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ÉMILE FROMONT EXPLORATIONS 20 NOVEMBRE 2022

Qu’est-ce que l’État ?


Dans la vie de la plupart des habitants de la planète, il semble être présent
partout et tout le temps. On dit qu’il « protège », qu’il « régule », qu’il « oppresse
», qu’il « emploie », qu’il « dirige », qu’il « décide ». Tout le monde sait ce qu’est
l’État. Et pourtant…

L’
État n’est pas toujours clairement différencié du gouvernement, de
l’administration ou de la bureaucratie. Certains disent qu’il
s’affaiblit, d’autres qu’il se renforce. Certains encore, se
demandent à quoi il sert et qui il sert. Il s’agit ici de vous exposer
une partie de ce que la science sociale a à dire sur l’État. Qu’est ce que l’État ?

L’État n’est pas un contrat


Revenons sur quelques conceptions de la construction de l’État que les sciences
sociales ont pu écarter. La vision hobbesienne faisait de l’État une condition de la
sécurité des hommes. Pour sortir d’un « état de nature » chaotique et dangereux,
les êtres humains auraient choisi de mettre leur sécurité entre les mains d’une
institution puissante, en échange du paiement d’un impôt. L’État, ou ce qu’il
nomme « Léviathan », serait la réponse à l’insécurité.

Thomas Hobbes fait partie, tout comme Jean-Jacques Rousseau ou John Locke,
de ce qu’on appelle les philosophes du « contrat social ». Bien que leurs pensées
respectives soient radicalement différentes, elles postulent toutes qu’un groupe
d’humains décide librement de laisser une part de sa liberté en échange
d’avantages liés à la vie dans un État. Tous ces récits sont faux. L’« état de
nature » de Hobbes ou les individus primitifs de Rousseau n’ont jamais existé. Le
passage de sociétés de chasseurs-cueilleurs à des sociétés étatiques n’a rien de
mécanique et d’inéluctable. Nous avons affaire à des processus politiques. Ce
qu’on appelle le « développement », et qui correspondrait à une mutation
« naturelle » des sociétés humaines, n’existe pas. Des anthropologues ont pu
observer, par exemple, des sociétés sans État dans lesquelles l’ordre et la
sécurité étaient plus forts qu’en Occident. Nous allons voir que les mécanismes
qui ont fait émerger des constructions étatiques n’ont rien à voir avec ce qu’on
pourrait appeler un « contrat social », mais plutôt avec la guerre, la contrainte, la
violence, la domination.

Une mafia qui a réussi ?


L’État est une autorité politique souveraine à laquelle est soumise un groupement
humain sur un territoire donné. Nous pourrons revenir sur les problèmes posés
par cette définition, notamment en terme de compréhension de ce qu’est la
souveraineté, mais elle a l’avantage d’être assez générale pour débuter. En ce
sens, l’État n’est pas fondamentalement différenciable d’un groupe armé, ou
d’une « bande de soldats », aurait dit Friedrich Engels. L’historien et sociologue
Charles Tilly explique par sa phrase, « l’État est une mafia qui a réussi », que le
prélèvement forcé de l’impôt et le monopole de la violence constituent les traits
fondamentaux de l’État (1). C’est le fait qu’il ait réussi à faire accepter cet état
des choses comme légitime, tout en éliminant totalement ses concurrents
potentiels, qui le distingue d’une mafia. Un État est, en effet, un petit peu plus
qu’une mafia.

La définition de Max Weber est celle qui est le plus reprise pour décrire l’État en
science sociale. « Nous entendons par État une entreprise politique de caractère
institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec
succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique
légitime » (2). Il faut bien comprendre que la légitimation d’un État est un
processus long et violent, fait de guerres et de méthodes de domestication des
populations. Ce n’est pas l’avènement d’un contrat venu de nulle part. On retient
également de Weber son analyse de l’administration et de ses logiques propres,
comme trait fondamental de l’État occidental. Jacques Lagroye ajoute trois
autres dimensions pour décrire « l’État moderne ». La forte spécialisation des
rôles politiques, l’apparition d’une bureaucratie ayant une certaine autonomie,
ainsi que la différenciation de corps et d’institutions spécialisés (3). Il faut
toutefois être très prudent ici. Si les structures étatiques d’aujourd’hui combinent
presque tout le temps une souveraineté absolue sur leur territoire et une
administration spécialisée, l’association des deux n’a rien non plus de
mécanique. Nous verrons un peu plus loin ce qu’implique la généralisation de
cette forme étatique.

L’État dans le capitalisme, l’État capitaliste


Dans la pensée marxiste, l’État ne peut être défini indépendamment du régime
économique de la société dans laquelle il se situe. L’approche est généralement
plus centrée sur les institutions qui composent, mais aussi contraignent et
encadrent l’État et le gouvernement de la société. Dans le régime de production
capitaliste, caractérisé par la domination d’une classe qui possède les moyens
de production sur une classe qui ne possède que sa force de travail, l’État est
capitaliste. Il l’est en fait de deux façons. Il l’est d’abord par des mécanismes de
sélection qui offrent une majorité des postes de pouvoir à des représentants de
la classe bourgeoise. Il l’est ensuite, et de manière beaucoup plus fondamentale,
par ses structures qui ont tendance à protéger les intérêts de la bourgeoisie quel
que soit le pouvoir en place.
Précisons qu’il serait faux de dire que les institutions de l’État ont été élaborées
dans l’unique but de protéger les intérêts de la classe dominante. On a vu que les
processus de construction étatiques sont complexes, multiples et sans réel
pilote. Il serait plus juste, en revanche, de dire que les groupes sociaux qui ont eu
des positions économiques dominantes dans la société ont été particulièrement
actifs dans les constructions institutionnelles étatiques. Les représentations et
intérêts de classe de la bourgeoisie se retrouvent ainsi fortement ancrées dans
les institutions. C’est le cas notamment dans les règles juridiques qui sacralisent
la propriété privée. De même, les corps étatiques plus ou moins autonomes
comme l’armée, la police ou l’éducation transmettent des manières de faire et de
voir les choses qui tendent à préserver l’ordre économique et social.

Un autre exemple intéressant est l’isoloir. Ce dernier est devenu l’un des
éléments clés du dispositif de vote dans les États modernes. Or, il va de pair avec
un discours prônant un vote individuel en fonction des ses opinions personnelles,
et non un vote collectif en fonction de ses intérêts de classe. Il tend donc à
masquer les antagonismes de la société et faire perdurer les modes de
domination qui la caractérisent. On pourrait aussi évoquer des éléments plus
récents comme l’indépendance des banques centrales qui tend à retirer les
questions monétaires des débats politiques, ou l’endettement de l’État sur les
marchés financiers qui limite ses marges de manœuvre budgétaires. On
comprend ainsi pourquoi Engels affirmait que le pouvoir de l’argent n’est pas plus
en danger dans une république démocratique que dans un régime monarchique
ou dictatorial.

Nicos Poulantzas est peut-être à l’origine de la théorie la plus fine de l’État


capitaliste dans la tradition marxiste. On la retrouve dans son ouvrage L’État, le
pouvoir, le socialisme (4), qu’il publie à la fin des années 1970. Il développe
notamment l’idée selon laquelle l’État dispose d’une « autonomie relative ». Il
n’est pas un simple instrument de la classe dominante, et ce pour plusieurs
raisons. D’abord, la bourgeoisie est plurielle, c’est-à-dire que ses intérêts sont en
fait divisés. Le capital financier peut rentrer en contradiction avec le capital
industriel, par exemple. De plus, les classes dominantes ne maîtrisent pas
nécessairement la défense de leurs propres intérêts. Elles se trompent
régulièrement, privilégient parfois des intérêts de court terme aux intérêts de
long terme, peuvent déclencher des crises. L’État est « la condensation matérielle
d’un rapport de force entre les classes et les fractions de classe », nous dit
Poulantzas. Il naît donc des relations conflictuelles entre les classes. Il est un
lieu de lutte, une lutte politique dû aux contradictions d’intérêts. Son autonomie
est plus ou moins marquée en fonction des périodes. Il faudrait par exemple
réfléchir aujourd’hui aux conséquences de la position de force du capital
financier sur cette autonomie.

Déconstruire l’État pour mieux le comprendre


L’État n’est pas une entité indivisible qui agit toujours dans une seule direction.
Les institutions et les acteurs, qui agissent au sein de l’État et au nom de l’État, le
font en partie selon des logiques qui leurs sont propres et qui rentrent souvent en
contradiction les unes avec les autres. Dans le dernier livre de David Wengrow et
David Graeber (5), que nous vous avions présenté dans l’un de nos précédents
articles, les auteurs citaient cette jolie phrase du sociologue Philip Abrams :
« L’État n’est pas la réalité tapie derrière le masque de l’exercice de la politique : il
est le masque lui-même. Il est ce qui nous empêche de voir l’exercice de la
politique pour ce qu’il est. » Les relations très concrètes de pouvoir et de
domination dans la société sont la plupart du temps difficilement
compréhensibles avec la seule notion d’État. Il faut savoir s’en défaire pour
comprendre qui agit en son sein, de quelle manière et au nom de quels intérêts.
La police, par exemple, n’est pas qu’une main de l’État. Elle agit par elle-même,
elle exerce du pouvoir. Le policier n’est pas qu’un agent de l’État, il exerce aussi
du pouvoir. Chaque agent et chaque institution possède une autonomie relative.

Je terminerai par une réflexion formulée par Wengrow et Graeber dans leur
ouvrage cité plus haut. En explorant une grande diversité de sociétés depuis la
préhistoire, l’archéologue et l’anthropologue se sont rendus compte que dans une
grande quantité de cas, la possibilité de fuir une configuration sociale donnée
pouvait apparaître comme une liberté fondamentale. De nombreuses sociétés se
seraient ainsi construites par opposition les unes aux autres. Ceux qui étaient
opprimés, ou tout simplement mécontents dans un ordre social donné pouvaient
le quitter et en reconstruire un, dans la plaine d’à côté, sur des bases totalement
opposées. À l’inverse, ce qui caractériserait peut-être le mieux la forme actuelle
de l’État serait l’impossibilité de la fuir. Pour ceux qui subissent les injustices que
cette configuration sociale permet, il n’est d’autre horizon que de la subir, ou de la
changer.

1. Charles Tilly, Cities and the Rise of States in Europe, 1995 [↑]
2. Max Weber, Économie et Société, 1921 [↑]
3. Jacques Lagroye, Sociologie Politique, 2006 [↑]
4. Nicos Poulantzas, L’Etat, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978 [↑]
5. David Wengrow, David Graeber, Au commencement était, une nouvelle histoire de l’humanité, Les
Liens qui libèrent, 2021 [↑]

ÉMILE FROMONT

anthropologie, histoire, politique, sociologie

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