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Diplôme de Sciences Po Toulouse – 1e année

DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours de Cédric GROULIER
2023-2024 semestre
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Thème 1

La notion d’Etat
1

La France est un Etat. Cette affirmation semble d’une grande banalité, tant l’Etat constitue aujourd’hui la forme la plus répandue
d’organisation des sociétés humaines. On en compte en effet environ 200 dans le monde (on compte actuellement 193 Etats
membres à l’ONU et 206 comités nationaux olympiques au Comité international olympique – la FIFA reconnaît quant à elle 211
associations membres). Cependant, que recouvre exactement cette notion ? Quand apparaît-elle ? Quelles sont les caractéristiques
permettant de reconnaître l’existence d’un Etat ? Telles sont les questions abordées dans ce premier chapitre.

1. Les origines de l’Etat


L’apparition de l’Etat dans les sociétés humaines est difficile à dater. Plusieurs approches sont proposées.

1.1. L’approche philosophique des origines de l’Etat


On peut distinguer plusieurs thèses, qui ne sauraient bien sûr valoir explication scientifique des origines de l’Etat.

1.1.1. Les thèses consensualistes


Selon ces thèses, l’Etat serait le fruit d’un accord de volonté entre les hommes et les femmes qui vivaient jusque-là dans un
état de nature. Cet accord, diversement qualifié selon les auteurs de pacte ou encore de contrat, aurait été un moyen d’assurer la
sécurité de ces femmes et ces hommes et celle de leurs biens, et d’établir entre eux des relations pacifiées. Ils auraient donc
accepté de renoncer à l’état de nature pour constituer un Etat au sein duquel ils se seraient organisés en communauté politique et
se seraient soumis à un gouvernement commun.
Parmi ces thèses, déjà évoquées par Platon, on retient surtout celles avancées par les trois auteurs suivants, avec leurs approches
distinctes des raisons d’être de la création de l’Etat et du « visage » de ce dernier :
Jean-Jacques Rousseau
John Locke
Thomas Hobbes Discours sur l’origine et les
Essai sur le gouvernement civil fondements de l’inégalité parmi
Le Léviathan (1651)
(1690) les hommes (1756) et Du contrat
social (1762)
Caractéristiques de l’état de nature
Hostile / insécurité. « guerre de Parfaite liberté et égalité. Ne permet Liberté et égalité. Cependant, la
chacun contre chacun », règne de la cependant pas de garantir le droit de société pervertit l’homme en
loi du plus fort, « l’homme est un propriété (définie largement comme la introduisant l’idée de propriété, qui
loup pour l’homme » protection de la vie, des libertés et des engendre des inégalités.
biens des individus)

Finalités du « pacte fondateur » de l’Etat


Garantir la sécurité et la paix Garantir les droits et la propriété de Rétablir l’égalité qui n’est pas
sociale. Par le pacte, les hommes chacun contre les empiètements de assurée par la société civile,
renoncent à leur liberté naturelle, ses voisins. Pour ce faire il faut des lois inégalitaire. Le contrat social permet
l’Etat protecteur leur assurant, par la communes, donc un pouvoir politique, à chacun d’être citoyen et de
contrainte, sa protection. Approche donc un Etat. Approche utilitariste. participer à l’exercice de la
sécuritaire. souveraineté (adoption de lois
communes…). Approche égalitariste.

« Visage » de l’Etat instauré


Etat totalitaire, dénommé le Etat libéral. Le peuple a le droit de se Etat démocratique dans lequel le
Léviathan (monstre marin biblique rebeller contre l’Etat s’il ne remplit pas peuple est souverain, les citoyens
qui dévore les âmes). La conception sa mission (protéger les droits et égaux, le suffrage universel et la loi
de Hobbes a notamment inspiré les libertés individuels) et ne reste pas dans l’expression de la volonté générale.
expériences totalitaires du XXe siècle son périmètre « minimaliste »
(nazisme). (empiètements).

1.1.2. La thèse de l’évolution naturelle


La formation de l’Etat ne reposerait pas sur la volonté des hommes et des femmes mais serait la conséquence naturelle de
l’évolution de la société.
La tendance naturelle des groupes humains serait de s’organiser pour améliorer la vie de leur communauté : choix de dirigeants,
production de règles de vie, échanges ou commerce avec d’autres communautés, organisation d’une protection contre les ennemis,
etc. Cette organisation se serait sophistiquée jusqu’à prendre les traits de l’Etat.
Ce processus se nourrit d’évolutions lentes (formation et affirmation d’une identité nationale, expression de rapports de forces au
sein de la société, développement d’une économie…) mais aussi d’événements ponctuels (pacifiques : alliances, mariages… ; ou
violents : guerres, conquêtes…).
Selon les auteurs, l’Etat ainsi apparu peut être considéré comme une bonne chose tant il donne à la société un cadre lui permettant
de mieux s’organiser (ex. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, 1920), ou au contraire une institution
nuisible : pour Karl Marx, l’Etat est certes issu d’un processus naturel, mais il constitue aussi l’instrument par lequel la classe
dominante perpétue sa domination dans les rapports sociaux ; il doit donc disparaître à terme (Critique du droit politique hégélien,
1843).

1.2. L’approche historique des origines de l’Etat


L’Etat a permis l’institutionnalisation du pouvoir politique. Historiquement, le pouvoir politique était attaché à la personne
des gouvernants (anciens, chefs religieux, chefs militaires, chefs héréditaires…), et entrait dans leur patrimoine (conception
patrimoniale du pouvoir : le pouvoir leur appartenait). Cette personnalisation du pouvoir politique pouvait être renforcée par le
charisme de son détenteur. L’inconvénient d’un tel système était qu’à la cessation des fonctions du chef politique (notamment à sa
mort), il ne subsistait aucune légitimité ni aucun appareil pouvant lui succéder. Le pouvoir politique disparaissait avec la personne
qui l’incarnait. Conséquence : carence du pouvoir politique ou au contraire rivalités pour la succession.
La plupart des sociétés, notamment en Occident, vont connaître une évolution de la conception du pouvoir politique : à la
personnalisation de celui-ci va succéder son institutionnalisation. Cela signifie que le pouvoir politique va être dissocié de la
personne des gouvernants et de leur patrimoine, pour être reporté sur une entité abstraite, une institution (on parle aussi de
personne morale), qui va dorénavant lui servir de support.
Depuis le XVIe s., cette institution est l’Etat. Le pouvoir politique est donc institutionnalisé dans l’Etat, c’est l’Etat qui détient ce
pouvoir, de manière permanente. Les gouvernants, personnes physiques, ne disposent de compétences qu’en raison de leurs
fonctions dans l’Etat ; ils ne sont que les dépositaires provisoires des compétences qui leur sont confiées (ainsi parle-t-on du
« locataire de l’Elysée » ou de « l’hôte de Matignon »). Il existe au-dessus d’eux une légitimité qui les dépasse, un appareil qui
leur survit : c’est le pouvoir politique institutionnalisé dans l’Etat (cf. « Le roi est mort, vive le roi ! »). Cela assure la continuité
du pouvoir politique – on parle d’ailleurs de continuité de l’Etat – indépendamment de la personne de ses détenteurs.
Cependant, cette forme d’organisation politique et sociale n’a pas toujours existé. La Cité grecque, l’Empire romain, la
République romaine, ou encore la féodalité, ont constitué d’autres modes d’organisation politique des rapports sociaux. Ce n’est
qu’à partir de la fin du Moyen-Age (XIIIe s.) que l’Etat apparaît et c’est au cours de la Renaissance (XVIe s.) qu’il va
véritablement être consacré, notamment sous la plume de l’Italien Nicolas Machiavel (Le Prince, 1515) et du légiste du roi
de France, Jean Bodin (Les Six livres de la République, 1576). L’Angleterre et la France sont ainsi les deux premiers pays à
bâtir un Etat organisé qui, dans les deux cas, permet au pouvoir monarchique (le pouvoir dit temporel) de s’affranchir du système
féodal et de s’affirmer face aux seigneurs locaux, mais aussi face à la papauté (le pouvoir spirituel). Ce modèle de l’Etat
monarchique, incarné par ces deux pays, conquiert ensuite l’Europe : l’Espagne s’en inspire notamment sous Charles Quint, mais
surtout, avec les traités de Westphalie de 1648 (qui mettent fin à la guerre de Trente Ans et la guerre de Quatre-Vingts Ans), cette
forme d’organisation politique est adoptée par l’ensemble de l’Europe. Elle a, avec les vagues de décolonisation, été adoptée par
l’ensemble des communautés politiques dans le monde.
Etat, un mot ancien, déjà utilisé dans un autre sens avant l’apparition de l’Etat moderne. La notion d’Etat est très ancienne.
Elle vient du latin status, qui signifiait statut, situation. Au Moyen-Age, on utilise le mot Etat pour désigner la condition juridique
d’une personne et le groupe de personnes caractérisé par cette condition. Exemple : le Tiers-Etat, qui est le groupe constitué par
les personnes qui n’appartiennent ni à la noblesse, ni au clergé (deux autres ordres, ou Etats). Le mot Etats au pluriel est utilisé
pour désigner les assemblées réunissant les représentants des différents groupes sociaux : on parle d’Etats provinciaux dans le
ressort d’une province, et d’Etats généraux à l’échelle du royaume.

De nos jours, on cherche moins à expliquer le phénomène d’apparition de l’Etat qu’à mettre en évidence ce qui le distingue des
autres institutions existant dans nos sociétés. L’Etat serait la plus importante de toutes les institutions, en raison notamment de ses
prérogatives. C’est ce que se propose d’expliquer l’approche juridique de l’Etat. Elle s’interroge d’abord sur les éléments
permettant de constater l’existence d’un Etat, puis sur ce qui confère sa spécificité à cette forme de communauté politique.

2. Les éléments constitutifs de l’Etat


Selon cette approche, l’Etat se définit comme un groupement humain, établi sur un territoire déterminé et sur lequel s’exerce une
autorité politique exclusive. De cette définition ressortent trois éléments, qui sont les éléments constitutifs de l’Etat : un élément
matériel (le territoire), un élément personnel (la population) et un élément formel (l’autorité politique exclusive). Ces trois
éléments constitutifs sont cumulatifs : cela signifie qu’ils doivent tous être réunis pour qu’existe un Etat au sens juridique.
Une quatrième exigence est parfois mentionnée : un Etat ne pourrait vraiment exister que s’il est officiellement reconnu par la
communauté internationale. C’est le critère de la reconnaissance. En effet, une autorité politique exclusive peut bien
s’autoproclamer gouvernement sur un territoire donné et une population déterminée, cela n’entraîne pas forcément sa
reconnaissance par l’intégralité de la communauté internationale. Lorsqu’un « nouvel Etat » apparait, à la suite d’une sécession
(partie du territoire d’un Etat qui accède à l’indépendance), il n’est pas nécessairement reconnu par l’intégralité des Etats de la
planète (ex. : Kosovo). Faut-il lui dénier la qualité d’Etat ? Ce problème de reconnaissance est le même concernant l’Autorité
palestinienne qui ne parvient pas à s’ériger en Etat face à Israël. Idem de Taïwan ou du Tibet, que la République populaire de
Chine ne reconnaît pas comme des Etats. Ce critère de la reconnaissance semble cependant superflu, car il est inclus dans les
autres. En effet, si un Etat jouit d’une autorité politique exclusive, c’est bien qu’il est reconnu et respecté par tous, sinon cette
autorité ne peut pas être exclusive. Il en va de même de la maîtrise d’un territoire de manière exclusive.

2.1. Un territoire
L’Etat suppose une assise territoriale, où sera sédentarisée la population et qui servira de cadre à l’exercice de l’autorité politique
exclusive.
Ce territoire est délimité par des frontières, qui sont des lignes tracées en tenant compte d’obstacles naturels (« frontières
naturelles » : montagnes, mers et océans, fleuves…) ou pas (délimitation des Etats en Afrique par les puissances coloniales dans
l’Acte de Berlin, 1895 ; 38ème parallèle entre les deux Corées).
Ces frontières sont de trois natures :
- terrestres,
- maritimes (le territoire étatique englobe également la mer territoriale [bande de 12 milles marins située le long des
côtés ; 1 mille = 1852 m, donc 12 milles = 22, 224 km], la zone contigüe [encore 12 miles marins] et la zone économique
exclusive (ZEE) [188 milles = 348 km]. La France et les Etats-Unis ont la plus grande ZEE au monde. Au-delà, c’est la
haute-mer, régie par le principe de liberté et qui échappe à l’emprise exclusive de tout Etat)
- et aériennes (espace aérien à l’aplomb de la frontière terrestre, jusqu’à l’espace extra-atmosphérique, ce qui explique la
nécessité d’obtenir des autorisations de survol pour les avions, mais pas pour les satellites).

Le territoire d’un Etat peut donc s’entendre comme un volume.


Il n’y a donc pas d’Etat sans territoire.
Ce territoire peut être très vaste ou très petit, cela est indifférent au droit, dès lors qu’il existe. On trouve ainsi des micro-Etats : le
Vatican : 44 ha, 700 habitants ; Monaco : 2,5 km2. Ce territoire peut également être enclavé à l’intérieur du territoire d’un seul
autre Etat (Vatican, Lesotho [ci-dessous]).

Il est parfois fractionné, selon des modalités diverses :


- Grande partie de territoire scindée de la partie principale : Alaska aux Etats-
Unis, Kaliningrad en Russie
-
- Territoire archipélagique, c’est-à-dire composé de plusieurs îles (Japon),
parfois très nombreuses (Indonésie = 3000 îles ; Philippines).
-
- Nombreuses îles en plus d’un territoire « principal : France hexagonale et
son outre-mer, hérité de son histoire coloniale.

L’Etat doit dans tous les cas pouvoir apporter la preuve de la maîtrise et de
l’occupation paisible de ce territoire.
Le territoire délimite spatialement la compétence exclusive de l’Etat : c’est pourquoi les frontières sont protégées contre les
puissances extérieures. D’une part, par le principe d’inviolabilité, qui interdit les ingérences d’autres Etats (limites : ingérences
humanitaires, base militaire d’une puissance étrangère toutefois acceptée par l’Etat). D’autre part, par le principe d’intangibilité
des frontières, qui empêche que les frontières soient modifiées unilatéralement.
L’Etat peut toutefois céder une partie de son territoire, par vente (en 1803, la France a cédé aux Etats-Unis un territoire
représentant plus de 22% de la superficie actuelle de ces derniers, dénommé « Louisiane »), ou à la suite d’une défaite militaire
(Alsace-Lorraine en 1870).
Pour les Etats pratiquant le droit du sol, le territoire produit des effets juridiques : la nationalité française est ainsi acquise à
quiconque naît sur le territoire de la République.

2.2. Une population


Le territoire ne suffit pas. Comme l’a écrit Ernest Lavisse : « On ne fait pas une patrie avec un morceau de plaine ». Il faut une
population ; le droit préfère cependant à cette notion celle de nation, ce qui a entraîné des conséquences importantes sur la
conception même de l’Etat, appréhendé en Etat-nation.

2.2.1. Population, peuple, ressortissants, citoyens ou nation ?


Si les démographes, géographes ou sociologues parlent plus volontiers de la population d’un pays, le droit raisonne à partir
d’autres notions.

Ressortissants
D’abord, celle de ressortissants. En effet, la population est un terme vague pour le droit, qui réunit des individus qui entretiennent
des liens divers avec l’Etat en cause : certains ont la nationalité de cet Etat, ils en sont des ressortissants ; d’autres sont des
ressortissants étrangers, en simple transit ou en séjour plus ou moins long sur le territoire de l’Etat ; et parmi ces étrangers, tous
n’ont pas le même statut (cf. les ressortissants des Etats membres de l’Union européenne). Quand on dit d’un individu qu’il est le
ressortissant de tel Etat, cela signifie qu’il dépend de cet Etat, qui exerce sur lui à la fois sa compétence territoriale mais aussi sa
compétence personnelle (protection diplomatique, possibilité de demander l’extradition d’un ressortissant ayant commis une
infraction à l’étranger…).

Peuple / citoyens
La Constitution française emploie également la notion de peuple. Selon son art. 3, la souveraineté nationale appartient au peuple.
Le peuple français est également dit unique et indivisible, et la République ne saurait reconnaître par exemple l’existence d’un
« peuple corse » en son sein. C’est encore au nom du peuple français qu’est rendue la justice. Par opposition, la Constitution
utilise le terme « population » pour se référer aux « populations d’outre-mer » (art. 72-3) et à l’hypothèse de cession, échange ou
adjonction de territoire, qui supposent le consentement des populations concernées (art. 53)… en application du principe du droit
des peuples à disposer d’eux même ! La notion de peuple présente en tous cas une forte dimension politique et rassemble
nécessairement des ressortissants. Et en France, en raison du principe démocratique, ces individus sont même qualifiés de
citoyens, en ce qu’ils participent à la vie politique de l’Etat (élections…).

Nation
Une autre notion est classiquement associée à celle d’Etat : la nation. L’importance du lien de nationalité, qui lie l’individu à
l’Etat (et en fait un ressortissant de cet Etat) explique l’importance du concept de nation en droit. Mais de manière générale,
l’association entre Etat et nation s’est vite imposée, avec la généralisation du modèle de l’Etat en Europe. La Révolution française
s’est faite au nom de la nation. Au XIX e s., le « mouvement des nationalités » cherche à donner un Etat à chaque communauté
politique se reconnaissant comme une nation : l’Italie, la Belgique, l’Allemagne, la Roumanie voient le jour ; la Grèce et la
Pologne réapparaissent. Un concept d’Etat-nation s’est alors imposé, qui a fait la spécificité de l’organisation politique de
l’Europe à partir du XIXe s. C’est malheureusement aussi cette conception qui va nourrir les rivalités entre Etats européens, et
conduire aux grands conflits : guerre France-Prusse, Première guerre mondiale, Deuxième guerre mondiale… et finalement
affaiblir le continent européen, qui cherche depuis sa reconnaissance dans la construction d’une communauté politique dépassant
le concept d’Etat-nation : l’Union européenne.
Une nation est un groupement humain sédentaire et solidaire dans lequel les individus se sentent unis les uns aux autres
par des liens à la fois matériels et spirituels et se conçoivent comme différents des individus qui composent les autres
nations. On considère généralement que la nation dépasse les seuls vivants et unit les générations passées, les générations
présentes et les générations futures.
On relève classiquement deux conceptions de la nation, nées au XIXe siècle.
- La conception objective ou allemande (cela ne veut pas dire qu’elle ne vaut que pour l’Allemagne ; elle est née de
théoriciens allemands : Fichte et Treischke). Elle est très déterministe : la nation est la résultante d’éléments objectifs : la
géographie, une langue commune, une religion, une idéologie, une race.

Cette conception est souvent reprise dans le cadre des mouvements séparatistes ou indépendantistes (cf. Catalogne, Ecosse…).
Prise à la lettre par des courants extrémistes, elle a aussi conduit à des dérives très graves : nazisme (idée de nation-race, qui a
conduit à la Shoah), purification ethnique en ex-Yougoslavie ou au Rwanda…
- La conception subjective ou française. Elle est due à Ernest Renan (discours « Qu’est-ce qu’une nation ? » prononcé à la
Sorbonne en 1882) et Fustel de Coulanges. Selon cette conception, on ne doit pas confondre nation et ethnie ; en effet, à côté
des éléments ethniques, il faut prendre en compte le volontarisme. Pour Renan, la nation se fonde davantage sur des liens
spirituels, subjectifs entre les individus, une volonté de vivre ensemble. Selon Georges Burdeau : « La nation relève plus de
l’esprit que de la chair ». Pour Maurice Hauriou, la nation est une « mentalité ». Elle est faite d’un passé (histoire et souvenirs
communs, acceptation de traditions ; ex. : Révolution française, Libération, colonisation/décolonisation, mai 68, Coupe du
Monde de football 1998, 21 avril 2002, 13 novembre 2015, etc.), d’un présent (le plébiscite constant) et d’un avenir (le
vouloir vivre collectif). Elle dépasse donc les éléments objectifs, matériels, pris en considération dans la conception
précédente : peuvent appartenir à la même nation des populations de langues différentes (nation suisse), de religions diverses,
d’ethnies multiples (la nation chinoise rassemble 56 ethnies)…

A l’évidence, la conception subjective semble primer sur la conception objective : en effet, comment expliquer sans cela que
l’insularité n’ait pas conduit à la naissance d’une seule nation sur l’île de Chypre, ou sur l’île divisée entre Haïti et la République
dominicaine ? De même, la communauté linguistique d’Amérique latine n’a pas conduit à l’unité nationale. Mais il peut arriver
que le vouloir vivre collectif fonctionne mal (Belgique, Catalogne…). Or, dans bien des cas, cette volonté de séparation se fondera
sur des éléments soi-disant matériels, objectifs, et la conception objective de la nation sera bien souvent mise en avant dans le but
de légitimer une action indépendantiste, ou pour discriminer les divers groupes de la population.
Pour Régis Debray, la nation correspond à une singularité d’existence, non à une supériorité d’essence :
- Singularité d’existence : les membres d’une nation ont le sentiment de constituer un groupe solidaire distinct des autres
- Absence de supériorité d’essence : toutes les nations se valent
2.2.2. La thèse de l’Etat-nation
Cette approche en termes de nation explique qu’on a longtemps parlé d’Etat-nation, surtout au XIX e s.

Thèse…
En Occident, la nation a ainsi souvent été considérée comme le résultat d’un processus se développant et s’achevant avant la
naissance de l’Etat. Autrement dit, l’Etat apparaît a posteriori, pour traduire politiquement et juridiquement une réalité nationale.
C’est vrai par exemple pour l’Allemagne. On le dit souvent de l’Italie, mais l’unité italienne, qui est en principe l’acte de
naissance d’une nation italienne transcendant les identités régionales, ne date que de 1861.
Toujours est-il que selon cette approche, la nation précède l’Etat. C’est la thèse de l’antériorité de la nation. On relie à cette
thèse un principe selon lequel toute nation a le droit de devenir un Etat indépendant. C’est le principe des nationalités. On parle
ainsi d’Etat-nation, chaque Etat étant l’incarnation d’une nation et chaque nation ne pouvant se voir dénier le droit de se constituer
en Etat. Cette idée a été propagée notamment par la Révolution française et a connu une actualisation au XX e s. avec le principe du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, inscrit dans la Charte de l’ONU de 1945 (art. 1 er §2 et 55) et à l’alinéa 2 du préambule
de la Constitution française de 1958 ; ce droit a joué un rôle essentiel dans le processus de décolonisation (droit à
l’autodétermination), mais est aussi à l’origine de nombreuses scissions d’Etats. Actuellement, Taïwan (Taïpei – depuis 1949,
Chine nationaliste non communiste soutenue par les Etats-Unis) se considère comme une nation distincte de la nation chinoise
(RPC).
Toutefois, l’association entre nation et Etat n’est pas parfaite.

Antithèse… ?
D’abord, il n’est pas toujours vrai que la nation précède l’Etat : plusieurs Etats ont été créés de toute pièce, sans qu’aucune nation
ne préexiste. Il a fallu que ces Etats créent en quelque sorte la nation qu’ils entendaient incarner.
La France en offre l’exemple. On parle des « quarante rois qui ont fait la France », en agglomérant au fil des règnes, des guerres
victorieuses, des mariages princiers, de nouvelles provinces autour du royaume d’Ile-de-France. La France s’est faite
artificiellement. Dans le domaine linguistique, l’imposition du français comme langue officielle (ordonnance de Villers-Cotterêts,
en 539, sous François Ier) a contribué à la construction de cette unité nationale.
L’Etat américain – la Fédération des Etats-Unis d’Amérique, fondée en 1787 – a également précédé la naissance de la nation
américaine, qui est notamment le fruit de l’immigration.
De même, en Afrique, l’Etat a en général précédé la nation : il a été plaqué, plus ou moins arbitrairement par le colonisateur sur
une réalité sociologique composée d’une juxtaposition d’ethnies, mais pas d’une seule et unique nation. A la décolonisation, les
peuples libérés ont souvent construit leur Etat indépendant et leur nation sur les bases de ce découpage.
Il arrive enfin qu’une nation soit partagée entre plusieurs Etats (nation allemande entre 1949 et 1990 avec la RFA et la RDA ;
Corée du Nord et du Sud ; nation kurde éclatée entre Irak, Iran, Syrie et Turquie).
A l’inverse, on trouve des Etats multi ou plurinationaux : Inde, Canada. En Afrique du Sud, on parle d’une « nation arc-en-ciel »,
composée de représentants d’ethnies différentes : des ethnies noires (Zulu, Xhosa, ...) aux descendants des différents colons
(Afrikaner, Anglais) en passant par des communautés indiennes, chinoises... La Constitution reconnaît même 11 langues
nationales différentes.

2.3. Une autorité politique exclusive


Pour qu’il y ait Etat, il faut qu’existe une autorité politique, un gouvernement au sens large, destiné à assurer le maintien et la
perpétuation de la population sur son territoire.
Peu importe la nature de cette autorité politique, le régime politique qu’elle met en place : monarchie, République, démocratie,
dictature. Il suffit qu’elle existe pour que le troisième élément constitutif de l’Etat soit présent. L’idéal est bien sûr que la
population qui se trouve sur le territoire, et donc soumise à cette autorité, adhère au système de gouvernement en place. Toutefois,
cette adhésion n’est pas juridiquement nécessaire à la définition de l’Etat : même si ce gouvernement repose sur la force pure et
simple, il existe et c’est suffisant pour que l’élément formel soit présent. On peut tenter de distinguer alors les gouvernements
légaux (investis dans les formes prescrites par le droit : nomination, sacre, élections, et même coup d’Etat victorieux) et les
gouvernements légitimes (qui supposent en plus l’adhésion populaire). Le changement de gouvernement et même de régime
politique, ne remet pas en cause l’Etat, qui bénéficie de la continuité. Ex. : changements de régimes politiques en France durant le
XXe s. : IIIe République, IVe République, Gouvernement de Vichy, Gouvernement provisoire de la République française, V e
République).
Cette autorité politique doit être exclusive : cela signifie qu’elle soit être la seule à exercer le pouvoir politique sur le territoire de
l’Etat ; elle ne peut être concurrencée par aucune autre autorité, notamment étrangère (principe de non-ingérence). Cette
exclusivité est liée au concept de souveraineté de l’Etat (cf. infra).

Enfin, l’autorité politique doit exercer un contrôle effectif sur l’ensemble du territoire, c’est-à-dire qu’elle doit être en mesure
d’être obéie par quiconque ; à cette fin, elle dispose du monopole de la contrainte légitime (Max Weber).
Naissance et disparition des Etats.
Si un Etat a vocation à la permanence, il n’en est pas moins une création humaine, tributaire des aléas affectant la communauté
politique qu’il incarne : guerre, révolution, sécession…
La naissance d’un Etat est bien sûr subordonnée à la réunion des trois éléments constitutifs que nous venons de voir. Mais
concrètement, cette réunion peut être liée au démembrement d’un empire (morcellement de l’Empire austro-hongrois en 1919,
donnant naissance à deux Etats, l’Autriche et la Hongrie), à une décolonisation (les anciennes colonies devenant des Etats), à une
sécession (Bengladesh, Kosovo…), à une partition (RDA et RFA entre 1949 et 1991 ; Corée du Nord et Corée du Sud).
La disparition d’un Etat tient à la perte ou au défaut de l’un des trois éléments constitutifs. Elle se produit en générale dans un
contexte violent : défaite militaire éliminant l’organisation politique et juridique en place, l’autorité politique du vainqueur
s’imposant au territoire et à la population de l’entité vaincue. Il y a alors disparition par absorption par un, voire plusieurs, autres
Etats. L’absorption de la RDA par la RFA avec la chute du Mur de Berlin est un des rares exemples heureux de disparition d’Etat.
En revanche, entre la fin de la Deuxième guerre mondiale et 1945, l’Allemagne avait bien disparu en tant qu’Etat à part entière
(division en 4 parties sous l’autorité des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l’URSS et de la France).
Il se peut enfin que des Etats disparus réapparaissent, dès l’instant où ils réunissent à nouveau les trois éléments constitutifs (en
général, c’est l’élément « autorité politique exclusive » qui ressurgit). Ex. : Allemagne, disparue entre 1945 et 1949 ; Autriche,
disparue l’annexion par le IIIe Reich entre 1938 et 1945 ; Pologne, également disparue pour a même cause entre 1939 et 1945.

3. La spécificité de l’Etat
Le droit constitutionnel reconnaît à l’Etat deux attributs qui, ensemble, lui confèrent sa spécificité. Le premier n’est pas propre à
l’Etat, c’est la personnalité juridique – mais la personnalité juridique de l’Etat est particulière. Le second est au contraire un
attribut que seul l’Etat détient : c’est la souveraineté.

3.1. La personnalité juridique de l’Etat


Dans l’univers du droit, il existe d’un côté les choses, et de l’autre les personnes.
S’agissant des personnes, le droit reconnaît bien sûr les personnes physiques (les individus), à qui il confère un patrimoine, fait de
droits et obligations. Mais le droit connaît une autre catégorie de personnes, qu’il a inventée de toutes pièces : ce sont les
personnes morales. Elles sont une réponse du droit au besoin qui est apparu de traiter comme des personnes un certain nombre de
groupements (entreprises, associations, etc.), pour leur conférer, comme aux personnes physiques, un patrimoine, fait de droits et
obligations. Les personnes morales sont donc des abstractions, des fictions (Gaston Jèze disait : je n’ai jamais déjeuné avec une
personne morale) ; elles constituent des entités distinctes de leurs membres (ex. : une association est une personne distincte des
personnes physiques qui la composent : adhérent.e.s, membres du bureau). La conséquence logique du caractère virtuel des
personnes morales est qu’elles ne peuvent agir par elles-mêmes : il leur faut donc des représentantes et des représentants qui
agiront pour leur compte et qui seront nécessairement des personnes physiques (président.e d’association, directeur ou directrice
d’une société, etc.).
Il existe de très nombreuses personnes morales :
- en droit privé : associations, ONG, sociétés commerciales, syndicats, fondations…
- en droit public : Etat, collectivités territoriales (communes, départements, régions), établissements publics, groupements
d’intérêt public, personnes publiques sui generis (comme la Banque de France ou la Caisse des dépôts et consignations),
organisations internationales…

De toutes ces personnes morales, l’Etat est, pour le droit, la plus puissante et la plus éminente. Toutes les autres (publiques
ou privées) existent en son sein, hormis les organisations internationales, qui sont cependant des créations de plusieurs
Etats.
L’Etat a la personnalité juridique en droit interne, mais aussi en droit international. Cela signifie qu’il peut accomplir des actes
juridiques (produire du droit, assumer des obligations, bénéficier de droits…) aussi bien sur son territoire, qu’au niveau
international dans ses relations avec les autres Etats (signature de traités internationaux…).
Ses représentants sont les personnes physiques désignées pour exercer les fonctions de gouvernant.e.s.

3.2. La souveraineté de l’Etat


La souveraineté est l’attribut exclusif de l’Etat ; c’est son signe distinctif. Cependant, elle tend à être discutée, voire discutable, à
l’époque contemporaine.
3.2.1. Un attribut déterminant
La notion de souveraineté a été dégagée par un juriste du roi de France, Jean Bodin, au XVIe s. (Les Six Livres de la République,
1576), à l’époque où le roi de France cherchait à imposer son autorité, tant à l’intérieur du royaume (face aux seigneurs) qu’au-
delà des frontières de ce royaume : vis-à-vis du Saint-Siège et du Saint-Empire romain germanique.
A cette époque, le système politique est organisé selon la hiérarchie féodale : une pyramide constituée, de bas en haut, de
vavasseurs, vassaux, seigneurs, suzerains et du Roi. Le Roi de France est ainsi un « super suzerain », le seigneur des seigneurs,
mais un suzerain quand même. Cela ne l’extrait pas suffisamment de la chaîne de pouvoirs, not. à l’égard du Pape ou de
l’Empereur germanique. Les légistes du roi, c’est-à-dire ses conseillers juridiques, vont alors théoriser la notion de souveraineté,
dépassant celle de suzeraineté (suzeraineté et souveraineté sont d’ailleurs dérivées d’une même racine latine superanus, qui
désigne la supériorité). Ils font de la souveraineté un pouvoir de commandement suprême, qui permet de contraindre
quiconque sans être susceptible d’être contraint soi-même, et confère une indépendance absolue.
Or, cette indépendance totale, seul l’Etat en bénéficie : la souveraineté est donc l’attribut exclusif de l’Etat, aucune autre personne
morale ne peut se prétendre souveraine. Certains auteurs ont ainsi dit que l’Etat avait la compétence de ses compétences
(Jellinek) : c’est lui qui décide de ce qu’il peut faire et comment, des limites qu’il se pose, etc.
Au niveau interne, la souveraineté implique la suprématie de l’Etat sur sa population et son territoire. Elle lui confère un
certain nombre de prérogatives exclusives, qu’on qualifie de régaliennes :
- le droit de législation et de réglementation : l’Etat, par l’intermédiaire de ses organes, détermine lui-même ses propres
compétences et ses propres règles fondamentales, en principe dans une constitution, et toutes les autres règles juridiques
qui en découleront (lois, règlements…). Il est maître du contenu des règles qu’il se donne, de l’ordre juridique national
qu’il crée ;
- le droit de justice : l’Etat est le seul à pouvoir trancher les différends, condamner les individus à réparer les dommages
qu’ils ont causés ou à subir une sanction pénale (qui peut aller jusqu’à l’exécution) ;
- le droit de police : maintenir l’ordre ;
- le droit de battre monnaie ;
- le droit de lever l’impôt ;
- le droit de lever et d’entretenir une armée ;
- le droit de conférer la nationalité ;
- le droit de contrôler les frontières ;
- etc.

Au niveau des relations internationales, la souveraineté des Etats emporte des conséquences très particulières. Chaque Etat est
souverain ; cela signifie donc que tous les Etats sont, en droit international, indépendants et placés sur un pied d’égalité ,
qu’ils se valent tous, indépendamment de l’importance de leur population, de leurs richesses, de la puissance de leurs forces
armées, etc.
Pour la conduite des relations internationales, les Etats sont fréquemment amenés à signer des traités, dans lesquels ils contractent
des obligations vis-à-vis d’autres Etats. En vertu du principe du volontarisme, qui caractérise le droit international public, les Etat
ne peuvent pas être forcés à s’engager ; c’est une conséquence de leur souveraineté. Dans un arrêt de 1927, Affaire du Lotus, la
Cour internationale de justice a d’ailleurs rappelé : « Les règles de droit liant les Etats procèdent de la volonté de ceux-ci ». Or, le
principe de souveraineté emporte une autre conséquence importante : si un Etat refuse d’exécuter ses obligations
conventionnelles, celles qu’il a pourtant consenti librement, aucun autre ne peut l’y contraindre. Sa souveraineté fait obstacle à
toute mesure juridique d’exécution forcée. Il existe bien une Cour internationale de justice, mais elle ne peut que constater la
carence d’un Etat dans l’exécution de ses obligations, et non le sanctionner comme un juge national condamnerait un individu.
Cela tient au fait que cette cour de justice n’est pas un organe placé « au-dessus » des Etats ; ce sont ces derniers qui l’ont créée,
par traité, et ils n’ont pas voulu pour autant abandonner leur souveraineté et se soumettre à cette institution. La souveraineté mène
donc à une impasse au niveau des réponses juridiques à apporter face à la mauvaise foi d’un Etat. Les seules mesures susceptibles
de forcer un Etat à s’exécuter sont finalement extra-juridiques : il s’agit en général de sanctions d’ordre économique, qu’on
qualifie de contre-mesures (embargo, privation d’aide internationale, rupture des relations commerciales…). Elles sont souvent
très dissuasives, même si, il faut bien le reconnaître, la plupart du temps, les Etats se conforment aux décisions de la Cour
internationale de justice.

3.2.2. Un attribut discuté : les atteintes contemporaines à la souveraineté des


Etats
Nombreux sont cependant les exemples qui laissent entendre que les Etats ne seraient pas en réalité aussi souverains qu’on vient
de l’affirmer. Les Etats signataires de la Charte de l’ONU, de la Convention européenne des droits de l’homme ou encore de
l’OMC, semblent en effet avoir perdu de leur liberté, devant respectivement respecter le droit d’ingérence humanitaire et
s’interdisant la guerre (ONU), garantir les droits et libertés des individus sous le contrôle de l’exigeante Cour européenne des
droits de l’homme (CEDH), ou encore respecter des règles communes de commerce international conduisant par ex. à toujours
diminuer les droits de douane et faciliter les échanges (OMC). La construction européenne est également un autre exemple,
particulièrement éloquent, de ces contraintes consenties par les Etats. Qu’en penser ? Pour appréhender cette question, nous
prendrons surtout l’exemple de l’Union européenne. Il convient de distinguer deux points de vue : le point de vue juridique et le
point de vue extra-juridique.
Aux yeux du droit : la souveraineté étatique est intacte
Pour le droit, il ne saurait y avoir d’atteinte à la souveraineté.
On avance souvent l’idée que les Etats d’Europe qui se sont engagés dans la construction de l’Union européenne (UE), ont perdu
de leur souveraineté. Les traités qui servent de base à la construction européenne (des traités de Rome sur la CEE en 1957, et
Maastricht sur l’UE en 1992…, jusqu’au traité de Lisbonne signé le 13 décembre 2007 et entré en vigueur le 1 er décembre 2009)
ont en effet pour objet d’instaurer des relations plus intenses entre les Etats concernés, que ne le font les traités habituels du droit
international public.
Par ces traités particuliers, les Etats membres (27 aujourd’hui) ont accepté d’exercer en commun certaines compétences
nécessaires à la conduite de politiques communes (politique commerciale, agricole, environnementale, de la pêche, du
développement régional, de la concurrence, de coopération douanière…). Pour ce faire, ils ont transféré leur exercice à des
organes qu’ils ont créés, comme la Commission européenne, le Conseil de l’UE, le Parlement européen ou encore la Cour de
justice de l’Union européenne (CJUE). Or, ces compétences transférées sont notamment des compétences régaliennes, celles que
le droit constitutionnel rattache traditionnellement à la souveraineté :
- compétence en matière de législation et de réglementation : un nombre important de normes applicables dans les Etats
membres trouve son origine au niveau communautaire (règlements, directives…)
- compétence en matière de justice : les Etats membres sont soumis aux juges de l’UE s’agissant du respect de leurs
obligations communes (CJUE, TPI) ; or, ces juges condamnent fréquemment les Etats à de lourdes sanctions (not. pour
non-transposition de directives)
- compétence en matière d’immigration : suppression des frontières entre Etats membres et communautarisation du
contrôle des frontières extérieures de l’UE, mise en place de l’espace Schengen (au sein duquel il n’y a plus de contrôle
(systématique) des personnes aux frontières entre Etats membres), instauration d’un visa unique pour les courts séjours (3
mois), tentative de définition d’une politique commune en matière migratoire
- la compétence monétaire : abandon des monnaies nationales au profit de l’Euro
- etc.

Doit-on en conclure que les Etats membres de l’UE ne sont plus souverains, ou qu’ils sont moins souverains qu’avant ?
Le droit ne voit pas là une perte de souveraineté.
En effet, d’abord, sur un plan terminologique, l’idée d’une diminution de souveraineté n’a pas de sens : on est souverain ou
on ne l’est pas ! C’est la raison pour laquelle il est préférable, plutôt que de parler de perte de souveraineté, de parler de
transferts de compétences, certes importants, et certes liés à des prérogatives de souverain (législation, réglementation, monnaie,
immigration…). Le Conseil constitutionnel, qui rend un avis sur la compatibilité des traités européens avec notre constitution,
parle bien ainsi de « transferts de compétences » que l’Etat peut consentir en tant que souverain, transferts de compétences qui
peuvent même, selon ses mots, toucher aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté » (décision du Conseil
constitutionnel du 9 avril 1992, Traité sur l’Union européenne).
Par ailleurs, le droit considère qu’à l’origine de tous les engagements des Etats membres, il y a un traité, qui obéit aux mêmes
règles que les autres traités : le traité de Rome, le traité de Maastricht, le projet de TECE (Traité établissant une Constitution pour
l’Europe), le traité de Lisbonne, ne produisent leurs effets qu’une fois signés et ratifiés par les Etats membres, et même par tous
les Etats membres. Il y a donc consentement de l’Etat à la base de tout engagement. Ce consentement est l’expression du
volontarisme qui est un principe structurant du droit international ; les Etats, souverains, ne se lient que s’ils le veulent. En
2005, le TECE a ainsi été rejeté par les peuples français et néerlandais consultés par référendum, ce qui a fait échec au projet.
Nous verrons plus loin que juridiquement, cela explique que les traités aient une autorité inférieure à la Constitution. Cette
dernière est la norme suprême de l’ordre juridique, et elle reflète la souveraineté de l’Etat. En France, la Constitution de 1958
comporte ainsi un article 88-1, qui prévoit que « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi
librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». Cet article a la
portée suivante : c’est la Constitution, norme souveraine, qui prévoit et accepte la participation de la France à l’UE, et toutes les
conséquences que cela implique : transferts de compétence, perte de liberté dans la prise de décision, soumission au droit de
l’UE… Les articles suivants de la Constitution déclinent d’ailleurs ce consentement de la France aux différents transferts de
compétences nécessaires à la construction européenne (monnaie commune, contrôle communautarisé des frontières, droit de vote
des ressortissants de l’UE aux élections locales françaises...).
Si les Etats membres subissent des limitations, sont soumis à des contraintes, c’est donc, aux yeux du droit, parce qu’ils en ont
manifesté la volonté, en s’engageant via des traités. Il y a certes servitude, mais servitude volontaire. Rappelons-nous la formule
de Jellinek : l’Etat a la compétence de ses compétences, c’est-à-dire qu’il est libre de décider d’abandonner des compétences, et il
peut aussi revenir en arrière et retrouver ses compétences. Le retrait du Royaume-Uni de l’UE (Brexit) en est une illustration.
Les juridictions nationales ont rappelé la place éminente de la Constitution dans l’ordre juridique, et sa valeur supérieure au droit
de l’UE. En France :
- Cour de cassation, 2 juin 2000, Fraisse
- Conseil d’Etat, 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres.

Cela n’allait pas de soi, car la Cour de justice de l’Union européenne affirme que le droit de l’UE prime sur les droits nationaux
(principe de primauté, consacré dans l’arrêt Costa c/ Enel de 1964 : les Etats auraient, selon cette cour, « limité leurs droits
souverains »). Pour les juges français, le droit de l’UE prime le droit national, sauf la Constitution. Cette solution est partagée par
les juges constitutionnels allemands, italiens… (vous étudierez cela au second semestre).

En dehors du droit : la souveraineté en question


Si l’on abandonne le terrain juridique, on se rend compte que la souveraineté étatique n’est pas si intacte que cela.
La suprématie constitutionnelle sur les traités est ainsi quelquefois difficile à admettre dans les faits, car presque contraire
à l’intuition. Dans le cadre des traités de l’UE, par ex., il a en effet souvent été nécessaire de modifier la Constitution avant de les
ratifier. Pourquoi ? Parce que ces traités comportaient des clauses qui étaient contraires au droit constitutionnel en vigueur. Par
ex., en 1992, le projet de traité de Maastricht prévoyait le droit de vote d’étrangers (ceux de l’UE), à certaines élections nationales.
Cette nouveauté allait à l’encontre du principe de droit français qui veut que le droit de vote soit lié à la souveraineté nationale, et
donc que seuls des nationaux aient le droit de voter à des élections françaises. Ce principe figure à l’article 3 de la Constitution
française. En l’état de la Constitution, il était donc impossible de ratifier le traité de Maastricht : elle constituait un obstacle
juridique. En rester là, et ne pas ratifier, aurait bien montré la supériorité constitutionnelle, mais comme il était important de
poursuivre la construction européenne qui passait par la ratification de ce nouveau traité, on a décidé de réviser la Constitution, en
introduisant un nouvel article autorisant les étrangers issus des Etats de l’UE à voter aux élections locales françaises. De fait, c’est
bien le traité qui s’est imposé à notre Constitution, qui nous a contraint à modifier notre Constitution, mais le regard du droit est
autre, comme on l’a vu précédemment…
Par ailleurs, il convient de rappeler que les relations internationales sont principalement régies par des rapports de
puissance, qui prennent en compte le poids économique, politique, démographique, militaire… des Etats. Si la France est
l’égale juridique des Etats-Unis, sur le plan de la realpolitik, c’est nettement moins vrai. Mais cette approche relève de la science
politique. Pour le droit (constitutionnel), ces éléments créant de la différenciation entre les Etats ne doivent pas être pris en
compte.
On peut ajouter à ces exemples les contraintes que peuvent imposer aux Etats certains acteurs économiques internationaux
(ex. : entreprises multinationales comme Apple, Google, Amazon, ou bien Coca-Cola Company ou Monsanto). En effet, on sait
que ces grandes entreprises peuvent amener certains Etats à adopter des législations fiscales, environnementales ou sociales qui
leur soient favorables, imposant ainsi leur volonté à celle des responsables politiques de ces pays, et faisant prévaloir leurs intérêts
privés (économiques, financiers…) sur l’intérêt général.

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