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La liberté politique :

quelques problèmes de définition

Est-ilpossiblede donnerune définition « neutre», scientifique,


et partantuniversellement valable, de la libertépolitique? Voilà
une questionque la sciencepolitique- je dis bien,la science,non
pas la philosophie - nepeutmanquerdeseposer,à moinsderenoncer
à sa prétention d'élucider les notionsfondamentales quiressortissent
à son propredomaine,et d'arriverà établirun vocabulaireempi-
riquement verifiable et dénuéde touteimplication de valeur.
Avouonsfranchement qu'il faut un certain courage pourchoisir
unepareilleentreprise. Le vocabulairepolitiquecourant- ou tout
au moinsl'usagequ'on en faitconstamment dans les plus menus
rapportsde la vie quotidienne- sembleorientédans un tout
autresens. Nous invoquons,encoreet toujours,l'idée de liberté,
touten sachanttrèsbienque ce nom- ni plusni moinsque celui
de démocratie - n'a jamaisété entouréde tant d'ambiguïtéqu'au-
jourd'hui.« Libertéen-deçà des Pyrénées» - pourrait-ondire
en paraphrasant Pascal - « tyrannie(ou bienanarchie)au-delà».
Il fautd'ailleursajouterque cette ambiguïtéest pour ainsi dire
à la racinede la notionmêmede liberté, et n'a pas attendunosjours
pourse manifester. Point n'est besoin de consulterla formidable
anthologie de M. Mortimer Adler pour s'en persuader1. Du point
de vue de la philosophietraditionnelle, le jugementdéfinitif sur
la questionpourraitbien êtrecelui de Hegel : « D'aucuneidée on
ne sait plus généralement qu'elle est indéterminée, équivoque,
capable des plus graves malentendus... que de l'idée de liberté,
et aucunen'estinconsciemment aussicourante.L'espritlibreétant
l'espritvéritable, les méprises sujetontd'autantplusles consé-
à ce

1. M. J. Adler, The Idea of Freedom. A Dialectical Examination of the


Conceptionsof Freedom, New York, 1958.
TOME CLIX. 1969 19
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quencespratiquesles plusgraves,que riend'autre,quandindividus


et peuplesontune foisappréhendé la notionabstraitede la liberté
qui est pour soi, dans leur représentation, ne possèdecetteforce
indomptable, précisément parceque c'estl'essenceproprede l'esprit
et en véritésa réalitémêmew1.
Hélas,la « philosophie traditionnelle », cellequi plaçaitl'homme
etsa libertéau centrede l'univers, n'estplusguèrede miseà l'époque
où nousvivons.Je n'ai pas l'intention de discuterici cette« finde
l'humanisme » que l'on nousannoncede plusieurscôtés.Maissans
vouloirprendrepartidansles querellesqui divisentaujourd'huiles
philosophes, ni réduirela philosophieà une simpleméthodologie,
il fautquand mêmeadmettreque le problèmede définir la liberté
politiqueen soulève un autre à son tour : celui d'établirquel type
de raisonnements, quel type de langage sont des raisonnements
et un langagevalablespourdéfinir les notionspolitiques.Et c'est
là la
précisément raison, à mon avis, pourlaquelleles prétentions
des politicalscientists «
(des politologues », pourme servirdu mot
forgépar M. de ne
Jouvenel) peuventmanquerd'intéresser direc-
tementla philosophiepolitique.Si le sort de celle-cinous tient
vraimentà cœur,c'est à nous d'examinerces prétentions, d'en
releverles mériteset les défauts,et de proposeréventuellement un
langage et des raisonnements différents, qui rendent d'autres défi-
nitionspossiblesou bienmêmenécessaires.
Parmiles politologues qui ont récemment soutenuque la seule
définitionde libertépolitique universellement valable est uno
définition« neutre», c'est-à-dire une définition en termespurement
le plusradicalet le pluscohérent
descriptifs, mesembleêtreM. Félix
Oppenheim,l'auteur d'un livre intituléprécisément Dimensions
of Freedom(1961)2.« Le mot liberté», dit Oppenheim, « avec sa
colorationfortement laudative,a servi à couvrirtoutes sortes
d'actions,de programmes, d'institutions politiquestour à tour
considérés commedésirables.Les textespolitiquesne nousdonnent

1. Hegel, Enzyklopädieder philosophischen Wissenschaften, § 482 (trad,


franc,par J. Gibelin, Paris, 1952).
2. F. E. Oppenheim,Dimensionsof breedom.An Analysis, JNewYork
et London, 1961. V. aussi du même auteur les deux articles,Freedom.An
EmpiricalInterpretation, éd. by G. J. Friedrich(NomosIV),
dansle vol. Liberty,
New York, 1962; et Freedom,dans la International EncyclopaediaoftheSocial
Sciences.Le livrede M. Oppenheima paru aussi en traduction italienne(Dimen-
sioni della libertà,Milano,1964) et a donnélieu à une discussionfortintéres-
sante entrephilosophesdu droitdans la Rivistadi Filosofiade Turin(vol. LV,
n° 4, 1964 : articlede U. Scarpelli, La dimensionenormativadella libertà;
et vol. LVI, n° 3, 1965 : articlesde N. Bobbio, U. Scarpelli, A. Passerin
d'Entrèves et F. E. Oppenheim,Libertà come fatto e come valore).
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querarement desdéfinitions de la libertéentermes descriptifs- bien


qu'il soitsouventpossibled'en extrapoler quelques-unes. Une défi-
nitiondescriptivede la libertéa pour objet nu état de choses
empiriquement verifiable : une pareilledéfinition peutêtreacceptée
par quiconque,quellesque soientses opinions« normatives » surla
liberté».
Pour parvenirà cettedéfinition neutrede la libertépolitique,
Oppenheim, touten s'inspirant des critèresdirectifs du positivisme
logique,faitrecourslargement à certainesnotions,qu'il considère
définitivement acquises,de la sciencepolitiqueaméricaine, fondée
sur l'étude des comportements humains.« La sciencesociale en
général», écrit-il, « est devenuedésormaisla sciencedes rapports
d'interaction entreles hommes,et la sciencepolitique,en parti-
culier celle des rapportsd'interactionpolitique». Avant d'en
arriverà la libertépolitique,il fautdoncremonter, plusen général,
à la libertésociale,dontvoici la définition : « Par rapportà B,
A estlibrede fairex ou z, si,et seulement si,B ne rendni impossible
nipunissable pour A de faire x ou z. » La liberté socialeainsidéfinie
présuppose, comme on voit, deux conditions : la présenced'une
alternative, et l'absence d'empêchement. A son tour,l'absence
d'empêchement n'a de sens qu'en tant qu'il existe, dans un contexte
social donné,la possibilitéde prévenirou de punir,c'est-à-dire
un « pouvoir» capabled'exercerune « force» ou une « pression»
sur les individusou les groupespour prévenirou réprimer leurs
choixet leurscomportements. Mais tout pouvoirn'est pas néces-
sairement unpouvoirpolitique: seul,unpouvoir« institutionnalisé »
méritece nom.La libertépolitiqueest doncselonOppenheim « une
sous-classe de la libertésociale,et se réfère généralement à la liberté
des citoyenset des associationspar rapportau gouvernement ».
Voilà donc la notionde libertéréduiteen termesrigoureuse-
mentbehaviorisies : il s'agit de prendreen considération des faits,
des situations empiriquement vérifiables, et ces faits,ces situations
sont des comportements humains.Mais, puisquepourjugersi A
est libreou nonlibrede fairex ou z il fautattendrede constater
s'il réussità le faire,et s'il n'est pas punipourl'avoirfait,il est
clairqu'unesituationde liberténe peutêtredéfinieque par hypo-
thèse,et que les faitsseuls pourrontdécidersi l'hypothèseest
correcteou non.Ainsi,pourdonnerun exemple,dans un pays où
des limitessont imposéesà la vitessedes voitures,la libertéde
circulation n'a rienà voiravec les règlesqui déterminent ceslimites,
maisdépendentièrement du faitque les chauffeurs soientempêchés
ou non de choisirà leurgréleurvitesse,ou biensoientpunisou
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nonpouren avoirdépasséles limitesimposéespar la loi. De même,


pour ce qui relèvede la libertépolitique,celle-cine dépendpas
nécessairement du systèmede règlesétabliespar une certainecons-
titution.Ce qui compteest de savoirqui est libre(ou non libre)
d'agir par rapportau pouvoirgouvernemental. Dans un régime
autoritaire,les fonctionnaires sont libresen tant qu'ils peuvent
exercerimpunément leurs pouvoirs.Dans une démocratie,les
citoyens sontlibresnonpas entantque la constitution leurreconnaît
des droits,maisen tantqu'ils peuventeffectivement accomplirun
très grandnombred'actionssans en être empêchésni encourir
une punition.Tout systèmepolitique- ditencoreOppenheim -
comprend nécessairement des rapports de liberté et de non-liberté ;
et il est parfaitement absurde(d'un pointde vue scientifique, et
non « évaluatif» ou émotionnel) de discuters'il y a plusde liberté
dansune démocratie que sous une dictature: ce n'estqu'uneques-
tionde distribution. Dans une dictaturela libertéest celledu dic-
tateur; dansunedémocratie celledes citoyens.Ce qu'on donneaux
uns,on ne faitque l'enleverà un autre.
Jecroisen avoirditassezpourlaisserentrevoir les étrangespara-
doxesauxquelssemblent nousconduire les thèsesde M. Oppenheim.
Je manqueraistoutefoisde loyautési je n'ajoutaisqu'aprèsavoir
déclaréqu'il n'y a pas de sens(d'unpointde vue « scientifique ») à
direqu'il y a plusde libertédansune démocratie que sous une dic-
tature,l'auteurde Dimensionsof Freedomne nous laisse aucun
douteque, d'unpointde vue « évaluatif» ou sentimental, ses préfé-
rencesvontà la démocratie, c'est-à-direà un systèmepolitiqueoù
libertéet pouvoirsont plus égalementdistribuésque dans tout
autresystème.Mais l'impression d'avoirété victimed'une super-
cheriepersistechez le lecteurmême aprèscet éclaircissement, et
cette impressionne peut dériverque du fait que la définition
qu'Oppenheim nousdonnede la libertépolitiqueest,sinonentière-
ment,du moinssousplusieursaspects,biendifférente de cellesaux-
quellesnousont habituésles textesqui noussontle plus familiers.
Tout au plus, pourrait-onreleverune ressemblanceentre la
libertéd'Oppenheim et la libertéque l'on convientdésormaisd'ap-
peler la «
liberté négative» : la libertédansle sensd'absenced'empê-
chement- freedom from, selonl'analysequ'en ont faitrécemment
M. Granstonet Sir Isaiah Berlin1.Mais il n'y a pas la moindre

1. M. Cranston, Freedom.A New Analysis,London,1953; Sir I. Berlin,


Two Conceptsof Liberty.An Inaugural Lecture,Oxford,1958, republiédans
le vol. PoliticalPhilosophy,ed. by A. Ouinton,Oxford,1967.
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place, dans la définition de M. Oppenheim, pour certainsautres


typesde liberté,et en premierlieu pour la liberté« positive»
- libertépolitiqueparexcellence, si on la conçoit,dansle sensdans
lequel la théoriedémocratiquela conçoittout aussi bien chez
Aristote que chez Rousseau, commeparticipationeffective des
citoyens au pouvoir.Encoremoinsy a-t-ilde placepourcettenotion
de libertéqui,issued'unecritiqueradicalede la notion(libérale)de
liberténégativeet de celle(démocratique) de libertépositive,mérite
à bon escientle nomde liberté« sociale» - dansun sensbiendiffé-
renttoutefois de celuidanslequelOppenheim emploiecetteexpres-
sion: libertéqui requiert, au moyend'unepolitiquesociale,la réduc-
tiondes obstaclesqui s'opposentà l'exercicefructueux et complet
des autreslibertés.Oppenheima beau déclarerque ces notions
« sontdénuéesde valeurpratiqued'un pointde vue scientifique ».
Il a beau souligner que sa notion de liberté dans le sensde pouvoir
ou de ne pas pouvoirfairecertaineschosesest la seule plausible,
car elle contientla conditionde toutesles autres(qui à leurtour
exigentsouventde sévèresrestrictions de la libertéindividuelle).
Il n'enestpas moinsvraique cettedéfinition nouvellede la liberté
politique s'écarte trop radicalement de l'usage traditionnelet
courantpoursatisfaireles exigencesnon seulementd'un langage
politiquebien articulé,mais aussi celles bien plus rigoureuses
d'une « définition explicative», dans le sens où les positivistes
logiques,parmilesquels Oppenheimse range, entendentcette
expression1.
Ce n'estpassurcepointtoutefois quej 'entends chercher querelleà
Oppenheim. Si j'ai consacrétantde placeà son exposé,c'estunique-
mentparceque, commeje le disaisau début,ce qui m'importe est
d'établirles mériteset les défautsd'une certaineméthode- celle
des politicalscientists - appliquéeaux problèmes traditionnels
de
la philosophie politique: et il y a lieu de croireque, parmices pro-
blèmes,celui de la libertéjoue un rôle eminent.Où donc est la
sourcede l'erreur - si d'erreuril s'agit- qui conduitOppenheim
à nousdonner définition
une si étrangeet si aberrantede la liberté
politique ? Pour ma part,je n'ai pas de doutequ'ellerésidedansle
choixd'uneméthodequi ne consentqu'unemesure« quantitative »
des donnéespolitiques,et qui par conséquentest portéeà négliger,
sinonà nierdélibérément, ce que je ne sauraisappelerautrement

1. Pour une discussionplus approfondiede la notionde « définitionexpli-


cative », qui remonteà Garnapet à Hempel,et pourunecritiqued'Oppenheim
sous ce pointde vue, v. l'articlecité de Scarpelli, La dimensionenormativa
della libertà.
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que la dimension« normative » de la liberté1. Mais il me fautbien


préciserma penséeà cet égard.Par dimension normativeje n'en-
tends pas nécessairement l'usage idéologiqueque nous faisons
couramment de la notionde liberté- quand nous disonspar
exempleque la libertéest un « bien », ou que certainessociétés
politiquesnous apparaissent« plus libres» que d'autres.Je veux
diretoutsimplement que la notionde liberté,commed'ailleursla
grandemajoritédes notionsfondamentales de la politiqueet du
droit,n'a de sensselonmoi que dans un contextepréétablide dis-
positionsprescriptives : qu'ellene se réfère pas à un comportement
commetel,maisà un comportement qui estqualifiécomme« libre»
par des règles,et qui, si les règlesn'existaientpas ou venaientà
cesser,devraitêtreindiquécomme« indifférent » et nonpas comme
libre2.
Laissez-moiessayerde m'expliquerpar un exemple.J'ai cité
plushautle cas de la circulation. Supposonsque le règlement d'une
villepermetteaux voituresde circulerdans certainesruesprinci-
pales de 8 heuresdu matinà 6 heuresdu soir.En disantque les
chauffeurs sontlibresde passerpar ces ruespendantces heures-là,
entendons-nous décriresimplement le faitqu'ils ne sontpas empê-
chésde le faire,ni puniss'ils le font? ou ne voulons-nous pas dire
plutôtqu'il y a liberté de circulation dans ce quartier la ville
de
pendant certaines heures, même si en faitl'encombrement est tel
que Ton n'y passe guère à ce moment ? Et si d'autre un
part grand
nombrede chauffeurs réussissent à passerpar ces ruespendantles
heuresinterdites, et le fontimpunément, sommes-nous pour cela
autorisésà dire qu'ils sont libresde le faire? L'existenced'une
règle,ou d'unsystèmede règles,està telpointliéeà la notionmême
de libertéque je ne réussisvraimentpas à voir commentl'on
peut ignorerce que j'ai appelé sa dimensionnormative. De même
que, dans le domainedu droit,il saute aux yeuxque la propriété
n'estpas un « fait»,maisune« condition » assuréepardes lois,dans
le domainepolitiquela liberténe peut être autre chose qu'une

1. J'emprunte cetteexpressionà Scarpelli,qui toutefoisme sembleliertrop


étroitement la « dimensionnormative» à l'usage idéologiqueou « laudatif» de
la notionde liberté,et ne pas insistersuffisamment « juri-
sur sa signification
dique ». Cette dernière,sans être nécessairementlaudative, est néanmoins
clairement une signification
prescriptive et nondescriptive.Sur les « dimensions
axiologiques» plus en général,cf. R. Polin, La compréhension desvaleurs,Paris,
1945, p. 42 ss.
2. Pour une discussionplus détaillée de limportancedu point de vue
normatifpour la définition d'action « permise», cf. G. H. von Wright,Norm
and Action.A Logical Enquiry,London, 1963,pp. 85-87.
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conditiondéterminée par une constitution et par les règlesqui s'y


rapportent. Parler de liberté quand ces règlessontmanifestement
négligéesou violéesn'est pas seulement une absurdité: c'est aller
contrel'usage courantdu mot mêmede liberté.Autantvaudrait
dire que dans un pays où le plus grandnombredes habitants
réussissent à frauder le fisc(c'estbienmalheureusement le cas dans
un pays de ma connaissance !), ils sont libresde le faire.Je sais
bienqu'il y a des gensqui se vantentde jouird'unepareilleliberté.
Mais ils le fonten clignantde l'œil, commepourmarquerqu'ils
saventfortbienqu'il s'agit d'un abus de langage.
J'ai parléjusqu'icide règlesde droitpositif.Maisil est évident
que les règlesqui donnentune dimensionnormativeà la liberté
peuventêtreaussibiendes règlesd'un droitidéalou naturel: dans
ce cas la liberténous apparaîtracommeun état désirable,et les
règlesqui en établissentles conditionsserontposées en modèle
de toutelégislation positive.C'est ce qui est arrivéquand les pen-
seursont commencé à entrevoir dans la libertéle but suprêmede
toute associationpolitique.Ces penseursont pu différer sur la
naturede la libertéet sur les moyenspour l'atteindre.Mais ils
ne l'ont jamais conçuecommeune simpleconditionde fait. Il
s'agissaitpoureuxd'undroit- et ce droit,ce n'estqu'à uneépoque
relativement récenteque de droitnaturelqu'il étaitil est devenu
droitpositif, un « droitdu citoyen» et nonplusseulement un « droit
de l'homme».
Jevoudraismaintenant contrôler, pourainsidire,lesremarques
que j'ai faites en
jusqu'ici prenant considération
en quelques-unes
des définitions plus fameuses de la liberté qui nous ont été données
par les philosophes et les penseurs politiques du temps où la political
science n'avaitpas encoreétéinventée.Jecommencerai parHobbes,
dont la définition de la libertésemble,au premiercoup d'œil,
la plus proched'une définition purementbehavioriste. Il est vrai
qu'en effetHobbes définitla libertéen généralcomme« absence
d'empêchements extérieurs », et, plus en particulier, la libertéde
l'hommecommeconsistant dansle fait« qu'il ne trouvepas d'arrêt
pourfairece qu'il veutou ce qu'il désire»x.Mais cettelibertéqui,
pourHobbes,n'estpas autrechoseque le droitdanssa manifestation
primordiale, est la libertéde l'état de nature,antérieurà l'état
civil.C'estun bien,maisun bienauquelil fautrenoncer en vue de
s'assurerd'autresbiens plus importants tels que la survivance.
Il n'y a que les Etats souverainsqui la possèdentencore,cette

1. Hobbes, Leviathan,chap. XIV et XXI.


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liberté, puisqu'ilsviventdansunétatde nature,etilsnela possèdent


qu'en tant qu'ils sont en conditionde défendrepar la forceleur
indépendance. La libertécivileou du citoyen(Hobbes,à vraidire,
parlede « sujets» et nonde « citoyens») est toutautrechose.C'est
une libertéqui présupposedes obligations,c'est-à-diredes lois
positives.Les libertésciviles« dépendent du silencede la loi ». Leur
objet,ce sont« leschosesque le souverain a omisde régler »^ Ce n'est
donc pas dans l'absenced'empêchement (situationde fait),mais
dans l'absence d'obligation(situationde droit) que consistela
libertépolitique.Il y a là une différence trèsremarquable, à mon
avis,entrela conception de Hobbeset cellede M. Oppenheim.
Maisil y a encoreun autretextede Hobbesqui me semblejeter
quelquelumièresur la fonctiondu droitpar rapportà la liberté,
ou toutau moinsau librecomportement des hommes.Ce texteest
d'un intérêttout particulier car il constitue,à sa façon,un trait
d'unionentreHobbeset Locke.« La fonction des lois,dit Hobbes,
n'estpas de détourner les hommesde touteactionvolontaire, mais
de les dirigerdans leursmouvements de tellemanièrequ'ils ne se
nuisentpas à eux-mêmes par leursdésirsimpétueux, leurtémérité
et leur imprudence : commel'on plantedes haies,non pas pour
arrêter lesvoyageurs, maispourleurmontrer le chemin»2.En créant
des obligations, les lois ne créentdoncpas selonHobbesdes empê-
chements à la conduitedes hommes- toutau contraire. C'est ce
que Locke, auquel ce textede Hobbes n'avait probablement pas
échappé3, ne manquerapas de souligner: « Ce qui, dira-t-il, comme
une haie ne faitque nousprotéger des fondrières et des précipices,
ne peutguèreêtredécritcommeunelimitation. De sorteque le but
de la loi,pourautantque l'onpuisses'y méprendre, n'estpas d'abolir
ni de restreindre, mais de préserver et d'élargirla liberté...Il ne
peut y avoir de libertéoù il n'y a pas de loi ; car libertésignifie
ne pas êtresujetà la contrainte ou à la violencedes autres,ce qui
ne peutarriverquand il n'y a pas de loi »4.
Malgréla communeimagede la haie,il y a certesde profondes
différences entreles deux textesde Hobbes et de Locke que je
viensde citer.La différence essentielle est que Locke veut la voir,
cettehaie, plantéebien solidement et une foispour toutes,pour

1. Id., ibid., chap. XXI.


2. Id., ibid., chap. XXX.
3. Cf.sur ce pointJ. W. Gough,JohnLocke'sPoliticalPhilosophy, Oxford,
1950,p. 32, et P. Laslett, en note à son admirableéditiondes Two Treatises
of Government de Locke, Cambridge,1960, p. 323-324.
4. Locke, The Second Treatise of Government,§ 57.
A. PASSERIN D'ENTRÈVES. - LA LIBERTÉ POLITIQUE 297

que les bornesde la liberténe soientpas remises,commele veut


Hobbes,entièrement à la discrétion du souverain1. Ce qui distingue
l'état civilde l'état de natureselonLocke,c'est précisément qu'il
manque,dansl'étatde nature,uneloi fixeet stable,desjugespour
l'interpréter, et un pouvoirpourla fairevaloir.C'estlà la garantie
nécessaire pourque les hommespuissentjouiren paix et sûretéde
leurvie,de leursavoirset de leurliberté2. Il est bienclairque pour
Lockele droitnaturelà la libertédoitservirde base à toutelégis-
lationpositive.
La notionde libertégarantieparla loinousconduittoutnaturel-
lementà Montesquieu. C'està lui que je vais maintenant emprunter
quelques textes,et tout d'abord,puisqu'il ne pourraity avoir
d'excuseà la taire,la définition célèbre: « La libertépolitique
dans un citoyenest cette tranquillitéd'espritqui provientde
l'opinionque chacuna de sa sûreté; et pourqu'on ait cetteliberté,
il fautque le gouvernement soit tel qu'un citoyenne puissepas
craindre unautrecitoyen »3.Cettedéfinition, je voudraisla comparer
à une autre,tiréed'un autrelivrede YEspritdes Lois : « Comme
les hommesont renoncéà leurindépendance naturellepourvivre
sous des lois politiques,ils ont renoncéà la communauté naturelle
des bienspourvivresous des lois civiles.Ces premières lois leur
acquièrent la liberté; les la
secondes, propriété »4.
Franchement, en lisantces lignes,j'ai l'impression que Montes-
quieu a tout dit même à l'égard de ma thèse,que la notionde liberté
n'a de sensque dans un contextenormatif. Je croisbientoutefois
qu'il n'auraitguèregoûtéle jargon modernedans lequel je l'ai
exprimée,cette thèse,et qu'il aurait été surprisde m'entendre
ajouterque la libertétellequ'il la définitici n'estautrechoseque
la liberténégative,la liberté« libérale» - celle de Locke, celle
ausside Constantet de J. S. Mill.
Mais la moissonque Montesquieunous offreest si abondante
qu'il est possiblede glanerdans son œuvred'autrestextesayant
traità la libertéqui semblentse prêterà une interprétation assez
différente de celle que je viens d'en donner.Parmi ces textes,
il mefauten citeruntoutd'abord,que l'on trouvedanslesPensées,
et qui donneà réfléchir. « Le mot de liberté,dit ici Montesquieu,
dansla politiquene signifie pas,à beaucoupprès,ce que les orateurs
et les poèteslui fontsignifier. Ce motn'exprime proprement qu'un
1. Hobbes, Leviathan,chap. XXL
2. Locke, SecondTreatise,§§ 22, 123, 134.
3. Montesquieu, Espritdes Lois, liv. XI, chap. VI.
4. Id., ibid., liv. XXVI, chap. XV.
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rapportet ne peutservirà distinguer les différentessortesde gou-


vernement : car l'étatpopulaireestla libertédes personnes pauvres
et faibleset la servitudedes personnesricheset puissantes; et la
monarchie est la libertédes grandset la servitudedes petitsw1.Ce
texte,je le reconnais volontiers,sembledonnerraisonà Oppenheim
plutôtqu'à moi. La libertéen effetest ici conçue commeune
situationde fait,commeune simplequestionde distribution pro-
portionnelle. De là à conclurequ'ilestinutilede discuter si unrégime
politiqueestplus« libre» qu'un autreil n'y a qu'unpas, et Montes-
quieu,dansle passagecité,semblebienprèsde le franchir. Maiscette
conclusion, si Montesquieu a pu l'envisager,estentièrement démentie
par la positionclaire et nette que nous trouvonsdans VEspril
des Lois : car il n'est plus questionlà de libertédes richesou des
pauvres,de libertédesgrandsou de libertédespetits,maisde liberté
politiquetoutcourt; et Montesquieu ne nousditpas seulement que
celle-ci« ne se trouveque dansles gouvernements modérés», mais
qu' « il y a une nationdans le mondequi a pourobjetdirectde sa
constitution la libertépolitique» et où cettelibertéparaît« comme
dansun miroir»2.Or ce qui fait,aux yeuxde Montesquieu, la gran-
deuret le méritede la constitution anglaise,c'est précisément que
la ruleoflawy assurela libertédes citoyens, que « la disposition des
choses» y fait« qu'onne puisseabuserdu pouvoir»,qu'elleesttelle,
en un mot, « que personne(n'est) contraintde faireles choses
auxquellesla loi ne l'obligepas, et à ne pointfairecellesque la loi
lui permet»3. Je crois donc pouvoirconclureque personnen'a
jamais,plus clairement que Montesquieu, soulignéle lienétroitqui
unitla libertéet le droit.
J'enviensmaintenant à un autretextenonmoinscélèbreque le
premierque j'ai cité.Ce textenousemmènetrèsloin de la liberté
négative.Il semble découvrirun horizonentièrement nouveau.
« Dans un Etat, dit ici Montesquieu, c'est-à-diredans une société
où il y a des lois, la liberténe peut consisterqu'à pouvoirfaire
ce que l'on doitvouloir,et à n'êtrepointcontraint de fairece que
l'on ne doitpas vouloir»4.C'estce petitmot,« doit», qui faittoute
la différence. Tout à l'heure,nousavonsvu Montesquieu définir la
libertécommeune sphèred'indépendance garantiepar la loi (les
« haies» dontparlaitdéjà Hobbes,et dontLocketirele partiqu'on
sait). Nous l'avonsentenduprônerles avantagesque la sûretédes
1. Montesquieu, Mes Pensées (Œuvres complètes,Pléiade, vol. I), n° 631.
2. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XI, chap. V.
3. Id., ibid., liv. XI, chap. IV.
4. Id., ibid., liv. XI, chap. III.
A. PASSERIN D'ENTRÈVES. - LA LIBERTÉ POLITIQUE 299

lois procureaux citoyenssous un gouvernement modéré.C'est


la conception libéralede l'Etat de droit,du Rechtsstaat, qui trouve
là son acte de naissance.Voilà maintenant que cettenotiontoute
négativede la libertécèdela place à unenotionpositiveou active.
La libertén'estplus,ou n'estplusseulement, la possibilité de faire
ou de ne pas fairece que la loi nous laisse à choisir.Elle ne
consisteplus dans le manque d'empêchement ou dans l'absence
d'obligation.La libertése trouve dans l'accomplissement d'un
devoir.
Jelaisseà de plusexpertsque moile soinde dires'il y a contra-
dictionici,et si l'on est autoriséde voirdansce textel'annoncede
Rousseauet de Kant.Pourma part,je ne sauraispourtanttairema
convictionque cette nouvelledéfinition représente un tournant
décisifde la penséepolitique, bien qu'il ne soit pas de lui
difficile
trouver, si l'on veut, des précédents dans maint grandpenseurdu
passé1. J'ai dit qu'il s'agit selon moi d'une notion positiveou
active: il me sembleen effetévidentque « fairece que l'on doit
vouloir» ne peutsignifier autrechosesinonqu'il n'estpas permis
de s'abstenir de fairece que l'on doit.La libertése trouvedoncdans
l'obéissance: en un tourde main,les deux termesqui semblaient
contradictoires, Nous avons parcouruun long
les voilà réconciliés.
chemindepuisHobbes,qui, lui,n'avaitpas de doute: « obligation
et libertésontdeux termesinconciliables »2.(Vestque Hobbesse
souciaitsurtoutde l'obéissance,et non pas, commeMontesquieu,
de la liberté.J'avoueque ce tourde mainm'a toujourslaisséper-
plexe. Je vois bien commentun gouvernement « modéré» peut
assurerla liberténégative.Un régimeconstitutionnel, voiremême
un monarqueéclairé peuvent nous l'accorder.Mais s'il s'agit
d'accomplirun devoir,d'accepterle joug d'une loi, qu'est-cequi
peutnousassurerque ce joug n'estpas celuide la servitude, « par
quel art inconcevable » peut-ontrouverle moyende rendrelibres
les hommesen les assujettissant ? Je viens de me servird'un mot
de Rousseau,et il fautbienconvenirque la solutiondu problème,
ce sera à Rousseaude nous la donner.Il s'agirade « trouverune
forme d'association...parlaquellechacun,s'unissant à tous,n'obéisse
pourtantqu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant»8.

1. Cf. Aristote, Politique,liv. V, IX, 1310a. Je suppose, évidemment,


que le devoirdontparle Montesquieuest un devoirétablipar une sociétépoli-
tique,c'est-à-direpar des lois positives,et non pas seulementpar la loi de la
raisonou par la loi morale.
2. Hobbes, Leviathan,chap. XIV.
3. Rousseau, Contratsocial, liv. I, chap. V.
300 REVUE PHILOSOPHIQUE

C'est par là, et seulementpar là, que « l'accordde l'obéissanceet


de la liberté» peut se faire,car « l'impulsiondu seul appétitest
esclavage,et l'obéissanceà la loi qu'on s'est prescrite estliberté»x.
Voilàla définition de libertépositive,la liberténonpas de la théorie
libérale,mais la libertéde la démocratie.Cette liberténe peut
consister que dansla participation activeau pouvoir.
Eh bien, de cette définition nouvellede la libertépolitique,
Oppenheim(je reviensencoreune foisà lui pour finir)nous dit
qu'il s'agitd'une définition « persuasive», « dénuéede toutesigni-
ficationpratiquedu pointde vue de la science». Elle ne serait
qu'un « expédientrhétorique » pourjustifiercertainespréférences
ou pour exhorterles hommesà la soumissionà l'Etat. J'admets
volontiersqu'il s'agit pour Rousseau d'établirun modèleidéal,
le modèled'un gouvernement « légitime»2. Mais cela ne faitque
confirmer encoreunefoisce que j'ai appeléla dimension normative
de la liberté.D'ailleurs,dans les régimesdémocratiques modernes,
qui tous,bien qu'à différents degrés,prennent leurinspiration de
Rousseau,la libertéentenduedansce sensa cessédepuislongtemps
d'êtreun simpleidéal, un expédientrhétorique ; elle est devenue
l'objet d'une législationpositive,une libertéétablie et garantie
par des lois.Certes,si l'on croit(commeOppenheim semblecroire)3
que malgré l'existence de ces lois la des
participation citoyensau
pouvoir n'est qu'une duperie ou un mythe,il faudraconclureque
la libertépositiveresteencoreaujourd'huiun principede droit
idéalou naturelplusque de droitpositif.Maisil n'enestpas moins
vrai que, dans un cas commedans l'autre,la notionde liberté
se réfèreà une situationde droitet nonà une situationde fait,ou
plus exactement, à une situationde fait« qualifiée» par le droit
- ce qui est bienla thèseque j'ai soutenuejusqu'ici.
Il me faut, pour conclure,déclarerfranchement que, cette
thèse,je la crois valable non seulement pour la définition de la
liberté, mais un
pour grand nombre de notionsqui forment le voca-
bulairepolitique.J'ai, pour ma part,essayé de l'appliquerà la
notionde pouvoir- la notionqui, selonles politologues, constitue
la donnéefondamentale de la sciencepolitique,la matièrepremière

1. Id., ibid.,liv. I, chap. VU ; liv. Ill, chap. XIII ; cf. aussi Discourssur
Véconomiepolitique, § 1.
2. Id., ibid., liv. I, Préface et chap. Ier; liv. II, chap. VI.
3. TheNotionoftheState.An Introduction toPoliticalTheory,
Oxford,1967.
Une premièrerédactiondu livre a paru en Italie il y a quelques années (La
DottrinadelloStato.Elementidi analisi e di inter Torino,1962); une
prelazione,
versionfrançaiseest projetéeaux Editions Sirey.
A. PASSERIN D'ENTRÈVES. - LA LIBERTÉ POLITIQUE 301

surlaquellecettesciencepeutet doittravailler. Je suis fermement


convaincuque, sous ce nomde pouvoir,l'on confondtrèssouvent
des notionshétérogènes. Ce qui me sembleimportant, c'est que la
soumissionde la volontéd'autrui,qui seraitl'indicedu pouvoir,
prendune signification toutà faitdifférente selonla situationoù
elle s'insèreet selonla façondontelle est obtenue.Il s'agit d'une
différence qualitative,et nonseulement quantitative, et c'est cette
différence qualitative,cette implicationde valeur,que, par ses
prémisses empiriques et purement descriptives,la sciencepolitique
est portéeà négliger. Gangster et gendarme exercentcertestousles
deuxun pouvoirauquell'on estforcéde se soumettre : maisl'unne
faitqu'exercer l'autre
la forcebrutale, une forceautorisée parla loi.
Il fautdoncselon moi séparerles niveaux
différents sur lesquels
se manifeste le pouvoirde l'hommesurl'homme,il fautdistinguer
clairement entreforce,pouvoiret autorité.Maispuisquecettedis-
tinctionest le thèmecentrald'unlivreque je viensd'acheverdans
sa versiondéfinitive, je croispouvoirm'exempter d'en parlerici
pluslonguement.
AlexandrePasserin d'Entrèves,
de Turin
Université

Passerin d'Entrèves, Alexandre. "La liberté politique : quelques problèmes de définition"


Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 159 (1969), pp. 289-301

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