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Revue française d'histoire d'outre-

mer

L'Afrique noire et le monde méditerranéen dans l'Antiquité


(Éthiopiens et Gréco-romains)
Jehan Desanges

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Desanges Jehan. L'Afrique noire et le monde méditerranéen dans l'Antiquité (Éthiopiens et Gréco-romains). In: Revue
française d'histoire d'outre-mer, tome 62, n°228, 3e trimestre 1975. pp. 391-414;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.1975.1849

https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1975_num_62_228_1849

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Résumé
Les contacts entre l'Afrique noire et le monde méditerranéen dans l'Antiquité ne se laissent
appréhender qu'à partir du monde gréco-romain. Par Afrique noire, l'auteur entend d'ailleurs tout le
domaine des populations que le monde classique qualifiait d'éthiopiennes. L'existence de rapports
entre les Méditerranéens et l'Afrique noire occidentale au cours de cette période se laisse très
malaisément établir. Le bilan des navigations dans l'Atlantique est tout à fait incertain. Les textes sont
d'interprétation difficile, l'archéologie est silencieuse et l'orientation presque constante des courants et
des vents semble s'opposer au retour des marins trop hardis. La voie terrestre paraît avoir été peu
empruntée. La pénétration connue la plus profonde date du règne de Domitien, avec l'arrivée de Julius
Maternus au pays d'Agisymba où vivaient en nombre les rhinocéros. De multiples indices donnent à
penser en tout cas que le trafic transsaharien n'avait pas alors d'importance économique appréciable.
Les Grecs et surtout les Romains n'en connaissaient pas moins des populations éthiopiennes, car
celles-ci peuplaient la lisière saharienne de l'Afrique du Nord. Ces populations ethniquement
complexes, étaient fort différentes de la plupart des Noirs du Sénégal et du Mali actuels. Les contacts
furent beaucoup plus considérables le long des côtes de la mer Rouge et de l'océan Indien, ainsi que
par la vallée du Nil, aux époques lagide et romaine. Cette dissymétrie a une grande importance
historique et ne doit jamais être perdue de vue quand on évalue l'œuvre des géographes anciens, y
compris Ptolémée. Somme toute, c'est surtout à l'intérieur de ses propres limites que le monde
méditerranéen a connu les Noirs. A ce propos, tout en rendant hommage à l'œuvre exemplaire de F.
M. Snowden Jr., l'auteur fait des réserves sur l'équivalence trop stricte entre Éthiopiens et Noirs établie
par le savant américain, ainsi que sur l'absence de préjugés raciaux dans l'Antiquité.

Abstract
Contacts between Black Africa and the Mediterranean world in ancient times may only be grasped
through Greco-Roman documents. Black Africa, for the author, includes the whole territory inhabited by
the population termed " Ethiopian " by the classical world. The existence of relations between the
Mediterraneans and West Africa during this period is not easy to establish. What is to be thought of
navigation on the Atlantic ? The texts are difficult to interpret, archaeology not revealing, and the nearly
always unvarying direction of the currents and winds an obstacle to the return of over earnest sailors.
The way by land was apparently in little use. The deepest penetration known dates from the reign of
Domitian when Julius Maternus arrived in Agisymba country where the rhinoceros dwelt in numbers.
There are indications, however, that trans-Saharan trade was not of any particular economic
importance at the time. Some of the Ethiopian peoples were none the less known to the Greeks and
more so to the Romans who lived on the Saharan borders of North Africa. Ethnically complex they
were quite different from most of the Blacks in to-day's Senegal and Mali. In Roman and Ptolemaïc
times, relations were more frequent along the Red Sea and Indian Ocean shores coasts, as well as
along the Nile Valley. This dissymmetry if of great historical importance and must always be kept in
mind when evaluating the works of ancient geographers including Ptolemy's. When all is said and
done, it was mainly within its own limits that the Mediterranean world became acquainted with the
Negroes. In this connection and without failing to pay tribute to F. M. Snowden Jr. for his exemplary
work, the author makes reservations on his equating the s with the Negroes, as well as on his belief in
the absence of racial prejudice in the Antiquity.
63« Année 1975

L'Afrique noire et le monde méditerranéen

dans l'Antiquité

(Éthiopiens et Gréco-Romains)*

par
JEHAN DESANGES

Traiter en quelques pages des contacts entre le monde méditerranéen


et l'Afrique noire dans l'Antiquité est une entreprise téméraire.
qu'immense, le sujet est difficile à cerner. Loin de prétendre être
exhaustif, nous ne visons même pas ici à donner un état de la
Il nous faudra en effet avant tout déterminer dans quelle mesure
la question peut être posée. Pour rester relativement bref, nous devrons
souvent procéder de façon allusive en indiquant les études récentes
auxquelles il convient de se référer. Notre effort tend essentiellement
à circonscrire l'aire spatiale et temporelle dans laquelle peuvent
de tels contacts. Nous avons dès lors choisi d'être plus rapide
sur la nature des relations entre le monde noir et le monde
nous bornant à présenter quelques observations sur la récente
synthèse de F. M. Snowden Jr. \ qui fait autorité à juste titre.
Il convient dès à présent de dissiper une illusion. Quelle que soit
notre mauvaise conscience, nous ne pouvons inverser nos perspectives
habituelles et prétendre partir de l'Afrique noire. L'Afrique au sud
du Sahara est un pays sans écriture avant l'expansion arabe. Les
premières relations importantes de voyageurs ou de géographes arabes
s'échelonnent de la fin du xe au xne siècle, et encore sont-elles, pour
la plupart, purement livresques 2, ces géographes n'étant pas allés
* Conférence prononcée à la Société française d'histoire d'outre-mer le 25 octobre
1974.
1. F. M. Snowden Jr., Blacks in Antiquity. Ethiopians in the Greco-Roman
Expérience, Cambridge (Mass.), 1970, 364 p.
2. R. Mauny, Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Age, d'après
les sources écrites, la tradition et l'archéologie, Dakar, 1961, p. 28-31.
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Reu. franc, d'fiist. d'Ogre- Afer, t. LXII (197§), a' 228. 36
JEHAN DESANGES

en Afrique. Quant aux chroniques écrites par des gens du pays, il


faut attendre le Târik as-Sûdan et le Târik al-Fattâsh, dus à des
de Tombouctou aux xvie et xvne siècles 3. Or dès le xve,
et Vénitiens avaient publié des relations sur les côtes du Séné-
gai 4.
Certes, dans ces pays sans écriture, il y a toute une tradition de
déclamation des faits de l'ancien temps par des spécialistes
attachés aux grandes familles, par exemple les griots
en Afrique occidentale. Mais les partisans les plus optimistes de
de ces chroniques orales et poétiques ne prétendent à un gain
possible pour l'histoire qu'en ce qui concerne les trois ou quatre
siècles.
Quant à l'archéologie, elle ne permet d'appréhender la période
qu'en Afrique nilotique et érythréenne, dans la partie nord du
Sahara (au Fezzan notamment) et, à la rigueur, en Mauritanie. En ce
qui concerne l'Afrique occidentale de la savane et, a fortiori, l'Afrique
tropicale humide où la dendrochronologie est impossible, on ne remonte
à l'Antiquité que par de rares mesures du C 14 résiduel. En tout cas,
aucun matériel provenant du monde méditerranéen antique n'a été
trouvé in situ.
Dans la vallée du Nil, il n'en va pas de même. En basse, mais aussi
en haute Nubie, la présence d'objets hellénistiques ou romains est
fréquente dans des niveaux archéologiques antiques ; mais les
en méroïtique sont encore trop insuffisamment comprises
pour qu'on puisse avoir, si on l'a jamais, un point de vue des Méroïtes
sur le monde gréco-romain. La situation, malgré une meilleure
des langues locales, est pratiquement la même en ce qui
Axoum et l'Afrique érythréenne. Les inscriptions d'Ezana en
guèze, en pseudo-sabéen et même en grec, ne nous renseignent pas sur
ses relations avec le monde méditerranéen.
Il faut donc obligatoirement observer à partir du monde gréco-
romain l'émergence hésitante de l'Afrique noire à l'histoire. Et encore
conviendrons-nous de prendre dans son sens le plus large
un peu équivoque d'Afrique noire. Nous considérerons en effet
comme faisant partie du champ de notre étude les populations
qui apparaissaient aux Anciens plus foncées que tous les Libyens
(y compris les Gétules des hauts plateaux), c'est-à-dire celles qu'ils
qualifiaient d'éthiopiennes, soit littéralement « à la face brûlée ». De
plus, nous estimons nécessaire de ne pas exclure de notre propos les
Éthiopiens établis dans le monde gréco-romain.

3. Id., ibid., p. 38-39.


4. Id., ibid., p. 44-45.
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AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L ANTIQUITE

Dans ces conditions, nous nous attacherons d'abord à la question


des rapports de l'Afrique noire occidentale avec le monde
puis nous nous transporterons en Afrique nilotique et éry-
thréenne, où la même question s'insère dans une problématique mieux
fondée. Enfin, quant à la nature des rapports établis, nous nous
là où le monde méditerranéen antique a pour l'essentiel formé
et exprimé son expérience de l'Éthiopien, c'est-à-dire à l'intérieur
de ses propres limites.

I. — L'Afrique noire occidentale


ET LE MONDE MÉDITERRANÉEN.

Non seulement les faits qui permettraient d'établir l'existence


de relations entre l'Afrique noire occidentale et le monde antique
se dérobent, mais on peut se demander si dans l'avenir le constat actuel
de quasi-carence pourra être invalidé.
Il y a deux façons de prendre contact avec l'Afrique occidentale
de la savane : la navigation le long des côtes de l'Atlantique ou la
d'un désert qui, depuis le 3e millénaire avant notre ère, a isolé
l'Afrique du Nord du reste du continent dans une situation presque
insulaire. Toutefois, il faut observer dès à présent que les Anciens
n'avaient pas besoin de franchir le Sahara pour être en rapport avec
des Éthiopiens, car ceux-ci peuplaient une partie des oasis et de la
lisière méridionale de l'Afrique du Nord, du Sous au Djérid.
Considérons d'abord la voie maritime. Il n'est pas de notre
de reprendre l'épineuse question des périples dans son ensemble.
La densité du maquis bibliographique, surtout dans son contraste
avec la minceur des données et des résultats, a de quoi effrayer les
érudits de la plus forte trempe. Parmi ces périples, un seul l'est au
sens le plus ambitieux du terme, celui de navigation autour d'un
C'est le périple des marins de Néchao. Il est bien antérieur aux
contacts possibles des Grecs et, a fortiori, des Romains avec l'Afrique
noire. Quoi qu'on pense de la réalité de cet exploit qui précéda de plus
de deux millénaires le périple réalisé par Vasco de Gama, il n'a laissé
ni grand souvenir dans l'Antiquité — en dehors d'Hérodote, seul
Strabon 6 le mentionne, et encore en l'attribuant à l'époque de Darius
— ni traces archéologiques en Afrique noire ou ailleurs. Sans doute,
en 1968, C. H. Gordon 6 a-t-il réaffirmé l'authenticité d'une inscription

5. Hérodote, IV, 42 ; Strabon, II, 3, 4-5.


6. C. H. Gordon, « The Authenticity of the Phoenician Text from Parahyba »,
Orierdalia, XXXVII (1968), p. 75-80 ; id., « Reply to Professor Cross », ibid., p. 461-
463.
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JEHAN DËSANGËS

phénicienne sur pierre qui aurait été découverte dans le Brésil du


Nord-Est au milieu du xixe siècle. Les auteurs de l'inscription affirment
être des marins venus de la mer Rouge. Mais cette étrange trouvaille
fut révélée par un correspondant qui resta obstinément invisible,
se bornant à en livrer une « copie ». Personne ne vit jamais la pierre,
et le lieu-dit de la découverte, Paraïba, resta impossible à localiser.
Plusieurs érudits 7 ont montré, contre C. H. Gordon, en complétant
une démonstration déjà effectuée par Lidzbarski en 1898, qu'il s'agit
d'un faux ingénieux, peut-être issu de l'entourage du savant empereur
Pedro II.
Le Périple d'Hannon, tel que nous le connaissons par un
de Heidelberg du ixe siècle 8 est une longue navigation côtière
et non, en principe, une navigation circulaire 9. Les controverses plus
que centenaires à son sujet n'ont encore abouti à aucune conclusion
décisive. Ces dernières années, deux points ont essentiellement retenu
l'attention : l'obstacle qu'opposent à une navigation de retour les
courants et les vents à peu près constamment dirigés vers le sud, du
cap Ghir au cap Blanc 10 ; la date de rédaction de la version grecque
du Périple conservée par le manuscrit de Heidelberg, date qu'un
critique essentiellement philologique mené d'abord par W. Aly u,
puis par G. Germain 12, semble abaisser aux environs de 300 avant
notre ère, selon G. Germain, à l'époque qui suivit la fin de Carthage,
selon W. Aly. Ce périple s'acheva-t-il à la latitude du Haut-Atlas
marocain, au large des montagnes de Guinée ou de celles du
? La question reste ouverte et l'on voit mal comment elle
progresser par de simples tentatives d'identifications plus ou moins
arbitraires à partir d'un texte sans grand rapport avec les réalités des
côtes atlantiques de l'Afrique saharienne et tropicale. Mentionnons,

7. F. M. Cross Jr., « The Phoenician Inscription from Brazil. A Nineteenth-


Century Forgery », Orientàlia, XXXVII (1968), p. 437-460 ; M. G. Guzzo Ama-
dasi, « Sull'autenticità del testo fenicio di Parahyba », Oriens Antiquus, VII (1968),
p. 245-261 ; H. Schmoeckel, « Randbemerkungen zur sogenannten Parahyba-
Inschrift », Mélanges de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth, XLV (1969), p. 297-
306.
8. A. Diller, The Tradition of the Minor Greek Geographers, Oxford, 1952,
P- 3.
9. Toutefois la structure générale de la version de Heidelberg montre qu'il
y avoir à l'origine le schéma d'une navigation circulaire, comme l'observe
justement P. Cintas, Contribution à l'étude de l'expansion carthaginoise au Maroc,
Paris, 1954, p. 92, n. 5.
10. R. Maunv, Les navigations médiévales sur les côtes sahariennes antérieures
à la découverte portugaise (1434), Lisbonne, 1960, p. 11-13.
11. W. Aly, « Die Entdeckung des Westens », Hermès, LXII (1927), p. 324-
328.
12. G. Germain, « Qu'est-ce que le Périple d'Hannon, document,
littéraire ou faux intégral ? », Hespéris, XLIV (1957), p. 205-248.
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AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS l'aNTIQUITE

pour mémoire, que l'on a récemment tenté 13, sans raisons


de conduire Hannon aux Canaries. Est-il besoin de souligner
que des reconnaissances menées par M. Euzennat en 1960 entre le
Noun et le Draa 14, les recherches espagnoles dans l'île de Hernè (l'île
des Hérons), celles de Th. Monod dans l'île d'Arguin, de R. Mauny
dans l'île de Gorée 15 n'ont pas livré la moindre trace d'une influence
punique, pas plus d'ailleurs que d'une influence grecque ou romaine ?
Nous quittons les marins phénico-puniques, pour rejoindre
les marins grecs avec le Marseillais Euthymène. Mais a-t-il
vraiment navigué celui qui, sans doute dans le cours du vie siècle
av. J.-C, prétendit avoir observé, dans l'Atlantique même, une étendue
d'eau douce où s'ébattaient crocodiles et hippopotames ? Ce récit
qui fait de l'Atlantique une sorte de fleuve-Océan nilotique ne nous
est connu que par un seul fragment plus ou moins complètement
repris par la tradition, mais toujours mis en rapport avec la crue du
Nil 16. Quoi qu'on en ait dit, il ne présuppose aucune connaissance
du fleuve Sénégal. Le Périple du Pseudo-Scylax a donné lieu à des
travaux récents, essentiellement ceux de A. Peretti 17 qui insiste sur
la nécessité d'en dater les sources secteur par secteur, en raison de la
complexité de la littérature nautique qu'il exploite. Le seul problème
directement intéressant pour notre propos, celui de l'île de Cerné
située face à une côte plantée de vignes et peuplée d'Éthiopiens barbus,
n'a pas été résolu, bien qu'A. Jodin 18 ait été tenté de l'identifier à
l'îlot de Mogador. Quant au voyage de Polybe, les commentateurs
les plus récents, notamment R. Mauny 19 et P. Pédech 20, le limitent
à la Seguiet el-Hamra ou au cap Juby. En tout état de cause, comme
il semble bien que la chronologie de ce voyage doive s'inscrire entre
les termes de la chute de Carthage (avril 146 av. J.-C.) et de la prise
de Corinthe (septembre de la même année), il paraît, pour de simples

13. P. Schmitt, « Connaissance des îles Canaries dans l'Antiquité », Latomus,


XXVII (1968), p. 378-391.
14. M. Euzennat, « L'archéologie marocaine de 1958 à 1960 », B. Archéol.
IV, (1960), p. 564.
15. R. Mauny, Les siècles obscurs de l'Afrique noire, Paris, 1970, p. 100-101 ;
id., « The Western Sudan », dans The African Iron Age, éd. by P. L. Shinnie, Oxford,
1971, p. 76.
16. Comme l'observait déjà en 1909 F. Jacoby, art. « Euthymenes », 4, Pauly-
Wissowa, Realencyclopàdie der classischen Altertumswissenschaft, VI, 1, col. 1509.
17. A. Peretti, « Eforo e Pseudo-Scilace », Studi classici e orient., X (1961),
p. 5-43 ; id., « Teopompo e Pseudo-Scilace », ibid., XII (1963), p. 16-80.
18. A. Jodin, Les établissements du roi Juba II aux îles Purpuraires (Mogador),
Tanger, 1967, p. 3-5 et 262.
19. R. Mauny, « Autour d'un texte bien controversé : le « Périple de Polybe »
(été 146 av. J.-C.) », Hespéris, XXXVI (1949), p. 47-67.
20. P. Pédech, « Un texte discuté de Pline : le voyage de Polybe en Afrique
(H. N., V, 9-10) », R. Et. lut., XXXIII (1955), p. 318-332.
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JEHAN DESANGES

raisons de délais, fort difficile d'identifier les montagnes dont il est


question à la fin de ce périple avec les monts de Guinée, ou — pis
encore — avec ceux du Cameroun, comme l'a proposé récemment
E. Mveng 21, un érudit camerounais. Enfin, pour en terminer avec
les périples, les Éthiopiens qu'Eudoxe de Cyzique 22, vers 110 avant
notre ère, observa au cours de son premier voyage le long des côtes
océaniques de l'Afrique, étaient limitrophes du royaume de Bogos,
entendons Bocchus I. C'est dire qu'ils habitaient les côtes du Sud du
Maroc actuel.
Nous n'oublions pas que pour étayer l'hypothèse de relations
anciennes entre le monde classique et l'Afrique tropicale, on
allègue souvent un texte célèbre d'Hérodote ** sur le trafic de l'or
« à la muette » 24. Mais il n'est nullement exclu que ce trafic ait eu
lieu dans le Sud du Maroc, par exemple dans le pays de Sous. La
de mines d'or dans l'Anti- Atlas et à l'ouest de Sigilmassa est
attestée par les géographes arabes comme par l'archéologie 25 ; et
par ailleurs, cet or pouvait parvenir de plus loin dans ces régions,
par des caravanes terrestres. On doit noter enfin qu'Hérodote, à cette
occasion, ne mentionne pas les Éthiopiens, mais semble compter,
d'après le contexte, ceux qui se livrent à ce trafic parmi les Libyens
qu'il va distinguer des Éthiopiens aussitôt après M.
Il faut conclure qu'il n'y a aucune preuve décisive que les Anciens
aient navigué au-delà du cap Juby, qui constitua une sorte de limite
de la navigation jusqu'en 1434 de notre ère 27. Les rapports par la voie
océanique ont été à tout le moins rares. Ils n'ont laissé aucune trace
découverte à ce jour et ne paraissent avoir exercé aucune influence.
Reste à examiner le problème des rapports par la voie terrestre.
Très peu nombreuses sont les expéditions dont la mémoire nous a
été transmise. L'équipée des jeunes Nasamons à travers le désert,
rapportée par Hérodote 28, pose un problème difficile, parce qu'ils
se sont avancés en direction du zéphyr, c'est-à-dire vers l'ouest.

21. E. Mveng, Les sources grecques de l'histoire négro-africaine depuis Homère


jusqu'à Strabon, Paria, 1972, p. 133-134.
22. Strabon, II, 3, 4.
23. Hérodote, IV, 196.
24. Sur ce type de commerce, attesté fréquemment aux limites du monde connu,
cf. pour l'Extrême-Orient quelques références que nous signalons dans Historia
(Wiesbaden), XVIII (1969), p. 634 ; pour l'Egypte et la Nubie, cf. A. Hermann,
« Stummer Handel im alten Aegypten », Festschrift Werner Caskel, Leiden, 1968,
notamment p. 186-188.
25. En dernier lieu, cf. B. Rosenberger, « Les vieilles exploitations minières
et les centres métallurgiques du Maroc, essai de carte historique », R. Géogr. Maroc
17 (1970), p. 82 et 86 ; 18, 1970, p. 84.
26. Hérodote, IV, 196-197.
27. R. Mauny, Les navigations médiévales..., p. 3-7 et 119-122.
28. Hérodote, II, 32-33.
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AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L'ANTIQUITÉ

St. Gsell 29 en concluait qu'ils avaient peut-être atteint l'oued Saoura


dans le Sud-Oranais. Beaucoup d'érudits cependant substituent le
sud-ouest à l'ouest et font parvenir ces Nasamons dans les marais
du Niger. Il y a une quinzaine d'années, Rhys Carpenter80 a même
supposé que, se dirigeant droit vers le sud, malgré la mention du
zéphyr qui résulterait d'une confusion, les Nasamons atteignirent
un émissaire du Tchad, aujourd'hui asséché, le Bahr el-Ghazal. Comme
on le voit, la portée de cette aventure, qui mit en contact les
avec de petits hommes à la peau noire habitant une ville au bord
d'un grand fleuve qui se dirigeait du couchant vers le levant, reste
énigmatique.
Athénée 81 nous apprend d'après Aristote qu'un Carthaginois du
nom fort commun de Magon était parvenu trois fois à traverser le
« pays sans eau » en mangeant des farines sèches et sans boire, et il
rapproche cet exploit de celui d'Archonidès d'Argos, dont nous savons
par ailleurs 32 qu'il se rendit à deux reprises à l'oasis d'Ammon (Syouah)
par le « pays sans eau », en ne se nourrissant que de farines sèches et
en n'absorbant aucun liquide. La similitude des deux relations est
telle qu'il y a de grandes probabilités que Magon se soit simplement
rendu à l'oasis d'Ammon.
A l'époque romaine, les seuls exemples de pénétration profonde
dans le désert sont à dater, semble-t-il, de l'époque flavienne, car il
paraît vraiment impossible que le proconsul Cornélius Balbus ait
atteint, comme l'a prétendu H. Lhote **, le Niger en 21 ou 20 avant
notre ère. Si Septimius Flaccus, un légat de Numidie apparemment,
ne semble pas avoir traversé tout le désert, bien qu'il soit entré en
contact avec des Éthiopiens, au-delà des Garamantes, Julius Mater-
nus, sans doute un riche négociant, est parvenu jusqu'au mystérieux
pays d'Agisymba plein de rhinocéros 84. Nous avons cru pouvoir
en rapport cette expédition avec l'apparition de monnaies au
sous Domitien et l'exhibition de « taureaux éthiopiques »
lors des jeux donnés par cet empereur85. Mais le pays d'Agisymba,

29. S. Gsell, Hérodote, Paris, Alger, 1915, p. 205-206.


30. Rhys Carpenter, « A Trans-Saharan Garavan Route in Herodotus », Amer.
J. Archaeol, LX (1956), p. 238-240.
31. Athénée, Deipn., II, 44d.
32. Apollonios, Mirab., 25, dans A. Westermann, Scriptores rerum mirabilium
graeci, Brunswick, 1839, p. 110. Archonidès d'Argos est appelé là, fautivement,
Andrôn d'Argos.
33. H. Lhote, « L'expédition de Cornélius Balbus au Sahara », dans R. Afric.,
XCVIII (1954), p. 41-83 ; cf. notre réfutation : « Le triomphe de Cornélius Balbus
(19 av. J.-C.) », ibid., CI (1957), p. 5-43.
34. Ptolémée, I, 8, 4, éd. C. Mûller, p. 21.
35. J. Desanges, « Note sur la datation de l'expédition de Julius Maternus
au pays d'Agisymba », Latomus, XXIII (1964), p. 713-725.
— 397 —
JEHAN DESANGES

qui apparaît comme montagneux chez Ptolémée 36, n'est pas


la cuvette tchadienne comme on l'a souvent affirmé. Ce
pourrait être tout aussi bien l'Air ou Azbine, longtemps fréquenté
par des rhinocéros du genre diceros bicornis.
Nous ne connaissons pas d'expédition comparable à celle de Septi-
mius Flaccus et de Julius Maternus, même à l'époque de la plus grande
extension de l'Afrique romaine, celle des Sévères (193-235),
de Lepcis et, en principe, intéressés au trafic caravanier
à cette ville. En tout cas, à partir de 235 environ, Rome est
sur la défensive, et l'on comprend mieux dès lors l'absence
de la part des Romains. Au ive siècle, ce seront les nomades
sahariens qui iront battre les murs des places de Cyrénaïque et de
Tripolitaine.
Faut-il supposer un trafic transsaharien de quelque ampleur,
les rapports entre les Éthiopiens établis au sud du Sahara et
le monde romain ? A priori, dans un Sahara où la nappe phréatique
était plus haute, et donc les points d'eau plus fréquents, mais où,
il est vrai, le chameau était moins répandu, l'existence d'un tel
est probable. Il pouvait d'ailleurs être accompli par relais. Les
spécialistes de l'archéologie saharienne ont pu mettre en évidence
l'existence de deux bandes principales jalonnées de représentations
rupestres de chars tirés par des chevaux, l'une du Fezzan à la boucle
du Niger vers Gao, l'autre du Sud-Oranais et du Sous à la boucle du
Niger vers Goundam. R. Mauny 37 a donné récemment une carte des
sites à représentations de chars dans son ouvrage Les siècles obscurs
de V Afrique noire. Il semble qu'il y ait eu un autre itinéraire, de la
Tripolitaine vers le Kawar (Bilma) et le Tibesti. Signalons au passage
qu'à Gatroun, à l'est de l'Edeyen de Mourzouk et à 230 km
au sud-est de Djerma, l'antique Garama, on rencontre de nos
jours les premiers Teda, qui descendent peut-être des Éthiopiens
au roi des Garamantes.
Toutefois, force est de constater que ces contacts n'ont pas laissé
de témoignages archéologiques précis. Les tombes préislamiques
libyco-berbères sont pauvres en or88; on n'a guère trouvé d'objets
en or dans les fouilles de Zinchecra menées pendant cette décennie
par Ch. Daniels 39 chez les Garamantes, ni dans les fouilles de Bou

36. Ptolémée, IV, 8, 2-3, éd. C. Mûller, p. 790.


37. R. Maumy, Les siècles obscurs de l'Afrique noire, Paris, 1970, p. 62.
38. S. Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, Paris, 8 vol., t. 6, 1929»
p. 36 ; G. Camps, Aux origines de la Berbérie. Monuments et rites funéraires proto-
historiques, Paris, 1961, p. 422.
39. Gf. en dernier lieu C. M. Daniels, « Garamantian Excavations : Zinchecra
1965-67 », Libya Antiqua, V (1968), p. 113-194.
— 398 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L'ANTIQUITE

Njem que conduit R. Rebuffat 40, ni d'ailleurs dans celles de l'île de


Mogador °. On n'a même pas trouvé d'ivoire à Bou Njem. Et certes,
on pensera alors irrésistiblement à l'éléphant de la mosaïque de Sabra-
tha sur la Place des Corporations d'Ostie ; mais celui-ci pourrait
le souvenir d'une époque pas très lointaine où l'éléphant « mau-
rétanien » adapté à une relative sécheresse vivait à quelque distance
de la petite Syrte 42. Quant aux trouvailles d'oeufs d'autruche,
à Bou Njem, elles sont encore moins probantes, car l'autruche
n'a disparu de l'Afrique mineure orientale que dans la deuxième
du xixe siècle 43.
Peut-être entrevoyons-nous mieux depuis quelque temps ces
dans la partie occidentale du Sahara. En deux points de la
des monnaies romaines ont été récemment trouvées 44, dans
la zone de la « route » occidentale des chars. D'autre part, selon une
étude récente 45, des bronzes et laitons préislamiques de Medinet
Sbat, en Mauritanie occidentale, pourraient avoir été importés du
Maroc antique. Des échantillons datés par la méthode du G 14
à penser que les mines de cuivre de la région d'Akjoujt étaient
exploitées dès l'Antiquité 46. L'activité de la « route » occidentale
semble ainsi confirmée par des indices encore fragiles, bien que pour
le vine siècle de notre ère, J. Dévisse 47 ait pu en mettre l'importance
en doute, non sans de solides raisons.
Au total cependant, voilà un constat décevant qui peut conduire à
douter de la réalité des rapports entre l'Afrique noire occidentale
et le monde méditerranéen dans l'Antiquité. Et pourtant il n'est pas
contestable qu'en Afrique du Nord de nombreux contacts ont eu lieu
avec des Éthiopiens. Les témoignages des auteurs anciens à ce sujet

40. En attendant la publication du matériel, cf. R. Rebuffat, « Recherches


en Tripolitaine du Sud », R. Archéol., 1971, 1, p. 177-184.
41. J. Jodin, Mogador, comptoir phénicien du Maroc atlantique, Tanger, 1966,
p. 173-175 ; id., Les établissements du roi Juba II aux îles Purpuraires (Mogador),
Tanger, 1967, p. 193-212.
42. Pline l'Ancien, H. N., V, 26 ; VIII, 32 ; Lucien, Dips., 2.
43. H. Camps-Fabrer, La disparition de l'autruche en Afrique du Nord, Alger,
1963, p. 105-107.
44. Lieut. Ziegler, J. Hallemans et R. Mauny, « Mauritanie : Trouvaille
de deux monnaies romaines », Libyca (Archéol., Épigr.J, II (1954), p. 476-477 ;
M. Boudie, F. Roswag et R. Mauny, « Trouvaille d'un denier d'Alexandre Sévère
en Mauritanie occidentale », Saharien, 46, 2e trim. 1967, p. 43-44.
45. N. Lambert, « Medinet Sbat et la protohistoire de Mauritanie occidentale »,
Antiquités Afric., IV (1970), p. 55.
46. G. Camps, « Notes de protohistoire nord-africaine et saharienne. V. Dates
absolues concernant la protohistoire du Maghreb et du Sahara », Libyca
Prèhist., Ethnogr), XVIII (1970), p. 235-236.
47. D. et S. Robert, j. Dévisse, Tegdaoust. I. Recherches sur Aoudaghost, Paris,
1970, p. 133-135.
— 399 —
JEHAN DESANGES

ne sont pas rares et St. Gsell 48 en avait déjà rassemblé une liste
il y a un demi-siècle. On pourrait la compléter. Il serait facile
de montrer par des recoupements que le Sud-Marocain, et notamment
le Sous, le Sud-Algérien, les oasis du Sud-Tunisien, le Fezzan, peut-
être Syouah (l'oasis d'Ammon) ont été, au moins partiellement,
d'Éthiopiens. D'autres populations étaient considérées comme
mixtes, non seulement les Mélanogétules et les Leucoaethiopes, mais
aussi les Pharusiens et Nigrites, qui semblent avoir vécu de part et
d'autre du Haut-Atlas (la noire Pherusa de Pompei est peut-être une
pharusienne 49), et les Garamantes du Fezzan.
Mais que représentent ces populations ? Si, comme on le pense de
plus en plus, elles ont engendré dans une certaine mesure les actuels
Haratin des oasis sahariennes, modifiés par bien d'autres apports,
elles paraissent n'avoir guère d'affinités avec la plupart des races
actuelles du Sénégal et du Mali. Des travaux récents font apparaître
d'ailleurs qu'elles n'étaient vraisemblablement pas homogènes. H. von
Fleischhacker 50 y voit des négroïdes plutôt que des nègres, les uns
appartenant à une couche de peuplement Khoïsanide (représentée
à l'heure actuelle par les Hottentots et les Boschimans), d'autres à une
variété archaïque d'homo sapiens indifférencié (ni noir, ni blanc) en
provenance de l'Asie, tels de nos jours les Tebou ou Teda et les Éthio-
pides. Somme toute, les Anciens avaient raison de les désigner par le
terme peu compromettant d'Éthiopiens, qui équivaut à « hommes
de couleur » plutôt qu'à Noirs. G. Camps 51, pour sa part, comparerait
avant tout les Éthiopiens des auteurs antiques à des populations
actuelles comme les Tebou et les Peuls. Ces rapprochements ne sont
pas arbitraires, car ils peuvent s'appuyer sur les nombreuses
rupestres des peuples bovidiens.
C'est ce panorama ethnique très nuancé qui explique que les Anciens
aient parfois perçu les Nasamons ou les Garamantes comme noirs
et parfois comme blancs. W. Den Boer 52 a montré naguère comment,
sous le Bas-Empire et surtout à l'époque byzantine, le nom de Maure
en est venu à désigner parfois des peuples colorés de l'Afrique orien-

48. S. Gsell, Histoire ancienne..., t. 1, 1927, p. 293-304.


49. R. Etienne, La vie quotidienne à Pompei, Paris, 1966, p. 141.
50. H. von Fleischhacker, « Zur Rassen- und Bevôlkerungsgeschichte Norda-
frikas unter besonderer Berûcksichtigung der Aethiopiden, der Libyen und der
Garamanten », Paideuma, XV (1969), p. 12-53.
51. G. Camps, « Recherches sur les origines des cultivateurs noirs du Sahara »,
R. Occident musulman et méditerranéen, VII (1970), p. 35-45.
52. W. Den Boer, « Lusius Quietus, an Ethiopian », Mnemosyne, 4e sér., III
(1950), p. 263-265 (mais nous ne croyons pas, avec l'auteur, que Lusius Quietus
lui-même soit originaire de l'Afrique orientale) ; cf. aussi F. M. Snowden, Blacks
in Antiquity..., p. 11-12.
— 400 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L ANTIQUITE

taie. Une inscription métrique d'Hadrumète (Sousse) ^ évoque un


esclave garamante, noir, qui s'éjouit dans la poix de son corps. Le
poète Claudien 54 nous montre Gildon livrant les femmes de Cartbage
à des Nasamons, provoquant ainsi la naissance « d'enfants d'une
à épouvanter leur berceau. »
Y a-t-il un reflet de cette réalité dans l'iconographie de l'Afrique
du Nord antique, mosaïque et sculpture notamment ? Nous nous
sommes livré pur ce sujet à une enquête qui s'intégrera dans un recueil
consacré par différents auteurs à l'iconographie du Noir dans le monde
antique. En fait, dans l'Afrique mineure, il y a relativement peu de
témoignages iconographiques sur les Noirs, et encore moins qui soient
irrécusables, car les conventions, et notamment la vogue des paysages
nilotiques, nous entraînent souvent fort loin des réalités de l'Afrique
du Nord antique. D'autre part, le caractère incertain des différences
ethniques entre un Numide et un Gétule, un Gétule et un Garamante,
un Garamante et un Éthiopien, fait que nous hésitons dans la
des critères nécessaires à l'identification iconographique.
La couleur n'est pas toujours un bon critère ethnique, surtout sur
une mosaïque ; mais peut-on assurer que le prognathisme, par exemple,
était caractéristique de tous les groupes d'Éthiopiens présahariens
et sahariens ?
Il convient de conclure sur ce point : pour le monde méditerranéen
antique, l'Éthiopien occidental reste un être presque mythique,
parce que ces populations étaient peu nombreuses,
peu typées, qu'elles ne furent pas renouvelées par des apports
transsahariens substantiels. De YAfer à YAethiops, la population de
l'Afrique mineure est une population en dégradés, sans contrastes
très marqués, de moins en moins connue à mesure qu'on s'éloigne
de la limite des terres cultivables. Pour le Grec ou pour le Romain,
l'homme noir reste essentiellement lié au Nil.

II. — L'Afrique noire orientale


ET LE MONDE MÉDITERRANÉEN (PÉRIODES LAGIDE ET ROMAINE).

Nous serons beaucoup plus bref, paradoxalement dans la mesure


où la matière ne se dérobe pas. Des études solides existent auxquelles
nous pouvons renvoyer le lecteur 55. Mais ici encore, puisque nous

53. F. Buecheler et A. Riese, Anthologie latina, I, Leipzig, 1894, n° 183, p. 155-


156.
54. Claudien, Guerre contre Gildon, v. 192-193.
55. Sur Méroë et la Nubie : A. J. Arkell, A History of the Sudan to 1821,
2e éd. 1961, 252 p., 24 pi. ; P. L. Shinnie, Meroe, a Cwilization of the Sudan,
— 401 —
JEHAN DESANGES

n'avons pas de documents méroïtiques ou axoumites nous donnant


le point de vue des indigènes à l'égard du monde méditerranéen, nous
devons partir de ce monde qui nous est familier.
Rappelons d'abord très brièvement les grandes étapes de la
grecque durant la période lagide. Dans la vallée du Nil, ces
étapes ont été récemment retracées avec bonheur par le regretté
B. G. Haycock 56. Dès le règne de Ptolémée II, les Grecs prennent
la succession des Égyptiens dans la Dodécaschène. Mais s'ils s'étaient
bornés à cette occupation d'une marge de l'Ethiopie, on ne pourrait
parler d'un contact direct avec le monde noir, car là aussi
des populations intermédiaires. Il se trouve, par chance, qu'au
11e siècle de notre ère, le géographe Claude Ptolémée 57 nous renseigne
de façon précise à ce sujet : « Ceux, dit-il, qui habitent sous le tropique
d'été [du Cancer] n'ont pas la coloration des Éthiopiens... mais ceux
qui sont un peu plus au sud se trouvent être légèrement noirs, par
exemple ceux qui habitent la Triacontaschène au-delà de Syène ; ils
sont comme les Garamantes... En revanche, dans la région de Méroë,
les indigènes sont d'une carnation excessivement (xaTaxopwç) noire et
ce sont les premiers qui soient de purs Éthiopiens ».
On admet en général que dès le règne de Ptolémée Ier, ou au plus
tard sous Ptolémée II, le grec Philon se livrait à Méroë à des
astronomiques 58. En tout cas, des explorateurs, des savants

Londres, 1967, 229 p. ; I. S. Katznelson, Napata i Meroe (en russe), Moscou,


1970, 452 p. ; sur Axoum et l'Ethiopie : G. Conti Rossini, Storia d'Êtiopia, I,
Bergame, 1928, 343 p., 70 pi. ; Y. M. Kobischqhanov, Aksum (en russe), Moscou,
1966, 296 p. ; S. Hable-Sellasie (sic), Ancient and Médiéval Ethiopian History
to 1270, Addis Ababa, 1972, 370 p. ; sur les relations de ces pays avec le monde
classique : U. Monneret de Villard, La Nubia Romana, Rome, 1941, 51 p. ;
id., Storia délia Nubia cristiana, Rome, 1938, 250 p. ; C. Préaux, « Sur les
de l'Ethiopie avec l'Egypte hellénistique », Chron. Egypte, XXVII (1952),
p. 256-281 ; id., « Les Grecs à la découverte de l'Afrique par l'Egypte », Chron.
Egypte, XXXII (1957), p. 284-312 ; S. Hable-Selassie (sic), Beziehungen Aethio-
piens zur griechisch-rômischen Welt, Bonn, 1964, 124 p. ; L. A. Thompson, « Eastern
Africa and the Graeco-Roman World », Africa in Classical Antiquity, Ibadan,
1969, p. 26-61 ; id., « The Kingdom of Ku&h and the Classical World », Nigeria
and the Classics, XI (1969), p. 26-48.
56. B. G. Haycock, « Landmarks in Cushite History », J. Egyptian Archaeol.,
LVIII (1972), p. 225-244.
57. Ptolémée, I, 9, 7, éd. C. Mûller, p. 25.
58. Strabon, II, 1, 20. Mais curieusement Philon évoque le « climat » de Méroë
en relatant sa navigation vers l'Ethiopie. Cela conviendrait mieux pour une
sur la mer Rouge que pour un voyage de toute nécessité partiellement
en direction de Méroë, avec seulement des épisodes de navigation fluviale.
Or on sait par ailleurs que Philon exerça de hautes fonctions en mer Rouge, cf.
Pline, H. N., XXXVII, 108. En comparant Pline, H. N., II, 183 et Strabon,
II, 1, 20, on peut se demander si Philon n'a pas fait son observation à Ptolémaïs
Thêrôn (donc sous Ptolémée II) plutôt qu'à Méroë. Il aura seulement raisonné
par analogie au sujet de Méroë, car Ptolémaïs et Méroë étaient situées dans le
même « climat », cf. Pline, H. N., VI, 220.
— 402 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L ANTIQUITE

et des chasseurs grecs séjournaient au nie siècle dans la métropole


des Éthiopiens nilotiques 59. Plusieurs d'entre eux écrivirent des Aethio-
pica, dont les fragments nous valent d'intéressants renseignements,
à partir desquels, par exemple, nous avons pu naguère 60 reconstituer
l'image que les Grecs se faisaient d'une monarchie méroïtique où
la mère et les sœurs du roi jouaient un très grand rôle. A la même
époque, des chasseurs d'éléphants et d'oiseaux, ainsi qu'un cornac,
laissaient leur signature sur les jambes des colosses du temple de Ram-
sès II à Abou-Simbel 61. Bion nous a transmis, par l'intermédiaire
de Pline l'Ancien 62, un itinéraire nilotique où le lieu d'apparition
des éléphants est signalé 6S. L'influence grecque était alors grande
à la cour de Méroë. Diodore 64 rapporte que le roi Ergamène reçut
une éducation philosophique de type grec qui le persuada de réduire
le rôle exorbitant du clergé éthiopien. Plusieurs objets d'argent ou
de bronze importés du monde grec ou copiés sur place ont été trouvés 65
dans la tombe d'Arikakamani (Beg. S. 6). Les temples de Debod et
de Dakkeh, construits à cette époque, sont de style ptolémaïque, et
le second, symboliquement, est orienté vers le nord.
Après une période de relations difficiles avec le Sud, due à la
de la Haute-Egypte de 206 à 186, les Grecs, sous Ptolémée VI,
occupèrent la région des 30 schènes, c'est-à-dire 315 à 340 km à
soit à partir de Syène, soit à partir de Hiéra Sykaminos (Ouadi
Maharraqah). Ils y fondèrent deux villes, Cléopatra et Philométo-
ris, qui n'ont pas été identifiées. Il y a quelques années, à Mirgissa,
en amont de Ouadi Halfa, J. Vercoutter a découvert un important
matériel (des dizaines de monnaies et un fragment de lance
qui prouve la pénétration de l'influence lagide. Certaines de
ces monnaies sont déjà frappées, d'autres sont prêtes pour la frappe.
Nous avons là un atelier local copiant des monnaies ptolémaïques.
G. Le Rider 66 estime que les flans en bronze datent au plus tôt de
Ptolémée VI. Par la suite, les Lagides ne pénétrèrent pas plus avant
en Nubie. Il est même probable qu'ils renoncèrent assez vite à contrô-

59. Pline, H. N., VI, 183.


60. J. Desanges, « Vues grecques sur quelques aspects de la monarchie
», B. Inst. franc. Archéol. orientale, LXVI (1968), p. 91-104.
61. Id., « Les chasseurs d'éléphants d'Abou-Simbel », dans Actes du 92e Congrès
national des Sociétés savantes (Strasbourg et Colmar, 1967), Section d'Archéologie,
Paris, 1970, p. 31-50.
62. Pline, H. N., VI, 180.
63. Il semble que ces préoccupations ne furent pas étrangères aux éclaireurs
de Néron, qui signalent le lieu d'apparition de plusieurs espèces convoitées, cf.
Pline, VI, 184-185.
64. Diodore, III, 6, 3.
65. B. G. Haycock, « Landmarks... », p. 230.
66. G. Le Rider, « Monnaies trouvées à Mirgissa », R. numism., VIe sér., XI
(1969), p. 28-35.
— 403 —
JEHAN DESANGES

1er de façon directe la Triacontaschène 67. On a supposé que la scène


de victoire de Beg. N. 11, montrant une file de prisonniers
lagides, commémorait aux yeux des Méroïtes cette « libération ».
Parallèlement, on peut suivre la progression de l'implantation
lagide sur les côtes de la mer Rouge et du golfe d'Aden. Sous Pto-
lémée II, désireux de faciliter le transport d'éléphants de guerre, c'est
presque toute la côte africaine jusqu'au détroit de Bal el-Mandeb qui
est contrôlée et jalonnée de relais maritimes. Agatharchide, source
commune de Diodore et de Photius, reflète cet état de la pénétration
grecque dans son Périple de la mer Erythrée 68. Simmias, amiral de
Ptolémée III, franchit le détroit. Sous Ptolémée IV ou sous Ptolé-
mée V, à la fin du 111e siècle ou au début du 11e siècle avant notre ère,
Charimortos reconnaissait le cap Guardafui. Ces progrès dans la
de l'Afrique orientale furent divulgués avec près d'un siècle
de retard par Artémidore dont nous connaissons la description des
côtes à travers Strabon. Ces rivages continuèrent à être fréquentés
dans la mesure où, vers 115 av. J.-C, les vaisseaux grecs se mirent à
utiliser la mousson pour gagner l'Inde à partir du cap Guardafui69,
de façon à éviter le verrou d'Aden. Est-il besoin de souligner que là
encore les races d'hommes en rapport avec les navigateurs étaient
diverses ? On comprend dès lors que les Trogodytes par exemple
soient parfois considérés par les Anciens comme des Éthiopiens et
parfois distingués de ceux-ci, classés parmi les Arabes, voire parmi
les Indiens. Il n'en ira pas autrement des Blemmyes à l'époque romaine.
Peu de traces archéologiques subsistent de ce trafic. Des monnaies,
lagides surtout, dont la plus méridionale aurait été trouvée à Msa-
sani, au nord de Dar es-Salam, en 1907, ainsi qu'un poignard
malheureusement disparu depuis 70. Au-delà de Bérénice
des Trogodytes, les comptoirs grecs de la mer Rouge sont le plus
localisés de façon fort douteuse et on n'en a pratiquement pas
de connaissance archéologique 7X.

67. B. G. Haycock, « Landmarks... », p. 240.


68. Geographi graeci minores, éd. C. Mûller, I, Paris, 1855, p. 111-195 ;
D. Woelk, Agatharchides von Knidos, uber das Rote Meer, Uebersetzung und Kom-
mentar, Bamberg, 1966, 285 p. Cette année est paru aux « Belles Lettres », dans
la série byzantine, le t. VII de la Bibliothèque de Photius, éd. R. Henry, avec
le cod. 250, qui nous transmet une des deux versions du Périple, l'autre étant celle
de Diodore, III, 12-48.
69. Sur les débuts de l'utilisation de la mousson par les Grecs, cf. W. Otto et
H. Bengtson, Zur Geschichte des Niederganges des Ptolemàerreiches, Munich,
1938, p. 194-218 ; J. H. Thiel, Eudoxus of Cyzicus, Groningue, 1966, 62 p. ; C. Moo-
ren, « The Date of SB V 8036 and the Development of the Ptolemaic maritime
Trade with India », Ancient Society, III (1972), p. 127-133.
70. F. Stuhlmann, Beitrâge zur Kultur geschichte von Ostafrika, Berlin, 1909,
p. 843.
71. Pour les comptoirs situés en-deçà de Bérénice des Trogodytes, on consultera
— 404 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L ANTIQUITE

La fin de l'époque lagide est une période d'isolement pour les


du Nil. La connaissance des hiéroglyphes égyptiens décline
rapidement. Toutefois les pyramides de Méroë de cette époque
encore du matériel hellénistique et notamment des amphores,
dont B. G. Haycock 72 suppose qu'elles transportaient du vin. Mais
à l'époque romaine, la Nubie accueillera en beaucoup plus grande
quantité les productions alexandrines.
D'emblée, sous Auguste, les Romains ont dû conduire une
jusqu'à Napata, et peut-être même au-delà de la IVe
73. Strabon, qui avait voyagé jusqu'à la frontière de l'Ethiopie,
nous a transmis une relation assez détaillée de cette campagne 74.
A cette occasion, il a enrichi dans sa description ethnographique de
l'Ethiopie une tradition qui s'était lentement développée depuis
insistant surtout sur l'infériorité et le dénuement de ces
de zones qu'il considère comme marginales 75.
On sait que les Romains ne se maintinrent pas au-delà de la Dodé-
caschène 76 qui constitua d'ailleurs une sorte de coprincipauté romano-
méroïtique sur la terre d'Isis. Le roi de Méroë y exerçait, semble-
t-il, certains pouvoirs 77 et les lois locales restèrent, pour une
large part, en usage 78. Mais des Romains allèrent à Méroë comme
ambassadeurs. Il ne faut pas sans doute attribuer à l'un d'entre eux
la plus méridionale des inscriptions latines, qui provient de Musaw-
warat es-Sofra, à une centaine de km au sud de Méroë, car la datation
est exprimée de façon peu orthodoxe. Déjà Th. Mommsen 79 y
la main d'un envoyé de la reine de Méroë connaissant le latin

la précieuse mise au point de D. Meredith, « The Roman Remains in the Eastern


Désert of Egypt », J. EgyptianArchaeol., XXXIX (1951), p. 101-103. On a des indices
pour situer Ptolémaïs Tnêrôn près d'Aqiq, mais aucune preuve décisive. Sur Adou-
lis, près de Zula, cf. W. Krebs, « Adulis, ein antiker Hafen am Roten Meer »,
Altertum, XV (1969), p. 162-169. Pour la région de Djibouti, une prospection de
l'amiral H. Labrousse est en cours. D'ores et déjà elle a donné de très intéressants
résultats qui seront exposés dans un prochain t. des A. d'Ethiopie,
72. B. G. Haycock, Landmarks..., p. 241.
73. Pline, H. N., VI, 182, prétend que les Romains s'avancèrent à 870 milles de
Syène. Or il ne compte, en H. N., XII, 19, que 996 milles entre Syène et Méroë.
74. Strabon, XVII, 1, 54.
75. Strabon, XVII, 1, 53 ; 2, 1. Sur la façon dont Strabon considère les
de la zone marginale froide, cf. II, 5, 8 et 43.
76. Toutefois, épisodiquement, les Romains ont peut-être réoccupé dans le
courant du iue siècle Primis (Kasr Ibrim), cf. J. Desanges, « Le statut et les limites
de la Nubie romaine », Chron. d'Egypte, XLIV (1969), p. 139-147.
77. Le prouve notamment, à notre avis, l'inscription n° 181 de Philae (E. Ber-
nand, Les inscriptions grecques de Philae, II, Paris, 1969, p. 197) : un ambassadeur
du roi de Méroë couronne, au milieu du me siècle, un prophète à Philae.
78. Theodoret, Graecarum affectionum curatio, IX, 928-929, Patrologiae
completus, séries graeca, 83, col. 1037.
79. T. Mommsen, Fômische Geschichte, V, 1927, p. 595 ; F. Hintze, « The Latin
Inscription from Musawwarat es-Sufra », Kush, XII (1964), p. 296-298.
— 405 —
JEHAN DESANGES

pour l'avoir pratiqué à Rome. En revanche, il est bien connu 80 que,


sous Néron, des prétoriens munis de lettres de recommandation du
roi de Méroë se rendirent dans des royaumes plus méridionaux jusqu'à
de vastes marécages, sans doute ceux du Bahr el-Ghazal, et
chez des Noirs. Ils rapportèrent les éléments nécessaires à
d'une carte de l'Ethiopie 81. Dans cette région, nous ne
connaissons pas d'autre expédition romaine dans l'Afrique profonde
jusqu'à l'évacuation des territoires situés au-delà de Syène, décidée
par Dioclétien, probablement en 298 82.
Les échanges entre l'Empire romain et la Nubie ne furent pas
T. Kraus 83 a récemment fait un bilan des exportations du
monde romain attestées en Nubie par l'archéologie. Juvénal 84
en sens inverse, que l'ivoire était importé dans l'Empire en partie
par le Nil (Syène). En revanche, selon Pline l'Ancien 85, la Nubie
alors peu d'ébène. L'influence de l'architecture, de la
et de la céramique romaines en Nubie a été mise en évidence
par W. Y. Adam 86 et T. Kraus 87 ; les importations ne cessèrent pas
au me siècle, et nous avons pu intervenir récemment 88 dans la
sur la datation du roi Teqêrideamani à partir d'une amphore
de Tubusuctu, en Kabylie, trouvée dans la pyramide de ce roi. A
Sedeinga, J. Leclant 89 a trouvé de remarquables échantillons de
alexandrine d'époque romaine. Enfin, en nombre limité, mais
appréciable, des monnaies romaines ont été exhumées en Nubie, au
Soudan et en Ouganda 90. Malgré une relative continuité des
romaines que nous venons de signaler, il n'est pas douteux
qu'à partir du milieu du 111e siècle, les relations entre Rome et Méroë
ont été considérablement gênées par l'action des Blemmyes, peuple

80. Pline, N. H., VI, 184-186 et surtout Sénèque, Q. N., VI, 8, 3-4.
81. Pline, H. N., XII, 19.
82. Sur cette date, cf. J. Desanges, « Un point de repère dans la chronologie
du royaume de Méroë à la fin de l'époque tétrarchique », Mélanges W. Seston,
Paris, 1974, p. 161-162.
83. T. Kraus, « Rom und Meroe », Mitteil. Deutschen Archàol. Inst., Abu Kairo,
XXV (1969), p. 49-56.
84. Juvénal, Sat., XI, 124.
85. Pline, H. N., XII, 19.
86. W. Y. Adams, « An Introductory Classification of Meroitic Pottery », Kush,
XII (1964), p. 160 et 171.
87. T. Kraus, « Rom und Meroe », p. 55-56.
88. J. Desanges, « L'amphore de Tubusuctu (Maurétanie) et la datation de
Teqêrideamani », Meroitic Newslett., 11 (Dec. 1972), p. 17-21.
89. J. Leclant, « La nécropole de l'Ouest à Sedeinga en Nubie soudanaise »,
C. R. Acad. Inscr. et B.-L., 1970, p. 269-273.
90. Cf. J. Leclant, « Une monnaie romaine à Zeidab », Kush, XI (1963), p. 312-
313, avec l'essentiel de la bibliographie. On ajoutera T. V. Buttrey, « Another
Coin from Africa », Numismatic Chronicle, ser. 7, IV (1964), p. 133-134.
— 406 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L'ANTIQUITE

du désert oriental apparenté aux antiques Trogodytes, qui menacent


les villes de Haute-Egypte.
Plus encore que les Lagides, l'Empire romain utilisa dans ses
avec l'Inde la voie de la mer Rouge. Ses rapports avec le royaume
hellénisé d'Axoum, qui apparaît à la fin du ier siècle de notre ère,
sont en général bons. On ne peut certes prétendre que les Axoumites
soient des Noirs, mais au-delà des Axoumites, les navigateurs du
monde romain avaient des relations fréquentes avec les Noirs de la
côte des Somalis, comme le prouve le Périple (anonyme) de la mer
Erythrée. Du temps de Ptolémée le Géographe, au 11e siècle, ces
s'étaient étendues au moins jusqu'à Zanzibar. Après une éclipse
au 111e siècle, elles semblent avoir repris beaucoup d'importance au
ive siècle, et ce n'est vraisemblablement pas un hasard si on a trouvé
à Port Durnford (Sbungwaya), dans le Sud de la Somalie, à 400 km au
N.-E. de Mombasa 91, un trésor comportant de nombreuses monnaies
de Constantin et de ses fils. L'Expositio totius mundi et gentium, dont
la rédaction date du règne de Constance, signale 92 qu'Alexandrie
regorge d'aromates et de marchandises de la côte barbarique, c'est-
à-dire de la côte africaine au-delà du Bab el-Mandeb. Ces relations
deviendront plus rares à partir du règne de Valentinien et de Valens 93.
Cette rapide esquisse suffit à montrer que l'importance des
entre le monde méditerranéen et l'Afrique nilotique et érythréenne
contraste avec l'absence presque totale de rapports dans la partie
occidentale de l'Afrique. Tout se passe comme si l'Afrique du Nord
était dans l'Antiquité une gigantesque presqu'île s'étendant au-delà
du corridor tripolitain et au nord d'un océan de sables presque
De plus, les conditions de la navigation sur les côtes orieni
taies de l'Afrique sont beaucoup plus faciles que celles qui prévalent
sur ses côtes occidentales. Cette dissymétrie apparaît bien dans l'œuvre
de Claude Ptolémée qui, à l'est, donne des renseignements précis
qu'on peut recouper par d'autres sources, et, à l'ouest, se contente
au-delà du Draa, de mêler les duplications de toponymes et les
plus ou moins mythiques 94, de projeter en somme dans le vide
de l'inconnu, un mélange de déjà-dit à peine fardé et de fable à peine
rajeunie.

91. H. Mattingly, « Coins from a Site-Find in British East Africa », Numisma-


tic Chron., Ser. 5, XII (1932), p. 175.
92. Expositio totius mundi et gentium, 35, éd. J. Rougé, Paris, 1966, p. 170.
Barbaricis n'est pas l'équivalent de barbaris, mais a un sens géographique précis.
93. J. Desanges, « Les raids des Blemmyes sous le règne de Valens, en 373-
374 », Meroitic Newslett., n° 10 (juill. 1972), p. 32-34.
94. R. Mauny, « L'Ouest africain chez Ptolémée (vers + 141 J.-C.) », Actes
Conf. Int. Africanistes Ouest, II, Bissau, 1947, Lisbonne, 1950, I, p. 239-293, carte
h.-t.
— 407 —
27
JEHAN DESANGES

Faut-il s'étonner dès lors que les esclaves noirs dans le monde romain
soient le plus souvent considérés comme des Nilotiques et qu'un assez
grand nombre d'entre eux aient été désignés par le surnom de Méroë 95 ?
Le rayonnement des thèmes nilotiques, notamment dans le domaine
de la mosaïque 96, ne pouvait que renforcer encore cette tendance.

III. — Les Noirs dans le monde méditerranéen antique.

Moins encore que précédemment, nous ne saurions ici viser à l'exhaus-


tivité. D'ailleurs nous disposons depuis quatre ans d'une synthèse
excellente, due à un très savant « Éthiopien » des États-Unis, F. M. Snow-
den Jr. 97. Il a réuni et interprété à peu près toutes les sources littéraires
qui se rapportent aux Noirs dans l'Antiquité. De plus, il a renouvelé
profondément le bilan des sources iconographiques présenté en 1929
par Grâce H. Beardsley 98.
La constatation de portée générale à laquelle parvient F. M. Snow-
den au terme de son enquête est l'absence tout à fait remarquable
de préjugé racial à l'égard des Noirs dans l'Antiquité. La couleur
passe pour un simple accident climatique qui ne suscite nullement
le mépris. Il n'y a pas de dépréciation morale ou esthétique des Noirs,
et le métissage ne pose guère de problèmes. Certes les Noirs sont
esclaves, mais il existe, en nombre encore beaucoup plus grand,
des esclaves blancs. D'autre part, beaucoup de Noirs sont des hommes
libres, des artistes, voire des philosophes comme ce Memnon, disciple
d'Hérode Atticus qui le considérait oomme son fils. L'intégration,
somme toute heureuse, des Noirs dans la société antique était facilitée
par le fait que dans de grandes villes comme Rome ou même Alexandrie,
leur nombre n'était pas considérable s'il n'était pas négligeable. La
vogue du culte d'Isis, dont ils étaient les desservants plus ou moins
modestes, a pu aussi favoriser leur implantation. Nous pouvons
enfin que les Gréco-Romains, n'ayant jamais eu à coloniser ou
simplement à administrer un pays peuplé essentiellement d'Éthiopiens,
n'étaient pas dans la situation psychologique des puissances coloniales
des temps modernes.
Nous voudrions nous contenter ici de présenter deux critiques que
suscite en nous la très belle étude de F. M. Snowden. Notre première
réserve concerne le parti de l'auteur de considérer le terme grec
95. J. Baumgart, Die rômischen Sklavennamen, Breslau, 1936, p. 64.
96. Pour l'Afrique mineure, cf. L. Foucher, « Les mosaïques nilotiques
», La mosaïque gréco-romaine, Paris, 1965, p. 137-145.
97. Cf. ci-dessus n. 1.
98. G. H. Beardsley, The Negro in Greek and Roman Civilization, a Study of
the Ethiopian Type, New York, 1929, 145 p., 24 ill.
- 408 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L ANTIQUITE

comme l'équivalent de l'anglais « Black ». Gomme nous l'avons déjà


dit, on serait tenté de traduire en français ce terme grec, qui signifie
littéralement « face brûlée », par « homme de couleur » plutôt que par
« Noir ». Il est vrai que notre expression « homme de couleur » ne va
pas sans quelque étrangeté, d'abord parce que nous avons nous-mêmes1,
la plupart du temps fort heureusement, des couleurs, et aussi parce
qu'ils ne nous vient guère à l'idée de l'appliquer à des Japonais ou à
des Chinois. « Africain de couleur » serait peut-être un plus juste
dans la mesure où, après Hérodote, les Anciens n'évoquent
plus guère d'Éthiopiens d'Asie. Sans doute peut-on nous rétorquer
que notre concept restrictif du Noir n'est pas des plus distincts. En
effet, nous prétendons faire la différence entre Noirs et « négroïdes »,
mais nous n'avons pas de mot équivalant à négroïdes dans la gamme
du blanc. A la rigueur pouvons-nous dire, en abritant notre gêne du
voile de la pédanterie, caucasoïde. Nous croyons assez couramment
pouvoir distinguer le presque nègre du nègre, alors que nous ne
pas le presque blanc. En fait les critères raciaux sont des
souvent incomplets, et si les noyaux ethniques sont d'une
aveuglante, les halos périphériques sont indéfinis et les
invisibles. Chaque ethnie et, de nos jours, chaque individu découpe
à sa manière sa vision des autres, et c'est pourquoi, en l'absence
d'inscriptions explicites sur les représentations figurées, on ne
peut être assuré que les limites assignées par F. M. Snowden à sa
iconographique correspondent bien aux limites du concept
d'Éthiopien chez les Gréco-Romains. Quoi qu'il en soit, nous voyons
un danger pour un francophone à traduire « Éthiopien » par « Noir »
ou par « nègre », c'est celui dans lequel, par exemple, le P. E, Mveng "
est naguère parfois tombé. Si l'Éthiopien est considéré comme un nègre,
on aura tendance à l'associer étroitement à « l'Afrique noire » que l'on
assimile à son tour tout naturellement à l'Afrique subsaharienne, ce
qui conduira à estimer, par exemple, que Salluste, en évoquant dans
un passage de son Jugurtha 10° les Éthiopiens, a écrit « une page sur
l'Afrique occidentale », alors que l'historien latin situe expressément
ces Éthiopiens au nord des déserts brûlés par le soleil !
La seconde réserve que nous désirons exprimer tend à nuancer
l'image irénique des rapports entre Méditerranéens et Éthiopiens
proposée par F. M. Snowden dans le cadre d'une Antiquité qui devient
dès lors une sorte de paradis perdu. Il nous semble qu'en toute bonne
foi, emporté par sa généreuse vision, l'auteur a estompé certains
d'un préjugé antique défavorable aux Éthiopiens. Nous avons

99. E. Mveng, Les Sources grecques de l'histoire négro-africaine depuis Homère


jusqu'à Strabon, Parib, 1972, p. 55.
100. Salluste, Jug., XIX, 6.
— 409 -
JEHAN DESANGES

déjà signalé ailleurs 101 un petit nombre d'exemples significatifs de


ce préjugé, certainement moin? répandu dans l'Antiquité que dans
les temps modernes. Il convient sans doute d'y revenir et d'en alléguer
quelques autres.
Pourtant, nous commencerons par en écarter un, en défendant
contre le P. E. Mveng 102 la mémoire de Cicéron. Celui-ci n'a pas en
effet comparé, après son retour d'exil, dans son Post reditum in senatu 108,
le consul Pison à une « bûche d'Éthiopien » (stipite Aethiope), «
de tout sens, insipide, ayant perdu sa langue, un demeuré, une chose
qui n'a rien d'humain ». En effet, l'étude des manuscrits montre que
est devenu stipe, et que c'est un scribe du Moyen- Age qui a corrigé
stipe en Etiope (sic) ; un autre scribe croyant tout sauver a gardé à
la fois stipe (sic) et Aethiope. Les éditeurs modernes 104 s'y sont d'autant
moins trompés que Cicéron traite Pison dans la même phrase de « Cap-
padocien», et que par ailleurs il emploie volontiers stipes au sens d'
» 105. Seul le scribe médiéval peut être incriminé de racisme anti-
Noir, Cicéron réservant son mépris aux Cappadociens.
En revanche considérons le cas de l'auteur anonyme du Moretum,
fort loué par F. M. Snowden 106, qui le considère, par l'exactitude de
sa description de la noire Scybale, comme digne de rivaliser avec des
anthropologues modernes tels que E. A. Hooton et M. J. Herskovits.
Mais le savant américain ne semble pas s'être posé de question sur
le choix du nom Scybale qui vient assurément du grec oxiiêocXov :
rebut, déchet, <rxu6aXi,a[x6ç ayant chez Polybe 107 le sens de rejet
de traitement injurieux, et scybala désignant chez le médecin
Théodore Priscien 108 les excréments.
Le préjugé esthétique apparaît avec beaucoup de netteté, à la fin
de la période antique il est vrai, chez Luxorius, poète africain
à la cour des rois vandales, au début du vie siècle. Il oppose,
dans un de ses poèmes 109, à la jolie fille pontique, qui symbolise la
Nordique, un laideron (foeda) garamante, symbolisant sinon la femme
éthiopienne, du moins le type méridional le plus éloigné du type
Il est remarquable qu'il reprenne la vieille tradition des vases
101. J. Desanges, « L'Antiquité gréco-romaine et l'homme noir », R. Et. lat.,
XLVIII (1970), p. 93 (à propos du livre de F. M. Snowden Jr.).
102. E. Mveng, Les Sources..., p. 54-55.
103. Cicéron, Cum senatui gratias egit, 14, éd. C. F. W. Mûller, Leipzig, 1 885, p. 435.
104. Pas plus que C. F. W. Mûller, P. Wuilleumier, dans l'éd. des « Belles
» de Cicéron, XIII, 1, Paris, 1952, p. 52, n'a hésité à éliminer Aethiope.
105. Cicéron, In Pisonem, 19, traite le même personnage de stipes ; cf. aussi
id., De haruspicinum responsis, 5.
106. F. M. Snowden, Blacks..., p. 9-10.
107. Polybe, XXX, 19, 12.
108. Théodore Priscien, II, 28 ; cf. index, éd. V. Rosé, Leipzig, 1894, p. 540.
109. M. Rosenblum, Luxorius. A Latin Poet among the Vandals, New York,
London, 1966, poème 43, p. 136-137 ; commentaire p. 209.
— 410 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS L ANTIQUITE

janif ormes grecs et renouvelle, en y introduisant un jugement de valeur,


l'opposition établie par la première ethnographie grecque entre les
Thraces, puis les Scythes d'une part, et les Éthiopiens d'autre part. Le
même Luxorius loue dans un autre poème110 un aurige égyptien dont les
qualités sont telles que la noirceur de son corps ne peut les offusquer.
Un contraste analogue est affirmé dans une inscription métrique d'Anti-
nooupolis du début du me siècle, récemment éditée et commentée
avec beaucoup de pertinence par E. Bernand 1U. C'est évidemment
le maître qui fait parler l'esclave défunt, un Éthiopien : « De teint,
parmi les vivants, j'étais assez noir, comme un homme que frappent
les rayons du soleil. Mais mon âme dans la blancheur des fleurs qui
la paraient sans cesse, s'est attiré la bienveillance d'un sage maître —
car la noblesse de l'âme passe avant la beauté — et a embelli la
de mon apparence ». Comme le dit E. Bernand, « l'insistance
recherchée avec laquelle le poète développe l'opposition de ^u/vj (l'âme)
et de [xopçyj (l'apparence) montre que l'estime qui pouvait être accordée
aux gens de couleur n'était pas le sentiment généralement partagé ».
Or cette opposition deviendra un lieu commun chez les Pères de
l'Église 112. Elle repose sur un préjugé, déjà tapi au tréfonds de
de Blancs dans l'Antiquité, qui assimile le Noir à l'obscur et
l'obscur à l'infernal ; la blancheur, d'ailleurs toujours relative, à la
lumière et la lumière au séjour céleste. Si les Noirs sont reconnus comme
pleinement humains, c'est bien souvent en dépit de leur négritude.
Pourtant insister outre mesure sur ces aspects déplaisants serait
fausser les perspectives, car l'Antiquité méditerranéenne a su dans
l'ensemble dominer la tendance chez le Blanc à assimiler le Noir au
résidu excrémentiel, à la mort et au monde infernal, si bien que le
tableau composé avec talent et science par F. M. Snowden Jr., même
embelli, reste, pour l'essentiel, fidèle. Mais sous la tolérance
qui se muait souvent en sympathie, subsistait, plus ou moins
latente, devant l'altérité du Noir une grande capacité d'étonnement
dont témoigne, avec une naïveté savoureuse, un authentique savant
comme Pline l'Ancien 113, quand il s'écrie : « Quis enim Aethiopas ante
quant cerneret credidit ? », autrement dit : « Car qui aurait cru à
des Éthiopiens avant de les voir ? ».
Jehan Desanges.
110. Ibid., poème 67, p. 150-151.
n° 111.
26, p.
E. 143-147.
Bernand, Inscriptions métriques de l'Egypte gréco-romaine, Paris, 1969,
112. F. M. Snowden, Blacks..., p. 199-205. Il est vrai que pour les Pères de l'Église,
tous les hommes sont noirs avant d'avoir été touchés par la lumière de Dieu. Il
n'en reste pas moins qu'ils considèrent souvent que l'Éthiopien est originellement
lié aux ténèbres, cf. par exemple Ambroise, De Noe, 34, 128, dans Corpus scripto-
rum ecclesiasticorum latinorum, XXXII (1), p. 496.
113. Pline, H. N., VII, 6.
— 411 —
JEHAN DESANGES

APPENDICE

Inscription métrique d'Hadrumète (Sousse).

Faex Garamantarum nostrum processit ad axem


Et piceo gaudet corpore verna niger,
Quem nisi vox hominem labris emissa sonaret,
Terreret visu horrida larva viros.
Dira, Hadrumeta, tuum rapiant sibi Tartara monstrum ;
Custodem hune Ditis débet habere domus.
Anthologia latina, éd. F. Bûcheler et A. Riese,
t. 1, Leipzig, 1894, n° 183, p. 155-156.

Traduction
L'excrément des Garamantes s'est répandu sous nos cieux
Et dans la poix de son corps s'éjouit l'esclave noir ;
Si la voix de ses lèvres émise ne sonnait humain,
II terrifierait, vision de larve à faire frissonner des hommes.
Puisse le sinistre Tartare, Hadrumète, à son usage te ravir ton monstre ;
Tel est bien le portier que se doit la demeure de Pluton.

II

Poème de Luxorius (Afrique, époque vandale).


De Olympio venatore Aegyptio

Grata voluptatis species et causa favoris


Fortior innumeris, venator Olympie, palmis,
Tu verum nomen membrorum robore signas,
Alcides collo, scapulis, cervice, lacertis,
Admirande, audax, velox, animose, parate.
Nil tibi forma nocet nigro fuscata colore.
Sic ebenum pretiosum atrum natura creavit ;
Purpura sic parvo depressa in murice fulget ;
Sic nigrae violae per mollia gramina vernant ;
Sic tétras quaedam commendat gratia gemmas ;
Sic placet obscuros elephans immanis ad artus ;
Sic turis piperisque Indi nigredo placessit ;
— 412 —
AFRIQUE NOIRE ET MONDE MEDITERRANEEN DANS l'aNTIQUITE

Postremum tanto populi pulcrescis amore,


Foedior est quantum pulcher sine viribus alter.
Luxorius, éd. M. Rosenblum, New York et
Londres, 1966, poème 67, p. 150.

Traduction :
Sur Olympius, chasseur 1 égyptien.

Vision bienvenue qui nous réjouit et suscite la faveur populaire, toi,


Olympius, que fortifient encore tes palmes sans nombre, ce n'est pas
un vain nom que le tien : la vigueur de tes membres l'atteste ; rejeton d'Alcée,
tu l'es bien par ton cou, tes épaules, ta nuque, la force de tes bras,
d'audace, de vitesse, de fougue, de décision. Elle ne te nuit en rien,
ton apparence qu'offusque une noire couleur. C'est ainsi que la nature a créé
sombre la précieuse ébène, ainsi que resplendit la pourpre au fond du petit
murex, ainsi que les noires violettes fleurissent dans l'herbe tendre, ainsi
qu'un charme certain fait valoir les gemmes sinistres, ainsi que l'énorme
éléphant plaît par ses masses obscures, ainsi que l'encens et le poivre indiens
de leur noirceur tentent le plaisir ; enfin, l'amour du public t'embellit d'autant
qu'un autre en sa beauté sans forces est plus répugnant.

RÉSUMÉ

Les contacts entre l'Afrique noire et le monde méditerranéen dans


ne se laissent appréhender qu'à partir du monde gréco-romain. Par
Afrique noire, l'auteur entend d'ailleurs tout le domaine des populations
que le monde classique qualifiait d'éthiopiennes.
L'existence de rapports entre les Méditerranéens et l'Afrique noire
au cours de cette période se laisse très malaisément établir. Le bilan
des navigations dans l'Atlantique est tout à fait incertain. Les textes sont
d'interprétation difficile, l'archéologie est silencieuse et l'orientation presque
constante des courants et des vents semble s'opposer au retour des marins
trop hardis. La voie terrestre paraît avoir été peu empruntée. La pénétration
connue la plus profonde date du règne de Domitien, avec l'arrivée de Julius
Maternus au pays d'Agisymba où vivaient en nombre les rhinocéros. De
multiples indices donnent à penser en tout cas que le trafic transsaharien
n'avait pas alors d'importance économique appréciable. Les Grecs et surtout
les Romains n'en connaissaient pas moins des populations éthiopiennes,
car celles-ci peuplaient la lisière saharienne de l'Afrique du Nord. Ces
ethniquement complexes, étaient fort différentes de la plupart des
Noirs du Sénégal et du Mali actuels.
Les contacts furent beaucoup plus considérables le long des côtes de la

1. Il s'agit d'un venator qui chasse les fauves dans l'amphithéâtre.


— 413 —
JEHAN DESANGES

mer Rouge et de l'océan Indien, ainsi que par la vallée du Nil, aux époques
lagide et romaine. Cette dissymétrie a une grande importance historique
et ne doit jamais être perdue de vue quand on évalue l'œuvre des géographes
anciens, y compris Ptolémée.
Somme toute, c'est surtout à l'intérieur de ses propres limites que le monde
méditerranéen a connu les Noirs. A ce propos, tout en rendant hommage
à l'œuvre exemplaire de F. M. Snowden Jr., l'auteur fait des réserves sur
l'équivalence trop stricte entre Éthiopiens et Noirs établie par le savant
américain, ainsi que sur l'absence de préjugés raciaux dans l'Antiquité.

SUMMARY

Contacts between Black Africa and the Meditérranean world in ancient


times may only be grasped through Greco-Roman documents. Black
Africa, for the author, includes the whole territory inhabited by the
termed " Ethiopian " by the classical world.
The existence of relations between the Mediterraneans and West Africa
during this period is not easy to establish. What is to be thought of
on the Atlantic ? The texts are difficult to interpret, archaeology
not revealing, and the nearly always unvarying direction of the currents
and winds an obstacle to the return of over earnest sailors. The way by
land was apparently in little use. The deepest pénétration known dates
from the reign of Domitian when Julius Maternus arrived in Agisymba
country where the rhinocéros dwelt in numbers. There are indications,
however, that trans-Saharan trade was not of any particular économie
importance at the time. Some of the Ethiopian peoples were none the
less known to the Greeks and more so to the Romans who lived on the Saha-
ran borders of North Africa. Ethnically complex they were quite différent
from most of the Blacks in to-day's Sénégal and Mali.
In Roman and Ptolemaïc times, relations were more fréquent along the
Red Sea and Indian Océan shores coasts, as well as along the Nile Valley.
This dissymmetry if of great historical importance and must always be
kept in mind when evaluating the works of ancient geographers including
Ptolemy's.
When ail is said and done, it was mainly within its own limits that the
Meditérranean world became acquainted with the Negroes. In this
and without failing to pay tribute to F. M. Snowden Jr. for his
exemplary work, the author makes réservations on his equating the
s with the Negroes, as well as on his belief in the absence of racial
in the Antiquity.

414 —

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