Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L’
État n’est pas toujours clairement différencié du gouvernement, de
l’administration ou de la bureaucratie. Certains disent qu’il
s’affaiblit, d’autres qu’il se renforce. Certains encore, se
demandent à quoi il sert et qui il sert. Il s’agit ici de vous exposer
une partie de ce que la science sociale a à dire sur l’État. Qu’est ce que l’État ?
Thomas Hobbes fait partie, tout comme Jean-Jacques Rousseau ou John Locke,
de ce qu’on appelle les philosophes du « contrat social ». Bien que leurs pensées
respectives soient radicalement différentes, elles postulent toutes qu’un groupe
d’humains décide librement de laisser une part de sa liberté en échange
d’avantages liés à la vie dans un État. Tous ces récits sont faux. L’« état de
nature » de Hobbes ou les individus primitifs de Rousseau n’ont jamais existé. Le
passage de sociétés de chasseurs-cueilleurs à des sociétés étatiques n’a rien de
mécanique et d’inéluctable. Nous avons affaire à des processus politiques. Ce
qu’on appelle le « développement », et qui correspondrait à une mutation
« naturelle » des sociétés humaines, n’existe pas. Des anthropologues ont pu
observer, par exemple, des sociétés sans État dans lesquelles l’ordre et la
sécurité étaient plus forts qu’en Occident. Nous allons voir que les mécanismes
qui ont fait émerger des constructions étatiques n’ont rien à voir avec ce qu’on
pourrait appeler un « contrat social », mais plutôt avec la guerre, la contrainte, la
violence, la domination.
La définition de Max Weber est celle qui est le plus reprise pour décrire l’État en
science sociale. « Nous entendons par État une entreprise politique de caractère
institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec
succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique
légitime » (2). Il faut bien comprendre que la légitimation d’un État est un
processus long et violent, fait de guerres et de méthodes de domestication des
populations. Ce n’est pas l’avènement d’un contrat venu de nulle part. On retient
également de Weber son analyse de l’administration et de ses logiques propres,
comme trait fondamental de l’État occidental. Jacques Lagroye ajoute trois
autres dimensions pour décrire « l’État moderne ». La forte spécialisation des
rôles politiques, l’apparition d’une bureaucratie ayant une certaine autonomie,
ainsi que la différenciation de corps et d’institutions spécialisés (3). Il faut
toutefois être très prudent ici. Si les structures étatiques d’aujourd’hui combinent
presque tout le temps une souveraineté absolue sur leur territoire et une
administration spécialisée, l’association des deux n’a rien non plus de
mécanique. Nous verrons un peu plus loin ce qu’implique la généralisation de
cette forme étatique.
Un autre exemple intéressant est l’isoloir. Ce dernier est devenu l’un des
éléments clés du dispositif de vote dans les États modernes. Or, il va de pair avec
un discours prônant un vote individuel en fonction des ses opinions personnelles,
et non un vote collectif en fonction de ses intérêts de classe. Il tend donc à
masquer les antagonismes de la société et faire perdurer les modes de
domination qui la caractérisent. On pourrait aussi évoquer des éléments plus
récents comme l’indépendance des banques centrales qui tend à retirer les
questions monétaires des débats politiques, ou l’endettement de l’État sur les
marchés financiers qui limite ses marges de manœuvre budgétaires. On
comprend ainsi pourquoi Engels affirmait que le pouvoir de l’argent n’est pas plus
en danger dans une république démocratique que dans un régime monarchique
ou dictatorial.
Je terminerai par une réflexion formulée par Wengrow et Graeber dans leur
ouvrage cité plus haut. En explorant une grande diversité de sociétés depuis la
préhistoire, l’archéologue et l’anthropologue se sont rendus compte que dans une
grande quantité de cas, la possibilité de fuir une configuration sociale donnée
pouvait apparaître comme une liberté fondamentale. De nombreuses sociétés se
seraient ainsi construites par opposition les unes aux autres. Ceux qui étaient
opprimés, ou tout simplement mécontents dans un ordre social donné pouvaient
le quitter et en reconstruire un, dans la plaine d’à côté, sur des bases totalement
opposées. À l’inverse, ce qui caractériserait peut-être le mieux la forme actuelle
de l’État serait l’impossibilité de la fuir. Pour ceux qui subissent les injustices que
cette configuration sociale permet, il n’est d’autre horizon que de la subir, ou de la
changer.
1. Charles Tilly, Cities and the Rise of States in Europe, 1995 [↑]
2. Max Weber, Économie et Société, 1921 [↑]
3. Jacques Lagroye, Sociologie Politique, 2006 [↑]
4. Nicos Poulantzas, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978 [↑]
5. David Wengrow, David Graeber, Au commencement était, une nouvelle histoire de l’humanité, Les
Liens qui libèrent, 2021 [↑]
ÉMILE FROMONT