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Ecole d’Economie de la Sorbonne

Licence 3 de Sciences Economiques

TD d’histoire de la pensée économique

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Cours de Nathalie Sigot et Goulven Rubin

DOSSIER 5

Socialismes et libéralismes
DOSSIER N° 5 : Socialismes et libéralismes

GUIDE DE LECTURE
Texte 1 :
1) Quelles sont les justifications traditionnellement données du droit de propriété ?
2) En quoi l’impôt proportionnel rompt-il l’égalité devant la propriété ?
3) Recensez les effets négatifs que fait courir le droit de propriété à la société ?
4) Quels sont arguments de Proudhon pour opposer égalité et propriété ?
5) Pourquoi la propriété ne peut-elle pas être considérée comme un droit naturel ?
6) Expliquez la notion de forces collectives chez Proudhon. Cette notion vous paraît-elle
avoir un équivalent chez Marx ?
7) Quelles sont les différences entre possession et propriété ?
8) Proudhon se prononce-t-il finalement contre la propriété privée ?

Texte 2
1) Quelles sont les caractéristiques et la spécificité de l’état stationnaire de J.S. Mill ?
2) Quels moyens sont susceptibles de permettre une meilleure répartition des richesses ?
3) Quelles sont les deux conceptions relatives à l’avenir des « classes laborieuses » dans
la société ? Caractérisez la position de l’auteur par rapport à chacune de ces
conceptions.
4) Quels sont les changements institutionnels ayant permis aux « classes laborieuses »
de s’émanciper ? Quelles sont les institutions susceptibles d’améliorer leur situation ?
5) Quelle évolution J.S. Mill souhaite-t-il (et anticipe-t-il) du point de vue du mode
d’organisation de la production ?
6) Quelle est la conception du progrès technique adoptée par J.S. Mill (objectif, nature,
conséquence) ?
7) En quoi J.S. Mill s’inscrit dans la continuité mais aussi se distingue des socialistes ?

Texte 3 :
1) Quel est lien entre propension à consommer et croissance du capital selon Keynes ?
Détaillez les mécanismes à l’œuvre.
2) Quels sont les deux « vices » du monde contemporain selon Keynes ? Reliez-les à
d’autres aspects de la théorie de Keynes.
3) Expliquez la position de Keynes par rapport aux inégalités. En quoi s’oppose-t-elle à
celle des libéraux ?
4) Qu’est-ce que l’« euthanasie du rentier » ? Comment expliquer qu’elle constitue un
objectif de Keynes ?
5) Expliquez en quoi la position de Keynes peut apparaître, de son aveu même, « assez
conservatrice ».

Texte 4 :
1) En quoi la demande de justice sociale illustre-t-elle le constructivisme dénoncé par
Hayek ?
2) Qu’est-ce qu’une « Société Ouverte » ?
3) Quels sont les rapports entre justice sociale et liberté ?

1
TEXTE 1 : Pierre-Joseph Proudhon (1840)

Qu'est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du


droit et du Gouvernement : 1er Mémoire, Paris : Rivière, 1926

(Extraits)
Si j'avais à répondre à la question suivante : Qu'est-ce que liberté, à l'instant même est libre. Lorsque la société saisit
l'esclavage ? et que d'un seul mot je répondisse : C'est un malfaiteur et le prive de sa liberté, elle est dans le cas
l'assassinat, ma pensée serait d'abord comprise. Je de légitime défense : quiconque rompt le pacte social par
n'aurais pas besoin d'un long discours pour montrer que un crime se déclare ennemi public ; en attaquant la
le pouvoir d'ôter à l'homme la pensée, la volonté, la liberté des autres, il les force de lui ôter la sienne. La
personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que liberté est la condition première de l'état de l'homme :
faire un homme esclave, c'est l'assassiner. Pourquoi donc comment pourrait-on après cela faire acte d'homme ?
à cette autre demande : Qu'est-ce que la propriété ? Ne
Pareillement, l'égalité devant la loi ne souffre ni
puis-je répondre de même : C'est le vol, sans avoir la
restriction ni exception. Tous les Français sont également
certitude de n'être pas entendu, bien que cette seconde
admissibles aux emplois : voilà pourquoi, en présence de
proposition ne soit que la première transformée.
cette égalité, le sort ou l'ancienneté tranche, dans tant de
Tel auteur enseigne que la propriété est un droit civil, né cas, la question de préférence. Le plus pauvre citoyen
de l'occupation et sanctionné par la loi : tel autre soutient peut appeler en justice le plus haut personnage et en
qu'elle est un droit naturel, ayant sa source dans le travail obtenir raison. [...] La loi veut que toute propriété
: et ces doctrines, tout opposées qu'elles semblent, sont légitimement acquise soit respectée sans distinction de
encouragées, applaudies. Je prétends que ni le travail, ni valeurs, et sans acception de personnes.
l'occupation, ni la loi ne peuvent créer la propriété ;
La Charte exige, il est vrai, pour l'exercice de certains
qu'elle est un effet sans cause [...]
droits politiques, certaines conditions de fortune et de
capacité ; mais tous les publicistes savent que l'intention
du législateur a été, non d'établir un privilège, mais, de
§ I. - Le principe de la propriété privée
prendre des garanties. Dès que les conditions fixées par
A. Arguments juridiques la loi sont remplies, tout citoyen peut être électeur, et
La Déclaration des droits a placé la propriété parmi les tout électeur éligible ; le droit une fois acquis est égal
droits naturels et imprescriptibles de l'homme, qui se dans tous ; la loi ne compare ni les personnes ni les
trouvent ainsi au nombre de quatre : la liberté, l'égalité, suffrages. Je n'examine pas en ce moment si ce système
la propriété, la sûreté. est le meilleur ; il me suffit que dans l'esprit de la Charte
et aux yeux de tout le monde l'égalité devant la loi soit
[...] Cependant, si l'on compare entre eux ces [...] quatre absolue et, comme la liberté, ne puisse être la matière
droits, on trouve que la propriété ne ressemble point du d'aucune transaction.
tout aux autres, que pour la majeure partie des citoyens,
elle n'existe qu'en puissance, et comme une faculté Il en est de même du droit de sûreté. La société ne promet
dormante et sans exercice, que pour les autres qui en pas à ses membres une demi-protection, une quasi-
jouissent, elle est susceptible de certaines transactions et défense ; elle s'engage tout entière pour eux comme ils
modifications qui répugnent à l'idée d'un droit naturel ; sont engagés pour elle. Elle ne leur dit pas : Je vous
que, dans la pratique, les gouvernement, les tribunaux et garantirai, s'il ne m'en coûte rien ; je vous protégerai, si je
les lois ne la respectent pas ; enfin que tout le monde, ne cours pas de risques. Elle dit : Je vous défendrai envers
spontanément et d'une voix unanime, la regarde comme et contre tous ; je vous sauverai et vous vengerai ou je
chimérique. périrai moi-même. L'État met toutes ses forces au service
de chaque citoyen ; l’obligation qui les lie l'un à l'autre est
La liberté est inviolable. Je ne puis ni vendre ni aliéner ma absolue.
liberté ; tout contrat, toute condition contractuelle qui
aurait l'aliénation ou la suspension de la liberté pour Quelle différence dans la propriété ! Adorée de tous, elle
objet, est nulle ; l'esclave qui met le pied sur un sol de n'est reconnue par aucun : lois, mœurs, coutumes,

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conscience publique et privée, tout conspire sa mort et sa d'assurance, car il n'assure pas, mais de vengeance et de
ruine. répression. Le droit que cette compagnie fait payer
l'impôt, est réparti au prorata des propriétés, c'est-à-dire
Pour subvenir aux charges du gouvernement, qui a des
en proportion des peines que chaque propriété donne
armées à entretenir, des travaux à exécuter, des
aux vengeurs répresseurs salariés par le gouvernement.
fonctionnaires à payer, il faut des impôts. Que tout le
monde contribue à ces dépenses, rien de mieux ; mais Nous voici loin du droit de propriété absolu et inaliénable.
pourquoi le riche payerait-il plus que le pauvre ? - Cela est Ainsi le pauvre et le riche sont dans un état respectif de
juste, dit-on, puisqu'il possède davantage J'avoue que je méfiance et de guerre ? Mais pourquoi se font-ils la
ne comprends pas cette justice. guerre ? Pour la propriété ; en sorte que la propriété a
pour corrélatif nécessaire la guerre à la propriété !... La
Pourquoi paye-t-on des impôts ? Pour assurer à chacun
liberté et la sûreté du riche ne souffrent pas de la liberté
l’exercice de ses droits naturels, liberté, égalité, sûreté,
et de la sûreté du pauvre : loin de là, elles peuvent se
propriété pour maintenir l'ordre dans l'État ; pour créer
fortifier et se soutenir mutuellement : au contraire, le
des objets publics : d'utilité et d'agrément.
droit de propriété du premier a besoin d'être sans cesse
Or, est-ce que la vie et la liberté du riche coûtent plus à défendu contre l'instinct de propriété du second. Quelle
défendre que celle du pauvre ? Qui, dans les invasions, les contradiction !...
famines, et les pestes, cause plus d'embarras, du grand
De l'occupation, comme fondement de la propriété
propriétaire qui fuit le danger sans attendre le secours de
l'État, ou du laboureur qui reste dans sa chaumière [...] Le droit d'occupation ou de premier occupant est celui
ouverte à tous les fléaux ? qui résulte de la possession actuelle, physique, effective
de la chose. J'occupe un terrain, j'en suis présumé le
Est-ce que l'ordre est plus menacé par le bon bourgeois
propriétaire, tant que le contraire n'est pas prouvé. On
que par l'artisan et le compagnon ? Mais la police a plus
sent qu'originairement un pareil droit ne peut être
à faire de quelques centaines d'ouvriers sans travail que
légitime qu'autant qu'il est réciproque ; c'est ce dont les
de deux cent mille électeurs.
jurisconsultes conviennent.
Est-ce enfin que le gros rentier jouit plus que le pauvre
Cicéron compare la terre à un vaste théâtre [...]. Le
des fêtes nationales, de la propreté des rues, de la beauté
théâtre, dit Cicéron, est commun à tous ; et cependant, la
des monuments ? [...] Mais il préfère sa campagne à
place que chacun y occupe est dite sienne : c'est-à-dire
toutes les splendeurs populaires [...].
évidemment qu'elle est une place possédée, non une
De deux choses l'une : ou l'impôt proportionnel garantit place appropriée. Cette comparaison anéantit la
et consacre un privilège en faveur des forts contribuables propriété ; de plus, elle implique égalité. Puis-je, dans un
ou bien il est lui-même une iniquité. Car, si la propriété théâtre, occuper simultanément une place au parterre,
est le droit naturel, comme le veut la déclaration de 1793, une autre dans les loges, une troisième vers les combles ?
tout ce qui m'appartient en vertu de ce droit est aussi Non, à moins d'avoir trois corps [...] ou d'exister au même
sacré que ma personne ; c'est mon sang, c'est ma vie, moment en différents lieux [...].
c'est moi-même ; quiconque y touche offense la prunelle
Nul n'a droit qu'à ce qui lui suffit, d'après Cicéron : telle
de mon œil. Mes 100.000 francs de revenu sont aussi
est l'interprétation fidèle de son fameux axiome, suum
inviolables que la journée de 75 centimes de la grisette,
quidque cujusque sit, à chacun ce qui lui appartient,
mes appartements que sa mansarde. La taxe n'est pas
axiome que l'on a si étrangement appliqué. Ce qui
répartie en raison de la force, de la taille, ni du talent : elle
appartient à chacun n'est pas ce que chacun peut
ne peut l'être davantage en raison de la propriété.
posséder, mais ce que chacun a droit de posséder. Or,
Si donc l'État me prend plus, qu'il me rende plus, ou qu'il qu'avons-nous droit de posséder ? Ce qui suffit à notre
cesse de me parer d'égalité des droits ; car autrement la travail et à notre consommation ; la comparaison que
société n'est plus instituée pour défendre la propriété, Cicéron fait de la terre à un théâtre le prouve. Après cela,
mais pour en organiser la destruction. L'État, par l'impôt que chacun s'arrange dans sa place à son gré, qu'il
proportionnel, se fait chef de bande ; c'est lui qui donne l'embellisse et l'améliore, s'il peut, il lui est permis : mais
l'exemple du pillage en coupes réglées ; c'est lui qu'il faut que son activité ne dépasse jamais la limite qui le sépare
traîner sur le banc des cours d'assises, en tête de ces d'autrui. La doctrine de Cicéron conclut droit à l’égalité ;
hideux brigands, de cette canaille exécrée qu'il fait car l'occupation étant une pure tolérance, si la tolérance
assassiner par jalousie de métier. est mutuelle, et elle ne peut pas ne pas l'être, les
Mais, dit-on, c'est précisément pour contenir cette possessions sont égales.
canaille qu'il faut des tribunaux et des soldats : le Grotius se lance dans l'histoire ; mais d'abord quelle façon
gouvernement est une compagnie, non pas précisément de raisonner que de chercher l'origine d'un droit qu'on dit

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naturel ailleurs que dans la nature ? C'est assez la besoin d'égalité nécessaire à la sécurité publique et à la
méthode des anciens : le fait existe, donc il est nécessaire, paisible jouissance de chacun. Sans doute le partage ne
donc il est juste, donc ses antécédents sont justes aussi. fut jamais géographiquement égal ; une foule de droits,
Toutefois, voyons. quelques-uns fondés en nature, mais mal interprétés,
plus mal encore appliqués, les successions, les donations,
« Dans l'origine, toutes choses étaient communes et
les échanges ; d'autres, comme les privilèges de naissance
indivises ; elles étaient le patrimoine de tous... ». N'allons
et de dignité, créations illégitimes de l'ignorance et de la
pas plus loin : Grotius nous racontait comment cette
force brutale, furent autant de causes qui empêchèrent
communauté primitive finit par l’ambition et la cupidité,
l'égalité absolue. Mais le principe n'en demeura pas
comment à l'âge d'or succéda l’âge de fer, etc. ... En sorte
moins le même : l'égalité avait consacré la possession,
que la propriété aurait sa source d'abord dans la guerre
l'égalité consacra la propriété. [...]
et la conquête, puis dans des traités et des contrats. Mais
ou ces traités et ces contrats ont fait les parts égales, Il fallait que l'homme de guerre, au retour d'une
conformément à la communauté originelle, seule règle expédition, ne se trouvât pas dépossédé par les services
de distribution que les premiers hommes pussent con- qu'il venait de rendre à la patrie et qu'il recouvrât son
naître, seule forme de justice qu'ils pussent concevoir ; et héritage : il passa donc en coutume que la propriété se
alors la question d'origine se représente, comment, un conserve par la seule intention, nudo animo ; qu'elle ne
peu plus tard, l'égalité a-t-elle disparu ? Ou bien ces trai- se perd que du consentement et du fait du propriétaire.
tés et ces contrats furent imposés par la force et reçus par
Il fallait que l'égalité des partages fût conservée d'une
la faiblesse, et dans ce cas ils sont nuls, le consentement
génération à l'autre, sans qu'on fût obligé de renouveler
tacite de la postérité ne les valide point, et nous vivons
la distribution des terres à la mort de chaque famille : il
dans un état permanent d'iniquité et de fraude.
parut donc naturel et juste que les enfants et les parents,
On ne concevra jamais pourquoi l'égalité des conditions selon le degré de consanguinité ou d'affinité qui les liait
ayant été d'abord dans la nature, elle serait devenue par au défunt, succédassent à leur auteur. De là, en premier
la suite un état hors nature. Comment se serait effectuée lieu, la coutume féodale et patriarcale, de ne reconnaître
une telle dépravation ? Les instincts dans les animaux qu'un seul héritier, puis, par une application tonte cont-
sont inaltérables aussi bien que dans les distinctions des raire du principe d'égalité, l'admission de tous les enfants
espèces ; supposer dans la société humaine une égalité à la succession du père, et tout récemment encore parmi
naturelle primitive, c'est admettre implicitement que nous, l'abolition définitive du droit d'aînesse.
l'inégalité actuelle est une dérogation faite à la nature de
Mais qu'y a-t-il de commun entre ces grossières ébauches
cette société ce qui est inexplicable aux défenseurs de la
d'organisation instinctive et la véritable science sociale ?
propriété. Mais j'en conclus, moi, que si la Providence a
Comment ces mêmes hommes, qui n'eurent jamais la
placé les premiers humains dans une condition égale,
moindre idée de statistique, de cadastre, d'économie
c'était une indication qu'elle leur donnait elle-même, un
politique, nous donneraient-ils des principes de
modèle qu'elle voulait qu'ils réalisassent sur d'autres
législation ?
dimensions, comme on voit qu'ils ont développé et
exprimé sous toutes les formes le sentiment religieux La loi, dit un jurisconsulte moderne, est l'expression d'un
qu'elle avait mis dans leur âme. L'homme n'a qu'une besoin social, la déclaration d'un fait : le législateur ne la
nature, constante et inaltérable : il la suit d'instinct, il s'en fait pas, il la décrit. Cette définition n'est point exacte : la
écarte par réflexion, il y revient par raison [...]. loi est la règle selon laquelle les besoins sociaux doivent
être satisfaits [...]. Les légistes avec une fidélité de ma-
De la loi civile comme fondement et sanction de la
chines, pleins d'obstination, ennemis de toute
propriété
philosophie, enfoncés dans le sens littéral, ont toujours
[...] Mais enfin quel guide la loi suivait-elle en créant le regardé comme le dernier mot de la science ce qui n'a été
domaine de propriété ? Quel principe la dirigeait ? Quelle que le vœu irréfléchi d'hommes de bonne foi, mais de peu
était sa règle ? de prévoyance.
L'agriculture fut le fondement de la possession Ils ne prévoyaient pas, ces vieux fondateurs du domaine
territoriale, et la cause occasionnelle de la propriété. Ce de propriété, que le droit perpétuel et absolu de
n'était rien d'assurer au laboureur le fruit de son travail, conserver son patrimoine, droit qui leur semblait
si on ne lui assurait en même temps le moyen de produire équitable, parce qu'il était commun, entraîne le droit
: pour prémunir le faible contre les envahissements du d'aliéner, de vendre, de donner, d'acquérir et de perdre :
fort, pour supprimer les spoliations et les fraudes, on qu'il ne tend, par conséquent, à rien moins qu'à la
sentit la nécessité d'établir entre les possesseurs des destruction de cette égalité en vue de laquelle ils
lignes de démarcation permanentes, des obstacles l'établissaient : et quand ils auraient pu le prévoir, ils n'en
infranchissables. [...] Ainsi le sol fut approprié par un eussent tenu compte ; le besoin présent l'emportait, et
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comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, les inconvé- qui ne fut jamais résolue que par l'avarice, la nécessité,
nients furent d'abord trop faibles et passèrent inaperçus. l'oppression. Ce n'est pas ainsi que doit être déterminé le
droit du talent. Mais comment faire cette détermination
Ils ne prévoyaient pas, ces législateurs candides, que si la
?
propriété se conserve par la seule intention, nudo animo,
elle emporte le droit de louer, affermer, prêter à intérêt, Je dis d'abord que le médecin ne peut être traité moins
bénéficier dans un échange, constituer des rentes, favorablement que tout autre producteur, qu'il ne peut
frapper une contribution sur un champ que l'intention se rester au-dessous de l'égalité [...]. Mais j'ajoute qu'il ne
réserve, tandis que le corps est ailleurs occupé. peut pas davantage s'élever au-dessus de cette même
égalité, parce que son talent est une propriété collective
Ils ne prévoyaient pas, ces patriarches de notre
qu'il n'a point payée et dont il reste perpétuellement
jurisprudence, que si le droit de succession est autre
débiteur.
chose qu'une manière donnée par la nature de conserver
l'égalité des partages, bientôt les familles seront victimes De même que la création de tout instrument de
des plus désastreuses exclusions, et la société, frappée au production est le résultat d'une force collective, de même
cœur par l'un de ses principes les plus sacrés, se détruira aussi le talent et la science dans un homme sont le
d'elle-même par l'opulence et la misère. [...] produit de l'intelligence universelle et d'une science
générale lentement accumulée par une multitude de
L'histoire de la propriété, chez les nations anciennes,
maîtres et moyennant le secours d'une multitude d'in-
n'est donc plus pour nous qu'une affaire d'érudition et de
dustries inférieures. [...] L'homme de talent a contribué à
curiosité. C'est une règle de jurisprudence que le fait ne
produire en lui-même un instrument utile : il en est donc
produit pas le droit ; or, la propriété ne peut se soustraire
copossesseur ; il n'en est pas le propriétaire. [...]
à cette règle ; donc, la reconnaissance universelle du droit
de propriété ne légitime pas le droit de propriété [...]. Tout producteur reçoit une éducation, tout travailleur est
un talent, une capacité, c'est-à-dire une propriété
L'autorité du genre humain attestant le droit de propriété
collective, mais dont la création n'est pas également
est nulle, parce que ce droit, relevant nécessairement de
coûteuse. Peu de maîtres, peu d'années, peu de
l'égalité, est en contradiction avec son principe ; le
souvenirs traditionnels sont nécessaires pour former le
suffrage des religions qui l'ont consacré est nul, parce que
cultivateur et l'artisan : l'effort générateur et, si j'ose
dans tous les temps le prêtre s'est mis au service du
employer ce langage, la durée de la gestation sociale,
prince, et que les dieux ont toujours parlé comme les
sont en raison de la sublimité des capacités. Mais tandis
politiques l'ont voulu ; les avantages sociaux que l'on
que le médecin, le poète, l'artiste, le savant produisent
attribue à la propriété ne peuvent être cités à sa
peu et tard, la production du laboureur est beaucoup
décharge, parce qu'ils découlèrent tous du principe
moins chanceuse et n'attend pas le nombre des années.
d'égalité de possession que l'on ne séparait pas. [...]
Quelle que soit donc la capacité d'un homme, dès que
B. L’argument économique cette capacité est créée, il ne s'appartient plus ;
Le travail, comme cause efficiente du domaine de semblable à la matière qu'une main industrieuse façonne,
propriété il avait la faculté de devenir, la société l'a fait être. [...]

[...] Nous allons démontrer, par les propres aphorismes La consommation est donnée à chacun par tout le
de l'économie politique et du droit, c'est-à-dire par tout monde ; la même raison fait que la production de chacun
ce que la propriété peut objecter de plus spécieux : suppose la production de tous. Un produit ne va pas sans
un autre produit ; une industrie isolée est une chose
1° Que le travail n'a par lui-même, sur les choses de la impossible. Quelle serait la récolte du laboureur, si
nature aucune puissance d'appropriation. d'autres ne fabriquaient pas pour lui granges, voitures,
2° Qu'en reconnaissant toutefois cette puissance au charrues, habits, etc. ... ? Que ferait le savant sans le
travail, on est conduit à l'égalité des propriétés, quelles libraire, l'imprimeur sans le fondeur et le mécanicien,
que soient, d'ailleurs, l'espèce du travail, la rareté du ceux-ci à leur tour sans une foule d'autres industriels ?
produit et l'inégalité des facultés productives ; [...] Toutes les industries se réunissent, par des rapports
mutuels, en un faisceau unique ; toutes les productions
3° Que, dans l'ordre de la justice, le travail détruit la se servent réciproquement de fin et de moyen ; toutes les
propriété [...] variétés de talents ne sont qu'une série de
L'évaluation en espèces d'un talent quelconque est chose métamorphoses de l'inférieur au supérieur.
d’impossible, puisque le talent et les écus sont des Or, ce fait incontestable et incontesté de la participation
quantités incommensurables. Sur quelle raison plausible générale à chaque espèce de produit a pour résultat de
prouverait-on qu'un médecin doit gagner le double, le rendre communes toutes les productions particulières :
triple ou le centuple d'un paysan ? Difficulté inextricable, de telle sorte que chaque produit, sortant des mains du
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producteur, se trouve d'avance frappé d'hypothèque par pas jusqu'à s'emparer de ce produit en augmentant le
la société. Le producteur lui-même n'a droit à son produit fermage, et qu'il laisse le cultivateur jouir de ses œuvres,
que pour une fraction dont le dénominateur est égal au la justice n'est pas pour cela satisfaite. Le fermier, en
nombre des individus dont la société se compose. [...] améliorant le fonds, a créé une valeur nouvelle dans la
propriété, donc il a droit à une portion de la propriété. Si
Le travail ne crée substantiellement rien
le domaine valait primitivement 100.000 francs et que,
[...] « Un espace de terre déterminé ne peut produire des par les travaux du fermier, il ait acquis une valeur de
aliments que pour la consommation d'un homme 150.000 francs, le fermier, producteur de cette plus-
pendant une journée : si le possesseur, par son travail, value, est propriétaire légitime du tiers de ce domaine.
trouve moyen de lui en faire produire pour deux jours, il [...]
en double la valeur. Cette valeur nouvelle est son
Pourquoi donc cette règle n'est-elle pas applicable à celui
ouvrage ; sa création ; elle n'est ravie à personne : c'est
qui améliore, aussi bien qu'à celui qui défriche ? [...]
sa propriété. »
pourquoi n'accorderait-on pas à tous deux égalité de
Je soutiens que le possesseur est payé de sa peine et de propriété ? À moins que l'on n'invoque de nouveau le
son industrie par sa double récolte, mais qu'il n'acquiert droit de premier occupant, je défie qu'on oppose à cela
aucun droit sur le fonds. Que le travailleur fasse les fruits rien de solide....
siens, je l'accorde ; mais je ne comprends pas que la
[...] Si le travailleur, qui ajoute à la valeur de la chose, a
propriété des produits emporte celle de la matière. Le
droit à la propriété, celui qui entretient cette valeur
pêcheur, qui, sur la même côte, sait prendre plus de
acquiert le même droit. Car, qu'est-ce qu'entretenir ?
poisson que ses confrères, devient-il, par cette habileté,
C’est ajouter sans cesse, c'est créer d'une manière
propriétaire des parages où il pêche ? L'adresse d'un
continue. Qu'est-ce que cultiver ? C’est donner au sol sa
chasseur fût-elle jamais regardée comme un titre de
valeur de chaque année ; c'est, par une création, tous les
propriété sur le gibier d'un canton ? La parité est parfaite ;
ans renouvelée, empêcher que la valeur d'une terre ne
le cultivateur diligent trouve dans une récolte abondante
diminue ou ne se détruise. Admettant donc la propriété
et de meilleure qualité la récompense de son industrie ;
comme rationnelle et légitime, admettant le fermage
s'il a fait sur le sol des améliorations, il a droit à une préfé-
comme équitable et juste, je dis que celui qui cultive
rence comme possesseur ; jamais, en aucune façon, il ne
acquiert la propriété au même titre que celui qui défriche
peut être admis à présenter son habileté de cultivateur
et que celui qui améliore ; et que chaque fois qu'un
comme un titre à la propriété du sol qu'il cultive.
fermier paye sa rente, il obtient sur le champ confié à ses
Pour transformer la possession en propriété, il faut autre soins une fraction de propriété dont le dénominateur est
chose que le travail, sans quoi l'homme cesserait d'être égal à la quotité de cette rente. Sortez de là, vous tombez
propriétaire dès qu'il cesserait d'être travailleur ; or, ce dans l'arbitraire et la tyrannie, vous reconnaissez des
qui fait la propriété, d'après la loi, c'est la possession privilèges de castes, vous sanctionnez le servage.
immémoriale, incontestée, en un mot, la prescription ; le
Quiconque travaille devient propriétaire : ce fait ne peut
travail n'est que le signe sensible, l'acte matériel par
être nié dans les principes actuels de l'économie politique
lequel l'occupation se manifeste. Si donc le cultivateur
et du droit. Et quand je dis propriétaire, je n'entends pas
reste propriétaire après qu'il a cessé de travailler et de
seulement, comme nos économistes hypocrites,
produire, si sa possession, d'abord concédée, puis
propriétaire de ses appointements, de son salaire, de ses
tolérée, devient à la fin inaliénable, c'est par le bénéfice
gages ; je veux dire propriétaire de la valeur qu'il crée, et
de la loi civile et en vertu du principe d'occupation. [...]
dont le maître seul tire le bénéfice.
Il faudrait accepter toutes les conséquences du principe
Comme tout ceci touche à la théorie des salaires et de la
[...] Accordons toutefois que le travail confère un droit de distribution des produits, et que cette matière n'a point
propriété sur la matière ; pourquoi ce principe n'est-il pas encore été raisonnablement éclaircie, je demande
universel ? Pourquoi le bénéfice de cette prétendue loi, permission d'y insister ; cette discussion ne sera pas
restreint au petit nombre, est-il dénié à la foule des inutile à la cause. Beaucoup de gens parlent d'admettre
travailleurs ? [...] Pourquoi le fermier n'acquiert-il plus, les ouvriers en participation des produits et des bénéfices
par le travail, cette terre que le travail acquit jadis au ; mais cette participation que l'on demande pour eux est
propriétaire. de pure bienfaisance ; on n'a jamais démontré, ni peut-
C'est, dit-on, qu'elle se trouve déjà appropriée. Ce n'est être soupçonné, qu'elle fût un droit naturel, nécessaire,
pas répondre. Un domaine est affermé 50 boisseaux par inhérent au travail, inséparable de la dualité de
hectare ; le talent et le travail d'un fermier élèvent ce producteur jusque dans 1e dernier des manœuvres.
produit au double ; ce surcroît est la création du fermier.
Supposons que le maître, par une rare modération, n'aille
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Voici ma proposition : Le travailleur conserve, même possède en toute souveraineté, comme l'État a la
après avoir reçu son salaire, un droit naturel de propriété souveraineté du domaine public. Cette condition est
sur la chose qu’il a produite.... [...] remplie par la propriété.
La justification de la propriété, que nous avons vainement Servir de contrepoids à la puissance publique, balancer
demandée à ses origines, prime occupation, usucapion, l'État, par ce moyen assurer la liberté individuelle ; telle
conquête, appropriation par le travail, nous la trouvons sera donc, dans le système politique, la fonction
dans ses fins : elle est essentiellement politique. Là où le principale de la propriété [...]
domaine appartient à la collectivité, sénat, aristocratie,
La propriété doit être absolue
prince ou empereur, il n'y a que féodalité, vassalité,
hiérarchie et subordination ; pas de liberté, par Ôtez à la propriété le caractère absolutiste que nous lui
conséquent ni d'autonomie. C'est pour rompre le avons reconnu et qui la distingue ; imposez-lui des
faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si conditions, déclarez-la incessible et indivisible : à l'instant
redouble, qu'on a érigé contre lui le domaine de elle perd sa force, elle ne pèse plus rien ; elle redevient
propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen un simple bénéfice, un précaire ; c'est une mouvance du
; que ce domaine a été attribué à l'individu, l'État ne gouvernement sans action contre lui...
gardant que les parties indivisibles et communes par [...] Un des attributs de la propriété est de pouvoir être
destination : cours d'eau, lacs, étangs, routes, places divisée, morcelée, la division poussée aussi loin qu'il
publiques, friches, montagnes incultes, forêts, déserts, et plaira au propriétaire. Il le fallait pour la mobilisation du
tout ce qui ne peut être approprié... sol : là est en effet le grand avantage de l'alleu sur le fief.
L'État constitué de la manière la plus rationnelle, la plus Avec la tenure féodale ou l'ancienne possession
libérale, animé des intentions les plus justes, n’en est pas germanique et slave, encore en vigueur en Russie, la
moins une puissance énorme, capable de tout écraser société marche tout d'une pièce, comme une armée
autour d'elle, si on ne lui donne un contrepoids. Ce rangée en bataille. C'est en vain que les individus ont été
contrepoids, quel peut-il être ? L'État tire toute sa déclarés libres, et l'État subordonné à l'assemblée du
puissance de l'adhésion des citoyens. L'État est la réunion peuple ; la liberté d'action du citoyen, cette faculté
des intérêts généraux appuyée par la volonté générale et d'initiative, que nous avons signalée comme le caractère
servie, au besoin, par le concours de toutes les forces des états constitutionnels, reste impuissante ;
individuelles. Où trouver une puissance capable de l'immobilisme du sol, ou, pour mieux dire,
contrebalancer cette puissance formidable de l'État ? Il l'incommutabilité des possessions ramène toujours
n'y en a pas d'autre que la propriété. Prenez la somme l'immobilisme social, et par suite l'autocratie dans le
des forces propriétaires : vous aurez une puissance égale gouvernement. Il faut que la propriété circule elle-même,
à celle de l'État. Pourquoi, me demanderez-vous, ce avec l'homme, comme une marchandise, comme une
contrepoids ne se trouverait-il pas aussi bien dans la monnaie. Sans cela, le citoyen est comme l'homme de
possession ou dans le fief ? C'est que la possession, ou le Pascal que l'univers écrase, qui le sait, qui le sent, mais
fief, est elle-même une dépendance de l'État ; qu'elle est qui ne peut l'empêcher, parce que l'univers ne l'entend
comprise dans l'État ; que, par conséquent, au lieu de pas, et que la loi qui préside aux mouvements du ciel est
s'opposer à l'État, elle lui vient en aide ; elle pèse dans le sourde à ses prières. Mais changez cette loi, faites que cet
même plateau ; ce qui, au lieu de produire un équilibre, univers matériel se meuve à la volonté de l'imperceptible
ne fait qu'aggraver le gouvernement. Dans un tel créature qui n'est pour lui qu'une monade pensante,
système, l'État est d'un côté, tous les sujets ou citoyens aussitôt tout va changer ; ce n'est plus l'homme qui sera
avec lui ; il n'y a rien de l'autre. C'est l'absolutisme broyé entre les mondes ; ce sont les mondes qui vont
gouvernemental dans son expression la plus haute et tourbillonner à son commandement [...]. Voilà justement
dans toute son immobilité. Ainsi le comprenait louis XIV, ce qui arrive par la mobilisation du sol, opérée par la vertu
qui non seulement était d'une parfaite bonne foi, mais magique de ce seul mot, la propriété. C'est ainsi que notre
logique et juste à son point de vue, lorsqu'il prétendait espèce s'est élevée du régime inférieur de l'association
que tout en France, personnes et choses, relevassent de patriarcale et de l'indivision terrienne à la haute
lui. Louis XIV niait la propriété absolue ; il n'admettait de civilisation de la propriété, civilisation à laquelle nul ne
souveraineté que dans l'État représenté par le roi. Pour peut avoir été initié, et vouloir après rebrousser
qu'une force puisse tenir en respect une autre force, il chemin...
faut qu'elles soient indépendantes l'une de l'autre, [...] Un autre attribut, autre abus de la propriété, est dans
qu'elles fassent deux, non pas un. Pour que le citoyen soit la faculté reconnue au propriétaire de disposer de la
quelque chose dans l'État, il ne suffit donc pas qu'il soit manière la plus absolue. Passe pour les produits du travail
libre de sa personne ; il faut que sa personnalité s'appuie, et du génie ; passe pour ce qu'il est permis d'appeler les
comme celle de l'État, sur une portion de matière qu'il créations propres de l'homme ; mais pour la terre, rien,
7
ce semble, n'est plus contraire à toutes les habitudes sont rendues de moins en moins inégales, l'effet de la
légales et contractuelles. Le souverain qui fait une concurrence entre les propriétés se produira en mode
concession de mine, par exemple, le propriétaire qui inverse. Comme il est évident que, toutes choses égales
afferme son fonds ou qui le lègue en viager, ne manquent d'ailleurs, le maximum de puissance de la propriété se
jamais l'un et l'autre d'imposer certaines conditions au rencontre là où la propriété est exploitée par le
concessionné, au fermier, au donataire. Il devra propriétaire, la lutte devient désavantageuse au grand
conserver la chose, exploiter en bon père de famille, etc. apanager, favorable d'autant au petit. La grande
... Ici la seule condition imposée est [...] de faire à sa propriété, en effet, requérant pour son service
volonté. domesticité et salariat, ou fermage, deux succédanés du
servage féodal, coûte plus, produit moins. Donnez donc
[...] Jamais, certes, législateur, prince ou assemblée
l'éducation aux masses, instruisez les paysans, inspirez à
nationale, ne se fût avisé d'une pareille idée ; et c'est pour
tous le sentiment de leur dignité, apprenez-leur à
moi la preuve que la propriété n'est pas d'institution
connaître leur pouvoir et leurs droits ; bientôt vous verrez
législative ; qu'elle n'a pas été décrétée par une
le salariat et la domesticité diminuer, les conditions du
assemblée de représentants, prononçant après mûre
fermage changer, et peu à peu les propriétés se ramener
délibération et en connaissance de cause ; elle est le
les unes les autres à l'étendue moyenne de ce que peut
produit, de la spontanéité sociale, l'expression d'une
faire valoir une famille de paysans, forte de bras,
volonté sûre d'elle-même, et qui s'affirme également
d'intelligence et d'union. Rien alors n'empêche que,
dans les individus et dans la masse.
plusieurs familles s'associant pour certaines opérations,
Remarquons la raison profonde de cette constitution. Il y les avantages de la grande culture se trouvent unis à ceux
a des choses, s'est dit la sagesse des nations, pour de la petite propriété ; alors, la dissolution des vastes
lesquelles la conscience humaine exige pleine et entière domaines devient inévitable, et toute agglomération
liberté, et repousse toute espèce de réglementation. De nouvelle impossible...
ce nombre sont l'amour, l'art, le travail ; il faut y joindre
[...] Sous le régime communautaire et
la propriété...
gouvernementaliste, il faut de la police et de l'autorité
La propriété est garantie contre les abus pour garantir le faible des envahissements du fort ;
[...] La propriété, étant abusive et absolutiste, doit être malheureusement la police et l'autorité, depuis qu'elles
contradictoire à elle-même, ainsi que je l'ai démontré, existent, n'ont jamais fonctionné qu'au profit du fort,
Système des contradictions économiques, titre II, chapitre dont elles ont grandi les moyens d'usurpation. La
XI ; elle doit se faire opposition et concurrence, tendre à propriété, absolue, incoercible, se protège d'elle-même.
se limiter, sinon à se détruire, par conséquent à se faire C'est l'arme défensive du citoyen, son bouclier ; le travail
équilibre... est son épée...

[...] Si la protection de l'État à l'égard des propriétaires est [...] La propriété, quelle que soit son importance dans la
insuffisante ou nulle ; s'il y a favoritisme, acception de société, n'existe pas seule comme fonction politique,
personnes ou de castes ; si les conditions d'exploitation institution économique et sociale ; elle ne constitue pas
sont inégales, les grands propriétaires absorberont les tout le système. Elle vit dans un milieu organisé, entourée
petits, les gros entrepreneurs tueront les plus faibles, les d'un certain nombre de fonctions analogues et
privilégiés écraseront les non-privilégiés : tel fut à Rome d'institutions spéciales, sans lesquelles elle ne pourrait
le sort de la possession plébéienne en face de la propriété subsister, avec lesquelles, par conséquent, il faut qu'elle
patricienne ; tel fut plus tard, sous l'Empire, le résultat de compte...
la lutte engagée entre les grandes exploitations à esclaves [...] Parmi les institutions déterminatives de liberté et
des nobles, contre les petits domaines cultivés par des d'égalité, et dont l'existence, antérieure ou postérieure à
mains libres ; telle, au moyen âge, fut la destinée des l'établissement de la propriété, est de droit, je compte :
petits alleux, forcés, sous la pression des comtes, 1° la séparation des pouvoirs de l'État ; 2° la décentralisa-
évêques, etc., de se convertir en précaires commandes et tion ; 3° l'impôt (voir ma Théorie de l’impôt, couronnée
fiefs ; telle nous voyons aujourd'hui la mauvaise fortune par le Conseil d'État de Lausanne) ; 4° le régime des dettes
des petits industriels écrasés par la concurrence des gros publiques, hypothécaire; commanditaire ; 5° les banques
capitaux. de circulation, et de crédit; 6° l'organisation des services
Si, au contraire, la protection de l'État est forte et garantie publics, postes, chemins de fer, canaux, ports, routes,
à chacun, si, par un ensemble d'institutions libérales et entrepôts, bourses et marchés, assurances, travaux
par la bonne exécution des services publics, les conditions publics ; 7° les associations industrielles et agricoles ; 8°
d'exploitation sont rendues égales ; si, enfin, par un bon le commerce international...
système d'instruction publique, les facultés personnelles

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TEXTE 2 : John Stuart MILL (1848)

Principes d’économie politique avec quelques-une de leurs


applications à l’économie sociale (trad. de l’anglais par H.
Dusssard et Courcelle-Seneuil),
Paris : Guillaumin, 1873, vol. II.

(Extraits : Livre IV, chapitre VI et VII)

CHAPITRE VI - DE L'ÉTAT STATIONNAIRE. encourageante, car leurs écrits tendent à place dans l’état
progressif, et dans l’état progressif seulement tout ce qui
§1.- L’état stationnaire est redouté par les écrivains. est économiquement désirable. D’après M. MacCulloch,
par exemple, la prospérité ne consisterait pas en une
Les chapitres précédents contiennent la théorie du progrès production considérable et une bonne distribution de la
économique de la société dans le sens où on le comprend richesse, mais en un rapide accroissement de la richesse ;
ordinairement, et qui consiste en un accroissement des cet économiste mesure la prospérité au taux des profits, et
capitaux, de la population et des arts de la production, comme la tendance de l’accroissement de la richesse, qu’il
Mais lorsqu'on étudie un mouvement progressif qui n'est appelle prospérité, est justement d’abaisser le taux des
pas naturellement infini, l'esprit n'est pas satisfait profits, le progrès économique doit, d’après lui, finir par
d'embrasser simplement les lois de ce mouvement ; il ne détruire la prospérité. Adam Smith dit toujours que la
peut manquer de se poser la question : Où tendons-nous ? condition de la masse du peuple, bien qu’elle ne soit pas
A quel but définitif la société marche-t-elle avec ses précisément misérable dans l’état stationnaire, y est
progrès industriels ? Lorsque ces progrès cesseront, quelle contenue et resserrée et ne peut être bonne que dans l’état
sera la condition dans laquelle ils laisseront l'humanité ? progressif. […]

Les économistes n’ont pu manquer de voir plus ou moins §2. – L’état stationnaire n’est point redoutable par lui-
distinctement que l’accroissement de la richesse n’est pas même.
illimité ; qu’à la fin de ce qu’on appelle l’état progressif,
se trouver l’état stationnaire ; que tous les progrès que fait [Je ne puis] éprouver pour l'état stationnaire des capitaux
la richesse ne servent qu’à ajourner cet état, et que chaque et de la richesse cette aversion sincère qui se manifeste
pas qu’elle fait en avant nous en rapproche. Nous avons pu dans les écrits des économistes de la vieille école. Je suis
reconnaître que ce but est toujours assez rapproché pour porté à croire qu'en somme il serait bien préférable à notre
que nous puissions l’apercevoir, que nous sommes condition actuelle. J'avoue que je ne suis pas enchanté de
toujours à la veille de l’atteindre, et que si nous n’y l'idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que
sommes pas arrivés depuis longtemps, c’est parce que le l'état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer
but lui-même fuit devant nous. Les pays les plus riches et d'affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où
les plus prospères arriveraient bientôt à l’état stationnaire, l'on se coudoie, où l'on s'écrase, où l'on se marche sur les
si les arts de la production cessaient de faire des progrès, talons et qui est le type de la société actuelle, soit la
et si les capitaux cessaient de déborder de ces pays vers les destinée la plus désirable pour l'humanité, au lieu d'être
pays incultes ou mal cultivés des autres parties de la terre. simplement une des phases désagréables du progrès
industriel.
Cette impossibilité d’échapper après tout à l’état
stationnaire, cette inévitable nécessité de voir le fleuve de Que l’énergie de l’humanité soit appliquée à la conquête
l’industrie humaine aboutir en fin de tout à une mer des richesses, comme elle était appliquée autrefois aux
stagnante, a dû présenter aux économistes des deux conquêtes de la guerre, en attendant que les esprits plus
dernières générations une perspective désagréable et peu

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élevés donnent aux autres une éducation plus élevée, cela pour cultiver librement les arts qui embellissent la vie, et
vaut mieux que si l’activité humaine se rouillait en quelque donner des exemples aux personnes moins bien placées
sorte et restait stagnante. Tant que les esprits sont pour cela. Cette condition de la société, bien meilleure que
grossiers, il leur faut des stimulants grossiers ; qu’ils les celle d'aujourd'hui, est non-seulement compatible avec
aient donc. Cependant ceux qui ne considèrent pas cette l'état stationnaire, mais elle semble plus facile à réaliser
jeunesse du progrès humain comme un type définitif dans cet état que dans tout autre.
seront excusables peut-être de rester indifférents à une
espère de progrès économique dont se félicitent les Sans doute, il y a place dans le monde et même dans les
politiques vulgaires : au progrès de la production et de la vieilles sociétés pour un grand accroissement de
somme des capitaux. Il importe pour le salut de son population, en supposant que les arts de la production
indépendance nationale qu’un pays ne reste pas sous ce continueront de faire des progrès, et que les accumulations
rapport trop en arrière de ses voisins. Mais ces progrès ont continueront aussi. Mais lors même que cet accroissement
en eux-mêmes peu d’importance tant que l’accroissement de population ne serait pas nuisible, je ne vois guère, je
de la population ou toute autre cause empêche la masse du l'avoue, de motifs de le désirer. Dans tous les pays les plus
peuple d’en retirer aucun avantage. Je ne vois pas peuplés, on est parvenu à une densité de population
pourquoi il y aurait lieu de se féliciter de ce que des suffisante pour permettre à l'humanité d'obtenir au plus
individus, déjà plus riches qu’il n’est besoin, doublent la haut point les avantages de l'action en commun et des
faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que relations sociales. Une population peut être trop pressée,
peu ou point de plaisir, autrement que comme signe de lors même que personne ne manquerait de pain, ni de
richesse ; ou de ce qu’un plus grand nombre d’individus vêlements. Il n’est pas bon pour l'homme d'être toujours et
passent chaque année de la classe moyenne dans la classe malgré lui en présence de ses semblables : un monde dans
riche ou de la classe des riches occupés dans celle des lequel il n'y aurait pas de solitude serait un pauvre idéal.
riches oisifs. C’est seulement dans les pays arriérés que La solitude, c'est-à-dire une certaine mesure d'isolement,
l’accroissement de la production a encore quelque est la condition nécessaire de toute profondeur de pensée
importance ; dans ceux qui sont plus avancés, on a bien et de caractère, et la solitude en présence des beautés et de
plus besoin d’une distribution meilleure dont la condition la grandeur de la nature est le berceau de pensées et
indispensable est une restriction du principe de la d'aspirations qui sont non-seulement bonnes pour
population. Des institutions égalitaires, justes ou injustes, l'individu, mais utiles à la société. Il n'y a pas grand plaisir
ne peuvent, seules atteindre le but ; elles pourraient à considérer un monde où il ne resterait rien de livré à
abaisser les sommets de la société, mais elles ne sauraient l'activité spontanée de la nature, où tout rood de terre
en élever les vallées d’une manière durable. propre à produire des aliments pour l'homme serait mis en
culture ; où tout désert fleuri, toute prairie naturelle
D’autre part, nous pouvons supposer qu'on parvienne à seraient labourés ; où tous les quadrupèdes et tous les
cette meilleure distribution des richesses par l'effet oiseaux qui ne seraient pas apprivoisés pour l'usage de
combiné de la prudence et de la frugalité des individus et l'homme, seraient exterminés comme des concurrents qui
d'un système d'éducation favorable à l'égalité des fortunes, viennent lui disputer sa nourriture ; où toute haie, tout
autant que cela est possible, sans attenter à la liberté que arbre inutile seraient déracinés ; où il resterait à peine une
chacun a de disposer des fruits, considérables ou place où pût venir un buisson ou une fleur sauvage, sans
médiocres, de son travail. Nous pouvons supposer, par qu'on vînt aussitôt les arracher au nom des progrès de
exemple […], qu'on limite la somme que chacun peut l'agriculture. Si la terre doit perdre une grande partie de
recevoir par succession ou donation à ce qui suffit pour l'agrément qu'elle doit à des objets que détruirait
favoriser un état d'indépendance modérée Sous cette l'accroissement continu de la richesse et de la population,
double influence, la société se distinguerait par les traits et cela seulement pour nourrir une population plus
suivants : un corps nombreux et bien payé de travailleurs ; considérable, mais qui ne serait ni meilleure, ni plus
peu de fortunes énormes, à part celles qui auraient été heureuse, j'espère sincèrement pour la postérité, qu'elle se
gagnées et accumulées durant la vie d'un homme, mais un contentera de l'état stationnaire longtemps avant d'y être
bien plus grand nombre de personnes qu'on n'en compte forcée par la nécessité.
aujourd'hui, non-seulement exemptes des travaux les plus
rudes, mais jouissant d'assez de loisirs du corps et de l'âme

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Il n'est pas nécessaire de faire observer que l'état rapport au nombre des personnes qui y prennent part, et
stationnaire de la population et de la richesse n’implique ceci (que la richesse de l’humanité reste stationnaire ou
pas l'immobilité du progrès humain. Il resterait autant augmente autant qu'elle ait jamais augmenté dans une
d'espace que jamais pour toute sorte de culture morale et vieille société) dépend des habitudes et des opinions de la
de progrès moraux et sociaux ; autant de place pour classe la plus nombreuse, celle qui vit du travail de ses
améliorer l'art de vivre et plus de probabilité de le voir mains.
améliorer lorsque les âmes cesseraient d'être remplies du
soin d'acquérir des richesses. Les arts industriels eux- Lorsque je parle ici et dans d'autres passages des « classes
mêmes pourraient être cultivés aussi sérieusement et avec laborieuses » ou des travailleurs comme « classe »,
autant de succès, avec cette seule différence, qu'au lieu de j'emploie ces locutions pour me conformer à la coutume et
n'avoir d'autre but que l'acquisition de la richesse, les parce qu'elles expriment un état de relations sociales qui
perfectionnements atteindraient leur but, qui est la n'a rien d'absolu ni de permanent. Je ne reconnais ni
diminution du travail. Il est douteux que toutes les comme juste, ni comme bon un état de société dans lequel
inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour aient diminué il existe une « classe » qui ne travaille pas, où il y a des
la fatigue quotidienne d'un seul être humain. Elles ont êtres humains qui, sans être incapables de travail et sans
permis à un plus grand nombre d'hommes de mener la avoir acheté le repos au prix d'un travail antérieur, sont
même vie de réclusion et de travaux pénibles et à un plus exempts de participer aux travaux qui incombent à l'espèce
grand nombre de manufacturiers et autres de faire de humaine. Mais tant que subsistera cette grande maladie
grandes fortunes : elles ont augmenté l’aisance des classes sociale, une classe qui ne travaille pas, les travailleurs
moyennes ; mais elles n'ont pas encore commencé à opérer formeront, eux aussi, une classe, et on pourra en parler
dans la destinée de l'humanité les grands changements provisoirement comme d'une classe.
qu'il est dans leur nature de réaliser. Ce ne sera que quand,
avec de bonnes institutions, l'humanité sera guidée par une L'état des travailleurs, considéré au point de vue de la
judicieuse prévoyance, que les conquêtes faites sur les morale et de la société, a été dans ces derniers temps l'objet
forces de la nature par l'intelligence et l'énergie des de beaucoup plus d'études et de discussions que dans les
explorateurs scientifiques deviendront la propriété temps antérieurs ; et l'opinion que cet état n'est pas ce qu'il
commune de l'espèce et un moyen d'améliorer et d'élever doit être est devenue générale. Les projets qui ont été
le sort de tous. proposés, les discussions auxquelles ils ont donné lieu, sur
des détails plutôt que sur le fond même de la question, ont
mis en lumière l'existence de deux théories opposées sur
la position qu'il conviendrait de faire aux travailleurs.
CHAPITRE VII - DE L'AVENIR PROBABLE DES L'une peut être appelée théorie de dépendance et de
CLASSES LABORIEUSES. protection et l'autre théorie d'indépendance.

§1. – La théorie de dépendance et de protection n'est plus D'après la première de ces théories, le sort des pauvres et
applicable aux sociétés modernes. tout ce qui les touche comme classe, devrait être réglé dans
leur intérêt, mais non par eux-mêmes. Il ne faudrait pas les
Les observations du chapitre précédent ont pour but encourager à penser par eux-mêmes, à donner à leurs
principal de combattre un faux idéal de la société humaine. réflexions et à leur prévoyance une autorité dans le
Leur application pratique dans le temps où nous vivons règlement de leur destinée. On suppose que le devoir des
consiste à attacher moins d'importance au simple classes supérieures est de penser pour elles et de prendre
accroissement de la production et de fixer l'esprit du la responsabilité de leur sort, comme le général et les
lecteur sur une distribution meilleure et sur une officiers d'une armée sont responsables du sort des soldats
rémunération plus large du travail, qui sont les objets que qui la composent. Les hautes classes, dit-on, doivent se
l'on doit rechercher. Que la somme des produits augmente préparer à remplir ce devoir consciencieusement, et leur
ou reste stationnaire, c'est ce qui, au-delà d’une certaine attitude doit être propre à inspirer de la confiance aux
quantité, doit inspirer au législateur et au philanthrope un pauvres, afin que, pendant qu'ils obéissent activement et
très-médiocre intérêt ; mais il est de la plus haute passivement aux règles qu'on leur impose, ils se résignent
importance que la somme des produits augmente par d'ailleurs sous tous les autres rapports à une insouciance

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confiante, et se reposent à l'ombre de leurs protecteurs. point eu lieu dans le passé, les sentiments en viennent ; et
D'après cette théorie, qui s'étend aussi aux rapports c'est ce qui fait que cette théorie présente quelque chose de
d'homme à femme, les rapports du riche avec le pauvre ne réel. Comme l'idée d'une société qui n'est soutenue que par
seraient qu'en partie des rapports de subordination ; ils les rapports et les sentiments qui naissent de l'intérêt
auraient un caractère amiable, moral et sentimental ; ils pécuniaire a quelque chose qui repousse, il y a quelque
constitueraient d'une part une tutelle bienveillante, de chose d'attrayant dans celle d'une société remplie de forts
l'autre une déférence respectueuse et reconnaissante. Le attachements personnels et de dévouements désintéressés.
riche serait une sorte de père pour le pauvre ; il le guiderait Les rapports de protecteur à protégé ont jusqu'à ce jour été
et le contiendrait comme un enfant. Il n'y aurait pas besoin la source principale de ces sentiments. Les affections les
que le pauvre agît spontanément : on ne lui demanderait plus fortes des hommes, en général, sont pour les
rien autre que son travail de chaque jour, et d'être honnête personnes ou les choses qui les séparent de quelque mal
et religieux. La morale et la religion lui seraient aussi redouté. C'est pourquoi, dans un temps de violence sans
fournies par son supérieur, qui aurait soin de le faire loi et d'insécurité, de mœurs grossières et dures, où la vie
enseigner convenablement, et ferait ce qu'il faudrait pour était à tout instant entourée de dangers et de souffrances
qu'en retour de son travail et de son attachement, le pupille pour ceux qui n'avaient ni pouvoir par eux-mêmes, ni titre
fût convenablement nourri, vêtu, logé, pieusement instruit, à la protection de quelqu'un, la protection généreusement
et innocemment amusé. accordée et reçue avec reconnaissance fut le lien le plus
fort entre les hommes, et les sentiments issus de ces
Voilà l'idéal de l'avenir pour ceux dont le mécontentement rapports furent les plus forts : tout l'enthousiasme, toute la
prend la forme d'affections et de regrets pour le passé. tendresse des âmes les plus sensibles se sont attachés à ce
Comme tout idéal, celui-ci exerce une influence secrète rapport social, et les principes de fidélité d'une part, de
sur les opinions et les sentiments d'un grand nombre générosité chevaleresque de l'autre, sont devenus des
d'hommes qui ne cherchent jamais eux-mêmes un idéal passions. Je ne veux pas les déprécier. Mais l'erreur vient
quelconque. Celui-là a un trait commun avec tous les de ce qu'on n'aperçoit pas que les vertus et les sentiments
autres, c'est de n'avoir jamais été réalisé dans l'histoire. Il de ce temps, comme les sentiments du clan et l'hospitalité
fait appel à notre imagination, afin d'y exciter la sympathie de l'Arabe nomade, tiennent à un état social imparfait, et
pour la restauration du bon temps de nos pères. Mais on ne que les sentiments de protecteur et de protégé entre rois et
peut indiquer aucune époque à laquelle les classes sujets, riches et pauvres, hommes et femmes, ne peuvent
supérieures de ce pays ou de tout autre aient joué un rôle plus avoir ce beau et tendre caractère, du jour où il n'y a
approchant à celui que leur assigne cette théorie. C'est un plus de dangers sérieux contre lesquels la protection soit
idéal fondé sur la conduite particulière de quelques nécessaire. Quels motifs y a-t-il pour que, dans l'état actuel
individus isolés. Toutes les classes privilégiées et de la société, des êtres humains de force moyenne et de
puissantes se sont servies de leur pouvoir au profit de leur moyen courage éprouvent une chaude reconnaissance et
égoïsme, et elles ont fait ressortir leur importance en éprouvent du dévouement en retour d'une protection ? Les
méprisant et non en traitant avec affection ceux qui, dans lois les protègent, ou elles manquent criminellement à leur
l'opinion de ces classes, étaient dégradés par la nécessité but. Autrefois, pour être en sûreté, il fallait être sous la
de travailler pour elles. Je n'affirmerai pas que ce qui a été dépendance de quelqu'un : aujourd'hui, c'est la seule
doive toujours être, et que les progrès de l'humanité n'aient condition où, généralement parlant, l'on soit exposé à
aucune tendance à corriger les sentiments très égoïstes l'injustice. Les soi-disant protecteurs sont aujourd'hui,
qu'inspire le pouvoir ; mais s'il est possible que le mal dans un état normal de la société, les seules personnes
diminue, il ne saurait disparaître que par la suppression du contre lesquelles on ait besoin de protection. Les actes de
pouvoir lui-même Au moins il me semble incontestable brutalité et de tyrannie dont nos rapports de police sont
qu'avant que les classes supérieures eussent fait assez de remplis sont commis par des maris contre leurs femmes,
progrès pour exercer convenablement la tutelle qu'on par des parents contre leurs enfants. Que la loi ne
propose de leur donner, les classes inférieures en auront prévienne pas ces atrocités, qu'elle essaye à peine de les
fait beaucoup trop pour qu'on pût les gouverner ainsi. réprimer ou de les punir sérieusement, c'est là la honte de
ceux qui font et appliquent les lois. Tout individu de l'un
Je sens tout ce qu'il y a de séduisant dans le tableau que ou de l'autre sexe, qui possède ou qui gagne de quoi vivre
cette théorie fait de la société. Quoique la réalisation n'ait sans le secours d'autrui, n'a pas besoin d'une autre

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protection que celle que lui donne ou que devrait lui classe laborieuse qu'en forçant l'ouvrage et en restreignant,
donner la loi, Ceci étant, on prouve que l'on connaît bien au moins par une contrainte morale, l'accroissement de la
peu la nature humaine, lorsqu'on tient pour démontré que population. C'est là que ceux qui voudraient restaurer un
les relations fondées sur la protection subsisteront toujours ancien temps qu'ils ne comprennent pas verraient à
; lorsqu'on refuse de voir que le rôle de protecteur et le l'épreuve combien ils ont entrepris une tâche impossible.
pouvoir qui y est attaché, sans qu'aucune nécessité le Tout l'édifice d'influence patriarcale ou seigneuriale, quo
justifie, sont de nature à inspirer des sentiments tout autres l'on aurait essayé d'élever en flattant les pauvres, tomberait
que des sentiments de fidélité. devant la nécessité d'une rigoureuse loi des pauvres.

Quant aux ouvriers, on peut affirmer avec certitude, au §2. – Le bien-être à venir des classes laborieuses
moins lorsqu'il s'agit des pays les plus avancés de l'Europe, dépendra surtout de leur culture intellectuelle.
qu'ils ne seront plus soumis désormais au régime patriarcal
ou paternel. Cette question a été décidée lorsque les C'est sur une toute autre base qu'il faut fonder à l'avenir le
travailleurs ont appris à lire et ont eu la faculté de lire des bien-être et le bien-faire (well-doing) des classes
journaux et des brochures politiques ; lorsqu'on a permis à laborieuses. Les pauvres sont sortis des lisières, et ils ne
des prédicateurs dissidents d'aller parmi eux et de faire peuvent plus être gouvernés ou traités comme des enfants.
appel à leurs facultés et à leurs sentiments contre la C'est de leurs qualités personnelles que dépendra
religion professée et soutenue par leurs supérieurs ; désormais leur destinée. Il faut que les nations modernes
lorsqu'on les a réunis en grand nombre pour travailler apprennent que le bien-être du peuple doit résulter de la
ensemble sous le même toit ; lorsque les chemins de fer justice et du self-govermnent […]. La théorie de la
leur ont permis d'aller d’un lieu à l'autre, et de changer de dépendance essaie de dispenser de ces qualités les classes
patron aussi facilement que d'habit ; lorsque surtout on a dépendantes. Mais aujourd'hui, lorsque de fait même leur
cherché, en étendant les franchises électorales, à leur faire dépendance diminue chaque jour, lorsque leurs âmes
prendre part au gouvernement. Les classes laborieuses se consentent chaque jour moins à la dépendance où elles
sont chargées elles-mêmes de leurs intérêts, et témoignent sont encore, les vertus de l'homme indépendant sont celles
constamment qu'elles considèrent les intérêts de ceux qui dont ils ont besoin. Les avis, les exhortations, les conseils
les emploient, non comme identiques, mais comme que l'on adressera aux travailleurs doivent leur être
opposés aux leurs. Quelques personnes des classes présentés comme à des égaux, et acceptés les yeux ouverts.
supérieures se flattent que ces tendances pourront être L'avenir sera bon ou mauvais, selon qu'ils deviendront ou
contenues par une éducation morale et religieuse ; mais ne deviendront pas des hommes raisonnables.
elles ont laissé passer le temps où il était possible de
donner une éducation morale qui pût tendre à ce but. Les Il n'y a point de motif pour ne pas espérer dans l'avenir. Le
principes de la réforme ont pénétré dans la société aussi progrès a été lent jusqu'à ce jour, et il l'est encore ; mais il
profondément que la lecture et l'écriture, et les gens se fait une éducation spontanée qui pénètre dans l'âme des
n'accepteront pas plus longtemps une morale et une masses ; on peut accélérer ses effets et la rendre meilleure
religion sur l'ordre d'autrui. Je parle surtout de ce pays [la par des moyens artificiels. L'instruction que donnent les
Grande-Bretagne], et notamment de la population des journaux et les brochures politiques peut ne pas être la
villes et de celle des contrées où l'agriculture est le plus meilleure possible, mais elle vaut infiniment mieux que
avancée et où les salaires sont les plus élevés, telles que l'absence de toute instruction […]. Les institutions pour
l'Ecosse et le nord de l'Angleterre. Au milieu de la faire des cours et discuter, les délibérations collectives sur
population des comtés méridionaux, où l'agriculture est des questions d'intérêt commun, les Unions de métiers,
moins perfectionnée, les grands propriétaires (gentry) l'agitation politique, tout sert à réveiller l'esprit public, à
pourront conserver quelque temps la déférence et la répandre un grand nombre d'idées dans les masses, à
soumission des pauvres, en l'achetant par des salaires susciter des pensées et des réflexions chez les hommes les
élevés et un emploi continu ; en leur assurant une plus intelligents. Quoique l'accès aux droits politiques par
protection, et en ne leur demandant jamais rien qui puisse les moins éclairés puisse retarder leur amélioration au lieu
leur déplaire ; mais ce sont deux conditions qui n'ont de l'accélérer, il n'est guère douteux que les efforts qu'ils
jamais été et qui ne peuvent jamais rester longtemps font pour obtenir ces droits ne leur soient fort utiles.
réunies. On ne peut donner des garanties d'existence à la Cependant les classes laborieuses font maintenant partie

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de la nation ; elles prennent part désormais par elles- Il me semble impossible que le progrès de l'intelligence,
mêmes ou par quelques-uns de leurs membres à toutes les de l'éducation, de l'amour de l'indépendance, chez les
discussions sur des matières d'intérêt général. Tous ceux classes laborieuses, ne soit pas accompagné d'un progrès
qui se servent de la presse peuvent par hasard avoir les correspondant dans le bon sens, qui se manifeste par des
ouvriers pour lecteurs ; les moyens d'instruction par habitudes de prévoyance et probable, par conséquence,
lesquels les personnes de la classe moyenne acquièrent les que la population ne suive pas tout à fait les progrès des
idées qu'elles ont sont accessibles au moins aux ouvriers capitaux et de l’emploi. Ce résultat si désirable serait bien
des villes. Avec de telles ressources, il est certain quo leur plus tôt atteint s'il était accompagné d'un autre changement
intelligence s'étendra, par leurs propres efforts et sans qui est bien dans l'esprit de notre temps, l'ouverture
secours étrangers, et il y a tout lieu de croire que le d'occupations industrielles libres pour les deux sexes. Les
gouvernement et les particuliers tâcheront de leur procurer mêmes motifs, qui font qu'il n'est plus nécessaire que les
une éducation scolaire plus abondante et meilleure, et que pauvres dépendent des riches, font qu'il n'est plus
les progrès de la masse du peuple, en culture intellectuelle nécessaire que les femmes dépendent des hommes. Le
et dans les vertus qui résultent de cette culture, seront plus moins qu'exige la justice, c'est que la loi et la coutume
rapides, et auront moins d'intermittence et d'aberrations n'établissent pas la dépendance, lorsque la protection
que si on laissait le peuple faire son éducation par lui- corrélative est devenue inutile, en faisant qu'une femme à
même, sans aucun secours. laquelle le hasard n'a pas donné de biens patrimoniaux
n'ait guère d'autres moyens de vivre que d'être épouse et
On peut espérer avec confiance que cet accroissement mère. Que les femmes qui préfèrent cet état l'adoptent ;
d'instruction aura plusieurs effets. Premièrement, que les mais c'est une injustice flagrante qu'il n'y ait d'autre choix,
classes laborieuses seront moins disposées qu'aujourd'hui d'autre carrière possible pour la grande majorité des
à se laisser conduire et gouverner dans leurs actions par femmes, dans les conditions tout à fait inférieures. Les
l'autorité et par le prestige des classes supérieures. Si les idées et les institutions, d'après lesquelles l'accident du
premières n'ont aujourd'hui ni déférence respectueuse, ni sexe est le point de départ d'une inégalité de droits et d'une
principe religieux d'obéissance qui soumette leurs âmes à différence nécessaire de fonctions sociales, seront bientôt
des supérieurs, elles en auront bien moins encore à reconnues comme un des plus grands obstacles à tout
l'avenir. La théorie de dépendance et de protection leur progrès moral, social et même intellectuel. Ici, je
deviendra tous les jours plus insupportable ; elles voudront n'indiquerai, parmi les effets qu'aurait probablement
se gouverner par elles-mêmes, et que leur sort dépende l'indépendance industrielle et sociale des femmes, qu'une
d'elles-mêmes. Il est en même temps très-possible qu'elles grande diminution des maux de l'excès de population.
demandent, dans un grand nombre de cas, l'intervention de C'est en employant exclusivement à la fonction de faire
la législature dans leurs affaires, et le règlement, par des des enfants la moitié de l'espèce humaine ; c'est parce
lois, de choses qui les intéressent sous l'empire d'idées qu'un sexe tout entier n'a pas d'autre occupation, et que
très-erronées sur leurs véritables intérêts. Mais c'est leur l'autre y est constamment mêlé, que l'instinct animal dont
volonté propre, leurs idées propres et leurs projets, qu'elles il s'agit a pris les proportions démesurées et l'influence
voudront faire prévaloir sans accepter les règles que énorme qu'il a exercée jusqu'à ce jour dans la vie des
d'autres prétendraient leur imposer. Les ouvriers peuvent hommes.
très-bien, malgré cela, respecter la supériorité de science
et d'intelligence, et avoir une grande déférence, sur toute §4. – Tendance de la société à diminuer les conditions de
matière, pour les personnes réputées par eux la connaître serviteur et de salarié.
Cette déférence est fondée sur les sentiments les plus
profonds de l'homme ; mais ce seront les classes Les conséquences politiques de l'augmentation du pouvoir
laborieuses elles-mêmes qui jugeront si telle ou telle et de l'influence des classes ouvrières, de l'ascendant qui
personne la mérite ou ne la mérite pas. donne à la majorité, même en Angleterre et avec les
institutions actuelles, une voix au moins négative sur les
§3. – Effets probables du progrès intellectuel sur un actes du gouvernement, ont trop d'importance et d'étendue
mouvement plus réglé de la population […]. pour que nous les discutions ici. Mais sans sortir des
considérations économiques, malgré l'influence que
peuvent avoir une instruction meilleure et plus forte des

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classes laborieuses, et des lois justes pour modifier à contiennent la population agissent plus directement et ont
l'avantage des travailleurs la distribution des produits, je plus d'efficacité, et parce que, au point de vue de la
ne puis croire qu'ils se contentent toujours de l'état de sécurité, de l'indépendance, de l'exercice de toutes les
salariés et qu'ils l'acceptent comme condition définitive. facultés qui ne sont pas purement animales, l'état du
Ils peuvent consentir à passer par la condition de salariés, paysan propriétaire est très supérieur à celui du cultivateur
pour arriver à celle de maîtres, mais non à rester toute leur salarié, soit on Angleterre, soit en tout autre pays. Je
vie salariés. Dans un pays neuf, où la richesse et la verrais avec peine, dans l'état actuel des lumières, qui, sous
population croissent rapidement, comme en Amérique ou le prétexte pédantesque d'améliorations agricoles à
en Australie, la condition normale de l'ouvrier est de introduire malgré la différence des situations, on abolit la
commencer comme salarié, puis de travailler pour son petite propriété, là où elle existe et où elle produit des
compte, et enfin d'employer des ouvriers ; mais dans un résultats satisfaisants. Dans un pays où l'industrie est
vieux pays, complètement peuplé, ceux qui naissent arriérée, comme l'Irlande, je demanderais son
salariés vivent et meurent ordinairement salariés, ou introduction, de préférence à tout système de travail
descendent à la condition encore inférieure d'objets do la salarié, comme un moyen plus puissant d'élever la
charité publique. Dans l'état actuel de l'humanité, lorsque population d'une insouciance sauvage à une activité
les idées d'égalité s'étendent chaque jour dans les classes persévérante et prudente.
laborieuses et ne peuvent être arrêtées que par la
suppression absolue de toute liberté de discussion écrite et Mais un peuple qui a adopté le système de la grande
même verbale, on ne peut plus espérer de maintenir la production, dans l'industrie et dans l'agriculture, n'est pas
division de l'humanité en deux classes héréditaires de disposé à l'abandonner, et tant que la population, est en
patrons et de salariés. Les rapports sont déjà presque aussi rapport avec les moyens d'existence, on ne doit pas désirer
désagréables pour celui qui paie les salaires que pour celui que ce système soit abandonné. Il est certain que le travail
qui les reçoit. Si le riche considère le pauvre comme un produit davantage dans un régime de grandes entreprises :
serviteur dont la dépendance est fondée sur une sorte de si le produit n'est pas absolument plus considérable, il y
loi naturelle, il est considéré à son tour comme la proie et est plus considérable en proportion du travail employé à
la pâture du pauvre. Les demandes et les espérances l'obtenir. Il peut entretenir le même nombre d'hommes
élevées contre lui sont infinies et croissent à chaque avec moins de fatigue et plus de loisir ; ce qui sera un
concession qu'on leur fait, tandis qu'on s'efforce de réduire avantage dès que la civilisation aura fait des progrès tels,
au minimum le plus bas les services fournis en échange du que ce qui profite à la société profite en même temps à
salaire. Il deviendra tôt ou tard insupportable à ceux qui chacun de ceux qui la composent. Lorsque l'on considère
emploient les ouvriers de vivre en contact perpétuel avec la question au point de vue moral, bien plus important que
des hommes dont les intérêts et les sentiments leur sont le point de vue économique, on pourrait imaginer quelque
hostiles. Les entrepreneurs sont presque aussi intéressés chose de mieux comme but de perfectionnement industriel
que les ouvriers à mettre les opérations industrielles sur un que la dispersion de l'humanité sur la terre, famille par
pied tel, que ceux qui travaillent s'intéressent autant à ce famille, gouvernée chacune dans son intérieur, comme
qu'ils font que ceux qui travaillent pour eux-mêmes. aujourd'hui, par un patriarche despote, sans intérêts
communs, sans communion intellectuelle nécessaire avec
L'opinion exprimée dans une autre partie de ce traité, au le reste des êtres humains. Dans cet état de choses, le chef
sujet des petites propriétés foncières et des paysans de famille exerce une autorité souveraine sur toutes les
propriétaires, a fait peut-être comprendre au lecteur que je personnes qui la composent ; il tend à tout concentrer dans
compte sur une grande division de la propriété foncière la famille, qui est un développement de sa personne, à
pour exempter au moins les ouvriers de l'agriculture de la concentrer toutes ses passions dans celle de la possession
nécessité d'attendre exclusivement du salaire leurs moyens exclusive, et à appliquer tous ses soins à acquérir et à
d'existence. Cependant telle n'est pas mon opinion. Je conserver. On peut voir avec plaisir cette condition comme
pense, il est vrai, que cette forme d'économie rurale, un progrès de l'état brutal vers l'état humain, comme une
critiquée sans raison, est bien préférable, quant à transition entre les instincts aveugles de la brute et la
l'ensemble de ses effets sur le bonheur des hommes, qu’un prudence prévoyante, et le gouvernement de l'homme par
travail salarié sous toutes les formes actuelles, parce que, lui-même Mais si l'on désire de l'esprit public des
dans cette combinaison, les obstacles de prudence qui sentiments généreux, ou simplement justice et égalité,

15
l'association des intérêts, et non leur isolement, est l'école même temps que les capitaux qui les rémunéraient vont
dans laquelle se forment ces qualités plus hautes. Le but être employés à rémunérer des producteurs. […]
du progrès n'est pas seulement de mettre des êtres humains
dans une situation où ils puissent se passer les uns des La coopération tend plus efficacement encore à augmenter
autres, mais de leur permettre de travailler seuls ou la productivité du travail en stimulant l’énergie de ceux qui
ensemble, avec des rapports qui ne soient pas des rapports s’y livrent, en plaçant les ouvriers considérés en masse
de dépendance. Jusqu'à ce jour, ceux qui vivent de leur dans une situation telle qu’ils aient intérêt à faire le plus,
travail n'ont eu d'autre alternative que de travailler chacun au lieu de faire, comme aujourd’hui, le moins possible en
pour soi ou pour un maître ; mais les influences échange de leur rémunération. Il est difficile d’apprécier
civilisatrices et meilleures de l'association, peuvent être trop haut cet avantage matériel, qui est pourtant peu de
obtenues en même temps que l'économie, et la fécondité chose en comparaison de la révolution morale qui en serait
de la production en grand, sans diviser les producteurs en la conséquence ; car on verrait finir la querelle du capital
deux camps de sentiments et d'intérêts opposés, où un et du travail, transformer le conflit des classes, qui occupe
grand nombre soient les serviteurs d'un seul qui fournit les actuellement la vie des hommes, en une émulation amicale
capitaux, et n'ont d'autre intérêt dans l'entreprise que celui à poursuivre le bien commun ; la dignité du travail
de gagner leur salaire avec le moins de travail possible. s’élèverait, la classe laborieuse acquerrait un nouveau
Les théories et les discussions des cinquante dernières sentiment de sécurité et d’indépendance, de telle sorte que
années, et les événements des trente dernières, ont donné les occupations journalières de tout être humain
un certain enseignement assez concluant sur ce point. Si le deviendraient une école de sympathie sociale et
progrès, que le triomphe du despotisme militaire n’a pu d’intelligence pratique.
que retarder et non arrêter, continue sa marche, il est très
probable que l'état de salarié ne sera bientôt plus que celui Tel est le noble idéal que doivent avoir en vue les
des ouvriers que leur abaissement moral rendra indignes promoteurs de la coopération. Mais, pour atteindre le but,
de l'indépendance, et que les rapports de patron à ouvrier il est indispensable que tous, et non quelques-uns
seront remplacés par l'association, sous une ou deux seulement de ceux qui travaillent aient le même intérêt
formes : association temporaire, en certains cas, des personnel que l’entreprise. […]
ouvriers avec l'entrepreneur ; dans d'autres cas, et à la fin
dans tous, association des travailleurs entre eux. […] §7. – La concurrence n'est pas pernicieuse, mais utile et
indispensable.
Les progrès du mouvement coopératif permettent d’en
espérer même un accroissement de la puissance productive […] Je suis […] d'accord avec les écrivains socialistes, sur
de l’industrie. Cet accroissement peut tenir à deux causes : leur manière d'apprécier la forme que l'industrie doit
en premier lieu, la classe des simples distributeurs, qui prendre par l'effet des progrès. […] Mais […] je suis
sont, non des producteurs, mais de simples auxiliaires de complètement opposé à la portion la plus remarquable et
la production, et dont le nombre est excessif, bien plus que la plus violente de leurs enseignements, à leurs
l’intérêt payé au capitaliste, empêche qu’une grande partie déclamations contre la concurrence. Avec des idées
de la richesse produite passe aux mains du producteur, sera morales plus avancées que celles de la société actuelle, ils
réduite à des proportions plus modestes. Les distributeurs ont des idées confuses et erronées sur la façon dont elle
diffèrent des producteurs en ceci que bien que les derniers opère, et une de leurs plus grandes erreurs, à mon avis, est
se trouvent en nombre excessif dans une branche celle qui leur fait attribuer à la concurrence tous les maux
d’industrie, ils produisent davantage, tandis que le grand de la société actuelle. Ils oublient que partout où il n'y a
nombre des distributeurs ne fait pas qu’il y ait plus de pas de concurrence il y a monopole, et que le monopole,
richesses à distribuer ; il n’aboutit qu’au partage de la quelle que soit sa forme, est une taxe levée sur ceux qui
besogne à faire entre un plus grand nombre de personnes, travaillent au profit de la fainéantise, sinon de la rapacité.
presque toujours sans que le service devienne moins cher. Ils oublient aussi qu'à l'exception de la concurrence entre
En limitant le nombre des distributeurs à ce qui est travailleurs, toute concurrence profite aux travailleurs, en
réellement nécessaire pour rendre les marchandises abaissant le prix des objets qu'ils consomment ; que, même
accessibles aux producteurs, le système coopératif rend un sur le marché du travail, la concurrence tend à élever et
grand nombre de bras disponibles pour la production, en non à abaisser les salaires chaque fois que la concurrence

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de ceux qui demandent le travail est plus active que celle Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes, la
de ceux qui offrent le travail, comme en Amérique, aux concurrence comme un principe funeste et antisocial, je
colonies, et dans les métiers qui exigent une grande vois que, dans l'état actuel de la société et de l'industrie,
habileté ; que la concurrence ne peut jamais faire baisser tout ce qui la limite est un mal et que tout ce qui l’étend,
les salaires, à moins que le marché du travail ne soit fût-ce même aux dépens du bien-être temporaire d'une
encombré ; que si l'offre de travail est excessive, il n'y a classe de travailleurs, est un bien en définitive. La
pas de socialisme qui puisse empêcher qu'il ne soit moins protection contre la concurrence est une protection en
rémunéré. D'ailleurs, si l'association était générale, il n'y faveur de l'oisiveté, de l'inaction intellectuelle, une
aurait plus de concurrence entre ouvrier et ouvrier, et celle dispense de l'obligation d’être aussi intelligent et aussi
qui aurait lieu entre association et association serait au laborieux que les autres hommes. Si la protection garantit
profit des consommateurs, c'est-à-dire des associations contre le danger d'être privé d'emploi par des ouvriers
elles-mêmes, de la classe laborieuse en général. moins payés, c'est seulement là où, soit une ancienne
coutume, soit un monopole local et particulier, ont fait à
Je ne prétends pas que la concurrence soit sans une classe de travailleurs une situation privilégiée
inconvénients, ni que les objections élevées contre elle par relativement à celle des autres, et le temps est venu où le
les écrivains socialistes, lorsqu'ils l'accusent d'être une privilège de quelques-uns ne peut plus être utile à
cause de jalousie et d'hostilité entre les personnes de même l'amélioration du sort de tous. Si les marchands d'habits
profession, soient tout à fait sans fondement. Mais si la confectionnés et autres – que l'on critique avec tant
concurrence a ses inconvénients, elle en prévient de bien d'injustice et si peu de libéralisme, – ont fait baisser le
plus grands. Comme M. Feugueray le dit fort bien : « La salaire des tailleurs et de quelques autres états en venant
racine la plus profonde des maux et des iniquités qui substituer la concurrence à la coutume, tant mieux en
couvrent le monde industriel n'est pas la concurrence, mais définitive. Il ne s'agit pas aujourd'hui de soutenir de vieux
bien l'exploitation du travail par le capital, et la part usages qui permettent à certains travailleurs d’obtenir un
énorme que les possesseurs des instruments de travail salaire exceptionnel qui les intéresse à conserver
prélèvent sur les produits... Si la concurrence a beaucoup l'organisation actuelle de la société ; il s'agit d'introduire
de puissance pour le mal, elle n'a pas moins de fécondité des procédés utiles à tous, et il faut se réjouir de tout ce qui
pour le bien, surtout en ce qui concerne le développement peut faire sentir aux ouvriers instruits et privilégiés qu'ils
des facultés individuelles, et le succès des innovations ». ont les mêmes intérêts et sont soumis, pour la
L'erreur commune des socialistes est de ne pas tenir rémunération de leur travail, à l'influence des mêmes
compte de la paresse naturelle aux hommes, de leur causes générales et qu'ils doivent recourir pour
tendance à la vie passive, à se faire les esclaves de la l'amélioration de leur sort aux mêmes remèdes que la
coutume et à persister indéfiniment dans une voie multitude, moins favorisée et en quelque sorte
déterminée. Que l’homme obtienne une situation qu'il abandonnée, si l’on compare son sort au leur.
estime tolérable, ce qu'on doit craindre, c'est de le voir
aussitôt tomber dans la stagnation, de voir cesser tout
effort vers le progrès, de voir toutes les facultés humaines
se rouiller au point de perdre même la vigueur nécessaire
pour ne pas reculer, La concurrence peut ne pas être le
stimulant le plus honnête que l'on puisse concevoir, mais
en ce moment c'est un stimulant indispensable. […]

17
TEXTE 3 : John Maynard KEYNES [1936]

Théorie générale de l’emploi de l’intérêt et de la monnaie (trad. de


l’anglais par J. de Largentaye),
Paris : Payot, 1969

(Extraits : Chapitre 24)


Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la frappent le revenu et la consommation, il est
théorie générale peut conduire incontestable qu’une politique fiscale imposant
sévèrement les successions a pour effet d’accroître la
I propension de la communauté à consommer. Mais,
puisque un accroissement de la propension habituelle à
Les deux vices marquants du monde économique où nous
consommer contribue en général (c'est-à-dire hors le cas
vivons sont le premier que le plein emploi n'y est pas
de plein emploi) à renforcer l'incitation à investir, la
assuré, le second que la répartition de la fortune et du
conclusion qu'on a coutume d'en tirer est l'exact
revenu y est arbitraire et manque d'équité. Le rapport
contraire de la vérité.
entre la théorie qui précède et le premier de ces vices est
évident. Mais il existe deux points importants où elle L'analyse qui précède nous amène donc à conclure que
touche aussi le second. dans les conditions contemporaines la croissance de la
richesse, loin de dépendre de l'abstinence des milieux
Depuis la fin du XIXe siècle la taxation directe des revenus
aisés, comme on le croit en général, a plus de chance
cédulaires, des revenus globaux et des successions a
d’être contrariée par elle. Ainsi disparaît l'une des
permis de réaliser, surtout en Grande-Bretagne, de
principales justifications sociales des grandes inégalités
sérieux progrès dans la réduction des très grandes
de fortunes. Ce n'est pas à dire que d'autres raisons
inégalités de fortune et de revenu. Certains souhai-
indépendantes de notre théorie ne puissent justifier en
teraient qu'on allât beaucoup plus loin dans cette voie,
certaines circonstances un certain degré d'inégalité des
mais ils sont retenus par deux ordres de considérations.
fortunes. Mais notre théorie élimine la principale des
D'abord ils craignent de rendre les évasions fiscales trop
raisons pour lesquelles on a pensé jusqu'ici qu'une grande
avantageuses et aussi d'affaiblir à l'excès le motif qui
circonspection était nécessaire dans l'accomplissement
incite à assumer des risques. Mais ce qui, à notre avis, les
des réformes. Elle influe tout particulièrement sur notre
arrête surtout, c'est l'idée que la croissance du capital
façon d'envisager les droits de succession. Car certaines
dépend de la force du motif de l'épargne individuelle et
considérations qui légitiment l'inégalité des revenus ne
que cette croissance est en grande partie commandée
justifient pas en même temps l'inégalité des héritages.
par l'épargne que la classe riche retranche de ses
superfluités. Notre thèse est sans influence sur les Pour notre part, nous pensons qu'on peut justifier par des
premières considérations, mais elle conduit à envisager raisons sociales et psychologiques de notables inégalités
les secondes sous un jour bien différent. Nous avons vu dans les revenus et les fortunes, mais non des
en effet que tant que le plein emploi n’est pas établi une disproportions aussi marquées qu'à l'heure actuelle. Il
faible propension à consommer n’accélère nullement la existe des activités humaines utiles qui, pour porter tous
croissance du capital, mais au contraire la ralentit et que leurs fruits, exigent l'aiguillon du lucre et le cadre de la
c’est seulement dans une situation de plein-emploi propriété privée. Bien plus, la possibilité de gagner de
qu’elle y est favorable. De plus l'expérience indique que, l'argent et de constituer une fortune peut canaliser
dans les conditions actuelles, l’épargne issue des certains penchants dangereux de la nature humaine dans
institutions et des fonds d'amortissement est plus que une voie où ils sont relativement inoffensifs. Faute de
suffisante ; et qu’une redistribution du revenu propre à pouvoir se satisfaire de cette façon, ces penchants
accroître la propension à consommer pourrait favoriser pourraient trouver une issue dans la cruauté, dans la
de façon décisive la croissance du capital. poursuite effrénée du pouvoir personnel et de l'autorité
et dans les autres formes de l'ambition personnelle. Il
L'idée si répandue que les droits de succession
vaut mieux que l'homme exerce son despotisme sur son
contribuent à réduire la richesse en capital du pays
compte en banque que sur ses concitoyens ; et, bien que
illustre bien la confusion qui existe à cet égard dans
la première sorte de tyrannie soit souvent représentée
l’esprit du public. Si le Gouvernement affecte le produit
comme un moyen d'arriver à la seconde, il arrive au
de ces droits à la couverture de ses dépenses ordinaires
moins dans certains cas qu'elle s'y substitue. Mais, pour
de manière à alléger ou à ne pas alourdir les impôts qui
18
stimuler ces activités et pour satisfaire ces penchants, il éphémères, que la somme des coûts du travail servant à
n'est pas nécessaire que la partie se joue à un taux aussi les produire, des coûts de l'habileté et de la surveillance,
élevé qu'aujourd'hui. Des taux beaucoup plus bas et d'une allocation correspondant aux risques.
seraient tout aussi efficaces dès l'instant que les joueurs
Cet état de choses serait parfaitement compatible avec
y seraient habitués. La transformation de la nature
un certain degré d'individualisme. Mais il n'en
humaine et le gouvernement de cette nature sont deux
impliquerait pas moins l’euthanasie du rentier et par suite
tâches qu'il importe de ne pas confondre. Peut-être dans
la disparition progressive du pouvoir oppressif
la république idéale les hommes pourraient-ils être
additionnel qu’a le capitaliste d'exploiter la valeur
habitués, inclinés ou formés à se désintéresser du jeu.
conférée au capital par sa rareté. L'intérêt ne rémunère
Mais, tant que l'homme moyen ou même une fraction
aujourd'hui aucun sacrifice véritable non plus que la rente
notable de la communauté sera fortement adonnée à la
du sol. Le détenteur du capital peut obtenir un intérêt
passion du lucre, la sagesse et la prudence
parce que le capital est rare, de même que le détenteur
commanderont sans doute aux hommes d'État
du sol peut obtenir une rente parce que le sol est rare.
d'autoriser la pratique du jeu sous certaines règles et
Mais, tandis que la rareté du sol peut s'expliquer par des
dans certaines limites.
raisons intrinsèques, il n'y a pas de raisons intrinsèques
II qui expliquent la rareté du capital. Une raison intrinsèque
de cette rareté, plus précisément un sacrifice véritable
Mais il y a une seconde partie de notre analyse dont les
que seule pourrait faire consentir l'offre d'une
conséquences sont beaucoup plus importantes pour
récompense sous forme d'intérêt, n’existerait à longue
l'avenir des inégalités de fortune ; c'est notre théorie du
échéance que dans le cas où la propension individuelle à
taux de l'intérêt. On justifiait jusqu'ici une certaine
consommer s’avèrerait assez forte pour que l'épargne
élévation du niveau de l'intérêt par la nécessité de fournir
nette en situation de plein emploi devienne nulle avant
à l'épargne un encouragement suffisant. Mais nous avons
que le capital fût suffisamment abondant. Et, même dans
démontré que le montant effectif de l'épargne est
ce cas, l’Etat aurait encore la ressource d'entretenir une
rigoureusement déterminé par le flux de l'investissement
épargne publique assez importante pour permettre au
et que celui-ci grossit sous l'effet d'une baisse du taux de
capital de se développer jusqu'à ce qu'il cessât d'être
l'intérêt, pourvu qu'on ne cherche pas à le gonfler par la
rare.
faiblesse de l’intérêt au-delà du volume qui correspond
au plein emploi. La politique la plus avantageuse consiste La généralisation de la rente nous paraît constituer une
donc à faire baisser le taux de l'intérêt par rapport à la phase de transition du capitalisme ; elle prendra fin
courbe de l'efficacité marginale du capital jusqu'à ce que lorsqu'elle aura produit son objet. Et la disparition de la
le plein emploi soit réalisé. rente du capital entraînera bien d'autres changements
radicaux dans ce régime. Le grand avantage de l’évolution
Ce critère conduira, sans aucun doute, à un taux de
que nous préconisons, c'est que l’euthanasie du rentier
l'intérêt beaucoup plus faible que celui qui a régné
et du capitaliste oisif n'aura rien de soudain, qu'elle
jusqu'ici. Et, pour autant qu'on puisse faire des
n'exigera aucune révolution, étant simplement la
conjectures au sujet des courbes de l'efficacité marginale
continuation par étapes, mais longuement suivie, de ce
correspondant à un équipement en capital de plus en plus
que nous avons connu récemment en Grande-Bretagne.
développé, il est probable que le taux d’intérêt baissera
régulièrement si l’on parvient à maintenir un état plus ou Dans la pratique on pourrait donc se proposer (tout ceci
moins continu de plein emploi, sauf, en vérité, dans n'a rien d'irréalisable) d'une part d'augmenter le volume
l’hypothèse d’un changement profond de la propension de l'équipement jusqu'à ce qu’il cessât d'être rare, de
globale à consommer (y compris celle de l’État). manière à supprimer la prime attribuée au capitaliste
oisif ; d’autre part d’aménager les impôts directs de
Nous sommes convaincu que la demande de capital est
manière à affecter au service de la communauté sur la
strictement limitée, en ce sens qu'il ne serait pas difficile
base d’émoluments raisonnables l’intelligence, le
d'accroître l'équipement jusqu'à ce que son efficacité
dynamisme et la capacité administrative des financiers,
marginale tombe à un chiffre très faible. Ceci ne veut pas
entrepreneurs et tutti quanti (qui certainement aiment
dire que l'usage des biens de capital ne coûterait presque
assez leurs métiers pour que leur travail puisse être
plus rien, mais seulement que le revenu qu'on en tirerait
obtenu à bien meilleur marché qu'à présent).
n’aurait guère à couvrir que la dépréciation due à l'usure
et à la désuétude, augmentée d’une marge pour Il faut reconnaître en même temps que l'expérience seule
compenser les risques ainsi que l'exercice de l'habileté et peut indiquer dans quelle mesure il convient d'orienter la
du jugement. En bref, l’ensemble des revenus procurés volonté publique, telle qu'elle s'exprime par la politique
par un bien durable au cours de son existence ne du Gouvernement, vers le renforcement ou la relève de
couvrirait rien de plus, comme c’est le cas pour les biens l'incitation à investir ; et dans quelle mesure il est possible
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d'accroître la propension moyenne à consommer sans étapes et sans interrompre les traditions générales de la
risque de s’éloigner de l’objectif consistant à dépouiller le société. […]
capital de sa valeur de rareté en l'espace d'une ou deux
Pour placer la question sur un plan concret, nous ne
générations. On constatera peut-être que la propension
voyons pas pourquoi le système actuel ferait un très
à consommer est si facilement renforcée par le déclin de
mauvais usage des facteurs de production employés.
l'intérêt que le plein emploi peut être réalisé moyennant
Sans doute des erreurs de prévision sont-elles commises,
un flux d'épargne et par suite une vitesse d’accumulation
mais on ne les éviterait pas en centralisant les décisions.
de la richesse à peine plus grands qu’aujourd’hui. Dans ce
Lorsque sur dix millions d'hommes désireux et capables
cas une plus lourde taxation des gros revenus et des
de travailler il y en a neuf millions employés, il n'est pas
grosses successions pourrait soulever l’objection qu’elle
évident que le travail de ces neuf millions d'individus soit
conduirait au plein emploi avec une vitesse
mal orienté. Le reproche qu’il convient de faire au
d’accumulation de la richesse bien plus faible qu’à l’heure
système actuel n’est pas de ne pas affecter aux tâches
actuelle. Nous ne songeons pas à nier qu'une telle
appropriées les neuf millions d'hommes employés, mais
conséquence soit possible, voire probable. Il serait
de n'avoir pas d'ouvrage disponible pour le dernier
téméraire en ce domaine de prédire la réaction de
million. C'est le volume et non la direction de l'emploi que
l'homme moyen en présence de circonstances nouvelles.
le système actuel a été incapable de déterminer
Cependant s’il s’avère difficile d’assurer assurer
correctement.
approximativement le plein emploi avec une vitesse
d’accumulation de la richesse peu supérieure à celle qui Nous estimons donc, comme Gesell, que la suppression
existe, on aurait déjà résolu un problème essentiel. Et il des lacunes de la théorie classique ne conduit pas à
resterait à fixer par une décision séparée l'ampleur et les abandonner le « Système de Manchester » mais
modalités des restrictions de consommation qu'il serait simplement à indiquer quelle sorte d’environnement le
juste et raisonnable d'appeler la génération actuelle à libre jeu des forces économiques exige pour que les
consentir pour que ses successeurs bénéficient plus tard possibilités de la production puissent être toutes
d’un état de plein investissement. réalisées. Les contrôles centraux nécessaires à assurer le
plein emploi impliquent, bien entendu, une large
III
extension des fonctions traditionnelles de l'État.
La théorie qui précède apparaît assez conservatrice sous D'ailleurs la théorie classique moderne a elle-même
l’angle de ses répercussions en d’autres domaines. Tout appelé l'attention sur les divers cas où il peut être
en indiquant l’importance vitale que présente la création nécessaire de modérer ou de diriger le libre jeu des forces
d’un contrôle central sur certaines activités aujourd’hui économiques. Mais un large domaine n'en subsistera pas
confiées en grande partie à l’initiative privée, elle laisse moins, où l'initiative et la responsabilité privées pourront
inchangée de vastes secteurs de la vie économique. En ce encore s'exercer. Dans ce domaine les avantages
qui concerne la propension à consommer, l'État sera traditionnels de l'individualisme garderont toute leur
conduit à exercer sur elle une action directrice par sa valeur.
politique fiscale, par la détermination du taux de l'intérêt,
Arrêtons-nous un moment pour nous les rappeler. Ils
et peut-être aussi par d'autres moyens. Au surplus il est
consistent d'abord dans une amélioration du rendement,
improbable que l’influence de la politique bancaire sur le
résultant de la décentralisation et du jeu de l'intérêt
taux de l’intérêt suffise à amener le flux d’investissement
personnel. L'amélioration du rendement due à la
à sa valeur optimum. Aussi pensons-nous qu'une assez
responsabilité individuelle et à la décentralisation des
large socialisation de l'investissement s'avèrera le seul
décisions est peut-être même plus importante qu'on ne
moyen d'assurer approximativement le plein emploi, ce
l'a cru au XIXe siècle, et il se peut qu'on ait trop réagi
qui ne veut pas dire qu'il faille exclure tous les genres
contre l'influence de l'intérêt personnel. Mais surtout
d’arrangements et de compromis permettant à l'État de
l'individualisme, s'il peut être débarrassé de ses défauts
coopérer avec l'initiative privée. Mais à part cela, aucune
et de ses excès, est la sauvegarde de la liberté
argumentation convaincante n’a été développée qui
personnelle, en ce sens qu'il élargit plus que tout autre
justifierait un socialisme d'État embrassant la majeure
système le champ ouvert aux choix personnels. Il est aussi
partie de la vie économique de la communauté. Ce n’est
la meilleure sauvegarde de la variété de l'existence,
pas la propriété des moyens de production dont il
variété dont la source réside précisément dans l'étendue
importe que l'État se charge. S'il est en mesure de
de ce champ des options personnelles et dont la privation
déterminer le volume global des ressources consacrées à
est la plus sensible de toutes celles qu'entraînent les
l'augmentation de ces moyens et le taux de base de la
régimes unitaires ou totalitaires. La variété de l'existence
rémunération allouée à leurs possesseurs, il aura
préserve les traditions, qui incorporent les décisions les
accompli tout le nécessaire. Les mesures nécessaires de
plus sages et les plus heureuses des générations passées ;
socialisation peuvent d'ailleurs être introduites par
elle colore le présent des nuances changeantes de son
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caprice ; servante de l'expérience et aussi de la tradition monde ne supportera plus très longtemps l'état de
et de la fantaisie, elle est le plus puissant facteur chômage qui, en dehors de courts intervalles
d'amélioration du futur. d'emballement, est une conséquence, et à notre avis une
conséquence inévitable, de l'individualisme du régime
L'élargissement des fonctions de l'État, qu’implique la
capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du
responsabilité d’ajuster l’une à l’autre la propension à
problème permet de remédier au mal sans sacrifier la
consommer et de l'incitation à investir, semblerait à un
liberté ni le rendement.
publiciste du XIXe siècle ou à un financier américain
d'aujourd'hui une horrible infraction aux principes IV
individualistes. Cet élargissement nous apparaît au
Nous avons dit en passant que le nouveau système
contraire et comme le seul moyen d'éviter une complète
pourrait être plus que l'ancien favorable à la paix. Il
destruction des institutions économiques actuelles et
convient de revenir et d'insister sur ce sujet.
comme la condition d'un heureux exercice de l'initiative
individuelle. Les causes de la guerre sont multiples. Les dictateurs et
leurs semblables, à qui la guerre procure, au moins en
Car, lorsque la demande effective est insuffisante, non
perspective, un stimulant délectable, n'ont pas de peine
seulement le gaspillage de ressources cause dans le
à exciter le sens belliqueux de leurs peuples. Mais il existe
public un scandale intolérable, mais encore l'individu
en outre des causes économiques de la guerre, qui leur
entreprenant qui cherche à mettre ces ressources en
facilitent l’entretien de la flamme populaire, à savoir : la
œuvre a les chances contre lui. […]
poussée de la population et la compétition autour des
Les régimes autoritaires contemporains paraissent débouchés. Cette dernière cause, qui a joué au XIXe siècle
résoudre le problème du chômage aux dépens de la et jouera peut-être encore un rôle prédominant, a un
liberté et du rendement individuels. Il est certain que le rapport étroit avec notre sujet. […]

TEXTE 4 : Friedrich A. HAYEK [1976]


Droit, législation et liberté, 2. Le mirage de la justice sociale (trad. de
l’anglais par R. Audouin),
Paris : PUF, Quadrige, 1995.

(Extraits : §.9, pp. 75-112)

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