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Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et Bataille

Frédéric Keck
Résumé | Index | Texte | Notes | Citation | Cité par | Auteur

Résumés
FrançaisEnglish
L’assimilation du fou, du primitif et de l’enfant a été souvent analysée comme une opposition de l’archaïque par
rapport au civilisé ou du normal par rapport au pathologique. On veut montrer ici que le mystique s’ajoute à cette
liste, celle-ci désignant alors plutôt des figures de l’altérité qui défient la raison. On étudie alors les liens entre la
figure du primitif et celle du mystique dans la sociologie de Lévy-Bruhl, la métaphysique de Bergson et la pratique
littéraire de Bataille. Par-delà les divergences entre ces trois œuvres, on montre que le lien entre primitif et mystique
vise à élargir le champ de l’expérience en l’ouvrant à une altérité radicale, et en même temps prépare le terrain pour
cette expérience vide et formelle que pensera le structuralisme.
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Mots-clés :
Bataille Georges, Bergson, expérience, Lévy-Bruhl, mystique, primitif
Keywords :
experience, mystic, primitive, Bergson, Bataille Georges, Lévy-Bruhl
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1 C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1947, p. 98-113.

2 Il y a de nombreux récits de ce processus. Cf., par exemple, M. Duchet, Anthropologie et histoire (...)

3 Cf. Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.

4 Cf. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961.

5 Cf. M. de Certeau, La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, et l’article « My (...)

1Dans un chapitre des Structures élémentaires de la parenté intitulé « L’illusion archaïque »1, Lévi-
Strauss critique de façon argumentée et définitive l’analogie entre la pensée du primitif et celle de
l’enfant ou du fou qui avait été opérée par de nombreux travaux en sciences humaines depuis le
début du siècle. Cette critique a lié pour nous les trois figures du primitif, de l’enfant et du fou comme
trois figures de l’irrationnel partageant une même signification : l’archaïque par opposition au
développé, le pathologique par opposition au normal. On peut cependant ajouter à cette liste une
quatrième figure, qui en modifie le sens et en complique la référence : celle de mystique. En décrivant
le primitif, l’enfant et le fou comme des mystiques, c’est-à-dire comme des individus hantés par une
altérité qui les déborde, on ne se contente pas de rabattre le mystique sur des figures connues de
l’archaïque, on éclaire la fascination qu’exercent ces figures en les plaçant dans une position
extérieure à la raison d’où elles viennent la défier et l’inquiéter. L’alliance de ces quatre figures
marque en effet l’entrée dans le domaine du savoir de quatre processus historiques constitutifs de
la modernité et de sa rationalité à travers l’exclusion inclusive de figures qui définissent son autre
nécessaire : la découverte et la conquête des sociétés dites primitives2, l’insertion de l’enfant dans
un système d’éducation où il est pris en compte dans son développement propre3, l’enfermement
des fous dans des hôpitaux où ils peuvent être étudiés pour être ramenés à la raison 4, enfin la
constitution d’une tradition mystique séparée de la tradition théologique 5. C’est à la rencontre des
ces quatre processus que se constitue au début du XXe siècle l’étude du fou, du primitif, du mystique
et de l’enfant, qui unit dans un même dispositif l’adhésion à la rationalité de la science et la fascination
pour l’irrationnel. Dans ce dispositif, l’irrationnel est à la fois ce qui précède la raison, qu’elle peut
donc retrouver et traduire par ses procédures propres, et ce qui vient la défier et la questionner, la
privant ainsi de tous ses moyens établis.
6 Il est certain qu’on peut repérer en Allemagne au XIXe siècle des éléments de ce dispositif, comme (...)

2Ce dispositif déborde sans doute les frontières aussi bien disciplinaires que nationales, et ses dates
de début et de fin sont difficiles à tracer6. On se centrera ici sur trois auteurs dans un cadre
spécifiquement français, pour plusieurs raisons. Des raisons historiques : ces trois auteurs – Lévy-
Bruhl, Bergson, Bataille – nouent plus spécifiquement les figures du primitif et du mystique, à un
moment où l’articulation du fou, du primitif et de l’enfant est la plus forte – les années 30 –, juste
avant sa critique par Lévi-Strauss ; d’autre part, ces trois auteurs varient les approches du couple
primitif-mystique à travers des modes de pensée différents : l’ethnologie pour Lévy-Bruhl, la
métaphysique pour Bergson, la littérature pour Bataille. Il ne s’agit donc pas de repérer chez ces
trois auteurs la permanence d’une même fascination pour l’irrationnel, mais plutôt d’observer, dans
une coupe synchronique, les variations auxquelles donne lieu le couple instable du primitif et du
mystique, comme autant de jeux de la raison avec son autre. Mais il y a une seconde raison, plus
philosophique, pour lire ces trois auteurs ensemble : s’ils se réfèrent les uns aux autres et se
critiquent entre eux précisément sur l’articulation du primitif et du mystique, ils partagent un point
d’accord : il y a quelque chose de commun entre le primitif et le mystique si on les analyse sur le
plan de l’expérience, c’est-à-dire si on les considère comme des faits positifs qui peuvent nous
apprendre quelque chose sur les pouvoirs de l’esprit humain. Les oppositions s’établissent ensuite
sur le contenu donné à cette expérience : s’agit-il d’une expérience collective ou individuelle ? Peut-
on rentrer dans cette expérience ou est-on condamné à l’analyser du dehors ? L’expérience du
primitif est-elle la même que l’expérience des mystiques ? C’est donc l’articulation entre les figures
du primitif et du mystique et la notion d’expérience qui permet de les lier entre eux que nous
cherchons à analyser ici. C’est une notion très problématique d’expérience qui se construit ainsi, car
elle doit unir dans un même champ de visibilité le plus originaire – le primitif – et le plus séparé – le
mystique ; elle doit inclure à la fois ses propres conditions de possibilité et ce qui la déborde. À
s’élargir ainsi la notion d’expérience risque de se vider de tout sens et de tout contenu. On pourrait
alors repérer dans l’étude de cette notion d’expérience le fondement instable de tout le dispositif
unissant le fou, le primitif, l’enfant et le mystique et les raisons pour lesquelles ce dispositif a basculé,
en sorte que nous ne pensons plus dans la même expérience.

7 Pour un rappel des interprétations de la mystique en fonction de leurs positions universitaires, c (...)

8 Cf. G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

9 Cf. E. Lombard, La Glossolalie chez les premiers chrétiens et les phénomènes similaires, Lausanne, (...)

10 Cf. R. Bastide, op. cit., p. 128. L’ouvrage de R. Bastide est une présentation très claire des « é (...)

11 Cf. T. Ribot, Les Maladies de la volonté, Paris, Germer Baillières, 1883, p. 123-147.

12 Cf. T. Ribot, La Logique des sentiments, Paris, Alcan, 1905, chap. IV.

13 Cf. P. Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926-1928. Janet appelle tendances asséritiv (...)

3Le sens que prend la notion de mystique en France à la fin du XIXe siècle7provient de la constitution
d’un corpus de textes mystiques, le plus souvent chrétiens : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Joseph
Surin, Mme Guyon… Le statut textuel de ces récits de vie modifie la définition même du mysticisme,
qui n’est plus une ascèse permettant d’accéder à une intuition du divin d’où découlerait une doctrine,
comme chez Plotin ou Pascal, mais un ensemble d’états : extase, visions, glossolalie, stigmates,
lévitation… Le phénomène mystique peut donc être étudié indépendamment de son contenu religieux
comme un groupe de symptômes permettant d’accéder à la réalité sous-jacente d’une constitution
pathologique qui, dans la tradition de Broussais, est interprétée comme une déviation quantitative
des lois du normal, et non comme une réelle altération de la personnalité 8. Le mystique peut donc
être comparé à d’autres formes du pathologique : Charcot montre que l’état mystique, plus fréquent
chez les femmes, est un symptôme de l’hystérie, Lombard montre que la glossolalie est une
régression à un stade infantile du langage9, d’autres comparent l’efficacité problématique des
hallucinations mystiques avec le charlatanisme des sorciers dans les sociétés primitives 10. Deux
théories psychopathologiques du mystique peuvent être retenues. Ribot fait du mysticisme une
« maladie de la volonté »: le mystique concentrant toute son attention sur une représentation
unique, sa volonté s’atrophie tandis que son intelligence s’exalte, d’où les déséquilibres de l’épilepsie
ou de la convulsion. Le mysticisme est donc un développement de l’attention inférieur au niveau
normal, par suite d’une fixation de l’attention11. Ribot étudie les récits des mystiques comme de
« petits romans d’amour assez grêles » relevant d’une « logique des sentiments » analogue à celle
que l’on trouve à l’œuvre dans les sociétés primitives, mais ayant perdu la force des émotions
primitives12. Pierre Janet reprend cette conception en la modifiant : le mysticisme est une forme de
psychasthénie, caractérisée par un sentiment d’angoisse et d’incomplétude, des obsessions et des
manies, que Janet explique par une baisse de la tension psychologique et un retour à un niveau
antérieur du développement des tendances constitutives de l’esprit. Le mystique revient à un stade
où le sentiment intérieur est projeté sur l’extérieur – ce qui rappelle la description du fétichisme chez
Comte – tout en restant conscient de l’existence du monde extérieur, d’où ses hésitations et ses
angoisses. Pierre Janet a pu étudier pendant six ans les symptômes d’une malade soignée à la
Salpêtrière, qu’il a décrite sous le nom de Madeleine, en comparant ces symptômes à ceux de Thérèse
d’Avila13. Le mystique est donc décrit comme une forme d’hallucination liée à un retour à un stade
antérieur de l’évolution psychique : la différence quantitative de tension entre le normal et le
pathologique devient une différence chronologique entre des stades de la pensée. Le mystique est
ainsi rabattu sur le primitif.

14 Cf. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie d’Auguste Comte, Paris, Alcan, 1900, p. 13. Cet usage du terme m (...)

15 Cf. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie de Jacobi, Paris, Alcan, 1894, p. 240 : « Il fallait qu’il fût à (...)

16 Op. cit., p. 216. Cette explication sociologique n’est pas opposée à l’explication par l’hallucina (...)

4C’est en réaction à cette interprétation pathologique que Lévy-Bruhl effectue la démarche inverse :
si l’on cesse de considérer le primitif comme un stade antérieur de la pensée pour étudier la
constitution de sa structure mentale selon ses propres principes internes, on peut alors recourir au
terme de mystique pour caractériser cette différence radicale entre la mentalité primitive et la
mentalité civilisée. Ce geste est lié chez Lévy-Bruhl à un point de départ pris non dans la psychiatrie,
mais dans l’histoire de la philosophie. Il ne s’agit pas de classer le primitif et le mystique dans une
forme ou une autre de pathologie dont on expliquerait ensuite les mécanismes psychologiques de
production, mais il s’agit par le biais du mystique de poser un problème philosophique, ou plutôt un
problème qui se pose à la philosophie : comment expliquer la persistance du sentiment religieux
dans une philosophie qui se définit d’abord comme rationnelle ? Le recours à la psychologie ou à
l’ethnologie ne prend sens chez Lévy-Bruhl qu’à partir de ce problème. C’est cette résistance du
sentiment religieux que Lévy-Bruhl repère dans ses ouvrages d’histoire de la philosophie sur la France
ou sur l’Allemagne, et il la désigne toujours sous le terme de mystique : Comte est étudié dans
l’ensemble de sa philosophie, y compris dans ses « teintes mystiques14 », Jacobi est décrit comme
un « mystique rationaliste », puisqu’il définit la raison comme l’accès au suprasensible15. Le livre
sur Jacobi présente la démarche mystique comme une solution inadéquate à un vrai problème
philosophique : peut-on penser en dehors de la contradiction et de la relativité ? Ce qui permet à
Jacobi de résoudre ce problème, trop facilement aux yeux de Lévy-Bruhl, c’est son éducation
piétiste : le sentiment de la personnalité divine et du libre-arbitre est la seule chose que l’on peut
opposer au rationalisme, dont la forme pure et aboutie est le système de Spinoza. Aussi, à
l’explication que Fichte donne de l’attitude de Jacobi par une hallucination d’enfance, Lévy-Bruhl
oppose-t-il « les tendances religieuses de Jacobi et son penchant au mysticisme 16 ». Il ne faut donc
pas expliquer le mysticisme par des causes psychopathologiques : il faut se placer au niveau des
conditions sociales pour voir comment un problème philosophique, celui de la relativité de notre
connaissance, produit une forme de vie socialement consistante.

17 L. Lévy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910, p. 79.

18 Cf. Sally Price et Jean Jamin, « Entretien avec Michel Leiris », Gradhiva, n°4, 1988, p. 29-45. Le (...)

19 Cf. E. Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, Paris, Gallimard, 1972 (édi (...)

5Cette démarche explique la reprise du terme de mystique dans les ouvrages sur la mentalité
primitive, qui transfèrent le sens de la notion du philosophique au social : le mystique n’est plus une
position individuelle qui résiste à la philosophie, il est un cadre collectif de perception qui ignore la
logique. Lévy-Bruhl s’inspire ici de la notion durkheimienne de représentations collectives : si les
représentations sont le produit du social, on doit pouvoir expliquer les représentations mystiques par
des principes qui leur sont propres et qui trouvent leur source dans un milieu social spécifique. Il est
possible également que Lévy-Bruhl retrouve une thèse de Herder, contemporain et ami de Jacobi :
la perception humaine varie selon les milieux qui régissent la structure de cette perception. On peut
alors expliquer l’étrangeté des faits rapportés sur les primitifs non par une déficience de rationalité,
comme le fait l’école anglaise de Tylor et Frazer, mais par un type de rapport au monde différent du
nôtre. Il faut donc tenir le paradoxe d’une perception qui inclut des éléments suprasensibles et
cependant réels : si le suprasensible (les esprits des morts) devient perceptible pour les primitifs,
c’est parce qu’un cadre social a rendu ces perceptions réelles par tout un ensemble de mythes, de
rituels, de dispositions totémiques. D’où l’étrangeté de la définition du mystique dans les Fonctions
mentales : « J’emploierai ce terme, faute d’un meilleur, non par allusion au mysticisme dans nos
sociétés, mais dans le sens étroitement défini où mystique se dit de la croyance à des formes
imperceptibles aux sens et cependant réelles17. » Par un geste qu’on peut dire culturaliste, Lévy-
Bruhl sépare sa définition du mystique des formes qu’il prend dans les sociétés modernes, qui ne
sont que des mixtes de cette perception du suprasensible et d’adhésion rationnelle au monde réel:
le mystique pur, c’est le primitif. Le primitif baigne dans une « atmosphère » qui est tout entière
mystique. Cette conception a exercé une fascination réelle sur toute une génération et a sans doute
été une des origines de l’engouement pour les sociétés primitives de futurs ethnographes comme
Leiris18 ou Evans-Pritchard19, voire d’écrivains découvrant les réflexions de Lévy-Bruhl dans la NRF
sur « L’expérience mystique chez les primitifs ».

6La notion de mystique est cependant subordonnée dans les premiers travaux ethnologiques de
Lévy-Bruhl à celle de loi de participation. C’est parce que leurs représentations collectives sont liées
entre elles par une loi différente du principe de non-contradiction qu’elles sont mystiques, le primitif
pouvant affirmer que le mort est à la fois dans le cadavre et hors de lui, comme un esprit menaçant
qu’il faut conjurer. C’est donc parce qu’il est « prélogique » que le primitif est mystique : ce qui
intéresse Lévy-Bruhl, c’est cette logique différente de la nôtre, le mystique n’étant qu’un symptôme
de cette différence radicale ou une étape dans une démonstration qui reste théorique. L’expérience
mystique se trouve alors enserrée dans un ensemble de lois figées qui la rendent inaccessible : elle
ne se prête à l’analyse que si l’on tourne autour d’elle en rendant compte des principes qui
l’expliquent. Or ce qu’observent les ethnographes avec lesquels discute Lévy-Bruhl, notamment
Evans-Pritchard et Leenhardt, c’est qu’on peut rentrer dans cette expérience mystique, s’initier aux
rituels des primitifs et croire comme eux à l’existence d’esprits, et qu’à l’inverse les primitifs ne sont
pas toujours plongés dans l’exaltation mystique mais se consacrent aussi au travail ou à la chasse,
pour lesquels ils manifestent les plus grandes capacités logiques. Ces objections modifient en
profondeur la démarche de Lévy-Bruhl, sans toutefois infléchir la direction de sa recherche :
l’expérience mystique ne serait plus cette constitution fermée que nous pourrions reconstruire sans
y accéder, elle serait une possibilité anthropologique dont il faudrait décrire les modalités d’accès.
Ce qu’elle révèle, ce n’est pas un principe logique, c’est une possibilité de l’expérience. L’expérience
mystique n’est plus alors un moment de la démonstration de Lévy-Bruhl permettant de parvenir à la
loi de participation, elle devient l’objet de l’enquête elle-même.

20 L. Lévy-Bruhl, Carnets, Paris, 1998, p. 16.

7Une note des Carnets montre bien ce passage : « Il semble donc que si, pour rendre compte du
caractère mystique de la mentalité primitive, j’ai dû faire voir comment leur expérience est plus
ample que la nôtre, comment l’expérience que j’ai appelée mystique est constamment entrelacée
avec celle qui nous est commune avec eux, c’est encore cette même expérience qui permet de rendre
compte du caractère ‘prélogique’, ou de ce que j’ai appelé de moindres exigences logiques 20. » Le
renversement est total : ce n’est plus le prélogique qui explique le mystique, c’est le mystique qui
explique le prélogique.

21 Cf. L. Lévy-Bruhl, L’Expérience mystique et les symboles dans la mentalité primitive, Paris, Alcan (...)

8La démarche de Lévy-Bruhl dans ses derniers ouvrages consiste donc à se placer sur le plan de
l’expérience ordinaire pour voir comment celle-ci déborde sur une expérience mystique. Comment
passe-t-on de l’expérience d’un monde sensible livré à notre activité à celle d’un monde suprasensible
d’esprits des morts menaçant ou favorisant notre activité ? Cette analyse de l’expérience l’amène,
dans le sillage de Hume, à s’interroger sur les pouvoirs de la croyance comme constitutifs de notre
rapport au monde : par quel instinct de la nature humaine croyons-nous tantôt à l’existence du
monde extérieur et tantôt à l’existence d’esprits suprasensibles ? Ces questions ne restent pas
cependant théoriques, mais ouvrent à une analyse sociologique des conditions empiriques de ce
passage : la récitation d’un mythe sur la vie des ancêtres, l’apparition d’un événement insolite,
comme des jumeaux ou un animal inhabituel, brisent la trame de l’expérience quotidienne et la font
basculer dans l’expérience mystique. Ces passages brusques peuvent être institutionnalisés à travers
la création de symboles comme le bâton de sorcier ou l’animal-totem : le symbole est pour Lévy-
Bruhl l’objectivation de l’expérience mystique sous une forme qui se donne à voir dans l’expérience
ordinaire21. L’expérience mystique est donc ce qui vient interférer dans l’expérience ordinaire tout
en différant d’elle par nature : Lévy-Bruhl parle d’« entrelacement » pour définir ce rapport. Par ce
biais il anticipe de façon étonnante des analyses de Merleau-Ponty, puisqu’il parle aussi
d’entrelacement du visible et de l’invisible: l’expérience mystique devient un moyen d’analyser la
structure de notre perception, la part d’invisible qui constitue notre expérience quotidienne et qui,
source d’angoisse ou d’expérience, l’ouvre à autre chose qu’elle-même.

22 Cf. M. Leenhardt, Préface aux Carnets, Paris, PUF, 1949, p. LI : « L’épithète mystique ne s’impose (...)

9La notion de mystique est donc un fil directeur de l’œuvre de Lévy-Bruhl, même si son sens se
déplace au fur et à mesure que cette œuvre, qui s’étale sur une cinquantaine d’années, se modifie
au fil des objections internes et externes. À travers tous ces déplacements, elle vise une différence
radicale qui, loin de condamner à l’aporie, ouvre à une analyse empirique sans cesse reconduite,
dans un passage interminable de la philosophie théorique à la restitution des pratiques dans leurs
principes propres, et elle constitue peut-être à ce titre le moteur de cette œuvre. On comprend alors
qu’à l’injonction de Maurice Leenhardt de remplacer mystique par mythique, plus susceptible
d’articuler le rationnel et l’irrationnel, Lévy-Bruhl ait toujours manifesté son refus, craignant sans
doute de voir là le sens entier de sa démarche intellectuelle modifié22. La notion de mystique fait en
effet de cette œuvre une réflexion sur les pouvoirs de l’esprit humain observés à même l’expérience
où ils s’effectuent, qui montre que ceux-ci dépassent la compréhension a prioriqu’on peut en avoir,
obligeant alors à ressaisir une expérience plus ample que celle à laquelle le philosophe s’était habitué.

10Sur ce point, on serait alors tenté d’établir une analogie avec la philosophie de Bergson,
contemporain et ami de Lévy-Bruhl, et penseur lui aussi d’un « empirisme élargi ». Or une telle
analogie est problématique car les notions de primitif et de mystique prennent chez ces deux
penseurs des sens radicalement différents. En effet, l’expérience mystique chez Lévy-Bruhl reste
collective, ignorant ainsi la dimension proprement individuelle des récits de vie des mystiques dont
la collection constituait alors le sens du terme mystique. C’est au prix d’une singulière abstraction
que Lévy-Bruhl a pu appliquer le terme mystique aux primitifs, en faisant du mystique un simple
problème philosophique. Or c’est en revenant aux écrits des mystiques que Bergson a conçu le projet
des Deux sources de la morale et de la religion, dont la réalisation finale incluait une réfutation de
Lévy-Bruhl. Il est donc possible que ce soit sur la notion de mystique que s’opère la réelle opposition
entre Bergson et Lévy-Bruhl. Mais en retour la notion de primitif chez Bergson fait l’objet d’une
abstraction équivalant à celle du mystique chez Lévy-Bruhl, en sorte que plutôt qu’entre des
articulations du primitif et du mystique qui communiquent, on est en face de positions inconciliables
parce que situées à un pôle ou à un autre du couple primitif-mystique.

23 C’est E. Leroy, successeur de Bergson à la chaire de philosophie du Collège de France, qui a repri (...)

24 Cf. W. James, The Varieties of Religious Experience, Edimbourg, Gifford Lectures, 1902, traduit en (...)

25 Notons que Ribot a lui-même distingué à la fin de sa vie les grands mystiques, hommes d’action, et (...)

26 Cf. Bulletin de la Société Française de Philosophie, tome 6, p. 1. Dans cette séance du 26 octobre (...)

11On sait que, loin que la mystique anime secrètement toute la philosophie de Bergson23, c’est
seulement tardivement, après la Première Guerre Mondiale, que sa métaphysique de la nature
exprimée dans la notion d’élan vital rencontre les écrits des mystiques. C’est sous l’influence de
William James24et de son disciple en France, Henri Delacroix, que Bergson comprend que les écrits
mystiques peuvent alimenter sa propre réflexion philosophique. Ce que montre James, en effet, c’est
que le mysticisme n’est pas un état (d’extase, d’hallucination, de lévitation), mais un processus, et
que ce processus n’est pas le résultat d’un affaiblissement de la volonté comme le voulait Ribot, mais
au contraire une source d’énergie pour l’action25. En France, c’est Delacroix qui rompt avec les
études psychopathologiques du mysticisme, par la règle méthodologique suivante : si l’on veut
comprendre le mysticisme, il ne faut pas l’étudier chez des individus souffrants dans les hôpitaux
modernes, il faut l’analyser dans les écrits des grands mystiques. La démarche de Lévy-Bruhl, qui
rendait normal le phénomène pathologique en le socialisant, est donc ici radicalement contournée :
c’est au contraire en individualisant le mysticisme qu’on en fait un phénomène normal, ou plutôt
supra-normal. Mais il faut alors distinguer les individus vraiment malades des grands individus : sans
doute les grands mystiques ont une base psychologique fragile, mais ils ont su dépasser cette fragilité
de départ, et même la ressaisir comme un terrain favorable pour accéder à un état supérieur de la
conscience, comme Thérèse d’Avila transformant ses dépressions d’enfance en énergie missionnaire
après son extase. Le problème qui se pose au psychologue de la mystique qui refuse de réduire le
phénomène mystique tout en restant sur le terrain psychologique est alors celui-ci : comment
expliquer ce phénomène par les seuls principes de la psychologie sans recourir à une cause divine
extérieure à la conscience ? La solution de ce problème réside dans l’idée de processus mystique. Ce
que remarque Delacroix dans ses Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, c’est que tous
les grands mystiques passent par un processus qui est toujours le même : une phase d’oraison au
cours de laquelle le moi se coupe du monde extérieur et même de ses impressions internes pour ne
plus se consacrer qu’à la récitation de prières, une phase d’angoisse très profonde au cours de
laquelle le mystique se sent coupé de Dieu et animé de son seul désir (la nuit obscure de Jean de la
Croix, la folie de Joseph Surin), et enfin une phase d’extase au cours de laquelle le mystique sent la
volonté de Dieu agir en lui et son potentiel d’action se démultiplier. Delacroix résume cette analyse
dans une séance de la Société Française de Philosophie : « Le mysticisme est moins un état qu’un
mouvement, une succession bien enchaînée d’états26 » – succession dont il remarque qu’elle
s’apparente à une dialectique hégélienne.

12On comprend alors en quoi ces analyses pouvaient s’accorder avec la doctrine bergsonienne de
l’élan vital. Dans L’Évolution créatrice, Bergson avait montré que seul l’homme pouvait avoir
conscience de l’évolution dont il n’était qu’une des branches les plus avancées, et que cette
conscience pouvait l’aider à poursuivre cette évolution au-delà de la forme présente qu’a prise
l’humanité – l’ouvrant ainsi à une forme de surhumanité. Cette conscience de l’évolution, par laquelle
l’intelligence ressaisit la frange d’intuition qui l’entoure et retrouve ainsi l’impulsion originelle de l’élan
vital, est peut-être la seule chance pour l’humanité de dépasser par l’intelligence la formidable
avancée qu’ont effectuée les insectes sur l’autre branche de l’évolution par la seule force de l’instinct.
Le mystique constitue alors cette forme pure de l’intelligence retrouvant en elle les forces de
l’intuition et poussant plus loin le mouvement dynamique de la création. Peut-on dire alors qu’à
l’inverse le primitif serait une forme de vie purement statique, l’équivalent de la société des insectes
au sein de l’humanité, selon un schéma évolutionniste faisant du primitif le bas de l’évolution humaine
et du mystique son sommet ? Lorsque Bergson définit la « fonction fabulatrice » des primitifs comme
un « instinct virtuel », est-ce là l’équivalent d’une forme de vie animale ?

27 Le début du quatrième chapitre des Deux sources suggérerait une réponse positive quoique prudente (...)

28 Cf. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 162 s., et p (...)

13Il est évident qu’il faut répondre négativement à ces deux questions27. Si Bergson a lu Lévy-Bruhl
et reconnu les mérites de ses livres, c’est bien parce qu’il y reconnaissait la grande richesse de la vie
des primitifs et le témoignage de l’inventivité de l’esprit humain. La discussion avec Lévy-Bruhl a
précisément pour enjeu ce qui est la source de cette richesse : est-ce une faculté de l’esprit autre
que l’intelligence, ou est-ce l’intelligence en tant qu’elle remplit une certaine fonction de la vie ? La
discussion se centre sur la notion de hasard ; Lévy-Bruhl affirme que les primitifs ne connaissent pas
le hasard car ils expliquent tout par des causes surnaturelles, ce à quoi Bergson répond que nous
comprenons nous-mêmes le hasard comme l’intervention d’un intérêt humain : nous voulions
quelque chose que nous n’obtenons pas, et nous attribuons cet échec au hasard. C’est donc que
l’intelligence est intervenue, mais une intelligence préoccupée par la possibilité de l’échec de l’action,
et inventant donc des entités pour s’en prémunir. Le fond du désaccord porte donc sur la notion
d’intelligence, qui est pour Lévy-Bruhl une représentation scientifique et désintéressée du réel, alors
qu’elle est au contraire pour Bergson un moyen pour l’action au service de la vie. C’est pourquoi
Lévy-Bruhl pouvait unir le primitif et le mystique dans une même opposition de l’affectif à
l’intelligence, alors que Bergson fait du primitif et du mystique deux formes de l’intelligence servant
deux fonctions différentes de la vie, la sécurisation d’une part, la création d’autre part. Pour Bergson,
la différence de nature ne passe plus entre le primitif et le civilisé, mais entre le primitif et le
mystique. Le civilisé est en effet beaucoup plus proche du primitif que du mystique, puisque lors d’un
tremblement de terre ou d’une déclaration de guerre il invoque lui aussi des causes colorées
d’humanité28. Tout homme est alors partagé entre le primitif et le mystique, non comme entre une
origine et une fin, mais comme entre deux possibilités de la vie.

29 Cf. A. Loisy, Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion, Paris, Émile Nourry, 1934. L’œ (...)

30 Ibid., p. 225.

31 Jean Baruzi, successeur de Loisy à la chaire d’histoire des religions au Collège de France, tenter (...)

14Tout le problème est alors pour Bergson de penser cette tension. S’il est vrai que l’homme est un
animal religieux, comment comprendre qu’il se partage entre ces deux formes radicalement
différentes de vie religieuse ? Bergson rencontre ce problème lorsqu’il analyse l’unité du mot religion
au début du chapitre 3, soit à la jonction des chapitres sur la religion statique et la religion
dynamique. Le mot de religion est comme tel un mixte impur, puisqu’il mélange deux tendances qui
diffèrent en nature, la religion statique, celle du primitif, et la religion dynamique, celle du mystique.
Il appartient donc au métaphysicien de tracer à l’aide de la méthode de l’intuition ces différences de
nature, là où l’historien des religions n’aperçoit que des différences de degré. Ce point est l’objet du
désaccord violent d’Alfred Loisy, successeur de Renan à la chaire d’histoire des religions du Collège
de France, et dont Bergson avait admiré les livres: à la question Y a-t-il deux sources de la morale
et de la religion ? qui fait le titre d’un ouvrage publié juste après celui de Bergson, Loisy répond par
la négative en affirmant que le mystique est contenu de manière infinitésimale dès les premières
religions : le primitif est déjà mystique, mais seules les grandes religions actualiseront cette
potentialité29. À ce problème, Bergson répond par une solution différente : si l’on analyse
l’expérience pure et singulière du mysticisme comme le font Delacroix ou James, on voit bien qu’elle
relève d’une fonction différente de la vie. L’histoire des religions est donc l’histoire des mélanges
entre ces deux tendances : « Il faut considérer que le mysticisme pur est une essence rare, qu’on le
rencontre le plus souvent à l’état de dilution, qu’il n’en communique pas moins alors à la masse à
laquelle il se mêle sa couleur et son parfum, et qu’on doit le laisser avec elle, pratiquement
inséparable d’elle, si on veut le laisser agissant, puisque c’est ainsi qu’il a fini par s’imposer au monde.
En se plaçant à ce point de vue, on apercevrait une série de transitions, et comme des différences
de degré, là où réellement il y a une différence de nature 30. » Cette conception de l’histoire des
religions a notamment influencé Jean Baruzi, pourtant élève de Loisy31.

15Comment alors comprendre la relation entre la religion primitive et la religion mystique ? Plutôt
que le mélange de deux essences, il faut concevoir un tournoiement interne qui bouleverse la religion
primitive par une série d’actes ponctuels. Chaque individu mystique (Jésus, Bouddha…) pose un acte
indivisible, analogue à l’acte libre dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, qui
retourne intégralement la religion statique dans lequel il s’insère et l’ouvre à des nouvelles possibilités
de vie. Comment comprendre alors que cet acte rentre en contact avec une religion statique qui lui
est réfractaire ? C’est que cette religion statique est elle-même le produit de la vie, qui s’est figée
dans des formes fabuleuses mais figées, la prolifération infinie des divinités n’étant elle-même que
le résultat d’une combinatoire finie ; l’apparition d’un individu mystique est donc le moment où la vie
peut reprendre son mouvement créateur.

32 Ceci ne veut pas dire que les « sociétés closes » ne connaissent pas la guerre, au contraire ; mai (...)

16On voit donc que la différence de nature entre le primitif et le mystique est celle qui commande
tout le projet des Deux sources de la morale et de la religion, et recoupe toutes les oppositions entre
société close et société ouverte, morale d’obligation et morale d’appel, religion statique et religion
dynamique. Elle se retrouve également dans le chapitre final sur la théorie politique de l’histoire, qui
en appelle à un acte mystique pour revitaliser la société mécanique et industrielle. On pourrait dire
qu’il n’y a pas chez Bergson de distinction entre sociétés chaudes et sociétés froides, mais que toute
société est froide et peut être réchauffée par la fulgurance d’un individu mystique 32. L’historicité
n’est rien d’autre que ce tournoiement de l’expérience mystique à l’intérieur de la société primitive,
qui est aussi la nôtre.

33 Cf. Entretiens avec Jacques Chevalier, p. 152 : « Je viens montrer aux philosophes qu’il existe un (...)

17Bergson procède donc à un étonnant renversement de la position de Lévy-Bruhl : là où Lévy-Bruhl


utilisait la notion d’expérience mystique pour penser ce qui nous est le plus inaccessible dans la
mentalité primitive, la mystique jouant le rôle de pont entre le civilisé et le primitif, Bergson pose
l’expérience mystique, la vie en tant que création, comme ce qui est le plus rare et le plus
inaccessible, et le primitif, la vie en tant que conservation, comme ce qui nous est le plus accessible
pour peu que nous revenions à notre vie intérieure – et ici c’est la vie qui joue le rôle de pont entre
le primitif et le mystique. C’est en effet un point essentiel pour la compréhension de la pensée de la
religion chez Bergson que le philosophe décrit l’expérience mystique comme ce qui lui est extérieur,
comme une expérience qu’il rencontre et dont il doit rendre compte 33 –peut-être comme sa limite
supérieure en tant que la philosophie est aussi une forme de création–, alors que le primitif, autre
nom de l’immédiat, est ce dont le philosophe part pour l’élargir.

18Reste entre Bergson et Lévy-Bruhl, un point d’accord : analysée de l’extérieur, l’expérience


mystique donne accès à une positivité, que l’on peut ensuite mettre en rapport avec d’autres
positivités dans un champ d’expérience ; la différence majeure entre ces deux analyses empiristes
est alors que cette positivité se donne dans une expérience sociale pour Lévy-Bruhl et individuelle
pour Bergson. Or c’est ici qu’une autre articulation du primitif et du mystique est possible, qui n’en
fasse pas une liaison entre deux positivités analysées de l’extérieur, mais l’expérience vécue d’une
négativité. Cette articulation est opérée par un homme de la génération postérieure à celle de Lévy-
Bruhl et Bergson, mais elle trouve ses sources dès ce moment de l’entre-deux guerres où le primitif
et le mystique sont pensés conjointement : c’est celle de Bataille.

34 Cf P. Macherey, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littératu (...)

35 G. Bataille, Œuvres complètes, VII, Paris, Gallimard, p. 562.

36 Cf. H. Bergson, Le Rire, Paris, Alcan, 1900.

19Le passage de Bergson à Bataille ne sert pas seulement ici les convenances de la démonstration :
il correspond à un moment important dans la genèse même de la pensée de Bataille. Bataille a sans
doute assisté en 1920 à Londres à une conférence de Bergson sur « Le possible et le réel », qui a pu
lui montrer l’intérêt d’une philosophie de la vie pour une pensée du désordre et du réel 34, mais il a
creusé son désaccord avec Bergson en lisant Le Rire : « La pensée sans le rire me parut mutilée, le
rire sans la pensée était réduit à cette insignifiance qui lui est communément accordée, et que
Bergson avait bien pauvrement décrite. Dès lors, dans mon esprit, rire n’étant plus limité au minable
comique de Bergson, équivalait à Dieu sur le plan de l’expérience vécue 35. » Cette rupture touche
bien ici la question de l’articulation du primitif et du mystique. Bergson avait en effet montré que le
rire est une réaction de la société lorsqu’un individu s’écarte d’elle et la menace, une façon de le
corriger en le considérant comme mécanique au moment où il est au contraire le plus vivant 36 –
l’exemple du Misanthrope, davantage que celui de l’Avare, fait bien comprendre cette analyse. Dès
lors, c’est bien ce qu’il y a de primitif en nous qui nous fait rire, la nécessité de se protéger contre ce
qui menace la forme établie de notre vie, alors que le mystique est celui dont on rit –du moins avant
qu’il ne suscite un appel qui transforme la religion établie et fasse de lui un objet de vénération. Au
contraire, pour Bataille, le mystique est celui qui rit, d’un rire nietzschéen et créateur, parce qu’il a
fait l’expérience de la néantisation possible de toutes choses.

37 Cf. D. Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979.

38 Cf. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, et la critique qu’en fait Sartre (...)

39 Sur la démarcation de Bataille par rapport à la psychopathologie et la nécessité d’analyser l’expé (...)

40 Sur la critique de l’interprétation de Hegel par Kojève, cf. B. Karsenti, « Bataille anti-hégélien (...)

20Le point de rupture n’est pas ici seulement une différence de manières de rire, entre un rire
mécanique et un rire libératoire : il touche plus profondément deux points cruciaux, la question de
l’articulation du social et du vital et celle de la négativité. Il est essentiel en effet que le rire soit pour
Bergson un point de jonction du vital et du social, le moment où le vital ressurgit dans le social pour
corriger ce qui le menace ; dans cette conception, le social est donc ce qui fige le vital dans une
forme donnée, alors que seul l’individu est créateur. Au contraire, pour Bataille, c’est toute une
société qui peut partir d’un grand rire créateur : c’est le moment de la fête, de la fusion sociale dans
une énergie débridée, de la violence du sacré. Par là, Bataille semble rejoindre les analyses de l’École
durkheimienne, dont il se réclame dans le cadre du Collège de sociologie 37, et on semble proche en
effet de certaines analyses de Lévy-Bruhl sur une expérience mystique collective. Mais Bataille rompt
radicalement avec le cadre positiviste de cette école en introduisant la négativité de l’expérience
mystique. La phase négative du mouvement de l’âme, le sentiment du néant et du pur désir sans
objet, était en effet un des aspects du mystique que Bergson autant que Lévy-Bruhl tendaient à
occulter. Or cet aspect apparaissait précisément dans les analyses de Delacroix, sous la forme d’une
dialectique hégélienne culminant dans le moment réconciliateur de l’extase. Le geste de Bataille,
sous l’influence de Chestov, consiste à interrompre ce processus dans le moment de la nuit obscure
et à faire de l’expérience mystique un moment de déréliction et de pure négativité, qui est en même
temps ouverture à un impossible, à un « tout autre ». Si l’angoisse des mystiques est de rester dans
cette phase de l’absence de Dieu, comme s’il n’y avait rien au-delà de cette absence, Bataille fait de
cette angoisse le tout de l’expérience mystique, et peut ainsi penser une mystique sans Dieu38.
Bataille se distingue lui aussi de l’interprétation psychopathologique de la mystique, mais en se
confrontant radicalement à ce qui rapproche le plus la mystique de la folie : l’expérience du néant
qui, si elle n’est pas contrôlée, peut devenir aliénation et non création 39. Le refus opposé par Bataille
à l’interprétation de Hegel par Kojève ou par Breton procède donc du même geste que celui qui lui
fait refuser l’interprétation du mystique par Delacroix ou Bergson: la négativité ne connaît pas de
réconciliation supérieure, au risque de devenir « comique ». Le « bas matérialisme » de Bataille
commande de s’installer dans la négativité pour creuser en elle ses potentialités de vie 40.

41 Cf. G. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 36-81, et L’Érotisme, Paris, M (...)

42 Cf. G. Bataille, « Lascaux ou la naissance de l’art », Œuvres complètes, IX, Paris, Gallimard, p. (...)

43 Ibid., p. 24.

21L’articulation du primitif et du mystique s’opère alors chez Bataille dans une pratique littéraire liée
à une nouvelle notion d’expérience mystique. L’expérience mystique ou « expérience intérieure » est
pour Bataille l’expérience du négatif, c’est-à-dire de la transgression de l’interdit. L’homme
comme homo faber pose face à lui un monde de choses qu’il peut conquérir par le travail, et il doit
donc interdire tout ce qui abroge cette discontinuité entre le sujet et l’objet : au premier rang, la
sexualité et le meurtre. L’acte érotique et la vision du cadavre sont deux expériences qui rétablissent
la continuité des choses et viennent inquiéter le monde bien délimité du travail : ils sont l’expérience
de la limite entre le sujet et l’objet, entre la vie et la mort ; ils sont la fascination du continu au sein
même du discontinu. Aussi sont-ils à l’origine de la pensée : l’homo sapiens apparaît par la
transgression de l’interdit posé par l’homo faber. Une telle lecture de l’histoire de l’humanité apparaît
dans la Théorie de la religion ou dans L’Érotisme41, mais c’est surtout dans un texte tardif, Lascaux
ou la naissance de l’art, que Bataille la reprend en la liant à la notion de primitif. Ce que Bataille
découvre avec émerveillement dans les peintures de Lascaux, c’est la naissance de l’humanité dans
l’atmosphère inquiétante d’une grotte obscure. Mais il y a loin de la naissance à l’origine : l’homme
de Lascaux n’est pas l’homme primitif, il a été précédé par l’homme de Néanderthal, qui savait déjà
chasser et vivre en société. En inventant, par un miracle analogue au miracle grec, la première forme
de l’art, en jouant sur la distance inquiétante qui sépare l’homme de l’animal tout en les rapprochant,
l’homme de Lascaux a entrevu pour la première fois la fulgurance de l’impossible. Aussi l’homme de
Lascaux est-il le vrai primitif, non au sens d’un stade antérieur de la pensée, l’origine à retrouver,
mais au sens d’une incertitude fondamentale, une naissance qui est aussi un recommencement.
« Une glissade, une incertitude fondamentale, distinguent profondément dans leurs conduites ces
‘primitifs’ authentiques de ceux que l’ethnographie nous fait connaître42 .» Les « primitifs » de
l’ethnographie ne sont que les descendants dégénérés de ces premiers artistes, ayant perdu dans le
monde du travail la force de cette première déchirure. Le vrai primitif est un mystique car il sait rire :
« Nous n’avons plus le droit de prêter à l’Homo sapiens des réactions semblables à celles des hommes
grossiers que nous côtoyons, aux yeux desquels la force brute est la seule vérité concevable. Nous
avions d’ailleurs oublié que ces êtres simples riaient, que, sans doute, ils furent les premiers, se
trouvant dans la position qui nous effraie, qui surent vraiment rire43. »

44 Cf. ibid., p. 70 : « Dès le temps des hominiens, le travail eut lieu, logiquement, d’après des pri (...)

45 Bataille peut ainsi se permettre de rejeter un livre parce qu’il prétend parler d’une expérience m (...)
22Parvenu à ce point, on peut alors comparer l’assimilation que fait Bataille du primitif et du mystique
avec celle de Lévy-Bruhl, puisque, partis de la séparation opérée par Bergson, nous retrouvons notre
position de départ. Sans doute Bataille ne connaissait-il que de seconde main les travaux de Lévy-
Bruhl, dont il retient seulement la qualification de la « mentalité primitive » comme « prélogique ».
Pourtant il semble bien effectuer le même parcours, partant du problème de l’expérience mystique
et le creusant par l’étude des sociétés « primitives ». L’expérience mystique est pour Lévy-Bruhl
comme pour Bataille celle de l’insolite, de l’inquiétant, qui vient déchirer le tissu rassurant du monde
du travail en l’ouvrant à une altérité radicale. Mais – et c’est ici que nous saisissons le sens de
« prélogique » dans la théorie de Lévy-Bruhl, par-delà même son abandon tardif – l’expérience
mystique est pour Bataille « postlogique », au sens où elle vient transgresser un interdit déjà posé
par le monde du travail, alors qu’elle était pour Lévy-Bruhl ce qui résiste au monde du travail, ce qui
vient avant lui et qu’il ne pourra jamais résorber, et en ce sens elle est prélogique44. On comprend
du coup comment la figure de l’origine qui continuait à hanter la pensée de Lévy-Bruhl est
radicalement évitée par Bataille, puisque le véritable primitif commence par une expérience mystique
qui est toujours secondaire, qui est recommencement plutôt qu’origine. On comprend aussi pourquoi
Bataille peut partir d’une expérience mystique qu’il a vécue là où Lévy-Bruhl l’analysait toujours de
l’extérieur : il suffit – mais ce « il suffit » demande un courage rare – de percevoir l’inquiétude du
négatif pour penser à nouveau comme un primitif. Un critère d’examen de ce qui est véritablement
primitif nous est donné en nous-mêmes, non plus comme chez Bergson par une « donnée
immédiate », mais par une expérience du négatif45.

46 « Les œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites (...)

47 Sur la notion d’expérience littéraire telle qu’elle a pu être élaborée par Foucault, notamment sou (...)

23Par là, Bataille sort radicalement du dispositif théorique pensant le primitif et le mystique sur fond
de positivité. Nous nous trouvons en effet devant une mystique sans Dieu, autrement dit une
expérience mystique sans contenu, et des primitifs retrouvés dans des œuvres sans auteurs,
autrement dit des œuvres primitives sans primitifs. Cette articulation du primitif et du mystique ne
peut donc déboucher ni sur une métaphysique de la vie qui analyse des expériences singulières, ni
sur une ethnologie qui cherche à décrire l’expérience sociale de peuples réellement existants : elle
ne peut que juxtaposer des œuvres dans un collage littéraire qui permette de retrouver l’inquiétude
dont elles sont la trace. Bataille analyse des œuvres pour elles-mêmes et non pour y retrouver une
société dont elles seraient l’indice : c’est le principe de la revue Documents46, de ses analyses des
sacrifices aztèques ou des peintures de Lascaux. Le geste n’a pas seulement valeur de provocation :
il annonce déjà la mutation épistémologique qui va se produire dans les sciences humaines. Le
mystique et le primitif sont devenus chez Bataille des formes sans contenu, de pures expériences
fictionnelles de la discontinuité. On comprend alors que la rupture opérée par Lévi-Strauss était déjà
préparée par des mutations à l’intérieur du dispositif théorique des années 30 : la notion d’expérience
avait atteint les limites de ses possibilités, elle s’était gonflée de trop de positivités. Il ne restait plus
alors qu’à la vider de son contenu et à tirer de nouvelles possibilités de pensée d’une expérience
négative et sans contenu. Le primitif et le mystique ne se donnent plus alors dans une même
expérience à valeur initiatique : ils indiquent seulement les deux termes, supérieur et inférieur, entre
lesquels peut se déployer le tissu formel d’une expérience décharnée. L’expérience n’est plus ce qui
vient se grossir de positivités-limites, c’est ce qui ne cesse de revenir sur soi dans la négation de ses
conditions de possibilités. Il faut souligner que c’est dans une pratique littéraire, s’effectuant toujours
dans le risque de sa perte, plutôt que dans une théorie positive ou une métaphysique au croisement
des lignes de faits, qu’une telle expérience a pu se penser47.

48 Une telle réflexion sur l’anté-prédicatif mènerait à une analyse des réflexions finales de Merleau (...)

49 Cf. R. Bastide, Les Problèmes de la vie mystique, Paris, Max Leclerc, 1931, republié aux PUF en 19 (...)

50 R. Bastide, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, Paris, Pandora, 1978, traduction par C. (...)

24Quel intérêt y avait-il à lier ainsi le primitif et le mystique sur fond d’expérience ? Il s’agissait en
somme de mettre en question le sens du primitif comme archaïque ou anté-prédicatif, et d’annuler
la possibilité d’une expérience qui se remplit de ses propres conditions de possibilité, en la rapportant
à un pôle mystique qui l’ouvre sur ce qui la déborde 48. Les trois articulations du primitif et du
mystique qu’on a analysées avaient pour intérêt de ne jamais rabattre un des pôles de ce couple
instable sur l’autre dans une expérience originaire, mais de toujours les mettre en tension avec la
notion d’expérience : soit que, comme chez Lévy-Bruhl, la notion de mystique permette de désigner
ce qui, dans l’expérience des « primitifs », est irréductible à la nôtre, soit que, comme chez Bergson,
le primitif et le mystique se donnent comme deux pôles pour des expériences à chaque fois
singulières et différant en nature, soit que, comme chez Bataille, l’expérience du primitif se vide par
analogie avec l’expérience mystique. Le danger lorsqu’on lie ensemble le primitif et le mystique est
toujours de penser une expérience donatrice sur un modèle initiatique : ce fut le cas par exemple de
Roger Bastide, auteur d’un ouvrage intitulé Les Problèmes de la vie mystique49en 1931 et de
nombreuses études sur les transes de la religion africaine du candomblé de Bahia, auxquelles il fut
lui-même initié (voir le titre d’un de ses ouvrages : Images du Nordeste mystique en noir et
blanc50).Une telle conception initiatique est souvent présente dans les théories du métissage, dont
Bastide est un des fondateurs, car la théorie du métissage, dans sa version récente et optimiste,
suppose une expérience continue unifiant les pratiques et les langages. C’est une telle continuité de
l’expérience qu’un retour à la complexité des dispositifs théoriques des sciences humaines permet
de mettre en question. Il n’y a pas d’expérience originaire du primitif et du mystique, il y a des
expériences singulières et discontinues qui se relient dans la pratique d’un espace formel.

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Notes

1 C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1947, p. 98-113.

2 Il y a de nombreux récits de ce processus. Cf., par exemple, M. Duchet, Anthropologie et histoire au


siècle des lumières, Paris, Maspero, 1971.

3 Cf. Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.

4 Cf. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961.

5 Cf. M. de Certeau, La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, et l’article
« Mystique », in Encyclopedia Universalis, p. 521-526. Commençant son article sur Freud et sa critique de
Romain Rolland comme « mystique », de Certeau rappelle le contexte général dans lequel cette discussion
prend sens et note : « Cette abondante production comporte des positions très différentes, mais elle
semble avoir ceci de commun qu’on y rattache la mystique à la mentalité primitive, à une tradition
marginale et menacée au sein des Églises, ou à une intuition devenue étrangère au travail de l’entendement
(…) : la mystique y a d’abord pour lieu un ailleurs et pour signe une anti-société qui représenteraient
pourtant le fonds initial de l’homme. De cette période date une façon d’envisager la mystique qui s’impose
encore à nous. » (p. 522.)

6 Il est certain qu’on peut repérer en Allemagne au XIXe siècle des éléments de ce dispositif, comme le
renouveau du catholicisme à travers l’histoire des religions, ce dont témoigne la référence à Jacobi chez
Lévy-Bruhl. Une étude similaire à celle qu’on propose ici pour la France pourrait être menée pour l,
notamment à travers les figures de Heidegger et Scheler.

7 Pour un rappel des interprétations de la mystique en fonction de leurs positions universitaires, cf. E.
Poulat, L’Université devant la mystique, Paris, Salvator, 1999, chap. 1-3. On peut repérer ces positions,
par ordre chronologique : la psychopathologie (Ribot, Dumas, Janet), la psychologie (Leuba, James,
Delacroix), l’histoire des religions (Renan, Loisy, Baruzi), la philosophie de la nature (Bergson, Leroy), la
sociologie (Durkheim, Lévy-Bruhl, Bataille). Ces généalogies intra-disciplinaires ne doivent pas masquer
les emprunts entre disciplines, comme le mouvement qui va de Delacroix à Bergson et à Baruzi.

8 Cf. G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.

9 Cf. E. Lombard, La Glossolalie chez les premiers chrétiens et les phénomènes similaires, Lausanne,
1910, cité in R. Bastide, Les Problèmes de la vie mystique, Paris, PUF, 1996, p. 87.
10 Cf. R. Bastide, op. cit., p. 128. L’ouvrage de R. Bastide est une présentation très claire des « états
mystiques » et de leurs interprétations pathologiques, bien qu’il s’oppose à cette interprétation sous
l’inspiration de Delacroix.

11 Cf. T. Ribot, Les Maladies de la volonté, Paris, Germer Baillières, 1883, p. 123-147.

12 Cf. T. Ribot, La Logique des sentiments, Paris, Alcan, 1905, chap. IV.

13 Cf. P. Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926-1928. Janet appelle tendances asséritives ou
pithiatiques ces tendances à projeter le sentiment intérieur sur le monde extérieur, et tendances réfléchies
le stade où apparaît dans l’esprit un débat qui distingue le monde extérieur du sentiment intérieur. Le
mysticisme se produit dans l’intervalle entre ces deux tendances.

14 Cf. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie d’Auguste Comte, Paris, Alcan, 1900, p. 13. Cet usage du terme
mystique pour caractériser Comte est problématique : Comte refuse de caractériser sa philosophie comme
mystique et l’appelle toujours religieuse.

15 Cf. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie de Jacobi, Paris, Alcan, 1894, p. 240 : « Il fallait qu’il fût à la fois, et
à sa manière, mystique et rationaliste. » La conclusion de cet ouvrage a été prépubliée dans La Revue
politique et littéraire, en 1894, sous le titre « Un mystique rationaliste: F. Jacobi ».

16 Op. cit., p. 216. Cette explication sociologique n’est pas opposée à l’explication par l’hallucination
(« Les deux explications ne s’excluent pas. »). Ce qu’il faut comprendre, c’est comment le retour de
l’hallucination d’enfance (que Lévy-Bruhl décrit comme une angoisse devant l’idée de vie éternelle) est
évité grâce à l’éducation religieuse et à sa mise en forme philosophique.

17 L. Lévy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910, p. 79.

18 Cf. Sally Price et Jean Jamin, « Entretien avec Michel Leiris », Gradhiva, n°4, 1988, p. 29-45. Leiris
décida de partir en Afrique sous le choc de la lecture de l’œuvre de Lévy-Bruhl, qu’il connaissait de seconde
main par l’ouvrage de Charles Blondel, La Mentalité primitive.

19 Cf. E. Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, Paris, Gallimard, 1972 (édition
originale en 1938), p. 38 : « Les notions mystiques : Ces types de pensées attribuent aux phénomènes
ultra-sensibles des qualités qui ne découlent pas ou ne découlent qu’en partie de l’observation ; ou qu’on
ne peut pas déduire de la logique ; ou qu’elles ne possèdent pas. »

20 L. Lévy-Bruhl, Carnets, Paris, 1998, p. 16.

21 Cf. L. Lévy-Bruhl, L’Expérience mystique et les symboles dans la mentalité primitive, Paris, Alcan,
1938, p. 170 : «Comment l’insaisissable sera-t-il saisi ? Comment ce qui est révélation devient-il
expérience concrète ? En se modelant autant que possible sur l’autre expérience, en s’objectivant. Ce sera
une des raisons d’être des symboles. »

22 Cf. M. Leenhardt, Préface aux Carnets, Paris, PUF, 1949, p. LI : « L’épithète mystique ne s’impose pas
dans cette expérience où l’affectivité étouffe la rationalité et le bon sens. Mythique, et parfois magique,
souvent conviendraient mieux. Mais, tandis que Lévy-Bruhl a courageusement abandonné le terme
inadéquat de prélogique, (…) son attachement au terme mystique l’a empêché au contraire de le changer. »

23 C’est E. Leroy, successeur de Bergson à la chaire de philosophie du Collège de France, qui a repris la
notion d’intuition en en faisant un acte mystique, alors que Bergson y voyait une méthode philosophique.

24 Cf. W. James, The Varieties of Religious Experience, Edimbourg, Gifford Lectures, 1902, traduit en
français en 1906, L’Expérience religieuse, Paris, Alcan, 1906. Un autre livre d’un psychologue américain
important est celui de J. Leuba, Psychologie du mysticisme religieux, traduit par Lucien Herr en 1927.
25 Notons que Ribot a lui-même distingué à la fin de sa vie les grands mystiques, hommes d’action, et la
maladie qu’il appelle quiétiste en référence au débat sur le quiétisme mené par Molina. Cf. T. Ribot, « L’idéal
quiétiste », Revue philosophique, 1915.

26 Cf. Bulletin de la Société Française de Philosophie, tome 6, p. 1. Dans cette séance du 26 octobre
1905, Delacroix doit répondre aux objections d’E. Boutroux sur le caractère logique et non psychologique
ou chronologique de ce processus, et à celles de Maurice Blondel sur la possibilité d’étudier la mystique
indépendamment de son contenu religieux.

27 Le début du quatrième chapitre des Deux sources suggérerait une réponse positive quoique prudente :
« Il ne faudrait pas forcer l’analogie ; nous devons pourtant remarquer que les communautés
d’hyménoptères sont au bout de l’une des deux principales lignes de l’évolution animale, comme les
sociétés humaines à l’extrémité de l’autre, et qu’en ce sens elles se font pendant. » (p. 283) Mais ce
passage ne prend sens qu’après la longue discussion avec Lévy-Bruhl dans le chapitre 2. Il faut noter par
ailleurs que les sociétés humaines sont toujours pour Bergson des sociétés d’êtres libres et intelligents, ce
en quoi elles ne peuvent être des fourmilières. Tout le problème pour Bergson est d’expliquer comment
peut se former l’équivalent d’un instinct pour des êtres libres, problème qu’il résout par la notion de « tout
de l’obligation »: si chacune des obligations est arbitraire, donc indéterminée, signe de liberté, le tout de
l’obligation est nécessaire, et en ce sens il est un équivalent de l’instinct, un « instinct virtuel ».

28 Cf. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 162 s., et p. 290 :
« Nous estimons que si l’on éliminait de l’homme actuel ce qu’a déposé en lui une éducation de tous les
instants, on le trouverait identique, ou à peu près, à ses ancêtres les plus lointains. » Il faut noter
cependant qu’il y a une différence de degré entre le primitif et le civilisé : le civilisé a développé par la
mécanisation une capacité technique qui reste rudimentaire chez les primitifs.

29 Cf. A. Loisy, Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion, Paris, Émile Nourry, 1934. L’œuvre
d’A. Loisy appliquait la méthode sociologique et psychologique à l’étude de l’histoire des religions, ce pour
quoi il fut condamné par Pie X pour modernisme en 1907. Bergson avait admiré son ouvrage de 1908, La
Religion hébraïque, qui faisait du sacrifice le nœud de la religion comme action sacrée, efficacité réelle. Ce
que reproche Loisy à Bergson en 1934, c’est d’établir des distinctions métaphysiques appuyées sur une
philosophie de la nature, là où Loisy voit des continuités dans le tissu de l’expérience humaine.

30 Ibid., p. 225.

31 Jean Baruzi, successeur de Loisy à la chaire d’histoire des religions au Collège de France, tentera de
concilier la démarche de son maître et prédécesseur et celle de Bergson, notamment dans son
ouvrage, Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique (Paris, Alcan, 1931), qui montre qu’il y
a une métaphysique originale sous-jacente à l’expérience mystique de Jean de la Croix. À l’objection d’E.
Le Roy selon laquelle on ne peut décrire une expérience mystique de l’extérieur par une métaphysique
abstruse, il répond qu’on peut comprendre avec tout son être une expérience à laquelle on ne participe
pas, si l’on se place au niveau des symboles mis en mouvement par cette expérience mystique. Dans sa
Leçon inaugurale au Collège de France, il se réclame d’une méthode bergsonnienne : « La vie religieuse
est faite d’interactions entre un jaillissement intérieur qui appelle à se fixer et des formes qui lui sont
offertes » (in Problèmes d’histoire des religions, Paris, Alcan, 1935). Si Baruzi a pu croiser Bergson, c’est
sans doute par leur référence commune à Leibniz, sur lequel Baruzi avait fait sa thèse, Leibniz et le système
d’organisation religieuse du monde : dans sa leçon inaugurale, il parle ainsi d’un « univers religieux
multiplié perspectivement ». Baruzi a commenté les Deux sources dans « Le point de rencontre de Bergson
et de la mystique », Recherches philosophiques, 1935.

32 Ceci ne veut pas dire que les « sociétés closes » ne connaissent pas la guerre, au contraire ; mais
leurs guerres sont répétitives, alors que seule une intuition mystique peut inventer une nouvelle forme de
vie politique. Les sociétés closes ont donc une histoire, mais elles ne sont placées dans l’historicité que par
les individus mystiques qui les forcent à s’ouvrir. Cette conception de la politique mystique est inspirée de
l’idée de Péguy selon laquelle « tout commence dans la mystique et tout finit dans la politique », dans son
article « La mystique et la politique », Notre jeunesse, 17 juillet 1910, reproduit dans ses Œuvres, tome
III, Gallimard, 1992, p. 5-159.

33 Cf. Entretiens avec Jacques Chevalier, p. 152 : « Je viens montrer aux philosophes qu’il existe une
certaine expérience, dite mystique, à laquelle ils doivent, en tant que philosophes, faire appel, ou dont ils
doivent tout au moins tenir compte. Si j’apporte, dans ces pages, quelque chose de nouveau, c’est cela ;
je tente d’introduire la mystique en philosophie, comme procédé de recherche philosophique » (cité in H.
Gouhier, Bergson et le Christ des Évangiles, Paris, Fayard, 1964, p. 189 s.).

34 Cf P. Macherey, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature,


Paris, PUF, 1990, p. 100.

35 G. Bataille, Œuvres complètes, VII, Paris, Gallimard, p. 562.

36 Cf. H. Bergson, Le Rire, Paris, Alcan, 1900.

37 Cf. D. Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979.

38 Cf. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, et la critique qu’en fait Sartre : « Un
nouveau mystique », in Situations I, Paris, Gallimard, 1947.

39 Sur la démarcation de Bataille par rapport à la psychopathologie et la nécessité d’analyser l’expérience


du mystique du dedans, cf. « Notes. Vue d’ensemble sur le mysticisme », Critique 58, mars 1952, p. 272-
278. Bataille note que parmi les patients de Pierre Janet considérés comme mystiques, il y avait un certain
Martial qui n’était autre que Raymond Roussel.

40 Sur la critique de l’interprétation de Hegel par Kojève, cf. B. Karsenti, « Bataille anti-
hégélien ? », Magazine littéraire, novembre 1991, p. 54-57. Sur la critique de Breton, cf. P. Macherey,
« Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, Paris, PUF, 1990, p.
97-114.

41 Cf. G. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 36-81, et L’Érotisme, Paris, Minuit,
1957, Première partie. Dans la deuxième partie, l’étude V, « Mystique et sensualité », est particulièrement
intéressante ici car, tout en refusant l’interprétation psychopathologique de la mystique, Bataille refuse
l’interprétation théologique qui fait du mysticisme un accès à la pureté : il faut au contraire penser le
mystique par-delà le pur et l’impur ; la théologie essaye donc de maintenir une forme de discontinuité là
où au contraire se rencontre la plus effrayante continuité.

42 Cf. G. Bataille, « Lascaux ou la naissance de l’art », Œuvres complètes, IX, Paris, Gallimard, p. 79.

43 Ibid., p. 24.

44 Cf. ibid., p. 70 : « Dès le temps des hominiens, le travail eut lieu, logiquement, d’après des principes
contraires à la prétendue ‘mentalité primitive’ que l’on affirme avoir été ‘prélogique’. Cependant les
conduites que l’on dit primitives et prélogiques, qui sont effectivement secondaires et postlogiques, les
conduites magiques et religieuses, ne font que traduire la gêne et l’angoisse qui se sont emparées des
hommes agissant raisonnablement, conformément à la logique impliquée dans tout travail. Ces conduites
signifient l’inquiétude profonde qu’inspirait dès l’abord le monde dont le travail dérangeait l’ordonnance
spirituelle » (je souligne).

45 Bataille peut ainsi se permettre de rejeter un livre parce qu’il prétend parler d’une expérience mystique
que l’auteur n’a visiblement pas vécue : cf. « Expérience mystique et littérature », article sur Louis Pauwels
« Saint-Quelqu’un », Critique 2, juillet 1946, p. 117-119.

46 « Les œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites,
négligées jusqu’ici, seront l’objet d’études aussi rigoureuses, aussi scientifiques que celles des
archéologues (…) On envisage ici, en général, les faits les plus inquiétants, ceux dont les conséquences ne
sont pas encore définies. Dans ces diverses investigations, le caractère parfois absurde des résultats et
des méthodes, loin d’être dissimulé, comme il arrive toujours conformément aux règles de la bienséance,
sera délibérément souligné, aussi bien par haine de la platitude que par humour », texte de présentation
de Documents, cité in M. Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents », Critique 195-196,
août-septembre 1963, p. 689. Cf. aussi Jean Jamin, « Documents revue, la part maudite de
l’ethnographie », L’Homme 151, 1999, p. 257-266.

47 Sur la notion d’expérience littéraire telle qu’elle a pu être élaborée par Foucault, notamment sous
l’influence de Bataille, cf. P. Macherey, Présentation de M. Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard,
1992, p. VIII-XV.

48 Une telle réflexion sur l’anté-prédicatif mènerait à une analyse des réflexions finales de Merleau-Ponty
sur « l’être sauvage » dans un passage de la phénoménologie à la réflexion sur l’anthropologie de Lévi-
Strauss.

49 Cf. R. Bastide, Les Problèmes de la vie mystique, Paris, Max Leclerc, 1931, republié aux PUF en 1996.
Cet ouvrage récapitulait les travaux de psychologie du mysticisme en prenant nettement parti pour
Delacroix contre la thèse pathologique.

50 R. Bastide, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, Paris, Pandora, 1978, traduction par
C. Beylier de Imagens do Nordeste mistico em preto e blanco, Rio de Janeiro, Cruzeiro, 1945.
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Pour citer cet article

Référence électronique
Frédéric Keck, « Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et Bataille », Methodos [En ligne],
3 | 2003, mis en ligne le 05 avril 2004, consulté le 13 mars 2019. URL :
http://journals.openedition.org/methodos/111 ; DOI : 10.4000/methodos.111
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Cet article est cité par

 Dassonneville, Gautier. (2015) Du topos à la contre-topique. Cartographie du magique comme


champ opératoire de la phénoménologie sartrienne. Methodos. DOI: 10.4000/methodos.4208

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Auteur

Frédéric Keck
UMR « Savoirs et textes », C.N.R.S.-Université de Lille 3, keck.soler@wanadoo.fr

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Paru dans Methodos, 2 | 2002

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