€rites transcendants de l'oreille pour l'identifrcation
apparaissent le plus nettement, c'est quand il s'agit d'affirmer
solennellement en justice que telle ancienne photographie r13. Cf. E. Locard, L'(Euure, op. cit., p. 27. Sa compdtence
"est bien et düment applicable ä tel sujet ici prisent"... il esr erapholosique valut ä Bertillon d'ötre consultd ä l'6poque de
impossible de trouver deux oreilles semblables et... l'identitd irfh,i.. ör"ufts sur l'authenticitd du lameux bordereau. Il se
de son modeld est une condition n€cessaire et sulüsante pour prononga d"'n, ur-t sens clairement lavorable ä Ia culpabilit6 de
confirmer I'identitd individuelle, sauf dans le cas des juneaux. " b..ylus, ce qui provoqua quelques dommages pour sa cerriöre:
Cf. id., Album, Mehsn, 1893 (qui accompagne l'ouvrage .'"ri..qu'oti routen'.t, d'utte miniöre pol6mique, ses biographes,
prdc€dent), gravure 6ob. Sur I'admiration de Sherlock Holmes cf. A. Lacassagne, AQhonse Berrillon, op cit., p. 4.
pour Bertillon, cf. F. Lacassin, Mythologie du roman policier. rr4. CL F. Gtkoi, Finger Prints, Londres, 1892, avec la liste des
vol. I, Paris, 1974, p.l3 (qui rappelle aussi le passage sur les publicer ions a ntdrieure..
i oreilles citd, ci-dessus, ä la note 9, p.zz4, ,15. Cf. J. E. Purkynö, Opera selecta, Prague, 1948, p.29-56.
I
I
;
I
i
286 Mvrsns p-uslüvEs TRACEs TnecEs 287

bilit€s d'application pratique de la ddcouverte €taient n science vaine , des chiromanciens, Purkynö concen-
ignor€es, ä la difftrence de ses implications philoso- trait son attention sur un fait beaucoup moins appa-
phiques qui dtaient discutdes dans un chapitre intituld rent: dans les lignes imprimdes sur les bouts des doigts
n De cognitione organismi individualis in genere"6 >. il retrouvait la marquesecröte de I'individualitö.
La connaissance de l'individu, disait Purkynö, est au Laissons un instant I'Europe et Passons en Asie. A
centre de la mddecine pratique, ä commencer par le la diffärence de leurs collögues europdens' de fagon
diagnostic: chez des individus diffdrents, les symp- tout ä fait inddpendante, les devins chinois er japo-
tömes se prdsentent sous des formes diffdrentes. C'est nais s'dtaient intdressds eux aussi aux lignes peu apPa-
pourquoi certains auteurs modernes, qu'il ne nommait rentes qui sillonnent l'dpiderme de la main. Lusage,
pas, ont d€fini la mddecine pratique ( /lrtem indiuidua- attestd en Chine, et surtout au Bengale' consistant ä
lisandi (die Kunst des Indiuidualisirens)"t ,. Mais les imprimer sur des lettres et des documents un bout du
fondements de cet art se trouvent dans la physiologie de doigt maculd de poix ou d'encre"e avait probablement
l'individu. Purkynö, qui avait 6tudi6 dans sa jeunesse derriöre lui toute une sdrie de rdflexions de caractöre
la philosophie ä Prague, retrouve ici les thömes les plus divinatoire. Qui 6tait habitud ä ddchiffrer des 6cri-
profonds de la pensde de Leibniz. Lindividu, qui est tures mystdrieuses dans les veines des pierres ou du
un €tre totalement ddtermind, (o ens omnimodo deter- bois, dans les traces laissdes par les oiseaux ou dans les
minatum ,), a une particularit€ que lbn peut retrouver dessins imprimds sur le dos des tortues''o devait arriver
jusque dans ses caractdristiques imperceptibles et infi- sans effort ä considdrer comme une dcriture les lignes
nitdsimales. Ni le hasard ni les infuences extdrieures imprimdes par un doigt sale sur une surface quel-
ne sufHsent ä I'expliquer. Il faut supposer I'existence conque. En 186o Sir lVilliam Herschel, administrateur
d'une norme ou t)tPus interne, qui maintient la varidtd en chef du district du Hooghly au Bengale' remarqua
des organismes dans les limites de chaque espöce: la cet usage rdpandu parmi les populations locales, en
connaissance de cette ( norme , (affirmait prophdti- apprdcia I'utilitd et pensa s'en servir pour un meilleur
quement Purkynö) < entrouvrirait la connaissance fonctionnement de l'administration britannique. (Les
cachde de la nature individuelle"8 ,. Lerreur de la aspects thdoriques de la question ne l'int6ressaient
physiognomonie a 6td d'affronter la diversitd des indi- pas; il ignorait totalement I'existence du mdmoire en
vidus ä la lumiöre d'opinions prdcongues et de conjec- latin de Purkynö, qui 6tait restd lettre morte pendant
tures hätives: ainsi a-t-il 6t6 impossible jusqu'ä prdsent un demi-siöcle). En rdalit6, observa rötrospectivement
de fonder une physiognomonie scientifique et descrip- Galton, le besoin d'un instrument d'identification
tive. En abandonnant l'6tude des lignes de la main ä la efficace se faisait grandement sentir dans les colonies

rr9. Cf. Calron. Fingers Prints. op. cir.. p. z4 sq.


u6. Ibid., p. jo-3z. rzo. Cf. L. Vandermeetsch, " Di la tortue ä I'achillde ', dans aa' vv',
u7. Ibid., p. 3r. Diuination, op. cit., p. z9 sq.:J. Gernet, u Petits dcarts et grands
ll8. Ibid., p.3r-32. öcarts o, ibid., p. 5z sq.
288 MyrHas rMsr-ir\4rs TRACES Tne.cBs 289

britanniques, er pas seulement en Inde: les indigönes compris leurs applications pratiques. Il fallut trös peu
dtaient analphabötes, querelleurs, rusds, menteurs er, de temps pour que la nouvelle mdthode soit introduite
aux yeux des Europdens, rous semblables. En r88o, en Angleterre, et de lä, peu ä peu' dtendue au monde
Herschel annonga dans Nature qu'aprös dix-huit ans entier (la France fut I'un des derniers pays ä I'adopter)'
d'expdrimenrarion, les empreintes digitales avaient 6t6 Ainsi, chaque ötre humain observa orgueilleusement
-
officiellement introduites dans le district du Hooghly Galton, s'appliquant ä lui-möme l'€loge de son concur-
oü depuis rrois ans elles dtaient urilisdes avec d'excel- rent Bertillon qu'avait Prononcd un fonctionnaire du
lents rdsultats'''. Les fonctionnaires impdriaux s'6taient ministöre franqais de l'Intdrieur - acqudrait une iden-
appropri€ le savoir indiciaire des Bengalis et l'avaient tit€, une individualitö sur laquelle on pouvait se baser
retourn€ contre eux. de maniöre certaine et durable"r.
Galton partit de I'article de Herschel pour repenser Ce qui aux yeux des administrateurs britanniques
et approfondir systdmatiquemenr la question dans son 6tait auparavant une foule indistincte de ( trognes )
intdgralitd. Ce qui avait rendu son enquöte possible bengalis (pour reprendre I'expression dddaigneuse du
avait 6t6 la confluence de trois 6l6ments trös difiärents. Filaiöte) devenait donc subitement une sdrie d'indi-
La ddcouverte d'un pur savanr comme Purkynö; le vidus marquds chacun d'un trait biologique sp€cifique.
savoir concret, lid ä la pratique quotidienne de la popu- Cette prodigieuse extension de la notion d'individua-
lation du Bengale; la sagacitd politique et administra- litd se produ"isait en fait ä travers le rapport ä l'Etat et
tive de Sir \William Herschel, fidöle fonctionnaire de ä ses organes bureaucratiques et policiers. Le dernier
Sa Majestd britannique. Galton rendit hommage au habitant du plus misörable village dAsie ou d'Europe
premier et au troisiöme. Il chercha par ailleurs ä distin- devenait lui aussi, gräce ä ses empreintes digitales,
guer des caractdristiques raciales dans les empreintes susceptible d'€tre reconnu et contrö16.
digitales, mais sans succös; il se promit ndanmoins de
poursuivre ses recherches sur certaines tribus indiennes, 4. Mais le m€me paradigme indiciaire qui 6tait
dans l'espoir d'y retrouver des caractdrisriques < plus utilis€ pour dlaborer des formes de contröle social
proches de celles des singes , (o a more monkey-like de plus en plus fines et minutieuses peut devenir un
pdttern D)tz'. insirument pour dissiper les brumes de l'iddologie
En plus de sa contribution ddcisive ä l'analyse des qui obscurcissent de plus en plus une structure sociale
empreintes digitales, Galton, nous I'avons dit, avait compl.*. comme celle du capitalisme achev€. Si les
prdtentions de connaissance systdmatique apparais-
rzr. CL Galton, Fingers Prints, op. cit., p. z7-28 (cf. aussi le sent de plus en plus vell€itaires' ce n'est pas une raison
remerciemenr p. 4). Les p. z6-27 menrionnenr un pricddent pour abandonner l'idde de totalitd. Bien au contraire,
qui n'eut pas de ddveloppemenrs pratiques (un photographe
de San Francisco qui avait pensd idenrifier les mJmbrei di la
communau16 chinoise au moyen de leurs empreintes digitales). n1. Ibid., p. 169. Pour l'observation qui suit, cf. Foucault, Microfsica'
ot lbid., p. t7-r8. op. cit., p. t58.

t-
z9o MyrnEs rMsrirNms rRAcEs Tnecrs /9r

l'existence d'une articulation profonde susceptible psychanalyse s'est constitu6e, nous l'avons vu' autour
de rendre compte des ph6nomönes superficiels se de I'hypothöse que des d6tails ndgligeables en apPa-
trouve rdaffirm6e au moment möme oü lbn rdcuse rence p;uvaient rdv€ler des phdnomönes profonds de
qu'une connaissance directe d'une telle articulation grande portde. La döcadence de la pensde systdma-
soit possible. Si la r6alitd esr opaque, des zones privi- tique s'est accompagnde de Ia fortune de la pens€e
l6gi6es existent - rraces, indices - qui permettent äe la aphoristique - de Nietzsche ä Adorno. Le terme m6me
ddchiffrer. di aphoristique ) est rdvdlateur (c'est un indice, un
.Cette id6e, qui constitue le noyau du paradigme symptöme, une trace: on ne sort pas du paradigme).
indiciaire ou sdmiotique, a fait son chemin dani les Aphorismes 6tait en effet le titre d'un ouvrage cdlöbre
domaines les plus varids de la connaissance et modeld d'Hippocrate. Le xvII' siöcle vit commencer ä paraitre
en profondeur les sciences humaines. De minuscules des recueils d'Aphorismes politiques"s. La littdrature
particularitds pal6ographiques ont dtd adaptdes comme aphoristique est Par ddfinition une tentative Pour
des traces permerrant de reconstruire des dchanges er formuler des jugements sur l'homme et sur la socidtd
des transformations culturelles - avec une allusion sur la base de symptömes et d'indices: un homme
explicite ä Morelli, qui soldait la dette conrractde par et une socidtd qui sont malades, en crise. Le mot de
Mancini vis-ä-vis dAllacci, prös de trois siöcles aupa- ( crise ) est lui aussi un terme de la mddecine hippo-
ravanr. La reprdsentation des vötements fottants chez cratique"6. On peut ais€ment ddmontrer que le plus
les peintres forentins du xrr siöcle, les ndologismes granA roman de notre temPs - A la recherche du temps
de Rabelais, la gudrison des scrofuleux par les rois de prrd, - est construit selon un rigoureux paradigme
France et dAngleterre ne sont que quelques-uns des indiciaire.
exemples qui ont 6td considdrds tour ä tour comme des
€l€ments rdvdlateurs de phdnomönes plus gdndraux: Itt" d!."-pl.s pourrait €tre dlargie: cL G Agamben, u Aby
'Warburg '1"
la vision du monde d'une classe sociale, d'un dcrivain e ,ii"r-rr" ."r-rr" toÄ. >, dans Settdnta, .iuillet-
,.pt.-b,. t9-5' P' rs (qui cire Wrrburg et S-pirzer et mentionne
ou d'une socidtd entiöre"4. Une discipline comme la dgälement Traube p. lo) I hrad. fr.: ' Aby
-Warburg et la science
,in.no- dans
r, Image et mömoire, Paris, 1998].
rz;.
' Outre les Aforismi pilit;ti d, Campanella publids ä I'origine
rz4. Cf. sur ce point, L._Traube, . Geschichte der Paläographie ,, en traductiän latine dans la Realis philosophia (De politica
dans Zür Paläographie und Handschriftenkunde, p. i.h-".rn in aphorismos digesta), cf. G. Canini, Aforismi politid cauati
(€d.), vol. I, Munich, r9y9 (rdid. anasi. de l'ddition de r9o9); dall;Historia d'Iilid di M. Francesco Guicciardini, Venise, t6z5
A. Campana a attird l'attention sur ce passage, dans u Paleografia (cf .T.Bozza, Scrittori politici italiani dal ry50 al65o, Rome' t949'
oggi. .Rapporti, problmi e prospettive di una "coraggiosa p. r4r-r4J, r5r-r5z). Väir aussi la notice " Aphorisme o dans le
disciplina" u, dans Studi urbinati, XLI (t96), n. s. B. Stäi in Dictionnaire de Lirtrö.
onore di Arturo Massolo, voI.lI, p. ioz8 ; A. rü/arburg, Gesammebe rz6. M6me si l'acception d'origine ötait juridique; pour une rapide
Sc.hriften, Leipzig-Berlin, r91z-t L. Spitzer, Dii \yortbildung histoire du t.rÄ.. .l R. Kiselleck, Krttib und Krise Eine Studie
als stilhthches Mhtel exemplifziert ai Rabelais, Halle, rgrol zur Parthogenese der bürgerlichen Welt, Fribourg, t959 ftrad'
M. Bloch, ZesAois thaumaturges. Etudes sur le caractäre surnaturel ft.: Le R)[ne de la cririque, traduit de I'allemand par fians
attribul ä la puissance roya/e particuliärement en France et en Hildenbra-nd, Paris, 1979' cite d'apräs l'öd. ftalienne: Critica
Angleterre, Paris, 19z4 (et nouvelle €dition, Paris, r983). Cette illuminista e lisi della societä borghise, Bologne, t972, p' t6vß)'

I
z9z Myrnrs nNrsr-iÄ.{rs TRACEs Tnecns /93

5. Mais un paradigme indiciaire peut-il €tre rigou- muettes -dans le sens oü, nous I'avons ddiä dit, leurs
reux ? Lorientation quantitative et anti-anrhropocen- rögles ne se prötent ni ä ötre formalisdes, ni m€me ä €tre
trique des sciences de la nature ä partir de Galilde a dites. Personne n'apprend le mdtier de connaisseur ou
placd les sciences humaines devant un dilemme ddsa- l'art du diagnostic en se bornant ä mettre en Pratique
grdable: ou bien assumer un srarur scientifique faible des rögles prdexistantes. Dans ce type de connaissance
pour arriver ä des rdsultats marquants, ou bien assumer entrent en jeu (dit-on couramment) des 6l6ments
un statut scientifique fort pour arriver ä des rdsultats imponddrables: le fair, le coupd'ail, l'intuition.
ndgligeables. Seule la linguistique esr parvenue, au Nous nous sommes scrupuleusement gardd jusqu'ici
cours de ce siöcle, ä se soustraire ä ce dilemme, deve- d'user de ce terme pi6g6. Mais si nous voulons vrai-
nant ainsi un modöle pour d'autres disciplines. ment l'employer, comme synonyme de rdcapitulation
On peut cependant se demander si ce type de foudroyante de processus rationnels, il faudra distin-
rigueur est non seulement impossible ä atteindre guer entre intuition basse etintuition haute.
mais dgalement inddsirable pour des formes de savoir Lancienne physiognomonie arabe €tait axde sur la
davantage li6es ä I'expdrience quotidienne - ou, plus notion complexe, qui ddsignait en gdndral la
fr,isa:
prdcis€ment, pour toures les siruations dans lesquelles capacitö de passer de maniöre immddiate du connu ä
le caractöre unique er non substituable des donndes I'inconnu, en s'appuyant sur des indices"8. Le terme,
est aux yeux des personnes impliqudes ddcisif On a tirö du vocabulaire des soufis, 6tait utilisd pour ddsi-
dit qu'ötre amoureux implique une surdvaluation des gner aussi bien les intuitions mystiques que les formes
diffdrences marginales qui exisrent enrre une femme de pdndtration et de sagacitd comme celles que I'on
et une autre (ou enrre un homme et un autre). Mais attribuait aux enfants du roi de Serandip"t. Dans cette
cela peut dgalement s'appliquer aux Guvres d'art et seconde acception lafrasa n'est autre que l'organe du
aux chevaux"T. Dans des situations comme celles-ci, il savoir indiciaire'r".
semble impossible d'dliminer la rigueur dlastique (que
l'on nous pardonne I'oxymore) du paradigme indi- rz8. Cl le livre, trös riche et pöndtrant de Y. Mourad, Za
ciaire. Il s'agit de formes de savoir tendanciellement Physiognomonie arabe et le 'Kitab al-Firasa' de Fabhr al-Din
al-Razi, Paris, 1939, p. r-2.
n9. Cf. I'extraordinaire €pisode attribuö ä Al-Shili'i (rx' siäcle de
l'öre chrdtienne), ibii., p.6o-6t, qui semble vraiment tir€ d'un
rz7. Stendhal, Souuenirs d'lgotisme (Paris, Le Divan, r9z7), p. 6o: rdcit de Borges. Le lien entre la frasa et les prouesses des 6ls
u Victor me semble un homme de la plus grande distinction, du roi de Seiandip a 6t€ ponctuellement relevd par Messac' Za
comme un connaisseur (pardonnez-moi ce mot) voit un beau - Detectiue Nouel ". oP. cit.
cheval dans un poulain de quatre mois qui a encore les jambes r3o. Y. Mourad (La Physiognomonie, op. ch., p. zc) 6tablit la
engorg€es. ' Stendhal demande au lecteur de l'excuscr parce classification suivante des diff6rents genres de physiognomonie,
qu'il se sert d'un mot d'origine lranqaise comme ra nnoisseur dans contenue dans le trait€ de Tashköpru Zädeh (annöe 156o de l'äre
l'acception qu'il avait acquise en Angleterre. Cf. l'observation de chrötienne): i) science des grains de beauti; z) chiromancie;
Zerner, Giouanni Morelli, op. ch., p.2rt, nore 4, selon laquelle il 1) scapulomantie; 4) divination par les empreintesl 5) science
n'existe pas, en lrangais, encore aujourd'hui, un mot dquivalent gendaiogique par l'inspection des membres et de la peau; 6) art
ä connoisseurship. äe s'orie-nter dän" les ddserts; z) art de d€couvrir les sources;8)
294 Myrnr,s rMsr-iN{ns TRAcES

Cette u intuition basse , esr enracinde dans les sens


- tout en les ddpassanr -, et, en rant que telle, elle n'a
rien ä voir avec I'intuition ulrrasensible des divers irra-
tionalismes des xrx' et xx' siöcles. Elle est rdpandue MvtHorocrE GERMANIQUE ET NAZISME
dans le monde entier, elle n'a pas de limires göogra- Sur un ancien livre de Georges Dumdzil
phiques, historiques, ethniques, sexuelles ou de classes
- et elle esr par consdquent trös dloignde de toute
connaissance supdrieure, privilöge d'un petit nombre
d'dlus. Elle est Ie patrimoine des Bengalis exproprids Depuis quelques anndes une rddvaluation de ce que
de leur savoir par Sir William Herschel; des chasseurs; I'on appelle^la .'.rltr.r.e de droite est en cours. A l'ab-
des marins; des femmes. Elle lie dtroitement l'animal surde refoulement des nombreux problömes qu'elle a
homme aux autres espöces animales'r'. soulevds et que l'on juge incompatibles avec le dogma-
tisme de gauche, on voit succdder une attitude qui
rdcupöre indistinctement, sans rentrer dans les d€tails'
problömes et solutions. Cette confusion entre questions
et rdponses n'est pas toujours involontaire, ni inno-
cente. Mais le refus des solutions n'implique Pas ndces-
sairement I'inexistence ou I'insignifiance du problöme.
Le racisme lui aussi, pour prendre un exemple extrCme,
art de d€couvrir les lieux oü il y a des mdtaux; 9) art de pr€dire la est une röponse (scientifiquement infond€e et avec des
pluie ; ro) prddiction au moyen des €v€nements passds et prisents i consdquences Pratiques monstrueuses) ä une question
Ir) prddiction au moyen des mouvements involontaires du corps.
bien r6elle, celle des rapports entre biologie et culture.
P.
.t5 !q..Mourad pröpose un rapprochement trös suggestif,
qu'il faudra ddvelopper, entre la physiognomonie arabe-ät les Des distinctions analogues s'imposent dgalement ä
recherches des psychologues de la Gestalt sur la perception de I'historien des soci€tds humaines. La recherche sur
l'individualit6.
r3r. les trös longues continuites culturelles semble souvent'
[Ces pages ont suscitd de nombreuses interventions - dont I'une
d'Iralo Calvino, dans La Repubblica, le zr janvier r98o - qu'il encore aujourd'hui, non seulement suspecte mais
serait superflu de citer. Je renvoie seulement aux Quaderii di essentiellement condamnable, parce que accaparöe
storia, YI, n'rt, janvier-juin r98o, p. 3-t8 (icrits par A. Carandini
et M. Vegetti) ; iui n" n, juillevdicembre r98o, p. 3-54 (diffdre ntes depuis longtemps (ä quelques excePtions significatives
interventions, avec une rdponse de l'auteur); Frribeuter, t98o, n" 5. prös) par des chercheurs plus ou moins li6s ä la culture
Marisa Dalai m'a fait remarquer que j'aurais dü citer, ä propos
de Morelli, le jugement perspicace de J. von Schlosser, u Die
de droite.
'Wiener
Schule der Kunstgeschichte ,, dans Mitteilungen des Par l'ampleur et I'importance objective d'une cuvre
Oesterreichischen Instituts für Geschichtsforschung, Erginusngs- qui s'ötend ddsormais sur plus d'un demi-siöcle, un cas
Band XIII, n'2, Innsbruck, ry34 p. 165 r4. Voir maintenant aa.
vv. Lafgura e I'opera di Giouanni Morelli, z vol., Bergame, 1987.] comme celui de Georges Dumdzil illustre la complexit€
Cf. ici möme la postface, p. 3;r. de la question de la meilleure faqon possible.

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