Vous êtes sur la page 1sur 14

Droit constitutionnel LD1

Travail pour les 2 premières séances de TD

1 – Analyser le texte (p. 2-3) d’André Comte-Sponville (auteur, nature du texte,


éventuellement contexte, dégager les idées principales) et donner son point de vue.

2 – Analyser les textes sur l’origine contractuelle de l’Etat (Hobbes, Locke et


Rousseau : pp. 4-13).

3 – A partir de cette analyse, vous répondrez aux questions suivantes :


- Qu’est- ce que l’état de nature ?
- Pourquoi les hommes veulent-ils en sortir ?
- Quels sont les termes du pacte (ses « clauses ») ?
- Quels types de pouvoir fait naître le contrat ?

1
1 – André Comte-Sponville, Carnets de philosophie, Pensées sur la politique
(extraits)

L’homme est un animal sociable : il ne peut vivre et s’épanouir qu’au milieu de ses semblables.
Mais il est aussi un animal égoïste. Son « insociable sociabilité », comme dit Kant, fait qu’il ne
peut ni se passer des autres ni renoncer, pour eux, à la satisfaction de ses propres désirs.
C’est pourquoi nous avons besoin de politique. Pour que les conflits d’intérêt se règlent
autrement que par la violence. Pour que nos forces s’ajoutent plutôt que de s’opposer. Pour
échapper à la guerre, à la peur, à la barbarie.
C’est pourquoi nous avons besoin d’un Etat. Non parce que les hommes sont bons ou justes,
mais parce qu’ils ne le sont pas. Non parce qu’ils sont solidaires, mais pour qu’ils aient une chance,
peut-être, de le devenir. Non « par nature », malgré Aristote, mais par culture, mais par histoire, et
c’est la politique même : l’histoire en train de se faire, de se défaire, de se refaire, l’histoire au
présent, et c’est la nôtre, et c’est la seule. Comment ne pas s’intéresser à la politique ? Il faudrait ne
s’intéresser à rien, puisque tout en dépend.

Qu’est-ce que la politique ? C’est la gestion non guerrière des conflits, des alliances et des
rapports de force – non entre individus seulement (comme on peut le voir dans la famille ou un
groupe quelconque) mais à l’échelle de toute une société. C’est donc l’art de vivre ensemble dans
un même Etat ou une même Cité (Polis, en grec), avec des gens que l’on n’a pas choisis, pour
lesquels on n’a aucun sentiment particulier, et qui sont des rivaux, à bien des égards, autant ou
davantage que des alliés. Cela suppose un pouvoir commun, et une lutte pour le pouvoir. Cela
suppose un gouvernement, et des changements de gouvernements. Cela suppose des affrontements,
mais réglés, des compromis, mais provisoires, enfin un accord sur la façon de trancher les
désaccords. Il n’y aurait autrement que la violence, et c’est ce que la politique, pour exister, doit
d’abord d’empêcher. Elle commence où la guerre s’arrête.
Il s’agit de savoir qui commande et qui obéit, qui fait la loi, comme on dit, et c’est ce qu’on
appelle le souverain. Ce peut être un roi ou un despote (dans une monarchie), ce peut être le peuple
(dans une démocratie), ce peut être tel ou tel groupe d’individus (une classe sociale, un parti, une
élite vraie ou prétendue : une aristocratie), ce peut être, et c’est souvent, un mixte singulier de ces
trois types de régime ou de gouvernement. Toujours est-il qu’il n’y aurait pas de politique sans ce
pouvoir là, qui est le pus grand de tous, au moins sur cette terre, et le garant de tous les autres. Car
« le pouvoir est partout », comme dit Foucault, ou plutôt les pouvoirs sont innombrables ; mais ils
ne peuvent coexister que sous l’autorité reconnue ou imposée du plus puissant d’entre eux.
Multiplicité des pouvoirs, unicité du souverain ou de l’Etat : toute la politique se joue là, et c’est
pourquoi il en faut. Allons-nous nous soumettre à la première brute venue ? Bien sûr que non !
Nous savons bien qu’il faut un chef, ou plusieurs, nous savons bien qu’il faut obéir. Mais pas à
n’importe qui, ni à n’importe quel prix. Nous voulons obéir librement : nous voulons que le pouvoir
auquel nous nous soumettons, loin d’abolir le nôtre, le renforce ou le garantisse. On n’y parvient
jamais tout à fait. On n’y renonce jamais tout à fait. C’est pourquoi nous faisons de la politique.
C’est pourquoi nous continuerons d’en faire. Pour être plus libres. Pour être plus heureux. Pour être
plus forts. Non pas séparément ou les uns contre les autres, mais « tous ensemble », comme disaient
les manifestants de l’automne 1995, ou plutôt à la fois ensemble et opposés, puisqu’il le faut,
puisqu’on n’aurait pas besoin autrement de politique.
La politique suppose le désaccord, le conflit, la contradiction. Quand tout le monde est d’accord
(par exemple pour dire que la santé vaut mieux que la maladie, ou que le bonheur est préférable au
malheur…), ce n’est pas de la politique. Mais quand chacun reste dans son coin ou ne s’occupe que
de ses petites affaires, ce n’est pas non plus de la politique. La politique nous rassemble en nous
opposant : elle nous oppose sur la meilleure façon de nous rassembler ! Cela n’aura pas de cesse.
On se trompe quand on annonce la fin de la politique : ce serait la fin de l’humanité, la fin de la
liberté, la fin de l’histoire, qui ne peuvent continuer, au contraire, que dans le conflit accepté et

2
surmonté. La politique, comme la mer, est toujours recommencée. C’est qu’elle est un combat, et la
seule paix possible. C’est le contraire de la guerre, répétons-le, et cela dit assez sa grandeur. C’est le
contraire de l’état de nature, et cela dit assez sa nécessité. Comment vivre ensemble, et pour quoi
faire ? Tels sont les deux problèmes qu’il faut résoudre, et aussitôt (puisqu’on a le droit de changer
d’avis, de camp, de majorité…) reposer. A chacun d’y réfléchir ; à tous d’en débattre.
Qu’est-ce que la politique ? C’est la vie commune et conflictuelle, sous la domination de l’Etat
et pour son contrôle : c’est l’art de prendre, de garder et d’utiliser le pouvoir. C’est aussi l’art de le
partager ; mais c’est qu’il n’y a pas d’autre façon, en vérité, de le prendre.

On aurait tort de ne voir dans la politique qu’une activité subalterne ou méprisable. C’est bien
sûr le contraire qui est vrai : s’occuper de la vie commune, du destin commun, des affrontements
communs, c’est une tâche essentielle, pour tout être humain, et nul ne saurait s’en exempter. Vas-tu
laisser le champ libre aux racistes, aux fascistes, ou même, simplement, aux arrivistes ? De quel
droit, alors, te plaindre de ce qui ne va pas ? Comment n’être pas complice du pire ? Ne pas faire de
la politique, c’est renoncer à une part de ton pouvoir, ce qui est toujours dangereux, mais aussi à
une part de tes responsabilités, ce qui est toujours condamnable. L’apolitisme est à la fois une erreur
et une faute : c’est aller contre ses intérêts et ses devoirs.
Mais on aurait tort aussi de vouloir réduire la politique à la morale, comme si elle n’avait affaire
qu’au bien, à la vertu, au désintéressement. A nouveau, c’est le contraire qui est vrai. Si la morale
régnait, on n’aurait pas besoin de police, de tribunaux, d’armée : on n’aurait pas besoin d’Etat ni
donc de politique ! Compter sur la morale pour vaincre la misère ou l’exclusion, c’est évidemment
se raconter des histoires. La politique n’est pas le contraire de l’égoïsme (ce qu’est la morale) mais
son expression collective et conflictuelle : il s’agit d’être égoïstes ensemble, puisque tel est notre
lot, et le plus efficacement possible. Comment ? En organisant des convergences d’intérêts, et c’est
ce qu’on appelle la solidarité (par différence avec la générosité, qui suppose au contraire le
désintéressement).
Générosité : vertu morale. Solidarité : vertu politique. La grande affaire de l’Etat, c’est la
régulation et la socialisation des égoïsmes. C’est pourquoi il est nécessaire. C’est pourquoi il est
irremplaçable. La politique n’est pas le règne de la morale, du devoir, des bons sentiments… Elle
est le règne des rapports de forces et d’opinions, des intérêts et des conflits d’intérêts. C’est un
égoïsme intelligent et socialisé. Cela non seulement ne la condamne pas, mais la justifie : puisque
nous sommes tous égoïstes, autant l’être ensemble et intelligemment ! Qui ne voit que la recherche
patiente et organisée de l’intérêt commun, ou de ce qu’on croit tel, vaut mieux, pour presque tous,
que l’affrontement ou le désordre généralisés ? Que ce soit aussi moralement justifié, c’est une
évidence, qui montre que morale et politique, dans leur visée, ne s’opposent pas. Mais que la morale
ne suffise pas à l’obtenir, c’est une autre évidence, qui montre que morale et politique ne sauraient
non plus se confondre.
La morale, dans son principe, est désintéressée ; aucune politique ne l’est.
La morale est universelle, ou se veut telle ; toute politique est particulière.
La morale est solitaire (elle ne vaut qu’à la première personne) ; toute politique est collective.
C’est pourquoi la morale ne saurait tenir lieu de politique, pas plus que la politique de morale :
nous avons besoin des deux, et de la différence entre les deux !

Quant à ceux qui font de la politique leur métier, il faut leur savoir gré des efforts qu’ils
consacrent au bien commun, sans trop s’illusionner pourtant sur leur compétence ni sur leur vertu :
la vigilance fait partie des droits de l’homme, et des devoirs du citoyen.

3
2 – Thomas Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, 1642, Traduit
par Samuel Sorbière (extraits)

Chap. I. De l’état des hommes hors de la assemblage, il n'y a pourtant pas de solide
société civile. amitié comme vous voyez dans le palais, où
II. La plupart de ceux qui ont écrit diverses personnes concourent, et qui s'entre-
touchant les républiques, supposent ou craignent plus qu'elles ne s'entr'aiment ; d'où
demandent, comme une chose qui ne leur doit naissent bien quelquefois des factions, mais
pas être refusée, que l'homme est un animal d'où il ne se tire jamais de la bienveillance. Si
politique, [en grec dans le texte] selon le les assemblées se forment à cause du
langage des Grecs, né avec une certaine divertissement qu'on y reçoit, remarquez-y, je
disposition naturelle à la société. Sur ce vous prie, comme chacun se plaît surtout aux
fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ; choses qui font rire ; et cela sans doute afin
de sorte que pour la conservation de la paix, et qu'il puisse (telle étant à mon avis la nature du
pour la conduite de tout le genre humain, il ne ridicule) avoir davantage de complaisance
faut plus rien sinon que les hommes pour ses belles qualités, par la comparaison
s'accordent et conviennent de l'observation de qu'il en fait avec les défauts et les infirmités
certains pactes et conditions, auxquelles alors de quelque autre de la troupe. Mais bien que
ils donnent le titre de lois. Cet axiome, cette petite satisfaction soit assez souvent fort
quoique reçu si communément, ne laisse pas innocente, il en est pourtant manifeste que
d'être faux, et l'erreur vient d'une trop légère ceux qui la goûtent se plaisent à la gloire,
contemplation de la nature humaine. Car si plutôt qu'à la société en laquelle ils la
l'on considère de plus près les causes pour trouvent. Au reste, en ces assemblées-là, on
lesquelles les hommes s'assemblent, et se picote les absents, on examine toute leur vie,
plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra toutes leurs actions sont mises sur le tapis, on
bientôt que cela n'arrive que par accident, et en fait des sujets de raillerie, on épluche leurs
non pas par une disposition nécessaire de la paroles, on en juge, et on les condamne avec
nature. En effet, si les hommes s'entr'aimaient beaucoup de liberté. Ceux qui sont de ce
naturellement, c'est-à-dire, en tant concert ne sont pas épargnés, et dès qu'ils ont
qu'hommes, il n'y a aucune raison pourquoi tourné le dos, on les traite de la même sorte
chacun n'aimerait pas le premier venu, comme dont ils ont traité les autres : ce qui me fait
étant autant homme qu'un autre ; de ce côté- grandement approuver le conseil de celui qui
là, il n'y aurait aucune occasion d'user de se retirait toujours le dernier d'une compagnie.
choix et de préférence. Je ne sais aussi Ce sont là les véritables délices de la société.
pourquoi on converserait plus volontiers avec Nous nous y portons naturellement, c'est-à-
ceux en la société desquels on reçoit de dire, par les affections qui nous sont
l'honneur ou de l'utilité, qu'avec ceux qui la communes avec le reste des animaux, et n'en
rendent à quelque autre. Il en faut donc venir sommes détournés que par quelque dommage
là, que nous ne cherchons pas de compagnons qui nous en arrive, ou par les préceptes de la
par quelque instinct de la nature ; mais bien sagesse (dont plusieurs ne sont jamais
l'honneur et l'utilité qu'ils nous apportent ; capables) qui réfrène l'appétit du présent par
nous ne désirons des personnes avec qui nous la mémoire du passé. Hors de ces entretiens-
conversions, qu'à cause de ces deux avantages là, le discours de diverses personnes, qui y
qui nous en reviennent. On peut remarquer à sont fort éloquentes, devient froid et stérile.
quel dessein les hommes s'assemblent en ce S'il arrive à quelqu'un des assistants de
qu'ils font étant assemblés. Si c'est pour le raconter quelque petite histoire, et que l'un
commerce, l'intérêt propre est le fondement de d'entre eux parle de soi-même, chacun voudra
cette société ; et ce n'est pas pour le plaisir de faire le semblable. Si quelqu'un récite quelque
la compagnie, qu'on s'assemble, mais pour étrange aventure, vous n'entendrez de tous les
l'avancement de ses affaires particulières. S'il autres que des miracles, et on en forgera
y a du devoir ou de la civilité en cet plutôt que d'en manquer. Et pour ne pas

4
oublier en cet endroit ceux qui font profession grand et à estimer, qu'on a eu de propre
d'être plus sages que les autres, si c'est pour puissance, et moins d'assistance étrangère.
philosopher qu'on s'assemble ; autant Mais bien que les commodités de cette vie
d'hommes qu'il y aura dans un auditoire, ce puissent recevoir augmentation par
seront autant de docteurs. Il n'y en aura pas un l'assistance mutuelle que nous nous prêtons, il
qui ne se sente capable, et qui ne se veuille est pourtant certain qu'elles s'avancent
mêler d'enseigner les autres ; et de cette davantage par une domination absolue, que
concurrence naîtra une haine mutuelle, au lieu par la société ; d'où il s'ensuit, que si la crainte
d'une amitié réciproque. Il est donc évident était ôtée de parmi les hommes, ils se
par ces expériences, à ceux qui considèrent porteraient de leur nature plus avidement à la
attentivement les affaires humaines, que domination, qu'à la société. C'est donc une
toutes nos assemblées, pour si libres qu'elles chose tout avérée, que l'origine des plus
soient, ne se forment qu'à cause de la grandes et des plus durables sociétés, ne vient
nécessité que nous avons les uns des autres, point d'une réciproque bienveillance que les
ou du désir d'en tirer de la gloire ; si nous ne hommes se portent, mais d'une crainte
nous proposions de retirer quelque utilité, mutuelle qu'ils ont les uns des autres.
quelque estime, ou quelque honneur de nos
compagnons en leur société, nous vivrions * [Né avec une certaine disposition
peut-être aussi sauvages que les autres naturelle.] « Trouvant, comme nous faisons,
animaux les plus farouches. La même la société humaine déjà actuellement établie ;
conclusion se peut recueillir par un ne voyant personne qui vive hors d'elle : mais
raisonnement, sur les définitions de la bien que tous les hommes sont désireux de
volonté, du bien, de l'honneur, et de l'utile. compagnie et d'entretien ; il peut sembler que
Car puisque c'est volontairement que la je fais une lourde faute, et que je pose une
société est contractée, on y recherche l'objet pierre d'achoppement dès l'entrée de cette
de la volonté, c'est-à-dire, ce qui semble bon à doctrine civile à ceux qui prendront la peine
chacun de ceux qui y entrent. Or ce qui paraît de la lire, quand je dis que l'homme n'est pas
bon est agréable, et appartient à l'esprit ou à né avec une disposition naturelle à la société.
ses organes. Tout le plaisir de l'âme consiste Il faut donc que je m'explique plus nettement.
en la gloire (qui est une certaine bonne Il est vrai que selon la nature ce serait une
opinion qu'on a de soi-même) ou se rapporte à chose fâcheuse à l'homme, en tant qu'homme,
la gloire. Les autres plaisirs touchent les sens, c'est-à-dire, dès qu'il est né, de vivre dans une
ou ce qui y aboutit, et je les embrasse tous perpétuelle solitude. Car, et les enfants pour
sous le nom de l'utile. Je conclus donc vivre, et les plus avancés en âge pour mieux
derechef, que toutes les sociétés sont bâties vivre ont besoin de l'assistance des autres
sur le fondement de la gloire et des hommes. De sorte que je ne nie pas que la
commodités de la vie ; et qu'ainsi elles sont nature ne nous contraigne à désirer la
contractées par l'amour-propre, plutôt que par compagnie de nos semblables. Mais les
une forte inclination que nous ayons pour nos sociétés civiles ne sont pas de simples
semblables. Cependant il y a cette remarque à assemblées, où il n'y ait qu'un concours de
faire, qu'une société fondée sur la gloire ne plusieurs animaux de même espèce : elles
peut être ni de beaucoup de personnes, ni de sont outre cela des alliances et des ligues
longue durée ; parce que la gloire, de même soutenues par des articles qu'on a dressées et
que l'honneur, si elle se communique à tous cimentées par une fidélité qu'on s'est promise.
sans exception, elle ne se communique à La force de ces pactes est ignorée des enfants
personne ; la raison en est, que la gloire et des idiots ; et leur utilité n'est pas connue
dépend de la comparaison avec quelque autre, de ceux qui n'ont point éprouvé les
et de la prééminence qu'on a sur lui ; et incommodités que le défaut de société
comme la communauté de l'honneur ne donne entraîne. D'où vient que ni ceux-là ne peuvent
à personne occasion de se glorifier, le secours point contracter de société, parce qu'ils ne
d'autrui qu'on a reçu pour monter à la gloire savent ce que c'est ; ni ceux-ci ne se soucient
en diminue le prix. Car on est d'autant plus point de la contracter, parce qu'ils en ignorent

5
les avantages. Et de là il appert que, puisque crainte, quand ils n'ont pas d'autre moyen de
les hommes sont enfants lorsqu'ils naissent ; pourvoir à leur sûreté ; le plus souvent ils
ils ne peuvent pas être nés capables de société prennent des armes défensives. De sorte que
civile ; et que plusieurs (ou peut-être la selon l'équipage auquel on les rencontre, on
plupart) par maladie d'esprit, ou par faute de peut juger de l'état de leur âme, et quelle place
discipline, en demeurent incapables toute leur y occupe cette lâche passion. En un moi, soit
vie. Cependant les uns et les autres, les qu'on en vienne aux mains, ou que d'un
enfants et les adultes, ne laissent pas de commun accord on quitte les armes, la
participer à la nature humaine. Ce n'est donc victoire ou le consentement des parties
pas la nature, mais la discipline qui rend forment la société civile, et je trouve en l'un et
l'homme propre à la société. D'ailleurs encore en l'autre qu'il y a quelque mélange de cette
que l'homme désirât naturellement la société, crainte réciproque. »
il ne s'ensuivrait pas qu'il fût né sociable, je III. La cause de la crainte mutuelle dépend
veux dire, avec toutes les conditions requises en partie de l'égalité naturelle de tous les
pour la contracter : il y a loin d'un mouvement hommes, en partie de la réciproque volonté
de désir, à une solide capacité de quelque qu'ils ont de nuire. Ce qui fait que ni nous ne
chose. Ceux-là mêmes dont l'orgueil ne pouvons attendre des autres, ni nous procurer
daigne pas de recevoir les justes conditions, à nous-mêmes quelque sûreté. Car si nous
sans lesquelles la société ne saurait être considérons des hommes faits, et prenons
établie, ne laissent pas de la désirer, et de garde à la fragilité de la structure du corps
porter quelques-unes de Leurs pensées à ce humain (sous les ruines duquel toutes les
d'où le dérèglement de leur passion les facultés, la force, et la sagesse, qui nous
éloigne. » accompagnent demeurent accablées) et
combien aisé il est au plus faible de tuer
Remarque : l'homme du monde le plus robuste, il ne nous
restera point de sujet de nous fier à nos forces,
* [Mais d'une crainte mutuelle.] « comme si la nature nous avait donné par là
On m'a fait cette objection, que tant s'en faut quelque supériorité sur les autres. Ceux-là
que les hommes pussent contracter par la sont égaux, qui peuvent choses égales. Or
crainte mutuelle une société civile, qu'au ceux qui peuvent ce qu'il y a de plus grand et
contraire s'ils s'entre-craignaient ainsi, ils de pire, à savoir ôter la vie, peuvent choses
n'eussent pu supporter la vue des uns des égales. Tous les hommes donc sont
autres. Il me semble que ces messieurs naturellement égaux. L'inégalité qui règne
confondent la crainte avec la terreur et maintenant a été introduite par la loi civile.
l'aversion. De moi, je n'entends, par ce IV. La volonté de nuire en l'état de nature
premier terme, qu'une nue appréhension ou est aussi en tous les hommes : mais elle ne
prévoyance d'un mal à venir. Et je n'estime procède pas toujours d'une même cause, et
pas que la fuite seule soit un effet de la n'est pas toujours également blâmable. Il y en
crainte : mais aussi le soupçon, la défiance, la a qui, reconnaissant notre égalité naturelle,
précaution, et même je trouve qu'il y a de la permettent aux autres tout ce qu'ils se
peur en tout ce dont on se prémunit et se permettent à eux-mêmes ; et c'est là vraiment
fortifie contre la crainte. Quand on va se un effet de modestie et de juste estimation de
coucher, on ferme les portes ; quand on ses forces. Il y en a d'autres qui, s'attribuant
voyage, on prend une épée, à cause qu'on une certaine supériorité, veulent que tout leur
craint les voleurs. Les républiques mettent des soit permis, et que tout l'honneur leur
garnisons sur leurs frontières ; les villes ont appartienne : en quoi ils font paraître leur
accoutumé de se fermer de fortes murailles arrogance. En ceux-ci donc la volonté de
contre leurs voisins. Les plus puissantes nuire naît d'une vaine gloire, et d'une fausse
armées, et prêtes à combattre, traitent estimation de ses forces. En ceux-là elle
quelquefois de la paix par une crainte procède d'une nécessité inévitable de défendre
réciproque qui arrête leur furie. Les hommes son bien et sa liberté contre l'insolence de ces
se cachent dans les ténèbres, ou s'enfuient de derniers.

6
V. D'ailleurs, comme de tout temps, les conservation de celui qui la souhaite (au
hommes ont disputé avec beaucoup de chaleur précédent article, j'ai montré que chacun est
de la gloire de l'esprit, il faut nécessairement juge compétent de ce qui lui est vraiment
que, de cette contention, naissent de très utile ; de sorte qu'il faut tenir pour nécessaire
grandes discordes. En effet, c'est une chose tout ce qu'il juge tel) et que, par l'art. VII, on
fort déplaisante de souffrir de la contradiction, a, et on fait par droit de nature tout ce qui
et c'est fâcher quelqu'un que de ne prêter pas contribue à sa propre défense, et à la
son consentement à ce qu'il dit. Car en n'étant conservation de ses membres, il s'ensuit, dis-
pas de son avis, on l'accuse tacitement je, qu'en l'état de nature, chacun a droit de
d'erreur, et en le choquant à tout propos, cela faire et de posséder tout ce qu'il lui plaît. D'où
vaut autant que si on l'accusait tout haut d'être vient ce commun dire, que la Nature a donné
un impertinent. Cela est manifeste dans les toutes choses à tous : et d'où il se recueille,
guerres de diverses sectes d'une religion, et qu'en l'état de nature, l'utilité est la règle du
dans les diverses factions d'une même droit. […]
république, qui sont les plus cruelles de toutes XIII. Si vous considérez, dis-je,
celles qui se font, et où il ne s'agit que de la attentivement ces deux choses, vous
vérité des doctrines, et de la prudence m'avouerez sans doute que l'état naturel des
politique. Le plus grand plaisir, et la plus hommes, avant qu'ils eussent formé des
parfaite allégresse qui arrive à l'esprit, lui sociétés, était une guerre perpétuelle, et non
vient de ce qu'il en voit d'autres au-dessous de seulement cela, mais une guerre de tous
soi, avec lesquels se comparant, il a une contre tous. Car qu'est autre chose la guerre
occasion d'entrer en une bonne estime de soi- que cette saison pendant laquelle on déclare
même. Or, dans cette complaisance, il est de paroles et d'effet la volonté qu'on a de
presque impossible qu'il ne s'engendre de la combattre ? Le reste du temps est ce qu'on
haine, ou que le mépris n'éclate par quelque nomme la paix.
risée, quelque parole, quelque geste, ou XIV. Or il est aisé de juger combien la
quelque autre signe ; ce qui cause le plus guerre est mal propre à la conservation du
sensible de tous les déplaisirs, et l'âme ne genre humain, ou même de quelque homme
reçoit point de blessure qui lui excite une plus que ce soit en particulier. Mais cette guerre
forte passion de vengeance. doit être naturellement d'une éternelle durée
VI. Mais la plus ordinaire cause qui invite en laquelle il n'y a pas à espérer, à cause de
les hommes au désir de s'offenser, et de se l'égalité des combattants, qu'aucune victoire la
nuire les uns aux autres est, que plusieurs finisse : car les vainqueurs se trouvent
recherchant en même temps une même chose, toujours enveloppés dans de nouveaux
il arrive fort souvent qu'ils ne peuvent pas la dangers, et c'est une merveille de voir mourir
posséder en commun, et qu'elle ne peut pas un vaillant homme chargé d'années et accablé
être divisée. Alors il faut que le plus fort de vieillesse. Nous avons en ce siècle un
l'emporte, et c'est au sort du combat à décider exemple de ce que je dis chez les
la question de la vaillance. […] Américains ; et dans les âges passés, nous en
X. D'ailleurs la nature a donné à chacun de avons eu chez les autres nations, qui
nous égal droit sur toutes choses. Je veux dire maintenant sont civilisées et florissantes, mais
que dans un état purement naturel, * et avant qui alors étaient en petit nombre, sauvages,
que les hommes se fussent mutuellement pauvres, hideuses, et privées de ces ornements
attachés les uns aux autres par certaines et de ces avantages que la paix et la société
conventions, il était permis à chacun de faire apportent à ceux qui les cultivent. Celui qui
tout ce que bon lui semblait contre qui que ce estimerait qu'il faut demeurer en cet état
fût, et chacun pouvait posséder, se servir, et auquel toutes choses sont permises à tous, se
jouir de tout ce qui lui plaisait. Or, parce que, contredirait soi-même : car chacun désire par
lorsqu'on veut quelque chose, dès là, elle une nécessité naturelle ce qui lui est bon, et il
semble bonne, et que ce qu'on la désire est n'y a personne qui puisse estimer que cette
une marque de sa véritable nécessité, ou une guerre de tous contre tous, attachée
preuve vraisemblable de son utilité à la nécessairement à l'état naturel, soit une bonne

7
chose. Ce qui fait que, par une crainte sa propre conservation, ce que je dirais en
mutuelle, nous désirons de sortir d'un état si autres termes, où le droit du glaive privé est
incommode, et recherchons la société ; en ôté) il faut qu'il y ait une certaine personne
laquelle s'il faut avoir de guerre, du moins elle qui possède une puissance suprême, la plus
n'est pas sans secours, ni de tous contre tous. haute que les hommes puissent
[…] raisonnablement conférer et même qu'ils
puissent recevoir. Or, cette sorte d'autorité est
Chap. V. Des causes et comment se sont celle qu'on nomme absolue ; car celui qui a
formées les sociétés civiles. soumis sa volonté à la volonté de l'État, en
XII. J'ai montré assez clairement, par ce sorte qu'il peut faire toutes choses
que je viens de dire, comment et par quels impunément, et sans commettre d'injustice,
degrés c'est, que plusieurs personnes sont établir des lois, juger les procès, punir les
passées de l'état de nature en la société civile, crimes, se servir, ainsi que bon lui semble, des
et ont formé un corps de république pour leur forces et des moyens d'autrui ; de vrai, il lui a
conservation commune, et cela par une crainte donné le plus grand empire qu'il soit possible
mutuelle qu'ils ont eue les uns des autres. Au de donner. Je pourrais confirmer cela par
reste ceux que la crainte fait soumettre, ou ils l'expérience de toutes les républiques
se rangent sous la puissance de celui qu'ils anciennes et modernes. Car, encore qu'on
craignent, ou sous celle de quelque autre doute quelquefois quel homme ou quelle
duquel ils espèrent la protection. La première assemblée c'est, qui a dans un État la
façon se pratique par ceux qui sont vaincus en puissance souveraine, si est-ce qu'elle est
guerre, qui se rendent à leurs ennemis, afin de toujours employée, hormis en temps de
sauver leur vie ; et l'autre par ceux qui ne sont sédition et de guerre civile, où cette puissance
pas encore vaincus, mais qui craignent de est divisée. J'ai souvent remarqué que les
l'être. En la première sorte, l'origine de la séditieux qui déclament contre la puissance
société est purement naturelle, comme ce sont absolue, ne se mettent point tant en peine pour
les forces naturelles qui réduisent les plus l'abolir, que pour la transférer à quelques
faibles aux termes de l'obéissance. Mais en autres personnes. Car, s'ils voulaient l'ôter
l'autre, la société se contracte par un dessein tout à fait, ils détruiraient entièrement la
formé par la prévoyance et du consentement société civile, et rappelleraient la première
des parties. D'où naissent deux différentes confusion de toutes choses. Ce droit absolu du
espèces de domination, l'une naturelle, souverain demande une obéissance des sujets
comme la paternelle et despotique (selon les telle qu'il est nécessaire au gouvernement de
termes de l'École), et l'autre instituée et l'État, c'est-à-dire, telle que ce ne soit pas en
politique. En celle-là, le souverain s'acquiert vain qu'on ait donné à celui qui commande la
des sujets tels qu'il lui plaît. En celle-ci, les puissance souveraine. Je nommerais
sujets établissent un souverain à leur fantaisie, volontiers cette obéissance, bien qu'en
tantôt un homme seul, tantôt un conseil de certaines occurrences elle puisse justement
plusieurs têtes, qui dispose de toutes choses être refusée, néanmoins à cause qu'elle ne
avec une puissance suprême. Je traiterai en peut pas être rendue plus entière, une
premier lieu de l'État qui est d'institution obéissance simple. L'obligation qu'on a à la
particulière et puis je viendrai à celui qui est rendre ne vient pas immédiatement de cette
établi par l'ordre de la nature. […] convention par laquelle nous avons transporté
tous nos droits à la ville d'où nous sommes
Chap. VI. Du droit de cette assemblée, citoyens, mais médiatement, à cause que, sans
ou de cet homme seul, qui exerce une l'obéissance, le droit d'empire serait inutile, et
puissance souveraine dans la société civile. par conséquent sans elle la société n'eût pas
XIII. Les raisonnements que j'ai formés été formée. C'est autre chose, si je dis que je
jusqu'ici, montrent très évidemment qu'en une vous donne la puissance de commander tout
cité parfaite, (c'est-à-dire en un État bien ce qu'il vous plaira ; et si je promets que je
policé, où aucun particulier n'a le droit de se ferai tout ce que vous commanderez : car vous
servir de ses forces comme il lui plaira pour me pourriez commander telle chose, que

8
j'aimerais mieux mourir que la faire. Comme enfant ne doit point exécuter à mort son père,
donc personne n'est obligé de consentir à sa encore qu'il soit coupable, et condamné par
mort, moins encore est-il tenu de vouloir ce les lois ; car il s'en trouvera assez d'autres qui
qui lui semble pire que la mort même. Si vous feront cet office ; et un homme d'honneur
me commandiez de me tuer, je ne serais pas mourra plutôt que de vivre infâme, et haï
tenu à vous obéir, quelque puissance que je comme le bourreau de celui qui l'avait mis au
vous aie donnée ; et encore que je refuse, monde. Il y a une infinité de cas semblables,
votre empire n'en est pas moins absolu : car où l'on peut refuser d'obéir, sans contrevenir
vous en trouverez assez d'autres qui pourtant à la puissance absolue : car en tous
exécuteront votre sentence ; outre que je ceux qu'on peut alléguer, on n'ôte pas au
n'avais pas promis de vous obéir en ce que je souverain le pouvoir de faire mourir ceux qui
vous refuse. De même, si le souverain lui désobéissent. Mais celui qui en use, bien
commande à quelqu'un qu'il le tue, cet autre qu'il se serve du droit qu'on lui a donné, ne
ne doit pas lui obéir, pour ce qu'il n'est pas laisse pas d'exercer une cruauté, de s'écarter
concevable qu'il se fût obligé à cela en se du bon sens, de contrevenir aux lois de nature
soumettant à lui. Pareillement, je dis qu'un et de pécher devant Dieu.
3 – Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1762, in Œuvres complètes, Tome
III, Paris, Editions Gallimard, 1964, pp. 360-362 (Chapitre VI – Livre I).

Je suppose les hommes parvenus à ce point Les clauses de ce contrat sont tellement
où les obstacles qui nuisent à leur déterminées par la nature de l'acte, que la
conservation dans l'état de nature l'emportent, moindre modification les rendrait vaines et de
par leur résistance, sur les forces que chaque nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient
individu peut employer pour se maintenir peut-être jamais été formellement énoncées,
dans cet état. Alors cet état primitif ne peut elles sont partout les mêmes, partout
plus subsister ; et le genre humain périrait s'il tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce
ne changeait de manière d'être. que, le pacte social étant violé, chacun rentre
Or, comme les hommes ne peuvent alors dans ses premiers droits, et reprenne sa
engendrer de nouvelles forces, mais liberté naturelle, en perdant la liberté
seulement unir et diriger celles qui existent, conventionnelle pour laquelle il y renonça.
ils n'ont plus d'autre moyen, pour se Ces clauses, bien entendues, se réduisent
conserver, que de former par agrégation une toutes à une seule - savoir, l'aliénation totale
somme de forces qui puisse l'emporter sur la de chaque associé avec tous ses droits à toute
résistance, de les mettre en jeu par un seul la communauté : car, premièrement, chacun se
mobile et de les faire agir de concert. donnant tout entier, la condition est égale
Cette somme de forces ne peut naître que pour tous ; et la condition étant égale pour
du concours de plusieurs ; mais la force et la tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux
liberté de chaque homme étant les premiers autres.
instruments de sa conservation, comment les De plus, l'aliénation se faisant sans réserve,
engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et
soins qu'il se doit ? Cette difficulté, ramenée à nul associé n'a plus rien à réclamer : car, s'il
mon sujet, peut s'énoncer en ces termes : restait quelques droits aux particuliers,
« Trouver une forme d'association qui comme il n'y aurait aucun supérieur commun
défende et protège de toute la force commune qui pût prononcer entre eux et le public,
la personne et les biens de chaque associé, et chacun, étant en quelque point son propre
par laquelle chacun, s'unissant à tous, juge, prétendrait bientôt l'être en tous ; l'état
n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste de nature subsisterait, et l'association
aussi libre qu'auparavant. » Tel est le deviendrait nécessairement tyrannique ou
problème fondamental dont le Contrat social vaine.
donne la solution. Enfin, chacun se donnant à tous ne se
donne à personne ; et comme il n'y a pas un

9
associé sur lequel on n'acquière le même droit même acte son unité, son moi commun, sa vie
qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent et sa volonté. Cette personne publique, qui se
de tout ce qu'on perd, et plus de force pour forme ainsi par l'union de toutes les autres,
conserver ce qu'on a. prenait autrefois le nom de cité (a), et prend
Si donc on écarte du pacte social ce qui maintenant celui de république ou de corps
n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se politique, lequel est appelé par ses membres
réduit aux termes suivants : "Chacun de nous État quand il est passif, souverain quand il est
met en commun sa personne et toute sa actif, puissance en le comparant à ses
puissance sous la suprême direction de la semblables. À l'égard des associés, ils
volonté générale ; et nous recevons encore prennent collectivement le nom de peuple, et
chaque membre comme partie indivisible du s'appellent en particulier citoyens, comme
tout." participant à l'autorité souveraine, et sujets,
A l'instant, au lieu de la personne comme soumis aux lois de l'État. Mais ces
particulière de chaque contractant, cet acte termes se confondent souvent et se prennent
d'association produit un corps moral et l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir
collectif, composé d'autant de membres que distinguer quand ils sont employés dans toute
l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce leur précision.

10
4 – John Locke, Second traité du gouvernement civil, 1690

De l’état de nature.
4. Pour bien entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connaître sa véritable origine, il
faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C'est un état de parfaite liberté,
un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun
autre homme, ils peuvent faire ce qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs
personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes de la loi de la
Nature1.
Cet état est aussi un état d'égalité ; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque,
un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est très évident que des créatures d'une même
espèce et d'un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la
nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles sans nulle
subordination ou sujétion, à moins que le seigneur et le maître des créatures n'ait établi, par quelque
manifeste déclaration de sa volonté, quelques-unes sur les autres, et leur ait conféré, par une
évidente et claire ordonnance, un droit irréfragable à la domination et à la souveraineté. […]
6. Cependant, quoique l'état de nature soit un état de liberté, ce n'est nullement un état de licence.
Certainement, un homme, en cet état, a une liberté incontestable, par laquelle il peut disposer
comme il veut, de sa personne ou de ce qu'il possède : mais il n'a pas la liberté et le droit de se
détruire lui-même2, non plus que de faire tort à aucune autre personne, ou de la troubler dans ce
dont elle jouit, il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage, que sa propre
conservation demande de lui. L'état de nature a la loi de la nature, qui doit le régler, et à laquelle
chacun est obligé de se soumettre et d'obéir : la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes,
s'ils veulent bien la consulter, qu'étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par
rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien : car, les hommes étant tous l'ouvrage d'un
ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d'un souverain maître, placés dans le monde
par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage doit durer autant qu'il lui
plait, non autant qu'il plait à un autre. Et étant doués des mêmes facultés dans la communauté de
nature, on ne peut supposer aucune subordination entre nous, qui puisse nous autoriser à nous
détruire les uns les autres, comme si nous étions faits pour les usages les uns des autres, de la même
manière que les créatures d'un rang inférieur au nôtre, sont faites pour notre usage. Chacun donc est
obligé de se conserver lui-même, et de ne quitter point volontairement son poste * pour parler ainsi.
Et lorsque sa propre conservation n'est point en danger, il doit, selon ses forces, conserver le
reste des hommes, et à moins que ce ne soit pour faire justice de quelque coupable 3, il ne doit jamais
ôter la vie à un autre, ou préjudicier à ce qui tend à la conservation de sa vie, par exemple, à sa
liberté, à sa santé, à ses membres, à ses biens.
7. Mais, afin que personne n'entreprenne d'envahir les droits d'autrui, et de faire tort à son
prochain ; et que les lois de la nature, qui a pour but la tranquillité et la conservation du genre
humain, soient observées, la nature a mis chacun en droit, dans cet état, de punir la violation de ses
lois, mais dans un degré qui puisse empêcher qu'on ne les viole plus. Les lois de la nature, aussi
bien que toutes les autres lois, qui regardent les hommes en ce monde, seraient entièrement inutiles,
si personne, dans l'état de nature, n'avait le pouvoir de les faire exécuter, de protéger et conserver
l'innocent, et de réprimer ceux qui lui font tort. Que si dans cet état, un homme en peut punir un
autre à cause de quelque mal qu'il aura fait ; chacun peut pratiquer la même chose. Car en cet état de
parfaite égalité, dans lequel naturellement nul n'a de supériorité, ni de juridiction sur un autre, ce
1 Restriction nécessaire, à laquelle il faut bien faire attention.
2 C'est ce que lui défendent les bornes de la Loi de la nature dans lesquelles il doit se tenir par la raison qui suit, qu'il
doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage que sa propre conservation exige de lui; parce qu'il est l'ouvrage
du Tout-Puissant qui doit durer autant qu'il lui plain, et non autant qu'il plait à l'ouvrage. Ce sentiment est si général
dans les hommes, que les lois civiles, qui ont succédé à celles de la nature, sur lesquelles elles sont fondées,
défendaient, chez les Hébreux, d'accorder les honneurs de la sépulture à ceux qui se tuaient eux-mêmes.
3 Ceci doit s'entendre de l'état de nature seulement, comme l'explique l'Auteur dans le § suivant.

11
qu'un peut faire, en vertu des lois de la nature, tout autre doit avoir nécessairement le droit de le
pratiquer.
8. Ainsi, dans l'état de nature, chacun a, à cet égard, un pouvoir incontestable sur un autre. Ce
pouvoir néanmoins n'est pas absolu et arbitraire, en sorte que lorsqu'on a entre ses mains un
coupable, l'on ait droit de le punir par passion et de s'abandonner à tous les mouvements, à toutes
les fureurs d'un cœur irrité et vindicatif. Tout ce qu'il est permis de faire en cette rencontre, c'est de
lui infliger les peines que la raison tranquille et la pure conscience dictent et ordonnent
naturellement, peines proportionnées à sa faute, et qui ne tendent qu'à réparer le dommage qui a été
causé, et qu'à empêcher qu'il n'en arrive un semblable à l'avenir. En effet, ce sont les deux seules
raisons qui peuvent rendre légitime le mal qu'on fait à un autre, et que nous appelons punition.
Quand quelqu'un viole les lois de la nature, il déclare, par cela même, qu'il se conduit par d'autres
règles que celles de la raison et de la commune équité, qui est la mesure que Dieu a établie pour les
actions des hommes, afin de procurer leur mutuelle sûreté, et dès lors il devient dangereux au genre
humain ; puisque le lien formé des mains du Tout-Puissant pour empêcher que personne ne reçoive
de dommage, et qu'on n'use envers autrui d'aucune violence, est rompu et foulé aux pieds par un tel
homme. De sorte que sa conduite offensant toute la nature humaine, et étant contraire à cette
tranquillité et à cette sûreté à laquelle il a été pourvu par les lois de la nature, chacun, par le droit
qu'il a de conserver le genre humain, peut réprimer, ou, s'il est nécessaire, détruire ce qui lui est
nuisible ; en un mot, chacun peut infliger à une personne qui a enfreint ces lois, des peines qui
soient capables de produire en lui du repentir et lui inspirer une crainte, qui l'empêchent d'agir une
autre fois de la même manière, et qui même fassent voir aux autres un exemple qui les détourne
d'une conduite pareille à celle qui les lui a attirées. En cette occasion donc, et sur ce fondement 4,
chacun a droit de punir les coupables, et d'exécuter les lois de la nature. […]

Du commencement des sociétés politiques.


95. Les hommes, ainsi qu'il a été dit, étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul
ne peut être tiré de cet état, et être soumis au pouvoir politique d'autrui, sans son propre
consentement, par lequel il peut convenir, avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir en société
pour leur conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de Mur vie, pour jouir
paisiblement de ce qui leur appartient en propre, et être mieux à l'abri des insultes de ceux qui
voudraient leur nuire et leur faire du mal. Un certain nombre de personnes sont en droit d'en user de
la sorte, à cause que cela ne fait nul tort à la liberté du reste des hommes, qui sont laissés dans la
liberté de l'état de nature. Quand un certain nombre de personnes sont convenues ainsi de former
une communauté et un gouvernement, ils sont par là en même temps incorporés, et composent un
seul corps politique, dans lequel le plus grand nombre a droit de conclure et d'agir.
96. Car lorsqu'un certain nombre d'hommes ont, par le consentement de chaque individu, formé
une communauté, ils ont par là fait de cette communauté, un corps qui a le pouvoir d'agir comme un
corps doit faire, c'est-à-dire, de suivre la volonté et la détermination du plus grand nombre ; ainsi
une société est bien formée par le consentement de chaque individu ; mais cette société étant alors
un corps, il faut que ce corps se meuve de quelque manière : or, il est nécessaire qu'il se meuve du
côté où le pousse et l'entraîne la plus grande force, qui est le consentement du plus grand nombre ;
autrement il serait absolument impossible qu'il agit ou continuât à être un corps et une société,
comme le consentement de chaque particulier, qui s'y est joint et uni, a voulu qu'il fût : chacun donc
est obligé, par ce consentement-là, de se conformer à ce que le plus grand nombre conclut et résout.
Aussi voyons-nous que dans les assemblées qui ont été autorisées par des lois positives, et qui ont
reçu de ces lois le pouvoir d'agir, quoiqu'il arrive que le nombre ne soit pas déterminé pour conclure
un point, ce que fait et conclut le plus grand nombre, est considéré comme étant fait et conclu par
tous ; les lois de la nature et de la raison dictant que la chose doit se pratiquer et être regardée de la
sorte. […]

4Cette restriction est encore nécessaire : et on doit y faire bien attention, en se souvenant que c'est ce que dictent les lois
de la nature, dans l'état de nature.

12
99. Quiconque donc sort de l'état de nature, pour entrer dans une société, doit être regardé
comme ayant remis tout le pouvoir nécessaire, aux fins pour lesquelles il y est entré, entre les mains
du plus grand nombre des membres, à moins que ceux qui se sont joints pour composer un corps
politique, ne soient convenus expressément d'un plus grand nombre. Un homme qui s'est joint à une
société, a remis et donné ce pouvoir dont il s'agit, en consentant simplement de s'unir à une société
politique, laquelle contient en elle-même toute la convention, qui est ou qui doit être, entre des
particuliers qui se joignent pour former une communauté. Tellement que ce qui a donné naissance à
une société politique, et qui l'a établie, n'est autre chose que le consentement d'un certain nombre
d'hommes libres, capables d'être représentés par le plus grand nombre d'eux, et c'est cela, et cela
seul qui peut avoir donné commencement dans le monde à un gouvernement légitime. […]
119. Chacun étant naturellement libre, ainsi qu'il a été montré, et rien n'étant capable de le mettre
sous la sujétion d'aucun autre pouvoir sur la terre, que son propre consentement, il faut considérer
en quoi consiste cette déclaration suffisante du consentement d'un homme, pour le rendre sujet aux
lois de quelque Gouvernement. On distingue communément entre un consentement exprès et un
consentement tacite, et cette distinction fait à notre sujet. Personne ne doutera, je pense, que le
consentement exprès de quelqu'un, qui entre dans une société, ne le rende parfait membre de cette
société-là, et sujet du gouvernement auquel il s'est soumis. La difficulté est de savoir ce qui doit être
regardé comme un consentement tacite, et jusqu'où il oblige et lie, c'est-à-dire, jusqu'où quelqu'un
peut être censé avoir consenti et s'être soumis à un gouvernement, quoiqu'il n'ait pas proféré une
seule parole sur ce sujet. Je dis que tout homme qui a quelque possession, qui jouit de quelque terre
et de quelque bien qui est de la domination d'un gouvernement, donne par-là son consentement
tacite, et est obligé d'obéir aux lois de ce gouvernement, tant qu'il jouit des biens qui y sont
renfermés, autant que puisse l'être aucun de ceux qui s'y trouvent soumis. Si ce qu'il possède est une
terre, qui lui appartienne et à ses héritiers, ou une maison où il n'ait à loger qu'une semaine, ou s'il
voyage simplement et librement dans les grands chemins ; en un mot, s'il est sur le territoire d'un
gouvernement, il doit être regardé comme ayant donné son consentement tacite, et comme s'étant
soumis aux lois de ce gouvernement-là. […]

Des fins de la société politique et du Gouvernement.


123. Si l'homme, dans l'état de nature, est aussi libre que j'ai dit, s'il est le seigneur absolu de sa
personne et de ses possessions, égal au plus grand et sujet à personne ; pourquoi se dépouille-t-il de
sa liberté et de cet empire, pourquoi se soumet-il à la domination et à l'inspection de quelque autre
pouvoir ? Il est aisé de répondre, qu'encore que, dans l'état de nature, l'homme ait un droit, tel que
nous avons posé, la jouissance de ce droit est pourtant fort incertaine et exposée sans cesse à
l'invasion d'autrui. Car, tous les hommes étant Rois, tous étant égaux et la plupart peu exacts
observateurs de l'équité et de la justice, la jouissance d'un bien propre, dans cet état, est mal assurée,
et ne peut guère être tranquille. C'est ce qui oblige les hommes de quitter cette condition, laquelle,
quelque libre qu'elle soit, est pleine de crainte, et exposée à de continuels dangers, et cela fait voir
que ce n'est pas sans raison qu'ils recherchent la société, et qu'ils souhaitent de se joindre avec
d'autres qui sont déjà unis ou qui ont dessein de s'unir et de composer un corps, pour la conservation
mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens ; choses que j'appelle, d'un nom général,
propriétés.
124. C'est pourquoi, la plus grande et la principale fin que se proposent les hommes, lorsqu'ils
s'unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c'est de conserver leurs propriétés,
pour la conservation desquelles bien des choses manquent dans l'état de nature.
Premièrement, il y manque des lois établies, connues, reçues et approuvées d'un commun
consentement, qui soient comme l'étendard du droit et du tort, de la justice et de l'injustice, et
comme une commune mesure capable de terminer les différents qui s'élèveraient. Car bien que les
lois de la nature soient claires et intelligibles à toutes les créatures raisonnables ; cependant, les
hommes étant poussés par l'intérêt aussi bien qu'ignorants à l'égard de ces lois, faute de les étudier,
ils ne sont guère disposés, lorsqu'il s'agit de quelque cas particulier qui les concerne, à considérer
les lois de la nature, comme des choses qu'ils sont très étroitement obligés d'observer.

13
125. En second lieu, dans l'état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et
qui ait l'autorité de terminer tous les différends, conformément aux lois établies. Car, dans cet état-
là, chacun étant juge et revêtu du pouvoir de faire exécuter les lois de la nature, et d'en punir les
infracteurs, et les hommes étant partiaux, principalement lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes et de leurs
intérêts, la passion et la vengeance sont fort propres à les porter bien loin, à les jeter dans de
funestes extrémités et à leur faire commettre bien des injustices ; ils sont fort ardents lorsqu'il s'agit
de ce qui les regarde, mais fort négligents et fort froids, lorsqu'il s'agit de ce qui concerne les
autres : ce qui est la source d'une infinité d'injustices et de désordres.
126. En troisième lieu, dans l'état de nature, il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable
d'appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l'exécuter. Ceux qui ont commis quelque crime,
emploient d'abord, lorsqu'ils peuvent, la force pour soutenir leur injustice ; et la résistance qu'ils
font rend quelquefois la punition dangereuse, et mortelle même a ceux qui entreprennent de la faire.
127. Ainsi, les hommes, nonobstant tous les privilèges de l'état de nature, ne laissant pas d'être
dans une fort fâcheuse condition tandis qu'ils demeurent dans cet état-là, sont vivement poussés à
vivre en société. De là vient que nous voyons rarement qu'un certain nombre de gens vivent quelque
temps ensemble, en cet état. Les inconvénients auxquels ils s'y trouvent exposés, par l'exercice
irrégulier et incertain du pouvoir que chacun a de punir les crimes des autres, les contraignent de
chercher dans les lois établies d'un gouvernement, un asile et la conservation de leurs propriétés.
C'est cela, c'est cela précisément, qui porte chacun à se défaire de si bon cœur du pouvoir qu'il a de
punir, à en commettre l'exercice à celui qui a été élu et destiné pour l'exercer, et à se soumettre à ces
règlements que la communauté ou ceux qui ont été autorisés par elle, auront trouvé bon de faire. Et
voilà proprement le droit original et la source, et du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi
bien que des sociétés et des gouvernements mêmes. […]
131. Cependant, quoique ceux qui entrent dans une société, remettent l'égalité, la liberté, et le
pouvoir qu'ils avaient dans l'état de nature, entre les mains de la société, afin que l'autorité
législative en dispose de la manière qu'elle trouvera bon, et que le bien de la société requerra ; ces
gens-là, néanmoins, en remettant ainsi leurs privilèges naturels, n'ayant d'autre intention que de
pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés (car, enfin, on ne saurait
supposer que des créatures raisonnables changent leur condition, dans l'intention d'en avoir une plus
mauvaise), le pouvoir de la société ou de l'autorité législative établie par eux, ne peut jamais être
supposé devoir s'étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir doit se réduire à
mettre en sûreté et à conserver les propriétés de chacun, en remédiant aux trois défauts, dont il a été
fait mention ci-dessus, et qui rendaient l'état de nature si dangereux et si incommode. Ainsi, qui que
ce soit qui a le pouvoir législatif ou souverain d'une communauté, est obligé de gouverner suivant
les lois établies et connues du peuple, non par des décrets arbitraires et formés sur-le-champ ;
d'établir des juges désintéressés et équitables qui décident les différends par ces lois ; d'employer les
forces de la communauté au-dedans, seulement pour faire exécuter ces lois, ou au-dehors pour
prévenir ou réprimer les injures étrangères, mettre la communauté à couvert des courses et des
invasions ; et en tout cela de ne se proposer d'autre fin que la tranquillité, la sûreté, le bien du
peuple.

14

Vous aimerez peut-être aussi