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Thomas Hobbes, Léviathan, 1651

Deuxième partie : De la République

Chapitre VII. Des causes, de la génération, et de la définition d'une République


La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les
hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par
là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils
puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur
un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés,
à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée
d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il
reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera
faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela,
soumettent leurs volontés d'individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement.
C'est plus que consentir ou s'accorder : c'est une unité réelle de tous en une seule et même
personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme
si chacun devait dire à chacun : J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes,
j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition
que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière.
Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en
latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec
plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et
notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particulier de la
République, il a l'usage d'un si grand pouvoir et d'une si grande force rassemblés en lui que, par
la terreur qu'ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour la paix à
l'intérieur, et l'aide mutuelle contre les ennemis à l'extérieur. Et en lui réside l'essence de la
République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes sont les actes
dont les individus d'une grande multitude, par des conventions mutuelles passées l'un avec
l'autre, se sont faits chacun l'auteur, afin qu'elle puisse user de la force et des moyens de tous
comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection.
Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir
souverain. Tout autre individu est son SUJET. […]

Chapitre XVIII. Des droits des Souverains par institution.

Une république est dite être instituée quand une multitude d'hommes s'accordent et
conviennent par convention ; chacun avec chacun, que, quels que soient l'homme, ou
l'assemblée d'hommes auxquels la majorité donnera le droit de présenter la personne de tous,
c'est-à-dire d'être leur représentant, chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté
contre, autorisera toutes les actions et tous les jugements de cet homme, ou assemblée
d'hommes, de la même manière que si c'étaient ses propres actions et jugements, afin que les
hommes vivent entre eux dans la paix, et qu'ils soient protégés contre les autres.
De cette institution de la République sont dérivés tous les droits et libertés de celui ou de
ceux à qui le pouvoir souverain a été conféré par le consentement du peuple assemblé.
Premièrement, puisqu'ils conviennent par contrat, il doit être entendu qu'ils ne sont pas
obligés par une convention antérieure à quelque chose d'incompatible avec cet acte. Et, par
conséquent, ceux qui ont déjà institué une République, étant par là liés par convention à
reconnaître comme leurs les actions et les jugements d'un seul ne peuvent pas légitimement faire
une nouvelle convention entre eux pour obéir à un autre, en quelque domaine que ce soit, sans
la permission du premier. Et c'est pourquoi ceux qui sont sujets d'un monarque ne peuvent pas,
sans son autorisation, renier la monarchie et retourner à la confusion d'une multitude désunie,
ni transférer leur personne de celui qui en tient le rôle à un autre homme, ou une autre assemblée
d'hommes : car ils sont tenus, chacun envers chacun, de reconnaître pour leur tout ce que celui
qui est déjà leur souverain fera ou jugera bon de faire, et d'en être réputés auteurs; de sorte que
si un seul homme faisait dissidence, tous les autres devraient rompre leur convention faite avec
lui, ce qui est injustice; et ils ont aussi tous donné la souveraineté à celui qui tient le rôle de leur
personne, et donc s'ils le déposent, ils lui prennent ce qui lui appartient, et c'est encore ainsi une
injustice. […]
Quatrièmement, de ce que chaque sujet est, par cette institution, auteur de toutes les actions
et tous les jugements du souverain institué, il s'ensuit que quoi qu'il fasse, ce ne peut être un tort
fait à l'un de ses sujets et il ne doit être accusé d'injustice par aucun d'eux. Car celui qui fait
quelque chose par autorité d'un autre ne fait en cela aucun tort à celui par l'autorité duquel il
agit. Par cette institution d'une République, chaque homme particulier est auteur de tout ce que
le souverain fait et, par conséquent celui qui se plaint de ce qui lui est fait par son souverain se
plaint de ce dont il est lui-même l'auteur, et il ne doit accuser personne, sinon lui-même. […]
Cinquièmement, en conséquence de ce qui vient d'être dit, aucun homme ayant le pouvoir
souverain ne peut être justement mis à mort, ou puni de quelque autre manière, par ses sujets.
Car, vu que chaque sujet est auteur des actions de son souverain, il punit un autre pour les
actions qui ont été commises par lui-même.
Et parce que la fin de cette institution est la paix et la protection de tous, et que quiconque
a droit à la fin a droit aux moyens, il appartient de droit à tout homme ou assemblée qui a la
souveraineté d'être à la fois juge des moyens de la paix et de la protection, et aussi de ce qui les
empêche et les trouble, et de faire tout ce qu'il jugera nécessaire de faire, autant par avance,
pour préserver la paix et la sécurité, en prévenant la discorde à l'intérieur, et l'hostilité à
l'extérieur, que, quand la paix et la sécurité sont perdues, pour les recouvrer. Et donc,
sixièmement, il appartient à la souveraineté de juger des opinions et des doctrines qui
détournent de la paix ou qui [au contraire] la favorisent, et, par conséquent, de juger aussi en
quels hommes (et en quelles occasions, dans quelles limites) on doit placer sa confiance pour
parler aux gens des multitudes et pour examiner les doctrines de tous les livres avant qu'ils ne
soient publiés. Car les actions des hommes procèdent de leurs opinions, et c'est dans le bon
gouvernement des opinions que consiste le bon gouvernement des actions des hommes en vue
de leur paix et de leur concorde. Et quoiqu'en matière de doctrines, on ne doit considérer rien
d'autre que la vérité, cependant il n'est pas contraire à la vérité de l'ajuster à la paix ; car les
doctrines qui sont contraires à la paix ne peuvent pas plus être vraies que la paix et la concorde
ne sont contraires à la loi de nature. […]
[…] Voilà quels sont les droits qui font l'essence de la souveraineté, et quels sont les
signes par lesquels on peut discerner en quel homme ou en quelle assemblée d'hommes est
placé et réside le pouvoir souverain. Car ces signes sont inaliénables et inséparables. Le pouvoir
de battre monnaie, de disposer des biens et de la personne des héritiers mineurs, le pouvoir de
préemption dans les marchés, et toutes les autres prérogatives légales peuvent être transmis par
le souverain, et cependant le pouvoir de protéger les sujets peut lui rester. En effet, s'il transmet
la milice, il conserve la judicature en vain, car il lui est impossible d'exécuter les lois ; ou s'il
cède le pouvoir de lever des impôts, la milice ne peut plus remplir sa fonction ; ou s'il renonce
au gouvernement des doctrines, les hommes, par la crainte des esprits seront amenés par la peur
à la rébellion. Et ainsi, en considérant l'un quelconque des droits énoncés, nous verrons tout de
suite que la conservation de tous les autres droits ne sera d'aucun effet pour la conservation de
la paix et de la justice, fin pour laquelle toutes les Républiques sont instituées. Et c'est de cette
division dont il est question, quand on dit qu'un royaume divisé en lui-même ne peut subsister,
car à moins que cette division ne précède, la division entre des armées opposées ne peut jamais
survenir. Si n'avait pas d'abord été acceptée par la plupart en Angleterre l'opinion que ces
pouvoirs étaient divisés entre le roi, les lords, et la Chambre des Communes, le peuple n'aurait
jamais été divisé et ne serait jamais tombé dans la guerre civile, d'abord entre ceux qui n'étaient
pas politiquement d'accord, et ensuite entre ceux qui différaient sur la question de la liberté
religieuse ; ce qui a tant instruit les hommes sur ce point du droit souverain que peu nombreux
sont désormais ceux qui, en Angleterre, ne voient pas que ces droits sont inséparables, et seront
ainsi reconnus au prochain retour de la paix, et le demeureront, jusqu'à ce que leurs misères
soient oubliées, mais pas plus longtemps, sauf si l'on instruit le vulgaire de meilleure façon qu'il
ne l'a été jusqu'ici.

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