Vous êtes sur la page 1sur 236

THÉORIE GÉNÉRALE

DU

DROIT INTERNATIONAL
PUBLIC
PROBLÈMES CHOISIS
PAR

Hans KELSEN
Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Cologne.
Photo Otto Lierend'ahI, Coin.

HANS KELSEN
NOTICE BIOGRAPHIQUE

Hans KELSEN, né à Prague (Autriche-Hongrie) en 1881. Docteur


en droit de l'Université de Vienne (1906). Privat docent (1911), pro-
fesseur extraordinaire (1917), puis ordinaire (1919), de droit public
et philosophie du droit à la Faculté de droit de l'Université de
Vienne. Membre, puis rapporteur permanent près la Cour de justice
constitutionnelle d'Autriche. Depuis 1930, professeur ordinaire de
l'Université de Cologne.

PUBLICATIONS

A . — TnEORIE Dû DROIT :

Hauptprobleme der Staatsrechtslehre entwickelt aus der Lehre vom fíechtssatz


(1911; 2» éd., 1923).
Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts (1920;
2» éd., 1928).
Der soziologische und der juristische Staatsbegrifl (Staat und Recht) (1920;
2« éd., 1928).
Allgemeine Staatslehre (1925).
Aperçu d'une théorie générale de l'Etat (abrégé du précédent) (1927).
Die philosophischen grundlagen der Naturrechtslehre und des Rechtspositi-
vismus (1928).
Die Bundesexekution (1921).
B . — MÉTHODOLOGIE :

Grenzen zwischen juristischer und soziologischer Methode (1911).


flechtswissenschajl und Hecht (1922).
C. — SCIENCE POLITIQUE :

Die Staatslehre des Dante Alighieri (1908).


La garantie juridictionnelle de la Constitution (1928).
Justiz und Verwaltung (1929).
Vom Wesen und Wert der Demokratie (1920; 2« éd., 1929).
Sozialismus und Staat (die politische Theorie des Marxismus) (1920; 2° éd.,
1923).
Marx oder Lassalle (1924).
Das Problem des Parlamentarismus (1923).
Der Staataes Übermensch (1926).
Der Staataes Integration (1930).
Staatsjorm und Weltanschauung (1933).
izo H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (4)
D. — DROIT PUBLIC AUTRICHIEN :
Die Ver/assungsgesetze der Republik Österreich (Kommentar, S vol., 1919-1923).
Grundriss des österreichischen Staatsrechts (1923).
E. — DROIT INTERNATIONAL :
Les rapports de système entre le droit interne et le droit international
public (1926).
Unrecht und Unrechtsfolge im Völkerrecht (1938).
THEORIE GÉNÉRALE
DU DROIT INTERNATIONAL PUBLIC
PROBLÈMES CHOISIS

PRÉFACE

BS cours que je vais faire sur la théorie générale du droit

I international ne doivent pas constituer un exposé du


-^ droit international positif. L'important pour moi n'est
pas de reproduire de façon exhaustive le contenu des normes
connues sous le nom de « droit international » ou de discuter
les cas pratiques dans lesquels ces normes se trouvent appli-
quées. A cet effet, d'autres cours sont faits dans cette Aca-
démie par des autorités compétentes. Ce que je vous pré-
sente, c'est une théorie, c'est-à-dire un examen portant sur
la nature du droit international, son originalité, qui le
distingue des normes que nous avons l'habitude d© consi-
dérer comme le droit par excellence, des normes du droit
étatique. Une théorie du droit international a aussi le devoir
d'examiner les notions fondamentales qui permettent de
connaître d'une manière scientifique les phénomènes posi-
tifs, qui se présentent à nous sous la forme du droit inter-
national. Il appartient aussi à une théorie de constater les
rapports de système et la dépendance fonctionnelle entre les
différentes parties du droit international. Enfin, elle a pour
tâche de tirer au clair les rapports qui existent entre le droit
international et les droits internes i.
Il est concevable que l'on n'accorde pas plus d'attention
1. J'ai déjà exposé ce problème dans mes cours en 1926, cf. Recueil des
cours, 1927.
122 tí. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (6)

à ces problèmes dans les exposés habituels du droit positif


et que l'on ne soumette pas à un examen plus approfondi
les notions avec lesquelles on opère. On les suppose tout sim-
plement données. On n'étudie pas à fond la question de
savoir si ces notions, pour la plupart empruntées à la théorie
du droit interne, instruments essentiels de la science du
droit international, sont adaptées à leur but particulier et
avant tout si les idées théoriques, avec lesquelles on aborde
l'étude du droit international positif et dont on n'est géné-
ralement pas entièrement conscient, s'accordent bien entre
elles sans offrir de contradiction. Aussi est-on en droit de
procéder à un examen ayant pour objet exclusif l'ensemble
des questions qui constituent une théorie du droit inter-
national.
Cette théorie est une théorie juridique. Cela paraît aller de
soi. Car son objet est le droit et rien que le droit, ou tout
au moins une certaine partie du droit. Mais le point de vue
juridique n'est pas le seul duquel on puisse considérer le droit
international. Celui-ci présente également des problèmes
historiques, sociologiques et avant tout politiques, ces der-
niers étant aussi importants, peut-être plus importants que
les problèmes spécifiquement juridiques. Mais il est néces-
saire d'opérer une distinction très nette entre ces différents
problèmes; il s'agit surtout d'éviter la confusion dangereuse
entre la question de la nature et du contenu du droit positif
et les exigences politiques concernant sa formation future.
Si je me place dans ces cours exclusivement au point de
vue juridique, la raison en est qu'une théorie juridique est
la condition nécessaire de l'histoire, de la sociologie et de
la politique du droit international. Une telle attitude s'expli-
que surtout par le fait qu'une analyse juridique rigoureuse
est indispensable pour atteindre l'amélioration si désirable
de la technique du droit international. C'est justement pour
remplir cette tâche de la politique du droit qu'une théorie
pure du droit est nécessaire, de même qu'il n'y a pas de
médecine scientifique sans biologie, pas de technique sans
physique.
Une théorie générale du droit international doit être néces-
(7) PREFACE 123

sairement — comme toute théorie véritable — abstraite et


formelle. Car sa tâche est de simplifier la complexité des
phénomènes concrets, en les réduisant à des points de vue
généraux. Ce but ne peut être atteint que par l'abstraction
et l'information de l'objet de la connaissance; ce qui offre
beaucoup d'obstacles à sa compréhension. Je m'efforcerai
de réduire ces difficultés en illustrant les points essentiels
de la théorie par les exemples les plus concrets possibles.
Développer toute la théorie du droit international en seize
cours est impossible. Par conséquent, je suis forcé de pro-
céder à un choix des problèmes auxquels je me limiterai.
Je traiterai les problèmes de la théorie statique : ce sont
les problèmes de la validité et du domaine de validité du
droit international public. Quant aux problèmes de la théorie
dynamique — qui concernent la formation du droit inter-
national, — j'espère avoir l'occasion de les traiter une
autre fois.
CHAPITRE PREMIER

LA VALIDITÉ DU DROIT INTERNATIONAL

E droit est un ordre de contrainte : les normes consti-

L tutives d'un ordre juridique prescrivent la contrainte.


Elles déterminent les conditions auxquelles seules la
contrainte physique peut, doit être employée paT un homme
envers un autre. Si la société ne connaissait plus la con-
trainte, le règlement des actions humaines cesserait d'être
du. droit. Celui-ci est, en effet, caractérisé par la manière
dont il s'efforce de provoquer la conduite souhaitée : il fait
d'un acte de contrainte la conséquence de la conduite con-
traire (contraire à la conduite souhaitée).
Telle est en effet la forme essentielle de toute règle de
droit : unir deux faits, dont l'un est la conduite socialement
nuisible, « l'illicite (Unrecht) ». et l'autre, la sanction (Un-
rechtsfolge).
Lorsqu'on présente le droit comme un ensemble de normes
qui rendent obligatoire l'action socialement désirable (par
exemple : on ne doit pas voler, on doit rendre les sommes
empruntées en temps voulu), il n'y a là qu'une manière abré-
gée de dire qu'un acte de contrainte devra intervenir dans
l'hypothèse d'une conduite contraire (contraire à l'action
socialement désirable).
Dire que, juridiquement, on ne doit pas voler et que l'on
doit rendre les sommes empruntées, cela revient à dire que
le voleur doit être puni — le débiteur défaillant exécuté.
La norme juridique est premièrement le jugement hypothé-
tique qui fait d'un acte de contrainte la sanction d'un fait
illicite. Et ce n'est qu'à titre secondaire, par voie de déduc-
tion, que la norme juridique peut être formulée comme
prescrivant l'action conforme au droit et qui évite l'appli-
cation de la contrainte. Car ce n'est que parce qu'un fait
(g) VALIDITÉ HS

est rattaché dans une règle de droit à un acte de contrainte


qui en doit être la conséquence qu'il est, juridiquement par-
lant, illicite, que cette conséquence est une sanction et que
le contraire de ce fait-condition doit être considéré comme
juridiquement obligatoire.
Si on ne la rapporte pas ainsi à l'acte de contrainte, à la
sanction, la norme qui prescrit l'acte socialement désirable
peut encore avoir un sens moral : elle n'a certainement plus
le caractère juridique.
L'acte de contrainte, sanction du fait illicite, consiste en
une intervention normalement interdite dans la sphère d'in-
térêts des individus, en un retrait forcé de biens : privation
de la vie, de la santé, de la liberté ou retrait de valeurs
économiques. On suppose naturellement que l'acte de con-
trainte sera normalement considéré par celui qu'il atteint
comme un mal que l'homme s'efforce d'éviter. L'ordre juri-
dique désire provoquer la conduite qui évite la sanction
prévue. En limitant l'emploi de la contrainte à la sanction
de certaines actions socialement nuisibles, qu'il détermine
précisément, il pacifie la communauté, dont l'existence
dérive de sa validité.
- Dans le domaine de l'ordre juridique étatique, la con-
trainte, employée comme sanction, nous apparaît sous deux
formes distinctes : peine et exécution forcée. La différencia-
tion de ces deux formes suppose cependant une évolution
juridique déjà avancée : ce qui distingue ces deux formes de
contrainte, c'est moins l'aspect matériel que le but qu'on
s'efforce d'atteindre en les employant — talion ou préven-
tion par l'intimidation dans le cas de la peine, réparation
d'un dommage, au sens large du mot, par exécution forcée.
Il faut du reste distinguer à cet égard le fond du droit positif,
qui change relativement peu, des théories très variables par
lesquelles on cherche à légitimer idéologiquement la con-
trainte, et notamment la peine. Pour la notion et l'essence
du droit, une seule chose est décisive : qu'un acte de con-
trainte, généralement considéré comme un mal, soit la
conséquence de ces faits, qui ont pour contraire l'action
humaine, socialement désirée, voulue par l'ordre juridique.
126 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC ( io)

Par contre, la responsabilité individuelle — la responsa-


bilité qui ne frappe plus que l'homme qui a lui-même pro-
voqué le résultat socialement nuisible, ou qui ne l'a pas
prévenu, alors qu'il pouvait le faire, — cette sorte de respon-
sabilité n'est pas une chose essentielle au droit.
Dans les droits primitifs, la sanction frappait aussi d'au-
tres personnes, par exemple celles qui étaient unies à l'auteur
de l'acte illicite par la parenté ou par un autre lien social.
(La vengeance des dieux, par exemple, frappe le peuple pour
le délit du prince.) Les droits primitifs prévoyaient une
responsabilité collective. De même, il faut voir le résultat
d'une évolution déjà avancée dans le principe de la respon-
sabilité pour faute, principe suivant lequel la sanction ne
saurait atteindre que celui qui a provoqué ou n'a pas empê-
ché le résultat socialement nuisible intentionnellement ou
par négligence. Le droit primitif adopte le point de vue de
la responsabilité en raison du résultat.
Il comporte encore la caractéristique suivante : ce n'est
pas un organe différencié et spécialisé qui est préposé à
l'application de la sanction, c'est la personne même qui a
été lésée dans ses intérêts, contrairement au droit. C'est la
victime, et non une autorité distincte et par suite objective,
qui a qualité pour dire s'il y a eu acte illicite. C'est à celui
qui est lésé dans ses droits, c'est-à-dire dans ses intérêts
protégés par le droit objectif, qu'il appartient de réaliser
la réaction du droit contre celui qui l'a violé. C'est le stade
de la justice à soi-même juridiquement réglementée qui
s'exprime par le droit de la vendetta et le droit du créancier
de s'emparer de gages.
Mais c'est là un état de droit, et le membre de la commu-
nauté qui met en œuvre la réaction du droit agit comm$
organe de l'ordre qui règle la conduite des membres et
constitue la communauté en une société juridique. Ce n'est
pas seulement avec l'apparition des tribunaux et d'un appa-
reil de contrainte pour l'exécution des décisions de justice
que naît le droit. Cette centralisation n'est pas essentielle
pour la notion de droit. La spécialisation des organes appa-
raît du reste plus vite, semble-t-il, pour la défense vis-à-vis
(li) VALIDITE 127

de l'extérieur que pour l'établissement de l'ordre à l'intérieur.


Il y a aussi une connexion entre la constitution d'organes
spécialisés et la manière dont naissent et se développent les
normes générales de droit, qui sont appliquées aux espèces,
soit par la victime elle-même, soit par l'organe spécialisé.
Tant qu'il n'y a pas d'organe central, il n'y a pas d'autre
mode de 'formation et de développement de ces normes pos-
sible à titre primaire que la formation et le développement
coutumiers. Vaut comme droit ce que les membres de la
société ont coutume de pratiquer comme tel. C'est relative-
ment tard, longtemps après l'organisation de tribunaux en
tout cas, qu'apparaissent aussi des organes centraux de
création et de développement des normes juridiques géné-
rales, des organes de création consciente du droit, des
organes législatifs.
Cette création coutumière du droit se déroule d'abord
dans des cercles restreints, dont les limites sont probable-
ment déterminées par la communauté de sang. On n'appelle
Etat que l'ordre juridique dont la validité s'étend au delà
de cette limite, l'ordre juridique qui est relativement cen-
tralisé, c'est-à-dire qui institue des organes spécialisés. Au
début, la formation du droit reste enfermée dans les limites
de l'Etat. Tout le droit se ramène à un grand nombre de
sphères juridiques étatiques, isolées les unes des autres. Les
rapports interétatiques, c'est-à-dire les relations entre les
membres d'une communauté étatique et ceux d'une autre
communauté étatique, ne sont pas, à l'origine, réglées juri-
diquement. Tant qu'il n'y a pas de relations suivies, la
nécessité d'une réglementation juridique ne se fait pas sentir
pour ces relations. L'étranger apparaît comme un ennemi
hors la loi, — sa communauté n'est pas considérée comme
une communauté de droit, mais comme une horde de bar-
bares, et par conséquent comme un troupeau de bêtes. Recon-
naître en l'étranger un homme, c'est-à-dire un être de même
nature, reconnaître également l'ordre qui régit sa commu-
nauté, comme un ordre juridique, bien que différent par son
contenu et par son domaine d'application, ce sont là des
tendances qui vont de pair avec la possibilité et le besoin
128 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC '\*,
de rentrer en rapports pacifiques avec les hommes d'autres
communautés, en vue d'échanges matériels et spirituels; elles
supposent donc qu'on ait déjà pris conscience de la possi-
bilité et de la nécessité de réglementer juridiquement ces
rapports. Et ce procès d'élargissement de la conscience
sociale au delà de l'Etat où l'on vit trouve son expression
dans la formation coutumière d'un droit interétatique.
C'est le droit qu'on appelle le droit international.
Ses premières réalisations remontent à l'Antiquité, mais
sa forme actuelle s'est dessinée à l'époque moderne, après
le déclin du Saint Empire romain-germanique et la scission
de l'Eglise chrétienne, qui avaient jusque-là, l'un et l'autre,
réuni les Etats européens en une communauté juridique
supérieure.
La forme nouvelle du droit international se caractérise par
le fait qu'en principe ses normes ne confèrent des droits et
n'imposent des obligations qu'aux Etats comme tels. Cela
signifie qu'en principe les individus dont la conduite est
réglée ne sont pas immédiatement les sujets des Etats, mais
seulement leurs organes, organes dont la détermination est
abandonnée aux divers droits internes, c'est-à-dire les indi-
vidus dont les actes constitueront la conduite de l'Etat,
notamment dans ses rapports avec les autres Etats. Mais ce
n'est là qu'une règle susceptible d'exceptions. D'une part, il
arrive que le droit international s'occupe également de col-
lectivités juridiques non étatiques, par exemple de l'Eglise
catholique; d'autre part, au 'fur et à mesure qu'il pénètre
plus avant dans une sphère jadis réservée au droit étatique,
on voit s'affirmer toujours plus décidément la tendance à
saisir directement les actes des sujets des Etats.
C'est cette validité généralement médiate qui différencie
l'ordre juridique international des droits internes, mais non
un caractère juridique propre. Le droit international est un
droit au même sens et pour la même raison que les droits
internes; il est comme eux un ordre obligatoire, c'est-à-dire
un ordre qui prescrit ou règle l'emploi de la contrainte d'Etat
à Etat, en déterminant les conditions qui seules permettent
cette intervention dans la sphère d'intérêts d'un Etat, —
(il) VALIDITÉ 129

illicite sans cela, — ces actes d'emploi de la force, ces


mesures de contrainte collective, que l'on appelle représailles
ou guerre. En établissant quand et comment un Etat peut
recourir à des représailles ou entreprendre une guerre contre
un autre, le droit international limite l'emploi de contrainte
dans les relations interétatiques, tout comme l'ordre étatique
limite cet emploi dans les relations internes, et est donc, au
même titre que le droit interne, un ordre qui fait régner
la paix.
De même que le droit étatique oblige ses sujets, le droit
international oblige les Etats à une certaine conduite réci-
proque, en érigeant la conduite contraire en condition d'un
acte de contrainte — guerre ou représailles. Ces mesures ne
s'opposent pas par leur contenu aux actes de contrainte qui
sanctionnent les faits illicites en droit interne : privation
de la vie, de la santé, de la liberté, de biens économiques.'
La différenciation de la contrainte en peine et en exécution
forcée, réalisée pour le droit interne, n'est pas encore inter-
venue en droit international. On peut qualifier la guerre et
les représailles de sanctions d'un acte illicite, mais non de
peine ou d'exécution forcée.
L'essence de la sanction en droit international sera exa-
minée de plus près dans la suite. Bornons-nous ici à indi-
quer que les représailles sont la privation forcée de certains
biens seulement protégés sans cela par le droit international;
elles sont un empiétement contraire à la volonté de l'Etat
atteint sur certains de ses droits seulement, tandis que la
guerre est, en principe, un empiétement sur tous ses droits,
comportant en particulier l'usage de la force militaire. Ce
qui nous intéresse actuellement dans cette caractéristique
générale du droit international, c'est seulement l'identité de
sa forme fondamentale et de celle des droits internes parti-
culiers : une règle de droit qui, à une certaine conduite des
sujets soumis à la norme (condition), attache à titre de consé-
quence, plus précisément à titre de sanction, un acte de
contrainte.
L'acte de contrainte du droit international général n'in-
tervient pas, comme dans les droits internes techniquement
IV. _ 1932. 9
130 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (14)

développés, par les soins d'un organe central après une


constatation de l'acte illicite, faite suivant une procédure
objective et réglée. Comme dans le droit primitif, il est
l'œuvré de l'Etat, lésé dans ses intérêts contrairement au
droit, après qu'il a constaté personnellement le délit. Cepen-
dant, on ne saurait nier que des tendances tout au moins à
la constitution, en droit international aussi, de tribunaux
centralisés se font jour, tendances qui conduisent à l'élimi-
nation du plus grave défaut technique de ce droit. Car il y
a quelque chose de plus grave que l'absence d'un législateur
unique, de plus grave que la complète décentralisation de
la procédure de contrainte, de plus grave que l'absence d'un
organe central pour l'application de la contrainte, c'est
l'absence d'une autorité centrale pour la constatation du fait
qui est la condition dont le droit international fait dépendre
l'emploi de la contrainte à titre de sanction. Une cour de
justice internationale est encore plus importante qu'une force
armée internationale, constitue un progrès de technique juri-
dique supérieur à celui que réaliserait cette dernière insti-
tution.
La règle de droit international est aussi en retard sur la
règle de droit interne en ce que, comme les droits des com-
munautés primitives, elle prévoit généralement une respon-
sabilité collective et non individuelle et une responsabilité
fondée sur le résultat et non sur la faute. La conduite con-
traire au droit des organes étatiques appelés à exécuter les
obligations internationales est la condition à laquelle le droit
international attache une sanction, sanction qui, en tant
qu'acte de contrainte, ne frappe pas les organes qui violent le
droit, mais d'autres organes, le peuple, et en particulier le
peuple en armes, par conséquent les sujets de l'Etat dont
les organes ont violé le droit international, encore que ceux
qui sont frappés par la sanction n'aient nullement contribué
à provoquer l'acte illicite, ni n'aient jamais été en mesure
de l'empêcher.
Le caractère de la responsabilité collective édictée par le
droit international ne disparaît pas même lorsque la guerre
n'est plus conçue comme dirigée contre tout le peuple (con-
(iS) VALIDITE 131
ception anglo-américaine), mais seulement contre un autre
organe de cet Etat, à savoir contre son armée (conception
continentale européenne). Rien n'est changé, ne fût-ce que
parce que l'armée est aujourd'hui à tel point partie inté-
grante du peuple, qu'on l'appelle avec raison le peuple en
armes. D'autre part, la technique moderne de la guerre avec
les armes aériennes, les bombes asphyxiantes et le blocus
pour affamer rendent pratiquement impossible l'isolement
de l'armée en tant que seul objet qui serait visé par l'acte do
contrainte de la guerre.
De même encore, le droit international n'exige pas que
l'organe qui a violé les règles du droit international ait agi
de façon dolosive ou coupable. Cependant, avec la tendance
à la centralisation de la procédure, qui constate authentique-
ment le fait illicite et réalise la sanction, on verra se déve-
lopper une tendance à remplacer la validité médiate du droit
international par une validité directe et à substituer & la res-
ponsabilité collective et pour résultat la responsabilité indi-
viduelle et pour faute.
Le droit international général présente ainsi, sur tous les
points essentiels, les caractéristiques d'un ordre juridique
primitif :
I o Formation fondamentalement coutumière des normes
juridiques générales; le droit né de traités conclus entre deux
ou plusieurs Etats repose sur la règle qui est d'origine coutu-
mière : Pacta sunt servanda. Le droit édicté par voie de
traité n'a ainsi qu'un caractère secondaire;
2° Absence d'organes spécialisés, et pour la législation, et
pour l'application des sanctions;
3° Responsabilité collective et responsabilité pour résultat.
Cela n'empêche pas qu'il faille considérer l'ordre juridique
international comme supérieur aux sujets qu'il oblige ou ha-
bilite, tout comme les droits internes sont supérieurs aux indi-
vidus dont ils règlent la conduite. On ne pourra trouver au-
cune différence à cet égard entre le droit international et le
droit interne si l'on remarque : d'abord que l'expression —
spatiale à son origine — d' « ordre supérieur » (supérieur aux
individus) n'exprime pas autre chose que l'obligation juridi-
132 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (i6)

que (des individus); ensuite que cette obligation juridique


provient des normes constitutives du droit et non des hom-
mes qui créent ces normes, consciemment ou inconsciem-
ment, en légiférant, ou par la coutume, et qui sont eux-mê-
mes organes de cet ordre, soumis à lui par conséquent; et,
enfin, que, dans cette soumission à l'ordre, les organes créa-
teurs de normes sont égaux aux sujets qui les exécutent.
L'opinion très répandue, suivant laquelle le droit interne
s'appliquerait aux rapports de sujets inégaux hiérarchisés,
le droit international à des sujets égaux, néglige le seul
élément décisif en l'occurrence : la hiérarchie entre la norme
et ceux qui y sont soumis, qui est inhérente à tout ordre
normatif, mais que lui cache la revendication politique
d'organes centraux législateurs. On est toujours tenu à
l'obéissance envers la norme seulement et non envers les
hommes qui créent cette norme conformément à une autre
norme, envers la loi seulement et non envers le législateur.
Il n'y a donc entre le droit international général et le droit
interne que la différence suivante : celui-ci seul a des organes
centraux. Mais on ne peut exprimer cette différence en disant
que celui-ci (le droit interne) est un système de subordina-
tion, celui-là (le droit international) un système de coordina-
tion. De même, on ne peut dire que les normes de droit in-
terne sont les seules à avoir derrière elles une force garan-
tissant leur observation. Car cette force ne s'exprime que par
la réalisation de la sanction ou par la conduite de l'homme
qui évite la sanction. Or, ces deux manifestations se retrou-
vent dans l'ordre juridique international : seulement la force
d'un ordre juridique interne se manifeste plus nettement
par ses organes centraux que la force du droit interna-
tional, qui est, elle aussi cependant, une puissance juridique,
consistant en l'efficacité de normes. Ce qui trompe, ici, c'est
le dédoublement superflu, qui, derrière le droit interne, pose
l'Etat comme une entité distincte du droit (alors qu'il n'est
que la personnification de ce droit). C'est là ce qui crée l'ap-
parence d'une différence absolue entre droit interne et droit
international. Car on dit : « derrière » le droit international,
il n'y a pas d'Etat. Mais cela signifie que le droit interna-
(i7) VALIDITE 133

tional n'institue pas d'organes spécialisés et différenciés, que


la communauté constituée par lui n'est pas si centralisée que
la communauté juridique constituée par le droit interne
nommé « Etat ». Mais la communauté juridique constituée
par le droit international existe dans le même sens (dans le
sens figuré) « derrière » le droit international que l'Etat « der-
rière » le droit interne.
Si l'on considère au lieu de l'ordre la communauté qu'il
constitue, la communauté internationale apparaît comme su-
périeure aux Etats particuliers, tout de même que l'Etat, en
tant que collectivité, apparaît comme supérieur aux indi-
vidus.
L'ordre juridique international ou la communauté interna-
tionale doit même au fond être conçu comme supérieur aux
individus. Seulement il ne leur est pas directement supé-
rieur comme le droit interne, mais seulement de façon mé-
diate en ce que l'ordre étatique détermine seul les individus
dont la conduite sera, en tant que conduite d'organes de
l'Etat, l'objet d'une réglementation par le droit international.
Ce n'est que par l'absence d'organes centraux spécialisés,
d'un législatif et d'un exécutif centraux, que l'ordre juridir
que international et la communauté du droit international
diffèrent du droit interne et des Etats. La différence n'est pas
de nature, mais seulement de degré, et le développement du
droit international positif révèle une tendance marquée à
effacer de plus en plus cette différence.
Il faut reconnaître que l'ordre juridique international ou
la communauté constituée par lui n'est pas un Etat, à cause
de sa décentralisation poussée, dans la mesure où ce mot
« Etat » ne doit être appliqué qu'à des ordres ou à des collec-
tivités juridiques relativement centralisés. Mais son carac-
tère de droit ou de collectivité juridique est certain tant que
la guerre et les représailles peuvent être interprétées comme
des actes de contrainte, prévus par les règles du droit inter-
national, c'est-à-dire là où elles sont la sanction d'actes illi-
cites et ne peuvent être que cela.
Or, tout le monde est d'accord, tout au moins en ce qui
concerne les représailles, pour admettre qu'elles ne peuvent
134 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (i8)
intervenir qu'en réponse à une injustice subie, en réaction
contre une violation du droit. Ces opinions sont, par contre,
très partagées en ce qui concerne la guerre. Or, la question
de savoir si les normes du droit international doivent être
considérées comme du droit au même titre que les normes du
droit interne d'un Etat dépend justement de cette seule ques-
tion : la guerre, tout de même que les représailles, ne peut-
elle être employée conformément au droit international qu'en
tant que réaction contre un acte illicite, ou suivant la for-
mule répandue, mais inexacte, en vue de réaliser un droit!*
Ou bien, un Etat est-il, au contraire, entièrement libre de
faire la guerre à un autre et de le contraindre de la sorte à
n'importe quelle attitude ?
Le droit international n'est véritablement un droit que
dans la mesure où il règle non seulement le régime de la
guerre, mais encore ses conditions, le pourquoi et le quand,
de façon à ce que toute guerre faite en dehors des cas prévus,
apparaisse non comme un acte conforme au droit, mais
comme un acte illicite. Car une collectivité n'est une commu-
nauté juridique, l'état de fait qui y est établi n'est un état de
droit, que dans la mesure où l'ordre qui la constitue régle-
mente l'usage de la violence, de la contrainte, entre ses mem-
bres, de manière à déterminer de façon exhaustive les con-
ditions d'emploi de cette contrainte, en sorte que tout acte
de contrainte autre que ceux prescrits par l'ordre envisagé
apparaît comme interdit. C'est en ce sens, et en ce sens seu-
lement, que le droit est un ordre de contrainte, c'est-à-dire
une organisation de la contrainte.
Cette interprétation de la guerre comme la sanction des
actes illicites est une conséquence inéluctable de l'idée du
droit international, envisagé comme un ordre juridique, par
là même une organisation de la paix, réglant les rapports
réciproques des Etats. Car la guerre est essentiellement une
intervention dans la sphère de l'Etat, protégée par le droit
international et qui touche, en principe, à tous ses droits.
Au point de vue de l'ordre, qui garantit les droits de cet
Etat, qui protège cette sphère, la guerre apparaît donc comme
une violation du droit, et par conséquent comme interdite.
(i9) VALIDITÉ I3S
Celui qui prétend que la guerre n'est pas interdite par le
droit international général ne peut en même temps prétendre
que la sphère dans laquelle elle pénètre est une sphère juri-
dique : il ne peut pas prétendre, en d'autres termes, qu'il y a
un droit international, car celui-ci consiste précisément en la
création par ses normes de semblables sphères juridiques. Et
les droits d'un Etat, qui constituent cette sphère réservée,
ne sont rien d'autre que l'obligation juridique pour les autres
Etats de s'abstenir de toute immixtion dans ces sphères : en
d'autre termes, ces immixtions, et notamment la guerre,
leur sont juridiquement interdites. L'idée du droit interna-
tional, en tant qu'idée d'un droit, exclut donc la guerre, au
même titre que l'idée du droit interne exclut celle de l'em-
ploi de la contrainte par un individu contre un autre indi-
vidu. Et de même que dans l'ordre juridique interne un acte
de contrainte est prévu comme une exception à la règle qui
l'exclut, ne peut plus être qu'une réaction contre un fait illi-
cite — la guerre ne doit pas être intégralement exclue — le
principe général dérivant de la notion de droit internatio-
nal, qui proscrit toute atteinte violente à des biens juridique-
ment protégés, doit être limité par un principe particulier :
ce principe se trouve dans la règle du droit international
positif, qui prévoit la guerre en tant que réaction contre une
violation du droit.
Si l'on veut que le droit international garde le caractère
d'un ordre juridique, on ne peut exclure le recours à la force
d'un Etat vis-à-vis d'un autre qu'à la condition que la guerre
et les représailles (en tant que réaction envers une violation
du droit) soient remplacées par l'exécution internationale.
C'est dans ce sens qu'il faut interpréter les traités aux
termes desquels des Etats s'engagent à renoncer à la guerre
ou à tout recours à la force. Au cas où un tel traité n'or-
donne pas que la communauté des Etats constituée par le
traité prenne des mesures de contrainte vis-à-vis de l'Etat
ayant violé le droit (comme il est stipulé dans l'article 16
du Pacte de la Société des Nations), il ne reste plus à l'Etat
dont le droit a été violé qu'à recourir à la guerre ou aux repré-
sailles contre l'Etat auteur de la violation, et cela selon le
136 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (20)

droit international général. S'il en était autrement, un traité


excluant la guerre constituerait une prime pour l'Etat qui
viole le traité, parce qu'un traité de ce genre exclurait tout
acte de contrainte, et surtout la guerre, vis-à-vis de ce der-
nier Etat. Par conséquent, les traités qui excluent la guerre
sans remplacer celle-ci par une exécution internationale,
c'est-à-dire par une intervention de la communauté contrac-
tuelle, ont une valeur très problématique 1 . Ces traités

i. C'est de ce point de vue qu'il faut juger le Pacte Briand-Kellogg (Paris,


27 août 1928). Il contient a l'article 1 er une condamnation générale de la
guerre; mais cette condamnation subit une restriction. La guerre n'est en
effet exclue qu'en tant qu'instrument de politique nationale; on eBt donc
en droit de croire que la guerre n'est pas exclue en tant qu'instrument inter-
national. « Les Hautes Parties Contractantes déclarent solennellement an
nom de leurs peuples respectifs qu'elles condamnent le recours à la guerre
pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant
qu'instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles. »
Mais le Pacte Briand-Kellogg ne se borne pas à exclure la guerre en tant
qu'instrument de politique nationale. Aux termes de l'article 2, les Parties
Contractantes reconnaissent « que le règlement ou la solution de tous les
différends ou conflits, de quelque nature ou de quelque origine qu'ils puis-
sent être, qui pourront surgir entre elles, ne devra jamais être recherché
que par des moyens pacifiques ».
Quelles sont les conséquences d'une violation du PacteP Telle est la ques-
tion qu'un juriste ne peut manquer de se poser. Si un Etat, en contradiction
avec le Pacte, recourt à la guerre, il va de soi que l'Etat victime de l'agres-
sion a le droit de se défendre, c'est-à-dire de réagir par la guerre contre
l'agresseur. Mais il est possible pour un Etat de violer le Pacte sans recou-
rir à la guerre. C'est ainsi le cas lorsqu'un Etat viole, selon l'opinion d'un
chargé de la décision, refuse d'exécuter le jugement. Le Pacte Briand-Kellogg
ou une règle de droit international général coutumier, et lorsque le premier
Etat refuse de régler ce conflit par des moyens pacifiques. C'est aussi le
cas lorsque cet Etat, après avoir accepté qu'un tribunal international soit
chargé de la décision, refuse d'exécuter le jugement. Le Pacte Briand-Kellogg,
exclut-il dans ce cas aussi, pour l'Etat dont le droit a été violé et auquel
le tribunal a donné raison, la possibilité de faire valoir son droit en recou-
rant à la guerre contre l'Etat qui a violé doublement le droit internationalP
Sans doute non, car si cette possibilité était exclue par le Pacte en l'ab-
sence d'une exécution internationale prévue par lui, aucune réaction de
droit ne pourrait alors avoir lieu contre celui qui a violé le dToit, et le
Pacte constituerait l'asile le plus sûr pour tous les Etats résolus, si leurs
intérêts l'exigent, à ne pas respecter le droit international.
Lorsqu'un Etat a violé le Pacte Briand-Kellogg, l'Etat victime de cette
violation n'est plus lié par le Pacte selon le droit international général.
Dans ce cas le droit international général entre en vigueur. Cela veut dire
que l'Etat dont le droit a été violé est autorisé à recourir à la guerre ou
à prendre des représailles. Le préambule du Pacte contient la phrase sui-
vante : « ... Toute Puissance signataire qui chercherait désormais à déve-
lopper ses intérêts nationaux en recourant à la guerre devra être privée
du bénéfice du présent Traité. » Mais le préambule ne tient pas compte du
(2i) VALIDITÉ 137

n'excluent que la guerre qui est déjà interdite par le droit


international général, c'est-à-dire la guerre qui n'est pas une
réaction contre une violation du droit. Mais si l'on fait abs-
traction des traités excluant la guerre, si l'on ne considère
que le droit international général coutumier, la guerre, de
même que les représailles, n'est permise qu'en tant que
réaction contre une violation du droit.
La conception qui n'admet la guerre que comme réaction
contre une violation du droit correspond de plus en plus à
la conviction des Etats qui appartiennent à la communauté
du droit international.
C'est de cette conception que procède l'exposé suivant.
Elle permet d'admettre que la validité du droit international
est de même nature que celle du droit interne des Etats, puis-
que les règles de droit international, par lesquelles s'exprime
cette validité, révèlent la même structure que les règles du
droit interne.
fait que le Pacte peut être aussi violé d'une autre maniere, a savoir celle
qui a été mentionnée plus haut. 11 faut alors admettre que dans ce dernier
cas aussi celui qui a violé le Pacte « devra être privé du bénéfice du présent
Traité », cela signifie qu'on a le droit de recourir a la guerre contre lui.
CHAPITRE II

LE DOMAINE DE VALIDITÉ DU DROIT INTERNATIONAL

OUR chaque ordre normatif, il convient de se demander,

P puisque sa validité en est un caractère essentiel, quel


est le domaine de cette validité. C'est une vue statique
et non dynamique qui prend place ici; elle fait abstraction de
la création des normes, du processus créateur, pour ne con-
sidérer que la norme achevée, à l'état de repos, et son exis-
tence, qui consiste en sa force obligatoire. Dire que la norme
vaut, c'est dire que son contenu est posé ou supposé obliga-
toire. Nous avons déjà expliqué en quoi consiste cette force
obligatoire : une action est obligatoire dans la mesure où il
existe une norme, qui fait d'un acte de contrainte la sanction
de l'action contraire. Comme la norme relie ensemble des
faits, et essentiellement des faits de conduite humaine, et que
ces faits se situent dans le temps et dans l'espace, on peut
distinguer : 1° l'espace où doivent se produire les faits prévus
par la norme; 2° l'époque à laquelle ils doivent se produire;
3° le sujet de qui ils doivent émaner; 4° la conduite de ce
sujet à un certain endroit et à un certain moment et qui peut
être une action ou une abstention; en d'autres termes, ce qui
est fait comme condition ou en conséquence, ou, au contraire,
n'est pas fait par un certain sujet à un certain endroit et à
un certain moment. Une norme doit imposer quelque chose à
quelqu'un, quelque part, et à un moment donné, sinon elle
n'aurait pas de validité. Il faut donc distinguer les domaines
de validité territorial, personnel, matériel et temporel.
Le domaine de validité territorial d'un ordre juridique est
l'espace pour lequel valent les normes de cet ordre, c'est-
à-dire la sphère dans laquelle les faits-conditions doivent être
réalisés pour que la conséquence de droit doive se produire
d'après la norme juridique, ou le territoire à l'intérieur du-
quel devra être réalisée, le cas échéant, la conséquence de
fo) DOMAINE DE VALIDITÉ 139
droit. Lé domaine de validité personnel est constitué par les
sujets pour lesquels les normes valent, c'est-à-dire par les
sujets dont la conduite est réglée par cet ordre, soit qu'il leur
impose des devoirs, soit qu'il leur confère des droits.
Par domaine de validité matériel d'un ordre, on entendra
l'ensemble des objets qu'il réglemente, les directions dans
lesquelles la conduite des sujets de la norme est réglée, ou
peut être réglée : soit dans toutes les directions, soit dans
certaines seulement. Par exemple, l'Eglise est un ordre qui
ne réglemente que la vie religieuse des hommes et ne touche
pas à leur conduite dans d'autres domaines. Mais l'Etat est
un ordre juridique, qui réglemente non seulement la vie reli-
gieuse des hommes, mais aussi et surtout leur vie écono-
mique, spirituelle, etc., en principe toute la vie, la vie dans
toutes ses directions, — abstraction faite de la limitation
qui résulte du côté du droit international. L'ordre qui
s'appelle « Eglise » a, par conséquent, un autre objet que
l'ordre nommé Etat; le domaine de validité matériel de
l'Eglise n'est pas le même que le domaine de validité maté-
riel de l'Etat. Un autre exemple pour expliquer cette notion
du domaine matériel de validité : Dans un Etat fédéral (Bun-
desstaat) — le Reich allemand ou la Suisse par exemple —
la compétence législative et executive est partagée entre
l'Etat fédéral et les Etats-membres. Par conséquent, l'ordre
juridique du Reich ou de la fédération Suisse réglemente
d'autres objets que les ordres juridiques des pays ou des can-
tons, c'est-à-dire le domaine de validité matériel de l'ordre
juridique de l'Etat fédéral et celui des ordres juridiques des
Etats Membres sont différents.
Le domaine de validité temporel est le temps pendant
lequel doivent valoir un ordre et ses normes : pour toujours
ou seulement à partir d'un moment et jusqu'à un moment
déterminé.
La question décisive pour tous ces domaines de validité est
celle de savoir s'ils sont limités ou illimités; dans le pre-
mier cas, quelles sont ces limites et leur fondement. Si l'on
suppose qu'un certain ordre est l'ordre suprême, c'est-à-dire
si l'on admet qu'il n'y a aucun autre ordre au-dessus de lui,
140 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (**)
il faut en conclure que son domaine de validité est illimité.
Car seule une norme peut fonder une limitation territoriale
personnelle, matérielle ou temporelle. Et une semblable
norme doit nécessairement de par sa fonction même appar-
tenir à un ordre supérieur à celui qu'elle limite.
Il en résulte que, dans la mesure où on considère l'ensem-
ble de normes traditionnellement appelé droit international
comme formant un ordre suprême, le domaine de validité de
cet ordre ne peut, a priori, être limité dans aucune direction.
C'est précisément ce qui distingue l'ordre juridique interna-
tional des ordres juridiques internes ou étatiques, qui sont
au contraire généralement considérés comme limités dans
toutes les directions possibles. Bien plus, en posant l'ordre
juridique international comme un ordre juridique supérieur
aux Etats, on doit y trouver le principe de la limitation de
la validité des ordres juridiques étatiques — et on doit voir
en cette limitation la fonction essentielle de l'ordre juridique
international. Car ce n'est qu'en tant qu'il remplit cette
fonction que deviennent possibles la coexistence pacifique de
plusieurs Etats, la validité simultanée de plusieurs ordres éta-
tiques.

§ \. — Le domaine de validité territorial et temporel


du droit international.

Il est facile de comprendre que l'ordre juridique interna-


tional possède une validité illimitée dans le temps et dans
l'espace. La notion de domaine de validité a un sens pure-
ment potentiel. Dire qu'il vaut partout n'implique pas qu'il
est partout efficace à tout moment, mais seulement que si
un fait auquel l'ordre juridique international attache une de
ses conséquences spécifiques se produit en un lieu quelcon-
que, ces conséquences devront elles aussi se produire.
Cela signifie qu'on ne saurait trouver aucune norme qui
prétende exclure la validité du droit international en un lieu
quelconque.
Qu'il y ait en fait des espaces dans lesquels ces faits de
droit international ne se produisent pas à un moment donné,
1*5^ DOMAINE DE VALIDITÉ 141
cela est sans importance. En particulier, on ne peut arguer de
ce que le droit international ne vaut que pour les Etats afin
d'en conclure que le droit international ne vaut pas pour les
territoires où il n'y a pas d'Etat. Car un Etat peut y naître à
tout moment, et la naissance des Etats est réglée par le droit
international. D'ailleurs la guerre, fait-conséquence du droit
international, peut être aussi menée sur des territoires qui
ne sont pas d'Etat, et ainsi les normes de ce droit relatives
à la conduite de la guerre s'appliqueront aussi sur ce ter-
ritoire.
Il en va de même du domaine de validité temporel. Les
normes du droit international prétendent être toujours vala-
bles, sans qu'aucune norme objective vienne restreindre cette
aptitude. Il n'existe pas de norme positive limitant cette
validité temporelle. On objecterait en vain que le droit inter-
national est apparu au cours des temps, qu'il y a eu jadis
des époques où le droit international n'existait pas. Cela est
sans importance, car les normes de droit international peu-
vent aussi, si elles 1© veulent, avoir un effet rétroactif illi-
mité. Ceci ne signifie pas, bien entendu, que toutes les nor-
mes du droit international valent éternellement. Souvent,
certaines normes du droit international particulier — les nor-
mes contractuelles —, ne veulent valoir que pour un certain
temps ou jusqu'à leur abrogation par une autre norme con-
tractuelle. Mais, cette limitation ne vaut pas pour la règle
du droit international général, qui est la base juridique de
tous les traités : « Pacta sunt servanda. »

<>
¡ § 2. — Le domaine de validité personnel
du droit international.

A. — LES SUJETS DU DROIT INTERNATIONAL.

Examinant le domaine de validité personnel du droit inter-


national, il convient de se demander pour quels sujets vaut
cet ordre, à qui il s'adresse, c'est-à-dire quels sont les su-
jets dont il règle la conduite, les droits et les devoirs. Nous
aurons à montrer qu'à cet égard la validité du droit inter-
national ne connaît pas de limites.
Ma H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (26)
Il convient cependant d'attirer avant tout l'attention sur
une restriction qui découle de la notion même de droit. En
son essence, en effet, tout droit est une réglementation de la
conduite humaine. Celle-ci ne constitue pas, il est vrai, le
contenu unique et exclusif des normes juridiques. A côté des
actions humaines, les faits naturels apparaissent aussi comme
étant les conditions de la sanction juridique : mais ils sont
toujours envisagés dans leurs rapports avec des actions hu-
maines (c'est-à-dire en tant qu'ils auraient pu être évités par
elle). Car la réglementation de la conduite respective des
hommes est le sens même de tout droit : celui-ci est une caté-
gorie sociale. Il pourrait sans doute tenter de régler la con-
duite d'autres êtres, animaux ou choses, il ne se heurterait
pas dans cette direction à des limitations normatives; effec-
tivement, des droits anciens l'ont fait. Mais cela nous paraît
aujourd'hui dépourvu de sens, et nous restreignons le concept
de droit à la réglementation des actions humaines.
Comme tout droit, le droit international est donc, lui aussi,
une réglementation de la conduite humaine. C'est à l'homme
que s'adressent les normes du droit international, c'est con-
tre l'homme qu'elles dirigent la contrainte, c'est aux hommes
qu'elles remettent le soin de créer l'ordre. Si le droit inter-
national édicté des droits et des obligations (il doit le faire
s'il est un ordre juridique)1, ces droits et ces obligations ne
peuvent avoir pour contenu que des actions humaines. Car
une obligation qui ne serait pas l'obligation d'un homme
quelconque à une conduite déterminée ne serait pas une obli-
gation; et de même un droit qui ne consisterait pas en une
force, compétence ou capacité, qui ne consisterait pas en une
action humaine quelconque, ne serait pas un droit. S'il§ ne
se référaient pas à la conduite d'un homme quelconque, droit
et devoir ne seraient donc que des formules vides, tout sim-
plement des mots sans signification.
Le droit ne peut donc obliger ou habiliter que des indivi-
dus et non des personnes, qui, en tant que personnes juri-
diques, doivent être nettement distinguées des individus
concrets. La « personne » en tant que sujet de droits et d'obli-
gations n'est que l'expression personnifiée de l'unité d'un sys-
(a7) DOMAINE DE VALIDITE 143

téme de normes réglementant des actions humaines, de l'unité


d'un ordre total (Etat) ou partiel (autres personnes juridiques
et « personnes physiques »). (Voir et comparer mon Allege-
meine Staatslehre, 1925, p. 62 et suiv.)
La personne juridique en ce sens est un concept auxiliaire,
une expression de la théorie juridique destinée à permettre
une exposition plus sensible; ce n'est pas une réalité du droit
positif ou de la nature. Quand on dit qu'une personne —
en particulier ce qu'on appelle une personne juridique —
a un droit ou une obligation, cela signifie que le droit ou
l'obligation qui a pour contenu la conduite d'un homme dé-
terminée par un certain ordre, est imputée à cet ordre lui-
même. La personne n'est pas autre chose que l'ordre person-
nifié lui-même, qu'un système de normes qui établissent des
droits et des obligations : un complexe de droits et d'obliga-
tions, qui sont ceux de certains individus; seulement c'est
l'ordre en question qui détermine ces individus. Dire qu'une
personne juridique a des droits et des obligations, c'est dire
que ces droits et ces obligations figurent dans un certain sys-
tème de normes, ont leur place dans un certain ordre juridi-
que. C'est donc tout autre chose que dire d'un individu qu'il
a des droits et des obligations ou qu'il est obligé ou habilité
par l'ordre juridique. Dans le premier cas, s'il s'agit d'un
droit ou 'd'une obligation d'une personne juridique, — on
indique la place d'un droit ou d'une obligation dans un cer-
tain système de droits et d'obligations, ou plutôt de normes
imposant des droits et des obligations; dans le second cas,
s'il s'agit d'un droit ou d'une obligation d'un individu, on
indique le contenu de ces droits et devoirs ou un élément
essentiel de leur contenu. En sorte que si l'on demande :
« qui est sujet d'un certain ordre juridique ? », en voulant
dire par là : « à qui s'adressent les normes de cet ordre, de
qui règle-t-il les actions en obligeant ou en conférant des
droits ? », on ne pourra jamais répondre à cette question :
pas des individus, mais seulement des personnes juridiques;
car même si l'on devait répondre « uniquement des personnes
juridiques », les individus ne seraient pas exclus par là, mais
seraient au contraire nécessairement impliqués en tant que
144 H- KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (28)
sujets auxquels s'adressent les normes de cet ordre juridique.
Les droits et les obligations d'une personne juridique sont
toujours les droits et les obligations d'individus; c'est à cela
que doit toujours les ramener une théorie réaliste. Si l'on dit
que l'association constituée par les individus de A à Z est
le sujet d'une dette ou d'une créance, cela signifie sim-
plement, les individus de A à Z sont créanciers, mais d'une
manière spéciale, envisagés collectivement et non comme
s'il s'agissait d'un droit individuel. L'action ne peut être
intentée ni par chacun d'entre eux, ni par eux tous ensemble,
mais seulement par celui que les statuts de l'association habi-
litent à cet effet en tant qu'organe de l'association. Et la
somme d'argent obtenue ne sera pas la propriété indivi-
duelle, mais la propriété collective des individus de A à Z; ce
qui signifie que sa disposition appartiendra, dans les condi-
tions fixées par les statuts de l'association, aux individus
préposés à cet effet en qualité d'organes de l'association. Ce
sont toujours uniquement des individus concrets dont les
actes donnent un contenu vivant aux droits de l'association.
De même dire que l'association X est obligée à une presta-
tion signifie qu'un individu institué par les statuts comme
organe est obligé de payer cette dette sur le patrimoine col-
lectif et que, si le paiement n'a pas lieu, l'exécution forcée
sera dirigée contre ce patrimoine, qui est constitué et géré
conformément aux statuts de l'association et qui est en ce
sens le patrimoine collectif des individus qui constituent l'as-
sociation, c'est-à-dire le patrimoine de ces individus, dont
la conduite est réglée, à certains égards, par les statuts de
l'Association.
Présenter l'association X comme un sujet de droits et d'obli-
gations, ce n'est qu'une expression abrégée et sensible des
devoirs et obligations très compliqués résultant des statuts do
l'association pour les individus qui la constituent. Dire que
l'association X a des droits et des obligations ne signifie donc
pas que les individus qui la constituent n'ont pas ces droits
et obligations, mais qu'ils les ont d'une manière particulière,
collective, qui est différente de la manière individuelle habi-
tuelle. L'ordre juridique total (par exemple l'ordre de l'Etat)
(29) DOMAINE DE VALIDITE 145
pose-t-il des droits et des obligations pour une association X,
ou en général pour une personne juridique, c'est-à-dire sta-
tue-t-il qu'une personne juridique sera, dans des conditions
déterminées, obligée ou en droit de faire quelque chose ?
L'ordre total abandonne par là même à un ordre partiel, dont
l'unité s'exprime dans la personne juridique (association,
société par actions, etc.), la détermination de l'individu dont
l'action forme le contenu de l'obligation ou du droit sub-
jectif, de l'individu sans lequel ni ce droit, ni cette obligation
n'existeraient.
Et il dispose qu'en cas d'inexécution de l'obligation la"
contrainte sera dirigée contre le patrimoine collectif, et non
contre les patrimoines individuels des hommes qui consti-
tuent la personne juridique en cause. Dans le droit interne
moderne, il n'y a lieu de considérer que l'exécution forcée et
non des peines vis-à-vis des personnes juridiques comme sanc-
tions d'un acte illicite. La responsabilité collective pénale
signifiait : un acte de contrainte dirigée contre la vie, la santé
ou la liberté non seulement de l'organe manquant à son de-
voir, mais encore de tous les individus constituant la personne
juridique. Or, d'après les idées modernes, on ne peut subir
une peine qu'individuellement et non collectivement (les re-
présailles et la guerre, qui sont évidemment subies par un
groupe, ne sont pas des peines au sens propre du mot).
Tout ceci devait être rappelé au préalable pour permettre de
juger la thèse traditionnelle dans la théorie du droit interna-
tional : seuls peuvent être sujets de ce droit, c'est-à-dire
sujets des droits et des obligations établis par l'ordre juridique
international, les Etats, et non les individus; cette thèse signi-
fie que le domaine de validité personnel de l'ordre juridique
international est limité. Les normes du droit international
ne s'adressent qu'aux Etats, elles n'ont pas }a possibilité de
s'adresser aux individus. Ou, en d'autres termes : Les normes
du droit international ne 'peuvent réglementer que la con-
duite des Etats et ne peuvent pas réglementer la conduite des
individus. Dans cette limitation du domaine de validité per-
sonnel, la théorie dominante voit un caractère essentiel du
droit international. Mais cette thèse, acceptée par la plu-
IV. _ 1932. 10
Mo H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (30)
part des théoriciens du droit international : seuls les Etats
sont sujets du droit international, est théoriquement fausse,
et même, une fois rectifiée théoriquement, elle reste encore
contraire au droit positif.
Qu'est-ce tout d'abord qu'être le sujet d'une obligation de
droit international ? Rien d'essentiellement différent d'être
juridiquement obligé à une conduite quelconque. Cela signi-
fie, à titre primaire, qu'un acte de contrainte est attaché à
l'action contraire, c'est-à-dire contraire à la norme; en second
lieu, et à titre dérivé, que l'action conforme à la norme, qui
évite la contrainte, est posée comme obligatoire (par le seul
fait de l'édiction d'une sanction pour l'attitude opposée,
contraire à la norme).
Il faut à présent se demander : I o quel individu doit adop-
ter la conduite conforme à la norme ? ou quel est l'individu
dont l'action constitue le fait contraire à la norme (à quel
individu incombe d'exécuter l'obligation, ou éventuellement
quel individu peut y manquer P); 2° contre quel individu est
dirigé l'acte de contrainte, la sanction (contre le patrimoine
de quel individu ?).
Et encore, que signifie l'affirmation que les normes du droit
international obligent les Etats ?
Cela signifie tout d'abord que l'individu dont la conduite
constitue le fait conforme à la règle juridique n'est pas direc-
tement déterminé par la norme du droit international, mais
que ce dernier abandonne la détermination de cet individu,
sans lequel l'obligation de droit international serait impar-
faite, incomplète, inexistante même, au droit étatique. Plus
exactement, le droit international délègue au droit interne
la détermination de cet individu. — Exemple : « L'Etat est-il
obligé de ne pas entreprendre une guerre sans déclaration de
guerre préalable ? », cela signifie que l'individu appelé par la
Constitution, en tant qu'organe de l'Etat, à accomplir cet
acte (le chef de l'Etat ou le ministre des Affaires étrangères,
ou tout autre organe) est obligé par le droit international do
déclarer la guerre. L'Etat est-il, en vertu d'une convention,
obligé d'introduire la journée de huit heures ? Cela signifie
que les organes constitutionnellement compétents (législatif
(3i) DOMAINE DE VALIDITE 147
et branches de l'exécutif intéressées) sont tenus par le droit
international d'accomplir les actes que nécessite cette intro-
duction. S'ils s'abstiennent, il y a là une violation du droit
international. Mais les sanctions de ce droit — guerre et
représailles — ne sont pas dirigées contre les organes qui
étaient appelés à remplir les obligations de droit interna-
tional de l'Etat et qui ont manqué à leur obligation : elles ne
frappent ni les individus qui forment le Gouvernement et qui
ont négligé de présenter un projet de loi correspondant aux
individus qui composent le Parlement, ni le Parlement lui-
même, qui n'a pas voté la loi, etc.; elles frappent, directe-
ment ou indirectement, le peuple entier de cet Etat, c'est-
à-dire tous les individus, qui constituent l'Etat. La réalisation
de l'acte conforme à la règle de droit international incombe il
des hommes, individuellement déterminés par l'ordre juri-
dique interne, mais la sanction dans l'hypothèse d'un acte
contraire à la règle du droit international frappe tout le
monde.
Lorsque la sanction est dirigée contre d'autres individus
que ceux qui ont accompli l'acte contraire à la règle de droit,
ou qui auraient dû accomplir l'acte conforme à cette règle, la
question « Qui est obligé ? » est susceptible d'une double ré-
ponse suivant que l'on considère comme juridiquement obligé
celui qui peut faire l'acte contraire à la règle de droit, c'est-
à-dire celui qui doit faire l'acte conforme à cette règle), ou
suivant que l'on considère comme obligé celui contre qui est
dirigé l'acte de contrainte de la sanction. Dans un droit
techniquement évolué, il s'agit — du moins en principe —
d'un seul et même individu dans les deux cas : les deux cri-
tères peuvent être employés indifféremment pour déterminer
qui est obligé. En droit international, au contraire, comme
dans tous les cas de responsabilité collective, ils ne coïnci-
dent pas. C'est pourquoi on peut dire : au point de vue du
droit international, sont obligés individuellement les organes
appelés par le droit interne à exécuter l'obligation; sont obli-
gés collectivement les individus constituant l'Etat, les sujets.
Ceux-ci sont obligés au sens originaire de la notion d'obliga-
tion juridique; ceux-là au sens dérivé de cette même notion.
148 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (33)

En, cas de responsabilité collective, l'obligé primaire et


l'obligé secondaire ne coïncident pas : ils s'identifient en cas
de responsabilité individuelle. Si l'on va au fond des choses,
il est donc théoriquement incorrect de se demander quel est
le sujet de l'obligation. Il faut seulement demander quel en
est l'objet, c'est-à-dire quels sont les éléments objectifs de
la condition et de la conséquence dans la norme juridique.
Car l'individu de la conduite de qui il s'agit n'est ici qu'un
élément de fait. On s'en rend particulièrement bien compte
quand ce ne sont plus les mêmes hommes dont la conduite
fait partie du fait-condition (de l'illicite) et du fait-condi-
tionné (de la sanction), lorsque celle-ci est dirigée contre un
individu autre que celui qui a accompli l'acte illicite. Ce
n'est qu'en s'affranchissant de la représentation de sujet que
l'on peut parvenir à une conception correcte qui comprenne
dans leur pureté les fonctions juridiques.
Dire que l'Etat est obligé, c'est donc dire (à titre primaire)
que le peuple, les hommes constituant l'Etat sont obligés
collectivement en tant qu'objet possible de la contrainte du
droit international (objet contre lequel est dirigé l'acte de
contrainte). A titre secondaire, que les organes appelés par
le droit interne (c'est-à-dire les individus agissant en tant
qu'organes de l'Etat) sont individuellement obligés.
Mais dans les deux cas ce ne sont jamais que les individus
qui sont-obligés.
Dire que le droit international oblige les Etats, c'est dire :
I o qu'il ne détermine qu'indirectement les individus qui ont
à accomplir l'acte conforme au droit, qu'il renvoie pour cela
aux droits étatiques; 2° qu'il prévoit une responsabilité col-
lective.
Mais ce n'est là qu'une règle générale. Cette technique juri-
dique ne découle pas de la nature du droit international, et
nombreuses sont les normes de ce droit qui déterminent im-
médiatement les individus qui accomplissent l'acte illicite,
normes qui prévoient une responsabilité individuelle, des
sanctions dirigées exclusivement contre les auteurs de l'acte
illicite.
Tel est par exemple le cas de la norme coutumière du
(33) DOMAINE DE VALIDITE 149

droit international général qui interdit la piraterie. Par pira-


terie, on entend les actes de violence illicites, commis en
haute mer, contre des personnes ou des biens, par l'équi-
page d'un navire privé. Le droit international autorise tous
les Etats (c'est-à-dire les commandants de navires de tous les
Etats) à arrêter et à punir en haute mer les individus qui se
rendent coupables d'actes de piraterie. Cette norme du droit
international rattache au fait « piraterie », qu'elle définit
elle-même, une sanction dirigée individuellement contre les
hommes qui s'y livrent. Elle interdit la piraterie en obli-
geant tous les individus à s'en abstenir. Les individus ne sont
pas obligés de façon différente par les normes de droit in-
terne. Et comme la norme qui interdit la piraterie est une
norme du droit international, ce sont ici des individus qui
apparaissent comme les sujets immédiats du droit interna-
tional. L'acte de contrainte, la sanction, est dirigée contre le
pirate, qui viole son obligation de droit international. Elle
n'est pas dirigée contre un Etat (en particulier elle ne l'est pas
contre l'Etat dont le pirate est citoyen) à la manière dont la
guerre, dirigée contre un Etat, l'est contre le peuple de cet
Etat. Il y a ici une responsabilité individuelle, et non plus
collective. Et la sanction n'est appliquée ici qu'en exécution
d'une norme du droit international car, en l'absence de cette
norme, il serait contraire au droit international d'accomplir
sur des navires étrangers, ou avec effet sur eux, des actes de
souveraineté, c'est-à-dire notamment des actes de contrainte,
de poursuite et d'exécution pénales. Comment ces actes de-
vront-ils être accomplis, par quels individus et suivant quelle
procédure ? Ces questions sont abandonnées par le droit in-
ternational au règlement par les Etats. Il y a donc sur tous
ces points pouvoir discrétionnaire de chaque Etat, notam-
ment quant au choix de la sanction.
Mais cette sanction, encore que déterminée par le droit
national, doit être considérée comme une réaction du droit
international et, à ce titre, rapprochée de la guerre et des
représailles, qui ne peuvent, en l'espèce, tenir lieu de sanc-
tion; puisque le droit international établit dans ce cas-là
une responsabilité individuelle et non collective. Dans les
ISO H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (34)
cas exceptionnels où le droit international général oblige
immédiatement des individus, on voit ainsi apparaître excep-
tionnellement des sanctions différentes, qui ne sont plus
immédiatement déterminées par le droit international géné-
ral comme les représailles et la guerre, mais sont détermi-
nées par les Etats qu'il délègue à cet effet.
Quel que soit l'acte de contrainte de l'Etat envers le pirate,
il n'agit ici que comme organe de la Société des Etats, car
c'est du droit international qu'il exécute contre le pirate. Qu'il
exécute en même temps des normes de son droit national
propre, des dispositions de son droit pénal relatives au crime
de piraterie, c'est là chose accessoire. On pourrait même se
demander si des dispositions de droit national — par exem-
ple des lois sur le châtiment du pirate — sont vraiment néces-
saires à l'exécution des normes du droit international sur
cet objet. Le principe « Nulla faena sine lege » est en effet
respecté même en l'absence de toute norme étatique, car il
existe une norme, une loi de droit international. Et si l'on
admet que non seulement elle autorise, mais encore oblige
l'Etat à punir si possible l'acte de piraterie qui l'atteint (et
ceci serait conforme à l'interdiction de la piraterie par le
droit international), on pourrait du point de vue du droit
international admettre un châtiment discrétionnaire du pi-
vatè, même en l'absence de toute norme de droit interne. Mais
même lorsqu'on estime que la règle de droit international
en question n'autorise un Etat à arrêter et à punir en haute
mer le pirate que dans la mesure où cet Etat a lui-même édicté
des normes relatives à la répression de la piraterie, il existe
encore pour les individus une obligation de droit internatio-
nal de s'abstenir de ce délit. Il arrive, en effet, en droit in-
terne aussi, qu'une autorité chargée d'appliquer le droit
soit, dans le cas d'une action punissable, investie du pouvoir
de déterminer, d'après sa libre appréciation, le genre et la
mesure de la peine, ou encore de s'abstenir de punir de façon
discrétionnaire. Il n'y en a pas moins ici obligation des indi-
vidus de s'abstenir de ces faits, qui ne sont que conditionnel-
lement punissables. Et, quand, dans un Etat fédéral, la légis-
lation pénale de cet Etat attache une peine à une certaine
(.35) DOMAINE DE VALIDITE 151
action, mais délègue aux Etats Membres le pouvoir de
déterminer la nature et l'importance de la peine et de la
faire exécuter par leurs organes, il n'en existe pas moins une
obligation incontestable de droit fédéral de s'abstenir des
actes en question. A tout le moins y a-t-il aussi une obliga-
tion de droit fédéral à côté de l'obligation de droit provin-
cial. De même, l'obligation des individus de s'abstenir de la
piraterie peut être, elle aussi, imposée par le droit interne;
mais elle est, à titre originaire, une obligation de droit inter-
national, et l'individu est en tant que sujet de cette obliga-
tion sujet de droit international.
L'article 3 de la Convention sur l'emploi des sous-marins
et des gaz asphyxiants en temps de guerre, conclue à
Washington le 6 février 1922 entre les Etats-Unis d'Améri-
rique, l'Angleterre, la France, l'Italie et le Japon (convention
qui n'est pas, à vrai dire, encore entrée en vigueur), nous
fournit un autre exemple d'obligation immédiate des indivi-
dus par le droit international. Cet article 3 précise que tout
individu au service d'un Etat qui, de son propre chef ou sur
l'ordre d'un supérieur, aura violé certaines règles de cette
convention relatives à l'attaque, à la prise ou à la destruc-
tion des navires de commerce, « sera réputé avoir violé les
lois de la guerre et sera susceptible d'être jugé et puni
comme s'il avait commis un acte de piraterie. Il pourra être
mis en jugement devant les autorités civiles et militaires de
toute Puissance dans le ressort de l'autorité de laquelle il sera
trouvé. »
Nous n'avons pas à traiter ici la possibilité juridique d'élar-
gir, par le moyen d'un traité conclu entre quelques Etats seu-
lement, c'est-à-dire par un droit international particulier, et
cependant avec effet vis-à-vis des ressortissants de tous les
pays, la notion de piraterie.telle qu'elle est fixée par le droit
international général. Ce qui nous intéresse ici, c'est de cons-
tater qu'une sanction est prévue par un traité de droit inter-
national, donc par une norme de droit international, à l'égard
d'individus qui se comportent d'une manière directement dé-
terminée par une règle de droit international. Cette règle a
bien l'intention d'obliger juridiquement les individus. Les
152 H KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (36)

Etats, qui punissent un individu agissant contrairement aux


dispositions de la Convention de Washington, n'intervien-
nent qu'en tant qu'organes de l'ordre juridique international
partiel, de la société partielle constituée par cette Convention.
Ils ne font donc que mettre du droit international à exécution
vis-à-vis de ce délinquant; il est dès lors indifférent que ces
Etats soient seulement autorisés et non obligés à agir ainsi.
Il est indifférent aussi de savoir si, pour assurer l'exécution
du traité, ils doivent ou non édicter des normes de droit
interne. Car l'individu qui contrevient aux dispositions de la
Convention de Washington viole au premier chef le droit in-
ternational et, à titre dérivé seulement, le droit interne
édicté en vue de l'exécution du droit international; exacte-
ment de même qu'un individu qui contrevient à un règlement
pris pour assurer l'exécution d'une loi viole en premier lieu
cette loi et en second lieu aussi le règlement intervenu, sur-
tout lorsque le fait punissable est complètement défini par la
loi elle-même, le règlement ne faisant que préciser la peine
et la procédure à suivre.
Le fait que le droit international a besoin, pour être réa-
lisé, de normes du droit interne autorisant ou obligeant les
organes de l'Etat à accomplir les actes auxquels il est auto-
risé par le droit international, c'est-à-dire le caractère mé-
diat de l'obligation des organes étatiques de réaliser l'acte de
contrainte de la sanction, son caractère indirect, permet seu-
lement d'affirmer que c'est l'Etat qui est obligé ou autorisé
à réaliser l'acte de contrainte, mais il n'empêche pas de
reconnaître que l'Etat agit seulement ici en tant qu'organe du
droit international. Mais ce n'est pas le 'caractère médiat
dont il est ici question. Il ne s'agit pas de l'obligation de
réaliser l'acte de contrainte de la sanction, il s'agit de l'obli-
gation d'éviter l'acte que doit réprimer la contrainte. Si l'in-
dividu qui peut accomplir cet acte reprehensible est directe-
ment déterminé par la norme de droit international (et tel est
le cas lorsque cette norme s'énonce ainsi : tout individu qui
commet un tel acte devra, etc.) et quand la norme de droit
international prévoit elle-même une sanction contre cet indi-
vidu, l'obligation d'éviter l'acte illicite est une obligation de
(37) DOMAINE DE VALIDITÉ 153
droit international de l'individu, et non une obligation d'un
Etat.
D'autres obligations de droit international à la charge d'in-
dividus et non d'Etats résultent des règles relatives au blo-
cus et à la contrebande de guerre. Supposons valable une
norme de droit international en vertu de laquelle le navire
neutre qui (en tentant de sortir d'un port bloqué ou d'y
pénétrer) viole un blocus régulier peut être saisi et confis-
qué avec toute sa cargaison par l'Etat qui maintient effec-
tivement le blocus : cette norme implique que, dans la me-
sure où le blocus a un effet juridique vis-à-vis des navires
de commerce neutres, tous les propriétaires de ces navires
sont directement obligés par le droit international de s'abs-
tenir de rompre le blocus, sous peine de saisie et, le cas
échéant, de confiscation du navire et de sa cargaison. Ces
actes de contrainte, en tant que conséquences de la rupture
du blocus, sont des sanctions prévues (et même prévues
directement) par le droit international, dirigées contre un
individu directement déterminé par le droit international :
le propriétaire du navire qui a commis la violation du blo-
cus. Cet individu peut ne pas être l'auteur de l'acte — le
commandant du navire. Mais on peut aussi considérer ce
dernier comme secondairement obligé, en sorte que le pro-
priétaire du navire serait le sujet de l'obligation primaire
parce que l'acte de contrainte est dirigé contre sa propriété,
et le commandant du navire le sujet de l'obligation secon-
daire, établie par la norme de droit international relative à
la rupture du blocus, parce que le commandant est en état
de remplir cette obligation.
Des observations analogues s'appliquent aux normes de
droit international relatives à la contrebande de guerre. Ces
normes établissent des obligations juridiques à la charge des
individus qui ne sont pas ressortissants des Etats belligé-
rants, notamment l'obligation de ne procurer aucune mar-
chandise de contrebande (Bannwaren) à l'un des belligérants.
La sanction est la saisie et, le cas échéant, la confiscation de
la marchandise, et éventuellement du navire. Le sujet pri-
maire de l'obligation est le propriétaire de la marchandise
154 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (38;

ou du navire — le sujet secondaire celui qui accomplit l'acte


prohibé, qui tente d'amener la marchandise de contrebande,
tout spécialement le commandant du navire.
Il y a donc obligation de l'individu par le droit interna-
tional en tant qu'obligation primaire, là où la sanction pré-
vue par la norme de droit international est dirigée contre un
individu, immédiatement déterminé par cette norme; à titre
secondaire, quand la norme de droit international détermine
immédiatement l'individu qui doit accomplir l'acte licite.
Il est aussi possible que la norme de droit international
détermine elle-même directement cet individu, sans laisser
ce soin à l'Etat, mais que la sanction ne frappe ni l'individu
qui peut exécuter ou enfreindre l'obligation du droit inter-
national, ni un autre individu, mais atteigne l'Etat, en qua-
lité d'organe duquel cet individu a agi. Tel est le cas de l'ar-
ticle. 26 de la Convention de La Haye sur la guerre terrestre :
le chef d'une troupe assiégeante doit, avant le commence-
ment du bombardement, faire tout son possible pour pré-
venir les autorités. On remarquera que cette norme de droit
international ne dit pas : « L'Etat est obligé de tout faire
pour prévenir », elle n'abandonne pas aux droits nationaux
le soin de déterminer l'organe qui devra donner l'avertisse-
ment. La norme de droit international détermine elle-même
cet organe — puisqu'elle désigne le commandant de la troupe
assiégeante. Mais comme la réaction prévue par le droit inter-
national contre une violation de cette règle ne vise pas l'in-
dividu qu'elle désigne ainsi, — la responsabilité collective
du droit international général intervient en effet, ici, le sujet
primaire de l'obligation se trouve être l'Etat, et l'individu
faisant fonction de commandant n'est que le sujet secondaire
de l'obligation.
Les articles 227 à 230 de la "VU0 partie du Traité de Ver-
sailles (articles qui n'ont du reste jamais été exécutés) nous
offrent un cas particulier de responsabilité individuelle en
droit international. L'article 227 décide que l'ex-empereur
Guillaume II sera traduit devant une juridiction répressive
internationale « pour offense suprême contre la morale inter-
nationale et l'autorité sacrée des traités ». Si l'inculpé est
(39) DOMAINE DE VALIDITÉ 155

reconnu coupable, il appartiendra à ce tribunal « de déter-


miner la peine qu'il estimera devoir lui être appliquée ».
Encore que la question des normes applicables soit déjà réso-
lue par le fait que l'accusation est fondée sur la violation de
la morale internationale et des traités, le texte ajoute encore
que « le tribunal jugera sur motifs inspirés des principes
les plus élevés de la politique entre les nations avec le souci
d'assurer le respect des obligations solennelles et des enga-
gements internationaux, ainsi que de la morale internatio-
nale ». On peut retenir de cette phrase théâtrale comme
constituant son contenu proprement juridique, ce qui suit :
Le traité part de l'idée qu'un homme, individuellement déter-
miné par lui, a enfreint les normes de la morale interna-
tionale et du droit international et il prévoit qu'un tribunal
international appliquera un© peine, qu'il appréciera lui-
même, à cet homme. La disposition du Traité de Versailles,
en attachant une sanction pénale à la violation des règles de
la morale internationale, fait de ces dernières normes, par
délégation, — et pour ce cas particulier — des normes juri-
diques. On peut donc dire : l'article 227 rend un individu
responsable pour violation de règles de droit international.
La norme contractuelle de cet article crée donc, avec effet
rétroactif, des obligations de droit international pour un
individu. Car les normes de droit et, le cas échéant, les nor-
mes de la morale internationale, dont la violation constitue
l'infraction punissable, n'établissaient, originairement,
aucune obligation juridique pour un individu au sens où cela
impliquerait une responsabilité individuelle; elles n'établis-
saient, suivant l'expression courante, des obligations que
pour les Etats. Ce n'est que par le renvoi de l'article 227
à ces normes qu'elles pourront engendrer une responsabilité
individuelle, et ceci en raison de faits survenus antérieure-
ment à l'édiction de la norme •contractuelle de l'article 227.
C'est là une construction très critiquable au point de vue
de la politique juridique, mais possible au point de vue de
la technique juridique. C'est de toute manière un exemple
incontestable d'individu, sujet du droit international, sujet
immédiat d'une obligation de droit international.
156 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (40)
Les articles 228 et 230 édictent eux aussi des obligations
semblables. Ils prévoient que les personnes accusées d'avoir
commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre
peuvent être traduites devant les tribunaux militaires des
Puissances Alliées et Associées. Si l'acte punissable ne con-
cerne que les ressortissants de l'une de ces Puissances, son
auteur sera déféré aux tribunaux militaires de cette Puissance;
si l'acte en question a été commis contre les ressortissants de
plusieurs Puissances, il sera déféré à un tribunal militaire,
dont les membres appartiendront aux tribunaux militaires
de chacune des Puissances intéressées. « Les peines prévues
par les lois seront appliquées aux personnes reconnues cou-
pables. » On entend ici évidemment les lois pénales natio-
nales, ce qui présuppose que la violation des lois et usages
de la guerre est généralement réprimée par l'Etat devant les
tribunaux militaires duquel comparaît, sous cette inculpa-
tion, le délinquant livré par l'Allemagne. La question de
savoir quelles seront les lois qu'appliqueront les tribunaux
mixtes n'est pas résolue. Mais cette question est sans intérêt.
Ce qui est essentiel, c'est qu'ici encore, des individus sont
rendus responsables d'une violation du droit international
et, tout comme dans l'article 227, érigés en sujets d'obliga-
tions du droit international avec effet rétroactif.
L'obligation juridique enfreinte et son sujet auteur de la
violation du droit international possèdent, l'un et l'autre,
un caractère de droit international. Ce caractère ne saurait
être modifié par le fait que le tribunal doit appliquer une
peine empruntée à une législation nationale, soit que celle-ci
existe déjà, soit qu'elle ne doive être édictée qu'en exécution
de l'article 228. Car la loi pénale interne n'est alors qu'une
exécution du droit international. Elle applique à des faits
régis par les lois et usages de la guerre une peine prévue
par le droit international lui-même, en l'espèce par l'ar-
ticle 228 du Traité de Versailles, pour les auteurs de cet état
de fait.
C'est pourquoi les tribunaux militaires qui appliquent ces
peines, conformément à l'article 228, agissent toujours en
qualité de tribunaux internationaux, c'est-à-dire d'organes
(4') DOMAINE DE VALIDITÉ 157

de la communauté de droit international constituée par le


Traité de Versailles.
Cette qualité de juridiction internationale appartient aux
tribunaux en question, même lorsqu'ils ne sont pas formés
de représentants de plusieurs Etats. Le caractère international
des autorités juridictionnelles ne saurait être altéré du fait
qu'elles appliquent aussi un droit interne, celui-là seul du
reste qui est édicté en exécution du droit international,
comme un règlement pris pour l'application d'une loi. Tout
au plus pourrait-on dire (et encore dans les cas seulement
où le tribunal militaire n'est pas constitué par les représen-
tants de plusieurs Etats) que ce tribunal possède à la fois
un caractère national et un caractère international. Car ce
qui confère le caractère d'instance internationale à une auto-
rité juridictionnelle, c'est, en premier lieu, le fait qu'elle
applique le droit international et non un droit interne (si ce
n'est en seconde ligne à titre de délégation par le droit inter-
national); en second lieu, le fait qu'elle tient sa mission
du droit international et non du droit interne (ou du moins
que celui-ci n'intervient qu'en seconde ligne). C'est une exi-
gence de politique juridique, dont la satisfaction n'est pas
essentielle au caractère international d'une autorité, que
celle qui veut que cette autorité, lorsqu'elle est chargée
d'appliquer le droit international, soit aussi constituée de
manière à exclure la considération unilatérale des intérêts
d'un seul Etat, c'est-à-dire qu'elle soit constituée par la
collaboration de plusieurs Etats, et éventuellement de tous
les Etats pour lesquels le droit devra être dit, c'est-à-dire
auxquels décisions et dispositions seront applicables. Cette
exigence est du reste toujours satisfaite, encore qu'à des
degrés différents, lorsque la norme habilitant l'autorité
juridictionnelle a le caractère d'un traité international.
Lorsqu'un Etat, dans un traité conclu avec un autre Etat, se
soumet à la décision que rendra une autorité de l'autre Etat,
désignée dans ce traité (par exemple à sa Cour de cassation),
cette autorité fait fonction d'instance internationale dans la
mesure où elle doit appliquer le droit international, et elle
applique ce droit international même lorsqu'elle est auto-
158 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (42)
risée par le traité à appliquer les normes d'un ordre juri-
dique interne, car celui-ci devient droit international par
l'effet de cette délégation.
Il faudrait encore examiner la question de savoir si des
individus ne peuvent pas être érigés en sujets du droit inter-
national par cela seul que la responsabilité collective prévue
par les normes du droit international commun est transfor-
mée en responsabilité individuelle par les normes d'un ordre
juridique national, édictées en application du droit interna-
tional. Cette question se pose par exemple lorsque la Consti-
tution d'un Etat appelle un tribunal à punir les individus
qui, en tant qu'organes ou ressortissants de ce même Etat,
ont commis des infractions au droit international, par
exemple aux lois de la guerre (comp. art. 145 de la Consti-
tution fédérale autrichienne). La différence essentielle entre
cette hypothèse et celles précédemment examinées est la
suivante : dans les cas ci-dessus, la responsabilité indivi-
duelle garantissant les obligations de droit international des
individus (c'est-à-dire le fait que la sanction attachée à une
infraction au droit international frappe des individus) était
prévue par la norme de droit international elle-même, bien
que la nature de la sanction et la manière dont elle serait
appliquée aux individus fussent abandonnées par le droit
international aux droits nationaux. Dans le dernier cas, au
contraire, l'individualisation de la responsabilité s'accomplit
tout entière sur le plan de l'ordre juridique national, sans
que la responsabilité collective du droit international soit
exclue de ce fait. Un Etat ne peut s'exonérer ainsi de sa
propre responsabilité, c'est-à-dire des sanctions prévues
contre lui (contre son peuple), par cela seul qu'il punit pro
foro interno les organes coupables de l'infraction au droit
international. Là où l'obligation primaire de droit interna-
tional incombe originairement à un individu, la responsa-
bilité collective de l'Etat est exclue par principe. Il n'y a
pas lieu de présumer qu'en cas d'infraction au droit interna-
tional la-sanction ne sera pas seulement dirigée contre cet
individu ou contre un autre individu, mais encore contre
l'Etat dont cet individu est l'organe ou le ressortissant
(43) DOMAINE DE VALIDITÉ 159

lorsque cette double responsabilité, cette double obligation,


n'est pas expressément stipulée.
Il convient d'examiner enfin, en terminant, ce qu'on
appelle la responsabilité internationale de l'Etat pour cer-
taines infractions commises par des particuliers, c'est-à-dire
par des individus qui ne sont pas des organes d'Etat, mais
seulement des sujets d'Etat, infractions qui lèsent les inté-
rêts d'un autre Etat. Comme exemples de ces infractions, on
peut citer : un attentat contre le chef de l'Etat ou le repré-
sentant d'un pays étranger; une insulte au drapeau ou tout
autre emblème de la souveraineté de l'Etat étranger; les ten-
tatives dirigées contre l'intégrité territoriale de cet Etat ou
qui tendent au renversement de son Gouvernement par la
violence; les dommages causés au cours d'émeutes à des
citoyens étrangers, etc. Il s'agit ici de faits qui, commis
dans certaines conditions par des particuliers, engendrent,
suivant l'opinion générale, une responsabilité de droit inter-
national pour l'Etat, dans la mesure où il est tenu par une
règle coutumière de droit international de prévenir ces faits
ou, s'il ne pouvait les prévenir, d'en punir les auteurs.
Il n'est pas contesté qu'il existe de semblables faits, que
c'est le droit international général qui les détermine et pose
aussi l'obligation pour l'Etat qui ne les a pas empêchés d'en
punir les auteurs. Cette obligation de punir implique l'obli-
gation de prendre toutes les mesures possibles pour réaliser
la punition : aussi bien par exemple les mesures de police
pour s'emparer du coupable que, s'il est nécessaire d'après
la Constitution de l'Etat en cause, le vote d'une loi nationale
réprimant, au nom de l'Etat, le fait qui doit être puni aux
termes du droit international. Mais cette loi nationale peut
être superflue, par exemple dans une monarchie absolue, où
une norme individuelle, un ordre de punir du monarque, suffit
pour un cas particulier; ou encore dans un Etat dont la
Constitution reconnaît les règles générales du droit interna-
tional comme partie intégrante du droit interne. L'article 4
de la Constitution du Reich allemand et l'article 9 de la
Constitution fédérale autrichienne contiennent ainsi une
clause générale de réception à l'égard du droit international.
16o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (44)
Si l'on part de l'idée que le droit international est un
ordre juridique supérieur aux ordres juridiques nationaux,
obligeant juridiquement les Etats, l'interprétation juridique
doit en déduire que les autorités d'un Etat sont tenues d'ap-
pliquer le droit international en vigueur, même lorsque
celui-ci n'est pas expressément transformé en droit interne.
Mais même si on pense que la règle de droit international,
réprimant certains faits, doit être complétée par des règles
de droit interne déterminant l'autorité répressive, la nature
et le degré de la peine, on doit encore parvenir à la conclu-
sion suivante : ce sont les individus, les particuliers qui sont
obligés par les normes de droit international en question à
s'abstenir d'actes déterminés par le droit international : par
exemple des insultes au drapeau ou à tout autre emblème de
la souveraineté de l'Etat étranger, des tentatives dirigées con-
tre l'intégrité territoriale de cet Etat, etc. Car, dire que le
droit international interdit ces faits signifie qu'ils sont inter-
dits à des individus, à ceux-là même qui pourraient les accom-
plir. L'Etat qui punit l'individu agit en exécution du droit
international, c'est-à-dire en tant qu'organe de celui-ci. En
la personne de l'Etat, c'est la communauté du droit interna-
tional qui châtie le coupable.
Le fait que ce châtiment n'est généralement possible dans
l'Etat de droit démocratique que là où une loi nationale
prévoit une peine pour les faits en question n'enlève pas à
l'obligation d'abstention son caractère de droit international.
Elle conserve oe caractère même lorsqu'à sa qualité d'obli-
gation de droit international vient s'ajouter la qualité d'obli-
gation de droit étatique, parce que le même fait est réprimé
à la fois par une norme du droit international et par une
norme de droit interne. La situation est la même que quand
un fait est tout d'abord déclaré punissable, d'une façon géné-
rale, par une loi, et qu'un règlement pris en exécution de
cette loi vient ensuite préciser la peine à appliquer. C'est
la norme de droit international elle-même qui prévoit la
responsabilité individuelle, c'est-à-dire qui prévoit que l'in-
dividu qui a accompli cet acte devra être puni, et le droit
international n'a, pour cela, besoin de recevoir du droit
US) DOMAINE DE VALIDITÉ i6i

interne ni un complément, ni une modification quelconque.


On peut donc dire de l'individu visé qu'il est un sujet immé-
diatement obligé par le droit international, qu'il est un sujet
de droit international.
L'obligation juridique n'est que l'une des deux manifesta-
tions du droit au sens subjectif. La seconde de ces mani-
festations est le droit subjectif (dans un sens spécial du mot).
La question de savoir si des individus peuvent être sujets
du droit international ne se ramène donc pas à savoir si lo
droit international positif en 'fait des sujets de ses obliga-
tions. Il faut encore savoir si ce droit positif en fait des
sujets de droits, et il ne s'agit pas de savoir s'il leur confère
des droits subjectifs, suivant le procédé collectif qui fait
imputer le droit subjectif à une personne juridique, qui fait
parler des droits d'une personne juridique, et en particulier
de l'Etat : il est hors de doute que le droit international
réglemente les droits des Etats, leur en « confère » ou leur
en » accorde ». Mais donne-t-il aussi de ces droits aux indi-
vidus d'une manière individuelle, qui exclut l'imputation
à l'Etat et fait qu'on doit parler de droits conférés à un
individu?
On ne peut répondre exactement à cette question que si
on l'a tout d'abord posée d'une facon précise, c'est-à-dire si
la notion de droit subjectif est clairement déterminée, si l'on
explique clairement ce qu'on doit entendre par un drojt
subjectif.
Si ce mot aux multiples sens doit acquérir une significa-
tion quelque peu précise, on ne doit pas s'en servir pour
désigner tout intérêt protégé en quelque manière par le droit
objectif, toute liberté garantie par le droit objectif, ou même
simplement laissée intacte par lui, toute permission (Dürfen)
résultant de l'absence d'interdiction. Mais il faut entendre
par droit subjectif une certaine puissance juridique, un pou-
voir de droit, le fait que l'ordre juridique attribue un cer-
tain effet juridique à la volonté humaine ou à sa manifesta-
tion, le fait que l'ordre juridique attache au fait d'une
déclaration de volonté individuelle une conséquence qui
répond à l'intention de cette manifestation de volonté (ceci
,J
IV. _ 1932.
i6a H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (46)

pour distinguer le droit subjectif du délit, qui est aussi une


déclaration de volonté à laquelle est attachée une certaine
conséquence juridique, à savoir la peine, c'est-à-dire une
conséquence non voulue par l'auteur de l'acte). Il faut que
la déclaration de volonté ait été rendue en quelque manière
obligatoire pour autrui par l'ordre juridique.
L'exemple le plus courant de semblables droits subjectifs
nous est offert par l'acte juridique (Rechtsgeschäft) et par
l'action en justice. En déléguant aux individus le pouvoir de
régler eux-mêmes leurs rapports économiques par des actes
juridiques, spécialement par des contrats, le droit confère
une force obligatoire vis-à-vis des contractants, aux décla-
rations de volonté des individus, plus précisément aux décla-
rations de volontés concordantes de deux ou plusieurs indi-
vidus : l'acte juridique est érigé par l'ordre juridique en fait
créateur d'une norme, ordinairement de normes indivi-
duelles. Etre sujet de droit signifie ici avoir la capacité de
passer des actes juridiques, de 'fonder des droits et des obli-
gations individuels.
Mais on dit d'un homme qu'il possède un droit subjectif
(Berechtigung) aussi dans le cas où il a la possibilité de faire
valoir l'obligation d'un autre, qui est conforme à son intérêt,
par une voie de droit (action ou recours). Cette dernière
manifestation de volonté est considérée par l'ordre juridi-
que comme condition nécessaire : I o pour que les autorités
étatiques — surtout les tribunaux — constatent avec force
de vérité légale la violation de l'obligation; 2° pour qu'elles
ordonnent l'accomplissement de cette obligation dans un cer-
tain délai; 3° pour qu'elles prévoient, en cas de non-exé-
cution, un acte de contrainte contre celui qui viole cette
obligation. Ceci encore est une procédure par laquelle est
créée une norme individuelle : la norme qui consiste en le
jugement du tribunal. Etre le sujet d'un droit signifie donc,
en ce cas aussi, être associé à la création d'une norme indi-
viduelle. La déclaration de volonté du bénéficiaire de l'obli-
gation tendant à la constatation de sa violation, à l'ordre
d'exécuter ou, éventuellement, d'employer la contrainte est
une partie essentielle de la procédure créatrice de la norme
(47) DOMAINE DE VALIDITE 163
individuelle (c'est-à-dire du jugement du tribunal). Le droit
subjectif consiste donc, dans ce cas particulier, en la capa-
cité de provoquer, de mettre en mouvement cette procédure
dans son propre intérêt, par le moyen d'une déclaration de
volonté tendant aux fins de la procédure en question.
On peut donc dire d'une manière tout à fait générale
qu'être le sujet d'un droit c'est être associé à la création
d'une norme. Le langage juridique est ici inconséquent : on
ne qualifiera pas de droit subjectif la capacité ou la puis-
sance, le pouvoir juridique (Können) de l'organe étatique,
qui, en vertu des lois, émet des normes individuelles, par
exemple des ordres administratifs ou des sentences juridic-
tionnelles. On parlera de vocation légale, de compétence,
alors qu'on parle de droit subjectif à propos de la partici-
pation à ces mêmes procédures du citoyen, de celui qui est
juridiquement intéressé. Le fait qu'on ne veut reconnaître
ici l'existence d'aucun droit subjectif de l'individu faisant
fonction d'organe peut s'expliquer entre autres par la cir-
constance que l'organe n'est pas dans sa fonction aussi
libre que le citoyen qui a, lui, un pouvoir discrétionnaire
illimité pour décider s'il accomplira un acte juridique, s'il
intentera une action ou formera un recours. La fonction, pour
être qualifiée de droit subjectif, doit être principalement
instituée dans l'intérêt de celui qui est appelé à la remplir.
Mais ce n'est pas là un critérium absolu, et le langage est
hésitant. C'est ainsi que l'on parle de << droits politiques »
et que l'on comprend sous ce terme la possibilité pour les
citoyens de participer à la création des normes générales, à
la législation; participation qui, ainsi que chacun sait, est
limitée dans les démocraties représentatives au choix de
l'organe législatif. C'est le « droit de vote » dans l'exercice
duquel l'électeur est considéré comme un organe de l'Etat,
et qui est considéré comme un droit subjectif même lorsque
le vote est obligatoire.
Si l'on veut donner une expression théorique exacte et
précise à la question de savoir si des individus peuvent être
sujets des droits créés par le droit international, on doit la
formuler ainsi : le droit international détermine-t-il lui-
IÔ4 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (48)

môme des individus associés à la création de normes géné-


rales ou individuelles de droit international ? Si le droit
international ne faisait, en effet, que déléguer au droit éta-
tique le soin de déterminer les individus appelés en tant
qu'organes de l'Etat à créer des normes de droit international
ou à collaborer à leur création, seul l'Etat envisagé recevrait
des droits.
Envisageons tout d'abord le type de droits qui consiste en
la capacité, garantie par l'ordre juridique, de jouer le rôle
de demandeur ou de requérant dans une procédure tendant
à constater la violation d'une obligation, et à en prescrire
l'exécution forcée (le type de droit qui. consiste en la capa-
cité de provoquer, de mettre en mouvement cette procédure,
dans son propre intérêt, par le moyen d'une déclaration de
volonté tendant aux fins de la procédure en question).
Pareils droits ne peuvent — c'est une première constata-
tion qui s'impose — exister en droit international, non seu-
lement pour les individus, mais encore pour les Etats, que
dans la mesure où un droit international, qui ne peut
aujourd'hui être que le droit international contractuel, pré-
voit une procédure conduite devant une autorité internatio-
nale, c'est-à-dire devant un tribunal international, qui
constate objectivement la violation d'une obligation de droit
international et en assure l'exécution, ou éventuellement
l'exécution forcée (dans un sens large du mot). Faute de voies
d'exécution internationales, les instances internationales
(c'est-à-dire les tribunaux internationaux) doivent se limiter
à la constatation authentique de la violation des obligations
et à l'injonction de satisfaire à l'obligation de réparer. Dans
l'état actuel de la technique du droit international, on n'en
vient pas, en règle générale, à prescrire une exécution forcée.
Celle-ci est plutôt abandonnée à l'Etat, dont l'intérêt juri-
dique est lésé par l'inexécution de la sentence rendue par
la juridiction internationale. L'article 13 § 4 du Pacte de
la Société des Nations constitue une exception très inté-
ressante : en cas d'inexécution de la sentence d'un tribunal
international, rendue dans un conflit entre membres de la
Société des Nations, le Conseil devra proposer les mesures
U9) DOMAINE DE VALIDITE 165

propres à assurer l'exécution de cette sentence. L'acte de


contrainte du droit international, guerre ou représailles, ne
pourra ainsi intervenir que sur la proposition, non du tri-
bunal, mais du Conseil, c'est-à-dire sur la proposition d'une
instance distincte de celle qui constate authentiquement la
violation d'une obligation et prescrit l'exécution de l'obli-
gation de réparer.
Si l'on appelle droit d'action (Anspruch) la possibilité
d'obtenir, dans son propre intérêt, par le moyen d'une action
ou d'un recours, l'exécution d'une obligation d'autrui, ce
droit d'action dévolu à l'individu en tant que sujet du droit
international peut être dirigé contre un Etat, mais aussi
contre un autre individu, le cas échéant, contre les deux
(contre l'individu et contre son Etat). Et ce droit d'action
lui-même peut appartenir non seulement à l'individu, mais
encore également à son Etat.
La Convention (qui n'a, du reste, jamais été ratifiée) sur
la création d'une Cour internationale des Prises prévoit la
possibilité, pour un individu en tant que titulaire d'un droit
d'action international, de traduire un Etat devant un tri-
bunal de droit international. Aux termes de l'article 4 de
cette Convention, un recours contre les décisions des juri-
dictions nationales de prises pouvait être formé devant la
Cour internationale des Prises, non seulement par l'Etat
neutre, atteint dans ses propriétés ou dans celles dé ses
ressortissants par la décision de la juridiction nationale, mais
encore par le particulier neutre, lésé par elles. La juridic-
tion internationale peut ici condamner un Etat à une presta-
tion envers un particulier, un individu, sur la demande de
celui-ci. Tous les éléments essentiels d'un droit subjectif sont
ici réunis. Le particulier est devenu sujet du droit interna-
tional en vertu d'un traité. Peu importe qu'il puisse perdre
à nouveau cette qualité par l'effet d'un autre traité. Car la
qualité de sujet de droit repose en droit interne aussi sur
une loi, qui peut être modifiée contre, ou tout au moins sans,
la volonté des parties.
Un autre exemple d'individus sujets du droit inter-
national nous est offert par le Traité de Versailles et les
i66 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (50)
autres traités de paix qui ont mis fin à la guerre mondiale.
Les ressortissants des Puissances Alliées et Associées — des
individus donc — peuvent faire valoir sous forme d'actions
contre l'Allemagne, devant les Tribunaux arbitraux mixtes
qui ont été institués conformément aux articles 304 et sui-
vants du Traité de Versailles, les droits qu'ils peuvent avoir
à la réparation des dommages qui ont Tésulté pour eux de
l'application par l'Allemagne de mesures exceptionnelles de
guerre. Aux termes de l'article 297, lettre h (art. 297, e) les
particuliers dont les patrimoines ont été liquidés dans les
nouveaux Etats alliés et associés ou dans les Etats qui n'ont
pas droit à une part des réparations à payer par l'Allemagne
peuvent, dans certaines conditions, assigner l'Etat liquida-
teur en paiement d'une certaine indemnité, et cet Etat peut
être condamné par le tribunal arbitral au paiement d'une
indemnité aux particuliers. Les normes qui prévoient les
obligations matérielles de l'Etat à condamner vis-à-vis du
particulier — normes qui doivent être appliquées par les
Tribunaux arbitraux mixtes — sont incontestablement des
normes de droit international, tout de même que les normes
qui reconnaissent aux particuliers un droit d'action. Ce sont
des dispositions d'un traité international, et elles ne peu-
vent être abrogées par les normes d'un droit national. Il est,
d'autre part, tout aussi incontestable que le Tribunal arbitral
mixte possède un caractère international, puisqu'il est fondé
sur le droit international composé de représentants des Etats
associés à la procédure et qu'il doit appliquer du droit inter-
national. Il est donc hors de doute que les particuliers admis
à intenter une action devant ces tribunaux sont des sujets
de droit international.
La disposition de l'article 304, lettre b, est d'un intérêt
tout particulier, aux termes de laquelle les Tribunaux arbi-
traux sont compétents pour résoudre toutes les difficultés
nées des contrats intervenus antérieurement au Traité de
Versailles entre sujets des Puissances Alliées et Associées et
ressortissants allemands. (Une exception est faite pour les
litiges qui, d'après les lois d'une Puissance Alliée et Asso-
ciée, ou neutre, relèvent de la compétence des tribunaux de
(Si) DOMAINE DE VALIDITÉ 167

cette Puissance.) II s'agit ainsi de litiges juridiques entre


particuliers pour lesquels la compétence des tribunaux
allemands est, en somme, écartée au profit d'une juridic-
tion internationale. Dans ce cas aussi, l'octroi par une norme
de droit international de la qualité de partie devant une
juridiction internationale implique, pour les deux plai-
deurs, l'attribution à des individus de la qualité de sujet
du droit international. Et ceci reste vrai, même lorsque les
Tribunaux arbitraux mixtes tranchent le litige conformément
au droit national de l'une des parties (chose qui n'est du
reste pas prévue par le texte du Traité). Car le droit national,
qui est alors appliqué, a été l'objet d'une réception par le
droit international — c'est du droit national devenu inter-
national. Mais, abstraction faite de cette question, c'est une
norme de droit international qui confère la faculté d'ester
en justice, à titre actif ou passif. Le droit de la procéduro
est du droit international, et c'est de ce droit de la procé-
dure que naît ici la qualité de sujet du droit international.
La décision du tribunal arbitral mixte doit être, en vertu de
l'article 304, lettre g, exécutée contre le particulier condamné
par l'Etat auquel il appartient.
Supposons un instant que par une généralisation de l'idée,
exprimée seulement à titre exceptionnel dans l'article 304,
lettre ò, le règlement de tous les litiges juridiques nés entre
ressortissants d'Etats différents soit attribué à une instance
internationale et que, par voie de traités généraux entre
Etats, on constitue un droit privé international, un droit
administratif international, etc., que les individus relèvent
directement du droit international d'une façon tout à fait
générale pour certaines questions, c'est-à-dire que les indi-
vidus soient érigés en sujets immédiats du droit interna-
tional. L'attribution de la qualité de sujets immédiats du
droit international à des individus serait d'un intérêt tout
particulier dans les litiges nés de la violation de droits poli-
tiques qui intéressent les membres des minorités nationales
ou religieuses, obligés de se retourner contre les autorités de
leur propre Etat. Le moyen le plus efficace pour assurer la
défense des minorités consisterait à confier la solution de ces
168 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (52)

difficultés à des tribunaux internationaux, devant lesquels


l'individu lésé dans ses droits pourrait lui-même jouer le rôle
de partie — obtenir la cassation de l'acte de souveraineté de
son propre Etat, contraire au droit, et éventuellement aussi
une indemnité.
L'important est de reconnaître nettement les possibilités
que présente la technique juridique pour un développement
ultérieur éventuel du droit international.
Si la qualité de sujet du droit international consiste en la
propriété de pouvoir être sujet de droits ou d'obligations de
droit international directement conférés par ce droit, tous
les individus qui sont immédiatement soumis aux' normes
édictées par certains organes internationaux administratifs
ou gouvernementaux doivent eux aussi être considérés
comme sujets de droit international. Quand un traité inter-
national crée un organe autorisé à édicter des normes,
celles-ci doivent être considérées comme faisant partie du
droit international, pour la même raison qui doit faire con-
sidérer l'organe en question comme étant un organe de droit
international, et non l'organe d'un Etat particulier. Il s'agit,
en effet, de la même situation : dire de l'organe envisagé
qu'il possède le caractère d'organe de droit international,
c'est dire simplement que la fonction de cet organe a le
caractère de fonction de droit international, fait partie du
droit international, puisque ce qui compte pour le droit,
c'est uniquement la fonction de l'organe. L'individu qui
constitue l'organe, celui qu'on nomme Organträger, n'est
qu'un élément de la fonction. Un tribunal est international
parce qu'il tient sa fonction d'un traité international,
c'est-à-dire d'une norme de droit international, et non d'une
norme appartenant à un ordre juridique étatique. Et c'est
pour cette même raison que sa fonction (c'est-à-dire la norme
édictée par l'organe ainsi constitué) est encore du droit
international, que son jugement est un jugement de droit
international et non un jugement étatique, national. C'est
un acte de la société des Etats, ou éventuellement d'une
société partielle d'Etats, non celui d'un Etat particulier —
la norme individuelle contenue dans un arrêt rendu par la
(53ì DOMAINE DE VALIDITÉ 169
Cour permanente de Justice internationale, établie en vertu
d'un traité international, fait partie du droit international :
pour la même raison, on doit considérer comme faisant
partie de ce même droit international les normes générales
et individuelles édictées dans les limites de la compétence
que leur a assignée le droit international par des organes
d'administration et de gouvernement, tels qu'une Commis-
sion fluviale créée par le Traité de Versailles.
Mais, dès maintenant, il faut constater que ces organes
internationaux sont habilités par la norme par le traité qui
les a institués, à édicter d'autres normes qui confèrent des
droits et des devoirs non pas aux Etats, c'est-à-dire aux indi-
vidus de 'façon indirecte, mais directement à des individus.
Ceux-ci seront quant à certains domaines soustraits à l'ordre
juridique interne et soumis immédiatement aux normes de
droit international édictées par l'organe de droit interna-
tional. Ce droit international, qui n'est en l'occurrence qu'un
ordre juridique partiel, n'est pas techniquement différent du
droit interne. Ces normes de droit international confient
notamment la réalisation de l'acte de contrainte et de la
procédure qui la prépare à des organes différenciés; la peine
et l'exécution forcée constituent la sanction tout comme en
droit interne.
Nous examinerons ailleurs la question de savoir si et en
quel sens ces ordres partiels de droit international ou les
sociétés partielles d'Etats constitués par eux peuvent aussi
être considérés comme Etats ou portions d'Etat. Dans la
mesure où les normes en question constituent du droit inter-
national, les individus qu'elles obligent ou auxquels elles
confèrent des droits suivant la technique des ordres juri-
diques étatiques sont incontestablement des sujets du droit
international.
Si l'on considère aussi comme un droit subjectif la fonc-
tion de l'organe en tant qu'il crée l'ordre juridique ou colla-
bore à sa création, on doit constater qu'en général le droit
international abandonne aux droits étatiques la détermina-
tion des organes nécessaires à la création des normes du
droit international. Les normes édictées par les organes créés
i?o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC Í54)

de la sorte contiennent d'ailleurs souvent elles-mêmes la


détermination immédiate d'autres organes. C'est ce qui se
produit par exemple lorsqu'un tribunal international désigne
un secrétaire ou lorsque le Conseil de la Société des Nations
nomme le Gouvernement de la Sarre. Il arrive exception-
nellement que le traité conclu entre plusieurs Etats déter-
mine immédiatement, individuellement, lui-même l'organe
et celui qui en remplit les fonctions (Organträger). C'est ainsi
que le Secrétaire général de la Société des Nations, Sir Eric
Drummond, est désigné à l'annexe même du Pacte de la
Société des Nations (1™ partie du Traité de Paix).
En résumé, on peut énoncer les propositions suivantes :
Le droit international a, en règle générale, pour sujets les
Etats, c'est-à-dire des individus d'une façon médiate —
exceptionnellement aussi des individus d'une façon immé-
diate. Il n'est pas contraire à la nature du droit interna-
tional que ce qui est aujourd'hui encore une exception
devienne un jour la règle.
Mais la règle suivant laquelle ce sont les Etats qui sont
sujets du droit international subit encore d'autres déro-
gations.
Tout d'abord le Pape, ou plus exactement l'Eglise catho-
lique, doit être considéré comme sujet de droit interna-
tional. Il est de coutume, depuis longtemps, que les Etats
concluent avec le Saint-Siège, en tant que représentant de
l'Eglise catholique, des traités qui ont pour objet la régle-
mentation étatique de certaines affaires religieuses, traités
par lesquels l'Eglise et l'Etat s'engagent à observer une cer-
taine conduite. Cette coutume s'accompagne de la conviction
que ces traités, appelés « concordats », ont un caractère
juridique, que leur violation est une violation du droit. Mais
ces concordats ne peuvent tirer leur valeur du droit interne,
puisque celui-ci ne peut obliger le Pape ou l'Eglise catholique
en tant que tels, ni leur conférer des droits, puisque l'Eglise
est une communauté qui s'étend au delà du domaine de vali-
dité d'un ordre étatique quelconque. Seule la norme du droit
international général relative aux traités peut faire consi-
dérer ces concordats comme générateurs de droit. Et, en
(SS) DOMAINE DE VALIDITE 171

fait, rien ne s'oppose à ce qu'ils soient considérés comme


des traités de droit international, que l'Eglise catholique
apparaisse comme un sujet de droit international. Cepen-
dant, cette construction n'est pas sans comporter une cer-
taine anomalie, car la violation du traité ne peut ici jamais
avoir la guerre pour sanction. L'Eglise catholique ne peut
mener une guerre — et on ne peut davantage en mener une
contre elle; seules des représailles sont ici possibles par
lesquelles on intervient dans une sphère de droit autre que
la sphère territoriale.
Les concordats conclus avec l'Eglise catholique doivent
être distingués des traités conclus avec l'Etat de l'Eglise, nou-
vellement reconstitué; tout de même que l'Etat de l'Eglise,
limité à un certain territoire, ne doit pas être identifié à
l'Eglise, qui n'est liée à aucun territoire, mais qui n'est pas
pour cela en dehors de l'espace, comme on le dit parfois.
On peut encore citer comme sujets du droit international
autres que les Etats : des communautés d'Etats et des mem-
bres ou fractions d'Etats; certaines unions d'Etats, telles que
la Confédération d'Etats, et notamment la Société des Na-
tions, par exemple. Les Etats fédéraux sont sujets du droit
international en tant qu'Etats. Mais les Etats Membres d'un
Etat fédéral peuvent aussi être sujets du droit international.
Cette qualité appartient notamment aux Dominions anglais,
qui sont parties contractantes au Pacte de la Société des Na-
tions. La mesure dans laquelle des membres ou fractions
d'Etat et des Unions d'Etats peuvent apparaître comme sujets
de droit international, c'est-à-dire en particulier conclure des
traités leur conférant des droits et des obligations, est limi-
tée par nature même. Ils ne sont sujets de droit international
que dans la mesure où la Constitution de la Confédération ou
de l'Etat fédéral leur accorde une certaine compétence dans
le domaine des relations interétatiques. Sont-ce là de vérita-
bles sujets du droit international ? On peut en douter, surtout
en ce qui concerne la capacité d'être sujets d'obligations.
Car contre qui sera dirigée la sanction, et en particulier la
guerre, en cas de violation de ses obligations par l'Etat Mem-
bre ou par l'Union d'Etats ? Et si l'autre partie viole les obli-
172 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (56)

gâtions de droit international qu'elle a assumées envers l'Etat


Membre ou envers l'Union d'Etats, qui pourra entreprendre
une guerre contre celui qui a violé le droit ? Une guerre con-
tre l'Union d'Etats, en tant que telle, est possible tout de
même qu'une guerre engagée par cette Union d'Etats. Mais
dans le cas d'une fraction d'Etat (Staatenteil) et notamment
dans le cas d'un Etat Membre d'un Etat fédéral, la guerre est
exclue si les affaires militaires sont centralisées : l'Etat
Membre ne peut alors mener aucune guerre, et toute guerre
contre cet Etat Membre doit être nécessairement conçue
comme une guerre contre l'Etat tout entier.
L'Etat Membre n'a donc pas ici, à proprement parler, la
qualité de sujet du droit international, tout au moins en ce
qui concerne la capacité d'être sujet d'obligations. Il y a
plutôt une décentralisation pour la conclusion de traités dé-
terminés, une certaine décentralisation partielle des affaires
étrangères. Certains traités peuvent être conclus par les orga-
nes de l'Etat Membre, avec effet pour le territoire de l'Etat
Membre. Mais c'est l'Etat tout entier qui répond de l'exécu-
tion, en même temps qu'il la garantit contre l'autre Etat.
En ce qui concerne les droits subjectifs, on peut, par contre,
reconnaître aux Etats Membres, dans les conditions pré-
cédemment indiquées, la qualité de sujets du droit interna-
tional. En effet, quand la Constitution fédérale donne com-
pétence aux Etats Membres en vue de la conclusion de cer-
tains traités, il est possible que les organes de ces Etats Mem-
bres (c'est-à-dire des organes que déterminera seul l'ordre
juridique partiel qui constitue cet Etat Membre) soient aussi
compétents pour faire valoir devant des autorités internatio-
nales (et spécialement devant des tribunaux internationaux),
par une voie de droit (action ou recours), les droits qui décou-
lent pour les Etats Membres des traités qu'ils ont conclus.

B. — DROIT INTERNATIONAL GÉNÉRAL ET PARTICULIER.

Le domaine de validité personnel du droit international, en


tant que tel, n'est limité par aucune norme d'un ordre juri-
dique supérieur. Mais les normes constitutives de l'ordre juri-
(57) DOMAINE DE VALIDITÉ 173
dique international n'ont pas toutes le même domaine de
validité quant aux personnes. On a coutume de distinguer
le droit international général et le droit international parti-
culier. Par le premier terme, on entend les normes coutumiè-
res qui valent pour tous les sujets du droit international, pour
la communauté internationale tout entière. On désigne, au
contraire, par le second terme, les normes qui ne valent que
pour deux ou plusieurs Etats, et on pense aux normes édictées
par des traités, normes qui, en principe, n'attribuent de
droits et de devoirs qu'aux parties contractantes. Mais les
normes du droit international général (coutumier), elles non
plus, ne valent pas pour tous les sujets du droit international.
Il faut ici se rappeler que le droit international seul peut dire
qui doit être considéré comme sujet du droit international.
Si l'on considère comme telle l'Eglise catholique, on doit
exclure pour elle certaines normes, qui sont au contraire de
la plus grande importance pour les autres sujets, pour les
Etats. La communauté juridique de l'Eglise n'a aucun terri-
toire déterminé; elle ne peut, par son essence même, avoir
aucune armée. Toutes les normes du droit international gé-
néral, qui concernent la guerre et la protection de la souve-
raineté territoriale de l'Etat, ne sont donc pas applicables à
l'Eglise catholique. De même dans la mesure où des individus,
c'est-à-dire des individus immédiatement, sont des sujets du
droit international, seules quelques-unes des normes du droit
international coutumier, soi-disant général, leur sont appli-
cables. Si l'on qualifie ce droit de droit général, c'est parce
qu'il prétend valoir pour tous les Etats. Mais il faut penser que
toutes les normes du droit international général ne s'appli-
quent pas à tous les Etats de la communauté de droit interna-
tional. C'est ainsi que les normes relatives à la mer territoriale
ne concernent pas les Etats qui n'ont pas de côtes.
C'est encore le droit international lui-même qui définit
le fait qu'on devra qualifier Etat; nous verrons ailleurs de
quelle manière. En tout cas, on ne peut déduire, a priori, de
la seule notion même de droit international, que ce ne peu-
vent être d'autres Etats.que les Etats chrétiens ou seulement
civilisés.
174 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (58)

A l'origine, toutes les communautés humaines, que la


science qualifie d'Etats, n'étaient pas sujets du droit inter-
national, membres de la société juridique des Etats. Le droit
international ne s'est constitué coutumièrement que comme
un droit entre Etats de civilisation chrétienne occidentale et
il ne s'est étendu que petit à petit aux autres Etats : Chine,
Perse, etc. Depuis que la plupart de ces Etats ont été admis
dans la Société des Nations, tout ce problème : quels Etats
appartiennent à la communauté juridique internationale ? a
perdu de son importance. Il y a, il est vrai, aujourd'hui en-
core, quelques Etats, du reste insignifiants, qu'on a cou-
tume de ne pas comprendre dans la société juridique des
Etats, par exeTnple quelques Etats arabes, parce qu'ils ne sont
pas en fait en relation de droit international avec les autres
Etats. Mais on ne peut contester que ces communautés elles-
mêmes, quand elles réalisent l'état de choses qualifié d'Etat
par le droit international, deviennent sujets de ce droit, tout
au moins dans la mesure où sa norme : Pacta sunt servanda
vaut aussi pour et contre ces collectivités. Car il est certain
que des sujets du droit international peuvent conclure des
traités avec ces collectivités, qu'une fois conclus, ces traités
sont obligatoires à la fois en faveur et à la charge de ces
Etats, de la même manière que les traités conclus entre des
Etats qui sont les uns et les autres sujets de droit internatio-
nal. Cette conception s'impose tout particulièrement lors-
qu'on adopte la conception (que nous ne partageons pas pour
notre part) suivant laquelle l'admission d'un Etat dans la
société juridique des Etats résulte de sa reconnaissance, effec-
tuée par les autres Etats déjà membres de cette Société. Cette
reconnaissance n'est, en effet, elle-même qu'un traité de droit
international dont il sera question plus tard. Bornons-nous
ici à constater que les sujets appartenant à une communauté
juridique ne sont pas seulement ceux qui entretiennent un
commerce juridique, c'est-à-dire des relations juridiques con-
crètes, mais encore ceux avec lesquels des rapports juridiques
sont possibles, avec lesquels un commerce juridique peut
être noué. Cette observation s'applique à toutes les commu-
nautés humaines qui sont des Etats au sens du droit inter-
(59) DOMAINE DE VALIDITÉ 175

national objectif, qu'ils soient ou non reconnus comme tels


par les autres Etats. On peut, peut-être, contester qu'il y ait
pour ces Etats considérés aujourd'hui encore comme en dehors
de la Société des Etats, en plus de la règle Pacta sunt ser-
vanda, d'autres normes du droit international général, qui
leur soient applicables. Mais en tout cas, comme cette norme
Pacta sunt servanda fait partie du droit international général
coutumier, on ne peut prétendre qu'avec ces Etats, qui ne
sont pas membres de la société juridique des Etats, il n'y a
pas de relations possibles sur le fondement du droit interna-
tional général, que ces relations ne peuvent reposer que sur
le droit international particulier, dont les normes leur seraient
seules applicables, à l'exclusion de celles du droit interna-
tional général. Car celui-ci, le droit international général, par
la règle Pacta sunt servanda, vaut déjà potentiellement
pour ces Etats, avant que des traités soient conclus avec eux.
Le droit international particulier apparaît surtout sous
forme de droit contractuel, c'est-à-dire de normes édictées
par des traités ou par des organes constitués contractuelle-
ment. Ces normes ne valent, du moins en principe, que pour
les sujets qui ont été parties à la conclusion du traité. Les
normes contractuelles ne peuvent, en règle générale, obliger
les autres Etats ou leur conférer des droits. Nous ne pouvons
pas ici examiner la question si des exceptions peuvent être
apportées à cette règle, dans quelle mesure des traités con-
clus entre Etats peuvent profiter ou préjudicier à des tiers.
Le droit international général peut, en principe, être créé
non seulement par la coutume, mais encore par un traité, si
l'on suppose que celui-ci est conclu par tous les Etats de la
communauté internationale, et par là même, tout au moins
indirectement par toutes les Unions d'Etats, tous les Etats
Membres et aussi par l'Eglise catholique. En fait cependant
il n'y a pas actuellement de droit international contractuel
général. Il n'y a pas de traité qui, dans un domaine quelcon-
que, soit valable pour tous les Membres de la Société des
Etats. Le droit international général coïncide, en fait, avec le
droit international coutumier; et par là même, avec le plus
haut degré du droit international positif. D'un autre côté,
176 H. KELSEN..— DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (60)

le droit international particulier, c'est-à-dire les normes de


droit international qui ne valent que pour une partie de la
Société des Etats, peuvent naître de la coutume. En règle gé-
nérale cependant, le droit international particulier et le droit
international contractuel coïncident. Comme la validité du
droit international issu des traités repose sur une règle du
droit international général, la règle relative aux traités, pacta
sunl servanda, le droit international contractuel (générale-
ment particulier) constitue une couche inférieure de l'ordre
juridique international. Une troisième couche est constituée
par les normes que créent les organes institués par des trai-
tés.
La distinction entre droit général et droit particulier n'est
pas propre au droit international. Dans tous les droits inter-
nes, on distingue également des normes qui valent pour
toutes les catégories de citoyens, et des normes qui ne valent
que pour certaines catégories de citoyens. Seulement dans
ce cas (du droit interne), le droit général lui-même a un do-
maine de validité personnel et territorial limité. D'autre part,
en droit interne on peut distinguer nettement le droit parti-
culier édicté par le législateur de celui qui est créé par le
moyen d'actes juridiques (de contrats), tandis qu'en droit
international, le traité remplit à la fois les fonctions de la
législation et celles de l'acte juridique.
En règle générale, la théorie du droit interne n'inclut pas
dans l'ordre juridique les normes résultant d'actes juridiques,
normes qui sont, le plus souvent, individuelles. C'est là une
erreur. Dans la théorie du droit international, par contre, la
conception est juste, aux termes de laquelle les normes indi-
viduelles, créées par la voie d'actes juridiques, appartiennent,
elles aussi, à l'ordre juridique; cette conception juste a été
favorisée par le fait que l'ordre juridique international eût
été trop pauvre s'il n'avait pas compris cette dernière caté-
gorie de normes.
Si l'on parle de « droit international particulier », il faut
entendre ces mots en un sens restreint, en ce sens que le
cercle de ceux à qui il confère directement des droits et des
obligations est un cercle limité. Cependant, ces normes de
6i) DOMAINE DE VALIDITÉ 177

droit international ou leur exécution peuvent créer un état


de droit qui, en tant que tel, doit être reconnu, respecté par
chacun; c'est là, pour tout le monde, une obligation juridique,
qui découle déjà du fait que le 'fondement de la validité du
droit particulier est une norme du droit général. Exemple :
L'Etat A conclut avec l'Etat B un traité de cession, c'est-
à-dire : l'Etat A cède à l'Etat B le territoire X. En exécution
de ce traité, l'Etat B occupe le territoire X. Cette situation
de droit que le territoire X appartient à l'Etat B est consti-
tuée par un traité, c'est-à-dire par une norme du droit interna-
tional particulier. Mais que le territoire X appartient à
l'Etat B, cela ne vaut pas seulement pour les deux Etats, qui
sont parties contractantes, mais aussi pour tous les autres
Etats-Membres de la communauté juridique internationale.
Car tous les autres sont obligés de respecter cette situation
nouvelle de droit constituée par une règle du droit internatio-
nal particulier. Et ainsi on doit considérer toutes les normes
juridiques, y compris celles qui sont qualifiées de particu-
lières, comme valables généralement. Et ainsi il n'y a pas, au
sens strict du mot, de droit particulier. Le droit international
est donc comme tout droit, dans son essence même, un droit
général et non particulier, encore que la plus grande partie de
ses normes constituent du droit particulier au sens restreint de
ce mot.
Il ne faut pas confondre avec le droit international général,
ou plus exactement avec une norme du droit international
général, le fait que plusieurs normes particulières de droit
international règlent le même objet de la même manière;
par exemple, le fait que la question de l'extradition des pré-
venus est réglée de manière identique ou analogue par de
nombreux traités conclus entre des Etats différents; ou encore
le fait que les traités par lesquels s'opère la neutralisation
des Etats, traités conclus entre l'Etat neutralisé et les autres
Etats, attribuent et imposent aux contractants les mêmes
droits et les mêmes obligations dont l'ensemble forme l'ins-
titution-type de la neutralisation d'un Etat, par exemple la
Suisse. Le fait qu'il existe en droit international une telle
institution ne signifie pas qu'il existe pour la neutralisation
IV. — 1932. «
178 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (62)

d'un Etat des normes du droit international général, des


normes d'une validité générale, mais seulement qu'il existe
des normes de droit international particulier identiques dans
leur contenu.

§ 3. — Le domaine de validité matériel


du droit international.

Le domaine de validité matériel du droit international est,


lui aussi, illimité; car le droit international constitue un
ordre suprême au-dessus duquel il n'existe aucun ordre sus-
ceptible de le limiter, quant aux objets qu'il lui appartient
de régler (à la manière, par exemple, dont la Constitution de
l'Etat fédéral, en tant qu'ordre total, fixe la compétence de
l'Etat fédéral vis-à-vis de chacun des Etats Membres, et
limite ainsi le domaine de validité matériel, l'objet de la
compétence des collectivités partielles, des Etats partiels dont
la réunion constitue l'ensemble de l'Etat fédéral).
Les normes du droit international peuvent donc se rap-
porter à n'importe quel objet, en particulier à ceux qui sont
habituellement réglés par le droit interne.
Le problème du domaine de validité matériel du droit
international est le problème d'une délimitation à tracer
entre le domaine de validité de oes règles et celui du droit
interne. C'est aussi le problème du domaine de validité exclu-
sivement réservé au droit international, et le cas échéant,
aux droits nationaux. Mais il faut constater tout d'abord qu'il
n'y a pas un domaine de validité matériel exclusivement
réservé aux droits nationaux, c'est-à-dire excluant le droit
international en ce sens qu'il aurait des matières qui ne pour-
raient être réglées que par des normes de droit interne et
non par des normes de droit international. Celui-ci peut se
saisir de toutes les matières qu'on a coutume de considérer
comme des affaires intérieures des Etats, par exemple : des
questions constitutionnelles, telles que la forme de l'Etat,
l'acquisition et la perte de la nationalité, de la réglementa-
tion de la durée du travail, et en général de tout le domaine
de la politique sociale; des problèmes du droit pénal et de
(6i) DOMAINE DE VALIDITÉ 179

ceux de la procédure pénale; des rapports de droit civil, etc.


Tous ces rapports peuvent devenir le contenu d'une norme
de droit international lorsqu'ils sont, par exemple, l'objet
d'un traité; lorsqu'un Etat s'oblige dans un traité envers un
autre à adopter la forme républicaine ou monarchique; ou -à
établir la journée de huit heures ou à reconnaître la liberté
de religion pour ses ressortissants.
Ceci ne veut pas dire seulement que des Etats peuvent s'en-
gager réciproquement, dans un traité, à édicter pour leurs
sujets des normes juridiques d'un contenu déterminé, ce qui
n'est qu'un cas de validité médiate ou indirecte de la norme
de droit international; cela peut aussi signifier que les nor-
mes juridiques créées par un traité peuvent s'appliquer immé-
diatement aux sujets des parties contractantes, ce qui est
un cas de validité immédiate de la norme de droit interna-
tional. Celle-ci, en tant que telle, n'est pas caractérisée ou
distinguée des normes de droit étatique par l'objet qu'elle
réglemente, mais par d'autres éléments, tels par exemple
que la procédure de sa création. Nous reviendrons par la suite
sur ce point.
Il n'est donc pas possible de définir la notion de droit inter-
national par l'objet auquel se rapportent, que règlent, ces
normes : il est impossible de le définir (ainsi qu'on l'essaie
parfois) comme l'ensemble des normes réglant « la conduite
réciproque des Etats », « les relations entre Etats », en le
distinguant ainsi par son contenu du droit étatique qui régle-
rait les affaires intérieures des Etats.
<( La conduite réciproque des Etats » peut, en tant qu'acte
de législation ou d'exécution, comprendre tout ce qui est
affaire de réglementation intérieure. « La conduite réciproque
des Etats » n'est pas limitée aux actes d'un certain contenu,
ressortissant à un certain domaine d'activité. Tout acte de
l'Etat relatif à une affaire « intérieure » devient un acte
accompli vis-à-vis d'un autre Etat et par conséquent une
affaire extérieure lorsqu'il est prévu par une norme de droit
international qui l'érigé en obligation d'un Etat vis-à-vis d'un
autre, c'est-à-dire qui confère à ce dernier un droit à l'ac-
complissement de cet acte. En sorte que, quand l'Etat obligé
i8o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (64)
ne se conduit pas conformément à son obligation, n'accom-
plit pas l'acte obligatoire, une sanction spécifique intervient :
représailles ou, 1« cas échéant, guerre d'un Etat contre l'autre.
Si la norme de droit international oblige non pas les Etats,
mais immédiatement les individus, on ne peut même plus
envisager de dire que la conduite des Etats les uns vis-à-vis
des autres (ou d'autres communautés juridiques) constitue
l'objet spécifique de la réglementation du droit international.
On ne peut donc pas parler d'un domaine de validité maté-
riel spécifique du droit international, en ce sens que le droit
international serait limité à ce domaine de la manière dont
l'Etat fédéral ou les Etats-Membres voient l'application de
leurs normes limitée à un certain domaine bien déterminé.
Mais il y a des matières qui ne peuvent être réglées que par le
droit international et non par 1© droit d'un Etat particulier
(alors qu'il n'y a pas d'objet d'une réglementation juridique
par un Etat particulier qui ne pourrait tomber sous l'empire
du droit international). Il y a, en particulier, des matières
auxquelles les normes du droit international, par l'origine
de ce droit, se rapportent dès le début. La tendance originaire
du droit international, sa fonction primaire pour ainsi dire,
est de délimiter les domaines de validité territorial, person-
nel, temporel et matériel des ordres juridiques des Etats les
uns d'avec les autres, et ainsi de les coordonner. C'est là, en
effet, une fonction que peut seul remplir le droit international
dans la mesure où il est un ordre juridique supérieur aux
Etats. Le droit étatique ne peut remplir cette fonction, tout
au moins au point de vue où peut la remplir un droit inter-
national supérieur à tous les Etats. Seul ce droit internatio-
nal, par la délimitation du domaine de validité des ordres
étatiques, peut les constituer en une pluralité d'ordres juri-
diques partiels, égaux, unis dans l'ordre juridique interna-
tional supérieur, en un système juridique universel. Grâce
à cette délimitation par le droit international du domaine de
validité des droits nationaux, on doit empêcher les actes de
législation ou d'exécution d'un Etat qui constitueraient une
intrusion dans la sphère d'un autre Etat, ou qui seraient
propres à conduire à une semblable intrusion. Les assises des
(6s) DOMAINE DE VALIDITE 181

plus anciennes normes du droit international général, d'ori-


gine coutumière, sont constituées par des normes interdisant
les actes par lesquels un Etat viole le territoire ou les inté-
rêts du sujet d'un autre Etat. C'est là l'objet originaire de
la réglementation internationale. Et à côté de la délimita-
tion du domaine de validité territorial et personnel des or-
dres étatiques', s'effectue la délimitation du domaine de vali-
dité matériel ou temporel (nous verrons ensuite par quel
procédé).
Et également le perfectionnement de la technique du droit
international lui-même : conduite de la guerre, juridiction
internationale, etc. Mais cet objet n'est réglé qu'en partie par
l'ancien droit international coutumier : la juridiction inter-
nationale, par exemple, n'est réglée que par le droit con-
tractuel particulier.
Mais le droit international manifeste de plus en plus une
tendance à déterminer le droit étatique interne, puisque des
normes relatives à la Constitution, à la nationalité, aux étran-
gers, aux minorités, à la politique sociale, etc., sont édictées
par des traités. Ces normes doivent-elles, pour obliger les
sujets des Etats, être transformées en droit interne P C'est
une question que nous n'examinerons pas ici de plus près.
Mais il faut constater qu'il s'agit là de matières régies par le
droit international, qui sont aussi réglées par les différents
droits nationaux; en sorte qu'on se trouve en présence d'une
compétence simultanée du droit international et des droits
étatiques. Il faut aussi constater la tendance certaine du droit
international à s'annexer de plus en plus des matières qui,
aujourd'hui encore, sont réglementées par les droits natio-
naux, à pénétrer toujours plus avant dans le domaine in-
terne de l'Etat, à internationaliser de plus en plus le droit
national en déterminant, par la voie des traités, son con-
tenu, en tant que contenu de la loi, en limitant la compétence
des autorités juridictionnelles étatiques au profit d'instances
internationales.
CHAPITRE III

LA DÉTERMINATION PAR LE DROIT INTERNATIONAL


DU DOMAINE DE VALIDITÉ
DES DIFFÉRENTS ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES

§ 1. — Généralités.

'ANALYSE que l'on vient de faire du contenu du droit inter-


( national nous a permis de distinguer deux groupes bien
^ différents de normes : il y a tout d'abord celles qui
remplissent une fonction essentielle du droit international,
qui forment son contenu nécessaire, celui sans lequel il n'y
aurait pas de droit international. Ce sont les normes de ce
droit qui rendent seules possibles la coexistence d'une plura-
lité d'ordres juridiques étatiques, la vie en commun des nom-
breux Etats, en tant que des sociétés coordonnées. Ces nor-
mes déterminent les domaines de validité des différents droits
étatiques : elles tracent juridiquement leurs limites respec-
tives.
Mais à côté de ces normes, on en rencontre d'autres qui ne
sont pas indispensables au droit international. Elles lui don-
nent un contenu qu'il peut avoir, mais qu'il n'est pas né-
cessaire qu'il ait pour exister en tant que droit internatio-
nal. Cette seconde catégorie de normes règle des questions
que les droits étatiques pourraient régler eux-mêmes, et qu'ils
règlent effectivement dans la mesure où le droit international
ne s'en saisit pas. Celui-ci, en édictant cette seconde catégo-
rie de normes, intervient dans le domaine de validité maté-
riel du droit étatique. Il le limite soit en lui interdisant la
réglementation d'un certain objet, soit en émettant lui-même
une réglementation concurrente, soit encore en déterminant
le contenu de la réglementation étatique. Les aspects les plus
divers de la vie sociale : les communications, l'économie, la
législation sociale, constituent l'objet de cette réglementa-
(67) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 183

tion par les normes de droit international. Si les règles du


premier groupe sont principalement des règles de droit inter-
national coutumier, celles du second groupe, par contre, sont
surtout des normes contractuelles édictées sur le fondement
de la règle de droit coutumier : Pacta sunt servanda. Ce qui,
dans une théorie du droit international, doit être mis au pre-
mier plan, ce n'est pas le contenu possible de ce droit, mais
son contenu nécessaire, sa fonction essentielle, à savoir la
détermination du domaine de validité de chaque droit étati-
que. Mais pour bien comprendre cette fonction sous le rap-
port du droit en général, et plus particulièrement de la tech-
nique juridique, il faut pénétrer la notion de domaine de
validité plus profondément encore que cela ne nous a été
nécessaire pour l'exposé du domaine de validité des normes
du droit international. Ce domaine était, en principe, illi-
mité, alors que les problèmes que nous abordons à présent
proviennent de la limitation par le droit international du
domaine de validité du droit étatique.
En se plaçant à ce point de vue de la limitation possible
du domaine de validité normatif du droit étatique, il faut
avant tout considérer que la norme juridique parfaite, ce
que l'on appelle la règle de droit, consiste en un jugement
hypothétique, qui attache une certaine conséquence à une
certaine condition. Elle prévoit ainsi deux faits et non un
seul : le fait-condition, que d'habitude on nomme « fait »
tout court, et le fait conditionné, qui est l'action de con-
trainte, la sanction. La détermination dénommée « domaine
de validité » se réfère donc ici à deux faits, dont un seul,
la conséquence, est directement posé comme obligatoire
(gesoll); l'autre ne l'étant qu'indirectement, dans la mesure
où en tant que condition de la conséquence obligatoire,
il constitue avec elle le contenu de la norme. L'ensemble
du fait-condition n'apparaît pas comme directement obli-
gatoire, même lorsque l'on se sert, comme cela arrive si sou-
vent, des normes secondaires (que j'ai déjà définies en un
autre endroit), c'est-à-dire des normes prescrivant l'action
qui évite la contrainte. Voici, par exemple, la règle de
droit primaire : « Si quelqu'un vole, il doit être puni »;
i84 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (68)

la règle de droit secondaire est : « On ne doit pas voler. »


Soit encore la règle : « I o si deux personnes concluent
un contrat de prêt; 2° si le débiteur ne paie pas en temps
voulu, et 3° si le créancier intente une action, l'exécution
forcée doit être prescrite et menée vis-à-vis du débiteur dé-
faillant suivant une certaine procédure ». La norme secon-
daire dérivée de celle-ci ne retient qu'un seul des trois élé-
ments du fait-condition : « Le débiteur doit payer en temps
voulu ». Mais ces faits qui figurent dans la norme non
comme directement obligatoires, mais seulement comme con-
ditions d'un fait directement obligatoire lui-même, doivent,
eux aussi, être déterminés dans l'espace, dans le temps et
quant aux personnes. Les domaines de validité possibles
de la norme concernent aussi bien les faits-conditions que
les faits-conséquences, à tel point qu'ils peuvent être diffé-
rents pour les uns et les autres. On peut le montrer par
l'exemple le plus simple, celui de la règle de droit relative
au vol. L'espace dans lequel doit être réalisée la sanction
(en particulier, la peine) n'est pas nécessairement l'espace
dans lequel le fait illicite — le vol — doit avoir été réalisé
pour être la condition suffisante de la sanction. Le domaine
de validité d'une norme juridique peut être différent, non
seulement pour le fait-condition et le fait conditionné, mais
encore pour les différents éléments du fait-condition. Par
exemple, les normes de droit pénal d'un Etat quelconque
attachent aux faits punissables, définis par elles, à quelque
endroit que ces faits soient commis, et quel que soit leur
auteur, une peine, qui ne peut cependant être appliquée
que dans le territoire de cet Etat, et par certains hommes qua-
lifiés (organes répressifs). Ou bien encore, aux termes des
règles de droit civil, quel que soit l'endroit où un contrat a
été conclu et les parties entre lesquelles il est intervenu : si
l'une d'elles viole ses obligations et si l'autre intente une
action devant un tribunal de l'Etat, l'exécution forcée dans
le territoire de l'Etat devra être ordonnée par le tribunal
contre la partie défaillante. Ces normes ont un domaine de
validité territorial et personnel illimité, en ce qui concerne le
fait^condition; à cet égard, elles valent partout et pour cha-
(69) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 185

cun. Mais leui domaine de validité territorial et personnel


est, au contraire, limité en ce qui concerne le fait-consé-
quence : elles ne valent plus à cet égard que sur le territoire
d'un certain Etat pour certains individus seulement. La
situation serait différente si les normes de droit pénal ne
réprimaient que les faits accomplis à l'intérieur de l'Etat
lui-même, laissant tous les autres impunis; si les normes de
droit civil décidaient que seuls les contrats conclus sur le
territoire de l'Etat donnent droit à une action en justice
et sont susceptibles d'exécution forcée. Le domaine de vali-
dité territorial de ces normes serait alors également limité
quant au fait-condition. Ceci est particulièrement digne d'at-
tention.
Il faut encore considérer ce qui suit : le droit règle lui-
même sa création. La construction hiérarchique de l'ordre
juridique qui s'impose dans une étude dynamique, portant
sur le processus créateur du droit, se simplifie considérable-
ment dans une étude statique de la règle de droit achevée.
Dans la règle parfaite, les dispositions de la Constitution, de
la loi, etc., bref des degrés supérieurs qui règlent les faits
créateurs de droit apparaissent comme des éléments du fait-
condition : un exemple très simple suffit à le prouver. La
règle de droit pénal dans une monarchie constitutionnelle
présente à peu près la forme suivante (encore très simpli-
fiée) : « Si le Parlement, élu constitutionnellement, vote, si le
monarque sanctionne et s'il est publié au Bulletin des lois :
que celui qui vole doit, être puni, et si quelqu'un vole, il de-
vra être puni. »
Les faits qui créent et exécutent le droit doivent être, eux
aussi, déterminés dans le temps, dans l'espace et quant aux
personnes. Il existe pour eux aussi des domaines de vali-
dité différents, territoriaux, temporels et personnels de l'or-
dre juridique. La notion de validité d'une norme (dans un
sens étroit du mot) ne concerne que son exécution et non sa
création. Mais si l'on oppose la création du droit et son exé-
cution, on doit distinguer le lieu, le temps, les personnes
pour lesquels une norme doit valoir (c'est-à-dire les cir-
constances de son exécution), et le lieu, le temps, dans les-
i86 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC. (70)
quels une norme doit être créée, les personnes par lesquel-
les elle doit l'être.
Ce que nous appelons le domaine de validité matériel ne
se détermine pas par le fait conditionné, par la sanction,
mais seulement par le fait-condition, et plus précisément par
celui de ses éléments qui, avec un signe différent (négatif),
apparaît dans la norme secondaire. Exemple : La norme pri-
maire : » Si quelqu'un vole, il doit être puni. »; la norme
secondaire : « On ne doit pas voler. »; le domaine de validité
matériel de cette norme, c'est-à-dire l'objet auquel cette
norme se rapporte, le vol ou, plus généralement, la violation
de la protection des intérêts économiques des individus, qui
s'expriment dans la norme secondaire.
Dans la théorie traditionnelle du droit, on ne se sert pas
tant de la notion de « domaine de validité » que j'ai déve-
loppée ici (et auparavant déjà dans ma « Allgemeine Staats-
lehre); on se sert plutôt de la notion de compétence en dis-
tinguant diverses compétences : spatiale, temporelle, maté-
rielle. Cette notion n'est pas, comme celle de domaine de
validité, relative à la norme elle-même, mais à l'organe qui
l'édicté ou l'exécute. La norme a un domaine de validité,
l'organe a une compétence. Cette compétence d'un organe
est le domaine de validité des normes qu'il édicté ou exécute.
Dire qu'un organe, le Landtag prussien par exemple, a une
compétence déterminée dans l'espace, signifie que cet organe
créera des normes possédant un domaine de validité territo-
rial déterminé, par exemple des lois valables pour la Prusse
seulement; et cela parce que sa compétence pour la création
de normes est fixée par une norme plus haute — la Consti-
tution d'Empire — de telle sorte que le Landtag n'est habi-
lité et institué qu'en vue de la création de normes possédant
ce domaine de validité territorial déterminé.
Prenons un autre exemple : les tribunaux répressifs fran-
çais ont une compétence territoriale limitée à la France.
Ceci veut dire qu'ils ne peuvent accomplir d'actes de répres-
sion qu'en France, puisque les règles de droit pénal, que les
tribunaux français ont à exécuter, disposent qu'ils ne peu-
vent accomplir ces actes de répression qu'en France : le
(7i) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 187
domaine de validité des normes à exécuter est limité à la
France, quant aux actes de contrainte dont elles prescri-
vent l'accomplissement.
En déterminant le domaine de validité de l'ordre juridique
étatique, et en le délimitant ainsi vis-à-vis de celui des au-
tres ordres étatiques, le droit international n'autorise, en
principe, que les organes de cet ordre à en créer et à en exé-
cuter les normes; et il détermine par là même la compétence
de ces organes. La notion de compétence de l'organe n'est
donc, dans l'ensemble, qu'une notion dérivée, en tant que la
compétence d'un organe se rapporte au domaine de vaJidité
de la norme que cet organe doit édicter ou exécuter. En par-
ticulier, si l'on pose la question de savoir quel organe est
compétent pour accomplir un acte déterminé, sans songer en
même temps à une compétence spéciale de lieu, de temps ou
d'objet : on ne fait que demander quel est l'individu, ou quels
sont les individus que cette norme appelle à accomplir de tels
actes. On demande donc : quel est le domaine de validité per-
sonnel de la norme réglant le fait créateur de normes ou
d'exécution d'une norme ? La compétence de l'organe est le
domaine de validité d'une norme, le domaine de validité per-
sonnel de la norme qui règle l'action de l'organe. On pour-
rait parler ici d'une compétence personnelle, pour la distin-
guer de la compétence spatiale, temporelle ou matérielle.
Une question particulièrement importante pour la théorie
du droit international est celle de savoir si et comment le
domaine de validité d'une norme ou de tout un système de
normes, c'est-à-dire d'un ordre juridique, peut être limité par
une norme d'un autre ordre juridique. La possibilité d'une
semblable limitation résulte de ce qu'une norme supérieure
peut, tout comme elle détermine la création des normes infé-
rieures, déterminer aussi leur contenu, et par là même, leur
domaine de validité : la Constitution d'un Etat fédéral déter-
mine, par exemple, le domaine de validité spatial et matériel
des normes générales, édictées par les organes des Etats
Membres, des lois provinciales. Elle parvient à ce résultat en
limitant la validité de ces normes à une certaine partie du
territoire fédéral, à savoir celle qui constitue le territoire
i88 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC {72]
de l'Etat-Membre, et à certains objets, par exemple à l'agri-
culture, à la législation professionnelle, etc.
Cette limitation du domaine de validité des normes d'un
degré inférieur par les normes d'un degré supérieur peut se
faire de telle sorte que le dépassement des limites ainsi tra-
cées ait l'une des deux conséquences suivantes : la nullité
absolue ou relative de la norme qui excède le domaine de
validité qui lui a été assigné) ou bien une sanction contre
l'organe qui a émis la norme dépassant ce domaine de vali-
dité. Dans ce dernier cas, l'organe n'est pas seulement incom-
pétent pour édicter certaines normes, mais encore obligé de
s'abstenir de les édicter. Et la norme qui contient cette obli-
gation doit être distinguée de celle qui détermine la compé-
tence de l'organe, c'est-à-dire le domaine de validité de la
norme créée ou exécutée par lui.
Si, pensant à l'organe qui crée ou exécute les normes de
l'ordre inférieur, on appelle « répartition de compétences »
ou « règlement de compétences » les dispositions d'un ordre
supérieur déterminant ou limitant le domaine de validité de
l'ordre inférieur, on peut envisager sous l'aspect d'un « rè-
glement international des compétences » le problème étudié :
celui de la détermination et de la limitation du domaine de
validité du droit interne par le droit international.
Mais étant donné le caractère essentiellement dérivé de la
notion de compétence de l'organe, on doit toujours revenir à
la notion de domaine de validité des normes, si l'on ne veut
pas voir s'obscurcir la vision des données essentielles.
La coordination des différents droits étatiques provient de
ce qu'ils apparaissent, quant au fondement de leur validité,
comme délégués par le droit international; quant à leur do-
maine de validité, comme délimités par lui. Et la coordina-
tion ne résulte que de cela. Les droits étatiques, ou les
collectivités juridiques constituées par eux — les Etats —,
sont des entités juridiques, ordonnées sur un même plan,
parce que et en tant que par rapport au droit international,
ils sont juxtaposés et non superposés. Ils sont juxtaposés
parce que et en tant qu'ils sont tous situés au-dessous du
droit international et au-dessous de lui seul; parce qu'ils ne
(73) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 189
sont situés au-dessous d'aucun autre ordre juridique, et en
particulier au-dessous d'aucun ordre étatique; parce qu'ils
sont, en ce sens, immédiatement soumis au droit interna-
tional. On exprime ce fait que les ordres juridiques étatiques
coordonnés entre eux sont subordonnés immédiatement au
droit international, par la notion de « souveraineté » d'Etat.
C'est le sens seul admissible de cette notion aux multiples
sens.
Les relations juridiques exprimées par les images spatiales
de « juxtaposition » et de « superposition » (et l'on ne doit
jamais oublier qu'il s'agit là seulement d'images, en sorte
qu'il convient toujours de rechercher les rapports réels qu'el-
les désignent) ne sont jamais que celles rappelées ci-dessus :
relations de délégation ou de limitation du domaine de vali-
dité. Dire qu'un ordre (ou la communauté constituée par lui)
est situé au-dessus d'un autre, ne peut avoir qu'un sens juri-
dique (normatif), à savoir que le principe de validité de
l'un de ces ordres (sa norme fondamentale) se trouve dans
l'autre ordre, qualifié pour cette raison de « supérieur »; que
le premier est donc délégué par le second, ce qui équivaut
encore à dire que l'ordre délégué et le déléguant constituent
un ordre global, unique, à l'intérieur duquel l'un et l'autre
ne représentent que des ordres partiels. Et un Etat n'est pas
au-dessous d'un autre, ou, plus exactement, un ordre juri-
dique n'est pas subordonné à un autre uniquement parce que
et dans la mesure où le domaine de validité de l'un ne s'étend
pas sur celui de l'autre; parce que et dans la mesure où leur
domaine de validité respectif est réciproquement délimité.
Et il n'est réciproquement délimité qu'autant qu'ils le sont
tous deux par un ordre supérieur. Si un tel ordre supérieur
n'existait pas, rien ne s'opposerait à ce que l'un des ordres
inférieurs étendît son domaine de validité sur celui de l'autre,
c'est-à-dire se le subordonnât et ne lui laissât plus qu'une
validité d'ordre délégué par lui.
Lorsqu'on parle, comme on le fait le plus souvent, de puis-
sance et de force, de domaine de puissance ou de force des
Etats; au lieu de parler de validité et de domaine de validité
du droit étatique, on convertit le nominatif en effectif d'une
190 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (74)

manière peu conforme à la théorie juridique. On obscurcit,


en effet, ainsi les rapports juridiques essentiels. Dans une
théorie juridique, on ne doit parler que des normes juridi-
ques, de leur système, des ordres juridiques. Il ne doit être
question ni des personnifications de ces ordres juridiques
(personnifications qui ont si souvent induit en erreur les
théoriciens du droit, personnifications dont l'exemple le plus
important est l'Etat), ni de leurs conditions ou effets socio-
logiques. Car une théorie du droit, en tant que théorie juri-
dique, ne veut pas et ne pourrait pas épuiser la totalité des
problèmes de la science sociale.
La coordination des droits étatiques, qui n'est rendue pos-
sible que par leur subordination à l'ordre juridique interna-
tional, est la fonction spécifique de celui-ci. Elle constitue
son contenu véritable, ce que l'on appelle généralement le
principe de l'égalité des Etats inhérent au droit international.
Cette égalité n'existe que comme une égalité théorique. Elle
constitue l'expression d'un principe de théorie juridique et
non de fond du droit. C'est pourtant dans ce dernier sens
que l'on interprète généralement le principe de l'égalité des
Etats : on obéit, le plus souvent inconsciemment, à une pré-
occupation de politique juridique. On interprète l'égalité des
Etats comme impliquant l'égalité de leurs droits. Mais on ne
peut entendre par là que tous les Etats ont les mêmes droits
et les mêmes obligations. Ceci serait manifestement contraire
à la réalité juridique. Le droit international particulier, qu'il
soit coutumier ou contractuel, crée une extraordinaire diver-
sité dans les droits et les obligations des différents Etats.
Aux termes du droit international général lui-même, tous les
Etats n'ont pas les mêmes devoirs et droits. Par exemple,
les Etats qui ont un littoral n'ont pas les mêmes droits que
les Etats dépourvus d'accès à la mer (Binnenstaaten). On ne
peut même pas soutenir qu'aux termes du droit internatio-
nal, tous les Etats doivent, dans les mêmes conditions, avoir
les mêmes droits et les mêmes obligations. En droit inter-
national, comme en droit interne, la création du droit peut
justement établir des inégalités juridiques considérables :
Un Etat déterminé peut acquérir des privilèges; qu'il me suf-
(75) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 191
fise de citer le système de normes juridiques internationa-
les constitué par le Traité de Versailles, normes juridiques
internationales qui ont établi une inégalité remarquable de
la communauté juridique constituée par le Traité de Ver-
sailles.
Aussi envisage-t-on l'égalité de droits des Etats comme se
rapportant non pas au contenu des normes de droit interna-
tional (aux droits et aux obligations qu'elles prévoient), mais
à leur création. On croit pouvoir affirmer qu'aucun Etat ne
peut être lié en droit international ni contre sa volonté, ni
même sans sa volonté et que le principe de l'égalité des droits
de tous les Membres de la société internationale se mani-
feste dans les Congrès d'Etats par le droit de vote égal de
tous les participants, et par l'exigence de l'unanimité pour
toutes les décisions. Exprimé dans un langage juridiquement
correct, ceci veut dire que, suivant le droit international,
aucun Etat ne peut être juridiquement obligé sans son con-
sentement, qu'il doit participer à la création de la norme
qui l'oblige. Il est déjà inexact de prétendre qu'un Etat n'est
lié qu'aussi longtemps qu'il le veut; il ne peut, en effet, pas
se libérer unilatéralement d'un lien contractuel, et il reste
ainsi juridiquement lié contre sa volonté réelle. Mais fai-
sons abstraction de cette inexactitude. La thèse de la soi-
disant « égalité des droits des Etats » repose sur la théorie
qui ramène tout le droit international à n'être qu'un droit
contractuel, et cette thèse est inexacte. Dans la création cou-
tumière du droit en particulier, l'obligation de l'Etat peut
naître sans son consentement; notamment un organe législa-
tif de la Société des Etats pourrait très bien naître de la
coutume et, une fois constitué, obliger les Etats, même contre
leur volonté. Mais faisons encore abstraction de cela. Même
si le principe de la création contractuelle du droit, le prin-
cipe de l'autonomie, était le seul principe possible de la
création des normes de droit international (ce qui n'est pas
le cas), on ne pourrait cependant pas le déduire du principe
de la coordination des Etats qui, lui, consiste uniquement
en ceci que les domaines de validité des droits étatiques,
les domaines de puissance des Etats, sont réciproquement
i92 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (76).
délimités par le droit international. Cette coordination d'une
part, et cette égalité des droits (qui n'est en réalité que
l'autonomie) d'autre part, constituent deux principes com-
plètement différents et indépendants l'un de l'autre. L'un
de ces principes est relatif à la validité des normes, l'autre
à leur création. La tentative faite pour déduire l'autonomie,
en tant que seul principe possible de création du droit, de la
notion ou de l'essence même du droit international, est le
type de la tentative faite pour donner à une tendance de poli-
tique juridique l'aspect d'une vérité inhérente à l'essence du
droit.
La limitation du domaine de validité du droit étatique,
délégué par le droit international, est, nous l'avons déjà fait
remarquer, garantie par le fait que les Etats sont obligés
par les normes du droit international général à s'abstenir
d'actes par lesquels ils interviendraient ou tenteraient d'in-
tervenir dans le domaine de validité d'un autre ordre juridi-
que, sans y être autorisés par un titre spécial de droit inter-
national, par exemple par un traité conclu avec l'autre Etat.
Cette obligation juridique de l'un fonde pour l'autre un droit
subjectif à l'abstention de semblables interventions. On peut
appeler ce droit « droit à l'indépendance », mais il ne doit pas
être déduit de la notion même de droit international. Il n'est
que le réflexe subjectif d'une norme positive du droit inter-
national général créée par la coutume. Suivant que c'est le
domaine de validité territorial, personnel ou matériel d'un
ordre étatique particulier, qui a été violé par l'intrusion d'un
autre Etat, on peut distinguer différents actes illicites en
droit international : violation de la souveraineté territoriale
de l'Etat, intervention, etc.

§ 2. — La détermination du domaine de validité territorial


de l'ordre juridique étatique.

A. — LE PRINCIPE GÉNÉRAL.

Limiter juridiquement, en principe, chaque Etat (suivant


l'expression personnificatrice courante) et sa puissance à un
(77) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 193
territoire déterminé, à savoir son territoire étatique, rendre
ainsi juridiquement possible la coexistence pacifique des
différents ordres étatiques, c'est là l'œuvre propre et carac-
téristique du droit international. Celui-ci, tout devmôme qu'il
délègue seul les ordres juridiques étatiques comme tels,
limite leur domaine de validité territorial, de manière qu'ils
puissent valoir comme ordres partiels dans l'ordre juridique
universel fondé par le droit international sans aboutir à des
conflits insolubles; >en sorte que l'unité de l'ordre total puisse
être sauvegardée. Ce que l'on appelle, en le présentant comme
« élément de l'Etat », le « territoire de l'État », n'est juridi-
quement que la limitation du domaine de validité territorial
de l'ordre étatique, qui découle du droit international. Le
principe général suivant lequel s'opère la limitation de la
validité territoriale de l'ordre juridique étatique est d'habi-
tude formulé comme suit, à l'aide de la notion de compé-
tence : I o Chaque Etat, ou plus exactement les organes de
chaqu« Etat ne sont compétents pour accomplir des actes ju-
ridiques, ou plutôt certains actes juridiques, que sur le ter-
ritoire propre à cet Etat, c'est-à-dire dans l'espace qui lui
est assigné par le droit international et qui forme le territoir«
de l'Etat au sens étroit et véritable de ce mot. Tout autre
espace, 'et en particulier le territoire des autres Etats, est
soustrait à la compétence de cet Etat pour l'accomplissement
des actes juridiques ou du moins de certains actes juridiques;
2° Dans le territoire qui lui est propre, dans son territoire
étatique, seul l'Etat, ou plutôt ses organes, sont compétents
pour accomplir des actes juridiques — ou certains actes
juridiques. Toute autre personne (et en particulier tout autre
Etat) est incompétente, c'est-à-dire exclue.
On exprime par là, raisonnant sur les actes de l'Etat, c'est-
à-dire sur la fonction de ses organes, qui est de créer et
d'exécuter les normes en vertu du droit international, cette
proposition que les normes du droit étatique voient, en
principe, leur domaine de validité territorial limité — abs-
traction faite de certaines exceptions — à un espace déter-
miné, celui que l'on appelle le territoire étatique. Mais en for-
mulant ainsi les choses, on ne comprend pas suffisamment la
IV. ._ 1932. 13
194 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (78)

réalité juridique : on n'exprime pas ce qui importe avant tout,


à savoir la manière dont l'Etat est ainsi limité à son terri-
toire. On ne peut saisir la façon dont s'opère cette limitation
que si on cherche à la comprendre comme une limitation du
domaine de validité territorial des normes juridiques, consti-
tuant l'ordre étatique. Il n'est guère facile de retrouver
les limites cherchées quand on part de la compétence des or-
ganes, surtout quand on rapporte — comme le fait la termino-
logie courante — la limitation de l'Etat par le droit interna-
tional à l'accomplissement des actes étatiques (et non à la
validité de la norme à créer ou à exécuter) et quand on définit
par conséquent le territoire de l'Etat comme l'espace dans
lequel seul peuvent être accomplis les actes étatiques (et non
comme l'espace pour lequel seul vaudront les normes édic-
tées par des actes étatiques). Un examen plus attentif montre,
en effet, que pour beaucoup d'actes de l'Etat, et notamment
pour Les actes de création du droit, il importe très peu, au
point de vue du droit international, de savoir où ils sont ac-
complis, mais qu'il s'agit uniquement de savoir pour quel
espace valent les normes qu'ils édictent. Il faut du reste pré-
ciser que la limitation de la validité ne se rapporte pas tant
aux faits-conditions (et aux actes de la création des normes,
qui sont un élément de ces faits-conditions) qu'aux faits con-
ditionnés, à l'acte de contrainte, dont l'accomplissement est
un pur acte d'exécution. Quelques exemples suffiront à éclai-
rer le problème qui se pose ici. Il est d'une importance capi-
tale pour le droit international que les lois d'un Etat ne
vaillent que dans le domaine de cet Etat (nous aurons encore à
examiner le sens dans lequel doit être comprise cette limita-
tion). Mais, dès maintenant, il est clair qu'il importe peu de
savoir où s'accomplit l'acte de législation. Quand un monar-
que absolu séjourne à l'étranger — même en tant que parti-
culier, incognito — il peut ici, sans aucunement violer le
droit international, faire un acte de législation, par exemple
signer le document qui contient le texte de la loi : il suffit
que l'effet de cette loi soit limité à son Etat. L'empereur
d'Autriche, qui était en même temps roi de Hongrie et en tant
que tel associé aussi bien à la procédure législative hongroise
(79) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 19S
qu'à l'autrichienne, pouvait sanctionner des lois autrichien-
nes en Hongrie et des lois hongroises en Autriche, mais aucune
loi autrichienne ne pouvait valoir pour la Hongrie, aucune
loi hongroise pour l'Autriche. Le ministre d'une républi-
que démocratique, qui est compétent pour contresigner
l'acte par lequel le chef de l'Etat promulgue un projet de loi
voté par le Parlement, peut, sans violer le droit international,
accomplir cet acte étatique dans le lieu où il se trouve, à
Genève par exemple en tant que délégué de son pays à la
Société des Nations. Un acte de législation est, dans ce cas,
accompli en dehors du territoire de l'Etat, sans que sa consti-
tutionnalité soit atteinte, et sans que le droit international soit
violé. D'après les constitutions modernes, la publication joue
un rôle essentiel dans le processus législatif. La reproduc-
tion en de nombreux exemplaires, par l'imprimerie, du
violé. D'après les Constitutions modernes, la publication joue
partie de la publication, généralement prescrite par la Cons-
titution, et la publication forme une partie intégrante de
l'acte de législation. Or, un Etat peut fort bien faire imprimer
son Bulletin des lois à l'étranger, sans que le droit interna-
tional s'y oppose, tout de même qu'il peut faire fabriquer
ses billets de banque ou frapper ses pièces à l'étranger. Le
ministre qui séjourne à Genève pour la Société des Nations
peut y émettre des décrets, c'est-à-dire apposer sa signature
au bas du document contenant le texte du décret qui lui est
apporté par la poste ou par un courrier à son hôtel de Genève
et qu'il renverra de la même manière à son ministère. Pour
accomplir, à l'étranger, ces actes étatiques d'une manière con-
forme au droit international, il n'est point besoin d'une per-
mission spéciale de l'Etat dans lequel on séjourne; l'organe de
l'autre Etat peut séjourner ici à titre privé; ses actes n'ont pas
pour l'Etat dans lequel il réside le caractère d'actes étatiques.
Ils ne sont tels que pour l'Etat par l'organe duquel ils sont ac-
complis. Mais ce caractère ne s'oppose pas à ce qu'ils puis-
sent être accomplis à l'étranger sans être contraires au
droit international.
La Constitution d'un Etat peut décider que les actes de créa-
tion générale ou individuelle de droit doivent être, à, peine de
T96 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (80)

nullité relative ou absolue, accomplis à l'intérieur du terri-


toire de l'Etat. Mais elle n'est pas obligée de le faire. Le plus
souvent, elle ne le fait pas — du moins expressément —pour
les actes créateurs de droit, émanés des autorités publiques
elles-mêmes. Quant aux actes juridiques de personnes pri-
vées, la possibilité de les accomplir à l'étranger va de soi le
plus souvent. Eux aussi pourtant sont au même titre des
actes créateurs de droit, des actes juridiques de cette même
communauté juridique, dont la promulgation du Code civil a
été un acte, de ce Code civil sur le fondement duquel inter-
viennent des actes juridiques privés. Ces derniers sont seule-
ment des actes juridiques (et par là même des actes étatiques)
d'un degré inférieur à celui des actes législatifs, et ce sont
aussi des actes n'émanant pas d'une autorité publique. Du
reste, il arrive que même l'organe législatif d'un Etat fonc-
tionne, aux termes mêmes de la Constitution, en dehors de
son territoire. C'est ainsi que le siège du Landtag de Basse-
Autriche se trouve à Vienne, qui ne fait pas partie de la
Basse-Autriche. Et même quand la Constitution détermine
expressément le siège du Parlement, en lui assignant par
exemple la capitale pour siège, ceci ne suffit certes pas pour
entraîner la nullité absolue ou même relative des lois que le
Parlement voterait (au cours d'une révolution par exemple)
en dehors du pays, pourvu que celles-ci soient publiées.
Mais ce n'est pas l'aspect de droit constitutionnel de la
question qui nous intéresse. On présume, bien entendu, en
général, que les règles du droit étatique sont normalement
édictées à l'intérieur des frontières de cet Etat, mais l'ac-
complissement des actes étatiques créateurs de normes est
également possible à l'étranger. Ce qui est décisif, c'est le fait
que l'accomplissement à l'étranger des actes de création juri-
dique ne constitue pas en lui-même et nécessairement une
violation des limites que le droit international trace à la puis-
sance étatique, ou plus exactement à la validité des normes
étatiques. Mais il faut que toutes ces normes, qui peuvent être
créées à l'étranger sans violation du droit international,
soient, quant à leur validité dans l'espace, limitées au ter-
ritoire de leur Etat, pour lequel les personnes qui les ont édic-
(8i) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 197
tées faisaient fonction d'organe. S'il en était autrement, ces
normes iraient contre le droit international.
Dans la règle de droit complète, l'acte de création de la
norme individuelle ou générale constitue, ainsi que nous
l'avons déjà exposé, une partie du fait-condition. Ceci est
particulièrement net dans la création de normes par des actes
juridiques privés : c'est là que oe fait est le plus facile à
saisir. Exemple : si deux individus concluent un traité (fait
créateur de droit) et si l'un d'eux se comporte contrairement
à la norme posée par le traité (fait illicite) et que l'autre
intente une action, une exécution forcée doit être poursuivie
contre le premier.
Mais il n'en va pas autrement pour les autres faits créateurs
de normes, générales ou individuelles. Je rappellerai un
exemple déjà donné : La règle de droit pénal concernant le
vol dans une monarchie constitutionnelle a la forme sui-
vante : « si le Parlement, constitutionnellement élu, vote, si
le monarque sanctionne et s'il est publié au Bulletin des lois :
que celui qui vole doit être puni, et si quelqu'un vole, il
devra être puni. » Les actes créateurs de droit : l'élection du
Parlement, le vote du Parlement, la sanction du monarque, la
publication, figurent comme une partie du fait-condition dans
cette règle de droit.
Prenons un autre exemple : l'injonction administrative.
Voici la forme qu'elle revêt dans la règle de droit complète :
« I o Quand une autorité administrative promulgue un règle-
ment; 2° quand un autre organe adresse un ordre à un
Citoyen, en se fondant sur ce règlement; 3° quand le citoyen
agit d'une manière contraire à cet ordre, une pénalité admi-
nistrative devra lui être infligée. » Quand le droit interna-
tional limite le domaine de validité territorial de l'ordre
étatique, il ne le fait pas, en général, en prescrivant que les
actes créateurs de normes : l'édiction de la loi, du règlement
ou de l'ordre, le contrat, doivent être accomplis à l'intérieur
même du territoire de l'Etat. En d'autres termes, ce qui cons-
titue la limitation par le droit international de la validité
des règles de droit étatique, ce n'est pas la nécessité que
la partie du fait-condition qui constitue le fait créateur de
IQ8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (82J

normes soit accomplie dans le territoire auquel le droit inter-


national limite la validité du droit étatique. Cela est particu-
lièrement vrai pour les faits de création du droit par actes
juridiques privés. Le Code civil d'un Etat ne viole en aucune
manière le droit international en décidant qu'on pourra invo-
quer devant ses tribunaux les droits et les obligations nés
d'actes juridiques privés, quel que soit le lieu où ceux-ci ont
pu intervenir. Pour que les règles du Code civil d'un certain
Etat soient applicables à un contrat, il est — du point de vue
du droit international — indifférent de savoir si le contrat
a été conclu sur le territoire de cet Etat ou non. La conclu-
sion d'un contrat est un acte créateur de droit, un acte qui
crée la norme individuelle et qui oblige et habilite les par-
ties contractantes.
Le domaine de validité territorial du droit étatique reste
illimité aussi pour les autres faits de la création juridique (qui
sont pourtant, eux aussi, des faits-conditions), c'est-à-dire
pour la création du droit, non par les particuliers, mais par
l'autorité publique (législation, émission des règlements, etc.);
du moins jusqu'à un certain point que nous aurons à préci-
ser ultérieurement.
Mais il en va de même pour cet autre élément du fait-con-
dition que l'on appelle : fait illicite, infraction au droit, délit.
Il n'y a rien de contraire au droit international dans le fait
pour un droit étatique d'attacher une sanction pénale, que
oelle-ci soit prononcée par l'administration ou par un tri-
bunal, non seulement à des actes qui ont été accomplis dans
le territoire auquel le droit international limite la validité
de ce droit étatique, mais encore à des actes accomplis en
dehors de cet espace, quelque part dans le monde. En d'autres
termes, l'absence pure et simple de limites au domaine de
validité territorial du droit étatique quant aux faits punissa-
bles n'a rien de contraire au droit international. La limite
tracée par ce droit au domaine de validité territorial du droit
étatique ne concerne pas cette partie du fait-condition de la
règle de droit complète. Elle ne concerne que le fait condi-
tionné, la sanction, l'acte de contrainte. Nous n'avons jus-
qu'ici considéré que la règle de droit primaire. Comment les
(83) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 199
choses se présenteraient-elles si l'on essayait d'exprimer tout
le droit exclusivement par des normes juridiques secondai-
res, par des normes rendant obligatoire la conduite qui évite
la contrainte, c'est-à-dire l'acte qui est le contraire de l'acte
illicite menacé d'une peine ou d'une exécution forcée, le con-
traire du délit civil et pénal ? Si l'on se servait, au lieu de la
règle : si quelqu'un vole, il doit être puni par les autorités
étatiques, de la règle : on ne doit pas voler. Le domaine de
validité territorial d'un semblable droit ne trouverait plus
aucune limitation dans le droit international, parce que les
normes secondaires, qui sont des normes sans sanction, n'or-
donnent pas la contrainte.
Ceci suffit à nous montrer que le droit ne prend pas en
considération les normes secondaires, qu'elles n'en expri-
ment nullement l'essence. L'examen de la question des rap-
ports du droit interne et du droit international confirme que
l'essence du droit est bien d'être une norme ordonnant la con-
trainte, rendant obligatoire, non pas directement, la conduite
qui évite la contrainte, mais, sous certaines conditions, l'acte
de contrainte lui-même. Mais c'est à ce dernier et non au fait
qui constitue la condition que se réfère la limitation appor-
tée par le droit international au domaine de validité terri-
torial du droit étatique. Tous les faits que celui-ci ne régle-
mente qu'en tant que conditions de l'acte de contrainte, tels
que l'acte de création juridique, le délit civil et le délit pénal,
échappent à ces limitations, qui ne concernent que le fait qua-
lifié de sanction, l'acte de contrainte.
Comment peut-on dire, cependant, que le droit étatique tout
entier, en tant que tel, est limité dans son domaine de vali-
dité territorial par le droit international ? Uniquement parce
que l'acte de contrainte seul est directement rendu obliga-
toire, parce que l'essence des normes qui forment le droit éta-
tique consiste précisément dans le fait qu'elles prescrivent
cet acte de contrainte, tous les autres faits n'entrant pour elle
en ligne de compte que comme conditions de cet acte de con-
trainte; parce que ces normes sont essentiellement des normes
de contrainte (Zwangsnormen), des normes ordonnant la con-
trainte.
2O0 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (84)

Du point de vue du droit international, qui est un ordre ren-


dant juridiquement possible la coexistence pacifique d'une
pluralité d'Etats, qui constituent ainsi une communauté
d'Etats, la question n'est pas de savoir où s'accomplissent
les actes de l'Etat par lesquels sont édictées les normes du
droit étatique, où s'accomplissent les actes de création juridi-
que qui n'émanent pas des autorités publiques, ni à quel en-
droit est commis le délit civil ou pénal. Il s'agit seulement de
savoir où est accompli l'acte de contrainte étatique. Si le
droit international restreint le domaine de validité territorial
des différents droits étatiques et les délimite ainsi réciproque-
ment, c'est parce qu'il exige que les normes d'un droit éta-
tique n'ordonnent l'acte de contrainte qui leur est essen-
tiel que dans un espace bien déterminé Ces faits, auxquels
l'acte de contrainte est attaché comme à des conditions par
ces normes de droit étatique, peuvent se produire n'importe
où. Mais les normes d'un ordre étatique ne peuvent pré-
voir la réalisation de la conséquence, de l'acte de contrainte
lui-même, que dans l'espace que le droit international garan-
tit comme étant « l'espace de validité » propre de cet ordre.
Les Etats sont des appareils de contrainte. Par la limitation
du domaine de validité territorial de l'ordre juridique éta-
tique, qui est un ordre de contrainte, le droit international
obtient une répartition en secteurs distincts (Rayonierung) des
actes de contrainte réalisant le droit étatique. La limitation
par le droit international du domaine de validité territorial
des droits étatiques est la répartition spatiale, en secteurs
distincts de la contrainte étatique. Ainsi les conflits, qui
enlèveraient son caractère pacifique à la vie en commun des
Etats, sont prévenus par l'obligation pour chacun d'eux d'en-
fermer les manifestations de sa puissance de contrainte dans
l'espace qui lui est assigné par le droit international.
C'est là l'aspect de politique juridique de la fonction du
droit international. Mais on obtient aussi de la sorte — et
c'est l'aspect du problème qui intéresse la théorie de la con-
naissance juridique — l'unité de l'ordre juridique, en tant
que l'on évite les contradictions logiques entre normes des
différents droits étatiques, entre systèmes juridiques diffé-
(8s) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 201

rents. Mais ceci n'est encore vrai que si l'on considère


les normes primaires et non les normes secondaires. Si
de deux droits étatiques l'un considère comme obligatoire
le fait a, l'autre le fait non a, si l'un par exemple inter-
dit toujours la polygamie et que l'autre non seulement la
permet, mais même l'ordonne dans certaines conditions, et
si ni l'un ni l'autre de ces deux droits étatiques ne limite
la validité de ces deux normes secondaires à son territoire
(et il n'est pas nécessaire, du point de vue du droit internatio-
nal, que le domaine de validité territorial des normes secon-
daires soit limité, parce que ces normes secondaires n'ordon-
nent pas l'acte de contrainte, parce qu'elles sont des normes
sans sanction), dans ce cas-là, une contradiction insoluble
surgit pour le juriste. Car le juriste suppose — et il est forcé
de supposer — que les deux normes sont valables; il doit par-
tir de cette supposition puisqu'il doit considérer les ordres ju-
ridiques des deux Etats comme des ordres obligatoires. Mais il
ne peut pas poser à la fois les deux propositions « a doit être »
et « non a doit être » comme étant l'une et l'autre des normes
valables, c'est-à-dire des propositions vraies dans le domaine
du droit. Mais cela signifie qu'il ne peut considérer à la fois
les deux ordres juridiques comme valables, c'est-à-dire qu'il
ne peut considérer les deux Etats à la fois comme des autori-
tés juridiques, c'est-à-dire comme des Etats. La contradic-
tion est levée dès que l'on renonce à se servir des normes se-
condaires : « a doit être », «non a doit être», normes juri-
diquement indifférentes et admissibles provisoirement seule-
ment, à titre auxiliaire. La contradiction est levée dès que l'on
a recours aux normes juridiques primaires : I. Si a se pro-
duit, il doit intervenir un acte de contrainte; II. Si non a
se produit, il.doit intervenir un acte de contrainte; et si l'on
considère que les règles de droit I et II ont chacune un do-
maine de validité territorial différent parce que les consé-
quences, à savoir les actes de contrainte attachés à des con-
ditions différentes, doivent être accomplies chacune dans un
territoire différent. Il y a bien une contradiction logique à
affirmer qu'on ne doit pas avoir plus d'une femme, et à la fois
qu'on doit avoir plus d'une femme, ou que celui qui a plus
202 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (86)

d'une femme doit être puni et en même temps qu'il ne doit


pas être puni, mais même que celui qui n'a pas plus d'une
femme doit lui aussi être puni. Mais il n'y a plus de contra-
diction logique à poser, comme deux normes juridiques vala-
bles : que celui qui a plus d'une femme doit être puni en
Allemagne, mais qu'il ne doit pas être puni dans un Etat
oriental, mais même : que celui qui n'a pas plus d'une femme
doit être puni dans cet Etat oriental. Tout de même qu'il n'y
a pas de contradiction logique à affirmer que la couleur de la
peau humaine est claire dans le Nord, et à la fois : elle n'est
pas claire mais sombre dans le Midi.
Ce ne sont pas seulement des faits qualifiés « d'exécution
forcée » ou de « peine » au sens strict de ces mots, que le droit
international limite au territoire propre à l'Etat; il y enferme
aussi toutes les manifestations de la puissance étatique, et no-
tamment les actes de contrainte accomplis au cours des procé-
dures qui préparent la peine et l'exécution forcée. Il y en-
ferme, d'une manière générale, toutes les formes de con-
trainte appliquées par un homme contre un autre. Ces actes
de contrainte ne doivent, en principe, être employés que sur
le territoire de l'Etat en exécution de l'ordre duquel doit
être réalisée la peine ou l'exécution forcée. C'est pourquoi
un Etat ne peut pas non plus accomplir sur le territoire d'un
autre des actes qui ne possèdent >pas eux-mêmes le caractère
d'actes de contrainte, mais sont simplement des actes prépa-
ratoires d'actes de contrainte. On ne peut plus tracer une
frontière nette. Mais on ne doit pas non plus prétendre,
comme on le fait le plus souvent, que tous les actes étatiques,
ou même seulement tousles actes d'autorités publiques
accomplis en territoires étrangers, sont contraires au droit
international. Nous ne ferons ici que rappeler les exemples
précédents. Lorsque le Président Wilson, pendant la négo-
ciation de paix, réglait les affaires gouvernementales des
Etats-Unis, dont il était le chef d'Etat, s'il opposait son veto,
par exemple, à un projet de loi du Parlement en lui refu-
sant sa signature — ou si, au contraire, il signait des
décrets nommant des fonctionnaires (ce qu'il a certainement
fait), des actes publics étaient accomplis en France pour
<87) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 203

les Etats-Unis sans que fût violée pour cela ce qu'on appelle
la souveraineté territoriale. Elle eût, en revanche, été violée
contrairement au droit international si le Président Wilson,
ou bien un des secrétaires d'Etat qui l'accompagnaient, avait,
par quelques-uns des auxiliaires qui les accompagnaient pen-
dant leur séjour en France, fait arrêter et conduire de
force aux Etats-Unis un citoyen américain. Que des
militaires isolés de l'Etat A séjournent dans l'Etat B, c'est là
une chose qui peut ne pas plaire à l'Etat B; il peut expulser
ces militaires au même titre que tous les étrangers. Mais il
ne pourra le faire par le motif que le séjour de ces militaires
isolés constituerait une violation du droit international. Au
contraire, si un nombre même restreint de militaires franchit
la frontière en formation serrée, il y a là une violation du
droit international en tant qu'on peut légitimement penser
qu'un acte de contrainte de l'Etat A dans le territoire de
l'Etat B a été projeté.
Les organes de l'Eglise catholique, qui est en droit inter-
national une communauté assimilée aux Etats, peuvent ac-
complir dans tous les Etats des actes qui ont un caractère
éminemment officiel au regard de l'ordre normatif qui consti-
tue l'Eglise. Il s'agit d'actes qui concernent la croyance
catholique. Ces actes sont des actes d'une autorité qui n'est
pas celle de la communauté étatique sur le territoire de la-
quelle ils sont accomplis. La souveraineté territoriale de
l'Etat en cause, garantie par le droit international, n'est ce-
pendant pas violée parce que et dans la mesure où ces actes
n'ont aucun caractère de contrainte (dans un sens étroit du
mot), ne tendent en aucune manière à la réalisation d'un acte
de contrainte d'un homme contre un autre. C'est justement
pour cela qu'une limitation par le droit international du do-
maine de validité territorial de l'ordre appelé « Eglise catholi-
que » n'est pas nécessaire : l'Eglise, à la différence de l'Etat,
n'est pas une communauté limitée par le droit international à
un espace déterminé. Elle n'est pas, il est vrai, une commu-
nauté en dehors de l'espace, comme on l'a déclaré parfois;
elle est une communauté dont l'ordre possède un domaine
d'action territorial illimité en principe : c'est pourquoi l'Eglise
204 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (88)

n'est pas exclue du domaine de validité de l'ordre juridique


étatique, de la sphère juridique d'existence de l'Etat, alors
que tout autre Etat en est exclu en tant qu'ordre de con-
trainte.
B. — L E TERBITOIRE DE L'ÉTAT.

Le domaine de validité territoriale, l'espace de validité du


droit étatique, ce que l'on nomme l'espace étatique, ou le
plus souvent «le territoire étatique», n'est pas, comme on
le dit généralement, une fraction nettement délimitée de
la surface terrestre : c'est aussi l'espace qui s'étend dans
l'air au-dessus de cette surface délimitée, et au-dessous
d'elle, sous la terre, vers le centre de celle-ci. C'est un
espace à trois dimensions, de forme conique, parce que
tous les espaces étatiques se rencontrant au centre de la terre
doivent se rétrécir en avançant dans cette direction. C'est
parce que la limitation de l'espace étatique s'opère essentiel-
lement suivant des frontières passant à la surface de la terre
qu'on présente toujours, inexactement, cet espace étatique
comme une simple surface. Car l'espace étatique n'est pas, en
principe, limité vers le haut par le droit international. Cela
signifie que chaque Etat peut étendre sa domination dans
cette direction, aussi loin qu'il lui plaît, et qu'il a effective-
ment le pouvoir de le faire. Il a donc le droit, en l'absence
d'un titre juridique spécial contraire, de régler la circulation
dans cet espace, en principe illimité vers le haut, tout comme
il a le droit de régler la circulation sur la surface terrestre
limitée de tous côtés qui fait partie de son territoire. Cela si-
gnifie qu'il a seul le droit d'y accomplir des actes de con-
trainte ou de réglementer la conduite des individus dans cet
espace en prévoyant des actes de contrainte à accomplir dans
cet espace et dans cet espace seul; et qu'il a le droit d'ex-
clure les actes de contrainte d'autres Etats. Ainsi, il aurait
le droit d'interdire, sous menace de sanction pénale, le pas-
sage dans certaines conditions de certains aéronefs, et de
prendre des mesures de police aérienne contre ceux qui en-
freindraient ces règlements.
Mais il peut aussi s'engager, par un traité conclu avec
(8g) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 205
d'autres Etats, à régler d'une certaine manière la circulation
dans son territoire atmosphérique. Tel est l'objet de la Con-
vention aérienne internationale de Paris du 13 octobre 1919.
Elle reconnaît, dans son article premier, le caractère illimité
•en principe de l'espace atmosphérique au-dessus de la surface
du territoire de chaque Etat. « Les Hautes Parties Contractan-
tes reconnaissent que chaque Puissance a la souveraineté com-
plète et exclusive sur l'espace atmosphérique au-dessus de son
territoire » (par territoire on n'entend ici, comme d'habitude,
que la partie limitée de la surface terrestre). Ce qui est essen-
tiel dans l'article premier, c'est que l'espace atmosphérique
est reconnu soumis à la souveraineté de l'Etat sans aucuno
limitation en hauteur. Par ce traité, chacun des Etats signa-
taires s'oblige à permettre, en temps de paix, aux aéronefs
des autres Etats signataires, la libre circulation (sans droit
d'atterrissage toutefois); par contre, il s'engage à ne pas per-
mettre la circulation d'aéronefs d'autres Etats, sauf le cas de
titres particuliers. — ART. 2 . « Chaque Etat contractant s'en-
gage à accorder en temps de paix, aux aéronefs des autres
Etats contractants, la liberté de passage inoffensif au-dessus
de son territoire, pourvu que les conditions établies dans la
présente convention soient observées. » — ART. S : « Aucun
Etat contractant n'admettra, si ce n'est pas une autorisa-
tion spéciale et temporaire, la circulation au-dessus de son
territoire d'un aéronef ne possédant pas la nationalité de
l'un des Etats contractants. » La Convention aérienne de
Paris du 13 octobre 1919 part ainsi manifestement du prin-
cipe que tout l'espace atmosphérique se trouvant au-dessus
de la surface du territoire étatique appartient au domaine
de validité de l'ordre juridique étatique, en sorte qu'il n'y
a pas quelque chose comme une mer libre atmosphérique,
par analogie avec la mare liberum que reconnaît le droit in-
ternational général. Entre l'espace atmosphérique situé au-
dessus de la surface du territoire étatique et ce dernier, pour
la réglementation des faits qui se déroulent sur le second et
dans le premier, il n'y a aucune différence juridique.
Mais il faut en dire autant de l'espace situé au-dessous de
la superficie limitée du territoire étatique. Cet espace est, lui
2o6 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (go)

aussi, illimité dans le sens vertical, sinon par sa notion


même, comme l'espace atmosphérique, du moins en raison
des possibilités pratiques, c'est-à-dire que l'Etat peut, dans
cet espace, aussi loin qu'il lui plaît et qu'il a effectivement
pouvoir de le faire, accomplir des actes de contrainte ou édic-
ter des normes prévoyant ces actes de contrainte. Il a, comme
on dit habituellement, le droit exclusif d'établir lui-même,
d'autoriser ou d'empêcher au-dessous de sa superficie terres-
tre des installations souterraines de toutes sortes : mines, tun-
nels de chemins de fer, câbles télégraphiques, etc., et il a
aussi le droit de prendr« des mesures de police souterraine,
et d'exclure de cet espace les actes de contrainte des autres
Etats. Dominus soli est dominus cœli et inferorum, dit une
règle juridique, énoncée au xin° siècle par le glossateur
Accurse.
La surface du territoire étatique est la partie de la surface
terrestre comprise dans ce que l'on appelle les frontières de
l'Etat. Cette surface du territoire étatique (et avec elle l'en-
semble de l'espace étatique qu'elle définit) n'est pas une unité
géographique, mais une unité juridique, parce que fondée sur
la validité de l'ordre juridique étatique. Ce territoire peut, par
suite, être formé de plusieurs parties qui ne sont pas maté-
riellement unies, qui sont séparées par de grands espaces et
notamment par la mer : ainsi, les colonies sont séparées de
la mère patrie, ou des îles entourées par la mer. Toutes ces
portions de territoire constituent à elles toutes un territoire
étatique unique, parce qu'elles sont la surface territoriale
d'un seul et même Etat, c'est-à-dire le domaine de validité
territorial d'un seul et même ordre juridique. Le territoire
étatique peut aussi comprendre ce qu'on appelle des encla-
ves, c'est-à-dire des portions de territoire qui sont entou-
rées par le territoire d'un autre Etat. Ces enclaves constituent
avec le reste du territoire étatique un espace étatique unique,
parce que et en tant que le même droit étatique vaut pour
eux; parce qu'ils constituent la sphère dans laquelle un seul
et même ordre vaut.
C'est pourquoi les frontières, quels que soient leur tracé
et leur situation, ont toujours un caractère juridique et non
Igt) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 207

naturel. C'est dans tous les cas le droit qui les trace en tant
que c'est justement le droit international qui détermine le do-
maine de validité territorial du droit étatique. Par suite, si
l'on distingue les frontières « artificielles » des frontières
« naturelles » cela signifie seulement que les frontières juri-
diques coïncident ou non avec certains obstacles naturels aux
communications, ou avec toute autre ligne tracée par la na-
ture et extérieurement visible. L'Etat n'a que des frontières
juridiques, juridiques parce que tracées par le droit, le droit
international.
La question du procédé de création juridique de la fron-
tière est bien distincte de celle de son tracé. La doctrine tra-
ditionnelle distingue à cet égard deux procédés différents :
la création d'une norme de droit international, qui a pour
contenu le tracé de la frontière — c'est-à-dire la détermina-
tion de la frontière — par la coutume par exemple, ou par
un traité, ou par une décision d'un organe spécial de déli-
mitation des frontières, ou par une sentence arbitrale.
Ce procédé est surtout admis pour les changements de fron-
tières qui se produisent avec les acquisitions dérivées de terri-
toire (cession de territoire). Mais on détermine au contraire la
frontière d'après l'efficacité de l'ordre étatique dans le cas
de naissance d'un nouvel Etat sur un territoire jusque-là non
étatique, ou sur le territoire d'un Etat qui disparaît avec
la formation du nouvel Etat, ainsi que dans les cas d'exten-
sion originaire du territoire, c'est-à-dire d'accroissement du
territoire étatique d'un territoire qui n'appartenait à aucun
autre Etat au moment de l'occupation.
Le droit international fait ici coïncider le domaine de vali-
dité de l'ordre juridique étatique avec le domaine de son effi-
cacité. Le territoire étatique comprend ici, en vertu du droit
international, l'espace dans lequel l'Etat peut maintenir,
d'une manière durable, sa domination effective, c'est-à-dire
l'espace où les organes de l'ordre étatique sont en mesure de
réaliser constamment les actes de contrainte prévus par cet
ordre. C'est le principe de l'e/fectivité qui s'applique ici. Le
droit international élève la situation de fait, à la condition
qu'elle dure, au rang de situation juridique. Les actes d'une
2o8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (92)
puissance de contrainte, qui apparaissent avec la prétention
subjective d'être des actes de droit, auront objectivement
cette qualité si l'autorité qui les accomplit présente la ga-
rantie de la durée.
Mais le principe de l'effectivité a aussi son importance
dans les cas de délimitation opérés par des normes, et en
particulier par traité. La notion de frontière étatique ex-
prime une situation juridique (Rechtszustand). Pour que cette
situation juridique existe, il ne suffit pas que la frontière ait
été délimitée par un traité ou par une sentence arbitrale, ou
par la décision d'une commission de délimitation. Les nor-
mes, ainsi posées, fondent seulement un droit subjectif
(Anspruch) de l'Etat dont les frontières ont été fixées de cette
manière. Pour que ce droit subjectif devienne une situation
de droit, pour que l'espace délimité par la frontière devienne
son territoire étatique, l'effectivité d« la puissance de domi-
nation ou de contrainte est, elle aussi, nécessaire. Il faut
l'efficacité, pourvue de la garantie de durée, du droit éta-
tique à l'intérieur de l'espace qui doit former le territoire
de cet Etat. Si la frontière de deux Etats est fixée à nouveau
par un traité, de façon qu'une portion du territoire de l'un
soit cédée à l'autre, la portion ainsi transférée ne devient pas
territoire étatique du cessionnaire, mais demeure juridique-
ment territoire étatique du cédant aussi longtemps q.ue
ce dernier n'évacue pas le territoire cédé, et que le premier
ne l'occupe pas 'effectivement. La non-évacuation du terri-
toire par le cédant, contrairement au traité, constitue, il est
vrai une violation du droit international avec toutes ses con-
séquences prévues par cet ordre juridique; mais la non-éva-
cuation fait obstacle au changement de frontière prévu par le
traité, au transfert juridique d'un Etat à l'autre de la portion
de territoire; tout de même que la non-livraison d'une mar-
chandise vendue est une violation du droit civil, mais fait
obstacle à la constitution de la propriété de l'acheteur sur la
marchandise. Un Etat peut ainsi étendre juridiquement son
territoire étatique, en occupant au cours d'une guerre îe ter-
ritoire d'un autre Etat, et en éliminant complètement du
territoire en question la domination de cet autre Etat,
(93) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 209

c'est-à-dire en enlevant toute efficacité à son ordre juridique.


C'est ce que l'on appelle la debellation. C'est là un acte con-
traire au droit lorsqu'il ne s'agit pas d'une «guerre juste »,
et c'est cependant un acte créateur de droit. Mais un Etat peut
encore étendre juridiquement son territoire, en étendant réel-
lement le domaine de sa domination au territoire d'un autre
Etat, même si cette extension se produit en dehors de toute
guerre. Sans doute viole-t-il ainsi le droit international. Mais
dans les droits internes aussi, il y a des faits qui, encore que
punissables, ont un caractère créateur de droit.
Le domaine de validité territorial du droit étatique est ga-
ranti par le droit international de la manière suivante : les
Etats sont obligés, par une norme de droit international
général, de s'abstenir de tous les actes par lesquels ils em-
piéteraient sur le domaine de validité territorial d'un autre
ordre étatique : tels seraient les actes de contrainte d'un Etat
accomplis sur le territoire d'un autre, ou encore les normes
individuelles ou générales, 'prescrivant les actes de contrainte
à accomplir dans le territoire d'un autre Etat. L'Etat lésé
peut, en conséquence, réclamer l'abrogation de ces normes,
et, le cas échéant, de la situation qui en est l'exécution; il
peut aussi réclamer des réparations, ou recourir à la guerre
ou aux représailles.
Cette obligation pour les Etats de respecter le domaine de
validité territorial des ordres juridiques des autres Etats, obli-
gation édictée par le droit international, fonde un droit de cha-
que Etat à ce que tous les autres Etats s'abstiennent de sem-
blables violations du domaine de validité territorial de son
propre ordre. On appelle ce droit de l'Etat « Souveraineté
territoriale », et on appelle l'Etat envisagé dans ses rapports
avec le territoire soumis à sa souveraineté : « Etat territo-
rial ». Mais on doit se garder de voir dans la souveraineté ter-
ritoriale un rapport juridique entre l'Etat et « son » terri-
toire. On y est cependant facilement entraîné quand on per-
sonnifie l'Etat (lequel n'est pas autre chose que l'unité d'un
ordre juridique valant pour un certain espace), que l'on con-
sidère cet Etat comme un individu physique ou psychique,
comme une sorte d'homme ou de surhomme. On peut alors
IV. _ 1932. 14
210 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (94
se laisser aller à admettre que l'Etat « possède » « son » ter-
ritoire de la manière dont un homme possède « son » terrain,
c'est-à-dire comme une propriété. Et, de fait, la souveraineté
territoriale de l'Etat a été, et est aujourd'hui encore, inter-
prétée comme une propriété de l'Etat sur son territoire; la
propriété étant alors entendue comme la domination exclu-
sive d'un homme sur une chose. Ceci est faux, parce que,
dans la souveraineté territoriale, il ne s'agit pas d'un rapport
entre un homme et une chose, mais du domaine de validité
territorial d'un ordre, d'un ordre juridique garanti d'une
certaine manière.
Mais envisageons seulement le droit de l'Etat, personne
juridique, qu'on appelle souveraineté territoriale, le droit de
l'Etat à ce que tous les autres Etats s'abstiennent de certains
actes empiétant sur le domaine de validité territorial de son
ordre. Si, d'autre part, nous entendons par propriété, non
plus un rapport entre un individu et une chose, mais un rap-
port d'individu à individu (c'est ce que sont tous les droits),
plus précisément un droit absolu, le droit du propriétaire à
ce qu'on s'abstienne de toute limitation à la possibilité pour
lui de disposer de la chose : certaines concordances appa-
raissent entre les deux droits, c'est-à-dire entre la souve-
raineté territoriale et la propriété sur un terrain. Et tout
d'abord celle-ci : la souveraineté territoriale comme la pro-
priété sont des droits absolus, c'est-à-dire des droits qui sont
opposables à tous les sujets et non pas à certains seulement,
comme le sont les droits relatifs, par exemple les droits de
créance. De là découlent d'autres analogies : celle-ci, par
exemple : un acte juridique tendant à une modification ter-
ritoriale — par exemple un traité de cession entre deux Etats
— crée seulement, ainsi qu'on l'a déjà fait observer, un droit
du cessionnaire vis-à-vis du cédant, c'est-à-dire un droit re-
latif. Il ne fonde pas encore la souveraineté territoriale du
cessionnaire sur le territoire cédé; tout de même que la vente
d'un terrain donne à l'acheteur non pas le droit réel de pro-
priété lui-même, mais un droit de créance vis-à-vis du ven-
deur, ayant pour objet l'acte qui rendra l'acheteur proprié-
taire. De même, le traité de cession n'oblige que le cédant :
'.9S) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 211

il l'oblige à évacuer le territoire cédé pour permettre au ces-


sionnaire de l'occuper, ce qui, en langage juridique correct,
doit s'exprimer ainsi : le cédant est obligé de créer la situa-
tion à laquelle le droit international attache la souveraineté
territoriale du cessionnaire sur le territoire cédé, c'est-à-dire
de mettre fin à l'efficacité de son propre ordre juridique
dans le territoire cédé afin que puisse débuter l'efficacité de
l'ordre juridique du cessionnaire.
Mais le contenu de ce droit, appelé souveraineté territo-
riale, de ce droit absolu d'un Etat vis-à-vis de tous les autres,
est complètement différent de celui de la propriété privée. Il
n'y a rien de plus ici qu'une analogie provenant du fait que
la souveraineté territoriale et la propriété sont l'une et l'au-
tre des droits absolus.
La théorie qui explique la souveraineté territoriale comme
une compétence spatiale de l'Etat, théorie que j'ai au début
défendue, va au fond des choses. Mais, pour être formulée
correctement, cette théorie doit être constamment ramenée
de la notion de compétence de l'Etat ou de l'organe étatique
à la notion (sur laquelle se fonde la précédente) de domaine
de validité du droit étatique.
C'est ce que nous avons déjà essayé de faire. On commet
donc une légère inexactitude lorsque, cherchant à rendre
cette idée que le droit international détermine le domaine
de validité territorial des différents droits étatiques, on dit
que l'objet du « règlement spatial des compétences par le
droit international » a pour tâche de déterminer l'espace
dans lequel les actes des organes (les actes de l'Etat) pour-
ront être accomplis, qu'il met l'accent sur le « lieu dans le-
quel peut être édictée la réglementation », qu'il demande
« à quel endroit peut être accompli l'acte de l'organe ». Tout
ceci n'est vrai que pour les actes de contrainte de l'Etat, et
ne s'applique pas aux actes de création des normes généra-
les, ne s'applique pas en particulier à la création des normes
par voie d'actes juridiques privés, bien que ceux-ci soient
également — encore que dans un sens plus large — des actes
d'organes, puisqu'ils sont des actes d'individus, qui créent
des normes, c'est-à-dire d'organes de l'ordre juridique. « Etre
2i2 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (96)

organe d'un ordre » signifie : créer ou exécuter des normes de


cet ordre. Le règlement spatial des compétences par le droit
international ne met pas tellement l'accent sur l'espace dans
lequel l'acte étatique doit être accompli que sur l'espace
pour lequel doit valoir la norme créée par l'acte étatique. Et
si certains actes étatiques, à savoir les actes de contrainte qui
n'ont qu'un caractère d'exécution, ne peuvent être accomplis
que dans ce dernier espace, c'est parce que l'habilitation-, la
compétence de l'Etat, ne valent que pour la création de nor-
mes dans lesquelles l'accomplissement d'actes de contrainte
ne doit être ordonné que pour cet espace, c'est-à-dire que
l'Etat, plus exactement l'organe de l'Etat, n'est autorisé à
créer que des normes limitées dans leur validité spatiale
quant à l'un des faits prévus par elles, à savoir l'acte de con-
trainte. Il est donc également faux, ou tout au moins inexact,
de dire que le territoire étatique constitue la compétence spa-
tiale de l'Etat, et que la compétence spatiale consiste dans
le fait que l'Etat territorial, et lui seul, est compétent pour
accomplir ses actes (tous ses actes) seulement dans un espace
déterminé. Encore moins peut-on dire que « la souveraineté
territoriale est la compétence de l'Etat, pour soumettre à sa
législation, à sa juridiction et à son exécution les actions
qui se déroulent sur son territoire »; ou bien encore que le
territoire étatique n'est pas seulement l'espace dans lequel
l'Etat est compétent pour accomplir ses actes, mais aussi l'es-
pace « dans lequel se trouvent les choses et se déroulent les
actions humaines auxquelles se rapporte, en général, l'acti-
vité des organes étatiques ». Car les normes du droit étatique
peuvent, sans violer le droit international, régler, en tant que
faits-conditions, des actions humaines qui se déroulent en
dehors du territoire de l'Etat.
Le territoire de l'Etat est le domaine de validité territorial,
déterminé par le droit international, du droit étatique, ou, si
l'on a recours à la notion de compétence de l'Etat : sa com-
pétence pour créer ou exécuter seulement des normes dont le
domaine de validité est limité d'une certaine manière par le
droit international, notamment sa compétence pour accom-
plir des actes de contrainte dans ce seul espace. Si l'on com-
(97) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 213

prend ainsi la compétence spatiale de l'Etat : alors le terri-


toire étatique est le domaine spatial de la compétence
étatique (et non sa « compétence spatiale », car une com-
pétence est une capacité d'accomplir des actes juridiques et
ne 'peut être un espace). C'est cette compétence territoriale
de l'Etat qu'exprime avant tout la notion de la souveraineté
territoriale. Le contenu juridique de cette notion est le sui-
vant : le droit étatique, dans son domaine de validité terri-
torial déterminé par le droit international, ne peut être créé
et exécuté que par les organes de cet ordre, de l'Etat terri-
torial; seuls ces organes sont habilités à la création et à
l'exécution de cet ordre, et par suite ils sont seuls autorisés
à accomplir des actes de contrainte à l'intérieur du domaine
de validité de cet ordre. Cette souveraineté territoriale devient
un droit de l'Etat, un droit à l'indépendance ou à l'autono-
mie, par le fait que tous les autres Etats sont obligés de
s'abstenir d'actes qui empiéteraient sur le domaine de vali-
dité territorial d'un autre droit étatique, sur la compétence
territoriale d'un autre Etat.
Mais il faut remarquer que, par souveraineté territoriale,
on entend souvent quelque chose de plus que la compétence
spatiale de l'Etat, ou plus exactement quelque chose de plus
que son droit à ce que tous les autres Etats s'abstiennent des
actes par lesquels ils empiéteraient sur le domaine de vali-
dité territorial de son ordre juridique. On déduit, en effet,
encore de ce qu'on appelle « souveraineté territoriale de
l'Etat », la possibilité pour lui de céder le territoire ou une
partie de celui-ci à un autre Etat, de créer un titre juridique
pour que le domaine de validité territorial d'un ordre
s'accroisse au détriment d'un autre, ou se restreigne à son
profit.
Il s'agit ici d'une modification, et spécialement d'une
réduction du territoire étatique. La restriction de la compé-
tence territoriale d'un Etat ne peut, en principe (abstraction
faite des exceptions), s'effectuer sans violation du droit
qu'avec l'assentiment de l'Etat intéressé; qu'avec sa colla-
boration s'il s'agit d'un traité. Mais un Etat peut, en effet,
abandonner une partie de son territoire, opérer une dere-
2i4 H- KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (98)

lictio en cessant d'y exercer son activité, en rappelant les


organes de ce territoire, sans le transmettre pour cela à un
autre Etat. Il peut aussi détruire son territoire ou certaines
de ses parties, faire en sorte que les îles soient recouvertes
par la mer, que des régions deviennent inhabitables. Cela
signifie que les normes du droit étatique peuvent décider que
de pareils actes de dévastation devront être accomplis par
les organes de l'Etat. Mais tous ces actes-là doivent être
envisagés du point de vue de la compétence matérielle de
l'Etat, et non pas du point de vue de sa compétence ou sou-
veraineté territoriale. Ce sont des actes caractérisés par leur
contenu particulier, c'est-à-dire par l'objet auquel ils se
rapportent et non par le domaine de validité territorial des
normes qu'ils créent ou qu'ils exécutent; en tant qu'actes de
contrainte notamment, ils ne sont pas caractérisés par l'es-
pace dans lequel ils sont accomplis, mais par leur contenu
particulier. Ce sont ces actes par lesquels on dispose du terri-
toire. Le droit pour l'Etat de disposer de son territoire, de
le transférer, de le délaisser, de le détruire, ne constitue une
émanation de sa souveraineté territoriale que dans la mesure
où on entend par celle-ci non seulement la compétence terri-
toriale, mais encore cette compétence matérielle de l'Etat.
Si la théorie dominante affirme : transférer un territoire à
un autre Etat, c'est lui transférer sa souveraineté territoriale
par rapport à ce territoire, lui donner aussi de la sorte le
droit de disposer lui-même de ce territoire et surtout le droit
de céder ce territoire, on doit remarquer que la souveraineté
territoriale n'est pas la condition essentielle de ce qu'on
appelle droit de cession, plus exactement de la possibilité de
transférer un territoire ou la partie d'un territoire à un autre
Etat par voie de traité. Ainsi, par exemple, les Puissances
Alliées et Associées ont transféré par le Traité de Saint-Ger-
main le Burgenland, partie du territoire hongrois, à
l'Autriche, bien que le Burgenland appartînt au moment
de la conclusion du Traité de Saint-Germain, sans aucun
doute, à la souveraineté territoriale de la Hongrie, et bien
que la Hongrie ne fût pas partie contractante au Traité de
Saint-Germain. Un tel traité signifie que l'une des parties
(99) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 215

s'engage à créer la condition ou à faire tout ce qui est néces-


saire, afin que l'autre partie soit en état d'étendre l'efficacité
de son ordre juridique sur le territoire déterminé dans le
traité. Le premier Etat a rempli son obligation quand il a
obtenu, par n'importe quel moyen, que l'Etat territorial,
celui qui possède la souveraineté territoriale sur le territoire
en question, évacue ce territoire, de sorte que l'Etat à qui le
territoire a été promis puisse l'occuper. Ainsi qu'en droit
privé, un sujet peut s'engager, par exemple par un contrat
de vente, de fournir à l'acheteur une marchandise, qui est,
au moment de la conclusion du contrat, propriété d'un tiers.
Par conséquent, il n'est pas entièrement correct de déduire
de la souveraineté territoriale le droit de cession-, ou la possi-
bilité juridique de transférer le territoire. C'est aussi bien
l'Etat territorial lui-même que tout autre Etat qui a ce droit
ou cette possibilité juridique de s'engager de faire tout afin
que l'autre puisse occuper le territoire; et rien d'autre n'est
le contenu essentiel d'un traité de cession.

C. — L E S EXCEPTIONS AU PRINCIPE DE LA LIMITATION


DU DOMAINE DE VALIDITÉ TERRITORIAL DU DROIT ÉTATIQUE.

Certaines exceptions, très importantes, sont apportées au


principe général, suivant lequel la validité territoriale de
l'ordre étatique est limitée par le droit international à un
espace déterminé (qu'on appelle le territoire de l'Etat). La
limitation s'opère par le fait que le droit international délè-
gue le droit étatique pour ordonner des actes de contrainte
(au sens large développé ci-dessus) dans cet espace seulement
(pour ordonner que les actes de contrainte ne soient accom-
plis que dans cet espace); en sorte que ces actes ne peuvent
être accomplis, conformément au droit, en tant qu'actes de
cet ordre, que dans ce seul espace. Le principe que nous
venons de rappeler souffre cependant des exceptions. Il y a
une série de cas dans lesquels les actes de contrainte d'un
Etat peuvent, d'après 1& droit international, être accomplis
en dehors de son territoire propre, de son territoire éta-
tique : I o soit sur le territoire d'un autre Etat; 2° soit sur un
2i6 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (loo)
territoire n'appartenant à aucun autre Etat. Seuls certains
actes étatiques de contrainte bien déterminés sont autorisés
dans le premier cas; dans le second cas, au contraire, tous
les actes possibles. Ainsi, l'espace dans lequel un droit éta-
tique est valable, son territoire, bénéficie d'une certaine
extension au delà des frontières au sens propre de ce mot.
On doit, en conséquence, distinguer le territoire étatique au
sens strict de ce territoire étatique élargi. Avec la possibilité
pour un Etat d'accomplir les actes indiqués sur le territoire
d'un autre Etat, le territoire de l'un d'eux s'étend à celui
de l'autre, les territoires de deux ou plusieurs Etats s'inter-
pénétrent. H y a ici dérogation à la règle souvent affirmée,
au principe de 1' « impénétrabilité » de l'Etat, suivant lequel
il n'y a en un seul et même lieu place que pour un seul Etat.
Cette dérogation s'applique surtout à l'espace, ce qui ne
constitue le territoire (au sens strict de ce mot) d'aucun Etat,
par exemple à la mer libre et aux terres non occupées. Celles-
ci sont virtuellement un domaine pour les actes de contrainte
de tous les Etats. Le territoire (au sens large du mot) de tous
les Etats s'interpénétrent ici. Le fait qu'un Etat peut, d'après
le droit international, accomplir des actes de contrainte sur
le territoire d'un autre Etat, n'implique, pour l'Etat sur le
territoire duquel l'acte de contrainte de l'Etat étranger est
admissible, aucune limitation de son domaine de validité
territorial propre. Celui-ci subsiste, en effet, à côté de celui
de l'Etat étranger qui ne fait que le pénétrer. Mais c'est une
limitation non du domaine de validité, mais de la souverai-
neté territoriale, en tant que celle-ci consiste dans le droit
pour un Etat d'exiger juridiquement que les Etats étrangers
s'abstiennent de certains actes sur son territoire. On voit
presque toujours une semblable limitation de la souveraineté
territoriale dans l'activité des ambassadeurs, des consuls, et,
en général, de tous les organes d'un Etat étranger, autorisés
par un autre Etat à accomplir une fonction étatique. Mais
il faut ici distinguer nettement les actes de contrainte que
ces organes sont autorisés à accomplir en vertu du droit
international général o^ de traités particuliers, et les autres
actes étatiques qui sont accomplis par eux. Il est évident qu'en
(ioi) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 217
l'absence d'un titre juridique particulier, un Etat n'est pas
tenu de supporter l'activité d'un autre Etat, c'est-à-dire des
individus qui, dans l'accomplissement de cette activité, sont
les organes de cet Etat. Il peut expulser ces individus s'ils
sont citoyens étrangers; ou bien, s'ils sont ses propres ressor-
tissants, ne pouvant les expulser, il peut leur interdire cette
activité. Mais cela n'implique pas encore que leur activité
est contraire au droit international, qu'elle signifie une vio-
lation du droit international, ni, en particulier, qu'elle cons-
titue une atteinte à la souveraineté territoriale de cet Etat.
Mais on se trouve incontestablement en présence d'une telle
atteinte là où il s'agit d'actes de contrainte, d'actes qui ten-
dent à un acte de contrainte, ou autorisant la présomption
qu'ils y tendent. Mais la question de la contrariété avec le
droit international peut être discutable, lorsqu'il s'agit d'une
activité des organes d'un Etat étranger n'ayant pas été
formellement admise par l'Etat territorial, lorsque cette acti-
vité ne présente aucun caractère de contrainte, mais lors-
qu'elle a par exemple un caractère continu ou s'opère sous
le couvert des emblèmes de l'Etat étranger (drapeaux, armoi-
ries, etc). C'est un cas douteux. Un ambassadeur ne peut
pas avoir d'activité s'il est accrédité auprès du gouverne-
ment d'un Etat qui ne veut pas le recevoir. Mais l'envoi d'un
organe pour la transmission à un gouvernement étranger
d'une communication quelconque, par exemple d'une décla-
ration de guerre, n'est pas une violation du droit internatio-
nal, même lorsque le gouvernement étranger n'a pas auto-
risé l'activité de l'organe. De même la désignation d'un
consul et le déploiement par lui d'une activité réelle, dans la
mesure où elle n'a aucun caractère de contrainte, ne sont
pas une violation du droit international, même lorsque cette
activité n'est pas autorisée par l'Etat de la résidence. Un
organe étatique qui se rend, sans y être invité, à une confé-
rence internationale en territoire étranger et qui y fait des
déclarations au nom de son Etat ne violé pas le droit inter-
national et accomplit cependant, en territoire étranger, un
acte étatique sans y être autorisé par l'Etat sur le territoire
duquel il se trouve.
2i8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (102)

Si l'organe d'un Etat doit exercer son activité sur le terri-


toire d'un autre Etat, sans courir le danger d'être expulsé
ou de se voir interdire son activité, il faut qu'il obtienne son
admission comme agent diplomatique ou agent non diplo-
matique et s'il s'agit d'une conférence, d'une juridiction
internationales, l'invitation ou le consentement exprimé de
n'importe quelle manière de l'Etat sur le territoire duquel
se trouve le siège de l'organe international. Mais l'exercice
de sa fonction par l'organe n'implique aucune limitation de
la souveraineté territoriale de l'Etat local, aussi longtemps
que l'organe n'émet pas la prétention d'accomplir un acte
de contrainte. L'exterritorialité personnelle dont jouissent
certains organes est une limitation de la souveraineté per-
sonnelle (Personal-Hoheit), mais non de la souveraineté terri-
toriale. On ne saurait en dire autant de la « franchise de
l'hôtel » ou des actes faits en vertu du pouvoir de contrainte
policière, disciplinaire, juridictionnelle, attribuée par le droit
international général à certains organes étatiques dont l'acti-
vité est admise par l'Etat qui les reçoit. Tel est, par exem-
ple, le pouvoir disciplinaire du chef d'une mission diploma-
tique étrangère vis-à-vis des membres de oelle-ci, le droit
pour ces organes d'arrêter provisoirement dans l'hôtel de
la mission les personnes de leur suite. On peut également
citer ce qu'on appelle l'activité de police et juridictionnelle
des « consuls de juridiction », etc. Dans ces cas il s'agit
d'une limitation de la souveraineté territoriale de l'Etat sur
le territoire duquel les actes de contrainte des organes d'un
Etat étranger sont accomplis.
Les commandants des navires de guerre se trouvant dans
le territoire d'un Etat étranger avec l'assentiment de celui-ci
sont également autorisés à accomplir des actes de contrainte
en territoire étranger, à savoir à user de leur pouvoir de
contrainte disciplinaire et juridictionnel, à bord du navire,
vis-à-vis des hommes de son équipage. Il en est de même
encore des commandants de troupes étrangères se trouvant
sur le territoire d'un autre Etat avec son consentement.
Un traité peut obliger un Etat à supporter sur son terri-
toire, dans une plus ou moins grande mesure, des actes d'un
(io 3 ) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 219
Etat étranger, et notamment des actes de contrainte. Cette
obligation peut aller jusqu'à la renonciation d'un Etat, au
profit d'un autre, à toute fonction étatique sur une partie
de son propre territoire, l'autorisation donnée à cet autre
Etat d'accomplir tous les actes qui rentrent dans la com-
pétence matérielle d'un Etat. La différence entre un sem-
blable traité et un traité de cession territoriale n'est pas très
grande, elle ne consiste que dans la conséquence suivante :
Lorsque la compétence donnée par ce traité à l'Etat béné-
ficiaire vient à prendre fin par la disparition de cet Etat ou
par l'expiration d'un certain délai fixé dans le traité, ou par
l'avènement d'une condition résolutoire, on voit reparaître
automatiquement la compétence de l'Etat qui a autorisé le
précédent, par voie de traité, à exercer sur son territoire la
fonction étatique, et, par conséquent, avec cette compétence
le droit d'occuper de nouveau ce territoire. Les choses ne se
passeraient pas ainsi, par contre, s'il y avait eu cession de
territoire. Le cédant ne Tetient pas le titre juridique exclusif
d'occuper le territoire cédé.
On dit qu'il y a constitution d'une « servitude internatio-
nale » (par analogie avec les situations analogues du droit
privé) dans le fait pour un Etat de conférer à un autre, par
voie de traité, le droit continu d'accomplir sur une partie
déterminée de son territoire certains actes étatiques. En
voici des exemples : l'attribution d'un droit d'occupation ou
de passage, l'établissement d'un entrepôt de charbon, la
concession d'un privilège de pêche ou d'exploitation d'une
gare-frontière. Ces droits ne constituent une limitation à la
souveraineté territoriale que dans le cas où l'Etat étranger
est autorisé à accomplir des actes de contrainte. L'obligation
de souffrir les autres catégories d'actes étatiques ne peut,
pour des raisons déjà exposées, être considérée comme une
limitation de la souveraineté territoriale.
Un traité peut non seulement obliger un Etat à souffrir
l'accomplissement d'actes d'Etats étrangers sur son terri-
toire, mais encore l'obliger à s'abstenir lui-même d'accom-
plir certains actes étatiques sur son propre territoire, par
exemple à ne pas édifier de fortifications, et à ne pas entre-
220 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (104)
tenir de garnison dans une zone déterminée. L'article 42 du
Traité de Versailles interdit ainsi d'établir des fortifications
ou d'entretenir des forces armées sur la rive gauche du Rhin,
et dans une zone de BO kilomètres à l'est de ce fleuve.
On parle de servitudes étatiques passives ou négatives,
par opposition aux servitudes étatiques actives ou positives,
lorsqu'un Etat doit non pas s'abstenir lui-même de certains
actes, mais souffrir ceux d'un autre.
La question de savoir si on peut parler de droits réels
(dingliche Rechte) à propos de ces. servitudes étatiques est
une question oiseuse; car elle ne peut viser qu'à établir des
analogies plus ou moins poussées avec les rapports homo-
nymes de droit privé. On ne peut notamment pas raisonner de
la manière suivante : puisque les obligations appelées ser-
vitudes étatiques constituent des droits réels, elles n'obli-
gent pas seulement l'Etat qui, par voie de traité, a donné h
un autre le droit d'accomplir des actes sur une certaine
partie de son territoire, ou l'Etat qui a conféré à un autre le
droit d'exiger de lui, sur cette portion de son territoire,
qu'il s'abstienne de certains actes; ces servitudes obligent
aussi tout Etat au territoire duquel appartient la portion de
territoire dans laquelle doit se produire l'abstention ou
l'accomplissement des actes constitutifs de la servitude éta-
tique. Il s'agit ici de savoir si, dans le cas d'un changement
de territoire, l'Etat successeur recueille avec le territoire les
obligations que son prédécesseur a assumées en s'engageant
à s'abstenir lui-même de certains actes sur ce territoire, ou
à y supporter les actes d'Etats étrangers. La réponse à cette
question ne peut être déduite d'un prétendu caractère réel des
normes contractuelles, qui obligent un Etat à tolérer des
actes d'Etats étrangers dans une certaine portion de terri-
toire, ou à s'y abstenir lui-même de certains actes. Bien au
contraire, le caractère réel ou quasi réel de semblables nor-
mes contractuelles ne pourrait être affirmé que s'il était pos-
sible de prouver l'existence, d'une norme de droit internatio-
nal positif qui attache à la conclusion de traités ayant sem-
blable contenu le pouvoir d'obliger non seulement l'Etat qui
a conclu le traité, mais aussi l'Etat qui succède sur la por-
tion de territoire à laquelle se réfère la norme contractuelle.
(ios) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 221

D. — LA HAUTE MER.

(Théorie de la « liberté des mers ».)

Le domaine de validité du droit interne subit une impor-


tante extension au delà des frontières proprement dites du
territoire de l'Etat (au sens strict du mot), non seulement par
suite du fait que quelques actes étatiques, en particulier des
actes de contrainte, peuvent être valablement accomplis sur
le territoire d'un autre Etat, soit sur la base du droit inter-
national général, soit sur la base d'un droit conventionnel
particulier, màis encore, et surtout, parce qu'en principe
tous les actes juridiques peuvent être faits en haute mer.
Comme tous les Etats ont ce droit, on dit que le droit inter-
national garantit la liberté des mers. On a coutume ordinai-
rement de définir la liberté des mers en disant que la haute
mer ne peut être soumise à aucun pouvoir étatique ou que
toute souveraineté territoriale sur des portions de haute mer
et par conséquent toute occupation durable de cette hauto
mer est impossible en droit international. On ne considère
sans doute pas la mer comme res nullius, mais en revanche,
pour cette raison, comme res communis. Ceci signifie, si on
veut l'exprimer d'une façon juridiquement correcte, que la
haute mer fait partie du domaine de validité de l'ordre éta-
tique comme le territoire de l'Etat proprement dit (à l'inté-
rieur des frontières); mais que, comme elle fait partie du
domaine de validité de tous les ordres étatiques, aucun Etat
n'a le droit d'empêcher un autre Etat d'accomplir des actes
étatiques en haute mer, comme il a le droit de le faire sur son
propre territoire. Cependant, un Etat n'a pas le droit d'accom-
plir en haute mer des actes étatiques sur les navires étrangers
ou ayant effet sur ces navires, donc le droit international
n'oblige pas les Etats étrangers dont ces navires ressortis-
sent à supporter ces actes. Donc, en particulier, des actes
étatiques de contrainte faits en haute mer ne peuvent porter
aucune atteinte illicite au domaine de validité territorial
d'un autre Etat, à moms qu'il ne s'agisse d'actes de contrainte
commis par un Etat sur les navires d'un autre Etat ou contre
a« H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (io6)
eux. Sur ses propres navires, tout Etat a donc le pouvoir de
faire des actes de contrainte dans les mêmes conditions que
sur son territoire proprement dit, c'est-à-dire qu'il a, en
principe, seul ce pouvoir, à l'exclusion de tout autre. Sur
ses propres navires, la souveraineté territoriale lui appar-
tient donc comme à l'égard de son territoire proprement dit.
Ainsi, tandis qu'à l'égard du territoire étatique proprement
dit, tous les autres Etats sont obligés, en principe, de s'abste-
nir de tous actes de contrainte, et que l'État maître du terri-
toire a le droit de ne supporter aucun acte d'un autre État,
en particulier aucun acte de contrainte, en ce qui concerne la
haute mer, tous les Etats sont obligés de supporter, de ne
pas empêcher les actes et en particulier les actes de contrainte
de tous les autres Etats, sauf les actes faits sur ou dirigés
contre leurs propres navires. En haute mer, tout Etat a le
droit de faire des actes étatiques, en particulier des actes de
contrainte, excepté sur les navires des autres Etats ou dirigés
contre eux, c'est-à-dire produisant effet à leur égard. En con-
séquence, tout Etat a le droit de faire naviguer ses navires
en haute mer, de se livrer à la pêche, ou de permettre la
pêche, de poser ou de laisser poser des câbles, d'extraire ou
de laisser extraire du sel, bref d'utiliser la haute mer à tous
les points de vue, dans la mesure précisément où tous les
autres Etats sont obligés de ne pas le troubler dans cette
activité, c'est-à-dire de ne pas porter atteinte à la liberté des
mers. A l'endroit où le bâtiment d'un Etat se trouve, pêche
ou extrait du sel, aucun bâtiment d'un autre Etat n'a le droit
de vouloir se trouver en même temps et accomplir les actes
en question. Si un Etat a placé un câble à un endroit déter-
miné, aucun autre Etat ne peut écarter ce câble pour en
placer un lui-même. On doit admettre la règle de droit, sui-
vant laquelle les premiers arrivés ont la priorité, sans que
cependant on puisse là-dessus fonder un droit permanent à
utiliser dans l'avenir cet emplacement de façon exclusive.
Tout ceci vaut en principe, en temps de paix comme en temps
de guerre, et pour les bâtiments de commerce comme pour
les navires de guerre.
On soutient parfois qu'en haute mer tous les bâtiments
(io7) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 223

sont soumis au droit de l'Etat dont ils portent légitimement


le pavillon. On les appelle des « territoires flottants » et on
en conclut que tous les faits qui se passent en haute mer
s'apprécient exclusivement d'après le droit de l'Etat du
pavillon, et sont soumis exclusivement à la juridiction de cet
Etat. Mais cette thèse est inexacte. De même que lorsqu'un
fait contraire au droit civil ou pénal se produit sur le terri-
toire d'un Etat déterminé, cette circonstance n'exclut pas la
compétence d'un autre Etat pour accomplir un acte de con-
trainte, ou la procédure préparatoire contre le coupable, sur
son propre territoire, de même, si des faits analogues se
produisent sur le bâtiment d'un Etat, la compétence des
autorités administratives et juridictionnelles d'un autre Etat
n'est pas du tout exclue par là. Le domaine de validité terri-
torial du droit interne a moins trait au lieu où doivent se
passer les faits-conditions, qu'à celui où doit être situé le fait
conditionné, la conséquence juridique, l'acte de contrainte.
De même qu'un acte juridique passé à l'étranger, ou un
crime, commis à l'étranger, un acte juridique passé sur un
navire étranger ou un crime qui y est commis forment la
condition possible pour une action devant des juridictions
civiles ou répressives internes, sans qu'il en résulte une
atteinte illicite à la compétence territoriale de l'Etat du
pavillon. Par exemple : un sujet espagnol commet un délit
politique sur un navire espagnol. Il parvient à se sauver sur
un navire français. Le cas doit se traiter de la même façon
que s'il s'agissait de la fuite d'un délinquant politique
d'Espagne en France. En l'absence d'une obligation d'extra-
der résultant d'un traité, les autorités françaises sont com-
pétentes pour poursuivre le délit. Ou encore : un crime est
commis sur un navire de l'Etat A; le bateau sombre; après
le naufrage, l'auteur du crime est recueilli sur un navire de
l'Etat B. Dans ce cas-là les autorités de l'Etat B sont compé-
tentes à poursuivre le délit. Ce qui fait d'un bâtiment qui se
trouve en haute mer un « territoire flottant », c'est exacte-
ment le fait qui fonde la souveraineté territoriale en ce qui
concerne le territoire proprement dit : dans cet espace, seul,
en principe, l'Etat territorial a le droit de faire des actes de
224 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (108)

contrainte, tous les autres Etats étant obligés de s'abstenir


d'actes de contrainte. Le principe d'après lequel le bâtiment
d'un Etat doit être considéré comme un « territoire flottant »
subit une atteinte, comme Verdross l'a déjà constaté, non pas
lorsqu'un autre Etat que l'Etat du pavillon évoque devant
lui des faits qui se sont produits en haute mer, mais seule-
ment lorsque cette manière d'agir entraîne une intervention
dans le domaine de compétence territoriale exclusivement
réservé à l'Etat du pavillon, parce qu'il accomplit des actes
étatiques sur des navires étrangers ou tels qu'ils puissent
avoir un effet sur ceux-ci. A quoi il faut ajouter cette seule
restriction : qu'une violation du droit international, c'est-1
à-dire dans ce cas une violation de la souveraineté territo-
riale d'un Etat s'étendant à ses navires ne peut pas résulter
de tout acte émanant d'un Etat étranger, mais seulement
d'un acte ayant directement ou indirectement le caractère
d'un acte de contrainte. Autre signification de la thèse que
le navire en haute mer est « territoire flottant de l'Etat du
pavillon » : un enfant né sur un navire est traité juridique-
ment comme s'il était né sur le territoire proprement dit de
l'Etat du pavillon; c'est là une conséquence de droit positif
du fait que la souveraineté territoriale de l'Etat du pavillon
s'étend sur son bâtiment.
La liberté des mers consiste donc juridiquement dans l'obli-
gation imposée aux Etats par une règle du droit international
général de supporter les actes des autres Etats que l'on vient
de caractériser, avec la restriction dont il a été parlé.
L'affirmation que la mer serait libre parce qu'on ne pourrait
en prendre possession de façon durable ne constitue pas une
justification juridique du principe de la liberté des mers.
Car, abstraction faite de ce que l'occupation d'une portion
déterminée de la haute mer, c'est-à-dire sa soumission à la
souveraineté durable et réelle d'un Etat, ne doit pas être
considérée comme exclue a priori, c'est une question techni-
que et non une question de droit. Mais on ne peut admettre.
l'opinion suivant laquelle une occupation de la haute mer
serait exclue suivant le droit international, parce que le droit
international attacherait à l'occupation effective d'un terri-
(iog) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 225

toire sans maître la conséquence juridique de la compétence


exclusive de l'Etat occupant, mais ne ferait pas de même
pour l'occupation d'une portion de la haute mer. Ceci signi-
fierait notamment que le principe de l'effectivité, qui domine
le droit international, n'aurait aucune valeur en ce qui con-
cerne la haute mer; et cette restriction serait à peine conci-
liable avec la validité universelle qui est inhérente à ce prin-
cipe. Si un Etat parvenait à placer effectivement sous sa
souveraineté une portion de la haute mer, à être de façon
durable en état d'empêcher sur cette portion tout acte de
contrainte directe ou indirecte d'un autre Etat, le droit
international reconnaîtrait sans doute cet état de fait, c'est-
à-dire en ferait un état de droit. La différence avec une occu-
pation sur la terre ferme, sur un territoire sans maître, con-
sisterait en ce que cette occupation-ci aurait lieu sans
violation des droits d'autres Etats, tandis que l'occupation
en haute mer porterait atteinte aux droits d'autres Etats,
notamment à ceux qui résultent de l'obligation pour l'Etat
occupant, de permettre aux autres Etats de faire des actes
étatiques sur le territoire occupé aussi. Le principe de l'effec-
tivité a précisément pour conséquence qu'un état de droit
peut être fondé sur des actes, qui constituent eux-mêmes
une violation du droit. Mais ceci est également possible sur
la terre ferme. Je répète ce que j'ai déjà exposé sur ce point.
Lorsqu'un Etat cède par traité un territoire à un autre Etat
mais ne l'évacué pas en fait, il conserve juridiquement sa
souveraineté territoriale sur ce territoire, quoiqu'il viole
ainsi son obligation conventionnelle; c'est même unique-
ment par cette violation du droit qu'il maintient le même
état de droit par rapport au territoire en question. Tant qu'il
ne l'évacué pas effectivement, et tant que l'autre ne l'occupe
pas effectivement, ce territoire reste au point de vue juridi-
que son propre territoire. Un Etat qui, sans titre juridique,
occupe le territoire d'un autre Etat avec la prétention d'en
faire son propre territoire, et le soumet de façon durable à
sa souveraineté et écarte en ce faisant la souveraineté effec-
tive de l'Etat qui avait jusqu'alors la souveraineté territo-
riale, étend ainsi, d'après le droit international, sa propre

IV. — 1935. i»
226 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (no)

souveraineté territoriale sur le territoire occupé, et fait cesser


la souveraineté de l'autre Etat. La violation du droit non
seulement n'empêche pas le nouvel état de droit, mais elle
le fonde même directement.
Cependant, le problème d'une occupation de portions de
la haute mer n'est pas encore devenu un problème de droit
positif et il pourrait bien ne pas le devenir pour des raisons
d'ordre technique. Mais il ne faut pas affirmer théorique-
ment qu'en droit international, une telle occupation avec les
mêmes effets qu'une occupation sur la terre ferme soit exclue :
on ne saurait le démontrer. On peut seulement établir qu'elle
est défendue, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit impossible
juridiquement.
L'occupation du sol comme du sous-sol de la mer est possi-
ble d'après le droit international, tout comme l'occupation de
la terre ferme. L'atmosphère au-dessus de la haute mer est
régie suivant les mêmes principes juridiques que celle-ci.

E. — LA MER TERRITORIALE.

On discute si la mer territoriale est une partie de la haute


mer, placée par conséquent, en règle, sous le principe de la
liberté des mers, restreint cependant par certains privilèges
appartenant à l'Etat riverain, ou si la mer territoriale fait
partie du territoire proprement dit de l'Etat riverain et tombe
par conséquent sous sa souveraineté territoriale, grevée
cependant de certaines servitudes légales. Tant qu'il ne
s'agit que de constructions juridiques différentes, c'est-à-
dire d'interprétations théoriques de la même réalité juridique,
et cette réalité consiste dans les règles de droit international
positif concernant la situation de la mer teritoriale, la réponse
à cette question est d'une importance secondaire. Seulement
on ne doit pas se laisser entraîner à tirer de la construction
théorique, en faveur de laquelle on a opté, des conclusions
quelconques sur l'existence ou la non-existence de droits et
d'obligations de l'Etat riverain ou d'un autre Etat à rencontre
de l'Etat riverain. Il est bon, en conséquence, d'établir tout
d'abord l'existence de ces obligations et de ces droits d'après
(m) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 227

le droit international en vigueur, dans la mesure où celui-ci


peut être déterminé de façon certaine.
En ce qui concerne tout d'abord l'étendue de la mer terri-
toriale, on discute beaucoup en théorie et en pratique. En
général, on pourra dire que la mer territoriale est cette parti©
de la pleine mer que l'Etat riverain peut dominer de la côte
de façon permanente. On considère comme la ligne des côtes
la laisse de basse mer. L'étendue de la mer territoriale se
détermine donc, comme M. Verdross l'a montré de façon pe-
remptoire, d'après le principe fondamental en droit internatio-
nal de réflectivité 1 . Les diverses tentatives pour délimiter
l'étendue de la mer territoriale, soit d'après la portée du
canon, soit d'après le ¡principe de la zone dite des trois milles,
ne doivent être considérées que comme une expression du
principe de l'effectivité.
La colonne d'air qui se trouve au-dessus de la mer terri-
toriale et le sol qui se trouve en-dessous participent de sa
condition juridique.
Au surplus, la mer territoriale, d'après le droit en vigueur,
n'est pas soumise sans restrictions à la souveraineté terri-
toriale de l'Etat riverain; pas plus que le principe de la liberté
des mers ne s'y applique sans limitation. Tout d'abord, l'Etat
riverain est obligé par le droit international général de tolérer
le passage paisible des navires de commerce et de guerre des
Etats étrangers, au moins en temps de paix, et d'après bien
des auteurs, également en temps de guerre. En particulier,
il n'a pas le droit de subordonner ce passage au paiement de
taxes quelconques. Il n'y a donc pas de différence touchant le
libre passage entre la situation juridique en haute mer et
celle dans les eaux territoriales; il existe, par contre, une
différence essentielle avec le droit relatif au territoire de
l'Etat proprement dit. L'obligation pour l'Etat riverain de
permettre le passage inoffensif des navires de guerre et de
commerce des autres Etats dans ses eaux territoriales cons-
titue une limitation très importante de la souveraineté terri-
toriale de l'Etat, si l'on considère que la mer territoriale est

i. Die Verlassung der Völkerrechtsgemeinschalt (1926), p. 206 et suiv.; et


Recueil des Cours de l'Académie de Droit international, t. 30 (1929-V), p. 393.
228 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (naj
soumise à la souveraineté territoriale de l'Etat riverain. Le
droit de libre passage comprend aussi, d'après la manière
de voir communément admise, le droit à un certain séjour,
dans la mesure où celui-ci est nécessaire dans l'intérêt de la
navigation (art. 7 du projet du Comité d'experts de la Société
des Nations pour la codification du droit international).
Cependant, un séjour plus long n'est possible qu'avec le
consentement de l'Etat riverain. L'Etat riverain peut l'inter-
dire, en particulier à proximité des ports de guerre, ou le
subordonner à certaines conditions, et peut obliger, au
besoin par la force, les navires des autres Etats à observer
les règles de son propre droit sur ce point; et pour ce faire
il peut se livrer à des actes de contrainte à bord des navi-
res séjournant d'une façon illégale dans sa mer territoriale,
ou contre eux. Il s'agit là d'actes de contrainte du droit
interne. A cet égard, les navires étrangers sont soumis à la
puissance étatique de l'Etat riverain. Mais ceci ne s'applique
qu'aux navires de commerce d'Etats étrangers et non aux na-
vires de guerre. Le libre passage des navires de guerre peut, à
la vérité, être soumis de la part de l'Etat riverain à des condi-
tions particulières, c'est-à-dire être soumis à des règles spécia-
les (art. 12 du projet du Comité d'experts cité plus haut), no-
tamment à la nécessité d'une autorisation particulière pour
chaque séjour. Mais lorsqu'elles ne sont pas observées, c'est
d'une violation du droit international qu'il s'agit, et l'Etat
riverain ne peut user que des modes de contrainte propres au
droit international. On peut donc parler d'une souveraineté
territoriale illimitée de l'Etat riverain, dans les eaux terri-
toriales en ce qui concerne la tolérance d'un plus long séjour
des navires de commerce. Mais la situation des navires de
guerre dans les eaux territoriales étrangères n'est pas non
plus la même qu'en haute mer. Dans les eaux territoriales,
la liberté est limitée, bien entendu, sous réserve de l'exter-
ritorialité des navires de guerre.
L'Etat riverain est obligé non seulement de permettre le
libre passage des navires étrangers à travers ses eaux terri-
toriales, mais il doit encore y supporter certains actes de con-
trainte de la part des Etats étrangers, dans la mesure où ils
("3) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 229
sont accomplis sur des bâtiments de ces Etats. Les Etats
étrangers ont le droit d'exercer dans les eaux territoriales le
pouvoir disciplinaire et le pouvoir juridictionnel sur leurs
navires, toutefois dans la mesure seulement où il s'agit de
réprimer des faits qui se sont produits sur leurs bâtiments
mêmes. Cependant, l'Etat riverain peut également faire sur les
navires de commerce des Etats étrangers ou à leur encontre des
actes de contrainte de cette nature; pour les navires de com-
merce qui ont jeté l'ancre dans les eaux territoriales, une par-
tie de la doctrine soutient, conformément à la pratique anglo-
américaine et néerlandaise, que l'Etat riverain a une com-
pétence illimitée en ce qui concerne les actes de contrainte à
faire sur eux ou à leur encontre. Suivant l'opinion qui cor-
respond à la pratique continentale, l'Etat côtier n'est compé-
tent pour procéder à des actes de contrainte sur ou à ren-
contre d'un navire étranger que s'il s'agit de délits commis h
bord du navire étranger qui lèsent ou compromettent des
intérêts légitimes de l'Etat côtier lui-même ou d'un de ses
ressortissants qui ne se trouve pas à bord du navire étranger.
Le principe a été exprimé sous cette forme par une décision de
Conseil d'Etat français de 1806 et adopté ensuite dans de nom-
breux traités internationaux. D'après certains auteurs, il ne
s'agit là que d'une limitation volontaire à la compétence de
l'Etat riverain (Verdross, op. cit., p. 204).
On définit la compétence en question de l'Etat riverain en
disant que les délits commis à bord d'un navire étranger sont
soumis, aux conditions qui ont été indiquées, à la juridiction
pénale de l'Etat riverain (art. 9 du projet de Comité d'experts
précité). Cependant, il s'agit moins ici de la compétence
matérielle des tribunaux de l'Etat côtier, c'est-à-dire qu'il
s'agit moins de savoir si, en principe, les tribunaux de l'Etat
côtier (à l'intérieur de son territoire proprement dit) sont
compétents pour statuer, car ils peuvent l'être sans cela à
l'égard de délits commis à l'étranger, que de savoir si, dans
la poursuite des délits commis sur un navire étranger, les auto-
rités de l'Etat riverain, et en particulier ses autorités de
police, sont compétentes pour prendre des mesures de con-
trainte, par exemple pour procéder à des arrestations sur le
230 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (114;
navire étranger et pour le retenir à cette fin. En haute mer,
cela est exclu en principe. Dans les eaux territoriales, l'Etat
côtier a liberté de le faire. Cependant, en aucun cas, il ne
peut accomplir des actes de contrainte de cette nature sur des
navires de guerre étrangers. Mais on admet que l'Etat côtier
est autorisé à interdire qu'il soit procédé à l'exécution d'une
peine de mort sur un navire de guerre étranger pendant qu'il
se trouve dans ses eaux territoriales. Le domaine de validité
de son ordre, dans le sens exposé précédemment, ne s'étend
cependant pas par là à des navires de guerre; car la sanction
de la norme interne ne peut pas consister en un acte de
contrainte de droit interne à accomplir sur le navire de guerre,
c'est-à-dire que des normes de droit interne peuvent bien,
sous les conditions indiquées, instituer des actes de contrainte
sur les navires de commerce se trouvant dans la mer territo-
riale, ou contre eux, mais non ,pas sur les navires de guerre
étrangers ou à leur encontre. Le droit international délègue,
en effet, au droit interne le soin de déterminer les circons-
tances de fait qui constituent la condition : exécution de la
peine de mort sur un navire de guerre dans les eaux territo-
riales, mais aucune délégation n'intervient relativement à la
détermination de la sanction. L'acte de contrainte que l'Etat
riverain peut opposer à la violation de cette règle de droit,
qui interdit l'exécution de la peine de mort, est celui qui est
directement établi par le droit international général : ce
sont les représailles ou la guerre contre l'Etat du pavillon.
On a encore coutume de signaler d'ordinaire que tous les
faits illicites et tous les actes juridiques commis ou passés dans
les eaux territoriales d'un Etat relèveraient de sa juridiction,
du moment qu'ils ne se seraient pas produits à bord d'un na-
vire étranger. (J'ai exprimé plus haut dans quelles conditions
il en serait ainsi, même s'ils ont eu lieu à bord d'un navire
étranger.) On cite pour la compétence de l'Etat côtier l'exem-
ple du meurtre dans une station balnéaire d'un baigneur étran-
ger par un autre baigneur étranger; ou celui d'un acte juri-
dique passé sur un banc de sable entre des ressortissants
étrangers. On ne peut désigner comme une particularité de
la situation juridique de la mer territoriale le fait que les juri-
(us) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 231

dictions de l'Etat côtier soient compétentes dans ces hypothè-


ses et que son droit soit applicable. Le droit interne peut,
sans violer le droit international, s'appliquer à de tels faits-
conditions qui se sont produits en territoire étranger. En l'ab-
sence de conventions contraires ou d'une norme de droit
interne, qui prescrivent l'application dans ces cas du droit
étranger, c'est-à-dire qui délèguent le droit étranger, le droit
interne, civil et pénal peut être appliqué devant les tribunaux
internes à de semblables faits. Les règles du droit privé et
du droit pénal dit « international » sont, en général, du droit
national lorsqu'elles ne sont pas contenues dans un traité in-
ternational.
Par contre, il est important de noter au point de vue du
régime juridique de la mer territoriale, et ceci constitue une
grande différence avec celui de la haute mer, que l'Etat rive-
rain a le droit d'interdire la pêche côtière et le cabotage aux
bateaux et aux ressortissants d'Etals étrangers, c'est-à-dire a
le droit de les réserver à ses propres nationaux et à ses pro-
pres bâtiments. Les normes du droit interne peuvent donc,
sans contrevenir au droit international, rattacher à des faits'
portant atteinte au droit exclusif de l'Etat riverain en matière
de pêche et de cabotage des actes de contrainte constituant des
mesures de police ou de poursuites judiciaires et accomplis
dans les eaux territoriales contre des navires étrangers et sur
des navires étrangers. Des règles du droit interne de l'Etat
riverain peuvent, sous la sanction d'actes de contrainte de
cette nature, réglementer pour l'étendue de la mer territoriale:
la signalisation, le balisage, l'emploi de pilotes, les moyens
d'éviter les collisions en mer, l'assistance en cas d'échoue-
ment, la protection des câbles sous-marins, les douanes, les
questions sanitaires. Toutes ces règles sont obligatoires pour
les navires qui traversent les eaux territoriales (compétence
de l'Etat riverain pour prendre des mesures concernant la
police de la navigation, des douanes, de la pêche, de la
chasse, la police sanitaire). L'Etat riverain est encore com-
pétent, en particulier dans le cas d'abordage de navires,
même lorsque ceux-ci sont de nationalité étrangère, y com-
pris le cas où ils arborent le même pavillon étranger; ses
232 H. KELSEN. —DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (116)
tribunaux sont compétents pour établir la faute des bâti-
ments intéressés d'après le droit interne, et pour determinei
les conséquences civiles et pénales de cette faute; et ses
organes d'exécution pour agir en conséquence, c'est-à-dire
pour procéder à des actes de contrainte à l'encontre des
navires étrangers ou à leur bord dans les eaux territoriales.
Si l'on considère dans leur ensemble les normes juridiques
valables pour la mer territoriale, il apparaît que la situation
de l'Etat riverain ressemble beaucoup plus à celle qui lui est
faite sur son territoire proprement dit qu'en haute mer.
Tandis que le domaine de validité de l'ordre juridique interne,
relativement à l'exécution de l'acte de contrainte, trouve en
haute mer ses limites dans le caractère étranger d'un navire,
dans les eaux territoriales ce n'est le cas que s'il s'agit d'un
navire de guerre étranger. Sans doute, et c'est par là que
la mer territoriale se distingue du territoire proprement dit,
l'Etat riverain doit, en principe, supporter certains actes de
contrainte de la part d'Etats étrangers dans les eaux terri-
toriales, dans la mesure où ils sont exécutés sur des navires
étrangers. Il y a certainement là une limite à sa souveraineté
territoriale. Mais ces navires étrangers, exception faite des
navires de guerre, n'excluent pas en principe la validité ter-
ritoriale de l'ordre juridique de l'Etat riverain. Son domaine
de validité s'étend aussi à eux. Mais sur le navire de com-
merce étranger dans la mer territoriale, le domaine de vali-
dité territorial du droit interne de l'Etat riverain et celui de
l'Etat du pavillon se pénètrent (en haute mer, chaque navire
ressortit exclusivement au domaine de validité territorial de
l'Etat du pavillon). Si l'on admet que la restriction à la sou-
veraineté territoriale de l'Etat riverain consiste en ce que,
en cas de délits commis à bord de navires étrangers, et ne
portant pas atteinte aux intérêts de l'Etat riverain, celui-ci
n'ait pas compétence pour procéder à des actes de contrainte
sur le navire étranger ou à son égard, si l'on admet que cette
restriction n'est pas exigée par le droit international géné-
ral, mais n'est qu'une restriction volontaire émanant de
certains Etats riverains, la seule différence qui subsiste entre
la situation juridique du territoire étatique proprement dit et
(ii7l ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 233

celle de la mer territoriale est que l'Etat riverain est obligé


dans la mer territoriale de supporter le passage inoffensif des
navires de guerre et de commerce étrangers, ainsi que cer-
tains actes de contrainte de la part des Etats étrangers sur ces
navires. Il serait donc tout à fait possible de considérer la
mer territoriale comme faisant partie du territoire propre-
ment dit de l'Etat riverain, sous la réserve d'une servitude
légale au profit des navires des Etats étrangers (Schücking).
Il est en tout cas plus exact d'admettre une souveraineté
territoriale limitée de l'Etat riverain que de définir la mer
territoriale comme une portion de la haute mer à laquelle
s'appliquerait une liberté des mers restreinte.
A cet égard, c'est une chose sans importance que, d'après
le droit de l'Etat riverain, un enfant né sur un bateau étran-
ger dans la mer territoriale soit considéré comme né en terri-
toire étranger. Le lieu de naissance d'un individu n'entre en
ligne de compte, au point de vue du domaine de validité
territorial d'un droit interne, que dans la mesure où il s'agit
de l'obligation d'enregistrer la naissance. Laisser ce soin
aux autorités de l'Etat riverain n'est guère possible, ne
serait-ce que pour des raisons techniques. La fiction suivant
laquelle l'enfant serait né à l'étranger signifie donc sim-
plement qu'il n'existe pás d'obligation d'enregistrer à la
charge de l'Etat riverain, dont la règle juridique générale,
d'après laquelle toute naissance qui a lieu sur le territoire
de l'Etat doit être enregistrée par les autorités locales,
subit une exception lorsqu'il s'agit de naissance sur un
navire étranger dans la limite des eaux territoriales. Si,
d'après le droit de l'Etat riverain, la nationalité était fon-
dée sur la naissance dans le territoire de l'Etat, et si le droit
de cet Etat traitait la naissance sur un navire étranger se
trouvant dans les eaux territoriales comme une naissance à
l'étranger, il existerait alors aussi une exception à la règle
déterminant l'acquisition de la nationalité. Par rapport au
navire de commerce étranger se trouvant dans ses eaux
territoriales, la situation de l'Etat riverain, dans tous les
autres domaines, est tellement identique à celle qui lui est
faite sur son territoire proprement dit, qu'il est scientifi-
234 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (118)
quement préférable d'interpréter comme une restriction
exceptionnelle la façon dont on traite la naissance d'un
enfant sur un navire de commerce étranger se trouvant dans
les eaux territoriales.
En somme, l'espace occupé par un navire de commerce
étranger se trouvant dans la mer territoriale fait partie du
territoire proprement dit de l'Etat riverain; celui-ci est cepen-
dant tenu de laisser l'Etat du pavillon accomplir dans cette
partie de son territoire, c'est-à-dire du territoire de l'Etat
riverain, certains actes de contrainte. Et si le droit de l'Etat
riverain prescrit l'enregistrement des naissances qui se pro-
duisent sur son territoire ou attache à la naissance sur son
territoire l'acquisition de sa nationalité, la naissance sur des
navires de commerce étrangers en mer territoriale est tou-
jours exceptée de cette règle. Tout cela par le droit inter-
national.

§ 3. — La détermination du domaine de validité


personnel du droit étatique par le droit international
(Le peuple).

A. — L E PRINCIPE ET LES EXCEPTIONS (EXTERRITORIALITÉ).

L'Etat est déterminé à tous égards par le droit interna-


tional : on le voit au fait que tous les exposés du droit
international positif présentent, sans douter un instant qu'ils
doivent le faire, la théorie des « éléments de l'Etat » (pouvoir
ou organisation, territoire, peuple), en sorte que l'existence
juridique tout entière de l'Etat apparaît avoir pour base le
droit international.
Cette relation se manifeste en particulier aussi quant à
cet élément qu'on désigne sous le terme de « peuple » et qui
se définit juridiquement comme le domaine de validité per-
sonnel du droit étatique.
Tous les problèmes de la théorie "de l'Etat ou du droit
public qui se rattachent au « peuple » résultent sans excep-
tion de la question suivante :
Quels individus sont habilités et obligés par les normes
(IIÇ>) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 235

du droit étatique, et par quels procédés, c'est-à-dire dans


quelle relation au droit étatique, ces individus peuvent-ils se
trouver?
Ils sont dans une relation passive, dans une relation d'obli-
gation, c'est-à-dire qu'ils sont soumis à la puissance étatique,
ou mieux soumis au droit étatique, au sens propre et étroit
du mot, lorsque ce droit ordonne un acte de contrainte envers
ces individus, s'ils se conduisent d'une certaine façon.
Et ils sont dans une relation active de droit, dans une rela-
tion d'habilitation ou de droit subjectif, lorsque le droit les
fait participer à la création des normes individuelles ou géné-
rales dont il est formé. A cet égard, il faut surtout insister
sur les droits politiques, qui comprennent aussi la nomination
des individus comme organes de l'ordre, en particulier
comme fonctionnaires 1 . La théorie du « peuple », c'est-à-
dire du domaine de validité personnel du droit étatique,
entre en ligne de compte du point de vue du droit interna-
tional, surtout en tant que ce droit trace des limites à ce
domaine personnel comme il fait du domaine de validité
territorial. Le problème de droit international du domaine
de validité personnel du droit étatique se formule dans cette
direction en ces termes : Quels sont les individus que ce droit
peut obliger ou ne pas obliger, à qui il peut donner des droits
ou ne pas en donner? Sur ce dernier point, il n'existe en
général aucune limite de droit international. Le droit inter-
national général ne soustrait aucune catégorie d'individus
au droit étatique, en ce sens qu'il ne permettrait pas à ce
dernier de leur conférer des droits. Ou en d'autres termes :
Une législation nationale ne peut pas se mettre en opposi-
tion avec le droit international général par le fait qu'elle
accorde des droits à des individus quels qu'ils soient.
A cet égard, le domaine de validité personnel du droit
interne n'est pas limité par le droit international. Mais pas
davantage quant à l'établissement d'obligations à la charge
des individus par le droit interne, il n'existe de règle qui
restreigne son domaine de validité personnel d'une façon
aussi générale que cela se produit pour le domaine de vali-
1. Cf. sur ce point mon Allgemeine Staatslehre.
236 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (120/

dite territorial. Il faut plutôt admettre que le principe du


droit international est que le droit interne est compétent,
d'après le droit international, pour obliger tous les indi-
vidus. Ou en d'autres termes : l'Etat a le droit — un droit
qui est reconnu et, par conséquent, conféré par le droit inter-
national — de soumettre en principe tous les individus à sa
puissance, mais seulement en respectant la limite tracée par
le droit international à son domaine de validité territorial,
c'est-à-dire avec la restriction que l'accomplissement de
l'acte de contrainte — qui constitue l'obligation juridique —
ne doit être ordonné que dans les limites du territoire de
l'Etat.
En ce sens, tous les individus qui se trouvent sur le terri-
toire d'un Etat sont, en .principe, soumis à sa puissance,
— non seulement les citoyens, mais aussi les étrangers.
(« Quidquid est in territorio, etiam est de territorio. ») Et ce
n'est qu'en ce sens que les individus sont soumis à la puis-
sance de l'Etat, et en particulier aussi les citoyens, desquels
on prétend habituellement qu'ils sont, à la différence des
étrangers, soumis à la puissance d© l'Etat dont ils ressor-
tissent, même quand ils se trouvent à l'étranger.
Du point de vue juridique pur, cette affirmation signifie
que le droit étatique peut ordonner un acte de contrainte
contre tout acte illicite d'un citoyen, même commis à l'étran-
ger. Mais comme l'accomplissement de ces actes de con-
trainte ne peut avoir lieu, même contre ses propres natio-
naux, que sur le territoire de l'Etat, il n'y a en droit inter-
national aucune différence de principe quant à la soumission
à la puissance de l'Etat entre nationaux qui se trouvent à
l'étranger, et étrangers qui se trouvent à l'étranger. Car
l'Etat ne viole pas le droit international, quand il décide
qu'un acte de contrainte contre un étranger doit être accom-
pli, à titre de réaction contre un acte illicite que l'étranger
a commis à l'étranger, pourvu que cet étranger se trouve sur
son territoire.
Le droit international détermine donc le domaine de vali-
dité de l'ordre juridique étatique en déléguant à cet ordre le
pouvoir d'obliger et d'habiliter des individus quelconques.
(i2t) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 237

Il ne limite le domaine de validité personnel de l'ordre


juridique étatique qu'indirectement, en limitant le domaine de
validité territorial, de sorte que l'acte de contrainte consti-
tuant l'obligation, <et par conséquent le droit subjectif, ne
doit être ordonné et accompli qu'envers des individus qui se
trouvent dans le territoire de l'Etat, au sens propre et étroit
du mot. Il existe cependant une exception très importante à
la règle que le domaine de validité personnel du droit étati-
que n'est pas ou ne peut pas être directement limité par le
droit international.
C'est l'institution de l'exterritorialité. Dans les cas de l'ins-
titution nommée « exterritorialité », le droit international
général limite le domaine de validité personnel du droit
interne d'une manière directe. L'exterritorialité consiste
essentiellement en ce que le droit interne ne peut ordonner
aucun acte de contrainte envers ceux qui jouissent du pri-
vilège d'exterritorialité, même à l'intérieur du territoire de
l'Etat stricto sensu, et en ce que, par suite, l'Etat ou ses orga-
nes ne peuvent accomplir aucun acte de contrainte contre
les bénéficiaires de l'exterritorialité, même lorsqu'ils se trou-
vent sur son territoire.
Exceptions : l'exécution résultant d'actions réelles sur des
biens immobiliers de la personne jouissant de l'exterritoria-
lité, situés sur le territoire; l'exécution pour non-paiement
des impôts fonciers, des impôts sur les professions indus-
trielles et des droits de douane.
Dans cette mesure, l'exterritorialité ne constitue pas
— comme le mot le dit — une limitation du domaine de
validité territorial du droit interne ou de la souveraineté
territoriale de l'Etat, mais une restriction du domaine de
validité personnel, de la souveraineté personnelle de l'Etat.
Il n'y a restriction du domaine de validité territorial qu'en
tant que l'Etat est obligé par le droit international de ne
pas procéder à des actes de contrainte, non seulement contre
la personne jouissant de l'exterritorialité, mais encore dans
son domicile (franchise de l'hôtel). Ce même caractère s'ap-
plique aux règles du droit international concernant l'exterri-
torialité des navires de guerre qui se trouvent dans les eaux
238 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (122)

territoriales. Dans le premier cas, il s'agit d'un territoire,


dans lequel tout acte de contrainte de l'Etat à qui appartient
ce territoire est interdit par le droit international; dans le
second cas, d'un territoire flottant, qui est exempt de la
souveraineté territoriale de l'Etat souverain.
Dans la mesure où il est impossible d'accomplir un acte
de contrainte contre le bénéficiaire de l'exterritorialité, il
est soustrait à la validité obligatoire du droit interne, qui
ne résxdte que de l'acte de contrainte; il y a exemption non
seulement de la juridiction de l'Etat de sa résidence, — comme
l'on dit, — mais exemption de son ordre juridique; ce qui
ne veut naturellement pas dire exemption de tout ordre éta-
tique. Celui qui jouit de l'exterritorialité vis-à-vis de l'Etat
de sa résidence n'est pas soustrait à la validité de l'ordre
juridique de l'Etat dont il est ressortissant ou organe diplo-
matique.
Dans quelle mesure le bénéficiaire de l'exterritorialité
peut-il, selon le droit des gens, ordonner des mesures de con-
trainte sur le territoire de l'Etat de sa résidence, c'est-à-dire
dans quelle mesure cet Etat est-il obligé jure gentium d'ad-
mettre de tels actes de contrainte, c'est une question qui
n'a pas trait à la limitation du domaine de validité person-
nel. Il s'agit dans ce cas-là d'une limitation de la souve-
raineté territoriale.
Ce sont avant tout et en première ligne les Etats étrangers
qui jouissent comme tels du privilège de l'exterritorialité.
Cette exterritorialité des Etats n'est pas identique à celle de
ses agents diplomatiques à l'étranger.
Une règle de droit universellement reconnue, bien qu'elle
ne soit pas absolument incontestée, dit qu'aucun Etat ne peut
être actionné devant les tribunaux par un autre Etat. (« Par
in parem non habet judicium. »)
Si une procédure en justice contre un Etat étranger est
considérée comme inadmissible, c'est essentiellement parce
qu'une telle procédure tend à l'accomplissement d'un acte
de contrainte et en est la préparation!
Par ailleurs, il faut aussi comprendre que cette règle de
droit exclut qu'un Etat puisse être cité devant les autorités
Vi23) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 239

administratives d'un autre Etat; en d'autres termes, la con-


trainte administrativ© ne peut être employée ou des peines
administratives prononcées contre un Etat étranger.
En réaction à un acte illicite commis par un Etat, c'est-
à-dire par un individu, mais imputable à l'Etat, ne peut
intervenir que l'acte de contrainte prescrit par le droit inter-
national ou la procédure qui le prépare ou le réalise, mais
non la sanction établie par le droit interne et la procédure
par laquelle les autorités nationales la préparent et la réa-
lisent.
La signification pratique du principe de l'exterritorialité
des Etats vis-à-vis des autres Etats est considérablement res-
treinte par le fait que le bénéficiaire de l'exterritorialité est
une personne juridique et que, par suite, seules les infractions
civiles et administratives — à l'exclusion en somme des
infractions criminelles — entrent en ligne de compte comme
conditions d'un acte de contrainte dirigé contre la personne
juridique, c'est-à-dire uniquement contre son patrimoine.
Si l'on fait abstraction du cas d'une convention de droit
privé entre deux Etats, par exemple pour l'achat d'un hôtel
d'ambassade, un Etat n'apparaît que rarement comme per-
sonne juridique dans le domaine du droit civil et du droit
administratif d'un autre Etat, c'est-à-dire comme sujet d'actes
juridiques de droit civil, en tant qu'industriel, entrepreneur,
etc. (dans un rapport avec des citoyens de l'autre Etat).
Si ce cas se rencontre, les personnes qui agissent en tant
qu'organes de l'Etat étranger dans sa qualité de personne
juridique du droit civil et du droit administratif ne jouissent
aucunement du privilège d'exterritorialité, et le droit inter-
national n'interdirait nullement de les rendre responsables
personnellement pour violation des prescriptions adminis-
tratives.
L'acte de contrainte ne serait pas dirigé ici contre l'Etat
envisagé comme personne juridique, mais contre un individu
qui, en tant qu'il viole des normes de droit, ne doit pas
nécessairement être considéré comme organe de la personne
juridique.
Si, par exemple, l'Etat A exploite sur le territoire de
24o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (124)

l'Etat B une manufacture de tabacs, le directeur, responsable


de cette entreprise, peut être l'objet de sanctious pour inobser-
vation des prescriptions de police de l'industrie sans viola-
tion de l'exterritorialité de l'Etat étranger.
Il en irait différemment en cas d'action civile contre l'Etat
étranger en tant qu'entrepreneur. Une exécution sur les biens
d'un Etat étranger situés sur le territoire de l'Etat demandeur
serait une exécution contre la personne juridique Etat elle-
même. Si on admet l'exterritorialité de la personne juridique
Etat, cela signifie avant tout qu'on admet qu'il est exempt
des normes du droit civil. Une activité quelconque de l'Etat
étranger en tant que personne juridique, est-elle possible
dans ces conditions? C'est une question que nous n'avons
pas à examiner ici.
En tous les cas, à notre époque, on peut comprendre que les
attaques contre le principe de l'exterritorialité de l'Etat
soient d'autant plus nombreuses depuis quelque temps que
les cas se multiplient dans lesquels un Etat exerce une acti-
vité d'entrepreneur sur le territoire d'un autre Etat. Certains
auteurs considèrent que l'Etat, tant qu'il n'apparaît sur le
territoire d'un autre Etat que comme sujet de droit privé
et non comme titulaire de la puissance publique, est soumis
à l'autorité de ce dernier, c'est-à-dire à son droit et aux auto-
rités administratives et judiciaires qui l'exécutent. Lorsqu'il
s'agit d'actions réelles relatives à des biens immobiliers ou
lorsque l'Etat se soumet volontairement au droit d'un autre
Etat dans un cas concret pour certaines affaires, on n'admet
généralement aucune exterritorialité, ou tout au moins admet-
on une limitation de l'exterritorialité.
De même quelques auteurs de droit international admettent
(d'autres, à vrai dire, le contestent) qu'un Etat qui se porte
lui-même demandeur devant les tribunaux d'un autre Etat
se soumet par là même au droit de cet Etat, et par là aussi à
sa juridiction et à l'exécution qui pourrait résulter d'une
demande reconventionnelle.
Bien entendu, tout Etat est libre de ne conclure un acte
juridique de droit privé avec un autre Etat ou de ne l'admet-
tre à exercer sur son territoire une activité de droit privé que
¡125) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 241

sous la condition que celui-ci se soumette à son droit; mais


si l'Etat est admis sans cette condition il jouit de l'exterri-
torialité.
Le problème de l'exterritorialité de l'Etat devient de la
plus haute importance vis-à-vis d'un Etat tel que la Russie,
qui a le monopole du commerce extérieur et par suite une ma-
rine marchande au moyen de laquelle elle commerce comme
un commerçant privé non seulement avec d'autres Etats, mais
aussi avec des particuliers étrangers. L'accord provisoire
conclu entre le gouvernement allemand et la République des
Soviets (6 mai 1921) est très caractéristique à cet égard. Il
statue dans son article 13 alinéa 1 que le gouvernement
russe se soumet aux tribunaux allemands quant aux actes
juridiques conclus en Allemagne et quant à leur résultat
économique, quant aux obligations de droit privé; il ne se
soumet à la juridiction et à l'exécution forcée allemandes
que dans la mesure où il s'agit d'obligations résultant d'actes
juridiques, passés avec des citoyens, firmes ou personnes
juridiques allemands, après la ratification de cet accord...
Par ailleurs, les biens du gouvernement russe jouiront en
Allemagne de la protection usuelle du droit des gens. En
particulier, ils ne seront pas soumis à la juridiction et à
l'exécution forcée allemandes dans tous les cas qui ne ren-
trent pas dans les termes de l'alinéa 1.
En outre, l'article 281 du Traité de Versailles dispose :
« Si le gouvernement allemand se livre à des opérations de
commerce international, il n'aura, à ce point de vue, ni ne
sera considéré comme ayant aucun des droits, privilèges et
immunités de la souveraineté. »
L'accord de Bruxelles du 26 avril 1926 conclu entre 20 Etats
(mais non ratifié) soumet en principe les navires de la
marine marchande d'Etat à l'autorité juridictionnelle de
l'Etat sur le territoire duquel le commerce a lieu.
Jouissent en outre, selon le droit international général, du
privilège de l'exterritorialité : Les chefs d'Etats étrangers,
les missions diplomatiques, les consuls investis d'attribu-
tions juridictionnelles, certaines commissions internationa-
les, les délégués à la Société des Nations, l'armée en terri-
IV. _ 1932. 16
242 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (126)

toire occupé, les vaisseaux de guerre et les navires d'Etat,


les membres de la Cour permanente d'Arbitrage et de la
Cour de Justice internationale de La Haye.

B. — L A NATIONALITÉ.

En droit international, dans la théorie de la population


considérée comme le domaine de validité quant aux person-
nes du droit interne, on a coutume de traiter traditionnelle-
ment moins le problème de l'exterritorialité, c'est-à-dire la
limitation apportée par le droit international à ce domaine
de validité, que l'institution de la nationalité et la condition
juridique des étrangers. La distinction entre nationaux et
étrangers n'entre en ligne de compte qu'en tant que l'Etat
est obligé, suivant le droit des gens général, d'admettre dans
son ordre juridique l'institution de la nationalité et, par là,
la distinction, en droit, des nationaux et des étrangers et de
donner un certain contenu aux règles sur l'acquisition et la
perte de la nationalité qui en découlent. Cette distinction se
manifeste, en outre, en tant que l'Etat est obligé, suivant le
droit international général, de traiter les ressortissants d'un
autre Etat d'une certaine manière, de sorte que celui-ci a
droit au point de vue du droit international à un certain trai-
tement de ses ressortissants de la part du premier, et que
celui-là, s'il ne traite pas les ressortissants de l'autre Etat
de façon adéquate, commet une violation du droit interna-
tional, c'est-à-dire porte atteinte au droit de l'autre Etat. Du
point de vue international, la violation du droit des gens
commise en ne traitant pas les ressortissants d'un Etat étran-
ger comme il convient ne consiste pas nécessairement en
ce que des droits subjectifs accordés aux ressortissants de
l'Etat étranger par l'ordre juridique de l'Etat qui a méconnu
le droit international ont été violés. La violation du droit
des gens peut précisément consister en ce que l'ordre juri-
dique interne n'accorde pas de droits aux étrangers, bien
qu'il y ait là pour l'Etat une obligation internationale ou
en ce que certains intérêts des étrangers ont été lésés, qu'il
n'est pas nécessaire ou même possible de> garantir par l'oc-
(i27) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 243

troi de droits subjectifs. En faisant abstraction du droit inter-


national conventionnel particulier, qui peut établir au profit
des individus un droit d'action contre les Etats, tant qu'il
s'agit du droit international général, seul entre en ligne de
compte le droit pour un Etat d'exiger d'un autre Etat un
certain traitement de ses ressortissants, c'est-à-dire un droit
d'Etat à Etat et non pas des ressortissants d'un Etat contre
un autre Etat. Il résulte déjà de ce fait qu'en droit des gens
la distinction qui importe n'est pas tant celle entre nationaux
de l'Etat et étrangers qu'entre ressortissants de l'Etat consi-
déré et ressortissants des Etats étrangers. Lorsqu'un individu
n'est le ressortissant d'aucun Etat, aucun autre Etat ne peut
faire valoir un droit relativement à son traitement par un
Etat quelconque. L'heimatlos (l'homme sans patrie) est, sui-
vant le droit international général, privé de protection. Car
le titre en vertu duquel un Etat peut faire valoir à l'encontre
d'un autre un droit à un certain traitement pour des indi-
vidus résulte, suivant le droit international général, de ce
que ces individus sont ses ressortissants.
Les normes en question du droit international général,
qui déterminent l'ordre étatique relativement à l'institution
de la nationalité et au traitement des ressortissants d'Etats
étrangers, ne contiennent aucune limitation du domaine de
validité quant aux personnes de l'ordre juridique interne
comme tel. Le droit international n'oblige pas ici le droit in-
terne à ne pas étendre sa validité à certains individus, par
exemple aux étrangers. Il exige seulement que les règles en
vigueur du droit interne concernant les ressortissants des
Etats étrangers, ainsi que les normes sur l'acquisition et la
perte de la nationalité, aient un certain contenu. Le droit
international prescrit donc que des normes d'un contenu dé-
terminé ne peuvent être édictées à l'égard des ressortissants
d'Etats étrangers, que, par conséquent, des normes d'un con-
tenu déterminé ne peuvent être valables qu'à l'égard des na-
tionaux et non pas à l'égard des ressortissants d'Etats étran-
gers, c'est-à-dire que l'application des normes d'un certain
contenu doit être limitée aux nationaux. La restriction appor-
tée par le droit international au domaine de validité per-
244 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (128)

sonnel ne concerne donc pas ici tout l'ordre juridique interne,


mais seulement des règles d'un contenu tout à fait défini.
Le problème peut donc être présenté théoriquement aussi
comme une détermination du domaine de validité matériel
de l'ordre juridique interne.
On ne peut soutenir sans plus que l'Etat est obligé, suivant
le droit international général, d'accueillir l'institution de la
nationalité dans son ordre juridique et de distinguer juridi-
quement les nationaux des étrangers, c'est-à-dire des ressor-
tissants des autres Etats. Pour l'Etat, tel qu'il est défini par
le droit international, c'est-à-dire pour l'Etat au sens du
droit international, il n'est pas essentiel d'avoir des natio-
naux, mais seulement d'avoir des sujets, c'est-à-dire des
individus vivant sur son territoire et auxquels l'ordre étati-
que impose des obligations et confère des droits. L'Etat n'est
obligé, suivant le droit international, de distinguer entre ses
ressortissants et les ressortissants d'autres Etats que s'il
admet dans son ordre juridique des normes qui, d'après leur
contenu, ne peuvent être valables pour les ressortissants
d'Etats étrangers. Nous verrons plus tard quel est ce contenu.
Si un ordre juridique interne ne contient que des normes qui
peuvent s'appliquer aussi aux ressortissants d'Etats étran-
gers, l'institution de la nationalité n'est pas nécessaire, eu
égard au droit international. Sa nécessité est donc condi-
tionnelle et non pas absolue.
Le droit des gens n'établit pas directement de règles obli-
gatoires en ce qui concerne le contenu des normes relatives à
l'acquisition et à la perte de la nationalité, normes qui per-
mettent de répondre à la question de savoir si un individu
est ou non le ressortissant d'un Etat déterminé. Le droit
interne peut établir des règles quelconques sur les conditions
dans lesquelles on devient ou l'on cesse d'être ressortissant
de l'Etat considéré. En ce qui concerne l'acquisition de la
nationalité, on peut, dans le droit en vigueur des Etats moder-
nes, distinguer deux principes différents : le jus sanguinis et
le jus soli. Suivant le premier, on acquiert la nationalité du
père légitime ou de la mère naturelle; suivant le second, la
nationalité s'acquiert par la naissance sur le territoire de
(i2Q) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 245
l'Etat considéré; naturellement ces deux principes peuvent
être combinés. En principe, la femme prend la nationalité
de son mari, et les enfants légitimés, parfois aussi les enfants
adoptifs, sont assimilés aux enfants légitimes. Le plus sou-
vent, les droits internes permettent l'admission d'un étran-
ger au nombre des nationaux par la naturalisation, c'est-à-
dire par un acte administratif discrétionnaire, parfois aussi
au moyen d'un séjour dans l'Etat présentant certains carac-
tères ou par l'acceptation de fonctions publiques. En cas de
modifications territoriales, les traités internationaux pïé-
voient la possibilité d'une acquisition de nationalité par lá
voie de l'option. On permet aux ressortissants de l'Etat qui
cède le territoire, qui demeurent sur le territoire cédé ou
qui y ont le droit de cité ou qui y sont nés, de choisir la
nationalité de l'Etat auquel est cédé le territoire, ou de con-
server leur nationalité antérieure, ceci parfois sous la condi-
tion de transférer leur domicile dans un certain laps de
temps sur le territoire de l'Etat dont ils désirent conserver
la nationalité. L'obligation, fréquemment stipulée autrefois
au cas où était conservée la nationalité d'origine, non seu-
lement de quitter le pays, mais encore de vendre les immeu-
bles situés sur le territoire cédé, ne se rencontre plus aujour-
d'hui. La règle est qu'il est permis d'emporter les biens
meubles sans payer d'impôts.
La perte de la nationalité est fondée en principe sur
l'exclusion expresse du national à sa demande, du groupe des
nationaux d'un Etat (la dénationalisation); parfois aussi en
l'absence de ou contre sa volonté, elle résulte d'une déchéance
pénale de la nationalité; du mariage, du moins pour la
femme; de la légitimation ou de l'adoption par un étranger,
de l'émigration, c'est-à-dire de l'abandon du territoire de
l'Etat sans esprit de retour; de l'acceptation de fonctions
publiques à l'étranger, particulièrement dans l'armée; éven-
tuellement de l'acquisition d'une nationalité étrangère.
La nationalité signifie l'appartenance d'un individu à un
Etat et constitue comme telle la condition d'application de
certaines normes à cet individu. Lorsque des ordres juridiques
étatiques confèrent aussi une nationalité à des personnes juri-
246 H. KELSEN.—DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (130)
diques, c'est pour assurer l'application à celles-ci de règles,
particulièrement de lois fiscales, qui supposent la nationalité.
La nationalité d'une personne juridique peut, en droit posi-
tif, se déterminer d'après le siège administratif ou d'après
la nationalité des individus auxquels appartient le contrôle
sur la gestion de la personne juridique. Les Tribunaux arbi-
traux mixtes créés par les traités de paix de 1919-1920 ont
adopté ce dernier point de vue.
Les divers droits internes réglant de façons très diffé-
rentes et tout à fait indépendamment les uns des autres l'ac-
quisition et la perte de la nationalité, l'éventualité n'est pas
exclue, et même la possibilité est grande, qu'un individu
possède deux ou plusieurs nationalités (sujet mixte) ou que,
juridiquement, il ne soit ressortissant d'aucun Etat (hei-
matlose ou apolite). Le premier cas se produit, par exemple,
lorsqu'un individu acquiert une nouvelle nationalité sans
perdre sa nationalité antérieure; le second lorsqu'un individu
perd sa nationalité sans en acquérir une nouvelle. Une
double nationalité peut se fonder sur l'assentiment de l'un ou
des deux Etats de l'allégeance desquels il s'agit. Comme
l'acquisition d'une nouvelle nationalité d'après les règles de
l'Etat intéressé ne peut pas entraîner la perte de la nationa-
lité antérieure, et comme la perte de la nationalité surve-
nant d'après les règles d'un droit interne ne motive pas
l'acquisition d'une autre nationalité, les Etats sont libres, en
principe, quant à la réglementation de l'acquisition et de la
•perte de la nationalité. Aucun Etat ne peut toucher, par ses
règles de droit propres, au lien qui unit un individu à un
autre Etat. Pour éviter les conséquences très désagréables
résultant de l'heimatlosat ou de la double nationalité, des
traités entre les Etats sont nécessaires. Ceux-ci, en général,
stipulent avant tout que chacun des Etats contractants ne
permettra aux ressortissants d'un autre des Etats contrac-
tants d'acquérir sa nationalité que s'ils obtiennent de l'Etat
dont ils ressortissaient leur « dénationalisation ». Dans les
traités dits traités Bancroft, conclus en 1868 entre les Etats-
Unis et la Confédération de l'Allemagne du nord, on avait
convenu que lorsqu'un ressortissant des Etats contractants
(i3i) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 247

serait naturalisé dans l'autre et y séjournerait sans interrup-


tion pendant cinq ans, il devrait être considéré comme un
ressortissant de l'Etat qui l'avait naturalisé, aussi par l'Etat
auquel il appartenait précédemment. En cas de retour dans
son ancienne patrie, il ne pouvait être puni qu'en raison des
délits commis avant son émigration et non en raison des
délits commis par le fait de son émigration (en particulier,
par la violation de l'obligation militaire).
Les principes suivant lesquels : tout Etat serait obligé
d'empêcher, dans la mesure du possible, l'heimatlosat de ses
anciens ressortissants; tout Etat devrait empêcher la forma-
tion d'une double nationalité et ne pas imposer, en principe,
à une personne qui possède une nationalité sa propre natio-
nalité; aucun Etat ne devrait déclarer déchus de leur nationa-
lité ses propres nationaux pour avoir négligé leurs obligations
à son égard; la naturalisation ne pourrait avoir d'effets que
lorsque l'acquisition de la nouvelle nationalité émane d'une
personne capable de l'acquérir d'après le droit de son propre
pays, agissant librement et lorsqu'elle est accompagnée d'un
transfert simultané <ie domicile dans le pays qui naturalise;
tous ces principes sont des postulats de politique juridique,
qui peuvent trouver une réalisation dans des traités interna-
tionaux, mais ce ne sont pas des normes positives du droit
international général, limitant le contenu de l'ordre juridique
interne.
II peut cependant se faire qu'un Etat se mette en contra-
diction avec le droit international par une règle relative à
l'acquisition et à la perte de sa nationalité lorsqu'il veut
au moyen de cette norme tourner une obligation internatio-
nale, qui lui impose de traiter les ressortissants étrangers
d'une certaine façon. Il en est ainsi, par exemple, lorsqu'il
édicté une loi d'après laquelle sera considéré comme natio-
nal quiconque aura sa résidence sur son territoire ou y possé-
dera des biens, afin de contraindre au service militaire des
ressortissants étrangers qui séjournent sur son territoire (ce
qu'il n'a le droit de faire qu'à l'égard de ses propres ressor-
tissants), ou encore pour pouvoir exproprier sans indemnité
des ressortissants étrangers qui ont des biens sur son terri-
248 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (132)

toire (les ressortissants étrangers ont, selon le droit interna-


tional, droit à indemnité). Une telle loi, relative à l'acquisi-
tion de la nationalité, serait indirectement contraire au droit
international à cause de sa réaction sur d'autres obligations
internationales de l'Etat.

C. — LA CONDITION DES ÉTRANGERS.

Si l'on envisage la condition juridique des étrangers dans


les Etats de la communauté internationale 1 , on peut poser
comme règle générale le principe de l'assimilation des étran-
gers aux nationaux. C'est du moins l'orientation du droit
qui, ne reconnaissant au point de départ aucun droit à
l'étranger, améliore par la suite de plus en plus sa condi-
tion pour la rapprocher de celle des nationaux. Cependant la
règle ainsi posée ne vaut qu'avec certaines restrictions, qui
varient suivant les Etats. En outre, cette affirmation rend
compte de l'état effectif du droit interne positif, mais ne
pose pas une règle du droit international général, qui obli-
gerait les Etats à accorder aux ressortissants d'Etats étran-
gers séjournant sur leur territoire les mêmes droits qu'à
leur propres nationaux et à ne leur imposer non plus d'au-
tres obligations. Les règles du droit international général
relatives au traitement des étrangers sont aujourd'hui diffi-
ciles à fixer. Sans doute s'est formée par la voie de la cou-
tume une certaine conviction de droit, mais toute la matière
est encore en pleine évolution; et par suite il est parfois dif-
ficile d'établir si l'on se trouve déjà en présence d'une règle
coutumière ou s'il s'agit d'une norme du droit des gens qui
n'est qu'en formation. Et par suite encore, la façon dont les
auteurs exposent la condition juridique des' étrangers pré-
sente des divergences sérieuses. On n'est déjà nullement d'ac-
cord sur la question de savoir si les Etats sont obligés de
tolérer d'une façon générale les ressortissants des autres
Etats sur leur territoire ou de les y laisser entrer. Les uns

1. V. surtout Verdross, Règles concernant le traitement des étrangers,


dans le Recueil des cours de l'Académie de Droit international, t. 37 (1931-
ITI), p. 327409.
(i33) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 249

soutiennnent que tout Etat membre de la communauté inter


nationale est obligé d'ouvrir son territoire aux ressortis-
sants des autres Etats qui en font aussi partie. On affirme
que le principe de la liberté du commerce, le jus commercia,
est une norme positive du droit international général. C'est
seulement dans les rapports avec les Etats qui n'appartien-
nent pas à la communauté internationale que l'ouverture
du territoire reposerait sur des conventions particulières et
ne s'étendrait pas plus loin qu'elles. Mais d'autres contes-
tent catégoriquement l'existence d'un tel droit et prétendent
que le droit international autorise chaque Etat à fermer en
principe ses frontières aux ressortissants des Etats étrangers.
Cependant, la doctrine admet unanimement, depuis Grotius,
que tout Etat est obligé de traiter les ressortissants des au-
tres Etats sur un pied d'égalité et qu'il viole le droit inter-
national lorsqu'il ferme son territoire uniquement aux res-
sortissants d'un Etat déterminé.
Le principe du traitement des ressortissants de tous les
Etats étrangers sur un pied d'égalité est valable du reste non
seulement pour l'admission, mais erfcore en ce qui concerne
la condition juridique faite par l'Etat aux étrangers. C'est
ainsi que tout Etat peut, sans violer le droit international,
réserver Le droit d'acquérir des immeubles sur son territoire
à ses propres ressortissants. Cependant, s'il ne lie pas ce.
droit à la possession de sa nationalité, il ne peut en exclure
les ressortissants d'un Etat déterminé, en supposant de plus
que l'autre Etat agit de la même manière. Le principe de la
réciprocité limite l'obligation de traiter sur le même pied les
ressortissants de tous les Etats étrangers. Mais le droit inter-
national général établit également à l'égard des droits à
accorder aux ressortissants d'Etats étrangers ainsi qu'à
l'égard des obligations à leur imposer une limite inférieure,
au-dessous de laquelle l'Etat, s'il admet en général les étran-
gers, ne peut descendre sans violer le droit international.
Sans aucun doute, la détermination de cette limite n'est pas
aisée. La meilleure manière de la formuler est peut-être de
dire que l'Etat est obligé de protéger la personne et les biens
des ressortissants étrangers qui vivent sur son territoire, cela

• 1
aso H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (I.H)
signifie surtout : dédommagement en cas d'expropriation.
Ceci suppose naturellement que le droit de l'Etat considéré
admet lui-même la propriété privée et reconnaît, en consé-
quence, les individus non seulement comme des sujets d'obli-
gations, mais aussi comme des sujets de droits, et particu-
lièrement de droits privés. Le contenu de la règle de droit
international relative à la condition juridique des étrangers
dans le domaine de validité d'un droit interne ne peut être
tout à fait indépendant du contenu de ce droit interne lui-
môme. Ceux-ci sont aujourd'hui déterminés en gros par le prin-
cipe de la propriété privée, et règlent, en conséquence, la vie
économique d'après une technique tout à fait spéciale, qui
comprend avant tout les droits privés subjectifs. Comme le
droit international n'empêche pas les Etats de passer d'un
ordre économique capitaliste à un ordre économique socia-
liste, un Etat ayant une organisation économique socialiste
ne peut être obligé d'accorder aux ressortissants d'Etats
étrangers une condition juridique qui n'est possible que dans
une organisation économique capitaliste. 11 ne s'est pas formé
de doctrine juridique commune sur le minimum de droits,
qui doit être concédé aux ressortissants d'Etats étrangers
dans un Etat socialiste. Car il n'y a pas encore d'Etat ayant
une organisation économique socialiste parfaite. Le système
du capitalisme d'Etat, qui règne actuellement en Russie des
Soviets, ne justifie, en tout cas, pas encore une modifica-
tion de l'obligation internationale de cet Etat de garantir la
personne et les biens des ressortissants d'Etats étrangers sé-
journant sur son territoire.
D'ailleurs le minimum de droits, garanti par le droit inter-
national aux étrangers, est déterminé plus sûrement au point
de vue du droit formel qu'au point de vue du droit materiel.
Il y a sans aucun doute une violation du droit des gens lors-
qu'un Etat, dans ses lois ou dans leur exécution, refuse ou
limite pour les ressortissants étrangers la protection juridi-
que que doivent assurer ses autorités administratives ou ses
tribunaux, en enlevant en général ou en portant atteinte à
la possibilité pour Les étrangers de faire valoir contre des
violations leurs intérêts juridiquement protégés devant les au-
(135) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 251
torités administratives, les tribunaux ¡civils et répressifs.
Non seulement le déni de justice, mais encore les délais
•excessifs dans l'administration de la justice sont contraires
au droit des gens. Sur le terrain de la procédure administra-
tive et judiciaire, les ressortissants des Etats étrangers sont,
en vertu du droit international, assimilés, en principe, aux
nationaux. On admet toutefois certaines petites restrictions :
c'est ainsi que les associations et les sociétés étrangères ne
jouissent de la capacité d'ester en justice qu'en vertu d'une
convention particulière, que les étrangers n'ont pas droit à
l'assistance judiciaire (Armenrecht), qu'ils doivent fournir
la caution judicatura solvi (Sicherheit für Prozess-K. Posten).
Par contre, en ce qui concerne le fond du droit (droit ma-
tériel), une importante différenciation entre nationaux et
étrangers est admissible au point de vue du droit internatio-
nal et même requise sous certains rapports. En ce qui con-
cerne d'abord les obligations juridiques, il faut souligner
avant tout que l'obligation de service militaire, établie par
le droit interne d'un Etat, ne peut s'appliquer qu'aux natio-
naux de cet Etat, mais non pas, contre leur volonté, aux res-
sortissants étrangers. Les étrangers peuvent être amenés à
servir dans l'armée lorsqu'ils y consentent, sur la base d'un
contrat; exemple : la légion étrangère. Logiquement, il ne
peut non plus être imposé aux étrangers de taxe destinée
à remplacer l'obligation de service militaire. Il est même
douteux que des ressortissants étrangers puissent être as-
treints de force à des services personnels non militaires,
mais publics (services au profit de l'Etat ou d'autres collec-
tivités de droit public). Par ailleurs, ils peuvent être obli-
gés aux mêmes prestations en nature et en argent que les
nationaux; on discute seulement le point de savoir si les im-
pôts spéciaux, aujourd'hui hors d'usage, qui atteignent les
étrangers comme tels, doivent être considérés comme con-
traires au droit des gens.
On a coutume d'affirmer que l'Etat aurait le droit d'impo-
ser des charges fiscales à ses nationaux, même à l'étranger,
tandis qu'il ne pourrait le faire à l'égard des ressortissants
étrangers. Mais il ne peut obliger juridiquement ses propres
252 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (136)

nationaux à s'acquitter d'un impôt qu'en tant qu'il a compé-


tence pour ordonner l'acte de contrainte qui sanctionne cette
obligation seulement pour son territoire et ne peut y procé-
der que dans les limites de ce territoire. Mais, de cette ma-
nière, il peut obliger aussi les ressortissants étrangers à
acquitter les mêmes impôts sans violer le droit international.
Il en est de même de l'assertion que tout Etat aurait le droit
d'obliger ses ressortissants au service militaire, même lors-
qu'ils se trouvent à l'étranger; l'acte de contrainte consti-
tutif de cette obligation est aussi limité au territoire de
l'Etat. Le même principe s'applique quant au droit de l'Etat
d'appeler sous les drapeaux ses ressortissants astreints au
service militaire >et qui se trouvent à l'étranger pour l'ac-
complissement de cette obligation; mais il existe ici une par-
ticularité : l'Etat de la résidence n'est pas obligé de faciliter
le retour des individus appelés, mais violerait une obliga-
tion internationale en s'opposant à ce Tetour.
Quant aux droits que l'Etat doit concéder aux ressortis-
sants étrangers, il faut marquer en premier lieu que ceux-ci
n'ont aucun titre à obtenir des droits politiques. Parmi les
droits politiques, il faut compter en particulier le droit de
suffrage pour tous les organes représentatifs et l'aptitude
aux fonctions publiques. Un Etat peut, sans violer le droit
international, réserver à ses nationaux tous les emplois pu-
blics, mais il peut aussi, sans violer le droit international,
nommer, d'accord avec eux, des étrangers dans ses services
publics. Aussi ne peut-on pas soutenir, comme on le fait
parfois, qu'un Etat n'a pas le droit d'accorder aux ressor-
tissants étrangers des droits politiques. Ce droit peut être
exclu conventionnellement. C'est ainsi qu'on a fait valoir,
bien qu'à tort, que l'octroi, par l'Autriche, du droit de vote
pour le Conseil national aux Allemands vivant en Autriche
était inconciliable avec l'article 88 du Traité de Saint-Ger-
main, qui stipule 1'« indépendance» de l'Autriche. Abstrac-
tion faite d'obligations conventionnelles de cette sorte, un
Etat ne viole en rien le droit international en faisant dé-
pendre, par exemple, le droit de suffrage au Parlement, non
pas de la nationalité, mais seulement de la résidence. On
(i37) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 253

pourrait seulement discuter le point de savoir s'il est possi-


ble d'accorder une telle faveur aux ressortissants d'un Etat
déterminé, c'est-à-dire si un tel privilège ne viole pas le prin-
cipe de l'égalité de traitement des ressortissants de tous les
Etats.
Mais sur le terrain du droit civil et administratif, non plus,
un traitement différentiel des nationaux et des étrangers
n'est pas exclu par le droit international. Comme on l'a
mentionné précédemment, le droit d'acquérir des immeubles
et d'en disposer peut être refusé aux étrangers. Ils peuvent
être exclus de l'exercice de certaines professions et subir
un traitement de défaveur dans le domaine du droit d'au-
teur. Le cabotage et la pêche dans les eaux territoriales
peuvent être réservés aux nationaux de l'Etat riverain. De
même le droit d'arborer le pavillon national peut être réservé
aux navires appartenant exclusivement à des nationaux.
Une question particulière, souvent débattue en ces temps
derniers, concerne l'expropriation. On affirme parfois que
l'Etat est obligé, suivant le droit international, de n'ex-
proprier les ressortissants d'Etats étrangers que contre une
pleine et entière indemnité, et ceci même lorsque le droit
interne permet l'expropriation des nationaux sans indem-
nité. D'autres prétendent que, dans ce cas, l'étranger lui-
même devrait accepter une expropriation sans indemnité,
car, d'après le droit international, l'étranger devrait être
traité tout au plus comme le national, mais n'aurait aucun
droit à être mieux traité. Cependant, ce dernier principe
subit déjà une limitation importante du fait que les ressor-
tissants étrangers ne peuvent, comme les nationaux, être
astreints contre leur volonté au service militaire. En tout
cas, on ne peut présenter comme un principe toujours vala-
ble celui d'après lequel la situation juridique des nationaux
constituerait la limite maxima pour la situation juridique
garantie aux étrangers par le droit des gens. Il se pourrait
que les sérieuses limitations apportées à l'idée de la pro-
priété privée du fait du développement économique de ces
dix dernières années ne fussent en tout cas pas très favo-
rables à la formation d'une Tègle de droit international,
2S4 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (138)
aboutissant à faire aux étrangers une situation privilégiée
dans la question de la propriété.
Parmi les droits les plus importants du national, d'après
l'organisation que cette institution a subie en fait dans les
droits modernes, se trouve le droit de séjourner sur le ter-
ritoire de l'Etat. Ce droit est souvent constitutionnellement
garanti et consiste en oe que le national peut s'établir par-
tout sur le territoire de l'Etat et s'y déplacer librement (li-
berté d'établissement, liberté de circuler) et en particulier
aussi en ce que le national ne peut être expulsé du terri-
toire de l'Etat, c'est-à-dire ne peut être éloigné du territoire
par ordre de l'Etat contre sa volonté. Toutefois, l'Etat n'est
pas du tout obligé par le droit des gens de traiter ainsi ses
ressortissants. Le droit interne peut en particulier donner
aux organes de l'Etat la possibilité d'expulser des nationaux
comme sanction pénale ou pour des motifs politiques
(expulsion des Habsbourg par le droit autrichien) : c'est le
bannissement. Mais la possibilité d'interdire le séjour aux
nationaux trouve, au point de vue international, une limite
en ce que. l'Etat dont l'expulsé est le ressortissant est obligé
de le recevoir' à nouveau si l'Etat de la résidence l'expulse
comme étranger, et cela alors même que l'individu qui doit
être reçu à nouveau par sa patrie d'origine aurait perdu sa
nationalité d'après le droit de cet Etat. Ceci est la consé-
quence de l'obligation générale qui existe à la charge de
l'Etat d'accueillir à nouveau ses ressortissants à la demande
de tout autre Etat qui ne tolère pas leur séjour sur son ter-
ritoire. Cette obligation existe donc d'après le droit interna-
tional général, même lorsqu'elle n'est pas établie par traité.
Ceci 'du reste est fréquent.
L'Etat, du moins d'après l'opinion de la majorité de la doc-
trine, comme on l'a déjà fait observer précédemment, n'est
en général pas obligé par le droit international à l'égard des
ressortissants d'Etats étrangers de tolérer leur entrée et leur
séjour sur son territoire. S'il le fait en général, il doit à ce
point de vue traiter de la même manière les ressortissants de
tous les Etats, c'est-à-dire qu'il ne doit pas fermer son terri-
toire aux nationaux d'un Etat déterminé. Toutefois, il pos-
(i39) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 255

sède en outre la police des étrangers, qui permet de limiter


de façon considérable la liberté d'établissement des étran-
gers. Ces limitations peuvent se manifester soit par le refus
d'admission, soit par l'expulsion des étrangers. L'Etat peut
refuser l'accès de son territoire à quelques étrangers ou à
des catégories entières pour des motifs de sûreté, d'hygiène,
de morale. Mais le refus d'admission ne doit pas avoir lieu,
parce que l'étranger ou la catégorie d'étrangers appartient à
un Etat déterminé. Il ne doit pas non plus résulter indirec-
tement de ce que le refus d'admission des ressortissants d'un
Etat déterminé se fonde sur leur race. Par exemple, lorsque
la Russie renvoya les nationaux israélites des Etats-Unis,
ceux-ci exercèrent des représailles (dénonciation du Traité
russo-américain de 1832). Mais il est licite, par exemple, de
renvoyer des étrangers pour maladie (tuberculose, lèpre, etc.),
pour insuffisance d'instruction (illettrés), pour des motifs poli-
tiques (anarchistes, communistes). Mais il n'y a là qu'un
droit et non une obligation pour l'Etat. C'est pourquoi on a
l'habitude de parler d'un << droit d'asile » de l'Etat, mais cela
ne signifie pas autre chose que le droit d'accueillir des étran-
gers qui fuient leur patrie pour un motif quelconque.
- Un Etat peut aussi expulser les ressortissants d'un Etat
étranger, lorsqu'ils se trouvent déjà sur son territoire, pour
les mêmes motifs qui justifient le refus de les admettre. L'ex-
pulsion peut intervenir en particulier en raison des rapports
entre l'Etat de la résidence et d'autrea Etats. Mais un Etat
peut aussi être obligé, selon le droit international, envers
un autre Etat, d'expulser des étrangers, lorsque ceux-ci pré-
parent sur son territoire un attentat contre l'existence et la
sûreté de l'autre Etat et qu'il ne peut être autrement remédié
à cette entreprise. L'obligation d'expulser résulte ici de
l'obligation générale qui incombe à l'Etat, non seulement de
s'abstenir lui-même en temps de paix de toute atteinte à
l'existence et à la sûreté d'un autre Etat, mais aussi de
l'obligation d'empêcher que sur son territoire ses nationaux
ou des étrangers ne préparent ou n'entreprennent une telle
atteinte. Si l'expulsion ne doit pas être une extradition indi-
recte, on doit laisser à l'expulsé le choix de la frontière par
256 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (140)

laquelle il veut quitter le territoire de l'Etat où il résidait.


Pour contrôler ses propres nationaux de même que les
étrangers qui passent ses frontières, un Etat peut surveiller
le trafic frontalier, et dans oe but exiger le passeport.
Toutes les restrictions à la situation juridique des étran-
gers que nous venons d'indiquer comme licites au regard du
droit international peuvent être supprimées au moyen de
traités internationaux et sont effectivement supprimées, en
particulier dans les rapports entre Etats liés politiquement
ou en étroits rapports économiques.
Lorsque les lois d'un. Etat accordent aux ressortissants
d'un Etat étranger des droits au delà des limites garanties
par le droit international général ou des traités particuliers,
l'Etat est alors également obligé, internationalement, d'exé-
cuter ces lois à l'égard des étrangers; et il y aurait une
violation du droit international si les organes d'exécution,
autorités administratives ou tribunaux, se refusaient à trai-
ter les étrangers comme le prescrivent les lois de l'Etat. Un
tel procédé constituerait un déni de justice qui est, on l'a
vu, défendu par le droit international.
La protection des nationaux d'un Etat qui se trouvent à
l'étranger rentre dans les fonctions de ses agents diploma-
tiques et consulaires. Le droit à cette protection est un élé-
ment essentiel de l'institution de la nationalité. La fonction
de protection ne peut être exercée qu'au profit des ressortis-
sants de l'Etat qui envoie l'agent et non pas, en particulier,
au profit des ressortissants de l'Etat qui le reçoit. Elle n'est,
par suite, pas admissible lorsqu'il s'agit d'un sujet mixte,
d'une personne qui est à la fois le national de l'Etat qui en-
voie et de l'Etat qui reçoit l'agent. Il faut observer, en outre,
que l'Etat dont les représentants interviennent en faveur
de l'un de ses ressortissants fait valoir le droit qui lui est
accordé, à lui Etat, par le droit international général ou sur la
base de traités particuliers, le droit d'exiger un certain trai-
tement pour ses ressortissants, mais non pas un droit de ces
ressortissants.
C'est un rapport de droit international qui n'existe qu'en-
tre les deux Etats, mais non pas entre les étrangers et l'Etat
(HI) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 257

de la résidence. Le droit de protection internationale d'un


Etat, qui est à l'égard de ses ressortissants une obligation de
protection, se manifeste donc dans ses rapports avec un autre
Etat lorsqu'un « droit quelconque de l'Etat autorisé à proté-
ger un droit existant au profit d'un de ses ressortissants »
(Strupp) est lésé. D'après ce qui vient d'être dit, tout droit
accordé à l'étranger par le droit de l'Etat de séjour doit deve-
nir un droit de l'Etat de cet étranger existant en faveur de
cet étranger, puisque l'Etat est toujours compétent pour exer-
cer sa fonction de protection, lorsqu'un droit de son res-
sortissant est lésé par l'Etat de séjour. Mais, précisément,
cette conséquence semble être douteuse. Elle est pour le moins
contestée lorsqu'il s'agit des obligations pécuniaires d'un
Etat envers les ressortissants d'un Etat étranger. On nie
souvent que l'Etat ait le droit d'intervenir pour obtenir d'un
autre Etat l'exécution des créances de ses ressortissants, on
nie qu'il ait le droit d'intervention financière lorsqu'il n'y
a pas un déni de justice direct, ou un préjudice infligé à
l'étranger contrairement à la bonne foi, consciemment et
volontairement. On ne considère pas comme tels les cas de
banqueroute d'Etat, de baisse du taux de l'intérêt, de conver-
sion, de moratoire et les mesures analogues. Mais, en fait,
dans ces cas-là, y a-t-il eu déjà des interventions des Etats
dont les nationaux avaient été lésés? Cependant la deuxième
Convention de La Haye de 1907, dite Convention Drago-
Porter, prohibe l'emploi de la force pour le recouvrement
des dettes contractuelles des Etats, à moins que l'Etat débi-
teur ne refuse ou ne laisse sans réponse une offre d'arbitrage,
rende impossible l'établissement du compromis ou ne se con-
forme pas à la sentence. Mais cette convention confirme pré-
cisément que, suivant le droit international général, la vio-
lation des obligations résultant d'un rapport d'obligation de
droit privé entre un Etat et un ressortissant étranger peut
constituer une violation des droits internationaux de l'Etat
dont le créancier lésé dans ses droits privés est le ressor-
tissant.
La protection par des représentants diplomatiques et con-
sulaires à l'étranger peut s'appliquer à des nationaux d'un
IV. — 1932. 17
2S8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (142)

autre Etat que celui que ces agents représentent, toutes les
fois qu'elle est confiée à cet Etat par un traité, soit d'une
façon tout à fait générale (parce que l'autre Etat n'a abso-
lument aucune représentation auprès de celui où se trouvent
ses nationaux qu'il place sous la protection des représen-
tants de l'Etat contractant), soit pour un cas particulier
(guerre ou rupture de relations diplomatiques). Les person-
nes placées sous la protection d'un autre Etat en vertu d'un
traité général s'appellent des « protégées » (mais non celles
qui le sont dans un cas particulier).
On doit distinguer des protégés les sujets de jacto. Ce sont
des étrangers qui, par une lettre de protection individuelle,
sont placés sous la protection d'un consul possédant une
compétence juridictionnelle et obtiennent ainsi, dans une
certaine mesure, les droits reconnus aux nationaux de l'Etat
protecteur.
Le droit international général n'établit à la chargé de
l'Etat aucune obligation de livrer un individu se trouvant sur
son territoire aux autorités d'un autre Etat qui le poursui-
vent pour un délit qu'il a commis. Une telle obligation ne
peut être fondée que sur un traité international conclu entre
l'Etat de la résidence et l'Etat qui demande l'extradition.
En l'absence d'obligation résultant d'un traité, l'Etat de la
résidence a le droit de laisser le délinquant impuni. Mais il
est aussi incompétent pour le poursuivre et lui appliquer les
normes de son propre droit ou d'un autre droit, quels que
soient la nationalité du délinquant, le lieu et la victime du
délit. Les règles du droit pénal international qui déterminent
la compétence de l'Etat et les règles pénales applicables
d'après le lieu du délit et la nationalité de l'auteur ou de la
victime ne sont pas des normes du droit des gens tant qu'elles
ne sont pas contenues dans un traité international.
Un Etat peut être obligé par traité d'extrader ses natio-
naux ou des étrangers pour permettre leur poursuite par les
autorités d'un autre Etat. Exemple d'obligation d'extrader
des nationaux : Art. 227-229 du Traité de Versailles. Par con-
tre, l'article 112 de la Constitution d'Empire pose qu'« aucun
Allemand ne peut être livré à un gouvernement étranger pour
(I43Ì ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 259
être poursuivi ou puni ». La non-extradition des nationaux,
quel que soit l'endroit où ils aient commis le délit, corres-
pond aussi à la conviction juridique commune. Cependant,
certains traités d'extradition n'établissent pas seulement
une obligation d'extrader les ressortissants de l'Etat qui de-
mande l'extradition, mais aussi les ressortissants d'une tierce
Puissance, lorsqu'il s'agit d'un délit qui a été commis dans
l'Etat qui demande l'extradition.
En principe, on n'applique pas l'obligation d'extrader à
tous les délits, mais seulement aux plus graves d'entre eux,
et, en principe, les délits dits politiques sont exceptés. La
notion de délit politique est déterminée, soit d'après le motif
subjectif de l'acte, soit d'après l'objet contre lequel il est
dirigé (délit contre l'Etat, la Constitution). En outre, on
excepte de l'obligation d'extrader non seulement les délits
politiques dits absolus, mais encore les délits politiques dits
relatifs, c'est-à-dire ceux qui n'ont en eux-mêmes aucun ca-
ractère politique, mais qui sont connexes à un délit politi-
que. Un certain délit politique est, par contre, souvent sou-
mis à l'obligation d'extradition : c'est l'attentat contre la
personne du chef d'Etat ou d'un membre de sa famille. (Cette
» clause d'attentat belge» repose sur la loi belge du 22 mars
1836). La règle est que l'extradition ne peut avoir lieu que
lorsque les faits pour lesquels le coupable est poursuivi et
doit être extradé sont punissables selon les lois des deux
pays, celui qui demande l'extradition et celui auquel elle
est réclamée. Elle n'est pas accordée lorsque le caractère dé-
lictueux de l'acte est supprimé ou exclu d'après le droit de
l'un ou de l'autre Etat : c'est le principe de l'identité de
normes.
Dans les traités d'extradition, est aussi réglée la pro-
cédure de l'extradition. La vérification de la demande d'ex-
tradition par l'Etat requis y joue le rôle prépondérant. Tan-
tôt ce sont les autorités du ministère de la Justice, tantôt
les tribunaux qui sont compétents pour faire cette vérifica-
tion. En Allemagne, c'est l'exécutif, en Angleterre ce sont
les tribunaux.
Seul l'Etat a le droit de demander l'extradition, comme
26o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (144)

seul il a l'obligation d'extrader. L'individu de l'extradition


duquel il s'agit n'a aucun droit à être ou à ne pas être ex-
tradé. Il n'a notamment pas ce dernier droit même lorsque
l'Etat de la résidence n'est pas obligé d'extrader.

§ 4. — La détermination du domaine de validité temporel


de l'ordre juridique étatique par le droit international
(Naissance et fin de l'Etat).

A. — LA NAISSANCE DE L'ETAT. LE DÉBUT DE LA VALIDITÉ


DE L'ORDRE JURIDIQUE INTERNE.

Le droit étatique ne pose pas de limites à sa propre vali-


dité dans le temps. Il prétend valoir éternellement; sa vali-
dité ne doit pas trouver de fin dans le temps; en employant
une personnification., l'Etat ne veut pas sa propre fin. La
doctrine du droit naturel, obéissant au dogme de la souve-
raineté, a aussi affirmé que l'éternité est, avec la toute-puis-
sance et avec la justice, une qualité essentielle de l'Etat
divinisé, c'est-à-dire transformé en un absolu, dans le dogme
de la souveraineté. Mais un regard sur la réalité — de l'his-
toire comme du droit — montre que le temps pendant lequel
les Etats existent est limité comme l'espace dans lequel ils
font sentir leur action. Des Etats naissent et disparaissent.
Dans l'espace qui formait le domaine de l'Empire romain
s'appliquent aujourd'hui les droits d'Etats tout autres. Mais
une détermination juridique — du moins du début de la
validité du droit étatique, c'est-à-dire de la naissance de
l'Etat — ne peut pas résulter de son propre droit. La déter-
mination du terme de cette validité par le droit interne serait
peut-être théoriquement possible, mais, en fait, il n'arrive
pas que le droit étatique restreigne lui-même dans le temps
sa propre validité en tant que système, qu'il ordonne qu'il
cessera de valoir à un moment déterminé, bien qu'il doive
nécessairement contenir certaines prescriptions sur le début
et la fin de la validité des différentes normes particulières
qui le composent.
Si l'on doit comprendre juridiquement le début comme la
(MS) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 261
fin des systèmes de droit interne, c'est-à-dire la naissance et
la fin des Etats, il faut supposer qu'un ordre juridique, supé-
rieur aux droits étatiques, règle ces événements, c'est-à-dire
cette naissance et cette fin des Etats; qu'il détermine les
faits qui sont les conditions dont il fait dépendre le début et
la fin de la validité du droit étatique; qu'il définit les élé-
ments constitutifs de la naissance et de la fin de l'Etat. Cet
ordre, c'est le droit international. Ses normes positives rem-
plissent les fonctions en question et restreignent par là le
domaine de validité temporel du droit étatique, de la même
façon qu'elles déterminent son territoire; et elles délimitent
ainsi dans le temps lès Etats qui se succèdent les uns par
rapport aux autres, de la même façon qu'elles délimitent
dans l'espace, les uns vis-à-vis des autres, les Etats co-
existants.
L'opinion traditionnelle de la théorie du droit interna-
tional est que la naissance et la fin de l'Etat sont des faits
métajuridiques; c'est simplement un symptôme que cette
théorie est ici, comme en bien d'autres points, dominée par
le dogme de la souveraineté. De fait, si l'on admet que l'Etat
est une collectivité souveraine, c'est-à-dire que l'ordre éta-
tique est l'ordre juridique le plus haut, au-dessus duquel
n'existe aucun autre ordre juridique, on ne peut absolument
pas comprendre en droit la naissance de l'Etat et quant à sa
fin on ne pourrait la comprendre que dans le cas — qui ne se
rencontre jamais — où elle aurait lieu en exécution de normes
de droit interne.
Mais ces mêmes théoriciens du droit international qui ad-
mettent la nature métajuridique de la naissance et de la lin
des Etats, qu'ils affirment être des sujets du droit interna-
tional, partent de l'idée que la coordination juridique des
Etats est essentielle au droit desi gens et même en résulte.
Cette idée suppose la supériorité du droit international au
droit interne, supériorité qui est inconciliable avec le dogme
de la souveraineté dans son sens primitif; et cette idée sup-
pose, par là même, la possibilité qu'elle nie : de comprendre
juridiquement la naissance et la fin de l'Etat, parce que dé-
terminées par le droit international.
2Ó2 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC. (146)

La doctrine traditionnelle du droit des gens affirme caté-


goriquement que les Etats sont sujets du droit des gens,
c'est-à-dire que ce droit leur impose des obligations et leur
confère des droits subjectifs.
S'il en est ainsi, il n'y a aucune différence entre la ques-
tion de savoir à quelles conditions un tel sujet, c'est-à-dire
l'Etat, doit être considéré comme existant juridiquement ou
n'existant plus juridiquement du point de vue de l'ordre
juridique qui l'oblige et qui lui donne des droits, c'est-à-dire
du point de vue du droit international; et la question de
savoir quand les personnes physiques et juridiques, soumises
au droit interne, doivent être considérées comme existant
juridiquement ou ayant cessé d'exister.
Aucun juriste ne doutera que la question de savoir quand
une association, spécialement une société par actions, doit
être considérée comme fondée ou dissoute est une question
de droit dont la solution est donnée par les prescriptions des
lois sur les associations et les règles spéciales qui régissent
les sociétés par actions.
L'Etat est sujet de droit par rapport au droit international
au même sens que des personnes juridiques, comme les asso-
ciations le sont par rapport au droit interne.
Et si l'on fait abstraction du droit international, la nais-
sance et la fin des Etats sont des phénomènes « sociaux »,
tout de même que la formation ou la dissolution des asso-
ciations si l'on fait abstraction du droit interne.
Mais les faits de l'une ou de l'autre catégorie n'ont de
caractère juridique que dans la mesure où un ordre juridique
y attache des conséquences de droit : au fait, dit fondation de
l'association, la conséquence que les statuts de l'association
élaborés par les fondateurs a un caractère juridique et obli-
gatoire; au fait de la fondation de l'Etat, la conséquence que
l'ordre établi par la puissance étatique nouvelle aura ce
même caractère, c'est-à-dire le caractère d'un ordre juridique
et obligatoire.
On aboutit aux mêmes conclusions si l'on considère l'Etat,
non comme une association, non comme un ordre qui règle la
conduite réciproque d'un ensemble d'individus et, par con-
(i47) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 263
sequent, non comme une personne juridique, mais comme
une sorte de surhomme, c'est-à-dire de personne physique,
comme un organisme naturel, et si, par suite, on compare
sa relation au droit international avec la relation de la per-
sonne physique de l'homme au droit interne. On pourrait,
en effet, peut-être songer à raisonner de la façon suivante : la
naissance et la mort de l'homme sont des problèmes qui
relèvent de la biologie et non du droit; de même la naissance
et la fin de l'Etat sont des problèmes sociologiques et non
juridiques. Mais l'erreur de cette argumentation consisterait
en ce que la détermination d'un fait par un ordre juridique
ne signifie pas que l'ordre juridique crée ce fait dans son
existence naturelle, mais que l'ordre juridique traite l'exis-
tence naturelle du fait comme une condition à laquelle il
attache une conséquence, c'est-à-dire une condition qui rend
un autre fait obligatoire, et donne ainsi, au fait-condition,
en en faisant le contenu d'une norme juridique, le caractère
de fait juridique.
La naissance et la mort des individus sont bien des pro-
blèmes biologiques, mais en tant que conditions de consé-
quences juridiques, ce sont aussi des faits juridiques, déter-
minés par l'ordre juridique.
En n'imposant d'obligations et en ne donnant de droits
qu'aux êtres vivants nés et constitués d'une certaine façon, le
droit interne détermine ce fait qu'on appelle l'individu au
sens de l'ordre juridique.
Le droit des gens ne provoque pas davantage la naissance
et la fin des Etats que le droit étatique ne provoque la nais-
sance et la mort des individus.
Mais en attachant à un fait social pu sociologique déter-
miné, comme conséquence de droit, la validité d'un ordre
juridique dans un certain domaine territorial et personnel
— et encore d'autres conséquences de droit —, il détermine
le fait « Etat » au sens du droit international.
Quel est ce fait ou plutôt à quelles conditions sociolo-
giques le droit international attache-t-il les conséquences de
droit que nous avons indiquées, nous allons l'examiner im-
médiatement. Mais, auparavant, affirmons encore qu'il est
2Ó4 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (148)

impossible de soutenir que c'est la science du droit des gens


qui détermine le fait « Etat » au sens du droit des gens, et
non pas le droit des gens lui-même. La science du droit ne
peut rien affirmer que le droit lui-même ne puisse déter-
miner, ou ne détermine effectivement. Quod non in jure non
in juris theoria.
Une règle de droit qui détermine à quelles conditions un
Etat existe jure gentium, c'est-à-dire est, au sens de la doc-
trine traditionnelle du droit international, sujet d'obligations
et de droits internationaux : << Une telle règle de droit doit
être admise comme élénient du droit international, parce que
tout système de normes doit lui-même déterminer quels sont
les sujets de ses obligations et de ses droits. Il s'agit là
d'un élément essentiel, en l'absence duquel le contenu de ses
normes — dans le cas présent, les individus de qui les
actions forment le contenu véritable des règles du droit des
gens — ne serait pas suffisamment défini. De même le droit
interne doit déterminer exactement qui est sujet de ses obli-
gations et de ses droits, et de qui les actions forment le con-
tenu de ses normes... » (Kelsen, Das Problem der Souverä-
nität und die Theorie des Völkerrechts, 2° éd., 1928, p. 230.)
Anzilotti lui-même, qui prétend que seule la théorie du
droit des gens détermine le fait « Etat au sens du droit des
gens », et non le droit des gens, dit très justement : « Comme
tout ordre juridique détermine quels sont ses sujets, de même
il fixe aussi le moment où ils commencent d'exister » (Anzi-
lotti, Lehrbuch des Völkerrechts, Berlin, 1929, p. 119.)
Ainsi, si les Etats sont sujets de droit international, le
droit international doit bien déterminer lui-même quand on
est en présence d'un Etat au sens du droit des gens.
Quelle signification faut-il attacher à l'essai que font les
auteurs de répondre à la question : Quand doit-on considérer
que le droit international a affaire à un Etat ? Lorsque, par
exemple, on enseigne — comme on le fait généralement —
qu'un Etat existe au regard du droit international lorsque les
trois éléments de l'Etat : puissance, territoire, peuple, sont
donnés ?
Ou, si l'on donne cette définition, comme dans tel manuel
(i49) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 265
de droit international, « l'Etat, au sens du droit des gens,
est la corporation, territoriale souveraine, c'est-à-dire la so-
ciété humaine établie sur un territoire donné et constituée
en une unité par un pouvoir de domination indépendant ? »
(Liszt-Fleischmann, Lehrbuch des Völkerrechts,, p. 86.)
Ne recherchons pas, pour l'instant, si la définition est
exacte, mais le fait essentiel est que ces définitions de l'Etat
portent sur 1' « Etat au sens du droit des gens ». On veut,
en d'autres termes, indiquer quelle donnée de fait le droit
des gens considère comme Etat , en tant que le droit des
gens lui-même (et non la théorie du droit des gens) attache
à ce fait, et à ce fait seul, telles ou telles conséquences juri-
diques.
Un « Etat au sens du droit des gens », c'est précisément la
détermination de l'Etat par le droit international, la déter-
mination du fait Etat par les normes du droit des gens. Un
droit des gens qui ne contiendrait pas ces normes serait
absolument impossible.
Le fait « Etat », tel que le droit des gens le détermine, un
« Etat au sens du droit international » est donné quand un
ordre de contrainte qui n'est soumis à aucun ordre étatique,
mais seulement au droit des gens, existe, qui est devenu
efficace pour un territoire déterminé, c'est-à-dire qui est
obéi, dans l'ensemble, par les individus dont il règle la con-
duite, par le fait que les organes qui créent et exécutent cet
ordre fonctionnent conformément à ses règles. On peut expri-
mer aussi la même proposition de la façon suivante : si une
puissance indépendante, c'est-à-dire qui n'est soumise à
aucune autorité étatique, s'est formée, qui peut, dans l'en-
semble, faire respecter d'une façon permanente l'ordre établi
par elle SUT un certain territoire.
Ceci est en même temps le fait de la naissance de l'Etat.
Car le droit international y attache comme conséquence le
caractère juridiquement obligatoire de l'ordre de contrainte,
ainsi né pour le domaine dans les limites duquel il est de-
venu efficace de façon permanente. Si l'on doit concevoir le
premier acte de création de cet ordre lui-même comme un
acte juridique valable et, par suite, l'ordre qui repose sur
266 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (150)

cet acte comme un ordre juridique obligatoire, c'est-à-dire


obligeant les individus, il faut admettre l'existence d'un
ordre juridique supérieur, qui donne au fait qualifié de nais-
sance de l'Etat le caractère de fait créateur de droit, qui
délègue la puissance de fait (qu'il manifeste comme autorité
créatrice de droit), la transformant ainsi en puissance de
droit, en autorité de droit; en d'autres termes, qui lui con-
fère la compétence d'édicter et d'exécuter des normes de droit
pour un certain domaine. C'est le principe de l'effectivité de
la domination (du pouvoir), principe qui domine le droit in-
ternational; c'est le principe que doit juridiquement être
ce qui réussit à s'établir avec la garantie de la durée; c'est
ce principe qui détermine le fait de la naissance d© l'Etat, et
par là le début de la validité de l'ordre étatique.
Un nouvel Etat peut naître : ou bien sur le territoir© d'un
Etat ancien, ou bien sur un territoire où il n'existait pas
jusqu'alors d'Etat. A la base de la naissance de l'Etat peut
se trouver — mais ce n'est pas nécessaire — dans les deux
cas un traité international, dans le premier aussi, le cas
échéant, une modification de la Constitution; par exemple,
création de l'Etat libre de Dantzig par le Traité de Versailles,
formation de deux Etats indépendants : l'Autriche et la
Hongrie, naissant de la monarchie autrichienne en 1867.
Cependant, le moment de la naissance de l'Etat ne coïncide
pas avec celui de la conclusion du traité ou de la révision de
la Constitution; elle ne remonte qu'à l'exécution du traité
ou de la révision constitutionnelle, c'est-à-dire au moment
où l'état de fait correspondant au traité ou à la modification
de la Constitution s'est trouvé effectivement réalisé.
La question de savoir quand on est en présence d'un Etat
au sens du droit international, quand le fait de la naissance
international© de l'Etat est donné in concreto, se po3e le
plus souvent de façon actuelle pour la pratique internationale
sous la forme suivante : un Etat peut-il reconnaître une col-
lectivité nouvellement formée comme Etat sans violer par
là 1© droit international, c'est-à-dire les droits d'un autre
Etat ? Lorsque, le 6 février 1778, la France reconnut comme
Etat indépendant les Etats-Unis, qui s'étaient déclarés sé-
visi) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 267

parés de la Grande-Bretagne et indépendants par la Décla-


ration d'indépendance, le Gouvernement de Grande-Bretagne
déclara que cette reconnaissance d'une fraction d'Etat rebelle
constituait une violation du droit international, une mécon-
naissance des droits internationalement garantis de l'Etat
contre lequel la rébellion, la tentative de sécession, était
dirigée. Mais la France, d'accord avec le droit international
coutumier général, refusa d'admettre cette thèse, lui oppo-
sant que les Etats-Unis, reconnus par elle comme Etat indé-
pendant, étaient effectivement en pleine possession de leur
indépendance, qu'ils avaient solennellement proclamée,
d'autant qu'ils l'avaient maintenue avec succès contre les
efforts de la mère patrie. La France n'avait pas à examiner
si cet état de fait avait été établi d'une façon légale ou non *.
Par cette argumentation, la France repoussa avec succès
l'imputation anglaise d'avoir violé le droit international.
Elle était en droit de « reconnaître » les Etats-Unis, c'est-
à-dire ne violait pas, ce faisant, un droit de la Grande-
Bretagne, car le territoire et le peuple qui faisaient anté-
rieurement partie de la Grande-Bretagne étaient devenus les
éléments d'un nouvel Etat au sens du droit international.
La violation du droit international, affirmée par la Grande-
Bretagne, n'existait pas parce que le droit international
lui-même, que la Grande-Bretagne invoquait, détermine le
fait de la naissance de l'Etat et que les Etats-Unis étaient
nés conformément à la norme que le droit international
établit relativement à la naissance de l'Etat.
La naissance d'un Etat sur un territoire où il n'existait pas
auparavant d'Etat signifie que ce territoire est soustrait au
droit d'occupation des autres Etats, l'occupation pacifique
n'étant permise par le droit international que relativement
aux territoires « sans maître ». Reconnaître le nouvel Etat,
c'est donc déclarer que nul autre Etat n'est en droit d'oc-
cuper son territoire. Ce n'est qu'à la condition que la nais-
sance de l'Etat nouveau réponde à une norme de droit inter-

l. Cf. Verdroas, Verfassung der Völkerrechlsgemeinschalt, p. 129. C'est


Verdross qui a eu le mérite do produire les matériaux du droit positif relatifs
à cette question.
268 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (152)
national que la reconnaissance d© l'Etat nouveau ne constitue
pas une violation des droits d'autres Etats.

B. — LA RECONNAISSANCE DE L'ETAT.

La doctrine n'admet souvent pas que l'Etat, en tant que


sujet du droit international, soit né dès le moment où le
fait qualifié ici d' « Etat au sens du droit international » est
donné, mais seulement avec la reconnaissance qui échoit à
l'Etat nouveau de la part d'autres Etats. Elle admet ainsi que
la reconnaissance est un acte constitutif, c'est-à-dire que la
constitution juridique de l'Etat, sa constitution en être de
droit, ne résulterait pas du droit international objectif, mais
d'actes juridiques subjectifs des sujets du droit international.
C'est une idéologie nettement subjectiviste qui se manifeste
dans cette théorie de la reconnaissance, acte constitutif de
l'existence de l'Etat. Cependant, cette théorie est loin d'être
unanimement admise. Des auteurs très connus veulent voir
dans la reconnaissance un acte purement déclaratif, ce qui
tendrait à faire admettre en dernière analyse que la recon-
naissance ne compte pas en ce qui concerne l'existence juri-
dique de l'Etat dans le domaine du droit international. Une
telle divergence d'opinions, qui touche les principes mêmes,
dans une question aussi capitale que celle de la naissance
des sujets du droit international, est remarquable et suggère
assez naturellement l'idée qu'il ne s'agit pas là d'une dif-
férence d'opinion sur des règles de droit positif, mais
bien d'une opposition de politique juridique. Et à ceci
s'ajoute encore que ce n'est pas seulement sur la significa-
tion de la reconnaissance pour l'apparition de la personnalité
juridique, mais sur la nature même de l'acte dénommé
reconnaissance, que se manifeste une différence très consi-
dérable. En effet, cependant que les uns affirment que la
reconnaissance est un traité, qui est conclu entre l'Etat
reconnaissant et l'Etat à reconnaître ou reconnu, les autres
affirment que la reconnaissance est un acte unilatéral de
l'Etat reconnaissant, qui n'a pas besoin pour produire effet
de droit d'être accepté ou consenti par l'Etat reconnu.
(iS3) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 269
Il y a une connexion intime entre l'une et l'autre oppo-
sition; et les contestations sur la nature de l'acte de recon-
naissance (traité ou acte unilatéral) sont, si possible, encore
plus surprenantes que la controverse relative à sa significa-
tion, c'est-à-dire à sa conséquence juridique. Car s'il a
vraiment une signification juridique, c'est-à-dire s'il a des
effets juridiques, il est malaisé de comprendre que les juristes
ita soient pas d'accord sur le caractère contractuel ou non
d'un acte qui est intervenu si fréquemment au cours des
siècles dans les relations entre Etats. S'il avait effectivement
une importance essentielle pour l'apparition de la person-
nalité internationale, un semblable doute serait à peine
concevable.
La théorie que l'Etat n'obtient d'existence juridique ou
la qualité de sujet du droit international qu'au moment où
il est reconnu par un autre Etat, cette théorie constitue en
elle-même une petilio principii, si ceux qui la proposent
admettent en même temps — ce qui est très fréquent — que
la reconnaissance est un traité. Pour pouvoir conclure un
traité, l'Etat à reconnaître doit déjà exister juridiquement et
être sujet du droit international, étant donné que la per-
sonnalité de droit international consiste essentiellement en
la capacité de manifester une volonté dans un acte juridi-
que. Que les Etats soient sujets du droit international ne
signifie pas seulement qu'ils sont sujets d'obligations, mais
aussi sujets de droit, et cela signifie, en particulier, qu'ils
ont pouvoir de créer du droit international, c'est-à-dire de
participer à cette procédure au cours de laquelle des obli-
gations et des droits sont créés. Déclarer que la personnalité
juridique de l'Etat résulte d'un acte où il la créerait lui-
même, c'est admettre une idée qui rappelle la tentative du
baron de Munchhausen de sortir à l'aide de sa propre natte
du marais où il est tombé. C'est une idée logiquement in-
concevable, qui résulte de la tendance que l'on peut souvent
observer dans la doctrine juridique à négliger la relation au
droit objectif, seule importante, en faveur des éléments de
fait subjectifs quelconques.
Une seule voie est possible : c'est que la personnalité juri-

l
27o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (154)

dique, en tant que capacité de créer du droit, soit constituée


par l'ordre objectif lui-même, par le fait que l'ordre objectif
attache à un fait déterminé une conséquence de droit.
C'est le dogme de la souveraineté qui s'efforce de nier la
validité d'un, ordre juridique superétatique, et de déduire le
droit des gens uniquement de la volonté des Etats, c'est-
à-dire du principe de l'autonomie privée; c'est lui qui vou-
drait présenter le droit des gens tout entier comme un droit
conventionnel et qui voudrait faire dériver la personnalité
juridique elle-même, c'est-à-dire une condition de tout droit
conventionnel, d'une convention. Mais par là, il excède les
limites que lui trace sinon déjà le droit positif, du moins la
logique.
Pour respecter celle-ci, et pour éviter la pétition de prin-
cipe que nous venons d'indiquer, qui se trouve dans la théorie
de la valeur constitutive du traité de reconnaissance, d'autres
théoriciens ont cru devoir affirmer que l'acte de reconnais-
sance a un caractère unilatéral.
Ne discutons pas ici s'il est possible, selon le droit inter-
national positif, de « reconnaître » un Etat sans ou même
contre sa volonté. L'expérience montre cependant toujours
que la reconnaissance est demandée par l'Etat à reconnaître,
ou que, plus rarement, elle lui est offerte; et cela étant en-
tendu qu'elle n'aura lieu que quand il aura donné son
consentement.
Mais ce ne sont pas des faits tirés de la pratique que nous
voulons opposer à cette doctrine qui ne veut voir dans la
reconnaissance qu'un acte unilatéral, car il se pourrait que
ces faits n'eussent aucune importance juridique. Seules les'
conséquences de cette théorie sont décisives.
Si la reconnaissance est un acte unilatéral, il s'ensuit que
l'Etat qui en reconnaît un autre lui confère la personnalité
juridique. Mais alors, l'existence juridique, la personnalité
juridique de ce dernier, repose sur la volonté du premier,
c'est-à-dire, si on substitue à la personnification l'ordre juri-
dique personnifié, que le principe ou la raison, de validité
(Geltungsgrund) de l'ordre juridique de l'Etat reconnu se
trouve dans un autre ordre étatique.
USS) • ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 271

Mais alors on ne peut plus parler de cette coordination des


Etats, qui est une hypothèse essentielle ou, d'une façon plus
«xacte, la fonction •essentielle du droit international. Juste-
ment, cette conséquence montre clairement d'où provient
toute la théorie de la reconnaissance. Sa tendance immanente
la force à abandonner le point de vue du contrat pour éviter
la pétition de principe et à interpréter la reconnaissance
comme un acte unilatéral par lequel l'Etat reconnaissant
accorde à l'Etat reconnu son existence juridique. Cela si-
gnifie : la théorie de la reconnaissance est forcée à prendre
une forme où la représentation de la souveraineté de l'Etat,
c'est-à-dire de l'Etat reconnaissant, c'est l'Etat duquel part
la construction juridique, le propre Etat est mis en évidence
de façon particulièrement claire. Si on considère son Etat
comme un ordre réellement suprême, alors il n'est que logi-
que de fonder la validité d'un autre ordre, c'est-à-dire en
employant une personnification, l'existence juridique d'un
autre Etat, uniquement sur la volonté de son propre Etat.
Mais cette théorie aboutit en fin de compte à la négation du
droit international lui-même.
La tentative de compléter l'acte unilatéral par lequel un
Etat ancien reconnaîtrait un Etat nouveau par un acte éga-
lement unilatéral par lequel l'Etat nouveau reconnaîtrait
l'Etat ancien, l'idée d'un échange de reconnaissances réci-
proques n'est au fond qu'une rechute dans l'ancienne théorie
contractuelle et n'évite nullement la petitio principii qui est
contenue dan3 celle-ci.
De la théorie du caractère constitutif de la reconnaissance,
constitutive pour l'existence juridique de l'Etat, pour sa
personnalité juridique, de cette théorie il résulterait qu'un
Etat n'a d'existence juridique que vis-à-vis de ceux qui l'ont
reconnu. On ne pourrait alors concevoir une existence juri-
dique pure et simple, c'est-à-dire l'existence en un sens
objectif des Etats. Et on ne pourrait affirmer l'existence
d'une communauté internationale que dans la mesure où l'on
pourrait démontrer que tous les Etats que l'on a l'habitude
d'y faire rentrer auraient reconnu tous les autres. Une pa-
reille preuve est évidemment tout à fait impossible. Et pour
272 H.KELSEN. —DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (156)
cette raison, on fait appel à la théorie, que la reconnaissance
peut également avoir lieu de façon tacite. C'est l'expression
typique d'une fiction. De même, on a parfois expliqué la
validité du droit interne par sa reconnaissance « tacite » par
ses sujets. On voulait maintenir ainsi l'illusion de la liberté,
de l'autonomie, de la souveraineté de l'individu. Dans l'un
et l'autre cas, admettre une reconnaissance tacite, c'est
avouer que la reconnaissance, juridiquement, ne compte pas.
L'idée qu'un Etat n'existe juridiquement que par rapport
à ceux qui l'ont reconnu et qu'il n'existe au contraire pas par
rapport à ceux qui ne l'ont pas reconnu, cette idée n'est pas
grotesque tellement, parce qu'elle réduit l'existence juri-
dique à une qualité purement relative. Car, relative, elle
l'est en tout cas. Mais cette relation, qui est à la base de
l'existence juridique de l'Etat, n'est pas la relation à l'Etat
reconnaissant, c'est-à-dire à un autre sujet de droit, mais
une relation au droit international objectif. Cette relation
au droit international objectif doit, en effet, disparaître avec
une pareille théorie de la reconnaissance. Et même la faire
disparaître, c'est précisément la tendance de l'idée qui se
dissimule derrière cette théorie, le dogme de la souveraineté.
Du reste, on a jadis expliqué aussi la constitution de la
société étatique par la reconnaissance réciproque des indi-
vidus qui la forment en tant que sujets de droit, ce qui
revient à résoudre le droit objectif en une multiplicité de
rapports juridiques subjectifs. Cependant, cette explication
subjective qui provenait d'une vue de droit naturel très dé-
terminée a été remplacée par une explication objective, dans
la mesure même où le positivisme juridique triomphait :
celui-ci considère le droit comme un système de normes
objectivement valables. Et ce changement théorique n'est
nullement dû à une transformation de l'essence du droit,
mais à l'émancipation de la connaissance juridique de cer-
tains préjugés éthiques et politiques.
Le caractère radicalement subjectif de la théorie de la re-
connaissance en droit international ressort d'ailleurs du fait
que la reconnaissance pourra, s'il dépend de la discrétion
(157) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 273

des Etats de l'opérer, être retirée à tout moment. Mais cela


signifie que chaque Etat peut faire sortir les autres du droit
ou de la communauté internationale, comme il les y a fait
entrer en les reconnaissant. C'est pour obvier à cette consé-
quence qu'est apparue la théorie qui déclare que la recon-
naissance, une fois donné«, ne peut plus être retirée. Cette
thèse, jointe à la théorie de la reconnaissance « tacite », ne
peut que confirmer le caractère fictif de toute cette théorie.
Il y a une connexion intime entre cette théorie de la recon-
naissance réciproque et nécessaire des Etats et une autre
théorie de la reconnaissance, celle d'après laquelle le droit
international ne vaudrait pour un Etat que dans la mesure
où il l'a reconnu, expressément ou tacitement. Cette thèse
est, elle aussi, une émanation du dogme de la souveraineté,
et est, elle aussi, une fiction.
La contradiction profonde qui existe entre la théorie de
la reconnaissance et la réalité du droit positif est mise en
lumière par les diverses tentatives qui ont été faites pour
l'atténuer et pour trouver un point de vue qui rapproche
les deux thèses extrêmes : la reconnaissance fonde l'exis-
tence juridique de l'Etat, elle n'est d'aucune conséquence
pour elle. Telle est l'idée que la reconnaissance ne fonde sans
doute pas l'existence de l'Etat comme tel, que son existence
en tant qu'Etat est indépendante de toute reconnaissance,
que celle-ci n'aurait pour effet que de faire entrer l'Etat
reconnu dans la communauté internationale. Mais cette
société où l'Etat entre par sa reconnaissance ne peut être
qu'une société avec l'Etat reconnaissant. D'ailleurs, « exis-
tence en tant qu'Etat », à supposer qu'on veuille exprimer
par là quelque chose qui soit essentiel au point de vue du
droit international, est synonyme d' « existence au sein
de la communauté internationale ».
On ne nie pas, en général, qu'on puisse conclure des traités
également avec un Etat non reconnu — pourvu seulement
qu'il ait une « existence comme Etat » — et qu'on soit en-
suite lié par ces traités, tout comme s'ils avaient été conclus
avec un Etat reconnu. Mais on croit pouvoir échapper à la
contradiction que recèle cette position en déclarant que le
IV. — 1932. 18
a74 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (138)

fait de conclure un traité avec un Etat non reconnu inclut


une reconnaissance tacite de cet Etat.
Un autre procédé, vivement combattu par certains parti-
sans conséquents de la théorie de la reconnaissance, con-
siste à maintenir le caractère constitutif de la reconnaissance,
mais à déclarer que lorsque les critères objectifs d'un « Etat,
au sens du droit des gens », existent, cet Etat a un droit à
la reconnaissance. Une chose reste mystérieuse : c'est com-
ment ce qui n'est pas sujet de droit peut avoir des droits à
faire valoir.
Plus importante est la théorie qui fait commencer l'exis-
tence juridique de l'Etat au moment où les éléments consi-
dérés par le droit international comme constituant un « Etat »
sont réunis, de sorte que l'Etat est déjà avant sa reconnais-
sance par d'autres Etats sujet de droit international, c'est-
à-dire a certaine« obligations et certains droits, ou une cer-
taine compétence, qui lui appartiennent en vertu du droit
international général, entre autres la capacité de conclure
des traités et parmi eux, en tout premier lieu, celui par
lequel il est reconnu par un autre Etat. Mais avant sa recon-
naissance par d'autres Etats, il n'a pas encore toutes les
obligations et tous les droits d'un membre de la communauté
juridique internationale. Il n'est pas encore une personnalité
de plein droit: Pour obtenir cette personnalité, il est néces-
saire qu'il soit reconnu. Cette reconnaissance est sans doute
constitutive, mais ne constitue pas la personnalité juridique
de l'Etat reconnu de façon absolue, mais seulement — si
l'on peut dire — sa pleine personnalité. L'Etat doit, en effet,
posséder déjà un certain minimum de personnalité juridique
pour pouvoir conclure un traité de reconnaissance.
Verdross, qui défend cette doctrine ! , a démontré, en s'ap-
puyant sur de riches matériaux du droit positif, que dans
la pratique internationale l'Etat est considéré comme juri-
diquement existant avant même sa reconnaissance, puisqu'il
est considéré, même par les Etats qui ne l'ont pas reconnu,
comme compétent pour « faire les actes étatiques qui, d'après
1. Die Verfassung der VölUerrechttgememschaft (1926), p. 131, et Recueil
des Court de l'Académie, t. 30 (1929-V), p. 828.
(i59) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES S75
le droit international, rentrent dans la sphère de compé-
tence interne des Etats » *. Cela signifie que les actes qu'un
Etat non encore reconnu accomplit, en vertu de sa compé-
tence dans les limites de la compétence garantie par le droit
international comme compétence étatique indépendante doi-
vent être respectés comme actes étatiques, même par les Etats
qui ne l'ont pas encore reconnu. En d'autres termes, tous
les Etats sont obligés, par le droit international, de traiter
comme des actes étatiques les actes qui ont été faits par les
organes d'une collectivité, qui est un « Etat au sens du droit
international », et qui rentrent dans les limites de cette
compétence que le droit international réserve aux Etats
comme leur domaine de compétence autonome; même s'ils
n'ont pas encore reconnu cette collectivité comme Etat.
Ces actes sont, par exemple : la concession de la nationa-
lité ou la décision de la question : quelles personnes devront
être considérées comme nationaux ?; les jugements des tri-
bunaux de l'Etat non reconnu; les actes d'expropriation, etc.
Si on admet (et ceci ne peut guère être contesté, étant
donnée la pratique internationale actuelle) qu'une obligation
de droit international existe pour les Etats de traiter les
actes internes d'un Etat non reconnu comme de véritables
actes étatiques et non pas comme juridiquement inexistants,
on doit également admettre l'hypothèse, sans laquelle une
pareille obligation du droit des gens ne pourrait absolument
pas exister : qu'au cas où un ordre juridique immédiatement
subordonné au droit international se forme, qui devient
efficace dans un certain domaine, le droit international dé-
lègue précisément cet ordre pour ce domaine-là précisément.
Mais cela revient à dire que le moment où un ordre juri-
dique interne entre en vigueur (et ce moment coïncide avec
celui où un Etat commence à exister juridiquement) est dé-
terminé par le droit international d'une manière objective,
c'est-à-dire indépendamment des volontés des autres Etats.
Si on pousse jusqu'à ses conséquences dernières la théorie
que l'existence juridique d'un Etat commence seulement au
moment de sa reconnaissance et qu'elle n'entre en ligne de
1. Verdroes, loc. cit., p. 137.
276 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (i6o)

compte que pour l'Etat reconnaissant, on doit affirmer que


même un Etat reconnu par la majorité des autres Etats n'a
aucune obligation ni aucun droit international vis-à-vis de
ceux qui ne l'ont pas reconnu. Ainsi, il n'est en particulier
pas obligé de respecter le territoire d'un Etat qui ne l'a pas
reconnu, pas plus qu'il n'est en droit de demander qu'un
Etat qui ne l'a pas reconnu respecte le sien. Le principe du
justum bellum ne vaut — dans les relations avec les Etats
qui ne l'ont pas reconnu — ni à son profit, ni contre lui. Et
il n'est en particulier pas tenu, dans une guerre qui le met-
trait aux prises avec un Etat qui ne l'a pas reconnu, d'ob-
server les normes du droit international coutumier de la
guerre.
Il est plus qu'improbable qu'il se trouve des internationa-
listes résolus à tirer, le cas échéant, de telles conséquences
de la théorie de la reconnaissance. Précisément à un moment
où l'on a vu naître sur le sol de la vieille Europe un grand
nombre d'Etats nouveaux, qui ne peuvent certainement pas
tous se prévaloir d'une reconnaissance de la part de tous les
autres, on ne peut plus méconnaître le caractère insensé
d'une théorie qui affirme l'existence d'une communauté ju-
ridique des Etats civilisés et qui admet en même temps
comme possible que dans son sein puissent surgir des îlots
qui échappent totalement à l'emprise du droit. Surtout dans
le cas où une fraction <J'un peuple très civilisé, qui a vécu
jusqu'alors sous l'empire du droit international en tant que
partie intégrante d'un Etat « reconnu », et s'est — par
exemple dans l'intérêt de son développement culturel (na-
tional ou religieux) — constitué en un nouvel Etat indépen-
dant et que d'autres Etats jugent cependant bon, pour une
raison ou une autre, de refuser de le reconnaître.
A cette thèse, il faut opposer la thèse suivante qui ne peut
pas être contredite par la pratique des Etats. Si une collec-
tivité forme un Etat au sens du droit des gens, elle a toutes
les obligations et tous les droits que le droit international
général impose ou reconnaît aux Etats. Il faut peut-être
avouer que certaines parmi ces obligations ou parmi ces
droits supposent une reconnaissance. On pourra peut-être
(i6i) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 277
affirmer qu'un Etat n'est tenu d'accorder l'immunité de juri-
diction qu'aux Etats qu'il a reconnus, à supposer certes que
1' « exterritorialité » ou plus exactement l'immunité de
l'Etat comme tel résulte d'une norme de droit international
général. Mais le nombre des droits et obligations, qui sup-
posent une reconnaissance, semble très minime. Si l'on affir-
mait, par exemple, qu'un Etat ne doit, d'après le droit in-
ternational général, accorder les privilèges de l'immunité
qu'aux ambassadeurs des Etats qu'il a reconnus, il faudrait
considérer qu'un Etat n'est pas obligé, même à l'égard d'un
Etat qu'il a reconnu, de recevoir ses ambassadeurs ou d'ac-
créditer des ambassadeurs chez lui; et que l'obligation inter-
nationale de traiter les ambassadeurs d'une manière dé-
terminée n'existe qu'à la condition qu'il en soit réellement
reçu. Or, cette même obligation existe à l'égard des Etats
non encore reconnus. Si un Etat accueille les ambassadeurs
d'un Etat qu'il n'a pas encore reconnu, il sera obligé — per-
sonne ne le mettra en doute — de respecter les règles du
droit international général sur le statut des' ambassadeurs.
Objectera-t-on que le fait d'accueillir les ambassadeurs cons-
titue une reconnaissance tacite ? Ce serait simplement re-
courir à cette fiction typique par laquelle on accorde à un
fait sans portée juridique l'apparence d'un fait doué d'une
telle portée.
Une des plus importantes fonctions de la personnalité juri-
dique de l'Etat est de lui permettre de faire des déclarations
de volonté ayant une valeur juridique, avant tout, par exem^
pie, de conclure des traités, par lesquels lui et son co-
contractant seront obligés et acquerront des droits. Si on
renonce à toute fiction, on doit affirmer que l'Etat non
reconnu a également cette capacité dans la mesure la plus
large. Il peut conclure n'importe quel traité, et non pas seu-
lement le traité de reconnaissance. Une des parties les plus
importantes du droit international général, les règles sur la
conclusion des traités, valent sans aucune restriction, aussi
bien en faveur de l'Etat non reconnu que contre lui. Car l'af-
firmation habituelle que celui qui conclut un traité avec un
Etat non reconnu le reconnaît par là même tacitement signifie
278 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (i6a)

tout simplement que l'Etat non reconnu peut également con-


clure des traités, ce fait étant exprimé en relation avec l'évi-
dente fiction du dogme de la reconnaissance. Car une théorie
réaliste ne peut pas prétendre sérieusement qu'un Etat qui
s'est engagé à l'égard' d'un autre à lui fournir une certaine
prestation en échange d'une autre prestation le reconnaît
par là comme Etat au sens du droit international. Les deux
actes que l'on veut réunir ont un contenu totalement diffé-
rent. Un Etat pourrait avoir l'intention de s'obliger à l'égard
d'un autre à une prestation déterminée, tout en se réservant
par ailleurs une liberté parfaite vis-à-vis de toutes les règles
du droit international.
Mais l'acte de reconnaissance devrait avoir pour objet la
reconnaissance de la validité du droit international par les
deux Etats dans leurs rapports réciproques. Sans doute, il
est, en réalité, défini autrement par la théorie du droit inter-
national, quand il l'est. Le plus souvent, on n'estime même
pas nécessaire de préciser davantage le contenu de cette ma-
nifestation de volonté, qu'on appelle reconnaissance, et à
laquelle on attribue une importance si fondamentale.
Anzilotti par exemple, défenseur extrême de la théorie de
la reconnaissance constitutive, écrit : Les règles du droit
international procèdent d'accords. Les sujets de l'ordre juri-
dique international commencent par conséquent à exister au
moment où une première convention est conclue... On pour-
rait dire de même qu'on rencontre à la base de toutes les
relations de droit international un accord des sujets de ce
droit, cet accord, qu'on appelle, d'un terme assez peu heu-
reux mais aujourd'hui généralement usité : la « reconnais-
sance ». La reconnaissance n'est donc rien d'autre qu'une
convention conclue en vertu de la règle : Pacta sunt ser-
vanda. La personnalité juridique internationale, qui était
donnée en puissance, c'est-à-dire potentiellement ou virtuel-
lement, par cette règle : Pacta sunt servanda, est actualisée et
concrétisée par le traité de reconnaissance. La reconnais-
sance est, à notre avis, tout simplement la convention intro-
ductivo à laquelle se rattache la naissance de normes juridi-
ques pour certains sujets, et par conséquent la personnalité
i63) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 279

juridique réciproque de ces sujets. Et en effet, la réciprocité


et le caractère constitutif sont propres à l'idée de reconnais-
sance 1 .
Abstraction faite de ce qu'une personnalité juridique de
l'Etat, en entendant par là la capacité de créer du droit, ne
peut être que la condition et non la conséquence du traité de
reconnaissance, et abstraction faite de ce que Anzilotti le re-
connaît précisément ici, en affirmant que la personnalité
juridique internationale « était déjà donnée en puissance par
la norme : Pacta sunt servanda, que le traité de reconnais-'
sance, conclu en vertu de cette norme, n'a fait que la concré-
tiser et l'actualiser », Anzilotti a renoncé ici à donner au traité
de reconnaissance un contenu spécifique quelconque. Le pre-
mier traité qu'un Etat conclut avec un autre est, quel qu'en
soit le contenu, simplement déclaré traité de reconnais-
sance. Cette terminologie n'est véritablement pas heureuse.
Ce premier traité est nommé « reconnaissance », mais son
contenu n'est pas du tout la reconnaissance de l'Etat nou-
veau! Il n'est pas possible de faire apparaître la fiction plus
clairement. C'est la même fiction que celle qui affirme : con-
clure un traité avec un Etat non reconnu, cela signifie recon-
naître cet Etat. Et Verdross, qui se rapproche ici fortement
d'Anzilotti, prétend que la reconnaissance « est le premier
traité, comme le traité fondamental, que l'Etat à reconnaître
conclut, puisqu'il est la condition de toutes relations ulté-
rieures entre Etats. Cependant, il n'est pas la base du droit
international en général, puisqu'il n'est lui-même possible
et obligatoire que si l'on suppose la norme fondamentale :
Pacta sunt servanda. Ainsi, les relations internationales sont
déjà rendues juridiquement possibles par cette norme fon-
damentale, mais elles sont réalisées seulement par le traité
de reconnaissance. Par celui-ci, les Etats s'engagent à en-
tretenir des relations fondées sur les règles du droit inter-
national positif général ou, le cas échéant, seulement sur
des normes de droit international particulier».
Verdross admet ensuite, tout à fait comme Anzilotti, « que

1. Anzilotti, Lehrbuch, p. 119.


28o H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (164)

les Etats sont dès le moment de leur naissance des sujets de


droit international en puissance, mais qu'ils ne le devien-
nent en acte que par la reconnaissance, étant donné que ni
le nouvel Etat, ni les autres Etats ne sont, à défaut d'une
règle positive de droit international, obligés à entretenir des
relations internationales, et qu'on ne peut donc démontrer
l'existence d'une obligation de reconnaissance, ni d'un droit
à être reconnu. » *
D'après Verdross, le traité de reconnaissance aurait pour
contenu que les Etats s'obligent à entretenir des relations
fondées sur les règles positives du droit international général.
Mais la règle essentielle du droit international général est
aussi (puisqu'elle le fonde) du droit international particulier,
à savoir la norme : Pacta sunt servanda est, comme Verdross
lui-même le reconnaît expressément, la condition préalable
du traité de reconnaissance, qui ne peut pas, par conséquent,
contenir la stipulation que cette règle vaudra seulement dé-
sormais pour les Etats contractants. D'ailleurs, par le fait
qu'il reconnaît un autre Etat, un Etat n'est nullement obligé
d'entretenir des relations avec lui. Tout au plus il sera tenu,
s'il le fait, d'observer les nonnes du droit international.
Mais précisément il n'est pas obligé seulement par le traité
de reconnaissance, mais avant même ce traité, par le droit
international général. Si la distinction faite par Anzilotti
entre personnalité juridique internationale virtuelle et per-
sonnalité juridique internationale actuelle a un sens, ce ne
peut être que le suivant : être sujet virtuel signifie avoir la
puissance, c'est-à-dire la capacité de fonder des droits et des
obligations par voie de traité; être sujet actuel signifie con-
clure un traité; Par conséquent, l'Etat est sujet virtuel aussi
bien avant qu'après le traité de reconnaissance, sujet actuel
dans la conclusion de chaque traité, et non seulement dans
la conclusion du traité de reconnaissance. Verdross ne peut
donc pas non plus dégager un. contenu spécifique du traité
de reconnaissance. C'est tout simplement, comme chez Anzi-
lotti, le premier traité et non pas « la condition de toutes

1. Loc. cit., p. 139-140.


(i6s) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 281
relations interétatiques ultérieures », mais seulement le
commencement de ces relations.
Il est frappant que Verdross et Anzilotti, deux auteurs qui
se sont acquis plus de mérites qu'aucun autre dans l'œuvre
de pénétration de la théorie du droit international par l'es-
prit juridique, arrivent à des résultats absolument identiques
au fond relativement au problème de la reconnaissance,
mais différents en apparence par la façon de les formuler.
Verdross, en effet, fait commencer l'existence juridique de
l'Etat dès le moment de la réunion des éléments définis par
le droit international, Anzilotti, seulement au moment de la
reconnaissance. Mais il parle, tout comme Verdross, d'une
personnalité juridique virtuelle de l'Etat dès avant la recon-
naissance. Verdross essaie, quoiqu'il affirme que l'Etat
existe juridiquement avant même la reconnaissance, de
maintenir, comme Anzilotti, le caractère constitutif du traité
de reconnaissance. Mais comme il ne peut pas dégager le con-
tenu spécifique du traité de reconnaissance, il ne peut pas
préciser Les obligations et les droits particuliers de l'Etat,
dont la reconnaissance serait la condition essentielle d'ap-
parition.
S'il faut convenir qu'une des plus importantes règles de
droit international général, la norme : Pacta sunt servanda,
s'applique en faveur de l'Etat nouveau et contre lui, aussitôt
que le fait « Etat tel que le droit international général le défi-
nit » se rencontre, et non seulement lorsque le nouvel Etat a
été reconnu par un autre, et non seulement par rapport à
l'Etat auteur de la reconnaissance, et il faut en convenir; si
on affirme que la reconnaissance est un traité qui entraîne des
droits et des obligations pour l'Etat reconnu et pour l'Etat
reconnaissant — on ne voit pas pourquoi il n'en irait pas de
même pour les autres normes du droit international coutu-
mier général.
Si une norme — et la plus importante — du droit inter-
national peut entrer et entre réellement en vigueur indé-
pendamment de la volonté des Etats soumis à l'ordre juri-
dique international au profit du nouvel Etat ou contre lui,
282 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (166)
il doit en aller également ainsi pour toutes les autres normes
du droit international coutumier général.
On ne peut pas prouver qu'il existe aucune différence
entre la norme : Pacta sunt servanda et les autres normes du
droit international coutumier général en ce qui concerne la
capacité de se soumettre les sujets du droit international, de
les obliger et de leur conférer des droits, ni théoriquement
ni pratiquement, c'est-à-dire ni dans la nature théorique-
ment reconnaissable des normes, ni dans une pratique des
Etats que l'on puisse établir. Pour le nier, il faudrait prou-
ver que des Etats n'ont « reconnu » de nouveaux Etats qu'avec
certaines restrictions, c'est-à-dire les ont reconnus en excluant
dans leurs rapports réciproques l'application de certaines
règles du droit international général, par exemple des règles
du droit de la guerre ou sur la liberté des mers, et qu'une
telle exclusion n'a pas été considérée comme nulle, mais
comme juridiquement valable. Ce n'est que si une semblable
preuve pouvait être apportée qu'on pourrait affirmer aussi
que l'effet de la reconnaissance d'un Etat peut être très dif-
férent selon le contenu du traité de reconnaissance. Cette
affirmation est à vrai dire produite, par exemple par Anzi-
lotti *. Mais elle ne s'appuie pas sur des données de droit
positif, elle est simplement déduite de la notion supposée du
traité de reconnaissance.
Si la reconnaissance est un traité, et si seul ce traité met
en vigueur les normes du droit international général pour
les deux Etats contractants, la mesure de la validité du droit
international général pour les deux Etats variera naturelle-
ment selon le contenu du traité de reconnaissance. Il appa-
raît d'ailleurs clairement ici que la «reconnaissance » d'un
Etat nouveau par un Etat ancien n'est pas autre chose que
la reconnaissance du droit international en ce qui concerne
les rapports entre les deux Etats et que toute cette théorie
de la reconnaissance est une tentative, l'essai de placer le
principe de la validité des normes du droit international —
afin de maintenir le dogme de la souveraineté — dans la

1. Loc. cit., p. 128.


(i67) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 283
volonté des Etats qui doivent être obligés et acquérir des
droits en vertu du droit international, c'est-à-dire de nier la
validité d'un droit international objectif. Seulement l'affir-
mation que la reconnaissance d'un Etat pourrait avoir des ef-
fets variables suivant Le contenu ou selon l'interprétation
du traité de reconnaissance est en contradiction non seu-
lement avec la logique juridique, mais encore et surtout avec
la réalité juridique. La reconnaissance a lieu, selon la doc-
trine traditionnelle, soit par un acte exprès, c'est-à-dire par
le fait qu'un Etat reconnaît un autre Etat comme tel, c'est-à-
dire comme personne juridique internationale; soit par un
acte tacite, c'est-à-dire par le fait que l'Etat ancien entre effec-
tivement en relations avec l'Etat nouveau. Mais on n'a jus-
qu'ici jamais prétendu et on ne peut pas prétendre qu'il y
ait jamais eu des actes exprès de reconnaissance, accompa-
gnés de la réserve que certaines normes du droit internatio-
nal ne vaudraient pas pour les Etats contractants. La note
toujours citée de Canning du 25 mars 1823 sur l'indé-
pendance des colonies espagnoles en Amérique est très carac-
téristique à cet égard : « Il n'y a donc pas d'autre ressource
que de reconnaître l'existence de ces nations nouvelles et
d'étendre ainsi à leur profit la sphère des droits et des obli-
gations que les peuples sont tenus de respecter mutuelle-
ment et qu'ils ont le droit d'exiger réciproquement les uns
des autres. » Il ressort nettement de ce passage que recon-
naître l'existence juridique d'un Etat et lui étendre l'ap-
plication du droit international sans aucune restriction
sont une seule et même chose : « De reconnaître l'existence
et d'étendre ainsi la sphère, etc. » La fiction que nie Anzi-
lotti consiste dans le fait d'éveiller l'apparence qu'il est en
la discrétion de l'Etat reconnaissant d'étendre le droit inter-
national à l'Etat reconnu, et que la reconnaissance est donc
un acte bilatéral de l'Etat reconnaissant. C'est la formule
habituelle. (Voir le Traité de Paris, art. 7 : « La Sublime Porte
est admise à participer aux avantages du droit public et du
concert européen. » Voir le Traité de Berlin, art. 26, 34, 43 :
« Les Hautes Parties reconnaissent l'indépendance du Mon-
ténégro, de la Serbie, de la Roumanie. ») Mais cette façon de
284 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (i68)

s'exprimer a aussi peu de portée juridique que celle qui


consiste à dire qu'un Etat s'oblige lui-même à quelque
chose : « L'Allemagne s'engage... » dit-on, quoique ce ne
soit pas l'Etat lui-même qui s'oblige de façon autonome,
mais bien le droit international objectif qui attache l'obli-
gation à titre de conséquence aux déclarations de volonté con-
cordantes de deux Etats. Comme si souvent, le langage juri-
dique cherche ici à voiler la réalité juridique : dans un
cas, pour maintenir l'idée de l'autonomie absolue; dans
l'autre, pour maintenir l'illusion de la souveraineté.
Aussi la reconnaissance a lieu tacitement soit par la con-
clusion d'un traité, soit par la réception ou l'envoi d'ambas-
sadeurs, sans qu'aucune déclaration expresse soit faite; com-
ment reconnaître alors quelles règles du droit international
général sont ou non reconnues pour les rapports entre les
deux Etats? Mais il faut convenir que les manifestations de
volonté « tacite » fournissent un terrain propice à la cons-
truction de toutes sortes de fictions et, par suite, en particu-
lier à la fiction de la reconnaissance. Lorsque les parties sont
restées muettes, la théorie peut leur imputer tout ce qui lui
est nécessaire.
La reconnaissance conditionnelle et à terme est encore
une construction analogue,' uniquement déduite de la notion
du traité de reconnaissance. Il est certain, en effet, que si la
reconnaissance est une convention, elle peut, comme toute
convention, être- conditionnelle ou à terme. Seulement, les
exemples que l'on peut citer de reconnaissances purement
conditionnelles se laissent également interpréter d'une tout
autre façon. Ce sont les dispositions des articles 34 et 43 du
Traité de Berlin du 13 juillet 1878. En vertu de oes textes, les
Puissances signataires sont obligées de reconnaître l'indé-
pendance de la Serbie, de la Roumanie et du Monténégro, à
la condition que ces Etats garantissent la liberté de cons-
cience et admettent l'égalité de droit des confessions diffé-
rentes. D'abord, il n'y a pas ici un traité de reconnaissance
à proprement parler, puisque les trois Etats dont l'indépen-
dance doit être reconnue n'étaient eux-mêmes pas parties à
l'Acte de Berlin. 11 ne s'agit pas d'un traité de reconnais-
(i6ç>) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 285
sance entre les Etats reconnaissants et les Etats à recon-
naître. Ce n'est donc pas du tout la reconnaissance de ces
trois Etats qui est conditionnelle, mais l'obligation de recon-
naître établie par le traité conclu entre les Etats reconnais-
sants. Mais si la reconnaissance 'elle-même avait eu lieu con-
ditionnellement, et si l'Etat ainsi reconnu n'avait pas rempli
la condition, il n'en résulterait pas qu'il perdît le bénéfice
de sa reconnaissance et que le droit international cessât de
lui être applicable dans ses rapports avec l'Etat reconnais-
sant. Cela ne serait déjà pas possible pour la seule raison que
cette abrogation du droit international ne pourrait avoir lieu
qu'en vertu de l'ordre juridique international lui-même. Il en
résulterait seulement que l'Etat qui ne remplirait pas la pré-
tendue condition se rendrait coupable d'une violation de droit
international et attirerait sur lui les conséquences qui y sont
attachées. Mais cela signifie que là où on voit une reconnais-
sance soi-disant conditionnelle, il y a, en réalité, deux trai-
tés : le traité de reconnaissance et un autre, conclu soit à l'oc-
casion du premier, soit conjointement avec lui, et par lequel
l'Etat reconnu s'engage vis-à-vis de l'Etat reconnaissant à
une certaine conduite, le premier traité étant d'ailleurs plus
ou moins sans portée juridique. Cette analyse du traité de
reconnaissance soi-disant conditionnelle est inévitable, si on
ne veut pas aboutir au résultat grotesque d'un Etat placé
en dehors du droit international du fait qu'on lui applique
ce droit. Personne n'aurait sérieusement osé prétendre, s'il
y avait eu réellement inexécution de la « condition », que
les trois Etats précités avaient de ce fait perdu leur qualité
d'Etats indépendants au sens du droit international, même
dans le cas où l'on aurait admis qu'ils n'avaient été reconnus
que conditionnellement par les signataires du Traité de Ber-
lin, et devaient, par suite, être considérés du point de vue du
droit international comme dépourvus d'existence juridique.
On aurait simplement dit que ces collectivités réellement
existantes avaient violé le droit international, mais non que
le droit international avait cessé de leur être applicable.
Comme la « condition » a été remplie et comme, par suite, les
conséquences de la construction d'une reconnaissance con-
a86 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (170)
ditionnelle ne se sont pas réalisées, il est facile de les affir-
mer dans 1« domaine théorique. Mais ces constructions ne
peuvent tenir devant la réalité du droit positif.
Enfin mentionnons encore la distinction entre une recon-
naissance de jure et une reconnaissance de facto. Si la
reconnaissance est un acte juridique, il va de soi que toute
reconnaissance est de jure. Cependant, on a essayé de donner
un sens juridique a cette distinction, en l'interprétant comme
une distinction entre une reconnaissance irrévocable et une
reconnaissance révocable l. D'une reconnaissance soi-disant
révocable, il faut dire la même chose que nous venons de
dire de la reconnaissance soi-disant conditionnelle. Qu'un
Etat puisse, dans ses rapports avec un autre Etat, mettre le
droit international général en vigueur jusqu'à révocation, et
ceci en vertu du droit international lui-même, est une idée
tellement insensée qu'il n'est pas besoin d'y opposer une
réfutation particulière. Etant donné qu'on ne peut affirmer
qu'il existe un Etat indépendant au sens du droit interna-
tional qu'au moment où l'efficacité du nouvel ordre de con-
trainte « souverain » est garantie d'une façon durable, il
doit exister normalement, quand un nouvel Etat se constitue,
particulièrement lorsque ceci a lieu par voie de lutte contre
un autre Etat (par exemple en cas de sécession révolution-
naire avec la mère patrie), un stade intermédiaire, un état
transitoire, pendant lequel il n'est pas encore certain si le
nouvel ordre s'imposera réellement à la longue ou non. C'est
de ce fait que la reconnaissance qui se qualifie de purement
« provisoire » ou « révocable » tient compte. Ceci revient
simplement à dire que l'Etat reconnaissant n'est pas encore
sûr que l'Etat à reconnaître présente bien sans restriction la
réunion des éléments d'un « Etat au sens du droit interna-
tional ».
En ce sens, toute reconnaissance est une reconnaissance
de facto, parce que toute reconnaissance ne peut avoir lieu
que sous la réserve que l'ordre reconnu affirme une efficacité
durable; et ceci parce que la reconnaissance ne peut pas
avoir de valeur constitutive. Car l'existence juridique du
1. Par exemple, Verdroas, loc. cit., p. 141.
(171 ) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 287

nouvel Etat ne dépend pas de la reconnaissance, mais de


l'accomplissement objectif de certaines conditions assignées
par le droit international à l'Etat à reconnaître.
D'ailleurs, Anzilotti a aperçu la vérité sur ce point, lors-
qu'il dit que la distinction entre reconnaissance de jure et
reconnaissance de /acío a plus d'importance politique que
juridique. Mais il faut faire un pas de plus et reconnaître que
la théorie de la reconnaissance tout entière a un caractère
purement politique et non juridique, que la reconnaissance
de l'Etat ne joue, ou aucune fonction, ou une fonction juri-
dique extrêmement subordonnée, et que le dogme de la recon-
naissance ne sert pas à reconnaître la réalité juridique, mais
a simplement une signification idéologique : maintenir l'illu-
sion de la souveraineté, et par cette illusion dissimuler la
réalité, c'est-à-dire la validité objective du droit international
supérieur aux ordres étatiques.
Les difficultés que crée dans la réalité du droit positif le
dogme de la reconnaissance apparaissent de façon particuliè-
rement claire dans son conflit avec le Pacte de la Société des
Nations.
L'admission d'un Etat dans la Société des Nations peut
être prononcée, d'après l'article 1 er § 2, par une résolution
de l'Assemblée prise à la majorité des deux tiers.
Il n'est pas dit qu'il ne puisse s'agir que d'Etats qui sont
déjà reconnus par tous les Membres de la Société, et on doit
donc, en interprétant strictement le Pacte, admettre que
des Etats qui ne sont pas reconnus par tous les Membres
peuvent être admis par une décision de la majorité de l'As-
semblée. La condition requise pour leur admission n'est
pas qu'ils soient déjà reconnus, mais qu'ils donnent des
» garanties effectives de leur intention sincère d'observer
leurs engagements internationaux », et qu'ils « acceptent le
règlement établi par la Société des Nations, en ce qui concerne
leurs forces et armements militaires, navals et aériens ». Les
engagements internationaux, dont l'Etat à admettre doit
garantir qu'il les observera, ne sont pas seulement les obli-
gations qui lui sont imposées par son entrée dans la Société
des Nations. Le Pacte de la Société des Nations part évi-
288 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC {171)

demment de l'idée que les Etats qui peuvent être admis dans
la Société des Nations ont des obligations internationales
déjà avant leur admission; une garantie ferme de son inten-
tion sincère de remplir ses obligations internationales futu-
res, un Etat qui n'a pas rempli ou pas de façon adéquate ses
obligations antérieures ne la fournirait pas. Cela peut aussi
être un Etat qui n'a pas été reconnu par tous les Membres
de la Société des Nations, peut-être même par aucun d'eux.
En fait, la pratique de la Société des Nations est la suivante :
elle consiste à vérifier avant l'admission si l'Etat qui
requiert son admission est reconnu; il est vrai qu'elle se
contente d'une solution moyenne : que l'Etat soit reconnu
au moins de quelques-uns. Il appert du questionnaire établi
par la commission instituée par la première Assemblée pour
servir dans les cas d'admission qu'on ne demande même pas
si c'est par des Membres de la Société des Nations que l'Etat
requérant a été reconnu; la question ne porte pas non plus
sur la reconnaissance de l'Etat, mais de son gouvernement
(elle est conçue ainsi : « Le gouvernement est-il reconnu de
jure ou de facto, et par quels Etats ? »). Si l'affirmation de la
théorie de la reconnaissance était exacte, qu'avant d'être
reconnue comme Etat par un autre Etat au sens du droit des
gens une collectivité n'a pas pour celui-ci d'existence juri-
dique, il faudrait exiger de tout Etat comme condition sine
qua non de son admission dans la Société des Nations la
preuve qu'il est reconnu par tous ses Membres actuels. Cela
n'est pas le cas. Une série d'Etats nés après la guerre ont été
admis dans la Société des Nations sans avoir fourni la preuve
qu'ils eussent été reconnus par tous les autres Membres de
la Société des Nations. Et même l'idée est apparue que
l'admission dans la Société des Nations remplace où contient
implicitement la reconnaissance. Sans doute, cela est une
fiction, la même que l'on rencontre dans tous les cas de
soi-disant reconnaissance tacite. Si l'admission dans la
Société des Nations doit constituer — comme on l'a parfois
présenté — une « reconnaissance collective », un Etat doit
être considéré comme reconnu même par l'Etat dont le
représentant à l'Assemblée de la Société des Nations a
(i73) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 289

voté contre l'admission. Il s'agit d'une reconnaissance con-


tre le gré de l'Etat reconnaissant. Objectera-t-on que tout
Etat qui adhère à la Société des Nations a consenti à l'avance
à toutes les décisions valablement prises conformément au
Pacte de la Société des Nations, donc môme à celles qui
acquerront force obligatoire sans son consentement et même
contre son veto? Ce serait encore s'en tenir à une fiction. La
réalité est que la résolution d'un organe collégial d'une com-
munauté d'Etats lie un Etat Membre de cette communauté
même contre son gré, quand il a participé à la conclusion
d'un traité où une telle compétence est reconnue à l'organe
de la communauté d'Etats. L'Etat n'a, en réalité, voulu que
le traité, et cela seulement au moment de sa conclusion.
Si cet Etat, après la conclusion du traité, modifie sa volonté
exprimée au moment de la conclusion, s'il ne veut plus
être lié par une résolution de la majorité de l'organe collé-
gial, cette modification de sa volonté ne joue pas de rôle du
point de vue du droit objectif. Il reste lié contre sa volonté
réelle. Et de même : si son représentant dans l'organe collé-
gial a voté contre une proposition qui a été adoptée contre
son veto, il a en vérité voulu le contraire de cette résolution.
Mais le droit n'attache pas d'effets à cette volonté. Il sera
lié par cette résolution malgré sa volonté contraire. Et il est
lié non pas parce qu'il a exprimé une volonté conforme sur
le contenu du traité et sur la compétence de l'organe collégial,
mais parce que le droit des gens objectif attache au fait dont
sa déclaration de volonté est un élément la conséquence que
même un Etat dont le représentant au sein de l'organe collé-
gial s'est prononcé contre une résolution peut être lié par
elle.
Affirmer qu'il a voulu cette résolution, parce qu'il a voulu
la compétence de l'organe collégial lors de la conclusion du
traité, c'est une fiction de même nature que la fiction de
la reconnaissance. Elle doit maintenir l'apparence de l'auto-
nomie, même dans les cas où l'autonomie a été limitée ou
même supprimée par le droit positif.
La fiction apparaît de la façon la plus claire si l'on con-
sidère qu'il n'y aurait pas de différence juridique entre la
IV. — 1932. 19
ago H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC [1J4)
délégation conventionnelle d'un organe collégial d'une com-
munauté d'Etats, qui pourra lier les membres de la commu-
nauté d'Etats par des décisions à la majorité, et une cons-
titution établie par traité, qui ne déclarerait obligatoires pour
les membres que les résolutions adoptées à l'unanimité si
vraiment, dans le premier cas, le membre rejeté dans la
minorité avait voulu la résolution adoptée contre son veto.
S'il en était ainsi, toutes les résolutions seraient, dans ce cas
aussi, prises à l'unanimité. Ce n'est qu'à l'aide de semblables
fictions qu'on peut interpréter l'admission dans la Société
des Nations d'un Etat non reconnu, comme une reconnais-
sance de la part des Etats aussi qui ont voté contre l'admis-
sion. Si l'on renonce à toute fiction et si l'on se contente de
comprendre purement et simplement la réalité juridique, il
faut dire que, dans le cadre du Pacte de la Société des Nations,
l'existence juridique d'un Etat, sa personnalité juridique,
est indépendante de sa reconnaissance par les Membres de
la Société des Nations, ce qui est un motif de plus de refuser
toute valeur juridique à la théorie de la reconnaissance.
A titre de curiosité, on peut se demander quel sera l'effet
de la sortie de la Société des Nations d'un Etat si sa recon-
naissance a eu lieu par son admission dans la Société. Logi-
quement, on devrait affirmer que la reconnaissance tombera.
L'admission serait alors simplement conditionnelle ou à
terme, ce qui aurait pour conséquence que le même Etat qui
jusqu'ici a vécu en communauté juridique étroite avec d'au-
tres Etats serait, du moment même de sa sortie, hors la loi
comme eux le seraient aussi vis-à-vis de lui. De cette théorie
aussi, on peut dire : jugez l'arbre à ses fruits.
De la reconnaissance d'un Etat, il faut distinguer la recon-
naissance d'un gouvernement, bien que les deux choses soient
souvent confondues en pratique et en théorie. La question de
la reconnaissance d'un gouvernement ne peut se poser d'une
façon distincte que quand il s'agit d'un gouvernement arrivé
au pouvoir par un coup d'Etat ou par une révolution. Il ne
peut pas être question d'attribuer à cette reconnaissance un
effet constitutif quelconque pour l'existence juridique de ce
gouvernement. L'acte ne peut avoir aucune signification juri-
(17S) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 291
dique, mais uniquement une signification politique. Si on
enseigne qu'il n'y a pas en droit international de gouver-
nements légitimes ou illégitimes, ce que l'on formulerait
plus exactement : qu'en droit international tous les gouver-
nements sont légitimes parce que le droit international con-
sidère comme légitime le gouvernement qui occupe en fait
le pouvoir, et que celui qui n'a plus ou n'a pas encore le
pouvoir n'existe pas à ses yeux, alors les Etats n'ont pas à
« reconnaître » le gouvernement d'un autre Etat, non pas
parce que la question de son gouvernement ou du choix de
son gouvernement est une affaire interne de l'Etat rentrant
dans son autonomie constitutionnelle, mais parce que le droit
des gens délègue et ainsi légitime le gouvernement qui exerce
effectivement le pouvoir — et lui seul — et n'accorde aux
autres Etats aucun droit quant à sa détermination. On ne
saurait découvrir aucune signification juridique à la recon-
naissance ou à la non-reconnaissance d'un gouvernement, si
le changement révolutionnaire de la Constitution n-e peut rien
changer aux obligations et droits internationaux d'un Etat.
Puisqu'aucun Etat n'est obligé, d'après le droit des gens,
d'avoir des relations avec un autre Etat, notamment de con-
clure des traités avec lui, de recevoir ses ambassadeurs ou
d'en déléguer auprès de lui, tout Etat peut cesser, limiter ou
reprendre les relations pour un motif quelconque; il le peut,
par exemple, pour le motif que le gouvernement arrivé illé-
galement au pouvoir ne lui agrée pas politiquement; mais
aussi bien pour tout autre motif (par exemple, parce que
l'Etat a instauré chez lui, en suivant les voies légales, un
régime socialiste). Si on appelle « entretenir » ou « ne pas
entretenir des relations normales » « reconnaître » ou « ne
pas reconnaître le gouvernement », cela est une façon très
critiquable de dénommer une position politique vis-à-vis non
pas du gouvernement étranger, mais de l'Etat étranger,
parce qu'on n'est en relations qu'avec celui-ci, et qu'on ne
traite avec le gouvernement que comme organe de l'Etat.
D'autre part, la soi-disant non-reconnaissance d'un gouver-
nement révolutionnaire est souvent un jeu de cache-cacho
hypocrite; car même si l'on ne noue réellement pas de rela-
292 tf. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (176)

tions nouvelles avec cet Etat, dont on ne reconnaît pas le


gouvernement, les rapports antérieurs subsistent, les obli-
gations existantes doivent néanmoins être exécutées et les
droits mis en œuvre; un commerce juridique a donc lieu entre
les deux Etats, bien que ce ne soit pas dans la forme ordi-
naire, à savoir par l'intermédiaire d'ambassadeurs. Natu-
rellement, un gouvernement peut attacher grand prix préci-
sément à cette forme ordinaire, et pour des raisons de pres-
tige, à sa reconnaissance d'une façon générale; et, par suite,
l'autre Etat peut mettre des conditions à cette reconnaissance;
cela ne change néanmoins rien au fait que la reconnaissance
du gouvernement n'a en soi-même aucun effet de droit, pour
l'existence juridique de ce gouvernement.
Pas davantage, la distinction entre gouvernement de jure
et gouvernement de facto n'a de portée en droit international.
En droit international, il n'existe que des gouvernements de
jure. Ce qu'on appelle reconnaissance comme gouvernement
de facto est une déclaration sans signification juridique, bien
qu'elle puisse être politiquement très importante, qui exprime
que l'Etat n'est pas encore certain que le gouvernement de
l'autre Etat soit déjà en possession durable et définitive du
pouvoir. Et le gouvernement reconnu seulement comme gou-
vernement de facto cessera d'être gouvernement, tout comme
le gouvernement reconnu de jure, dès qu'il perdra non pas la
reconnaissance, mais le pouvoir.
Un cas particulier est celui de la reconnaissance d'insurgés.
Il se présente dans le cas suivant : la réalisation de l'ordre
étatique est empêchée pour une certaine partie du territoire,
par le fait qu'il s'y est formé un ordre indépendant, qui est
devenu efficace, et qui prétend remplacer l'ordre antérieure-
ment valable pour le territoire tout entier ou tout au moins
pour une partie du territoire. C'est le cas de la guerre
civile, au cours de laquelle un gouvernement, adversaire du
gouvernement légal, a établi sa domination effective sur une
partie du territoire. Mais un nouvel Etat n'est pas encore né,
ou le gouvernement légal pas encore renversé, car la guerre
civile dure encore, et le gouvernement légal fait encore des
efforts pour réprimer l'insurrection. L'effectivité du pouvoir
(177) 'ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 293

du gouvernement insurrectionnel n'est donc pas encore éta-


blie. Il manque la garantie de la durée de son pouvoir. Le
principe juridique de l'elfectivité ne peut donc pas encore
recevoir pleine application. Dans ce cas, l'organisation des
révolutionnaires est, dans une certaine mesure, sujet du droit
international; et le gouvernement légal de même que les gou-
vernements d'Etats tiers peuvent conclure avec elle un traité
la reconnaissant comme partie belligérante. L'organisation
des révolutionnaires n'a d'obligations et de droits interna-
tionaux que dans la mesure déterminée dans le traité de
reconnaissance. Avant tout — c'est le but essentiel de la
reconnaissance comme partie belligérante — les règles du
droit de la guerre et de la neutralité sont rendues applicables
dans les relations entre les Etats reconnaissants et l'organi-
sation insurrectionnelle reconnue. De sorte que, par exemple,
les insurgés ne sont obligés d'observer les normes du droit
des gens concernant la conduite de la guerre et en droit d'en
exiger l'observation que s'ils sont reconnus ou se sont laissé
reconnaître comme partie belligérante par le gouvernement
légal. Il en va de même pour le droit de la neutralité vis-à-vis
des Etats tiers. Mais il peut, en outre, être établi par conven-
tion des obligations et des droits entre l'organisation insur-
rectionnelle et des Etats tiers, plus particulièrement pour
sauvegarder les intérêts des ressortissants de ces Etats qui
se trouvent sur le territoire occupé par les insurgés.
Dans ce cas, la reconnaissance a effectivement un certain
caractère constitutif. Elle ne fonde sans doute pas la person-
nalité juridique internationale de l'organisation insurrec-
tionnelle; celle-ci, en tant que capacité de créer du droit,
résulte déjà de l'état de fait défini ci-dessus. Dès que cet état
de fait existe, les Etats tiers peuvent conclure le traité de
reconnaissance avec l'organisation révolutionnaire sans vio-
ler le droit des gens vis-à-vis du gouvernement légal et de la
mère patrie. Mais des droits et obligations concrets, tels que
ceux qui sont créés normalement, c'est-à-dire dans les rela-
tions d'Etat à Etat par le droit international coutumier géné-
ral, ne peuvent être ici établis que par traité, par le traité de
reconnaissance. Cependant, la qualité de sujet de droit et les
294 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (178)
droits et obligations établis par le traité de reconnaissance
pendant la durée de la guerre civile ne sont que provisoires.
L'issue de cette guerre décidera si un nouvel Etat naîtra et
si le gouvernement légal de l'ancien Etat sera anéanti ou
non. Si l'organisation insurrectionnelle cesse d'être efficace,
si «lie est détruite, réduite par le gouvernement légal, sa
personnalité internationale cessera par là même et les traités
de reconnaissance deviendront nuls. Il n'est pas besoin de
les abroger expressément, bien qu'en général on le fasse.
Il est essentiel, pour qu'une reconnaissance d'insurgés
comme partie belligérante puisse avoir lieu, que l'organisa-
tion insurrectionnelle ait une certaine sphère d'action, c'est-
à-dire un certain domaine d'efficacité territoriale, même si
la durée de cette action n'apparaît pas encore garantie. Par
suite, certaines reconnaissances de quelques « comités natio-
naux », faites pendant la guerre mondiale par les Puissances
Alliées et Associées, notamment la soi-disant reconnais-
sance de la Tchécoslovaquie comme partie belligérante, ne
sont pas des actes de droit international, mais de pures
démonstrations politiques, tout au plus des promesses de
reconnaître la formation d'Etats futurs ou même de fonder
par traité des Etats futurs.

C. — L A FIN DE LA VALIDITÉ DES ORDRES ÉTATIQUES


(LA FIN DE L'ETAT).

De même qu'elle commence en vertu du droit international


avec son efficacité, la validité de l'ordre étatique prend fin
également, en vertu de ce même droit, avec cette efficacité.
Les raisons pour lesquelles un ordre étatique cesse d'être
efficace peuvent être de différente nature. Tout d'abord, de
nature physique : le territoire sur lequel vivent les hommes
dont les relations sont réglées par l'ordre étatique ou ces
hommes eux-mêmes, ou le territoire et les hommes peuvent
être anéantis par une catastrophe naturelle. Elles peuvent
aussi être de nature psychique : l'ordre perd sa force de moti-
vation sans qu'un autre ordre de contrainte le remplace, il
se forme un Etat social sans organisation étatique : anarchie.
(i79) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 295

Ou de nature juridique : l'ordre perd son caractère d'immé-


diateté par rapport au droit des gens, c'est-à-dire devient
partie d'un ordre étatique, dont le domaine de validité terri-
torial et personnel est plus étendu : un Etat indépendant
devient Etat Membre d'un Etat fédéral en vertu d'un traité
international. Ou : l'ordre étatique actuel est remplacé par
un autre ordre étatique. Celui-ci ayant un domaine de vali-
dité plus large, l'Etat se fond avec un autre Etat en vertu
d'un -traité, ou via facti d'après le principe de l'effectivité,
du fait qu'un Etat étend son pouvoir, normalement, en temps
de guerre, au territoire d'un autre Etat : occupation jointe
à la debellatio de l'adversaire (mais aussi annexion en cas
de paix); ou bien à la place de l'ordre étatique actuel, plu-
sieurs autres entrent en vigueur, le domaine de validité terri-
torial de chacun d'eux étant une partie de celui de l'ordre
étatique qu'ils remplacent : l'Etat se démembre en plusieurs
Etats. Ce démembrement peut se produire par voie légale ou
par voie de révolution; dans le premier cas, par une révision
de la Constitution; c'est de cette façon que, par exemple,
l'ancienne Autriche s'est, en 1867, démembrée en deux Etats:
l'Autriche et la Hongrie. Le démembrement de la monarchie
autrichienne, d'où sont sortis les « Etats successeurs » : répu-
bliques autrichienne, tchécoslovaque, avait un caractère révo-
lutionnaire. Ces deux dernières modalités peuvent se com-
biner : d'une partie d'un Etat se constituent deux ou plusieurs
Etats, une autre partie est incorporée à un Etat déjà exis-
tant ou à un Etat formé de parties d'un autre Etat. Par
exemple, de l'ancienne Autriche sont sorties la nouvelle
Autriche et la Tchécoslovaquie, celle-là composée aussi de
parties de la Hongrie et de l'Allemagne. Une partie de l'Au-
triche fut réunie à la Pologne formée de parties de la Russie
et de l'Allemagne, une partie au royaume S. H. S. formé de
la Serbie, de parties de la Hongrie et du Monténégro; un«
partie à l'Italie.
De même qu'il ne peut pas naître en vertu de la conclusion
d'un traité international, un Etat ne peut non plus dispa-
raître par la simple édiction de normes. 'Dans les deux cas,
il faut que l'exécution vienne s'ajouter à l'édiction, que
296 H. KELSEN.—DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (180)
1'état conforme aux normes soit effectivement établi. Ainsi
l'Etat libre de Dantzig n'a pas été créé par le traité de Ver-
sailles, mais par la réalisation des dispositions de ce traité
relatives à Dantzig. Et si un Etat unifié se transforme en Etat
fédératif, par un changement de sa Constitution, ou se démem-
bre totalement en plusieurs Etats indépendants, il ne doit
pas être considéré comme disparu au moment même où la
Constitution revisée entre en vigueur, mais seulement au
moment où ce changement a reçu exécution, où l'état de
choses qu'elle instaure est réalisé. De même qu'un Etat qui
a cédé une partie de son territoire à un autre Etat perd ce
territoire, non pas du fait de la conclusion ou de l'entrée en
vigueur du traité de cession, mais au moment où il exécute
le traité.
Il arrive parfois qu'un traité légitimant et confirmant
la situation de droit, ou le précisant ou le rectifiant dans les
détails, n'intervient qu'après que cette situation de droit a
été établie conformément au principe de l'effectivité. Ainsi
la disparition de l'Autriche-Hongrie s'est effectuée par la
formation effective, et par suite juridique, de plusieurs nou-
veaux Etats sur son territoire, et par l'annexion de certaines
parties de l'ancienne monarchie par des Etats déjà existants.
Un© fois ces formations déjà parfaites pour l'essentiel d'après
le droit des gens, des traités interviennent, ceux de Saint-
Germain et de Trianon, en vertu desquels la nouvelle Autri-
che et la nouvelle Hongrie cédaient ces territoires qui avaient
fait partie de l'ancienne Autriche et de l'ancienne Hongrie,
mais ne faisaient déjà plus partie de la nouvelle Autriche et
de la nouvelle Hongrie, aux Etats dont ils dépendaient déjà,
d'après le principe de l'effectivité, longtemps avant la mise
en vigueur de ces traités. La cession que l'Autriche nouvelle
consent, dans le Traité de Saint-Germain,, relativement aux
territoires qui ne lui appartenaient pas au moment de sa
conclusion et qui ne lui avaient, en réalité, jamais appartenu,
est une pure fiction ou n'a pour l'essentiel qu'un caractère
simplement déclaratif, c'est-à-dire juridiquement aucune por-
tée. Le Traité de Saint-Germain ne cherche même pas à
dissimuler cette fiction. L'Autriche y apparaît comme cocon-
Ii8i) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 297

tractante de la Tchécoslovaquie, et la Tchécoslovaquie avait


du reste déjà participé au Traité de Versailles avec l'Alle-
magne, bien que son territoire ne lui soit « cédé » que par le
Traité de Saint-Germain, et surtout par celui — postérieur
encore — de Trianon. Mais puisqu'elle ne pouvait exister
internationalement sans ce territoire et qu'elle conclut déjà
ces traités comme Etat exerçant la souveraineté sur les terri-
toires qui ne lui sont soi-disant cédés que par ces traités,
ceux-ci supposent déjà réalisé ce que, d'après leur texte, ils
prétendent faire, c'est-à-dire la constitution de la Tchécos-
lovaquie.
Si la République tchécoslovaque et la Nouvelle-Autriche
n'avaient pas été déjà constituées avant le Traité de Saint-
Germain par voi© révolutionnaire, c'est-à-dire par voie d'une
violation de la Constitution de l'ancienne Autriche, comment
auraient-elles pu être parties au Traité de Saint-Germain?
C'est donc aussi par une fiction que, dans le Traité de Saint-
Germain, la Nouvelle-Autriche est traitée comme identique à
l'ancienne Autriche dans la mesure — et d'ailleurs dans la
mesure seulement — où le traité lui fait céder des territoires
qui avaient fait partie de l'ancienne Autriche, mais jamais.de
la nouvelle, parce qu'elle n'y avait jamais exercé une domi-
nation effective. Donc, la monarchie austro-hongroise, et en
particulier l'ancienne Autriche (qui d'ailleurs n'avait jamais
eu de personnalité juridique internationale), ont disparu,
non pas par l'entrée en vigueur des traités de Saint-Germain
et de Trianon, comme on pourrait le croire d'après leur con-
tenu, mais longtemps auparavant — conformément au droit
international général.
La situation dans le cas du Burgenland était contraire. Ce
territoire hongrois ne revint à la Nouvelle Autriche, bien
qu'il lui eût été cédé par le Traité de Saint-Germain, auquel
la Hongrie n'était pas partie, que bien après la conclusion
du Traité de Trianon, dans lequel, en sens inverse, l'Autri-
che n'était pas partie, et bien que la Hongrie y renonçât au
Burgenland, et cela du fait que la Hongrie n'évacua ce terri-
toire que plus tard et que l'Autriche ne put donc l'occuper
qu'à ce moment.
2g8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (i8a)

§ 5. — La détermination du domaine de validité


matériel de l'ordre étatique par le droit international.

Dans l'étude de la détermination du domaine de validité


matériel de l'ordre étatique par le droit international, en
d'autres termes : de la détermination des objets qui peuvent
être réglés par les normes de l'ordre étatique, il faut distin-
guer d'une part la délimitation du domaine de validité res-
pectif des divers ordres étatiques et, de l'autre, la délimi-
tation du domaine de validité du droit étatique d'avec celui
du droit international.
Les normes du droit international général ne procèdent pas
à une délimitation distincte du domaine de validité respectif
des divers ordres étatiques. Elles ne décident pas que certains
objets ne doivent être réglés que par les normes de tel droit
interne et d'autres objets par les normes de tel autre droit
interne seulement. Bien au contraire, le droit international
délègue en principe tous les ordres étatiques pour la régle-
mentation des mêmes objets. En ce qui concerne l'objet de la
réglementation, c'est-à-dire au point de vue matériel, il existe
donc de par le droit international une compétence parallèle de
tous ces Etats. Mais les divers Etats n'ont compétence pour
régler ces objets identiques que pour leur domaine territorial,
personnel et temporel, tel qu'il est délimité par le droit inter-
national. Et en ce sens, on peut peut-être parler aussi d'une
détermination indirecte du domaine de validité matérielle
des ordres étatiques par le droit international. Chaque Etat
a ce pouvoir de régler les relations économiques des indi-
vidus, mais seulement pour son territoire, tel qu'il a été
précédemment défini. Chaque ordre étatique peut contenir
des dispositions sur la création des règles de droit; en d'au-
tres termes, peut déterminer les organes et la procédure de
la législation, c'est-à-dire fixer la Constitution. Cependant,
elle ne doit contenir des règles constitutionnelles que dans
la mesure où leur domaine de validité territorial se limite au
territoire étatique.
Comme nous l'avons précédemment expliqué, cette limi-
(i83) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 299

tation consiste essentiellement en ce que les nonnes de l'or-


dre étatique doivent être telles qu'elles ne prévoient pas
d'actes de souveraineté, c'est-à-dire de contrainte, en dehors
du territoire de l'Etat. La limitation du domaine de validité
territorial de l'ordre étatique, résultant du droit internatio-
nal, n'exclut donc pas (comme on l'a également déjà expli-
qué) que les diverses conséquences de droit soient rattachées
à un seul et même fait-condition. Le droit international per-
met à chaque ordre étatique d'attacher à un fait quelconque,
où qu'il se produise, une conséquence de droit quelconque.
Mais, en principe, il ne lui permet d'ordonner ces consé-
quences de droit que pour son propre territoire; ces consé-
quences ne pourront se réaliser que dans le territoire de
l'Etat qui les ordonne lui-même, et non en territoire étranger.
Quant au matériel des droits internes, le droit international
le délimite par rapport au sien propre, en autorisant chaque
Etat à régler librement tous les objets dont le droit interna-
tional ne s'empare pas lui-même. En d'autres termes, le
domaine de validité matériel du droit interne ne s'étend
que jusqu'au point où le droit international général et parti-
culier lui cède la place. Comme il ressort de l'étude du
domaine de validité matériel du droit international, celui-ci
peut régler tous les objets, et par conséquent, en particulier,
tous ceux qui rentreraient sans cela dans le domaine du droit
étatique, soi-disant les « affaires intérieures » des Etats.
Il n'y a pas lieu d'insister ici sur les objets qui ne peuvent
être réglés que par le droit international, et non par le droit
interne. Nous n'avons à nommer ici que ceux pour lesquels il
existe une véritable compétence concurrente entre Etat et
communauté internationale universelle ou particulière. C'est
en vérité le domaine de validité du droit interne matériel.
Cette concurrence peut apparaître par le fait que l'objet est
réglé exclusivement par une norme du droit international. -
C'est le cas lorsqu'une norme du droit international est appli-
cable immédiatement, en sorte qu'il est inutile qu'une norme
de droit interne vienne s'y ajouter. La réglementation de
droit international remplace ici complètement la réglementa-
tion du droit interne. Il en est ainsi, par exemple, lorsque
300 H, KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (184)

plusieurs Etats établissent dans un traité un tarif et un


régime douaniers immédiatement applicables sans l'inter-
vention d'une norme étatique qui en reprenne le contenu.
Il se peut aussi que l'objet soit réglé et par une norme de
droit international et par une norme de droit interne. La
norme du droit international ne comprenant que les princi-
pes généraux, tandis que celle du droit interne fixera les
dispositions de détail. Il se peut encore que la norme étati-
que ne fasse que reproduire le contenu de la norme interna-
tionale, afin de permettre son application immédiate sur le
territoire de l'Etat (transformation).
Dans les deux derniers cas, nous nous trouvons en pré-
sence de ce qu'on peut appeler aussi une détermination du
contenu du droit interne par le droit international, car si le
droit international, par exemple, un traité international,
réglemente une matière : la journée de huit heures, les Etats
pour lesquels cette règle de droit international est valable,
c'est-à-dire les Etats contractants, violent le droit interna-
tional s'ils règlent cet objet, par voie de législation, d'une
manière différente. Dans ce cas-là, c'est le traité interna-
tional qui détermine la législation nationale en ce qui con-
cerne le contenu des lois. Une norme du droit international
détermine le contenu de la norme du droit interne. Dans la
mesure où le droit international ne règle pas les objets qui
ne peuvent être réglés que par lui, ses normes se présentent
purement et simplement comme substitut du droit interne,
ou encore comme une détermination du contenu de ce droit.
Il n'y a donc pas de compétence exclusive matérielle des
Etats. Il ne peut pas y avoir d'objet dont la réglementation
rentre, de par sa nature, exclusivement dans le domaine du
droit interne, et non dans celui du droit international. On ne
peut que déterminer in concreto quels objets peuvent être
réglés librement par le droit étatique, sans qu'il soit lié par
le droit international; en d'autres termes, quelles matières
relèvent de la compétence exclusive d'un Etat déterminé
à un moment déterminé.
Ce sont les matières pour lesquelles l'Etat n'est lié par
(i8s) ORDRES JURIDIQUES ETATIQUES 3°i
aucune norme de droit international, ni général, ni parti-
culier.
La question de la compétence exclusive d'un Etat du
domaine de validité matériel du droit étatique ne peut pas
être posée par conséquent d'une façon générale, mais seule-
ment d'une façon concrète. Et on ne peut pas y donner une
réponse générale, mais une réponse particulière et' valable
seulement pour tel ou tel Etat. Cette réponse dépend surtout
des traités internationaux qui lient l'Etat considéré.
Néanmoins, la théorie traditionnelle du droit international
pense devoir admettre l'existence d'une compétence exclu-
sive de l'Etat, qui résulterait d'une limite tracée d'une façon
générale pour tous les Etats, entre leur compétence maté-
rielle et la compétence matérielle du droit international.
Cependant, la solution de ce problème, l'essai de déterminer
cette limite, ne peut aboutir que par un cercle vicieux.
Si on déclare que ce sont les affaires intérieures qui ren-
trent dans la compétence exclusive de l'Etat, on oublie
qu'une affaire ne reste telle qu'aussi longtemps qu'elle n'est
pas devenue objet d'une réglementation internationale,
qu'aussi longtemps qu'elle ne fait pas l'objet d'une règle de
droit international, et surtout d'une clause de traité inter-
national.
On a aussi essayé de déterminer la compétence exclusive
d'un Etat en recourant à la prohibition d'intervention, for-
mulée par le droit international. Mais cette tentative repose,
au fond elle aussi, sur la même faute de logique. Voici com-
ment on argumente : « Les affaires qui sont de la compé-
tence exclusive d'un Etat sont exclusivement et uniquement
celles où les autres Etats ne peuvent intervenir. » Par consé-
quent, la compétence exclusive comprend précisément les
objets qui sont protégés par la prohibition de l'intervention.
Pour déterminer par le droit international le domaine de
cette compétence exclusive, il faut par conséquent analyser
la prohibition internationale d'intervention. Seulement cette
prohibition — qui n'est en somme que le revers des affaires
intérieures de l'Etat — n'a pas une étendue identique pour
tous les Etats. Elle commence au point où s'arrête la sphère
302 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (186)

de l'Etat, où l'Etat est libre de toute obligation internatio-


nale. Cette intervention est internationalement interdite, seu-
lement dans la mesure où il ne s'agit pas d'une affaire pour
laquelle il existe une obligation internationale à la charge
de l'autre partie.
C'est une illusion de croire qu'il s'est formé depuis le
milieu du siècle dernier une règle de droit positif relativement
ferme, qui détermine les affaires pour lesquelles l'interven-
tion est internationalement prohibée et qui rentrerait par
conséquent dans la compétence exclusive des Etats : « Il y a
des affaires, dit-on, dont la réglementation peut être raison-
nablement laissée à un Etat déterminé, parce que seul son
intérêt à la réglementation de la question semble digne d'être
pris en considération. » L'impossibilité de cette solution appa-
raît dès qu'on examine de plus près des affaires que l'on indi-
que comme protégées par une défense d'intervention, pour
lesquelles une intervention serait illicite.
Ce seraient les institutions constitutionnelles des Etats, les
rapports des Etats avec leurs sujets, et les relations inter-
nationales entre deux Etats (par rapport à un Etat tiers).
Mais que dire alors lorsqu'un Etat s'oblige internationale-
ment vis-à-vis d'un autre Etat à adopter certaines institu-
tions constitutionnelles : par exemple, maintenir la forme
monarchique ou républicaine du gouvernement; ou lorsqu'il
s'engage à consacrer certaines règles dans ses rapports avec
ses sujets : par exemple à reconnaître l'égalité devant la loi,
la liberté de conscience; ou lorsqu'il s'engage enfin à établir
certaines relations déterminées avec d'autres Etats : par
exemple, à ne pas conclure une union douanière ou à ne pas
conclure des traités d'alliance.
Alors, toutes les affaires cessent immédiatement d'être des
affaires intérieures de l'Etat, et l'intervention dans oes affai-
res de l'Etat à l'égard duquel l'obligation a été contractée ne
peut plus être considérée comme une intervention interna-
tionalement illicite, mais doit être considérée comme-un acte
par lequel il fait valoir un droit qui lui a été accordé par traité.
Il n'y a donc pas de compétence exclusive de l'Etat, en ce
sens qu'il y aurait une règle de droit international, valable
(i87) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 303

d'une façon générale, qui déterminerait d'une façon stable et


assurée le domaine de validité matériel du droit interne, en
face du droit international.
On ne peut pas parler d'objets ou d'affaires qui ne peuvent
être réglementés par le droit international, mais seulement
par le droit interne, parce qu'une réglementation interna-
tionale de ces objets ou de ces affaires est en contradiction
avec la nature du droit international. De tels objets ou de
telles affaires n'existent pas. On peut tout au plus parler
d'objets ou d'affaires qui ne font en général pas, ou pas
encore, l'objet d'une réglementation internationale et sont
par suite soumis le plus souvent (du moins au moment pré-
sent) exclusivement à la réglementation par les législations
étatiques.
Parmi ces affaires, il faut citer au premier rang : la Cons-
titution, les rapports entre les Etats et leurs sujets, et les
rapports entre l'Etat et d'autres Etats, et cela parce que les
Etats ne montrent pas une grande propension à assumer des
obligations internationales relatives à ces affaires, parce
que cela restreindrait par trop leur liberté.
Il est à peu près impossible de déterminer le cercle de ces
affaires d'une façon tant soit peu ferme, d'autant que le déve-
loppement récent du droit international le réduit visiblement
toujours davantage et que, inversement, le cercle des objets
de la réglementation internationale s'est élargi considérable-
ment dans les derniers temps.
Aujourd'hui, même des Etats puissants sont prêts à accepter
une réglementation internationale, pour telles matières où
ils l'auraient repoussée jadis comme incompatible avec leur
souveraineté.
Les traités de paix de 1919-1920 en particulier, et spécia-
lement le Pacte de la Société des Nations et les dispositions
relatives au Bureau international du Travail, pénètrent pro-
fondément dans un domaine qui, jusque-là, n'avait pas fait
encore l'objet d'une réglementation internationale.
Même si on ne fait rentrer dans la compétence exclusive
des Etats que les affaires pour lesquelles, en général, dans
l'état actuel des traités internationaux, le droit internatio-
304 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (188)
nal n'intervient généralement pas, on n'obtient pas une
notion utilisable, c'est-à-dire tant soit peu constante. Il faut
observer d'ailleurs qu'il ne peut en tout cas pas s'agir de
compétence exclusive d'un Etat déterminé, lorsqu'il s'agit
d'une affaire qui, en général, ne fait pas actuellement l'objet
d'une réglementation internationale, mais pour laquelle
l'Etat considéré a cependant contracté une obligation de
droit international.
APPENDICE.

La compétence exclusive selon l'article 15


§ 8 du Pacte de la Société des Nations.

Tout le problème de la compétence exclusive des Etats


serait totalement dépourvu d'importance, si le Pacte de lu
Société des Nations ne se servait.de cette notion dans l'ar-
ticle ÍS § 8. Ce paragraphe 8 forme partie intégrante des
dispositions du Pacte concernant la solution d'un conflit
entre membres de la Société des Nations. Son texte est le
suivant : « Si l'une des parties prétend et si le Conseil recon-
naît que le différend porte sur une question que le droit
international laisse à la compétence exclusive de cette Partie,
le Conseil le constatera dans un rapport, mais sans recom-
mander aucune solution. »
Si, en effet, un conflit, né entre deux membres de la Société
des Nations, est porté devant le Conseil de la Société des
Nations, chacune des parties peut faire valoir que le diffé-
rend porte sur une question « que le droit international laisse
à la compétence exclusive de cette partie ». En ce cas, le
Conseil doit se prononcer d'abord sur cette exception de
compétence exclusive, sans chercher encore, comme il le
doit sans cela, à mettre fin au conflit. Si le Conseil reconnaît
que le différend porte sur une question qui relève de la com-
pétence exclusive de la partie, alors il « le constatera dans
un rapport, mais sans recommander aucune solution ».
L'exception de compétence exclusive doit être admise par une
décision unanime du Conseil. Si l'unanimité ne peut être
obtenue, l'exception est considérée comme repoussée. On
devra entamer alors la procédure des §§ 2-7, tentative de
(»89) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 305

conciliation, et, si elle échoue, proposition d'une solution


de conflit. Si, au contraire, l'unanimité est réunie, c'est-à-
dire si le Conseil admet l'exception de compétence exclusive
opposée par une partie, alors on abandonne — selon l'inter-
prétation courante, mais contestée — aux parties le soin de
trouver une solution du différend, éventuellement au moyen
de la guerre. L'admission de l'exception doit avoir alors pour
conséquence de retirer au Conseil toute compétence pour la
solution du conflit. Cette conséquence ne résulte sans doute
pas du texte littoral du paragraphe 8, mais elle doit bien être
déduite des intentions de ses rédacteurs.
Il est évident que l'article ÍS § 8 du Pacte de la Société
des Nations part de l'idée que le droit international général
établit une compétence exclusive des Etats. Il parle, en effet,
expressément d'une question que le droit international
laisse à la « compétence exclusive » de la partie. Ce serait
donc le droit international lui-même qui exclurait cet objet
de sa réglementation pour l'assigner à la réglementation par
le droit interne. Si cette compétence exclusive des Etats exis-
tait, il serait logique d'exclure la compétence du Conseil de
la Société des Nations d'une instance internationale de con-
ciliation et de solution des conflits.
Si le Conseil de la Société des Nations doit reconnaître que
le conflit se rapporte à une matière que le droit international
a lui-même exclue du domaine de sa réglementation, alors il
n'y a pas — telle a visiblement été l'idée des rédacteurs du
texte — de motifs de saisir de l'affaire un organe internatio-
nal comme le Conseil de la Société des Nations.
Mais cette idée elle-même est déjà inadmissible, car la
décision du Conseil de la Société des Nations, qui admet la
compétence exclusive, est déjà une solution du conflit. Elle
exprime, en effet, qu'il n'existe absolument aucune obliga-
tion juridique internationale pour la partie qui affirme sa
compétence exclusive. Tout conflit consiste en ce qu'un Etat
élève contre un autre une prétention, dont ce dernier refuse
de reconnaître le bien-fondé et par conséquent l'accomplisse-
ment. S'il fonde ce refus sur ce que la conduite réclamée par
l'autre Etat constitue ou a trait à une matière qui relève de
IV. _ 1932. 20
3o6 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (190)

sa compétence exclusive, il affirme par là n'avoir nulle obli-


gation juridique internationale d'adopter la conduite reven-
diquée.
Si le Conseil de la Société des Nations se range à cette
affirmation, alors il prononce la plus décisive des sentences.
Il déclare que la prétention que l'une des parties fait valoir
n'est pas fondée du point de vue juridique.
La Cour permanente de Justice, dans son avis du 7 février
1923, s'est prononcée dans ce sens. Selon cet avis, une
compétence exclusive ne peut être admise quand il s'agit
d'une matière qui, sans doute, n'est pas, en principe, réglée
par le droit international, mais relativement à laquelle l'Etat
qui se prévaut de la compétence exclusive a contracté des
obligations internationales. « Les mots « compétence exclu-
sive » semblent plutôt envisager certaines matières qui, bien
que pouvant toucher de très près aux intérêts de plus d'un
Etat, ne sont pas, en principe, réglées par le droit interna-
tional..., il suffit de remarquer qu'il se peut très bien que
dans une matière qui... n'est pas, en principe, réglée par le
droit international la liberté de l'Etat de disposer à son gré
soit néanmoins restreinte par des engagements qu'il aurait
pris envers d'autres Etats. En ce cas, la compétence... exclu-
sive, en principe, se trouve limitée par des règles de droit
international. L'article 15 § 8 cesse alors d'être applicable...
et le différend... devient dans ces circonstances un différend
d'ordre international... »
On peut remarquer que l'avis de la Cour permanente de
Justice, en présence du texte de l'article.15 § 8 n'arrive à
rendre cet article applicable qu'en interprétant cette idée de
compétence exclusive des Etats, comme comprenant les ma-
tières qui, au moment considéré, ne font pas ou pas encore
l'objet d'une réglementation internationale (quoiqu'elles
puissent le faire sans plus, puisque le droit international
général n'y oppose aucun obstacle).
Même dans l'interprétation que l'avis précité de la Cour
de Justice internationale donne de la compétence exclusive
— interprétation qui ne correspond probablement pas aux
intentions primitives des rédacteurs — l'applicabilité de
(igi) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 307

l'article ÍS § 8 apparaît plus que problématique. Selon cette


interprétation, le Conseil de la Société des Nations doit,
quand une partie soulève l'exception de la compétence ex-
clusive, examiner d'abord s'il s'agit d'une matière qui, « en
principe », c'est-à-dire en général, ne fait pas ou pas encore
l'objet d'une réglementation internationale. Mais ensuite,
s'il admet qu'il s'agit d'une telle matière, il doit recher-
cher si l'Etat qui élève l'exception de compétence exclu-
sive n'a pas contracté exceptionnellement une obligation
internationale relativement à cette matière.' Mais cette
deuxième question rend la première superflue. S'il résont
négativement la deuxième question, c'est-à-dire s'il admet
à l'unanimité que la réclamation de l'objet du conflit de l'un
des Etats contre l'Etat qui a soulevé l'exception de la com-
pétence exclusive n'est pas fondée; alors l'Etat auquel la
décision unanime du Conseil de la Société des Nations a
donné tort ne serait plus du tout tenu de s'abstenir de faire
la guerre à l'autre Etat dont le droit a été reconnu par le
Conseil, comme il le serait dans le cas de l'article 15 § 6
quand le Conseil de la Société des Nations a fait à l'unani-
mité une proposition pour la solution du conflit et qu'une
partie s'y est conformée.
Entre pareuthèses : Selon l'article 15 § 6, il ne doit pas non
plus être recouru à la guerre lorsqu'il ne s'agit pas, comme
dans le cas du paragraphe 8, d'un litige purement juridique,
mais d'un simple conflit d'intérêts, ou même lorsqu'il s'agit
d'un conflit de droit, mais que la proposition du Conseil de
la Société des Nations a lieu, en vertu non du droit strict,
mais de l'équité.
Interprète-t-on la notion de la compétence exclusive du
paragraphe 8 (puisque son application n'est pas possible, si
on maintient la signification primitive de la notion de com-
pétence exclusive) dans le sens de l'avis de la Cour de Jus-
tice internationale, et admet-on que le Pacte de la Société des
Nations n'exclut pas la guerre dans le cas où le Conseil admet
à l'unanimité l'exception de la compétence exclusive, on
aboutit à des conséquences qui sont tellement en opposition
avec la tendance des autres dispositions de l'article 15 qu'il
3o8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (192)
ne peut plus être sérieusement question d'une interprétation
conforme à l'esprit du texte. D'ailleurs, si l'admission de
l'exception de la compétence exclusive par le Conseil de la
Société des Nations avait pour résultat que l'Etat réclamant,
et auquel on a opposé avec succès cette exception, aurait,
d'après le Pacte, le droit de faire la guerre, les membres de
la Société des Nations qui sont prêts à la paix, conformément
au Pacte de la Société des Nations, doivent se garder de sou-
lever l'exception du paragraphe 8, car celle-ci, si elle est
admise, ne lui procure pas de protection de la Société des
Nations, mais le met pour ainsi dire hors la loi, ou du moins
hors les règles du Pacte de la Société des Nations. La situation
est bien meilleure si l'exception est rejetée, c'est-à-dire si
le Conseil de la Société des Nations ne l'admet pas à l'una-
nimité, mais seulement à la majorité, ou même pas du tout.
Car alors seulement intervient cette procédure, qui lui offre
la chance que l'Etat qui émet contre lui une prétention non
fondée en droit international se verra interdire de recourir
à la guerre. Ces conséquences sont tellement grotesques que
l'interprétation entière du paragraphe 8, de laquelle elles
résultent, apparaît simplement impossible. Si le paragra-
phe 8 doit trouver une application qui rentre dans le cadre
de l'article 15, qui ne le fasse pas complètement éclater et,
avec lui, un des morceaux les plus importants du Pacte, il
faut lui chercher une tout autre interprétation.
On sait que le paragraphe 8 est dû à une proposition des
Etats-Unis. La tendance de la proposition américaine était
d'ouvrir, dans le système de l'article 15, une large brèche,
de se réserver une possibilité très large de se soustraire à
une intervention du Conseil de la Société des Nations, et ceci
probablement dans le cas où une obligation internationale
restreindrait la compétence de la partie qui se déclare ex-
clusivement compétente. On peut douter si la voie choisie
était opportune, même du point de vue d'un Etat très puis-
sant. Mais quelles qu'aient été les intentions des Etats-Unis,
elles ont perdu toute importance pour l'interprétation du
paragraphe 8. Car les Etats-Unis n'ont pas ratifié le Pacte de
la Société des Nations. Ils ne sont pas devenus membres de
Ú93) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 3°9
la Société des Nations. Leur intention n'entre donc pas en
ligne de compte comme « intention du législateur » à titre de
procédé d'interprétation. Si l'exception de compétence ex-
clusive est soulevée, il n'est donc nullement nécessaire de
l'interpréter dans le sens que voulaient lui assigner les
Etats-Unis, à savoir : l'exclusion de la compétence du Conseil
de la Société des Nations. La « compétence exclusive de
l'Etat », cela signifie, selon les intentions de la proposition
américaine : en vérité, l'exclusion de la compétence du Con-
seil, c'est-à-dire de la Société des Nations. Mais la rédaction
donnée au paragraphe 8 ne permet pas une pareille inter-
prétation. Car le Conseil doit établir qu'il existe ou qu'il
n'existe pas d'obligation internationale de la partie qui sou-
lève l'objection, quant à l'affaire en question, et ceci consti-
tue une décision juridique internationale, une décision juri-
dique sur l'existence ou l'absence d'obligation internatio-
nale. Et lorsque le paragraphe 8 déclare, dans sa rédaction
définitive, que le Conseil doit constater la compétence exclu-
sive dans son rapport, sans proposer une solution de la ques-
tion, cela est, pris à la lettre, dénué de sens, car la consta-
tation de la compétence exclusive est déjà une solution du
problème.
Quant à l'effet de cette décision, dans laquelle le Conseil
admet l'exception de la compétence exclusive, le résultat
d'une interprétation qui est conforme à l'esprit du Pacte doit
être que, dans ce cas, une guerre est exclue.
Si la constatation de la compétence exclusive de l'une des
parties, faite à l'unanimité par le Conseil de la Société des
Nations, devait avoir pour conséquence que les Parties, ou
plus exactement la partie dont la réclamation a été de la
sorte déclarée non fondée en droit, aient le droit de faire la
guerre, il l'aurait fallu dire expressément, comme le fait
d'ailleurs le paragraphe 7, pour le cas où le Conseil ne peut
arriver à une proposition de solution unanime.
Si on observe qu'en constatant la compétence exclusive, le
Conseil décide en somme qu'il n'existe aucune obligation
internationale à la charge de la partie qui a fait valoir l'ex-
ception, relativement à la prétention émise par l'autre partie,
310 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC U94)
nous sommes en présence d'une décision unanime du Con-
seil sur une affaire purement juridique. Une autorisation
expresse de faire la guerre aurait, si l'admission de la com-
pétence exclusive devait entraîner la liberté de faire la guerre,
été ici d'autant plus nécessaire que le paragraphe 6 défend
expressément la guerre dans le cas d'une décision unanime
du Conseil, même dans un litige d'intérêts extrajuridique, si
l'une des parties a accepté la décision.
Une telle interprétation serait seule conforme à l'esprit du
texte, car, seule, elle se tiendrait dans le cadre de l'article 15,
où le paragraphe 8 ne peut être incorporé sans que l'esprit
de tout cet article doive commander aussi l'interprétation
dudit paragraphe.
Une interprétation du paragraphe 8, qui le rapproche des
autres paragraphes de l'article 15, inclinerait, assez natu-
rellement, à considérer le « rapport » prévu par le para-
graphe 8 comme un cas spécial de l'obligation du Conseil
prévue, d'une façon tout à fait générale, au paragraphe 4,
de faire un rapport, au cas où un différend lui est soumis, et
par suite d'appliquer — autant que possible — les disposi-
tions prévues pour le rapport fait en vertu du paragraphe 4,
au rapport fait en vertu du paragraphe 8, en observant natu-
rellement les particularités prévues au paragraphe 8, ces par-
ticularités étant : I o l'absence de tentative antérieure de
conciliation; 2° l'absence de proposition d'une solution
d'opportunité ou en équité. Mais, si on applique les disposi-
tions des paragraphes 4-7, avec cette restriction, au rapport
fait en vertu du paragraphe 8, il s'ensuit que si le rapport
repose sur une décision unanime du Conseil, la partie récla-
mante ne doit pas faire la guerre à la partie adverse qui se
conforme aux prescriptions du Conseil, précisément par le
fait que celui-ci, c'est-à-dire le Conseil accepte, en effet, le
point de vue de la partie qui invoque la compétence exclu-
sive.
On ne peut pas nier que l'interprétation proposée donne
au paragraphe 8 de l'article 15 une fonction à laquelle les
rédacteurs n'ont sans doute pas pensé primitivement. Mais
ceci est un phénomène qui n'est pas rare dans la vie juri-
(ics) ORDRES JURIDIQUES ÉTATIQUES 3"
dique. Une disposition de droit international fonctionne
dans un sens qui est tout à fait différent de celui qui était
dans l'intention du législateur. Le texte du paragraphe 8,
absolument insuffisant du point de vue de la technique juri-
dique, ne réalise pas les intentions primitives de ses auteurs;
mais il donne à l'interprétation la possibilité de paralyser
la tentative d'incorporer à l'article 15 une disposition qui
va contre i'esprit du Pacte.
CHAPITRE IV

LA SUCCESSION DES ÉTATS

E problème dit de la « succession des Etats » est, dans

L son essence, en rapport étroit avec la détermination


des domaines de validité territorial et temporel de
l'ordre juridique des divers Etats.
Cette notion de la « succession des Etats » résulte de l'ex-
tension au droit des gens d'une conception qui s'était pri-
mitivement développée dans la théorie du droit civil, à savoir
celle de la succession juridique; celle-ci tend à exprimer
le transfert d'un droit d'un sujet à un autre sujet; elle s'at-
tache au droit plutôt qu'à l'obligation, ainsi que c'est géné-
ralement le cas dans la théorie du droit civil, qui, des deux
aspects du droit subjectif, tend à considérer précisément
la forme secondaire, soit le droit, de préférence à la forme
primaire, qui est l'obligation; il en résulte quelques diffi-
cultés lorsqu'on veut étendre les notions formées par la
théorie du droit civil au droit international, où la technique
juridique spécifique, qui est à la base de la notion de droit
subjectif, est beaucoup moins développée. Cependant la
théorie du droit civil applique la notion de succession juri-
dique à l'obligation également, de sorte qu'il faut parler,
pour être précis, d'une succession aita; droits et aux obli-
gations. L'idée fondamentale est ici que, l'identité du droit
ou de l'obligation étant maintenue, le sujet de ce droit ou
de cette obligation vient à changer. L'identité d'un droit,
pris au sens subjectif, n'est cependant pas moins probléma-
tique que l'identité du sujet de droit, et plus particulièrement
de l'Etat. On peut contester — on l'a d'ailleurs fait —
qu'un droit ou qu'une obligation demeure le même, lorsque
son sujet vient à changer. Aussi bien le changement du sujet
d'une obligation semble-t-il mettre en question l'identité
(içi7) SUCCESSION D'ÉTATS 313
du droit. Il n'y a pas lieu toutefois d'insister ici sur ce
point. Ce qu'il faut considérer, c'est que tout droit suppose
l'existence d'une obligation correspondante, et qu'il faut
donc, lorsque le sujet du droit vient à changer, que le sujet
de l'obligation demeure le même si le droit doit rester le
même, et que, si c'est le sujet de l'obligation qui change,
c'est le sujet du droit — pour autant qu'il y en ait un —
qui reste nécessairement le même si l'obligation doit rester
la même. Le sujet du droit n'est pas nécessairement celui
qui a intérêt à l'exécution (par le sujet de l'obligation) de
la prestation faisant l'objet de l'obligation : celui-ci peut,
mais ne doit pas être nécessairement le sujet du droit au
sens technique du mot, c'est-à-dire avoir qualité pour exiger
l'exécution de l'obligation. Plus particulièrement, ce n'est
pas la personne envers laquelle la prestation doit être exé-
cutée, à laquelle, par exemple, une somme donnée doit être
versée ou dont on doit s'abstenir d'empêcher ou d'entraver
l'activité, qui est nécessairement le sujet du droit. Cette
personne n'entre en ligne de compte tout d'abord qu'au
point de vue du contenu de l'obligation, et c'est en tant
qu'élément de ce contenu qu'elle doit demeurer identique
pour que l'obligation puisse être considérée comme identique
en cas de changement de son sujet.
Il importe encore, dans le problème de la succession juri-
dique, de distinguer entre les droits .absolus et relatifs,
c'est-à-dire entre les droits impliquant une prétention di-
rigée contre tous les autres hommes, et auxquels correspond
l'obligation, pour tous les autres hommes, d'observer, à
l'égard du sujet de ce droit, une attitude donnée (type de
ces droits absolus : le droit de propriété), et les droits rela-
tifs, qui n'impliquent une prétention qu'à l'égard d'une
personne déterminée et où l'obligation n'existe donc que
pour une seule personne déterminée d'observer, à l'égard
du sujet de ce droit, l'attitude voulue (type de droit rela-
tif : le droit de créance). Il ne saurait y avoir, en ce qui
concerne les droits absolus, de succession juridique du côté
de l'obligation; mais, en ce qui concerne les droits relatifs,
elle peut intervenir des deux côtés.
314 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (198)
Il peut y avoir succession, soit à l'ensemble des droits et
obligations d'un autre sujet, et il s'agit alors d'une succes-
sion universelle, soit à certains seulement de ces droits et
obligations, et c'est en ce cas une succession particulière
(ou partielle).
Le droit interne de l'Etat ne connaît pas, en règle géné-
rale, de succession réellement universelle, c'est-à-dire por-
tant sur la totalité des droits et obligations d'une personne
donnée. Il ne connaît qu'une succession à l'ensemble des
droits patrimoniaux, qui est l'ihéritage. La succession juri-
dique peut être volontaire et n'intervenir que lorsque le
prédécesseur et le successeur juridique, ou l'un des deux,
mani/esle la volonté de ce changement, comme elle peut
aussi se produire indépendamment de la volonté des sujets
de droit. Le droit civil ne connaît normalement que la suc-
cession volontaire. La succession ab intestat n'intervient
également, en général, qu'avec le consentement de l'héritier.
Le changement volontaire du sujet de l'obligation (qui n'est
possible que là où l'obligation en question ne correspond pas
à un droit absolu) —- le type en est la reprise de dette —
ne peut se produire, en règle générale, conformément aux
dispositions du droit civil, qu'avec le consentement de
l'ayant droit. De même le changement volontaire du sujet
de droit ne peut intervenir, pour les droits absolus (type :
transfert de propriété), qu'en vertu d'un contrat; et, pour
les droits relatifs (type : cession de créance), il faut, en
général, le consentement de l'obligé (débiteur).
Ce qu'on appelle succession des Etats ne concorde pos
entièrement, dans le droit des gens, avec la succession aux
droits et obligations internationaux. Il n'est question de
succession des Etats que dans le cas d'une modification ter-
ritoriale, lorsque notamment le territoire d'un Etat devient
territoire d'un autre Etat. On entend alors par succession
des Etats aussi bien la modification territoriale elle-même,
soit le fait qu'à l'intérieur d'un territoire donné un Etat se
substitue à un autre, que la succession de l'un de ces Etats
aux droits et obligations de l'autre (c'est-à-dire de l'Etat
dont le territoire a passé à l'Etat successeur); on entend
(i99) SUCCESSION D'ÉTATS 315
donc par succession des Etats aussi bien cette succession
juridique que constitue la modification territoriale elle-
même que la succession juridique qui intervient à la suite
de la dite modification. Mais il s'agit là de deux phéno-
mènes distincts.
Ce manque de clarté déjà dans la définition des notions
est une des raisons de l'état peu satisfaisant dans lequel se
trouve, comme on le constate généralement avec regret, la
théorie de la succession des Etats. Que l'on considère comme
succession d'Etats la modification territoriale elle-même ou
que l'on entende par ce terme cette succession juridique
seulement qui intervient à l'occasion d'une modification ter-
ritoriale (et en rapport avec celle-ci), il importe, en tout état
de cause, de déterminer d'abord quelles sont les modifica-
tions territoriales relevant du droit international.
Sont des modifications territoriales : I o l'acquisition d'un
territoire, c'est-à-dire le fait qu'un territoire devient ter-
ritoire d'un Etat donné, soit qu'il vienne s'ajouter à celui
d'un Etat déjà existant et qui, de la sorte, s'agrandit, soit
qu'il s'agisse d'un Etat jusque-là inexistant et qui prend
naissance ainsi; et 2° la perte d'un territoire, c'est-à-dire
le fait qu'un territoire cesse de faire partie du territoire
d'un Etat donné, soit que le domaine territorial de ce dernier
ait été diminué, soit que, dans le cas où la perte englobe
le territoire entier de l'Etat, celui-ci vienne à disparaître
complètement.
Pour autant qu'il puisse être question d'une succession
d'Etats, au sens d'une succession juridique, elle ne saurait
intervenir que lorsque la modification territoriale est à la
fois une acquisition de territoire (éventuellement la nais-
sance d'un Etat pour l'un des Etats en cause), et une perte
de territoire (éventuellement disparition d'un Etat) pour
l'autre. De telles modifications territoriales ont lieu dans
les cas suivants : I o lorsqu'une partie du territoire d'un Etat
devient partie du territoire d'un autre Etat; 2° ou bien
forme un nouvel Etat; 3° lorsque le territoire entier d'un
Etat devient partie d'un autre Etat; 4° ou est partagé, par
parties, entre plusieurs autres Etats déjà existants; 5° ou
3i6 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC . (200)
encore devient territoire de plusieurs Etats nouveaux; 6° ou,
enfin, devient territoire d'un Etat nouveau. Dans ce dernier
cas, où le territoire reste identique et où l'Etat n'est nouveau
qu'au point de vue de son droit interne, par suite du chan-
gement de sa puissance publique, la doctrine traditionnelle
du droit des gens n'admet pas qu'il y ait succession d'Etats,
mais identité de l'Etat, et par conséquent continuité.
Il n'y a pas non plus succession d'Etats lorsqu'un Etat
acquiert un territoire* sur lequel aucune souveraineté
n'existait jusque-là ou lorsqu'un Etat nouveau prend nais-
sance sur un territoire n'appartenant à aucun Etat. On parle,
dans ce cas, d'une occupation originaire, d'une acquisition
originaire de territoire, à laquelle on oppose, par analogie
avec l'acquisition de propriété dans le droit civil, l'acquisi-
tion dérivée de territoire. Il y aurait acquisition dérivée
quand un territoire est transféré par contrat d'un Etat à un
autre; l'acquisition serait originaire dans les autres cas,
autrement dit, lorsque, dans l'acquisition d'un territoire, on
n'a pas égard au fait qu'il ait ou non appartenu antérieure-
ment à un autre Etat. La doctrine traditionnelle du droit des
gens voudrait ériger en règle qu'à l'exception de l'occupation
originaire, toute acquisition territoriale aurait un caractère
dérivé, c'est-à-dire qu'elle aurait pour cause juridique un
contrat, soit un traité conclu entre le prédécesseur et le suc-
cesseur et réglant la modification territoriale en question.
Mais cette doctrine doit elle-même admettre de notables
exceptions à cette règle, inexistante en fait. Il faut relever,
tout d'abord, que des modifications territoriales peuvent être
décrétées non seulement par des traités internationaux, mais
encore par des dispositions du droit interne, par des chan-
gements constitutionnels. Ainsi, par exemple, quand un
Etat se disloque en plusieurs Etats nouveaux et que son ter-
ritoire devient de la sorte le territoire de plusieurs autres
Etats, ce changement peut bien être réalisé par une modi-
fication de la Constitution de l'Etat prédécesseur, laquelle
passera ensuite, par délégation, aux Constitutions des Etats
successeurs, mais il ne saurait résulter d'un contrat entre
e prédécesseur et les successeurs, puisque, au moment où
(20i) SUCCESSION D'ÉTATS 317

ces derniers apparaissent, le premier a déjà cessé d'exister.


Il convient de faire remarquer encore que des modifications
territoriales peuvent aussi se produire illégalement, en ce
sens qu'elles peuvent non seulement n'avoir comme cause
juridique ni un contrat ni un changement constitutionnel,
mais qu'elles peuvent même n'être fondées sur aucune norme
quelconque. C'est le cas notamment de la dissolution d'un
Etat par suite d'une formation révolutionnaire, sur son ter-
ritoire, d'Etats nouveaux, autrement dit d'un démembrement
révolutionnaire ou illégal. Lorsque l'Etat qui se dissout ne
donne pas naissance à un Etat nouveau, mais que son ter-
ritoire est partagé entre divers Etats déjà existants, on dit
qu'il y a morcellement. Celui-ci ne résulte pas non plus,
dans la règle, d'un traité entre le prédécesseur et les suc-
cesseurs, encore que, théoriquement parlant, un tel traité
soit possible. L'originalité d'un tel traité consisterait en ce
que l'exécution de ce traité coïnciderait avec la disparition
d'une des Parties Contractantes, c'est-à-dire de l'Etat pré-
décesseur. Le même raisonnement s'applique à un traité de
fusion, par lequel plusieurs Etats s'engageraient à consti-
tuer un nouvel Etat, unitaire ou fédératif; il vaudrait aussi
pour un traité par lequel un Etat céderait son territoire entier
à un autre Etat, traité d'annexion ou d'incorporation; de
même encore dans le cas où, par une révolution, une partie
d'un Etat se séparerait de lui pour constituer un Etat indé-
pendant. Un traité par lequel le territoire du nouvel Etat
lui serait cédé par l'ancien Etat constituerait une pétition
de principe, vu que, pour pouvoir conclure ce traité, le,
nouvel Etat devrait déjà exister, c'est-à-dire déjà posséder,
en droit, le territoire qu'on prétendrait lui céder.
Mais même dans les cas où le prédécesseur, c'est-à-dire
l'Etat qui subit une perte de territoire, continue à exister, et
où il conclut avec le successeur, c'est-à-dire avec l'Etat dont
le territoire s'agrandit, un traité concernant cette modifica-
tion de territoire, là par conséquent où cette modification
survient en vertu d'une norme qui la décrète, en l'espèce
d'un traité de cession, ce n'est point, même dans ces cas,
cette norme qui est la cause juridique de la modification!
3i8 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (202)

territoriale. Cette dernière ne revêt donc pas ici un caractère


dérivé, mais originaire. Précisons : Cette distinction entre
acquisition originaire de territoire et acquisition dérivée est
dénuée, en droit international, de toute signification. La
cause juridique de la modification territoriale, dans tous les
cas où la théorie traditionnelle du droit des gens y voit une
succession d'Etats, est toujours la même que dans le cas de
l'occupation originaire, de l'acquisition originaire d'un ter-
ritoire n'appartenant à aucun Etat.
Lorsque le domaine de validité territorial d'un Etat déjà
existant s'étend à un territoire qui n'appartenait jusque-là
à aucun Etat ou lorsque, sur un territoire de ce genre, un
nouvel Etat prend naissance, le fait que le territoire jusque-
là libre devient territoire de l'Etat occupant ou naissant a
pour cause juridique la règle du droit international visant
la souveraineté de fait. En d'autres termes : le principe de
l'effeclivité. L'ordre juridique d'un Etat donné s'applique,
en vertu du droit des gens, au nouveau domaine territorial,
pour autant et aussi longtemps qu'il s'y étend effectivement
et durablement. Ou, comme on le dit d'habitude : le nouveau
territoire appartient à l'Etat parce que et aussi longtemps
que celui-ci le possède effectivement.
Selon Verdross, ce principe aurait été admis à partir, à
tout le moins, de la fin du xvm* siècle : « Da damals in der
Staatenpraxis der Gedanke zur allgemeinen Anerkennung
gelangte, dass jener Staat auf einem bestimmten Gebiete
ausschliesslich räumlich zuständig wird, der dieses bisher
von keinem Staate besetzte oder doch wieder geräumte Gebiet
effektiv und dauernd okkupiert. Damit wurde sowohl die in
früheren Zeiten angerufene päpstliche Verleihung als auch
die später geltend gemachte Priorität der Entdeckung als nicht
hinreichender Rechtstitel vom allgemeinen Völkerrecht
verworfen. » * Les Etats peuvent prévoir, par des traités,
que l'occupation de certains territoires déterminés devra
de plus leur être notifiée; c'est le cas ainsi des articles 34
et 35 des Actes relatifs au Congo. En vertu de la règle inter-

,1. Verdross, Ver/atsung der Völkerrechttgemeintchaft, S. 180.


(203) SUCCESSION D'ÉTATS 319
nationale de la liberté des mers, seule, la terre ferme est
susceptible d'être occupée. On discute pour savoir si les glaces
immobiles (par opposition aux glaces flottantes) des régions
polaires peuvent être considérées comme terre ferme, sus-
ceptible d'occupation.
Mais dans les cas même où l'on parle d'une acquisition
dérivée de territoire, c'est-à-dire là où l'accroissement ter-
ritorial se fait en vertu d'une disposition spéciale d'un traité
qui la prévoit — comme lorsqu'un Etat, par un traité de
cession, cède une partie de son territoire à un autre Etat —
même dans ces cas-là, la cause juridique de l'acquisition de
territoire ne diffère pas de celle de l'acquisition dite ori-
ginaire. Un traité ne saurait par lui-même déterminer un
changement territorial. Le territoire cédé ne cesse d'être
territoire du cédant et ne devient juridiquement territoire
du cessionnaire que par le fait que ce dernier étend, d'une
manière effective et durable, sa souveraineté sur le terri-
toire cédé, et que le premier cesse d'y exercer la sienne. En
admettant que, violant le traité, le cédant refuse d'évacuer
le territoire, celui-ci n'en continuerait pas moins à lui appar-
tenir, car, si le codant crée de la sorte une situation contraire
au droit, cette situation n'a pas pour effet juridique de faire
perdre à ce territoire son caractère de territoire du cédant.
Le traité de cession crée seulement, pour le cédant, l'obli-
gation d'évacuer le territoire au profit du cessionnaire, au-
quel le traité confère une prétention à cet effet. Et si le ces-
sionnaire n'occupe pas effectivement le territoire cédé et
évacué par le cédant, ce territoire ne deviendra pas son ter-
ritoire : il dispose seulement d'une prétention à l'effet que
ce territoire devienne le sien, et le sien exclusivement. Dans
le cas où un autre, que ce soit le cédant ou un tiers, occu-
perait ce territoire, il porterait atteinte par là aux droits du
cessionnaire et s'exposerait aux conséquences qui s'atta-
chent, en droit international, à la violation du droit, mais il
n'en ferait pas moins sien, par une occupation durable, le
territoire en question. La prétention subjective qu'implique
l'acte d'occupation, à l'effet que le territoire occupé devienne
territoire de l'Etat occupant, ce que, par analogie avec le
3io H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (204)

droit civil, on pourrait appeler l'animus domini de l'occu-


pant, est objectivement reconnue par le droit des gens,
lorsque l'acte d'occupation possède une qualification déter-
minée, à savoir une garantie de durée. L'occupation d'un
territoire ayant jusque-là appartenu à un autre Etat ne pos-
sède, dans la règle, ce dernier caractère que lorsque cet Etat
a consenti à la modification territoriale et que ce consente-
ment s'est exprimé dans un traité de cession, ou si, au cours
d'une guerre, il a été complètement défait, en cas de debel-
latio totale.'Mais ce ne sont là, au point de vue juridique,
que les signes permettant de déterminer la présence du carac-
tère voulu de durée dans la possession de l'Etat occupant.
Il peut y avoir d'autres signes encore. Ainsi quand, sans,
rencontrer de résistance effective, un Etat occupe, en pleine
paix, des parties du territoire d'un autre Etat avec l'inten-
tion de les incorporer à son propre territoire, et qu'il résulte
d'autre part des circonstances extérieures que cette occu-
pation a un caractère durable, il y a, en vertu de la règle
internationale de'réflectivité, une modification de territoire.
La seule différence entre ce cas et celui de l'occupation de
territoires n'appartenant à aucun Etat ou celui d'une occu-
pation intervenant à la suite d'un traité de cession, c'est que
l'acquisition de territoire se fait dans ces deux derniers cas
sans atteinte au droit des gens, alors qu'il y a atteinte dans
le premier cas.
Il ne saurait donc être réellement question, en droit inter-
national, d'un « transfert » de territoire. Car un traité de
cession entre deux Etats ne « transfère » pas à l'un d'eux
le territoire de l'autre. Le contenu d'une cession est simple-
ment l'obligation, pour l'un des Etats, d'évacuer le terri-
toire, afin que l'autre Etat ait la possibilité de l'occuper.
C'est pourquoi un traité dit de cession peut se rapporter aussi
à un territoire qui n'est pas, ou pas encore, territoire du
cédant. Car ce dernier pourrait très bien s'obliger à mettre
le cessionnaire en mesure d'occuper un territoire qui serait
encore, à ce moment, territoire d'un Etat tiers (tout comme
un particulier peut s'engager envers autrui à lui livrer un
objet qui serait encore, à ce moment, propriété d'un tiers).
(aos) SUCCESSION D'ÉTATS 321
Quant à savoir comment le cédant parviendra à remplir son
obligation, c'est là son affaire. C'est ainsi, par exemple, que
par le Traité de Saint-Germain, les Puissances Alliées et
Associées avaient <« transféré » à l'Autriche la région dite
du Burgenland, partie du territoire hongrois, à un moment
où cette région faisait encore incontestablement partie du
territoire hongrois, puisqu'elle se trouvait encore soumise
à la souveraineté effective de l'Etat hongrois; et ce n'est que
par un traité ultérieur, celui de Trianon, que les Puissances
alliées et associées se sont fait « céder » (à elles-mêmes —
car l'Autriche ne fut aucunement partie à ce traité) le
Burgenland par la Hongrie, ce qui revient a dire que la
Hongrie s'est engagée à évacuer ce territoire. .
C'est pourquoi, lorsqu'un Etat A a cédé un territoire donné
à un Etat B, ce dernier peut, à son tour, le céder à un Etat C,
avant môme qu'il ait été évacué par l'Etat A. Mais cette
nouvelle cession n'en fera pas le territoire de C, comme
la première cession n'en aura pas fait le territoire de B. Car
une cession ne signifie rien de plus que l'engagement d'éva-
cuer ou de faire évacuer un territoire au profit d'un autre
Etat, l'engagement de donner au cessionnaire la possibilité
d'occuper — sans résistance — le territoire en question et
d'en faire, de la sorte, son propre territoire. Le « droit »
de disposer d'un territoire pour une « cession » n'est donc
pas un élément essentiel de la souveraineté, ainsi qu'on le
prétend communément. Car le droit de « céder » un terri-
toire n'est aucunement une prorogative de l'Etat souverain
du territoire. Et ce* n'est pas pour la raison qu'un Etat peut
disposer, par cession, d'un territoire donné que ce dernier
est dit territoire de l'Etat en question, mais parce que et
pour autant que cet Etat est en mesure d'en exclure (au sens
indiqué plus haut) tout autre Etat. Si un Etat « cède », par
traité, un territoire donné à un autre Etat, et si, violant le
traité, il n'évacue pas ce territoire, le cessionnaire pourra
recourir, contre le cédant, pour cette rupture de contrat,
tout comme pour toute autre lésion de ses droits, aux me-
sures de coercition prévues par le droit international pour
les actes contraires au droit : les représailles et la guerre.
£1
IV. — 1932.
322 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (206)
La « cession » d'un territoire ne transfère donc pas « le
droit » de céder, à son tour, le territoire en question. Un tel
droit n'existe du reste pas, et l'on ne pourrait en parler
qu'autant qu'on parle, par exemple, du « droit » de pren-
dre tel ou tel engagement, comme celui d'abolir l'esclavage.
Pour pouvoir dire que A a « transféré » un droit à B, il faut
que B ne puisse disposer du droit en question que si A en
a exprimé la volonté (éventuellement avec le consentement
de B), de sorte que, sans cette manifestation de la volonté
de A, B n'eût jamais pu avoir ce droit, par exemple la pro-
priété de l'objet X. Si ce n'est plus A, mais désormais B
qui doit avoir envers tous les autres hommes la prétention
à l'effet que rtul ne puisse l'empêcher d'user de l'objet X,
il faut absolument pour cela qu'une convention relative à ce
changement ait été passée entre A et B, et c'est uniquement
en vertu de cet acte juridique qu'interviendra ici le change-
ment du sujet du droit. Or, tel n'est justement pas le cas
en droit international, dans le cas dit de transfert de ter-
ritoire par » cession ».
La conception soutenue par Hätschelt est donc juste en
cela, que la cession ne doit pas être envisagée comme une
succession juridique, la nature juridique du phénomène
consistant plutôt en ceci « qu'une Puissance publique se
retire en faveur d'une autre Puissance publique » (« dass
sich eine Staatsgewalt zugunsten einer anderen zurück-
zieht ») l. Mais l'argumentation à laquelle Hatschek recourt
ici, à savoir que la souveraineté territoriale, émanation de la
souveraineté de l'Etat, serait, comme elle, un droit essen-
tiellement personnel et inaliénable, n'est pas pertinente. Car
une modification territoriale entre deux Etats ne saurait
être envisagée, dans le cas même où elle se produit confor-
mément à un traité de cession, du point de vue d'une suc-
cession juridique, au sens d'une acquisition dérivée de droits,
d'un transfert de droits, attendu que l'unique cause juridique
déterminante est ici l'effectivité de la domination. Ce n'est
pas parce que l'Etat A cède à l'Etat B ses droits sur un ter-

1. Hatachek, Völkerrecht, p. 171, 172.


(207) SUCCESSION D'ÉTATS 323

ritoire donné que l'Etat B acquiert la souveraineté de ce ter-


ritoire — le rapport d'un Etat à « son » territoire ne doit
absolument pas être conçu sur le modèle des rapports juri-
diques entre une personne et une chose — mai3 uniquement
et exclusivement parce que l'Etat B étend d'une manière
durable sa domination sur le territoire en question.
Quand on affirme que normalement (en temps de paix) le
territoire d'un Etat ne peut devenir territoire d'un autre
Etat qu'avec le consentement du premier, cela signifie, en
réalité, simplement que le territoire d'un Etat ne peut deve-
nir, sans atteinte au droit des gens, le territoire d'un autre
Etat, qu'avec le consentement de l'Etat jusque-là souverain
du territoire. Quand le traité de cession précède l'occupation,
il la préserve de la tache d'illégalité. Quand le traité de
cession est postérieur à l'occupation, ainsi qu'il arrive
fréquemment pour les clauses de cession des traités de paix,
il lui enlève cette tache d'illégalité. Mais, dans l'un de ces
cas comme dans l'autre, ce n'est pas le traité de cession qui
est constitutif de l'acquisition territoriale; celle-ci résulte
uniquement et exclusivement de l'effectivité de la domi-
nation.
Il est donc faux, à tout le moins inexact, de poser, à côté
de l'occupation originaire, le traité de cession comme un
mode d'acquisition de territoire. Il n'en existe pas d'autre
que l'occupation, que l'on peut appeler « occupation origi-
naire » lorsqu'il s'agit de territoire n'appartenant à aucun
Etat, et que l'on peut appeler dans les autres cas, selon
qu'elle intervient en temps de guerre ou en temps de paix,
occupation de guerre et occupation pacifique, ou, dans ce
dernier cas, annexion. Quand on soutient que seule la
debellatio, c'est-à-dire la conquête de l'Etat entier, pourrait
servir de fondement à une acquisition territoriale et que l'oc-
cupation d'une partie du territoire de l'Etat ne le pourrait,
par contre, qu'en cas de cession expresse ou tacite de cette
partie du territoire, on omet de tenir compte, sur ce point,
du rôle du principe d'effectivité. La cession « tacite » n'est
pas autre chose, du reste, qu'une fiction qui cache la recon-
naissance du fait qu'une occupation de territoire peut cons-
324 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (208)

tituer une acquisition de territoire même en l'absence de


tout traité de cession l.

1. L' « adjudication », que certains auteurs mentionnent à part, c'est-à-dire


adjudication d'un territoire par une sentence arbitrale, n'est pas autre
chose, en droit, qu'un traité de cession. C'est, du reste, en vertu d'un
pareil traité qu'elle intervient généralement. L' « accession », c'est-à-dire
ce qu'on appelle 1' « alluvio » et 1' « avulsio », soit la formation progres-
sive ou soudaine de terrains nouveaux sur les côtes des mers ou sur les
rives des lacs et des fleuves, n'est que l'extension du domaine terrestre
d'un Etat à l'intérieur de ses eaux territoriales ou côtières.
La modification territoriale peut être subordonnée, dans le traité qui la
concerne, au consentement des habitants du territoire appelé à passer à
un autre Etat. La volonté de la population s'exprimera en ce cas dans un
vote populaire (plébiscite). Le principe, défendu par lo Président Wilson,
du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, signifie, en particulier, que
des modifications territoriales ne doivent intervenir qu'avec le consente-
ment des populations intéressées. Conformément à ce principe, certaines
des modifications territoriales prévues par les Traités dé paix de Paris
ont été subordonnées à cette condition que les populations intéressées fussent
consultées et que le vote populaire fût en faveur de la modification ter-
ritoriale en question. Le résultat positif du plébiscite signifie juridiquement
que la condition mise à la validité des dispositions du traité de cession
se trouve réalisée. Mais, on l'a vu plus haut, ce n'est pas la validité de
ces dispositions qui est la cause juridique de l'acquisition du territoire
cédé.
Il existe, par ailleurs, des cas dits de « cession à bail » d'un territoire;
c'est ainsi, par exemple, que par le Traité du 6 mars 1898 la Chine a cédé
provisoirement « à bail » à l'Allemagne, pour une durée de quatre-vingt-
dix-neuf ans, les deux côtés de l'entrée de la baie de Kiautachou. La Chine
renonçait, pour la durée de cette période, à exercer des droits de souve-
raineté sur ce territoire, et elle en abandonnait l'exercice à l'Allemagne.
Mais l'Allemagne s'engageait, d'autre part, à ne céder en aucun cas elle-
même le dit territoire à bail à une autre Puissance. Il est bien évident
qu'il ne s'agissait pas, dans ce cas, d'un contrat de bail au sens que lui
donne le droit civil. En se rapportant aux catégories habituelles du droit
des gens, il est possible d'interpréter de deux manières la nature
juridique de cette cession à bail : I o Le territoire donné « en bail »
demeuro territoire de l'Etat bailleur, mais la souveraineté de celui-ci subit'
une limitation essentielle du fait que l'Etat preneur peut exercer dans le
territoire en question tous les droits de souveraineté, et qu'il peut inter-
dire l'exercice de ces droits à tous les autres Etats, y compris l'Etat-bail-
lcur lui-même (Toutefois aussi longtemps qu'il occupe ce territoire selon
l'esprit de ce contrat dit de bail, il ne doit pas le détruire). Le fait que
le territoire « appartient » à l'Etat bailleur apparaît uniquement dans la
prétention qu'il aura, à l'expiration de la durée du bail, à l'effet que l'Etat-
preneur évacue le territoire en faveur de l'Etat-bailleur. De plus : Si le
preneur abandonne à un moment donné le territoire, le bailleur aura
seulement la prétention à l'effet de pouvoir l'occuper; tout autre occupant
léserait en ce cas le droit du bailleur. 2° On peut aussi admettre que le
territoire dit cédé à bail devient territoire de l'Etat-preneur. C'est, en ce
cas, la souveraineté de ce dernier qui subit une limitation : il est tenu à
évacuer le territoire à l'expiration d'un délai déterminé. La remise à bail
est ici une cession limitée.
(zog) SUCCESSION D'ÉTATS 325

Si un territoire X, qui appartenait jusque-là à l'Etat A,


devient territoire de l'Etat B, il n'y a pas — selon la théorie
dominante — de succession au pouvoir (ou à la souveraineté)
de l'Etat A. Ce n'est pas le pouvoir de l'Etat A qu'exerce
maintenant l'Etat B, mais c'est son propre pouvoir que l'Etat
B établit. Le pouvoir de l'Etat B se substitue au pouvoir de
l'Etat A sur le territoire X. Dans la mesure où le droit de
l'Etat sur le territoire consiste en ce pouvoir, ou a pour con-
tenu ce pouvoir, la succession au territoire n'est pas une
succession juridique, parce qu'il n'y a pas de « succession
au pouvoir ».
La succession au territoire peut être considérée comme
succession juridique si le « droit » qu'un Etat possède à
l'égard de son territoire consiste dans la prétention qu'il
peut faire valoir contre tous les autres Etats, à l'effet que
ceux-ci respectent le territoire en question, c'est-à-dire qu'ils
s'abstiennent, sur ce territoire, de tout acte de contrainte
et de souveraineté, et le « droit » de l'Etat serait, en ce cas, le
droit d'exclure du territoire considéré tous les autres Etats.
Ce droit est un droit absolu. Dans ces conditions, on peut
parler d'une succession juridique véritable.
Mais la succession à ce droit ne pose aucun problème. Ce
qui importe, c'est de savoir si un Etat, après avoir acquis
le territoire ou une partie du territoire d'un autre Etat, peut
aussi succéder aux autres droits et obligations de l'Etat pré-
décesseur.
C'est précisément le problème spécifique essentiel dans
l'élude de la situation qu'on désigne communément sous le
nom de succession d'Etats.
La succession juridique dont il s'agit, en ce qui concerne
les dits droits et obligations, est une succession involontaire,
autrement dit les obligations du prédécesseur passent au
successeur même sans la volonté de ce dernier, voire contre
sa volonté. Les droits et obligations que le successeur peut
aoquérir du prédécesseur en vertu d'un traité n'entrent pas
ici en ligne de compte, mais bien les obligations et les droits
qui passent de l'Etat prédécesseur à l'Etat successeur sans
qu'ils aient conclu un traité concernant la transmission des
326 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (210)
droits et obligations. En vertu du droit international général,
le prédécesseur ne peut transférer au successeur les obliga-
tions qu'il peut avoir envers des Etats tiers, comme aussi
les droits qu'il peut avoir envers eux, qu'avec le consente-
ment des intéressés, ayants droit ou obligés, de sorte qu'un
transfert contractuel de tels droits ou obligations nécessite-
rait, en principe, un nouveau traité entre l'Etat successeur
et ces divers Etats tiers. Pour qu'il en fût autrement, il
faudrait que le droit international admette, en pareil cas,
des conventions en faveur ou à la charge de tiers. Qu'un
Etat acquérant une partie du territoire d'un autre Etat
prenne envers celui-ci ou envers des Etats tiers certains
engagements, comme par exemple d'assurer aux habitants
du territoire en question un traitement déterminé, celui,
entre autres, de leur garantir le respect de la liberté reli-
gieuse — pour la raison que les mêmes obligations interna-
tionales incombaient déjà au prédécesseur — la chose n'aura
pas de portée juridique pour autant que le successeur reste
libre d'assumer ou non de telles obligations. Et, s'il n'était
pas libre sur ce point, si le droit international lui imposait
dans ce domaine certaines obligations, il ne serait pas tenu,
en ce cas, de conclure un traité mettant à sa charge les dites
obligations; car le droit international ne connaît pas l'obli-
gation de conclure un traité, il ne connaît pas l'obligation
d'assumer certains engagements, mais c'est en vertu du
droit international général que l'Etat en question serait, en
pareil cas, tenu d'observer la même attitude que celle qui
faisait l'objet, jusque-là, de l'obligation du prédécesseur.
Autrement dit : En vertu du droit international général, il
succéderait, même sans sa volonté, et voire contre elle, à
l'obligation de son prédécesseur.
Le problème de la succession des Etats se pose donc dans
les termes suivants : Quand le domaine de validité territo-
rial d'un ordre juridique donné devient, entièrement ou en
partie, domaine de validité d'un autre ordre juridique, cer-
tains droits et obligations de l'un des Etats passent, dans
des cas déterminés par le droit international général, à l'au-
tre Etat. La succession des Etats est ainsi la succession
(ai 11 SUCCESSION D'ÉTATS 327

déterminée directement, en dehors de la volonté des Etats


intéressés, par le droit international général d'un Etat à
des droits et obligations d'un autre Etat, dont le territoire
est devenu entièrement ou en partie territoire du premier
Etat. La succession des Etats, au sens de succession juridique,
n'est donc pas la succession à un territoire ni à un droit sur
le territoire, mais la succession, à la suite d'une modification
de territoire, à des droits et obligations d'un autre Etat.
On ne saurait envisager comme une succession d'Etats
relevant du droit international, c'est-à-dire comme une suc-
cession déterminée par. le droit international, d'un Etat à
des droits et obligations d'un autre Etat, qu'une succession
portant sur des droits et obligations découlant du droit in-
ternational, et non pas sur des droits et obligations dont le
contenu aurait été fixé par l'ordre interne de l'Etat, en
dehors des normes du droit international. Il convient préci-
sément d'établir une distinction très nette entre ces deux
groupes de droits et obligations de l'Etat et de limiter au
premier seulement la théorie de la succession des Etats, si
l'on veut éviter de tomber, dans ce domaine, dans une con-
fusion néfaste. La question de savoir quelles sont les obli-
gations qu'un Etat peut avoir, s'il en a, en vertu de son ordre
juridique interne, n'intéresse évidemment pas le droit inter-
national, pour autant qu'il ne s'agisse pas de droits et d'obli-
gations que l'ordre interne aurait institués en application
d'une norme du droit international général ou particulier.
Cela s'applique indifféremment aux droits et obligations
d'ordre privé comme à ceux d'ordre public. Le droit interna-
tional général ne saurait rien décider concernant la suc-
cession à des droits et obligations ne relevant pas du droit
international. Lorsqu'une partie seulement du territoire d'un
Etat devient territoire d'un autre Etat, le prédécesseur de-
meure bien, en principe, le sujet des droits et obligations
qui lui appartenaient jusque-là, ainsi de ses obligations
envers les fonctionnaires qu'il employait dans le territoire
cédé, ou des dettes découlant d'emprunts émis par lui, ou
encore de la propriété privée sise dans le territoire aliéné.
Ces droits et obligations peuvent, mais ne doivent pas néces-
328 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (212)
sairement, être transférés par un traité. L'Etat successeur
peut, de son côté, s'ériger, par sa seule volonté, sujet de
certains des droits et obligations de son prédécesseur, au
risque de créer de la sorte un conflit entre son droit et celui
du prédécesseur. Il peut ainsi, par exemple, s'approprier,
sur le territoire nouvellement acquis par lui, les biens qui
appartenaient au prédécesseur, de sorte qu'une seule et
même chose pourra appartenir au successeur d'après le droit
de ce dernier, tout en continuant à appartenir au prédéces-
seur d'après le droit de celui-ci. Un tel conflit est impossible
dans les cas où le territoire entier d'un Etat devient terri-
toire d'un autre Etat, et où, le prédécesseur cessant d'exister,
ses droits et obligations n'ont plus de sujet. Si la modifica-
tion territoriale intervient ici à la suite d'un traité, des
dispositions peuvent être prises aussi en ce qui concerne le
transfert des droits et obligations ne relevant pas du droit
international. Mais le successeur peut aussi, pour faire siens
les droits et obligations du prédécesseur, introduire, dans
son ordre juridique, des normes faisant de ces droits et
obligations les droits et obligations du successeur. C'est
ainsi, du reste, que les lois civiles et pénales qui étaient en
vigueur, avant la modification territoriale, dans le terrfr
toire nouvellement acquis, peuvent continuer à y être en
vigueur après, mais pour autant seulement qu'elles y auront
été promulguées par le successeur. Leur contenu demeurera
en ce cas identique, mais la cause de leur validité aura
changé.
Il ne faut pas cependant perdre de vue que le caractère
international d'un droit ou d'une obligation de l'Etat peut
aussi apparaître indirectement. C'est ainsi l'ordre juridique
interne qui détermine l'octroi, par un Etat donné, de la
liberté religieuse à ses ressortissants; mais un Etat peut
assumer par un traité, envers un autre Etat, l'obligation
internationale d'accorder la liberté religieuse à tous ses res-
sortissants ou à une partie d'entre eux. C'est l'ordre juri-
dique interne de chaque Etat qui décide s'il est tenu, en
cas d'expropriation d'un particulier, de dédommager celui-ci;
mais on affirme souvent, comme une norme du droit inter-
>13) SUCCESSION D'ÉTATS 329
national général, que l'Etat a, dans tous les cas, l'obligation
de dédommager les ressortissants étrangers. Un Etat qui a
émis un eiriprunt peut édicter une loi le libérant de l'obli-
gation de rembourser; mais s'il se trouve, parmi les créan-
ciers de cet emprunt, des ressortissants d'Etats étrangers,
l'Etat débiteur a envers ces Etats, en vertu du droit inter-
national général, selon une opinion répandue, l'obligation
de rembourser à leurs ressortissants les créances nées de
l'emprunt. Dans tous ces cas, nous avons affaire à des droits
et à des obligations d'un caractère international, et une suc-
cession juridique serait donc, en principe, possible; c'est le
droit international général qui déterminera si et dans quelle
mesure cette succession aura lieu. En ce qui concerne plus
particulièrement la succession, déterminée par le droit inter-
national général, d'un Etat aux dettes de son prédécesseur,
cette succession, pour autant qu'elle est admise par le droit
international positif, n'entre en considération que dans la
mesure où il existe une obligation à l'égard d'un Etat tiers,
c'est-à-dire une obligation, prise envers un Etat tiers par
l'Etat débiteur, de rembourser les créances appartenant à des
ressortissants de l'Etat tiers (détenteurs de titres, d'obliga-
tions, etc). Mais en ce qui concerne les dettes envers des
particuliers devenus, par suite de la modification territoriale,
ressortissants de l'Etat successeur, il ne saurait être ques-
tion d'une succession juridique établie par le droit inter-
national général, puisqu'on vertu de ce droit la détermi-
nation des rapports d'un Etat et de ses ressortissants est
du ressort exclusif de l'Etat en question, qui décide donc
librement, en vertu du droit international, s'il entend re-
connaître ou non des dettes de ce genre, ce qui revient à
dire, dans le cas d'une reprise des dettes contractées par le
prédécesseur, s'il entend ou non prendre ces dettes à son
compte. Si donc, par exemple, un Etat annexe le territoire
entier d'un autre Etat, la question d'une succession de
l'Etat annexant aux dettes de l'Etat annexé ne pourra se
poser, du point de vue du droit international (c'est-à-dire du
droit international général) que pour autant que des Etats
tiers pourraient, en invoquant le droit international, exiger
330 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (ai 4 )
de l'Etat annexant qu'il remplisse, à l'égard de leurs ressor-
tissants, les obligations découlant du contrat d'emprunt. Et
dans les cas où cette exigence des Etats tiers serait, en
vertu du droit international général, fondée — les traités
éventuels par lesquels le successeur pourrait assumer, à
l'égard d'Etats tiers, l'obligation de payer les dettes du
prédécesseur n'entrent pas ici en ligne de compte — il n'en
résulterait rien quant à l'obligation du successeur de rem-
plir, à l'égard de ses propres ressortissants, les obligations
découlant du même contrat d'emprunt. C'est là une question
qui est exclusivement du ressort de l'ordre juridique interne,
et non pas de celui du droit international.
Les droits et obligations de caractère international suscep-
tibles de faire l'objet d'une succession juridique peuvent
avoir pour fondement, soit le droit international général (cou-
tumier), soit des traités conclus par le prédécesseur avec des
Etats tiers. Quand le territoire d'un Etat devient, en entier
ou partiellement, territoire d'un autre Etat, ou quand un
nouvel Etat prend naissance sur le territoire d'un ancien
Etat, le successeur devient, en ce qui concerne le territoire
sur lequel il a pris naissance, sujet de tous les droits et
obligations qui ont pour fondement le droit internatio-
nal général. Si, par suite de la modification territoriale,
l'Etat est devenu un Etat maritime, il deviendra même
sujet de droits et d'obligations que le droit international gé-
néral ne lui attribuait pas avant la modification territoriale
en question. Néanmoins, la théorie traditionnelle du droit
des gens n'admet pas, en principe, qu'il y ait une succession
juridique aux droits et obligations dérivant du droit interna-
tional général coutumier. La conception très généralement
admise est que ce n'est pas en qualité de successeur de son
prédécesseur dans le territoire qu'un Etat, et particulière-
ment un Etat nouvellement formé, devient sujet des droits
et obligations institués par le droit international général,
mais qu'il le devient par lui-même, en tant qu'il constitue
en fait un Etat, au sens du droit international, en tant,
éventuellement, qu'il constitue un Etat aussi en ce qui con-
cerne le territoire nouvellement acquis. Les droits et obli-
(ais) SUCCESSION D'ÉTATS 331
gâtions découlant du droit international prennent naissance,
à nouveau, dans la personne du successeur, et ce ne sont pas
ici les droits et obligations du prédécesseur qui sont trans-
férés au successeur. Cette conception est, il est vrai, en con-
tradiction formelle avec la notion d'une succession d'Etats
conçue comme une succession juridique à un territoire, c'est-
à-dire à un droit sur le territoire. Car ce « droit sur le terri-
toire », ce qu'on appelle la souveraineté de l'Etat, est, lui
aussi, un « droit » découlant du droit international général.
Et, si l'on n'admet pas qu'il puisse y avoir succession aux
droits et obligations découlant du droit international général,
il serait à tout le moins inconséquent d'admettre une suc-
cession juridique à la souveraineté d'un territoire. On verra
toutefois plus loin qu'une succession juridique à des droits
et obligations découlant du droit international général n'est
peut-être pas toujours exclue.
C'est, tout d'abord, pour les seuls droits et obligations
découlant directement ou indirectement d'un traité que la
question d'une succession juridique doit se poser. Là où les
droits et obligations de caractère international faisant l'objet
de la succession découlent de traités conclus par le prédé-
cesseur avec des Etats tiers, on parle aussi d'une succession
à ces traités. Quand une succession de ce genre intervient en
vertu du droit international général, cela signifie que les
traités en question ont le caractère de traités conclus en
faveur ou à la charge d'un tiers, à savoir du successeur éven-
tuel, qui succédera aux droits et obligations découlant du
traité conclu par le prédécesseur. On ne saurait affirmer
toutefois que, seuls, les droits et obligations découlant d'un
traité international peuvent faire l'objet de la succession
juridique appelée succession d'Etats. Si l'on étend la no-
tion de succession d'Etats au cas où, en vertu du droit
international général, certaines dettes de caractère privé
d'un Etat, dont le territoire a été acquis en entier ou
en partie par un autre Etat, passent à ce dernier Etat, sans
et même contre sa volonté, on se trouvera en présence d'un
cas de succession d'un Etat à une obligation ne découlant
pas d'un traité international. Ce n'est pas non plus ici l'obli-
332 H- KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (216)
gation née du contrat de droit privé (contrat d'emprunt) qui
passe d'un Etat à un autre, mais l'obligation, découlant
pour l'Etat du droit international général, d'accomplir les
obligations résultant d'un contrat d'emprunt. L'obligation
qui fait ici l'objet d'une succession d'Etats n'est pas une
obligation de l'Etat envers des particuliers, mais envers des
Etats tiers. Il ne saurait donc aucunement s'agir d'une suc-
cession aux dettes de droit privé (dettes d'emprunt) d'un
Etat, mais d'une succession à l'obligation du prédécesseur
de payer ses créanciers quand ceux-ci sont des ressortissants
étrangers. C'est seulement cette dernière obligation qui peut
passei1 au successeur. Du point de vue du droit international
général, on ne saurait, par contre, prétendre que le succes-
seur ait l'obligation de payer les créances appartenant à des
ressortissants du prédécesseur. Car, en ce qui concerne ces
dernières, il n'existait, au moment de la succession, aucune
obligation internationale du prédécesseur. On ne saurait
prétendre non plus, du point de vue du droit international
général, que le successeur ait l'obligation de payer à ses
propres ressortissants les créances nées du contrat d'em-
prunt conclu par son prédécesseur. Car les rapports d'un
Etat avec ses propres ressortissants ne relèvent pas du droit
international. Il ne saurait ainsi y avoir de succession juri-
dique, c'est-à-dire de succession d'Etats au sens du droit
international, en ce qui concerne les dettes de droit privé,
que pour autant qu'il existe, au moment de la modification
territoriale, une obligation internationale du prédécesseur
envers des Etats tiers concernant le paiement des dettes
résultant de contrats de droit privé (en particulier de contrats
d'emprunt). Ce serait en ce cas une obligation découlant
du droit international général. Ce n'est que pour autant
qu'une obligation internationale de ce genre oblige un Etat,
envers des Etats tiers, à payer à leurs ressortissants les
créances que ceux-ci pourraient avoir envers lui en raison
d'un contrat d'emprunt de droit privé, ce n'est que pour
autant et dans la mesure seulement où une telle obligation
existe, qu'il est possible de concevoir une succession juri-
dique aux dettes d'un Etat. Si même le droit décidait — ce
(217) SUCCESSION D'ÉTATS 333
que ne fait pas le droit positif — qu'au cas où une partie
du territoire d'un Etat devient territoire d'un autre Etat, ce
dernier aurait, même sans et voire contre sa volonté, l'obli-
gation de prendre sur lui une partie correspondante de la
Dette publique de l'autre Etat, cela à l'égard même des
créanciers qui seraient ressortissants du prédécesseur, il ne
s'agirait pas en ce cas d'une succession à une obligation in-
ternationale existant déjà au moment de la modification ter-
ritoriale, mais ce serait une obligation internationale nou-
velle qui naîtrait à ce moment en vertu du droit interna-
tional général, une obligation qui n'existerait pas avant la
modification territoriale, qui n'incombait pas au prédéces-
seur, mais qui est exclusivement une obligation du suces-
seur et ne fut jamais autre chose.
Selon certains auteurs, il existerait encore, en droit inter-
national, en dehors de la succession partielle des Etats, une
succession universelle. C'est le cas quand le territoire entier
d'un Etat devient territoire d'un autre Etat, c'est-à-dire en
cas d'incorporation d'un Etat dans un autre Etat, de fusion
de plusieurs Etats en un seul Etat, ou de partage d'un Etat
en plusieurs Etats, que ce soit à la suite d'un démembrement
ou d'un morcellement.
Mais dans ces cas aussi, comme dans tous les cas où la
doctrine du droit des gens parle de succession d'Etats, il n'y
a guère, selon le droit positif, de succession universelle, mais
seulement une succession partielle, c'est-à-dire une succes-
sion à certains droits et obligations seulement, très nette-
ment déterminés, du prédécesseur. La notion de succession
universelle n'est cependant pas superflue en droit interna-
tional. Elle s'applique aux cas, précisément, où la doctrine
traditionnelle du droit des gens n'admet pas l'existence d'une
succession d'Etats, mais considère qu'il y a identité de l'Etat
et, par suite, continuité de ses droits et obligations, bien
que cette identité ne soit rien moins que certaine et qu'elle
ne soit pas admise, par ailleurs, du point de vue de l'ordre
juridique interne des divers Etats.
C'est le cas surtout lorsque, sur un territoire demeurant
identique, un changement révolutionnaire 3e produit dans
334 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (218)

la puissance publique et qu'un nouveau gouvernement se


constitue d'une manière anticonstitutionnelle, en sorte que,
les domaines de validité territorial et personnel d'un ordre
juridique donné étant restés identiques, il n'y a plus identité
dans la cause de sa validité.
Mais la notion de succession universelle peut être utile
encore dans les cas où une modification essentielle intervient
dans le territoire de l'Etat, mais où cependant la doctrine
traditionnelle du droit des gens, se basant sur l'identité de
la cause de validité et sans tenir compte des considérations
contraires qui résulteraient d'un point de vue différent,
admet qu'il y a identité de l'Etat. Il en est ainsi, par exem-
ple, en cas de perte d'une partie essentielle du territoire. Si,
pour telle ou telle autre raison, on n'admet pas qu'il y ait
en ce cas identité de l'Etat, il faudra admettre alors, du
moment qu'en vertu des principes généraux du droit inter-
national l'Etat possède, après la transformation révolution-
naire ou la perte d'un territoire essentiel, les mêmes droits
et obligations internationaux qu'avant cette transformation
ou cette perte, qu'il y a ici une succession universelle du
droit des gens. L'extrême difficulté qu'il y a à déterminer
le vrai critère de l'identité fait déjà apparaître l'utilité que
présenterait l'application de cette notion de succession uni-
verselle. Le fait que la question de l'identité peut être, selon
les cas, résolue d'une manière fort différente, que dans des
cas où l'on considère qu'il y a, dans le domaine du droit in-
ternational, identité de l'Etat, cette identité peut n'être
pas admise dans le domaine de l'ordre juridique interne
— c'est-à-dire de l'ordre interne de l'Etat, précisément, que
la théorie du droit international considère comme identique,
et où l'identité de l'Etat peut être contestée pour la raison,
par exemple, que l'Etat se considère comme étant un Etat
nouveau et qu'en particulier il ne reconnaît donc plus comme
valables pour lui les droits et obligations de caractère interne
de l'Etat dont il a pris la place — ce fait semble rendre pres-
que inévitable la nécessité d'adopter la notion, que nous
proposons ici, de succession universelle. Si un Etat possède
les mêmes droits et obligations internationaux que son pré-
(2ig) SUCCESSION D'ÉTATS 33S
décesseur dans le territoire, il ne s'ensuit pas du tout néces-
sairement que les droits et obligations qui relèvent de l'ordre
juridique interne sont eux aussi restés les mêmes. Une discor-
dance de ce genre peut se produire — mais pas nécessaire-
ment — dans tous les cas où une transformation révolution-
naire est intervenue et où la cause de la validité de l'ordre
juridique interne n'est pas demeurée la même, peu importe
ici que le domaine de validité de cet ordre juridique ait ou
non changé. Le gouvernement issu d'une révolution doit
reconnaître — vu que le droit international général n'admet
pas qu'une transformation révolutionnaire entraîne la dispa-
rition des droits et obligations internationaux de l'Etat — la
validité de ces droits et obligations — et de ceux-là seule-
ment — pour l'Etat dont il représente effectivement le gou-
vernement. Il n'est pas tenu, par contre, de le faire en ce qui
concerne les droits et obligations de l'Etat qui n'ont point ce
caractère international, ainsi en ce qui concerne, par exem-
ple, les obligations envers les fonctionnaires nommés par
l'ancien gouvernement, ou celles qui résultent d'emprunts
émis par l'ancien gouvernement, pour autant que les créan-
ciers en question sont des ressortissants de l'Etat régi par le
nouveau gouvernement. Le gouvernement révolutionnaire est,
en effet, parfaitement libre d'adopter le point de vue suivant :
L'Etat dont nous sommes l'organe s'est, il est vrai, constitué
sur un territoire entièrement ou partiellement identique au
territoire de l'Etat dont le gouvernement a été renversé; mais,
pour la raison que la cause de validité n'est pas demeurée
identique, ou pour toute autre raison, ce n'est pas le même
Etat. Par conséquent, il n'a pas d'autres droits et obligations
que ceux qu'il se crée lui-même; en ce qui concerne plus par-
ticulièrement les fonctionnaires de l'ancien Etat, il n'a d'obli-
gations que pour autant qu'il les a nommés à nouveau; en ce
qui concerne les dettes de l'ancien Etat, il n'en a que pour
autant qu'il les reconnaît volontairement, c'est-à-dire qu'il
les reprend à son compte, etc. Mais du point de vue du droit
international, cet Etat nouveau a, dès le moment de sa cons-
titution, les mêmes droits et obligations internationaux que
l'Etat qui, selon l'opinion du nouveau gouvernement, a dis-
336 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (220)

paru au moment de la constitution du nouvel Etat. Le droit


international ne saurait imposer à un Etat, notamment aux
organes qui créent son droit et en particulier la législation
appelée à concrétiser l'idée de l'identité ou de la non-identité
de l'Etat en question, telle ou telle autre doctrine en ce qui
concerne la question de l'identité de l'Etat. Il peut seulement
obliger ou autoriser l'Etat à observer envers d'autres Etats,
ou envers des particuliers, une attitude déterminée. Il peut
prescrire que, dans des conditions déterminées, un Etat a, au
lendemain d'une révolution, les mêmes droits et obligations
qu'avant celle-ci. Ce n'est que dans la mesure où il le prescrit
qu'il peut être question de succession en droit international.
Mais quant à savoir si c'est encore ou non le même Etat, c'est
là une question théorique qu'il n'appartient pas au droit
international de résoudre. Celui-ci ne s'oppose du reste pas
à ce que, pour tout ce qui touche les droits et obligations
n'ayant pas un caractère international, l'ordre juridique
interne des Etats considère une transformation révolution-
naire comme si elle mettait fin à l'identité de l'Etat, qu'il
considere donc qu'au lendemain d'une révolution l'Etat ne
succède pas, sans sa volonté (c'est-à-dire sans en avoir mani-
festé la volonté dans une nouvelle législation), aux droits et
obligations d'ordre interne que l'Etat possédait avant la
révolution. Si donc l'on ne veut pas aboutir à cette conclu-
sion absolument illogique selon laquelle un Etat pourrait
être, dans un pareil cas, le même, au point de vue du droit
international, que l'Etat qui existait avant la révolution,
tout en n'étant plus le même Etat du point de vue de son.
droit public interne, autrement dit qu'il puisse être à la fois
identique et non identique, force est alors de s'arrêter à
l'interprétation suivante : à savoir qu'il y a, en pareil cas,
succession universelle aux droits et obligations de caractère
international, mais non à ceux qui sont d'ordre interne (qui
relèvent du droit public interne).
Ainsi, à la place des principes de la théorie traditionnelle
du droit des gens, qui veulent que l'Etat demeure le même
en dépit du changement révolutionnaire de son gouverne-
ment, ou que l'identité de l'Etat ne puisse être mise en cause
(22i) SUCCESSION D'ÉTATS 337

par une acquisition ou une perte, quelque grandes qu'elles


soient, de territoire, on pourrait formuler les principes sui-
vants : à savoir que, dans des cas de ce genre, lorsque, pour
une raison ou pour une autre, on ne saurait admettre une
identité de l'Etat, et lorsque notamment l'Etat lui-même,
dans son ordre juridique interne, ne se reconnaît pas comme
identique à son prédécesseur dans le territoire, il y a une
succession universelle du droit des gens. Et les cas où la
théorie traditionnelle du droit des gens admet qu'il y a doute
quant à l'identité ou la non-identité de l'Etat — comme par
exemple lorsque, simultanément avec l'annexion d'une par-
tie du territoire d'un Etat par un autre Etat, un changement
révolutionnaire se produit dans le gouvernement de la partie
non annexée du territoire, ou lorsque, le territoire de l'Etat
demeurant identique, sa population vient à changer complè-
tement, ou encore lorsque, la population demeurant iden-
tique, c'est le territoire de l'Etat qui se modifie complète-
ment — devraient être considérés comme des cas où, en
admettant qu'il y ait disparition d'un Etat et forma-
tion d'un autre Etat, il y a doute quant à savoir si, en
vertu du droit international général, il y a succession
universelle aux droits et obligations de caractère internatio-
nal de l'Etat disparu. L'introduction de notre notion d'une
succession universelle du droit des gens aurait ici l'utilité de
permettre de passer outre au problème de l'identité de
l'Etat. Elle ne s'applique qu'aux cas où cette identité paraît
douteuse et où, par suite, l'on peut admettre qu'il y a dispa-
rition d'un Etat et formation d'un Etat nouveau; elle ne
s'applique d'ailleurs nullement à tous les cas de ce genre,
mais à ceux uniquement qui ont été indiqués plus haut.
Comme il s'agit seulement, en l'espèce, d'une succession
universelle de l'Etat considéré comme nouveau aux droits et
obligations de caractère international de l'Etat considéré
comme disparu, le successeur universel possède, au moment
de la succession, tous les droits et obligations internationaux
que le prédécesseur possédait au moment de sa disparition,
mais seulement ceux-là. Les droits et obligations auxquels
il succède ne viennent pas s'ajouter — ainsi que c'est le cas

IV. — 1932. 22
S38 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (222)
dans ce qu'on appelle la succession universelle du droit
civil — aux droits et obligations que le successeur possédait
déjà avant la succession; car l'Etat successeur ne prend nais-
sance qu'au moment même de la succession. Il ressort de
tout cela que la notion que nous introduisons ici d'une suc-
cession universelle du droit des gens ne doit être comprise
que comme une construction destinée à un cas-limite; là où
l'admission de l'identité de l'Etat ne se heurte à aucune dif-
ficulté, particulièrement de la part de l'Etat lui-même, on
peut en faire abstraction.
Dans la succession particulière (ou partielle), on distingue
généralement entre la succession aux droits et obligations
d'un caractère international et la succession aux droits et
obligations qui n'ont pas ce caractère; parmi ces derniers
on range plus particulièrement les dettes financières, c'est-à-
dire les obligations de droit privé de l'Etat envers des par-
ticuliers. C'est précisément la question de savoir si et dans
quelle mesure, en cas de modification territoriale, l'Etat
succède à ces dernières obligations — ou, comme on a l'ha-
bitude de le dire, les reprend à son compte — qui est, en
pratique, la plus importante dans le problème de la succes-
sion des Etats. Mais, ainsi que nous l'avons vu plus haut,
une succession ne saurait porter, en droit international, que
sur des droits et obligations internationaux; et quand le
droit international institue une succession à des droits et
obligations n'ayant pas un caractère international, ceux-ci
acquièrent par là même le caractère en question. Nous avons
exposé plus haut, en traits généraux, dans quelle mesure ce
dernier cas peut se présenter effectivement dan3 le droit inter-
national en vigueur, et nous le ferons encore plus loin d'une
manière plus détaillée. Considérant le fait qu'une succession
internationale ne peut porter que sur des droits et obligations
internationaux, il conviendrait de remplacer la distinction
habituelle par la distinction suivante : I o succession d'un Etat
aux droits et obligations appartenant, en vertu de traités
internationaux, à un autre Etat, dont le territoire devient
territoire du premier Etat; 2° succession, en vertu du droit
international général, d'un Etat aux droits et obligations
(223) SUCCESSION D'ÉTATS 339

d'un autre Etat, fondés sur l'ordre juridique interne de ce


dernier.
En ce qui concerne tout d'abord les premiers de ces droits
et obligations, une grande incertitude se manifeste dans le
droit international positif, et les auteurs ne s'entendent
guère sur cette question : ce n'est pas seulement le point de
savoir quels sont les traités sur lesquels la succession peut
porter qui est discuté, mais encore celui de savoir quels sont
les cas de modification territoriale pouvant déterminer une
succession. Pour ce qui est du premier point, certains au-
teurs vont si loin qu'ils croient pouvoir poser cette règle : il
y a, en cas de modification territoriale, succession à tous les
droits et obligations qui reposent sur des traités internatio-
naux et qui ne comportent pas un caractère « personnel », qui
ne sont pas des jura personalia, mais sont en rapport si étroit
avec le territoire que la personnalité de l'obligé ou de l'ayant
droit est négligeable. Il n'est toutefois pas aisé de déterminer
quels sont précisément ces traités, quels sont les traités ayant
avec le territoire un rapport tel que la personne du sujet de
l'obligation, ou du droit qui y correspond, ne paraisse plus
avoir q-i'une importance secondaire. Si l'on rangeait, par
exemple, parmi ces traités ceux qui établissent une « servi-
tude internationale », on commettrait manifestement une
pétition de principe, car la question de savoir si un traité a
établi une servitude internationale dépend précisément de
celle de savoir si l'obligation découlant du traité, ainsi que
le droit qui y correspond, pourraient passer, sans la volonté
des parties et en vertu uniquement du droit international, à
l'Etat succédant au territoire de l'Etat titulaire du droit ou
de l'obligation en question. On cite généralement comme
exemple d'une servitude de ce genre l'obligation, établie au
profit de la Confédération suisse par le second Traité de
Paris de 1815, de ne pas reconstruire les fortifications de
Huningue, situées sur territoire alsacien, non loin de Bâle.
On affirme que cette obligation a passé à l'Empire allemand,
en 1871, au moment où celui-ci annexa l'Alsace-Lorraine.
La question est ici de savoir si l'on peut poser comme une
règle du droit international général que des obligations
340 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (224)

découlant des traités internationaux, ainsi que les droits qui


leur correspondent, passent, lorsqu'ils se rapportent à un
territoire donné aussi directement que le fait l'obligation de
ne pas élever de forteresse en un point déterminé, à tout
Etat dont le domaine de validité territoriale s'étend au ter-
ritoire qui est, en quelque sorte, le siège de l'obligation en
question. Il convient d'observer ici que la localisation d'une
obligation internationale se heurte cependant à moins de
difficultés que celle du droit correspondant. Si, par hypo-
thèse, la Suisse venait à être annexée entièrement ou en
partie par l'Italie, ou si elle se partageait en plusieurs Etats,
pourrait-on dire en ce cas que la France, ou éventuellement
son successeur dans le territoire de Huningue, demeurerait
liée, envers tous les Etats ayant succédé au territoire suisse
ou envers celui d'entre eux qui se trouverait être voisin du
territoire de Huningue, par l'obligation qui y est localisée?
Ni l'une ni l'autre de ces solutions ne saurait se fonder sur
le droit international positif. On ne range pas uniquement
d'ailleurs, au nombre des droits et obligations découlant
d'un traité, les servitudes que nous avons enuméreos et que
l'on groupe sous le titre de droits réels, mais on y fait encore
rentrer sous le titre de droits obligationnels les droits et
obligations découlant de traités portant sur un règlement de
questions de frontières, sur la navigation fluviale, sur l'amé-
nagement des rives, sur le raccordement des réseaux ferro-
viaires. Et, s'il y a succession dans ces derniers cas, on
pourra alors les considérer comme créant, tout autant que
les premiers, des droits réels ou servitudes. Car ce qui carac-
térise un droit réel ou une servitude, c'est seulement le fait
qu'il y a succession; et le problème entier de la succession
des Etats, conçue comme succession aux droits et obligations
internationaux d'un Etat (au sens de droits et obligations
d'un Etat découlant d'un traité), s'identifie avec le problème
dit des servitudes internationales.
La plupart des auteurs du droit international n'admettent
de succession juridique pour les droits et obligations qui se
rapportent spécialement à un territoire donné, que pour
autant qu'ils ont été établis par.un traité collectif, et seule-
(22S) SUCCESSION D'ÉTATS 341
ment en ce qui concerne les Etats signataires de ce traité
ainsi que ceux qui l'ont reconnu. L'obligation localisée,
c'est-à-dire celle qui est étroitement liée à un territoire net-
tement déterminé, ne passe à l'Etat dont le domaine de
validité s'étend au territoire qui est le siège de l'obligation
en question que si l'Etat successeur, même si aucune obliga-
tion ne découlait primitivement pour lui du traité collectif,
y avait cependant obtenu certains droits en qualité de co-
contractant. La limitation, au cercle des seuls contractants
d'un traité collectif, de la succession aux droits et obliga-
tions internationaux en question a pour conséquence qu'une
succession juridique de ce genre ne pourra se produire dans
le cas d'une modification territoriale donnant naissance à un
Etat nouveau; elle ne pourra donc se produire que lorsqu'un
Etat déjà existant acquiert, en entier ou en partie, le terri-
toire d'un autre Etat. Il y a lieu d'admettre toutefois que,
dans ce dernier cas, il n'importe guère, du point de vue de
la succession juridique, que l'acquisition de territoire ait eu
lieu ou non à la suite d'un traité d'annexion ou de cession.
En ce qui concerne la succession aux droits, et obligations
qui n'ont pas un caractère international, il y a lieu de rap-
peler tout d'abord les remarques générales qui ont été faites
plus haut à ce sujet. Pour autant qu'il s'agit d'obligations
fondées sur l'ordre juridique interne de l'Etat et prescrivant
à celui-ci une attitude déterminée, plus particulièrement une
prestation, et notamment une prestation pécuniaire, envers
des particuliers, elles n'entrent en considération, du point
de vue du droit international et en ce qui concerne une suc-
cession, que pour autant qu'elles se rapportent à des person-
nes qui ne sont pas ressortissants de l'Etat successeur ou qui
ne le sont pas devenues à la suite de la modification territo-
riale, c'est-à-dire que pour autant qu'elles se rapportent à des
ressortissants d'Etats tiers. Ce n'est qu'au cas où le prédéces-
seur n'a pas cessé d'exister par suite de la modification ter-
ritoriale qu'il pourrait être également question d'une.succes-
sion, en vertu du droit international, aux obligations que
l'Etat prédécesseur a envers ses propres ressortissants, en
admettant qu'il soit tenu par un traité d'observer envers
342 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (226)
ceux-ci une attitude déterminée, par exemple de leur garantir
la liberté religieuse. Mais en fait, le droit international positif
n'établit pas de succession en pareil cas. Si le droit inter-
national disposait qu'en cas de modification territoriale le
successeur doit reprendre certaines des obligations que l'Etat
prédécesseur a envers ses ressortissants et qui ne découlent
pas du droit international, il n'y aurait pas, en ce cas, succes-
sion à des obligations déjà existantes du prédécesseur, mais
naissance, à la suite de la modification territoriale, d'une
obligation internationale nouvelle de l'Etat successeur. Il y a
lieu de relever ici la différence qui existe entre les deux cas
suivants : L'Etat prédécesseur a émis un emprunt, dont
les titres se trouvent, pour les deux tiers, en possession des
créanciers étrangers, et pour un tiers en possession des pro-
pres ressortissants de l'Etat prédécesseur. La moitié du ter-
ritoire de ce dernier passe ensuite à un autre Etat. S'il devait
y avoir en vertu du droit international — ce qui n'est pas le
cas — une succession partielle à la dette en question, il y
aurait alors lieu de distinguer entre : I o l'obligation de
l'Etat prédécesseur de payer ses créanciers étrangers; c'est
là une obligation d'ordre international de l'Etat débiteur
envers les Etats dont ses créanciers sont ressortissants; une
succession pourrait donc intervenir, en droit international,
en ce qui concerne cette obligation; 2° en ce qui concerne,
par contre, l'obligation, découlant pour l'Etat prédécesseur
de l'emprunt émis par lui, de payer ceux de ses ressortis-
sants qui sont ses créanciers, il y aurait lieu de faire une
nouvelle distinction : si ceux-ci sont devenus, à la suite de
la modification territoriale, ressortissants de l'Etat succes-
seur, il ne saurait y avoir de succession pour la raison que
le droit international général n'a pas à déterminer l'attitude
d'un Etat envers ses propres ressortissants, et qu'il s'en remet
sur ce point à l'Etat lui-même. Pour ce qui est, d'autre part,
des ressortissants du prédécesseur qui ne sont pas devenus
ressortissants du successeur, et qui sont donc, par rapport
à lui, des ressortissants étrangers, on pourrait concevoir
l'existence, quant à ceux-ci, d'une obligation découlant du
droit international général. Toutefois, si le droit internatio-
Í227) SUCCESSION D'ÉTATS 343

nal général disposait — ce qu'il ne fait pas — que le suc-


cesseur a l'obligation de payer une partie des créanciers qui
sont demeurés ressortissants de l'Etat prédécesseur, ce ne
serait pas ici un cas de succession internationale, puisque
ce ne serait pas une succession à une obligation internatio-
nale du prédécesseur; car l'obligation établie de la sorte par
le droit international n'existait pas avant la modification
territoriale et ne prendrait naissance qu'au moment de cette
modification. Il n'y aurait donc pas, en pareil cas, comme
dans le cas de l'obligation de l'Etat débiteur envers des res-
sortissants d'Etats tiers, succession à une obligation inter-
nationale de l'Etat débiteur, mais naissance d'une obligation
internationale nouvelle.
Les mêmes considérations s'appliquent à ce que l'on
appelle la succession aux droits découlant de l'ordre juridi-
que interne de l'Etat, qu'il s'agisse de droits réels ou obli-
gationnels. Si un Etat possède, en vertu d'un traité conclu
avec un autre Etat, des droits visant un traitement déterminé
dont doivent bénéficier ses propres ressortissants ou ceux de
l'autre Etat, s'il a, autrement dit, des droits portant sur la
configuration de l'ordre juridique interne d'un autre Etat,
il pourrait y avoir, en cas de modification du territoire de
l'Etat possédant les droits en question, succession à ces
droits. Ce n'est cependant pas le cas dans le droit interna-
tional positif; il n'y a pas de succession à des droits de ce
genre. En ce qui concerne d'autre part le droit d'un Etat
visant le paiement de ses ressortissants par les Etats dont
ils sont créanciers, il ne saurait y avoir de succession à ce
droit. Lorsqu'un Etat acquiert le territoire d'un autre Etat,
dont certains ressortissants sont créanciers d'un Etat tiers,
et que ceux-ci deviennent dès lors ressortissants de l'Etat qui
acquiert le territoire, ce dernier Etat a bien le droit incon-
testable d'exiger de l'Etat débiteur qu'il paie les créanciers
en question, devenus désormais ressortissants de l'Etat qui
a acquis le territoire; mais il ne s'agit pas réellement ici
d'une succession juridique. Point n'est besoin de prouver
l'existence d'une Tègle spéciale du droit international géné-
ral (coutumier), instituant une succession de ce genre; car le
344 H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (228)

droit en question résulte bien plutôt pour l'Etat de la règle


qui reconnaît à tout Etat le droit de défendre, à l'égard des
autres Etats, les intérêts de ses ressortissants.
En ce qui concerne d'autre part les droits qui découlent
pour un Etat — non pas indirectement, comme dans les cas
que nous venons de voir, de l'ordre juridique d'un autre Etat
et par l'intermédiaire du droit international — mais directe-
ment, de son propre ordre juridique, tels que, par exemple,
des droits réels sur des immeubles situés dans le territoire qui
change d'appartenance, ou des droits obligationnels, qu'ils
soient d'ordre public ou d'ordre privé, il y a lieu de distinguer
deux cas : 1° Si l'Etat qui était auparavant sujet de ces droits
disparaît au moment de la modification territoriale, il ne
saurait être question de succession au point de vue du droit
international. Une réglementation internationale, en ce qui
concerne le passage de ces droits à un autre Etat, n'aurait
d'autre effet que d'obliger, en vertu du droit international,
le prédécesseur à reconnaître le changement juridique sur-
venu et à renoncer à réclamer, en vertu du droit internatio-
nal, un dédommagement si, à la suite de la modification ter-
ritoriale, le successeur s'érigeait, en vertu de son propre
ordre juridique, sujet de droits appartenant au prédéces-
seur. Même la disposition purement négative, selon laquelle
le droit international n'accorde pas en pareil cas, au prédé-
cesseur, de droit à un dédommagement, serait ici dépourvue
de sens, puisque le prédécesseur a cessé d'exister; 2° Si le
prédécesseur continue à exister, un changement éventuel du
sujet de ces droits n'est pas un phénomène relevant du droit
international. Ce n'est qu'en vertu de son propre ordre juri-
dique que le successeur à la souveraineté d'un territoire
peut devenir sujet des droits du prédécesseur, et l'acquisi-
tion de ces droits par le successeur peut se faire en accord,
mais aussi en désaccord avec l'ordre juridique du prédéces-
seur. Le droit international ne peut intervenir ici que pour
autant qu'il reconnaît au prédécesseur, dans certains cas
d'acquisition autonome de droits par le successeur, un droit
à un dédommagement et que, dans d'autres cas, il ne lui re-
connaît pas ce droit. Mais ce n'est pas ici une succession
(229) SUCCESSION D'ETATS 345
internationale, c'est la naissance ou l'absence de naissance
d'une obligation internationale de dédommagement, laquelle
n'existait pas avant la modification territoriale.
Certains auteurs sont d'avis qu'il n'existe, en général, pas
de règle de droit international établissant une succession
aux droits et obligations de l'Etat qui n'ont pas directement
un caractère international. D'autres auteurs aboutissent à
des conclusions différentes et croient pouvoir admettre, dans
une mesure assez large, une succession de ce genre. Ces der-
niers se fondent, à vrai dire, moins sur le droit positif que
sur des considérations de justice et d'équité, faisant valoir
ainsi qu'un Etat qui acquiert le territoire d'un autre Etat
est tenu, ne fût-ce qu'en raison de l'enrichissement qui en
résulte pour lui, de reprendre à son compte une certaine
partie des obligations patrimoniales, et en particulier des
dettes publiques de l'autre Etat, ou encore que les droits et
obligations s'attachent, non à la personne de l'Etat, qui est
une fiction, mais aux éléments réels, qui sont le peuple et le
territoire, et qu'ils passent par suite avec ceux-ci à un autre
Etat, en cas de modification territoriale — telles sont, avec
d'autres du même genre, les argumentations auxquelles ces
auteurs recourent. Elles peuvent présenter un certain inté-
rêt en ce qui concerne la meilleure forme qu'il conviendrait
de donner au droit international, et elles expriment assez
bien sans doute, de ce point de vue, certaines des tendances
qui sont à la base du processus par lequel se constitue gra-
duellement la coutume internationale. Mais elles ne prouvent
rien en ce qui concerne l'existence actuelle d'un tel droit. Il
y a lieu d'observer toutefois qu'il est très malaisé, dans la
théorie du droit international, de marquer la limite entre
ce qui n'est encore qu'en voie de devenir une règle du droit
des gens et une norme déjà effective de la coutume interna-
tionale.
D'après une conception assez répandue, mais qui n'est pas
toujours admise, au cas où le domaine de validité d'un Etat
déjà existant s'étend au territoire entier d'un autre Etat, les
dettes publiques (Finanz-Schindeln) du prédécesseur passent
au successeur. On ne saurait toutefois, du point de vue du droit
346 SUCCESSION D'ÉTATS (230)

international, affirmer l'existence d'une règle aussi générale.


On peut tout au plus admettre, ainsi que nous l'avons montré
plus haut, une succession à l'obligation, que l'Etat disparu
avait envers des Etats tiers, de payer ceux de leurs ressortis-
sants qui étaient ses créanciers en raison des dettes publiques
contractées par lui. On admet, par ailleurs, que la même situa-
tion juridique se présente, en ce qui concerne les dettes
publiques, lorsque plusieurs Etats fusionnent pour consti-
tuer un Etat nouveau. Cela aussi, du reste, est contesté par
ceux qui n'admettent ici qu'un simple devoir d'équité, pour
l'Etat nouveau, de reprendre les dettes publiques de son
prédécesseur dans le territoire. Quand une partie seulement
du territoire d'un Etat est acquise par un autre Etat, ou en
cas de morcellement ou de démembrement d'un Etat, on n'ad-
met pas en général qu'il y ait une règle de droit internatio-
nal en vertu de laquelle le successeur succéderait aux dettes
publiques du prédécesseur. La formation d'une règle coutu-
mière de ce genre se heurterait du reste à certaines diffi-
cultés. Seule est à considérer, nous l'avons vu, du point de
vue du droit international, l'obligation incombant au suc-
cesseur à l'égard d'Etats tiers de payer ceux de leurs ressor-
tissants qui sont ses créanciers. Si le successeur n'est tenu
de succéder qu'à une partie des dettes financières du prédé-
cesseur, c'est seulement un paiement partiel qu'un Etat tiers
pourrait exiger, pour ceux des créanciers qui sont ses ressor-
tissants, de la part du successeur. Quant à savoir sur quelle
base le partage devrait se faire en ce cas, si c'est d'après
l'étendue du territoire acquis, d'après le nombre des habi-
tants qu'il possède, ou d'après leur capacité de contribua-
bles, c'est là un point sur lequel aucune coutume interna-
tionale ne s'est constituée. La façon dont des traités parti-
culiers ont pu régler cette question dans les cas de modifi-
cation territoriale que nous avons indiqués n'entre pas ici
en ligne de compte, puisque c'est uniquement la succession
juridique qui découle directement du droit international
général qui nous occupe. La pratique constante des traités
pourrait bien créer à la longue une règle coutumière du droit
¡les gens, mais une telle pratique constante n'existe pas en
l'espèce.
(2ji) SUCCESSION D'ÉTATS 347

Certains auteurs soutiennent encore qu'en vertu du droit


international, les dettes dites « dettes hypothéquées »,
c'est-à-dire les dettes qui ont été contractées dans l'intérêt
d'une partie déterminée du territoire de l'Etat, suivent le
sort de ce territoire. S'il est possible de localiser ainsi, par
rapport à un territoire nettement déterminé, le but d'un
emprunt, par exemple la construction d'un canal, et si ce
territoire passe à un autre Etat, ce dernier aura, envers des
Etats tiers, l'obligation internationale de payer, conformé-
ment aux dispositions du contrat d'emprunt, les créanciers
qui sont ressortissants de ces Etats tiers. Certains auteurs
affirment également que les dettes dites administratives se
transmettent de la même manière : ce sont des dettes résul-
tant d'un rapport juridique spécial avec l'Etat, telles que les
pensions, les dommages-intérêts, les subventions ou les det-
tes qui ont été contractées par des administrations détermi-
nées en vue d'un but déterminé. Il s'agit, en l'espèce, de
dettes dont le sujet, selon la conception traditionnelle, n'est
pas le fisc dans son ensemble (« Totalfiskus »), mais un fisc
particulier, ce qu'on appelle une « statio fisci specialis ».
L'Etat successeur est lié envers le créancier, pour autant
que la dette en question se rapporte particulièrement au
territoire devenu territoire du successeur. Ici encore il s'agit
essentiellement de dettes contractées dans l'intérêt d'un ter-
ritoire déterminé. Une succession internationale ne peut
intervenir, dans ce cas aussi, qu'à l'égard d'Etats tiers. On
discute beaucoup quant à la situation juridique des dettes
dites « dettes hypothécaires », c'est-à-dire pour la garantie
desquelles certains immeubles, droits de douane, monopoles,
ou le rendement de certains impôts ont été « donnés en
gage ». Le fait que l'Etat acquérant le territoire sur lequel se
trouvent les immeubles donnés en gage succède, ainsi que
l'affirment divers auteurs, à la dette et à la garantie réelle
est très compréhensible, vu que la localisation de la dette
est ici aisée à établir. Il est par contre plus risqué de poser
en règle qu'une succession se produise également dans le
cas où certains monopoles, ou le rendement de certains im-
pôts ou droits de douane, ont été donnés en gage; car, dans
.M« H. KELSEN. — DROIT INTERNATIONAL PUBLIC (232)
ces derniers cas, il est presque impossible de localiser la
dette par rapport à un territoire déterminé.
Quelle que soit la dette, il faut observer que les règles du
droit international général qui en régissent la succession
n'imposent point à l'Etat successeur l'obligation de payer
des créanciers qui sont, ou sont devenus, ses ressortissants,
ou qui sont demeurés des ressortissants de l'Etat prédéces-
seur. Il n'est du reste pas possible d'affirmer qu'en ce qui
concerne les créanciers qui sont ressortissants d'Etats tiers,
l'Etat successeur ait en toutes circonstances l'obligation
internationale, envers ces Etats tiers, de payer ceux de leurs
ressortissants qui sont créanciers en raison de dettes con-
tractées par le prédécesseur. L'existence d'une telle obliga-
tion dépend essentiellement de l'étendue qu'on attribue à
l'obligation internationale d'un Etat envers des ressortis-
sants étrangers. Si l'on estime qu'en ce qui concerne ses res-
sortissants un Etat peut simplement demander, en vertu du
droit international, à un autre Etat, de ne pas les traiter plus
mal que ses propres ressortissants, sans rien de plus, alors un
Etat qui pour une raison ou pour une autre, par exemple parce
qu'il aurait supprimé la propriété privée, ne reconnaîtrait
plus ses dettes envers ses propres ressortissants, n'aura non
plus l'obligation internationale envers un Etat tiers de payer
aux ressortissants de cet Etat les créances nées, par exemple,
d'un emprunt. Dès lors, une succession juridique aux dettes
dépend, en droit international, de la question de savoir si le
successeur reconnaît ou reprend à son compte les dettes con-
tractées par le prédécesseur envers ceux des créanciers qui
sont ressortissants du successeur, ou qui le sont devenus à la
suite de la modification territoriale. Ce n'est que si l'on admet
l'existence d'une règle du droit international général en vertu
de laquelle chaque Etat aurait l'obligation de respecter, en
toutes circonstances, et sans égard à la manière dont il traite
sur le même point ses propres ressortissants, la propriété et
les droits privés acquis par des ressortissants étrangers sur
la base de l'ordre juridique interne de l'Etat, en sorte qu'il
puisse être obligé, dans certaines circonstances, en vertu du
droit international, de traiter les ressortissants étrangers
(«33) SUCCESSION D'ÉTATS 349
mieux que les siens propres, ce n'est que dans ce cas qu'il
serait possible d'affirmer qu'un Etat succède, en droit interna-
tional, aux dettes de son prédécesseur, sans égard à la ques-
tion de savoir s'il reconnaît ces dettes en ce qui concerne ceux
des créanciers qui sont ses propres ressortissants ou qui le
sont devenus à la suite de la modification territoriale.
Pour ce qui est de la succession aux droits d'un Etat dont
le territoire est devenu, entièrement ou en partie, territoire
d'un autre Etat, de nombreux auteurs affirment l'existence
d'une règle de droit international selon laquelle il y aurait
succession, sans exception, à tous les droits du prédécesseur
qui se rapportent à ce qu'on appelle le « domaine public ».
On entend par là aussi bien les choses rentrant dans la pro-
priété publique de l'Etat et qui sont destinées à l'usage public,
que ce patrimoine administratif qui se compose de toutes
les choses nécessaires à l'exercice des fonctions administra-
tives de l'Etat, telles que les casernes, les forteresses, les
écoles et les hôpitaux publics, les prisons et autres bâtiments
administratifs, etc. Mais en admettant même que le succes-
seur devienne effectivement, dans tous les cas sans excep-
tion, sujet des droits portant sur les choses du domaine pu-
blic qui sont situées dans le territoire qu'il a acquis, rien ne
permettrait d'affirmer l'existence, en ce cas, d'une règle de
droit international instituant une succession. L'Etat succes-
seur ne devient sujet de ces droits qu'en vertu, exclusivement,
de son ordre juridique interne. On ne saurait même pas
affirmer que le droit international l'autorise à s'ériger de la
sorte, sujet des droits en question; car il n'existe pas, d'autre
part, de règle de droit international qui, en cas de modifica-
tion territoriale, retire ces droits au prédécesseur, et qui
puisse donc empêcher qu'en vertu de son ordre juridique in-
terne le prédécesseur conserve ces droits, au cas où il continue
à exister après la modification territoriale. Tout ce qu'on
pourrait affirmer du point de vue du droit international, c'est
qu'au cas où le successeur s'érige sujet des droits portant sur
les choses du domaine public qui sont situées dans le terri-
toire acquis par lui, le prédécesseur ne pourrait réclamer, en
vertu du droit international, aucun dédommagement. Il ne
saurait donc être question ici d'une succession internationale.
o
TABLE DES MATIERES

PREFACE „.... 121


CHAPITRE PREMIER. — La validité du droit international 124
CHAPITRE II. — Le domaine de validité du droit international 138
§ 1. — Le domaine de validité territorial et temporel du droit inter-
national 140
§ 2. — Le domaine de validité personnel du droit international 141
A. — Les sujets du droit international.
B. — Droit international général et particulier.
§ 3 . — Le domaine de validité matériel du droit international 178
CHAPITRE III. — La détermination par le droit international du do-
maine de validité des différents ordres juridiques étatiques 182
§ 1. — Généralités 182
§ 2. — La détermination du domaine de validité territorial de
l'ordre juridique étatique 192
A. — Le principe général.
B. — Le territoire de l'Etat.
C. — Les exceptions au principe de la limitation du domaine
de validité territorial du droit étatique.
D. — La haute mer (théorie de la liberté des mers).
E. — La mer territoriale.
§ 3. — La détermination du domaine de validité personnel de l'or-
dre juridique étatique par le droit international (Le peuple) 234
A. — Le principe et les exceptions (territorialité).
B. — La nationalité.
C. — La condition des étrangers.
§ 4. — La détermination du domaine de validité temporel de l'or-
dre juridique étatique par le droit international (Naissance et fin
de l'Etat) 20
A. — La naissance de l'Etat (Le début de la validité de l'ordre
juridique interne).
B. — La reconnaissance de l'Etat.
C. — La fin de l'Etat (La fin de la validité des ordres étatiques).
§ 3 . — La détermination du domaine de validité matériel de l'or-
dre juridique étatique par le droit international 298
APPENDICE. — La compétence exclusive selon l'article 18 § 8 du Pacte
de la Société des Nations 304
CHAPITRE IV. — La succession des Etats 312

Vous aimerez peut-être aussi