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Pour alimenter la réflexion sur les fondements du Droit et de la République

1) Hegel: le besoin de s'identifier conduit les individus au conflit

Une conscience de soi pour une autre conscience de soi est d'abord immédiate comme autre chose pour une autre chose.
[…] Il en découle une lutte pour la reconnaissance des moi. Tant que l'autre me semble exister indépendamment de moi, je
ne supporte pas le fait que je prends conscience de moi à travers ce que je représente pour lui. […] La lutte pour la
reconnaissance est une lutte à la vie à la mort. Chaque conscience de soi met en péril la vie de l'autre […] jusqu'à ce qu'un
des combattants renonce à son indépendance. Ainsi se mettent en place un statut de maître et un statut d'esclave.

- Hegel, "Encyclopédie des sciences philosophiques", 1817, 3° partie, § 430 et suivants

2) René Girard: une identité collective peut se fonder contre un bouc émissaire, exutoire à la violence

C'est toujours à peu près (…) le même processus collectif, c'est un phénomène de foule spécifique, une poussée de
violence mimétique, unanime qui doit se produire dans les communautés archaïques au paroxysme d'un certain type de crise
sociale. Si elle est vraiment unanime, cette violence met fin à chaque fois à la crise qui la précède, en réconciliant la
communauté contre une victime unique (…) le type de victime que nous appelons familièrement un "bouc émissaire" (…)
Les communautés (…) sont unanimement trompées par une contagion violente (…) qui les persuade de la culpabilité de
leur bouc émissaire et, de ce fait, les réconcilie contre lui.

- René Girard, "Je vois Satan tomber comme l'éclair", Grasset, 1999

3) Hobbes: un pouvoir commun limite la violence en en circonscrivant l'origine

Le malheur des hommes est inévitable s'ils restent ensemble sans qu'un pouvoir soit capable de tenir en respect les uns et
les autres. Car chaque individu veut que son voisin reconnaisse la valeur qu'il pense avoir, et le moindre signe qui lui donne
l'impression d'être sous-estimé ou méprisé le pousse […] à rechercher davantage de respect, chez ceux qui le jugeraient mal
en leur causant des dommages, et chez les autres grâce à l'exemple donné avec les premiers. […]
Il est donc clair que sans un pouvoir commun pour les tenir en respect, les hommes sont dans cette situation qui se
nomme la guerre; et cette guerre est celle de tous contre tous. […]
Les notions de bien et de mal, de juste et d'injuste, n'ont aucune signification en temps de guerre. Là où il n'y a pas
d'obéissance à un pouvoir commun, il n'y a pas de loi; et là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas d'injustice. Dans cette situation,
la violence et la ruse sont les deux qualités principales. […]
[Pour leur préservation] les individus sont naturellement poussés à rechercher la paix tant qu'ils ont un espoir de
l'obtenir. […] Chacun est donc prêt à restreindre sa liberté d'action autant que c'est nécessaire pour lui permettre de vivre en
paix et protégé, si les autres acceptent les mêmes restrictions. Car tant que les hommes veulent garder entière leur liberté
d'action, ils sont tous en situation de guerre. […]
L'échange mutuel de droits est ce qui s'appelle un contrat. […]
Pour qu'un contrat soit respecté, il faut un pouvoir commun. La seule façon de créer un tel pouvoir, capable de défendre
la société des invasions étrangères et de faire respecter les contrats […] c'est que les individus remettent tout leur pouvoir et
toute leur force entre les mains d'un homme ou d'une assemblée, qui transformera la somme de leurs volontés en une seule
volonté dans tous les domaines qui concernent la paix commune et la sécurité […]. Cette unité se réalise comme un contrat
de tous les hommes avec tous les hommes. […]
Et la personne qui l'incarne est appelée souverain, son pouvoir est appelé le pouvoir souverain.

- Thomas Hobbes, "Leviathan" (extraits des chapîtres 13 à 15), 1651.

4) Weber : le monopole de la violence légitime, sur un territoire, définit l'Etat


La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'Etat - cela ne fait aucun doute - mais elle est son moyen
spécifique. De nos jours, la relation entre Etat et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours, les groupements
politiques les plus divers - à commencer par la parentèle - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du
pouvoir. Par contre, il faut concevoir l'Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un
territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques -, revendique avec succès le monopole de la
violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres
groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'Etat le tolère: celui-ci passe donc
pour l'unique source du "droit" à la violence.

- Max Weber, "Economie et société", 1921

5) Locke: les arbitrages les mieux respectés sont les moins partiaux et les plus prévisibles

Bien que les hommes, quand ils se regroupent en société, abandonnent l'égalité, la liberté, et les possibilités d'action
qu'ils avaient dans l'état de nature, pour les remettre entre les mains de la société (…), chacun le fait seulement dans
l'intention de préserver sa personne, sa liberté et ses biens. Parce qu'il est impossible d'imaginer qu'une créature rationnelle
échange sa situation contre une condition plus mauvaise, il est inconcevable que le pouvoir de la société (…) puisse jamais
s'exercer au-delà de l'intérêt commun. Mais il doit garantir la sécurité des biens de chacun contre (…) ce qui les menaçait
dans l'état de nature.
C'est pourquoi ceux qui exercent le pouvoir législatif ou le pouvoir suprême dans une communauté doivent gouverner
selon des lois stables, rendues publiques et connues du peuple, et non par des décrets improvisés. Il faut des juges
impartiaux et objectifs pour arbitrer les conflits selon ces lois. Et la force doit être utilisée, à l'intérieur des frontières de la
communauté, seulement pour assurer l'exécution de ces lois, et à l'extérieur, uniquement pour garantir la sécurité de la
communauté - soit pour prévenir les agressions étrangères, soit pour en réparer les effets.
Tout ceci ne peut avoir d'autre but que la paix, la sécurité, et le bien commun du peuple.

- Locke, "Deux traités sur le gouvernement civil", 1690

6) Montesquieu: la séparation des pouvoirs réduit le risque de décisions partiales

Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une
constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point
faire celles que la loi lui permet. [...]
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance
exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois
tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si
elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait
législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu si les mêmes hommes, ou le même corps de principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces
trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter des résolutions publiques, et celui de juger les crimes et les différends
des particuliers [...]. "

- Montesquieu, "L'Esprit des Lois", XI, chapitres III-VI. Genève, 1748

7) Rousseau: seule la volonté générale peut légitimer les décisions du souverain


Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même
droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. […] -
Le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu'il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des
conventions générales, et tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces
conventions de sorte que le souverain n'est jamais en droit de charger un sujet plus qu'un autre, parce qu'alors l'affaire
devenant particulière, son pouvoir n'est plus compétent.
Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune
renonciation véritable, que leur situation, par l'effet de ce contrat, se trouve réellement préférable à ce qu'elle était
auparavant, et qu'au lieu d'une aliénation, ils n'ont fait qu'un échange avantageux d'une manière d'être incertaine et précaire
contre une autre meilleure et plus sûre, de l'indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre leur
propre sûreté, et de leur force que d'autres pouvaient surmonter contre un droit que l'union sociale rend invincible. […] -
Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose
en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté générale, c'est par elle qu'ils sont
citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils
approuvent la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur; chacun
en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc
l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que j'estimais être la
volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté […] c'est alors que je n'aurais pas été libre.

- Rousseau, "Du Contrat Social", 1762 (Livre 1 Chapître 6 - Livre 2 Chapître 4 - Livre 4 Chapître 3)

8) Marx: la loi ne peut pas exprimer la volonté générale car elle fige des rapports de forces

Pour le bourgeois, la disparition de la propriété de classe équivaut à la disparition de toute production, de même la
disparition de la culture de classe signifie, pour lui, la disparition de toute culture.
La culture dont il déplore la perte n'est pour l'immense majorité qu'un dressage qui en fait des machines.
Mais inutile de nous chercher querelle, si c'est pour appliquer à l'abolition de la propriété bourgeoise l'étalon de vos
notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées résultent elles-mêmes du régime bourgeois de production
et de propriété, comme votre droit n'est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé
par les conditions matérielles d'existence de votre classe.
La conception intéressée qui vous fait ériger en lois éternelles de la nature et de la raison vos rapports de production et
de propriété - rapports transitoires que le cours de la production fait disparaître -, cette conception, vous la partagez avec
toutes les classes dirigeantes aujourd'hui disparues.
Ce que vous admettez pour la propriété antique, ce que vous admettez pour la propriété féodale, vous ne pouvez plus
l'admettre pour la propriété bourgeoise

- Marx, Engels, "Manifeste du parti communiste", 1848

9) Marcuse: le droit naturel peut légitimer la désobéissance au droit positif

Je voudrais dire deux mots sur le droit de résistance, parce que je découvre avec stupeur que personne n'est vraiment
profondément conscient du fait que la reconnaissance de ce droit (la civil disobedience en l'occurrence) constitue l'un des
éléments les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale. L'idée qu'il existe un droit supérieur au droit positif est
aussi vieille que cette civilisation elle-même. Ce conflit entre deux Droits, toute opposition qui dépasse la sphère privée le
rencontre. L'ordre établi détient le monopole légal de la force et il a le droit positif, l'obligation même d'user de cette
violence pour se défendre. En s'y opposant, on reconnaît et on exerce un droit plus élevé. On témoigne que le devoir de
résister est le moteur du développement historique de la liberté, le droit et le devoir de la désobéissance civile étant exercé
comme force potentiellement légitime et libératrice. Sans ce droit de résistance, sans l'intervention d'un droit plus élevé
contre le droit existant, nous en serions aujourd'hui encore au niveau de la barbarie primitive.

- Herbert Marcuse , "Le problème de la violence dans l'opposition", conférence prononcée en juillet 1967

10) Girard: c'est la conscience des mécanismes de la violence qui permet d'y résister
Ni la Chine des mandarins, ni le Japon des samouraïs, ni les Indes, ni les sociétés précolombiennes, ni la Grèce, ni la
Rome de la République ou de l'Empire, ne se préoccupaient le moins du monde des victimes qu'elles sacrifiaient sans
compter à leurs dieux, à l'honneur de la patrie, à l'ambition des conquérants, petits ou grands (…) L'origine de notre souci
moderne des victimes [est] chrétienne (…)
Dans ce qu'on appelle aujourd'hui les "droits de l'homme", l'essentiel est une compréhension du fait que tout individu ou
tout groupe d'individu peut devenir le "bouc émissaire" de sa propre communauté. Mettre l'accent sur les droits de l'homme,
c'est s'efforcer de prévenir et de contrôler les emballements mimétiques incontrôlables. (…)
Ce que nous pressentons, au moins vaguement, c'est la possibilité pour n'importe quelle communauté de persécuter les
siens, soit en se mobilisant de façon soudaine, contre n'importe qui, n'importe où, n'importe quand, n'importe comment, sous
n'importe quel prétexte, soit encore, plus fréquemment, en s'organisant de façon permanente sur des bases qui favorisent les
uns aux dépens des autres et perpétuent pendant des siècles, des millénaires même, des formes injustes de la vie sociale.
(…)
La puissance de transformation la plus efficace n'est pas la violence révolutionnaire mais le souci moderne des victimes.
Ce qui informe ce souci, ce qui le rend efficace, c'est un savoir vrai de l'oppression et de la persécution (…), c'est le savoir
qui sépare la signification rituelle de l'expression "bouc émissaire" de sa signification moderne (…) L'évolution [de nos
sociétés] se confond avec [leur] effort pour éliminer les structures permanentes de bouc émissaire sur lesquelles elles sont
fondées, à mesure qu'on prend conscience de leur existence (…)
Nous n'avons pas cessé, de toute évidence, d'être "ethnocentriques". Mais (…) c'est nous qui avons inventé la notion (…)
Pour être capable d'une telle invention, il fallait être moins ethnocentrique déjà que les autres sociétés, si exclusivement
préoccupées d'elles-mêmes que la notion d'ethnocentrisme ne leur venait pas à l'esprit.
Notre monde n'a pas inventé la compassion, certes, mais il l'a universalisée. Dans les cultures archaïques, elle s'exerçait
exclusivement à l'intérieur de groupes restreints. La frontière était toujours marquée par des victimes (…)
Pour discréditer le judéo-chrétien, Nietzsche [observe] que les premiers chrétiens appartenaient surtout aux classes
inférieures, il les accuse de sympathiser avec les victimes pour satisfaire leur ressentiment (…) Il croit s'opposer à l'esprit
grégaire et ne reconnaît pas (…) l'expression de la foule dans ce qu'elle a de plus brutal, de plus stupide (…) Il ne voit pas
que, loin de relever d'un préjugé en faveur des faibles contre les forts, la prise de position évangélique c'est la résistance
héroïque à la contagion violente, c'est la clairvoyance d'une petite minorité qui ose s'opposer au grégarisme monstrueux du
lynchage (…)
Il surenchérit sur le pire darwinisme social (…) Dans le souci des victimes, il dénonce la cause de ce qu'il prend pour le
vieillissement précoce de notre civilisation, l'accélérateur de notre décadence. Cette thèse ne mérite même pas d'être réfutée.
Loin de vieillir rapidement, le monde occidental se caractérise par une longévité extraordinaire, due au renouvellement et à
l'élargissement perpétuel de ses élites (…)
On nous répète sur tous les tons que nous n'avons pas d'absolu mais l'impuissance de Nietzsche et de Hitler à démolir le
souci des victimes (…) montre bien que ce souci n'est pas relativisable. Notre absolu c'est lui.

- René Girard, "Je vois Satan tomber comme l'éclair" ,Grasset, 1999 (extraits des chapîtres XIII, XIV)

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