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L’éclipse de l’État est-elle une mauvaise nouvelle ?

N otre monde assiste à une éclipse de la forme politique étatique


(Staatlichkeit). Les possibilités historiques de réalisation de
l’Etat sont désormais épuisées, et, avec cet effacement, nous
voyons aussi se dissoudre les catégories politiques modernes. La souve-
raineté, attribut du gouvernement et instrument du bien public, est
remplacée par l’impuissance politique. L’idée de nation comme unité de
destin est supplantée par un ensemble de représentations qui ne lient
plus les hommes à une œuvre politique commune mais les soumettent à
de vagues idées cosmopolitiques. L’autonomie du politique, convenable
quand le pouvoir (potestas) se référait encore publiquement à certains
principes et hiérarchies de biens (auctoritas), a cédé la place à un neutra-
lisme politique délétère qui ne distingue plus entre le bien et le mal en
matière de chose publique. Carl Schmitt, prophète de l’avènement de
l’époque post-étatique, avait entrevu tout cela il y a soixante-quinze ans,
lorsqu’il disait que « le concept d’Etat présuppose le concept de politi-
que »1.
Avec ce principe général, Schmitt ouvrait de nouvelles voies à la
science juridico-politique et à l’historiographie politique, autour de
trois distinctions fondamentales, entre 1) l’Etat et le politique, 2) le
politique et la politique, 3) l’Etat et le gouvernement2. C’est autour de
ces présupposés philosophico-politiques — il serait réducteur de les
qualifier de scientifiques — qu’une histoire politique de l’Etat s’est
développée en Espagne pendant près de trois décennies. Et ce n’est pas
par hasard que ce travail historique s’est effectué dans la période de
fondation de l’Etat Nouveau et de la stabilisation de la nation. Etant

1. Carl Schmitt, La Notion du politique, Flammarion, 1992, p. 57.


2. Cf., outre Carl Schmitt, La Notion du politique, op. cit., Julien Freund, L’Essence du politique,
Dalloz, 2004, et Dalmacio Negro Pavón, Estado y gobierno, Marcial Pons, Madrid, 2002.

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donné la tradition para-étatique espagnole, ce n’est pas non plus par


hasard que les grands auteurs politiques espagnols ont été particulière-
ment sensibles aux mutations des champs fondamentaux du politique.
Parmi les grands historiens espagnols de cette période qui ont travaillé à
l’étude des formes politiques, on mentionnera José Antonio Maravall
(1911-1986), Manuel García Pelayo (1909-1991), Luis Díez del Corral
(1911-1998)3, enfin, bien qu’il appartienne à la génération postérieure,
Dalmacio Negro Pavón (né en 1931), l’un des plus originaux du paysage
intellectuel de l’après 1978, paysage où l’indépendance d’esprit est deve-
nue denrée rare4.
Auteur prolixe5, Dalmacio Negro a été titulaire de la chaire d’histoire
des idées et des formes politiques de l’Université Complutense de Ma-
drid. Ce détail n’est pas sans intérêt car il s’agit d’une chaire de référence
pour la pensée politique libérale hispanique. Ennemi de l’esprit sectaire
caractéristique du néolibéralisme dépolitisé et économiciste, il fait figure
de solitaire. Peu de personnes ont perçu comme lui le sens et le destin
politique de ces décennies crépusculaires marquées par la plus grande
confusion. Son réalisme politique lui permet d’expliquer la disparition
du politique, de son dernier avatar, l’Etat social-démocrate, et plus géné-
ralement les conséquences intellectuelles de l’expansion du Léviathan, à
l’influence duquel aucune institution humaine n’a échappé, pas même,
et peut-être surtout l’Eglise, sa grande rivale depuis le début.
L’approche de D. Negro tient compte des déterminations naturelles
fondamentales du politique, mais il s’inspire aussi du réalisme politique
européen, qui n’est autre en fait que le libéralisme. Dans l’un de ses livres

3. Cf. J. A. Maravall, Teoría del Estado en España en el siglo XVII (1944), Centro de estudios
constitucionales, Madrid, 1997 ; M. García Pelayo, El Reino de Dios, arquetipo político. Estudio
sobre las formas políticas de la Alta Edad Media, Revista de Occidente, Madrid, 1959, L. Díez del
Corral, La Monarquía hispánica en el pensamiento político europeo. De Maquiavelo a Humboldt,
dans Obras completas, t. III, Centro de estudios constitucionales, Madrid, 1998. [En français,
seul livre traduit : Luis Díez del Corral, Le Rapt de l’Europe : une interprétation historique de notre
temps, Stock, 1960. Ndlr.]
4. A considérer ensemble leur œuvres respectives, il est possible de dire que Dalmacio Negro
Pavón, l’écrivain Gonzalo Fernández de la Mora (1924-2000) et le romaniste Alvaro d’Ors
(1915-2004) présentent le meilleur côté de l’intelligence libérale-conservatrice espagnole du
dernier quart du XXe siècle.
5. Son œuvre comporte six ouvrages de fond : Liberalismo y socialismo. La encrucijada intelectual
de John Stuart Mill, Instituto de Estudios políticos, Madrid, 1975 ; Comte, positivismo y
revolución, Cincel, Madrid, 1987 ; El Liberalismo en España. Una antología, Unión editorial,
Madrid, 1988 ; La Tradición liberal y el Estado, Unión editorial, 1995 ; Gobierno y Estado, Marcial
Pons, 2002, Lo que Europa debe al cristianismo, Unión editorial, 2004. D. Negro est en outre
l’auteur de plus d’une vingtaine d’éditions de textes politiques classiques (Hobbes, Hegel,
Comte, Guizot, J. Stuart Mill, Tocqueville, Marx, Ranke) et de plusieurs centaines d’articles
publiés dans des revues spécialisées ou dans la presse quotidienne.

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les plus importants, La Tradición liberal y el Estado, il analyse la tradition


libérale, fondée, selon lui, sur trois autres traditions : celle, politique, de
la Grèce, celle, juridique, de Rome, enfin la tradition chrétienne du
gouvernement limité. Sur ce dernier point, il considère que « l’idée,
d’origine ecclésiastique, que tout gouvernement doit être limité a com-
mencé à se transformer en une idée spécifiquement libérale »6 à partir
du moment où elle a servi d’instrument pour réagir à la concentration
du pouvoir de l’Etat émergeant au Bas Moyen Age. Pour lui, le fait que
ces idées se soient enracinées en premier lieu dans les milieux protes-
tants est lié aux avancées de l’idée étatique dans les principautés puisant
leur légitimité politique dans la Réforme. Par suite, la tradition libérale
ayant à son tour subi l’influence de l’Etat comme forme politique spéci-
fiquement moderne, aurait elle-même été victime d’altérations nota-
bles. C’est pourquoi il en vient à distinguer entre deux grandes familles
libérales, différentes dans leurs effets : un libéralisme politique de tradi-
tion anglo-saxonne, et un libéralisme régalien de tonalité française, se
distinguant par leur position — négative dans le premier cas, positive
dans le second — quant aux principes fondateurs de l’Etat moderne, la
souveraineté et la neutralité. La thèse de D. Negro consiste à dire que la
version régalienne a prédominé depuis la Révolution française — même
si ses bases furent établies par Thomas Hobbes, et avant lui par le
nominalisme du Bas Moyen Age, Duns Scot, Guillaume d’Ockham — et
que si cela explique le rejet en bloc de tout libéralisme, il ne le justifie
pas7.
Le dernier livre de Dalmacio Negro, intitulé Ce que l’Europe doit au
christianisme8, est un essai sur le rôle de l’Etat à une époque qui a vu se
consommer le passage irréversible d’une situation sociale aristocratique
à une autre, démocratique. Nous avons déjà souligné plusieurs consé-

6. La Tradición liberal y el Estado, op. cit., p. 126.


7. D. Negro a contribué ainsi au renouveau contemporain du libéralisme politique espagnol,
courant à l’œuvre notamment chez les juristes de l’Ecole espagnole de droit politique
(1935-1969) et leurs successeurs. Sans lien direct avec eux, Dalmacio Negro a cependant grandi
dans le milieu intellectuel qu’ils ont promu, et dont la matrice était le jusnaturalisme catholique,
d’où la coloration catholique de son libéralisme, quel que soit son caractère problématique.
« Laïc, opposé à l’Etat, ou au moins à ses éléments illibéraux », il se distingue du libéralisme
« sécularisé, libéral par tradition mais non hostile à l’Etat » qui s’impose à partir de la division
religieuse de la chrétienté et de la décadence qui s’ensuivit de la « conception traditionnelle du
gouvernement liée à la notion d’ordre » (La Tradición liberal..., op. cit., p. 129). Ce libéralisme
politique hispanique de nuance catholique a constitué en réalité la véritable doctrine de l’Etat
franquiste, par-delà un « antilibéralisme » de pure forme.
8. Dalmacio Negro, Lo que Europa debe al cristianismo, Unión editorial, 2004. [Les chiffres
indiqués après les citations renvoient aux pages de ce livre. Ndlr.]

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quences de l’étatisation du politique — sécularisation, profanisation,


neutralisation, nihilisme, tolérance perverse... L’auteur mentionne l’es-
sor du contractualisme politique, si différent de la pratique médiévale
du pacte9 ; la disparition de l’autocritique en tant qu’instrument de la
raison10 ; la diffusion de l’athéisme et de l’incroyance ; le déclin de
l’esprit européen et de l’Eglise catholique. Il ne s’agit donc pas seulement
d’un livre de théologie politique mais d’une fresque réaliste de la situa-
tion historique, englobant ses éléments les plus caractéristiques : l’état
des croyances européennes et la relation entre celles-ci et le christia-
nisme, que D. Negro considère comme l’un des plus puissants facteurs
de civilisation de l’Europe. C’est pour cette même raison que, dans son
essai, il traite également d’une vingtaine d’« idées » et de « formes » qui
donnent leur tonalité particulière à l’essence européenne, toutes, selon
lui, d’origine chrétienne.
Cette publication est intervenue à la veille de la tentative d’imposer
aux nations européennes une « Constitution », mais ce n’est qu’une
simple coïncidence. Comme l’auteur le dit en guise d’avertissement, la
polémique autour de la mention des racines chrétiennes de l’Europe
dans le Traité est secondaire dans le contexte de la décadence de la
civilisation européenne et du grand conflit entre religion et incroyance.
Elle a tout juste pu servir à mettre en évidence le fait que l’élite politique
du continent est une caste misonéiste et stupide, « vulgaire, toute-puis-
sante et corrompue [qui] n’est pas sûre de son identité ou en manque »
(8), qui « croit seulement au pouvoir et à la puissance que donne l’ar-
gent » (11). L’européisme prédominant, doctrine sur mesure destinée à
assurer la conservation du pouvoir social-démocrate, fonde à présent
une politique constitutionnelle audacieuse mais qui manque de sujet
constituant et qui prétend ignorer tout de la constitution préexistante de
l’Europe. Or « La constitution européenne matérielle, substantielle, his-
torique, existante et originaire, écrit D. Negro, a été formée, dans ce
qu’elle a d’essentiel, par des idées chrétiennes. » (94) Le fait que cela ne
soit pas reconnu comme une évidence confirme la désorientation intel-
lectuelle des gens aux mains desquels nous nous trouvons. « Il n’est
donc pas si important qu’on n’invoque ni Dieu ni le christianisme ». En
effet, « si cette référence religieuse n’a aucune signification, il vaudrait

9. Pour D. Negro, le nihilisme, dans ses modalités passives et actives, est inséparable du
contractualisme. Cf. Dalmacio Negro, Lo que Europa..., op. cit., pp. 54 et 58.
10. Ibid., p. 121. Le pathos destructeur qui s’empara de l’Europe durant l’interrègne de la Belle
époque (1895-1914) s’est trouvé légitimé en 1914.

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peut-être mieux l’omettre ». De cette manière, l’Eglise peut se sentir plus


libre face à l’establishment européiste. « La mention serait gravement
trompeuse et tranquillisante, masquant la réalité de la situation » (101).
La « décivilisation »11 de l’Europe constitue pour notre auteur un
processus que met en évidence la généralisation de l’incroyance. La
question religieuse en Europe est passée presque insensiblement d’une
domination à une autre, de l’athéisme philosophique à l’incroyance et à
« l’irréligion », « attitude qui prospère rapidement parmi les nouvelles
générations en se manifestant comme une insensibilité devant la reli-
gion et une indifférence envers ses formes et contenus » (140). Il s’agit
ainsi d’un problème qui dépasse l’Eglise et affecte le noyau même de la
civilisation (ou de la culture), puisque celle-ci repose toujours sur l’ou-
verture de l’homme à la transcendance. En dernière analyse, l’essence de
la civilisation est la culture, mot qui vient de « culte ». Bien que la
religion ne soit pas, à proprement parler, une culture, elle lui donne
forme et grâce en se mêlant à elle. L’irréligion, dont est en partie respon-
sable une Eglise qui n’a pas su ou n’a pas pu résister à la mondanisation
de ses structures, présuppose en outre un immense forage dans le subs-
trat de ce qu’Ortega y Gasset appelait les croyances dans lesquelles l’on
est plongé, à la différence des idées, que l’on a simplement.
Puisque le christianisme constitue un ingrédient fondamental de la
culture européenne, il arrive que l’on parle de déseuropéisation de l’Eu-
rope pour qualifier le discrédit religieux à l’ordre du jour. Mais cela
veut-il dire que la décadence de l’Europe est nécessairement signifiée par
le déclin du sentiment religieux, par une sorte d’incapacitation de la
foi ?12 Dalmacio Negro pose ainsi une question centrale, tant historique-
ment que spirituellement : celle des limites de la superposition entre le
christianisme et l’Europe. Selon lui, « il n’y a jamais eu et il n’y aura
jamais de symbiose parfaite entre l’Europe, espace limité, et le christia-
nisme, religion universelle, ni par conséquent entre le monde entier et
cette religion. Cela se produira seulement, peut-être, lors de la Parou-
sie » (11). Car le christianisme constitue une réalité historique beaucoup

11. Expression utilisée par l’économiste allemand installé à Las Vegas, Hans-Hermann Hoppe, dans
son livre Monarquía, democracia y orden natural. Una visión austríaca de la era americana,
Madrid, éditions Gondo, 2004, spécialement dans son chapitre 1. [Titre original : Democracy,
the god that failed, Transaction publishers, New Brunswick, 2001. L’auteur est un libertarien
membre de l’Institut von Mises. Ndlr.]
12. « Il semble que la capacité de la foi ait été perdue », écrit D. Negro en citant le cardinal Ratzinger,
la foi n’étant pas une croyance comme les autres puisqu’elle les conditionne toutes ». Op. cit.,
p. 142.

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plus vaste que l’Europe. Julien Freund, dans le chapitre IV de La Fin de


la Renaissance13, abordait déjà ce sujet, posant la double question sui-
vante : la grandeur de l’Europe a-t-elle été relativement indépendante de
sa coïncidence avec le christianisme ? Le sort de l’un et de l’autre se-
raient-ils liés au point que l’Eglise, qui semble se désoccidentaliser depuis
le concile Vatican II, pourrait être responsable de précipiter l’Europe
vers sa décadence ? Pour Freund, le christianisme « ne s’est jamais iden-
tifié à l’Europe »14. S’il est vrai qu’il s’agit d’une « composante indélébile
du fait européen », il faudrait rejeter l’opinion qui les identifie sans autre
nuance, car « le christianisme a été européen à sa manière »15. Ainsi, « les
Européens attachés à la sauvegarde de leur civilisation et de son esprit
ont raison de critiquer le néo-christianisme sauvage qui abandonne la
rigidité de structures ecclésiales qui furent celles du christianisme [...]
mais une telle vision est une conception européenne du christianisme et
non une appréhension du christianisme en général »16.
Dans son ouvrage, Dalmacio Negro revient également sur le rôle des
Lumières dans la montée du sécularisme, défini comme « l’utilisation
d’idées d’origine théologique contre la religion » (181) et comme la
conséquence ultime du rationalisme moderne. Mais à l’encontre de
l’interprétation la plus répandue, D. Negro considère que le sécularisme
— et, par conséquent, la crise de l’Europe — n’a pas été le fruit direct des
Lumières. Attribuer aux Lumières dans leur ensemble un esprit de com-
bat contre la tradition européenne est à ses yeux, au moins partielle-
ment, une erreur, car « les Lumières, dit-il, si elles n’ont pas été
innocentes, n’eurent pas d’intentions destructrices ni pessimistes »17. A
plusieurs reprises, poursuit-il, « on a confondu la critique des supersti-
tions par les auteurs des Lumières et le désenchantement »18, de sorte
qu’affirmer que le déclin du christianisme résulte des Lumières ne serait,
selon lui, qu’un « lieu commun transformé en croyance diffuse » (32).
Cette opinion est pour le moins discutable, mais il faut considérer
qu’elle est avant tout au service de la position antiromantique de Dalma-
cio Negro, qui considère que, si beaucoup d’auteurs éclairés ont critiqué

13. Julien Freund, La Fin de la Renaissance, PUF, 1980, pp. 61-76.


14. La Fin de la Renaissance, op. cit., p. 69.
15. Idem, pp. 72-73.
16. Ibid., p. 76.
17. Dalmacio Negro, Lo que Europa..., op. cit., p. 47. Il est vrai qu’on pourrait distinguer les Lumières
des nations hispanoaméricaines, qui ne furent généralement pas directement antichrétiennes et
celles d’Europe, surtout de la France, dont l’antichristianisme fut virulent.
18. Ibid., p. 32.

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le christianisme, ils n’en étaient pas pour autant forcément antichrétiens


à proprement parler. Pour Dalmacio Negro, la racine du mal européen
réside bien plus dans le romantisme, mouvement spirituel qui a sonné le
déclin de la foi. « C’est dans l’atmosphère de l’ethos romantique du
ressentiment universel que commença à s’évanouir l’ancienne éthique
qui enseignait la manière d’être dans le monde » (39). Cet ethos nouveau
remplaça donc l’éthique traditionnelle, dont le fondement était dans la
religion. En dysharmonie avec le monde dans lequel le moi subjectif ne
rencontre que des raisons à son activisme vide19, le romantique se
réfugie dans le passé. Dans sa fuite du monde, non seulement « il déson-
tologise la réalité, mais il donne prise à de nouveaux mythes, comme
celui de la violence révolutionnaire et de la destruction créatrice, et fait
du moi individuel l’instance suprême ; c’est une séquelle de l’idéologie
de l’émancipation. » (45)
L’esprit romantique est de ce fait le responsable direct de la diffusion
du nihilisme et du nationalisme exacerbé, conceptions qui sont, en tant
que telles, radicalement incompatibles avec le christianisme. Le nihi-
lisme est issu de la négation romantique de Dieu et de son œuvre. A
mesure que grandissait ce sentiment de peur qui est la conséquence du
solipsisme nihiliste radical (71), ce qui ne pouvait dans un premier
temps être considéré que comme une attitude pessimiste et limitée à
certains milieux — il ne restait pas de place, dans l’Europe chrétienne,
pour une éthique destructive — devint alors la « vie concrète des peuples
européens », la « demeure de l’Occident » (49). Le nihilisme est l’apo-
théose de la quantité, représentée par la notion de valeurs. Devant cet
ensemble qui en impose — « éthiques de la tristesse, déontologies et
autres choses du même genre » (112) —, le nomos, le qualitatif, n’a
pratiquement aucune place. Cette poussée nihiliste a fait penser à une
partie non négligeable des croyants qu’il serait possible d’arriver à un
compromis par l’instauration d’une forme de « religiosité démocratique
partagée » (193-194), comme si la foi chrétienne, transformée en huma-
nisme (143), pouvait se nourrir des valeurs contemporaines.
La posture nihiliste n’a aspiré qu’à détruire. Elle s’est présentée comme
une « forme radicale de gnosticisme qui s’oppose à ce qui surmonte le
néant, c’est-à-dire à la Création » (52) et s’est ainsi érigée en rivale
spirituelle du christianisme. Or il faut bien dire que, du point de vue de

19. C’est l’occasionnalisme romantique, contre lequel se battit toujours Carl Schmitt. Cf. Carl
Schmitt, Romantisme politique, Paris, Valois, 1928.

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la mission apostolique universelle — catholique — de l’Eglise, le natio-


nalisme historique a également été l’un de ses grands ennemis. « Le
nationalisme est moralement et politiquement le plus grand ennemi du
christianisme, en tant qu’il fait s’affronter directement et sans alternative
le particularisme communautaire le plus radical à l’universalisme. » (83)
L’historiographie nationaliste a non seulement détruit l’idée d’une tra-
dition commune de l’Europe mais il a fait de la nation une personne
morale qui « se substitue à l’Eglise dans sa relation avec l’Etat »20. En ce
sens, l’Etat fut l’instance qui fit du nationalisme une sorte de religion
civile, en reportant sur la nation les sentiments de révérence religieuse
autrefois ordonnés à l’Eglise. Revenir sur cet état de choses ne dépend
plus uniquement de l’Eglise mais nécessite aussi une reconquête histo-
riographique du Moyen Age, origine de l’Europe (109) et uni par l’ordre
enveloppant de la chrétienté (39).
Allié au nihilisme passif, le nationalisme historique a fini par se pré-
senter comme une forme de pacifisme stabilisateur des relations inter-
nationales. Seuls les Grands espaces, indique Dalmacio Negro, semblent
aujourd’hui vouloir résister à cette doctrine d’apparence antimachiavé-
lienne (93). L’auteur emploie cette mise en parallèle du nationalisme
(doctrine polémogène par excellence) et du pacifisme pour illustrer la
perte d’autorité de l’Eglise enseignante sous l’influence sécularisante
(15-24). Celle-ci est particulièrement grave dans un monde où tout
principe hiérarchique semble devoir s’écrouler. Pour lui, elle est due à
l’imprégnation des conceptions étatistes, à l’idéologisation du mode de
pensée ecclésiastique et à l’exclusion de la religion hors du domaine
public21. Dalmacio Negro regrette par conséquent l’absence de contre-
poids de l’Eglise catholique et des communautés ecclésiales, qui « se
taisent trop » face au nihilisme devenu doctrine d’Etat (24). Il cite un
exemple de l’influence idéologique étatique dont souffre l’Eglise ensei-
gnante : le concept de subsidiarité. Celui-ci élude, selon le professeur
madrilène, la « question essentielle : l’existence, la nature et la justifica-
tion de l’Etat ». En effet, la subsidiarité, élevée au rang de principe

20. Dalmacio Negro, « Bosquejo de una historia de las formas del Estado » [Ebauche d’une histoire
des formes de l’Etat], Razón española, n. 122, nov-déc. 2003, p. 289.
21. L’ethos, âme des cultures, repose sur la religion. « De là le caractère inévitablement public » de
celle-ci, ou, si l’on voulait mieux dire, « commun », puisque le commun est l’universel et que le
public est le propre de chaque Etat. Cf. Dalmacio Negro, Lo que Europa..., op. cit., p. 190 et Álvaro
d’Ors, Bien común y enemigo público, Madrid, Marcial Pons, 2002, p. 19.

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politique constitutionnel de l’Union européenne22, n’est-elle pas un


instrument de la ratio status ?
Il y a quelques années, dans le cadre d’un séminaire de pensée politi-
que sur la modernité, Dalmacio Negro distinguait deux grandes évolu-
tions dans l’approche du politique : les modes de pensée
« ecclésiastico-politique » et « politico-étatique ». Le premier, résultant
d’une conception de l’ordre du monde fondée sur la Création, régna
jusqu’aux guerres de religion23. A l’opposé, « effet de la monopolisation
de la politique par l’Etat et de sa substantialisation », le second considère
la politique de manière mécanique et du seul point de vue de l’intérêt de
l’Etat24. Dans l’ouvrage sur l’Europe qui nous occupe ici, l’auteur a traité
des relations de l’Eglise avec l’Etat suivant cette perspective.
L’histoire de l’Europe, qui était traditionnellement une histoire de
l’Eglise, s’est en effet progressivement transformée, depuis la Renais-
sance, en une histoire de l’Etat25. L’Eglise a été la référence historique de
l’Etat, puisque, en tant que forme politique, celui-ci s’est construit en
jalousant de manière constante l’extension universelle de celle-là. Mais il
y a longtemps que les sujets ont été inversés et que la ratio ecclesiae
(ordonnatrice) a été contaminée par la ratio status (mécaniciste). La
preuve en est la bureaucratisation de l’Eglise (199), maladie ecclésiasti-
que actuelle. Dalmacio Negro critique non seulement la dimension
institutionnelle de la sécularisation mais aussi la faiblesse politique de
l’Eglise. Etant dans le monde, sa configuration revêt toujours des traits
politiques, mais ceux-ci sont influencés de manière unilatérale par la
pensée étatique. Semblant renoncer à l’affrontement avec les pouvoirs
civils, elle éprouve dans ses membres, en particulier les clercs, un senti-
ment logique d’infériorité par rapport à eux (18-24). Pourtant, même
ainsi, « bien que décadente, [l’Eglise] demeure le grand rival de l’Etat
minotaure »26.

22. L’Union européenne, « machine d’accélération vers la mort », selon l’écrivain politique Günter
Maschke, n’est qu’un Etat dont la doctrine, l’européisme, ne peut être plus contraire aux intérêts
de l’Europe. Cf. G. Maschke, « La Unificación de Europa y la teoría del Gran Espacio », dans Carl
Schmitt Studien, n. 1, 2000, pp. 75-85.
23. Dalmacio Negro, « Modos del pensamiento político », Anales de la Real Academia de Ciencias
morales y políticas, n. 73, 1996, p. 533.
24. Ibid., pp. 540-541.
25. Dalmacio Negro en est arrivé à suggérer que la très discutée « fin de l’histoire » pourrait bien
signifier la fin « de l’histoire de l’Europe comme histoire de l’Etat ». Cf. La Tradición liberal y el
Estado, op. cit., p. 15.
26. Cf. Dalmacio Negro, Lo que Europa, op. cit., p. 81. Les caractéristiques de cette manifestation de
l’Etat total quantitatif (Carl Schmitt), que l’auteur appelle en certaines occasions « Etat
social-démocrate », ou même « Etat constitutionnel fiscal de partis », sont examinées aux pages

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L’étatisme qui continue de régner actuellement donne à penser que la


sphère publique, celle de la vie collective des hommes, qui tira à d’autres
époques sa référence du religieux et de l’ordre ecclésiastique, est le
domaine exclusif de l’Etat. Les conséquences de ce processus sont im-
menses. La crise de la présence publique de l’Eglise, confirmée histori-
quement par l’Etat surgi de la Révolution, est l’un des motifs principaux
de la perte de la liberté dans le monde contemporain. Par ailleurs,
l’accaparement étatique de l’espace public est seul à même d’expliquer le
caractère précaire des libertés depuis la Révolution française27. L’Eglise,
qui « a continué de garder, tant bien que mal, l’ethos européen » (81),
pourrait alors se demander si « en se détachant de l’Etat et en le délégiti-
mant » (165) elle ne lutterait pas mieux contre la privatisation de la
religion.
JERÓNIMO MOLINA CANO

63-65. Il considère que les termes d’ « Etat minotaure », créés par Bertrand de Jouvenel, sont
beaucoup plus utiles que celui d’« Etat total ». Cf. Dalmacio Negro, « ¿ Qué Europa ? ¿ Qué
España ? », Anales de la Real Academia de Ciencias morales y políticas, n. 78, 2001, p. 350.
27. Dalmacio Negro, La Tradición liberal y el Estado, p. 105.

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