Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
DROIT CONSTITUTIONNEL
Cours de Cédric GROULIER
2023-2024 semestre
__________________________________________________
_
Thème 1
La notion d’Etat
1
La France est un Etat. Cette affirmation semble d’une grande banalité, tant l’Etat constitue aujourd’hui la forme la plus répandue
d’organisation des sociétés humaines. On en compte en effet environ 200 dans le monde (on compte actuellement 193 Etats
membres à l’ONU et 206 comités nationaux olympiques au Comité international olympique – la FIFA reconnaît quant à elle 211
associations membres). Cependant, que recouvre exactement cette notion ? Quand apparaît-elle ? Quelles sont les caractéristiques
permettant de reconnaître l’existence d’un Etat ? Telles sont les questions abordées dans ce premier chapitre.
De nos jours, on cherche moins à expliquer le phénomène d’apparition de l’Etat qu’à mettre en évidence ce qui le distingue des
autres institutions existant dans nos sociétés. L’Etat serait la plus importante de toutes les institutions, en raison notamment de ses
prérogatives. C’est ce que se propose d’expliquer l’approche juridique de l’Etat. Elle s’interroge d’abord sur les éléments
permettant de constater l’existence d’un Etat, puis sur ce qui confère sa spécificité à cette forme de communauté politique.
2.1. Un territoire
L’Etat suppose une assise territoriale, où sera sédentarisée la population et qui servira de cadre à l’exercice de l’autorité politique
exclusive.
Ce territoire est délimité par des frontières, qui sont des lignes tracées en tenant compte d’obstacles naturels (« frontières
naturelles » : montagnes, mers et océans, fleuves…) ou pas (délimitation des Etats en Afrique par les puissances coloniales dans
l’Acte de Berlin, 1895 ; 38ème parallèle entre les deux Corées).
Ces frontières sont de trois natures :
- terrestres,
- maritimes (le territoire étatique englobe également la mer territoriale [bande de 12 milles marins située le long des
côtés ; 1 mille = 1852 m, donc 12 milles = 22, 224 km], la zone contigüe [encore 12 miles marins] et la zone économique
exclusive (ZEE) [188 milles = 348 km]. La France et les Etats-Unis ont la plus grande ZEE au monde. Au-delà, c’est la
haute-mer, régie par le principe de liberté et qui échappe à l’emprise exclusive de tout Etat)
- et aériennes (espace aérien à l’aplomb de la frontière terrestre, jusqu’à l’espace extra-atmosphérique, ce qui explique la
nécessité d’obtenir des autorisations de survol pour les avions, mais pas pour les satellites).
L’Etat doit dans tous les cas pouvoir apporter la preuve de la maîtrise et de
l’occupation paisible de ce territoire.
Le territoire délimite spatialement la compétence exclusive de l’Etat : c’est pourquoi les frontières sont protégées contre les
puissances extérieures. D’une part, par le principe d’inviolabilité, qui interdit les ingérences d’autres Etats (limites : ingérences
humanitaires, base militaire d’une puissance étrangère toutefois acceptée par l’Etat). D’autre part, par le principe d’intangibilité
des frontières, qui empêche que les frontières soient modifiées unilatéralement.
L’Etat peut toutefois céder une partie de son territoire, par vente (en 1803, la France a cédé aux Etats-Unis un territoire
représentant plus de 22% de la superficie actuelle de ces derniers, dénommé « Louisiane »), ou à la suite d’une défaite militaire
(Alsace-Lorraine en 1870).
Pour les Etats pratiquant le droit du sol, le territoire produit des effets juridiques : la nationalité française est ainsi acquise à
quiconque naît sur le territoire de la République.
Ressortissants
D’abord, celle de ressortissants. En effet, la population est un terme vague pour le droit, qui réunit des individus qui entretiennent
des liens divers avec l’Etat en cause : certains ont la nationalité de cet Etat, ils en sont des ressortissants ; d’autres sont des
ressortissants étrangers, en simple transit ou en séjour plus ou moins long sur le territoire de l’Etat ; et parmi ces étrangers, tous
n’ont pas le même statut (cf. les ressortissants des Etats membres de l’Union européenne). Quand on dit d’un individu qu’il est le
ressortissant de tel Etat, cela signifie qu’il dépend de cet Etat, qui exerce sur lui à la fois sa compétence territoriale mais aussi sa
compétence personnelle (protection diplomatique, possibilité de demander l’extradition d’un ressortissant ayant commis une
infraction à l’étranger…).
Peuple / citoyens
La Constitution française emploie également la notion de peuple. Selon son art. 3, la souveraineté nationale appartient au peuple.
Le peuple français est également dit unique et indivisible, et la République ne saurait reconnaître par exemple l’existence d’un
« peuple corse » en son sein. C’est encore au nom du peuple français qu’est rendue la justice. Par opposition, la Constitution
utilise le terme « population » pour se référer aux « populations d’outre-mer » (art. 72-3) et à l’hypothèse de cession, échange ou
adjonction de territoire, qui supposent le consentement des populations concernées (art. 53)… en application du principe du droit
des peuples à disposer d’eux même ! La notion de peuple présente en tous cas une forte dimension politique et rassemble
nécessairement des ressortissants. Et en France, en raison du principe démocratique, ces individus sont même qualifiés de
citoyens, en ce qu’ils participent à la vie politique de l’Etat (élections…).
Nation
Une autre notion est classiquement associée à celle d’Etat : la nation. L’importance du lien de nationalité, qui lie l’individu à
l’Etat (et en fait un ressortissant de cet Etat) explique l’importance du concept de nation en droit. Mais de manière générale,
l’association entre Etat et nation s’est vite imposée, avec la généralisation du modèle de l’Etat en Europe. La Révolution française
s’est faite au nom de la nation. Au XIX e s., le « mouvement des nationalités » cherche à donner un Etat à chaque communauté
politique se reconnaissant comme une nation : l’Italie, la Belgique, l’Allemagne, la Roumanie voient le jour ; la Grèce et la
Pologne réapparaissent. Un concept d’Etat-nation s’est alors imposé, qui a fait la spécificité de l’organisation politique de
l’Europe à partir du XIXe s. C’est malheureusement aussi cette conception qui va nourrir les rivalités entre Etats européens, et
conduire aux grands conflits : guerre France-Prusse, Première guerre mondiale, Deuxième guerre mondiale… et finalement
affaiblir le continent européen, qui cherche depuis sa reconnaissance dans la construction d’une communauté politique dépassant
le concept d’Etat-nation : l’Union européenne.
Une nation est un groupement humain sédentaire et solidaire dans lequel les individus se sentent unis les uns aux autres
par des liens à la fois matériels et spirituels et se conçoivent comme différents des individus qui composent les autres
nations. On considère généralement que la nation dépasse les seuls vivants et unit les générations passées, les générations
présentes et les générations futures.
On relève classiquement deux conceptions de la nation, nées au XIXe siècle.
- La conception objective ou allemande (cela ne veut pas dire qu’elle ne vaut que pour l’Allemagne ; elle est née de
théoriciens allemands : Fichte et Treischke). Elle est très déterministe : la nation est la résultante d’éléments objectifs : la
géographie, une langue commune, une religion, une idéologie, une race.
Cette conception est souvent reprise dans le cadre des mouvements séparatistes ou indépendantistes (cf. Catalogne, Ecosse…).
Prise à la lettre par des courants extrémistes, elle a aussi conduit à des dérives très graves : nazisme (idée de nation-race, qui a
conduit à la Shoah), purification ethnique en ex-Yougoslavie ou au Rwanda…
- La conception subjective ou française. Elle est due à Ernest Renan (discours « Qu’est-ce qu’une nation ? » prononcé à la
Sorbonne en 1882) et Fustel de Coulanges. Selon cette conception, on ne doit pas confondre nation et ethnie ; en effet, à côté
des éléments ethniques, il faut prendre en compte le volontarisme. Pour Renan, la nation se fonde davantage sur des liens
spirituels, subjectifs entre les individus, une volonté de vivre ensemble. Selon Georges Burdeau : « La nation relève plus de
l’esprit que de la chair ». Pour Maurice Hauriou, la nation est une « mentalité ». Elle est faite d’un passé (histoire et souvenirs
communs, acceptation de traditions ; ex. : Révolution française, Libération, colonisation/décolonisation, mai 68, Coupe du
Monde de football 1998, 21 avril 2002, 13 novembre 2015, etc.), d’un présent (le plébiscite constant) et d’un avenir (le
vouloir vivre collectif). Elle dépasse donc les éléments objectifs, matériels, pris en considération dans la conception
précédente : peuvent appartenir à la même nation des populations de langues différentes (nation suisse), de religions diverses,
d’ethnies multiples (la nation chinoise rassemble 56 ethnies)…
A l’évidence, la conception subjective semble primer sur la conception objective : en effet, comment expliquer sans cela que
l’insularité n’ait pas conduit à la naissance d’une seule nation sur l’île de Chypre, ou sur l’île divisée entre Haïti et la République
dominicaine ? De même, la communauté linguistique d’Amérique latine n’a pas conduit à l’unité nationale. Mais il peut arriver
que le vouloir vivre collectif fonctionne mal (Belgique, Catalogne…). Or, dans bien des cas, cette volonté de séparation se fondera
sur des éléments soi-disant matériels, objectifs, et la conception objective de la nation sera bien souvent mise en avant dans le but
de légitimer une action indépendantiste, ou pour discriminer les divers groupes de la population.
Pour Régis Debray, la nation correspond à une singularité d’existence, non à une supériorité d’essence :
- Singularité d’existence : les membres d’une nation ont le sentiment de constituer un groupe solidaire distinct des autres
- Absence de supériorité d’essence : toutes les nations se valent
2.2.2. La thèse de l’Etat-nation
Cette approche en termes de nation explique qu’on a longtemps parlé d’Etat-nation, surtout au XIX e s.
Thèse…
En Occident, la nation a ainsi souvent été considérée comme le résultat d’un processus se développant et s’achevant avant la
naissance de l’Etat. Autrement dit, l’Etat apparaît a posteriori, pour traduire politiquement et juridiquement une réalité nationale.
C’est vrai par exemple pour l’Allemagne. On le dit souvent de l’Italie, mais l’unité italienne, qui est en principe l’acte de
naissance d’une nation italienne transcendant les identités régionales, ne date que de 1861.
Toujours est-il que selon cette approche, la nation précède l’Etat. C’est la thèse de l’antériorité de la nation. On relie à cette
thèse un principe selon lequel toute nation a le droit de devenir un Etat indépendant. C’est le principe des nationalités. On parle
ainsi d’Etat-nation, chaque Etat étant l’incarnation d’une nation et chaque nation ne pouvant se voir dénier le droit de se constituer
en Etat. Cette idée a été propagée notamment par la Révolution française et a connu une actualisation au XX e s. avec le principe du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, inscrit dans la Charte de l’ONU de 1945 (art. 1 er §2 et 55) et à l’alinéa 2 du préambule
de la Constitution française de 1958 ; ce droit a joué un rôle essentiel dans le processus de décolonisation (droit à
l’autodétermination), mais est aussi à l’origine de nombreuses scissions d’Etats. Actuellement, Taïwan (Taïpei – depuis 1949,
Chine nationaliste non communiste soutenue par les Etats-Unis) se considère comme une nation distincte de la nation chinoise
(RPC).
Toutefois, l’association entre nation et Etat n’est pas parfaite.
Antithèse… ?
D’abord, il n’est pas toujours vrai que la nation précède l’Etat : plusieurs Etats ont été créés de toute pièce, sans qu’aucune nation
ne préexiste. Il a fallu que ces Etats créent en quelque sorte la nation qu’ils entendaient incarner.
La France en offre l’exemple. On parle des « quarante rois qui ont fait la France », en agglomérant au fil des règnes, des guerres
victorieuses, des mariages princiers, de nouvelles provinces autour du royaume d’Ile-de-France. La France s’est faite
artificiellement. Dans le domaine linguistique, l’imposition du français comme langue officielle (ordonnance de Villers-Cotterêts,
en 539, sous François Ier) a contribué à la construction de cette unité nationale.
L’Etat américain – la Fédération des Etats-Unis d’Amérique, fondée en 1787 – a également précédé la naissance de la nation
américaine, qui est notamment le fruit de l’immigration.
De même, en Afrique, l’Etat a en général précédé la nation : il a été plaqué, plus ou moins arbitrairement par le colonisateur sur
une réalité sociologique composée d’une juxtaposition d’ethnies, mais pas d’une seule et unique nation. A la décolonisation, les
peuples libérés ont souvent construit leur Etat indépendant et leur nation sur les bases de ce découpage.
Il arrive enfin qu’une nation soit partagée entre plusieurs Etats (nation allemande entre 1949 et 1990 avec la RFA et la RDA ;
Corée du Nord et du Sud ; nation kurde éclatée entre Irak, Iran, Syrie et Turquie).
A l’inverse, on trouve des Etats multi ou plurinationaux : Inde, Canada. En Afrique du Sud, on parle d’une « nation arc-en-ciel »,
composée de représentants d’ethnies différentes : des ethnies noires (Zulu, Xhosa, ...) aux descendants des différents colons
(Afrikaner, Anglais) en passant par des communautés indiennes, chinoises... La Constitution reconnaît même 11 langues
nationales différentes.
Enfin, l’autorité politique doit exercer un contrôle effectif sur l’ensemble du territoire, c’est-à-dire qu’elle doit être en mesure
d’être obéie par quiconque ; à cette fin, elle dispose du monopole de la contrainte légitime (Max Weber).
Naissance et disparition des Etats.
Si un Etat a vocation à la permanence, il n’en est pas moins une création humaine, tributaire des aléas affectant la communauté
politique qu’il incarne : guerre, révolution, sécession…
La naissance d’un Etat est bien sûr subordonnée à la réunion des trois éléments constitutifs que nous venons de voir. Mais
concrètement, cette réunion peut être liée au démembrement d’un empire (morcellement de l’Empire austro-hongrois en 1919,
donnant naissance à deux Etats, l’Autriche et la Hongrie), à une décolonisation (les anciennes colonies devenant des Etats), à une
sécession (Bengladesh, Kosovo…), à une partition (RDA et RFA entre 1949 et 1991 ; Corée du Nord et Corée du Sud).
La disparition d’un Etat tient à la perte ou au défaut de l’un des trois éléments constitutifs. Elle se produit en générale dans un
contexte violent : défaite militaire éliminant l’organisation politique et juridique en place, l’autorité politique du vainqueur
s’imposant au territoire et à la population de l’entité vaincue. Il y a alors disparition par absorption par un, voire plusieurs, autres
Etats. L’absorption de la RDA par la RFA avec la chute du Mur de Berlin est un des rares exemples heureux de disparition d’Etat.
En revanche, entre la fin de la Deuxième guerre mondiale et 1945, l’Allemagne avait bien disparu en tant qu’Etat à part entière
(division en 4 parties sous l’autorité des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l’URSS et de la France).
Il se peut enfin que des Etats disparus réapparaissent, dès l’instant où ils réunissent à nouveau les trois éléments constitutifs (en
général, c’est l’élément « autorité politique exclusive » qui ressurgit). Ex. : Allemagne, disparue entre 1945 et 1949 ; Autriche,
disparue l’annexion par le IIIe Reich entre 1938 et 1945 ; Pologne, également disparue pour a même cause entre 1939 et 1945.
3. La spécificité de l’Etat
Le droit constitutionnel reconnaît à l’Etat deux attributs qui, ensemble, lui confèrent sa spécificité. Le premier n’est pas propre à
l’Etat, c’est la personnalité juridique – mais la personnalité juridique de l’Etat est particulière. Le second est au contraire un
attribut que seul l’Etat détient : c’est la souveraineté.
De toutes ces personnes morales, l’Etat est, pour le droit, la plus puissante et la plus éminente. Toutes les autres (publiques
ou privées) existent en son sein, hormis les organisations internationales, qui sont cependant des créations de plusieurs
Etats.
L’Etat a la personnalité juridique en droit interne, mais aussi en droit international. Cela signifie qu’il peut accomplir des actes
juridiques (produire du droit, assumer des obligations, bénéficier de droits…) aussi bien sur son territoire, qu’au niveau
international dans ses relations avec les autres Etats (signature de traités internationaux…).
Ses représentants sont les personnes physiques désignées pour exercer les fonctions de gouvernant.e.s.
Au niveau des relations internationales, la souveraineté des Etats emporte des conséquences très particulières. Chaque Etat est
souverain ; cela signifie donc que tous les Etats sont, en droit international, indépendants et placés sur un pied d’égalité ,
qu’ils se valent tous, indépendamment de l’importance de leur population, de leurs richesses, de la puissance de leurs forces
armées, etc.
Pour la conduite des relations internationales, les Etats sont fréquemment amenés à signer des traités, dans lesquels ils contractent
des obligations vis-à-vis d’autres Etats. En vertu du principe du volontarisme, qui caractérise le droit international public, les Etat
ne peuvent pas être forcés à s’engager ; c’est une conséquence de leur souveraineté. Dans un arrêt de 1927, Affaire du Lotus, la
Cour internationale de justice a d’ailleurs rappelé : « Les règles de droit liant les Etats procèdent de la volonté de ceux-ci ». Or, le
principe de souveraineté emporte une autre conséquence importante : si un Etat refuse d’exécuter ses obligations
conventionnelles, celles qu’il a pourtant consenti librement, aucun autre ne peut l’y contraindre. Sa souveraineté fait obstacle à
toute mesure juridique d’exécution forcée. Il existe bien une Cour internationale de justice, mais elle ne peut que constater la
carence d’un Etat dans l’exécution de ses obligations, et non le sanctionner comme un juge national condamnerait un individu.
Cela tient au fait que cette cour de justice n’est pas un organe placé « au-dessus » des Etats ; ce sont ces derniers qui l’ont créée,
par traité, et ils n’ont pas voulu pour autant abandonner leur souveraineté et se soumettre à cette institution. La souveraineté mène
donc à une impasse au niveau des réponses juridiques à apporter face à la mauvaise foi d’un Etat. Les seules mesures susceptibles
de forcer un Etat à s’exécuter sont finalement extra-juridiques : il s’agit en général de sanctions d’ordre économique, qu’on
qualifie de contre-mesures (embargo, privation d’aide internationale, rupture des relations commerciales…). Elles sont souvent
très dissuasives, même si, il faut bien le reconnaître, la plupart du temps, les Etats se conforment aux décisions de la Cour
internationale de justice.
Doit-on en conclure que les Etats membres de l’UE ne sont plus souverains, ou qu’ils sont moins souverains qu’avant ?
Le droit ne voit pas là une perte de souveraineté.
En effet, d’abord, sur un plan terminologique, l’idée d’une diminution de souveraineté n’a pas de sens : on est souverain ou
on ne l’est pas ! C’est la raison pour laquelle il est préférable, plutôt que de parler de perte de souveraineté, de parler de
transferts de compétences, certes importants, et certes liés à des prérogatives de souverain (législation, réglementation, monnaie,
immigration…). Le Conseil constitutionnel, qui rend un avis sur la compatibilité des traités européens avec notre constitution,
parle bien ainsi de « transferts de compétences » que l’Etat peut consentir en tant que souverain, transferts de compétences qui
peuvent même, selon ses mots, toucher aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté » (décision du Conseil
constitutionnel du 9 avril 1992, Traité sur l’Union européenne).
Par ailleurs, le droit considère qu’à l’origine de tous les engagements des Etats membres, il y a un traité, qui obéit aux mêmes
règles que les autres traités : le traité de Rome, le traité de Maastricht, le projet de TECE (Traité établissant une Constitution pour
l’Europe), le traité de Lisbonne, ne produisent leurs effets qu’une fois signés et ratifiés par les Etats membres, et même par tous
les Etats membres. Il y a donc consentement de l’Etat à la base de tout engagement. Ce consentement est l’expression du
volontarisme qui est un principe structurant du droit international ; les Etats, souverains, ne se lient que s’ils le veulent. En
2005, le TECE a ainsi été rejeté par les peuples français et néerlandais consultés par référendum, ce qui a fait échec au projet.
Nous verrons plus loin que juridiquement, cela explique que les traités aient une autorité inférieure à la Constitution. Cette
dernière est la norme suprême de l’ordre juridique, et elle reflète la souveraineté de l’Etat. En France, la Constitution de 1958
comporte ainsi un article 88-1, qui prévoit que « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi
librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». Cet article a la
portée suivante : c’est la Constitution, norme souveraine, qui prévoit et accepte la participation de la France à l’UE, et toutes les
conséquences que cela implique : transferts de compétence, perte de liberté dans la prise de décision, soumission au droit de
l’UE… Les articles suivants de la Constitution déclinent d’ailleurs ce consentement de la France aux différents transferts de
compétences nécessaires à la construction européenne (monnaie commune, contrôle communautarisé des frontières, droit de vote
des ressortissants de l’UE aux élections locales françaises...).
Si les Etats membres subissent des limitations, sont soumis à des contraintes, c’est donc, aux yeux du droit, parce qu’ils en ont
manifesté la volonté, en s’engageant via des traités. Il y a certes servitude, mais servitude volontaire. Rappelons-nous la formule
de Jellinek : l’Etat a la compétence de ses compétences, c’est-à-dire qu’il est libre de décider d’abandonner des compétences, et il
peut aussi revenir en arrière et retrouver ses compétences. Le retrait du Royaume-Uni de l’UE (Brexit) en est une illustration.
Les juridictions nationales ont rappelé la place éminente de la Constitution dans l’ordre juridique, et sa valeur supérieure au droit
de l’UE. En France :
- Cour de cassation, 2 juin 2000, Fraisse
- Conseil d’Etat, 30 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres.
Cela n’allait pas de soi, car la Cour de justice de l’Union européenne affirme que le droit de l’UE prime sur les droits nationaux
(principe de primauté, consacré dans l’arrêt Costa c/ Enel de 1964 : les Etats auraient, selon cette cour, « limité leurs droits
souverains »). Pour les juges français, le droit de l’UE prime le droit national, sauf la Constitution. Cette solution est partagée par
les juges constitutionnels allemands, italiens… (vous étudierez cela au second semestre).