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Approche dialectique du droit et développement

Parler de dialectique dans une réunion internationale de droit comparé peut surprendre,
car dans des échanges dont l’objet est de confronter des droits positifs, les travaux de doctrine
paraissent un peu déplacés. En effet, notre réunion a d’abord pour objet de réaliser des
approches comparatistes, d’abord fondées sur l’exposé de contenus. Pourtant, le thème du
droit du développement me conduit à ressortir de vieilles problématiques, non pour porter des
solutions mais pour poser de nouvelles questions.
J’ai eu en effet la chance de travailler dans un laboratoire de droit spécialisé dans le
« droit comparé des pays africains francophone » qui m’a offert un immense champ
d’observation des transformations du droit dans les pays en développement en Afrique en
particulier ; dans le processus de mondialisation, une réflexion dialectique parait aujourd’hui
fructueuse. Par ailleurs, à tout pêcheur miséricorde : j’ai également travaillé pour la
communauté internationale dans des programmes de « mise à niveau juridique » de certains
pays, une expérience qui m’a sensibilisé au problème de la production de la règle de droit
dans certaines sociétés. Ces deux occasions m’ont permis de renforcer mes convictions et mes
idées sur l’utilité des analyses dialectiques du droit.
Les recherches en droit comparé nous invitent en effet à des réflexions ontologiques :
durant de nombreuses années, la doctrine s’est intéressée aux « systèmes de droit 1» comme
élément déterminant du droit comparé. Cet effort de doctrine a été particulièrement intense en
Europe durant un demi-siècle, mais il s’est peu à peu effacé avec l’intervention du droit de
l’Union Européenne et avec la mondialisation. La dialectique n’est pas non plus une approche
nouvelle dans la doctrine juridique, même si elle est parfois implicite, de nombreux auteurs y
font référence, même si désormais la place occupée par les travaux ontologiques s’est réduite.
Dans un premier temps, je vous propose de rappeler comment la dialectique peut
caractériser le mode de production de la règle de droit dans les pays développés : elle peut se
résumer à la contradiction féconde qui oppose l’Etat à la société civile au cours d’une histoire
multiséculaire.
J’essayerai en second lieu de tirer profit de cette approche dialectique pour
comprendre les difficultés que rencontrent les pays en développement dans la construction de
leur état de droit, et ce malgré d’énormes efforts de modernisation et d’accompagnement. Il
semble que la structure dialectique de la production des règles de droit ne correspond en rien
à celle des pays occidentaux. Par contre, un autre type de relation dialectique peut nous
apparaître qui explique certaines formes syncrétiques des droits.

I Les caractères de la production de la règle de droit dans les pays


développés
Pour situer la place de la dialectique dans la science du droit nous pouvons d’abord
schématiser grossièrement les trois champs de la recherche juridique : la forme et le contenu
de la règle de droit sont les champs classiques de la science du droit. La production de la
norme dans son contexte socio-historique constitue le champ de l’analyse dialectique…
Essayons ensuite de décrire très grossièrement la structure dialectique de la production
du droit des pays développés, qui constituent le modèle de référence et d’inspiration du droit
des pays en développement, et se trouve au cœur du comparatisme juridique.

1
René David «Les grands systèmes de droit contemporains» précis Dalloz 1978 et « Traité élémentaire de droit
civil comparé Introduction à la méthode comparative » Dalloz 1950

1
1/ La dialectique et les deux dimensions traditionnelles de la recherche
juridique

1. 1 Sans exposer les fondamentaux de notre discipline, le droit est d’abord un langage,
utilisé dans une société donnée pour formaliser des règles de conduite sociales 2. Le droit
appartient ainsi aux institutions sociales définies par exemple par Emile Durkheim comme
«les croyances et des modes de conduite instituées par la société et qui s’imposent aux
individus »3. Dans cet ensemble complexe, le droit a une place particulière : il est formé d’un
langage spécifique qui représente des situations sociales critiques, mises en scène selon un
scénario juridique avec des algorithmes et des mécanismes de contraintes.
Pour notre collègue Monique Chemiller-Gendreau, le droit « est constitué d’énoncés
dont l’objet est de permettre le fonctionnement social en répartissant les avantages sociaux
personnels ou matériels. Cette répartition se réalise par la formulation d’obligations et de
droits subjectifs4 ». La fonction du droit est donc d’éviter la violence par la parole. Ainsi si le
droit est un ensemble d’énoncés, il n’existe que par sa fonction d’ordre et d’accompagnement
du social. Mais encore faut-il que cette parole par sa forme et son contenu, réalise
effectivement cet accompagnement. Et c’est ici que les conditions de sa production et de son
application dépassent sa forme et son contenu.

1.2. Le premier champ de la recherche s’intéresse donc principalement à la forme du droit.


Désormais, cette démarche positiviste parait le mieux définir l’objet de la recherche
juridique : le droit est la science du langage et de la norme juridiques, formellement reconnus
comme tels par les institutions sociales. Pour caricaturer cette démarche : l’analyse positiviste
consiste dans l’observation du formalisme de la norme et dans la cohérence de son intégration
à un ensemble hiérarchisé. Dans les pays de common law, le travail du juriste peut se définir
comme la maîtrise d’un catalogue de réponses pragmatiques à des problèmes concrets
traversant la société. Bien que cette démarche soit plutôt casuistique, et que la vision romano
germanique soit plutôt cosmogonique, dans les deux cas, et théoriquement tout au moins, la
dimension à la fois technique et formelle du droit domine la démarche positiviste pour
évacuer toute considération politique ou morale ou métaphysique. C’est ce que Hans Kelsen
désigne sous le terme de « norme pure » pour bien souligner qu’il en débarrasse toutes scories
idéologiques5.
Le second champ de la recherche au contraire a pour objet le contenu de la norme
juridique. Quelles sont les obligations, les droits subjectifs, les principes qui sont formulés par
la règle de droit ? Qu’est-ce qui est interdit ou autorisé ? Où, quand, pour qui et comment ?
Quel arbitrage opère le législateur, l’administration, le Parlement ? Que dit le juge et que dit
la loi sur ce problème ou cet objet?... Mais la question du contenu échappe difficilement aux
spéculations morales ou métaphysiques. A partir du moment où le contenu de la règle est
discuté, les jugements de valeurs sont fatalement au rendez-vous. Les questions du bien et du
mal, du juste, du bon et du mauvais, accompagnent l’analyse des contenus. Elles ouvrent de
facto la discussion sur l’adéquation de la règle à des principes éthiques, sur l’analyse des
2
Faute d’avoir une société qui fonctionne avec confiance, le langage de la règle de droit remplace la violence par
la parole ; qui distribue auprès des individus et des groupes les contraintes et les avantages inhérents à la vie
sociale.
3
Cf. Emile Durkheim « Les règles de la méthode sociologique » 1895 éd. PUF 1973. Par institution, Durkheim
désigne toute forme organisée : famille, éducation, justice, administration… accomplissant une fin sociale, une
fonction, que le critère d'utilité vis-à-vis de la société ne définit ni n'explique : «l'organe est indépendant de la
fonction car les causes qui le font être sont indépendantes des fins qu'il sert».
4
Monique Chemillier-Gendreau «Introduction générale au droit» Coll. Droit et sciences humaines Eyrolles
1990
5
Hans Kelsen « Théorie pure du droit » Paris Dalloz 1962, traduit de l’allemand par Charles Paul

2
objectifs et sur l’évaluation des effets de la règle. Elles soulèvent également des problèmes de
légitimité du droit au regard de principes politiques, religieux, moraux...

1.3 C’est cette opposition entre la forme et le contenu de la règle de droit qui alimente
l’opposition entre les positivistes et les jusnaturalistes : les uns refusant d’intégrer dans la
science du droit le débat sur la justice, les autres revendiquant un fond de principes universels.
C’est alors que la règle de droit peut être envisagée à travers son mode de production, ses
effets sociaux et son environnement et c’est ici que sa dimension dialectique intervient.
Certes, on peut toujours dire que la règle de droit est produite par Dieu, par la Raison, par
l’Etat ou par la Nature et qu’elle tire sa légitimité de ces origines extrahumaines… mais les
discussions qui en découlent restent stériles et relèvent du mythe. L’observation historique et
anthropologique du droit est plus fructueuse qui nous montre la relativité et l’évolution des
formes et des contenus du droit, sans jamais en récuser l’intérêt. L’approche dialectique
repose sur l’idée que le droit est le produit des contradictions sociales. Dans cette démarche,
la science juridique intègre dans son champ de recherche les conditions de production de la
norme de droit, au-delà de sa forme et de son contenu6.
C’est ainsi que si le droit du développement est l’objet aujourd’hui de notre réflexion,
et sans nier l’intérêt des analyses de forme et de contenu de ce droit, nous devons nous
interroger sur les conditions de sa production. Nous devons également nous poser la question
des spécificités de la structure dialectique dans laquelle il se forme.

2/ Dans les pays développés la dialectique de la règle de droit se forme autour


de l’Etat
.
2.1 Dans la plupart des pays développés, les règles de droit se distinguent des autres
institutions sociales en ce qu’elles sont formalisées dans des catégories et des concepts
intégrés dans le cadre de l’Etat. Comme l’exprime Max Weber, l’appareil d’Etat a
théoriquement le monopole de la contrainte légitime7, donc le monopole du droit, et il
exprime la perfection organisationnelle sous la forme de la bureaucratie : en réalité,
implicitement ou explicitement, toutes les règles de droit s’intègrent dans le projet étatiste qui
en assure l’effectivité et la légitimité. Ainsi par exemple, dans des pays romano germaniques
tels que la France, la codification « légalise » le contrat en conformité avec l’ordre juridique
étatique… alors pourtant que le contrat est vieux comme l’humanité bien avant que la notion
d’Etat apparaisse ! Hans Kelsen complète l’édification de l’Etat wébérien en lui donnant sa
forme juridique : à la pyramide bureaucratique de l’appareil d’Etat, répond la pyramide des
normes juridiques du célèbre professeur autrichien. Le positivisme est étroitement dépendant
d’une conception administrative et stato-centriste : le droit est la norme légitimée par l’Etat
nation, toutes les autres normes sociales, la famille la religion, la coutume, la tradition n’ont
pas de caractère proprement juridique.

2.2 Historiquement, le positivisme a été salutaire : il a éradiqué la métaphysique de la science


juridique. Mais en se polarisant sur le formalisme, il a également marqué une distance entre le
droit, l’histoire et la sociologie politique, voire même avec l’anthropologie. Il a alors évacué

6
François Féral « Approche dialectique du droit de l’organisation administrative : l’appareil d’Etat face à la
société civile » L’Harmattan Paris 2002
7
Max Weber définit l’appareil d’Etat comme un « groupement de domination,… à caractère politique, c’est à
dire garanti par un appareil coercitif … et à caractère institutionnel lui assurant le monopole de la contrainte
légitime ». Ainsi le droit se définit comme la règle assortie de la contrainte légitime détenue par l’Etat. «Histoire
économique générale» 1923, ed. 1961, New York Collier Books

3
deux questions fondamentales : la légitimité sociopolitique de la norme de droit et son
fondement dans la perspective de son applicabilité.
Or ces deux difficultés sont fondamentales dans la problématique du développement comme
plusieurs exemples l’évoqueront dans la deuxième partie de mon exposé. Il semble que dans
notre société moderne et perfectionnée, la prééminence de l’Etat comme producteur d’ordre
et de discipline, nous empêche de visiter avec lucidité les mécanismes de la construction du
droit comme norme sociale, appliquée et applicable parce qu’elle correspond d’une part aux
représentations de la société et d’autre part au projet commun qui intègre les individus. Par
ailleurs cette norme sociale ne sort pas nécessairement de la tête d’œuf des experts et des
juristes du palais, elle exprime des points d’équilibre dans la société.

3/ Les données de l’approche dialectique : dimension historique et


contradiction féconde entre l’Etat et la société civile
3.1 L’approche dialectique du droit ne se confond pas seulement avec la démarche historique
du droit, elle intègre également la contradiction sociale comme source du concept juridique 8.
Cette dimension historique fait que toute représentation est nécessairement « momentanée »
dans sa forme sa portée et son contenu : c’est la notion à un moment de l’histoire de l’idée, à
l’épreuve de la réalité. Le juge, les pratiques sociales, l’administration, fournissent ce contenu
momentané de la notion. Cela veut dire, entre autres conséquences, que, bien qu’il se prétende
scientifique, le langage juridique a un contenu instable. Si nous utilisons d’ailleurs le terme
« représentation », c’est bien que le droit « met en scène » les rapports sociaux à travers le
langage des droits et des obligations. La démarche dialectique interprète la norme de droit
dans son double environnement historique et géopolitique. En effet, les notions utilisées pour
désigner des situations juridiques et des actes juridiques, ont un caractère « momentané 9»,
c'est-à-dire qu’on ne peut en définir le contenu et la portée qu’à un « moment » de leur
évolution en tant que concept10.
La construction des concepts juridiques peut être comparée à un chantier en perpétuel
mouvement. Si nous engageons une analyse hégélienne des concepts de base du droit, nous
pouvons essayer d’expliquer leur instabilité sémantique. Nous sommes dès lors légitimés à
rapprocher les contradictions de la pensée et des acteurs du changement social, avec
l’instabilité des notions juridiques utilisées11 par le législateur, l’administrateur, le juge et la
doctrine pendant toute la durée de la construction d’un système de droit12. Les définitions
légales peuvent ainsi nous apparaître comme des catégories ni fixes, ni immuables, mais
comme des produits historiques et transitoires. Elles sont donc des abstractions que l’on doit
interpréter à un stade déterminé (à un moment) de l’évolution sociale. La construction

8
Francis Paul Bénoit « Notions et concepts, instruments de la connaissance juridique : les leçons de la
philosophie du droit de Hegel » mélanges Gustave Peiser PUG Grenoble 1995
Monique Chemiller-Gendreau « L'apport de la dialectique à la construction de l'objet juridique» RDP 1993
p.611/639
9
Hegel F. « Principes de la philosophie du droit » Gallimard 1972 coll. idées
10
Francis-Paul Bénoit « Notions et concepts… » Op.cit.
11
Pour Friedrich Hegel, la dialectique est le processus par lequel s’assemblent la raison et la réalité, dans une
contradiction dynamique. Elle permet d’analyser tous les domaines du réel et de la pensée associés d’une
manière absolue. Il montre la dialectique à l'œuvre dans la logique, dans la philosophie de la nature, et dans la
philosophie de l'Esprit ; la règle de droit se déduit elle-même de cette démarche.
12
Cf. Francis-Paul Bénoit « Notions et concept.., p. 23 sq. Op.cit., dans son étude consacrée à la dimension
dialectique des concepts juridiques l’auteur prend l’exemple du concept de décentralisation qui recouvre en fait à
la fois la notion de déconcentration et la notion de « libertés locales ». On voit alors clairement que quand on
parle de décentralisation en 1820, cela ne recouvre pas la même notion qu’en 1884 ou qu’en 1982… il n’est pas
exclu que celle-ci même se distingue déjà de notre représentation socio-juridique en 2007.

4
juridique est donc un « morceau d’histoire » parfois de plusieurs siècles, autour duquel se sont
joués des intérêts et des représentations sociales13.

3.2 En second lieu, dans les pays développés, nous pouvons poser comme principe que la
contradiction entre l’appareil d’Etat et la société civile est le moteur de la production
juridique. Dans son œuvre, Hegel montre que l’idée ne s’oppose pas à la réalité mais s’y
développe. La « contradiction » est au cœur de toute réalité, qu’il s’agisse des sociétés, de la
pensée ou de la nature, elle est le processus fécond qui permet les transformations et
l’évolution perceptions idéales que nous en avons14. Cette contradiction oppose d’une part
l’appareil d’Etat, constitué en Europe à partir du XIV° siècle sur un groupe dominateur
s’accaparant toutes les fonctions d’organisation sociale, et d’autre part la société civile,
constituée de corps intermédiaires, autour de la famille, des corporations, des religions, des
ethnies, des féodalités, des classes sociales… Dans la construction dialectique du droit et de
l’administration, Hegel oppose l’État à la société civile comme moteur de la production
juridique15.
Or, durant tout le 19ième et une grande partie du 20ième siècle, le droit de l’Etat nation
européen a été présenté comme une construction universelle, construite selon un modèle idéal,
conforme à l’organisation bureaucratique et centralisée de l’Etat moderne. Comme nous
l’avons vu plus haut, Weber et Kelsen ont largement contribué à cette conception de l’Etat et
du droit. L’analyse dialectique récuse cette présentation, pour démontrer que, tout au long de
la marche triomphale de l’Etat, les transformations du droit ne sont pas directement le produit
de la Raison : ce sont les résultats d’adaptations pragmatiques à la réalité en négociation
perpétuelle avec des groupes de pression organisés. A l’inverse, la représentation idéalisée
d’un État souverain et bureaucratique est la négation de ces contradictions16. Pourtant, les
transformations incessantes des contenus des notions juridiques démontrent qu’il s’agit d’un
ensemble de structures en « contradiction » avec la société17, et particulièrement avec le
monde économique.

3.3 Ces deux notions ne sont elles-mêmes que des représentations, dont on peut souligner
également le contenu dialectique. De même, bien d’autres contradictions sont observables
dans la société, comme la dialectique marxiste par exemple qui oppose les classes
sociales18… Mais l’Etat nous apparaît comme le phénomène sociopolitique majeur des deux
derniers siècles : comme un appareil dominateur et perfectionné qui prétend s’accaparer
toutes les fonctions d’autorité et d’organisation des sociétés. Mais la société civile oppose ses
intérêts catégoriels et ses aspirations à cette domination parfois en s’y opposant parfois en s’y

13
Pierre Legendre « Trésors historiques de l’Etat en France » Fayard Paris 1992
14
Cf. Friedrich Hegel « Principes de la philosophie du droit » Gallimard 1972 coll. idées La contradiction n'est
pas une opposition statique qui bloque la pensée. Elle est un processus "dialectique" au cours duquel une
alternative s'oppose à elle-même pour ensuite dépasser cette opposition et se transformer en une notion plus
élaborée. Ce processus est celui de la pensée qui ne se développe qu'en s'opposant à elle-même pour surmonter
ses contradictions. Il s’applique aussi à la réalité qui n'est pas figée mais qui se déploie en se niant, et en
dépassant ses formes immédiates.
15
Cf. Friedrich Hegel op.cit., sur l’opposition entre ces deux termes « Principes de… ». Pour des
développements complets reprenant l’ensemble des théories qui mettent en opposition ces deux pôles et qui
explicitent la pensée de Hegel, J. Chevallier et D. Loschak « Science administrative ». p. 183 sq. PUF Paris 1986
16
Sur la tendance des concepts juridiques à construire des prémisses abstraites et dogmatiques, pour évacuer le
contenu concret auquel ils renvoient, cf. M. Miaille « Une introduction critique au droit » Maspero Paris 1982
p. 240. Cf. également sur ces préalables épistémologiques J. Chevallier et D. Loschak op. cit. TI p. 82 sq.
17
Selon l’expression de Marcuse, dans « L’homme unidimensionnel » : « …le monde se contredit ».
18
C’est d’ailleurs la principale critique opposée à Hegel par Marx : ne pas mettre en premier lieu la contradiction
de classe.

5
conformant selon un perpétuel mouvement d’opposition19. Bien d’autres contradictions
existent bien sûr dans les sociétés développées, mais celle-ci parait dominer toutes les autres
dans la production des normes juridiques. Ici apparaissent donc, comme corollaire du droit,
les analyses de sciences politiques autour de l’action publique et des politiques publiques

3.4 J’ai essayé moi-même d’étudier l’évolution des institutions administratives en France
comme illustration d’un processus dialectique : les groupes de pression professionnels comme
phénomène corporatifs, l’analyse de la notion de service public ou de la décentralisation, les
lois d’intervention économiques, m’ont convaincu de cette dualité intrinsèque des institutions
juridiques, et cette contradiction comme une condition de l’efficacité et de la légitimité du
droit20. Dans cette structure dialectique, les lois, les décisions des juges, l’autorité de l’Etat
fonctionnent relativement bien, avec un minimum de consensus et de légitimité. L’adaptation
progressive des règles de droit montre que l’Etat et la société civile construisent ensemble un
espace juridique globalement conforme à son objet, avec une acceptabilité satisfaisante. Nous
allons observer également qu’à l’inverse, les lois imposées en dehors de ce processus
dialectique ont de difficultés d’application et que leur efficacité est laborieuse. Cela
n’empêche pas les contradictions, mais cela les explique : ces dernières semaines, les
manifestations de rue à Rome, à Paris, à Ankara pour s’opposer à une norme étatique
illustrent la discussion sur le contenu des normes de droit.
Mais il semble que l’on puisse observer sur les deux derniers siècles un mouvement de flux et
de reflux dans la dialectique Etat/société. Après plus de deux siècles de conquêtes et
d’accaparements de l’organisation sociale, il apparait que l’Etat est obligé de « laisser la
main » à la société. La reconquête de l’économie par les corporations, la privatisation, les
ONG en serait le signe dans le champ de l’économie. La reconquête du religieux et la
réévaluation des systèmes de laïcité serait le signe d’une reconquête identitaire : je parle donc
de « dérive corporatiste » du couple Etat/société.

II Le droit du développement à la lumière des analyses dialectiques


Depuis la construction idéalisée du droit de l’Etat nation, considéré dans sa rationalité
trompeuse, avons-nous fondamentalement modifié notre point de vue sur les conditions de la
production de la règle de droit ? Pour ma part, je n’en suis pas sûr, lorsque j’observe avec le
phénomène de mondialisation la propagation du droit dans les pays en développement.
Nous pouvons voir en effet que la production des normes juridiques se réalise selon des
processus d’exportation niant la complexité de la règle de droit, non seulement dans son
processus d’élaboration mais également dans sa dimension de légitimité. Il en résulte une
inefficacité de la règle de droit et l’occultation de phénomènes complexes qui témoignent au
contraire de la réalité universelle de la dialectique. Celle-ci s’illustre dans des opérations de
droit syncrétiques dont je donnerai quelques exemples.

19
Cf. la définition de la société civile donnée par Hegel op.cit. «…des personnes privées qui ont pour but leur
intérêt propre… cette société contient les trois éléments suivants : la médiation du besoin par le travail ; la
défense de la propriété ; enfin l’administration et la corporation comme défense des intérêts
particuliers » « Principes de… »,
20
François Féral op.cit. « Approche dialectique… » avec de très nombreux exemples sur le droit de
l’administration analysé sur deux siècles d’histoire administrative.

6
1/ Des conditions de production du droit profondément différentes des
pays développés
1.1 Des liens dialectiques différents entre l’Etat et la société
Dans les pays en développement, les liens dialectiques entre l’Etat et la société civile ne sont
pas le moteur de la production juridique, c’est en particulier ce que nous avons eu l’occasion
d’étudier à différentes occasion dans les Etats africains, soit dans le cadre universitaire soit
dans le cadre de l’expertise internationale. Dans notre analyse, trois éléments retiennent
l’attention :
C’est tout d’abord un appareil d’Etat très faible, disposant de capacités de contrôle social très
marginales, d’une technostructure et d’une administration impuissantes. Dans ces conditions
un des éléments de la dialectique occidentale fait défaut : l’Etat n’est pas en mesure de
proposer avec crédibilité un projet social alternatif à la tradition. Il n’est pas en mesure de
redistribuer, de garantir, de faire régner l’ordre ou de protéger ; il n’est souvent capable que
de violence, de népotisme, de corruption21.
On ne peut donc parler « d’appareil d’Etat » tant l’administration est impuissante, inorganisée
et incapable d’appliquer les normes juridiques dont elle est chargée de mettre en œuvre les
mesures. Par contre les personnes intégrées dans l’administration utilisent la symbolique
étatique pour assurer leurs revenus et renforcer leur position dans la société : c’est le
phénomène dit de « politique du ventre », par lequel l’administration publique s’intègre dans
les luttes interethniques22.
Le second élément est une société civile inorganisée dans la sphère de la modernité.
Ceci veut dire que les groupes sociaux n’entretiennent pas avec l’Etat cette relation
contradictoire féconde que nous avons décrite un peu plus haut. Si notre observation va plus
loin, nous pouvons même dire qu’il n’y a pas réellement de demande sociale de régulation,
mais une sorte d’indifférence au processus d’accaparement de la société par l’administration.
La règle de droit sera donc ignorée, contournée ou « africanisée ». Cette observation doit être
rapprochée de la fonction de la règle de droit telle que nous l’avons définie : le droit par ses
énoncés doit formuler des droits et des obligations pour réaliser un ordre social, or ces règles
formelles n’ont pas cette fonction.
Un processus de droit exporté niant la complexité du processus juridique et le rôle central de
la société nationale est le troisième élément qui nous apparaît. On ne peut dissimuler le poids
d’un « Léviathan supranational » dans le processus de construction des institutions et des
règles de droit23.

1.2 La globalisation favorise la transposition juridique passive


La mondialisation peut être définie comme la levée générale et progressive des frontières
nationales, intervenue lors du dernier quart du vingtième siècle. Un mouvement qui réalise
l’organisation progressive d’un monde sans barrières étatiques. La mondialisation remet ainsi
en cause la place et le rôle des Etats souverains dans l’organisation du monde, avec cette
double conséquence d’offrir à certains plus d’opportunités et à d’autres moins de protection.
C’est donc un puissant facteur de changement et de crises, et c’est dans ce contexte particulier
que se développent aujourd’hui un vaste mouvement d’uniformisation juridique qui affecte
plus particulièrement les pays en développement.

21
Conac G. « Les institutions administratives des Etats francophones d’Afrique » Economica « La vie du droit »
Paris 1979, et plus récemment « Les grands services publics des Etats francophones d’Afrique noire »
Economica 1985
22
Timsit G. « Administration publique des pays en développement et environnement socio culturel » R.F.A.P n°
7 juillet 1978
23
Badié B. « L’Etat importé, l’occidentalisation de l’ordre politique » Paris Fayard 1992

7
Ces changements, aux premiers desquels figure la généralisation de l’informatique et
d’Internet, ont amené une intensification massive des relations internationales :
- l’augmentation des flux migratoires des personnes,
- l’augmentation des flux de marchandises
- l’augmentation des flux d’information et de documentation;
- l’augmentation des flux financiers et de capitaux …
Ces phénomènes amènent des difficultés pour maintenir l’ordre public et la sécurité au
niveau des Etats24. L’augmentation des risques sanitaires, l’internationalisation du terrorisme,
la mondialisation du marché de la drogue échappent aux droits et aux contrôles nationaux. De
même, sur le plan de l’environnement, toutes les nations du monde subissent solidairement les
effets désastreux des pollutions, atteintes au climat et aux risques industriels.
La mondialisation amène ainsi la standardisation du langage et des relations juridiques à
travers la domination du marché comme mode de régulation des relations internationale25.
Elle favorise la domination du modèle juridique occidental, comme the American way of life.
Des pans entiers des relations humaines obéissent donc de plus en plus à des représentations
standardisées qui se véhiculent avec des langages convenus. Pour participer aux mécanismes
de la mondialisation, les relations juridiques doivent être harmonisées et donc participer à des
principes et à des concepts communs.
La mondialisation génère donc un changement considérable dans la conception même de
la règle de droit et dans son élaboration. Les transformations induites génèrent des troubles,
des risques et de nouvelles formes de relations socioéconomiques qui demandent la mise en
place de très nombreuses réformes juridiques. Pour les pays en développement on peut parler
« d’intégration juridique formelle ».

2 Une aggravation du phénomène de droit importé

2.1 En fait, la demande de règle de droit ne provient pas des Etats eux-mêmes, elle émane des
instances internationales qui exercent sur les Etats en développement des pressions pour que
ces derniers se dotent de législation « adaptées». Cette conception de la règle est dans son
principe assez étrange : elle présuppose qu’il existe en soi des règles universellement bonnes
dont il suffit d’adopter le contenu pour obtenir un progrès. Dans les faits, l’assistance
technique institutionnelle ou formée à partir des programmes de développement occupe la
scène législative et règlementaire. Les experts occidentaux fournissent les textes, les rapports,
les conseils, ils occupent l’essentiel des initiatives règlementaires et l’agenda des gouvernants
des pays en développement26. Voilà une différence fondamentale avec le processus de
production du droit en occident : la règle de droit ne se construit pas dans la contradiction
sociale interne, elle est importée par un procédé de mimétisme juridique.
Les vingt dernières années ont ainsi été l’occasion d’exporter avec une inspiration
unilatérale un énorme corpus de règles juridiques sous l’impulsion des instances
internationales : ce sont autant de polices administratives nécessaires à l’établissement d’une
réglementation technique permettant en particulier d’accéder aux échanges internationaux et

24
Elle a souvent permis de démocratiser l’accès à de nombreuses consommations de biens et de services, ce que
les systèmes nationaux n’avaient pas su ou pas pu faire précédemment. Mais, comme toute grande page de
l’histoire, la globalisation n’a pas que des avantages : elle s’est également illustrée par une domination de la loi
du marché et la concentration économique sur toutes autres considérations humanistes.
25
Sur le phénomène de domination des principes du commerce sur le droit international, Cf. Rosiak P. « Les
transformations du droit économique international » L’Harmattan « logiques juridiques » Paris 2003
26
En Afrique subsaharienne, on utilise le terme de « marabouts blancs » pour désigner ces experts, lorsqu’ils
occupent une place élevée auprès du gouvernement

8
de participer à la mondialisation. Mais c’est également des règles de « gouvernance »
destinées à améliorer la vie démocratique des Etats, ou le fonctionnement de leur marché.
Lorsque les pays du Sud participent à des conférences internationales, ils adhèrent à des
cadres d’action par lesquels ils intègrent des instances de régulation qui les soumettent de
facto à un ensemble de règles de fonctionnement et les engagent dans des politiques publiques
internationales communes. Dans la plupart des cas, ces adhésions sont accompagnées de
financement de programmes de « mise à niveau juridique », de « modernisation de
législation ». En réalité, l’assistance technique transpose sans réelle adaptation les législations
et les règles des pays développés, qui sont ensuite formalisées par les instances des PVD.
Ainsi, dans le domaine sanitaire, de l’environnement, de la santé, des transports, de
l’industrie, du commerce, de l’organisation du travail, de l’organisation administrative, de
l’organisation politique… d’énormes flux de textes juridiques se déversent sur l’Afrique,
l’Asie et l’Amérique du Sud, dans un immense ballet de transposition juridique. Il en est de
même avec les pays candidats à l’adhésion à l’Union Européenne : les programmes PHARE
ont inondé de textes juridiques les pays candidats à l’intégration, le plus souvent sous forme
de simple traduction « copiée/collée » des directives européennes ou de textes de certains
pays fondateurs27.

2.2 Ce phénomène n’est pas nouveau : dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les
juristes de l’Institut de sciences politiques de Bordeaux avaient mis en évidence le phénomène
d’Etat importé, fondé sur un mimétisme juridique des anciens pays colonisés par la France :
même constitution, même organisation administrative… mais également mêmes textes
techniques (sanitaire et pêche par exemple pour ce que j’ai particulièrement étudiés) même
droit commercial ou même droit de la famille28. Ce phénomène de placage n’a fait que
s’amplifier avec la mondialisation, ce droit modernisé a inondé tous les pays en
développement, importé dans les valises du Fond Monétaire, de la Banque Mondiale et de
l’Union Européenne.
On dira bien sûr que ce droit est « technique » et qu’en réalité il n’y a pas plusieurs
manières de réglementer les abattoirs, les pêches maritimes, ou les aires marines protégées.
C’est de toute façon un droit d’experts étranger, proposé et formulé par des experts : un
phénomène technocratique en définitive très préoccupant. Car c’est ici justement qu’intervient
la réflexion dialectique : dans tout processus de norme ou de loi nous avons en occident un
phénomène

3/ Quelques exemples de la dimension dialectique spécifique du droit


dans les pays en développement
3.1 Le droit de la famille et de l’organisation juridictionnelle
Les exemples fourmillent évidemment des bizarreries générées par la structure dialectique de
la production juridique des pays en développement. L’adoption en droit tunisien29 est le
premier exemple tiré du droit de la famille, qui démontre à la fois le phénomène d’importation
et de recomposition avec des effets totalement inattendus. Au lendemain de l’indépendance de
la Tunisie, en 1958, le président Bourguiba fit adopter un code de la famille très largement
inspiré de la colonisation, en transposant les principes du code civil français et ceux du droit

27
J’utilise le mot « transposition » alors que les principes de l’Union sont « l’harmonisation » des législations
voire la reconnaissance mutuelle des textes.
28
Pour une analyse de ce phénomène et la reprise des travaux des bordelais à propos du droit public en Afrique
francophone, Cf. Florence Galletti « Les transformations de l’Etat et du droit public en Afrique francophone »
Bruyland/CERTAP Bruxelles 2004
29
Blanc F.P, Lourdes A. « L’adoption en droit tunisien » CERJEMAF PUP 2003

9
de la famille italien, lui-même fortement marqué de morale catholique. Dans ce nouveau
code, l’adoption plénière est inscrite comme un droit des parents et des enfants et toute une
procédure à la fois familiale et patrimoniale est prévue. Or à 90%, la population de la Tunisie
est musulmane et l’adoption est interdite en Islam30. Bourguiba ne tint alors aucun compte des
principes de la famille musulmane, et on pouvait considérer que l’adoption ouverte alors aux
musulmans était un « progrès ». A l’inverse en cas de résistance on pouvait craindre que
l’introduction de l’adoption ne soit possible que pour les non musulmans, juifs et chrétiens
pour lesquels cette interdiction n’existe pas. Les tribunaux tunisiens inversèrent totalement ce
principe pour n’autoriser en définitive l’adoption qu’aux seuls musulmans ! La raison
invoquée est qu’en Islam, un relaps est frappé de peine de mort : l’adoption par un juif ou un
chrétien d’un enfant probablement conçu par un musulman lui faisait commettre un péché
contre Dieu. Au contraire la conversion étant libre chez les chrétiens, rien ne s’oppose à ce
qu’un enfant conçu par un chrétien devienne musulman. Ainsi en définitive, le prosélytisme
musulman apparaît-il à travers cette disposition anodine du code de la famille.
Dans le même registre de syncrétisme « droit moderne/Islam/ tradition », le système judiciaire
mauritanien officiel, présente toutes les caractéristiques d’un droit conforme aux standards
occidentaux, dans le cadre d’une codification réalisée par des experts de l’assistance
technique et en particulier de la France. Or ce sont les Uléma qui sont juges dans le domaine
du droit de la famille ; encore n’est-ce principalement que pour la population Maure et selon
un droit musulman malékite très particulier31. Les populations noires ont principalement pour
juge le Chef de Village ou le Marabout, qui juge selon la tradition et non directement selon le
droit musulman.

3.2 L’importation des textes techniques


Le second exemple est tiré des pouvoirs de police administrative spéciale de l’administration
d’Etat, pouvoirs qui se sont particulièrement renforcés dans le cadre de la mondialisation.
L’exemple des normes sanitaires dans le domaine de l’alimentation est très significatif. Sous
l’impulsion de la FAO, de l’Union Européenne, de la Banque mondiale ou de l’OMS dans le
cadre du Codex Alimentarius, la législation sanitaire dans le PVD fait l’objet de très
nombreux programmes de législation et de réglementation. Le premier objectif est de produire
des denrées alimentaires susceptibles d’accéder au marché international. La mise ne place de
cette législation est souvent exigée par les bailleurs de fonds pour accompagner des
investissements ou des aides en infrastructures. Il existe ainsi un énorme corpus de règles
techniques adopté par les gouvernements ou les Parlements des pays en développement. Des
correspondants du Codex sont identifiés dans tous les pays membres de la FAO, et les
administrations techniques existent théoriquement pour faire appliquer ces textes.
Or il n’est qu’à déambuler dans les rues ou entrer dans un marché africain pour comprendre
que ces normes ne sont pas appliquées, ne l’ont jamais été et ont bien des chances de ne l’être
jamais. Une enquête sur la loi de répression des fraudes adoptée au Sénégal en 1964, avait
permis de constater que plus de 35 ans après sa publication, elle n’avait jamais été appliquée :
aucune décision de justice n’a jamais été prise, aucun procès-verbal n’a jamais été établi. Cela
n’empêche pas qu’elle soit référencée sans cesse dans les innombrables rapports relatifs à

30
Cette interdiction n’est pas dans le Coran mais elle est établie à partir de la vie du prophète et de son mariage
avec la femme répudiée de son fils adoptif. Le principe invoqué est que la famille est créée par Dieu, qui
« donne » les enfants aux parents, et que la volonté des hommes ne peut en modifier la composition et les
équilibres.
31
La dévolution des biens immobilier est matrilinéaire vers les filles uniquement, principe totalement inverse de
ce qui est prévu par le Coran. Des motifs d’annulation des mariages sur la base d’une appartenance lignagère non
« maure » figure également dans le droit mauritanien des Uléma ici encore ce droit n’est pas d’origine
musulmane. Même observation aux Comores où la dévolution des biens est également réservée aux filles.

10
l’hygiène alimentaire32. Ces dispositions légales permettent surtout aux agents des
administrations d’Etat de faire pression sur les marchandes de rue et les professionnels pour
financer leurs salaires. La loi importée alimente ainsi les mécanismes de la corruption et du
chantage.
Bien d’autres domaines de polices spéciales sont dans la même situation : police des pêches
maritimes, police de l’environnement, police du travail, police des ports et des aéroports,
protection de l’enfance, urbanisme, impôts, police des transports… Une foison de textes non
appliqués… alors même que de nombreuses interdictions fonctionnent sans véritables bases
juridiques : le respect des règles du ramadan dans les pays à majorité musulmane, la
prohibition croissante de l’alcool, les tabous alimentaires ou vestimentaires, la protection de
zones forestières ou maritimes « sacrées », les règles locales de dévolution des terres… Ces
sociétés ne sont donc en rien « anarchiques » mais leur dialectique juridique est d’une autre
nature.

3.3 Le troisième exemple se trouve dans le domaine institutionnel ; il s’agit de la


décentralisation, comme procédure de modernisation administrative. Depuis le début des
années quatre-vingt de nombreuses législations africaines ont engagé un processus national de
décentralisation sous l’impulsion des ajustements structurels et par mimétisme vis-à-vis des
anciennes puissances coloniales. Ainsi dans de nombreux pays les lois françaises de
décentralisation ont été transposées, souvent mot à mot, comme contribution au
développement. La plupart des observateurs reconnaissent aujourd’hui l’échec de ces
réformes, restées très formelles, inapplicables et inappliquées, faute de moyens, faute de
culture administrative, faute de cadres administratifs. L’absence d’une déconcentration
d’accompagnement est également dénoncée comme responsable de cette situation de crise.
Est-ce à dire pour autant que l’exercice des pouvoirs locaux est impossible, inadapté aux
réalités africaines ? Plusieurs exemples démontrent au contraire la vitalité du pouvoir local
dans les pays sous-développés. Le premier cas est l’observation de la vitalité des villages
africain ou d’Asie du Sud Est. Les conseils de villages (souvent expression de la
gérontocratie) et les chefs de village, désignés par consensus par les chefs de famille
traditionnels, assurent une action locale considérable allant bien au-delà de la décentralisation
formelle. L’attribution des terres, considérées comme biens collectifs, la répartition des
richesses, la police des opérations de pêche ou de cueillette, la responsabilité de l’ordre et la
propreté dans le village, le traitement des litiges de voisinage, une partie fondamentale du
droit de la famille (mariage, succession, dévolution des biens…), l’entretien des
infrastructures minimales, etc. sont les champs de l’autorité et du droit villageois 33. Or
juridiquement, le village n’existe pratiquement nulle part en tant que entité administrative
décentralisée dans les pays que nous avons étudiés34.
Le fonctionnement de la ville de Touba au Sénégal illustre également une dérive où la
décentralisation s’exprime comme une véritable féodalité35. Cette ville africaine de pèlerinage

32
Cf. « La législation et la réglementation du commerce international de l’alimentation » Atelier sur la sécurité
sanitaire des aliments en Afrique : Banque Mondiale/Centre d’Investissement de la F.A.O. Dakar 24-26 janvier
2000
33
Cf. Etude sur les villages de l’archipel des Bijagos pour assurer la gestion des territoires, s’imposer aux
incursions des pêcheurs forains et même les faire déguerpir, alors que la présence de l’Etat a pratiquement
disparu de l’archipel. « « Les aires marines protégées d’Afrique de l’Ouest : Gouvernance et politique
publique » Editeurs scientifiques : J.Y. Weigel, F. Féral, B. Cazalet PUP IRD/CERTAP Perpignan 2007
34
Nous avons pu observer cette forte vitalité en Côte d’Ivoire, au Sénégal, en Guinée Conakry ou Bissau, au
Bénin, au Burkina, au Congo, au Tchad … Dans ces différents pays le village n’a aucune reconnaissance
juridique alors que de nouvelles entités, comme les « communautés rurales, établies sur le modèle de la
commune en France ont été mises en place et sont en crise perpétuelle.
35
Coulon C. « Les marabouts sénégalais et l’Etat » R.P.EA. n°5 1979

11
s’est presque totalement affranchie de l’autorité de l’Etat sénégalais. Les religieux (qui sont
également les notables de la ville), gèrent eux-mêmes non seulement les affaires locales,
telles que les infrastructures et les services locaux, mais ils ont établi une sorte de légalité
parallèle dans le domaine du droit privé, du droit pénal des impôts, du droit foncier, du droit
de l’entreprise…

Conclusion
Cette rapide description de cas d’évolution des droits dans les pays en développement nous
montre que la structure dialectique qui génère la règle de droit ne peut se comparer à nos
sociétés.
Nous pouvons en tirer deux enseignements.
C’est tout d’abord une indication sur les raisons pour lesquelles les textes aujourd’hui
adoptés dans le cadre des programmes internationaux sont inapplicables et inappliqués :
implicitement ils sont conçus dans le cadre d’un Etat dont les capacités d’action
administrative assurent cette force de proposition qui constitue de fondement de notre
dialectique. Pour les pays en développement les textes adoptés s’insèrent dans la mise en
scène d’un Etat factice souvent africanisé dans sa composition et son fonctionnement.
S’agissant ensuite de la société civile, il faut constater notre faible connaissance de ses
forces de résistance et ses capacités de contribution à la construction de la règle de droit. Les
exemples montrent les capacités d’intégration et de reformulation des règles, mais nous
n’avons pas clairement le contenu des principes et des représentations qui animent les groupes
d’intérêts.
Cela doit nous inciter à de l’humilité et à développer des approches anthropologiques sur les
sociétés en développement pour nous nous aider à comprendre pour mieux légiférer. Mais
cette curiosité n’implique pas pour autant que nous renoncions à nos propres principes et à
nos propres valeurs.

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