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Travaux dirigés

2023/2024

DROIT CONSTITUTIONNEL

LICENCE 1
(groupe 3)

(Cours de Madame le Professeur Anne LEVADE)

Propos introductifs

I. Présentation générale des travaux dirigés de droit constitutionnel :

A/ Organisation des séances de travaux dirigés


On se contentera de rappeler brièvement les grandes lignes d’organisation des séances de travaux
dirigés.
Tout d’abord, les travaux dirigés sont conçus comme un complément de l’enseignement
magistral. Afin d’en tirer profit, le cours doit être su et assimilé. Les séances de travaux dirigés
permettent d’analyser, de manière détaillée, certains aspects des thèmes développés dans le cadre
du cours. Elles sont donc l’occasion de se référer aux textes des Constitutions, des déclarations
de droits, des lois, etc., sans perdre de vue que ces textes sont interprétés par la pratique qui en
complète – et parfois en modifie – le sens.
De plus, les TD sont l’occasion de mettre l’accent sur l’actualité que vous devez donc suivre, car
le droit constitutionnel, comme toutes les branches du droit, est un droit vivant et situé dans la
cité, en perpétuelle mutation. Il sera d'ailleurs tenu compte de cette actualité dans les fiches de
travaux dirigés.
Ensuite, les fiches de travaux dirigés sont conçues de telle manière qu’il est indispensable de lire
tous les documents qui y figurent. Les séances de travaux dirigés seront l’occasion d’expliciter le
fil directeur de la fiche puis d’étudier chaque document de manière approfondie.
Enfin, dans la perspective des examens, des exercices seront faits collectivement en séance. Ces
exercices sont essentiellement au nombre de deux : la dissertation juridique et le commentaire de
document. L'apprentissage de la méthode ne peut se faire que progressivement, en suivant les
conseils donnés par les enseignants en travaux dirigés.
En toute hypothèse, quel que soit l'exercice effectué, l'attention est attirée sur les exigences des
disciplines juridiques. Les analyses doivent être construites suivant un plan logique et cohérent,
écrites dans un langage clair et soigné. Il est donc nécessaire de comprendre la définition des
principaux termes pour éviter les erreurs de terminologie juridique et les contresens.

1
On insiste tout particulièrement sur le fait que les épreuves qui vous sont soumises ne sont pas
des exercices de style mais l’apprentissage de la technique du juriste qui, tout au long de sa
carrière, est appelé à répondre à des problématiques de fond à partir de l’analyse critique de
documents juridiques. Il ne s’agit donc pas de figures imposées mais bien d’une première
approche des métiers du droit.

B/ Programme du semestre
Le semestre comporte douze séances de travaux dirigés qui suivront le plan du cours et seront
organisés à partir de trois fascicules.
Le premier fascicule portera, après ces propos introductifs relatifs à l’organisation des séances
de travaux dirigés et à la définition du droit constitutionnel, sur la théorie générale de l’État.
Y seront successivement abordés :
1. L’État en droit constitutionnel
2. Les formes de l’État
3. La constitution
4. Constitution, hiérarchie des normes et contrôle de constitutionnalité
5. La démocratie.
Le deuxième fascicule sera consacré aux régimes politiques et articulé en trois temps :
1. Séparation des pouvoirs et typologie des régimes politiques
2. Le régime parlementaire : modèle britannique et modèle allemand
3. Le régime présidentiel : l’exemple des États-Unis
Enfin, un troisième fascicule, qui servira aussi de base de travail au second semestre, abordera
l’histoire constitutionnelle française.

N.-B. :
Un galop d’essai sera organisé, en amphithéâtre et dans les conditions de l’examen terminal,
pour l’ensemble des groupes, au mois de novembre.

II. Définition du droit constitutionnel :

R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1922, réed°
Paris, Dalloz, 2004, pp. 499-500
(…)
Au fond, toutes les observations qui viennent d’être faites, se ramènent à cette vérité, qui
peut paraître naïve et qui est cependant profonde, à savoir que le droit constitutionnel
présuppose toujours une Constitution en vigueur. Par droit constitutionnel il faut entendre,
non un droit qui n’existe que dans l’État déjà constitué ou pourvu d’organes réguliers. Pour
le juriste, il n’y a pas à rechercher de principes constitutionnels en dehors des Constitutions
positives. L’argument qui consiste à faire abstraction de toutes les règles constitutionnelles
en vigueur et à supposer une Constitution à créer de toutes pièces, est inconciliable avec la
notion même de droit constitutionnel. Car, cette sorte de droit ne peut se concevoir que
dans le cadre d’une Constitution préexistante. Au-delà de la Constitution, il ne subsiste plus
que du fait.

2
(…)
L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Paris, de Boccard, 1923, réed° Paris, Université
Panthéon-Assas (Paris II), 2007, pp. 38-39 et p. 46
(…)
Au droit public externe on oppose le droit public interne, comprenant toutes les règles
s’appliquant à un État déterminé. Une première partie du droit public interne groupe les
règles de droit qui s’appliquent à l’État pris en lui-même, qui déterminent les obligations
qui s’imposent à lui, les pouvoirs dont il est titulaire et aussi son organisation intérieure. On
suppose que l’État n’entre pas en relation avec d’autres personnalités et on étudie les règles
qui s’appliquent ainsi à l’État dans ce qu’on pourrait appeler sa vie intérieure ou plus
exactement, les règles qui régissent les rapports des gouvernants entre eux et avec leurs
agents. Cette première partie du droit public interne est extrêmement vaste. Cela tient d’une
part à ce que l’époque moderne est arrivée à la notion précise de l’État de droit et a compris
que le but essentiel à poursuivre est de limiter l’État par le droit, en déterminant
rigoureusement et minutieusement ses droits et ses obligations, et d’autre part à ce que le
rôle de l’État moderne s’accroissant chaque jour, son organisation intérieure devient chaque
jour plus complexe. Cette première partie du droit public interne, on l’appelle souvent le droit
constitutionnel (prenant le mot constitutionnel dans un sens très large, et non plus dans le
sens étroit où on l’emploie pour désigner les lois constitutionnelles rigides). Cette
expression droit constitutionnel est mauvaise, précisément parce qu’elle prête à la confusion
que nous signalons. Cependant, elle passe de plus en plus dans l’usage, et pour nous y
conformer c’est le titre que nous avons donné à ce livre, qui est exclusivement consacré à
l’étude de cette première partie du droit public.
(…)
On étudiera plus tard les différents moyens qui ont été imaginés par l’art politique :
séparation des pouvoirs ou des fonctions, création de hautes cours de justice. Mais quelque
ingénieux que soient ces procédés, ils ne peuvent jamais assurer une sanction certaine du
droit constitutionnel. C’est pourquoi on a eu raison de dire qu’il arrive toujours un moment
où les constitutions n’ont d’autre sanction que la loyauté des hommes qui les appliquent.
(…)

3
G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, réed° Paris, Dalloz,
2002, pp. 3-7

4
5
6
7
C. Eisenmann, « Droit constitutionnel et Science politique », Revue internationale d’histoire
politique et constitutionnelle, Paris, PUF, 1957, p. 85, réed°in Ecrits de théorie du droit, de
droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, Panthéon-Assas (Paris II), 2002, p. 524
(…)
Même dans la mesure où il est acceptable et normal de les distinguer, Droit constitutionnel
et Science politique ont pour objet – ou, si l’on veut, pour matière centrale – le même
groupe de phénomènes, se rapportent au même ordre de réalités. N’est-il pas normal que
tous les problèmes relatifs à cet ordre de phénomènes, tout ce qui peut contribuer à les
faire comprendre, à les éclairer, intéresse pareillement les spécialistes de l’une et ceux de
l’autre discipline ? Or, ces phénomènes ne sont pas coupés du reste des phénomènes, loin
de là ; ils sont au contraire en corrélation avec maints d’entre eux au moins ; et d’abord, ils
sont l’un d’entre les éléments de la réalité sociale.
Voilà ce qui amène en particulier le juriste d’aujourd’hui, donc le constitutionnaliste, à sortir
de plus en plus, dans ses travaux de synthèse au moins, du cadre de l’étude et de la théorie
intrinsèques des règles et institutions, c’est-à-dire des problèmes purement normatifs, pour
se préoccuper notamment de situations de fait et de relations et explications causales. Telle
est, avec plus ou moins de conséquence et perfection certes, selon les cas, la pratique de la
Science juridique actuelle, et, au tout premier rang, du Droit constitutionnel.
Est-ce là cultiver en réalité plusieurs sciences sous le couvert d’une seule ? Est-ce
simplement étudier des sortes différentes de problèmes dans le cadre d’une même science ?
La question n’est pas très passionnante, l’option est assez indifférente, pourvu que l’on ait
conscience de ce qu’on fait, et qu’on ne mélange pas – au sens fort – les problèmes et les
points de vue. Ce qui compte vraiment, c’est que l’on est forcé de constater que l’œuvre de
connaissance, l’effort de pleine et réelle compréhension d’un ordre de phénomènes

8
condamnent ici l’esprit corporatif de spécialité, les cloisonnements et les rétrécissements
qu’il entraîne, qu’ils appellent au contraire l’association de points de vue et questions
multiples.
(…)
M. Prélot et J. Boulouis, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1990,
11e éd, p. 33
(…)
De nature contingente, la conception qui résulte ainsi pour le droit constitutionnel de sa
réduction au droit constitutionnel politique apparaît proprement arbitraire. Elle ne
correspond, ni à la notion d’une droit constitutionnel défini par opposition au droit
relationnel, ni à la notion d’un droit propre aux phénomènes politiques par opposition aux
phénomènes qui, quoique collectifs et publics, n’auraient pas, s’il en existe, ce caractère ; ni
même à celle d’un droit dont l’objet et l’étendue seraient tout simplement déterminés par
le texte juridique dénommé constitution et qui en est la source, sinon exclusive, du moins
principale. Si force est donc d’admettre que la conception du droit dit constitutionnel est
de pure convention, il est d’autant plus nécessaire d’en marquer les faiblesses et les
insuffisances.
(…)
P. Ardant et B. Mathieu, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Paris, LGDJ, 2019,
31e éd. p. 19
(…)
Par comparaison avec les autres branches du droit, la matière est relativement simple : les
acteurs ne sont pas si nombreux, les situations où ils peuvent se trouver sont limitées et les
règles définissant leurs relations assez peu diversifiées, si on excepte le domaine des droits
et libertés fondamentaux où le pouvoir se heurte aux droits des individus. Le droit
constitutionnel et des institutions politiques n’a pas la complexité du droit commercial, du
droit fiscal ou du droit du travail, par exemple. Mais, ici plus qu’ailleurs, on ne peut se
contenter d’exposer la règle. La pratique, c’est-à-dire la façon dont cette règle est appliquée,
contournée ou violée, est aussi et peut-être même plus importante, l’écart entre la théorie
et la réalité est ici plus large qu’ailleurs et ce qui compte n’est pas tant de savoir comment
un peuple devrait être gouverné à en croire sa Constitution, mais comment il l’est.
(…)
J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Paris, LGDJ, 2018,
32e éd°, pp. 23-24
(…)
D’une façon simple, on peut ainsi définir l’objet du droit constitutionnel : l’encadrement
juridique des phénomènes politiques. Ce qui revient à dire que l’activité politique relève de la règle
juridique, et non plus du bon plaisir ou du caprice : la loi n’exprime la volonté générale que dans le
respect de la constitution (C.C., 23 août 1985, Nouvelle Calédonie, Rec. p. 70). De cette vision
découle la bonne gouvernance ou l’État de droit ; l’État soumis au droit, au sin duquel les
citoyens sont protégés de l’arbitraire par la règle de primauté du droit qui exprime la préférence
pour l’ordre public dans une société plutôt que pour l’anarchie, la guerre et les luttes incessantes (Wade et
Phillips). La limitation de la puissance de l’État récuse l’État despote, ou de police. La
Révolution de 1789, c’est l’avènement de la Loi. L’affirmation de Michelet signifie, en clair,
que désormais le règne de la loi se substitue à la domination de l’homme par l’homme. D’où
la formule topique de la constitution du 14 septembre 1791 : Il n’y a point en France d’autorité
supérieure à celle de la loi. Le roi ne règne que par elle et ce n’est qu’au nom de la loi qu’il peut exiger
l’obéissance.

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Cependant, ces notions, pour être comprises, impliquent des explications : que faut-il
entendre par phénomènes politiques ? En quoi consiste leur encadrement juridique ?
(…)
F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 2018, 39e éd, p. 31
(…)
Il apparaît maintenant que le droit constitutionnel est une partie du système juridique,
comme d’ailleurs le droit civil ou le droit pénal. Cependant, s’il fait l’objet d’une étude
spécifique, distincte de celle des autres parties du système (qu’on appelle aussi branches du
droit), c’est qu’il possède certaines caractéristiques spécifiques.
Comme pour le système juridique en général, on peut chercher à définir le droit
constitutionnel par des caractères matériels ou par des caractères formels. Il s’agit toujours
du droit relatif à la Constitution, mais on dira dans le premier cas que la Constitution est
un ensemble de normes caractérisées par leur objet, dans le second que ces normes sont
définies par le niveau auquel elles se situent dans la hiérarchie de l’ordre juridique. Il ne fait
pas croire qu’une définition serait supérieure à une autre. Une définition n’est pas une thèse
relative à la véritable nature d’une chose, mais un outil intellectuel permettant de construire
un raisonnement. Selon le contexte, on emploie donc tantôt une définition matérielle,
tantôt une définition formelle.
(…)

E. Zoller et W. Mastor, Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2021, 3e éd, p. 13


LE DROIT CONSTITUTIONNEL, PREMIÈRE BRANCHE DU DROIT PUBLIC. – Le droit
constitutionnel est aujourd’hui la première branche du droit public. Dans la longue histoire
du droit public, il n’en fut pas toujours ainsi. D’un point de vue chronologique, le droit
public a très largement précédé le droit constitutionnel. On a parlé de droit public, désigné
autrefois plus volontiers sous l’appellation de « droit politique » bien avant que le droit
constitutionnel ait pris corps.
Par droit public, il faut entendre les règles qui déterminent l’organisation, le fonctionnement
et l’action des pouvoirs publics. Le droit public répond à des questions fondamentales pour
toute société politique : quelles sont les lois et les institutions qui gouvernent l’État ? Quels
sont les moyens d’action de cet État ? Quels sont ses rapports avec les gouvernés ? Ces
questions existent dans toutes les sociétés. Elles se sont toujours posées aux hommes parce
qu’elles naissent avec l’état social. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un droit public des
cités grecques ou de la République, puis de l’Empire romain. Sous la monarchie française,
il existait un droit public qui commençait avec les lois fondamentales du royaume de France.
Mais si l’Ancien Régime avait bien un droit public, il ne connaissait pas de droit
constitutionnel. Le droit public français a changé de cours durant le printemps et l’été de
1789. C’est à cette époque que commence le droit constitutionnel français parce que, pour
la première fois de son histoire, le peuple français se dote d’une Constitution. La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en est la première pierre.
Le droit constitutionnel renvoyant ainsi à la notion de Constitution, le point de départ de
son étude est de savoir ce qu’on doit entendre par ce terme. Dans le langage courant, le
mot « Constitution » évoque quelque chose de fondamental et qui comporte une certaine
organisation : ainsi lorsqu’on parle de la constitution de la matière ou de la constitution du
corps humain. Dans le langage du droit public, la notion de Constitution signifie
habituellement deux choses. Elle a d’abord la même signification large du langage courant
lorsqu’on l’utilise pour désigner le gouvernement d’un État, ses institutions, son régime
politique ; ainsi de la remarque selon laquelle tel pays possède une Constitution républicaine
et tel autre, une Constitution monarchique. Mais elle a aussi une signification plus précise,
plus limitée, notamment lorsqu’on l’utilise pour désigner un droit fondamental et suprême

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qui organise le gouvernement d’un État, qui lui est supérieur et que celui-ci doit respecter ;
ainsi dans l’expression « c’est un droit garanti par la Constitution ». C’est dans ce second
sens qu’il est possible de dire que 1789 marque la naissance du droit constitutionnel
français.
Les deux conceptions de la notion de Constitution engendrent deux approches possibles
du droit constitutionnel. Soit la Constitution désigne le régime politique d’un État et ne se
distingue pas du gouvernement. Dans ce cas, l’étude du droit constitutionnel s’inscrit dans
une conception descriptive ; il s’agit de décrire les institutions politiques d’un (ou de
plusieurs) État(s) (…). Soit la Constitution est entendue comme un droit au-dessus du
gouvernement, un ensemble de règles juridiques qui lui est supérieur. Dans ce cas, c’est une
conception normative de la Constitution qui l’emporte, et le droit constitutionnel s’absorbe
dans l’étude de la Constitution comme loi fondamentale et suprême de l’État (…).
(…)

Association Henri Capitant, G. Cornu dir., Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 1992, 3e éd.,
p. 196
Constitutionnel
Adj. – Dér. de constitution
1. Caractère de ce qui forme la Constitution ou en fait partie. Comp. public, administratif. V.
privé, civil, pénal, commercial.
2. Caractère de ce qui a la force propre des dispositions de la Constitution. Comp. légal,
réglementaire.
--le (loi). Syn. Constitution.
3. Caractère de ce qui est conforme à la Constitution. Ant. Inconstitutionnel.
-- (gouvernement). Gouvernement dont le pouvoir, au lieu d’être absolu, est limité par des
règles.

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À étudier jusqu’au 27 octobre 2023
Fascicule n° 1:

THEORIE GENERALE DE L’ETAT

1. L'État en droit constitutionnel

L'État est une notion clef du droit constitutionnel, puisqu'il est l'objet central de la
discipline et sera, à ce titre, étudié sous différents angles tout au long de l’année. Cette séance a
pour objet de l’appréhender en tant que tel et dans sa globalité.
Après avoir envisagé les origines de l'État (doc. n°1), on pourra voir, à travers un extrait
de l’œuvre de Léon DUGUIT, un exemple de la façon dont les juristes le conçoivent (doc. n°2).
On tentera ensuite d'analyser et de comprendre ce que recouvre la caractéristique fondamentale
de l'État : sa souveraineté (doc. n°3).
Enfin, on dressera une forme de bilan critique de l’État en droit constitutionnel en
s’interrogeant successivement sur l’avenir de l’État (doc. n°4), sur le sort de « l'État de droit »
(doc. n°5), longtemps considéré comme l’idéal du « constitutionnalisme » et, pour finir, sur les
rapports entre État et droit (doc. n°6).

Bibliographie :
Outre les indications de la bibliographie générale, on pourra se reporter aux
ouvrages et articles suivants :

- O. BEAUD, La puissance de l'État, Paris, PUF « Léviathan », 1993.


- O. BEAUD, « La souveraineté » dans « La contribution à la théorie générale de l'État » de Carré
de Malberg, RDP 1994, p.1251.
- G. BURDEAU, L'État, Paris, Seuil « Points », 1970.
- J. CHEVALLIER, L'État de droit, Paris, Montchrestien « Clefs », 1992.
- J. CHEVALLIER, L’État, Paris, Dalloz « Connaissance du droit », 1999.
- J. DONNEDIEU de VABRES, L'État, Paris, PUF « Que sais-je ? » n°616, 1984.
- P. ROSANVALLON, L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil « Points », 1990.
- numéro spécial : « L'État », Droits 1992, n°15 et 16.

Documents reproduits:

Doc. n°1 : J. ELLUL, « Remarques sur les origines de l'État », Droits n°15, p. 11.
Doc. n°2 : L. DUGUIT, « Comment nous apparaît l'État », Traité de droit constitutionnel,
Paris, Fontemoing, t. 1, 1927, p. 534.
Doc. n°3 : G. VEDEL, « La souveraineté de l'État », Manuel de droit constitutionnel, Paris,
Sirey, 1949, p. 103.
Doc. n°4 : G. BRAIBANT, « L’avenir de l’État », Mélanges Dupuis, Paris, LGDJ, 1997,
p. 39.
Doc. n°5 : J. RIVERO, « État de droit, état du droit », Mélanges Braibant, Paris, Dalloz,
1996, p. 609.
Doc. n°6 : F. POIRAT, « État », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture
juridique, Paris, PUF Lamy, 2003, p. 642 (extrait).

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Doc. n°1 : J. ELLUL, « Remarques sur les origines de l'État », Droits n°15,
p. 11.

Il me semble qu’il faille d’abord clarifier la notion d’État, avant d’en cherche l’origine.
L’État me paraît d’abord un organisme abstrait. Dans le régime de l’État, aucun personnage
ne peut dire « L’État, c’est moi ». Tant que le « Moi » existe, il n’y a pas d’État : seulement le
pouvoir politique, qui peut adopter diverses formes, mais qui ne peut être qualifié d’« État »
que lorsque les titulaires sont passagers, et que le pouvoir reste identique. Nous sommes alors
à l’inverse, et ceci est essentiel, de la réalité de la monarchie : avec celle-ci, tout le pouvoir
politique n’existe que dans et par la personne du roi. A la mort de ce dernier, il n’y a plus de
pouvoir central, ni de pouvoir politique à proprement parler. Entre la mort et l’avènement du
nouveau roi, une véritable vacance politique se produit, un vide extraordinairement dangereux,
et pour éviter cette vacance, la fameuse tradition s’est établie du « le roi est mort, vive le roi ».
C’est-à-dire que, sitôt rendu le dernier soupir du roi, le Grand Chancelier ouvre la fenêtre et
proclame cette formule, de façon que le « peuple » sache (avant toute délibération politique,
avant toute formalité juridique, etc.) qu’il y a, sans aucune période transitoire, un nouveau roi.
C’est qu’à plusieurs périodes on a connu le régime des « vacances de pouvoir ». A Rome,
avec les empereurs – étant donné qu’il n’y avait pas de régime successoral prévu pour les
empereurs – règne la plus grande incertitude, et l’on dut revenir à la notion de Res Publica, qui
est vraiment la première notion que l’on ait eue du pouvoir. A partir du III e siècle avant J.-C.,
on affirme que les consuls, les prêteurs passent, mais subsiste pourtant une réalité du pouvoir
politique : la Res Populica, la Res Publica, qui n’est pas un régime politique (la République opposée
à la monarchie), contrairement à ce que l’on croit souvent, mais une élaboration juridique
destinée à assurer la continuité, la stabilité du pouvoir politique central, malgré les variations
de titulaires. Bien entendu, ceci fut bouleversé, anéanti dans les conflits du I er siècle avant J.-
C., mais cette idée que, au sommet de la cité, il y a une entité, la Res Populica, incarnant toutes
les volontés politiques du populus, et qui subsiste abstraitement au travers des changements de
titulaire, reparaîtra très vite avec Auguste. On insiste toujours à juste titre sur l’incertitude, sous
la Principat, de la transmission du pouvoir du Princeps, mais de toute façon, la « chose
publique » persiste, et c’est l’État. Dans l’Empire romain, c’est bien l’idée de l’État qui assure
la continuité du pouvoir et qui donne un fondement à l’autorité impériale : il ne saurait y en avoir
d’autre, puisque le régime successoral est inexistant. Le rôle de l’empereur est interprété par
les juristes (je ne dis pas l’opinion !) comme une fonction de l’État dans l’intérêt de tous. Quand
l’empereur change, l’État reste. A la limite, des juristes audacieux diront que l’on obéit à
l’empereur parce qu’il représente l’État. Mais ce qui reste remarquable, c’est qu’il n’y ait pas de
mot particulier pour désigner cette fonction spécifique : le mot status n’est rien d’autre que la
forme de gouvernement (chez Cicéron). On parlera alors du status optimatum pour désigner un
gouvernement aristocratique, et d’un status reipublicae pour désigner une démocratie. Donc, on
en reste à l’absence de désignation de cette abstraction qu’est l’État. Et ceci subsistera sous
l’Empire, alors même que je disais que les juristes avaient bien établi une idée « abstraite »
d’État, mais pas de terme pour la désigner. Quoi qu’il en soit, la réalité existe au Ier siècle avant
J.-C., à défaut de vocable. Et ce défaut désigne en réalité une certaine hésitation, une
incertitude : on se trouve en présence d’une réalité que l’on a en même temps discernée et
construite, mais que l’on n’ose pas désigner, ce qui la rendrait plus indiscutable, et je me demande
s’il n’y a pas eu là une crainte de paraître diminuer, assujettir, normaliser en tout cas le pouvoir
d’un prince qui se veut absolu ! C’est pourquoi, historiquement, om faut se garder de qualifier
d’État toute organisation d’un pouvoir central ! La plupart des monarchies ignorent ce qu’est
l’État. La transmission du pouvoir, en quelque sorte de la main à la main, interdit que l’on
puisse même avoir idée de ce que peut être un État. Ce sera encore le cas lors de la période
franque, mérovingienne, etc.
A cette époque-là, en effet, la monarchie est patrimoniale. Le pouvoir, c’est le roi, et celui-ci
l’exerce, parce qu’il est le plus puissant, dans son intérêt : il est le dominus exerçant un pouvoir
de propriétaire. Et cela durera en réalité jusqu’au XVIIe siècle. Bien entendu, le roi, à cette
époque, n’est plus dominus, mais il n’y a encore aucune idée d’un pouvoir dernier abstrait,

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politiquement distinct de la personne du roi. Certes, cela pourra sembler être le cas sur le plan
intellectuel juridique, par exemple dès le XVIe siècle avec Jean Bodin (Les six livres de la
République), mais cela mettra en réalité très longtemps à pénétrer les milieux politiques, et même
intellectuels. Et ce qui montre bien cette distance, c’est la boutade très importante (déjà
évoquée) attribuée à Louis XIV : « L’État, c’est moi ». L’idée d’un État abstrait, indépendant
de la personne royale, lui était apparue comme éminemment dangereuse ! Qu’il puisse y avoir
une réalité du politique hors de la personne royale était déjà l’annonce de la fin. Car si le roi
n’est plus le Tout du Politique, il peut disparaître sans que le monde s’effondre. Dans cette
période, l’idée d’un État « en soi », abstrait de toute incarnation, est extraordinairement
révolutionnaire, sans pourtant comporter la moindre volonté de changer la forme du
gouvernement, et encore moins de soulever une rébellion. C’est dans l’idée, forgée par les
juristes et tous ceux qui exerçaient le pouvoir, d’un personnel politique que ceci s’est
progressivement réalisé. Il n’y a pas encore, à cette époque, de théories sur l’État, et nous
sommes très loin, bien sûr, des analyses faites aussi bien par G. Burdeau que par
B. Charbonneau. La dépersonnalisation du pouvoir n’a pu se réaliser qu’avec la fin de la
monarchie. Mais pour prévenir l’anarchie, la vacance du pouvoir à la tête de la société, on a
réalisé – idée qui, jusqu’ici, n’avait été qu’assez fuyante, même chez Bodin – que le pouvoir
politique, quoique étant abstrait, pourrait exister dans sa plénitude si on le concevait comme
« État de Raison » hors de toute personnification, représentant aux yeux de tous, et avec une
espèce de consentement tacite, l’autorité suprême à laquelle tous devraient obéir.
Je me rappelle une question de Roger Caillois : « Après tout, pourquoi m’arrêter quand je
vois un feu rouge » ? (ceci se passait au tout début de l’usage des feux de signalisation. Il n’y
avait pas encore de réflexe conditionné établi, d’automatisme universel, dans les villes du
moins). Est-ce parce que je me dis que si je commets une infraction, il y a la police ? Mais de
toute façon la police n’est pas partout. Et de plus, quand je vois un agent de police, qu’est-ce
qui me fait obéir ? Est-ce la crainte de tout l’appareil policier qu’il représente ? Ceci serait bien
aléatoire. En réalité, ce que le policier représente à lui seul, c’est bien plus, c’est la force
publique, qu’il incarne. Et cette force publique ne tire elle-même sa puissance que de ce qu’elle
incarne une entité abstraite, présente au plus profond de moi comme dans l’inconscient de
l’agent de police, à savoir l’État. Il représente l’État à ses yeux et aux miens.
C’est cette mutation-là, fantastique, qui s’est effectuée au XIXe siècle, bien plus importante
que le passage de la monarchie à la démocratie. Celle-ci apparaît dans toute sa faiblesse (le roi
est nu) quand on compare démocratie et État. La démocratie, c’est très gentil, ça flatte nos
bons sentiments et nous donne de l’importance, mais n’a aucune autre importance que d’être
une forme de l’État. Celui-ci est une réalité tellement terrible, quand on la considère dans sa
nudité, que l’on a cherché tous les moyens pour la voiler, pour l’apprivoiser, pour nous affirmer
nous-mêmes maîtres de cet État. Un autre subterfuge fut la création de la notion d’État de
droit. Il y eut une sorte de consensus autour de cette idée simple que l’État n’est légitime que
s’il se fonde, s’il prend son origine dans le droit et s’il applique le droit dans l’exercice du
pouvoir. Ceci est très honorable pour condamner l’arbitraire et l’imprévu. L’on affirme la
suprématie de la règle abstraite, supérieure à l’homme et à l’État, qui se fonde… mais au fait
sur quoi, dans quoi se fonde-t-elle ? Et ici on commence à errer : droit naturel (quelle nature ?),
droit de la conscience, unanimité populaire ou démocratique… Rien n’est ni clair ni
satisfaisant. On a placé le droit très haut pour garantir que l’État, ce n’est pas la brutale évidence
du plus fort. Mais ce droit, on ne sait ni le fonder, ni surtout reconnaître que le passage d’un
droit idéal et sublime au droit seul réel, celui qui s’applique, prend corps… par qui ? par l’État !
Ce dernier obéit au droit, mais celui-ci à son tour est effectué par l’État. Autrement dit, il n’y
a nulle part un droit idéal, et susceptible de s’imposer (ceci étant pour moi une condition d’existence
même du droit, sinon il reste un idéal, et au mieux une morale), fondant le pouvoir de l’État,
et à partir duquel on pourrait juger l’État. Le droit, et ce n’est pas négligeable, est donc une règle
du jeu, que l’État s’impose à lui-même, et qui garantit contre l’arbitraire de ses décisions.
Mais la lente élaboration de cette entité abstraite, en même temps que puissante et
virtuellement illimitée, n’est pas suffisante pour rendre compte de l’apparition de l’État. Nous
en restons là en effet au domaine de l’idée. L’État n’est pas une Idée, pas plus que la finalité de
l’Histoire ! Pour qu’il existe véritablement un État, il faut un autre facteur qui ne paraît pas, lui

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non plus, brusquement ni spontanément. Il faut des « mains » à cet État « abstrait » ! Et ce sera
l’administration. Autrement dit, je pourrais soutenir que l’origine de l’État se trouve dans ce
double phénomène conjoint : d’un côté un pouvoir dépersonnalisé, de l’autre une
administration, cohérente, complexe, efficace et s’étendant à tous les domaines.
Il fallait sortir de l’époque où l’« administrateur », le prévôt, le bailli était le représentant
personnel du pouvoir politique personnel. Il a fallu un long cheminement pour que
l’administrateur ne soit pas seulement un représentant personnel du pouvoir central. Le modèle
de ce que ne doit pas être l’administrateur, ce sont les représentants en mission de l’époque
révolutionnaire, qui viennent sur place pour vérifier si les ordres du pouvoir central sont bien
exécutés. En réalité, il n’y a d’État au sens complet que lorsque le système d’encadrement de
la nation, d’organisation des diverses fonctions publiques est assuré par un corps, ordonne,
obéissant à ses propres règles et au contact réel avec les populations, contact réel, mais qui,
comme celui de l’État, doit être suffisamment abstrait pour que les intérêts privés, multiples et
souvent divergents, n’aient pas d’influence sur ce qui est le système ordonnateur. Bien entendu
cette administration doit être en relation étroite avec le pouvoir central mais ne pas être un
simple organe neutre d’exécution : en effet l’administration, si elle est digne de ce nom, doit
avoir partie liée avec ceux qu’elle administre. C’est-à-dire que, d’une part, cette administration
doit transmettre les ordres et impulsions de l’État, mais, d’autre part, doit savoir les adapter
aux nécessités et aux besoins des populations qu’elle administre.
On se trouve ici devant le plus difficile de tous les problèmes. Notons ces difficultés : si au
centre on a un gouvernement très libéral, très conciliateur, mais si existe une administration
d’encadrement rigide, obéissant à ses propres règles, constituant un corps fermé et englobant,
on a une situation, en réalité, vécue par la population comme dictatoriale ! Une administration
qui correspondrait vraiment à l’État dont nous avons essayé d’esquisser la naissance devrait
être d’abord cohérente (bien entendu, il ne faut pas qu’elle produise un désordre, lorsque l’État
essaie de réaliser comme un organe d’ordre), or, ce n’est pas évident car je parle d’une
administration, mais il y en a huit, dix, avec des recrutements et des personnels différents : ceci
est inévitable étant donné la diversité des fonctions de l’État. Or, ces administrations doivent
se concilier entre elles : ce qui montre que lorsque nous parlons des origines de l’État moderne,
nous sommes encore dans cette situation d’origine, au stade de l’administration, partie
intégrante de l’État, mais encore parfaitement immature.
Ceci paraît plus encore si nous soulignons un autre trait que devrait avoir cette
administration : ne pas être secrète. Le système des circulations et des procédures ignorées du
public est la marque flagrante de cette immaturité. Une administration digne de ce nom devrait
tout faire au grand jour et prendre ses décisions à la fois dans la communication avec les
administrés, et autant que possible leur accord. Car qu’elle le veuille ou non l’administration
est solidaire des populations locales. Il y a un siècle, on a prétendu assurer l’indépendance
(nécessaire) de cette administration, en la rendant à la fois secrète, et totalement anonyme
envers la population locale. On s’est aperçu depuis que cela conduisait à deux poids, deux
mesures : le citoyen X…, effectivement anonyme, qui n’a droit à aucune explication des
décisions prises à son égard. Et le notable qui finit par connaître… des administrateurs, lesquels
ne peuvent pas ne pas en tenir compte. Je crois en réalité que l’anonymat des administrations
n’est bon ni pour les administrés ni pour la « marque » de l’État. Les administrations doivent
s’intégrer dans la population locale pour y être acceptées et ne pas être vécues comme une
autorité abusive extérieure.
Tout ce que je viens d’écrire au sujet de l’administration montre que nous sommes encore dans
le stade de… l’origine de l’État ! Or, ce qui est historiquement remarquable, c’est précisément
l’importance de l’administration, c’est qu’elle paraît en premier comme efficace, avant l’État ! Je
pense à nouveau à l’importance des prévôts et baillis royaux des XIIIe-XIVe siècles par
exemple, qui représentaient un pouvoir central informe et sans autre autorité que spirituelle
(ce qui certes n’est pas négligeable), et l’on pourrait presque dire idéologique, et qui ont eu une
influence déterminante, d’une part, dans la mise en question du système seigneurial et, d’autre
part, dans l’omniprésence royale : omniprésence bien supérieure à ce que dans la réalité
pouvaient constituer le roi et son entourage ! J’irai jusqu’à dire que c’est en définitive cette

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« administration »-là qui a davantage contribué à asseoir le pouvoir royal (et de ce fait
ultérieurement l’État !) que toutes les cérémonies ou ordonnances qui caractérisaient ce
pouvoir central.
On voit par cet exemple qu’à mes yeux l’administration ne peut pas être distinguée de l’État
(et cela fut aussi bien compris par Napoléon, avec ses préfets) : parler de l’origine de l’État
implique donc que l’on parle en même temps de cette institution administrative. Celle-ci ayant
finalement paru avec tous ses caractères de cohérence, d’autorité, de continuité, avant que
l’État central n’ait acquis ces traits. Et je veux alors seulement souligner en terminant que l’État
en tant que tel ne peut pas être distingué de son administration, et que celle-ci fut, je crois
l’avoir sommairement indiqué, un organisme d’apparition de cet État en tant que tel, différent
du pouvoir personnel ou de la dispersion des autorités. Autrement dit, ce qui allait devenir un
organisme de l’État central était apparu avant celui-ci, avec précisément les caractères que
devait revêtir cet État pour être lui-même, et peut-être l’État n’a-t-il pu accéder à la majorité
que dans la mesure où cette administration première a eu ses caractères. Et il s’est produit un
retournement qui me semble avoir été rarement perçu, à savoir que l’administration du XVIIe
siècle par exemple, était plus foncièrement moderne que notre système moderne trop
compliqué, obéissant à des milliers de circulaires inapplicables et à la fois autoritaire et
impuissant. Autrement dit, cette administration, qui fut au tout début la possibilité de la
naissance de l’État, me semble avoir suivi aux XIXe et XXe siècles une cheminement inverse
de celui du pouvoir central.

Doc. n°2 : L. DUGUIT, « Comment nous apparaît l'État », Traité de droit


constitutionnel, Fontemoing, Paris, t.1, 1927, pp.534-541.

§ 49. – Comment nous apparaît l’État.


Jusqu’à présent, j’ai considéré le groupement social en lui-même, sans tenir compte des
différenciations qui peuvent se produire en son sein. Nous avons constaté que dans tout
groupement social les hommes sont forcément soumis à certaines règles de conduite, qu’ils
ont conscience que ces règles peuvent être légitimement sanctionnées par la contrainte
collective. J’ai dit que l’ensemble de ces règles forme le droit objectif qui est ainsi inhérent à
toute société humaine, qui existe par cela seul qu’une société humaine existe, et qui en même
temps est tout à fait indépendant des différenciations qui se produisent à l’intérieur de cette
société. En supposant même un groupe social où il n’y aurait aucune trace de différenciation
d’aucune sorte, il y aurait cependant quand même un droit objectif, parce que le droit existe
par cela même qu’il y a un groupement social. La notion de société implique la notion de droit :
on ne peut pas concevoir un groupement humain où il n’y aurait pas de règle de droit
s’imposant aux hommes de ce groupement, celui-ci disparaitrait par là même. Le lien
d’interdépendance sociale est surtout un lien juridique, et je ne veux pas dire autre chose en
disant que le fondement du droit objectif est la solidarité sociale.
Mais si, au dire de quelques sociologues, il existe certaines sociétés humaines où n’apparaît
aucune trace de différenciation, il est d’évidence que dans presque toutes, chez les plus humbles
et les plus primitives, comme chez les plus puissantes et les plus civilisées, apparaît une
différenciation qui frappe immédiatement l’observateur, celle qu’on est convenu d’appeler la
différenciation politique. On voit un groupe d’hommes plus ou moins nombreux qui se
trouvent, en fait, dans la possibilité d’imposer leur volonté par la contrainte matérielle lorsque
besoin est.
Voilà réduit à ses éléments simples ce qu’on est convenu d’appeler la différenciation
politique. Ces individus qui paraissent commander et qui, en tous cas, sont en mesure de
contraindre les autres pour qu’ils se soumettent à leur volonté, ce sont les gouvernants. Les
individus auxquels ils paraissent commander et auxquels ils imposent une puissance de
contraindre, ce sont les gouvernés. Ainsi, on peut dire que dans presque toutes les sociétés
humaines, grandes ou petites, primitives ou civilisées, il y a une différenciation entre
gouvernants et gouvernés, et à cela seulement se réduit au fond ce qu’on appelle la puissance
politique.

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Cette puissance politique, partout où elle existe, a toujours en soi le même caractère
irréductible. Qu’on le considère dans la horde primitive où elle appartient à un chef ou à un
groupe d’anciens, dans la cité où elle appartient aux prêtres ou aux chefs de famille, ou dans
les grand pays modernes où elle est détenue par un ensemble plus ou moins nombreux, plus
ou moins savamment organisé, de groupes ou d’individus, parlements, conseils, commissions,
rois, empereurs, consuls, régents, présidents, la puissance politique est toujours un fait social
de même ordre. Il y a une différence de degré ; il n’y a point de différence de nature.
En prenant le mot dans son sens le plus général, on peut dire qu’il y a un État toutes les fois
qu’il existe dans une société donnée une différenciation politique, quelque rudimentaire ou
quelque compliquée et développée qu’elle soit. Le mot État désigne soit les gouvernants ou le
pouvoir politique, soit la société elle-même, où existe cette différenciation entre gouvernants
et gouvernés et où existe par là même une puissance politique. On a dit quelquefois, en manière
de plaisanterie, que l’État est la hache du bourreau et le sabre du gendarme. La formule est
parfaitement exacte en prenant la hache du bourreau et le sabre du gendarme comme les
symboles de la puissance contraignante, qui est ce qui constitue l’État par définition. Partout
où nous constatons que dans une communauté donnée existe une puissance de contrainte,
nous pouvons dire, nous devons dire, qu’il y a un État.
En général, dans la terminologie moderne, le mot État est réservé pour désigner les sociétés
où la différenciation politique est parvenue à un certain degré de développement et de
complexité. On peut en effet employer le mot État dans ce sens restreint. Mais cela ne contredit
pas la constatation d’évidence que j’essaie de mettre en relief. Dans toute société humaine,
grande ou petite, où on voit un homme ou un groupe d’hommes ayant une puissance de
contrainte l’imposer aux autres, on doit dire qu’il y a une puissance politique, un État. On aura
beau faire, on ne trouvera aucune différence de nature entre la puissance d’un chef de horde
et celle d’un gouvernement moderne composé d’un chef d’État, de ministres, de chambres.
Encore une fois, il y a une différence de degré, mais non de nature. Le fait social est au fond
identique dans les deux cas.
Pour qu’il y ait un État, cette puissance de contrainte doit être irrésistible. Je veux dire par là
qu’elle ne sera une puissance étatique que si dans l’intérieur du groupement elle ne rencontre
pas une puissance rivale qui s’oppose à elle et l’empêche d’assurer par la force la réalisation de
sa volonté. Si cette puissance rivale existe et s’il vient un moment où elle peut résister à la
puissance préétablie, celle-ci cesse d’être étatique. Si les deux puissances s’équivalent et se
neutralisent, pendant qu’il en sera ainsi, il n’y aura pas d’État, mais au sens étymologique du
mot, une anarchie, laquelle durera jusqu’au moment où une puissance irrésistible aura pu se
constituer.
Il est bien entendu que pour le moment je ne recherche pas si cette puissance de contraindre
est légitime ou non, si elle est soumise à une règle de droit et limitée par elle ; je ne cherche pas
davantage quelle est l’origine de cette puissance. Je le prends comme un fait que je constate et
dont l’exactitude me paraît pouvoir être contestée. C’est précisément parce que je me borne à
décrire et à constater un simple fait que toutes les critiques qui m’ont été adressées pour la
définition que je donne de l’État toment d’elles-mêmes.
On a prétendu qu’il fallait donner de l’État une définition suivant qu’on la considérait au
point de vue politique, économique, juridique. Jellinek, par exemple, distingue la notion sociale
et la notion juridique. Seidler définit l’État comme phénomène social et l’État comme
conception juridique. L’œuvre entière de Kelsen, on l’a vu au paragraphe 4, est dominée par
cette idée que juridiquement l’État est tout autre chose que ce qu’il est sociologiquement et
économiquement. Juridiquement, il appartient au monde su Sollen ; sociologiquement et
économiquement au monde du Sein ; juridiquement, il est un système de normes ou
l’expression pour l’unité d’un pareil système ; sociologiquement et économiquement, il est un
fait.
Esmein déclare que l’État est la personnification juridique de la nation. Hauriou estime que
cette définition est exacte, mais incomplète, et qu’il faut dire : « l’État est la personnification
juridique d’une nation, consécutive à la centralisation politique, économique, juridique des
éléments de la nation, réalisée en vue de la création du régime civil ».

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Au même endroit de son ouvrage, Hauriou me reproche de mettre toutes les institutions
politiques sur le même plan sous prétexte qu’on retrouve chez toutes des traits communs et
par exemple une différenciation des gouvernants et des gouvernés. Il ajoute que « cette
méthode est stérile car elle empêche que soit distingué ce qui doit l’être selon les règles de toute
bonne méthode scientifique ». Je n’accepte pas le reproche parce que je ne mets pas toutes les
institutions politiques sur le même plan, parce que je ne considère pars les différentes formes
que peut revêtir l’État et que je ne confonds pas, quoi qu’en dise mon savant ami, la baronnie
féodale avec les grandes républiques démocratiques modernes. Je dis seulement que dans tous
les groupements humains ou à peu près on constate en fait un phénomène identique, une
différenciation entre les faibles et les plus forts, que j’appelle les gouvernants, que les
gouvernants peuvent en fait imposer leur puissance de contrainte, qu’on peut appeler ce fait,
du mot traditionnel, le fait État et que cette puissance de contraindre est au fond de même
nature, qu’elle soit exercée par les organes de la République française en 1927 ou par le baron
féodal du XIIe siècle ; que le fait est toujours identique à lui-même parce qu’il est simplement
un fait de plus grande force.
Ce fait de force apparaît suivant les temps et les pays avec des formes diverses. Dans les
grandes sociétés modernes, il peut avoir certains caractères particuliers qui lui donnent une
apparence qu’il n’avait pas dans les temps anciens. Il se rencontre avec la règle de droit et il y
a lieu de déterminer comment celle-ci joue à l’égard de ceux qui détiennent cette plus grande
force. A ce point de vue, on pourra donner une certaine définition de l’État, parler du caractère
juridique de l’État, de l’État de droit, parler de l’État au point de vue économique, c’est-à-dire
du rôle que l’État peut et doit jouer dans le monde économique. On devra rechercher comment
le fait de force apparaît dans la société où il existe, quels sont les éléments sociaux qui le
déterminent. Cette recherche incombe aux juristes sociologues, et c’est précisément surtout à
cette étude qu’est consacré cet ouvrage. Il n’en reste pas moins vrai que le fait irréductible,
toujours identique à lui-même, est celui de l’existence d’une puissance politique, d’un État,
c’est-à-dire d’une puissance de contrainte qui s’impose d’une manière irrésistible aux membres
du groupement dans lequel elle existe.
On a cité à satiété le mot de Treitschke : « Des Staat ist Macht ». On a élevé contre cette
formule d’énergiques protestations. On a eu raison, parce que Treitschke en l’écrivant voulait,
non pas formuler la constatation d’un fait social, mais donner le principe d’action dont devaient
s’inspirer les gouvernants allemands : principe d’absolutisme à l’intérieur, de conquête et de
rapine à l’extérieur. Comme constatation d’un fait, la proposition du publiciste allemand est
absolument exacte.
Ce caractère primordial et essentiel de l’État, Ihering l’a présenté en un puissant relief dans
un passage qu’il importe de citer, en faisant d’ailleurs toutes réserves au sujet des conséquences
que le jurisconsulte allemand veut y rattacher. « Le caractère de l’État, écrit Ihering, est d’être
une puissance supérieure à toute autre volonté se trouvant sur un territoire déterminé. Cette
puissance est et doit être, pour qu’il y ait un État, une puissance matérielle (Macht), c’est-à-dire
la puissance en fait supérieure à toute autre puissance existant sur le territoire considéré. Toutes
les autres conditions de l’État se ramènent à cette condition qu’il soit une puissance matérielle
suprême. Avant que cette condition soit remplie, toutes les autres sont anticipées : car pour les
remplir, l’État doit exister et il n’existe que lorsque la question de puissance est résolue.
L’absence de puissance matérielle (Macht) est le péché mortel de l’État, celui pour lequel il n’y
a point de rémission, celui que la société ni ne pardonne ni ne supporte. Un État sans une
puissance matérielle de contraindre est une contradiction en soi. Les peuples ont supporté le
plus mauvais usage de la puissance étatique, le fouet d’Attila, la folie des Césars romains ; ils
ont souvent célébré comme des héros des tyrans au pied desquels ils se trouvaient dans la
poussière, ivres et repus. Ils ont supporté qu’une telle puissance humaine pareille à l’ouragan
renverse tout devant elle, oubliant qu’ils en étaient les premières victimes. Même à l’état de
délire, le despotisme reste une forme étatique ; mais l’anarchie, c’est-à-dire l’absence de
puissance de contraindre, n’est pas une forme d’État ».
On ne peut exprimer en termes plus saisissants la réalité du fait qui constitue l’État.
Maintenant on doit aborder les problèmes de droit qu’il soulève. Le premier qui se soit posé à

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la conscience humaine est celui de savoir si cette puissance de contraindre est pour ceux qui
en sont investis un droit subjectif. Si on lui reconnaît ce caractère, l’autre question qui se pose
est celle de savoir quelle est l’origine de ce droit subjectif. Ce n’est pas tout. Si la puissance de
contraindre irrésistiblement est un droit subjectif, quel en est le sujet et y a-t-il une limite à ce
droit subjectif ? Trois questions que l’on discute depuis des siècles sans qu’on puisse arriver à
les résoudre. Ce sont les trois problèmes célèbres de l’origine, du titulaire et des limites de la
souveraineté.

Doc. n°3 : G. VEDEL, « La souveraineté de l'État », Manuel de droit


constitutionnel, Sirey, Paris, 1949, p.103.

A. – La souveraineté
La souveraineté est ce qui, dans le monde du droit, fait de l’État un être à certains égards
unique. Elle est la conséquence, comme on l’a noté plus haut, du privilège qui est le sien : le
monopole de la force armée, et, partant, de la contrainte organisée.
1° Définition de la souveraineté
M. J. Laferrière définit très exactement la souveraineté comme le caractère attaché à « un
pouvoir de droit originaire et suprême ».
Un pouvoir de droit : la souveraineté n’est pas un simple fait de force. Le pouvoir qui l’exerce
se réclame d’une idée de droit, s’affirme et est regardé par la masse des individus comme ayant
qualité pour poser des règles de droit.
Un pouvoir originaire : l’État souverain ne tient sa souveraineté d’aucune autre autorité positive.
Il n’exerce pas ses pouvoirs en vertu d’une délégation qui lui aurait été consentie par quiconque.
Cependant, peut-on observer, dans un pays démocratique, l’État n’existe qu’en vertu du
consentement des gouvernés et, par suite, on pourrait nier ce caractère originaire du pouvoir
de l’État. Mais cette objection reposerait sur une confusion. Il est bien vrai que les gouvernants
(membres des Assemblées, chef de l’État, ministres) n’ont qu’un pouvoir dérivé ou plus
exactement des compétences et que leur titre à exercer ces compétences doit être recherché dans
la volonté des citoyens, c’est-à-dire dans la Nation. Mais l’État, lui, n’est pas extérieur à la
Nation. Il est la Nation juridiquement organisée ou mieux la Nation en tant qu’elle agit sur le
plan du droit. Si donc l’on considère la qualité du pouvoir de l’État, elle est identiquement la
même que celle du pouvoir de la Nation dans un pays démocratique ; la souveraineté de l’État
est un pouvoir originaire.
Un pouvoir suprême : la suprématie du pouvoir souverain est une conséquence de son caractère
originaire. Ayant son titre en lui-même, l’État n’est subordonné dans l’exercice de son pouvoir
à aucune autre autorité. Si l’on fait abstraction du problème de la soumission de l’État au droit,
problème qu’on évoquera plus loin, et pour s’en tenir aux autorités organisées que l’État
pourrait rencontrer sur sa route, on peut dure que l’État n’a ni supérieur, ni égal, ni concurrent
(J. Laferrière).
2° Souveraineté de l’État et souveraineté dans l’État
La conception d’une puissance souveraine, par quoi juridiquement se caractérise l’État, s’est
développée avec les efforts faits par les monarchies occidentales, et spécialement par la France
pour se dégager des liens qui les entravaient dans le monde médiéval : liens de nature féodale
ou religieuse, survivance de l’idée e l’Empire. On sait que les légistes de la Couronne de France
ont construit l’idée d’une monarchie dont le monarque n’est subordonné ni à la Papauté (le roi
n’a point de souverain ès-choses temporelles, « le roi ne tient que de Dieu et de l’épée ») ni à
l’Empereur (« le roi de France est empereur en son royaume »). C’est très précisément
l’affirmation d’une puissance originaire et suprême, la qualité du souverain, la souveraineté.
Par ailleurs, sous l’égide des « lois fondamentales du royaume » de nature coutumière, le roi
cumule entre ses mains toutes les compétences attachées à la souveraineté : législation,
administration intérieure, politique extérieure, justice.
Ainsi, la souveraineté trouve une expression très simple. Souveraineté de l’État et
souveraineté du monarque en qui l’État s’incarne, c’est tout un.

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En France, la Révolution fait subir à l’idée de souveraineté une transposition. Elle conserve
la notion d’un pouvoir originaire et suprême, qui caractérise l’État. Seulement, cette
souveraineté n’est plus attachée à un individu, mais à la Nation tout entière. Ainsi se trouvent
dissociés deux aspects de la souveraineté. Empruntant une fois de plus à M. Laferrière, on dira
qu’il y a un problème de la souveraineté de l’État et un problème de la souveraineté dans l’État.
Le problème de la souveraineté de l’État a trait aux effets que produit ce pouvoir de droit
originaire et suprême par rapport au droit lui-même, aux individus et aux autres États. Dans
une certaine mesure, il se pose indépendamment du point de savoir à qui appartient la
souveraineté dans l’État, second problème. En effet, une fois définie dans son essence, la
puissance souveraine, il reste à savoir qui la détient en réalité, l’État lui-même n’étant qu’un
instrument. Qu’est la souveraineté ? C’est la question que pose la souveraineté de l’État. Quel
en est la dernière instance, le titulaire ? C’est la question que pose la souveraineté dans l’État.
Autrement dit encore, du premier point de vue, l’État est regardé comme un organisme
juridique sans égard à celui (monarque, dictateur, peuple) qui en est le maître ; du second point
de vue, il est regardé comme l’organisation d’une société.
Dans ce qui suit, on ne s’attachera qu’au premier point de vue, celui de la souveraineté de
l’État, réservant pour un développement ultérieur celui de la souveraineté dans l’État.
3° Conséquences de la souveraineté de l’État
Dans l’examen des conséquences de la souveraineté de l’État, on laissera de côté tout ce qui
a trait à la souveraineté externe, c’est-à-dire à la souveraineté dans les rapports de l’État et des
États étrangers ou de leurs ressortissants. On se limitera à quelques indications sur la
souveraineté interne.
a) L’État détermine lui-même son organisation sans intervention d’une autorité qui lui soit
extérieure. Cette organisation consiste notamment à définir comment seront désignés les
gouvernants et les compétences qu’ils détiendront. On verra que, précisément, tel est l’objet
de la Constitution. C’est le pouvoir constituant qui manifeste de la manière la plus visible la
souveraineté de l’État parce que, en se donnant de lui-même une Constitution, l’État affirme
le caractère originaire et suprême de son autorité.
b) Lorsque les gouvernants agissent dans les limites de la compétence que leur reconnait la
Constitution, ils peuvent, soit édicter des règles de droit proprement dites (lois, règlements),
soit prendre des décisions individuelles produisant des effets de droit (nomination d’un
fonctionnaire par exemple, engagement d’une dépense). La souveraineté se retrouve dans cette
activité d’une manière indirecte : les limites à leur compétence des gouvernants se trouvent
non dans l’intervention d’une autorité extérieure à l’État, mais dans la Constitution qui est la
règle de droit suprême de l’État.
c) Dans certains types constitutionnels dont l’Angleterre offre le modèle, il se produit une
confusion analogue à celle qui se produisait en France sous l’Ancien Régime au profit du roi,
mais elle a lieu au profit du Parlement. Si en effet, celui-ci se voit reconnaître le droit de
modifier toutes les règles de droit y compris la Constitution ou, plus exactement, s’il n’existe
pas de distinction entre la Constitution et les lois ordinaires, le Parlement se trouve alors
absolument souverain. Il l’est même en un certain sens davantage que les rois de France qui
devaient respecter les lois fondamentales du royaume. Si l’Angleterre offre à cet égard un
exemple particulièrement net, ce n’est pas le seul. A certains égards, la IIIe République était un
régime pratiquant la souveraineté du Parlement. Psychologiquement, ceci s’explique par l’idée
que les Assemblées élues représentent la volonté nationale. On verra que cette considération
est une des raisons de la timidité avec laquelle dans certains pays, est envisagé le contrôle de
constitutionnalité qui est précisément le moyen d’assurer le respect de la Constitution par le
Parlement.
(…)
C. – Critiques faites à la souveraineté et à la personnalité de l’État
La construction juridique de l’État qui fait de celui-ci une personne juridique souveraine a suscité
de multiples et importantes critiques de la part d’auteurs éminents et divers qui n’entendaient
pas pour cela d’ailleurs répudier la conception traditionnelle de la démocratie. On ne peut les

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examiner ici car leur examen détaillé mettrait en cause toute la théorie générale du droit. On
se bornera à quelques remarques.
1° Le véritable problème est beaucoup plus celui de la souveraineté que celui de la personnalité.
En ce qui regarde la personnalité morale en effet, il semble que les objections faites à celle-ci
ne soient pas décisives. Dès lors que, dans l’utilisation de la notion de personnalité morale, on
renonce à toute vue métaphysique tendant à faire du groupe social une vraie personne au sens
philosophique du mot dès lors que l’on se limite à la personnalité juridique, la notion de
personnalité morale est non seulement acceptable, mais irremplaçable et tout l’effort fait pour
la combattre n’aboutit qu’à lui substituer des périphrases compliquées. En outre, au point de
vue des droits du citoyen auquel la démocratie classique est très sensible, la personnalité morale
a un effet bienfaisant que notait avec profondeur le Doyen Hauriou. Elle manifeste que le
Pouvoir s’est « institutionnalisé », qu’il est au service d’un objet qui le dépasse et que l’État
figure dans les relations de droit comme une personne ayant sans doute une place éminente,
mais non pas une nature différente de celle des autres acteurs de la vie juridique. Les
expressions juridiques appuient les croyances sociales : par la personnalité morale, l’État se
trouve, bon gré mal fré, enserré dans le faisceau des relations juridiques qui unissent entre elles
les diverses personnes, et soumis comme elles au droit. Techniquement utile et socialement
bienfaisante, la notion de personnalité morale a résisté et résistera probablement aux critiques
cependant profondes qui lui ont été faites.
2° En ce qui regarde au contraire la souveraineté, les critiques émises notamment par Duguit,
par M. Scelle, retiennent beaucoup plus fortement l’attention. Du point de vue technique, elle
soulève une foule de difficultés : on n’explique la soumission de l’État au droit dans l’ordre
interne ou dans l’ordre international que par le recours au droit naturel que beaucoup de
juristes rejettent ; dès que l’on se penche sur la situation des États-membres dans l’État fédéral
ou sur celle des États protégés, on en vient à des théories incohérentes comme celles de la
« souveraineté limitée », etc… Au point de vue pratique, la notion de souveraineté renforcée
par le nationalisme est un obstacle majeur à la construction d’une société internationale
ordonnée et pacifique. Dans l’ordre interne même, la souveraineté de l’État est une tentation
dangereuse pour les gouvernants, portés à s’approprier cette souveraineté.
Cependant la doctrine juridique comporte une part de constatation pour laquelle elle n’est
point libre. Or, le droit international positif tel qu’il ressort de la pratique internationale est
construit sur l’idée de la souveraineté des États. Dans l’ordre interne, il s’en faut que, même
dans les démocraties occidentales, le droit fasse toujours place aux limitations qui
démantèleraient véritablement la notion de souveraineté. C’est ce qui explique qu’il soit
impossible de rappeler les idées fondamentales touchant l’État sans faire place à la
souveraineté, si mal venue et si dangereuse que soit cette notion.
3° L’essentiel en ce qui nous occupe est d’ailleurs de constater que les critiques faites à la
conception de l’État fondée sur la souveraineté et la personnalité tendent à limiter encore les
pouvoirs des gouvernants et à insister sur ce qu’ils ne sont que de simples compétences dont le
droit détermine la répartition et les conditions d’exercice. Fondées ou non, ces critiques
tendent ainsi à accentuer l’idée fondamentale qui est celle de la démocratie classique touchant
l’État : le pouvoir politique est une fonction, un service qui a sa fin dans l’intérêt général ou le bien
commun pour parler le langage de la doctrine catholique.

Doc. n°4 : G. BRAIBANT, « L’avenir de l’État », Mélanges Dupuis, LGDJ,


Paris, 1997, p.39.

L’État n’est pas pris ici au sens étroit de personnification juridique de la Nation, mais au sens
plus large d’un ensemble de pouvoirs publics qui exercent une autorité et rendent des services
à tous les niveaux sous diverses formes.
Le mot et la chose ne sont pas tellement anciens, et, à l’origine, ils n’étaient pas universels.
L’État tel que nous le connaissons, différent des petites cités et des grands empires d’autrefois,
est né, au XVIe siècle, en Europe occidentale même s’il existait d’une manière différente dans

21
d’autres civilisations comme celles de la Chine ou de l’Egypte. Depuis lors, il s’est étendu sur
l’ensemble de la planète, au cours d’une évolution qui a connu trois grandes étapes : la
première, qui voit apparaître le concept d’État-nation, va de la révolution française à la fin du
XIXe siècle ; les deux autres se situent au lendemain des guerres mondiales avec la société des
Nations en 1919 et l’organisation des Nations-Unies en 1945 ; dans les deux cas, les « Nations »
sont en réalité des « États » ; leur nombre est passé au cours du dernier demi-siècle, en raison
notamment de la décolonisation et du fractionnement des Empires, de 50 à près de 200.
L’État ainsi généralisé a été souvent au XXe siècle soit « idolâtré », soit « diabolisé ». Il ne
mérite, pour reprendre le vers de Racine, « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ».
Aujourd’hui, malgré les critiques, les révoltes et les évolutions, le besoin d’État est plus fort que
jamais, mais l’une des grandes tâches de notre temps est d’améliorer la qualité de l’État.
Au plan des idées, l’État a fait, et fait encore, l’objet de nombreuses critiques qui vont parfois
jusqu’à mettre en question son existence même. Elles viennent de la droite ou de la gauche du
spectre politique et idéologique, de certains libéraux et de certains socialistes.
Les libéraux estiment que l’État doit intervenir le moins possible, qu’il doit être, selon
l’expression d’un sociologue, « modeste ». La France a connu, il y a une dizaine d’années, un
courant politique qui réclamait « moins d’État ». Ce libéralisme idéologique a été formulé
notamment au début du siècle par le philosophe Alain, dans un livre intitulé de façon
significative « Le citoyen contre les pouvoirs ».
Il s’est beaucoup développé dans la période récente dans les pays anglo-saxons, avec les
politiques menées par le Président Reagan et Mme Thatcher. Il a été renforcé par le courant
du libéralisme économique, avec un auteur comme Hayek, et il est souvent lié à la naissance
ou au retour de l’économie de marché.
Cette critique semble avoir perdu aujourd'hui beaucoup de sa force, au moins en Europe.
On constate par exemple que la part de l’État et le montant des prélèvements obligatoires ont
augmenté autant, dans les démocraties occidentales, sous les gouvernements de droite ou de
gauche, et qu’ils sont stabilisés aujourd’hui à des niveaux équivalents, quelle que soit
l’orientation politique du pays.
De même, les théories socialistes sur la fin de l’État n’ont pratiquement plus cours
aujourd’hui.
La plus ancienne et la plus radicale, l’anarchisme – qui signifie « absence d’autorité » – n’a
jamais reçu un commencement d’application et doit être considérée comme une utopie, « en
aucun lieu », selon l’étymologie grecque.
Plus subtile et plus approfondie est la théorie marxiste-léniniste du dépérissement de l’État.
Il ne s’agit plus de supprimer l’État immédiatement et totalement, au soir d’une journée
révolutionnaire ; l’État, après avoir été renforcé pendant la période de construction du
socialisme sous la forme de la dictature du prolétariat pour établir le pouvoir de la classe
ouvrière et de ses alliés contre la bourgeoisie, doit ensuite disparaître progressivement avec la
lutte des classes, qui est sa raison d’être ; son dépérissement est ainsi lié à l’avènement d’une
société sans classe. Cette perspective exaltante a été démentie par la dure réalité des faits. Dans
les régimes qui se sont fondés sur cette doctrine, non seulement l’État n’a pas dépéri, mais il
s’est au contraire considérablement renforcé, au point de devenir policier et même totalitaire.
C’était peut-être une dérive due aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles ces
régimes se sont établis et construits. Mais aucune analyse sérieuse n’a encore été donnée des
moyens qui auraient pu être mis en œuvre pour l’éviter, et la théorie du dépérissement de l’État
semble aujourd’hui définitivement abandonnée.
Elle a cependant connu il y a une trentaine d’années un regain de vigueur, principalement
dans un pays européen, la Yougoslavie – et, à travers le monde, au cours des événements de
1968 : il s’agit de l’autogestion. Mais, ce nouvel avatar n’a pas eu plus de succès que les
précédents et, bien au contraire, la crise économique qui a suivi le premier choc pétrolier de
1973 a réduit la portée des discours sur la crise de l’État.
Si l’évolution des faits a eu pour conséquence d’atténuer les critiques de l’État, elle a conduit,
dans le même temps, à son écartèlement, vers le bas et vers le haut.

22
La centralisation traditionnelle de nombreux États, tels que la France, a fait place à une
décentralisation, à une fédéralisation ou à une régionalisation, qui a multiplié les lieux de
décision et accru les pouvoirs installés dans la périphérie par rapport à ceux du centre. Ce n’est
pas l’État dans son ensemble, au sens large, qui a été remis en cause, mais l’État central. Et les
pouvoirs de celui-ci ont été également, dans le même temps, aspirés vers des niveaux supra ou
inter-nationaux ; la construction européenne en est le meilleur exemple ; elle a conduit, non
pas à supprimer leurs États membres, mais à leur superposer un super État quasi fédéral.
Malgré ces critiques et ces évolutions, la demande de l’État s’est non seulement maintenue,
mais accrue.
L’État est particulièrement nécessaire, en cette fin du vingtième siècle et dans le monde
entier, comme facteur de cohésion, de continuité, d’équilibre et comme repère au milieu des
conflits et des contradictions de nos sociétés.
Les fonctions traditionnelles de souveraineté, qualifiées parfois en France de « régaliennes »
parce qu’elles sont apparues sous la monarchie, dès avant la Révolution, demeurent : la justice
et le droit, la police et l’armée, les finances, les archives, la diplomatie. Il s’y est ajouté
aujourd’hui, par strates successives, des fonctions nouvelles de solidarité, de caractère
économique, social et culturel. On est ainsi passé, comme on dit communément, de l’« État-
gendarme » du XIXe siècle à l’« État-providence » c’est une mauvaise traduction du « Welfare
State », qui s’opposait au « Warfare State » et il évoque plutôt l’idée d’assistance que celles de
solidarité et de cohésion. En réalité, sont apparus et se sont développés des « États
multifonctionnels », qui ne sont pas près de disparaître.
Les États auxquels on demandait au XIXe siècle de « laisser-faire, laisser-passer », de respecter
les lois de l’offre et de la demande et du libre-échange, et de gouverner le moins possible sont
aujourd’hui, quoiqu’à des degrés divers, interventionnistes.
Ils sont d’abord chargés de la régulation de la vie économique. La conférence que l’Institut
international des sciences administratives a tenue en 1994 à Helsinki, sur le thème « l’État, le
marché et le développement : réglementation ou déréglementation », a bien montré que,
contrairement à une opinion répandue, le système de l’économie de marché ne réduit pas le
besoin de réglementation et de régulations étatiques, mais au contraire l’augmente. Il est en
effet nécessaire d’éviter les distorsions de concurrence et les abus de position dominante, de
protéger les travailleurs et les consommateurs, d’empêcher que les marchés ne deviennent des
jungles soumises à la seule loi du plus fort. C’est ce qui explique que l’instauration du marché
unique européen exige des réglementations abondantes, parfois trop détaillées et complexes,
aux deux niveaux de la Communauté et des États membres. Les chefs d’entreprise eux-mêmes,
si attachés à leur liberté d’action, font appel à l’État, par exemple en matière d’aide à
l’investissement ou à l’exportation. Un ancien Premier ministre français déclarait récemment
que lorsqu’il recevait une délégation des partons, ceux-ci, pendant la première moitié de
l’entretien, le priaient de ne pas intervenir dans leurs affaires, et, dans la seconde, lui
demandaient ce qu’il pouvait faire pour eux.
Les États ont également un rôle irremplaçable en matière de cohésion sociale. Eux seuls
peuvent assurer l’égalité des chances, combattre et réduire les inégalités sociales que l’économie
de marché aggrave, protéger les plus faibles en matière de santé, d’éducation, de logement.
Dans notre période de crise, eux seuls peuvent prendre les mesures nécessaires pour ramener
le chômage à un niveau acceptable et éliminer la situation explosive due à l’exclusion de
certaines catégories de la population et au développement de la grande pauvreté. C’est encore
aux États qu’il incombe d’assurer à la fois la maîtrise des flux migratoires internationaux,
l’intégration des étrangers dans la communauté nationale, la protection des minorités, la paix
civile dans nos sociétés complexes, multi-ethniques et multi-culturelles.
L’aménagement du territoire, la protection de la nature, la sauvegarde du patrimoine
historique et culturel, la recherche scientifique, sont devenus à leur tour des « affaires d’État ».
Les pouvoirs publics ne peuvent pas se désintéresser des équilibres entre les villes et les
campagnes et entre les différentes régions du territoire national. Ils doivent également
s’occuper de la solidarité entre les générations et du développement durable. Tout en
partageant leurs responsabilités avec la société civile, ils interviennent aussi bien pour assurer

23
la mémoire du pays que pour gérer son présent et préparer son avenir.
Cette expansion des activités de l’État s’exprime par nombre d’indicateurs : la part de la
fonction publique dans la population active, des marchés publics dans l’activité économique,
l’augmentation des prélèvements obligatoires, qui sont passés dans certains pays de 15 à 45 %
depuis le début de ce siècle. Ou encore le nombre de ministres, passé en France de 4 sous
l’ancien régime à 42 dans l’actuel gouvernement.
Enfin, les États demeurent les acteurs essentiels de la société internationale, même s’ils
consentent certains abandons de souveraineté à des organisations plus vastes. Loin de
diminuer, leur nombre augmente : les scissions sont plus fréquentes que les fusions.
De plus en plus d’États dans chaque pays, de plus en plus d’États dans le monde : le déclin
et la mort de l’État, annoncés par Nietzsche, son dépérissement, prévu par Marx, ne sont pas
encore arrivés. Mais ce n’est pas l’État d’hier qui pourra assurer correctement les tâches
d’aujourd’hui et de demain. L’État, oui, mais pas n’importe lequel.
Comme la langue d’Ésope, l’État peut être la meilleure et la pire des choses. Il existe
malheureusement des États totalitaires, agressifs, corrompus, policiers ou faibles, et parfois ces
défauts se cumulent.
On ne peut concevoir ni proposer un modèle d’État, ou un État-modèle. Il n’y a pas, en
matière juridique et sociale, de formule applicable dans tous les pays. Chaque peuple doit
produire son système, en fonction de ses traditions, de sa culture, de ses atouts et de ses
difficultés, de ses moyens et de son niveau de développement. En revanche, il existe des
principes généraux et des valeurs universelles, qui méritent d’être affirmés à l’aube du vingt et
unième siècle. Ils peuvent être regroupés autour de trois idées, qui sont à la fois
complémentaires dans leur essence et difficiles à concilier dans la pratique.
En premier lieu, les États modernes doivent être des États de droit. C’est là une expression
déjà ancienne, bien connue des juristes depuis au moins deux siècles et reprise il y a environ
vingt ans par les philosophes et les politiques. L’État, qui est le principal producteur du droit,
doit à la fois assurer son application et le respecter lui-même. Il est fondé sur un ensemble de
normes et de garanties. Il ne doit plus y avoir de « bon plaisir » du Roi, ni de « raison d’État ».
L’État, bien que souverain, est limité par ses propres règles et il est contrôlé par des juridictions.
Ce contrôle est d’abord exercé sur le gouvernement et l’administration ; dans un certain
nombre de pays, une autorité spéciale de haut niveau, le Conseil d’État, en a été chargée ; elle
a peu à peu étendu sa compétence et renforcé ses pouvoirs ; il s’est produit ainsi une sorte de
« miracle » : les administrations puissantes qui détiennent la force publique, peuvent être
jugées, leurs décisions annulées, leurs autorités condamnées, pour avoir méconnu la législation
ou causé un dommage.
Les contraintes de l’État de droit se sont renforcées au cours de ces dernières années en
matière constitutionnelle et internationale. Désormais, dans un nombre croissant de pays, le
législateur lui-même est soumis au contrôle de juridictions ordinaires ou spécialisées, qui
l’obligent à respecter les procédures et, de plus en plus, les principes inscrits dans la
constitution. Ainsi s’est développé ce qu’on a appelé le « constitutionnalisme ». Parallèlement,
le droit s’est « internationalisé », en ce sens que parmi les normes qui s’imposent aux États
comme aux citoyens, figurent désormais des règles de source internationale, que de
nombreuses constitutions placent au-dessus des normes nationales. Et cette supériorité est
garantie par des juridictions elles-mêmes internationales. Ainsi les États peuvent-ils être
condamnés non seulement par leurs propres juges, mais encore par des juges qui leur sont
étrangers.
Des dangers nouveaux menacent l’État de droit : ceux de la prolifération des normes et de
l’accumulation des garanties. L’inflation législative et réglementaire, l’instabilité et
l’incohérence des textes, qui ne sont au surplus ni clairs, ni précis, ni rassemblés dans des codes,
ont été souvent dépassés. Il en résulte des confusions et des incompréhensions. De même, le
développement des juridictions spécialisées à tous les niveaux allonge les procès. L’« État de
droit » ne doit pas dégénérer en « État de procédure ».
Le droit est une valeur nécessaire de l’État moderne, mais non suffisante. Le droit n’est pas

24
forcément juste. Son élaboration peut être autoritaire et son contenu contraire aux droits de
l’homme. Une loi raciste est une loi. Un État fasciste produit un droit fasciste. Aussi une
deuxième valeur, aussi importante que la première, sinon plus, doit-elle être affirmée : l’État
doit être démocratique, dans ses fondements, dans ses procédures et dans ses principes.
Dans un État démocratique, le pouvoir procède d’élections libres et d’un pluralisme ouvert.
Les citoyens choisissent leurs dirigeants. Parfois, cette démocratie représentative est complétée
par des éléments de démocratie directe, comme il s’en pratiquait dans la Grèce antique. Dans
nos grands pays et nos villes surpeuplées, il n’est plus possible de réunir tous les citoyens sur
une agora. Mais il est possible de les consulter aujourd’hui par référendum, national ou local,
et peut-être demain d’utiliser les moyens audiovisuels interactifs.
L’exercice du pouvoir, de toute façon, ne peut plus se caractériser par l’autorité, le
commandement, la contrainte, la répression, la suspicion et le secret. Le système administratif
si magistralement décrit et dénoncé par Kafka est en recul. Les États fonctionnent de plus en
plus – avec des hauts et des bas – dans la transparence et par la concertation. On a pu saluer
dans un certain nombre de pays la « fin du secret » ; les dossiers des autorités administratives
doivent être ouverts et leurs décisions motivées ; les enquêtes publiques se multiplient ;
l’obligation de discrétion des fonctionnaires fait place à une obligation de dialogue ; le droit
des citoyens à l’information et à la participation est largement reconnu, sinon toujours respecté.
Le contrat est devenu un mode d’action plus fréquent des autorités publiques, pour régler leurs
relations entre elles ou avec les particuliers, à côté de la traditionnelle décision unilatérale.
Dans le même temps, les notions d’éthique, de déontologie, de responsabilité se développent
chez les élus comme chez les fonctionnaires et donnent lieu à des réflexions importantes.
Partout s’élaborent des chartes des services publics et des cahiers des charges de leurs rapports
avec leurs usagers. Partout la lutte contre l’un des plus grands fléaux des États modernes, la
corruption, fait l’objet de rapports, de lois et d’actions judiciaires. Un État où sévit la
corruption ne peut être considéré, quelles que soient ses structures politiques, comme un État
réellement démocratique ni même comme un État de droit.
La diffusion du pouvoir est un autre élément de la démocratisation des États :
décentralisation et déconcentration fondées sur le principe de subsidiarité ; apparition
d’« autorités administratives indépendantes », chargées de missions de régulation et de
contrôle ; dévolution de compétences publiques à des organismes de droit privé, notamment
en matière économique, sociale et professionnelle. Encore faut-il prendre garde à ne pas
confondre diffusion du pouvoir et dilution des responsabilités.
Enfin l’État démocratique doit évidemment garantir et respecter les droits de l’homme :
libertés individuelles et collectives, égalité formelle et réelle, vis-à-vis des services publics et de
l’impôt, dans l’accès à la fonction publique, dans le traitement des personnes et des entreprises
qui se trouvent dans une même situation ; respect de la vie privée des individus et de la dignité
de la personne humaine ; protection des minorités ; impartialité de l’État ; indépendance des
tribunaux. Mieux vaut à cet égard, qu’il ne soit pas lié à un parti, à un syndicat ou à une église ;
la laïcité fait partie, au moins aux yeux d’un français, des principes de l’État démocratique.
Celui-ci peut-il être également un État efficace ? C’est la dernière question, et non la plus
simple. Elle nous fait passer du domaine du droit public à celui des sciences politiques et
administratives. Il n’y a pas longtemps que l’État est examiné et jugé sur son efficacité. Cette
approche nouvelle est sans doute due à la combinaison de deux facteurs : l’extension des
missions de l’État et la limitation de ses ressources.
L’efficacité de l’État était facile à mesurer lorsqu’il exerçait surtout des fonctions régaliennes,
lorsqu’il s’agissait de gagner des batailles, de conquérir ou de défendre des territoires, d’assurer
l’ordre, de lever les impôts, de battre monnaie. La mesure est aujourd’hui à la fois plus difficile
et plus nécessaire. Comment évaluer l’efficacité d’un système d’enseignement, de santé, de
sécurité sociale, de planification, de lutte contre le chômage ? Comment comparer les
performances des universités ou des hôpitaux ? Comment apprécier le coût et le rendement
des politiques de solidarité ?
Et pourtant il faut essayer de répondre à ces questions, pour éviter que s’accroissent

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démesurément soit les contributions obligatoires, soit les déficits publics, soit même les deux
à la fois.
C’est pourquoi l’on parle de plus en plus de productivité administrative, de management
public, de contrôle de l’argent public, d’évaluation des politiques publiques. Des méthodes
nouvelles ont été élaborées, par exemple pour les choix d’investissement ou la détermination
des effectifs, à base d’équations et d’informatique. Mais leur succès se heurte à deux obstacles
majeurs.
Tout d’abord, l’efficacité d’un service public ne peut se mesurer par des indicateurs purement
quantitatifs ; pour une entreprise, l’étalon universel, c’est le profit, c’est-à-dire une somme
d’argent ; pour un service public, c’est la qualité des études, des soins ou des jugements, la
rapidité des décisions, la courtoisie des fonctionnaires, la simplicité des normes. Ce dernier
exemple, qui est particulièrement sensible aux juristes, est significatif. On ne peut juger de la
productivité d’un ministre ou d’un ministère par le nombre de textes qu’il produit, bien au
contraire. Il faut légiférer et réglementer moins et mieux, et regrouper les textes dans des codes
pour que le droit soit accessible et applicable ; tous les pays, et les organisations internationales
plus encore, souffrent de la surabondance et de l’enchevêtrement des normes qu’ils secrètent
sans pouvoir les maîtriser. D’une façon générale, il ne faut pas que le recours à des critères
quantitatifs réduise la qualité des services rendus au public.
Le deuxième obstacle à l’amélioration de l’efficacité de l’État tient à sa démocratisation. Celle-
ci coût cher : elle multiplie les centres de décision, allonge les procédures, dilue les
responsabilités et, à la limite, paralyse l’autorité. L’État risque alors de succomber aux pressions
des groupements d’intérêts et des partenaires sociaux, de devenir le champ clos de rapports de
force et d’être incapable d’exercer dans l’intérêt général, sa fonction d’arbitrage. C’est sans
doute l’une des grandes questions de notre temps : limiter le coût des États sans porter atteinte
ni à la qualité des services publics ni aux exigences du droit et de la démocratie.
Le premier défi, pour l’État, aujourd’hui et demain, c’est le développement de nouveaux
pouvoirs, légitimes ou illégaux, fondés sur le droit, la richesse ou la violence, qui sont souvent
plus puissants que lui et qui profitent des avantages de la « mondialisation » : les médias, les
marchés financiers, les « mafias » et le « crime organisé ». Les États devront s’adapter peu à
peu à cette nouvelle situation, à la fois en se renforçant et en organisant leur coopération
jusqu’à ce que l’ouverture des frontières, le métissage des peuples et des cultures, le
développement des organisations internationales, imposent une architecture publique à
plusieurs niveaux, du village à la planète : un État mondial composé de « citoyens du monde ».

Doc. n°5 : J. RIVERO, « État de droit, état du droit », Mélanges Braibant,


Dalloz, Paris, 1996, p.609.

État de droit : c’est la qualification à laquelle prétend aujourd’hui tout régime qui se veut,
comme le nôtre, démocratique et libéral. Depuis son apparition chez les grands juristes
allemands du XIXe siècle qui l’opposaient à « l’État de police » la formule a élargi sa portée.
L’État de droit, c’est celui dans lequel la toute puissance du pouvoir trouve sa limite dans la
règle juridique qu’il est tenu de respecter. Comme toute institution, il répond à une finalité. Ici,
la finalité n’est pas douteuse : c’est la protection du citoyen contre l’arbitraire.
Encore faut-il, pour que cette fin soit respectée, que le droit positif qui la met en œuvre soit
connaissable par ceux qu’elle entend protéger. Certes, on ne saurait exiger de l’ensemble des
citoyens que la présomption selon laquelle « nul n’est censé ignorer la Loi » se transforme en
une réalité ! Encore faut-il que la règle, même si elle n’est pas connue, s’efforce d’être
connaissable et compréhensible. A défaut, elle risquerait fort de ne pas quitter l’empyrée des
principes pour descendre dans la réalité vécue.
L’État de droit dépend donc dans une large mesure, pour répondre à sa fin, de l’état du droit
en vigueur. Si les autorités qui l’élaborent n’ont pas le souci de le rendre accessible à ceux qu’il
concerne directement, une des exigences de l’État de droit ne sera pas satisfaite.
Le droit public français, pour s’en tenir à celui-ci, répond-il aujourd’hui à cette exigence ? La

26
réponse, qu’on voudrait affirmative et qui l’est certes, dans une large mesure, laisse pourtant la
porte ouverte à un triple doute : la prolifération et l’instabilité de la règle, le flou de certains
des mots nouveaux qu’elle utilise, et enfin quelques aspects, récents ou traditionnels, des
méthodes d’élaboration et de présentation de la loi.
I
Sur la prolifération de la règle, tout a été dit. Elle trouve une première explication, qui la
justifie en partie, dans la multiplication des sources. Aux sources nationales, les
développements du droit international et surtout du droit des institutions européennes ne
cessent d’ajouter des textes et des jurisprudences qui s’imposent aux juridictions françaises et,
à travers elles, aux activités qu’elles concernent. La nécessaire confrontation de la loi française
à la règle européenne répond à une évidente nécessité, mais elle ne simplifie pas la
détermination des comportements soumis à ces multiples droits.
Une seconde justification est tout aussi évidente. C’est le progrès de la recherche scientifique
et ses résultats. Les partisans de la déréglementation ne semblent pas conscients du fait que les
découvertes des chercheurs peuvent révéler des dangers jusque là ignorés – pour la santé des
personnes, voire même pour celle de notre planète ! – et qui appellent des mesures préventives.
Les possibilités offertes, même lorsqu’elles constituent des progrès évidents, risquent aussi, si
elles ne sont pas réglementées avec minutie, d’engendrer le pire. On imagine mal ce que
pourraient être une circulation automobile, et a fortiori aérienne, abandonnées à la liberté
individuelle.
On imagine trop bien, par contre – et le destinataire de ces Mélanges le sait mieux que
personne ! – à quelles aberrations pourraient conduire, faute de réglementation, certaines
expériences biomédicales qui ne prendraient pas en compte le respect de la personne et même
de l’espère humaine : la « modernité » que l’on exalte aujourd’hui sans guère en préciser le
contenu est, en tout cas, incompatible avec la raréfaction de la règle de droit ; elle en exige
plutôt la multiplication. Mais le caractère technique des vocabulaires nécessaires pour fournir
leur cadre aux divers domaines de la recherche rend sibyllins, pour les non-spécialistes, les
textes qui les utilisent.
Dans certains domaines, le droit tend à retrouver le caractère qui était le sien dans les sociétés
qui y voyaient l’expression d’une volonté surnaturelle dont seuls les serviteurs des Dieux de la
Cité pouvaient connaître le secret… C’est peut-être inévitable, mais l’État de droit n’a rien à y
gagner.
II
La multiplication des règles, le vocabulaire qui s’impose souvent à leurs auteurs, la rapidité
des modifications qu’entraîne celle des changements techniques et économiques, sans parler
des changements de majorité politique, ne sont pas sans danger pour la pleine réalisation de
l’État de droit.
Le danger qu’on envisage maintenant est moins grave, mais serait plus facile, sans doute, à
écarter. Il s’agit de l’emploi de termes nouveaux qui tendent à glisser du discours politique au
langage juridique, et dont l’emploi complique d’autant plus la lecture des textes qu’il n’est pas
certain que ceux-là même qui les utilisent leur donnent le sens précis que le vocabulaire du
Droit appelle.
Pour s’en tenir à quelques exemples, on citera d’abord une résurrection : celle du mot
« Charte ». Il avait quitté la langue du Droit, où Louis XVIII l’avait introduit pour qualifier
l’acte suprême qui définit l’organisation des pouvoirs de l’État, et le présenter comme l’œuvre
du Monarque seul. La Révolution de 1848 était revenue, pour le même acte, au terme de
« Constitution », hérité de la Révolution, qui soulignait son origine démocratique et son
élaboration par les représentants du peuple. Or, voici que la « Charte » reparaît avec le décret
en Conseil d’État « portant Charte de la déconcentration ». Quelle différence y a-t-il entre un
décret en Conseil d’État et une Charte ? Le mystère reste entier, et il n’est pas exclu qu’il se
renouvelle avec l’annonce d’une « Charte de l’installation des jeunes agriculteurs » ! Un étudiant
égyptien, au temps où la « Charte de Nasser » définissait les grandes orientations de la politique
nassérienne, m’avait soumis un projet de thèse consacré aux Chartes, qui aurait regroupé

27
l’étude de tous les actes ayant porté ce nom depuis la grande Charte britannique de 1215
imposée à Jean sans terre par ses barons révoltés jusqu’à celle de Nasser, sans oublier les nôtres,
de 1814 et 1830… Je lui ai répondu qu’il me semblait difficile de réunir dans un même ouvrage
des actes qui n’avaient en commun qu’un nom. Que pourrais-je lui répondre aujourd’hui ?...
Il y a des mots repris du passé, il y a aussi les mots qui sortent de la langue courante pour
prendre place dans le discours politique avec d’éventuels prolongements juridiques : quelles
réalités précises recouvre le terme de « partenariat » si souvent utilisé aujourd’hui ? Faut-il se
référer à son sens dans le vocabulaire sportif, où il désigne le plus souvent la relation des
membres d’une même équipe face à une équipe adverse, à son sens social, où les « partenaires
sociaux », employeurs et salariés, ont à la fois de intérêts communs et des intérêts opposés et
cherchent un compromis conciliant les uns et les autres ? Se traduit-il par une relation
contractuelle fondée sur l’égalité des « partenaires » lorsque l’un d’entre eux est l’État, qui peut
difficilement renoncer aux prérogatives inhérentes à sa nature ? Là encore, le flou ôte au mot
tout sens précis… Seule, la pratique, peut-être, finira par lui donner ce sens.
Le discours politique utilise d’autres termes, tout aussi équivoques. Ainsi du « nouveau
contrat social », souvent évoqué par certains responsables politiques. « Nouveau » ? On n’en
connaît guère qu’un « ancien », qui remonte, non à un acte contractuel, mais à Jean-Jacques
Rousseau ! Le « nouveau pacte scolaire » annoncé parfois, pose une question analogue : de
quand date celui qui l’aurait précédé, et quels pourraient en être les cosignataires ? Les
incertitudes que tous ces termes portent en eux, si remplis qu’ils soient de bonnes intentions,
ne facilitent pas la connaissance du droit présent ou même futur par ceux qu’il devrait régir.
Le flou qui les caractérise tient peut-être à un souci compréhensible de renouvellement de
l’ensemble administratif classique, dont on mesure la nécessité, mais dont on cherche encore
les lignes directrices et les modalités concrètes. Cette incertitude, en attendant, laisse le droit
dans un état peu compatible avec les exigences de l’État de Droit.
III
Il y a plus grave. L’État de Droit a pour instrument privilégié la norme élaborée par les
représentants du peuple. L’État de Droit, c’est avant tout le règne de la Loi. Or, la loi ne remplit
plus toujours sa fonction normative, et d’autre part, elle emprunte souvent des formes qui n’en
facilitent pas la connaissance.
La loi, selon la conception classique, qui a longtemps prévalu, pose des règles qui s’imposent
dès sa publication à tous ceux qui sont concernés par elle, qu’elle leur accorde des droits ou
leur impose des obligations. Certes, son application, même avant les limites que lui assigne la
Constitution de 1958, au moins en théorie, a souvent dû attendre, pour intervenir, l’élaboration
de l’acte réglementaire précisant les modalités de sa mise en œuvre ; elle ne confère pas de
droits susceptibles d’être immédiatement mis en œuvre. C’est le cas, déjà ancien, de la loi
d’orientation, c’est celui, plus récemment, de la loi quinquennale, qui ouvre au Gouvernement
qui l’a proposée et au Parlement qui l’a votée un délai précis pour l’élaboration des textes –
dont elle ne dresse pas la liste – qui réaliseront les intentions qu’elle exprime. Ni l’une ni l’autre
de ces deux formules ne modifie dans l’immédiat le droit positif. Elles annoncent des
changements, elles ne créent pas de règles. La loi d’orientation laisse à ses auteurs toute liberté
pour réaliser leur projet, la loi quinquennale leur ouvre, pour ce faire, un délai, limité, certes,
mais, dans un monde en perpétuelle mutation, il peut, en cinq ans, se passer bien des choses !
Changement de Gouvernement, voire de majorité, mais aussi bouleversements économiques,
innovations technologiques, crises dans la société internationale, émergence d’urgences
imprévues qui déclassent les urgences du présent, tout cela fait peser, sur la réalisation des
projets annoncés, sur leur opportunité future, sur les moyens financiers qu’elle exige, une large
incertitude. L’autorité de la loi n’y gagne rien. Le citoyen est tenté de dire : « on verra bien !... »
L’État de Droit ne peut se contenter d’une attente.
Une dernière pratique fait obstacle à l’accès au droit positif qu’appelle l’État de Droit. Mais
elle s’inscrit dans la pratique traditionnelle du législateur français, ce qui rend malaisé son
abandon. Lorsque la nouvelle loi modifie en partie celle qui l’a précédée, on ne connaît que
trop la forme que prend la modification : « L’alinéa X de l’article Z de la loi de… est ainsi
modifié » : le nouveau texte suit. Pour comprendre la portée de la modification, il faut se

28
reporter à la vieille loi, retrouver l’alinéa abrogé, replacer dans le texte ancien la rédaction
nouvelle, et aboutir, au terme de cette longue enquête, à saisir l’exacte portée de la
modification, ce qui n’en facilite pas la compréhension. L’accès à une disposition nouvelle n’est
pas facile non plus lorsqu’il faut la découvrir dans le maquis d’une « loi comportant diverses
dispositions d’ordre social » ou autre, sorte de loi fourre-tout où les articles qui se succèdent
n’ont rien à voir les uns avec les autres.
Au terme de ce bilan, on ne peut s’étonner du peu d’échos que l’activité du législateur trouve
dans les médias. Le vote d’une loi, même importante, ne semble guère être, pour les
responsables de la Télévision, un événement méritant même une allusion susceptible d’avoir,
sur l’audimat, une influence positive. Quelques quotidiens sont heureusement moins discrets.
Mais ils sont rares. Cette indifférence médiatique ne facilite pas la connaissance de l’activité
législative, et ne favorise pas son prestige dans une société où l’importance des événements
tend à se mesurer à la place que leur accordent les détenteurs du quatrième pouvoir.
IV
Si, comme on le pense, l’État de droit implique la possibilité pour le citoyen de pouvoir
accéder à la connaissance des textes qui, déterminant ses droits et ses obligations, viennent le
protéger contre l’arbitraire, ce n’est pas verser dans un pessimisme abusif que de conclure que
l’état actuel du droit français répond mal à cette exigence. On peut le comprendre, certes :
l’instabilité du monde dans lequel nous vivons, l’universalisation et surtout l’européanisation
des problèmes qui s’imposent aux responsables publics rendent malaisée la stabilité de la
norme juridique. La norme d’ailleurs a-t-elle jamais connu cet âge d’or de la stabilité qu’on lui
prête à partir de l’exemple des grands codes napoléoniens ? Il n’empêche ! Si la cause première
des incertitudes qui pèsent sur notre droit se trouve dans des situations sur lesquelles le pouvoir
n’a guère de prise, il en est d’autres auxquelles il peut tenter de porter remède. La codification
peut être l’un de ces remèdes, surtout dans la mesure où celui qui en porte aujourd’hui la charge
est pleinement conscient des impératifs de l’État de Droit, et de la nécessité de réduire cette
forme d’exclusion, parmi tant d’autres, à laquelle on ne songe guère, qui frappe ceux que
l’hermétisme de la loi laisse dans l’ignorance des droits qu’elle leur confère. L’essentiel est que
le concept d’État de Droit ne se réduise pas au discours politique et au sujet de colloque pour
spécialistes, mais entre pleinement dans la réalité vécue par les hommes.

Doc. n°6 : F. POIRAT, « État », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture


juridique, Paris, PUF Lamy, 2003, p. 642 (extrait).

(…)
État et droit. – Entendu comme une institution juridique, l’État est à la fois créateur de droit
et soumis au droit, auteur et sujet. Les rapports qui se nouent entre l’État et le droit ont toujours
suscité des divergences d’analyse largement imputables à la bivalence de l’État, selon que l’on
pointe sa dimension historique ou juridique.
Il est d’abord possible de considérer que l’État est un phénomène a-juridique, c’est-à-dire un
sujet hors du droit, qui n’est pas absorbé par lui. En d’autres termes, il existe en dehors de
l’ordre juridique, comme un phénomène essentiellement politique et, en conséquence, non
totalement informé par ou réductible à l’ordre juridique. C’est en partie sur cette conception
que se fonde l’invocation de la raison d’État, soit la possibilité pour lui d’échapper à l’emprise
des règles juridiques, notamment lorsque sa propre survie est en cause.
Appréhender maintenant l’État comme une institution juridique conduit à dégager à titre
principal deux positions, qu’on formulera à grands traits, qui avancent l’identité ou l’altérité
existant entre l’État et le droit. Quant au premier cas de figure, il consiste à affirmer l’identité
qui existe entre l’État et le droit, le premier étant le seul producteur de droit, seul fondement
au droit, seul critère de validité. Le droit est produit par l’État et n’existe que par lui. Il en
résulte une conception de strict positivisme et c’est sur elle que repose la théorie de
l’autolimitation aux termes de laquelle l’État n’est lié par les règles produites par lui, ou par une
autre autorité, que si, et dans la mesure où, il y consent. Aucun droit n’est alors antérieur ni

29
supérieur à l’autorité étatique. Telle est notamment, en droit international, la position retenue
par la Cour permanente de Justice internationale dans un arrêt de 1927 : « Les règles de droit
liant les États procèdent donc de la volonté de ceux-ci… » (arrêt du 7 sept. 1927, Affaire du
Lotus, Série A, n° 10). Mais il est également possible d’affirmer l’altérité, ou la non-adéquation,
entre l’État et le droit. Cela revient à postuler l’existence d’un ordre supérieur. En d’autres
termes, l’État est limité par l’existence d’une règle juridique au fondement de laquelle il est
étranger et au respect de laquelle il est tenu. Une telle position sera systématisée en Allemagne
au XIXe s. avec la notion désignée par l’expression Rechtsstaat et transposée dans ses grandes
lignes dans la culture française avec la notion d’État de droit. Selon ces théories qu’on ne peut
qu’évoquer ici très succinctement, l’État est soumis au droit, c’est-à-dire que la validité de
l’exercice de la puissance étatique est subordonnée au respect de règles préexistantes et
supérieures. Conçues pour limiter la monarchie absolue, pour, ensuite, constituer une
limitation au pouvoir arbitraire des organes de l’État et subordonner à la loi l’action
administrative, la notion d’État de droit est désormais largement entendue comme
l’énonciation d’un certain nombre de droits subjectifs que l’État doit respecter et qu’on assimile
de manière rapide avec les règles relatives à la protection des droits de l’homme. Quelle que
soit la légitimité d’une telle position, on doit observer qu’ainsi entendue, la notion d’État de
droit aboutit à la négation de la souveraineté de l’État.
(…)

2. Les formes de l'État

L’un des choix essentiels lors de la constitution d'un État est celui de sa forme. Si États
unitaires et États fédéraux sont à peu près équitablement représentés à travers le monde, le débat
sur les évolutions possibles de l'Union européenne a conduit à réexaminer les fondements du
système fédéral (doc. n° 1).
On peut considérer, globalement, qu’il est rare que les États remettent en cause leur choix
initial. Ceci tient, en général, à l’importance des motifs historiques qui l’ont conditionné (doc.
n° 2). Cependant, les évolutions issues de la pratique sont inévitables et peuvent parfois être
analysées comme de véritables transformations (doc. n° 3).
La France connaît, depuis maintenant des décennies, un débat juridique et politique sur
ce point qui, sur le plan constitutionnel, a connu son point d’orgue lors de l’élaboration d’un statut
spécifique de la Corse (doc. n° 4 et 5). Une révision constitutionnelle en date du 28 mars 2003 a
permis de franchir un pas décisif en introduisant dans la Constitution de 1958 la notion de
décentralisation (doc. n° 6). Saisi de la question de la constitutionnalité d’une telle mention au
regard du principe d’indivisibilité de la République, le Conseil constitutionnel s’est déclaré
incompétent (doc. n° 7). L’État français est donc, constitutionnellement, un État unitaire
décentralisé. Mais, certains appelant à franchir une nouvelle étape, un projet de loi
constitutionnelle a été présenté en conseil des ministres en 2019 qui devait permettre, notamment,
d’octroyer plus de libertés aux territoires (doc. n° 8) ; il n’a pas été inscrit à l’agenda
parlementaire.
Par ailleurs, nombre d’États connaissent des revendications autonomistes, comme en
témoignent le référendum organisé en 2014 sur l’indépendance de l’Ecosse ou encore la crise
traversée par l’Espagne après que la Catalogne a engagé un processus indépendantiste.

30
Bibliographie:
Outre les indications de la bibliographie générale, on pourra se reporter aux ouvrages et
articles suivants :
- O. BEAUD , « Fédéralisme et souveraineté. Notes pour une théorie constitutionnelle de la
Fédération », RDP 1998, p. 83.
- C. BIDEGARAY (dir.), L’ État autonomique: forme nouvelle ou transitoire en Europe, Paris,
Economica, 1994.
- Comité pour la réforme des collectivités locales, « Il est temps de décider ». Rapport au
président de la République, Paris, La Documentation française, mars 2009.
- M. CROISAT, Le fédéralisme dans les démocraties contemporaines, Paris, Montchrestien,
coll. Clefs, 3ème ed, 1999.
- R. DEBBASCH, Le principe révolutionnaire d’unité et d’indivisibilité de la République, Paris,
Economica, 1988.
- R. DEBBASCH, « Unité et indivisibilité », in L. Favoreu (dir.), La Continuité constitutionnelle
en France de 1789 à 1989, Paris - Aix, Economica - PUAM, 1990, p. 7.
- R. DEBBASCH, « L’indivisibilité de la République et l’existence de statuts particuliers en
France », RFDC 1997, p. 359.
- C. GREWE, « L’unité de l’État : entre indivisibilité et pluralisme », RDP 1998, p. 1349.
- E. HERAUD, Les principes du fédéralisme et la fédération européenne, Presses d’Europe,
« Réalités du présent », Bruxelles, cahier n°6.
- A. LEVADE, « Unité, souveraineté, égalité : des principes fortement aménagés », in P. Jan
(dir.), La Constitution de la Ve République. Réflexions pour un cinquantenaire, Paris, La
documentation française, 2008, p. 21.
- P. ROLLAND, « Le fédéralisme, un concept social global chez Proudhon », RDP 1993, p.1521.
- S. RIALS, Destin du fédéralisme, LGDJ, Paris, 1986.
- A. ROUX, « L’indivisibilité de la République », in B. Mathieu, M. Verpeaux (dir), La
République en droit français, Paris - Aix, Economica - PUAM, 1996, p. 40.
- numéro spécial : « Le droit constitutionnel des collectivités locales », Les Cahiers du Conseil
constitutionnel 2002, n° 12, pp. 86-128.

Documents reproduits:

Doc. n°1 : R. PELLOUX, « Brèves réflexions sur la notion de fédéralisme », Études J.-J.
Chevallier, Cujas, Paris, 1977, p.217.
Doc. n°2 : « L’expérience de l’autonomie dans l’Europe des Quinze. Une différence
française née de l’histoire », Le Figaro 28 juillet 2000.
Doc. n°3 : H. KEMPF et M.-F. TOINET, « La fin du fédéralisme aux États-Unis ? »
(extrait), RFSP 1980, p.773.
Doc. n°4 : G. MARCOU, « Menace sur l’État républicain », Le Monde, 8 août 2000.
Doc. n°5 : O. DUHAMEL, « La République plurielle », Le Monde, 9 août 2000.
Doc. n°6 : Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation
décentralisée de la République, JORF du 29 mars 2003.
Doc. n°7 : Cons. const. n° 2003-469 DC du 26 mars 2003 relative à l’organisation
décentralisée de la République JORF 29 mars 2003.
Doc. n° 8 : Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, délibéré
en conseil des ministres le 28 août 2019 (extraits).

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Doc. n°1 : R. PELLOUX, « Brèves réflexions sur la notion de fédéralisme »,
Études J.-J. Chevallier, Paris, Cujas, 1977, p. 217.

L'œuvre de Jean-Jacques Chevallier est avant tout une œuvre d’historien. Je n’oublie pas cependant qu’il m’a
initié au droit international en licence et en doctorat et a entendu, en compagnie d’André Pépy, ma première
leçon d’agrégation. Il me paraît donc légitime de lui offrir, en modeste hommage, le fruit de quelques
réflexions sur un sujet qui touche à la fois au droit et à l’histoire des idées. Il voudra bien excuser la brièveté
de ce texte.
Il s’agit du fédéralisme. Le mot a été aussi galvaudé que celui de démocratie. Bien que des ouvrages
importants aient été publiés à la fois sur les institutions fédéralistes et les doctrines fédéralistes, il n’est pas
inutile peut-être d’essayer de dissiper quelques équivoques et d’attirer l’attention sur quelques points obscurs
et quelques évolutions récentes.
*
* *
Le fédéralisme apparaît tout d’abord comme un mode d’organisation, et pas seulement politique. De même que
les économistes, les politistes connaissent la loi du rendement décroissant. Au-delà d’une certaine
dimension, la gestion des grands ensembles devient difficile ou impossible. Il faut donc « décentraliser »
(mot également équivoque) en multipliant les centres de décision : chacun de ces centres de décision doit
jouir d’une certaine autonomie et participer à la gestion du centre qui lui est immédiatement supérieur, tout
en lui étant subordonné pour le respect de certaines règles essentielles : nous retrouvons ainsi les lois de
superposition, de participation et d’autonomie formulées par Georges Scelle.
Ce type d’organisation est bien connu dans le cadre des États, et sous ses deux formes principales,
Confédération d’États et État fédéral. Il est également connu dans le cadre des organisations internationales
et supranationales. Mais il faut bien voir qu’il est utilisé, sous son nom ou sous un autre, dans les structures
de nombreux groupements totalement ou partiellement étrangers aux institutions politiques. Il s’agit de
syndicats, de partis, d’associations y compris les associations sportives, voire de sociétés qualifiées de
multinationales. Il s’agit même des universités, car il semble bien que le modèle fédéraliste ait inspiré les
auteurs de la loi du 12 novembre 1968 dite loi d’orientation, et dans les controverses qui ont suivi,
notamment sur les rapports entre UER et Université, d’aucuns ont invoqué, non sans raison, l’analogie soit
avec la Confédération soit avec l’État fédéral.
Si le fédéralisme apparaît bien comme un phénomène tout à fait général, il est évident que les hommes
politiques se sont surtout intéressés à ses applications dans le cadre de l’État ou dans les rapports entre
États. Ainsi que le notait naguère Georges Vedel, pendant longtemps le fédéralisme interne a été soutenu
plutôt par les hommes de droite, et le fédéralisme international par les hommes de gauche. Il n’en est plus
de même aujourd’hui : sans qu’on puisse parler d’un renversement total, il semble bien qu’une partie de la
gauche, tout au moins en France, préconise de plus en plus des formes de régionalisme qui s’apparentent
au fédéralisme, alors qu’elle se montre plus réservée à l’égard des organisations européennes dans leur forme
actuelle.
Le fédéralisme institutionnel ne paraît pas incompatible avec la conception marxiste de l’État. On sait
d’ailleurs que plusieurs États socialistes ont aménagé leurs pouvoirs sur ce modèle. A condition que la
domination du parti ou la doctrine Brejnev ne conduise pas à une véritable tutelle, on peut admettre que
cet aménagement laisse à chacune des unités composantes une autonomie et une participation suffisantes.
*
* *
Mais le fédéralisme est aussi une philosophie. En tant que philosophie il paraît incompatible avec le marxisme.
Plusieurs de ses théoriciens, anciens ou nouveaux, se sont d’ailleurs déclarés résolument antimarxistes.
Bien entendu, il n’est pas question d’esquisser ici une histoire de la philosophie fédéraliste. Évoquons
simplement quelques thèmes de ce que l’on pourrait appeler, non sans quelques précautions oratoires,
l’école fédéraliste française. C’est de Proudhon qu’il faut partir. C’est lui qui, soucieux à la fois de liberté et
de justice, propose une reconstruction de la société sur la base d’accords librement consentis. Dans l’ordre
économique c’est le mutuellisme, c’est-à-dire l’organisation de justes échanges entre associations de
producteurs. Dans l’ordre politique c’est le fédéralisme : les collectivités locales, librement unies, vont
donner naissance à l’autorité politique. Cette reconstruction repose sur le consentement des unités
composantes, ainsi que l’implique l’étymologie (fédéralisme, de foedus-foederis, traité, contrat). C’est pourquoi
Proudhon exalte la Révolution française dans sa première période, et notamment le 14 juillet 1790, la Fête
de la Fédération. L’État se trouve désacralisé, à long terme il est destiné à dépérir ou à disparaître. « Nous
ne voulons pas plus du gouvernement de l’homme par l’homme que de l’exploitation de l’homme par

32
l’homme… ». C’est déjà la formule de l’autogestion…
On sait combien l’influence de Proudhon a été diverse et profonde sur le socialisme français, le syndicalisme,
l’anarchisme. Il semble aussi avoir été l’inspirateur, pour ne pas dire le père spirituel, de toute une partie du
fédéralisme français. Relevons seulement quelques noms et quelques dates.
Parmi ceux qu’on a appelés les non-conformistes des années 30, Arnaud Dandieu et Robert Aron publient
en 1933 La révolution nécessaire. Quinze ans plus tard, en 1948, Alexandre Marc et Robert Aron publient leurs
Principes du fédéralisme. A ces noms il faut ajouter celui de Denis de Rougemont : il n’est pas français de
nationalité, mais pour un fédéraliste comme lui les frontières comptent peu. Il a rassemblé la plupart de ses
œuvres de jeunesse sous le titre Journal d’une époque, et malheureusement la date de publication (mai 1968) a
nui à la diffusion du livre. Tous ces hommes se rencontraient au sein de l’Ordre Nouveau. Les uns et les
autres dialoguaient avec Emmanuel Mounier et le groupe Esprit. Pour eux tous le fédéralisme est une
philosophie avant que d’être une politique. Influencés, à la différence de leur maître Proudhon, par la pensée
religieuse, généralement catholique ou protestante, ils conçoivent cette philosophie comme une philosophie
de liberté et de présence. Elle doit permettre à l’homme d’être présent et actif dans la société qui l’entoure,
de dire son mot, de jouer son rôle (persona), en d’autres termes d’être une personne. Or la personne
s’épanouit plutôt dans les communautés naturelles que dans les sociétés artificielles. Arnaud Dandieu avait
mis en évidence ce qu’il appelait la fonction dichotomique : tout être humain se situerait sur deux plans,
celui de la création, où il manifeste librement le jeu de ses facultés, celui de la fabrication, où il s’occupe à
reproduire par des procédés mécaniques et automatiques les inventions réalisées ; l’État doit respecter la
libre création, et n’imposer que les contraintes nécessaires à la production de ce qui est nécessaire à la vie
commune. Tout ceci aboutit au procès de l’État moderne, centralisé, omnipotent et omniprésent (ou réputé
tel, car il est aujourd’hui beaucoup moins fort qu’on ne le dit communément). Tous ces fédéralistes
souhaitent un État aussi limité que possible, se bornant à l’essentiel et laissant aux particuliers le soin de
gérer leurs affaires dans le cadre de leurs communautés locales, professionnelles et autres.
Ce fédéralisme est très proche de la philosophie personnaliste et communautaire d’Emmanuel Mounier. Il
est à base de liberté. Il tend à assurer le respect de toutes les diversités. Il inclut, de manière expresse ou
implicite, le principe de subsidiarité professé par la théologie chrétienne et par les défenseurs de l’autonomie
locale ? Il apparaît donc peu compatible avec le marxisme, et il ne faut pas s’étonner qu’il ait été présenté
comme son antidote, de même qu’il s’est toujours posé comme l’adversaire irréductible de tous les régimes
totalitaires d’inspiration nationaliste ou raciste.
*
* *
Jusqu’ici nous avons surtout envisagé les institutions et les idées. Or l’action politique comporte aussi une
tactique. Et dans l’histoire contemporaine, nous avons assisté à certaines démarches ou manœuvres inspirées
par ce qu’on pourrait appeler une tactique fédéraliste sans aucun sens péjoratif. Précisons.
Ici encore, empruntons à Georges Scelle ses idées et son vocabulaire. Le fédéralisme par agrégation permet
généralement de former un ensemble plus fort et plus efficace. C’est le cas du fédéralisme américain, tel
qu’il a été voulu par les pères fondateurs et défendu par Hamilton et ses amis (qui souhaitaient, ne l’oublions
pas, un pouvoir central fort). Le Fédéraliste demeure sans doute un classique de la science politique, avant
tout peut-être comme un commentaire, parfois prophétique, de la Constitution de 1787. C’est dans le même
sens que s’est opérée l’évolution allemande de la Confédération germanique à la Confédération de
l’Allemagne du Nord et à l’Empire allemand de 1871.
Mais il existe aussi un fédéralisme par ségrégation ? Le relâchement des liens initiaux permet parfois de
sauver l’ensemble (exemple du British Commonwealth of Nations jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale),
parfois n’est qu’une étape vers l’indépendance (cas de la plupart des entreprises de décolonisation). En 1949
un fédéralisme accentué a été imposé à la République fédérale d’Allemagne, avant tout pour l’affaiblir : il
n’y est pas tout à fait parvenu, peut-être a-t-il seulement compliqué et alourdi les mécanismes politiques et
administratifs, tout en donnant des apaisements aux Länder les plus particularistes.
A plusieurs reprises depuis trente ans des solutions fédéralistes ont été proposées pour mettre fin à des
crises graves : Indochine, Algérie, Chypre, Liban. Elles se sont généralement heurtées à un refus ou ont
abouti à un échec.
A l’heure actuelle nous assistons en France à un phénomène curieux. C’est l’essor du régionalisme, assorti
de prétentions qui en font un véritable fédéralisme. Et surtout, à côté du régionalisme de droite,
traditionaliste, conservateur, parfois folklorique et généralement modéré, apparaît un régionalisme de
gauche, fortement revendicatif et contestataire. Ceci mérite réflexion. Des hommes et des partis de gauche
et d’extrême-gauche expriment aujourd’hui une revendication régionaliste qui confine à l’autonomisme. Ils
revendiquent le droit à la langue et à la culture : dans ce domaine, où ils se rencontrent avec les régionalistes
de droite, ils ont trouvé un nouvel appui dans les thèses du fédéralisme ethnique formulées notamment par

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Guy Héraud. Ils revendiquent le droit à l’emploi et le droit aux richesses naturelles : emploi sur place, qui
évite l’exil vers la capitale ou d’autres régions françaises ; exploitation des richesses naturelles par et pour la
région, de manière à combattre le « colonialisme » du pouvoir central et des grandes sociétés. Ils
revendiquent une nouvelle liberté politique : celle de gouverner par des conseils élus et des exécutifs élus
largement indépendants des autorités nationales. On saisit facilement l’habileté d’une tactique qui pourrait
aboutir à faire de toutes les capitales régionales des foyers actifs d’opposition au pouvoir central. N’assiste-
t-on pas à une évolution de ce genre en Italie depuis la mise en place des régions ordinaires et surtout depuis
les élections régionales de 1975 ?
Si le fédéralisme peut se réclamer de quelques grands succès devant l’histoire (États-Unis, Confédération
helvétique, Empire allemand jusqu’en 1914), si la philosophie fédéraliste mérite considération par son ardeur
à défendre la liberté de l’homme et la vitalité des communautés naturelles, il serait dangereux sans doute de
multiplier les expériences dans des pays qui n’y sont pas préparés par leur passé et dans des circonstances
qui n’y sont guère propices. Les doctrines politiques contemporaines ont peut-être par trop diminué l’État
qui doit être maintenu et servi, non comme un monstre froid, mais comme le garant de la liberté et de la
justice dans un monde où la lutte de tous contre tous risque d’écraser les plus isolés et les plus démunis.

Doc. n°2 : « L’expérience de l’autonomie dans l’Europe des Quinze. Une


différence française née de l’histoire », Le Figaro 28 juillet 2000.

Une différence française née de l'histoire


Charles LAMBROSCHINI
Dans l'Union européenne, l'autonomie des régions est souvent la règle. Mais cela ne justifie pas que la Corse
doive suivre le même chemin car, d'un pays à l'autre, c'est l'Histoire qui explique la différence.
La culture politique de la France se confond avec la centralisation. En quarante rois et mille ans, il y a toujours
eu le même fil rouge : c'est Paris qui a dessiné le « pré carré ». La Révolution ne fit qu'accentuer cette tendance
lourde. De même lors des deux guerres mondiales : entre 1914 et 1918, les dialectes et patois se sont effacés
devant le français parce que dans les tranchées il fallait une langue commune ; entre 1939 et 1945, le patriotisme
s'identifia à la République une et indivisible parce que les occupants allemand et italien avaient voulu dépecer
la France pour mieux l'affaiblir.
Le fédéralisme allemand et le régionalisme à l'italienne obéissent à des motivations exactement inverses.
Contrairement à la France, l'unité est toute récente : à peine cent trente ans pour l'Allemagne, dont quarante-
cinq ans de division partielle à cause du rideau de fer ; depuis seulement 1870 pour l'Italie. Alors qu'en France
l'État a été traditionnellement perçu comme libérateur face à tous les féodalismes, l'Allemagne s'est purgée du
nazisme et l'Italie du fascisme par le biais de la décentralisation qui, dès 1945, fut identifiée à la démocratie.
L'expérience de l'Espagne est similaire. En créant dix-sept régions autonomes, la Constitution de 1978 tirait la
leçon d'une terrible guerre civile et d'un demi-siècle de dictature franquiste. Là aussi, l'État centralisateur
apparaissait forcément oppresseur.
Enfin, lorsque les nationalistes corses exploitent le précédent britannique, ils se trompent. Variante essentielle
par rapport aux ex-dictatures européennes, Londres n'a pas besoin d'alibi démocratique. Mais, comme son nom
ne l'indique pas, le Royaume-Uni a toujours été décentralisé : les compétences élargies accordées par Tony Blair
aux Ecossais et aux Gallois continuent une tradition multiséculaire. Surtout, l'éternelle « guerre irlandaise » n'a
rien d'exemplaire.
A en juger par les sondages, largement négatifs, les Français ne s'y trompent pas. Permettre à la Corse de choisir
le grand large, c'est prendre le risque de contaminer les autres provinces, donc de démanteler la France.

Décentralisation à l'anglaise
Jacques DUPLOUICH
Dès son entrée à Downing Street, en mai 1997, Tony Blair s'est attelé à la mise en oeuvre d'une vaste réforme
constitutionnelle fondée sur la décentralisation. Non qu'il y ait eu urgence ou menace. Rien de plus pacifique,
en effet, que les nationalistes écossais du SNP et les Gallois de Plaid Cymru. Il s'agissait pour le premier ministre
d'adapter les structures institutionnelles aux particularismes nationaux. En un mot : moderniser.
A l'Ecosse, unie « librement » à l'Angleterre en 1707 et au pays de Galles « incorporé » à la couronne sans son
consentement, en 1536, le premier ministre offrait les moyens d'une autonomie partielle : un gouvernement,
responsable devant les 129 députés du Parlement à Edimbourg et un exécutif gallois comptable de son activité

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devant l'Assemblée de Cardiff, forte de 60 élus. Après référendums, les Ecossais enthousiastes et les Gallois
plus modérément agréaient la proposition de Londres.
Dans les deux cas, gouvernement, Parlement et Assemblée se sont vus accorder des pouvoirs étendus pour
tout ce qui concerne leurs « affaires intérieures » éducation, logement, culture, transport, santé et agriculture.
Londres conserve son autorité en matière de Défense, de politique étrangère, de législation sociale, de politique
économique et monétaire.
Seul, le Parlement d'Edimbourg est autorisé à accroître ou infléchir de 3 % au maximum la pression fiscale sur
les revenus, décidés par le gouvernement central. Conformément à une longue tradition, il disposait déjà de
pouvoirs particuliers dans l'administration de la justice et de la police. Mais, pour leur financement l'Ecosse et
le pays de Galles dépendent du bon vouloir de Londres. C'est le gouvernement, en effet, qui fixe l'enveloppe
financière accordée aux deux capitales.
Dans ce cadre d'une décentralisation non contrainte, l'Irlande du Nord, en raison d'une situation historique et
politique particulière, fait l'objet d'un statut différent. La « province », comme on dit, dispose bien d'un
gouvernement et d'une assemblée qui lui sont propres. Mais pour satisfaire les séparatistes « républicains » elle
est aussi dotée d'institutions transfrontalières qui donnent à la République d'Irlande un droit de regard sur son
fonctionnement. De même, pour conforter les « unionistes » attachés à la couronne britannique, des liens
organiques ont été établis avec les Parlements d'Edimbourg et de Westminster et l'Assemblée de Cardiff.
Élue au suffrage universel, l'Assemblée de Belfast comprend d'ex-« terroristes » républicains et loyalistes parmi
ses 108 membres. Parmi les douze ministres du gouvernement composé à part égales de catholiques et de
protestants, celui de l'Éducation, Martin McGuinness, vice-président du Sinn Féin, est un ancien commandant
de l'IRA pour la région de Derry. Dire que la décentralisation telle qu'elle a été formulée dans l'accord du
vendredi saint 1998 et approuvée par référendum un mois plus tard fasse plaisir à tous les Irlandais serait
excessif.
En réaction à cette « dévolution » de pouvoirs exercés jusqu'alors par Londres, une poussée de fièvre
nationaliste a été constatée en Angleterre. La frustration s'explique, pour partie, par le déséquilibre politique
qui permet à l'Ecosse, au pays de Galles et à l'Irlande du Nord d'avoir leur mot à dire au Parlement de Londres
alors que les Anglais sont tenus à l'écart d'Edimbourg, de Cardiff et de Belfast.
Une « anomalie » que nombre d'élus à Westminster veulent corriger. « Il faut un Parlement Anglais pour le
peuple Anglais ! », exige Teresa Gorman, députée Tory. Parce qu'une telle institution mettrait, enfin,
l'Angleterre « à parité d'estime avec les autres territoires du royaume ».

Le modèle fédéral allemand


Jean-Paul PICAPER
Quand on demande sa nationalité à Wolfgang Mettmann, il répond : « Bavarois » et n'ajoute « Allemand » que
pour éclairer son interlocuteur. Wolfgang travaille dans une maison d'édition de Munich et se dit « Européen
allemand d'origine bavaroise ».
Comme lui, des Bavarois affirment : « Si nous n'avions pas le fédéralisme, nous aurions des mouvements
autonomistes. » Land le plus « sudiste » d'Allemagne, la Bavière a son drapeau et son hymne qu'elle chante
après l'hymne national allemand. Elle est autorisée à arborer le titre honorifique d'« État libre de Bavière »,
privilège qu'elle partage avec la Saxe et la Thuringe.
Une nouvelle menace préoccupe Munich. Elle n'émane pas de Berlin, mais de Bruxelles. La Bavière se cherche
des alliés dans les régions d'Europe contre les empiétements européens. Les Bavarois viennent ainsi de réaliser
un vaste « rendez-vous » culturel et économique, accords à la clé, avec le Grand Sud français, Languedoc-
Roussillon, Midi-Pyrénées, Provence-Alpes-Côte d'Azur.
Mais la grande Rhénanie-Westphalie, la petite Sarre et les autres « Länder », c'est-à-dire les onze « vieux » Länder
ouest-allemands, parmi lesquels ceux de Berlin, Hambourg et Brême, plus les cinq nouveaux de l'ex-RDA, ne
sont pas moins jaloux de leur identité. Centralisme et dictature sont ici presque synonymes, leur décentralisation
n'ayant été abolie que par le IIIe Reich nazi de 1933 à 1945 et en RDA communiste de 1945 à 1990.
Les Länder peuvent légiférer en matière de culture, éducation, police, tribunaux, s'administrer, percevoir des
impôts locaux, privatiser, voter leur budget, gérer des banques, créer des entreprises, instituts et associations,
encourager des actions économiques et aménager leur territoire. Ce sont de vrais États sauf dans les secteurs
réservés à Berlin : affaires étrangères, Défense, monnaie, transports et immigration.
La décentralisation garantit le respect des coutumes ainsi qu'un subtil équilibre psychologique entre les Länder
et l'État. Les Allemands voient dans leur fédéralisme une « quatrième séparation des pouvoirs », outre celles
entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire.
Représentés à Berlin par des sortes d'« ambassades » et par leurs gouvernements régionaux à la Chambre haute
du Parlement fédéral, le Bundesrat, les Länder ont un droit d'amendement et de veto, sur la grande majorité

35
des lois fédérales. En sens inverse, le pouvoir central doit préserver l'unité juridique de la nation et des
conditions de vie équivalentes sur tout son territoire. Restauré en 1949 pour sanctionner le pays vaincu, le
fédéralisme s'est finalement avéré très bénéfique pour le pays.

L'Italie face au défi lombard


Richard HEUZE
La Corse italienne se trouve en Lombardie. Cette région, l'une des plus riches de la Péninsule, est à la pointe
du combat contre le « centralisme » romain. Son mot d'ordre : « dévolution ». Le 9 juin dernier, les gouverneurs
des régions du Nord ont tenu leurs états généraux. De leur conclave est sorti un défi contre la toute-puissance
de l'État italien : le Piémont et la Lombardie ont de leur propre chef cédé 335 millions d'euros de subvention
publique à la Ligurie et au Frioul. « C'est la première épreuve réussie de fédéralisme », a commenté la Ligue du
Nord, qui administre ces régions avec le Pôle des libertés.
Inutile de dire qu'un tel geste est désavoué par Rome. Selon le gouvernement, il remet en cause le principe
sacro-saint de la solidarité nationale qui attribue à l'État la haute main sur la répartition du denier public aux
diverses régions. Quelques jours après ce défi, le président du Conseil, Giuliano Amato, recevait les dirigeants
de toutes les régions d'Italie, les quinze régions à statut ordinaire et les cinq régions à statut spécial (Sicile et
Sardaigne, Val d'Aoste, Trentin Haut-Adige et Frioul).
Au menu : fédéralisme, contrôle de l'immigration, santé, finances. Les « gouverneurs » du Nord ont demandé
davantage de décentralisation administrative et une forte injection de fédéralisme. Pour l'instant, les régions à
statut ordinaire font figure de parents pauvres en Europe, par rapport à leurs homologues françaises ou aux
Länder allemands. Elles gèrent la santé publique, les aides à l'agriculture, une partie des subventions à l'industrie
et à l'artisanat et veillent à l'entretien des routes et des parcs naturels.
A partir de septembre 2001, elles se substitueront aux préfets pour mettre en œuvre la réforme scolaire qui
reconnaît aux établissements une large autonomie financière et pédagogique. Mais elles ne sont habilitées ni à
décider des grandes infrastructures régionales, ni à fortiori de la fiscalité.
M. Amato est acquis au principe d'une réforme tendant vers le fédéralisme. Il est le premier à reconnaître que,
avec la modification électorale qui a permis pour la première fois en avril dernier aux présidents de région d'être
élus au suffrage direct, « un renforcement constitutionnel de leur fonction s'imposait ». Aussi parle-t-il de
situation « déséquilibrée ». Mais le chef du gouvernement est également conscient que le Parlement actuel n'est
pas favorable à une réforme en ce sens.
« Pour les régions du Nord, fédéralisme est devenu synonyme de développement et de modernisation »,
souligne le commentateur Sergio Romano. La révolte du Nord pourrait faire tache d'huile : déjà la Toscane a
décidé de changer le nom de son assemblée régionale en « Parlement ». Tout un symbole.

Les dix-sept « républiques » espagnoles


Ramon-Luis ACUNA
En matière de décentralisation, l'Espagne fait figure de pionnière. Avec la Constitution de 1978, elle a instauré
l'État des Autonomies, c'est-à-dire, un système de dix-sept régions autonomes aux pouvoirs politiques et
économiques très étendus. Les régions dites historiques comme la Catalogne, le Pays basque et la Galice ont
même des pouvoirs encore supérieurs.
« En réalité, l'Espagne est aujourd'hui une monarchie constitutionnelle formée par dix-sept Républiques »,
plaisante le sénateur socialiste Jordi Solé Tura, un des sept rédacteurs de la charte espagnole. En effet, chacune
des régions a un parlement propre, élu au suffrage universel, un chef de gouvernement et un exécutif autonome.
La justice, l'éducation et la santé sont dans ses prérogatives. Ainsi le transfert des pouvoirs aux différentes
communautés autonomes a été si important que l'Espagne est une sorte d'État fédéral qui ne voudrait pas dire
son nom.
L'objectif premier était d'endiguer les pulsions nationalistes. Le Pays basque mis à part, c'est plutôt réussi. Ainsi
la distribution de la richesse à travers le pays s'est réalisée de façon bien plus harmonieuse qu'auparavant, évitant
surtout que Madrid ne devienne un monstre administratif où toutes les décisions sont prises comme dans de
nombreuses capitales européennes.
Aujourd'hui, beaucoup de décisions qui concernent l'Espagne sont prises évidemment à Bruxelles au niveau
européen mais aussi à Barcelone, à Séville, à Vitoria (Pays basque) ou à Saint-Jacques-de-Compostelle (Galice)
au niveau régional. La plupart des parlements autonomes légifèrent dans de multiples domaines sauf, entre
autres, la Défense, les Affaires étrangères, l'Union européenne, l'immigration, le budget de l'État et la politique
macro-économique.

36
Une des initiatives les plus spectaculaires est celle du partage fiscal. Les dix-sept communautés autonomes,
depuis les Baléares jusqu'aux Canaries en passant par la Castille-Leon, gèrent à l'heure actuelle 30 % de l'impôt
sur le revenu. Pour des raisons de privilèges historiques, la Navarre et le Pays basque ont droit non seulement
à la gestion mais aussi au recouvrement de 100 % de cet impôt. Ces deux régions en reversent ensuite une
partie au gouvernement central. Le Pays basque, en particulier, est la région autonome européenne aux pouvoirs
les plus larges car, en plus, elle bénéficie d'une police propre, l'Ertzaintza.
« La Catalogne est une nation mais à mon avis l'Espagne n'en est pas une », déclare, volontiers provocateur,
Jordi Pujol, président du gouvernement catalan et leader de la coalition nationaliste Convergence et Union
(CiU). En nationaliste pur et dur, Pujol veut dire que la Catalogne possède une seule culture et une seule langue,
ce qui n'est pas le cas de l'Espagne.
Le concept d'État-nation est, en Espagne, sinon en crise tout au moins en pleine transformation. Il y a même
une « guerre des histoires ». Elle ne s'enseigne pas de la même façon en Catalogne, au Pays basque ou dans le
reste du pays. « L'Espagne est un État pluriculturel », tranche José Maria Aznar, président du gouvernement
espagnol faisant appel au sens commun. A son avis, la Constitution et l'État des autonomies est la meilleure
solution pour satisfaire les différentes particularités régionales, sans tomber « dans la mégalomanie de clocher ».

Doc. n°3 : H. KEMPF et M.-F. TOINET, « La fin du fédéralisme aux États-


Unis ? » (extrait), RFSP 1980, p.773.
Ainsi le processus centralisateur est-il irrésistible, comme le montre l’expérience Nixon. La centralisation ne
cesse de croître, quelle que soit la volonté, au moins proclamée, de fédéralisme. On pourrait même dire une
triple centralisation. Une « centralisation » de la société étatique aux dépens de la société civile (les dépenses
publiques ne représentaient que 8 % du PNB en 1890 contre 33 % en 1979), ce qui explique la multiplication
des tâches – mais non des pouvoirs – de toutes les unités gouvernementales ; une centralisation du niveau
national aux dépens du niveau étatique, qui lui-même prend de l’importance aux dépens du niveau local
(…).
Enfin, les États qui ne dépendaient de l’État fédéral qu’à concurrence de 22 % de leurs propres ressources
en 1948, en dépendaient à 39 % en 1978. Pour les collectivités locales, ce pourcentage de crédits venant des
niveaux supérieurs (gouvernement fédéral et États) est passé, par rapport à leurs ressources propres, de
44 % en 1948 à 77 % en 1978.
Tous les auteurs classiques, même les plus favorables au fédéralisme, ont relevé le phénomène. Mais ils n’en
tirent pas tous les mêmes conclusions.
Alors que Edward Corwin souligne que : « Le fédéralisme, dans tous les sens du mot, a cessé d’être capable
de faire obstruction, même par les processus de contrôle constitutionnel, à la centralisation continue du
pouvoir gouvernemental entre les mains du gouvernement national », la plupart des autres auteurs
remarquent que, malgré la centralisation, les pouvoirs subnationaux n’ont pas « abdiqué ». C’est André
Mathiot qui écrit : « (le fédéralisme) a évolué d’une manière frappante vers une centralisation de plus en plus
poussée, mais il faut dès maintenant noter que les États n’ont nullement abdiqué ». Et Morton Grodzins
poursuit la démonstration : « Les États et les municipalités sont forts. Ils dépensent plus d’argent,
fonctionnent plus efficacement, remplissent des fonctions plus importantes auprès de plus de gens que
jamais dans leur histoire. Et ils accomplissent cela dans une collaboration fructueuse avec le gouvernement
national ».
Mais il n’y a pas plusieurs alternatives possibles, il n’y en a qu’une : ou bien il y a centralisation, et les unités
subnationales ont perdu des pouvoirs ; ou bien elles ont gardé leurs pouvoirs et il n’y a pas centralisation
croissante. La centralisation dans la décentralisation est une formule séduisante, mais elle est contradictoire
dans les termes. L’évolution depuis les origines est à sens unique : les autorités subnationales n’ont cessé de
voir leurs pouvoirs se restreindre au profit du gouvernement central. La centralisation est inéluctable ; la
hiérarchisation de plus en plus nette. Certes, A. Mathiot et M. Grodzins, en un sens, ont raison de souligner
que les États n’ont pas, concrètement, tout abdiqué. Mais s’ils ont multiplié leurs moyens d’intervention, ils
ont perdu l’autonomie de leurs pouvoirs. On pourrait même dire que ce qu’ils ont gardé de leurs pouvoirs
d’antan s’est fait à l’encontre du fédéralisme même : ce que les autorités subnationales ont sauvegardé l’a
toujours été aux dépens de l’échelon inférieur, jamais aux dépens de l’échelon supérieur. Ainsi l’autonomie
des unités inférieures, tant admiré par Tocqueville, est peu à peu battue en brèche, la centralisation devient
reine. Mais cette structure centralisée ne peut se reconnaître État centralisé sous peine de renier un principe
fédéral qui est plus que sacro-saint : il fonde la société politique. Le pouvoir – et quoi de plus « puissant »
que l’État centralisé – est source de tyrannie. Réellement anarchistes en un sens, bon nombre des
constituants éprouvaient une profonde méfiance à l’égard de l’autorité – surtout celle des autres, d’ailleurs.
De là provient l’idée de créer des pouvoirs divisés, se partageant l’autorité et placés en situation permanente
de conflit – mais un conflit qui ne soit point idéologique : d’où la crainte des factions. Tout, en un sens, est

37
fait pour que le système soit constamment bloqué, ou blocable : un système fondamentalement
« inefficace ». Comme le notait le juge Brandeis, son but n’est pas « de promouvoir l’efficacité mais
d’empêcher l’exercice arbitraire du pouvoir ». Superbe théorie, sauf quand tout – l’ambition, les possibilités
immenses, la croissance – implique que le système acquiert un minimum d’efficacité. Ce fut le cas aux États-
Unis. L’efficacité impliquait l’étatisation, impossible à reconnaître sous peine de nier sa propre démocratie.
Il fallait donc garder l’apparence fédérale tout en bâtissant l’État, mais sans l’appeler ainsi : the State, c’est
l’État fédéré. Il fallait développer une bureaucratie, mais ne pas la codifier en un « service public ». Non
point que manque le sens de l’État ou du service public chez bon nombre de responsables américains. Mais
il n’y a pas vraiment de règles posées : pas réflexion, ou rare, sur l’État ; pas d’arrêt Blanco, pas de statut
global de la fonction publique, pas de règles générales de recrutement.
Au total, c’est cette difficulté à passer, symboliquement, des États-Unis à l’État Uni qui permet de rendre
compte, nous semble-t-il, de l’extraordinaire complexité, des surprenantes ambiguïtés, des étonnantes
contradictions du système américain. Ainsi se comprend mieux la crise actuelle des institutions, par le hiatus
entre un fédéralisme d’apparence et un centralisme de réalité.

Doc. n° 4 : G. MARCOU, « Menace sur l’État républicain », Le Monde, 8 août


2000.
L'ACCORD de Matignon sur la Corse justifie par les « spécificités » de l'île l'attribution à l'Assemblée
territoriale du pouvoir d'« adapter » certaines dispositions législatives intéressant les collectivités
territoriales ainsi que le développement économique, social et culturel de l'île. Il s'agit en fait, comme il
est précisé, du pouvoir de « déroger » à ces dispositions.
En quoi les « spécificités » de la Corse, qu'il s'agisse de la géographie, des paysages ou de la culture,
peuvent-elles justifier un traitement particulier en matière d'urbanisme, de fiscalité ou de protection de
l'environnement ? Entrer dans cette logique, c'est ouvrir la voie au retour à un régime de privilèges et c'est
remettre en cause le principe même de l'égalité devant la loi. Le fait que l'on qualifie de « réglementaires »
les délibérations que prendrait l'Assemblée de Corse ne change rien à l'affaire.
Certes, l'égalité devant la loi n'implique pas l'uniformité. Comme le Conseil constitutionnel l'avait rappelé
dans sa décision de 1991 (statut de la Corse), le législateur peut régler de façon différente des situations
différentes et il peut déroger à l'égalité pour des motifs d'intérêt général. Mais encore faut-il que « dans
l'un et l'autre cas la différence de traitement (...) soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit ». Un
traitement différent n'est donc permis que si la Corse présente bien une situation différente au regard de
l'objet de la loi en cause - ce qui est rarement le cas. De plus, les garanties de l'exercice des libertés
publiques ne sauraient dépendre des décisions des collectivités territoriales (9 avril 1996, statut de la
Polynésie).
Le transfert à l'Assemblée de Corse du pouvoir d'intervenir en matière législative, sous une forme «
réglementaire », est présenté comme un dispositif expérimental et temporaire, devant être évalué avant
d'être pérennisé à partir de 2004 par une révision de la Constitution. est professeur de droit public à
l'université Paris-I
Le Conseil constitutionnel avait en effet admis (28 juillet 1993) que la loi permette de déroger, à titre
expérimental et sous certaines conditions, aux règles constitutives, de nature législative, d'une catégorie
d'établissements publics (les universités). Cette référence même permet de douter de la conformité à la
Constitution du projet gouvernemental. En effet, c'est le gouvernement lui-même qui était habilité à
déroger aux règles constitutives des universités, et non chaque université pour elle-même ; rien n'indique
que le Conseil y assimilerait la situation dans laquelle une collectivité territoriale exercerait pour elle-même
ce pouvoir, alors que l'objet en est défini bien plus largement.
Enfin, le Conseil n'envisageait que la dérogation temporaire à des dispositions législatives ; il ne saurait
être question de déroger à la Constitution. C'est pourtant bien ce que prévoit l'accord de Matignon,
puisqu'il n'envisage sa pérennisation que sous réserve d'une révision constitutionnelle.
Une telle réforme consacrerait la reconnaissance du régionalisme ethnique dans les institutions françaises
et une rupture avec la notion de citoyenneté sur laquelle repose la Constitution. L'apport fondamental de
la Révolution française et des Lumières avait été de fonder la définition de la nation sur la citoyenneté,
c'est-à-dire sur la liberté politique dans le cadre d'une Constitution librement acceptée. Pour la première
fois, le fondement de l'État était défini par un lien civique, et non par l'appartenance à une ethnie ou à
une religion. C'est à cette conception que se référait le Conseil constitutionnel en rejetant l'idée d'un «

38
peuple corse, composante du peuple français » et en définissant le « peuple français » comme l'ensemble
des « citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
Au contraire, les nationalistes se réfèrent à une identité ethnique. Ce n'est plus la citoyenneté qui définit
l'appartenance au peuple, c'est une vision mythique et subjective du peuple qui permet de définir cette «
communauté de destin » au nom de laquelle Jean-Guy Talamoni (Le Monde du 1er février) réclame
l'établissement d'une citoyenneté corse donnant lieu à un corps électoral spécial et à des droits particuliers
en matière d'emploi et en matière foncière. Une telle doctrine n'est guère éloignée de celle de l'extrême
droite, dont la plupart des dirigeants nationalistes sont d'ailleurs issus.
Il est surprenant que l'on s'émeuve de la participation d'un parti d'extrême droite au gouvernement
autrichien, que l'on manifeste contre des présidents de région qui se maintiennent au pouvoir grâce au
soutien du FN et que l'on accepte de traiter avec des mouvements qui propagent une idéologie tout à fait
semblable et font de la violence un moyen d'action légitime contre l'État républicain, sans même prendre
de précautions de langage.
Dans ce contexte l'enjeu n'est pas culturel, mais politique. Il s'agit pour les nationalistes, par l'enseignement
obligatoire du corse, de donner corps à cette identité qui doit légitimer leur pouvoir et le rejet de la
République comme un État étranger. Ils revendiquent d'ailleurs par la même raison un enseignement «
spécifique » de l'histoire-géographie.
Selon le Conseil constitutionnel, un enseignement de langue régionale ne peut avoir qu'un caractère
facultatif (décisions du 9 mai 1991 et du 9 avril 1996). L'accord du 20 juillet respecte en apparence ce
principe, mais il le vide en réalité de son contenu : désormais, l'enseignement du corse « prendra place
dans l'horaire scolaire normal » et sera suivi par tous les élèves « sauf volonté contraire des parents » ; en
d'autres termes, l'accord des parents sera présumé. Grâce à cet artifice l'enseignement du corse deviendra
de facto obligatoire. Quel parent, en effet, osera se désigner comme un mauvais Corse, en demandant que
ses enfants soient dispensés de l'étude du corse, dans une région où l'on a couramment recours à
l'intimidation, à l'extorsion de fonds et même à l'assassinat ?
Une telle réforme consolidera- t-elle au moins l'appartenance de la Corse à la République ? On peut en
douter ; les nationalistes n'ont en effet renoncé à aucun de leurs objectifs, et Jean-Guy Talamoni a rappelé
à l'Assemblée de Corse que l'accord ne marquait nullement un aboutissement.
Que l'on n'invoque ni l'outre- mer ni les exemples étrangers. L'héritage de l'exploitation coloniale et de
l'esclavage a profondément marqué les structures sociales et les consciences collectives outre-mer ; le
préambule de la Constitution distingue d'ailleurs les « peuples d'outre-mer » du « peuple français » et
reconnaît leur droit à la libre détermination. Ni la Nouvelle-Calédonie ni la Polynésie ne peuvent donc
servir de précédent ou de référence pour la Corse.
Quant aux exemples étrangers, on ferait bien d'y regarder de plus près. En Espagne, une très large
autonomie n'a pas suffi à rétablir la paix civile au Pays basque ; en Italie, elle n'a pas favorisé le
développement, où le recul de la mafia doit moins à la « responsabilisation » des élus régionaux qu'à
l'action résolue du pouvoir central.
Si la citoyenneté européenne doit avoir un sens, elle doit se référer à des principes universels pour dépasser
les particularismes nationaux. Comment pourrait-elle s'affirmer face à la résurgence d'identités ethniques
et de régions qui réclameront bientôt des droits spéciaux au nom de leurs « spécificités » ? Le régionalisme
ethnique est une menace pour l'Europe autant que pour les États.

Doc. n°5 : O. DUHAMEL, « La République plurielle », Le Monde, 9 août 2000.


POURQUOI la Corse suscite-t-elle tant de malaises ? Pourquoi les innovations politiques et
institutionnelles envisagées provoquent-elles, à droite comme à gauche, tant d'inquiétudes ? Parce qu'elles
bousculent nos traditions les plus ancrées. Parce qu'elles imposent un effort de redéfinition de la
République. Les élus corses, quels que soient leurs divisions et leurs travers, ont réussi, pour la première
fois, à obtenir un très large consensus pour une évolution profonde du statut de l'île. En réplique, les
premières réactions métropolitaines se figent d'emblée sur de vieilles divisions. Mieux vaudrait procéder
à l'inverse, et tenter de produire un consensus national à la hauteur du problème posé.
A quelques rares exceptions près, nous pourrions nous accorder pour considérer que le centralisme
monarchique puis le jacobinisme unitaire ont largement contribué à construire la France. Mais admettre
aussi que ce mouvement pluriséculaire a atteint ses objectifs, qu'aucun séparatisme alsacien, basque,
berrichon, breton, corse, franc-comtois, provençal ou savoyard ne le menace sérieusement. Qu'à l'inverse,
comme le tenta de Gaulle et le réalisa Mitterrand, la question territoriale d'aujourd'hui est celle de la

39
régionalisation, du redéploiement des pouvoirs entre le local et le national, de l'invention d'une démocratie
de proximité au sein de la République nationale et de l'Europe supranationale. L'Allemagne, l'Italie,
l'Espagne, la Grande-Bretagne ont réalisé - ou ont entamé - une redéfinition néofédérale du pouvoir au
regard de laquelle la décentralisation française fait figure de réformette.
Dans ce cadre, la question corse nous dérange triplement. D'une part en ce qu'elle implique, comme
n'importe quel autre régionalisme consistant, une remise en cause d'un jacobinisme ô combien sécurisant.
D'autre part, en ce qu'elle ajoute une seconde rupture par rapport à nos réflexes unitaristes, pour admettre
que la Corse puisse disposer d'un statut spécifique.
Enfin, parce qu'elle intervient après des décennies de violence, dont le point culminant fut rien moins que
l'assassinat d'un préfet, aujourd'hui encore insidieusement mais scandaleusement revendiqué par des élus
nationalistes associés au processus de réforme.
Commençons par ce dernier point. Personne ne saurait accepter que la République instaure des primes
au meurtre, et lorsque Jean-Pierre Chevènement s'indigne de tel ou tel propos, il suscite l'adhésion, bien
au-delà de ses soutiens habituels. Lorsque tel groupuscule breton veut l'interdire de vacances dans le
Morbihan, il rendrait jacobin un régiment de girondins. Peut-on pour autant en rester à ce type de
condamnations ? Ce serait entretenir un nationalisme corse de plus en plus dur par les rodomontades d'un
État toujours plus intransigeant dans les mots et impuissant dans l'action - fût-elle, à l'occasion,
incendiaire. Ce cercle vicieux a été caressé près de trente ans durant, avec les résultats que l'on sait. Pour
sortir de l'impasse, il faut évidemment négocier avec ses adversaires : le mérite du gouvernement fut de le
faire ouvertement. Il faut surtout changer la donne, au risque de bousculer nos idées les plus reçues et
sans la certitude de réussir.
Si l'on admet alors que la République doit avoir l'audace de se réformer, le débat se portera légitimement
sur le contenu de l'aggiornamento. Jusqu'où peut-on aller ? Les meilleurs esprits semblent à cet égard
incroyablement timorés. La République espagnole n'est pas menacée par l'enseignement du catalan, mais
la République française serait détruite par l'enseignement du corse, d'ailleurs même pas obligatoire. Des
régions britanniques, espagnoles, italiennes, sans parler de l'Allemagne, disposent de compétences
législatives et le principe d'égalité y est évidemment assuré par l'obligation de respecter, sous contrôle du
juge, les droits fondamentaux de tous les citoyens. Mais la France, elle, serait détruite si une Assemblée
corse pouvait adapter des dispositions législatives.
Le cauchemar ne s'arrête pas là. A l'horreur corse, on nous ajoute aussitôt la « contagion » bretonne,
alsacienne, basque, etc. Nombre de médias, et pas seulement Le Figaro, de plus en plus droitier, ont repris
cette terminologie épidémiologique, comme si un vrai surcroît de régionalisation devait, à l'évidence, être
assimilé à une maladie dangereuse. La question mérite une discussion plus sérieuse. Faut-il réserver la mise
en place d'une collectivité unique à la Corse, au nom de sa spécificité insulaire ? Faut-il l'accorder à qui le
souhaiterait et permettre, par exemple, qu'une collectivité d'Alsace se substitue aux deux départements
assez factices que sont le Bas-Rhin et le Haut-Rhin ? Républicains égalitaires et démocrates pluralistes
devraient s'accorder sur la seconde solution et concéder à chaque région qui le souhaiterait ce que l'on
accorde à la Corse. Ce débat n'est pourtant même pas engagé, les républicanistes préférant répéter
inlassablement leur credo unitaire, et les régionalistes se taire. Il est grand temps, pour les uns et les autres,
d'avoir enfin l'audace de poser ces questions nouvelles. Et d'y ajouter une autre.
L'autonomie régionale favorise-t-elle le séparatisme et, à terme, l'indépendance, ou y fait-elle au contraire
obstacle ? A considérer les démocraties européennes, la seconde hypothèse l'emporte. La volonté
indépendantiste a reculé avec la dévolution de pouvoirs en Ecosse et au pays de Galles. Elle reste très
marginale dans les cinq régions italiennes à statut spécial (Sardaigne, Sicile, Val d'Aoste, Trentin-Haut-
Adige, Frioul-Vénétie-Julienne). En Espagne, la reconnaissance d'emblée des nationalités catalane,
basque, galicienne, au sein de la nation espagnole a conforté la démocratie post-franquiste bien plus qu'elle
ne l'a affaiblie. La persistance du terrorisme de l'ETA n'invalide pas le modèle. Elle montre seulement que
l'éradication d'un nationalisme ethniciste et fanatique ne découle pas automatiquement de l'autonomie
régionale. Mais personne ne soutient que la situation eût été meilleure si l'Espagne était restée centralisée.
Et d'ailleurs personne en Espagne ne suggère de répondre à la violence de l'ETA par une recentralisation
madrilène.
Sachons raison garder, ou retrouver. Au XXIe siècle, la fragilité de l'État-nation ne se joue plus en bas,
mais en haut. Aucun des grands États européens ne risque la décomposition interne, tous s'interrogent
sur la préservation de leur puissance face à la mondialisation. Dans ce cadre radicalement nouveau, le rejet
d'un nationalisme parfois terroriste, parfois mafieux, parfois l'un comme l'autre, ne doit pas fonder une
crispation aussi injustifiée qu'inopérante sur l'uniformité républicaine. C'est au contraire au nom du refus

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absolu de tout ethnicisme que la République doit oser la diversité. Parce qu'intellectuellement, celle-ci se
distingue radicalement de celui-là. Et parce que politiquement la République plurielle nous offre enfin une
chance de triompher du communautarisme ethnique.

Doc. n° 6 : Loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à


l'organisation décentralisée de la République, JORF n° 75 du 29 mars
2003, p. 5568.
Le Congrès a adopté,
Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 2003-469 DC du 26 mars 2003,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Article 1
L'article 1 de la Constitution est complété par une phrase ainsi rédigée :
er

« Son organisation est décentralisée. »


Article 2
Dans le quatorzième alinéa de l'article 34 de la Constitution, le mot : « locales » est remplacé par le mot :
« territoriales ».
Article 3
Après l'article 37 de la Constitution, il est inséré un article 37-1 ainsi rédigé :
« Art. 37-1. - La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions
à caractère expérimental. »
Article 4
Le dernier alinéa de l'article 39 de la Constitution est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Sans préjudice du premier alinéa de l'article 44, les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation
des collectivités territoriales et les projets de loi relatifs aux instances représentatives des Français établis
hors de France sont soumis en premier lieu au Sénat. »
Article 5
L'article 72 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 72. - Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions,
les collectivités à statut particulier et les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74. Toute autre
collectivité territoriale est créée par la loi, le cas échéant en lieu et place d'une ou de plusieurs collectivités
mentionnées au présent alinéa.
« Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui
peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon.
« Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et
disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences.
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles
d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales
ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l'a prévu, déroger, à titre
expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui
régissent l'exercice de leurs compétences.
« Aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre. Cependant, lorsque l'exercice
d'une compétence nécessite le concours de plusieurs collectivités territoriales, la loi peut autoriser l'une
d'entre elles ou un de leurs groupements à organiser les modalités de leur action commune.
« Dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l'État, représentant de chacun des
membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect
des lois. »
Article 6
Après l'article 72 de la Constitution, il est inséré un article 72-1 ainsi rédigé :
« Art. 72-1. - La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale
peuvent, par l'exercice du droit de pétition, demander l'inscription à l'ordre du jour de l'assemblée
délibérante de cette collectivité d'une question relevant de sa compétence.

41
« Dans les conditions prévues par la loi organique, les projets de délibération ou d'acte relevant de la
compétence d'une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum,
à la décision des électeurs de cette collectivité.
« Lorsqu'il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d'un statut particulier ou de modifier
son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités
intéressées. La modification des limites des collectivités territoriales peut également donner lieu à la
consultation des électeurs dans les conditions prévues par la loi. »
Article 7
Après l'article 72 de la Constitution, il est inséré un article 72-2 ainsi rédigé :
« Art. 72-2. - Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement
dans les conditions fixées par la loi.
« Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les
autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine.
« Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour
chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources. La loi organique
fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre.
« Tout transfert de compétences entre l'État et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution
de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de
compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est
accompagnée de ressources déterminées par la loi.
« La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités
territoriales. »
Article 8
Après l'article 72 de la Constitution, sont insérés deux articles 72-3 et 72-4 ainsi rédigés :
« Art. 72-3. - La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d'outre-mer, dans un
idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité.
« La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis
et Futuna et la Polynésie française sont régis par l'article 73 pour les départements et les régions d'outre-
mer et pour les collectivités territoriales créées en application du dernier alinéa de l'article 73, et par l'article
74 pour les autres collectivités.
« Le statut de la Nouvelle-Calédonie est régi par le titre XIII.
« La loi détermine le régime législatif et l'organisation particulière des Terres australes et antarctiques
françaises.
« Art. 72-4. - Aucun changement, pour tout ou partie de l'une des collectivités mentionnées au deuxième
alinéa de l'article 72-3, de l'un vers l'autre des régimes prévus par les articles 73 et 74, ne peut intervenir
sans que le consentement des électeurs de la collectivité ou de la partie de collectivité intéressée ait été
préalablement recueilli dans les conditions prévues à l'alinéa suivant. Ce changement de régime est décidé
par une loi organique.
« Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur
proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut décider de consulter les
électeurs d'une collectivité territoriale située outre-mer sur une question relative à son organisation, à ses
compétences ou à son régime législatif. Lorsque la consultation porte sur un changement prévu à l'alinéa
précédent et est organisée sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une
déclaration qui est suivie d'un débat. »
Article 9
L'article 73 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 73. - Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de
plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de
ces collectivités.
« Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s'exercent leurs
compétences et si elles y ont été habilitées par la loi.

42
« Par dérogation au premier alinéa et pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le
présent article peuvent être habilitées par la loi à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire,
dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi.
« Ces règles ne peuvent porter sur la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques,
l'état et la capacité des personnes, l'organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique
étrangère, la défense, la sécurité et l'ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit
électoral. Cette énumération pourra être précisée et complétée par une loi organique.
« La disposition prévue aux deux précédents alinéas n'est pas applicable au département et à la région de
La Réunion.
« Les habilitations prévues aux deuxième et troisième alinéas sont décidées, à la demande de la collectivité
concernée, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. Elles ne peuvent
intervenir lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit
constitutionnellement garanti.
« La création par la loi d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou
l'institution d'une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités ne peut intervenir sans qu'ait
été recueilli, selon les formes prévues au second alinéa de l'article 72-4, le consentement des électeurs
inscrits dans le ressort de ces collectivités. »
Article 10
L'article 74 est ainsi rédigé :
« Art. 74. - Les collectivités d'outre-mer régies par le présent article ont un statut qui tient compte des
intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République.
« Ce statut est défini par une loi organique, adoptée après avis de l'assemblée délibérante, qui fixe :
« - les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables ;
« - les compétences de cette collectivité ; sous réserve de celles déjà exercées par elle, le transfert de
compétences de l'État ne peut porter sur les matières énumérées au quatrième alinéa de l'article 73,
précisées et complétées, le cas échéant, par la loi organique ;
« - les règles d'organisation et de fonctionnement des institutions de la collectivité et le régime électoral
de son assemblée délibérante ;
« - les conditions dans lesquelles ses institutions sont consultées sur les projets et propositions de loi et
les projets d'ordonnance ou de décret comportant des dispositions particulières à la collectivité, ainsi que
sur la ratification ou l'approbation d'engagements internationaux conclus dans les matières relevant de sa
compétence.
« La loi organique peut également déterminer, pour celles de ces collectivités qui sont dotées de
l'autonomie, les conditions dans lesquelles :
« - le Conseil d'État exerce un contrôle juridictionnel spécifique sur certaines catégories d'actes de
l'assemblée délibérante intervenant au titre des compétences qu'elle exerce dans le domaine de la loi ;
« - l'assemblée délibérante peut modifier une loi promulguée postérieurement à l'entrée en vigueur du
statut de la collectivité, lorsque le Conseil constitutionnel, saisi notamment par les autorités de la
collectivité, a constaté que la loi était intervenue dans le domaine de compétence de cette collectivité ;
« - des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa
population, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité
professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ;
« - la collectivité peut participer, sous le contrôle de l'État, à l'exercice des compétences qu'il conserve,
dans le respect des garanties accordées sur l'ensemble du territoire national pour l'exercice des libertés
publiques.
« Les autres modalités de l'organisation particulière des collectivités relevant du présent article sont
définies et modifiées par la loi après consultation de leur assemblée délibérante. »
Article 11
Après l'article 74 de la Constitution, il est inséré un article 74-1 ainsi rédigé :
« Art. 74-1. - Dans les collectivités d'outre-mer visées à l'article 74 et en Nouvelle-Calédonie, le
Gouvernement peut, dans les matières qui demeurent de la compétence de l'État, étendre par
ordonnances, avec les adaptations nécessaires, les dispositions de nature législative en vigueur en

43
métropole, sous réserve que la loi n'ait pas expressément exclu, pour les dispositions en cause, le recours
à cette procédure.
« Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis des assemblées délibérantes intéressées
et du Conseil d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication. Elles deviennent caduques en l'absence
de ratification par le Parlement dans le délai de dix-huit mois suivant cette publication. »
Article 12
I. - Au premier alinéa de l'article 7 de la Constitution, les mots : « le deuxième dimanche suivant » sont
remplacés par les mots : « le quatorzième jour suivant ».
II. - Au troisième alinéa de l'article 13 de la Constitution, les mots : « les représentants du Gouvernement
dans les territoires d'outre-mer » sont remplacés par les mots : « les représentants de l'État dans les
collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 et en Nouvelle-Calédonie ».
III. - A l'article 60 de la Constitution, après les mots : « des opérations de référendum », sont insérés les
mots : « prévues aux articles 11 et 89 ».
La présente loi sera exécutée comme loi de l'État.
Fait à Paris, le 28 mars 2003.
Par le Président de la République : Jacques Chirac
Le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin
Le ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, Nicolas Sarkozy
Le garde des sceaux, ministre de la justice, Dominique Perben
La ministre de l'outre-mer, Brigitte Girardin

Doc. n° 7 : Cons. const. n° 2003-469 DC du 26 mars 2003 relative à l’organisation


décentralisée de la République,
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 19 mars 2003 de la loi constitutionnelle relative à l'organisation
décentralisée de la République, approuvée par le Parlement réuni en Congrès le 17 mars 2003, par Mme
Michèle ANDRÉ, MM. Bernard ANGELS, Bertrand AUBAN, Jean-Pierre BEL, Jacques BELLANGER,
Mme Maryse BERGÉ-LAVIGNE, M. Jean BESSON, Mme Marie-Christine BLANDIN, M. Didier
BOULAUD, Mmes Yolande BOYER, Claire-Lise CAMPION, M. Bernard CAZEAU, Mme Monique
CERISIER-ben GUIGA, MM. Gilbert CHABROUX, Michel CHARASSE, Raymond COURRIÈRE,
Roland COURTEAU, Marcel DEBARGE, Jean-Pierre DEMERLIAT, Claude DOMEIZEL, Michel
DREYFUS-SCHMIDT, Mme Josette DURRIEU, MM. Claude ESTIER, Jean-Claude FRÉCON,
Bernard FRIMAT, Charles GAUTIER, Jean-Pierre GODEFROY, Jean-Noël GUÉRINI, Claude HAUT,
Mme Odette HERVIAUX, MM. André LABARRÈRE, Serge LAGAUCHE, Louis LE PENSEC, André
LEJEUNE, Jacques MAHÉAS, Jean-Yves MANO, François MARC, Marc MASSION, Gérard
MIQUEL, Jean-Marc PASTOR, Daniel PERCHERON, Jean-Claude PEYRONNET, Jean-François
PICHERAL, Bernard PIRAS, Jean-Pierre PLANCADE, Mmes Danièle POURTAUD, Gisèle PRINTZ,
MM. Daniel RAOUL, Paul RAOULT, Daniel REINER, Roger RINCHET, Gérard ROUJAS, Claude
SAUNIER, Michel SERGENT, Jean-Pierre SUEUR, Michel TESTON, Jean-Marc TODESCHINI,
Pierre-Yvon TRÉMEL, André VANTOMME, Marcel VIDAL et Henri WEBER, sénateurs ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution, notamment ses articles 61 et 89 ;
Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu les observations du Gouvernement, enregistrées le 24 mars 2003 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la
Constitution ; qu'elle n'est susceptible d'être précisée et complétée par voie de loi organique que dans le
respect des principes posés par le texte constitutionnel ; que le Conseil constitutionnel ne saurait être
appelé à se prononcer dans d'autres cas que ceux qui sont expressément prévus par ces textes ;
2. Considérant que l'article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission d'apprécier la
conformité à la Constitution des lois organiques et, lorsqu'elles lui sont déférées dans les conditions fixées
par cet article, des lois ordinaires ; que le Conseil constitutionnel ne tient ni de l'article 61, ni de l'article
89, ni d'aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision
constitutionnelle ;

44
3. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour
statuer sur la demande susvisée, par laquelle les sénateurs requérants lui défèrent, aux fins d'appréciation
de sa conformité à la Constitution, la révision de la Constitution relative à l'organisation décentralisée de
la République approuvée par le Congrès le 17 mars 2003,
DÉCIDE:
Article premier.- Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur la demande
susvisée.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 26 mars 2003, où siégeaient : MM. Yves
GUÉNA, Président, Michel AMELLER, Jean-Claude COLLIARD, Olivier DUTHEILLET de
LAMOTHE, Pierre JOXE, Pierre MAZEAUD, Mmes Monique PELLETIER, Dominique
SCHNAPPER et Simone VEIL.

Doc. n° 8 : Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie


démocratique, délibéré en conseil des ministres le 28 août 2019
(extraits).

Exposé des motifs


(…)
2. Offrir plus de responsabilités et de liberté à nos territoires
À l’heure où les Français ont exprimé leur attachement à une action publique de proximité, en
lien étroit avec leurs aspirations et leurs besoins, l’esprit de responsabilité doit prévaloir à l’échelon
local, dans les collectivités territoriales, de l’hexagone ou des outre-mer. Le Président de la
République s’était ainsi engagé à ce qu’un « pacte girondin » puisse être noué avec les collectivités
territoriales et s’incarner notamment par une nouvelle forme de décentralisation, celle de la
norme, succédant à celle des compétences.
À cette fin, le projet de révision propose trois dispositions qui offrent un éventail de possibles
pour différents territoires.
L’article 10 modifie l’article 72 de la Constitution en deux points pour introduire un droit à la
différenciation entre collectivités territoriales. Il s’agit tout d’abord de permettre que certaines
collectivités territoriales exercent des compétences – en nombre limité – dont ne disposent pas
l’ensemble des collectivités de la même catégorie. Cette possibilité sera ouverte par la loi, dans
des conditions définies par une loi organique, sans que les conditions essentielles d’exercice d’une
liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti puissent être mises en cause. De la
sorte, une commune, un département ou une région pourra intervenir dans un domaine dont les
autres communes, départements ou régions ne pourront pas connaître, afin qu’il puisse être tenu
compte des spécificités de cette collectivité territoriale et des enjeux qui lui sont propres.
Dans le même temps, le projet de révision ouvre aussi la possibilité pour les collectivités
territoriales et leurs groupements de déroger, lorsque la loi ou le règlement l’ont prévu,
aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. Cette
dérogation pourra intervenir, le cas échéant, après une phase d’expérimentation que permet déjà
aujourd’hui l’article 72 de la Constitution, mais qui pourra désormais conduire, non à une
généralisation de la mesure, mais à une différenciation pérenne.
Cette capacité donnée aux collectivités à agir au plus près des citoyens est également reconnue,
dans des conditions propres à la Corse. Comme le rappelait le Chef de l’État, lors de son
déplacement sur l’île en 2018 : « la Corse est au cœur de la République » ; elle doit « construire
son avenir au sein de notre République ». Mais ses spécificités doivent aussi être « pleinement
prises en compte ». Insistant sur le fait que « demeurer dans le giron de la République, ce n’est
pas perdre son âme ni son identité », il avait rappelé également que la Corse est une composante
pleine et entière de la Nation française.

45
Afin de reconnaître la spécificité de la seule île du territoire européen de la France aux dimensions
d’une région, l’article 11 du projet de loi constitutionnelle inscrit la Corse dans la Constitution à
l’article 72-5, dans le respect du principe d’indivisibilité de la République.
Le premier alinéa de cet article consacre dans la Constitution le fait que la Corse est
une collectivité à statut particulier au sens du premier alinéa de l’article 72.
Le deuxième alinéa procède à la reconnaissance constitutionnelle des spécificités de la Corse. Par
conséquent, les lois et les règlements pourront comporter des règles adaptées aux spécificités liées
à son insularité ainsi qu’à ses caractéristiques géographiques, économiques ou sociales. Cet alinéa
permettra au législateur de créer des taxes locales propres à la Corse sans qu’il soit besoin de créer
les mêmes sur le continent. Pour justifier ces créations, il ne sera pas nécessaire que les spécificités
prises en compte soient absentes de chaque région continentale. Il sera ainsi possible de créer en
Corse des impositions visant à tenir compte des coûts spécifiques engendrés par l’activité
touristique saisonnière. Le législateur pourra adapter la fiscalité nationale, par exemple – dans la
mesure évidemment où il l’estimera utile et justifié - en confirmant les exonérations en matière
de droits de mutation à titre gratuit.
Le troisième alinéa prévoit que, dans certains cas, ces adaptations pourront être décidées par la
collectivité elle-même, sur habilitation du pouvoir législatif ou réglementaire, dès lors que les
règles concernées s’appliquent aux matières relevant de ses compétences.
Enfin, toujours dans la perspective de reconnaître aux collectivités de nouvelles marges d’action,
les départements et les régions d’outre-mer pourront bénéficier d’un propre régime
de différenciation des normes.
En modifiant l’article 73 de la Constitution, l’article 12 du projet de loi organise une nouvelle
procédure permettant aux collectivités ultra-marines de fixer elles-mêmes les règles applicables
sur leur territoire dans un nombre limité de matières, relevant de la loi ou du règlement. Elles y
seront habilitées par décret en conseil des ministres, pris avec avis du Conseil d’État – ce qui sera
de nature à faciliter la mise en œuvre de cette faculté. En effet, le dispositif actuel qui impose, au
préalable, le vote d’une loi lorsqu’il est question du domaine législatif, constitue un frein à
l’utilisation de cette procédure.
Le département et la région de La Réunion continueront à connaître un régime spécifique,
conformément au choix opéré en 2003. Les habilitations ainsi prévues ne pourront porter,
pour ce qui les concerne, que sur les matières qui relèvent de leur compétence.
Dans tous les cas, le Parlement conservera un droit de regard déterminant sur les normes ainsi
fixées par ces collectivités ultra-marines. Chaque session ordinaire, le Gouvernement devra
déposer un projet de loi de ratification des actes pris par les collectivités dans le domaine de la loi.
Ce projet de loi devra être ratifié dans les vingt-quatre mois suivant l’habilitation, faute de quoi
les actes en question seront frappés de caducité.
(…)
Projet de loi constitutionnelle
Article 10
L’article 72 de la Constitution est ainsi modifié :
1° Le deuxième alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions
essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, la loi
peut prévoir que certaines collectivités territoriales exercent des compétences, en nombre limité,
dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie. » ;
2° Le quatrième alinéa est remplacé par les dispositions suivantes :
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions
essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les
collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement
l’a prévu, déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui
régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation autorisée
dans les mêmes conditions. »

46
Article 11
Après l’article 72-4 de la Constitution, il est inséré un article 72-5 ainsi rédigé :
« Art. 72-5. – La Corse est une collectivité à statut particulier au sens du premier alinéa de
l’article 72.
« Les lois et règlements peuvent comporter des règles adaptées aux spécificités liées à son
insularité ainsi qu’à ses caractéristiques géographiques, économiques ou sociales.
« Sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un
droit constitutionnellement garanti, ces adaptations peuvent être décidées par la collectivité de
Corse dans les matières où s’exercent ses compétences et si elle y a été habilitée, selon le cas, par
la loi ou le règlement. Ces adaptations sont décidées dans les conditions prévues par la loi
organique. »
Article 12
L’article 73 de la Constitution est ainsi modifié :
1° Les deuxième et troisième alinéas sont remplacés par les alinéas suivants :
« Sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un
droit constitutionnellement garanti, les collectivités régies par le présent article peuvent, à leur
demande, être habilitées par décret en conseil des ministres après avis du Conseil d’État, à fixer
elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières pouvant
relever du domaine de la loi ou du règlement.
« Ces habilitations sont confiées dans les conditions fixées par la loi organique. » ;
2° Les cinquième et sixième alinéas sont remplacés par les alinéas suivants :
« Pour le département et la région de La Réunion, les habilitations prévues au deuxième alinéa
s’appliquent uniquement dans les matières relevant de leurs compétences.
« Chaque session ordinaire, le Gouvernement dépose un projet de loi de ratification des actes des
collectivités pris en application du deuxième alinéa dans le domaine de la loi. Ces actes deviennent
caducs en l’absence de ratification par le Parlement dans le délai de vingt-quatre mois suivant
l’habilitation. »
(…)

3. La Constitution

La Constitution est au cœur du droit constitutionnel.


La notion même de Constitution est le fruit d'une idéologie élaborée au 18e siècle et dont
l’une des premières manifestations coïncide avec les travaux de l’Assemblée nationale en 1789
(doc. n° 1). Elle a toujours donné matière à discussions et réflexions, que l’on se soit interrogé
sur le contenu qui devait être le sien ou sur les formes qu'elle pouvait adopter, chaque période
apportant son lot d’interrogations.
Conscients que le texte de la Constitution ne peut tout prévoir, les auteurs ont engagé un
débat classique relatif à la place respective du droit écrit et de la coutume dans le cadre
constitutionnel (doc. n° 2 et 3). Puis, la réflexion engagée après-guerre porta, plus
fondamentalement, sur le rôle, voire sur l'utilité, d'une Constitution ; ainsi pouvait-on, en 1956,
se demander si la Constitution avait même un avenir ou si elle ne constituait pas davantage une
survivance (doc. n° 4).
Une vision plus pragmatique permet de mettre en évidence la dualité intrinsèque des
Constitutions contemporaines et, partant, du droit constitutionnel. Conçu pour être mise en œuvre
par des institutions, la Constitution s’adapte aux contextes et est l’objet de conventions ; ce
faisant, le droit constitutionnel est un droit politique (doc. n° 5). Parallèlement, et de façon non
immédiatement prévisible, le droit constitutionnel a conquis une place déterminante du fait du

47
rôle joué par les organes investis du contrôle de la constitutionnalité ; ainsi, le juge constitutionnel
– en France, le Conseil constitutionnel – a-t-il permis de faire de la Constitution de 1958 un
instrument vivant en perpétuelle adaptation (doc. n° 6). Ceci explique la réponse qui peut être
aujourd’hui faite à la question « Qu’est-ce que la Constitution ? » (doc. n° 7) et que, dans un
système démocratique, la Constitution manifeste « l’organisation du pouvoir par le peuple »
(doc. n° 8).

Bibliographie:

Outre les indications de la bibliographie générale, on se reportera aux ouvrages et articles


suivants :

- P. AVRIL, « La Constitution : Lazare ou Janus ? », RDP 1990, p. 949.


- P. AVRIL, Les conventions de la Constitution, Paris, PUF, coll. « Leviathan », 1997
- P. BASTID, L'idée de constitution, Paris, Économica, 1987.
- G. BURDEAU, « Une survivance : la notion de constitution », Mélanges Mestre, Paris, Sirey,
1956, p. 53.
- F. MODERNE, Réviser la Constitution. Analyse comparative d’un concept indéterminé, Paris,
Dalloz « Thèmes et commentaires – Etudes », 2006.
- S. RIALS, « Les incertitudes de la notion de Constitution sous la Vème République », RDP 1984,
p. 587.
- D. ROUSSEAU, « Une résurrection : la notion de constitution », RDP 1990, p. 5.
- J.-L. SEURIN, Le constitutionnalisme aujourd'hui, Paris, Économica, 1984.
- M. TROPER, « La constitution et sa représentation sous la Vème République », Pouvoirs n° 4,
1978, p. 61.
- M. VERPEAUX, La constitution, Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2008.

Documents reproduits:

Doc. n° 1 : Discours de MOUNIER du 9 juillet 1789 à l'Assemblée nationale.


Doc. n° 2 : R. CAPITANT, « La coutume », 1930, réed. RDP 1979, p.959.
Doc. n° 3 : J.-C. MAESTRE, « A propos des coutumes et des pratiques constitutionnelles :
l'utilité des Constitutions » in « Chronique constitutionnelle et parlementaire
française », RDP 1973, p. 39.
Doc. n° 4 : G. BURDEAU, « Une survivance : la notion de constitution » (extraits),
Mélanges Mestre, Paris, Sirey, 1956, pp. 54-57.
Doc. n° 5 : P. AVRIL, Les conventions de la constitution, Paris, PUF, coll. Léviathan, 1997,
p. 157.
Doc. n° 6 : D. ROUSSEAU, « Une résurrection : la notion de constitution » (extraits), RDP
1990, p. 15.
Doc. n° 7 : B. MATHIEU, « Qu’est-ce que la Constitution », La Constitution en 20
questions, site du Conseil constitutionnel (www.conseil-constitutionnel.fr).
Doc. n° 8 : O. DUHAMEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Seuil,
2009, pp. 22-27.

48
Doc. n° 1 : Discours de MOUNIER du 9 juillet 1789 à l'Assemblée nationale.
M. Mounier fait le rapport du comité chargé du travail sur la constitution.
Messieurs, vous avez établi un comité pour vous présenter un ordre de travail sur la
constitution du royaume. Il va mettre sous vos yeux celui qu'il a jugé convenable, et vous
examinerez dans votre sagesse s'il peut répondre aux vues qui vous animent.
Pour former un plan de travail sur un objet quelconque, il est nécessaire de l'examiner
sous ses principaux rapports, afin de pouvoir classer les différentes parties. Comment
établir leur liaison successive, si l'on n'a pas saisi l’ensemble ?
Il a fallu nous faire une idée précise du sens du mot constitution. Et, une fois ce sens bien
déterminé, il a fallu considérer la constitution telle qu'elle a été entrevue par nos
commettants. Nous avons pensé qu'une constitution n'est autre chose qu'un ordre fixe
et établi dans la manière de gouverner ; que cet ordre ne peut exister, s'il n'est appuyé sur
des règles fondamentales, créées par le consentement libre et formel d'une nation ou de
ceux qu'elle a choisis pour la représenter. Ainsi une constitution est une forme précise et
constante de gouvernement, ou, si l'on veut, c'est l'expression des droits et des
obligations des différents pouvoirs qui le composent.
Quand la manière de gouverner ne dérive pas de la volonté du peuple clairement
exprimée, il n'a point de constitution. Il n'a qu'un gouvernement de fait qui varie suivant
les circonstances, qui cède à tous les événements. Alors l'autorité a plus de puissance
pour opprimer les hommes que pour garantir leurs droits. Ceux qui gouvernent et ceux
qui sont gouvernés sont également malheureux.
Sans doute nous ne pouvons pas dire qu'en France nous soyons entièrement dépourvus
de toutes les lois fondamentales propres à former une constitution. Depuis quatorze
siècles nous avons un roi. Le sceptre n'a pas été créé par la force, mais par la volonté de
la nation. Dès les premiers temps de la monarchie, elle fit choix d'une famille pour la
destiner au trône. Les hommes libres élevaient le prince sur un bouclier, et faisaient
retentir l'air de leurs cris et du bruit de leurs armes qu'ils frappaient en signe de joie.
Des révolutions aussi fréquentes qu'elles devaient l'être chez un peuple qui n'avait pas
assez clairement tracé les limites et qui n'avaient jamais divisé les différents genres de
pouvoirs, ont ébranlé le trône et changé les dynasties. Elles ont successivement favorisé
l'accroissement ou la diminution de l'autorité royale, mais les Français ont toujours senti
qu'ils avaient besoin d'un roi. La puissance du prince a été longtemps enchaînée par
l'aristocratie féodale, mais elle n'a jamais été oubliée par le peuple. On n'a jamais cessé
de l'invoquer comme l'injustice, et, dans les temps même de la plus grossière ignorance,
dans toutes les parties de l'Empire, la faiblesse opprimée a toujours tourné ses regards
vers le trône comme vers le protecteur chargé de la défendre.
Les funestes conséquences du partage de la puissance royale entre les princes de la même
maison, ont su établir l'indivisibilité du trône, et la succession par ordre de primogéniture.
Pour ne pas exposer le royaume à la domination des étrangers, pour réserver le sceptre
à un Français et former des rois citoyens, les femmes sont exclues de la couronne. Ces
maximes sacrées ont toujours été solennellement reconnues dans toutes les Assemblées
des représentants de la nation et nous avons été envoyés par nos commettants pour leur
donner une nouvelle force.
C'est encore un principe certain, que les Français ne peuvent être taxés sans leur
consentement ; et dans le long oubli des droits du peuple, toutes les fois que l'autorité
s'est expliquée sur cet important objet, elle a cependant déclaré que les subsides doivent
être un octroi libre et volontaire.
Mais, malgré ces précieuses maximes, nous n'avons pas une forme déterminée et
complète de gouvernement. Nous n'avons pas une constitution, puisque tous les
pouvoirs sont confondus, puisque aucune limite n'est tracée. On n'a pas même séparé
le pouvoir judiciaire du pouvoir législatif. L'autorité est éparse ; ses diverses parties
sont toujours en contradiction ; et dans leur choc perpétuel, les droits des citoyens
obscurs sont trahis. Les lois sont ouvertement méprisées, ou plutôt on ne s'est pas

49
même accordé sur ce qu'on devait appeler des lois.
L'établissement de l'autorité royale ne suffit pas sans doute pour créer une
constitution : si cette autorité n'a point de bornes, elle est nécessairement arbitraire, et
rien n'est plus directement opposé à une constitution que le pouvoir despotique : mais
il faut avouer qu'en France le défaut de constitution n'a pas été jusqu'à ce jour
favorable à la couronne. Souvent des ministres audacieux ont abusé de son autorité.
Elle n'a jamais joui que par intervalle de toute la puissance qui doit lui appartenir pour
le bonheur de la nation. Combien de fois les projets conçus pour rendre les Français
heureux ont éprouvé des obstacles qui ont compromis la majesté du trône ! N'a-t-il
pas fallu combattre sans relâche, et presque toujours avec désavantage, contre les
prétentions des corps, et une multitude de privilèges.
Le pouvoir, en France, n'a point eu jusqu'à ce jour de base solide, et sa mobilité a
souvent permis à l'ambition de se l'approprier pour le faire servir au succès de ses
vues.
Une constitution qui déterminerait précisément les droits du monarque et ceux de la
nation, serait donc aussi utile au roi qu'à nos concitoyens. Il veut que ses sujets soient
heureux ; il jouira de leur bonheur et quand il agira au nom des lois qu'il aura
concertées avec les représentants de son peuple, aucun corps, aucun particulier, quels
que soient son rang et sa fortune, n'aura la témérité de s'opposer à son pouvoir. Son
sort sera mille fois plus glorieux et plus fortuné que celui du despote le plus absolu.
La puissance arbitraire fait le malheur de ceux qui l'exercent. Les agents auxquels on
est forcé de la confier, s'efforcent constamment de l'usurper pour leur propre
avantage. Il faut sans cesse la céder ou la conquérir.
Et, comme l'a dit un de nos premiers orateurs, dans quel temps de notre monarchie
voudrait-on choisir les exemples de notre prétendue constitution ? Proposera-t-on
pour modèles les champs de mars et les champs de mai sous la première et la seconde
race, où tous les hommes libres se rendaient en armes, et délibéraient sur les affaires
publiques ? Sans doute, nous ne désirons pas aujourd'hui une liberté orageuse, qui,
ayant besoin de concours général et presque existant d’une foule immense d'individus,
ne pourrait subsister qu'en rétablissant aussi, à l'exemple de nos ancêtres, la servitude
domestique et celle de la glèbe, afin qu'en l'absence de la plupart des hommes libres,
les esclaves prissent soin de nos terres et de nos maisons. Nous ne désirons pas une
liberté sans règle, qui place l'autorité arbitraire dans la multitude, la dispose à l'erreur,
à la précipitation, appelle l'anarchie, et le despotisme marchant toujours à sa suite, prêt
à saisir sa proie.
Appellerons-nous constitution du royaume l'aristocratie féodale, qui, pendant si
longtemps, a opprimé, dévasté cette belle contrée ?
Regretterons-nous le temps où les représentants du clergé, de la noblesse et des
communes, appelés à de longs intervalles pour fournir des subsides au prince,
présentaient des requêtes et des doléances, se laissaient interdire, par des arrêts du
Conseil, le droit de délibérer, laissaient subsister tous les abus, se livraient entre eux à
de méprisables querelles, consolidaient l'esclavage au lieu de le détruire, et dévouaient
leur patrie, par leur faiblesse, à tous les maux qu'ils savaient décrire dans leurs plaintes,
et dont ils n'osaient entreprendre d'empêcher le retour ? Si c’est là l'exemple qui peut
nous séduire, renonçons aux États généraux ; ils seront inutiles comme les
précédents ; ils seront des moyens de plus pour opprimer la France.
Choisirons-nous le temps qui s'est écoulé depuis 1614, c'est-à-dire, celui où tous les
droits ont été méconnus, où le pouvoir arbitraire a laissé la nation sans représentants ?
Alors pourquoi serions-nous assemblés ? Pourquoi aurions-nous accepté la confiance
de nos commettants ?
Mais nous ne perdrons pas un temps précieux à disputer sur les mots, si tous sont
d'accord sur les choses. Ceux mêmes qui soutiennent que nous avons une constitution,
reconnaissent qu'il faut la perfectionner, la compléter. C'est une heureuse constitution

50
qu'on désire. Plaçons dans le corps de la constitution, comme lois fondamentales, tous
les vrais principes. Répétons-les encore pour leur donner une nouvelle force, s'il est vrai
qu'ils aient déjà été prononcés. Détruisons ce qui est évidemment vicieux. Fixons enfin
la constitution de la France ; et quand les bons citoyens en seront satisfaits, qu'importe
que les uns disent qu'elle est ancienne, et d'autres qu'elle est nouvelle, pourvu que, par le
consentement général, elle prenne un caractère sacré ?
La plus grande partie des pouvoirs, et peut-être tous, nous imposent la nécessité de fixer
la constitution du royaume, d'établir ou de déterminer des lois fondamentales pour
assurer à jamais la prospérité de la France. Nos commettants nous ont défendu
d'accorder des subsides avant l'établissement de la constitution. Nous obéirons donc à
la nation, en nous occupant incessamment de cet important ouvrage.
Nous n'abandonnerons jamais nos droits, mais nous saurons ne pas les exagérer. Nous
n'oublierons pas que les Français ne sont pas un peuple nouveau, sorti récemment du
fond des forêts pour former une association, mais une grande société de 24 millions
d'hommes qui veut resserrer les liens qui unissent toutes ses parties, qui veut régénérer
le royaume, pour qui les principes de la véritable monarchie seront toujours sacrés. Nous
n'oublierons pas que nous sommes comptables à la nation de tous nos instants, de toutes
nos pensées ; que nous devons un respect et une fidélité inviolables à l'autorité royale, et
que nous sommes chargés de la maintenir, en opposant des obstacles invincibles au
pouvoir arbitraire.
Nous distinguerons, Messieurs, parmi les objets qui nous sont recommandés, ce qui
appartient à !a constitution, et .ce que n'est propre qu’à former des lois. Cette distinction
est facile ; car il est impossible de confondre l'organisation des pouvoirs de l'État avec
les règles émanées de la législation. Il est évident que nous devons nous considérer sous
deux points de vue différents, en nous occupant du soin de fixer cette organisation sur
des bases solides. Nous agirons comme constituants, en vertu des pouvoirs que nous
avons reçus : en nous occupant des lois, nous agirons simplement comme constitués.
Mais devons-nous premièrement nous occuper de la constitution ou des lois ? Sans
doute, le choix n'est pas difficile. Si l'on préparait des lois avant d'assigner le caractère et
les limites des différents pouvoirs, on trouverait, il est vrai, le grand avantage de graduer
tellement notre marche, que nous nous exercerions, pour ainsi dire, dans les choses plus
faciles, pour passer à de plus grandes difficultés ; mais ceux qui préféreraient cet ordre,
doivent considérer que si nous commencions par nous occuper des articles de la
législation contenus dans les différents cahiers, nous ferions naître les questions en grand
nombre : chacun, pour donner des preuves de son zèle, voudrait proposer la réforme
d'un abus. Dans la diversité des objets qui s'offriront à la fois, il faudra décider quels
sont ceux qui méritent le plus d'importance ; les discussions n'auront point de terme, et
nous retarderons la restauration du crédit national, puisque nous ne pourrons nous
occuper des subsides qu'après l'établissement de la constitution.
Ceux qui connaissent le prix du temps et qui veulent se prémunir contre les événements,
choisissent toujours parmi les actions qu'ils se proposent, ce qui est indispensable, avant
de passer à ce qui est utile ou à ce qui peut être différé. Certainement les maux de nos
concitoyens exigent de nouvelles lois ; mais il est bien moins important de faire des lois
que d'en assurer l'exécution ; et jamais les lois ne seront exécutées, tant qu'on n'aura pas
détruit le pouvoir arbitraire par une forme précise de gouvernement. D'ailleurs, il n'est
pas de loi importante dont les dispositions ne rappellent les différents pouvoirs, et ne
soient calquées sur leur organisation.
Il est malheureux, sans doute, que nous ne puissions pas, dans une seule session, faire
tout le bien que notre zèle pourrait nous inspirer ; mais faisons au moins ce qui est
évidemment nécessaire.
Il n'est point de maux dont la liberté ne console, point d'avantages qui puissent en
compenser la perte. Saisissons l'instant favorable, hâtons-nous de la procurer à notre
patrie. Profitons des intentions bienfaisantes de Sa Majesté : quand une fois la liberté
sera fixée, et que le pouvoir législatif sera déterminé, les bonnes lois se présenteront

51
naturellement. C'est en assurant le retour périodique ou la permanence des Assemblées
nationales, c'est en déterminant leurs formes et leur composition, en réglant les limites
de tous les pouvoirs, que vous établirez la liberté. Il n'est aucun de nous qui ne dût
s'estimer très heureux de pouvoir présenter à ses commettants, comme le seul résultat
·des travaux de cette Assemblée, une bonne constitution ; et sans doute nous ne serions
pas honorés de leur approbation, si nous leur présentions quelques lois isolées, en
abandonnant la liberté publique.
Le but de toutes les sociétés étant le bonheur général, un gouvernement qui s'éloigne
de ce but, ou qui lui est contraire est essentiellement vicieux. Pour qu'une constitution
soit bonne, il faut qu'elle soit fondée sur les droits des hommes, et qu'elle les protège
évidemment ; il faut donc, pour préparer une constitution, connaître les droits que la
justice naturelle accorde à tous les individus, il faut rappeler les principes qui doivent
former la base de toute espèce de société, et que chaque article de la constitution puisse
être la conséquence d'un principe. Un grand nombre de publicistes modernes appellent
l'exposé de ces principes une déclaration de droits.
Le comité a cru qu'il serait convenable, pour rappeler le but de notre constitution, de la
faire précéder par une déclaration des droits des hommes ; mais de la placer, en forme
de préambule, au-dessus des articles constitutionnels, et non de la faire paraitre
séparément. Le comité a pensé que ce dernier parti présenterait peu d'utilité, et pourrait
avoir des inconvénients ; que des idées arbitraires et philosophiques, si elles n'étaient
accompagnées des conséquences, permettraient d'en supposer d'autres que celles qui
seront admises par l'Assemblée ; qu'en n'arrêtant pas définitivement la déclaration des
droits jusqu'au moment où l'on aura achevé l'examen de tous les articles de la
constitution, on aurait l'avantage de combiner plus exactement tous ce qui doit entrer
dans l'exposé des principes, et être accepté comme conséquence. Cette déclaration
devrait être courte, simple, et précise. C'est donc de la déclaration des droits, considérée
comme préambule de la constitution, que l'Assemblée doit d'abord s'occuper, sans
l'arrêter définitivement.
Ici, le comité doit faire part de ses vues sur la direction des travaux de l'Assemblée,
relativement à la constitution : cet objet est trop important pour qu'on ne réunisse pas
toutes les lumières. Il serait infiniment dangereux de confier à un comité le soin de
rédiger un plan de constitution, et de le faire juger ensuite dans quelques séances. Il ne
faut point ainsi mettre au hasard des délibérations précipitées, le sort de 24 millions
d'hommes ; il serait plus conforme à la prudence de faire discuter tous les articles de la
constitution dans tous les bureaux à la fois, d'établir un comité de correspondance, qui
se réunirait à certaines heures pour comparer les opinions qui paraîtraient prévaloir dans
les différents bureaux, et qui tâcherait, par ce moyen, de préparer une certaine
uniformité de principes.
Comme les articles de la constitution doivent avoir la liaison la plus intime, on ne peut
en arrêter un seul avant d'avoir bien mûrement réfléchi sur tous. Le dernier article peut
faire naître des réflexions sur le premier, qui exigent qu'on y apporte des changements
ou des modifications.
La discussion des articles de la constitution consumera peut-être un temps
considérable ; mais aucun motif ne doit nous inspirer le dessein d'agir avec précipitation.
Le plus grand de tous les malheurs auxquels nous puissions être exposés, serait d'établir
une constitution vicieuse. Mais pour qu'on ne puisse pas nous croire dans l'inertie,
pendant que nous agiterons les plus grands intérêts, et afin de faciliter à tous les
membres de cette Assemblée les moyens de s'éclairer mutuellement, on tiendrait chaque
semaine trois séances générales, où l'on discuterait en public les objets qui auraient déjà
été soumis à une discussion dans les bureaux. En nous conduisant ainsi, nous réunirions
plusieurs avantages, celui de nous conformer aux principes, et celui de profiter des
lumières de ceux qui attendent de nouvelles instructions pour voter dans cette
Assemblée. Ils s'empresseront sans doute de nous communiquer leurs réflexions ; et,
pendant cet examen, ils pourront trouver le temps nécessaire pour obtenir une plus

52
grande liberté, sans que l'activité de l'Assemblée, qui ne doit jamais être suspendue, soit
subordonnée à cette considération.
Après la déclaration des droits dont les hommes doivent jouir dans toutes les sociétés,
on passerait aux principes qui constituent la véritable monarchie, ensuite aux droits du
peuple français. Les représentants de la nation, en renouvelant solennellement la
déclaration des droits du roi, appuieront son autorité sur des bases inaltérables, On
examinerait successivement tous les moyens qui doivent assurer l'exercice des droits
respectifs de la nation et du monarque. Le comité aura l'honneur de mettre sous les
yeux la principale division d'un plan de constitution. Si l'Assemblée le désire, il lui
présentera incessamment le tableau des sous-divisions.
Nous touchons donc au moment qui doit régler la destinée de la France. Puisse votre zèle,
Messieurs, obtenir tout le succès dont il est digne ! Puisse une confiance réciproque dissiper
toutes les alarmes ! Puisse-t-on ne jamais oublier que tout ce qui est juste et utile, tout ce qui
contribue au maintien de l’ordre public, importe à la nation, et que nous en sommes tous les
défenseurs ! Sans doute les députés de toutes les parties du royaume ne s’occuperont plus
des anciens droits particuliers qui ne garantissaient pas leurs provinces du joug du pouvoir
arbitraire, ils préféreront une liberté générale, une félicité commune, au triste privilège d’être
distingués dans la servitude par quelques faibles avantages. Puissent enfin toutes les
provinces, par l’organe de leurs représentants, contracter entre elles et avec le trône une
alliance éternelle !

Doc. n° 2 : R. CAPITANT, « La coutume », 1930, rééd. RDP 1979, p. 959.


La coutume agit donc de trois façons : elle confirme, elle supplée, elle modifie le
droit écrit.
Elle peut le confirmer, tout d'abord, et nous assistons alors à ce phénomène
d'appropriation du droit par les sujets, qu'a si bien décrit M. Hauriou. Le droit
minoritaire, dit-il, et il faut entendre par là le droit créé par un pouvoir constitué,
devient majoritaire. C’est-à-dire qu'il étend peu à peu ses racines dans la nation, et
que, semé par le législateur, il se met à puiser la vie dans les couches sociales elles-
mêmes. Octroyé par le prince, il est reçu et approprié par la nation, et si celui-ci,
s'en croyant toujours maître, s'avise de vouloir le retirer, c'est alors qu'il s'aperçoit
que sa créature s'est détachée de lui et qu'elle a franchi les bornes de sa
compétence. Charles X en fit l'expérience, mais il n'est pas nécessaire de
rechercher dans l’Histoire des témoignages de cette constitutionnalisation
coutumière. Il est dans notre législation assez de règles qui se présentent
extérieurement sous la forme et avec la valeur des lois ordinaires, mais que la
coutume est secrètement venue doubler. Apparemment, et à s'en tenir aux dits du
droit écrit, elles sont toujours de la compétence du législateur, elles peuvent être
abrogées, comme elles ont été créées, par une loi ordinaire ; mais, sous-jacente,
une règle coutumière interdit au Parlement de les retirer ; la coutume les a faites
constitutionnelles et même supra constitutionnelles, car elles échappent également
au pouvoir de l'Assemblée nationale. Qu'on songe à tout ce qu'on appelle les
conquêtes de la démocratie, qu'on songe à la liberté syndicale, qu'on songe aux
mesures de protection du travail, ou si l'on veut un exemple plus frappant encore,
qu'on songe à l'abolition de l’esclavage, et l’on reconnaîtra que ces règles ne sont
pas sous la dépendance du législateur. Elles font partie de ce fonds dont la nation
ressent directement la nécessité et qu'elle n’abandonne plus à la discrétion du
Parlement.
La coutume supplée aussi le droit écrit. C'est dire qu'il y a certaines règles purement
coutumières, dont le contenu n'est inscrit dans aucune règle écrite, mais qui
comblent une lacune du droit écrit. C'est ainsi que parmi les règles qui attribuent
compétence aux organes de l'État, la plus élevée est nécessairement coutumière.
Car si une assemblée constituante attribue par une règle écrite compétence à une

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assemblée législative, d'où l'assemblée constituante à son tour tient-elle sa
compétence, sinon de la nation elle-même, du consentement de celle-ci, de la
reconnaissance par celle-ci de son caractère constituant, c'est-à-dire de la
coutume ? Or, c'est sur cette règle coutumière que se fonde toute la validité du
droit écrit, en elle que s'achève son unité.
Enfin, la coutume peut abroger le droit écrit. Elle peut même abroger la
constitution écrite, et c'est ainsi qu'elle a substitué aux règles inscrites dans les
articles 3 et 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 les règles toutes
différentes du régime parlementaire. Aussi, quelque limitation que le droit écrit
apporte à sa modification, la voie de révision coutumière reste toujours ouverte à
côté de la voie de révision écrite, et la force abrogatoire des révolutions n'est qu'un
aspect de la puissance normative de la coutume.
Elle est le droit imprescriptible du présent à se réaliser, de l'inquiétude à se
renouveler, et, comme la conscience toujours mouvante et s'écoulant tire de cette
mobilité même la permanence et l'identité de l’Être, ainsi, la coutume, au cours de
l'Histoire, renoue la chaîne des constitutions brisées.

Doc. n° 3 : J.-C. MAESTRE, « A propos des coutumes et des pratiques


constitutionnelles : l'utilité des Constitutions » in « Chronique
constitutionnelle et parlementaire française », RDP 1973, p. 39.
Décidément, jamais le débat relatif à l'existence de la coutume constitutionnelle et à sa portée n'a été
autant soulevé que sous la Ve République. La question a été posée ouvertement à l'occasion de la
révision de la Constitution par la voie de l’article 11 de la Constitution et non pas de l'article 89. En
octobre 1962, lorsque la procédure a été utilisée pour la première fois, rares furent les juristes qui
soutinrent que le Général de Gaulle avait le droit de soumettre directement au peuple français le
projet de loi révisant le mode d'élection du Président de la République. Mais, en avril 1969, lorsque
l'article 11 fut de nouveau sollicité, certains juristes - et non des moindres - estimèrent que même si
la procédure était irrégulière au regard de la lettre de la Constitution, elle n'était pas inconstitutionnelle
car, en 1962, était née une coutume qui habilitait désormais le Président de la République à saisir les
électeurs de tout projet de révision. M. le Doyen Georges Vedel, dans des articles remarqués, soutint
cette thèse et s'ingénia à réfuter l'objection tirée de l'unique précédent de 1962.
Au début du mois d'octobre dernier, lorsque M. Messmer s'est présenté devant l'Assemblée
Nationale, trois mois après sa nomination comme Premier Ministre et qu'il a refusé d'engager la
responsabilité de son gouvernement, nombreux ont été ceux qui ont affirmé que la Constitution avait
été violée, notamment dans son article 49.
D'excellents arguments juridiques ont été échangés dans l’enceinte parlementaire par le
gouvernement et par l’opposition, qui a même rappelé que « la connaissance de la grammaire » était
utile aux gouvernants ! Une nouvelle dimension a été donnée au débat lorsque des membres de la
majorité ont justifié l’attitude du Premier Ministre en invoquant une coutume constitutionnelle :
depuis janvier 1966, aucun Premier Ministre n’a sollicité un vote de confiance des députés après sa
nomination. De tels précédents oint donné naissance à une coutume à laquelle s’est conformé M.
Messmer.
Plus récemment encore, une controverse a actualisé le problème : l’échec du referendum de 1969 a-
t-il abrogé la coutume constitutionnelle qui se serait établie à la faveur du « oui » de 1962 ?
Concrètement, le Chef de l’État peut-il, à l’avenir, soumettre directement au peuple français par voie
de referendum, un texte modifiant la Constitution ?
Enfin, tout dernièrement, avant l’exécution de deux condamnés à mort, la question a été posée de
savoir si, devant l’exercice systématique du droit de grâce par le Président Pompidou depuis le début
de son septennat la peine de mort n’avait pas été abrogée par une coutume.
Le problème est, on le voit, d’actualité. Il est aussi d’importance. Une coutume constitutionnelle peut-
elle se former, compléter la Constitution et surtout faire échec à une de ses dispositions écrites
explicites. La Constitution est-elle bien la norme suprême, intouchable tant qu’elle n’a pas été révisée

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selon les formes prévues par elle ?
L’idée de coutume ayant force constitutionnelle est, sinon neuve, du moins relativement récente.
Mais elle a acquis rapidement droit de cité. Et aujourd’hui, la doctrine dominante est en faveur de
cette nouvelle source de Droit constitutionnel « non seulement propter legem pour compléter la
Constitution écrite, mais contra legem, pour, le cas échéant, la contredire » (G. Vedel).
Notre point de vue est différent. Il n’existe pas de coutume constitutionnelle ; elle est indémontrable.
Il n’y a que des pratiques constitutionnelles que tout régime politique sécrète. Elles reflètent, en effet,
un certain rapport de forces politiques à un moment donné dans un contexte déterminé. Que ce
rapport change, que les conditions qui l’ont permis soient modifiées, et la pratique est abandonnée.
Comment d’ailleurs serait-ce possible si la coutume avait exprimé une authentique règle de Droit ?
Mais si dans tout régime, dans tout État, des pratiques corrigent et même contreviennent à la
Constitution, une question dès lors surgit : à quoi sert la Constitution ? Est il normal, est il sain qu’un
texte écrit et adopté solennellement soit malmené ? Est-il possible d’empêcher ce phénomène ?
N’est-il pas plus réaliste de le constater et d’encadrer son amplitude pour éviter des abus ?
*
* *
Avant d’aborder ces différents problèmes, il convient de procéder à deux rappels. Tout d’abord, il
est coutume… d’admettre que pour qu’il y ait coutume il faut certaines conditions, notamment des
éléments matériels - à savoir la répétition non équivoque de faits identiques - auxquels s’ajoute un
facteur psychologique essentiel : la conviction qu’il en découle une règle obligatoire ayant la même
force juridique que les autres normes. Quant au mot constitutionnel, il doit naturellement être pris
dans son sens matériel : est constitutionnelle la coutume qui est relative à une question réglementée
par la Constitution ou concernant le statut du pouvoir.
Par ailleurs, il est traditionnel de distinguer les coutumes interprétatives qui déterminent l’application
effective des textes, les coutumes supplétives ou praeter constitutionem qui comblent les lacunes, et enfin
les coutumes contra constitutionem, celles qui soulèvent bien sûr le plus de problèmes, car elles
contredisent formellement la Constitution.
En réalité, de telles coutumes sont inexistantes.

Doc. n°4 : G. BURDEAU, « Une survivance : la notion de constitution »


(extraits), Mélanges Mestre, Sirey, Paris, 1956, pp. 54-57.
(…)
Ce qui est en cause ici ce n'est ni l'extrême mobilité des dispositions constitutionnelles
ni les atteintes - elles sont de tous les temps - qu'elles subissent du fait de l'activité des
gouvernements. Il ne s'agit pas d'évoquer des crises constitutionnelles mais d'observer
la déchéance qui frappe le concept même de constitution.
Il est évident d'abord que les régimes politiques ne peuvent plus être identifiés par
l'analyse de la constitution en vigueur dans le pays où ils fonctionnent. Les règles
constitutionnelles sont une chose, celles qu'observe la vie politique en sont une autre.
Sans doute entre le dessin officiel du régime tel que le consignent les textes et la
pratique suivie par les gouvernements il y a toujours eu un décalage, mais du moins ce
hiatus était-il sensible aux esprits. Les uns s'efforçaient de le minimiser tandis que les
autres y dénonçaient une violation du droit. Aujourd'hui il semble tout à fait naturel
qu'un État ait deux formes de gouvernement, l'une valable pour les catalogues,
conforme aux canons classiques que respectent les Manuels, l'autre innomée, tributaire
des contingences, soumise aux fluctuations des rapports de force ou aux méthodes
changeantes des dirigeants. On ne peut pas dire qu'il y ait violation de Constitution
tant ses dispositions paraissent lointaines et gratuites. Lorsque le Président des États-
Unis oriente la politique étrangère par des accords en forme simplifiée, lorsque les
Commissions du Congrès s'immiscent dans l'administration, lorsque la séparation des
pouvoirs fait place à la concentration de l'autorité, dit-on que la Constitution est
violée ? Non, bien sûr, puisque la constitution américaine n'est plus une règle, mais un

55
symbole. Et quand on lit, dans la Constitution soviétique, que l'organe supérieur du
pouvoir d'État en U. R. S. S. est le Soviet suprême, on songe certes qu'il est pour le
moins surprenant qu'il puisse exercer un tel pouvoir en ne se réunissant que quelques
heures par an, mais on ne considère pas comme une violation de la constitution le fait
que la puissance réelle soit ailleurs que là où elle la situe. En France même, ceux qui
déplorent l'ascendant exercé par les partis ou dénoncent l'hégémonie des coalitions
d’intérêts privés se heurteraient à l'indifférence de l'opinion s'ils faisaient valoir le fait
que ces forces, pourtant décisives, ne sont pas prévues par la Constitution au nombre
des organes de la volonté du peuple.
Le vrai, c'est que les constitutions n'encadrent pas les manifestations de la vie politique.
Celle-ci se déroule en marge de leurs dispositions. Et c'est ce qui explique la faveur
dont jouissent présentement les études de science politique. Par delà toutes les
définitions que l'on en propose, il y a la conviction qu'elle permet d'atteindre la réalité
là où le droit constitutionnel, en tant que discipline scientifique, n'offre à l'examen que
des principes livresques ou des règles dépourvues de toute signification concrète. A la
limite ou on arrive, comme aux États-Unis, à considérer comme domaines étrangers
celui du political scientist, et celui du juriste.
Dans cette impuissance des Constitutions, non pas même à discipliner les modalités
d'accomplissement de la fonction gouvernementale, mais simplement à en rendre
compte, il y a un phénomène qui dépasse largement les limites d'une évolution ou les
caractères d'une crise. Il y a l'inadaptation d'un concept à une réalité pour laquelle il n'a
pas été imaginé.
Pendant des siècles les facteurs décisifs de la politique ont été quelques personnalités
ou quelques oligarchies restreintes. Les progrès de la pensée juridique d'une part,
d'autre part le développement de la sensibilité des gouvernés ont permis
d'institutionnaliser le comportement des dirigeants et de les soumettre eux-mêmes au
statut abstrait d'organe d'État. Tout se décidait alors au sein des agences officielles de
l'autorité politique : par la volonté du roi, par son accord avec ses conseils, puis lorsque
le système représentatif se généralisait, par la volonté de l'exécutif assorti du
consentement des Chambres. Sur un milieu aussi limité la Constitution étendait
d'autant plus facilement son emprise que c'est elle qui l'avait créé. Assurément l'attitude
de la collectivité n'était pas indifférente, mais, pour être efficace, elle devait
obligatoirement agir par l'entremise des « pouvoirs publics ». Bien entendu cet univers
ne se mouvait pas toujours selon une docilité parfaite à la règle de droit, mais c'était un
univers juridique. Tous les éléments en étaient des institutions et les lois de leur
équilibre comme celles de leur gravitation se lisaient dans des codes dont elles tenaient
leur caractère à la fois schématique et précis. Bref, l'appareil constitutionnel enserrait
sans ses principes et dans ses procédures la plénitude de la vie politique dont le champ,
au demeurant relativement étroit, se prêtait à cette délimitation.
L'avènement des formes modernes de la démocratie de quelque nom qu’on les qualifie
- démocratie réelle, démocratie sociale, démocratie gouvernante - a eu pour résultat de
permettre l'accès à la scène politique de facteurs qui, jusque-là n'agissaient
qu'indirectement par personnes interposées. Et ce qui s'interposait c'était précisément
les institutions, les organes, tout cet appareil d'État par lequel étaient canalisées,
transformées, disciplinées les impulsions politiques. Même dans la démocratie
classique la masse populaire n'intervenait que sous les traits d'un souverain allégorique
dont il était facile de couler la volonté dans les moules constitutionnels. La démocratie
contemporaine - et c'est vrai également des dictatures plébiscitaires - restitue à l'activité
politique une spontanéité qui la rapproche de ses données brutes et où, techniquement,
il est difficile de ne pas voir une régression juridique. En effet, l'artifice cède devant
l'élémentaire, le système est recouvert par les improvisations, des données jusque-là
contenues dans le domaine méprisé du fait recouvrent de leur exubérance le jardin
policé du droit. Ce qui compte, dès lors, ce ne sont plus les théories savantes des
publicistes ni la subtilité des agencements de procédures constitutionnelles, c'est

56
l'homme, sa psychologie, sa condition sociale et économique, ses rêves, ses colères et
ses illusions car c’est lui isolément ou intégré aux masses, qui détermine la figure du
Pouvoir, ses moyens et ses buts. Au regard de forces de cette nature il apparait bien
que la notion de constitution est dépassée. A l'instar d'une fonction instinctive ou
viscérale la, politique ne souffre d'autres lois que celles des possibilités et des besoins.

Doc. n°5 : P. AVRIL, Les conventions de la constitution, Paris, PUF,


coll. Léviathan, 1997, p. 157.
Au terme de cette recherche sur les normes écrites, l’objet constitutionnel apparaît bien plus complexe
et mobile que ne le laissait penser la maxime de Daunou. En la corrigeant, Benjamin Constant nous
avait, si j’ose dire, mis la puce à l’oreille : « Rien que la Constitution » (c’est-à-dire rien que l’énoncé
du texte constitutionnel) est une « ineptie » puisqu’il faut ajouter : « Et tout ce qui est nécessaire pour
faire marcher la Constitution ». Dès lors, la voie était ouverte, qui suggérait que cet énoncé appelait
une suite qui prolonge la Constitution au-delà de sa promulgation et jusqu’au stade de son application.
Parallèlement, il se révélait que la Constitution désigne, selon l’angle sous lequel on choisit de
l’observer, le fondement de l’édifice politique ou le sommet de la hiérarchie des normes ; le choc des
images de la base et du sommet provoquant un léger vertige, le malaise ne peut être surmonté qu’en
prenant conscience que les deux figures n’appartiennent pas à la même dimension. Le paramètre de
cette double spirale, qui se déploie dans le temps concret et dans l’espace métaphorique, est donné
par la combinaison du droit et de la politique ou, pour dire les choses plus brièvement, par une exacte
définition du droit constitutionnel, qui est un droit politique.
1/ La Constitution réelle d’un pays ne se réduit pas à son texte, la cause paraît entendue, mais le
constat implique qu’elle se décline sur deux modes temporels : elle s’identifie à l’acte souverain initial,
et elle se manifeste a priori, mais elle s’observe aussi a posteriori en intégrant la jurisprudence qui précise
la portée des dispositions édictées par cet acte à l’occasion du contentieux de leur application, ainsi
que les normes conventionnelles qui naissent de l’exercice des pouvoirs que ces dispositions
attribuent et réglementent. L’acte fondateur est en même temps le début d’une histoire.

Doc. n°6 : D. ROUSSEAU, « Une résurrection : la notion de constitution »


(extraits), RDP 1990, p. 15.
III. - LA CONSTITUTION, UN ESPACE VIVANT.
En 1789, la représentation de la Constitution à laquelle les révolutionnaires adhèrent ; est directement
liée aux circonstances politiques de l'époque et à l’analyse faite de l'absolutisme : puisque le bon
vouloir du Prince prend sa source dans l'absence de règles limitant ses possibilités d’action, il suffit,
pour y mettre fin, de définir, dans un texte, et une fois pour toutes, les conditions d'exercice du pouvoir
politique. La constitution devint ce texte sacré, intouchable qui pose le cadre immuable dans lequel
la vie politique doit se dérouler ; et pour renforcer encore le sentiment de sécurité définitive, on
enferme le texte, en interdisant toute révision pendant les premières années et en les rendant difficiles
pour la suite. Les « vraies » Constitutions, ne sont-elles pas les constitutions « rigides » ? !
La nouvelle Constitution, de par son mode d'écriture juridictionnelle, bouleverse ce schéma
traditionnel au demeurant très idéaliste. Par définition, la jurisprudence n'est pas stable ; les arrêts de
règlement n'existent pas, et les infléchissements ou revirements jurisprudentiels s'inscrivent dans la
logique même du travail juridictionnel. On peut le regretter ; on peut aussi se réjouir que le Conseil
constitutionnel, par son pouvoir d'interprétation, recrée sans cesse la Constitution et inaugure ainsi
un espace vivant de création indéfinie de droit.
A. La logique du travail juridictionnel.
La conséquence première, immédiate, de la jurisprudence du Conseil est de produire une
dévalorisation de l'écrit constitutionnel, en ce sens qu'il ne possède plus, par et en lui-même, une
signification s'imposant comme obligatoire aux acteurs constitutionnels. Les dispositions du texte
sont réduites à la qualité de simples mots qui ne prennent sens juridique qu'après le travail
juridictionnel d'interprétation ; au mieux, pourrait-on les qualifier, avant l'intervention du Conseil, de
propositions subjectives de norme pour reprendre l'expression de Michel Troper. Ainsi, la doctrine

57
croyait que reprendre l’article 34 de la Constitution avait limité le domaine de la loi et consacré une
définition matérielle de la loi ; elle se trompait ; elle se trompait encore en croyant que le mot
programme avait le même sens que l’article 38, alinéa 1, et à l’article 49, alinéa 1 ; elle se trompait
toujours, en croyant cette fois que les expressions « nouvelle délibération de la loi » - article 10 de la
Constitution - et « nouvelle lecture » - article 23 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 - avaient un
sens différent.
S’il fallait oser une explication par la psychanalyse, on emprunterait volontiers à Freud, le mythe du
meurtre du père, pour dire que le Conseil « tue » le texte constitutionnel, le dévore ensuite pour mieux
se l’approprier, prendre sa place, et le faire revivre par sa voix, son action jurisprudentielle !
Dévalorisation – Revalorisation : la résurrection contemporaine indiscutable de la notion de Constitution comme acte
jurisprudentiel, devait sans doute passer par l’effacement de la notion de Constitution comme acte écrit. Les décisions
précédentes montrent clairement que le Conseil détruit d’abord, par exemple la conception matérielle
de la loi, pour donner vie, par un travail d’interprétation-création, à la conception formelle. Rien, là,
de scandaleux, sauf à s’offusquer de voir une juridiction accomplir ce qui est, tout simplement, sa
mission. Le rôle du Conseil, en effet, est de dire le droit, formule qui ne doit pas être comprise comme
réduisant le juge à un second rôle, même brillant, de porte-parole d’un texte déjà signifiant et
s’imposant à lui. Au contraire, dire le droit, c’est donner un sens à telle ou telle disposition de la
Constitution ou des déclarations par un travail d’interprétation des mots dont la logique est de mettre
le juge d’une part en face de plusieurs significations possibles, d’autre part, dans l’obligation
professionnelle d’en choisir une.
Et c’est précisément ce travail juridictionnel qui fait de la Constitution un acte vivant, en création
ou en formation continue, car le choix d'un sens n'est jamais définitif, l'interprétation du texte
retenue à un moment donné peut toujours changer. Si la chose est bien connue en droit civil et
en droit administratif, parce que le temps permet de retracer aujourd'hui les évolutions de sens,
parfois prodigieuses, que les juges ont fait subir aux articles du Code ou aux principes généraux
du droit, il en va pareillement en matière constitutionnelle. Pour une raison simple : pas
davantage que la juridiction judiciaire et administrative, le Conseil constitutionnel ne dispose
d'un monopole de l’interprétation. Celle-ci est en effet au principe d'un jeu mettant en
concurrence plusieurs acteurs : les parlementaires qui, lors de la discussion législative ou dans
l'argumentation de leur saisine, livrent leur interprétation du texte constitutionnel ; les
professeurs de droit qui, dans leur travaux de commentaire, s'efforcent de dégager la signification
pertinente ; les associations intéressées par la loi discutée – Ligue des Droits de l'Homme,
Syndicats de la Presse (loi Léotard), de la magistrature, des avocats (loi « Sécurité et Libertés « ),
du monde ouvrier (loi sur la limitation du droit de grève), agricole (loi sur la privatisation du
Crédit agricole), … - qui fournissent leur propre lecture des textes ; les journalistes, spécialisés
ou non, qui tentent d’apprécier les réactions de l'opinion si telle ou telle interprétation était
choisie, etc. Dans ce marché d'offre de sens, la concurrence que se livrent ici les producteurs
pour imposer leur opinion n’est jamais égale dans la mesure où chacun dispose d’une autorité
différente liée à sa position, autorité et position pouvant au demeurant changer selon les
conjonctures politiques et juridiques à la formation desquelles elles participent. Il est vrai que la
constitution attribue d’emblée au Conseil une place privilégiée lui permettant de toujours
imposer son interprétation ; malgré la .force donnée à l'argumentation juridique distinguant
article 10 de la Constitution et article 23 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ; par la qualité des
auteurs du recours – un ancien Président de la République, un Président du Sénat et quatre
anciens Premiers Ministres, dont un des rédacteurs de la Constitution - le Conseil adopte une
opinion différente. Il doit cependant intégrer toujours ou, à tout le moins, tenir compte des
exégèses concurrentes. Sa légitimité d'interprète dépend en effet, au-delà de son fondement
constitutionnel, de la reconnaissance de sa jurisprudence par la communauté des juristes. Or,
cette reconnaissance, pour se construire, suppose qu'entre le Conseil et ses partenaires s'établisse
un rapport où les seconds, malgré la position du premier, puissent avoir l'impression véritable
de participer au processus d'interprétation en retrouvant - parfois - dans la motivation des
décisions, tout ou partie de leur argumentation ; faute de quoi, le Conseil prend le risque de
provoquer l'hostilité des institutions dont il a besoin pour assurer sa légitimité. Une
interprétation, minoritaire dans la communauté, que le Conseil maintiendrait dans le temps, en
dépit d'une opposition et d'une désapprobation répétées et elles-mêmes maintenues, porterait

58
inévitablement atteinte, dans l'immédiat, à l'autorité de la décision, et à terme, à l'organe même
d'interprétation dont l'existence pourrait être contestée.
Autrement dit, l'interprétation, logique du travail juridictionnel, n'est pas le produit d'un choix
de sens fait librement par le Conseil, mais d'un rapport de force entre des institutions
concurrentes. Et c'est pourquoi, elle n'est jamais donnée et acquise une fois pour toutes ; elle
évolue, elle change avec les modifications des rapports de force, même si les modes de
fonctionnement différents du Conseil et de la « communauté des juristes » expliquent que le
processus ne se réalise pas dans la simultanéité. Une analyse du contenu, et des conséquences de
tel ou tel principe constitutionnel, rejetée par le Conseil dans une conjoncture de force
particulière, peut être accueillie par lui si celle-ci s’est modifiée. Pourquoi désespérer par exemple
d’une doctrine capable d’influencer le Conseil, de lui imposer progressivement son interprétation
ou de l’amener, par commentaires appropriés de décisions successives, à en changer ? Ne doit-
on pas considérer ainsi que l’interprétation du Président Luchaire a fini par convaincre le Conseil,
lorsque ce dernier, abandonnant en 1985 sa jurisprudence de 1978, admit avec lui qu’une « loi
promulguée peut être utilement contestée à l’occasion de l’examen de dispositions législatives
qui la modifient, la complètent ou affectent don domaine » ; que l’argumentation du Professeur
René Capitant étendant l’article 53 de la Constitution aux hypothèses de sécession de territoires
a été adoptée par un Conseil satisfait en l’espèce de fonder sa ré-écriture du droit dans le travail
de la doctrine qui ne pouvait dès lors, la contester.
Au total, la concurrence permanente entre interprétations différentes empêche le texte d'être
mort, d'être fini au moment où il est produit ; le juge constitutionnel, comme organe régulateur
de cette concurrence, le fait vivre en l'adaptant sans cesse aux exigences nouvelles que la vie
politique fait naître ultérieurement à sa promulgation. En ce sens, la logique du travail
juridictionnel fait de la Constitution non plus un acte fermé, clos, mais un espace ouvert à la
création continue de droits.
B. Un espace ouvert à la création continue de droits.
Qui suit l'activité du Conseil, ne peut être choqué par l'idée, tant la doctrine, par une formulation
sans doute plus sage, se réjouit régulièrement de voir le juge consacrer chaque année une
nouvelle liberté constitutionnelle et enrichir sans cesse la charte jurisprudentielle des droits.
Cette création continue de principes prend des voies dont l'intérêt, au regard du développement
des libertés, diffère. La plus classique est celle qui conduit le Conseil à affirmer, en fonction de
la matière discutée, le caractère constitutionnel de tel article de la Déclaration de 1789 ou du
Préambule de 1946 ; avec cette voie cependant, la source se tarit rapidement : la liste des droits
est close, l'espace est fermé dès que chaque disposition a fait l'objet d'une consécration
constitutionnelle. Plus productif de libertés, est le procédé par lequel le Conseil « prolonge »
chacun de ses articles en en déduisant l'énoncé de droits nouveaux. Ainsi de la libre
communication des pensées et des opinions, le Conseil fait découler tout à la fois, la liberté de
communiquer des informations et le pluralisme comme objectif de valeur constitutionnel
impliquant à son tour, le droit pour le public « de disposer d'un nombre suffisant de publications
de tendances et de caractères différents » et de connaître « les dirigeants réels des entreprises de
presse et les conditions de financement des journaux » ; ainsi du droit de cession reconnu à
l'article 53 de la Constitution, fait-il découler le droit à la sécession ; de la liberté individuelle
reconnue à l’article 66, la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du domicile, voiture comprise, le
droit à la protection de la vie privée ; du pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, la
liberté d’entreprendre ; et surtout, le Conseil fait éclater le principe d'égalité, posé en termes
généraux dans la Déclaration de 1789 (art. 1 et 6) et dans la Constitution de 1958 (art. 2), dans
tous les domaines au point d'en faire un « principe gigogne ».
Plus productif encore est l'appel aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, aux principes particulièrement nécessaires, à notre temps et, plus simplement, aux
principes à, ou de valeur constitutionnelle, sources inépuisables de nouveaux droits, lesquels
peuvent, à leur tour, engendrer d'autres droits. Si les principes fondamentaux reconnus par les
lois de la République fondent par exemple la constitutionnalité des droits de la défense, ces
derniers impliquent, selon le Conseil, que soit reconnue la valeur constitutionnelle du « droit
pour le justiciable formant un recours contre une décision de demander et d'obtenir, le cas

59
échéant, un sursis à l'exécution de la décision attaquée ». Sans doute constate-t-on un moindre
recours à ces principes et une préférence donnée aux dispositions des déclarations ; mais c'est
affaire de circonstances davantage que de principe : si le Conseil a su trouver dans la non-
interdiction du cumul du mandat parlementaire et des fonctions de professeurs, posée dans des
lois de la IIe, IIIe et IVe République, le principe de leur indépendance, il saura toujours, si besoin
est, découvrir des lois pour fonder l’affirmation d’une nouvelle liberté… !
Au demeurant, la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 suffisent amplement tant les textes
n'ont pas fini de produire tous leurs fruits, tant ils sont encore porteurs de droits que les circonstances
- politique, juridique, intellectuelle, sociale – n'ont pas permis au Conseil de reconnaître. Si la sûreté
est un droit naturel et imprescriptible que toute association politique a pour but de préserver (art. 2
de la Déclaration de 1789) et si « la protection de la santé » est un droit garanti par la Nation
(Préambule de 1946), ne serait-il pas conforme à ces principes de reconnaître comme droit
constitutionnel, le droit des individus à un environnement sain, ne mettant pas en danger leur vie ?
Également, le droit au développement n'est-il pas inclus dans l’alinéa du Préambule de 1946 disposant
que « la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement »
comme le Conseil dit que « le principe d'éga1ité devant la justice est inclus dans le principe d’égalité
devant la loi », ou encore le droit à la paix, dans la proclamation, contenue dans le Préambule de 1946,
que la République Française « n’entreprendra aucune guerre dans des vue de conquête et n'emploiera
jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple » ? Ces droits, et d'autres exemples pourraient être
pris – que ne pourrait-on faire découler du simple droit à la vie ! – ne s'inscrivent-ils pas dans le
prolongement « naturel », logique des principes déjà en vigueur ?
C'est pourquoi, à la différence des constitutions fermées, où l'affirmation de nouveaux droits se réalise
souvent par de profonds bouleversements politiques et juridiques, l'existence d'un Conseil
constitutionnel inaugure un espace public constamment ouvert à l'accueil de libertés nouvelles. A une
condition toutefois : que les partenaires du Conseil occupent pleinement le terrain. La doctrine en
particulier ne doit pas considérer, comme semble le souhaiter le Doyen Favoreu, « que, dès lors que
la décision du juge constitutionnel est rendue, la controverse s'éteint ». Si le Conseil pacifie la vie
politique, il ne doit pas l'endormir ! Les professionnels du droit - professeurs, avocats,… - doivent
sans cesse discuter avec les politistes, les sociologues, les historiens, les philosophes pour découvrir
dans l'évolution des mentalités sociales, les aspirations ou les revendications qui méritent d'être
reconnues comme droits ; ils doivent aussi, par un travail de mise en forme juridique de ces
revendications, faciliter l'arrimage de ces droits à la charte jurisprudentielle des libertés ; ils doivent
encore dialoguer avec le Conseil pour lui faire infléchir, abandonner ou modifier sa jurisprudence,
pour le convaincre de reconnaître de nouveaux droits en argumentant de leur cohérence ou de leur
complémentarité avec les principes déjà existants. Ils doivent enfin et surtout continuer à réfléchir
sur les significations politiques de la modernité à l'œuvre dans les Déclarations. Au-delà en effet,
d’une énumération de droits, ne marquent-elles pas « une désintrication du droit et du pouvoir », la
naissance et la reconnaissance du débat, du conflit d'opinions, comme seul « instrument » légitime
pour fonder désormais les droits de l'Homme ? En d'autres termes, la philosophie des droits de
l'Homme, dans laquelle le Conseil constitutionnel veut puiser sa légitimité, est toujours interrogation
permanente sur le droit parce qu'elle abolit toute idée d'autorité investie du pouvoir de dire, avec une
certitude définitive, les droits ; ces derniers sont constamment au centre des discussions par lesquelles
ils acquièrent leur reconnaissance en tant que droits.
A cette condition seulement, c'est-à-dire si le débat existe sur les interprétations retenues à un moment
donné par le juge, les conciliations de principes opérées, les revendications à reconnaître comme
nouveaux droits, etc., le Conseil peut concourir à l'approfondissement de la démocratie en définissant
un espace ouvert à la création continue de droits ; ainsi seulement, en reconnaissant dans les textes
fondateurs le droit à avoir des droits, le Conseil libérerait « une aventure dont le cours est
imprévisible ».
La Constitution est morte ! Vive la Constitution ! La Constitution, charte jurisprudentielle des
gouvernés, armature juridique d’un projet politique et espace vivant de création continue des droits.
Cette « résurrection » est assurément l’œuvre, sous le rapport constitutionnel, c'est-à-dire sans tenir
compte ici des autres propriétés de la conjoncture qui l’expliquent, du Conseil constitutionnel. Reste
à savoir, dans la mesure où toute Constitution veut exprimer une forme de démocratie, celle inaugurée

60
aujourd’hui. Peut être la « démocratie juridique » puisque le Conseil contribue à faire du et des droits,
le terrain privilégié du débat, de la concurrence et de l’échange des convictions, de la confrontation
des opinions, des interprétations et, pour tout dire, le terrain privilégié du combat politique pour la
reconnaissance de liberté nouvelles. En attendant un jour, la « démocratie des gouvernés ».

Doc. n° 7 : B. MATHIEU, « Qu’est-ce que la Constitution », La Constitution en


20 questions, site du Conseil constitutionnel (www.conseil-
constitutionnel.fr)
La Constitution, règle de droit suprême
La Constitution est un acte de souveraineté. C'est au sein d'un État démocratique la règle qu'un Peuple se
donne à lui même.
La Constitution est formellement une norme juridique supérieure à l'ensemble des autres normes juridiques
produites et applicables dans l'ordre juridique national. Cette suprématie est en général assurée par des
mécanismes de contrôle de constitutionnalité assurés soit par les juges ordinaires, soit par un juge
spécialisé, en France le Conseil constitutionnel. La Constitution est élaborée selon une procédure spéciale
faisant intervenir directement le Peuple, ou adoptée par ses représentants, le plus souvent selon une
procédure particulière (par exemple en France, sous la Ve République un vote par le Congrès, c'est à dire
l'Assemblée nationale et le Sénat réunis, à la majorité des trois cinquièmes).
Sur le plan substantiel une Constitution contient deux types de règles. D'une part des règles relatives au
fonctionnement des institutions, d'autre part des règles relatives aux droits garantis aux individus. Cette
conception de la Constitution est inscrite dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen selon lequel : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation
des pouvoirs déterminées, n'a point de Constitution ». S'agissant des aspects institutionnels, la Constitution
détermine la nature de l'État (par exemple État unitaire ou fédéral), le régime politique (par exemple régime
parlementaire ou présidentiel), la nature des pouvoirs (par exemple existence, ou non, d'un pouvoir
juridictionnel), la désignation des gouvernants (par exemple élection du Chef de l'État) et la définition de
leurs compétences (par exemple répartition des compétences entre le législateur et le gouvernement). Par
ailleurs, la Constitution exprime un certain nombre de valeurs (par exemple l'égalité ontologique entre les
hommes), pose un certain nombre de principes (par exemple la souveraineté nationale) et décline un certain
nombre de droits (par exemple la liberté d'expression).
Historiquement la notion de Constitution est liée à l'État. Mais le développement d'ordres juridiques non
étatiques, comme l'Union européenne a conduit à s'interroger sur la question de savoir si de tels ordres
pouvaient être dotés d'une Constitution.
La Constitution française, un texte composite
La Constitution française actuellement en vigueur est celle de la Ve République. Elle a été approuvée par le
référendum du 28 septembre 1958 et porte la date de sa promulgation par le Président de la République :
le 4 octobre 1958. Elle a fait depuis lors l'objet de maintes révisions partielles. La plus importante est celle
opérée par la loi constitutionnelle du 6 novembre 1962. Cette révision instaure l'élection du Président de la
République au suffrage universel direct. Les effets de cette réforme ont été renforcés par l'adoption en 2000
du quinquennat présidentiel qui s'est substitué au septennat. D'autres révisions ont eu pour objet d'adapter
la Constitution à la construction européenne et de prendre acte du transfert à l'Union européenne de
compétences relevant de l'exercice de la souveraineté nationale. Enfin, en 2008, une réforme d'une grande
ampleur a eu pour objet de rééquilibrer le fonctionnement des institutions en faveur du Parlement et de
renforcer la protection des droits des citoyens.
La Constitution de la Ve République est constituée non seulement des articles numérotés qu'elle contient,
mais aussi d'un certain nombre de dispositions auxquelles elle renvoie. Ces textes concernent
essentiellement les droits et libertés fondamentaux. Il en est ainsi de la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen de 1789, du Préambule de la Constitution de 1946, qui renvoie aux principes de 1789 et
énonce de nouveaux « principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre
temps » et de la Charte de l'environnement de 2004. Par un effet de « poupées gigognes », le Préambule
de 1946 renvoie lui même aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, c'est-à-dire
des principes fixés par des grandes lois de la République, notamment de la III e République. C'est ainsi
l'ensemble du patrimoine républicain relatif à la protection des droits et libertés qui est intégré dans la
Constitution ; mais aussi des droits, et devoirs, qui concernent des questions nouvelles et considérées
comme essentielles, comme la protection de l'environnement.
Ainsi l'ensemble des règles de nature et de niveau constitutionnels qui composent la Constitution, au sens
plein du terme, est formé de parties datant de périodes différentes. Il s'ensuit que certaines contradictions
peuvent apparaître entre elles, notamment par exemple entre les principes de 1789 inspirés par
l'individualisme libéral et ceux de 1946 marqués par une empreinte sociale. La solution de ces difficultés
renvoie au problème général de l'interprétation de la Constitution dont on dira plus loin quelques mots.
Constitution, lois organiques, lois ordinaires

61
Certaines questions intéressant l'organisation de l'État et l'exercice du pouvoir ne sont pas traitées par la
Constitution qui les renvoie à la loi.
Dans certains cas (statut de la magistrature par exemple) le Parlement doit alors voter des lois organiques
selon une procédure plus difficile que celle des lois ordinaires. Les lois organiques ont une valeur supérieure
à celle des lois ordinaires mais inférieure à celle de la Constitution.
Dans d'autres cas, la Constitution renvoie à la simple loi "ordinaire". Par exemple le mode de scrutin pour
l'élection des députés est fixé par une loi ordinaire malgré l'importance politique considérable qui s'attache
au choix entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel.
Constitution, droit international et droit européen
L'une des questions majeures auxquelles est confronté l'ordre juridique constitutionnel national concerne
ses rapports avec les ordres juridiques internationaux (Nations unies, Conseil de l'Europe…) et
communautaire (Union européenne). Dans l'ordre juridique national, les normes constitutionnelles prévalent
sur les normes internationales et européennes, mais la reconnaissance constitutionnelle spécifique de
l'appartenance de la France à l'Union européenne conduit à reconnaître une prévalence à certaines normes
communautaires, sous réserve du respect des règles et principes inhérents à l'identité constitutionnelle de
la France (décision 2006-540 DC).
La constitutionnalisation du droit français
La tradition française antérieure à 1958 donnait à la Constitution une portée plus politique que juridique. Le
droit constitutionnel traitait du pouvoir politique ; il n'était pas porteur de principes fondamentaux
effectivement valables hors du droit public.
Cette situation a profondément changé. Non seulement la Constitution est directement présente et
agissante dans les domaines du droit public (droit administratif, droit fiscal notamment) mais elle intervient
en droit pénal et en droit privé. Beaucoup de décisions du Conseil constitutionnel ont pour objet de contrôler
la constitutionnalité de lois concernant les personnes privées en matière civile, commerciale, sociale, etc.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel
Cette constitutionnalisation tient essentiellement à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Cet organe
a pour mission de vérifier que la loi respecte la volonté du Constituant, expression directe et initiale de la
souveraineté démocratique. Ainsi, comme l'a affirmé le Conseil constitutionnel (décision 85-197 DC): « la
loi n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Ce contrôle porte sur le respect
de l'ensemble des exigences constitutionnelles, par exemple aussi bien celles relatives à la procédure
législative que celles relatives à la liberté contractuelle ou au droit de grève.
Le juge interprète alors la Constitution, le cas échéant à la lumière du droit comparé et du droit international.
Il est souvent amené à opérer un contrôle de la conciliation opérée par le législateur entre des principes
potentiellement contradictoires dans leur application (par exemple la liberté d'information des journalistes
et le respect de la vie privée) en utilisant le principe de proportionnalité. Mais le juge constitutionnel ne crée
pas à proprement parler de normes constitutionnelles. Au demeurant, il ne peut contrôler ni les lois
constitutionnelles, ni les lois référendaires expression directe de la souveraineté nationale, car censeur de
la loi, il est serviteur de la Constitution. L'ensemble de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est
inséparable du texte constitutionnel qu'elle applique et dont elle enrichit l'interprétation.
Présence et avenir de la Constitution
La constitutionnalisation de l'ensemble des branches du droit et « l'appropriation » par les citoyens des
droits que leur reconnaît la Constitution devraient connaître un grand développement du fait de
l'instauration, en 2008, d'une exception d'inconstitutionnalité qui permet à tout justiciable de soulever devant
un juge, à l'occasion d'un litige, l'inconstitutionnalité de la loi qui lui est appliquée, à charge pour le juge, de
saisir de cette question le Conseil d'État et la Cour de cassation qui, s'ils l'estiment fondée, la soumettront
au Conseil constitutionnel qui pourra le cas échéant abroger la disposition législative contestée.
Sur le plan institutionnel, la Constitution de 1958 qui a fait preuve de sa solidité et de son efficacité, dans le
cadre de configurations politiques variées, a été modernisée et rééquilibrée par la réforme de 2008, ce qui
est peut être un gage de sa pérennité.
Comme l'écrivait ici, en 1998, Georges Vedel : « Peut-être ce que la Constitution de 1958 a apporté de plus
neuf et de plus assuré pour l'avenir, c'est cette " présence ". La Constitution n'est plus alternativement,
comme très souvent dans le passé, un majestueux document philosophique ou un code de la route
parlementaire, dans les deux cas étranger au citoyen et à sa vie personnelle et quotidienne. Elle est
descendue parmi les hommes »

62
Doc. n° 8 : O. DUHAMEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris,
Seuil, 2009, pp. 22-27.
(…)
2. L’organisation du pouvoir par le peuple
Seul le peuple peut constituer le pouvoir, si l’on conserve à la notion de Constitution son sens
originel et sa consistance politique. Seul le peuple devrait réviser le pouvoir, dès lors que la révision
touche un élément fondamental du régime.
Le peuple et la constitution du pouvoir
L’attribution du pouvoir premier au peuple, c’est-à-dire la compétence exclusive du peuple pour
fixer les règles fondamentales de l’organisation du pouvoir, découle de la notion même de
Constitution, telle que l’a conçue la théorie démocratique.
La notion de Constitution
Deux définitions assez différentes de la Constitution s’opposent – d’un côté la définition juridique
neutre, de l’autre la définition révolutionnaire. La première vient de la définition de l’État telle que
rappelée ainsi : « le titulaire abstrait et permanent du pouvoir, dont les gouvernants ne sont que des
agents d’exercice passagers », selon les termes de Georges Burdeau. Dès lors, l’existence d’un État
suppose celle d’une Constitution. Les gouvernants n’étant que des commis, ils sont toujours d’une
façon ou d’une autre désignés, ils exercent toujours leur pouvoir en fonction d’un statut. Le mode
de désignation, explicite ou implicite mais réel, le statut, écrit ou admis, forment donc la
Constitution, qu’elle soit ou non formalisée dans un texte ainsi dénommé. Cette définition juridique
très générale doit être complétée par la distinction entre Constitution au sens matériel et
Constitution au sens formel. Dans le sens matériel, la Constitution recouvre l’ensemble des règles
relatives à l’attribution et à l’exercice du pouvoir politique. Dans le sens formel, la Constitution n’est
que l’ensemble des règles consacrées en la forme constitutionnelle, regroupées dans un ou quelques
textes spéciaux, ayant une valeur supérieure à toutes les autres normes (législatives,
réglementaires…) et ne pouvant être modifiées que par une procédure particulière, dite de révision.
Les deux définitions se recoupent sans se correspondre. La Constitution formelle peut contenir des
règles sans rapport avec la Constitution matérielle : ainsi notre Constitution, depuis la révision du
25 juin 1992, proclame-t-elle que « la langue de la République est le français », ce qui n’a pas grand-
chose à voir avec l’attribution ou l’exercice du pouvoir. Une règle essentielle de la Constitution
matérielle peut ne pas figurer dans la Constitution formelle : ainsi l’élection majoritaire des députés
ne figure-t-elle pas dans le texte constitutionnel français et relève-t-elle de la loi ordinaire. Par-delà
cette distinction importante entre Constitution matérielle, celle qui compte pour comprendre le
fonctionnement d’un régime, et la Constitution formelle, celle qui compte du point de vue du droit,
la définition juridique est neutre. L’État le plus totalitaire peut être doté d’une Constitution, voyez
l’URSS stalinienne, et le plus démocratique sans Constitution, voyez le Royaume-Uni.
A l’inverse, la définition politique de la notion de Constitution est matérielle, substantielle, porteuse
d’un certain contenu. Elle découle de l’idée que les hommes constituent le pouvoir pour consacrer
leur égalité et préserver leur liberté. Le pouvoir vient du peuple. Le pouvoir doit préserver les droits
de chacun. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen revient cette conception de la
Constitution. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » (article 3).
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs
déterminée n’a point de Constitution » (article 16). Une Constitution en ce sens ne peut être que
démocratique et libérale ; démocratique car elle admet nécessairement que le pouvoir vient du
peuple, libérale car elle organise nécessairement la division du pouvoir et la protection des droits.
Paradoxe : le succès politique de la définition politique substantielle de la Constitution a conduit à
la prédominance de la définition juridique neutre. Le triomphe théorique de la démocratie a été si
étendu que tous viennent lui rendre hommage. Tous les États ou presque se dotent d’une
Constitution pour exprimer leur fidélité à l’héritage révolutionnaire, c’est-à-dire leur adhésion à la
démocratie moderne. Mais tous ne sont pas démocratiques. Le juriste constate alors l’existence
d’une « Constitution stalinienne », des « actes constitutionnels » de Vichy, d’une « Constitution »
chilienne sous l’égide du général Pinochet, laquelle restera d’ailleurs longtemps en vigueur une fois
la démocratie rétablie. Nous retrouvons ici la distinction entre légalité et légitimité. Du point de vue

63
du droit, le juriste ne peut que constater l’existence d’un texte dénommé Constitution, régissant les
conditions d’exercice, quelles qu’elles soient, du pouvoir politique, quel qu’il soit. Du point de vue
de la légitimité, le constitutionnaliste démocrate (si tant est qu’il faille se résigner à ce que es termes
ne soient pas synonymes) peut, sinon doit, constater et dénoncer la tyrannie, fût-elle parée des
oripeaux formels d’un pseudo-constitutionnalisme.
La fondation par le pouvoir constituant originaire
Selon la définition politique, c’est-à-dire démocratique, de la Constitution, seul le peuple peut
valablement adopter une Constitution. Selon la définition juridique, qui prend acte de l’effectivité,
toute autorité peut établir, voire imposer une Constitution. Si l’autorité se pérennise, la Constitution
existe. Sinon, un jour ou l’autre, une autre autorité établira, d’une façon ou d’une autre, une autre
Constitution. Une fois de plus, le constitutionnaliste démocrate défend nécessairement l’adoption
de la Constitution par le peuple, seul titulaire du pouvoir constituant tant qu’il ne l’a pas
expressément délégué. Mais le technicien du droit constitutionnel constate que tout gouvernement
de fait s’étant doté de la capacité de fonder un régime fabrique une nouvelle Constitution et impose
son entrée en vigueur selon les procédés à sa convenance ou à sa portée. Une fois le régime
constitué, nous retrouverons cette dualité entre la simplicité de l’exigence démocratique et la
diversité des procédures utilisées.
Le peuple et la révision de la Constitution
Toute modification essentielle devrait être consentie par la communauté politique. Les ajustements
techniques, eux, pourraient être opérés par les représentants, selon les formes prescrites par la
Constitution. Le plus souvent, le texte constitutionnel n’opère pas une telle distinction mais prévoit
des mécanismes de révision constitutionnelle avec ou sans le recours au titulaire premier du pouvoir
constituant. Par-delà le choix des organes compétents pour modifier la Constitution, il est important
que les modifications puissent avoir lieu.
La révision et la vitalité constitutionnelles
Trop peu de rigidité viderait la notion de Constitution de sa substance, trop de rigidité risquerait de
ruiner l’édifice. Le Comité consultatif pour la révision de la Constitution française l’a souligné dans
le rapport du 15 février 1993 : « Si une Constitution, pacte fondamental, doit être moins facile à
modifier que la législation ordinaire, sa rigidité ne doit pas aller jusqu’à permettre un blocage indéfini
des institutions. Notre histoire constitutionnelle ne manque pas d’exemples regrettables de
Constitutions abolies, violées ou tournées avec l’assentiment tacite des citoyens, ou du moins sans
en émouvoir la majorité parce que leur révision était de fait impossible… » S’y ajoute un autre
argument.
La révision, condition du contrôle de constitutionnalité
L’idée, chère au doyen Vedel, est la suivante : si la révision est impossible, le contrôle de
constitutionnalité risque de devenir illégitime. Le Comité consultatif de 1993 a repris l’argument, en
plaidant la nécessité de l’assouplissement des modalités de la révision : « Il en est d’autant plus ainsi
que le respect de la Constitution est assuré de manière efficace par le juge constitutionnel. Mais
celui-ci n’est lui-même qu’un pouvoir constitué. Quand il censure une loi, il ne prétend pas interdire
l’édiction de telle ou telle règle. Il se borne à censurer une incompétence qui a consisté à vouloir
prescrire en forme constitutionnelle. Pour que cette analyse – qui donne sa légitimité au juge
constitutionnel subordonné au pouvoir constituant – ne soit pas un leurre, il faut que la voie de la
révision constitutionnelle demeure raisonnablement accessible ».
L’argumentation devrait rassurer les républicains sourcilleux encore effrayés par l’ombre mal
nommée « gouvernement des juges ». Elle devrait aussi être admise par les libéraux les plus
apologétiques du contrôle de constitutionnalité. Le juge constitutionnel contribue à la vie du droit
constitutionnel. Il produit en permanence des principes constitutionnels. Il transforme
profondément le rapport au droit des pouvoirs publics et, s’ils peuvent le saisir, des citoyens. Pour
que ce dynamisme s’exerce pleinement, pour que le juge impose librement des limites au législateur,
il doit être lui-même limité par le constituant. Chacun alors exercera son pouvoir dans sa plénitude
et dans ses limites. La contradiction au cœur de la démocratie entre le pouvoir absolu du peuple et
le respect absolu de l’État de droit se trouve surmontée.

64
4. Constitution, hiérarchie des normes et contrôle de constitutionnalité

Le contrôle de constitutionnalité permet à la Constitution de jouer un rôle déterminant et


quotidien dans la formation et le développement du droit.
Né dans des conditions différentes selon les États, le contrôle de constitutionnalité peut
correspondre à deux modèles, américain (doc. n° 1) et autrichien ou kelsénien (doc. n° 2), que
l’on oppose traditionnellement, alors même que la réalité contemporaine est, le plus souvent,
intermédiaire et plus diversifiée (doc. n° 3).
La France n’échappe évidemment pas à la règle et, avec prudence, a mis en place un
contrôle de constitutionnalité qui, depuis 1971, s’est véritablement épanoui, suscitant débats et
critiques (doc. n° 4). La doctrine n’a donc pas manqué pour s’interroger sur un éventuel
changement de perception à l’égard de la Constitution (doc. n° 5).
Classique, le débat français a été significativement renouvelé par le choix, longtemps
envisagé et enfin opéré dans le cadre de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, de
permettre la contestation de la constitutionnalité des lois a posteriori en prévoyant un mécanisme
de renvoi (doc. n° 6). La loi organique permettant sa mise en application (doc. n° 7) a donné lieu
à une décision du Conseil constitutionnel qui en établit une forme de mode d’emploi (doc. n° 8).
Bibliographie:

Outre les indications de la bibliographie générale et parmi le très abondante littérature


sur le sujet, on se reportera aux ouvrages et articles suivants :

- G. CARCASSONNE et O. DUHAMEL, La QPC, Dalloz, Paris, 2010.


- L. FAVOREU, « La constitutionnalisation du droit », Mélanges Drago, Paris, Economica,
1996, p. 25.
- C. GOYARD, « Unité du droit et justice constitutionnelle », Mélanges Drago, Paris,
Economica, 1996, p. 43.
- J. LAMBERT, « Les origines du contrôle de constitutionnalité des lois aux États-Unis.
MARBURY v. MADISON », RDP 1931, p. 5.
- A. LEVADE, « Les petits cailloux du Conseil constitutionnel ou les décisions anticipatrices de
la QPC », AIJC 2010, p. 11.
- B. MATHIEU, « La question prioritaire de constitutionnalité : une nouvelle voie de droit »,
JCP G 2009, n° 52, p. 54.
- R. PINTO, « A propos des techniques de contrôle de constitutionnalité », RDP 1991, p. 1527.
- D. ROUSSEAU (dir.), La question prioritaire de constitutionnalité, Paris, Lextenso, 2010.
- E. ZOLLER (dir.), Marbury v. Madison : 1803-2003. Un dialogue franco-américain / A
French-American Dialogue, Paris, Dalloz, 2003.
- numéro spécial : L'accès des personnes à la justice constitutionnelle : droit, pratique, politique,
Cah. Cons. const., n° 10.
- numéro spécial : « La QPC », Pouvoirs, 2011, n° 137.

Documents reproduits:

Doc. n° 1 : Cour suprême, 24 février 1803, Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803), extrait
traduit.
Doc. n° 2 : D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, Paris,
2010, 9ème éd., p. 16.
Doc. n° 3 : M. FROMONT, « La diversité de la justice constitutionnelle en Europe »,
Mélanges Ardant, LGDJ, Paris, 1999, p. 47.
Doc. n° 4 : L. FAVOREU, « La place du Conseil constitutionnel dans la Constitution de
1958 » (extrait), (www.conseil-constitutionnel.fr).

65
Doc. n° 5 : R. RÉMOND, « Les Français et leur Constitution », Mélanges Conac,
Economica, Paris, 2001, p. 23 (extrait).
Doc. n° 6 : Constitution du 4 octobre 1958 (extrait).
Doc. n° 7 : Loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de
l’article 61-1 de la Constitution, JORF n° 0287 du 11 décembre 2009, p. 21379.
Doc. n° 8 : Cons. const. n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 ; Loi organique n° 2009-1523
du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution,
JORF n° 0287 du 11 décembre 2009, p. 21381.

Doc. n° 1 : Cour suprême, 24 février 1803, Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803),
extrait traduit.
La question de savoir si une loi contraire à la Constitution peut devenir une règle
applicable dans le pays est une question d’intérêt primordial pour les États-Unis ; mais,
heureusement, infiniment moins complexe qu’importante. (…)
Le droit originel du peuple à établir pour son futur gouvernement les principes qui, de
l’avis général, doivent assurer le bonheur de la nation est l’un des fondements sur lesquels
s’est érigée toute la structure sociale américaine. L’exercice de ce droit originel est très
étendu, mais il ne saurait être trop souvent répété. Les principes ainsi établis sont donc
considérés comme fondamentaux. Et comme l’autorité dont ils procèdent est l’autorité
suprême, qui ne peut que rarement agir, ils sont conçus pour être permanents. Cette
volonté initiale et suprême définit l’organisation du gouvernement et assigne aux
différents départements gouvernementaux leurs pouvoirs respectifs. Elle peut s’en tenir
là, ou fixer certaines limites que ces administrations ne doivent pas enfreindre.
L’institution du gouvernement des États-Unis correspond à ce second cas. Les pouvoirs
du législatif sont définis et délimités, et une Constitution est écrite pour que ces limites
ne soient pas mal interprétées ou oubliées. A quoi servirait donc que les pouvoirs soient
limités et que ces limites soient fixées par écrit, si elles pouvaient à tout moment être
transgressées par ceux que l’on entend restreindre ? (…)
C’est une proposition trop évidente pour être contestée que de dire que la Constitution
prime sur tout acte législatif qui lui est contraire ; s’il en était autrement, le Parlement
pourrait altérer la Constitution par une simple loi.
Il n’y a pas de moyen terme dans cette alternative. Ou bien la Constitution est supérieure
à la loi, inchangeable par des moyens ordinaires ; ou bien elle est au même niveau que
les actes législatifs ordinaires et, comme les autres actes législatifs, amendable lorsque le
Parlement a envie de l’amender. Si l’on admet la première hypothèse, on doit considérer
qu’un acte législatif contraire à la Constitution n’est pas une loi ; si au contraire on adopte
la seconde hypothèse, alors les Constitutions écrites sont, quant au peuple, des tentatives
absurdes de limiter un pouvoir qui par nature n’est pas limitable.
Assurément, tous ceux qui ont élaboré des Constitutions écrites les ont conçues comme
représentant la loi fondamentale et suprême de la nation ; en conséquence, le principe
de tout gouvernement de cet ordre doit être qu’une loi du Parlement contraire à la
Constitution est nulle. Cette théorie est essentiellement applicable à une Constitution
écrite et, partant, doit être considérée par cette Cour comme un des principes
fondamentaux de notre société. (…)
Si une loi du Parlement contraire à la Constitution est nulle, doit-elle, indépendamment
de sa validité, lier les tribunaux et les obliger à lui donner effet ? Ou, en d’autres termes,
bien qu’elle ne soit pas une loi, constitue-t-elle une règle aussi opérante qu’une loi ?
Admettre cela reviendrait à renverser dans les faits ce qui a été établi en théorie, et
pourrait paraître à première vue une absurdité trop énorme pour qu’il soit besoin
d’insister. Nous accorderons néanmoins à ce problème un peu d’attention.
C’est dans une très large mesure le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce
qu’est la loi. Ceux qui ont pour tâche d’appliquer la règle aux cas particuliers doivent
nécessairement expliciter et interpréter la règle. Quand deux lois sont en conflit, les

66
tribunaux doivent trancher sur l’application de chacune d’elles ? En supposant, par
exemple, qu’une loi soit en opposition avec la Constitution, et qu’un cas particulier relève
aussi bien de la loi que de la Constitution, en sorte que la Cour ait à décider, soit
d’appliquer la Constitution en ignorant la loi, soit d’appliquer la loi en ignorant la
Constitution, elle devra déterminer quelle est celle des deux règles en conflit qui
s’applique au cas particulier. C’est là une tâche essentielle du pouvoir judiciaire. Si les
tribunaux doivent se référer à la Constitution, et si la Constitution est supérieure à tout
acté législatif ordinaire, c’est la Constitution et non la loi ordinaire qui doit régir le cas
auquel toutes deux sont applicables.
Ceux qui contestent le principe selon lequel la Constitution doit être considérée devant
un tribunal comme la loi suprême, sont nécessairement conduits à soutenir que les
tribunaux doivent fermer les yeux sur la Constitution pour ne voir que la loi. Pareille
doctrine saperait le fondement même de toutes les constitutions écrites. Autant dire
qu’une loi absolument nulle d’après les principes et la théorie de notre gouvernement est
néanmoins dans la pratique absolument obligatoire, ou encore qu’alors même que le
Parlement agirait dans un sens expressément défendu, la loi qu’il aurait ainsi votée sans
tenir compte de l’interdiction expresse serait dans la pratique effective. Cela reviendrait
à donner au Parlement une toute-puissance de fait et réelle, tout en prétendant confiner
ses pouvoirs dans des limites étroites ; autrement dit, imposer des limites et déclarer que
ces limites peuvent être transgressées à plaisir. (…)

Doc. n° 2 : D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien,


Paris, 2010, 9ème éd., p. 16.
A la différence du système américain de contrôle de constitutionnalité des lois, né de la
pratique et dans le silence des textes, le modèle européen est le fruit d’un travail théorique d’un grand
juriste autrichien, Hans Kelsen, qui s’est efforcé de fonder, en raison pure, la garantie
juridictionnelle de la Constitution. Selon Kelsen, « l’ordre juridique n’est pas un système de
normes juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés,
une pyramide ou hiérarchie formée d’un certain nombre d’étages ou couches de normes
juridiques ». Autrement dit, une règle n’a pas en elle-même et de manière isolée une valeur
juridique ; elle n’acquiert une telle qualité que dans la mesure où elle peut être mise en rapport
avec une autre norme, qui elle-même est dans une relation juridique identique avec une norme
supérieure, qui elle-même… etc. Ainsi, la nature juridique d’une règle résulte de son insertion
dans un ensemble hiérarchisé, de la connexion entre elles des différentes couches de règles ; tout
se tient par un système particulier de communication où la règle supérieure transmet sa validité
à la norme inférieure – qui ne sera donc juridique que si elle peut être imputée à la norme
supérieure – et qui, à son tour, transmet et fonde la validité de la norme qui lui est subordonnée.
« Chaque degré de l’ordre juridique, écrit Kelsen, constitue ensemble et une production du droit
vis-à-vis du degré inférieur et une reproduction du droit vis-à-vis du degré supérieur ». Et, lorsque
sont gravis, règles après règles, tous les échelons de la pyramide, Kelsen, confronté au problème
de la source de validité du sommet – la Constitution – et de l’ensemble de l’édifice, pose comme
hypothèse épistémologique – et non affirme l’existence – la « Grundnorm », la norme
fondamentale de laquelle la Constitution tire sa validité et qui irradie l’ordre juridique tout entier.
Dans un tel système fermé sur lui-même, où le droit s’explique par le droit, l’idée de régularité
est essentielle au fonctionnement de l’ensemble. En effet, dès lors que la validité juridique d’une
règle dépend de son rapport de correspondance avec le degré supérieur de l’ordre juridique, il
est d’une nécessité objective que soit contrôlée, à chaque échelon, l’existence de ce rapport de
correspondance et d’imputation : contrôle de la « réglementarité » des actes juridiques
individuels, contrôle de la légalité des règlements, et, au bout de la chaîne, le contrôle de la
constitutionnalité des lois se déduit fort logiquement du système kelsénien, puisque la loi
trouvant son fondement dans la norme immédiatement supérieure ne peut être juridiquement
valide si elle n’est pas contraire à la Constitution.

67
Pour la première fois, un auteur, Hans Kelsen, propose ainsi une théorie de l’ordre juridique
qui non seulement fonde et légitime en droit le contrôle de la constitutionnalité, mais encore en
fait le cœur et même le garant de la validité de l’ensemble du système juridique, puisque, sans ce
contrôle, la garantie de al régularité, c’est-à-dire de l’imputation d’une règle à une norme
supérieure, clef de voûte de la théorie kelsénienne, ne serait pas assurée ; sans le contrôle de
constitutionnalité, la pyramide s’effondre !
Confronté au problème de la forme de l’organisation du contrôle de constitutionnalité, Hans
Kelsen se trouve devant une alternative que son élève et disciple français, Charles Eisenmann,
présente de manière brutale mais claire : « contrôle remis à tous les juges ou à une instance
unique ».
La création d’une instance unique et spécialisée dans le contentieux constitutionnel présente,
selon Kelsen, des avantages appréciables pour le bon déroulement de la vie juridique. Le système
évite d’une part les interprétations constitutionnelles divergentes qui peuvent apparaître entre
les tribunaux aux différents moments d’un procès obligé de gravir les échelons complexes de la
hiérarchie judiciaire ; une juridiction unique permet de donner, immédiatement, « la vérité
constitutionnelle » et assure, d’emblée, l’unité jurisprudentielle. Ce système permet d’autre part,
de clarifier définitivement la situation puisque la décision de non-conformité d’une loi à la
Constitution a une valeur absolue qui conduit à son rejet définitif de l’ordre juridique ; la loi ne
sera pas promulguée, elle ne produira et n’aura produit aucun effet, elle sera censée n’avoir jamais
existé.
La préférence ainsi donnée à une juridiction constitutionnelle unique entraîne un certain
nombre de conséquences dont Charles Eisenmann a montré qu’elles lui étaient « liées d’un lien,
sinon nécessaire, du moins nature ». Le contentieux constitutionnel étant spécial et indépendant
de tout autre procès, l’objet direct et unique du contrôle est nécessairement la constitutionnalité
de la loi. Sa contestation ne se fait pas par exception, à l’occasion d’un autre litige porté devant
le juge ordinaire, mais par voie d’action, le requérant prenant l’initiative de porter directement la
loi devant un tribunal spécial qui a pour mission exclusive de la juger. Dès lors, le juge statuant
non pas à propos d’un cas particulier, mais sur la loi prise en elle-même, in abstracto, sa décision
ne peut avoir qu’une autorité absolue, s’imposant erga omnes.
Tel est le modèle kelsénien de contrôle de constitutionnalité, opposé point par point au
système américain, et que le maître de l’Ecole de Vienne eût la possibilité de mettre en œuvre,
puisque son influence intellectuelle lui a permis d’obtenir la création, dans la Constitution
autrichienne du 1er octobre 1920, de la Haute Cour constitutionnelle, « premier exemple que l’on
connaisse d’une juridiction constitutionnelle spéciale ». Composée de 12 membres, nommés à
vie pour moitié par le Conseil national, représentant la Nation, et pour moitié par le Conseil
fédéral, représentant les Provinces, la Haute Cour se voit reconnaître de multiples compétences
– juge des élections politiques, des conflits entre les ordres judiciaire et administratif, … – parmi
lesquelles le contrôle de la constitutionnalité des lois et règlements sur saisine du gouvernement
fédéral, des gouvernements provinciaux et des tribunaux obligés ainsi d’interrompre la
procédure en cours devant eux et d’abandonner à la Haute Cour le jugement de la
constitutionnalité de la loi. Ainsi est assurée, comme le voulait Kelsen, l’unité de jurisprudence,
la Haute Cour constitutionnelle statuant toujours en premier et dernier ressort, ses décisions
n’étant susceptibles d’aucun recours et ayant un caractère définitif et absolu.
Comme toute modélisation, celle-ci fournit seulement une grille théorique ; en pratique, les
modes de contrôle de constitutionnalité peuvent emprunter, selon des formes et arrangements
divers, des caractère à chacun de ces modèles ; globalement cependant, c’est le modèle dit
kelsénien et non l’américain, qui inspira les constituant européens, à l’exception des grecs,
lorsqu’ils décidèrent d’introduire, à des moments différents liés à l’évolution politique de leur
pays respectif, le contrôle de la constitutionnalité des lois.

68
Doc. n° 3 : M. FROMONT, « La diversité de la justice constitutionnelle en
Europe », Mélanges Ardant, Paris, LGDJ, 1999, p.47.
La justice constitutionnelle, c’est-à-dire le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité
de tous les actes de l’État, qu’ils soient législatifs, administratifs ou juridictionnels, a fait son
apparition timide en Europe dès la seconde moitié du XIX e siècle. Néanmoins, c’est
incontestablement seulement un siècle plus tard que la justice constitutionnelle devait connaître
un développement spectaculaire.
Les premiers pas ont été faits presqu’ensemble par deux pays, l’Autriche et la Suisse
(respectivement en 1867 et 1874). Il est remarquable que chacun d’eux ait commencé par créer
principalement deux procédures, l’une pour régler les conflits entre les parties composantes de
l’État fédéral, l’autre pour assurer la protection des droits des individus garantis par la
Constitution, procédure qui devait connaître un grand succès un siècle plus tard. Toutefois, il
fait noter que la procédure e recours individuel pour violation des droits constitutionnels n’était
pas admise alors sans restriction ; en effet, les actes susceptibles d’être contrôlés n’étaient pas les
mêmes : en Autriche, le recours ne pouvait être dirigé que contre un acte administratif ; en
Suisse, il pouvait être dirigé contre tout acte d’un canton, qu’il soit législatif, administratif ou
juridictionnel, ainsi que contre tout acte de la Fédération, à l’exception toutefois de la loi fédérale,
exception qui était d’ailleurs de portée assez restreinte à une époque où la quasi-totalité des lois
étaient cantonales et qui n’a pas encore disparu même si son élimination est constamment
annoncée. En outre, quelques différences opposaient (et opposent toujours) les deux pays : la
juridiction compétente était, en Autriche, une juridiction spécialisée dans le jugement des litiges
constitutionnels, le Tribunal d’Empire, alors qu’en Suisse, c’était la nouvelle cours suprême
fédérale, le Tribunal fédéral, qui connaissait principalement des litiges de droit commun régis
par le droit fédéral (principalement les litiges civils). La distinction est toutefois assez mineure
dans la mesure où des chambres spécialisées dans les affaires constitutionnelles furent créées au
sein du Tribunal fédéral.
Cependant, la Suisse s’est séparée très vite de l’exemple autrichien du fait que les
tribunaux ordinaires ont complété la révision constitutionnelle de 1984 en se reconnaissant
compétents pour vérifier incidemment la constitutionnalité de tout acte public, qu’il soit
législatif, administratif ou juridictionnel, à l’exception, bien sûr, de la loi fédérale en raison de
l’interdiction faite au Tribunal fédéral de contrôler ce type d’acte (art. 113 de la Constitution).
Ce faisant, la Suisse combinait ainsi le système américain de contrôle diffus de la
constitutionnalité avec un système de contrôle plus concentré. Les deux systèmes ne sont
d’ailleurs pas sans lien entre eux : en effet, le Tribunal fédéral peut, dans le cadre du recours
individuel (appelé en Suisse recours de droit public), contrôler le bien-fondé du jugement d’un
tribunal ordinaire se prononçant sur une question de respect de la Constitution fédérale (mais
non, bien évidemment, de la Constitution cantonale en cause). Ainsi, elle rejoignait d’autres pays
européens, situés curieusement à la périphérie de l’Europe, qui avaient déjà introduit le système
américain de contrôle incident de la constitutionnalité, à savoir la Norvège, la Grèce et le
Portugal.
Ce bref rappel des origines de la justice constitutionnelle en Europe suffit à montrer que
la justice constitutionnelle n’a pas fait ses premiers pas en instituant un contrôle abstrait (ou à
titre principal) de la constitutionnalité imité aux lois, ni en créant des juridictions spécialisées en
matière constitutionnelle. C’est le fonctionnement du fédéralisme et la défense des droits de
l’homme qui ont été les principaux moteurs de l’innovation. En particulier, le souci d’assurer
prioritairement la protection des droits de l’homme aboutit nécessairement au développement
de procédures concrètes de contrôle de la constitutionnalité.
L’institution du contrôle abstrait de la constitutionnalité des lois dans la Constitution
autrichienne de 1921 a-t-elle eu pour effet de renverser complètement la tendance et de faire
apparaître un modèle européen qui serait caractérisé par deux traits, la concentration des
compétences juridictionnelles dans une cour spécialisée dite Cour constitutionnelle et la
prépondérance du contrôle abstrait et principal de la constitutionnalité des seuls actes normatifs,
voire des seules lois ? Il est exact que ce type de procédure a été adopté par certains pays
européens. Néanmoins, cette vue, qui prévaut en France, nous paraît très largement erronée.

69
Elle l’est à un double titre. D’une part, dans la plupart des pays d’Europe, le contrôle de
constitutionnalité n’est jamais abstrait de façon prépondérante et, en réalité, le degré
d’abstraction de la justice constitutionnelle varie beaucoup d’un pays à l’autre. D’autre part, dans
la plupart des pays européens, la justice constitutionnelle n’est jamais totalement concentrée
entre les mains d’une seule juridiction et, en réalité, le degré de concentration varie beaucoup
d’un pays à l’autre. Ainsi, il n’y a pas un seul modèle européen, mais des systèmes extrêmement
divers. En faire la démonstration, tel est l’objet des développements qui suivent.
I. LE DEGRE D’ABSTRACTION DE LA JUSTICE
CONSTITUTIONNELLE VARIE D’UN PAYS A L’AUTRE
En matière de justice constitutionnelle, nous entendons par procédure concrète une
procédure de contrôle de la constitutionnalité d’un acte étatique, normatif ou non, qui est
déclenchée à l’occasion d’un litige portant sur la situation individuelle de l’une des parties ; au
contraire, nous entendons par procédure abstraite une procédure qui vise à porter un juge sur la
constitutionnalité d’un acte normatif en dehors de toute application concrète à une personne
privée ou encore sur la constitutionnalité de prétentions d’acteurs de la vie politique.
Les pays européens présentent à cet égard des physionomies très différentes : les uns
ignorent toute procédure abstraite, d’autres font coexister procédures concrètes et procédures
abstraites tout en donnant la prépondérance aux premières.
A. CERTAINS PAYS EUROPEENS PRATIQUENT EXCLUSIVEMENT
LA JUSTICE CONSTITUTIONNELLE CONCRETE
Parmi ces pays, il y a tout d’abord ceux qui ont adopté intégralement le système
américain, c’est-à-dire un système dans lequel toutes les juridictions de droit commun ont le
droit de vérifier la constitutionnalité d’un acte public quelconque dès lors que la validité de celui-
ci commande la solution du litige. Il y a ensuite les pays qui ont, soit apporté des retouches au
système américain, soit développé des procédures concrètes originales.
1. Les pays ayant adopté le système américain
Il y a tout d’abord les pays qui ont adopté deux règles qui caractérisent le système
américain. Première règle : tout tribunal peut contrôler à titre principal la constitutionnalité d’un
acte étatique d’application de la loi, que ce soit un acte administratif ou un jugement, chaque fois
que l’une des parties au procès se trouve atteinte dans l’un de ses droits par cet acte. Deuxième
règle : tout tribunal peut contrôler à titre incident la constitutionnalité d’un acte normatif, loi,
règlement ou traité, à l’occasion d’un litige concret.
Ces pays sont tout d’abord les pays scandinaves. Tantôt le système repose sur une
jurisprudence qui rappelle plus ou moins le raisonnement suivi par la Cour suprême des États-
Unis dans la décision Marbury contre Madison : tout juge doit résoudre le litige dont il est saisi
en prenant en considération toutes les règles de droit, y compris les règles constitutionnelles. Tel
est, notamment, le cas de la Norvège ou du Danemark. Tantôt ce système repose sur une
prévision expresse de la Constitution, du moins pour le contrôle de constitutionnalité des règles
de droit. Ainsi, le paragraphe 14 du chapitre 11 de la Constitution suédoise dispose : « Si un
tribunal ou une autre autorité publique pense qu’une disposition est en contradiction avec des
dispositions de la Loi fondamentale ou une autre règle de valeur supérieure ou que le processus
de son élaboration a violé gravement l’ordre établi, cette disposition ne doit pas être appliquée.
Si la disposition a été édictée par l’Assemblée nationale ou le Gouvernement, la disposition ne
peut rester inappliquée que si le vice est patent ».
2. Les pays qui ont retouché le système américain
D’autres pays sont partis du modèle américain, mais lui ont apporté des retouches plus
ou moins importantes, c’est le cas de la Grèce et de la Suisse.
En Grèce, selon un système développé au départ par les juges, mais aujourd’hui consacré
par la Constitution, « les tribunaux sont tenus de ne pas appliquer une loi dont le contenu est
contraire à la Constitution » (art. 93-1). Le système est toutefois légèrement modifié dans la
mesure où une cour spécialisée, dite Cour spéciale suprême, peut être saisie par les diverses

70
autorités de l’État et par tout intéressé en cas de divergence entre les deux juridictions suprêmes
grecques, l’Aréopage et le Conseil d’État, sur la question de la constitutionnalité d’une loi.
En Suisse, comme il a été dit dans l’introduction, d’une part, tout tribunal peut vérifier
la constitutionnalité de tout acte public, notamment d’une loi (pourvu qu’elle soit cantonale),
d’un règlement administratif ou d’une décision administrative individuelle ; d’autre part, la cour
suprême de la Suisse, le Tribunal fédéral, est compétent principalement pour connaître des
recours des individus qui se plaignent d’être lésés dans un de leurs droits constitutionnellement
garantis. Ce recours individuel, dit recours de droit public (staatsrechtliche Beschwerde), a certes
quelques points communs avec l’injunction américaine ; elle est toutefois une procédure originale.
Il n’en est que plus remarquable que cette procédure soit l’archétype d’une des principales
procédures concrètes de la justice constitutionnelle en Europe, le recours individuel pour la
violation des droits constitutionnellement garantis.
3. Les pays qui ont développé des procédures concrètes originales
Un autre pays européen, l’Italie, pratique exclusivement, ou presque, la justice
constitutionnelle concrète sans avoir véritablement pour base le système américain. Certes,
comme les pays précédemment cités, l’Italie est partie de l’idée que tout juge doit vérifier la
conformité à la Constitution d’une loi, d’un acte administratif ou d’un jugement frappé de
recours à l’occasion de l’examen d’un litige concret dont il est valablement saisi. Cependant, dans
le cas où l’exception d’inconstitutionnalité est invoquée contre la loi, le juge ordinaire ne peut
pas décider lui-même et il doit poser la question de constitutionnalité à une juridiction spéciale,
la Cour constitutionnelle, qui statuera (art. 23 de la loi sur la Cour constitutionnelle).
Malgré ce fractionnement du processus juridictionnel, le contrôle de constitutionnalité
de la loi demeure dans ce cas une procédure entièrement concrète, car la Cour constitutionnelle
tranche la question de constitutionnalité en fonction des données du litige dont a été saisi le juge
ordinaire et dans les limites de ce qui est strictement nécessaire à la solution du litige ; il ne peut
y avoir décision ultra petita. Le système italien de justice constitutionnelle est donc caractérisé par
une collaboration du juge ordinaire et de la Cour constitutionnelle en vue de la solution de
problèmes concrets, ce qui débouche souvent sur un contrôle de ce que les juristes italiens ont
appelé celui de la microconstitutionnalité, tant les problèmes de constitutionnalité tranchés par
la Cour sont limités par les dimensions du litige concret qui est à l’origine de la question posée
à la Cour.
Certes, il sera objecté que la déclaration d’inconstitutionnalité a alors autorité absolue de
choses jugée et qu’il y a donc, dans une certaine mesure, une décision dépassant le cadre du litige
de départ. C’est oublier que la décision du juge américain n’a certes pas l’autorité absolue, mais
qu’elle a cependant valeur de précédent et que, précisément la règle de l’autorité absolue a
simplement pour objet de remplacer la règle du précédent qu’ignorent les droits romanistes (du
moins sur le plan des principes).
B. LA PLUPART DES PAYS EUROPEENS PRATIQUENT
PRINCIPALEMENT LA JUSTICE CONSTITUTIONNELLE CONCRETE
1. Certains pays combinent seulement contrôle concret et contrôle abstrait de la
constitutionnalité des lois
Deux pays entrent dans cette catégorie : l’Irlande et l’Estonie.
En Irlande, la Cour suprême peut se prononcer sur l’inconstitutionnalité d’une loi à titre
préventif à la demande du Président de la République qui estime inconstitutionnelle la loi qu’il
doit promulguer (art. 26 de la Constitution). Par ailleurs, toute formation de jugement de la
Haute Cour peut se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi applicable au litige dont elle est
saisie (art. 34 de la Constitution).
En Estonie, « un tribunal ne doit pas appliquer, dans une affaire, une loi ou un autre acte
juridique contraire à la Constitution » (art. 152, al. 1, de la Constitution), ce qui correspond au
système américain. Mais le tribunal qui estime inconstitutionnel une loi ou un autre acte doit
saisir la Cour suprême qui pourra alors annuler la loi pour inconstitutionnalité (art. 152, al. 1, de
la Constitution et art. 6 de la loi sur le contrôle judiciaire de constitutionnalité). En outre, le
Président de la République ou le Chancelier de justice peut saisir la Cour suprême d’une demande

71
tendant à ce que soit annulé erga omnes une loi ou un autre acte pour inconstitutionnalité. Il y
ainsi deux procédures concrètes pour une procédure abstraite, d’ailleurs peu utilisée.
2. Beaucoup de pays combinent contrôle abstrait des lois, contrôle concret des lois et
recours individuel pour inconstitutionnalité
Dans presque tous les pays d’Europe occidentale, deux procédures concrètes coexistent
avec une procédure abstraite, de moindre importance.
Tout d’abord, le contrôle de la constitutionnalité des actes judiciaires et administratifs
ne peut être que concret : c’est généralement le destinataire de l’acte ou quelqu’un qui en subit
des inconvénients par contre-coup qui intente le procès en vue d’obtenir le respect de ses droits.
Quant au contrôle des actes édictant des règles de droit, il peut évidemment faire l’objet
de procédures abstraites.
La première expérience en ce sens a été le contrôle abstrait des lois institué par la
Constitution autrichienne de 1921 : à la demande d’autorités (Gouvernement fédéral ou
Gouvernement d’un Land », la Cour constitutionnelle pouvait être saisie d’une demande en
annulation d’une loi ou d’un règlement. A priori, il s’agissait simplement d’une forme particulière
de conflit entre organes politiques, pour lequel l’ancien Tribunal impérial était déjà compétent :
le Gouvernement fédéral ne pouvait demander que l’annulation d’une loi d’un Land et,
inversement, le Gouvernement d’un Land ne pouvait demander que l’annulation d’une loi
fédérale. Il y avait tout de même innovation dans la mesure où le litige pouvait porter sur toute
question de constitutionnalité et non plus seulement sur la répartition des compétences. Il y
également innovation du fait que Kelsen en fit la théorie en proclamant que le juge de la
constitutionnalité était en quelque sorte un « législateur négatif ». Comme en France, lors de la
révision de 1974 de la Constitution, l’innovation ne prit pleinement corps qu’avec l’attribution
du droit de saisine au tiers de l’Assemblée nationale ou au tiers du Conseil fédéral, réforme qui
ne fut réalisée qu’en 1975. Néanmoins, ce recours n’a jamais pris un grand essor : il y a seulement
quelques saisines de ce type chaque année. En effet, à côté de ces demandes de contrôle abstrait
émanant d’autorités politiques, l’Autriche fait une place très importante aux procédures
concrètes de contrôle des lois : demandes de contrôle de la constitutionnalité d’une loi ou d’un
règlement émanant de juges saisis d’un litige concret (environ 400 par an) ou émanant d’individus
lésés dans leurs droits (environ 40 chaque année), recours pour violation d’un droit fondamental
dirigé contre un acte administratif (environ 4 000 par an).
Ce faisant, l’Autriche ne faisait que suivre l’exemple de l’Allemagne. En effet, en vertu
de la loi de 1951, la Cour constitutionnelle fédérale peut être saisie de demandes de contrôle
abstrait de la constitutionnalité d’une loi (fédérale ou fédérée) soit par le Gouvernement fédéral,
soit par le Gouvernement d’un Land, soit par un tiers des membres du Bundestag. Mais, comme
en Autriche, ce type de saisine est resté exceptionnel puisqu’il n’y a eu que 72 saisines de ce type
de 1951 à 1996 alors qu’il y avait, durant la même période, 993 questions préjudicielles posées
par le juge ordinaire au juge constitutionnel et relatives à la constitutionnalité d’une loi (art. 100
de la Constitution) et, surtout, 90 082 recours individuels dirigés contre un acte étatique
(législatif, administratif ou juridictionnel). Il est vrai que quelques jugements de très grande
portée, tels que les deux décisions sur l’avortement, ont été rendues dans le cadre d’une
procédure abstraite. La même remarque vaut pour l’Espagne qui s’est beaucoup inspirée du
modèle allemand : par exemple, en 1996, il y eut 14 demandes de contrôle abstrait, appelées
recours d’inconstitutionnalité (art. 161, 1, de la Constitution), alors qu’il y eut 102 questions de
constitutionnalité posées par le juge ordinaire au Tribunal constitutionnel (art. 163 de la
Constitution) et 4 689 recours individuels appelés recours d’amparo (art. 161, b, de la
Constitution).
Le Portugal a la Constitution qui a le plus développé les procédures abstraites. En effet,
le Portugal a développé les deux types de contrôle abstrait possibles : le contrôle préventif à
l’initiative du président de la République (également à l’initiative d’autres autorités politiques s’il
s’agit d’une loi organique, également à l’initiative d’un ministre s’il s’agit d’une loi régionale)
(art. 278 de la Constitution), le contrôle abstrait posteriori à l’initiative des principales autorités
politiques de la République (art. 281 de la Constitution).Mais il existe de nombreuses procédures
concrètes. En premier lieu, tous les tribunaux doivent contrôler la constitutionnalité des lois et

72
règlements qu’ils appliquent pour la solution des litiges dont ils sont saisis, compétences que les
tribunaux se sont reconnues eux-mêmes à la fin du XIXe siècle avant qu’elles ne soient
consacrées par la Constitution. En second lieu, les décisions par lesquelles ces tribunaux
déclarent inconstitutionnelle une loi ou qui, au contraire, déclarent constitutionnelle une loi dont
l’inconstitutionnalité a été invoquée au cours du procès peuvent être contrôlées par le Tribunal
constitutionnel sur cette question de constitutionnalité à la demande du Ministère public dans le
premier cas et à celle de la partie au procès qui avait soulevé la question (art. 280 de la
Constitution). En revanche, le Portugal n’a pas prévu de recours individuel pour violation des
droits de l’homme. Néanmoins, dans la pratique, le contentieux constitutionnel concret est
prépondérant. Ainsi, en 1996, il y eut 0 demande de contrôle abstrait a priori, 25 demandes de
contrôle abstrait a posteriori, alors qu’il y eut, pour la même année, 1 094 demandes de contrôle
concret portées devant le seul Tribunal constitutionnel (sans compter les affaires tranchées par
tous les tribunaux ordinaires).
Quant à la Belgique, les compétences de la Cour d’arbitrage ont commencé par être à
peu près équilibrées : procédures abstraites et procédures concrètes étaient à l’origine
d’importance égale puisque la seule procédure concrète était la question préjudicielle de
constitutionnalité posée par le juge ordinaire. Mais avec la réforme réalisée en 1989, une nouvelle
procédure concrète est apparue : le recours en annulation d’une loi ou d’un décret formé par un
« particulier justifiant d’un intérêt » et, dès la première année d’application de la réforme, la Cour
était saisie de 6 fois plus de demandes individuelles que de demandes émanant des autorités
politiques.
Nouveaux arrivés dans le monde de la justice constitutionnelle, les États d’Europe
centrale et orientale auraient-ils adopté un système de justice constitutionnelle plus marqué par
les procédures abstraites de contrôle de constitutionnalité des lois ? Certes, tous ont institué une
procédure de contrôle abstrait a posteriori. Mais la plupart d’entre eux ont également prévu une
procédure de contrôle concret des lois, c’est-à-dire une exception d’inconstitutionnalité
débouchant sur une question de constitutionnalité posée par le juge ordinaire à la Cour
constitutionnelle. C’est le cas notamment de la Hongrie (art. 38 de la loi sur la Cour
constitutionnelle, de la Slovénie (art. 156 de la Constitution, art. 23 de la loi), de la Pologne
(art. 11 de la loi sur la Cour constitutionnelle), de la Lituanie (art. 105 de la Constitution, art. 65
de la loi) et de la Roumanie (art. 144, c, de la Constitution). Parfois, la procédure ne peut être
déclenchée qu’à la demande des juridictions suprêmes, civiles ou administratives : Bulgarie (art.
150, al. 2, de la Constitution), Croatie (art. 13 de la loi), et Russie (art. 85 de la loi sur la Cour
constitutionnelle). Bien plus, d’assez nombreux États ont adopté le recours individuel pour
violation des droits garantis par la Constitution : la République tchèque (art. 87, al. 1, de la
Constitution, § 70 de la loi), la Slovénie (art. 160 de la Constitution), l’Albanie (art. 24, n° 9, de
la Constitution), la Russie (art. 125, al. 4, de la Constitution) et seulement en cas d’application
d’une loi inconstitutionnelle, la Hongrie (art. 32a de la Constitution, art. 48 de la loi sur la Cour
constitutionnelle).
Ainsi, on ne peut pas trouver d’exemple de pays européen où les procédures concrètes
de justice constitutionnelle n’occupent par une place exclusive ou, du moins, prépondérante.
II. LE DEGRE DE CONCENTRATION DE LA
JUSTICE CONSTITUTIONNELLE VARIE D’UN PAYS A L’AUTRE
L’affirmation selon laquelle le modèle européen serait caractérisé par la concentration
des compétences de justice constitutionnelle est très largement erronée. Nous montrerons que
la Cour constitutionnelle, quand elle existe, ou la Cour suprême qui en tient lieu, n’a jamais le
monopole de la justice constitutionnelle, tant en ce qui concerne le contrôle des actes
d’application des lois qu’en ce qui concerne le contrôle de la constitutionnalité des lois.
A. IL Y A RAREMENT CONCENTRATION DU CONTRÔLE
DE CONSTITUTIONNALITE DES ACTES D’APPLICATION DES LOIS
Même en France, les juridictions ordinaires exercent la justice constitutionnelle chaque
fois qu’elles appliquent la Constitution à un litige ordinaire ; cette remarque vaut tout
particulièrement pour la juridiction administrative qui est chargée de contrôler la conformité au

73
droit, y compris au droit constitutionnel, des règlements administratifs et des actes administratifs
individuels ; mais cela vaut aussi pour les juridictions civiles et pénales. Il en est de même pour
la quasi-totalité des États d’Europe.
1. Le contrôle de la constitutionnalité des actes administratifs par les tribunaux
ordinaires
Dans presque tous les pays, les tribunaux civils, pénaux et administratifs ont le droit de
ne pas appliquer le règlement administratif ou l’acte administratif individuel qui est contraire à
la Constitution. En revanche, la compétence pour connaître de recours tendant à l’annulation
d’un acte de l’administration est organisée de façon diverse selon les pays, mais il est rare que le
juge constitutionnel soit compétent pour connaître de façon exclusive de tels recours, même
lorsqu’ils sont fondés sur la violation de la Constitution.
Le seul exemple de compétence exclusive du juge constitutionnel en ce domaine est
fourni par l’Autriche où le contrôle de la constitutionnalité des actes administratifs est concentré
entre les mains du juge constitutionnel. La Constitution autrichienne attribue, en effet, à la Cour
constitutionnelle à titre exclusif le jugement des demandes de contrôle abstrait et des recours
individuels qui sont dirigés contre des règlements administratifs et sont fondés sur leur
inconstitutionnalité ou sur leur illégalité (art. 139 de la Constitution) ainsi que le jugement des
recours individuels qui sont fondés sur application d’une loi inconstitutionnelle ou l’exercice des
compétences en violation d’un droit fondamental et qui sont dirigés contre des actes
administratifs individuels (art. 144 de la Constitution). Seuls les recours en annulation dirigés
contre un acte individuel et fondés sur la simple violation de la loi sont portés devant la Cour
administrative ; d’ailleurs, si celle-ci constate qu’elle doit appliquer un règlement administratif
illégal ou inconstitutionnel, elle doit demander à la Cour constitutionnelle de trancher ce point.
Le juge constitutionnel a ainsi le monopole de l’appréciation de la constitutionnalité des actes de
l’administration.
Dans les autres pays, les tribunaux administratifs sont le plus souvent compétents pour
connaître des recours en annulation d’actes administratifs pour violation du droit, y compris du
droit constitutionnel ; en ce sens, ils sont des juges constitutionnels. Certains pays ne distinguent
pas à cet égard entre les règlements et les actes administratifs, telles la France, l’Italie ou
l’Espagne, et dans ce cas, tout le contentieux de la constitutionnalité des actes administratifs
revient aux tribunaux administratifs, lesquels exercent ainsi un contrôle diffus de
constitutionnalité. D’autres pays, au contraire, distinguent règlements administratifs et actes
administratifs et n’organisent de recours en annulation devant les tribunaux administratifs que
pour les actes individuels : c’est le cas de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Suisse ; dans ces cas,
seul le contentieux de la constitutionnalité des actes administratifs individuels est entièrement
diffus puisque le contentieux de l’annulation des règlements administratifs inconstitutionnels
appartient au juge constitutionnel. Enfin, lorsqu’il existe, l’exercice du contrôle de la
constitutionnalité par les tribunaux administratifs est souvent placé sous la surveillance du juge
constitutionnel. C’est notamment le cas en Suisse, en Allemagne et en Espagne où, après
épuisement des voies de recours ordinaires, les règlements administratifs et les actes
administratifs individuels peuvent faire l’objet d’un recours individuel respectivement devant le
Tribunal fédéral, la Cour constitutionnelle fédérale et le Tribunal constitutionnel. En raison de
la règle de l’épuisement des voies de recours, ce contrôle du juge constitutionnel s’exerce à la
fois sur l’acte administratif en cause et sur les jugements qui se sont prononcés sur sa validité.
2. Le contrôle de la constitutionnalité des actes judiciaires par les tribunaux ordinaires
Les actes judiciaires, qu’il s’agisse de décisions du parquet et du juge d’instruction ou de
jugements au fond, peuvent faire l’objet de divers recours devant des juridictions plus élevées
et, à cette occasion, un contrôle de constitutionnalité peut s’exercer. Il en est ainsi dans tous les
pays, même ceux qui ont tiré tardivement toutes les conséquences de l’idée de suprématie de la
Constitution. Par exemple, en France, la garantie constitutionnelle du droit de grève a conduit
la Cour de cassation à imposer aux tribunaux inférieurs une appréciation plus modérée de la
responsabilité des syndicats envers l’employeur en cas de grève.
Cette omniprésence du contrôle de constitutionnalité est encore plus forte dans les pays
où le juge constitutionnel a le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des jugements des

74
tribunaux ordinaires. Il suffit de rappeler que c’est le cas en Suisse, en Allemagne, en Espagne
et, dans une certaine mesure, au Portugal, mais aussi en République tchèque, en Hongrie, en
Slovénie et en Croatie. Dans ces pays, la cour constitutionnelle fait fonction de cour suprême en
ce qu’elle est chargée de casser les jugements entachés d’inconstitutionnalité. Toutefois, même
dans ces pays, on ne peut parler de concentration de la justice constitutionnelle ; tout au plus,
peut-on parler de hiérarchisation, car l’exercice de la justice constitutionnelle par les tribunaux
ordinaires est simplement contrôlé par la Cour constitutionnelle. Ne se trouve-t-on pas dans la
même situation qu’aux États-Unis où la Cour suprême peut casser tout jugement émanant d’un
tribunal peut casser tout jugement émanant d’un tribunal d’un État ou de la fédération pour
violation de la Constitution fédérale ? Or les États-Unis sont le pays du contrôle diffus de
constitutionnalité par excellence.
B. IL N’Y A PAS TOUJOURS CONCENTRATION DU CONTRÔLE
DE LA CONSTITUTIONNALITE DES LOIS
Rares sont les pays qui dénient aux tribunaux ordinaires tout pouvoir de contrôler la
constitutionnalité de la loi qu’ils ont à appliquer et qui attribuent donc une compétence exclusive
au juge constitutionnel. On ne peut guère citer que l’exemple de la France. Toutefois, on peut
citer quelques pays qui refusent toute compétence aux juridictions inférieures : Irlande, Autriche
et Russie, comme il est indiqué plus loin.
La plupart des pays européens se trouvent dans une situation intermédiaire : le juge
ordinaire doit s’assurer que la loi qu’il applique est conforme à la Constitution, mais, s’il a des
doutes ou s’il est persuadé de l’inconstitutionnalité (cette condition varie selon les pays), il doit
poser à la Cour constitutionnelle (ou à la Cour suprême en tenant lieu) la question préjudicielle
de constitutionnalité de ladite loi. Tantôt toutes les juridictions ordinaires peuvent le faire, même
les plus modestes d’entre elles ; c’est le cas de l’Italie (art. 23 de la loi sur le Cour
constitutionnelle), de l’Allemagne (art. 100 de la Constitution), de l’Espagne (art. 163 de la
Constitution) et de la Belgique (art. 141 de la Constitution), en ce qui concerne l’Europe
occidentale et, de la Hongrie (art. 38 de la loi sur la Cour constitutionnelle), de la Slovénie
(art. 156 de la Constitution), de la Pologne (art. 11 de la loi sur le Tribunal constitutionnel), de
la Lituanie (art. 105 de la Constitution) et même de la Roumanie, qui a pourtant été influencée
par le modèle français (art. 144, c, de la Constitution). Tantôt seules les juridictions supérieures
ont ce pouvoir : c’est le cas de l’Irlande (art. 34 de la Constitution) et de l’Autriche (art. 140 de
la Constitution). Tantôt enfin, ce pouvoir est réservé aux diverses cours suprêmes : c’est le cas
de la Bulgarie (art. 150, al. 2, de la Constitution), de la Croatie (art. 13 de la loi sur la Cour
constitutionnelle) et de la Russie (art. 125, al. 2, de la Constitution).
Enfin, quelques pays européens confient exclusivement le contrôle de la
constitutionnalité des lois aux tribunaux ordinaires. C’est le cas, évidemment, de tous les pays
qui ont adopté peu ou prou le système américain ou qui ont été étudiés au début de la première
partie de cette contribution : la Suisse (pour les lois cantonales, les lois fédérales étant soustraites
à tout contrôle), la Norvège, la Suède, l’Estonie, le Danemark, la Grèce et le Portugal (sous
réserve, il est vrai, d’un appel possible au Tribunal constitutionnel).
CONCLUSION
L’étude des différentes formes de justice constitutionnelle en Europe montre leur
extrême diversité. N’avons-nous pas recensé au moins deux procédures abstraites principales et
au moins trois procédures concrètes principales, toutes ayant reçu des aménagements
extrêmement divers selon les pays, et n’avons-nous pas observe une gamme de combinaisons
qui est étonnamment variée et qui va d’un extrême, le système américain, à un autre extrême, le
système français ? C’est pourquoi il nous semble très simplificateur de parler d’un modèle
européen qui s’opposerait au modèle américain.
Néanmoins, on peut trouver quelques points communs aux différents systèmes
européens. En premier lieu, plus nettement qu’aux États-Unis, il y a généralement une cour
suprême ou une cour constitutionnelle qui peut être saisie de procédures spécifiques de contrôle
de constitutionnalité, mais celle-ci ne dispose en aucune manière d’un quelconque monopole du
contrôle de constitutionnalité des actes étatiques, car une certaine collaboration entre juridictions

75
ordinaires et juridiction constitutionnelle (ou suprême) fonctionne dans tous les pays. En second
lieu, les procédures de contrôle de constitutionnalité sont très largement de caractère concret,
mais sauf en Irlande, qui est un pays de common law, les procédures concrètes débouchent assez
souvent sur une décision ayant autorité absolue de chose jugées, autorité qui sert en quelque
sorte de substitut à la règle du précédent des pays de common law.
Enfin, parmi les pays européens pratiquant la justice constitutionnelle, la France fait
figure d’exception : aucune collaboration n’a été prévue entre le Conseil constitutionnel et les
autres juridictions, si ce n’est par l’intermédiaire de l’autorité absolue de la chose jugée ; aucune
procédure concrète de contrôle de la constitutionnalité des lois, et même aucune procédure
abstraite de contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois ne peut se dérouler devant le
Conseil constitutionnel ; enfin, le contrôle de constitutionnalité que les tribunaux ordinaires
exercent sur les actes d’application de la loi est souvent paralysé par l’interdiction qu’ils se sont
imposée à eux-mêmes, celle de contrôler a posteriori la constitutionnalité des lois qu’ils appliquent,
ce qui aboutit notamment à l’extravagante jurisprudence de la loi-écran et par voie de
conséquence à une violation de la Constitution chaque fois que la voie dissimulée de
l’interprétation de la loi en conformité à la Constitution n’est pas praticable. Bien souvent, la
seule issue est en France le contrôle de la conventionnalité de la loi appliquée et de son
application, faute d’un contrôle de constitutionnalité pouvant s’exercer sans entrave hors du
processus d’élaboration de la loi.

Doc. n° 4 : L. FAVOREU, « La place du Conseil constitutionnel dans la


Constitution de 1958 » (extrait), (www.conseil-constitutionnel.fr).
(…)
La justice constitutionnelle : une innovation de la Vème République
Le Conseil constitutionnel est l'incarnation d'une institution étrangère à la tradition constitutionnelle
française : la justice constitutionnelle.
En effet, depuis la Révolution de 1789, et jusqu'à 1958, le droit français n'a jamais consacré une
institution de ce type : pendant plus d'un siècle et demi, il a été considéré que soumettre la loi votée
par le Parlement au contrôle d'un organe juridictionnel, quel qu'il soit, était exclu. La loi, expression
de la volonté générale - selon la formule de Jean-Jacques Rousseau reprise à l'article 6 de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen - ne pouvait voir sa régularité contestée : l'infaillibilité
du législateur était posée en dogme. Dans la construction de "l'État légal", qui atteint sa plénitude
sous la IIIe République et trouve en Carré de Malberg son théoricien, la loi est au centre de
l'ordonnancement juridique : le "légicentrisme" est la doctrine dominante jusqu'après la seconde
guerre mondiale non seulement en France mais aussi en Europe. La justice constitutionnelle, qui met
en cause cette hégémonie du Parlement législateur, n'a donc pas sa place dans les édifices
constitutionnels européens alors que cette place est centrale dans le droit nord-américain.
La désastreuse démission, aux terribles conséquences, des parlements législateurs de l'Allemagne
nazie et de l'Italie fasciste vont conduire après-guerre à la généralisation d'une garantie juridictionnelle
des textes constitutionnels, faisant obligation, non seulement au pouvoir exécutif mais aussi au
pouvoir législatif, de respecter les droits et libertés des individus. Cette garantie juridictionnelle de la
Constitution ou "justice constitutionnelle" - qui a revêtu en Europe une forme originale par rapport
au modèle américain - est ainsi devenue en cette fin de XXe siècle, un des éléments fondamentaux
des systèmes constitutionnels.
La création du Conseil constitutionnel s'inscrit dans cette évolution, même si, à l'origine, elle a paru
avoir une finalité sinon différente du moins particulière.
En fait, le Conseil constitutionnel a été conçu à l'origine pour assurer le bon fonctionnement des
mécanismes du parlementarisme rationalisé et notamment pour maintenir le législateur dans son
domaine. Puis, au fur et à mesure de l'élaboration de la Constitution, il s'est vu attribuer de nouvelles
compétences. La question de l'origine précise de l'institution reste cependant posée.
Contrairement à la présentation souvent faite d'un Conseil constitutionnel docile qui se serait soudain
révélé en 1971, il apparaît qu'il a construit, modestement mais efficacement, au cours des années

76
1959-1969, les bases de son futur développement. Il n'y a pas rupture de continuité avec ce qui va
suivre, même si l'on assiste à une véritable "révolution" juridique et politique en 1971-74.
La décision fondatrice du 16 juillet 1971 (Liberté d'association) a déclenché le processus de
changement profond de l'institution et de son rôle. D'un coup, la Constitution était dotée de deux
déclarations des droits, l'une de 1789 consacrant essentiellement les droits-libertés, l'autre, le
préambule de la Constitution de 1946, les droits économiques et sociaux et notamment les "droits-
créances".
La Constitution d'un "bloc de constitutionnalité" d'importance majeure n'aurait pas suffi à provoquer
le changement qui a suivi sans le formidable levier qu'a constitué la révision constitutionnelle du 29
octobre 1974, ouvrant la possibilité à soixante députés ou soixante sénateurs de saisir le Conseil
constitutionnel.
L'utilisation de la saisine parlementaire par l'opposition de gauche (1974-1981) a été décisive
car, d'une part, elle a montré l'intérêt que présentait cette saisine pour l'opposition et, d'autre part,
elle a légitimé le contrôle de constitutionnalité des lois dans la mesure où socialistes et communistes,
jusque-là fort réservés à l'égard de la justice constitutionnelle et particulièrement du Conseil
constitutionnel, mettaient en oeuvre la réforme après l'avoir rejetée dans un premier temps.
Légitimité qu'allaient renforcer les alternances et les cohabitations.
Les majorités de droite et de gauche alternant au pouvoir allaient contribuer à la fois au
développement considérable du contrôle des lois et de la justice constitutionnelle en multipliant les
saisines (émanant tantôt de l'opposition de gauche puis de celle de droit), et à sa légitimation, dans la
mesure où le juge constitutionnel assurait le bon fonctionnement du système des alternances et des
cohabitations.
Un haut tribunal constitutionnel
Le Conseil constitutionnel fait partie de la famille des Cours et tribunaux constitutionnels qui ont été
créés en Europe après la deuxième guerre mondiale, d'abord en Allemagne, Autriche ou Italie, puis
en Espagne, Portugal, Belgique et enfin se sont multipliés, après la chute du mur de Berlin, dans les
pays d'Europe centrale et orientale (voir L. Favoreu, Les Cours constitutionnelles, PUF, 3è éd.).
(…)

Doc. n° 5 : R. RÉMOND, « Les Français et leur Constitution », Mélanges Conac,


Economica, Paris, 2001, p. 23 (extrait).
Il y a plus : la Constitution est aujourd’hui une référence incontestée. Que surgisse une
difficulté imprévue, que se présente un problème inédit et l’accord est général pour consulter la
Constitution dont on attend que jaillisse la solution. La Constitution est bien devenue
aujourd’hui ce que rêvaient jadis les constituants : la loi suprême. Rien n’est à cet égard plus
révélateur que le comportement des acteurs politiques à l’égard du Conseil constitutionnel.
D’aucune institution l’instauration et le principe même ne sont plus contraires à notre tradition
constitutionnelle. En effet, depuis que la Révolution avait fait du peuple la source unique de
toute légitimité, il ne pouvait évidemment y avoir de pouvoir supérieur à celui de l’Assemblée
élue directement par l’universalité du corps politique et par voie de conséquence aucune autorité
au-dessus de la loi, référence suprême. C’est au nom de la loi qu’on était arrêté, et la mise hors
la loi décrétée sous la Révolution ne signifiait par seulement la mort civile du proscrit. Cette
religion de la loi, expression du peuple souverain, formulée par ses représentants, excluait
nécessairement qu’elle puisse être jugée et à plus forte raison annulée par quelque organe que ce
fût. La loi disait le droit : on n’imaginait pas qu’on pût lui opposer une règle de droit : elle n’était
pas réformable par quelque autre pouvoir. C’est cette longue tradition, qui faisait corps avec
notre philosophie politique, qu’est venue interrompre la création d’une instance qualifiée pour
examiner les textes adoptés par le parlement et juger de leur conformité avec un corpus de textes
définissant un droit supérieur à la décision du législateur. Qui plus est, la simple décision de ce
Conseil de sages, qui ne sont ni élus ni responsables, annule purement et simplement le vote de
la majorité des représentants élus de la nation. Pareil bouleversement d’une tradition aussi
ancienne et aussi forte aurait dû susciter des résistances particulièrement vives : or il a été accepté
assez facilement. Certes les premières décisions du Conseil ont provoqué quelques criailleries de

77
ceux dont le choix se trouvait ainsi annulé : qu’ils fussent de droit ou de gauche, ils ne sont pas
faits faute de maugréer. En 1981 les autorités du parti socialiste se sont indignées des
modifications apportées par le Conseil constitutionnel aux dispositions adoptées par
l’Assemblée sur les nationalisations ; douze ans plus tard, un Premier ministre de droite, Edouard
Balladur, ouvrant un débat de révision constitutionnelle, s’est ému que le Conseil ait fait
référence dans ses considérants à des textes qu’il jugeait de nature idéologique. Mais au total les
récriminations ne sont guère allées au-delà et les politiques se sont inclinés devant les décisions
du Conseil parce que telle était la Constitution. Tout se passe donc comme si le peuple français
avait récemment appris le respect du droit. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la règle est
la règle, et on ne croit plus possible de s’y soustraire ; plus question de passer outre. Nous serions
devenus légitimistes : à preuve la faveur de la notion de légitimité et la fréquence des allusions
qui y sont faites dans le discours politique.
Serait-ce alors que la Constitution bénéficie enfin de ce respect quasi religieux dont
rêvaient pour elle les premiers constituants et qui devait la rendre intangible comme la vérité
suprême ? Au contraire, et nous retrouvons, mais cette fois, inversé, le couple attente et
jugement que nous avons vu inspirer les comportements et les attitudes. Si autrefois les
Constitutions ne duraient pas c’était parce qu’elles décevaient une attente qui ne pouvait être
comblée, parce qu’excessive. Si aujourd’hui l’acceptation est à peu près générale, ne serait-ce pas
plutôt parce que les Français auraient enfin compris et accepté que la Constitution ne soit pas
autre chose qu’un instrument nécessaire du jeu politique ? On ne lui demande pas d’être autre
chose que la règle du jeu : on l’accepte parce qu’on la sait indispensable et on la juge à son utilité.
A des exigences quasi religieuses se sont substituées des demandes pragmatiques qui rendent
plus facile de s’accommoder de leurs éventuelles insuffisances.

Doc. n° 6 : Constitution du 4 octobre 1958 (extrait).


Article 61 :
Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l’article 11 avant
qu’elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant
leur mise en application, doivent être soumis au Conseil Constitutionnel qui se prononce sur leur
conformité à la Constitution.
Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil Constitutionnel, avant leur promulgation,
par le Président de la République, le Premier Ministre, le Président de l'Assemblée Nationale, le
Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.
Dans les cas prévus aux deux alinéas précédents, le Conseil Constitutionnel doit statuer dans le délai
d'un mois. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s'il y a urgence, ce délai est ramené à huit
jours.
Dans ces mêmes cas, la saisine du Conseil Constitutionnel suspend le délai de promulgation.
[Entrée en vigueur dans les conditions fixées par les lois et lois organiques nécessaires à leur application
Article 61-1 :
Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel
peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se
prononce dans un délai déterminé.
Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.]
Article 62 :
Une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application.
Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter
de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette
décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que
la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause.

78
Les décisions du Conseil Constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux
pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.
Article 63 :
Une loi organique détermine les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil
Constitutionnel, la procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir
de contestations.

Doc. n° 7 : Loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à


l’application de l’article 61-1 de la Constitution, JORF n° 0287 du 11
décembre 2009, p. 21379.
L'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,
Le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution ;
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Article 1
Après le chapitre II du titre II de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique
sur le Conseil constitutionnel, il est inséré un chapitre II bis ainsi rédigé :
« Chapitre II bis
« De la question prioritaire de constitutionnalité
« Section 1
« Dispositions applicables devant les juridictions
relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation
« Art. 23-1. - Devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, le moyen
tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution
est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et motivé. Un tel moyen peut être soulevé
pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé d'office.
« Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère public n'est pas partie
à l'instance, l'affaire lui est communiquée dès que le moyen est soulevé afin qu'il puisse faire connaître
son avis.
« Si le moyen est soulevé au cours de l'instruction pénale, la juridiction d'instruction du second degré
en est saisie.
« Le moyen ne peut être soulevé devant la cour d'assises. En cas d'appel d'un arrêt rendu par la cour
d'assises en premier ressort, il peut être soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d'appel.
Cet écrit est immédiatement transmis à la Cour de cassation.
« Art. 23-2. - La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la
question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Il est procédé à
cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :
« 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des
poursuites ;
« 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une
décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
« 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.
« En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité
d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre
part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de
la question de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation.
« La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d'État ou à la Cour de cassation dans
les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n'est susceptible
d'aucun recours. Le refus de transmettre la question ne peut être contesté qu'à l'occasion d'un recours
contre la décision réglant tout ou partie du litige.

79
« Art. 23-3. - Lorsque la question est transmise, la juridiction sursoit à statuer jusqu'à réception de la
décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel.
Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction peut prendre les mesures provisoires ou
conservatoires nécessaires.
« Toutefois, il n'est sursis à statuer ni lorsqu'une personne est privée de liberté à raison de l'instance
ni lorsque l'instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté.
« La juridiction peut également statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de
constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence.
Si la juridiction de première instance statue sans attendre et s'il est formé appel de sa décision, la
juridiction d'appel sursoit à statuer. Elle peut toutefois ne pas surseoir si elle est elle-même tenue de
se prononcer dans un délai déterminé ou en urgence.
« En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou
manifestement excessives pour les droits d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la
question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.
« Si un pourvoi en cassation a été introduit alors que les juges du fond se sont prononcés sans attendre
la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, celle du Conseil
constitutionnel, il est sursis à toute décision sur le pourvoi tant qu'il n'a pas été statué sur la question
prioritaire de constitutionnalité. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de
l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé.
« Section 2
« Dispositions applicables
devant le Conseil d'État et la Cour de cassation
« Art. 23-4. - Dans un délai de trois mois à compter de la réception de la transmission prévue à
l'article 23-2 ou au dernier alinéa de l'article 23-1, le Conseil d'État ou la Cour de cassation se
prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Il
est procédé à ce renvoi dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article 23-2 sont remplies
et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
« Art. 23-5. - Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés
garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à
l'occasion d'une instance devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Le moyen est présenté, à
peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d'office.
« En tout état de cause, le Conseil d'État ou la Cour de cassation doit, lorsqu'il est saisi de moyens
contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la
Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité
sur le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
« Le Conseil d'État ou la Cour de cassation dispose d'un délai de trois mois à compter de la
présentation du moyen pour rendre sa décision. Le Conseil constitutionnel est saisi de la question
prioritaire de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article 23-2 sont
remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
« Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d'État ou la Cour de cassation sursoit à
statuer jusqu'à ce qu'il se soit prononcé. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à
raison de l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé. Si le
Conseil d'État ou la Cour de cassation est tenu de se prononcer en urgence, il peut n'être pas sursis
à statuer.
« Art. 23-6. - Le premier président de la Cour de cassation est destinataire des transmissions à la Cour
de cassation prévues à l'article 23-2 et au dernier alinéa de l'article 23-1. Le mémoire mentionné à
l'article 23-5, présenté dans le cadre d'une instance devant la Cour de cassation, lui est également
transmis.
« Le premier président avise immédiatement le procureur général.
« L'arrêt de la Cour de cassation est rendu par une formation présidée par le premier président et
composée des présidents des chambres et de deux conseillers appartenant à chaque chambre
spécialement concernée.

80
« Toutefois, le premier président peut, si la solution lui paraît s'imposer, renvoyer la question devant
une formation présidée par lui-même et composée du président de la chambre spécialement
concernée et d'un conseiller de cette chambre.
« Pour l'application des deux précédents alinéas, le premier président peut être suppléé par un délégué
qu'il désigne parmi les présidents de chambre de la Cour de cassation. Les présidents des chambres
peuvent être suppléés par des délégués qu'ils désignent parmi les conseillers de la chambre.
« Art. 23-7. - La décision motivée du Conseil d'État ou de la Cour de cassation de saisir le Conseil
constitutionnel lui est transmise avec les mémoires ou les conclusions des parties. Le Conseil
constitutionnel reçoit une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de
cassation décide de ne pas le saisir d'une question prioritaire de constitutionnalité. Si le Conseil d'État
ou la Cour de cassation ne s'est pas prononcé dans les délais prévus aux articles 23-4 et 23-5, la
question est transmise au Conseil constitutionnel.
« La décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation est communiquée à la juridiction qui a
transmis la question prioritaire de constitutionnalité et notifiée aux parties dans les huit jours de son
prononcé.
« Section 3
« Dispositions applicables
devant le Conseil constitutionnel
« Art. 23-8. - Le Conseil constitutionnel, saisi en application des dispositions du présent chapitre,
avise immédiatement le Président de la République, le Premier ministre et les présidents de
l'Assemblée nationale et du Sénat. Ceux-ci peuvent adresser au Conseil constitutionnel leurs
observations sur la question prioritaire de constitutionnalité qui lui est soumise.
« Lorsqu'une disposition d'une loi du pays de la Nouvelle-Calédonie fait l'objet de la question
prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel avise également le président du
gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le président du congrès et les présidents des assemblées de
province.
« Art. 23-9. - Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi de la question prioritaire de
constitutionnalité, l'extinction, pour quelque cause que ce soit, de l'instance à l'occasion de laquelle la
question a été posée est sans conséquence sur l'examen de la question.
« Art. 23-10. - Le Conseil constitutionnel statue dans un délai de trois mois à compter de sa saisine.
Les parties sont mises à même de présenter contradictoirement leurs observations. L'audience est
publique, sauf dans les cas exceptionnels définis par le règlement intérieur du Conseil constitutionnel.
« Art. 23-11. - La décision du Conseil constitutionnel est motivée. Elle est notifiée aux parties et
communiquée soit au Conseil d'État, soit à la Cour de cassation ainsi que, le cas échéant, à la
juridiction devant laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été soulevée.
« Le Conseil constitutionnel communique également sa décision au Président de la République, au
Premier ministre et aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat ainsi que, dans le cas prévu
au dernier alinéa de l'article 23-8, aux autorités qui y sont mentionnées.
« La décision du Conseil constitutionnel est publiée au Journal officiel et, le cas échéant, au Journal
officiel de la Nouvelle-Calédonie.
« Art. 23-12. - Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de
constitutionnalité, la contribution de l'État à la rétribution des auxiliaires de justice qui prêtent leur
concours au titre de l'aide juridictionnelle est majorée selon des modalités fixées par voie
réglementaire. »
Article 2
I. ― Après le chapitre Ier du titre VII du livre VII du code de justice administrative, il est inséré un
chapitre Ier bis ainsi rédigé :
« Chapitre Ier bis
« La question prioritaire de constitutionnalité

81
« Art. LO 771-1.-La transmission par une juridiction administrative d'une question prioritaire de
constitutionnalité au Conseil d'État obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-3 de
l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
« Art. LO 771-2.-Le renvoi par le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité au
Conseil constitutionnel obéit aux règles définies par les articles 23-4, 23-5 et 23-7 de l'ordonnance n°
58-1067 du 7 novembre 1958 précitée. »
II.-Le livre IV du code de l'organisation judiciaire est complété par un titre VI ainsi rédigé :
« TITRE VI
« QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
« Art. LO 461-1.-La transmission par une juridiction de l'ordre judiciaire d'une question prioritaire
de constitutionnalité à la Cour de cassation obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-3 de
l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
« Art. LO 461-2.-Le renvoi par la Cour de cassation d'une question prioritaire de constitutionnalité
au Conseil constitutionnel obéit aux règles définies par les articles 23-4 à 23-7 de l'ordonnance n° 58-
1067 du 7 novembre 1958 précitée. »
III.- Le titre Ier bis du livre IV du code de procédure pénale est ainsi rétabli :
« TITRE Ier BIS
« DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
« Art. LO 630.-Les conditions dans lesquelles le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte
atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé dans une instance pénale,
ainsi que les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel peut être saisi par la Cour de
cassation de la question prioritaire de constitutionnalité, obéissent aux règles définies par les articles
23-1 à 23-7 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil
constitutionnel. »
IV.- Après l'article L. 142-1 du code des juridictions financières, il est inséré un article LO 142-2 ainsi
rédigé :
« Art. LO 142-2.-I. ― La transmission au Conseil d'État, par une juridiction régie par le présent code,
d'une question prioritaire de constitutionnalité obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-3 de
l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
« II. ― Devant une juridiction financière, l'affaire est communiquée au ministère public dès que le
moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la
Constitution est soulevé, afin qu'il puisse faire connaître son avis. »
Article 3
Après le premier alinéa de l'article 107 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la
Nouvelle-Calédonie, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« Les dispositions d'une loi du pays peuvent faire l'objet d'une question prioritaire de
constitutionnalité, qui obéit aux règles définies par les articles 23-1 à 23-12 de l'ordonnance n° 58-
1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. »
Article 4
Les modalités d'application de la présente loi organique sont fixées dans les conditions prévues par
les articles 55 et 56 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le
Conseil constitutionnel. A l'article 56 de la même ordonnance, après les mots : « les règles de
procédure », sont insérés les mots : « applicables devant lui ».
Article 5
La présente loi organique entre en vigueur le premier jour du troisième mois suivant celui de sa
promulgation.

82
Doc. n° 8 : Cons. const. n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 ; Loi organique
n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article
61-1 de la Constitution, JORF n° 0287 du 11 décembre 2009, p. 21381.
Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 25 novembre 2009, par le Premier ministre, conformément
aux articles 46, alinéa 5, et 61, alinéa 1er, de la Constitution, de la loi organique relative à application
de l'article 61-1 de la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution, dans sa rédaction résultant de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet
2008 de modernisation des institutions de la Ve République ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil
constitutionnel ;
Vu la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 modifiée relative à la Nouvelle-Calédonie ;
Vu le code de justice administrative ;
Vu le code des juridictions financières ;
Vu le code de l'organisation judiciaire ;
Vu le code de procédure pénale ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que la loi organique soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a été prise sur le
fondement de l'article 61-1 de la Constitution ; que cette loi a été adoptée dans le respect des règles
de procédure prévues par les trois premiers alinéas de l'article 46 de la Constitution ;
- SUR LES NORMES DE RÉFÉRENCE :
2. Considérant que l'article 29 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 susvisée a introduit dans
la Constitution un article 61-1 qui dispose : " Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant
une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil
d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. - Une loi organique
détermine les conditions d'application du présent article " ; que son article 30 a notamment inséré, à
l'article 62 de la Constitution, un deuxième alinéa qui dispose : " Une disposition déclarée
inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la
décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil
constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a
produits sont susceptibles d'être remis en cause " ;
3. Considérant, d'une part, que le constituant a ainsi reconnu à tout justiciable le droit de soutenir, à
l'appui de sa demande, qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit ; qu'il a confié au Conseil d'État et à la Cour de cassation, juridictions placées
au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution, la compétence
pour juger si le Conseil constitutionnel doit être saisi de cette question de constitutionnalité ; qu'il a,
enfin, réservé au Conseil constitutionnel la compétence pour statuer sur une telle question et, le cas
échéant, déclarer une disposition législative contraire à la Constitution ;
4. Considérant, d'autre part, que la bonne administration de la justice constitue un objectif de valeur
constitutionnelle qui résulte des articles 12, 15 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789 ; qu'il appartient au législateur organique, compétent pour déterminer les conditions
d'application de l'article 61-1 de la Constitution, d'assurer la mise en oeuvre de cet objectif sans
méconnaître le droit de poser une question prioritaire de constitutionnalité ;
- SUR L'ARTICLE 1er :
5. Considérant que l'article 1er de la loi organique introduit dans l'ordonnance du 7 novembre 1958
susvisée un chapitre II bis intitulé : " De la question prioritaire de constitutionnalité " ; que ce chapitre
comporte trois sections consacrées aux dispositions applicables respectivement devant les
juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, devant le Conseil d'État et la Cour
de cassation et, enfin, devant le Conseil constitutionnel ;

83
. En ce qui concerne les dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou
de la Cour de cassation :
6. Considérant que la section 1 du chapitre II bis précité comporte les articles 23-1 à 23-3 relatifs aux
dispositions applicables devant les juridictions relevant du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ;
- Quant à l'article 23-1 :
7. Considérant qu'aux termes de l'article 23-1 : " Devant les juridictions relevant du Conseil d'État
ou de la Cour de cassation, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits
et libertés garantis par la Constitution est, à peine d'irrecevabilité, présenté dans un écrit distinct et
motivé. Un tel moyen peut être soulevé pour la première fois en cause d'appel. Il ne peut être relevé
d'office.
" Devant une juridiction relevant de la Cour de cassation, lorsque le ministère public n'est pas partie
à l'instance, l'affaire lui est communiquée dès que le moyen est soulevé afin qu'il puisse faire connaître
son avis.
" Si le moyen est soulevé au cours de l'instruction pénale, la juridiction d'instruction du second degré
en est saisie.
" Le moyen ne peut être soulevé devant la cour d'assises. En cas d'appel d'un arrêt rendu par la cour
d'assises en premier ressort, il peut être soulevé dans un écrit accompagnant la déclaration d'appel.
Cet écrit est immédiatement transmis à la Cour de cassation " ;
8. Considérant, en premier lieu, qu'en exigeant que le moyen tiré de ce qu'une disposition législative
porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution soit présenté dans un écrit distinct et
motivé, le législateur organique a entendu faciliter le traitement de la question prioritaire de
constitutionnalité et permettre que la juridiction saisie puisse juger, dans le plus bref délai afin de ne
pas retarder la procédure, si cette question doit être transmise au Conseil d'État ou à la Cour de
cassation ;
9. Considérant, en deuxième lieu, que les termes de l'article 61-1 de la Constitution imposaient au
législateur organique de réserver aux seules parties à l'instance le droit de soutenir qu'une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ; que, par conséquent, la
dernière phrase du premier alinéa de l'article 23-1, qui fait interdiction à la juridiction saisie de
soulever d'office une question prioritaire de constitutionnalité, ne méconnaît pas la Constitution ;
10. Considérant, en troisième lieu, que le quatrième alinéa de l'article 23-1 interdit que la question
prioritaire de constitutionnalité soit présentée devant la cour d'assises ; qu'une telle question pourra
être posée au cours de l'instruction pénale qui précède le procès criminel ; qu'elle pourra également
être posée à l'occasion de la déclaration d'appel d'un arrêt rendu par la cour d'assises en premier
ressort ou du pourvoi en cassation formé contre un arrêt rendu par la cour d'assises en appel et sera
transmise directement à la Cour de cassation ; que le législateur organique a entendu tenir compte,
dans l'intérêt de la bonne administration de la justice, des spécificités de l'organisation de la cour
d'assises et du déroulement du procès devant elle ; que, dans ces conditions, l'interdiction de poser
une question prioritaire de constitutionnalité devant la cour d'assises ne méconnaît pas le droit
reconnu par l'article 61-1 de la Constitution ;
11. Considérant, dès lors, que l'article 23-1 n'est pas contraire à la Constitution ;
- Quant à l'article 23-2 :
12. Considérant qu'aux termes de l'article 23-2 : " La juridiction statue sans délai par une décision
motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la
Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :
" 1° La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des
poursuites ;
" 2° Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une
décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
" 3° La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.
" En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité
d'une disposition législative d'une part aux droits et libertés garantis par la Constitution et d'autre part

84
aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la
question de constitutionnalité au Conseil d'État ou à la Cour de cassation.
" La décision de transmettre la question est adressée au Conseil d'État ou à la Cour de cassation dans
les huit jours de son prononcé avec les mémoires ou les conclusions des parties. Elle n'est susceptible
d'aucun recours. Le refus de transmettre la question ne peut être contesté qu'à l'occasion d'un recours
contre la décision réglant tout ou partie du litige " ;
13. Considérant, en premier lieu, que les trois conditions qui déterminent la transmission de la
question prioritaire de constitutionnalité ne méconnaissent pas l'article 61-1 de la Constitution ; que
la condition prévue par le 2° de l'article 23-2 est conforme au dernier alinéa de l'article 62 de la
Constitution qui dispose : " Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun
recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et
juridictionnelles " ; qu'en réservant le cas du " changement des circonstances ", elle conduit à ce
qu'une disposition législative déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une
décision du Conseil constitutionnel soit de nouveau soumise à son examen lorsqu'un tel réexamen
est justifié par les changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de
constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de
la disposition législative critiquée ;
14. Considérant, en second lieu, qu'en imposant l'examen par priorité des moyens de
constitutionnalité avant les moyens tirés du défaut de conformité d'une disposition législative aux
engagements internationaux de la France, le législateur organique a entendu garantir le respect de la
Constitution et rappeler sa place au sommet de l'ordre juridique interne ; que cette priorité a pour
seul effet d'imposer, en tout état de cause, l'ordre d'examen des moyens soulevés devant la juridiction
saisie ; qu'elle ne restreint pas la compétence de cette dernière, après avoir appliqué les dispositions
relatives à la question prioritaire de constitutionnalité, de veiller au respect et à la supériorité sur les
lois des traités ou accords légalement ratifiés ou approuvés et des normes de l'Union européenne ;
qu'ainsi, elle ne méconnaît ni l'article 55 de la Constitution, ni son article 88-1 aux termes duquel : "
La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer
en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur
le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13
décembre 2007 " ;
15. Considérant, dès lors, que l'article 23-2 n'est pas contraire à la Constitution ;
- Quant à l'article 23-3 :
16. Considérant qu'aux termes de l'article 23-3 : " Lorsque la question est transmise, la juridiction
sursoit à statuer jusqu'à réception de la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il
a été saisi, du Conseil constitutionnel. Le cours de l'instruction n'est pas suspendu et la juridiction
peut prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires.
" Toutefois, il n'est sursis à statuer ni lorsqu'une personne est privée de liberté à raison de l'instance,
ni lorsque l'instance a pour objet de mettre fin à une mesure privative de liberté.
" La juridiction peut également statuer sans attendre la décision relative à la question prioritaire de
constitutionnalité si la loi ou le règlement prévoit qu'elle statue dans un délai déterminé ou en urgence.
Si la juridiction de première instance statue sans attendre et s'il est formé appel de sa décision, la
juridiction d'appel sursoit à statuer. Elle peut toutefois ne pas surseoir si elle est elle-même tenue de
se prononcer dans un délai déterminé ou en urgence.
" En outre, lorsque le sursis à statuer risquerait d'entraîner des conséquences irrémédiables ou
manifestement excessives pour les droits d'une partie, la juridiction qui décide de transmettre la
question peut statuer sur les points qui doivent être immédiatement tranchés.
" Si un pourvoi en cassation a été introduit alors que les juges du fond se sont prononcés sans attendre
la décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, celle du Conseil
constitutionnel, il est sursis à toute décision sur le pourvoi tant qu'il n'a pas été statué sur la question
prioritaire de constitutionnalité. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de
l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé " ;
17. Considérant que ces dispositions imposent à la juridiction saisie de surseoir à statuer jusqu'à la
décision du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel,

85
tout en réservant les cas où, en raison de l'urgence, de la nature ou des circonstances de la cause, il
n'y a pas lieu à un tel sursis ; que, dans le cas où la juridiction statuera au fond sans attendre la décision
du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ou, s'il a été saisi, du Conseil constitutionnel, la
juridiction saisie d'un appel ou d'un pourvoi en cassation devra, en principe, surseoir à statuer ;
qu'ainsi, dans la mesure où elles préservent l'effet utile de la question prioritaire de constitutionnalité
pour le justiciable qui l'a posée, ces dispositions, qui concourent au bon fonctionnement de la justice,
ne méconnaissent pas le droit reconnu par l'article 61-1 de la Constitution ;
18. Considérant, toutefois, que la dernière phrase du dernier alinéa de l'article 23-3 peut conduire à
ce qu'une décision définitive soit rendue dans une instance à l'occasion de laquelle le Conseil
constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité et sans attendre qu'il ait
statué ; que, dans une telle hypothèse, ni cette disposition ni l'autorité de la chose jugée ne sauraient
priver le justiciable de la faculté d'introduire une nouvelle instance pour qu'il puisse être tenu compte
de la décision du Conseil constitutionnel ; que, sous cette réserve, l'article 23-3 n'est pas contraire à
la Constitution ;
. En ce qui concerne les dispositions applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation :
19. Considérant que la section 2 du chapitre II bis précité comporte les articles 23-4 à 23-7 relatifs
aux dispositions applicables devant le Conseil d'État et la Cour de cassation ;
- Quant aux articles 23-4 et 23-5 :
20. Considérant qu'aux termes de l'article 23-4 : " Dans un délai de trois mois à compter de la
réception de la transmission prévue à l'article 23-2 ou au dernier alinéa de l'article 23-1, le Conseil
d'État ou la Cour de cassation se prononce sur le renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité
au Conseil constitutionnel. Il est procédé à ce renvoi dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2°
de l'article 23-2 sont remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux " ; que
son article 23-5 dispose que : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux
droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en
cassation, à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation. Le moyen est
présenté, à peine d'irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d'office.
" En tout état de cause, le Conseil d'État ou la Cour de cassation doit, lorsqu'il est saisi de moyens
contestant la conformité d'une disposition législative d'une part aux droits et libertés garantis par la
Constitution et d'autre part aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité
sur le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
" Le Conseil d'État ou la Cour de cassation dispose d'un délai de trois mois à compter de la
présentation du moyen pour rendre sa décision. Le Conseil constitutionnel est saisi de la question
prioritaire de constitutionnalité dès lors que les conditions prévues aux 1° et 2° de l'article 23-2 sont
remplies et que la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
" Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d'État ou la Cour de cassation sursoit à
statuer jusqu'à ce qu'il se soit prononcé. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à
raison de l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé. Si le
Conseil d'État ou la Cour de cassation est tenu de se prononcer en urgence, il peut n'être pas sursis
à statuer " ;
21. Considérant, en premier lieu, que la dernière phrase du premier alinéa de l'article 23-4 et la
dernière phrase du troisième alinéa de l'article 23-5 prévoient que le Conseil constitutionnel est saisi
de la question prioritaire de constitutionnalité si " la question est nouvelle " ; que le législateur
organique a entendu, par l'ajout de ce critère, imposer que le Conseil constitutionnel soit saisi de
l'interprétation de toute disposition constitutionnelle dont il n'a pas encore eu l'occasion de faire
application ; que, dans les autres cas, il a entendu permettre au Conseil d'État et à la Cour de cassation
d'apprécier l'intérêt de saisir le Conseil constitutionnel en fonction de ce critère alternatif ; que, dès
lors, une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être nouvelle au sens de ces dispositions
au seul motif que la disposition législative contestée n'a pas déjà été examinée par le Conseil
constitutionnel ; que cette disposition n'est pas contraire à la Constitution ;
22. Considérant, en deuxième lieu, que le deuxième alinéa de l'article 23-5 impose que, lorsqu'une
question de constitutionnalité est soulevée pour la première fois devant le Conseil d'État ou la Cour
de cassation ou lorsque ces derniers examinent un recours formé contre une décision rendue dans

86
une instance à l'occasion de laquelle la transmission d'une question prioritaire de constitutionnalité a
été refusée, les moyens de constitutionnalité soient examinés par priorité avant les moyens tirés du
défaut de conformité d'une disposition législative aux engagements internationaux de la France ; que,
pour les motifs identiques à ceux énoncés au considérant 14, cette disposition n'est pas contraire à la
Constitution ;
23. Considérant, en troisième lieu, que les deux dernières phrases du dernier alinéa de l'article 23-5
permettent qu'une décision définitive soit rendue dans une instance à l'occasion de laquelle le Conseil
constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité et sans attendre qu'il ait
statué ; que, sous la même réserve que celle énoncée au considérant 18, ces dispositions ne sont pas
contraires à la Constitution ;
24. Considérant, en quatrième lieu, que, pour des motifs identiques à ceux énoncés aux considérants
8, 9, 13 et 17 de la présente décision, le surplus des articles 23-4 et 23-5 n'est pas contraire à la
Constitution ;
- Quant à l'article 23-6 :
25. Considérant qu'aux termes de l'article 23-6 : " Le premier président de la Cour de cassation est
destinataire des transmissions à la Cour de cassation prévues à l'article 23-2 et au dernier alinéa de
l'article 23-1. Le mémoire mentionné à l'article 23-5, présenté dans le cadre d'une instance devant la
Cour de cassation, lui est également transmis.
" Le premier président avise immédiatement le procureur général.
" L'arrêt de la Cour de cassation est rendu par une formation présidée par le premier président et
composée des présidents des chambres et de deux conseillers appartenant à chaque chambre
spécialement concernée.
" Toutefois, le premier président peut, si la solution lui paraît s'imposer, renvoyer la question devant
une formation présidée par lui-même et composée du président de la chambre spécialement
concernée et d'un conseiller de cette chambre.
" Pour l'application des deux précédents alinéas, le premier président peut être suppléé par un délégué
qu'il désigne parmi les présidents de chambre de la Cour de cassation. Les présidents des chambres
peuvent être suppléés par des délégués qu'ils désignent parmi les conseillers de la chambre " ;
26. Considérant que ces dispositions, relatives aux règles constitutives des formations de jugement
de la Cour de cassation pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité qui lui sont
transmises ou qui sont soulevées devant elle, ont le caractère organique ; qu'elles ne méconnaissent
aucune règle ou aucun principe constitutionnel ;
- Quant à l'article 23-7 :
27. Considérant que l'article 23-7 prévoit que le Conseil d'État ou la Cour de cassation saisit le Conseil
constitutionnel par une décision motivée accompagnée des mémoires ou des conclusions des parties
; que le Conseil constitutionnel n'étant pas compétent pour connaître de l'instance à l'occasion de
laquelle la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, seuls l'écrit ou le mémoire " distinct
et motivé " ainsi que les mémoires et conclusions propres à cette question prioritaire de
constitutionnalité devront lui être transmis ; que cet article impose également que le Conseil
constitutionnel reçoive une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d'État ou la Cour de
cassation décide de ne pas le saisir ; qu'en prévoyant, en outre, la transmission de plein droit de la
question au Conseil constitutionnel si le Conseil d'État ou la Cour de cassation ne s'est pas prononcé
dans un délai de trois mois, le législateur organique a mis en œuvre les dispositions de l'article 61-1
de la Constitution qui disposent que le Conseil d'État ou la Cour de cassation " se prononce dans un
délai déterminé " ; que, dès lors, ces dispositions sont conformes à la Constitution ;
28. Considérant que les dispositions des articles 23-4 à 23-7 doivent s'interpréter comme prescrivant
devant le Conseil d'État et la Cour de cassation la mise en œuvre de règles de procédure conformes
aux exigences du droit à un procès équitable, en tant que de besoin complétées de modalités
réglementaires d'application permettant l'examen, par ces juridictions, du renvoi de la question
prioritaire de constitutionnalité, prises dans les conditions prévues à l'article 4 de la loi organique ;
que, sous cette réserve, le législateur organique n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence ;
. En ce qui concerne les dispositions applicables devant le Conseil constitutionnel :

87
29. Considérant que la section 3 du chapitre II bis précité comporte les articles 23-8 à 23-12, relatifs
à l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel ;
30. Considérant que l'article 23-8 énumère les autorités avisées de la saisine du Conseil constitutionnel
; que son article 23-10 impose à ce dernier de statuer dans un délai de trois mois et prévoit le caractère
contradictoire de la procédure applicable devant lui ainsi que le principe de la publicité des audiences
; que son article 23-11 dispose que ses décisions sont motivées et énumère les autorités auxquelles
elles sont notifiées ; qu'enfin, son article 23-12 prévoit une majoration de la contribution de l'État à
la rétribution des auxiliaires de justice qui prêtent leur concours au titre de l'aide juridictionnelle
lorsque le Conseil constitutionnel est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité ; que ces
dispositions ne méconnaissent aucune exigence constitutionnelle ;
31. Considérant qu'aux termes de l'article 23-9 : " Lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi de la
question prioritaire de constitutionnalité, l'extinction, pour quelque cause que ce soit, de l'instance à
l'occasion de laquelle la question a été posée est sans conséquence sur l'examen de la question " ;
qu'en déliant ainsi, à compter de la saisine du Conseil constitutionnel, la question prioritaire de
constitutionnalité et l'instance à l'occasion de laquelle elle a été posée, le législateur a entendu tirer les
conséquences de l'effet qui s'attache aux décisions du Conseil constitutionnel en vertu, d'une part,
du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution et, d'autre part, du 2° de l'article 23-2 de la loi
organique ; que cet article ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle ;
32. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sous les réserves énoncées aux considérants
18, 23 et 28, l'article 1er n'est pas contraire à la Constitution ;
- SUR L'ARTICLE 3 :
33. Considérant que l'article 3 insère après le premier alinéa de l'article 107 de la loi organique du 19
mars 1999 susvisée un alinéa aux termes duquel : " Les dispositions d'une loi du pays peuvent faire
l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité, qui obéit aux règles définies par les articles 23-
1 à 23-12 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil
constitutionnel " ;
34. Considérant qu'en application de l'article 77 de la Constitution qui dispose que " certaines
catégories d'actes de l'assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie pourront être soumises avant
publication au contrôle du Conseil constitutionnel ", l'article 99 de la loi organique du 19 mars 1999
susvisée a défini le domaine des " lois du pays " de la Nouvelle-Calédonie et son article 107 leur a
conféré " force de loi " dans ce domaine ; qu'il s'ensuit que l'article 3 précité est conforme à l'article
61-1 de la Constitution qui prévoit que la question prioritaire de constitutionnalité est applicable aux
dispositions législatives ;
- SUR LES AUTRES DISPOSITIONS :
35. Considérant que l'article 2, qui insère dans le code de justice administrative, le code de
l'organisation judiciaire, le code de procédure pénale et le code des juridictions financières des
dispositions de coordination avec les dispositions de l'article 1er, ne méconnaît aucune exigence
constitutionnelle ;
36. Considérant que l'article 4 prévoit que les modalités d'application de l'article 1er sont fixées dans
les conditions prévues par les articles 55 et 56 de l'ordonnance organique du 7 novembre 1958
susvisée et précise, en outre, que le règlement intérieur du Conseil constitutionnel fixe les règles de
procédure applicables " devant lui " ; que ce renvoi au décret en conseil des ministres, après
consultation du Conseil constitutionnel et avis du Conseil d'État, n'est pas contraire à la Constitution ;
37. Considérant que l'article 5 fixe l'entrée en vigueur de la loi organique le premier jour du troisième
mois suivant celui de sa promulgation ; que la loi organique sera ainsi applicable aux instances en
cours à la date de son entrée en vigueur ; que, toutefois, seules les questions prioritaires de
constitutionnalité présentées à compter de cette date dans un écrit ou un mémoire distinct et motivé
seront recevables ; que cet article ne méconnaît aucune exigence constitutionnelle ;
38. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sous les réserves énoncées aux considérants
18, 23 et 28, la loi organique relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution n'est pas
contraire à la Constitution,
DÉCIDE:

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Article premier.- Sous les réserves énoncées aux considérants 18, 23 et 28, la loi organique relative à
application de l'article 61-1 de la Constitution n'est pas contraire à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 3 décembre 2009, où siégeaient : M. Jean-
Louis DEBRÉ, Président, MM. Guy CANIVET, Jacques CHIRAC, Renaud DENOIX de SAINT
MARC, Olivier DUTHEILLET de LAMOTHE, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, M. Jean-
Louis PEZANT, Mme Dominique SCHNAPPER et M. Pierre STEINMETZ.

5. La Démocratie

La définition que donnait Abraham Lincoln de la démocratie est à la fois classique et


célèbre : « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Derrière cette formule
apparemment simple, la réalité est beaucoup plus complexe, tant sur le plan juridique que sur le
plan politique.
Cette séance permettra, en premier lieu, d'envisager les différentes conceptions ou
« interprétations » de la démocratie (doc. n° 1), montrant en quoi la justification de
l’établissement d’un régime démocratique est étroitement liée à la volonté de garantir
efficacement l'égalité en droit et la liberté, notamment politique (doc. n° 2). A cet égard, le
modèle démocratique est aujourd’hui présenté comme un standard commun européen dont se
réclament les organisations internationales régionales, tels le Conseil de l’Europe et l’Union
européenne. Ainsi, la protection des droits assurée dans le cadre de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (doc. n° 3) est-elle étroitement conditionnée
par la garantie des valeurs d’une société démocratique (doc. n° 4).
Le principe démocratique étant posé, doit en deuxième lieu être évoquée la question des
modalités constitutionnelles retenues pour sa mise en œuvre. La démocratie directe est souvent
présentée comme la forme la plus pure de démocratie, c’est aussi la moins répandue. En effet, les
États ont, dans leur grande majorité, fait le choix, aujourd’hui largement sujet à critiques, de la
démocratie représentative (doc. n° 5). C’est la raison pour laquelle nombre d’États parmi lesquels
la France, tout en retenant le modèle de la démocratie représentative, ont fait une place aux
procédés de démocratie directe (doc. n° 6). Ne se satisfaisant pas de cette solution, de nombreuses
voix s’élèvent pour défendre un modèle que l’on qualifie parfois de démocratie participative
(doc. n° 7) et qui, dans le contexte de la crise des « gilets jaunes », a connu un regain d’actualité.
C’est en vue de faire évoluer les modes de participation des citoyens qu’un projet de loi
constitutionnelle avait été délibéré en Conseil des ministres en 2019, qui n’a finalement pas été
inscrit à l’agenda parlementaire (doc. 8)
En toute hypothèse, on rappellera, en troisième lieu, que l’effectivité de la démocratie est
conditionnée par l’existence de conditions juridiques favorisant le pluralisme des opinions et
l’existence d’une opposition (doc. n° 9), ce qui suppose notamment la libre formation des partis
politiques, l'organisation d'élections selon des modes de scrutin justes, l'information des citoyens,
etc. La révision du 23 juillet 2008 modifie la Constitution de la Vème République afin d’en tenir
compte (doc. n° 6).
De manière générale, ces discussions illustrent un débat de fond sur l’avenir de la
démocratie (doc. n° 10).

Bibliographie:
Outre les indications de la bibliographie générale, on se reportera aux ouvrages et articles
suivants :
- R. ARON, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard « Idées », 1965.
- P. BRAUD, Le suffrage universel contre la démocratie, Paris, PUF 1980.

89
- M.-H. BACQUE et Y. SINTOMER (dir.), La démocratie participative. Histoire et généalogie,
Paris, La Découverte, 2011.
- G. BURDEAU, La démocratie, Paris, Seuil « Points », 1978.
- R. CAPITANT, Démocratie et participation politique dans les institutions françaisesde 1875 à
nos jours, Paris, Bordas, 1972.
- F. CONSTANT, La citoyenneté, Paris, Montchrestien, Clefs, 2ème éd, 2002.
- J.-M. DENQUIN, « Le déclin du référendum sous la Vème République », RDP 1998, p. 1582.
- D. GAXIE, La démocratie représentative, Paris, Montchrestien « Clefs », 2000, 3ème éd.
- K. FIORENTINO, La seconde chambre en France dans l’histoire des institutions et des idées
politiques (1789-1940), Paris, Dalloz « Bibliothèque parlementaire et constitutionnelle », 2008.
- F. HAMON, Le référendum (étude comparative), Paris, LGDJ « Systèmes », 1995.
- H. KELSEN, La démocratie, sa nature, sa valeur, Paris, Sirey, 1929, rééd. Paris, Économica,
1988, rééd. Paris, Dalloz, 2004.
- A.-M. LE POURHIET, B. MATHIEU, F. MELIN-SOUCRAMANIEN, D. ROUSSEAU (dir.),
Représentation et représentativité, Paris, Dalloz « Thèmes et commentaires AFDC », 2008.
- P. MAGNETTE, La citoyenneté, une histoire de l’idée de participation civique, Bruxelles,
Bruylant, 2001.
- B. MATHIEU, M. VERPEAUX (dir.), Responsabilité et démocratie, Paris, Dalloz, « Thèmes
et commentaires – Les cahiers constitutionnels de Paris I », 2008.
- P. ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Le Seuil,
2006.
- G. SARTORI, Théorie de la démocratie, Paris, Armand Colin, 1983.
- M. TROPER, « Justice constitutionnelle et démocratie », RFDC 1990, n° 1.
- G. VEDEL, « Existe-t-il deux conceptions de la démocratie ? », Etudes, janvier 1946,
CCXLVIII-2, pp. 5-33, Pages de doctrine, Paris, LGDJ, 1980, t. 1, pp. 191-212.
- Numéros spéciaux : Pouvoirs, n° 7 sur « Le régime représentatif » et n° 52 sur « La
démocratie ».

Documents reproduits:
Doc. n° 1 : G. BURDEAU, « Les interprétations de la liberté » in La Démocratie, Paris,
Seuil « Points », 1956, p. 15 (extrait).
Doc. n° 2 : C. STARCK, « La théorie de la démocratie constitutionnelle », Mél. Gélard,
Paris, Montchrestien, 2000, p. 87 (extrait).
Doc. n° 3 : Préambule de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales du 4 novembre 1950.
Doc. n° 4 : Cour EDH, Gr. Ch., 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie et al.
c/ Turquie, rec. 1998 I 1 (extrait).
Doc. n° 5 : M. GOUNELLE, « Démocratiser le mandat représentatif », Le Débat 2006,
n° 141, p. 119 (extrait).
Doc. n° 6 : Constitution du 4 octobre 1958 (extraits).
Doc. n° 7 : H. HATZFELD, « De l’autogestion à la démocratie participative : des
contributions pour renouveler la démocratie », in M.-H. BACQUE et
Y. SINTOMER (dir.), La démocratie participative. Histoire et généalogie, Paris,
La Découverte, 2011, p. 51.
Doc. n° 8 : Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, délibéré
en conseil des ministres le 28 août 2019 (extraits).
Doc. n° 9 : M.-C. PONTHOREAU, « L’opposition comme garantie constitutionnelle »,
RDP 2002, p. 1127 (extraits).
Doc. n° 10 : F. HOLLANDE, Discours prononcé dans le cadre du colloque « Refaire la
démocratie », Assemblée nationale, 6 octobre 2016.

90
Doc. n°1 : G. BURDEAU, « Les interprétations de la liberté » in La Démocratie,
Paris, Seuil « Points », 1956, p. 15 (extrait).

Rationnellement et en fait, la démocratie est indissolublement liée à l’idée de liberté. Sa définition


la plus simple et également la plus valable, à savoir : le gouvernement du peuple par le peuple,
n’acquiert son plein sens qu’en considération de ce qu’elle exclut : le pouvoir d’une autorité qui ne
procéderait point du peuple. Ainsi, la démocratie est d’abord un système de gouvernement qui tend
à inclure la liberté dans le rapport politique, c’est-à-dire dans les relations de commandement à
obéissance, inhérentes à toute société politiquement organisée. L’autorité y subsiste sans doute, mais
elle est aménagée de telle sorte que, fondée sur l’adhésion de ceux qui lui sont soumis, elle demeure
compatible avec leur liberté.
Par là même, se trouve établie cette valeur morale de la démocratie qui autorise ses partisans à
affirmer sa supériorité sur les autres formules gouvernementales, puisqu’elle est seule à proposer pour
assise de l’ordre politique la dignité de l’homme libre. Assurément, galvaudée par trop d’usages
méprisables, l’affirmation paraît aujourd’hui sujette à caution. Il ne faut pas oublier cependant qu’elle
fut, durant des siècles, le facteur le plus agissant de rayonnement de l’idée démocratique. Depuis les
canonistes du Moyen Age jusqu’aux philosophes du XVIIIe siècle, un leitmotiv ne cesse de revenir
dans les traités politiques comme dans les pamphlets de circonstance : les rois sont faits pour les
peuples et non les peuples pour les rois. Qu’est-ce à dire, sinon que la personne des gouvernés prime
l’intérêt des gouvernants et que, si l’autorité est nécessaire, elle ne saurait s’imposer sans titre ni
condition ? Et lorsque la déclaration des droits de 1789-1791 pose que « les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droit », n’indique-t-elle pas du même coup et la transcendance de la
liberté et l’obligation pour les institutions politiques de s’en accommoder, quelles que soient les
difficultés qu’elle puisse susciter à l’exercice du pouvoir ?
Il ne suffit pas toutefois d’associer le principe démocratique à l’idée de liberté humaine pour rendre
compte de la signification présente de la démocratie. Il faut aussi s’attacher à la consistance de la
liberté. Il existe en effet, tantôt opposées et tantôt complémentaires, diverses interprétations de la
liberté dont on peut dire que la rivalité est à l’origine aussi bien des controverses théoriques que
suscite la notion de démocratie que du drame historique dans lequel, à son propos, les peuples sont
présentement engagés.
Une première conception de la liberté est celle qui la tient pour équivalente à l’autonomie. Cette
liberté-autonomie se traduit par l’absence de contrainte, par le sentiment d’une indépendance tant
physique que spirituelle. Sans doute, sa qualité varie selon le sens que lui donne l’individu qui en jouit,
selon l’usage qu’il en fait et la responsabilité dont il l’enrichit. Mais toujours cette liberté est une
disponibilité, car elle est la faculté grâce à laquelle l’homme dispose de lui-même. Or, comme cette
autonomie est fragile, les hommes, depuis qu’ils réfléchissent à leur condition, ont songé à la garantir,
sinon contre tous les risques qui la menacent, du moins contre ceux qui naissent de l’existence même
d’une autorité politique. Ainsi est née une autre conception de la liberté que l’on peut appeler la
liberté-participation.
C’est par l’entremise de ses droits politiques que l’individu s’assure la participation à la fonction
gouvernementale. On dit alors que la démocratie est le régime de la liberté politique, parce que
l’autorité y est fondée sur la volonté de ceux qu’elle oblige. Mais pour comprendre le sens de cette
liberté politique - et, par là même, rendre intelligible l’évolution de l’idée démocratique - il est capital
d’observer que, dans sa conception première, la liberté politique n’est pas une fin en soi. Elle n’est
établie que pour garantir l’autonomie des gouvernés. La liberté fondamentale, c’est celle où
s’inscrivent les prérogatives de la nature humaine : disposition de soi, choix des actes, responsabilité.
Par rapport à cette liberté dont le principe réside dans l’essence de l’être humain, la démocratie
n’apparaît que comme un appareil technique, un ensemble de mécanismes protecteurs, une formule
de gouvernement permettant de concilier la liberté de l’homme avec les exigences d’un ordre
politique. Il en résulte que les droits politiques ne constituent pas une fin en eux-mêmes. Leur utilité
est de parer à la déficience des mœurs. « Quand les mœurs se développent dans le sens du progrès »
écrivait un auteur qui fut, en son temps, l’interprète le plus qualifié de la doctrine libérale,
« l’importance des prétendus droits politiques décroît ; c’est un signe certain d’une déviation et d’un

91
recul vers le passé quand ils passent au premier plan des préoccupations de l’esprit public, et tendent
à primer les droits civils ».
Toute l’histoire du lent avènement de l’idée démocratique fait ressortir à la fois l’antériorité
chronologique et la primauté rationnelle de la liberté-autonomie sur la liberté-participation. La
démocratie, comme système de gouvernement, a été précédée par un long effort d’affranchissement
spirituel au cours duquel s’est dégagée la reconnaissance de la liberté foncière de la personne humaine.
Depuis l’essor de la pensée médiévale, chacun des grands mouvements qui ont marqué l’évolution
intellectuelle a eu pour conséquence d’approfondir la conscience que l’homme prenait de sa qualité
d’être libre. Machiavel fraie la voie en délivrant la pensée de la servitude où la maintenaient les
postulats moraux ou religieux. Sans doute, le secrétaire florentin aboutit-il à une magnification de la
tyrannie ; mais comme celle-ci n’a pour fondement que la puissance du fait, l’homme n’est plus
désormais retenu, dans sa recherche de la liberté, que par la résistance de la force, moins paralysante
pour l’esprit que la contrainte des doctrines. La Renaissance et la Réforme poursuivent cette
délivrance. La première installe dans l’histoire la liberté du condottiere, étayée par l’action et le succès ;
la seconde offre à tous ce qui n’était que le privilège de quelques-uns. Elle étend à l’homme en général
la liberté dont, jusqu’alors, les conquérants s’arrogeaient le monopole. A la liberté en actes, brutale et
irresponsable, elle substitue la liberté spirituelle que le chrétien trouve dans sa conscience éclairée par
la parole de Dieu. À cette liberté, l’humanisme chrétien avec Érasme et Thomas Morus, donne son
assise imprescriptible en l’enracinant dans une intelligence et une âme qui ne consentent point à leur
avilissement. Et, presque dans le même moment, Luther place cette liberté intérieure à l’abri des
entreprises des puissances temporelles, tandis que Calvin, en l’associant aux disciplines exigées par
l’ordre social, prouve qu’elle n’est point ce germe d’anarchie que ses adversaires dénonçaient en elle.
A partir de là, les sources de la pensée libérale ne tariront plus. La crise du XVIe siècle peut se solder
par un échec sur le plan des faits. Mais dans le domaine des idées, elle a donné naissance aux deux
grands courants qui se relaieront pour défendre la liberté : le puritanisme et le rationalisme. Avec le
puritanisme, la liberté - une liberté austère, toute morale et encadrée par un pesant conformisme
social - trouvera asile dans les colonies anglaises d’Amérique. Avec le rationalisme, elle gagnera les
esprits et les mœurs dans l’atmosphère de libération qui fut celle du siècle des Lumières.
Si cette offensive de la liberté apparaît bien irrécusable, il faut prendre garde que l’énergie qui l’anime
et l’oriente procède exclusivement de l’autonomie de l’être humain. Les droits qui, progressivement,
se font reconnaître, sont des facultés que l’individu doit à sa nature. L’idée d’aménager le régime
gouvernemental de manière qu’il en conserve la jouissance n’intervient qu’ultérieurement comme la
sanction politique d’une liberté préexistante. Le droit politique d’adosse à la liberté individuelle ; il ne
se justifie que par elle et n’a d’autre objet que d’assurer son épanouissement. La philosophie politique
de la Révolution française repose tout entière sur cette idée d’une subordination de la liberté politique
à la liberté civile ou personnelle de l’individu.
Seulement, le droit de participer à l’exercice du pouvoir comporte un dynamisme qui se concilie
malaisément avec la subordination de la liberté politique à une fin déterminée, si noble et généreux
qu’en soit l’objet. Et, de fait, à partir du moment où les gouvernés se furent rendus maîtres de
l’appareil gouvernemental un mouvement se dessine qui tend, non plus à subordonner le pouvoir à
une liberté préexistante, mais à en faire l’instrument de la création d’une liberté effective.
C’est qu’en effet la généralisation des institutions démocratiques a conduit les gouvernés à réviser
la conception de la liberté sur laquelle elles avaient été primitivement établies. Une nouvelle
interprétation de la liberté se dégage alors dans une opposition complète avec celle qui était
traditionnellement admise. On s’aperçoit que pour l’immense masse des êtres humains, la liberté
conçue comme une qualité inhérente à leur nature n’est qu’une prérogative stérile dès lors qu’ils ne
sont pas à même d’en jouir effectivement. Qu’importe que l’homme soit libre de penser, si
l’expression de son opinion l’expose à un ostracisme social, qu’il soit libre de discuter les conditions
de travail, si sa situation économique l’oblige à se plier à la loi de l’employeur, qu’il soit libre
d’organiser ses loisirs, si le souci du pain quotidien absorbe tout son temps, qu’il soit libre d’épanouir
sa personnalité par la culture et la contemplation d’un univers offert à tous, s’il manque
matériellement du minimum vital ?... Le contraste entre la liberté que la philosophie classique
reconnaît à son essence et la servitude quotidienne où le tient son existence conduisait ainsi à
dénoncer comme une duperie cette liberté prétendument inscrite dans la nature humaine. Le vrai,

92
c’est que la liberté n’est pas une donnée préexistante qu’il s’agit de protéger ; c’est une faculté qu’il
faut conquérir. A la notion de liberté se substitue l’attente d’une libération.
Dans cette perspective nouvelle, tout l’ordre social est remis en cause et, avec lui, le sens de la
démocratie. De régime politique destiné à garantir aux individus la jouissance des libertés qu’ils
possèdent, elle devient une organisation de la puissance gouvernementale en vue de leur assurer
l’exercice des libertés qu’ils n’ont point encore. La démocratie devient un mode de gestion d’un
univers libre. Elle devient l’instrument de création d’un monde qui verra la libération de l’homme.

Doc. n° 2 : C. STARCK, « La théorie de la démocratie constitutionnelle », Mél.


Gélard, Paris, Montchrestien, 2000, p. 87 (extrait).

(…)
L’ensemble des institutions de la démocratie constitutionnelle garantit la liberté dans les limites du
bien commun, ainsi que l’équilibre social dans le cadre de la responsabilité de l’homme. Ces claires et
simples conclusions sont la base de tous les efforts juridiques sérieux pour comprendre les institutions
de la démocratie constitutionnelle et interpréter les normes constitutionnelles correspondantes. La
théorie philosophique de la méthode qui s’applique alors n’est pas une discipline juridique « à
suspension libre », mais un outil du juriste actif dans la démocratie constitutionnelle.

Doc. n° 3 : Préambule de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et


des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.

Les gouvernements signataires, membres du Conseil de l'Europe,


Considérant la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, proclamée par l'Assemblée générale
des Nations Unies le 10 décembre 1948 ;
Considérant que cette déclaration tend à assurer la reconnaissance et l'application universelles et
effectives des droits qui y sont énoncés ;
Considérant que le but du Conseil de l'Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres,
et que l'un des moyens d'atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l'homme
et des libertés fondamentales ;
Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes
de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime
politique véritablement démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un
commun respect des droits de l'homme dont ils se réclament ;
Résolus, en tant que gouvernements d'États européens animés d'un même esprit et possédant un
patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du
droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits
énoncés dans la Déclaration universelle,
Sont convenus de ce qui suit :
(…)
Doc. n° 4 : Cour EDH, Gr. Ch., 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de
Turquie et al. c/ Turquie, rec. 1998 I 1 (extrait).
(…)
45. La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public
européen » (arrêt Loizidou précité, p. 27, § 75).
Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la
Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de
l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement
démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de

93
l’homme d’autre part (arrêt Klass et autres précité, p. 28, § 59). Le même préambule énonce ensuite
que les États européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de
respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les
valeurs sous-jacentes à la Convention (arrêt Soering c/ Irlande du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 35,
§ 88) ; à plusieurs reprises, elle a rappelé que celle-ci était destinée à sauvegarder et promouvoir
les idéaux et valeurs d’une société démocratique (arrêts Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c/ Danemark
du 7 décembre 1976, série A n° 23, p. 27, § 53, et Soering précité, p. 34, § 87).
En outre, les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans
l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ».
La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle
qui peut se réclamer de la « société démocratique ». La démocratie apparaît ainsi comme l’unique
modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle.
De son côté, la Cour a reconnu un certain nombre de dispositions de la Convention comme
caractéristiques de la société démocratique. Ainsi a-t-elle estimé, dans son premier arrêt déjà, que
dans toute « société démocratique au sens du préambule et des autres dispositions de la Convention », la
procédure devant un organe judiciaire devait avoir un caractère contradictoire et public et que ce
principe fondamental se trouvait consacré par l’article 6 de la Convention (arrêt Lawless c/ Irlande
du 14 novembre 1960 (exceptions préliminaires et questions de procédure), série A n° 1, p. 13). Dans un
domaine plus proche de celui dont il s’agit en l’espèce, la Cour a maintes fois rappelé, par exemple,
que la liberté d’expression constituait l’un des fondements essentiels d’une société démocratique,
l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun (voir, parmi
d’autres, l’arrêt Vogt précité, p. 25, § 52), tandis que dans son arrêt Mathieu-Mohin et Clerfayt précité,
elle a relevé l’importance capitale de l’article 3 du Protocole n° 1, cette disposition consacrant un
principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique (p. 22, § 47).
(…)

Doc. n° 5 : M. GOUNELLE, « Démocratiser le mandat représentatif », Le Débat


2006, n° 141, p. 119 (extrait).
(…)
Il faut sans doute partir d’un constat premier, qui est de l’ordre de la terminologie. C’est ainsi qu’à
propos des États politiquement libéraux on parle abondamment de démocratie sans adjectif, alors qu’il
faudrait toujours préciser : démocratie représentative. On sait qu’il s’agit d’une variété de gouvernement
dans laquelle les décisions d’intérêt collectif sont prises par un groupe d’individus désignés sous le
terme générique de représentant, sélectionné au moyen de procédures diverses, dont la plus courante
et la plus légitime est l’élection par le corps des citoyens. Cette démocratie représentative se distingue
en théorie politique de la démocratie directe, variété aujourd’hui mise au rang des utopies en raison
de la taille des États contemporains, laquelle ne permet ni la délibération ni la prise de décision
collectives des citoyens pour les affaires courantes de la cité.
C’est donc clairement la démocratie représentative qui est en cause. Et, au cœur même de celle-ci,
la relation toute particulière qu’elle a historiquement, juridiquement et politiquement tissée entre
gouvernants et gouvernés. Cette relation a un nom : le mandat représentatif. Par ce mandat, les gouvernés
donnent pouvoir aux gouvernants d’agir en leur nom. Le juridisme des pratiques politiques françaises,
bien ancré depuis la révolution de 1789, a conduit à la construction d’une véritable doctrine du
mandat représentatif, dont les caractéristiques principales sont bien connues et déterminantes pour
le fonctionnement du système de gouvernement. Ce mandat représentatif est ainsi un mandat général,
par lequel l’élu est réputé représenter la nation tout entière ; c’est un mandat libre, ce qui signifie que
le représentant est protégé principalement contre les exigences de ses électeurs : ceux-ci ne peuvent
lui attribuer un mandat impératif ; c’est un mandat irrévocable à l’initiative des électeurs, parce qu’il est
présumé être exercé conformément à la volonté de la nation.
Noyau dur des systèmes des démocraties libérales, le mandat représentatif et sa pratique sont
aujourd’hui au cœur de ce que l’on désigne souvent comme la crise de la démocratie : le lien de
confiance qu’il présuppose entre le corps des citoyens et son (ses) représentant(s) est à l’évidence très
distendu. Si l’on tient la démocratie représentative pour une forme politique à sauvegarder, c’est alors

94
bien sur le mandat représentatif qu’il faut faire porter un questionnement approfondi. Et ce, malgré
- ou à cause de - la discrétion, voire l’inexistence du débat public à ce sujet. Le mandat représentatif
est en effet toujours présenté comme une évidence, parce qu’il est au cœur de l’histoire des institutions
du droit public.
On sait la place de Sieyès dans l’épanouissement du concept de régime représentatif et le passé de
ce même concept d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis. On se souvient que la récusation du
mandat impératif qui avait été attribué aux députés envoyés aux États généraux et la proclamation de
la volonté de la nation sont à l’origine de la doctrine du mandat représentatif, placée au centre de
notre droit politique, et ce depuis la Constitution du 3 septembre 1791.
Ce régime représentatif, au sein duquel les actes des assemblées n’ont besoin d’aucune ratification
populaire pour être pleinement valables, n’est pas un régime démocratique. Sieyès et Carré de Malberg
l’écrivaient déjà, au début du XIXe siècle pour l’un, au début du XXe siècle pour l’autre. Il est vrai
qu’il a été fondé, dès l’origine, sur le suffrage censitaire et, souvent aussi, sur le suffrage indirect. On
en connaît les évolutions institutionnelles et politiques : une extension progressive du droit de
suffrage vers le suffrage universel, une institutionnalisation du suffrage direct, largement mais non
exclusivement utilisé, une configuration en petites circonscriptions consolidant un lien étroit entre le
représentant et ses électeurs. Tout cela a contribué au développement d’un sentiment démocratique,
puis abouti au renforcement incontestable de l’influence du corps des citoyens/électeurs sur leurs
représentants.
Cette évolution globale du système politique est opérée dès les années suivant la fin de la Première
Guerre mondiale. On désigne alors cet ensemble institutionnel sous l’appellation de régime semi-
représentatif. A cette époque-là, l’élu est toujours investi d’un mandat représentatif, au sens précisé ci-
dessus. Cependant, dès ce premier après-guerre, les démocraties semi-représentatives européennes
fonctionnent mal et sont menacées, en tant que systèmes politiques, par les régimes populistes
naissants. Le sentiment de défiance à l’encontre du corps des représentants - et notamment des
parlementaires - s’épanouit, avec les conséquences politiques, idéologiques et institutionnelles que
l’on connaît.
Parmi les réflexions les plus éclairantes sur ces problèmes figurent les « Considérations théoriques
sur la question de la combinaison du référendum avec le parlementarisme » de Raymond Carré de
Malberg. Il faut se souvenir que ces « Considérations… » doivent être situées dans le contexte de la
IIIe République finissante. Le débat portait déjà sur la question des institutions et, notamment, sur
une rude critique de ce que l’on appelait la « souveraineté parlementaire ». Les assemblées
représentatives (Chambre des députés et Sénat) étaient alors les organes de décision suprême de la
République, ayant la capacité politique de placer le gouvernement sous leur étroite et quotidienne
dépendance. Sa conclusion catégorique est que la souveraineté du peuple doit prévaloir et que cela
est constitutionnellement possible de l’organiser : « Dès qu’il est constaté que le peuple est mis par la
Constitution en possession de moyens qui lui permettent d’intervenir chaque fois qu’il le désire,
notamment en ce qui concerne la législation, et qui, de plus, lui assurent, s’il intervient, la possibilité
de faire prévaloir sa volonté, cela suffit pour que l’on doive affirmer que la Constitution l’a érigé en
organe suprême, et même qu’elle le traite en souverain ».
Ces analyses magistrales ont influencé toute une génération de juristes de la politique et, dit-on
souvent, Michel Debré, rédacteur capital du projet de texte qui deviendra la Constitution de la Ve
République. On réserve habituellement la dénomination de démocratie semi-directe au type de système
qui s’inspire des « Considérations… » de 1931. Il consiste en un régime parlementaire agrémenté du
référendum d’initiative présidentielle. On peut continuer à utiliser cette terminologie, à condition de
ne pas escamoter une réalité essentielle : la démocratie dite semi-directe est un France un régime politique qui
fonctionne principalement sur la base du mandat représentatif, notamment parce que les référendums sont
rares et largement maîtrisés par l’initiative exclusive du pouvoir exécutif. La plus grande part des
décisions politiques demeure l’œuvre de représentants disposant statutairement de la plus grande
liberté à l’égard de leurs électeurs. C’est ainsi qu’en France la démocratie semi-directe n’est pas autre
chose, telle qu’elle est aujourd’hui organisée, qu’une variante historique de la démocratie
représentative.
Certes, une minuscule avancée de la démocratie semi-directe est à signaler, dans le cadre fixé par
l’article 72-1 alinéa 1 de la Constitution, qui dispose : « Dans les conditions prévues par la loi

95
organique, les projets de délibération ou d’acte relevant de la compétence d’une collectivité territoriale
peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette
collectivité ». Faute de pratique politique sur la longue durée, on ne peut guère connaître aujourd’hui
les véritables conséquences de cette nouvelle habilitation constitutionnelle, dont on fera simplement
remarquer qu’elle ne concerne pas les autorités centrales de l’État.
(…)
Doc. n° 6 : Constitution du 4 octobre 1958 (extraits)

Article 1er :
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant
la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les
croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives,
ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales.
(…)
Article 3 :
La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du
référendum.
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice.
Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours
universel, égal et secret.
Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des
deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques.
Article 4 :
Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage. Ils se forment et exercent
leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la
démocratie.
Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l'article 1 er dans les
conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et
groupements politiques à la vie démocratique de la Nation.

Doc. n° 7 : H. HATZFELD, « De l’autogestion à la démocratie participative : des


contributions pour renouveler la démocratie », in M.-H. BACQUE et
Y. SINTOMER (dir.), La démocratie participative. Histoire et
généalogie, Paris, La Découverte, 2011, p. 51.

La démocratie participative semble occuper dans l’imaginaire de la gauche la place


qu’avait l’autogestion dans les années 1970, par les débats et prises de position qu’elle suscite.
Mais cette similitude apparente interpelle : quels liens entretiennent-elles réellement, par leur
histoire, par les forces qu’elles mobilisent, par les perspectives politiques qu’elles proposent ?
L’éventail des relations entre autogestion et démocratie participative est vaste (…).
Notre objectif est d’abord de restituer, d’un point de vue historique, le sens que
l’autogestion et la démocratie participative avaient dans le contexte de leur élaboration. Elles
évoquent le temps où la centralisation étatique suscitait largement la critique, où le socialisme
inspirait des projets de société, le temps de l’effervescence des luttes ouvrières et urbaines et de
l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, féministes et écologistes.
(…)

96
La notion de démocratie participative résulte de la convergence improbable entre deux
champs d’idées et de pratiques : la participation et les réflexions sur les limites de la démocratie
représentative.
La participation est une notion d’origine économique : elle désigne une vieille tradition
d’association des intérêts privés et publics. Dans les années 1960, le concept et la pratique de la
participation sont développés par le Gaullisme dans un sens politique explicite : la participation
du Capital et du Travail à la gestion de l’économie doit contribuer à sa modernisation ; surtout
elle a pour enjeu de faire contrepoids à l’idéologie de lutte de classes et ainsi de s’opposer à
l’influence du Parti communiste. Après 1968, elle est étendue hors du champ économique et
devient pour le pouvoir la « carotte » censée répondre à la contestation : elle inspire la réforme
de l’Université par Edgar Faure puis divers projets de réforme des institutions. En 1969, la
participation est promue projet de la « nouvelle société » par Jacques Chaban-Delmas, avec la
contribution de Jacques Delors.
L’idée de participation a, dans les années 1950-1960, une influence contradictoire. Elle
attire, notamment des chrétiens de gauche, des syndicalistes du mouvement Reconstruction qui
prépare la mutation de la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) en CFDT,
parce qu’elle semble rendre les lieux de décision plus proches et éviter le recours à la violence.
Mais elle repousse aussi : à droite, il lui est reproché de faire trop de place au social ou d’être une
« chimère » ; à gauche, la crainte de la collaboration des classes, de la compromission avec le
capitalisme domine. Cependant, après l’échec du référendum sur la réforme des institutions en
1959 et la démission du général de Gaulle, l’idée de participation se transfère peu à peu à gauche
en se transformant : elle quitte son acception économique et entre en résonance avec les critiques
de la démocratie représentative.
Par ailleurs, dans les années 1960-1970, la critique des limites de la démocratie
représentative s’amplifie. Elle porte sur les décalages croissants entre représentants et forces
sociales (dites « forces vives »), sur l’excès de centralisation des pouvoirs, sur la
déresponsabilisation des citoyens que provoque le délai d’attente entre élections, tandis que
Pierre Grémion [1977] diagnostique une crise des médiations traditionnelles assurées par les
notables locaux. Se développe ainsi l’idée, dont Pierre Mendès-France se fait notamment le
porteur, que des formes de « démocratie de participation » sont nécessaires. La démocratie
représentative est revendiquée comme un droit pour les citoyens par le Club Jean Moulin (Les
citoyens au pouvoir), mais aussi pour les associations et est alors liée à la nécessité de la
décentralisation. Cependant, les objectifs et les moyens proposés sont très divers : à l’idée que
des formes de participation peuvent contribuer à ressourcer la démocratie et pallier certains
défauts de la démocratie représentative, se mêle la préoccupation de rénover la gestion des
institutions et de prévenir les conflits locaux liés à la destruction des quartiers populaires et au
cadre de vie.
La convergence entre la notion de participation et les critiques des limites de la
démocratie représentative s’effectue à travers trois canaux : l’exigence transversale de
modernisation et d’efficacité accrue des institutions, les expérimentations conduites dans des
municipalités qui accréditent ainsi l’idée de « pouvoir local », l’intérêt que des chrétiens de gauche
portent à une démarche alternative à la lutte de classes.
(…)
A l’époque de l’apogée de l’autogestion, la démocratie participative n’existe pas comme
concept constitué, global. L’élaboration s’effectue sous forme de termes imprécis, devenus
canoniques : information, consultation (sur des projets), concertation. Celles-ci, et en particulier
la concertation, sont fortement contestées par le mouvement associatif qui dénonce la
« participation-bidon » en s’appuyant sur l’expérience de luttes menées contre la destruction de
quartiers populaires. Le vif débat qu’elles suscitent, animé et diffusé notamment par des revues
fait clairement apparaître deux enjeux principaux, mais d’inégal développement.
Un premier enjeu consiste à faire de al participation un outil politique, à lui attribuer la
capacité de remédier aux biais et aux limites de la démocratie représentative. La participation
entre dans la réflexion sur la démocratie comme correctif et complément de la représentation.
Cette conception, diffusée notamment par le club Jean Moulin, reprise par des associations et le

97
Parti socialiste, s’appuie sur l’idée que la mise en œuvre de la participation permet de mobiliser
de façon continue les citoyens entre deux élections, favorise le contrôle sur les élus, et surtout
forme aux responsabilités. Concrètement, la commune et surtout l’association sont définies par
le PS comme des « écoles de citoyenneté » ; elles constituent le sas par lequel de nouveaux
militants entrent au PS. L’enjeu de la participation est ainsi de contribuer à la qualité de la
démocratie représentative en créant de nouvelles médiations entre les citoyens et les élus.
Le second enjeu fait de la participation un outil de contestation du système politique et
social. La participation est alors considérée comme conjoncturelle, liée à une lutte qu’elle sert à
relayer au plan politique. L’exemple de l’Alma-Gare à Roubaix, où une association parvient à
faire réhabiliter le quartier sur la vase d’un projet élaboré avec les habitants, est largement
médiatisé. Cette conception, théorisée notamment par Manuel Castells [1975], repose sur l’idée
que les luttes et en particulier les « luttes urbaines » ne peuvent être représentées, sont « rebelles
à la représentation ». Selon cette conception, la démocratie participative entendue comme
mouvement de lutte et production de contreprojets par les habitants ou usagers, peut et doit
remplacer la démocratie représentative.
Les conceptions actuelles de la démocratie participative s’inscrivent surtout dans le
prolongement du premier enjeu : corriger et compléter la démocratie représentative.
(…)
La représentation s’est constituée en problème politique majeur. La principale différence
avec les années 1970 réside dans le déplacement des questions : elles portent sur le lien entre
représentation et démocratie, entre représentation et conception de la république. Elles se
traduisent par le sentiment d’un décalage de valeurs entre les citoyens et la classe politique. Plus
largement, la question posée est celle des fondements de la représentation : au nom de quoi agit-
on ou parle-t-on ? Le droit reconnu à des particularités (de genre, d’origine ethnique…) de
s’exprimer, s’organiser, revendiquer, s’accompagne d’une diffusion large de l’idée que toute
représentation, toute expression au nom d’une partie de la population est soumise à justification :
justification au nom de la parité hommes/femmes, de la reconnaissance de la diversité sociale,
etc.

Doc. n° 8 : Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie


démocratique, délibéré en conseil des ministres le 28 août 2019
(extraits).
Exposé des motifs
(…)
1. Donner plus de vitalité à notre démocratie par la participation citoyenne
Le constat s’impose. Si les élections doivent demeurer le principe cardinal de notre démocratie, il
n’est plus possible de considérer que la démocratie n’est qu’une suite de rendez-vous, certes
réguliers mais ponctuels, entre les Français et leurs représentants. C’est pourquoi il faut organiser,
sous les formes les plus diverses et à tous les niveaux, des mécanismes de relégitimation ou de
revitalisation démocratique qui permettront – c’est essentiel – de maintenir les mécanismes
classiques de la démocratie représentative tout en répondant à ces aspirations nouvelles.
À cette fin, le projet de révision propose, dans une série de mesures toutes tendues vers cet
objectif, de :
− permettre la mise en œuvre du service national universel afin de renforcer l’engagement de nos
concitoyens les plus jeunes dans la vie de la cité ;
− élargir le champ du référendum de l’article 11 de la Constitution à de nouvelles questions ;
− rénover, dans un titre XI spécifiquement dédié à la participation citoyenne, les conditions de
mise en œuvre du référendum d’initiative partagé (le « RIP ») tout en élargissant son champ ;
− créer, dans ce même titre, une nouvelle institution : le Conseil de la participation citoyenne, qui
viendra remplacer le Conseil économique, social et environnemental. Cette institution

98
démocratique d’une forme inédite sera un lieu de rencontre entre la société civile organisée et les
citoyens, avec des missions nouvelles.
Le projet de loi prévoit, à l’article 34 de la Constitution, que la loi pourra fixer les règles
concernant les sujétions imposées par le service national en leur personne et leurs biens
(article 4). Cette mention est nécessaire pour donner une base constitutionnelle au service
national universel civil que le Gouvernement entend créer, puisque le texte actuel de la
Constitution ne rend possible de telles sujétions que pour celles relevant de la défense nationale,
alors que le Gouvernement entend créer un service national universel, civil, avec pour objectifs
d’affirmer les valeurs de la République pour renforcer la cohésion sociale et nationale, de susciter
une culture de l’engagement et de permettre, à notre jeunesse, de mieux prendre conscience
des grands enjeux sociaux et sociétaux.
Le projet de loi étend le champ du référendum prévu à l’article 11 de la Constitution (article 2).
Le recours à ce mode de consultation est devenu rare en raison des enjeux très politiques qui se
sont attachés à son usage. Mais donner la parole aux citoyens pour trancher de grandes questions
est un acte démocratique fort. C’est pourquoi il est proposé d’étendre le champ, déjà élargi
en 1995 et en 2008, à deux objets importants : l’organisation des pouvoirs publics territoriaux, la
mention actuelle de « pouvoirs publics » laissant entendre que seuls ceux relevant du niveau
national pourraient être concernés ; les questions de société qui avaient été écartées lors des débats
parlementaires de 1995. Les « questions de société » n’incluent pas les matières fiscale et pénale,
qui, eu égard à leur nature particulière et à notre tradition constitutionnelle, resteront ainsi du
ressort de la démocratie représentative. Ainsi, le Président de la République pourra, sur
proposition du Gouvernement ou conjointement des deux assemblées, soumettre à l’avenir à
référendum des projets de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics territoriaux et les
questions de société.
Il est également prévu de rénover en profondeur le mécanisme du référendum d’initiative
partagée. En cela, le projet de loi répond à la demande, formulée lors du grand débat, de renforcer
l’initiative citoyenne sans rompre avec la démocratie représentative. Introduite en 2008 à
l’article 11, la procédure du RIP trouvera désormais sa place dans le nouveau titre XI de la
Constitution intitulé « De la participation citoyenne », où elle figurera à l’article 69.
Trois modifications profondes sont apportées à la procédure (article 9).
La première porte sur le champ de cette procédure. Il sera calqué sur celui de l’article 11 et, par
conséquent, également élargi aux questions de société et à l’organisation des pouvoirs publics
territoriaux.
La deuxième est relative aux seuils. Dans le dispositif actuel, l’initiative qui permet de
soumettre in fine un texte au référendum, faute d’examen par les deux assemblées parlementaires,
doit prendre la forme d’une proposition de loi déposée par un cinquième des parlementaires
(soit 185 aujourd’hui), soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales (soit
plus de 4,7 millions de personnes). Afin de rendre plus simple la mise en action de cette
procédure, il est proposé d’abaisser ces seuils à un dixième de parlementaires et un million
d’électeurs.
La troisième porte sur l’initiative elle-même. Alors qu’aujourd’hui elle ne peut être engagée que
par les parlementaires qui doivent, ensuite, recueillir le soutien des électeurs, le Président de la
République a souhaité que l’inverse soit également possible. Les citoyens pourront donc prendre
l’initiative de présenter une proposition de texte de loi qui devra ensuite recevoir le soutien des
parlementaires. La loi organique précisera les conditions de présentation de cette proposition et
déterminera les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôlera le respect des
dispositions du premier alinéa de l’article 69.
Enfin, parallèlement à ces évolutions importantes qui rendront le recours au référendum
d’initiative partagée plus simple, il est prévu d’introduire une disposition plus claire permettant
d’éviter que cette procédure ne soit utilisée pour organiser une forme de voie d’appel populaire
des délibérations parlementaires. La participation citoyenne doit en effet constituer un outil
démocratique pour mettre à l’agenda politique des questions qui touchent les Français.
Elle ne doit pas apparaître comme un mode de déstabilisation des institutions représentatives ou
un moyen d’en contester constamment les décisions. C’est la raison pour laquelle il est prévu que

99
la proposition de texte de loi soumise à cette procédure ne peut avoir ni pour objet l’abrogation
d’une disposition législative promulguée depuis moins de trois ans (et non un an
comme aujourd’hui), ni porter sur le même objet qu’une disposition introduite au cours de la
législature et en cours d’examen au Parlement ou définitivement adoptée par ce dernier et non
encore promulguée.
Dans le même temps, il est également proposé, dans ce même article 69, d’interdire au Parlement
d’adopter, durant la même législature, une disposition ayant un objet contraire à une loi adoptée
par référendum sur la base d’une initiative partagée. De la sorte, la volonté ainsi exprimée par les
citoyens est respectée.
À l’article 60 de la Constitution, il est procédé à une coordination des dispositions qui prévoient
aujourd’hui que le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum afin
d’y ajouter la référence au nouvel article 69 portant sur le référendum d’initiative partagée. Il en
est de même à l’article 61 de la Constitution qui dispose que les propositions de texte de loi
soumises à cette procédure sont nécessairement soumises au préalable au Conseil constitutionnel
afin qu’il se prononce sur leur conformité à la Constitution (article 6).
Le nouveau titre XI de la Constitution instituera également une nouvelle assemblée
constitutionnelle : le Conseil de la participation citoyenne. À cette fin, l’article 9 du projet de
révision modifie les articles 70 et 71, et introduit les articles 70-1 et 70-2.
Le Conseil de la participation citoyenne se substituera au Conseil économique, social
et environnemental. Il sera toujours composé de représentants de la société civile organisée, dans
un cadre redéfini en raison de la diminution du nombre de ses membres désormais fixé au plus
à cent-cinquante-cinq (article 70 de la Constitution).
Trois fonctions seront assignées au Conseil.
En application de l’article 70-1 de la Constitution, il aura d’abord pour mission d’organiser les
consultations publiques nécessaires pour éclairer les pouvoirs publics sur les enjeux, en particulier
économiques, sociaux et environnementaux, et les conséquences à long terme de leurs décisions.
Un tel regard, s’appuyant aussi sur un réseau d’experts, est crucial pour mesurer les effets de nos
décisions sur les générations qui nous succéderont. Le Conseil pourra ainsi, à son initiative ou à
celle du Gouvernement, réunir des conventions de citoyens tirés au sort, comme l’a souhaité le
Président de la République, à titre de préfiguration, sur la transition écologique, au sortir du grand
débat. D’autres modes de consultation seront également possibles selon la nature de la question
posée.
Par ailleurs, il assurera la participation du public au processus d’élaboration des projets
d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national. La loi organique fixera les cas et les
conditions dans lesquels le Conseil de la participation citoyenne interviendra. Le Conseil pourra
ainsi développer une expertise interne afin d’organiser le débat public sur des projets importants
pour nos concitoyens.
L’article 70-2 prévoit que le Conseil de la participation citoyenne aura aussi vocation à recueillir
et traiter les pétitions en leur offrant un débouché parlementaire. Ces pétitions pourront prendre
une forme numérique. Le nombre de signataires nécessaires pour qu’elles soient analysées et
discutées par le Conseil sera fixé par la loi organique. Rappelons que le Conseil économique,
social et environnemental peut déjà aujourd’hui être saisi de pétitions signées par 500 000
personnes, mais la procédure est si lourde – elle exige de passer par le papier – qu’elle n’est pas
mise en œuvre. Le Conseil proposera d’y donner les suites qu’il jugera utiles. Afin que ces
pétitions et les préconisations du Conseil ne restent pas sans suite, l’Assemblée nationale et le
Sénat en seront saisis conformément aux modalités prévues par la loi organique. Selon les cas, les
assemblées parlementaires pourront organiser des débats en commission, en séance, voire
déposer des propositions de loi pour donner réponse à ces initiatives citoyennes.
Enfin, en application de l’article 71, le Conseil de la participation citoyenne sera désormais saisi
de tous les projets de loi à caractère économique, social et environnemental. Pour que cet avis sur
ces projets de loi puisse être pleinement utile, il sera donné avant l’avis du Conseil d’État et la
délibération en Conseil des ministres. Le Conseil pourra également être consulté, comme
aujourd’hui, sur d’autres types de textes (projets de loi de finances, de financement de la sécurité

100
sociale, de programmation des finances publiques, projets de loi pris en application des articles 38,
53, 73, 74-1 de la Constitution,…). Cette consultation sera également possible sur les propositions
de loi mais, dorénavant, à la seule initiative des assemblées et non plus à la demande du
Gouvernement. Une loi organique déterminera les conditions – et en particulier les délais – dans
lesquels il sera procédé à ces consultations. Celles-ci devront permettre de supprimer toutes celles,
trop nombreuses, qui existent et qui, en l’absence de cohérence d’ensemble, alourdissent et
rendent souvent peu lisibles les procédures d’élaboration des textes.
Cette revitalisation de la démocratie par la participation citoyenne viendra se conjuguer avec la
volonté de reconnaître plus de libertés et, ce faisant, de responsabilités aux collectivités
territoriales. Il s’agit là du deuxième axe de ce projet de révision.
(…)
Projet de loi constitutionnelle
Article 2
L’article 11 de la Constitution est ainsi rédigé :
« Art. 11. ‒ Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée
des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut
soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics
nationaux ou territoriaux, ou sur des réformes relatives aux questions de société ou à la politique
économique, sociale ou environnementale de la Nation et aux services publics qui y concourent,
ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait
des incidences sur le fonctionnement des institutions.
« Lorsque le référendum est organisé sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant
chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d’un débat.
« Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet de loi, le Président de la République
promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la
consultation. »
(…)
Article 9
Le titre XI de la Constitution est ainsi rédigé :
« TITRE XI
« DE LA PARTICIPATION CITOYENNE
« Art. 69. – Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa de l’article 11 peut
être organisé à l’initiative d’un dixième des membres du Parlement et d’un million d’électeurs
inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d’une proposition de texte de loi.
La proposition ne peut ni avoir pour effet l’abrogation d’une disposition législative promulguée
depuis moins de trois ans, ni porter sur le même objet qu’une disposition introduite au cours de
la législature et en cours d’examen au Parlement ou définitivement adoptée par ce dernier et non
encore promulguée.
« La loi organique fixe les règles de présentation de la proposition de texte de loi et détermine les
conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôle le respect des dispositions du
premier alinéa.
« Si la proposition de texte de loi n’a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé
par la loi organique, le Président de la République la soumet au référendum.
« Lorsque la proposition de texte de loi n’est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle
proposition de référendum portant sur le même objet ne peut être présentée avant l’expiration
d’un délai de deux ans suivant la date du scrutin.
« Lorsque le référendum a conclu à l’adoption de la proposition de texte de loi, le Président de la
République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la
consultation. Aucune disposition ayant un objet contraire à cette loi ne peut être adoptée par le
Parlement au cours de la même législature.

101
« Art. 70. – Le Conseil de la participation citoyenne est composé de représentants de la société
civile dont le nombre ne peut excéder cent-cinquante-cinq.
« La loi organique fixe la composition du Conseil de la participation citoyenne, le nombre de ses
membres et ses règles de fonctionnement.
« Art. 70-1. – Le Conseil de la participation citoyenne organise la consultation du public afin de
lui permettre d’éclairer le Gouvernement et le Parlement sur les enjeux, en particulier
économiques, sociaux et environnementaux, des décisions des pouvoirs publics et sur leurs
conséquences à long terme. À cette fin, sur son initiative ou celle du Gouvernement, il peut réunir
des conventions de citoyens tirés au sort, dans des conditions fixées par la loi organique.
« Le Conseil de la participation citoyenne assure la participation du public au processus
d’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national, dans des conditions
fixées par la loi organique.
« Art. 70-2. – Le Conseil de la participation citoyenne est saisi des pétitions dans les conditions
fixées par la loi organique. Il fait connaître au Gouvernement et au Parlement les suites qu’il
propose d’y donner. La loi organique détermine les conditions dans lesquelles ces pétitions et les
suites que le Conseil propose d’y donner sont examinées au sein des assemblées parlementaires.
« Art. 71. – Sauf en cas d’urgence, le Conseil de la participation citoyenne est consulté sur les
projets de loi ayant un objet économique, social ou environnemental.
« Il peut être consulté par le Gouvernement sur les projets de loi de finances, les projets de loi de
financement de la sécurité sociale, les projets de loi de programmation définissant les orientations
pluriannuelles des finances publiques, les projets de loi pris en application des articles 38, 53, 72-
5, 73 ou 74-1, ou tout autre projet de loi, d’ordonnance ou de décret.
« Il peut être consulté par les assemblées parlementaires sur les propositions de loi.
« Dans les cas prévus aux alinéas précédents, le Conseil de la participation citoyenne est consulté
avant l’examen du texte par le Conseil d’État.
« Le Conseil de la participation citoyenne peut désigner un de ses membres pour exposer devant
les assemblées parlementaires son avis sur les projets ou propositions qui lui ont été soumis.
« Il peut être consulté par le Gouvernement et le Parlement sur toute question à caractère
économique, social ou environnemental.
« La loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »
Article 10
L’article 72 de la Constitution est ainsi modifié :
1° Le deuxième alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions
essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, la loi
peut prévoir que certaines collectivités territoriales exercent des compétences, en nombre limité,
dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie. » ;
2° Le quatrième alinéa est remplacé par les dispositions suivantes :
« Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions
essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les
collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement
l’a prévu, déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui
régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation autorisée
dans les mêmes conditions. »
(…)

102
Doc. n° 9 : M.-C. PONTHOREAU, « L’opposition comme garantie
constitutionnelle », RDP 2002, p. 1127 (extraits).
(…)
VI. L’OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE
L’opposition constitutionnelle, c’est-à-dire l’opposition comme garantie
constitutionnelle, est avant tout une fonction nécessaire à la préservation de la démocratie
constitutionnelle. C’est d’abord une fonction de limitation et de contrôle du pouvoir. A la
différence des autres contre-pouvoirs qui assument eux aussi cette fonction, l’opposition
parlementaire (ou politique de manière plus générale dans les régimes démocratiques non
parlementaires) peut en plus constituer l’alternative. D’un côté, la majorité a le devoir d’accepter
la minorité et donc de reconnaître le droit de s’opposer. De l’autre, l’opposition a aussi le devoir
de se faire accepter et donc d’être reconnue. Elle est responsable car elle a conscience de ne pas
être reléguée pour un temps indéterminé dans un simple rôle de contestation. Elle a une chance
d’être un jour la majorité qui gouverne car elle incarne l’alternative. Elle est donc prête à assumer
ses devoirs et, en particulier, à jouer loyalement son rôle de critique du gouvernement sans
contester les « règles du jeu ».
L’objet de la théorie constitutionnelle doit être celui de rappeler en tout premier lieu le
caractère vital de la fonction d’opposition pour tout régime politique. Ce caractère vital est
certainement acquis comme une évidence dont on ne discute plus dans un régime démocratique.
A l’issue d’une expérience autoritaire, en revanche, le besoin est ressenti de l’affirmer et de la
consacrer. Le droit d’opposition est ainsi reconnu par la Constitution au Portugal (art. 117 al. 2
et 228 i) et les nouvelles constitutions des pays d’Europe de l’Est accordent une place importante
aux partis politiques.
Cependant, reste le problème de la conciliation entre la majorité (le droit de gouverner)
et la minorité (le droit de faire opposition). Pourquoi ? G. Ferrero l’explique de manière
lumineuse : « Pouvoir et opposition, c’est un dualisme ; or, tout dualisme tend à se modeler sur
le souple ennemi qui, inconciliable, éternellement en lutte, domine toute la vie, le bien et le mal ;
à provoquer des luttes, dans lesquelles chaque force se considère la force ennemie comme le
mal. Le dualisme aboutit alors à la haine, au mépris, à l’impossibilité de se comprendre, à la
nécessité de s’entredétruire – seule issue du conflit. Mais un État, quel qu’il soit, ne devient
pleinement légitime que s’il réussit à gagner tous ses sujets par un attachement […]. En somme,
la démocratie est soumise à la même loi vitale que la monarchie : ou bien elle est une unité, ou
bien elle n’est pas ». Et de formuler le problème constitutionnel fondamental : « comment
concilier l’unité avec le dualisme du pouvoir et de l’opposition ? ». Cette conciliation ne peut se
faire qu’au moment de la délibération, mais encore faut-il que certaines conditions soient
remplies de sorte que la majorité et l’opposition soient « les deux organes solidaires de l’unique
volonté générale ». Il faut, d’une part, une majorité réelle qui renonce à se servir du pouvoir pour
s’y installer et, d’autre part, une opposition loyale. »
(…)
IX. L’OPPOSITION ANTICONSTITUTIONNELLE
A côté de l’opposition loyale, le régime démocratique peut connaître une opposition
d’ordre structurel qui remet en cause les institutions et ses principes fondateurs. Autrement dit,
une opposition au régime. Elle est d’un premier abord l’antithèse d’une opposition politique
responsable et respectée. Un effort de définition doit être de nouveau consenti pour cerner cette
notion et il doit être d’autant plus consenti que si la définition a été dans la passé « facilitée » par
les formes antithétiques que cette opposition a prises, ceci est nettement moins évident
aujourd’hui alors que certaines formations politiques protestataires intègrent les institutions.
Dans sa forme la plus radicale, son objectif est la destruction de l’État et son arme, la
violence. Toujours condamnable, moralement et politiquement, la violence n’a aucune légitimité
en régime démocratique dès lors que le droit de s’opposer est reconnu et garanti, en particulier,
grâce à des élections libres. Les minorités nationales s’estimant sous le joug d’une culture

103
majoritaire pratiquent souvent la violence terroriste. Entre autres, les exemples basques et
irlandais en témoignent aujourd’hui.
Mais, il faut sans aucun doute distinguer entre la destruction de l’État et la contestation
de sa structure. On peut s’appuyer sur deux arrêts récents de la Cour européenne des droits de
l’homme : cette dernière n’a pas admis que les principes constitutionnels invoqués (principes et
structures actuels de l’État turc) par le gouvernement turc puissent justifier l’interdiction des
partis socialiste et communiste qui les contestent dès lors qu’ils le font en suivant une démarche
parfaitement démocratique. Le fait qu’un « projet politique passe pour incompatible avec les
principes et les structures actuels de l’État turc » précise la Cour, en visant le projet du parti
socialiste soutenant l’établissement d’un système fédéral dans lequel les Turcs et les Kurdes
coexisteraient sur un pied d’égalité, « ne le rend pas contraire aux règles démocratiques. Il est de
l’essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques
divers, même ceux qui remettent en cause le mode actuel d’un État, pourvu qu’ils ne visent pas
à porter atteinte à la démocratie elle-même ». La solution aurait été différente si les partis
politiques visés avaient fait usage de la violence pour contester l’actuelle organisation étatique et
soutenir une forme fédérale. D’où la conclusion d’un auteur commentant la décision : « un parti
politique est légitime, au nom de la CEDH, à promouvoir un programme autonomiste et même
séparatiste : la contestation, voire la destruction, des structures étatiques existantes constituent
des objectifs parfaitement louables ».
Cette jurisprudence appelle plusieurs remarques dès lors qu’elle atteste d’un glissement
de définition des partis anticonstitutionnels. Cela tient d’abord à la démocratie libérale renforcée
à la fois par un enracinement de certaines valeurs, notamment la protection des droits de
l’homme et des droits de minorités, et par son expansion facilitée par la quasi-absence de contre-
modèle depuis la chute du mur de Berlin. L’interdiction des partis politiques au nom de la
protection de « l’ordre constitutionnel libéral et démocratique » se pose toujours dans les mêmes
termes, mais les « ennemis de la démocratie » ont changé. Les idéologies totalement
contradictoires avec la démocratie libérale – le communisme version marxiste-léniniste, le
nazisme et le fascisme – se sont effacées. Les partis constituaient l’expression de clivages
historiques, dont celui de classe a été le plus puissant. Subissant les transformations engendrées
en particulier par la mondialisation, les grands partis sont privés d’une base sociale homogène et
peinent à assurer leur tâche de représentation. Le brouillage progressif des clivages traditionnels
conduit à abandonner la vision de la lutte politique en termes de positions antagonistes entre la
droite et la gauche. Le populisme, indéfinissable par un contenu idéologique spécifique et
homogène, atteste des mutations en cours. Jusqu’au début des années 80, les systèmes partisans
européens n’avaient quasiment plus de traces des partis d’extrême droite et les formes résiduelles
persistantes se sont transformées (par exemple, en Italie, le MSI est devenu Alleanza Nazionale
en 1995) à tel point que « l’extrême droite classique, c’est-à-dire néofasciste, n’existe
pratiquement plus ». Les vieux antagonismes au communisme ne sont plus le terrain privilégié
de ces nouvelles droites. Elles exploitent plutôt l’antiparlementarisme ou, de manière plus large,
l’anti-establishment. Mais, parmi les partis concernés, certains sans reposer sur des statuts spéciaux
prônant la supériorité d’une race tiennent, toutefois, par la voix de leurs chefs des discours visant
à encourager la discrimination ou la haine raciste. Le problème a été soulevé à l’égard du Front
national en France et du Fpö autrichien en Europe. L’interdiction – ou la mise au ban des
institutions européennes – met en jeu la confiance accordée aux institutions démocratiques afin
d’absorber les forces hostiles à leurs valeurs. Si le régime d’interdiction des partis politiques paraît
de nature antilibérale, « la démocratie doit-elle [cependant] accepter le risque de sa propre
disparition ? ».
Comme le souligne justement Patrick Wachsmann, la réponse est loin d’être évidente.
La légitimité des actions contre les formations utilisant la violence comme moyen de la lutte
politique est, néanmoins, indiscutable et ces actions appellent le soutien de toutes les forces
démocratiques. Aujourd’hui, le recours à la violence constitue la ligne de partage. Ce n’est pas
une frontière infranchissable dans un sens comme dans l’autre et, surtout, un parti peut
entretenir l’ambiguïté sur ses intentions. Ce qui n’est pas nouveau. Le PCF, pendant longtemps,
a joué sur les deux registres : « par sa finalité son opposition [était] une opposition au régime ;
par sa tactique, c’[était] une opposition dans le régime ». Devenu un parti de gouvernement, la

104
fonction tribunitienne qu’il a assumée longuement, est désormais prise en charge aussi bien par
les partis d’extrême droite que d’extrême gauche.
Bien que soulevées en des termes radicaux (sur lesquels on peut porter un jugement
politique négatif), les questions portant sur l’immigration et les problèmes connexes de sécurité
ou/et de cohésion de la communauté nationale ou encore sur le poids des multinationales dans
la vie économique et sociale nationale (licenciements massifs alors que les entreprises engrangent
des bénéfices) ne sont pas sans fondement. L’utilité politique de telles forces ne doit pas être
sous-estimée car, en obligeant les partis traditionnels à prendre position, elles participent à rendre
effective la dynamique agonistique. Cela suppose, toutefois, des partis ayant une « culture de
gouvernement » et prêts à servir le bien commun. L’intégration des partis nationalistes, en
particulier au sein d’une coalition gouvernementale, démontre à la fois la capacité des institutions
démocratiques à absorber ces forces et leurs propres capacités à modifier les règles du jeu
majoritaire : « aptes à y [l’échelon national] jouer un rôle, éventuellement déterminant, leurs
objectifs ne sont pas nationaux et leurs rapports avec les partis nationaux rentrent difficilement
dans le cadre traditionnel des règles de fonctionnement des coalitions ». Leur pouvoir de
chantage est d’autant plus grand s’ils ont la majorité sur le plan local en contrôlant, par exemple,
une région ou des grandes villes. On touche ici au problème de la minorité de la majorité d’une
coalition gouvernementale qui pèse plus que ce qu’elle représente électoralement : bien que
constitutionnelle, elle est irresponsable dans le sens où elle sait qu’elle n’a aucune chance de
pouvoir gouverner seule un jour et profite de cette position avantageuse de « parti charnière »
en utilisant son pouvoir de veto (sans elle, aucun gouvernement n’est possible) ou son pouvoir
de destruction (son retrait du gouvernement entraîne sa chute).

Doc. n° 10 : F. HOLLANDE, Discours prononcé dans le cadre du colloque


« Refaire la démocratie », Assemblée nationale, 6 octobre 2016.

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,


Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les universitaires,
Mesdames et Messieurs,
« Refaire la démocratie », quel programme ! Le titre-même de votre colloque, qui vient après votre
rapport, nous dit tout l’enjeu et toute l’urgence.
La démocratie, dont on pensait il n’y pas si longtemps encore que son progrès était irréversible,
qu’elle était là pour des générations et des générations, qui s’en empareraient nécessairement, qui était
comme une évidence, apparaît aujourd’hui fragilisée, bouleversée, bousculée, en tout cas contestée.
Ce n’est plus son progrès, mais son procès que l’on dresse.
C’est vrai en France. C’est vrai partout en Europe. C’est vrai aux États-Unis, où se prépare une
élection présidentielle dont on sait d’avance que les conséquences ne seront pas qu’américaines.
C’est-à-dire que cette crise surgit dans les Nations mêmes où la conception moderne de la démocratie
s’est inventée. Elle semblait, cette démocratie, avoir triomphé de tout et notamment des
totalitarismes. Elle paraissait promise, par la force de l’exemple, à un déploiement aussi universel
qu’irréversible.
Mais voilà, depuis déjà plusieurs années, pour ne pas dire plusieurs décennies, une crise sourde, larvée,
s’est installée. Elle s’est exacerbée avec des critiques portées sur les résultats-même de la démocratie
et une contestation de ses formes d’action et d’exercice.
Monsieur le Président, vous en avez relevé les symptômes. D’abord, l’abstention, qui atteint des
niveaux élevés et qui n’est pas un silence, qui est un bruit assourdissant lors de chaque élection
intermédiaire.
Ensuite, des élus qui sont jugés toujours plus loin des citoyens, alors même qu’ils ne cessent d’agir
en proximité. Des partis traditionnels, mais j’allais dire tous les partis, qui sont débordés par des
formes d’expression politique nouvelles.

105
Plus grave encore, les démocraties paraissent impuissantes – c’est là que vient le procès – face à la
mondialisation, face aux crises, face à tout ce qui fait désordre.
L’impatience gagne des citoyens de plus en plus nombreux, face à des procédures trop lentes, trop
lourdes, trop illisibles.
A cette indifférence civique, à cette impatience, à cette impuissance, s’ajoute aussi la violence qui
trouve également sa justification faute de pouvoir aboutir à son débouché.
Quand on dresse ce constat, quand on regarde ce contexte, nulle surprise que les partis extrémistes,
partout en Europe et même plus loin que notre continent, se nourrissent de cette défiance. Au point
d’ailleurs de prétendre désormais exercer, sérieusement, à leur tour, le pouvoir, avec tous ses attributs.
L’extrémisme, le populisme ne sont plus des formes de contestation à la marge, ne sont plus des
expressions de colère. Ils deviennent des revendications de pouvoir. Avec toutes les apparences de
la démocratie.
Je comprends qu’un débat s’installe sur nos institutions et sur la démocratie. Ce débat est
indispensable. Vous avez eu raison de l’ouvrir.
C’est d’ailleurs l’essence-même de la démocratie que de permettre qu’on la critique, qu’on la revisite.
Mais prenons garde que d’une mise en cause de ses manquements – ils existent – on en vienne à en
saper ses fondements. Or, ils sont moins solides qu’il n’y parait.
C’est à force de vouloir une autre démocratie, que l’on prend le risque, au bout du compte, de finir
par avoir autre chose que la démocratie.
C’est l’une des faces du sujet mais il y en a une autre, plus positive. C’est dans ce mouvement qui se
lève, depuis plusieurs années, pour contester le fonctionnement des institutions, pour dénoncer des
pratiques, des usages, celles et ceux de la vie politique, et aussi pour mettre en évidence des
inadaptations de nos règles par rapport à ce qu’est aujourd’hui le monde et la société.
Il y a donc une aspiration qu’il faut entendre et qu’il faut surtout traduire. Cette aspiration, c’est la
revendication des citoyens à plus de participation à la décision, à plus de contrôle des politiques
publiques et aussi à plus d’élaboration collective, y compris dans la confection de la loi.
C’est de considérer que le suffrage universel n’est pas le seul moyen de faire entendre sa voix et qu’il
y en a d’autres tout au long du processus de construction des politiques ou d’élaboration des règles
collectives.
Cela vaut aussi au plan local, mais la démocratie locale, même si elle s’est revivifiée, ne suffit pas à
éteindre ce qu’est ce besoin irrépressible de pouvoir dire son mot, surtout dans le contexte de la
numérisation, où chaque opinion en vaut une autre.
Les interrogations concernant le fonctionnement de nos institutions – je parle devant des historiens
– ne sont pas nouvelles. A chaque mandat présidentiel ou presque a correspondu une commission
chargée de faire des propositions, généralement en fin de mandat. J’avais préféré le faire au début
mais je n’ai pas pu mettre en œuvre tout ce que, notamment, la Commission Jospin avait pu proposer.
Néanmoins je serais injuste, car de nombreuses réformes ont été conduites, depuis quinze ans, pour
mettre en œuvre ces réflexions, ces conclusions de groupes de travail ou de commissions.
Je pense au passage au quinquennat, qui était venu aussi d’une réflexion collective, c’était en 2000. Je
pense à la révision constitutionnelle de 2008, avec le partage de l’ordre du jour des Assemblées, la
création du Défenseur des droits et l’introduction de la QPC, qui a changé – c’est vrai –
l’organisation-même de notre justice au plus haut niveau, puisqu’il est fait un contrôle de la
conformité à la Constitution des lois qui ont déjà été votées.
Les propositions, c’est vrai, abondent en ce moment. Ce doit être la période et je ne me plains pas
de cette imagination. Néanmoins, une imagination qui est souvent une répétition.
Certains invoquent une VIe République avec la suppression du poste de Premier ministre ou, au
contraire la diminution des prérogatives du Président de la République. D’autres mettent dans la VIe
République un régime parlementaire. Il en est qui se concentrent uniquement sur le changement du
mode de scrutin, pensant qu’il est la clé de tout. Il est vrai qu’en 1958, le scrutin majoritaire a eu des
effets finalement encore plus efficaces pour le parlementarisme rationalisé, que tel ou tel article de la
Constitution.
Alors, vous m’y avez invité, Monsieur le Président, je vais vous livrer mon expérience.

106
J’ai longtemps été député. J’ai été élu local. Mais je suis Président de la République depuis maintenant
près de quatre ans et demi. J’en tire plusieurs conclusions.
D’abord, nos institutions sont solides et adaptées aux circonstances. Nul ne sait exactement les
circonstances qui vont être celles d’un mandat présidentiel. Mes prédécesseurs en ont connu
beaucoup qui ont fait que celui qui a voulu la Ve République et en a été le premier président, a pu
tirer de ces conditions un certain nombre – lui aussi – de conclusions.
Mais ces institutions m’ont permis de faire des choix dans des moments extrêmement importants de
la vie de notre pays :
- face aux actes terroristes qui ont pu frapper notre pays et qui le menacent encore, parler avec
autorité, autant qu’il est possible,
- au Conseil européen, lorsqu’il a fallu, par exemple – toujours en une nuit – décider du sort de la
Grèce ou, plus tard,
- dans un autre lieu, une conférence à Paris, décider de l’Accord de Paris sur le climat, sans avoir un
mandat autre que celui du peuple français.
Face aux dangers extérieurs – nul ne va considérer qu’ils ne sont pas là – face aux menaces internes,
la Ve République donne au chef de l’État les moyens d’agir quand l’essentiel est en jeu pour la liberté,
pour la souveraineté et pour la sécurité.
J’ai eu conscience, dans les moments que j’ai pu traverser, que notre pays disposait d’un atout
institutionnel dont il serait bien périlleux de vouloir se priver dans le contexte que je viens de décrire,
et qui nous différencie de beaucoup de pays. Non pas tant parce que ce serait des régimes
parlementaires – certains sont des régimes présidentiels –, mais parce que la Ve République, par le
domaine réservé sans doute, par un certain nombre de prérogatives, a donné au chef de l’État les
moyens d’agir vite. Or, tout l’enjeu aujourd’hui – j’y reviendrai – c’est d’agir vite.
Si j’avais à donner – finalement, c’est mon rôle – un conseil à tous ceux qui veulent être mes
successeurs, même s’il n’y en aura qu’un, peut-être, mais un jour, même s’il y en a qui ont déjà – un
– exercé cette fonction, si j’ai un conseil à donner et je le fais avec l’expérience qui est la mienne, mais
sans vouloir interférer dans les choix, c’est de bien comprendre que ce qui est regardé comme une
prérogative du chef de l’État est en fait une garantie pour les Français, est en réalité une sécurité pour
tous et donne à notre pays, la France, une possibilité d’agir, quand beaucoup de pays ne le peuvent
pas. Et pas simplement parce qu’ils n’auraient pas la puissance.
Lorsqu’il y a eu cette crise grave, plus inhumaine encore, qui a été l’utilisation des armes chimiques
par le régime de Bachar El-Assad – c’était en août 2013 – le Premier ministre britannique a décidé
de convoquer son Parlement, en l’occurrence la Chambre des Communes, pour savoir s’il était
concevable d’imaginer une intervention. Il n’a pas été autorisé à le faire.
Le Président Obama, qui n’était pas obligé de le faire, mais considérant qu’il avait pris des
engagements devant son pays à l’occasion de l’élection présidentielle – notamment en refusant
d’intervenir en Irak – a aussi pensé qu’il était possible de consulter le Congrès.
J’étais le seul, d’abord, à penser qu’il fallait intervenir. Car une ligne rouge, comme l’on dit, avait été
franchie et des armes chimiques avaient été utilisées, au mépris de toutes les lois internationales. Je
pouvais décider de le faire, mais si je ne l’ai pas fait, c’est parce qu’il ne pouvait pas y avoir d’action
internationale avec d’autres. Mais on voit bien les conséquences que cette absence de décision a
provoquées.
Donc, bien mesurer que ce que sont pour la France ses institutions est en fait pour le monde aussi
une garantie et une possibilité d’avoir un pays qui peut défendre le droit international et les règles de
la vie en commun.
Alors, on a parlé souvent de pouvoir personnel pour qualifier justement la place du Président de la
République et le rôle qu’il peut avoir dans nos institutions. Mais en réalité, j’ai respecté entièrement
la Constitution. J’ai consulté, pris mes décisions, avec le Premier ministre, en Conseil de Défense, en
Conseil des ministres.
Cela ne s’est pas fait au détriment du Parlement, qui a été saisi, chaque fois, pour confirmer ou
infirmer les orientations qui ont été prises. C’est vrai pour le soutien aux opérations extérieures (au
titre de l’article 35), pour ratifier des accords européens et internationaux, y compris le traité

107
budgétaire européen – chacun s’en souvient, parfois avec douleur – ou pour prolonger l’état
d’urgence.
Le rééquilibrage, s’il doit se faire, ce n’est pas en introduisant un contrôle en amont des décisions du
chef de l’État par le Parlement, c’est en renforçant les capacités de nos Assemblées à évaluer et,
éventuellement, à mettre un terme à certaines opérations. Le Parlement peut le faire dans nos
institutions.
Toujours au nom de cette expérience et hors de toute convenance personnelle ou de préjugés, je
voudrais m’arrêter un instant sur un certain nombre de propositions qui sont avancées dans le débat
public concernant nos institutions.
Je vous le dis tout net, je ne suis pas favorable au rétablissement du septennat. Non pas parce que je
ne voudrais pas infliger deux ans de plus à ceux qui n’ont pas forcément les mêmes conceptions que
moi, mais de toute façon, je ne le pourrais pas. Mais je veux venir à des considérations qui tiennent
à des logiques institutionnelles.
C’est vrai que le septennat, dont l’histoire est celle d’une volonté de patience, attendant la décision
d’un candidat au trône, qui ne voulait pas renoncer au drapeau blanc. Mais le septennat donnerait,
comme il a donné dans le passé, une durée qui permettrait au chef de l’État de mener son action
internationale, avec incontestablement un avantage par rapport à tous les autres chefs de
Gouvernement ou chefs d’État qui n’ont des mandats que de quatre ans ou de cinq ans. Le temps et
la stabilité sont un atout dans la diplomatie.
Mais il ne conférerait pas au Président une marge supplémentaire en politique intérieure puisqu’il y
aurait toujours une majorité parlementaire qui serait élue pour cinq ans.
Quant à replacer le Président « au-dessus des partis » et le cantonner à la définition des grandes
orientations, là-aussi, je vous le dis franchement, le suffrage universel, l’élection directe du Président
de la République font que c’est toujours vers lui – quels que soient les ministres et Premiers ministres
qui sont censés le protéger – c’est toujours vers le Président de la République que le peuple se tourne,
quand il a à demander des comptes.
Il ne peut pas rester sur une position qui serait celle que l’on a conçue, sans doute initialement dans
la Ve République et qui tenait beaucoup à la personne du général de Gaulle, une position haute, qui
ne regarderait qu’avec une relative complaisance ce qui peut se décider dans l’intendance. Non.
Aujourd’hui, tout remonte au Président de la République, même ce qu’il ne connaît pas, même ce
dont il n’a pas décidé, même un amendement parlementaire, nuitamment glissé et ne venant pas
forcément du Gouvernement. Chacun pense qu’il l’a inspiré. Il peut se récrier et dire qu’il ne connaît
pas le parlementaire en question. Mais alors, c’est pire ! Il est supposé ne pas savoir ce qui se produit
à l’Assemblée nationale ou au Sénat.
Donc, il y a aujourd’hui – parce que la société a changé – parce que nous sommes dans un rapport
d’immédiateté, justement, cette exigence de demander des comptes à celui ou à celle qui a été élu(e)
directement au suffrage universel pour diriger le pays.
Juste un point d’histoire. Le dernier septennat, hors période de cohabitation, c’est celui de Valéry
Giscard d’Estaing. Ce fut d’ailleurs le seul depuis 1965. Ce qui veut dire qu’en fait, avant même que
le quinquennat ait été rétabli, tout revenait à un mandat de cinq ans.
Le deuxième sujet qui revient, c’est le recours au referendum, là-aussi, l’histoire devrait être bonne
conseillère. Son usage n’est guère encourageant. Le quinquennat – puisqu’on en a parlé – introduit
en l’an 2000, a suscité un très faible engouement, alors que le consensus paraissait très grand – 30 %
de participation –, confirmant d’ailleurs que les Français sont moins passionnés par les institutions
que par la démocratie.
Le référendum de 2005 sur le Traité européen a eu plus de succès, entendu au sens de la participation,
mais il a laissé de profondes séquelles dans le pays. Si l’on songe aux usages qu’en ont fait des pays
voisins ou plus lointains, dans des contextes très différents, on voit les difficultés. Sur le Brexit, ceux
qui avaient appelé à un vote négatif se sont dérobés et ceux qui avaient appelé à voter « oui »,
maintenant décident avec bravoure d’aller jusqu’au bout dans le Brexit, allez comprendre ! Mais nous
tiendrons bon, nous aussi !
Dois-je parler du référendum hongrois, dont la participation peut être encourageante, au sens où elle
a été faible, mais où le résultat ne nous donne pas forcément grand espoir sur la tolérance ?

108
Dois-je parler du référendum en Colombie, où même un accord de paix, alors qu’il est historique,
peut être contesté ?
Donc, sauf à utiliser la consultation populaire comme un moyen d’aller chercher dans la foule la
traduction de sa colère, je ne suis pas sûr que ce soit, là encore, un bon mode de gouvernement et
d’élaboration de la loi.
En revanche, la formule qui n’a peut-être jamais été utilisée pourrait se situer dans un cadre plus
apaisé s’il était soumis au peuple français plusieurs questions dans des domaines différents et s’il était
possible aux électrices et aux électeurs de répondre à chacune des questions – ce qui, à la fois, pourrait
dépassionner et dépersonnaliser le rapport à celui ou à celle qui a posé des questions et permettrait
aux citoyens de faire des choix sur un certain nombre de sujets dans des domaines différents.
Le mode de scrutin est – depuis l’introduction du suffrage universel – une question régulièrement
posée. La IIIe République a été chargée de nombreux débats, la IVe avait introduit la proportionnelle
pour la corriger et ce ne fut pas très glorieux, et la Ve a rétabli le scrutin majoritaire.
Il est vrai que la proportionnelle est largement pratiquée en Europe et on en connaît les avantages :
tenir compte de la diversité des courants politiques, favoriser la parité, constituer des coalitions plus
larges et donc plus durables. On en connaît aussi les inconvénients : l’émiettement de la
représentation, le risque d’instabilité.
Durant la campagne de 2012, je m’étais prononcé en faveur de l’introduction d’une part de
proportionnelle dans le scrutin législatif pour l’Assemblée nationale. J’en reste convaincu, mais elle
ne peut se faire que sur un nombre limité de sièges et avec une réduction significative du nombre de
députés
J’ajoute, car on l’oublie souvent, qu’il y a une Assemblée parlementaire qui est d’ores et déjà pour
l’essentiel élue à la proportionnelle : c’est le Sénat, même si son corps électoral – et cela limite
l’exercice – est constitué par les élus du territoire.
Pour toutes ces raisons, j’estime que la réponse ne se trouve pas seulement dans une nouvelle donne
institutionnelle, même si elle peut évoluer, mais dans un changement profond de la représentation,
des procédures de décision et des modalités de participation. C’est ainsi que notre République doit
avancer.
Dans une démocratie digne de ce nom, comment accepter que les femmes, les catégories populaires,
les jeunes et les Français dans leur diversité soient à ce point sous-représentés ? Comment, dans une
démocratie moderne, admettre que les mêmes personnes exercent les mêmes mandats des décennies
durant ?
C’est le sens donc des réformes que j’ai engagées depuis 2012 avec le concours du Parlement – car
rien n’aurait été possible sans le Parlement –, notamment le non-cumul des mandats de parlementaire
et de membre d’un exécutif local. Je suis sûr d’abord que cette réforme sera forcément irréversible.
Bon courage à celles et ceux qui veulent aller vers les Français pour défendre ce qui apparaîtra comme
un ordre ancien. On nous dit la proximité ? Mais rien n’empêchera le député, le sénateur de garder
une représentation locale. On nous dit qu’il faudrait être sûr de retrouver son élu. Mais n’ayez pas
peur, les Français le retrouvent, même le jour des élections. Donc, comment justifier, sinon par la
volonté de complaire à tort à des élus qui veulent en définitive, quand ils sont parlementaires, être
pleinement représentants de la Nation ?
Je suis sûr que cette réforme contribuera au renouvellement et au renforcement de nos assemblées.
Mais – c’est votre formule et je la reprends – il faut maintenant inventer le Parlement du non-cumul,
ce qui revient à donner davantage de moyens aux parlementaires qui doivent être essentiellement
dédiés à cette mission pour préparer, délibérer et contrôler le pouvoir exécutif.
Le non-cumul s’est inscrit dans la réforme territoriale que nous avons bâtie et que nous avons menée
à bien. Là aussi, une réforme que l’on jugeait impossible et qui durera, non pas parce que les treize
présidents de région seront désireux de rester dans les régions qui ont été dessinées – ce sont des
aspects personnels –, mais parce que les Françaises et les Français ont vu ce changement s’opérer
sous leurs yeux.
Treize régions plus fortes au lieu de vingt-deux, des métropoles qui peuvent avoir une taille qui leur
permet de rivaliser dans la concurrence territoriale à l’intérieur même de l’Europe, une carte de
l’intercommunalité qui a été finalement modernisée et qui a permis de réduire de 30 % les structures.

109
Et même s’il y a eu des contestations, aujourd’hui, qui vraiment remet en cause cette nouvelle
organisation territoriale ? Il y a cette clarification des compétences qui était attendue depuis
longtemps et le non-cumul qui va permettre d’exercer pleinement toutes ces fonctions.
Il y a eu aussi, depuis 2012, des réformes qui n’ont pas forcément été aussi commentées que les
précédentes mais qui ont aussi changé les choses : la reconnaissance du vote blanc, venue d’ailleurs
d’une initiative parlementaire, mais également la réforme des inscriptions sur les listes électorales avec
la création d’un répertoire électoral unique qui évitera qu’un citoyen ne se trouve privé de voter parce
qu’il ne s’y est pas pris à temps. Contrairement à ce que l’on dit, il y a une abstention, bien sûr, qui
est voulue mais il y a aussi une abstention qui est subie et des jeunes, des fragiles, des modestes, des
gens qui circulent, qui sont mobiles, qui sont privés du droit de vote, non pas parce qu’ils ne
voudraient pas l’exercer, mais parce que c’est difficile.
Et puis, depuis 2012, nous avons introduit une « institution de l’intégrité » : la Haute Autorité pour
la transparence de la vie publique, non pas pour que les comportements délictueux cessent – comme
si une Haute Autorité allait rendre les élus à l’abri de toute tentation, comme si ériger des juges faisait
qu’il n’y avait plus de délinquants – non, la Haute Autorité a justement comme objectif de montrer
que les élus sont respectueux de la loi et de le faire en transparence. Cette publicité, nous ne devons
pas la redouter parce qu’elle permet d’éviter le complot, la suspicion et les rumeurs sciemment
entretenues et qui font qu’il peut y avoir à un moment une confusion des genres et des intérêts.
Évitons ces processus.
De la même manière, il est important qu’il ait pu y avoir, dans le débat parlementaire, une peine
complémentaire d’inéligibilité pour les élus condamnés pour atteinte à la probité. Cela fait partie aussi
de l’exemplarité.
Dans le même projet de loi que l’on dit « loi Sapin », est également prévu un répertoire – et vous y
travaillez – pour informer les citoyens des relations qui peuvent exister entre les représentants des
groupes d’intérêts et les pouvoirs publics. Très bien. Cela permettra aussi de savoir comment
s’élabore un texte législatif, ce qui est de l’ordre de l’intérêt général et qui peut parfois être contredit
par des intérêts privés. Il s’agit de mettre fin au soupçon, à la méfiance et à l’influence supposée ou
réelle de tel ou tel groupe.
Mais voilà, ce qui a été fait n’est plus à faire. Cela vaut pour les institutions comme pour bien d’autres
domaines et c’est pour cela que je me permets de dire ce qui a été fait, craignant que cela n’ait pas été
encore jusque-là suffisamment rappelé. Mais il nous faut aller plus loin.
Après le non-cumul des mandats, je suis favorable au non-cumul dans le temps, à trois mandats
successifs pour les parlementaires et les exécutifs locaux. Trois mandats, c’est une durée suffisante.
C’est vrai que ce n’était pas la tradition. C’est vrai que dans l’histoire de la République, il y avait des
carrières parlementaires – on en connaît encore – qui sont ou qui étaient exceptionnellement longues.
Mais nous sommes dans un autre temps.
Cela ne veut pas dire que ceux qui ont exercé trois mandats de parlementaire ne pourront pas devenir
maires ou présidents d’un exécutif mais ils auront à changer de mandat. Là encore, cela fait partie de
ce que nous devons faire pour favoriser les allers-retours entre les Assemblées et mais aussi entre la
vie professionnelle et la vie politique.
Cela vaut d’ailleurs aussi pour la haute fonction publique dont les modes de recrutement doivent
changer – Thierry Mandon y travaille – pour que les mondes de la recherche, de l’université, de
l’entreprise puissent se rapprocher, y compris pour participer à la préparation de la loi, à la décision
publique et que ce ne soit pas toujours les mêmes catégories, les mêmes milieux, qui puissent décider
à la place de ceux qui sont les premiers concernés.
Je vais vous donner mon expérience sur la fabrique de la loi, parce que c’est l’enjeu majeur. Un temps
plus long doit être consacré à sa préparation et un temps plus court à son adoption. En d’autres
termes, toute grande réforme législative doit désormais être précédée d’une consultation ouverte qui
peut prendre diverses formes : numérique, jury citoyen, débat participatif, Conseil économique, social
et environnemental. Nous l’avons expérimenté pour la loi numérique, nous le faisons aussi d’une
autre façon pour la loi Egalité réelle outre-mer. Il faut généraliser cette consultation, la rendre
obligatoire et faire que l’on puisse lui fournir un cadre.
Les citoyens ne doivent pas simplement être consultés sur la loi qui se prépare mais peuvent aussi
être à l’initiative de la loi. Il existe, dans notre Constitution, une procédure qui a été à ce point

110
verrouillée qu’elle n’est, par définition, pas utilisée : c’est le référendum d’initiative populaire. Les
seuils doivent être abaissés : aujourd’hui, il faut 4,5 millions de citoyens et avec une initiative qui
appartient aux parlementaires. Il faut garder des systèmes de contrôle. On voit bien l’abus qui pourrait
en être fait. Mais ces seuils ne permettent pas véritablement que le droit puisse s’exercer.
Nous devons également reconnaître le droit de pétition, et le Parlement pourrait être tenu d’organiser
un débat dès lors que 500 000 signatures auraient été recueillies sur une proposition.
Les deux dispositifs sont d’ailleurs complémentaires : rendre l’initiative législative citoyenne possible,
à certaines conditions, et faire entendre les préoccupations des citoyens au Parlement, y compris par
un droit d’amendement citoyen s’il est encadré.
Un des enseignements que je tire, et c’est le vôtre, est qu’il y a un décalage de plus en plus flagrant
entre le temps exigé par le mode d’élaboration de la loi et la rapidité attendue par les citoyens.
Nous avons des procédures qui datent du siècle dernier au mieux, parfois du XIXe siècle. Nous avons
des procédures qui étaient faites justement parce qu’il fallait du temps et que c’est le temps qui
protégeait par rapport à un certain nombre de foucades qui pouvaient éventuellement gagner quelque
assemblée. Cela fait que nous avons aujourd’hui des projets qui, parfois, sont attendus depuis
longtemps et qui mettent des mois et des mois. En moyenne, au plus court, 6 à 7 mois, parfois 9 à
10 mois ; parfois même, on voit des propositions de lois qui reviennent chaque année et qui ne sont
jamais votées à la fin de l’exercice alors même que des Françaises et des Français attendent qu’il y ait
un certain nombre de changements et pensent que nous ne voulons pas de ce que nous avons
annoncé, proclamé, promis. C’est ce qui explique ce décalage, ce sentiment que, finalement, il y a
impuissance, indifférence ou pire même, mépris à l’égard de ce que nous faisons ou que nous
déclarons.
Cette durée n’est même plus un gage de qualité quand il y a un même projet de loi qui revient sept
fois en séance publique, souvent avec les mêmes participants qui, quelquefois, répètent les mêmes
discours et la plupart les mêmes votes, même s’il y a toujours un ou deux originaux. Cette lenteur
contribue à un sentiment exacerbé qui fait qu’une loi a été préparée pendant plusieurs mois, sans
consultation le plus souvent des citoyens, délibérée dans un Conseil des ministres après avis du
Conseil d’État. Il faut un mois avant que cela vienne à l’Assemblée ou au Sénat, plusieurs mois avant
d’être votée et après, les décrets d’application – alors que tout aurait dû être anticipé –, qui ne
permettent pas l’application de la loi. Alors, si en plus, arrive une alternance… Je ne dis pas cela pour
l’empêcher mais si en plus, arrive une alternance, vous voyez ce qu’est finalement le produit de
l’action publique.
Alors il nous faut changer. Certains pensent que c’est le recours aux ordonnances qui peut régler
cette situation, ce qui serait d’ailleurs contradictoire avec les droits du Parlement. Mais là encore, le
projet de loi d’habilitation doit passer par la même procédure, avec les navettes, avec les lectures
répétées et insuffisantes, pour ensuite être ratifié par le Parlement. Je vois que ce n’est pas simplement
pour des problèmes de rapidité que certains proposent des ordonnances. Ils se disent qu’en
contournant le Parlement pour mettre en cause le modèle social, ils pourraient contourner le peuple.
Mais ils vont le retrouver au coin de la rue parce que ce qui intéresse avec l’information, ce n’est pas
ce qui se débat nécessairement au Parlement, c’est ce qui se fait, ne se fait pas ou se défait. On
n’échappe pas à ce contrôle du peuple sur ce qui est décidé en son nom.
Je veux, je propose donc que nous puissions entièrement revoir la procédure législative. Savoir
prendre le temps nécessaire pour aborder les grandes questions de société et peut-être même de
sécurité, les lois bioéthiques, les libertés. Pouvoir se limiter en revanche à une seule lecture dans
chaque Assemblée pour les textes où l’urgence est prononcée. Faire que les amendements puissent
être adoptés en commission et réduits au minimum en séance. Et je suis même pour qu’il y ait une
procédure expresse qui soit fixée au Parlement, c’est-à-dire un délai limite, comme il en existe pour
les lois de finances.
La loi de finances est sans doute la loi la plus importante, celle qui va régir la fiscalité dans notre pays,
c’est-à-dire la redistribution et le financement des fonctions collectives. C’est ce qui va déterminer
l’action des pouvoirs publics à travers les dépenses qui sont votées.
Personne n’est choqué qu’il faille 70 jours pour voter une loi de finances alors que c’est la loi la plus
importante. Alors que pour toute autre loi, on va être sur six mois ou sur huit mois. Donc il y a des
lois qui devront être votées dans un délai limité.

111
Enfin – et c’est au gouvernement et à l’administration d’y pourvoir – les lois doivent entrer en vigueur
dans un délai prévu par les textes sinon la loi deviendrait inapplicable.
Dernier élément de cette réforme, c’est que l’évaluation doit être approfondie et laissée au Parlement
avec des moyens supplémentaires. J’ai beaucoup de respect pour la Cour des comptes, j’en ai été
membre dans un moment de ma vie, mais la Cour des comptes, qui fait un travail admirable pour
certifier les comptes publics, est devenue une instance d’évaluation alors que c’est au Parlement que
cette évaluation doit être faite. Cela ne veut pas dire que la Cour des comptes ou d’autres autorités –
je parle des autorités indépendantes – ne doivent pas elles aussi participer à ce travail mais c’est
d’abord au Parlement de le faire.
Je vais conclure, Mesdames et Messieurs, par plusieurs réflexions.
La première, c’est que nous parlons d’institutions, et en fait, nous revenons à la démocratie. C’est la
démocratie qui doit être revivifiée, qui doit être repensée, qui doit être, dans une certaine mesure,
revisitée par rapport à nos procédures, à nos règles, à nos manières de fonctionner.
Et puis, il y a un rapport paradoxal qui existe dans notre société à l’égard du pouvoir, et Claude
Bartolone y est revenu car cette réflexion vaut pour beaucoup de pays. Le pouvoir est l’objet d’une
contestation permanente, voire d’une désacralisation, mais en même temps, il demeure une aspiration
irréversible et irrépressible à l’égard de l’État, y compris même à l’égard d’un État qui devrait être
fort.
Alors certains ont la réponse : c’est en limitant l’intervention de l’État qu’on le rendra plus fort et
qu’on pourra ainsi échapper à sa mise en cause. Là aussi, c’est une illusion car l’horizontalité de la
société, l’ampleur de la défiance à l’égard des obligations qui viennent d’en haut et le procès en
illégitimité dont souffre l’autorité faute de majorité suffisante, tout cela empêche que l’État puisse
revendiquer de pouvoir tout faire ou qu’il doive être fort pour être respecté.
Alors, quelles conclusions en tirer ? Ce qui est essentiel à reconstituer, c’est moins une architecture
institutionnelle qu’une rénovation morale et civique. Il s’agit de donner un sens à la Nation pour tenir
tous ensemble autour des principes qui constituent la République. Ce qui suppose de promouvoir –
outre toutes les formes de consultation, de participation, d’association à la décision – des formes
d’engagement, tous les engagements possibles, et de pouvoir permettre la reconnaissance de la
diversité des origines et des mémoires pour constituer un projet commun, pour que ce qui se décide
dans les lieux du pouvoir puisse être reconnu comme étant légitime et utile et capable de donner un
espoir ou une règle.
Le rôle du Président de la République est d’être le garant de l’unité de la Nation et l’incarnation de la
France dans le monde. C’est un rôle irremplaçable dans une démocratie et notamment dans la nôtre,
mais c’est aussi un enjeu citoyen majeur que de mobiliser les Françaises et les Français par rapport à
cette unité et à ce rassemblement sur l’essentiel et à cette prise de conscience que nous sommes partie
d’un ensemble et que nous ne pouvons pas nous en détacher, au risque de nous perdre, de nous
diviser, de nous disloquer.
Enfin ma dernière réflexion, c’est que si notre démocratie doit se moderniser, doit s’élargir, doit
trouver en elle de nouvelles formes d’expression, de participation, des modes de décision, si le
Parlement lui-même doit changer, si l’exécutif doit avoir d’autres modes aussi d’élaboration de ses
textes et d’application de ses politiques, il reste que le socle de la démocratie, c’est le suffrage
universel. L’enjeu, c’est le vote. C’est lui qui décide du destin du pays. On finirait par l’oublier. Rien
ne remplace le vote et quand on l’oublie, c’est souvent trop tard.
La démocratie est toujours le choix, toujours l’alternative et rien ne vient que les citoyens n’aient
voulu ou n’aient empêché. C’est pourquoi la démocratie est le sujet. Ce sont ses institutions qui
doivent évoluer, ce sont ses règles qui doivent se perfectionner, se moderniser, mais le vote, s’il ne
lui est pas donné un sens, s’il ne lui est pas donné cet espoir qui a longtemps fait en sorte que
beaucoup de nos concitoyens non seulement se soient battus pour l’arracher, mais surtout se soient
engagés comme ils se sont engagés pour qu’il y ait un changement qui puisse se faire à travers le vote,
c’est tout le sens du combat qui doit être le nôtre, faire que le vote ne décide pas pour toujours et
pour tout mais que le vote puisse déterminer la démocratie que l’on veut.
Merci.

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