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Collège franco-roumain

GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

Professeur Gilles Cuniberti

Fiche de TD n° 1 : la loi dans la tradition continentale

Documents :

V. Lassere, V° Loi et Règlement, Repertoire Dalloz Droit Civil, 2015

G. Cuniberti, Grands systèmes de droit contemporains, LGDJ 2019

Questions :
1) Comment identifie-t-on une loi ?
2) La loi est-elle une source du droit ? La loi peut-elle ne pas être normative ?
3) Pourquoi la loi est-elle générale et abstraite ?
4) Quelle est l’importance du droit romain dans la tradition juridique continentale ?
5) Existe-il différents types de codifications ? A quel type appartient la codification
allemande ?

Repertoire Dalloz Droit civil


Loi et règlement
Valérie LASSERRE
Professeur à l'Université du Maine
juillet 2015

Art. 1er - Définition des lois


11. Étymologie. - Le terme Loi vient du latin Lex provenant du verbe Lego auquel
correspondent deux verbes : Legare (« lier » ; la loi serait tout texte qui lie)
et Legere (« lire » ; la loi serait tout texte écrit qu'il faut lire). Le mot Loi est employé depuis
le XII e siècle, mais a été étendu dans son emploi au sens juridique dès le XVII e siècle. On
distingue traditionnellement la notion de loi au sens organique (V. infra, nos 12) et au sens
matériel (V. infra, nos 13 s.). La première souligne la procédure d'élaboration et la compétence
du pouvoir d'édiction des textes telles qu'elles sont prévues par la Constitution ; la seconde
porte sur le contenu de la loi, les matières législatives et la teneur du texte législatif. Les deux
aspects se complètent. Parfois le terme Loi est aussi utilisé comme synonyme de
réglementation pour réunir tous les textes écrits, toutes les normes, quelle que soit leur nature,
dès lors qu'elles comportent des prescriptions générales obligatoires. C'est dans ce sens par
exemple que L. DUGUIT expliquait en 1923 que les règlements « sont au fond de véritables
lois » (DUGUIT, Les transformations du droit public, 1923, Armand Colin, rééd. 1999, La
Mémoire du droit, p. 75) : même lorsque le pouvoir réglementaire a été limité à l'exécution
des lois, « comme toujours les faits sont plus forts que les constitutions ; le pouvoir
réglementaire s'étend constamment et un grand nombre de règlements apparaissent, qu'il est
impossible de rattacher à l'exécution des lois. Ainsi il s'est formé à côté de la législation
proprement dite toute une législation que l'on peut appeler réglementaire et qui a pour les
particuliers, les administrateurs et les juges la même force obligatoire que les lois formelles »
(DUGUIT, Les transformations…, op. cit., p. 88).

§ 1er - Au sens organique


12. Vote de la loi : première mission du Parlement. - Le vote de la loi est la toute première
mission du Parlement présentée à l'article 24, alinéa 1er, de la Constitution : « Le Parlement
vote la loi. Il contrôle l'action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». Au sens
strict et formel, la loi ne peut être votée que par le Parlement, c'est-à-dire l'Assemblée
nationale et le Sénat. Elle recouvre les lois constitutionnelles (qui émanent d'une Assemblée
constituante), organiques, de finances, de financement de la sécurité sociale, de programme,
ou simplement ordinaires. Au sens formel, la loi est donc définie par l'organe qui l'élabore et
désigne toute décision votée par le Parlement selon la procédure législative prévue par la
Constitution. Par exception, les lois référendaires sont considérées comme des lois bien
qu'elles soient adoptées par la voie du référendum. Même lorsque le gouvernement est habilité
par le Parlement à adopter des textes relevant normalement de la compétence législative, il ne
peut le faire qu'autorisé a priori par le législateur et par voie d'ordonnances soumises à
ratification du législateur a posteriori. Cette approche formelle de la loi souligne le rôle des
institutions tel qu'il est prévu par la Constitution et les règles de compétence qui y président,
notamment l'article 34 de la Constitution pour la compétence législative. Chaque typologie de
textes ne peut émaner que d'un ou de plusieurs organes déterminés ayant une aptitude à les
poser. L'élaboration des lois suit également une procédure stricte conçue comme une garantie
de la séparation des pouvoirs, de la démocratie et de l'État de droit.

§ 2 - Au sens matériel
13. Matières législatives. - Alors que la loi était depuis la Révolution définie à l'aide d'un
critère organique, formel, celui de l'organe de son édiction et de sa procédure, la Constitution
de la Ve République lui a ajouté un critère matériel. Avant 1958, rien n'échappait au domaine
du législateur. Toute matière relevait du Parlement. Rompant avec cette compétence générale,
la Constitution de 1958 a réduit le périmètre de compétence du législateur. Désormais, la loi
est donc aussi définie par le champ des matières qui relèvent de la compétence attribuée au
législateur par l'article 34 de la Constitution. Le domaine législatif est donc limité par les
frontières de l'article 34, les autres domaines étant conférés au pouvoir réglementaire par
l'article 37 de la Constitution.
14. Teneur des lois : normativité, généralité, abstraction, permanence. - Au-delà, le sens
matériel de la loi met aussi en lumière le contenu des textes législatifs. La spécificité d'une loi
par rapport aux autres normes non juridiques, comme par exemple la règle morale ou la règle
scientifique est d'être obligatoire, générale, abstraite et permanente. En effet, l'acte de légiférer
est censé en premier lieu être un commandement qui deviendra obligatoire, une source de
droits et d'obligations pour tous les citoyens dès sa publication. En deuxième lieu, la loi se
caractérise par sa généralité ; elle n'est pas censée contenir tous les détails du commandement
qui sont laissés au soin du gouvernement ; elle s'applique de la même manière sur tout le
territoire français et à tous les sujets de droit. La généralité de la loi est le gage de l'égalité de
tous devant la loi. En vertu de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,
« elle [la loi] […o] doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». En
troisième lieu, la loi doit être abstraite : elle ne contient pas de prescriptions individuelles. En
quatrième lieu, elle devrait être permanente car elle est un commandement censé se maintenir
dans l'avenir. Il s'agit bien sûr d'une présentation idéale de la loi. En réalité, chacun de ces
points mérite d'être nuancé.
15. Normativité des lois. - Tout d'abord, le caractère normatif, c'est-à-dire le caractère
obligatoire de certaines lois, devrait aller de soi, en principe. Pourtant il est discuté depuis
quelque temps. Jusqu'à récemment, le caractère impératif de la loi découlait de son inscription
dans le système juridique. La loi est, en effet, par sa nature même une norme juridique, c'est-
à-dire une norme dont la sanction de son irrespect peut être demandée en dernier lieu à la
force publique. On présente par exception les lois supplétives de volonté (lois auxquelles les
particuliers peuvent déroger) ou même les lois qui ne prévoient pas de contrainte (comme par
exemple les règles d'interprétation des contrats dans le code civil). Encore qu'il soit possible
de soutenir que les lois supplétives offrent une faculté, une liberté qui ne peut être limitée par
autrui et donc que les juges sont obligés de prendre en compte. De même, lorsqu'une
disposition législative ne prévoit aucune forme de sanction, il est toujours loisible aux juges,
lorsque les circonstances l'exigent, de lui conférer une certaine efficacité. On peut citer
l'exemple de l'article 371 du code civil, selon lequel « l'enfant, à tout âge, doit honneur et
respect à ses père et mère ». Cet article n'a-t-il pas été pris comme base légale pour condamner
un enfant qui avait renoncé à la succession de son père défunt à financer les obsèques de ce
dernier ? Mais à partir de 2004, la question de la normativité des lois a été renouvelée avec
une décision du Conseil constitutionnel déclarant inconstitutionnelles certaines dispositions
législatives jugées dénuées de normativité. Dans une décision du 29 juillet 2004, relative à la
loi organique prise pour l'application du troisième alinéa de l'article 72-2 de la Constitution
relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales, le Conseil constitutionnel a, en
effet, censuré une disposition au motif que « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit
par suite être revêtue d'une portée normative » (Cons. const. 29 juill. 2004, no 2004-500 DC ,
Rec., p. 116). Il a aussi déclaré que les annexes de la loi n'avaient pas de portée normative.
Dans une seconde décision du 21 avril 2005, le Conseil constitutionnel a censuré les
dispositions de la loi n'ayant pas de portée normative, considérant ces dernières comme
contraires à la Constitution. Il s'agissait de la disposition selon laquelle « l'objectif de l'école
est la réussite de tous les élèves » (Cons. const. 21 avr. 2005, no 2005-512 DC , loi
d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école, Rec., p. 72. – MATHIEU, Le Conseil
constitutionnel censure les lois trop « verbeuses », JCP 2005. Actu. 879. – ZARKA, La
décision du 21 avril 2005 du Conseil constitutionnel : une censure partielle prévisible,
D. 2005. Point de vue. 1372. – VERPEAUX, Neutrons législatifs et dispositions
réglementaires : la remise en ordre imparfaite, D. 2005. Chron. 1886 . – CAMBY, La loi et la
norme, RD publ. 2005. 849 s. – SCHOETTL, Loi d'orientation et de programme pour l'avenir
de l'école devant le Conseil constitutionnel, LPA no 100, 20 mai 2005, p. 3. – GLÉNART, La
conception matérielle de la loi revivifiée, RFDA 2005. 922 . – DEUMIER, Qu'est-ce qu'une
loi ? – Ce n'est ni un programme politique, ni un règlement, RTD civ. 2005. 564 ). Cette
jurisprudence du Conseil constitutionnel doit se comprendre comme un instrument de contrôle
du législateur et de la législation qui semble aujourd'hui utile et opportun à une époque où
l'infréquence du Parlement, la démission de certains parlementaires liée au cumul des mandats
et la vanité de certains hommes politiques contribuent à la multiplication de lois vides et
creuses. En bref, c'est le bavardage législatif ou les incantations législatives qui ont été
condamnées par le Conseil constitutionnel. La discussion sur le point de savoir si les lois
reconnaissant certains faits historiques – lesdites lois mémorielles – sont opportunes n'est pas
sans lien avec la question de la normativité des lois. Dans une décision du 28 février 2012,
relative à la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la
loi (Cons. const. 28 févr. 2012, no 2012-647 DC ), le Conseil constitutionnel a déclaré cette
loi non conforme à la Constitution, notamment du fait de l'absence de caractère normatif.
16. Généralité et abstraction des lois. - La loi devrait être l'expression de la volonté générale
se manifestant sur un objet d'ordre général. Pourtant, depuis longtemps cette question est
débattue. Par exemple, DUGUIT constatait, en 1923, que l'idéal de la loi générale parce
qu'issue d'une souveraineté nationale unique et indivisible était battu en brèche par l'existence
des « lois régionales » (surtout les règlements des collectivités locales) et des « lois de
groupes » (conventions collectives, cahiers des charges. – DUGUIT, Les transformations du
droit public, 1923, Armand Colin, rééd. 1999, La Mémoire du droit, p. 85-86). Le caractère
général d'une loi est aussi au centre des débats depuis l'essor d'une législation hypertechnique
issue de projets de lois préparés par les services techniques des ministères (surtout celui de
Bercy qui tend à exercer une force centripète au détriment par exemple du ministère de la
Justice. – MATUTANO, Le domaine réservé au ministère de la Justice dans la préparation
des lois et des règlements, RFDA 2005. 721 s.). De nombreuses lois sont riches en détails
que viennent encore compléter les décrets d'application. De même, les lois d'expérimentation
sur des territoires dérogent au caractère général des lois (Const., art. 37-1) ; ou encore les lois
de l'outre-mer (comme par exemple les lois du pays). Enfin, depuis le début du XX e siècle,
les lois sont de plus en plus spéciales, corporatistes, destinées à des catégories de citoyens :
les salariés, les assurés, les locataires, les commerçants, les acquéreurs de biens immobiliers,
etc. (DUPEYROUX, Sur la généralité de la loi, Mélanges Carré de Malberg, 1933, Sirey,
p. 137 s.). Le recours à des lois protectrices renforcé par l'individualisme ambiant va dans le
sens de la spécialisation des textes juridiques. L'essor de la législation économique associé à
celui de la législation sociale et de la législation environnementale injecte dans le système
juridique des règles incompréhensibles aux citoyens et opaques aux spécialistes eux-mêmes.
17. Stabilité des lois. - La permanence des lois suppose leur durabilité, leur stabilité. Or, cette
stabilité s'est raréfiée. Les lois sont de plus en plus nombreuses et rien ne semble pouvoir
stopper l'inflation législative galopante. Plus personne ne se demande : « Le mal de changer
est-il toujours moins grand que le mal de souffrir ? », comme le faisait MONTESQUIEU. En
2005, une étude du Secrétariat général du gouvernement, « Statistiques sur l'activité
législative et réglementaire », constatait qu'en moyenne 10 % des articles d'un même code
étaient réformés chaque année ; ce qui laisse paraître un taux d'instabilité élevé (sachant que
certains code ne bougent pratiquement pas, comme le code civil et que d'autres connaissent
des réformes constantes, comme le code du travail ou le code des impôts). Les réformes
incessantes dans la plupart des matières juridiques rendent le droit de plus en plus
imprévisible, voire arbitraire, ce qui constitue un facteur d'insécurité juridique. Trop
nombreuses sont les lois de circonstances, temporaires, symboliques (MALAURIE et
MORVAN, Introduction au droit, 5e éd., 2014, LGDJ-Lextenso, no 285). La question de la
normativité, de la généralité, de l'abstraction et de stabilité des lois s'inscrit dans le débat plus
large de la qualité des lois et de la légistique. Comme l'exprime le président de l'Assemblée
nationale : « Légiférer en permanence dans la précipitation, c'est prendre le risque de
malfaçons législatives et de placer nos concitoyens dans une situation d'insécurité juridique
très préjudiciable » (BARTOLONE, Parlement du changement, Assemblée nationale en
mouvement, JCP Adm. 2012. Actu. 711).

Art. 3 - Légistique ou science de la législation


136. La légistique ou science de la législation a pour objet la qualité rédactionnelle des textes
normatifs. C'est en quelque sorte la forme de la législation qui s'ajoute à son contenu. Parmi
les outils de légistique, il existe des outils de rationalisation et de systématisation des lois,
comme l'entreprise de codification (V. infra, nos 137 s.). Depuis quelque temps, la question
de la rédaction formelle et stylistique est devenue majeure (V. infra, nos 141 s.). De nombreux
instruments sont exploités pour améliorer la qualité rédactionnelle des lois et règlements
(V. infra, nos 145 s.). L'inflation des lois et la complexité des normes font aussi l'objet d'une
analyse (V. infra, nos 153 s.).

§ 1er - Rationalisation et systématisation des lois : la codification


137. Histoire et esprit de la codification. - La codification, c'est-à-dire l'entreprise visant à
façonner le droit dans des codes, a toujours été, depuis la codification justinienne (VI e s. après
J.-C.) une tentative d'amender le droit, d'améliorer sa présentation, sa forme, son accès, mais
aussi naturellement souvent le fond du droit. À l'occasion d'une recherche sur la
codification allemande au XVIII e siècle, ont été démontrés les multiples enjeux de
la codification qui sont : l'unification, réformation, la rationalisation, la systématisation, la
nationalisation, la politisation, la « positivisation », la clarification du droit (LASSERRE,
La codification en Allemagne au XVIII e siècle. Réflexions sur la codification d'hier et
d'aujourd'hui, Archives Phil. dr., t. 42, 1997. 215 s.). S'agissant de la systématisation du droit,
il s'agit de trouver l'intelligence globale d'une matière, ce qui est à la fois simple et très
difficile. « Ordonner, structurer, englober l'ensemble du droit comme un tout juridique dans
un même ouvrage, tel était l'idéal de la construction rationnelle qui était au cœur de la
réflexion sur la codification » (LASSERRE, article préc., Archives Phil. dr., t. 42, 1997. 221).
De même, l'objectif de clarification du droit était visé. Un code clair et compréhensible par
tous – un code pédagogique et populaire – était l'idéal à l'époque des Lumières.
138. Codes du XIX e siècle. - La codification française du début du XIX e siècle a été
exemplaire. Comme l'écrivait J. CARBONNIER, « les codifications ont une vertu singulière :
elles produisent un effet d'écrin » (CARBONNIER, Droit et passion…, op. cit., p. 8). Rendre
le droit accessible, clair, populaire, compréhensible par tous, fut son premier objectif, à côté
de celui de rénover le droit, de le réformer en tenant compte des évolutions, liées à la
Révolution (LASSERRE, La technique législative. Étude sur les codes civils français et
allemand, préf. Pédamon, 2002, LGDJ). Il y eut à cette époque une volonté très forte de mettre
fin à la dispersion des sources du droit et à l'opacité du droit qui en résultait. À l'époque, les
écrits de la doctrine des XVII e et XVIII e siècles ont été mis à profit. On doit, par exemple, le
plan du code civil à BOURJON et à son livre Le droit commun de la France et la coutume de
Paris paru en 1770. Tous les outils de rationalisation, de systématisation et de clarification
qui ont été utilisés par les codificateurs sont encore aujourd'hui exploitables.
139. Les codes modernes : la codification à droit constant. - La France connut, à partir de
1989, une deuxième vague importante de codification impulsée par le conseiller d'État Guy
Braibant, dans le cadre de la Commission supérieure de codification: la codification à droit
constant (BRAIBANT, Commission supérieure de codification, in BEIGNER [dir.],
La codification, p. 97 s.). L'esprit de cette action a consisté à regrouper des textes épars,
éradiquer les doublons, les normes contradictoires ou abrogées en réduisant la longueur des
articles. La codification à droit constant n'était pas censée modifier le droit existant, mais
plutôt le rationaliser, le systématiser, le rendre plus accessible de ce fait pour tous. Dans cette
perspective de rationalisation législative, censée être neutre du point de vue du contenu des
normes, le gouvernement a donc demandé au Parlement l'autorisation de prendre par
ordonnance, les parties législatives d'un certain nombre de codes. Plusieurs lois d'habilitation
ont ainsi été adoptées : la loi no 99-1071 du 16 déc. 1999, JO 22 déc., autorisant le
gouvernement à procéder par ordonnances à l'adoption de la partie législative de neuf codes
importants dont le code rural, le code de l'éducation, le code de justice administrative et le
code de la route, la loi no 2003-591 du 2 juillet 2003 habilitant le gouvernement à simplifier
le droit, notamment à modifier, par ordonnances, les parties législatives de plusieurs codes
(code général des collectivités territoriales, code de la recherche, code du tourisme, code de
l'organisation judiciaire). Ces lois ont été déférées au Conseil constitutionnel qui n'a pas jugé
que cette habilitation méconnût les strictes conditions d'application de l'article 38 de la
Constitution (Cons. const. 16 déc. 1999, no 99-421 DC, JO 22 déc. ; RTD civ. 2000. 186, obs.
Molfessis . – Cons. const. 26 juin 2003, no 2003-473 DC, JO 3 juill.). Il a même affirmé à
cette occasion que cette codification répondait à l'objectif de valeur constitutionnelle
d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Cette codification est à droit constant, dès lors qu'en
principe aucune règle du droit positif n'y a été transformée, au-delà des coupures d'articles,
du nettoyage aboutissant à la disparition des textes abrogés ou des modifications exigées par
le rétablissement de la hiérarchie des normes, l'harmonisation de l'état du droit ou la qualité
rédactionnelle. Ces codes-compilation – plus de quarante aujourd'hui – comportent trois
parties : la partie législative avec les lois (chaque numéro d'article étant précédé par la
lettre L), la partie réglementaire contenant les décrets réglementaires (chaque
article commençant par la lettre R) et la partie consacrée aux arrêtés, chaque
article commençant par la lettre A. De même, le numéro de chaque article entend fournir des
informations sur la place de celui-ci dans le code en utilisant trois chiffres propres à indiquer
le livre, le titre et le chapitre du code, suivis par un indice indiquant le numéro de classement
de l'article au sein du chapitre. Cette codification a été soumise à la férule des critiques. Aux
erreurs commises lors de la codification, s'ajoutent les difficultés juridiques liées à cette
nouvelle mise en forme, malgré le principe de neutralité de la codification à droit constant,
les excès de pouvoir, et le fait que cette codification se bornait à la mise du droit sous forme
de code sans en améliorer le fond. Pourtant, cet effort de rationalisation est louable et a sans
aucun doute rendu plus accessibles des matières dont les normes étaient auparavant d'une
utilisation plus difficile. On pense par exemple au code de la propriété intellectuelle ou au
code de la consommation.

§ 2 - Rédaction formelle et stylistique des lois


141. Les règles de bon sens. - Le simple bon sens suffit pour comprendre ce que devrait être
la loi sur le plan formel. La loi devrait être claire, simple, brève et concise. Elle devrait être
écrite dans une langue sans défaut. Son plan devrait être cohérent. Les lois devraient être peu
nombreuses. La qualité des lois est une question ancestrale qui a connu un regain d'intérêt
au XVIII e siècle. On rappellera MONTESQUIEU qui écrivait dans l'Esprit des lois que « le
style doit en être concis… Le style des lois doit être simple : l'expression directe s'entend
toujours » (De l'esprit des lois, LXXIX, chap. XVI). Au XVIII e, l'idée était répandue que « le
législateur est le pédagogue de la société » (CARBONNIER, Essai…, op. cit., p. 264). Par
suite, « les lois doivent brèves et simples, pour être comprises, mémorisées même, non
seulement par ces grands enfants que sont les citoyens, mais aussi par ces futurs citoyens que
sont les petits enfants » (CARBONNIER, Essai…, op. cit., p. 251). À la fin du XVIII e siècle,
à la faveur du mouvement de codification , les réflexions sur la technique législative adaptée
à la technique de la codification ont été centrales. Elles ont porté sur le langage législatif : la
terminologie et le mode d'énoncé, la précision terminologique, le style populaire des codes,
la clarté de l'énoncé, les définitions, l'énumération, les techniques législatives de précisions,
les techniques législatives souples (LASSERRE, La technique législative. Étude sur les codes
civils français et allemand, préf. Pédamon, 2002, LGDJ). Le simple bon sens suffit aussi pour
saisir l'importance du soin minutieux dans toute rédaction quelle qu'en soit la matière, et a
fortiori pour les textes qui emportent des conséquences juridiques. Travailler la rédaction du
texte juridique : c'est aussi le premier conseil à donner aux députés et sénateurs et aux
ministères.
142. Qualité des lois. Maux de la loi. - La qualité de la loi est aujourd'hui une question de
grande actualité. « Il n'est de mots assez durs pour qualifier la loi aujourd'hui : on la dit tout à
la fois malade, décadente, en crise, mauvaise, décrépite, déclinante, en régression, flétrie,
imparfaite, défectueuse, incorrecte, avortée, déficiente, médiocre, négligée, ratée, viciée »
(LASSERRE, La technique législative. Étude sur les codes civils français et allemand, préf.
Pédamon, 2002, LGDJ, p. 1). Même les titres des lois sont emblématiques de la lourdeur du
style ; ils « forment souvent une galerie d'intitulés bavards, lourds, stéréotypés, laborieux,
aveux d'impuissance du législateur, parfois hypocrites » (MALAURIE et MORVAN,
Introduction au droit, op. cit., no 284). Sans parler des lois trop longues et des lois fourre-tout,
celles qui portent des dispositions diverses : DDOS (portant diverses dispositions d'ordre
social), DDOEF (portant diverses dispositions d'ordre économique et financier), contenant
des dispositions hétéroclites sans cohérence. La dégradation de la loi n'est pas nouvelle, si l'on
se rappelle les constatations de G. Ripert dans Le déclin du droit, où par exemple il montrait
les effets du scientisme dans la législation (RIPERT, Le déclin du droit, 1949, LGDJ, p. 69 s.).
La situation ne cesse d'empirer, avec la loi administrative (GAUDEMET, La loi
administrative, [loi administrative et communication politico-administrative], RD publ. 2006.
65 s.) et la loi technicienne d'origine européenne. Un auteur constate même la dégradation de
la norme constitutionnelle, liée notamment à l'instabilité de la Constitution, aux renvois, aux
ambiguïtés substantielles de certaines dispositions, le manque de normativité de certaines
dispositions constitutionnelles, le manque de cohérence des différentes lois constitutionnelles
(de MONTALIVET, La dégradation de la qualité de la norme constitutionnelle sous la
Ve République, RD publ. 2012. 925). Depuis une vingtaine d'années, on recherche des moyens
pour remédier à cette crise rédactionnelle dans la confection des lois, notamment par des
circulaires, comme par exemple, la circulaire du 26 août 2003 relative à la maîtrise de
l'inflation normative et à l'amélioration de la qualité de la réglementation. Ces incitations sont
restées sans effet. L'insécurité juridique perdure (ALBERTINI, La crise de la loi – Déclin ou
mutation, LexisNexis, coll. Essais, 2015). Et l'autorité de l'État en pâtit : « Quand le droit
bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille discrète » (Rapport Conseil d'État, 1991).
Les pouvoirs publics en sont responsables, mais le Conseil d'État juge que la responsabilité
de l'État ne peut pas être engagée du fait de la rédaction défectueuse d'une loi qui a entraîné
des interprétations divergentes de la part des juges occasionnant un préjudice aux destinataires
de la norme (CE 23 juill. 2014, req. no 354365 , Sté d'éditions et de protection route). Au motif
principalement de l'absence de spécificité du préjudice (puisqu’il n’y a pas de rupture de
l'égalité devant les charges publiques). Il n'existe donc pas de contrôle de plein contentieux
prenant pour origine la qualité de la loi (PAULIAT, Quelle responsabilité de l'État du fait
d'une loi équivoque ?, JCP Adm. 30 mars 2015, no 13, 2083). La responsabilité politique et
professionnelle des pouvoirs publics est aux premières loges. On se réjouit que les
parlementaires aient organisé un colloque intitulé « Agir pour la qualité de la loi », le 27 mai
2014. Mais les remèdes à la crise de la loi sont moins juridiques que politiques et moraux :
c'est l'autodiscipline des parlementaires qui doit s'affermir (de MONTALIVET, La
dégradation de la qualité de la norme constitutionnelle sous la Ve République, RD publ. 2012.
925).
La tradition juridique continentale

Section 1
Histoire de la tradition continentale

23. Plan. – L’histoire de la tradition juridique continentale ayant long-


temps été indéfectiblement liée à celle du droit romain, il est nécessaire
de présenter brièvement Rome et son droit (§ 1). Bien après la chute de
l’Empire romain d’Occident, le droit romain fut en effet redécouvert en
Europe et devint un droit commun étudié et souvent appliqué sur la
plus grande partie du continent (§ 2). Finalement, son influence fut
immense sur les grandes codifications du XIXe siècle (§ 3).

§1. Rome et son droit


24. Rome : conquêtes. – Rome aurait été fondée en 753 avant J.-C.
par deux frères, Romulus et Remus. La ville fut le berceau et le centre
de l’une des plus grandes civilisations de l’histoire. Deux dimensions de
la civilisation romaine ont joué un rôle essentiel dans le développement
du droit en Europe et dans la formation de la tradition juridique continen-
tale. En premier lieu, Rome fut une extraordinaire puissance militaire.
Les légions romaines conquirent l’ensemble du bassin méditerranéen.
Elles conquirent aussi la Gaule et l’Angleterre. En revanche, elles ne
purent conquérir la plus grande partie des territoires outre-Rhin, ni le
nord des îles britanniques. Dans les deux cas de figure, les Romains érigè-
rent des murs (Limes) séparant les territoires conquis et les territoires
n’ayant pu l’être11. L’une des conséquences importantes de ces conquêtes
fut que certaines populations du continent vécurent sous une même
influence de la civilisation romaine.
25. Rome : science juridique. – En second lieu, la civilisation
romaine a été la première à développer une science juridique. Les juristes
romains seront en effet les premiers à étudier le droit scientifiquement.
Avant eux, le droit avait toujours été conçu comme une collection de
règles ou de solutions particulières sans lien logique entre elles. À
Rome, pour la première fois, le droit est systématisé. Les règles et les
solutions sont étudiées afin de pouvoir effectuer des rapprochements,
des classements, et de dégager des principes généraux et abstraits. Ainsi,
en rapprochant et en étudiant les divers contrats spéciaux connus (prêt,
vente, stipulation, société, louage), les juristes romains découvrent une
notion plus générale et plus abstraite, le contrat. Une logique est recher-
chée ou instaurée dans le droit, qui devient un véritable système juri-
dique. Un droit plus organisé, mais aussi plus précis et plus rigoureux
en résulte nécessairement. Les différents types de relations sont perçus
plus clairement. En droit des biens, les juristes romains distinguent les

11. L’un dans le sud de l’Allemagne, l’autre au sud de l’Écosse (Mur d’Hadrien).

35
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

différentes relations pouvant s’établir entre une personne et une chose, et


en déduisent des relations différentes pouvant exister en la matière : pro-
priété, usufruit, possession. C’est ainsi que le droit moderne naît à Rome,
et y atteint un niveau de raffinement et de subtilité que l’Europe n’avait
jamais connu.
26. Scission de l’Empire. – Au IIIe siècle après J.-C., l’Empire romain
est trop vaste pour pouvoir être dirigé par un seul homme. L’Empereur
doit prendre en personne la tête des armées aux frontières de l’Empire,
n’osant confier de forces trop importantes à ses généraux par crainte de
les voir se révolter contre lui. Afin d’y remédier, l’empereur Dioclétien
instaure en 293 la tétrarchie, en divisant l’Empire entre quatre dirigeants :
deux principaux, les Augustes, responsables l’un de la partie occidentale
de l’Empire et l’autre de la partie orientale, et deux subordonnés, les
Césars. Constantin redevient toutefois empereur d’Orient et d’Occident,
et installe sa capitale à Byzance, qui devient Constantinople. En 395,
Théodose repartage l’Empire entre ses deux fils. Les Empires romains
d’Orient et d’Occident se séparent alors définitivement.
27. Chute de l’Empire romain d’Occident. – À partir du Ve siècle
après J.-C., l’Empire a de plus en plus de mal à contenir les tribus germa-
niques qui tentent d’y pénétrer, fuyant probablement elles-mêmes d’au-
tres barbares, les Huns. En 400, les Visigoths s’installent en Italie. Ils pil-
lent Rome en 410, mais l’Empereur convainc leur Roi, Alaric, d’émigrer
dans la péninsule ibérique et dans le sud-ouest de la Gaule, où ils s’instal-
lent en 412. En 429, les Vandales envahissent l’Afrique du nord. En 476,
Rome est à nouveau prise, par les Scyres. Leur chef, Odoacre, renvoie à
Constantinople les ornements impériaux : c’est la fin de l’Empire romain
d’Occident. Toutes les anciennes provinces sont conquises par des tribus
germaniques, à l’instar de la Gaule en 520. L’Italie sera libérée par les
généraux de l’empereur d’Orient Justinien mais elle fera l’objet de plu-
sieurs nouvelles invasions. Elle est finalement prise par les Lombards en
568, qui envahissent l’ensemble du pays à l’exception de Rome, Ravenne
et la Sicile, qui demeurent sous le contrôle de l’Empire romain d’Orient.
28. Le Corpus juris civilis. – En 528 et 529, l’empereur Justinien ins-
taure à Constantinople plusieurs commissions ayant pour mission de
compiler l’ensemble du droit romain. Il s’agit tout d’abord de codifier la
législation impériale : en 529, le Codex codifie l’ensemble des « constitu-
tions » impériales, c’est-à-dire la législation promulguée par les empereurs
romains en toute matière. Une seconde édition en sera publiée en 534.
Mais il s’agit aussi de rendre accessible la science romaine. D’une part,
les opinions et consultations rendues par les plus grands juristes classi-
ques sont rassemblées dans le Digeste en 533. D’autre part, un manuel
de droit inspiré du manuel d’un grand juriste classique, Gaius, est aussi
rédigé en 533 : ce sont les institutes. L’ensemble ne se veut pas créateur
de droit, mais peut seul être cité en justice après sa promulgation. À la
36
La tradition juridique continentale

mort de Justinien, les Codex, Digeste et Institutes se voient rajouter une


compilation des nouvelles constitutions impériales, ou Novelles.
La rédaction du Corpus juris civilis est un événement essentiel dans l’his-
toire du droit européen. Le droit et surtout la science juridique romains ont
été rassemblés dans une somme unique. Cinq siècles plus tard, cette somme
permettra aux juristes italiens de redécouvrir le droit romain12 et de se fonder
sur elle pour créer une science juridique européenne à l’origine de la forma-
tion de la tradition juridique continentale.

§2. Le développement du droit privé européen


au Moyen Âge
29. Déclin et renouveau. – Le Moyen Âge sera une période troublée
pour le droit privé européen. À l’instar de la culture ou du commerce, le
droit régresse pendant les premiers siècles qui suivent la chute de l’Em-
pire romain d’Occident (A). Il faudra attendre que le corpus juris civilis soit
redécouvert dans les universités italiennes pour que la lumière revienne
sur le droit en Europe (B).

A. Déclin
30. Cohabitation. – L’Empire romain d’Occident s’est effondré sous
la pression des invasions barbares13. Les différentes parties de l’Empire
sont désormais sous la domination de diverses tribus germaniques : Lom-
bards dans la péninsule italienne, Francs en Gaule, Wisigoths en Espagne
et dans le sud-ouest de l’actuelle France, Angles et Saxons en Angleterre,
etc. Les envahisseurs s’installent, et cohabitent donc avec les populations
conquises. Ces populations avaient toutes appartenu à l’Empire, pendant
des périodes plus ou moins longues. Elles avaient été aussi plus ou moins
influencées par la culture romaine. Ainsi, les populations vivant autour
de la Méditerranée (Italie, sud de la Gaule) étaient fortement romanisées.
31. Régression : généralités. – Avec la chute de l’Empire romain
(d’Occident) s’ouvre une époque de régression généralisée, qui va durer
plusieurs siècles. Les routes ne sont plus sûres, et le commerce s’effondre.
La pauvreté s’installe. Les arts et les sciences périclitent. Les communau-
tés se referment sur elles-mêmes.
32. Régression : crise du droit. – Le droit connaît aussi une crise
profonde. La chute de l’Empire n’a pourtant pas emporté la disparition
du droit romain. Il est encore le droit des populations conquises, et est
donc en théorie largement applicable dans les parties de l’Europe où la
population est majoritairement composée d’anciens citoyens de l’Empire

12. Infra, nº 39.


13. Supra, nº 27.

37
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

ou de leurs descendants14. Pourtant, en vérité, ce droit est en crise. Tout


d’abord en raison de la nouvelle organisation sociale. La chute de l’Em-
pire a emporté avec elle les institutions romaines qui donnaient vie au
droit romain. À la place, c’est la loi du plus fort qui domine, et qui remet
naturellement en cause l’idée même de droit. En outre, le Moyen Âge est
aussi caractérisé par une très forte montée des croyances en tout genre.
Le sentiment religieux est très fort, et la raison recule. En droit, cette évo-
lution se traduit par la consécration de modes de preuve totalement irra-
tionnels, qui font perdre beaucoup de leur utilité aux raisonnements juri-
diques. Ainsi, il est possible d’en appeler au jugement de Dieu (Ordalie)
pour emporter un procès : une personne peut s’infliger une blessure, ou
provoquer l’autre en duel, et déduire du résultat (guérison ou victoire)
l’assentiment de Dieu et donc la victoire dans le procès.
33. Régression : crise du droit (suite). – En toute hypothèse, le
contenu du droit va lui aussi se dégrader. Le déclin intellectuel généralisé
que connaît l’Europe va en effet interdire aux descendants des citoyens
de l’Empire de continuer à le mettre en œuvre dans sa subtilité et ses
nuances. Ses concepts apparaissent comme trop complexes à mettre en
œuvre, et ne sont pas véritablement compris. Les juristes médiévaux
s’emploient donc à le simplifier, et sacrifient des siècles d’évolution juri-
dique. Ainsi, en droit des biens, les juristes romains avaient, par un travail
d’analyse prodigieux, distingué selon les diverses relations pouvant exis-
ter entre les personnes et les choses, et forgé les concepts d’usufruit, de
servitude ou de possession. Ces distinctions subtiles sont peu à peu aban-
données par les juristes médiévaux, au profit d’un concept unique plus
simple, mais aussi plus fruste, de « saisine » du bien, qui englobe tout
acte concret d’exploitation15. Quand les juristes ou les rois entreprennent
de promulguer des textes exposant le droit positif, il s’agit, à l’instar du
bréviaire d’Alaric16, d’abrégés de droit romain.
34. Personnalité des lois. – Dans cette Europe qui subit des migra-
tions importantes, il est admis que chacun a droit à l’application de la loi
de sa communauté. C’est le principe de la personnalité des lois, qui était
déjà largement pratiqué à Rome17 : le droit est personnel, et suit la per-
sonne où qu’elle aille. La loi personnelle est donc applicable en toute
matière (et non, comme aujourd’hui, au seul statut personnel), et si les
parties ont une origine différente, les deux lois doivent être combinées.
Il en résulte que deux droits coexistent le plus souvent : d’une part, le
droit de la population conquise, c’est-à-dire le plus souvent le droit
romain, et d’autre part, le droit des vainqueurs, celui d’une tribu

14. Mais à ces seuls anciens citoyens, selon le principe de personnalité des lois : infra, nº 34.
15. V. généralement J.-L. THIREAU, Introduction historique au droit, coll. Champs Université, Flammarion,
2001, p. 119.
16. Infra, nº 35.
17. P. MAYER & V. HEUZÉ, Droit international privé, LGDJ, 11e éd., 2014, nº 10.

38
La tradition juridique continentale

germanique. Les droits des tribus germaniques étaient normalement des


coutumes peu développées techniquement.
35. Personnalité des lois : exemple18. – Les Wisigoths avaient
conquis la péninsule Ibérique et une partie de la Gaule du sud-ouest en
412. À cette époque, l’Empire était régi non par le corpus juris civilis, mais
par le code promulgué par l’empereur romain Théodose. Le territoire voit
donc cohabiter deux groupes : les Wisigoths, et les anciens citoyens
romains. Les premiers demeurent régis par leur coutume19, alors que les
seconds sont soumis au seul droit romain, ou ce qu’il en reste. Deux droits
sont donc applicables selon les personnes concernées. En 506, le roi wisi-
goth Alaric II décide de promulguer un abrégé présentant le droit romain
applicable aux populations conquises en territoire wisigoth : ce sera la lex
romana visigothorum, ou breviarum alaricianum. Le bréviaire d’Alaric aura
une destinée européenne, car, dans de nombreux autres territoires, un tel
travail de codification, même abrégé, n’a pas été entrepris. Le bréviaire
constituera une source inestimable pour ceux qui s’efforceront de conti-
nuer à appliquer le droit romain dans cette période troublée. Il fut donc
essentiel pour la pérennité du droit romain, mais d’un droit romain
ancien, celui en vigueur à l’époque de Théodose.
36. Territorialité des lois. – Avec la sédentarisation, le système de la
personnalité des lois disparaît peu à peu. Les mariages mixtes se multi-
plient, rendant très délicate l’application du système. Par ailleurs, les
droits s’influencent mutuellement, et finissent par fusionner. Un droit
unique est alors applicable dans un territoire donné. Les lois sont deve-
nues d’application territoriale. Ainsi, en 654, les rois wisigoths remplacent
les lex barbarorum et lex romana visigothorum par une unique lex visigo-
thorum.
Ces droits nouveaux sont le produit des droits anciennement applicables,
auxquels ils empruntent dans des proportions variables. En Gaule, par exem-
ple, les pays du nord empruntent plus fortement aux coutumes des Barbares
qu’au droit romain, tandis que l’inverse se produit dans les pays du sud de la
Gaule : pendant des siècles, on appellera les pays du nord les « pays de cou-
tume », et ceux du sud « les pays de droit écrit », non en référence aux carac-
tères de ces droits (tous sont coutumiers), mais en référence à leur origine :
principalement les coutumes germaniques ou le droit romain écrit.
37. Multitude de coutumes locales. – L’Europe de la territorialité
des lois est une collection de territoires, plus ou moins grands, où sont
applicables des coutumes (même dans les pays de droit écrit du sud de
la France) nées de la fusion des lois des populations ayant cohabité depuis
l’époque des invasions. Pendant des siècles encore, le droit privé euro-
péen sera constitué d’une multitude de coutumes variant d’une région à

18. V. généralement J. GAUDEMET, Les naissances du droit, Montchrestien, 4e éd., 2006, p. 107 et s.
19. Des codes de droit wisigoth furent cependant rapidement promulgués. Leur champ d’application per-
sonnel est débattu par les historiens, tout comme d’ailleurs le principe même de la personnalité des lois :
cf. J. GAUDEMET, op. & loc. cit.

39
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

l’autre. La France, par exemple, comptait à la veille de la Révolution une


soixantaine de coutumes générales et plusieurs centaines de coutumes
particulières. La logique aurait sans doute voulu qu’à partir de cette
époque, les droits des pays d’Europe suivent chacun leur voie et évoluent
indépendamment les uns des autres. Pourtant, tout à fait remarquable-
ment, la majorité des droits européens vont au contraire connaître une
évolution similaire, dont le moteur principal sera la redécouverte du
droit romain.

B. Renouveau
38. Plan. – La science juridique va renaître à partir du XIe siècle,
lorsque l’enseignement et l’étude du droit romain vont être initiés à
Bologne (1). Son influence sur le droit de la plupart des pays d’Europe
sera grande (2), et sera à l’origine de la tradition juridique continentale.

1. Enseignement du droit romain


39. Redécouverte du droit romain. – Des sources historiques attes-
tent qu’au tournant du millénaire, le corpus juris civilis est connu de cer-
tains juristes en Italie. Depuis la chute de l’Empire romain d’Occident en
476, le droit romain qui avait survécu en Europe occidentale était fondé
sur le code de Théodose, à l’instar du bréviaire d’Alaric20. Le corpus juris
civilis avait été rédigé ultérieurement à Constantinople21. Quoi qu’il en
soit, et selon l’expression consacrée, il est « redécouvert » en Europe occi-
dentale plusieurs siècles après sa rédaction, sans que les causes histori-
ques en soient véritablement connues. Dans la mesure où l’empire
d’Orient avait continué à contrôler certains territoires en Italie, en parti-
culier la ville de Ravenne, il est possible que son étude n’ait jamais réel-
lement cessé en Italie.
40. Naissance des universités italiennes. – Au même moment, des
sources historiques attestent encore que l’étude et l’enseignement du
droit romain renaissent dans le nord de l’Italie, à Bologne. Ces sources
mentionnent sporadiquement un certain Pepo, puis plus précisément
Irnerius, qui y enseigne et y octroie des diplômes entre 1088 et 1125. Les
disciples de Irnerius perpétueront la tradition, et feront de Bologne, où
naît ainsi la première université de droit, la capitale de l’enseignement
juridique européen pendant plusieurs siècles. Dès le XIIe siècle, en effet,
l’enseignement du droit romain s’est diffusé dans d’autres villes italiennes
(Padoue, Pérouse), mais aussi en Provence, en Languedoc et en Cata-
logne.
Si l’enseignement du droit romain connaît un tel succès, c’est en partie en
raison du prestige que tout ce qui touche à la civilisation romaine conserve.
Les études de droit romain vont d’ailleurs devenir les plus prestigieuses qu’il

20. Supra, nº 35.


21. Supra, nº 28.

40
La tradition juridique continentale

soit donné d’entreprendre. Mais c’est aussi parce que le droit en vigueur ne
présente guère d’intérêt scientifique et que, coutumier, il n’est en toute hypo-
thèse guère accessible22. À l’inverse, depuis la redécouverte du corpus juris
civilis, le droit romain présente l’immense avantage d’être rassemblé dans
un ensemble de textes unique. En outre, l’un des textes du corpus, le digeste,
est un condensé de la doctrine romaine classique, qui permet de renouer
avec la tradition doctrinale du droit romain classique et de considérer à nou-
veau le droit d’un point de vue théorique et scientifique.
41. Glossateurs et post-glossateurs. – L’enseignement et l’étude qui
se développent dans l’Europe entière se concentrent en effet sur les seuls
textes anciens, et plus particulièrement sur le plus abouti d’entre eux, le
corpus juris civilis. La méthode d’enseignement est d’expliquer et de com-
menter les termes du texte. Ces commentaires sont notés dans la marge
du texte original : c’est la glose. Les glossateurs explicitent le sens d’un
texte rédigé dans une langue ancienne et à une époque différente ; le
plus célèbre et le dernier d’entre eux, Accurse (1182-1260), rassemblera
les principaux commentaires des juristes bolognais depuis Irnerius dans
une « Grande Glose » qui fera autorité. À partir de la seconde moitié du
e
XIII siècle, une nouvelle génération de commentateurs, les post-glossa-
teurs, entreprennent, d’abord à Orléans, puis à nouveau en Italie, de se
détacher de l’exégèse et de se livrer à un travail analytique plus large
des textes romains, en particulier en tentant d’adapter le droit romain
aux besoins de la société de leur temps.
42. Rapports avec le droit positif. – L’objectif essentiel des profes-
seurs de droit romain du Moyen Âge n’était pas d’exposer le droit positif à
leurs étudiants. Le droit romain était envisagé comme un monument de
connaissance et de logique qui pouvait être étudié en tant que tel, comme
on étudiait la philosophie ou la théologie. Son étude était donc théorique,
et détachée des sources modernes éventuelles, par ailleurs inaccessibles.
Dans de nombreuses parties d’Europe, le droit en vigueur s’inspirait d’ail-
leurs d’un droit romain ancien, le code de Théodose23. Toutefois, la césure
entre l’université et la pratique était loin d’être définitive. Les professeurs
consultaient dans le cadre de litiges privés. Il semble donc que la supério-
rité conceptuelle et le prestige du droit romain classique lui ait donné
droit de cité très tôt en pratique.
43. Conséquences du développement de l’étude universitaire du
droit romain. – La conséquence la plus importante de cette renaissance
de l’étude du droit romain fut la réhabilitation de l’étude scientifique du
droit. À l’instar des juristes romains classiques, les romanistes médiévaux
entreprirent à nouveau de soumettre le droit à une analyse logique et doc-
trinale. C’est à ce second égard qu’il est possible de parler de redécouverte

22. Un enseignement de droit germanique avait pourtant vu le jour en Lombardie, mais il périclita rapi-
dement.
23. En Angleterre, le droit romain fut d’ailleurs enseigné à Oxford bien avant le droit anglais, l’enseigne-
ment universitaire du Common law ne paraissant pas utile : cf. infra, nº 209.

41
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

du droit romain, ou plus précisément de la science juridique romaine. Un


droit savant put renaître et continuer à évoluer, dans l’ensemble de l’Eu-
rope. En effet l’autonomie du droit enseigné à l’université par rapport aux
droits en vigueur dans les différentes régions d’Europe eut pour consé-
quence de faire naître une science juridique européenne. Dans toutes
les universités du continent, italiennes, françaises, espagnoles, mais
aussi allemandes, polonaises ou même anglaises, c’est le même droit
que l’on étudiait et que l’on analysait. Les professeurs pouvaient d’ailleurs
enseigner dans des universités de pays différents, et les étudiants traver-
saient l’Europe pour étudier le droit romain. Ainsi, le plus grand des post-
glossateurs, Bartole, avait étudié et découvert cette nouvelle méthode
d’analyse à Orléans. La science du droit romain se diffusa donc dans
toute l’Europe, y compris dans des régions que les légions romaines
n’avaient jamais conquises, comme l’Allemagne ou l’Écosse. Un droit
commun en résulta, un ius commune, dans les cercles universitaires.

2. Influence du droit romain


44. Influence continentale. – Bien qu’il ne soit nulle part officielle-
ment applicable, le droit romain va influer sur le contenu des droits en
vigueur en Europe continentale. Cette influence sera variable et se mani-
festera de façon diverse selon les régions concernées. Mais au final, elle
sera bien réelle, et ses effets, qui se font encore sentir aujourd’hui, sont le
véritable ciment de la tradition juridique continentale, à laquelle appar-
tiennent la France, l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne. Le droit anglais, en
revanche, restera à l’écart de cette évolution générale et se développera
de manière autonome et donc, logiquement, différente24. C’est l’origine
de la création de deux traditions juridiques distinctes, la tradition conti-
nentale et la tradition de Common law.
45. Application subsidiaire : le cas de l’Italie25. – Depuis le passage
à la territorialité des lois, les droits européens sont des coutumes territo-
riales. Dans chaque litige, une coutume est donc a priori applicable. Le
droit romain va néanmoins réussir à se créer un espace. En Italie, divers
facteurs y contribueront. Tout d’abord, les coutumes y ont naturellement
été largement influencées par le droit romain, l’Italie ayant été le cœur de
l’Empire. Ensuite, et contrairement à la France, sa légitimité est demeu-
rée très forte. L’Italie fait en effet partie d’un nouvel empire, le Saint
Empire romain germanique, qui, comme son nom l’indique, se veut le
continuateur de l’Empire romain. Quoi de plus normal, dès lors, d’appli-
quer le droit de l’Empire ? Enfin, des facteurs procéduraux non négligea-
bles jouent en faveur de l’application du droit romain. À cette époque, les
juges italiens sont nommés hors de la communauté des parties, pour une
durée de six à douze mois, afin de garantir leur indépendance et leur
impartialité. Ils ne connaissent donc pas les détails des coutumes locales.

24. Infra, nº 114.


25. O. ROBINSON, T. FERGUS, W. GORDON, European Legal History, Oxford University Press, 2000, p. 110 et s.

42
La tradition juridique continentale

Dans la mesure où les parties ne pouvaient exiger l’application de cette


coutume, le juge pouvait faire application du droit romain, qui n’était
pas illégitime, tant politiquement que techniquement, et qui lui serait
plus familier, surtout s’il l’avait étudié à l’université. En outre, ces
mêmes juges pouvaient voir leur responsabilité engagée par les parties
en cas de négligence dans l’exercice de leurs fonctions. L’une des meilleu-
res façons d’échapper à de telles mises en cause était de citer les opinions
de juristes renommés, que les statuts de certaines juridictions imposaient
parfois de rechercher et de suivre en toute hypothèse. Or ces juristes
étaient tous des romanistes. En outre, le prestige et la logique du droit
romain permettaient aux juges de se mettre à l’abri de la critique.
46. Application subsidiaire : le cas de la France. – L’application du
droit romain en France posait beaucoup plus de difficultés. En premier
lieu, dans les pays de coutumes, le contenu du droit coutumier local
avait beaucoup moins emprunté au droit romain que dans les pays de
droit écrit ou en Italie. En deuxième lieu, les rois de France ne pouvaient
admettre ouvertement l’application du droit romain dans le Royaume
de France, car celui-ci apparaissait comme le droit d’une autre souverai-
neté, le Saint Empire germanique. Pour cette raison, les rois de France
avaient toujours insisté sur le fait que les droits en vigueur dans les pays
de droit écrit étaient des coutumes empruntant leur contenu au droit
romain, mais en aucun cas le droit romain lui-même26. En troisième et
dernier lieu, les juges n’étaient pas itinérants, et les parties avaient un
droit à l’application de la coutume pertinente, dont ils pouvaient deman-
der l’établissement du contenu par une enquête par turbe.
L’application du droit romain fut toutefois admise dans deux cas de figure.
Tout d’abord, à titre subsidiaire, en cas de silence de la coutume applicable.
Ensuite, en raison de sa supériorité technique. Il fut en effet admis que
lorsque la qualité technique du droit romain serait supérieure à la coutume,
sa valeur intrinsèque suffirait à fonder son application. De la sorte, les règles
les plus frustes des coutumes purent être écartées au profit d’un droit plus
développé. Ce fut en particulier le cas en matière de droit des obligations.
En revanche, dans certaines matières tel le droit de la famille, l’influence du
droit romain fut minimale.
Au final, l’influence en France du droit romain fut certaine, mais moindre
que dans de nombreuses autres régions d’Europe. Des droits hybrides faits de
mélanges de solutions coutumières et de solutions romaines émergèrent. Ces
droits nouveaux firent par ailleurs l’objet d’études systématiques par des
auteurs, qui se concentrèrent d’abord sur des coutumes particulières, avant
de proposer des ouvrages traitant d’un droit coutumier commun annonçant
l’unification du droit français deux siècles plus tard27. L’apport essentiel de ces
auteurs fut de permettre à la France de se doter d’un droit qui, sans être le
droit romain, était pourtant conceptuellement suffisamment évolué pour

26. J. BART, Histoire du droit privé, Montchrestien, 2e éd., 2009, p. 118.


27. J. GAUDEMET, op. cit., p. 354 et s.

43
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

satisfaire les besoins de l’époque. À l’inverse, aucune doctrine allemande ne


parviendrait à développer conceptuellement les coutumes germaniques en
vigueur dans le Saint Empire, ce qui ne laisserait d’autre choix aux élites alle-
mandes que de leur substituer le droit romain.
47. Réception : le cas de l’Allemagne28. – À l’instar du reste de l’Eu-
rope, le droit allemand médiéval était constitué d’une multitude de cou-
tumes d’application territoriale. Bien que quelques rois germains aient
promulgué des compilations écrites du droit régissant leurs sujets au len-
demain de la chute de Rome, le droit était redevenu oral même dans ces
territoires. Toutefois, à la différence de l’Italie et du sud de la France, le
droit romain n’avait guère influé sur sa formation, car la majeure partie
de l’Allemagne demeurait en dehors de l’Empire romain. C’est donc un
droit fruste et peu développé qui régissait cette partie de l’Europe. En
conséquence, sa mise en œuvre était totalement imprévisible : « au lieu
d’un ratio decidendi, on vous rendait un oracle »29.
En outre, de nombreux facteurs interdisaient une évolution similaire à
celle qu’avait connu l’Angleterre plusieurs siècles auparavant. Alors que la
puissance et la centralisation de l’État normand avaient permis l’unification
du droit anglais et la création d’un droit propre30, le pouvoir central était très
faible en Allemagne. Bien que le pays fût en apparence unifié sous la ban-
nière de l’Empereur, ce dernier ne sut jamais affirmer son pouvoir au détri-
ment de ses grands féodaux. En matière judiciaire, les seigneurs allemands
avaient obtenu une complète autonomie de leurs juridictions, interdisant
ainsi tout espoir d’unification par une juridiction centrale. En outre, aucune
justice impériale susceptible d’entreprendre cette tâche n’exista pendant
longtemps : l’administration impériale en général n’était pas sédentaire et sui-
vait l’empereur dans ses déplacements incessants, et la juridiction impériale
n’était pas permanente. Le droit était donc local et plural tant par nature que
dans son évolution. Ce n’est qu’en 1495 qu’une juridiction impériale perma-
nente fut instaurée à Francfort, le Reichskammergericht, mais il était sans
doute trop tard pour qu’une évolution à l’anglaise fut concevable.
48. Réception : le cas de l’Allemagne (suite). – Alors pourtant que
la civilisation romaine n’avait eu qu’une influence minimale dans cette
partie de l’Europe, un phénomène remarquable se produisit : la « récep-
tion du droit romain ». À partir du milieu du XVe siècle, le droit romain
s’engouffra dans le vide de l’ordre juridique allemand31, qui ne demandait
qu’à être comblé. Ce vide n’était pas total. Une pluralité de droits locaux
existait. Mais ces droits n’apportaient pas au pays ce dont il avait besoin
en la matière : avant tout un droit élaboré et prévisible, mais aussi, à un
degré moindre, un droit unifié. Les justiciables demandaient à ce que
leurs litiges soient résolus par la mise en œuvre logique de règles et de

28. F. WIEACKER, A History of Private Law in Europe, Oxford University Press, 1995, p. 69 et s.
29. Selon l’expression de F. BEYERLE, citée par F. WIEACKER, op. cit., p. 83.
30. Infra, nº 117.
31. Selon l’expression de ZWEIGERT & KÖTZ (op. cit., p. 134).

44
La tradition juridique continentale

concepts préexistants. Cette demande était particulièrement forte au sein


de la classe des marchands.
Plusieurs facteurs contribuèrent à cette évolution. En premier lieu, l’Alle-
magne appartenait au Saint Empire romain germanique, qui se voulait le
continuateur de l’Empire romain. Il n’existait donc aucune difficulté politique
à accepter l’application générale du droit romain. En deuxième lieu, l’étude
du droit romain était considérée, dès avant la réception, comme la meilleure
formation pour accéder aux plus hautes fonctions administratives en Alle-
magne. Il ne s’agissait pas de se former à la pratique du droit, mais de rece-
voir la meilleure formation intellectuelle possible, et les études de droit
romain étaient les plus prestigieuses que l’on put entreprendre à l’époque.
Les élites allemandes étudiaient donc en nombre le droit romain dans les
universités italiennes et françaises. La supériorité technique et conceptuelle
du droit romain leur était connue. En troisième lieu, lorsque le Reichskam-
mergericht fut instauré à la fin du XVe siècle, c’est tout naturellement que fut
imposé que la moitié de ses membres soient qualifiés en droit, et que cette
exigence fut interprétée comme renvoyant au droit romain. Ce modèle fut
graduellement appliqué à l’ensemble des juridictions allemandes. Si la juri-
diction impériale ne put unifier le droit allemand, elle contribua largement
à la réception du droit romain au cours du XVIe siècle.

e
§3. Les codifications du XIX siècle
49. Évolution essentielle. – À la fin du XVIIIe siècle et surtout au
e
XIX siècle, la tradition continentale connaît une évolution essentielle, la
codification, qui est souvent présentée comme l’un de ses traits caracté-
ristiques. De fait, la codification est une entreprise qui souligne deux
traits fondamentaux de la tradition continentale : le culte de la loi et son
caractère scientifique32. Le Code civil français, héritier de la Révolution
française, fut le symbole du premier (A). Le Code civil allemand, héritier
de l’École du droit naturel et des pandectes, fut le symbole du second (B).

A. La codification napoléonienne
50. Plan. – Bénéficiant du prestige de l’idéal révolutionnaire, la codi-
fication française (1) devait connaître un rayonnement extraordinaire
dans le monde (2).

1. La codification française33
51. Origines. – Si la volonté de Bonaparte fut déterminante dans
l’adoption du Code civil, le projet puise ses origines tant dans l’Ancien
Régime que dans la Révolution. Dès avant la Révolution, tout d’abord, le
morcellement du droit français était considéré comme un problème. La

32. Infra, nº 79.


33. Sur la codification, v. J.-L. HALPÉRIN, L’impossible code civil, PUF, 1992 ; J.-L. THIREAU, op. cit., p. 269 et s.

45
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

demande d’une unification du droit, qui s’était déjà manifestée à la fin du


Moyen Âge, n’avait fait que croître, pour se généraliser à la fin de l’An-
cien Régime, que ce soit chez les philosophes, dans les universités, au
sein des parlements provinciaux ou des divers corps constitués.
Mais l’adoption du Code civil était surtout au cœur du projet révolution-
naire. Il s’agissait en premier lieu de construire une société nouvelle rompant
avec les privilèges, le corporatisme et les statuts spécifiques caractérisant
l’Ancien Régime. Des valeurs nouvelles d’égalitarisme, d’individualisme et
de sécularisation devaient être consacrées. Cette société nouvelle devait être
structurée en adoptant une constitution et en codifiant les lois civiles, deux
instruments inséparables du projet révolutionnaire. En second lieu, la Révo-
lution a consacré le culte de la Loi, seule expression valable de la volonté
générale, et dès lors seule source de droit acceptable. Il importait en consé-
quence de remplacer les coutumes de France par une législation ayant reçu
l’onction (indirecte) du peuple. La codification de la législation civile répon-
dait à nouveau à cet objectif. Toutefois, la conjoncture politique ne rendit pas
possible l’adoption des projets de codification révolutionnaires.
52. Code Napoléon. – Ce que l’Ancien Régime et les assemblées révo-
lutionnaires n’avaient pas été capables de réaliser, la volonté d’un homme
put l’imposer. L’adoption d’un Code civil était un objectif politique priori-
taire pour Bonaparte lorsqu’il prit le pouvoir. Il nomma une commission
qui élabora un projet en cinq mois, et aux travaux de laquelle il prit part
personnellement. Héritier de la Révolution, Bonaparte voulait aussi ins-
taurer une société nouvelle dont le Code serait l’un des fondements.
Mais il souhaitait aussi réconcilier les deux France, celle de l’Ancien
Régime et de la Révolution, de sorte qu’il n’était plus question de faire
table rase du passé et de souscrire à l’individualisme exacerbé et aux uto-
pies égalitaires de l’idéologie jacobine.
En outre, Bonaparte avait des intérêts personnels à l’adoption d’un Code
civil. Il y voyait un instrument de puissance, tant nationalement qu’inter-
nationalement, et avait en outre un intérêt direct à l’adoption de certaines
solutions, telles le divorce ou l’adoption. Le Code civil des Français fut pro-
mulgué le 21 mars 1804.
53. Influences. – L’élaboration du Code civil fut inspirée par un fort
esprit de transaction. À l’opposé des projets révolutionnaires, il n’était pas
question de céder à « l’esprit du siècle » et d’oublier l’acquis de siècles de
développement juridique. Le Code serait d’abord une synthèse des tradi-
tions juridiques françaises, c’est-à-dire du droit romain et des coutumes
d’origine germanique. La commission était précisément composée de
quatre juristes représentant tant des pays de coutumes (Tronchet, Bigot
de Préameneu) que des pays de droit écrit (Portalis, Maleville). Le Code
consacrerait donc tant des solutions romaines que des solutions coutu-
mières. Ainsi, les régimes matrimoniaux consacrent l’esprit communau-
taire du droit coutumier au détriment du séparatisme romain, tandis que
les solutions romaines ont été principalement retenues en droit des suc-
cessions, en particulier les successions ab intestat reprises de la Novelle
46
La tradition juridique continentale

118 de Justinien. Mais le Code ne voulait pas pour autant ignorer les
acquis révolutionnaires, qu’il acceptait sous bénéfice d’inventaire. L’égali-
tarisme forcené de la Révolution ne fut pas consacré, mais un certain
nombre de solutions anciennes furent modifiées afin de les rendre plus
égalitaires. Ainsi, en matière successorale, l’égalité entre les héritiers fut
renforcée.
54. Droit nouveau, science ancienne. – Bien que les rédacteurs du
Code aient voulu maintenir nombre de solutions traditionnelles, les sou-
bresauts de l’Histoire de France ont mené à l’adoption d’une législation
qui est le résultat d’une synthèse originale entre les traditions romaine,
coutumières et révolutionnaire. Le droit français se distingue clairement
du droit romain ou du jus commune médiéval. L’existence d’une tradition
juridique continentale cesse alors de pouvoir être justifiée par des solu-
tions et des institutions communes. De fait, un siècle plus tard, l’Alle-
magne adoptera une codification paradoxalement beaucoup plus proche
du droit romain34. Mais si les États de l’Europe continentale se séparent
au niveau des solutions particulières consacrées par leurs droits, ils
demeurent unis par une même conception systématique et scientifique
du droit. Or la filiation intellectuelle est à cet égard tout à fait claire : ce
sont les juristes romains qui en sont à l’origine35. L’unité de la tradition
juridique continentale se manifeste donc par une même conception
scientifique du droit, inconnue de la tradition de Common law36, et non
par des institutions particulières communes.
55. Style. – La langue du Code civil se veut élégante et accessible. Son
style, tout d’abord, a été loué par beaucoup. Jules Romain conseillait de le
lire le soir avant de s’endormir, et Valéry alla jusqu’à y voir un chef-d’œu-
vre de la littérature. Cette qualité littéraire résulte de sa concision, de ses
multiples effets de style, et surtout de formules qui, à l’instar des arti-
cles 1134 ou 2279, sont admirables. Par ailleurs, les rédacteurs du Code
l’ont voulu accessible à tous. Loin de le destiner à l’usage des seuls spécia-
listes, ils ont utilisé une langue simple et directe, qui devait pouvoir être
comprise du justiciable. Stendhal confia à Balzac en avoir lu quelques
pages tous les matins « afin d’être toujours naturel ». Toutefois, la rigueur
et la précision ont souvent été sacrifiées à cette tentation de l’élégance et
à ce style populaire. Ainsi, des termes techniques différents semblent être
utilisés indistinctement pour éviter des répétitions, et certaines disposi-
tions semblent n’avoir eu d’autres utilités que de servir de transition
entre deux articles « normatifs »37.

34. Infra, nº 65.


35. Supra, nº 25.
36. Infra, nº 192.
37. Ainsi, l’article 1384 alinéa 1er, avant sa découverte par la jurisprudence.

47
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

2. L’influence sur les codifications étrangères


56. Conquêtes impériales. – Les conquêtes militaires de la Révolu-
tion, puis surtout de l’Empire amenèrent avec elles la codification. Napo-
léon imposa son code dans les territoires devenus départements français
comme dans les royaumes passés sous domination française. Le Code
Napoléon fut ainsi appliqué dans des territoires appartenant aux actuels
Luxembourg, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Suisse, Italie et Pologne.
Toutefois, ces codes imposés autoritairement ne devaient logiquement
pas survivre à l’effondrement de l’Empire, en 1814. Un nombre significa-
tif d’États européens firent pourtant exception et conservèrent le Code
civil : ce fut le cas de la principauté de Lucques en Italie, du duché
de Bade en Allemagne, de certains cantons suisses et de la Pologne. Le
prestige de la codification française, qui plus tard pousserait nombre
d’États à s’en inspirer lorsqu’ils rédigeraient leurs propres codes, était
plus fort que le rejet de l’occupant étranger.
57. Rayonnement. – La codification française était en effet auréolée
d’un prestige qui, même après la chute de l’Empire, poussa un très grand
nombre d’États à la prendre comme modèle. En effet, d’une part, le Code
civil ne fut pas seulement associé à la domination militaire française,
mais aussi aux idéaux révolutionnaires. Le Code bénéficia ainsi du pres-
tige de la Révolution. C’était le code de l’égalité, symbole du passage de
l’Ancien à un nouveau régime. D’autre part, les qualités intrinsèques du
Code, en particulier de style et de clarté, contribuèrent à l’ériger en
monument de législation. Les codes français connurent donc, tout au
long du XIXe siècle, un extraordinaire destin européen et international.
Le Code civil fut adopté par nombre d’États italiens (avant de l’être par
le royaume d’Italie après l’unification en 1865), par la Hollande (1838),
la Serbie (1844), la Roumanie (1864), le Portugal (1867), l’Espagne
(1889). Il fut encore adopté hors d’Europe en Louisiane (1808)38, au
Moyen-Orient39, et par plusieurs États d’Amérique du Sud.

B. Les codifications germaniques


58. Origines. – Bien que certains États allemands aient conservé le
Code Napoléon après la chute de l’Empire, la codification française est
rejetée dans la majeure partie du monde germanique. Elle est le symbole
d’une longue domination étrangère, un « cancer qui a rongé l’Allemagne »
(Savigny). L’époque, en outre, voit l’émergence d’un sentiment national
allemand qui se développe au travers d’une Allemagne qui n’est pas
encore unifiée.
Les racines des codifications germaniques doivent être recherchées dans
l’histoire intellectuelle de l’Allemagne. Dès avant la Révolution française, l’es-
sor du Rationalisme avait contribué à l’éclosion de l’École moderne du droit

38. Infra, nº 226.


39. Infra, nº 588, 592.

48
La tradition juridique continentale

naturel, qui fut à l’origine des codifications prussienne et autrichienne à la fin


du XVIIIe siècle (1). Le XIXe siècle vit l’avènement de l’École historique et des
pandectes, qui contribuèrent un peu plus à la création de la science juridique
allemande, à laquelle la codification de l’Allemagne unifiée doit tant (2).

1. L’École du droit naturel


59. Rationalisme. – Au XVIIe siècle, l’Europe est marquée par un mou-
vement intellectuel, le Rationalisme, qui prône la soumission de l’en-
semble des connaissances au crible de l’analyse rationnelle. La Raison
doit remplacer la superstition et l’intolérance. La cause de tous les phéno-
mènes est compréhensible par le cerveau humain. De ce mouvement,
précurseur du siècle des Lumières, résulte une sécularisation de la
science. Les causes des phénomènes ne doivent plus être recherchées
dans une volonté divine, mais doivent pouvoir être expliquées rationnel-
lement.
Cette doctrine nouvelle a une grande influence sur nombre de juristes. En
premier lieu, elle conduit certains d’entre eux à cesser de rechercher le fon-
dement du droit dans la divinité, et à séculariser leur doctrine. Le juriste hol-
landais Hugo Grotius (1583-1645) sera le premier à rechercher le fondement
du droit dans la « nature » des hommes, c’est-à-dire leur milieu social. C’est la
naissance de l’École du droit naturel moderne, que Grotius applique au droit
international public. En second lieu, la philosophie rationaliste conduit logi-
quement ces mêmes tenants d’un nouveau droit naturel à placer la Raison au
cœur de leur matière. Tout comme elle est la source de la philosophie ratio-
naliste, la Raison doit devenir le fondement de l’ordre juridique. En outre, et
en conséquence, le droit doit être rationalisé et systématisé, pour se confor-
mer au nouveau postulat : la Raison ne peut fonder qu’un ordre juridique
logique et cohérent.
60. Doctrine allemande : École du droit naturel40. – C’est le juriste
allemand Samuel Pufendorf (1632-1694) qui fera connaître à l’École du
droit naturel moderne son plein essor. Se présentant comme un disciple
de Grotius et de Descartes, il est en effet le premier à rationaliser et systé-
matiser le droit de façon quasi mathématique, ainsi que le montre le titre
de son œuvre principale, Éléments de jurisprudence naturelle par la méthode
mathématique (1660). Il est aussi le premier à se concentrer sur le droit
privé. Au siècle suivant, le flambeau est repris par Christian Wolff (1679-
1754), que Voltaire présentera comme « le maître à penser de l’Alle-
magne ». Wolff œuvre dans la continuité de Pufendorf dans sa volonté de
rationalisation et de systématisation du droit. Juriste, mais aussi philo-
sophe, théologien et mathématicien, la méthode mathématique lui
semble la seule à même de sauver la théorie du droit de l’incertitude et
de la confusion41. À la différence de ses prédécesseurs, cependant, Wolff

40. F. WIEACKER, op. cit., p. 197 et s.


41. Sur la méthode de Wolff, v. V. LASSERRE-KIESOW, La technique législative, Étude sur les Codes civils français et
allemand, LGDJ, 2002, p. 30.

49
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

se préoccupe des praticiens, pour lesquels il rédige un code exposant sa


doctrine, et contribue ainsi encore plus fortement à son succès.
L’École du droit naturel exercera une grande influence sur l’évolution des
droits germaniques. À court terme, elle sera à l’origine des codifications de la
fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle (infra). Mais c’est surtout sa contri-
bution à la science juridique allemande sur le long terme qui est considé-
rable. Elle fournira tout d’abord nombre des concepts clefs du droit privé alle-
mand tels l’acte juridique ou la déclaration de volonté. Elle équipera ensuite
les juristes du XIXe siècle, les pandectes42, avec une méthode scientifique que
ceux-ci ne feront qu’approfondir, et sera donc une source indirecte du BGB et
du droit allemand moderne. C’est en effet sous le règne des logiciens de
l’École du droit naturel que le droit allemand commence à prendre sa
forme moderne : celle d’un droit logique, systématique et abstrait.
61. Premiers codes civils. – L’influence de quelques philosophes des
Lumières conduit un certain nombre de souverains à embrasser l’idéal de
raison et d’ordre appliqué à la matière juridique. Plusieurs de ces souve-
rains éclairés décident en conséquence de doter leur État d’un Code civil,
manifestation première de la logique et de l’ordre en matière juridique.
En 1794, la Prusse se dote d’un imposant Code civil de 19 000 articles bap-
tisé « Droit Immobilier Général pour les États Prussiens » (Allgemeines
Landrecht für die Preussischen Staaten, ou ALR). En 1811, l’Autriche pro-
mulgue un « Code civil général » (Allgemeine Bürgerliches Geseztbuch, ou
ABGB) de 1 502 articles. Tous deux sont fortement marqués par l’École
du droit naturel.
62. Code civil autrichien43. – L’influence de l’École du droit naturel
se manifeste dans le Code civil général autrichien à plusieurs niveaux.
Plusieurs de ses dispositions font tout d’abord expressément référence
au droit naturel et à la Raison. Ainsi, le § 7 prévoit que le juge peut, à
titre subsidiaire, combler les lacunes du code en faisant appel aux « prin-
cipes du droit naturel », et le § 16 affirme que « tout être humain a le droit
d’être traité comme une personne en raison de ses droits propres, dont la
Raison rend l’existence manifeste ». La structure de l’ABGB, ensuite, en
atteste. Il est divisé en trois parties. Les deux premières sont classiques
et traitent respectivement des personnes et des biens. La troisième, en
revanche, doit beaucoup à l’enseignement de Wolff et ses disciples. Elle
est une partie générale, qui présente les concepts communs aux institu-
tions des deux premières parties, en particulier le régime des droits et
obligations (création, modification, extinction). Elle est donc le résultat
du travail de rationalisation et la conséquence de l’abstraction grandis-
sante de la doctrine germanique, préfigurant ainsi la partie générale du
BGB allemand44. Enfin, nombre de dispositions particulières du code
sont le produit de la systématisation conduite par les théoriciens de

42. Infra, nº 65.


43. K. ZWEIGERT & H. KÖTZ, op. cit., p. 157 et s.
44. Infra, nº 80.

50
La tradition juridique continentale

l’École du droit naturel. Ainsi, à l’opposé du système romain multipliant


les cas de responsabilité civile, le § 1295 de l’ABGB prévoit une responsa-
bilité générale pour faute, tant en matière délictuelle qu’en matière
contractuelle.

2. Les Pandectes
63. Critique du rationalisme. – À partir de la fin du XVIIIe siècle, une
réaction contre le rationalisme se produit en Allemagne et dans une par-
tie de l’Europe. C’est tout d’abord un nouveau mouvement littéraire, le
Romantisme, qui entend privilégier le sentiment sur la raison, et retran-
scrire le mal du siècle. Ce sont ensuite des philosophes qui, tels Herder ou
Kant, critiquent sévèrement le rationalisme. Ce mouvement intellectuel
gagne les juristes qui, inspirés tant par ces philosophes que par les précur-
seurs du romantisme allemand (Goethe, Schiller), contestent la légitimité
de l’École du droit naturel45.
64. Doctrine allemande : École historique46. – Au début du XIXe siè-
cle, le rationalisme de l’École du droit naturel et les codes apparaissant
comme ses réalisations sont sévèrement critiqués par une nouvelle
école de pensée, l’École historique. Son chef de file est le grand romaniste
allemand Friedrich Carl von Savigny (1779-1861). Pour Savigny et les
tenants de l’École historique, le droit trouve sa source dans l’histoire de
chaque peuple. Il en est le produit, que les juristes n’auront qu’à décou-
vrir. Né de la conscience du peuple (Volksgeist), il s’exprime par la cou-
tume, la science et la pratique juridique. Il ne naît donc pas, contraire-
ment à ce que soutient l’École du droit naturel, de raisonnements
abstraits et de principes généraux.
Les tenants de l’École historique se séparèrent cependant sur les éléments
constitutifs de l’histoire du droit allemand. Pour certains, il s’agissait avant
tout de s’intéresser aux coutumes germaniques. Mais, pour Savigny, ces cou-
tumes étaient une source de qualité inférieure par rapport à l’autre source
historique du droit allemand, le droit romain, que l’Allemagne avait accueilli
quatre siècles plus tôt47. Son école se consacra, en conséquence, exclusive-
ment à l’étude du droit romain.
65. Doctrine allemande : Pandectes. – Les disciples de Savigny s’at-
tellent donc à l’étude du droit romain, et plus particulièrement à celle du
corpus juris civilis, auquel ils consacrent tous leurs efforts. La traduction
grecque de corpus, ainsi que de digeste48 étant « pandect », ces romanistes
prennent le nom de pandectes, ou pandectistes. Toutefois, et contraire-
ment aux ambitions affichées, leur œuvre ne se veut pas essentiellement
historique. À l’instar des coutumes germaniques, une grande partie de
l’histoire du droit allemand est d’ailleurs ignorée. Si l’objet de leur étude

45. Sur la filiation intellectuelle de Savigny, cf. F. WIEACKER, op. cit., p. 279 et s.
46. F. WIEACKER, op. cit., p. 277 et s.
47. Supra, nº 47.
48. Supra, nº 28.

51
GRANDS SYSTÈMES DE DROIT CONTEMPORAINS

est le seul corpus juris civilis, c’est un peu en raison de la réception du


droit romain en Allemagne, mais beaucoup en ce qu’il représente la
science romaine et un développement juridique remarquable. Le but
recherché par les Pandectes est de travailler à la construction d’une théo-
rie juridique abstraite et logique, qui est en vérité détachée de la réalité
historique ou sociale. Il s’agit de rationaliser et de systématiser le droit et
de le présenter sous forme de principes généraux et de déductions logi-
ques. Tant l’objectif que la méthodologie sont donc en vérité comparables
à ceux de l’École du droit naturel, en opposition de laquelle l’École histo-
rique s’était pourtant construite. À cet égard, il y a une très grande conti-
nuité entre les deux mouvements, et de nombreux caractères du droit
allemand moderne et du Code civil à venir – abstraction, logique, cohé-
rence – doivent autant à Wolff qu’à Savigny.
66. Code civil allemand : conditions politiques. – L’unification du
droit privé allemand fut logiquement tributaire de l’unification politique
de l’Allemagne. Celle-ci ne fut réellement réalisée qu’en 1871, sous la
houlette de Bismarck. Le nouvel Empire allemand ne reçut toutefois pas
immédiatement une compétence législative générale en la matière. Il fal-
lut attendre 1873 pour que la compétence de l’Empire, initialement limi-
tée au droit des obligations, soit étendue à l’ensemble du droit privé. Les
conditions politiques étaient enfin réunies pour lancer un processus de
codification qui durerait plus de vingt ans.
67. Code civil allemand : élaboration. – Une première commission
de rédaction du Code civil fut nommée en 1874. Elle était composée de
onze membres et comprenait six juges, trois fonctionnaires et deux pro-
fesseurs de droit. Elle serait dominée par un magistrat entré en politique,
Gottlieb Planck (1824-1910), et surtout par un professeur, célèbre pan-
decte disciple de Savigny, Bernhard Windscheid (1817-1892). Il fallut
treize années à la commission pour proposer un premier projet, en
1887. Le travail de la commission fut immédiatement critiqué comme
trop abstrait et trop complexe. Une seconde commission fut nommée en
1890, dans laquelle des non- juristes firent leur entrée. Cinq années plus
tard, ils proposèrent un second projet, qui amendait légèrement le pre-
mier, sur des points de forme principalement. Il fut adopté par le pouvoir
législatif et promulgué le 18 août 1896. Le Code civil allemand (Bürgerli-
ches Geseztbuch, ou BGB) entra en vigueur le 1er janvier 1900.
68. Code civil allemand : caractères49. – Produit de plusieurs siècles
de développement de la science juridique allemande, le BGB est un chef-
d’œuvre de cohérence, d’abstraction et de précision. Il bénéficie tout
d’abord du travail de systématisation des tenants de l’École du droit natu-
rel et des pandectes. Le code distingue les principes généraux de leurs
applications particulières en utilisant des concepts généraux, et donc abs-
traits, susceptibles d’être utilisés dans toutes les matières du droit privé. À

49. V. généralement C. WITZ, Droit privé allemand, 1992, LexisNexis, p. 29 et s. ; V. LASSERRE-KIESOW, op. cit.,
p. 23 et s.

52
La tradition juridique continentale

l’instar du Code civil général autrichien50, le BGB prévoit ainsi une partie
générale traitant des institutions communes à l’ensemble des disciplines
du droit privé51, « un modèle de la capacité d’abstraction germanique »
(Crome). Le BGB est encore un modèle de précision. Il définit les
concepts. Il utilise systématiquement le même terme lorsqu’il se réfère
à une même institution. Le recours à certains verbes ou à certaines tour-
nures de phrases, loin d’être accidentel, peut avoir une signification subs-
tantielle et une portée juridique précise. Ainsi, selon qu’un texte emploie
un verbe impliquant l’obligation ou un autre (müssen ou sollen), le texte
est ou n’est pas sanctionné par une nullité, et la charge de la preuve est
déplacée selon que le texte emploie « sauf... » ou « à moins que... ». Le BGB
est « la machine à calculer par excellence des juristes » (Schwarz).
69. Code civil allemand : style. – La précision et la rigueur de la lan-
gue du BGB ont logiquement rejailli sur son style. À cet égard, la codifica-
tion allemande est aux antipodes du projet français. Le BGB n’a aucune
prétention littéraire, et ne recherche aucunement l’élégance. La conci-
sion est sacrifiée lorsque la rigueur et la précision l’imposent. Les termes
sont répétés s’il le faut, et il ne saurait être question d’avoir des disposi-
tions de transition comme l’article 1384 al. 1er du Code Napoléon. Plus
généralement, le BGB se veut un instrument de spécialistes. Il s’adresse
aux juristes, qui seuls peuvent le comprendre. L’idéal d’accessibilité du
Code Napoléon lui est totalement étranger.
70. Code civil allemand : influence. – La qualité technique et scien-
tifique remarquable du BGB lui assure rapidement une réputation inter-
nationale. Le Code civil, qui était jusqu’alors en situation de quasi-mono-
pole, a désormais un concurrent de poids. Les États souhaitant
moderniser leur droit privé voient dans le BGB un code plus moderne et
de meilleure facture technique. Ainsi, après avoir contemplé l’idée de sui-
vre le modèle français à la fin du XIXe siècle, le Japon se laisse séduire par
les nouvelles codifications allemandes lorsqu’elles sont promulguées52.

Section 2
Caractères de la tradition continentale

71. Traits caractéristiques. – Au-delà des spécificités partagées par


tous les systèmes juridiques occidentaux53, la spécificité de la tradition
continentale semble tenir essentiellement aux sources du droit qu’elle
reconnaît (§ 2) et à ses acteurs (§ 3). Il est cependant fréquemment

50. Supra, nº 62.


51. Sur la structure du BGB et la partie générale, cf. infra, nº 80.
52. Infra, nº 451.
53. Supra, nº 20.

53

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