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Journal des savants

Les Dravidiens dans la civilisation indienne


Jean Filliozat

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Filliozat Jean. Les Dravidiens dans la civilisation indienne. In: Journal des savants, 1969, n° pp. 74-91;

doi : https://doi.org/10.3406/jds.1969.1195

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1969_num_2_1_1195

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LES DRAVIDIENS DANS LA CIVILISATION INDIENNE

La notion de peuples « dravidiens » est aujourd'hui avant tout une notion


linguistique. Il s'agit des peuples dont les langues sont apparentées au tamoul
de l'extrême-sud de l'Inde. Le tamoul, appelé drâvida en sanskrit, est le centre
du groupe parce qu'il possède la plus ancienne et la plus vaste littérature
et parce que sa grammaire est la mieux connue grâce aux travaux originaux
des anciens grammairiens tamouls eux-mêmes. Certaines des langues ainsi
dites dravidiennes par leur affinité avec le tamoul sont parlées par des peuples
qui n'appartiennent pas au sud de l'Inde et n'ont pas d'affinités
anthropologiques avec les habitants du sud de l'Inde. Tels sont les Brahui du Balucistan
qui, anthropologiquement, font partie des Iraniens.
Avant la découverte des rapports entre, d'une part, le tamoul, le telugu,
le kannada, etc., d'autre part, le brahui et d'autres parlers répartis en diverses
régions de l'Inde, on considérait que les langues « dravidiennes », groupées
géographiquement auprès du tamoul, appartenaient à un groupe
anthropologique physiquement homogène, celui du sud de l'Inde, caractérisé surtout
par la couleur foncée de la peau. La notion de « Dravidiens » était alors
à la fois linguistique et anthropologique.
Du côté indien, on désignait l'ensemble des pays au sud des monts
Vindhya comme les « cinq drâvida », Pancadrâvida, qui étaient le Drâvida
(pays tamoul ou Tamilnâd), l'Andhra (pays telugu), le Kannada (Maisûr),
le Mahârâstra (pays marathe) et le Gurjara (Gujrât). Le Kerala, qui a pour
langue le malayâlam fort proche du tamoul, était inclus dans le Tamilnâd
ou Drâvida proprement dit. Dans ce groupement des régions, les pays marathe
et gujrâti, qui ne sont pas de langues dravidiennes, étaient compris à titre
de pays du sud et non en vertu d'une conception linguistique. Une variante
de cette classification supprime le Mahârâstra et nomme le Tailahga, qui
désigne l'est des pays andhra. De toute façon, le maintien du Gujrât dans
la liste confirme qu'il s'agit d'une classification non-linguistique.
La découverte de la civilisation du bassin de l'Indus qui s'étend, comme
on le sait aujourd'hui, jusqu'au bassin du Gange et au Gujrât a donné lieu
à la théorie d'une nature dravidienne de cette civilisation. Les Arya védiques
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l'auraient vaincue, soumise et assimilée dans tout le nord et l'ouest et elle


aurait subsisté dans l'ilôt brahui du Balucistan, survivant par lui en domaine
de culture iranienne, mais surtout confinée dans le sud de l'Inde. La culture
védique et brahmanique aurait toutefois pénétré cette dernière région où
les Dravidiens auraient maintenu leurs langues, tout en empruntant la culture
brahmanique. Celle-ci aurait à son tour subi l'influence du substrat dravidien.
Notamment, des divinités locales dravidiennes auraient été incorporées à
l'hindouisme, produit final de l'évolution du brahmanisme et de son contact
avec ce substrat anaryen autochtone. Une partie de ces divinités aurait été
identifiée, lors de l'aryanisation culturelle, avec des divinités du Nord
considérées comme pouvant prendre des formes multiples. Le processus
d'identification aurait pu être assez analogue à celui que les Grecs ont mis en œuvre
en croyant reconnaître leurs propres dieux en ceux des étrangers et en donnant
à ceux-ci des noms grecs. Des tentatives ont été faites, d'une façon très arbitraire
jusqu'ici, pour déchiffrer en tamoul les inscriptions de la civilisation de l'Indus.
Toute cette construction est plausible, mais les éléments en sont en
majeure partie conjecturaux ou consistent en interprétations hypothétiques de
rares données de fait, choisies à l'exclusion de celles dont la théorie ne paraît
pas pouvoir s'accommoder. Par exemple, les Dasyu et Dâsa du Rgveda qu'ont
vaincus les héros védiques ont été depuis un siècle souvent considérés comme
représentant les Dravidiens aborigènes. On trouve encore de nos jours cette
idée exprimée et soutenue en soulignant divers caractères d'ailleurs discutés,
imputés par les textes aux Dasyu ou Dâsa et qui se retrouveraient chez les
Dravidiens, mais en ne mentionnant pas que le Rgveda (X, 99, 6) donne
aussi aux Dâsa trois têtes et six yeux.
Quoi qu'il en soit, les hypothèses sur les Dravidiens préhistoriques supposés
ne concernent pas l'étude du rôle des Dravidiens authentiques dans la
civilisation indienne, observable et connue par sa tradition.
Les premiers témoignages que nous ayons sur les peuples du sud de
l'Inde sont ceux des Grecs du temps d'Alexandre et ceux des inscriptions
d'Asoka. Viennent ensuite les littératures produites dans la contrée elle-même,
les allusions des autres littératures et les monuments archéologiques.
Strabon (XV, 1, 13), d'après les auteurs antérieurs, a distingué deux
types d'Indiens, ceux du nord ressemblant aux Egyptiens et ceux du sud
.

ressemblant aux Éthiopiens par la couleur de la peau, mais au reste des


humains par leur physionomie et la nature de leurs cheveux. Donc, dès avant
l'ère chrétienne, l'aspect physique général des populations de l'Inde était celui
d'aujourd'hui.
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Les premières mentions que nous possédions des trois royaumes en lesquels
a été divisé longtemps le pays tamoul, ceux des Pândya, Cola et Cera, se
trouvent au milieu du IIIe siècle avant J.-C. dans les inscriptions d'Asoka
en des listes de pays limitrophes de son domaine. Mais la première mention
d'un royaume Pândya remonte plus haut encore, à la fin du IVe siècle, au temps
de l'ambassade de Mégasthène auprès de Candragupta, grand'père d'Asoka.
Mégasthène qui n'est jamais allé dans le sud, en a entendu dans le nord,
à la cour de Candragupta, conter une légende. Héraklès aurait régné sur
toute l'Inde et aurait été vénéré surtout chez les Sourasenoi, à Methora.
Ceci nous permet de reconnaître en Héraklès Krsna, vénéré chez les Sùrasena
de Mathurâ sur la rivière Yamunâ, dans le Nord. Mais Héraklès aurait partagé
toute l'Inde entre ses enfants et voulu donner à sa fille unique, Pandaia,
le royaume du sud où se pèchent les perles (Arrianos, Indike, VIII-IX,
Diodoros, II, 39). Cette fille ne trouvant pas d'époux digne d'elle, il l'aurait
épousée lui-même pour assurer sa descendance. Cette légende ne s'est pas
retrouvée dans celles de Krsna et dans la littérature sanskrite ancienne, mais
elle correspond à une légende tamoule du pays Pândya à Madurai, ville quasi
homonyme de Mathurâ (la forme correspondant à Madurai dans les versions
sanskrites tardives de la même légende est Madhurà et non Mathurâ).
La forme la plus détaillée que nous possédions de la légende tamoule
est très tardive. Elle se trouve dans un TiruvilaiyâtaRpurânam du XVIe siècle
qui reprend lui-même un poème du XIIe. Mais la concordance avec les données
de Mégasthène est frappante. Le roi de Madurai et la reine son épouse, fille
d'un roi Cola, Sùrasena, n'ont pas d'enfant. Dans un sacrifice à Sundaresvara,
roi divin de Madurai, ce dieu fait apparaître une fille dans les mains du roi.
Cette fille devient guerrière, conquiert des pays mais ne trouve pas d'époux,
jusqu'au moment où Sundaresvara lui-même paraît et l'épouse. On ne peut
supposer, d'après le caractère tardif des documents tamouls qui nous sont
parvenus, que la légende tamoule est une adaptation, tardive elle aussi, d'une
légende du nord, puisque Mégasthène la localise déjà au sud, dans le royaume
même où nous la trouvons traditionnellement conservée comme nationale.
L'exposé de Mégasthène nous garantit au contraire à la fois l'antiquité dans
le sud et la connaissance dans le nord d'une légende du pays tamoul, quelle
qu'ait pu être l'origine de cette légende.
Un rapport encore plus ancien entre des traditions de Mathurâ au Nord
et de Madurai au Sud est rendu probable par la similitude des noms de ces
villes et, accessoirement, par l'écho à Madurai du nom des Sùrasena de
Mathurâ. Cependant, tandis que le dieu de Mathurâ, l'Héraklès de Mégasthène,
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est identifiable à Krsna, le même Héraklès à Madurai ne l'est pas au même


Krsna. A Madurai, il s'agit de Sundaresvara que la tradition identifie à Siva.
Mais la contradiction n'est pas aussi certaine qu'elle paraît évidente. Krsna
et Sundaresvara ont en commun d'être des manifestations terrestres de la
Divinité suprême sous la forme d'un jeune héros. Sundaresvara signifie le
« Beau Seigneur » et Visnu-Krsna est adoré à Madurai sous le nom d'ALakar,
« le Beau ». Cette concordance n'a pourtant pas entraîné une confusion de
la part de Mégasthène, car il représente au contraire son Héraklès comme
vieillissant, du moins au dire de certains Indiens. Il y avait donc des variantes
dans les légendes. De toute façon, nous ne savons pas encore à quelle époque
exactement ont été faites les identifications de divinités locales ou de la
divinité suprême nommée de différents noms soit avec Krsna soit avec Siva.
Il nous importait surtout, pour le moment, de constater que les royaumes
tamouls, avec au moins une tradition déjà établie pour les Pârtdya, étaient,
aux IVe et IIIe siècles avant notre ère, organisés, indépendants et en rapports
avec la culture indienne générale.
Les chroniques de Ceylan confirment que dès avant l'ère chrétienne,
les Tamouls ont pu en outre passer la mer en force et envahir Ceylan, comme
ils devaient le faire plusieurs fois par la suite. La plus ancienne inscription
en tamoul dont la date ait pu être établie est sur une poterie trouvée à
Vïrampatnam, près de Pondichéry, au lieu appelé, à cause d'un malentendu
récent, Arikamedu. Elle est du début du Ier siècle de notre ère. Elle est en
caractères ressemblant à la brâhmï d'Asoka, mais plus encore aux inscriptions
de Ceylan du Ier siècle avant l'ère chrétienne. Une écriture de ce genre peut
avoir été introduite dès l'époque d'Asoka en même temps qu'à Ceylan et
à la faveur de la propagation du bouddhisme que nous trouvons en tout cas
installé au IVe siècle au pays tamoul, sur la côte orientale, dans la forme
du Theravâda de Ceylan. Mais dans les inscriptions du Ier siècle et dans
quelques autres manifestement de même époque, la brâhmï pan-indienne
est déjà adaptée à la notation de la langue tamoule. Elle comporte des signes
pour les phonèmes qui n'existent pas dans les langues indo-aryennes, sanskrit,
prâkrit ou pâli.
Mais c'est surtout par une littérature considérable que la puissance et
l'unité d'une culture tamoule sont attestées. Au début des études, les
spéculations les plus diverses ont été faites sur l'époque de sa partie la plus ancienne.
Des lettrés naïfs l'ont fait remonter jusqu'aux temps géologiques. Une tradition,
dont ils n'examinaient ni la date ni les conditions de formation, faisait état
de poètes groupés à Madurai en « compagnies » (sangam) ou, comme ils
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disaient, « Académies ». Deux de ces académies auraient été successivement


englouties avec Madurai par l'océan. C'était donc qu'elles étaient installées,
non dans la Madurai actuelle, mais dans le continent du Gondwana des
géologues ! De plus modérés voyaient simplement dans la légende des
académies disparues le souvenir de mouvements littéraires originaux beaucoup
plus anciens que ceux dont les productions ont été conservées. Ils remarquaient
que, quoiqu'il y ait des mots sanskrits et des allusions aux choses du nord
dans tous les textes tamouls, ces traces d'influence indo-aryenne étaient moins
nombreuses dans les textes dont la langue était la plus archaïque. Pour eux,
l'infiltration indo-aryenne était progressive et tardive et la littérature tamoule
était originale et s'était formée avant toute influence du nord.
A l'inverse, des savants ont pris à tâche d'abaisser le plus possible l'âge
des textes tamouls, comme si la valeur scientifique de la critique se mesurait
simplement à l'incrédulité systématique.
En réalité, la critique véritable s'est rarement pleinement appliquée.
Le détail des faits sur lesquels elle aurait dû s'exercer n'était pas suffisamment
connu ou accessible. D'autre part, beaucoup de critiques, imbus de l'idée que
les Tamouls étaient des descendants des Dasyu du Veda, étaient persuadés
d'avance que leur culture, leur éducation littéraire et artistique étaient tout
entières l'œuvre d'immigrants du Nord porteurs du brahmanisme et du sanskrit.
Certains brahmanes tamouls ont été bien aises d'avoir l'appui de savants
européens pour se sentir les descendants des civilisateurs du pays. Mais ils
ont provoqué chez les autres un mouvement hostile par une réaction aussi
arbitraire que leur prétention.
Aujourd'hui, nous voyons enfin que pour admettre qu'il n'y a pas
d'originalité de pensée dans une littérature dont la langue, elle, est profondément
originale, il faut d'abord poser en principe que les prétendus descendants
des Dâsa aux trois têtes n'ont jamais eu une seule idée. Nous pouvons surtout,
aujourd'hui, examiner la littérature tamoule directement et par rapport à ses
voisines. Celles-ci, avant l'essor des autres littératures dravidiennes, sont en
prâkrit, en pâli et en sanskrit. Ce ne sont pas, par rapport au pays tamoul,
des littératures entièrement étrangères, produites à l'extérieur et totalement
importées. Les Tamouls eux-mêmes les ont cultivées. Ils ont, comme nous
le verrons, composé des textes en pâli et surtout contribué à la production
littéraire, philosophique et religieuse sanskrite, ainsi qu'à la propagation du
sanskrit à l'étranger.
La littérature proprement tamoule la plus ancienne, celle dite du
« Sangam », contient, outre un ouvrage de grammaire et de composition
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littéraire très élaboré, le Tolkâppiyam, « Ce qui se rapporte aux vieux poèmes »,


des recueils de poèmes d'auteurs divers, groupés d'après les sujets (exploits
ou sentiments surtout), des poèmes isolés et des romans en vers. Les sujets
profanes l'emportent de beaucoup sur les autres. Deux poèmes seulement
sont religieux, quoique les allusions aux dieux et aux pratiques religieuses
ne soient pas rares dans les autres.
Pour dater au moins certaines parties de cette littérature, on s'est efforcé
de rechercher des synchronismes et d'identifier des personnalités nommées
dans les textes et pouvant être connues historiquement par ailleurs.
Une des identifications les plus sûres est celle d'un roi Pândya, Palyâkacâlai
Mutukutumip PeruvaLuti célébré dans le PuRanâNûRu, « Les quatre cents
(poèmes) sur les exploits », pour sa puissance, son adoration de Siva et sa
libéralité pour les rites védiques \ Son surnom, Palyâkacâlai, signifie « aux
multiples halles de sacrifices» (yâgaiâlâ). Une inscription de 768 ou environ2
rétablit une donation qu'il avait jadis faite à des brahmanes et qui a été annulée
sous le règne usurpé des Kalabhra. Or, Buddhadatta, d'Uragapura (URaiyûr),
un des bouddhistes tamouls qui ont écrit en pâli, s'est dépeint lui-même comme
vivant à Kâvëripattanam sous Accutavikkanta, « bonheur » de la famille
Kalabhra (en pâli Kalabbhakulanandana) . Nous savons que Buddhadatta vivait
autour de 400. Palyâkacâlai vivait donc avant le v* siècle et a été alors l'objet
des poèmes incorporés plus tard dans le PuRanâNûRu 3.
Il est question, dans d'autres textes du PuRanâNûRu, de poteaux
sacrificiels et très souvent des Veda. Le rituel védique était donc en usage au
pays tamoul avant le Ve siècle, mais il ne semble pas s'agir des grandes
cérémonies royales d'État. Palyâkacâlai, dans le poème 6. 17-20, est prié d'incliner
son parasol pour la circumambulation autour du temple du dieu aux trois yeux
et, aussitôt après, de courber la tête devant la main étendue (c'est-à-dire
bénissante) des Sages des quatre Veda. Ceci évoque l'association, dont les
exemples abondent aujourd'hui, à Cidambaram et ailleurs, du culte public
de Siva avec la récitation de textes védiques. Ceci évoque ainsi, non pas le rituel
védique des Sûtra brahmaniques, mais l'utilisation de rites et de textes védiques
dans certains des cultes prescrits dans les Tantra ou Âgama.
Ceux-ci ne rejettent pas le Véda, ne professent pas une religion qui
s'écarterait du Veda. Au contraire, ils l'admettent et l'utilisent, mais le
1. Poèmes n08 6, 9, 15.
2. Charte de Velvikuti, Ep. Ind., XVII, n° 16, p. 291-309.
3. Cf. P.T. Srinivas Iyengar, History of Tamils from the earliest times to 600 A.D.,
p. 528 et suiv. J. FlLLIOZAT, Le Veda et la littérature tamoule ancienne, dans Melanges d'indianisme
à la mémoire de Louis Renou, Paris, 1968, p. 289-300.
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dépassent. Ils précisent que le Veda est fait pour assurer la prospérité,
la bhukti, tandis que leur technique religieuse propre assure à la fois la bhnkti
et la mukti, « la prospérité » et « la délivrance ». Les Âgama s'ivaïtes sont
en principe au nombre de 28, avec 207 upâgama. La plupart sont inédits,
mais l'Institut français d'indologie a entrepris de les recueillir et a commencé
à en éditer plusieurs. Tous n'ont pas encore été retrouvés. Ceux que nous
possédons se citent mutuellement et leurs textes actuels procèdent donc de
remaniements postérieurs à leur rassemblement en collection. Quelques-uns
sont signalés par les traditions sur les sources du sivaïsme du Kasmïr et sur
celle de la doctrine des Vïrasiva ou Lirigâyat. Mais ils forment surtout la base
sanskrite du Saivasiddhânta du pays tamoul, dont le nom apparaît pour la
première fois dans une inscription pallava du VIIe siècle. Quoique leur langue
soit le sanskrit classique, elle donne à de nombreux mots des sens qui ne
sont pas attestés dans la littérature sanskrite du nord, mais sont usuels dans
l'emploi qui en est fait en tamoul. De plus, des passages obscurs s'éclairent
si on s'avise qu'ils calquent des usages syntaxiques du tamoul. Leur rédaction
est donc, au moins partiellement, due à des religieux tamouls, les seuls
d'ailleurs dans toute l'Inde dont ils forment les textes fondamentaux de
liturgie et de comportement religieux.
Les manuels d'architecture et d'art, les Silpasâstra, qui font partie des
Àgama ou qui s'y rattachent ont, eux aussi, au moins partiellement, été rédigés
au pays tamoul. Deux au moins d'entre eux, le Mânasâra et le Mayamata
contiennent une table des longueurs de l'ombre du gnomon à midi pour toute
la durée de l'année. Les deux dates où cette ombre est nulle, c'est-à-dire
auxquelles le Soleil dans ses courses vers le nord et vers le sud (uttarâyana
et daksinâyana) passe au zénith à midi, indiquent que la latitude du lieu pour
lequel a été dressée cette table était de 11° environ4, c'est-à-dire dans le pays
tamoul ou dans le pays malayâlam, autrement dit, le Kerala ou l'ancien Cera,
dont la langue ne s'est différenciée que tardivement du tamoul.
L'époque de la composition première des Âgama ne pouvant être fixée
par leur examen direct, il est précieux de pouvoir constater qu'avant le Ve siècle,
au temps de Palyâkacâlai, la situation religieuse d'un culte de Siva associé
à l'usage du Veda était déjà celle qui, fondée sur les Âgama, s'est manifestée
tout au long du Moyen Âge et jusqu'aujourd'hui.
Les deux textes religieux de la collection du Sangam, le Paripâtal et

4. J. FlLLIOZAT, Sur une série d'observations indiennes de gnomonique. Bull, de la Section


de Géographie du Comité de Travaux historiques et scientifiques, 1952, p. 12.
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le TirumurugâRRupataz sont généralement considérés comme plus récents


que le PuRanâNûRu. Divers indices rendent cette opinion probable, mais
l'argument principal sur lequel elle s'appuie est qu'ils contiennent un plus
grand nombre de termes empruntés au sanskrit. Or, beaucoup pensent que
le sanskrit s'est infiltré progressivement au pays tamoul et que, par conséquent,
la date d'un texte est d'autant plus basse que la proportion des mots sanskrits
y est plus grande. Mais les choses ne sont pas si simples.
En premier lieu, il faut tenir compte de la nature des textes. Quand ceux-ci
sont des poèmes profanes évoquant la nature et les sentiments au pays tamoul
lui-même, la langue de ce pays fournit toutes les expressions nécessaires.
Le recours à des mots sanskrits serait insolite et pédant. Il est naturel, au
contraire, dans les textes qui concernent des idées communes à tout l'ensemble
de l'Inde où le moyen principal d'expression est le sanskrit. Or, dans les textes
religieux en question, les dieux, Visnu-Krsna, Siva, Kumâra, sont déjà les
grands dieux de l'hindouisme général, conçus et souvent qualifiés comme ils
le sont chez Kâlidâsa. Seuls sont spécifiquement tamouls certains traits et,
bien entendu, les lieux saints où ils sont adorés.
En second lieu, la proportion dans les textes des emprunts au sanskrit
ne peut pas dépendre seulement de la durée de l'influence du sanskrit sur
la langue. Le système des naksatra, repères des mouvements des astres dans
le ciel, système attesté dans le Veda par la liste de ces naksatra dans l'Atharva
et dans trois recensions du Yajus, et par tout le calendrier védique, se retrouve
dans les textes tamouls anciens. Il est impossible que ce système védique
particulier ait été réinventé de toutes pièces au pays tamoul. Pourtant les
dénominations techniques sur lesquelles il apparaît en tamoul sont
généralement tamoules et non pas toujours empruntées au sanskrit. L'influence des
traditions sanskrites n'est donc pas régulièrement proportionnelle aux emprunts
de vocabulaire. Les savants tamouls ont pu adopter des systèmes comme celui
des naksatra qui, à cause de sa précision, a été adopté aussi dans toute l'Asie
orientale, mais ils ont disposé d'un double vocabulaire pour les exprimer :
le vocabulaire original et le leur propre. Ils ont puisé dans l'un ou dans l'autre
selon leur goût et les exigences métriques de leurs vers, plutôt que selon
le temps où ils écrivaient. C'est souvent, comme dans ce cas des naksatra,
la teneur des données plutôt que le vocabulaire qui fait reconnaître les
influences.
Le décompte des mots d'emprunt sanskrits dans les textes tamouls est
donc assez peu significatif en lui-même. Pour avoir une meilleure idée des
rapports entre la culture indo-aryenne et la culture tamoule, il ne suffit pas
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de considérer le sanskrit. Les textes tamouls anciens relatifs à la nature et


aux sentiments naturels qui contiennent peu de mots sanskrits en présentent
un assez grand nombre qui sont indo-aryens, mais moins apparents parce
qu'ils sont prâkrits. Ils ont rarement été recherchés, quoiqu'on en ait depuis
longtemps signalé quelques-uns à l'occasion. Les formes ardhamâgadhï
paraissent plus fréquentes que les formes pâli. Par exemple, l'équivalent du sanskrit
prêta est en tamoul pëy, ardhamâgadhï peya en non pâli peta. Ceci correspond
au fait que le jainisme à littérature en ardhamâgadhï a été plus fortement
installé dans le pays tamoul et a joué un rôle plus important dans la littérature
tamoule que le pâli établi seulement sur la côte de Coromandel.
Quant au sanskrit, bien que l'usage de son vocabulaire en tamoul n'ait
pas dépendu seulement de l'époque des textes, il est certain qu'il a influé
davantage sur la langue tamoule depuis l'époque où il a pris le rôle d'unique
langue de relations générales à travers toute l'Inde, et même à l'étranger.
La généralisation de l'emploi du sanskrit à la place des prâkrits qui, se
différenciant de plus en plus, devenaient moins intelligibles d'une région à l'autre,
a commencé dans les siècles autour du début de notre ère. Ce n'est pas
seulement ni même principalement son prestige, nullement accepté dans toutes
les religions, qui a provoqué la diffusion du sanskrit. Edgerton a pensé que
le sanskrit bouddhiste hybride représentait une tentative pour donner plus
de prestige à des textes prâkrits en les sanskritisant. Mais cette hypothèse
n'est guère admissible. Si on avait voulu écrire dans une langue prestigieuse,
on eût employé immédiatement le sanskrit classique, ce qui eût été facile.
Tout langage s'écartant de la grammaire sanskrite bien fixée et partout
enseignée eût été simplement jugé maladroit et non pas prestigieux. Il est bien
plus probable qu'on a utilisé le sanskrit à des fins pratiques. Le sanskrit
hybride n'est d'ailleurs pas réservé aux textes bouddhiques, les inscriptions
des premiers siècles de l'ère chrétienne, à Nasik par exemple, offrent des
exemples de textes entièrement en prâkrit, entièrement en sanskrit et aussi
en un langage où sont mêlées les formes prâkrites et sanskrites.
Le sanskrit étant alors la seule langue enseignée partout sous une même
forme se trouvait donc, sans être la langue courante d'aucune région
particulière, utilisable dans toutes, comme l'est aujourd'hui l'anglais. Pour un pareil
emploi, la fidélité à la grammaire n'est pas absolument requise, les formes
prâkrites usuelles restent disponibles. Employées indifféremment à côté des
formes grammaticales sanskrites, elles préservaient mieux qu'une sanskritisation
complète l'aspect des textes sacrés prâkrits et facilitaient aussi la composition
en vers.
LES DRAVIDIENS DANS LA CIVILISATION INDIENNE 83

Aux pays tamoul et malayâlam, on a utilisé aussi un langage hybride


dravido-sanskrit, le manipravalam « pierreries et corail ». C'est là toutefois
un jargon vaisnava spécial qui respecte la grammaire des deux langues mêlées.
Les phrases sont correctes en dravidien littéraire tout en étant émaillées de
termes techniques et de formes en sanskrit également correct.
Dans les premiers siècles, au pays tamoul, c'est sûrement le sanskrit pur
qu'on a utilisé comme langue de communication avec l'extérieur : nous ne
connaissons pas de textes anciens en manipravalam. Tous semblent postérieurs
à l'époque de Râmânuja, au XIIe siècle. Or, nous avons des indices formels,
voire des preuves, que l'influence de l'Inde sur l'Asie du sud-est s'est exercée
à diverses époques en grande partie par l'intermédiaire des Tamouls et
cependant c'est en sanskrit, et non en tamoul, qu'elle s'est exprimée dans les
inscriptions.
La plus ancienne inscription sanskrite trouvée en Asie du sud-est est
celle de Vo-Canh, au Viêt-nam, sur la côte orientale de la péninsule
indochinoise. Paléographiquement, elle paraît dater du IIIe siècle. Elle est mutilée.
Mais elle contient le nom d'un roi Srîmâra. Elle mentionne la compassion
(karunâ) et elle a, à cause de cela, d'abord été considérée comme bouddhique.
Mais elle reproduit un vers du Râmâyana, la karunâ n'est pas une vertu
spécifiquement bouddhique, c'est un brahmavihâra, 'une habitude brahmique', qui, pour
les Saiva du sud de l'Inde, appartient essentiellement à Siva. Enfin, et surtout,
Srîmâra serait un nom étrange pour un prince bouddhiste. On trouve, au
contraire, couramment Mâra, la « Mort », comme élément dans les noms
sanskrits des souverains hindous, tels que Paramâra, « Celui qui est la Mort
pour les ennemis ». On pourrait admettre que dans Srîmâra, srJ est simplement
honorifique et que mâra tout court est une abréviation de Paramâra. Mais
en tamoul MâRaN (avec un R rétroflexe qui n'existe pas en sanskrit) est
un titre des rois Pândya qui équivaut à « Brave », « Héros ». Le plus probable
est donc que Srîmâra, dans l'inscription de Vo-Canh, représente le titre tamoul
simplement transcrit en écriture sanskrite avec le seul r dont cette écriture
dispose (BEFEO, LV, p. 115).
Plus tard, au début du IXe siècle, nous avons plusieurs témoignages
épigraphiques sanskrits sur l'installation au Cambodge en 802, sur une
montagne dite Mahendraparvata, d'un symbole appelé devarâja. Devarâ'p signifie
ordinairement « roi des dieux » et désigne habituellement Indra. Mais, ici,
il s'agit d'un linga et les inscriptions khmères correspondantes donnent à ce
devarâja, le nom de kamraten jagat ta râja. On a pensé que dans les deux
expressions sanskrite et khmère, râja se rapportait au roi khmer divinisé.
84 JEAN FILLIOZAT

Le devarâja aurait été, selon une conception propre au pays khmer et à


l'Indonésie où elle paraissait se retrouver, le « dieu-roi », symbolisé par un
linga établi au nom du roi.
La littérature sanskrite de l'Inde n'a offert jusqu'ici aucun élément d'une
autre explication. Mais il n'en est pas de même de la littérature tamoule,
qui elle, fournit une solution très simple.
Le poète saiva Mânikkavâcakar du IXe siècle, dans son Tiruvâcakam,
désigne à maintes reprises Siva comme le roi des dieux et précise que ces
dieux sont particulièrement Brahman, Visnu et Indra. Il le fait d'autre part
siéger sur le mont Mayentiram, c'est-à-dire sur le Mahendra. Nous avons donc
affaire au Cambodge à un transfert dans le royaume khmer d'un ordre idéal
du pays tamoul s'aiva. Le devarâja est Siva en tant que roi des dieux ;
kamraten jagat ta râja veut dire non pas le « dieu qu'est le roi » ou « qui est
le roi », mais bien le « Seigneur du monde (Jagadï'sa ou Jagadïsvara) qui
est roi ». Il est normalement représenté par un liriga et c'est l'usage banal
au pays tamoul, et d'ailleurs dans toute l'Inde jusqu'au Kas'mïr5, que les rois
établissent des sivalirïga en les désignant comme leur propre Seigneur. Un
Indravarman, par exemple, établira un sivalinga en le désignant comme
Indresvara, « le Seigneur d'Indra ».
Mais il ne s'ensuit pas que la royauté khmère n'ait pas été considérée
comme divine. Elle l'a été précisément dans la mesure où elle a adopté une
conception de la royauté en vigueur chez les Saiva tamouls. Pour ceux-ci,
pour Mânikkavâcakar en particulier, Siva n'est pas seulement le roi des dieux
siégeant sur le mont Mahendra, c'est aussi lui qui est le roi véritable de
chaque royaume, et même de chaque localité. Mânikkavâcakar ne traite pas
des rois humains. Mais les légendes saiva font des rois sivaites des instruments
de Siva sur la terre et les font se réunir à lui après leur mort, ou du moins
entrer dans son séjour (pada). De plus, la doctrine des Saivâgama sanskrits
en vigueur au pays tamoul enseigne que, moyennant une diksâ, une
consécration rituelle spéciale après préparation rituelle et psychologique, le « consacré »
(diksita) devient Siva lui-même. A cette dïksâ, toutes les classes sociales sont
admises pourvu qu'elle soit conférée par un homme de classe supérieure
ou au moins égale à la classe de celui qui la reçoit. Un brahmane ou un

5. La Râjataranginl offre une foule d'exemples de rois çivaïtes établissant des sanctuaires
de Siva comme ceux de leur seigneur personnel et de rois vaisnava établissant de même des
sanctuaires de Visnu. La différence est que les Saiva appellent leur « Seigneur » îsvara, tandis
que les Vaisnava l'appellent svâmin.
LES DRAVIDIENS DANS LA CIVILISATION INDIENNE 85

ksatriya peut conférer la diksâ à un roi ksatriya et le s'ùdra même deviendra


Siva, s'il est dlksita.
Il semble bien que ces conceptions aient été utilisées au Cambodge
en faveur des rois dont nous connaissons en tout cas la plupart des noms
posthumes les désignant comme passés dans le séjour de Siva (de Visnu
éventuellement pour d'autres rois).
Enfin, selon les Àgama, les hommes qui sont devenus Siva par la dïksâ,
particulièrement les yati, qui ont en outre renoncé au monde, ne doivent pas
être brûlés après leur mort. Ils doivent être enterrés. Leur incinération
provoquerait la ruine du royaume. Sur leur tombe, on peut élever un monument
(samâdhi) en pyramide à trois étages, surmonté d'un liriga. Selon l'ampleur
du monument, ce liriga peut être abrité sous une tour (prâsâda) et l'ensemble
peut former un temple livré au culte régulier.
Les « temples-montagnes » du Cambodge correspondent précisément à
l'aspect de ces samâdhi et bien des indices ont fait reconnaître que certains
avaient une fonction de tombeaux. Ils ne l'ont pas tous. Le Phnom Bakheri, par
exemple, centre présumé de la première grande capitale dite d' Angkor, est un
monument cosmique, qui, tout en étant un temple de Siva, Seigneur du Monde,
est le « Mont-Central », le Meru portant les dieux Trayastrims'at et dont
les dispositions représentent le temps cyclique. On peut s'étonner du contraste
qui s'offre entre l'exiguïté des samâdhi de l'Inde du Sud et l'ampleur des
temples-tombeaux khmers qui leur ressemblent, comme c'est le cas
particulièrement pour le Baksei Camkrori situé entre le Phnom Bakheri et l'enceinte
d' Angkor Thorn. La disproportion paraît cependant naturelle si on observe
d'abord que l'ampleur et l'unité des constructions khmères dépassent en général
toutes celles de l'Inde et qu'un génie artistique propre au Cambodge a souvent
magnifié les réalisations inspirées d'idées indiennes. On doit observer surtout
que les lieux saints s'aiva traditionnels anciens existaient en nombre dans l'Inde
avant que se répande en milieu saiva tamoul l'usage de construire des samâdhi
pouvant devenir les centres de temples. Au Cambodge, au contraire, il ne
pouvait exister de lieux saints sivaïtes avant l'importation du sivaïsme et des
Àgama auxquels plusieurs inscriptions sanskrites du Cambodge se réfèrent.
Les samâdhi contenant les restes de l'enveloppe corporelle de ceux que la
dïksâ avait transformés en Siva pouvaient seuls constituer des lieux saints
consacrés par la présence réelle de Siva.
Les textes des Âgama relatifs au rituel qui paraît bien avoir été appliqué
au Cambodge ont été extraits des Agama et rassemblés dans une des œuvres
sanskrites, le Kriyâdtpikâ de Sivâgrayogïndra qui appartenait à la Kailâsa-
86 JEAN FILLIOZAT

paramparâ. C'est là le nom d'une lignée spirituelle florissante au pays tamoul


qui rapporte son origine à l'enseignement de Siva donné en son siège
traditionnel du Kailâsa, siège qu'admet, comme toutes les traditions, celle de
Mânikkavâcakar, bien qu'en lui attribuant aussi l'autre siège, beaucoup plus
rarement mentionné, du Mahendraparvata. Elle présente une succession de
maîtres humains historiques seulement depuis le XVe siècle environ, mais elle est
bien vivante aujourd'hui au pays tamoul dans la région du delta de la Kâverï
à TiruvavatutuRai et à Dharmapuram près de Mâyûram (Mayavaram des
cartes anglaises).
Or, il existe aujourd'hui, en Thaïlande et au Cambodge, une classe dite
de « brahmanes » qui jouent un rôle dans les cérémonies officielles d'État.
Leurs ancêtres étaient originaires de diverses parties de l'Inde, mais certains
au moins de ceux du Cambodge se réclament de la lignée du Kailâsa. Ils ont
possédé des textes qui sont conservés aujourd'hui pour la plupart à la
Bibliothèque nationale de Bangkok, sauf un qui, recueilli jadis au Cambodge, fait
partie de celle de l'École française d'Extrême-Orient. Ceux qui sont conservés
en Thaïlande sont au nombre de huit. Tous sont en sanskrit et dans l'écriture
dite grantha, propre au sanskrit dans le pays tamoul. L'écriture en est cependant
légèrement différente du grantha usuel en pays tamoul ; elle en constitue
une évolution particulière en Indochine. Ces textes sanskrits correspondent
à ceux qui sont employés dans certains rituels des Âgama en vigueur au pays
tamoul. Ils sont émaillés de nombreuses formules comportant des b't]a,
c'est-à-dire des syllabes qui condensent symboliquement des valeurs utilisées
dans les rituels des Âgama. Les formules comportent aussi de très nombreuses
citations védiques qui font aussi partie des mêmes rituels. En effet, le rituel
des Âgama n'exclut pas l'usage du Veda. Les Agama sont encore appelés
Tantra et on entend par là les textes de technique religieuse comprenant quatre
parties ou pâda : la doctrine, vidyâpâda, le rituel proprement dit, kriyâpâda
(comprenant- les règles de construction des temples et de fabrication des
images), les règles du comportement religieux, caryâpâda, et la technique
psychomatique de conditionnement psychologique, yogapâda. Ces Agama ou
Tantra admettent, comme nous l'avons déjà indiqué, l'efficacité du Veda pour
la prospérité, bhukti, mais prétendent la dépasser en l'incluant. Ils assurent,
en effet, la bhukti dans l'ordre matériel et social et aussi la délivrance finale
des liens matériels du monde, la mukt't. Spécialisés dans la fonction de
contribuer au succès des cérémonies d'État, les « brahmanes » de Thaïlande et du
Cambodge pouvaient donc naturellement employer surtout les textes destinés
à assurer la prospérité générale, la bhukti, où les formules védiques avaient
LES DRAVIDIENS DANS LA CIVILISATION INDIENNE 87

toute leur efficacité. Ces textes ne sont plus en usage aujourd'hui dans leur
forme sanskrite originale et c'est pourquoi ils ont été abandonnés aux
bibliothèques. Ils sont remplacés par des traductions thaïes ou cambodgiennes qui
conservent les blja intraduisibles.
Les « brahmanes » de Thaïlande et du Cambodge possèdent aussi des
images divines, généralement en bronze, nombreuses surtout en Thaïlande et
conservées, pour les plus importantes, au Musée national de Bangkok. Elles
représentent des divinités hindoues, sous des formes marquées par l'art khmer
ou thaï. Dans ce dernier cas, elles appartiennent pour la plupart à l'art dit
d'Ayuthiya (Ayodhâ), la capitale de la Thaïlande avant sa destruction au
xviii6 siècle par les Birmans. Des recueils iconographiques modernes, avec
légendes en thaï, représentent ces images, donnant leurs noms sous des formes
sanskrites ou sous les formes tamoules correspondantes.
Les « brahmanes » du Cambodge sont appelés soit brâhmana, soit bakû.
Ce dernier nom correspond, dans l'orthographe conservatrice du cambodgien,
à une forme pakûva qui correspond elle-même à la forme tamoule pakkuvar,
laquelle désigne, dans l'usage des Saiva tamouls se réclamant de la doctrine
du Saivasiddhânta, ceux qui sont habilités à réciter les formules, spécialement
védiques. Le nom de pakkuvar n'est autre que la forme tamoule plurielle
du sanskrit pakva « mûr ».
Il est clair que l'ensemble de la tradition de ces « brahmanes » ou « bakû »
provient du pays tamoul. Le fait que ceux du Cambodge se réclament de
la tradition de la Kailâsapamparâ et que ce soit dans l'Inde d'autres hommes
se réclamant de la même tradition qui aient particulièrement rassemblé des
textes expliquant des caractères importants des monuments de l'ancien empire
khmer pourrait faire penser que les « brahmanes » en question sont les
descendants de ceux qui avaient fait fleurir la religion de Siva au Cambodge
avant la conversion de ce pays au bouddhisme de l'École du Theravâda. Il ne
semble pas qu'il en soit ainsi.
Si les textes sanskrits sur lesquels se fonde la pratique des « brahmanes »
en question remontaient à la période de floraison de la religion de Siva dans
l'ancien empire khmer, ils auraient naturellement été conservés dans les formes
successives par lesquelles a passé l'écriture khmère de cette période, alors
employée pour le sanskrit comme pour le khmer pour devenir l'écriture khmère
actuelle. Le fait que ces textes sont dans l'écriture grantha du pays tamoul,
rapproché du fait qu'il existe dans la tradition actuelle des traces de la venue
tardive dans la péninsule indochinoise d'ancêtres des « brahmanes »
d'aujourd'hui, impose d'admettre que ceux-ci proviennent d'une nouvelle vague
88 JEAN FILLIOZAT

d'influence indienne, partant de la même région du Sud de l'Inde et portant


la même tradition.
Le recours à une pareille vague d'influence indienne après la conversion
de l'Indochine occidentale au bouddhisme Theravâda ne doit pas surprendre.
Le bouddhisme Theravâda, enseignant à s'affranchir du monde, n'a pas de
rituel pour assurer la prospérité de l'État. Force était pour en constituer un,
d'accueillir un de ceux qu'offrait l'hindouisme. Cet hindouisme a manifestement
été propagé en grande partie par les Tamouls qui ont joué un rôle considérable
dans le commerce de tout l'Extrême-Orient.
Ce rôle vient encore d'être mis en lumière par des découvertes chinoises
récentes. Ces découvertes ont été faites sur le site de l'ancien centre commercial
que Marco Polo à la fin du XIIIe siècle appelait Zayton, aujourd'hui K'iun-
tcheou, qu'il considérait comme un des plus considérables du monde et où
il signalait le grand nombre des marchands indiens. Sur ce site, ont été mises
au jour des inscriptions en nombreuses langues. Celles de l'Inde y sont
représentées uniquement par le tamoul. Les reproductions publiées en 1957 sont
incomplètes, mais apparaît dans une des deux inscriptions tamoules le nom
de Perumâl qui est un de ceux de Visnu. La découverte de ces inscriptions
s'accompagne de celle d'une statue indienne de Visnu et de colonnes de temples
portant des représentations de légendes vishnouïtes et aussi s'ivaïtes dont la
facture est précisément celle du sud.
Les marchands tamouls sont loin d'avoir été les seuls à commercer en
Extrême-Orient, mais ils l'ont fait avec ampleur et continuité. Dans les temps
anciens, ils ne s'embarquaient pas avec leurs familles. Le traité de grammaire
et de poétique tamoules anciennes, le Tolkâppiyam, « Ce qui se rapporte aux
vieux poèmes », note bien que les femmes ne participent pas aux voyages
sur mer (Toi., Porul, 34). Ils se mariaient dans les pays qu'ils fréquentaient
et où ils se fixaient, implantant leurs religions, principalement s'aiva et vaisnava.
Les inscriptions sanskrites du Cambodge témoignent précisément de cette
implantation du Saivasiddhânta et du Pâncarâtra, doctrines spécialement
développées dans le sud de l'Inde pendant la période de splendeur des
réalisations du génie khmer utilisant des idées hindoues. Ces religions n'étant
nullement propres aux brahmanes, les principes des Dbarmasâstra, des
« Traités du Bon Ordre idéal », qui pouvaient empêcher des brahmanes de
stricte observance védique d'aller s'établir en pays étrangers, ne jouaient pas.
Parmi les Indiens s'établissant en Asie du sud-est, ceux qui appartenaient
effectivement à la classe des brahmanes avaient une position sociale respectée.
Adhérant à la religion de leur temps et non aux formes védiques anciennes,
LES DRAVIDIENS DANS LA CIVILISATION INDIENNE 89

ils n'étaient pas soumis aux restrictions théoriques du passé et pouvaient


cependant transporter en Asie du sud-est tout ce qui dans le savoir du passé
demeurait alors en vigueur. Ils y ont transporté également la notion des
divisions de la société en quatre classes selon leurs fonctions.
En Indonésie, à Bali, où se sont conservés jusqu'à nos jours d'importants
vestiges de cultes hindous et bouddhiques, la religion, désignée par le nom
d'Âgama, a conservé des textes sanskrits qui ont été publiés par Sylvain Lévi
en 1933. Ces textes font partie de la littérature sanskrite utilisée dans les
milieux religieux de l'Inde du sud. De plus, les textes et rituels étudiés
récemment par le Professeur C. Hooykaas concordent avec ceux qui sont
en vigueur d'après les Âgama du pays tamoul et s'expliquent par eux. En même
temps, la division théorique de la société en quatre classes, en tête desquelles
est celle des brahmanes, a été également introduite à Bali. Mais cette division
est restée théorique et sociale. Pas plus à Bali qu'au Cambodge et dans l'Inde
du sud, elle ne touche la religion proprement dite, dans laquelle, selon les
Âgama, chacun, dans sa classe et moyennant des rites appropriés, a sa place
et ses droits. D'ailleurs, la désignation de beaucoup d'Hindous comme
« brahmanes » dans les pays d'Extrême-Orient n'implique pas toujours leur
appartenance réelle à une pure descendance brahmanique. Elle indique plutôt
simplement qu'ils appartiennent à une religion que suivent les brahmanes.
C'est le cas en ce qui concerne les « brahmanes » du Cambodge et de Thaïlande.
C'était le cas même dans l'ancien empire khmer, où sont parfois qualifiés
de « brâhmana » des fils de brahmanes venus de l'Inde et de femmes du pays.
En dehors des marchands et des brahmanes authentiques, des armées
entières du pays tamoul ont fait au xi€ siècle des expéditions en Asie du
sud-est. Ces expéditions attestent la naissance maritime des rois Cola et
l'importance des intérêts commerciaux et politiques des Tamouls dans ces contrées et
à cette époque. Mais elles ont constitué une exception au mode pacifique des
relations entre l'Inde et l'Extrême-Orient.
Ces relations ont été, par vagues successives, depuis les commencement
de notre ère jusqu'aux temps actuels, essentiellement commerciales et
culturelles. Dans l'ordre culturel, elles n'ont même pas cessé avec la conversion
de plusieurs grands pays anciennement hindouisés à des religions différentes :
bouddhisme du Theravâda en Indochine, Islam en Indonésie. Nous avons vu
que des rites hindous du pays tamoul avaient été portés en Indochine à date
tardive, bien après la conversion au bouddhisme du Theravâda. D'autre part,
les Musulmans tamouls ont joué un rôle important dans la propagation de
l'Islam en Indonésie.
90 JEAN FILLIOZAT

Tout au long de l'histoire, l'usage du sanskrit, comme seule langue dont


la connaissance était partout présente sans être nulle part générale, a masqué
le rôle des Tamouls dans la propagation de la culture indienne vers l'est.
Dans l'Inde même, leur contribution à la littérature sanskrite a souvent fait
perdre de vue la culture tamoule sur laquelle reposait cette contribution même.
Les cinq plus grands philosophes du Vedânta ont été des Dravidiens.
Sankara est né au Kerala au ix€ siècle, en un temps où le malayâlam,
aujourd'hui langue de la région, n'était pas encore distingué du tamoul en tant que
langue littéraire. Il a passé la plus grande partie de sa vie, à Srhgeri au Maisùr.
Râmânuja est né à Srîperumputùr, au pays tamoul, près de Kâncipuram,
et a dominé l'école Srïvaisnava de Srïrarigam sur la Kâverï. Madhva était
kannada, Nimbârka et Vallabha d'origine telugu. Mais leurs origines ont
moins d'importance que les littératures de leurs pays qu'ils ont nécessairement
connues en dehors de la littérature sanskrite.
Bien avant le premier d'entre eux, Sankara, s'était développée une vaste
littérature tamoule d'hymnes, les uns çivaïtes, les autres vishnouïtes, exaltant
respectivement la grandeur et aussi l'unicité et la transcendance de Siva ou
de Visnu, manifestés dans le monde sous maintes formes par compassion
et pour se rendre accessibles à l'amour des dévots.
Plusieurs des auteurs de ces hymnes ne sont connus que par des légendes.
Aux vaisnava, les ALvâr, sont attribués des âges fabuleux par les sources
dévotes. Mais une partie d'entre eux sont des personnages historiques de la
période comprise entre le v6 et le Xe siècle.
L'influence possible de la littérature des saints çivaïtes, les Nayanmâr,
sur Sankara n'a pas été recherchée. Mais celle des ALvâr sur Râmânuja est
attestée par les biographies du maître. Elle est de plus confirmée par quelques
références qu'il fait à la Dramtdopanisad, qui désigne l'œuvre tamoule de
NammâLvâr. Elle l'est surtout par la conformité de sa doctrine avec celle
de NammâLvâr lui-même. Selon NammâLvâr, en effet, le Seigneur est la
réalité absolue, unique, nécessairement présente en toutes choses particulières
qui, sans cela, n'auraient pas d'existence, même apparente. Râmânuja soutient
dans ses commentaires et ses exposés, en forme scolastique sanskrite et contre
Sankara, qu'il y a unicité (advaita) de l'Être dans le particulier (visista),
et que le monde phénoménal n'est pas purement illusoire. Il justifie ainsi
la dévotion et les rites ayant pour objet les manifestations divines qui ne
sont pas des formes illusoires, tandis qu'à suivre strictement Sankara, on croirait
que l'unicité n'existe que dans le kevala, c'est-à-dire l'Isolé, le Transcendant
et que le reste est fantasmagorie.
LES DRAVIDIENS DANS LA CIVILISATION INDIENNE 91

On a maintes fois rappelé, d'autre part, que bien d'autres auteurs sanskrits,
Kumârila, Dandin, etc.. étaient du sud et que certains ont été ubhayakavi,
« poètes en deux langues ». Notamment, un Tantjyalankâram tamoul attribué
à Dandin fait pendant à son Kâvyâdarsa. Il est de fait que, constamment,
à partir du temps où le sanskrit a remplacé le prâkrit dans les inscriptions
officielles, les deux littératures, sanskrite et tamoule, ont été cultivées
parallèlement et souvent par les mêmes hommes dans toute l'Inde du sud où, plus
tardivement, les littératures kannada et telugu ont elles aussi fleuri à côté
du sanskrit. Celui-ci a joué, en Inde et hors de l'Inde, le rôle de langue de
culture générale que le latin a joué longtemps en Europe, sans supplanter
les littératures régionales.
En Europe, l'étude de ces littératures, allemande, française, anglaise,
italienne, espagnole, russe, etc.. complète nécessairement celle des lettres
latines pour la connaissance des cultures européennes. Celles des littératures
dravidiennes, en tête desquelles se trouve la littérature tamoule, devra de plus
en plus compléter de même notre connaissance des cultures de l'Inde et de
leur expansion.
Jean Filliozat.

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