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Filliozat Jean. Les Dravidiens dans la civilisation indienne. In: Journal des savants, 1969, n° pp. 74-91;
doi : https://doi.org/10.3406/jds.1969.1195
https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1969_num_2_1_1195
Les premières mentions que nous possédions des trois royaumes en lesquels
a été divisé longtemps le pays tamoul, ceux des Pândya, Cola et Cera, se
trouvent au milieu du IIIe siècle avant J.-C. dans les inscriptions d'Asoka
en des listes de pays limitrophes de son domaine. Mais la première mention
d'un royaume Pândya remonte plus haut encore, à la fin du IVe siècle, au temps
de l'ambassade de Mégasthène auprès de Candragupta, grand'père d'Asoka.
Mégasthène qui n'est jamais allé dans le sud, en a entendu dans le nord,
à la cour de Candragupta, conter une légende. Héraklès aurait régné sur
toute l'Inde et aurait été vénéré surtout chez les Sourasenoi, à Methora.
Ceci nous permet de reconnaître en Héraklès Krsna, vénéré chez les Sùrasena
de Mathurâ sur la rivière Yamunâ, dans le Nord. Mais Héraklès aurait partagé
toute l'Inde entre ses enfants et voulu donner à sa fille unique, Pandaia,
le royaume du sud où se pèchent les perles (Arrianos, Indike, VIII-IX,
Diodoros, II, 39). Cette fille ne trouvant pas d'époux digne d'elle, il l'aurait
épousée lui-même pour assurer sa descendance. Cette légende ne s'est pas
retrouvée dans celles de Krsna et dans la littérature sanskrite ancienne, mais
elle correspond à une légende tamoule du pays Pândya à Madurai, ville quasi
homonyme de Mathurâ (la forme correspondant à Madurai dans les versions
sanskrites tardives de la même légende est Madhurà et non Mathurâ).
La forme la plus détaillée que nous possédions de la légende tamoule
est très tardive. Elle se trouve dans un TiruvilaiyâtaRpurânam du XVIe siècle
qui reprend lui-même un poème du XIIe. Mais la concordance avec les données
de Mégasthène est frappante. Le roi de Madurai et la reine son épouse, fille
d'un roi Cola, Sùrasena, n'ont pas d'enfant. Dans un sacrifice à Sundaresvara,
roi divin de Madurai, ce dieu fait apparaître une fille dans les mains du roi.
Cette fille devient guerrière, conquiert des pays mais ne trouve pas d'époux,
jusqu'au moment où Sundaresvara lui-même paraît et l'épouse. On ne peut
supposer, d'après le caractère tardif des documents tamouls qui nous sont
parvenus, que la légende tamoule est une adaptation, tardive elle aussi, d'une
légende du nord, puisque Mégasthène la localise déjà au sud, dans le royaume
même où nous la trouvons traditionnellement conservée comme nationale.
L'exposé de Mégasthène nous garantit au contraire à la fois l'antiquité dans
le sud et la connaissance dans le nord d'une légende du pays tamoul, quelle
qu'ait pu être l'origine de cette légende.
Un rapport encore plus ancien entre des traditions de Mathurâ au Nord
et de Madurai au Sud est rendu probable par la similitude des noms de ces
villes et, accessoirement, par l'écho à Madurai du nom des Sùrasena de
Mathurâ. Cependant, tandis que le dieu de Mathurâ, l'Héraklès de Mégasthène,
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dépassent. Ils précisent que le Veda est fait pour assurer la prospérité,
la bhukti, tandis que leur technique religieuse propre assure à la fois la bhnkti
et la mukti, « la prospérité » et « la délivrance ». Les Âgama s'ivaïtes sont
en principe au nombre de 28, avec 207 upâgama. La plupart sont inédits,
mais l'Institut français d'indologie a entrepris de les recueillir et a commencé
à en éditer plusieurs. Tous n'ont pas encore été retrouvés. Ceux que nous
possédons se citent mutuellement et leurs textes actuels procèdent donc de
remaniements postérieurs à leur rassemblement en collection. Quelques-uns
sont signalés par les traditions sur les sources du sivaïsme du Kasmïr et sur
celle de la doctrine des Vïrasiva ou Lirigâyat. Mais ils forment surtout la base
sanskrite du Saivasiddhânta du pays tamoul, dont le nom apparaît pour la
première fois dans une inscription pallava du VIIe siècle. Quoique leur langue
soit le sanskrit classique, elle donne à de nombreux mots des sens qui ne
sont pas attestés dans la littérature sanskrite du nord, mais sont usuels dans
l'emploi qui en est fait en tamoul. De plus, des passages obscurs s'éclairent
si on s'avise qu'ils calquent des usages syntaxiques du tamoul. Leur rédaction
est donc, au moins partiellement, due à des religieux tamouls, les seuls
d'ailleurs dans toute l'Inde dont ils forment les textes fondamentaux de
liturgie et de comportement religieux.
Les manuels d'architecture et d'art, les Silpasâstra, qui font partie des
Àgama ou qui s'y rattachent ont, eux aussi, au moins partiellement, été rédigés
au pays tamoul. Deux au moins d'entre eux, le Mânasâra et le Mayamata
contiennent une table des longueurs de l'ombre du gnomon à midi pour toute
la durée de l'année. Les deux dates où cette ombre est nulle, c'est-à-dire
auxquelles le Soleil dans ses courses vers le nord et vers le sud (uttarâyana
et daksinâyana) passe au zénith à midi, indiquent que la latitude du lieu pour
lequel a été dressée cette table était de 11° environ4, c'est-à-dire dans le pays
tamoul ou dans le pays malayâlam, autrement dit, le Kerala ou l'ancien Cera,
dont la langue ne s'est différenciée que tardivement du tamoul.
L'époque de la composition première des Âgama ne pouvant être fixée
par leur examen direct, il est précieux de pouvoir constater qu'avant le Ve siècle,
au temps de Palyâkacâlai, la situation religieuse d'un culte de Siva associé
à l'usage du Veda était déjà celle qui, fondée sur les Âgama, s'est manifestée
tout au long du Moyen Âge et jusqu'aujourd'hui.
Les deux textes religieux de la collection du Sangam, le Paripâtal et
5. La Râjataranginl offre une foule d'exemples de rois çivaïtes établissant des sanctuaires
de Siva comme ceux de leur seigneur personnel et de rois vaisnava établissant de même des
sanctuaires de Visnu. La différence est que les Saiva appellent leur « Seigneur » îsvara, tandis
que les Vaisnava l'appellent svâmin.
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toute leur efficacité. Ces textes ne sont plus en usage aujourd'hui dans leur
forme sanskrite originale et c'est pourquoi ils ont été abandonnés aux
bibliothèques. Ils sont remplacés par des traductions thaïes ou cambodgiennes qui
conservent les blja intraduisibles.
Les « brahmanes » de Thaïlande et du Cambodge possèdent aussi des
images divines, généralement en bronze, nombreuses surtout en Thaïlande et
conservées, pour les plus importantes, au Musée national de Bangkok. Elles
représentent des divinités hindoues, sous des formes marquées par l'art khmer
ou thaï. Dans ce dernier cas, elles appartiennent pour la plupart à l'art dit
d'Ayuthiya (Ayodhâ), la capitale de la Thaïlande avant sa destruction au
xviii6 siècle par les Birmans. Des recueils iconographiques modernes, avec
légendes en thaï, représentent ces images, donnant leurs noms sous des formes
sanskrites ou sous les formes tamoules correspondantes.
Les « brahmanes » du Cambodge sont appelés soit brâhmana, soit bakû.
Ce dernier nom correspond, dans l'orthographe conservatrice du cambodgien,
à une forme pakûva qui correspond elle-même à la forme tamoule pakkuvar,
laquelle désigne, dans l'usage des Saiva tamouls se réclamant de la doctrine
du Saivasiddhânta, ceux qui sont habilités à réciter les formules, spécialement
védiques. Le nom de pakkuvar n'est autre que la forme tamoule plurielle
du sanskrit pakva « mûr ».
Il est clair que l'ensemble de la tradition de ces « brahmanes » ou « bakû »
provient du pays tamoul. Le fait que ceux du Cambodge se réclament de
la tradition de la Kailâsapamparâ et que ce soit dans l'Inde d'autres hommes
se réclamant de la même tradition qui aient particulièrement rassemblé des
textes expliquant des caractères importants des monuments de l'ancien empire
khmer pourrait faire penser que les « brahmanes » en question sont les
descendants de ceux qui avaient fait fleurir la religion de Siva au Cambodge
avant la conversion de ce pays au bouddhisme de l'École du Theravâda. Il ne
semble pas qu'il en soit ainsi.
Si les textes sanskrits sur lesquels se fonde la pratique des « brahmanes »
en question remontaient à la période de floraison de la religion de Siva dans
l'ancien empire khmer, ils auraient naturellement été conservés dans les formes
successives par lesquelles a passé l'écriture khmère de cette période, alors
employée pour le sanskrit comme pour le khmer pour devenir l'écriture khmère
actuelle. Le fait que ces textes sont dans l'écriture grantha du pays tamoul,
rapproché du fait qu'il existe dans la tradition actuelle des traces de la venue
tardive dans la péninsule indochinoise d'ancêtres des « brahmanes »
d'aujourd'hui, impose d'admettre que ceux-ci proviennent d'une nouvelle vague
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On a maintes fois rappelé, d'autre part, que bien d'autres auteurs sanskrits,
Kumârila, Dandin, etc.. étaient du sud et que certains ont été ubhayakavi,
« poètes en deux langues ». Notamment, un Tantjyalankâram tamoul attribué
à Dandin fait pendant à son Kâvyâdarsa. Il est de fait que, constamment,
à partir du temps où le sanskrit a remplacé le prâkrit dans les inscriptions
officielles, les deux littératures, sanskrite et tamoule, ont été cultivées
parallèlement et souvent par les mêmes hommes dans toute l'Inde du sud où, plus
tardivement, les littératures kannada et telugu ont elles aussi fleuri à côté
du sanskrit. Celui-ci a joué, en Inde et hors de l'Inde, le rôle de langue de
culture générale que le latin a joué longtemps en Europe, sans supplanter
les littératures régionales.
En Europe, l'étude de ces littératures, allemande, française, anglaise,
italienne, espagnole, russe, etc.. complète nécessairement celle des lettres
latines pour la connaissance des cultures européennes. Celles des littératures
dravidiennes, en tête desquelles se trouve la littérature tamoule, devra de plus
en plus compléter de même notre connaissance des cultures de l'Inde et de
leur expansion.
Jean Filliozat.