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Journal des savants

L'Afrique du nord avant l'histoire et au début de l'histoire


Félix Georges de Pachtère

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Pachtère Félix Georges de. L'Afrique du nord avant l'histoire et au début de l'histoire. In: Journal des savants. 12ᵉ année,
Juillet 1914. pp. 303-315;

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1914_num_12_7_4258

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L'AFRIO,1TE DU NORD AU UÉlîUT DE L'HISTOIRE. 303
va de 'pair avec Drusus et Trajan. Mais les circonstances ne sont
plus les mêmes. On retardera, sans pouvoir l'empocher, le triomphe
de la Germanie. Auguste, en arrêtant Tibère au seuil de la Bohème,
libère, en rappelant Germanicus du massif hercynien, avaient de
loin préparé Charlemagne.
Georges RADET.

L'AFRIQUE DU NORD AVANT L'HISTOIRE


ET AU DÉBUT DE L HISTOIRE.

Sr. Gskll. Histoire ancienne de l'Afrique du Nord. Tome I,


Les conditions du développement historique, les temps primitifs,
la colonisation phénicienne el C empire de Cartltaye. In volume
in-8", 5Vi p. — Paris, Hachette et C"\ uji'o.
DEUXIEME ET DERNIER ARTICLE i.

II

Les premiers habitants de la Bcrbérie ont vécu en plein air. au


milieu d'une l'aune quaternaire chaude, utilisant les mêmes « coups
de poing )) ehclléens, les mêmes haches en forme d'amande aeheu-
léenncs. les mêmes lames et raeloirs moustériens que leurs voisins
d'Europe. Mais tandis que le froid qui gagnait notre continent
obligeait ses habitants à exercer leur intelligence dans une apre lutte
pour la vie. il n'agissait pas assez pour développer au même point
les facultés inventives de l'Africain.
Aussi le paléolithique récent de Berbérie révèle-t-il des industries
bien primitives au regard de celles des troglodytes d'Europe. A 1 est.
les escargotières gétuliennes. campements ou abris sous roche, ont
subsisté longtemps sans autres outils essentiels que des lames, des
poinles, des grattoirs et des burins qui ne ressemblent que de bien
loin aux instruments aurignaeiens. V l'ouest, dans cette même période
où l'homme ignorai! les haches polies et la poterie, une autre
industrie semble aujourd'hui se; révéler dont I outillage minuscule, lames
1! Voir le premier article dans le cahier de juin, p. 2 G").
304 F. G. DE PACHTERE.
droites ou en croissant, grattoirs circulaires, rappelle celui des
stations contemporaines de l'Espagne méridionale, et cet ibéro-
maurusien aurait, dit-on, quelque parenté avec le magdalénien.
Parenté bien lointaine. Tandis que la caverne où travaillait l'homme
de la Madeleine fut pour lui une véritable demeure, ce ne lut
jamais pour l' Africain qu'un refuge au voisinage d'un campement.
Tandis que l'un embellissait sa grotte d'œuvres d'art, comme un
temple, l'autre n'avait encore que des goûts de parure, il s'ornait
de colliers et se barbouillait la peau d'ocre. Déjà l'Afrique du Nord
était à l'Europe terre de Barbarie.
Elicle resta pendant la période néolithique. C'est à peine si dans
les grottes, mieux étudiées en Oranie qu'ailleurs, l'industrie ibéro-
maurusienne se perfectionne tandis qu'apparaissent les premières
poteries grossières, les premières haches polies en ophite, les unes
plates comme celles d'Europe, les autres, en forme de boudin, spéciales
à l'Afrique. Mais plus tard, dans les stations en plein air du
néolithique berbère, on tombe en véritable décadence. De gros outils mal
taillés pourraient être attribués au moustérien s'ils n'étaient associés
aux haches polies. C'étaient des sauvages que ces indigènes qui
vivaient au pied des rochers du Sud oranais où ils sont représentés,
le chef couronné de plumes, le corps paré de bracelets et de colliers,
occupés ù la chasse.
Cependant la tradition industrielle du néolithique des grottes se
conservait dans les stations du néolithique saharien dont les produits
se retrouvent d'un bout à l'autre des confins de la lîcrbérie, et
s'expédiaient jusqu'aux steppes de l'Algérie centrale. Même à voir les
petites haches aplaties, les lames soigneusement retouchées et surtout
les pointes de flèches délicates qu'on fabriquait en ces ateliers, on
est frappé de leur ressemblance avec l'outillage des Egyptiens du
temps des premières dynasties. Il semble que, par l'intermédiaire
des tribus d'une Ethiopie moins desséchée que le Sahara
d'aujourd'hui, la civilisation égyptienne ait prêté aux artisans de la Herbé-
rie des modèles que ceux-ci imitèrent si longtemps qu'au lemps
d'Hérodote, les Libyens se servaient encore de pointes de flèche en
pierre.
Ainsi l'industrie préhistorique de l'Afrique du ?^ord n est pas
seulement barbare, comparée à ses contemporaines de l'Europe
L'AFRIOUK DU NOHD AU DÉBUT DE L'HISTOIRE. :to5
méridionale cl de 1 Egypte, elle traverse elle-même des périodes de
decadence. Elle ne renaît qu'au contact de civilisations plus actives.
A la fin du paléolithique récent, F Espagne du Sud est sa maîtresse
en technique; au néolithique, l'Egypte, à son tour, impose ses types
aux ateliers des confins sahariens. Hien plus, soit incapacité
d'inventer, soit même paresse de se tenir au courant des progrès d
autrui, les Africains conservent à travers les siècles les outils et les
armes qu'ils ont une l'ois adoptés. Leurs progrès furent si lents
qu'au temps où l'Europe méditerranéenne apprenait le traviai du
cuivre, du bronze, puis du fer. la Libye en restait à I usage des
instruments de pierre. Elle ne connut sans doute les métaux que
par les premiers marchands phéniciens qui vinrent l'aborder. Au
deuxième millénaire avant J.-C. à l'âge d'or des civilisations
orientales, la herhéric vécut sans contact direct avec celles-ci. Peut-être
en vit-elle par l'Egypte le lointain mirage sur le Sahara: mais la mer
ne lui apporta rien de leurs produits. Les cotes de l'Afrique mineure
furent en Méditerranée les dernières auxquelles vinrent toucher les
marins et les commerçants de l'Orient et quand ils y débarquèrent,
ils trouvèrent encore les indigènes armés de pierre.
Pourtant ces barbares avaient déjà dépassé ce sladc de civilisation
rudimentaire où l'homme, errant à l'aventure, s'arrête quand la nuit
le surprend, se nourrit de la chair des hèles fauves et. comme le
bétail, de l'herbe des champs. Si le travail de la vigne, de 1 olivier,
du figuier exigeait des soins très minutieux que seuls les
Phéniciens purent apprendre auv indigènes, si, loin du Tell,
l'arboriculture ne se développa qu'à l'époque romaine. l'Africain sul de bonne
heure faire croître les céréales, car on a trouvé la meule à broyer le
grain dans des grottes néolithiques de l'Atlas saharien et du littoral
d Orarne. MaislesAfricainsfigurés sur les gravures rupeslres deTyout
pratiquaient surtout l'élevage! Leurs dessins représentent des breuls
tenus en laisse, couverts d'un bât. des moutons dociles compagnons
de l'homme, des béliers coi des dun disque, ornés dun collier. Dès
le, xme siècle avant J.-C. les Lcbou et les Mashouaslia de Libye,
.voisins des Egyptiens possédaient des ânes. Le cheval, qui était encore
inconnu au temps des stations néolithiques anciennes, apparaît au
néolithique berbère, sur les gravures rupeslres. ceinturé, porteur
d'une housse, attaché à un tronc d'arbre. Au moins dès le milieu
SAVANTS. 3t)
306 F. G. DE PACHTERE.
du deuxième millénaire avant J.-C. les indigènes possédaient des
animaux domestiques.
Mais ils n'ont pas su clos l'origine les apprivoiser eux-mêmes. Le
mouton au chanfrein busqué, aux longues pattes, des gravures
rupestres est représenté sur les images égyptiennes du moyen Empire.
L'une alrieain a les plus beaux représentants de sa race sur les bords
du Nil. La chèvre naine du pays semble venue d'Asie par
l'intermédiaire de l'Afrique du Nord-Est. Le cheval le plus ancien de la Bcr-
bérie n'est pas l'arabe qui ne ligure pas sur les mosaïques romaines,
mais le barbe, proche parent du dongola, dont la race, d'origine
asiatique, serait la seule connue des Egyptiens du nouvel Empire.
]1 semble que les anciens Libyens n'aient pas été des maîtres
éleveurs, mais qu'il reçurent tardivement de l'Orient égyptien des leçons
qu'ils répétèrent.
'L'Egypte fut aussi leur éduca trice en religion. Par la Tripolilaine
où, au vic siècle de 1ère chrétienne, les Lagnata priaient encore le dieu
(iiirzil, né d'Ammon et d'une vache, les cultes zoola triques
pénétrèrent en Bcrbérie. Au temps d'Hérodote, les indigènes adoraient déjà
le soleil, mais, au dire de Macrobc, ce culte de l'astre s'adressait au
dieu Ammon représenté avec des cornes de bélier. Or. c'est le même
dieu égyptien qu'invoquaient déjà les artistes qui dessinèrent les
gravures rupestres du Sud oranais. Il est représenté sous la forme d'un
bélier coille d'un disque que maintient une jugulaire et que ilanquenl
deux serpents. Au deuxième millénaire avant J-.C, alors que les
dynasties thébaines répandaient le culte d'Ammon-Iia, celui-ci, sans
frayer les voies de la mer que devait ouvrir 1' .Hercule phénicien,
s'avançait par les chemins terrestres d'Afrique non seulement
jusqu'aux oasis du Sahara oriental, jusqu'aux plateaux de Cyrénaïque et
de Tripolilaine. mais même, par delà toute la Berbéric, jusqu'aux tribus
méridionales du Maroc dont l'une adorait encore son bélier au
xi" siècle après J-.C. En suivant les confi. us du désert. Ammon,
dépassant les colonnes d'Hercule, arrivait jusqu'à l'Atlantique.
Si l'on reconnaît justement le dieu de Thèbes dans l'animal des
gravures rupeslres, on peut expliquer et dater avec quelque sécurité
les premières manifestations de l'art indigène. Elles sont antérieures
aux dessins libyeo-berbères où le dromadaire est déjà ligure. Elles
représentent, à côté de certains animaux qui vivent encore dans la
L'AFRIQUE DU NORD AU DÉBUT DE L'HISTOIRE. .'M)7
Berbéne, quelques autres qui en ont disparu. La présence de l'élé-
pbant sur les gravures nipeslres anciennes suffirait à prouver que
celles-ci ne peuvent être plus récentes que le début de notre ère.
Mais comme on y trouve aussi le cbcval qui ne lut introduit
d Kgypte en Berbéric qu'api'ès le x\T siècle avant J.-C, comme
surtout on v voit le bélier au disque, contemporain du moyen âge thé-
bain, ces gravures ne peuvent, en l'ensemble, èlre plus anciennes
que la seconde moitié du deuxième millénaire. avant le Christ. (Vest
alors que la civilisation du néolithique récent se serait développée
dans l'Afrique du ."Nord, qu'auprès des sources où ils campaient,
les indigènes gravèrent sur les grandes parois verticales des rochers
gréseux qui les protégeaient, à l'aide d'outils de pierre, en trails
larges et profonds, les simples silhouettes des êtres humains qu'ils
voyaient, des animaux qu'ils chassaient ou adoraient. Ce ne
peut être par caprice d'imitation, par goût d'exercer une activité de
jeu qu'avec des instruments si rudimentaires ces primitifs ont
exécuté ces pauvres, mais difficiles dessins. C'est le sentiment religieux
qui leur lit représenter, avec le bélier sacré d'Ammon. des
personnages en ollVandc. en danse sacrée, en prière: c'est la croyance aux
phénomènes de la magie sympathique qui leur inspira de figurer des
scènes de chasse, de pâture, car ils pensaient, en travaillant à ces
images, s'assurer régulièrement la possession des bêles de proie et
du bétail. Chez ces Berbères comme chez l'homme de la Madeleine,
l'art éiait un acte de superstition, de foi.
On ne peut se faire un portrait bien exact de ces premiers
habitants de l'Afrique du Xord. Les gravures rupestres les indiquent de
façon trop sommaire; les écrivains anciens se contentent de les
classer en tribus, en peuples, sans songer à les dépeindre. Pourtant, s il
est vrai qu'aucune invasion d'éléments étrangers n'a jamais jeté assez
d'hommes sur le pays pour oblitérer la physionomie de sa population
primitive, c'est dans le Berbère actuel qu'on peut essayer de
retrouver les traits des anciens indigènes.
Par malheur, non seulement l'anthropologie n'est pas encore
assurée de ses méthodes, de ses mesures mêmes, mais elle n'en est
qu'aux rudiments en l'étude de la race berbère. Cependant elle y
distingue aujourd'hui, à coté d'individus blonds, d'yeux clairs, de
peau blanche, des gens qui peuvent se ranger en des classes dille-
308 F. G. DE PACMTERE.
renies pour la taille, la forme du crune et de la face, mais qui tous
se présentent avec des cheveux bruns, des veux noirs, une peau
foncée par le soleil cl ressemblent assez aux Européens des cotes et
des îles de la Méditerranée occidciilalc pour qu'on puisse les estimer
leurs proches parents. Mais l'origine, la voie d'immigration de ces
deux grandes familles de la race berbère ne nous sont pas connues.
Peut-être celle population n'est-elle pas la première venue dans
l' Afrique du Nord. Sur les contins du Sahara, en particulier dans le
.Djérid, habitent encore des individus de stature assez forte, de teint
brun rougeàlre. de type négroïde. Ils doivent descendre de ces
Ethiopiens que les écrivains de l antiquité nous signalent comme les
voisins au Sud des (létules. Les premiers hommes de cette race ont
■pu vivre en pleine !>crbéric. On a trouvé des crânes de négroïdes
dans les grottes néolithiques d'Oranie. En plein pays du chène-liège,
c'est-à-dire dans le Fell tunisien ou conslanlinois, il existait, selon
Diodore, une tribu des Asphodélodcs semblable de couleur aux
Ethiopiens. On rencontre encore ce type d'individus dans la Khrou-
mirie. C'est comme un vestige des plus anciens habitants du
Maghreb.
Malgré la concurrence de l'arabe, langue littéraire et religieuse,
une partie des indigènes actuels gardent l'usage de dialectes berbères.
Ceux-ci, pour variés qu ils soient, se rattachent tous à une vieille
langue iibyque qui se parlait jusqu'aux confins de l'antique Ethiopie.
Malheureusement de ce parler on ne sait presque rien. Des
inscriptions libyqucs on ne comprend qu'un mot. Les textes anciens nous
en indiquent quelques autres, défigurés: mais on nen retrouve
qu'un seul dans le vocabulaire des Marocains de Mazagan. Quelques
noms anciens de personnes se terminent par les désinences an. in.
usai qui. se rencontrent dans l'onomastique moderne. Quatre ou cinq
noms de lieux peuvent s'expliquer avec certitude par le berbère. Et
c'est tout. Aussi serait-il imprudent de vouloir remonter au delà de
la période du hbyquc. \ cul- il auparavant une langue commune
parlée par les peuples de l'Afrique du Nord, de la France, de l'Italie,
de l'Espagne? On ne saurait le conjecturer que de la ressemblance en
tous ces pays de quelques noms de rivières; ce n'est pas assez pour
conclure. Ignorant presque tout du libyque, on doit se résigner à ne
connaître rien de sûr d'une langue qui l'a pu précéder.
L'AFRIQUE DU NORD AU DÉBUT DR L'HISTOIRE. 309
Du moins, en celte élude des industries, de la vie. de la
religion, du type physique, de la langue des premiers Africains, a-t-on
saisi ici et là les indices, sinon de leur parenté, du moins de leurs
relations avec les habitants d'autres contrées. Là-dessus, les anciens
ne racontent que des Tables. Encore ces récits sont-ils le produit d'une
imagination peu inventive, l ne tradition rapportée par Strabon
attribue aux Maures l'Inde comme première patrie. L ne autre, que
suit Josèphe. veut qu'l levila ills de Ivousch, ait été 1 ancêtre des
(ìélules. Proeope considère les indigènes comme des Protophénieiens.
qui. chassés de Palestine par les Juifs, seraient venus s'installer sur
les cotes de Libye d'où les Phéniciens de Didon les auraient refoulés
dans l'intérieur du pays. La plus répandue de ces légendes est celle
(jiie rapporte Salluste d'après les livres d'Iliempsal. prince numide
nourri des traditions carthaginoises. Il prétend à sa suite retrouver
en Afrique les descendants des Médo-Arméniens et des Perses qui.
venus en Espagne sous la conduite d'Hercule, auraient, après sa
mort, passé en Afrique. Les premiers mêlés aux: Libyens auraient
formé la race des Maures près de la mer intérieure; les autres,
associés aux (ìélules. auraient constitué au voisinage de 1 Océan
d'abord, puis dans le Sud de la lîerbérie. une population si mouvante
qu'elle prit le nom de Nomades ou Numides. Plus sauvages et
guerriers que les Libyens, les Numides auraient lini par conquérir la
lîerbérie presque entière jusqu'au littoral.
Tous ces récits sont sans valeur, fondés sur des etymologies
fantaisistes, sur la lecture arbitraire d inscriptions indéchill'rables.
Du moins le dernier est-il de travail plus complexe. Les Africains
en ont fourni la maigre trame, mais Phéniciens cldrccs ont brodé
sur ce canevas. Des tribus indigènes pouvaient porter des noms assez
semblables à ceux des Perses, des Mèdes et des Arméniens. 11 n'en
a pas fallu plus pour que ces orientaux fussent enrégimentés dans
la mythique armée de l'Hercule qu'adoraient les colons de Ciadès.
Les Numides étaient nomades: les (îrecs ont pensé qu'ils tiraient
leur nom de leur genre de vie. Ils habitaient en des cabanes ou
mapnlia qui avaient la forme de bateaux renversés; c'est sans doute
que leurs ancêtres, en louchant les cotes hbyques n'y trouvèrent
d'autre abri que les coques retournées de leurs grandes barques.
Assurément, dans leurs détails, ces récits étaient puérils, mais ils
310 F. G. DE PACI-ITERE.
convenaient à des peuples enfants. Ceux qui les forgeaient n'étaient
pas des artisans désintéresses. Phéniciens de Carthage et Crées de
Cyrénaïque ont essayé, en les répandant, de gagner le respect et les
ressources des indigènes. Ces contes n'étaient pas de leur part
simples jeux d'esprit, mais réclame pour leur diplomatie politique
et commerciale. 11 n'y a pas si longtemps que la propagande
germanique découvrait des liens de parenté entre Allemands et
Marocains.
De telles fables peuvent donc avoir quelque valeur pour l'élude
des rapports des Crées et des Carthaginois avec les indigènes, elles
n'en ont aucune pour déterminer les relations qu'entretinrent les
Africains avec les pays d'alentour avant la venue des Phéniciens et
des Hellènes. Or ce n'est pas avec les peuples de la mer, Egéens et
Syriens, que les Berbères eurent commerce; c'est avec les Egyptiens
par la voie déjà difficile du Sahara.

Ill

Les Phéniciens firent entrer ces peuples dans l'histoire.


Dès la lin du deuxième millénaire, ils avaient pénétré dans la
Méditerranée occidentale, et. sans s inquiéter beaucoup de faire
commerce avec les côtes d'Italie, de Caule et de Libye, ils avaient couru
droit à l'Ibéric" dont ils convoitaient les mines. Même ils avaient
dépassé les colonnes d'Hercule et, vers iiio. pour exploiter l'argent
de Tartessos et peut être déjà pour recevoir l'étain cantabrique et
breton, ils avaient fondé dans un îlot, à l'embouchure du
Guadalquivir, un entrepôt, la colonie de Cadès. Pour garder en
Méditerranée leur route vers l'Ouest, mais aussi pour faire commerce avec
les Sicules, ils avaient occupé les promontoires et les îles qui
commandent la Sicile. Postés à Malte, à Gozzo, à Pantellaria, en Sar-
daigne, ils surveillaient de près ou de loin, tout en trafiquant en ces
parages, les chenaux d'accès à la mer d'Occident. Maîtres de ses
flots, ils ne songèrent pas à s'installer fortement sur les terres
voisines, à les marquer de l'empreinte de leur civilisation. Ils firent
traite de marchandises, mais non point œuvre de conquête. Ils
créèrent des escales, des comptoirs, quelques colonies même; ils ne fon-
L'AFRIQUE DU NORD AU DÉBUT DE L'HISTOIRE. 311
dorent pas de véritable empire commercial. Ce rôle était dévolu à
Carthage.
Ce n'est pas en se confiant aux Syrtes inhospitalières, mais par la
Sicile que les Tyricns louchèrent la Berbéric. Au xic siècle avant
J.-C, ils pouvaient avoir établi sur ses cotes des marchés dont ils
exportaient l'ivoire et les plumes d'autruche, des échelles du
couchant qu'ils fréquentaient au retour d'Espagne quand leurs bateaux
lourds de l'argent tarlessicn profitaient du courant qui les poussait
d'ouest en est le long du rivage libyque. Enfin ils s'y fixèrent en
quelques colonies. Selon Timéc. qui n'est pas si médiocre garant,
et d'autres auteurs sans doute indépendants de lui. les plus anciennes
de ces fondations seraient à peine plus récentes que (îadès. En 77
après J.-C. au temps de Pline l'Ancien, il y avait encore dans le
temple d'Apollon à L tique des poutres de cèdre numide, vieilles
comme la ville de 1178 ans. U tique serait donc née en 1101. Hadru-
mèle, Leptis magna, les deux I lippone, la Lixus marocaine étaient sans
doute aussi les ancêtres de Carthage. Toutes étaient des ports
maritimes ou fluviaux, installés sur un îlot còtier, en une baie du littoral,
au bord d'un lac intérieur, à l'embouchure d'une rivière. Tyr
voulait par ses colons exploiter le pays sans s'y avancer.
(Vest ainsi que Carthage se fonda, entre les deux Méditerranées,
au bout d'une langue de terre, près de deux anses. Son nom de
(Jarl-!iad(isht, la ville nouvelle, ne doit pas signifier qu'elle s'éleva
sur le site d'une ancienne cité; il la désigne comme la cadette
d'autres colonies phéniciennes de Libye ou plutôt comme la fille
préférée de Tyr.
11 n'est qu'une seule légende de la fondation de Carthage par
Didon qui nous soit rapportée tout au long; c est le conte que fait
Justin, 1 abréviafeur de Trogne Pompée, et ce récit qu'on trouvait
déjà dans Timéc est répété, avec quelques variantes, parles écrivains
de l'époque impériale. Il témoigne chez ceux qui les premiers en ont
combiné les épisodes, non seulement d'une heureuse imagination,
mais aussi d'une certaine connaissance des Phéniciens, des
Carthaginois, faculté et science que possédaient les Siciliens. (îrecs et
proches voisins de Carthage. Pourtant il est de très faible teneur
historique. A peine peut-on dire que Pygmalion, roi de Tyr, vécut
vers la lin du i\" siècle, et que l'existence d'une Didon emigrante
312 F. G. DE PACHTERE.
ri est pas (( tout à fait inadmissible ». Du moins est-il presque
certain que Carthage fut une colonie officielle de Tyr, fondée à la lin
du ix° siècle avant J.-C, vers 8iri-8i3.
Cette nouvelle Tyr devait prendre en Occident la succession de
l'ancienne, défaillante. Tandis que la cité mère devenait vassale ou
sujette des Assyriens, des Chaldéens. des Perses et devait prêter ses
vaisseaux aux entreprises du (îrand Hoi contre l'Ionie, Carthage prenait
la tète des colonies de l'Ouest. Comme U tique, elle gardait l'entrée
de la Méditerranée occidentale; mais si, en qualité de cadelle, elle
aurait pu se ranger à son obéissance, elle l'emportait sur toute cité
phénicienne d'alentour en dignité. Fondée par Didon, lille cl sœur
de rois, peuplée des descendants de la meilleure aristocratie
tvrienne, celle puînée était de plus grande noblesse que ses aînées.
Bien plus, pour illustrer son nom. elle trouva des ambitieux qui
travaillèrent à la grandeur de l'empire en simposanl comme maîtres
à la cité. Du milieu du vi° siècle à /|8o. Malchus, puis, pendant
trois générations, les Magonidcs détinrent le pouvoir; mais ils s'en
rendirent dignes en combattant en Sicile, en Sardaigue. en Afrique.
On peut dire d'eux tous ce que Justin dit de Magon : Mago iinpcrator
cujus industria et opes Carthagiiiieiisiurn et imperii fuies et bellieosac
gloriac laudes ereverant.
Cette domination que méritait Carthage était devenue nécessaire
aux colonies phéniciennes de l'Occident. Non seulement elles avaient
à se défendre partout contre les assauls des indigènes, mais elles
devaient se grouper pour faire face au danger hellénique qui
menaçait toute leur Méditerranée. Les colonies grecques qui s'étaient
d'abord cantonnées sur les cotes de l'Italie du Sud et de la Sicile
orientale firent en un siècle, depuis G^o. des progrès redoutables.
Les colons de Théra débarquaient en Cyrénaïque en face de la Libye
phénicienne. En Goo, Marseille se fondait, puis elle essaimait ses
colonies sur la côte d'Espagne jusqu'à Malaga. Bien plus, suivant
les traces du Samien Colaeos. puis des Phocéens, les marins
marseillais dépassaient les colonnes (l'Hercule et trafiquaient à leur tour
avec les indigènes de ce pays de Tartessos dont les Phéniciens
entendaient se réserver par (îadès l'exploitation. Les Grecs enfin s
installaient dans les îles plus voisines de Carthage. En 5Go, des réfugiés
phocéens se fixaient à Alalia de Corse, d'autres devaient menacer la
L'AFRIQUE DU NORD AU DÉBUT DE L'HISTOIRE. ' 313

Sardaigne. Surtout, en Sicile même, les colonies grecques


s'avançaient vers l'Occident, et. aux environs de 58o. Pentathlos de Cnide
osait se poster à Lily bée, en face d'Utiquc et de Carthage. Apollon
dclphiquc guidait ainsi les Crées sur les traces qu'avaient foulées
l'Hercule tyrien. En Sicile, en Espagne, les deux races se heurtaient.
Carthage prit la direction du combat contre l'hellénisme.
Elle n'eut ni toujours, ni partout succès égal. Peut-être, au
vne siècle, s'établil-clle à son gré sur les cotes d'Espagne et dans les
Baléares. Au vi% elle chassait les Phocéens de Corse, écartait les
Crées de la Sardaigne, les empêchait de s'installer en Tripolitainc
près du Ciuyps et à deux reprises de se lixer en Sicile face à
Carthage. .Mais si, au milieu du siècle, alliée aux Etrusques, elle
commandait la mer. elle subit plusieurs fois vers 1 Espagne 1 assaut des
Marseillais cl, en f\So, sous les murs d'I liniere, elle fut écrasée par
Célon. D'ailleurs, victorieuse ou non, elle dut en tous lieux faire
la part de ses alliés et de ses adversaires, s'interdire le La li uni et
l'Etruric. confier la Corse aux Etrusques, abandonner la plus grande
partie de la Sicile aux Crées, permettre aux Cyrénéens de s'avancer
jusqu'au fond des Syrtes, aux Marseillais, jusqu'à l'emplacement de
l'actuelle Carthagènc. Même partout, sauf en Tunisie, elle se résigna,
sous la menace des révoltes d'indigènes, à n'occuper que les cotes.
Encore cet empire maritime rcslait-il vaste. Tandis que les
Siciliens, les Marseillais et les Etrusques se partagèrent le Nord de la
Méditerranée d'Occident, elle eu tenait tout le Sud. D'Ibiça, des
Baléares, de la Sardaigne, de la pointe occidentale de Sicile, du
littoral libyque depuis les autels de Philène jusqu'aux, colonnes
d Hercule, du rivage espagnol depuis ce détroit jusqu'au cap de
Palos. elle surveillait les ilôts et défendait l'accès des terres dont elle
profitait. Sa jalousie commerciale écartait de Ions ces bords la
civilisation grecque pour le plus grand dommage de ceux qu'elle en
privait.
Surtout elle commandait l'accès de l'Océan. Déchue de ses
ambitions méditerranéennes, elle voulut du moins connaître et exploiter
seule les cotes de lAllanlique. Au temps de sa plus grande puissance,
entre le milieu du vi" siècle et la lin du ivR. peut-être dans la
première moitié du v11. elle expédia, au delà des colonnes d Hercule,
Himilcon le long des còles d'Europe, Hannon le long du littoral
314 F. G. DE PACHTERE.
africain. L'un, après quatre mois d'une navigation que retardèrent
les calmes, les algues, les brouillards, loucha les îles Oeslrymnides,
entrepôts bretons de l'étain de Cornouailles. l'autre fit un fantastique
voyage dont les étapes ne peuvent plus être fixées sûrement, mais
dont le terme à l'allei* fut sans doute, au delà du volcan de
Cameroun, le Gabon. 11 aurait touché l'équatcur. Les profils que lira
Carthage de l'exploration dllimilcon durent être assez grands. Ils
assurèrent pour un temps aux marchands puniques le monopole du
commerce maritime de l'étain breton. Pour celle d'I [annoii, elle fut
plus aventureuse qu'utile dès qu'elle eut dépassé le cap Bojador. Du
moins, sur les côtes du Maroc, les Carthaginois fixèrent-ils quelques
colonies. La plus méridionale était celle de l'île de Cerné établie
aussi loin des colonnes d'Hercule sur l'Océan que Carthage sur la
Méditerranée. Les gens de Cerné connurent les Canaries comme les
Gadilains connurent Madère.

Tel est ce livre. Il était pour l'historien difficile à composer, car il


emprunte beaucoup d'éléments à des sciences qui souvent lui sont
étrangères. L'auteur doit à la géographie le tableau qu'il trace de
l'Afrique du Nord, mais à son tour il fait œuvre de géographe, en
étudiant le climat, la faune, la flore de la Berbéric dans l'antiquité.
H demande à la préhistoire ses classiueations encore mal assurées,
ses descriptions encore très incomplètes, mais il explique la vie, la
religion, les œuvres de l'Africain primitif par ses relations avec les
pays d'alentour, et surtout avec F Egypte. Le berbérisant lui présente
les langues parentes du berbère, les descendantes du libyque, mais,
en retour, il reçoit l'offre d'un catalogue sans doute réduit, mais sûr.
des mots, racines et désinences libyques qui se retrouvent dans les
œuvres et les inscriptions de l'antiquité. Bref sans se piquer d'être
spécialiste en toutes les sciences qu'il utilise. M. G sell leur rend
largement ce qu'il leur emprunta. 11 les enrichit de sa parfaite
connaissance de tous les textes anciens concernant la Berbéric.
En toute celte étude, il apporte ses méthodes habituelles de
rigoureuse critique. Sans doute des traditions antiques il respecte tout ce
qu'il n'est pas nécessaire de détruire; des documents de l'archéo-
LE PARLEMENT DE POITIERS ET L'ÉGLISE DE FRANGE. 315
logie préhistorique, il produit en témoignage tous ceux qui le
méritent. Pourtant à suivre ce livre où tout est dit qui devait et pouvait se
dire scientifiquement, on reste frappé, humilié des grandes lacunes
de notre savoir. Qu'on ne puisse rien affirmer clc plus sur les
premières colonisations phénicienne et carthaginoise de l'Afrique du
Nord, la faute n'en est pas toute à nous puisque les textes, trop
souvent, nous font défaut. Mais que notre connaissance du préhistorique
africain soit encore si réduite, nous en sommes responsables. Les
premières fouilles ont été mal conduites; certaines le sont encore
mal aujourd'hui. L'exploration du pays n'est ni méthodique, ni
générale. Presque tout reste à entreprendre. Un des grands mérites
de l'oeuvre nouvelle, c'est non seulement d'avoir fixé ce que nous
savons, mais aussi d'avoir reconnu nos ignorances, et même d'en
avoir accentué 1 aveu en soumettant à son doute méthodique toutes
les découvertes qu'on a faites jusqu'ici.
F. C. De PACHTERE.

LE PARLEMENT DE POITIERS ET V EGLISE DE FRANCE.

La très curieuse découverte que vient de faire \L Maurice


Jusselin, dans les archives de l'église de Chartres, du texte des
instructions données en i '|Mo par le Parlement siégeant à Poitiers aux
trois députés envoyés auprès du roi Charles "\ 1 1 et de son Conseil ll),
appelle des remarques complémentaires auxquelles je suis heureux
de pouvoir donner la publicité du Journal des Savants.
11 semble que M. Jusselin, suivant l'exemple de M. Noël/\ alois.
de M. Didier Neuville, et de feu C. du Fresne de Beaucourt,
considère comme un fait acquis, que le premier registre du Conseil du
Parlement de Poitiers a disparu sans laisser de traces, et que, par
suite, nous avons perdu une source de premier ordre sur l'histoire
et le rôle de la Cour souveraine de Poitiers avant le mois de
novembre i43i. Or ce (( fait acquis », préjudiciable aux livres dont
(l) Voir Remontrances du Parlement de l'Ecole des chartes, septembre-dé-
au Roi sur la situation de l'Eglise de cembre i<)i'i, p. 5 iO-5>. /» .
France (l'i30 a. st.), dans Bibliothèque

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