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Revue de l'histoire des religions

Le mythe indien de l'Homme cosmique dans son contexte culturel


et dans son évolution
Hoành-son Hoàng-sy-Quy

Résumé
Le mythe de l'Homme primordial, comme substance ou agenceur des trois mondes, était répandu dans de très nombreuses
contrées. Jusqu'ici, beaucoup de chercheurs en matière de religions ont raconté ce mythe. Nous nous efforçons maintenant
d'en rechercher l'origine et de dégager les sens profonds qui s'y cachent. En Inde notamment, on retrouve des versions écrites
très anciennes et très savamment élaborées du mythe. Ce mythe indien dit « du Purusa », à travers le temps, est arrivé à se
combiner avec d'autres mythes semblables de création, avec celui de Prajāpati par exemple, et a beaucoup contribué à
l'élaboration de la pensée religieuse, mystique et philosophique de l'Inde.

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Hoàng-sy-Quy Hoành-son. Le mythe indien de l'Homme cosmique dans son contexte culturel et dans son évolution. In: Revue
de l'histoire des religions, tome 175, n°2, 1969. pp. 133-154;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1969.9444

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1969_num_175_2_9444

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Le mythe indien de l'Homme cosmique
dans son contexte culturel
et dans son évolution

Le mythe de V Homme primordial, comme substance ou agenceur des


trois mondes, était répandu dans de très nombreuses contrées. Jusqu'ici,
beaucoup de chercheurs en matière de religions ont raconté ce mythe.
Nous nous efforçons maintenant d'en rechercher Vorigine et de dégager
les sens profonds qui s'y cachent.
En Inde notamment, on retrouve des versions écrites très anciennes
et très savamment élaborées du mythe. Ce mythe indien dit «. du Purusa »,
à travers le temps, est arrivé à se combiner avec d'autres mythes
semblables de création, avec celui de Prajâpati par exemple, et a beaucoup
contribué à l'élaboration de la pensée religieuse, mystique et
philosophique de l'Inde.

LE MYTHE

Le mythe de l'Homme cosmique se rencontre dans de


nombreuses civilisations, de la Chine jusqu'en Europe du Nord,
en passant par l'Inde et l'Iran. Il est de plus un mythe très
ancien, d'une importance culturelle fondamentale, puisque,
d'une part, il traduit des conceptions cosmogoniques
intéressantes, et. d'autre part, il constitua, pour l'Inde
notamment, un point de départ pour des spéculations rituelles,
mystiques et métaphysiques extrêmement riches et variées,
profondes et harmonieuses.

En Inde
Dans l'Inde, ce mythe se serait peut-être répandu dans
les masses populaires avant d'être introduit dans la
littérature védique, notamment dans le Hgveda, l'Atharvaveda,
le Yajurveda, le Satapathabrâhmana, le Taittirîya-âranyaka
et l'Aitareya-upanisad. Avant de l'étudier d'une manière
approfondie, nous commençons par en donner ici un bref
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134 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

résumé рп tâchant de le situer par rapport à des mythes


semblables rencontrés en Chine, en Iran et dans les pays
Scandinaves.
Au commencement existait Purusa (= l'Homme) à l'état
intemporel et immortel. En même temps que lui. existaient
les eaux primordiales, Apas. comme Pré-matière à l'édiii-
cation du monde. Ces eaux primordiales enveloppent l'espace
de toutes parts. Différentes d'elles, les eaux visibles n'en sont
qu'un eííet, une production.
Purusa désira alors procréer. Ce désir lui tient lieu d'ascèse,
source de chaleur. Il entra dans les eaux, et, par la chaleur du
désir, il y forma un œuf et le couva. Cet œuf, c'est l'œuf
cosmique (brahmanda), l'embryon d'or (hiranya-yarMia ). De
cet œuf ainsi couvé, sortit Purusa qui, de son corps épuisé,
donna naissance aux mondes1 et aux êtres vivants.
Nous avons ici affaire à une création par émanation. De
plus, le mythe, nous le verrons, varie dans les détails d'une
tradition à une autre, et ces traditions sont elles-mêmes
nombreuses.

Vers l'Ouest

Comme le mythe du couple humain qui est en liaison


étroite avec le Déluge2, celui de l'Homme cosmique, sous
des appellations différentes, existe dans de nombreux pays :
en Iran, en Scandinavie, en Chine, etc.
En Iran, l'équivalent de ce Mahâpurusa indien est Gava
.Mare tan qui, étymologiquement, signifie « Vie mortelle ».
Son esprit vivait au début avec l'esprit du bœuf avant la
création du monde. Par la sueur de Ahura Mazda, de ce Dieu
créateur vivant dans la Région des lumières, (iaya prit la
forme corporelle d'un jeune homme de quinze ans.

1) Ainsi, le Ciel sortit-il de sa tête, la région intermédiaire de sa poitrine, et


la Terre de ses pieds.
2) En Inde, c'est le couple Manu-Ida (SB) ou Yama-Yamï ; en Chine, c'est
le couple Fou Hi-Niu Wa ; en Iran, Mâsya-Mâsyôi ; tandis qu'en Perse, Varna
devient Yima, et Yamï Yimâka...
LE MYTH?: INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 135

La pensée iranienne et son développement, notons-le,


sont à base de dualisme Lumière-Ténèbres. A la Région
lumineuse d'Ahura Mazda s'oppose l'Abîme des Ténèbres
infinies d'Angra Mainyu, Esprit du Mal. Alors ([u'Abura
Mazda forma l'Homme cosmique dans une leinte blanche
et brillante, l'Esprit du Mal envoya dans l'espace les ténèbres
et le désordre1. Lorsque l'Homme est né, l'Esprit du Mal,
par ses démons, cherche à le faire mourir, et l'affrontement
commence entre ces derniers et Gava Maretan. Finalement,
Anrjra Mainyu réussit à introduire du poison dans le corps
do Gaya et le fait souffrir de toutes sortes de maux : la faim,
la peste, etc.
Gaya mort, son corps devint des métaux : or, argent. 1er,
plomb... L'or est la semence même de Gaya, semence d'où
sortira le premier couple humain : Mâsya et Mâsyôi2. Comme,
en Inde, l'or ou le jaune doré reste pour ainsi dire le symbole
de l'Immortalité et du Principe procréateur3. D'autre part,
le symbole mythique de la Vache y occupe une place
importante. En Inde, si l'Homme est à l'origine de tous les êtres
vivants (ТВ, III, 12, 13-1(5...), la Vache joue, elle aussi, un
rôle cosmique, étant la vigueur de tous les animaux (ТВ, III,
1, 2, 21) et la Nourriture. Chez les Iraniens, dans VAveata,
le premier Homme et le premier Bœuf sont invoqués ensemble.
Et, dans le mythe ci-dessus, ils existaient ensemble à l'état
d'esprit (ou d'essence) avant la création du monde. Ce même
parallélisme se retrouve en la cosmogonie. Scandinave et des
pays germano-saxons, où la vache Audhubla est créée en
même temps que le géant Ymer.

1) Dans le mythu manichéen, le Premier Homme se présente aussi comme une-


créature du Seigneur du Paradis lumineux et il est fait pour combattre les forces
des ténèbres par lesquelles, comme C.aya, il sera finalement vaincu.
2) Cf. Mythology of nil races, vol. VI, par Л. 13. Keith et Л. .1. C\nov, pp. W.l sq.
et "27Г> sq. ; A. Ciihistensen, Le premier homme et le. premier roi flans l'histoire
légendaire des Iraniens, Histoire générale, des religions, vol. II , publiée par la Librairie
Aristide (Juillet, Paris, l%(i, p. .'54.
:$) SB, III, 8, '2, 27 : amrtam ťujnr hiramjam 'L'or est la vie immortelle;. ŠH,
II, 1, 1, Г> : relah prdsiňcai tadhiranijam (la semence (d'Apmi) devint l'or].
Dans la littérature épique perse, Gaya devient le premier roi des Iraniens,
(îavômart ((lava Maretanl.
136 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Le géant Ymer ainsi, créé vivait alors avant l'existence


de l'univers. Les enfants de Bor, à savoir les dieux,
complotèrent contre lui et le tuèrent. Ils amenèrent son corps
jusqu'au milieu de l'abîme1 où ils le dépecèrent pour en faire
le Ciel et la Terre. C'est ainsi que sa chair devint terre, son
sang mers et rivières, ses os les hautes montagnes, ses dents
et fragments d'os les rochers, ses cheveux les arbres, tandis
que ses sourcils formèrent une enceinte autour du Mityard
(ou « La Terre habitée »). Les dieux firent également de son
crâne les nuages et la voûte du Ciel qu'ils divisèrent en quatre
quartiers. Ils placèrent ensuite un nain à chaque côté pour
le soutenir. Ces nains s'appellent : Est, Ouest, Sud et Nord.
On pense que ce mythe, comme beaucoup d'autres légendes
Scandinaves, a été apporté de l'Iran dans ces pays par les
Ostrogoths vers le vie siècle avant notre ère2.

Vers Г Est : lu Chine

En Chine, à coté de l'ancienne théorie de création par


Yin- Yang, de caractère nettement impersonnel, existe aussi
le mythe plus populaire de P'an Kou, Créateur personnel.
P'an (Bàn) signifie bassin en rapport de figure à l'écorce
d'un œuf3, et aussi recherche, enquête. Kou (Cô) veut dire

Г, II >';i;rit des ténèbres et du chaos initial.


'i: Cf. E. ïonnelat, Mythologie germanique, dans Mythologie générale, publiée
sous la direction de F. Giuraud ; A. Christensen, op. cit. ; Smith, Religion of
nnrietil Britain ; Chambers, Information pour le peuple, vol. II, p. 4Г>0 ; J. Rhys,
Lectures on the origine and growth of religion as illustrated by Celtic heathendom,
London, l^ss ; Encyclopaedia of religion and ethics, Edinburgh, ed. by James
Hastings, T. and T. Clark, l'.ill, vol. IV, pp. 17R-178.
■T « Les partisans de l'École du Houen-t'ien prêtent au Ciel la forme d'une
sphère ou plutôt celle d'un if.uf. Cette conception se rattache au thème mythique
dont la légende de P'an Kou est sortie, ainsi que divers récits de naissances
miraculeuses. Plusieurs héros fondateurs sont nés d'un œuf — parfois couvé dans une
tour qui a neuf étapes et qui figure le Ciel. Au reste, pour dire « le Ciel couvre »,
on emploie, un mot dont le sens exact est « couver ». Entièrement enveloppée
par la Coque céleste, la Terre, tel un jaune d'œuf, repose sur une masse liquide »
(M. Granet, La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, p. 288).
Remarquons que le symbole de l'œuf est aussi en connexion étroite avec des
mythes de création indiens. En ce qui concerne les héros, la femme du premier
roi légendaire vietnamien conçut, elle aussi, des œufs dont sortiront 50 garçons
et Г)0 filles.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 137

solide, assurer, antiquité. Suivant différentes interprétations,


P'an Kou signifie soit « Recherches de l'antiquité », soit
« Origine, Commencement », soit « Abîme originel w1... Il est
considéré comme l'un des grands dieux de la Médecine, ou
encore comme le Père et Seigneur des créatures. De plus,
ce mythe en vint à se combiner avec la théorie du Yin- Yang.
Certains contes relatent en ce sens que P'an Kou est né du
Yin et du Yang avec la mission de tirer le Ciel et la Terre du
chaos initial2. En d'autres, par contre, il est l'Ancêtre du
Ciel et de la Terre, en même temps que de tout ce qui bouge
et vit. Un poème décrit P'an Kou jaillissant du chaos3 qu'il
commença par diviser en Yin et Yang, et c'est par Yin et
Yang qu'il créa le Ciel, la Terre, les hommes... Des dessins le
représentent comme endossant une fourrure d'ours ou revêtu
de touffes de feuillage autour des reins et sur les épaules.
Porteur, aussi de cornes, il tient un marteau d'une main et
de l'autre une paire de ciseaux. Avec ces outils, il coupe et
façonne le chaos représenté par de vastes masses de granit
flottant confusément dans l'espace. Il est aidé dans son travail
par les quatre « animaux précieux» : le Dragon, la Licorne,
la Tortue et le Phénix.
Certains dessins représentent en outre, au-dessus de ses
mains, le Soleil et la Lune qui sont ses ouvrages d'art. Il lui
a fallu dix-huit mille années pour agencer le Cosmos, façonner
les astres, la Terre et toutes choses. De taille extrêmement
réduite au commencement, P'an Kou grandit de 6 pieds par
jour, et s'étendait du reste à la mesure du développement
de son ouvrage cosmique. Son œuvre achevée, il meurt afin
qu'elle subsiste. Sa tête alors devient les montagnes, son
souille vents et nuages, sa voix le tonnerre, ses lèvres les
quatre quartiers, ses veines les rivières, sa chair le sol, sa
barbe les constellations, ses cheveux et sa peau les herbes et

1) C'est la raison pour laquelle, il est le Père des princes «lu Ciel et de la Terre,
le Souverain des trois puissances.
k2) II semble qu'on retrouve ici le thème brahmanique de l'agencement
Cosmique.
.'{) De là son autre nom de IIwan Tun.
]«W REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

les arbres, ses dents et os avec leur moelle les métaux, rochers
et pierres précieuses, sa sueur la pluie. Les insectes qui
rampaient sur son corps enfin devinrent des êtres humains.
D'après une légende, l'esprit de P'an Kou, ayant quitté son
corps, erra dans l'espace vide, cherchant un support fixe.
Il entre alors en la bouche d'une dame céleste. T'ai Yuan,
qui devint par le fait enceinte. Le personnage ainsi né d'elle
fut un avatar de P'an Kou, connu sous le nom de Yuan-shih
T'ien-wang1.
Le P'an Kou -rappelé ici est celui des Taoïstes. Celui des
Bouddhistes chinois présente un visage différent.
Pour les Bouddhistes, avant l'arrivée de P'an Kou, les
cieux étaient déjà illuminés, mais la Terre inhabitée pour
une grande partie. Toutes communications étaient alors
impossibles entre le Ciel et la Terre et entre diverses régions
de la Terre elle-même. En effet, le Ciel était enveloppé de.
nuages et la Terre de ténèbres. Les quatre îles (quatre
continents) de la Terre (ou du Monde du Sud) demeuraient inondées.
Le Bouddha suprême ne savait que faire lorsqu'un bouddha
inférieur, To-Pung-Pao, nommé aussi P'an Kou, s'offrit d'aller
y mettre l'ordre. Mais il appréhendait de contracter en ce
travail la contamination de son corps et la perte de sa pureté
originelle. Le Bouddha suprême ayant promis de le restaurer
par la suite en son état premier, il fut satisfait, quitta l'Ouest
et se dirigea sur un nuage vers le Sud où l'eau se répandait
d'une manière sauvage et désordonnée.
Il sauta juste au centre de la Terre et prit immédiatement
la forme d'une pêche dont le noyau ressemblait à un enfant.
Il commença par lier de haut en bas sept fois sept (49) fois le
Ciel et la Terre et acquit peu à peu la taille d'un Homme de
.°>6 pieds. De sa tête sortirent alors deux cornes et il possédait
un œil de sagesse avec des sourcils divins. De sa tête sortirent

1) Cf. E. T. С Werner, Mylhs and legends of China ; Id., Л dictionary of


Chinese mylholoyg ; S. W. Williams, The middle kingdom, vol. II, New York,
18«3, p. 196; China review, vol. XI, p. 76 ; W. F. Mayers, Chinese reader's manual,
I'eiping, 1032, et Shanghai, 1874, p. 17.3.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 139

aussi deux énormes défenses et son corps fut couvert de poils.


Il étira son corps et les cieux devinrent de plus en plus élevés,
restant néanmoins reliés à la Terre en de nombreux endroits.
Alors, avec une hache, il frappa et coupa ces liens, tandis
qu'avec des ciseaux, il se fraya un passage. Il sépara ainsi
Terre et Ciel. L'éther, pendant ce temps, s'élevait et
descendait : tout ce qui était pur s'élevait et fit le Ciel, et tout
ce qui était impur descendait et devint la Terre. Ainsi fut
agencé le monde.
Le Bouddha suprême envoya alors Kwan Yin Tae Sz,
forme mâle de la déesse de Clémence, portant du vase de
Vamrla. ou essence d'immortalité, avec laquelle il purifie
P'an Kou à l'extérieur. Celui-ci revint à sa forme première
de pèche céleste. Kwan Yin Tae Sz le purifia ensuite à
l'intérieur, et P'an Kou revint au Ciel de l'Ouest où le Bouddha
suprême répéta encore la purification grâce à laquelle il
réassuma sa forme naturelle et originelle1.

DES INDICES CULTURELS ET L'ORIGINE DU MYTHE

En toutes ces descriptions de l'Homme cosmique, on


constate la connexion étroite et la correspondance entre
les différentes parties du corps humain d'une part et les
différentes structures de l'univers d'autre part. Cette « cosmi-
sation » de l'Homme se manifeste plus nette et plus générale
à travers les contes chinois, indiens et Scandinaves que dans
celui de l'Iran. Le dualisme iranien est aussi absent dans les
premiers contes. Du reste, l'intégration de l'homme à
l'univers est généralement plus affirmée dans la pensée indienne
et chinoise qu'en d'autres civilisations.
Dans les récits chinois du mythe, la « cosmisation » de
l'Homme s'accomplit principalement sur les divisions
matérielles de son corps : de sa tête se firent les montagnes, de son
souille le vent, de ses veines les rivières, de sa chair le sol,

1} Cf. China review, vol. XI, pp. кО-82 : Scraps from rhinese mylhology, trad,
par le Rév. Dypr Ball et arm. par Dyer Ball.
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de ses os les métaux, de sa sueur la pluie, etc. De ce fait, elle


se révèle plus naïve que dans le récit indien qui met l'accent
sur les organes de perception et d'action, en parallèle avec
les énergies cosmiques correspondantes. Citons, à ce propos,
l'Aitareya-upanisad I> 4 :

« L'fâtman) couva le (purusa); l'ayant couvé, sa bouche sortit


en se brisant comme un œuf ; de sa bouche (surgit) la parole, et de la
parole le feu.
« Ses narines sortirent en se brisant ; des narines (surgit) le
souffle, et du souffle le vent.
« Ses yeux sortirent en se brisant ; des yeux (surgit) la vision,
et de la vision le Soleil.
« Ses oreilles sortirent en se brisant ; des oreilles (surgit) l'ouïe,
et de l'ouïe les régions1.
« Sa peau sortit en se brisant ; de la peau (surgirent) les poils, et
des poils les plantes et les arbres.
« Son cœur sortit en se brisant; du cœur (surgit) manas2 et de
manas la Lune.
« Son nombril sortit en se brisant ; du nombril (surgit) le souille
inhalé, et du souffle inhalé la mort.
« Son pénis sortit en se brisant ; du pénis (surgit) le sperme, et
du sperme les eaux3. »

Dans tous ces récits de création, il est à noter que l'univers


s'est édifié sur un Corps humain qui se détruisait. Nous nous
trouvons sans doute ici devant la « mythisation » d'un usage
ancien de sacrifice humain. Le sacrifice humain existait un
peu partout auparavant, de l'Asie jusqu'en Amérique du
Sud. En Inde, cette conjecture devient une réalité. Il existe
de nombreuses allusions au sacrifice humain, le Purusa-
medha, dans le Yajur-veda et dans le Baudhâyana.
Les livres XXX et XXXI du VS sont entièrement consa-

1) dišah : les quartiers, les points cardinaux. Il est curieux de remarquer que,
da.ns le conte chinois, l'es directions (ou points cardinaux) se trouvent sur les lèvres
(c'est par les lèvres qu'on indique les directions), tandis que dans le récit indien,
elles se situent dans les oreilles (par les oreilles, on reçoit ces indications). Mais
alors, pourquoi pas sur les yeux, la vue permettant en premier lieu de discerner
les directions ?
2) manas : fonction interne de perception et de désir.
3) Traduction L. Silburn, avec quelques petites retouches. Les eaux, apns,
sont porteuses de la vie.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 141

erés au Purusamedha. Le livre XXXI décrit d'abord le


mythe du Purusa créateur. Il décrit ensuite ce même Purusa
comme la Victime primordiale et par excellence, que les
dieux sacrifient eux-mêmes par le feu (14-16)1.
Le SB est tout centré sur le rite de Vagnicayana
(Édification de l'Autel du Feu), où il fait souvent allusion à des
têtes ou crânes. Pour D. G. Heesterman2, la tête constitue
l'essence de l'univers et elle contient un grand trésor qui
est la vie.
L'Autel du Feu comprend trois, cinq ou sept couches de
briques. Sur la première couche et en son centre, on doit
déposer, outre quatre crânes d'animaux (cheval, taureau,
bouc, bélier), celui d'un homme3.
Certes, en ces textes, il ne s'agit nullement d'un sacrifice
humain réel, mais symbolique. Au temps de leur rédaction,
en effet, cette violence à la vie humaine est déjà bannie,
surtout lorsqu'il s'agit de victimes appartenant aux castes
supérieures. Pour la VS, la tête sacrificielle est celle d'un
vaišya tué au combat. Le Baudhâyana précise que ce vaišya
doit se tenir sur le chemin de la procession. Dans la VS elle-
même, la réalité du sacrifice humain reste douteuse, alors
que le rite est expressément décrit par le SB comme purement
symbolique. Ainsi, dans SB. XIII, 6, 2, 1 sq., après avoir
ligoté des victimes humaines (représentant les principales
castes) aux poteaux et allumé le feu autour d'elles, on les
relâche et y substitue d'autres offrandes aux dieux :
SB, XIII, 6, 2, 13 : « Alors, une voix (mystérieuse) lui dit : « Purusa,
« ne consume pas (ces victimes humaines) : (car) si tu les consumes,

1) Comme nous l'avons constaté, la même allusion au sacrifice humain se


trouve déjà dans les récits védiques du Purusa, et du Mâle ou Pumâms (RV, 130,
2 et 3).
2) Dans une conférence donnée à l'I.G.I. à Paris le 22-5-1967.
3) SB, VI, 2, 1, 1 sq., parle de ces mêmes êtres vivants utilisés comme victimes
que le sacrifiant « mystisé » en Prajâpati, doit tuer (vv. 2, 5, 15, 18, etc.). L'homme
doit être la première victime, et le cheval la seconde : purusam prathamam
âlabhate, puruso hi prathamah pasunâm, a,tha ašvam... (v. 18). Au XI, 1,
6, 36, l'homme est explicitement appelé le sacrifice (par excellence) : puruso
yajňah...
142 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

« on dira que, l'homme doit manger l'homme. » Par la suite, sitôt que
le feu se fut allumé autour d'elles, il les retira et offrit des oblations
aux mêmes divinités... »l.

Il est donc évident que le sacrifice humain a été à l'origine


du mythe.
Répandu en des civilisations importantes et très
différentes tout en gardant des traits essentiels semblables, le
mythe semble avoir été élaboré dans une seule de ces régions.
Il est évident qu'il n'a pas pris naissance en Chine. Les
quelques textes qui le racontent sont de date relativement
récente. Selon Jên Fang, il fut introduit dans ce pays le plus
grand de l'Asie au vie siècle2 à partir de la Thaïlande. Il est
possible qu'à partir de l'Inde, le mythe a gagné certains
pays de l'Asie du Sud-Est avant d'arriver en Chine.
D'autre part, il n'a certes pas été apporté en Inde par les
Aryens lors de leur invasion. La partie ancienne du RV n'en
porte aucune trace. Et lorsque le mythe fait son apparition
dans le même Veda, au Xe livre, il a déjà pris une forme
savamment élaborée, d'une saveur tout à fait différente que
celle des hymnes plus anciens. La description du mythe plus
variée et des allusions plus fréquentes dans l'Atharvaveda3
(et aussi dans le Yajurveda) semblent confirmer son origine
non védique et non aryenne. Comme le Xe livre4 du RV et
l'AV datent du Xe siècle environ avant notre ère et que le
mythe s'y présente déjà sous une forme très élaborée, nous
pouvons conclure que la légende a été répandue en Inde dès
les temps les plus anciens. D'autre part, ses détails si riches
et si variés d'une tradition à une autre permettent d'entrevoir
une longue évolution du mythe avant qu'il soit recueilli
dans des écrits sacrés. Il est assez probable que le mythe a

1) Atha hainam vâ<rabhyuvâda : Purusa, ma samtistipo, yadisamsthàpayisyasi,


puruça eva purusam atsyati iti ; tân paryagnikrtân eva udasrjat taddevatyâ
âhutîr ajuhotta...
2; Marcel Granet soutient toutefois que « la légende de Pan-Kou est plus
ancienne en Chine qu'on ne l'a jadis soutenu » (La pensée chinoise, p. 508, n. 543).
.'5) L'Atharvaveda n'a pu être inscrit au Canon védique qu'assez tard et
difficilement, en raison de ses parties non orthodoxes.
4) Le Xe livre a dû être ajouté après à la collection ancienne du RV.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 143

été dravidien (ou aborigène) avant d'être iranien. Le


caractère moins élaboré du récit iranien et l'aspect moins cosmique
du (тауа en témoignent en quelque sorte.
Comme le mythe est extrêmement répandu en Inde et
comme il a profondément imprégné et informé la pensée et
l'expérience religieuse de l'Inde, il est utile, pour bien
comprendre l'àme de ce pays, d'étudier l'évolution et
l'influence de ce mythe dans certaines catégories des textes
sacrés et à travers certains des plus grands systèmes de
pensée.

ÉVOLUTION DU MYTHE ET SON INFLUENCE

Dans les Veda

Le mythe y est décrit à la fois dans le Rgveda (X, 90).


dans le Yajurveda (VS, XXXI1) et dans l'Atharvaveda
(au XIX, G et partiellement au X, 2).
Nous donnons ici la version du VS, indiquant en marge
le numéro des versets correspondant aux autres versions.

VS. XXXI. 1 sq.


RV Г 1. L'Homme a mille têtes2, mille yeux, mille pieds,
AV 1 Après avoir couvert la Terre de toutes parts3, a
TA 1 débordé de dix doigts.
RV 2 2. L'Homme est tout ce qui est, ce qui fut et qui sera.
AV 4 II est maître aussi de l'Immortel qui croît en hauteur
TA 1 grâce à la nourriture.
RV 3 3. Telle est sa taille, et plus grand encore est l'Homme,
AV 3 Tous les êtres sont un quart de sa mesure, les trois
TA 1 autres sont l'Immortel au Ciel.
RV 4 4. Avec ces trois quartiers l'Homme est monté là-haut,
AV 2 Mais l'autre quart est demeuré ici,

1) Avec un certain prolongement dans XXXII.


2) AV, plus soucieux de la logique et du nombre, remplace lêles par bras.
En effet, si Purusa avait mille têtes, il devrait avoir deux mille pieds au lieu d'un
mille seulement.
Г5) RV emploie visvalas alors que VS préfère sarvalas. D'autres variantes
insignifiantes, comme au verset Г>.
144 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

TA : 2 d'où il a développé en tous sens


les choses qui mangent et celles qui ne mangent pas.

RV : 5 5. De lui est née la Viràj1,


AV : 9 de la Viràj l'Homme.
TA : 2 Sitôt né il a dépassé la Terre
en arrière comme en avant.

RV : 8 6. De ce sacrifice à consommation totale,


AV : 14 le beurre diapré fut recueilli :
TA : 4 De là furent fabriquées les bêtes de l'air,
celles de la forêt et celles des villages.

RV : 9 7. De ce sacrifice à consommation totale


AV : 13 sont nés les hymnes et les mélodies,
TA : 4 Les mètres en sont nés,
nées les chèvres et les brebis.

RV 10 8. De ce (sacrifice) les chevaux sont nés,


AV 12 et toutes les (bêtes) qui ont deux rangées de dents.
TA 5 De ce (sacrifice) sont nées les vaches,
de ce (sacrifice) sont nés les chèvres et les moutons.

RV : 7 9. Sur la jonchée, ils arrosèrent la victime,


AV : 11 l'Homme né au commencement;
TA : 3 Les dieux le sacrifièrent,
et aussi les saints et les poètes.

RV : 11 10. Lorsqu'ils divisèrent l'Homme,


AV : 5 en combien de parties l'ont-ils arrangé ?
TA : 5 Que devint sa bouche, devinrent ses bras ?
comment s'appellent ses jambes et ses pieds ?

RV : 12 11. Sa bouche fut le brahmane (brâhmana),


AV : 6 de ses bras on fit le guerrier (rajan ou ksalruja),
TA : 5 Ses jambes, c'est le laboureur (vaišya),
le serviteur (sudra) naquit de ses pieds.

RV : 13 12. La Lune est née de son esprit,


AV : 7 le Soleil est né de son œil,
TA : 0 De son oreille le vent (vâyu) et le souffle (prâna),
de sa bouche Agni est né2.

1) Virâj = royauté en tant que diffuse.


2) RV : 13 est différent : « De sa bouche Indra et Agni, de son souille est né
Vâyu » (mukhâd indraš ca agnié ca, prânâd vâyur ajaijata). AV, XIX, 7 ressemble
à RV, X, 90, 13.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 145

RV : 14 13. L'air est issu de son nombril,


AV : 8 de sa tête le Ciel s'est développé,
TA : G De ses pieds la Terre, de son oreille les régions
(disas) : ainsi se constitue le monde.

RV : G 14. Quand les dieux tendirent le sacrifice


AV : 10 avec l'Homme pour oblation,
TA : 3 Le printemps fut son beurre,
l'été son bois, l'automne son oblation.

RV : 1Г) 15. Sept pieux étaient disposés,


AV : 15 trois fois sept bûches,
TA : 3 Lorsque les dieux tendant le sacrifice
lièrent l'Homme pour victime.

RV : 1G 16. Les dieux ont sacrifié le sacrifice au sacrifice :


telles furent les lois primordiales.
Les pouvoirs de cet acte ont atteint le Ciel,
Là où sont les saints antiques et les dieux.

G'tte dernière stance manque complètement au texte de


l'AV et y est remplacée par :
1G. Sept fois soixante-dix-sept rayons
sont nés de la tête du grand dieu,
Du roi Soma qui lui-même
est engendré par l'Homme1.

Le texte de la VS continue jusqu'au verset 22. Il présente


des louanges à Purusa :
18 a. Je connais le Purusa majestueux dont la couleur est
celle du Soleil, et qui existe au-delà des ténèbres2.

Et, à un moment donné, Purusa se voit remplacé par


Prajapati, le non-né qui so trouve né en plusieurs formes,
et la matrice en laquelle subsistent toutes les créatures3.

1) Mûrdlmo devasya brhato amšavah sapta saptatïh /


Rajùah samasya ajàyanta jàtasya purusâd adhi //
2) Voda. aham etam purusam mahân tam âditya-varnam tamasah parastât.
3) « Dans l'embryon s'active Prajapati. Lui, le non-né, est né et se diffuse
de multiple façon / Les sages discernent h\ matrice (qu'est Prajapati) en laquelle
se tiennent toutes les créatures //. »
Prajapatiš cárati garbhe antar ajâyamâno bahudhâ vi jâyate /
Tasya yonim pari pasyanti dhïrâs tasmin ha tasthur bhuvanâni visvâ //(19).
146 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Déjà ici, Prajâpati, comme le Purusa, ne se distingue plus


du Feu ou du Soleil1.
On pense que l'hymne RV, X, 90 a été répété dans les
autres Veda. Cependant, des variantes et interversions
semblent démontrer une relative indépendance des uns par
rapport aux autres. Il est possible que ces différentes
collections (védiques) aient adopté le mythe directement à partir
de versions différentes déjà en circulation depuis longtemps
dans les milieux brahmaniques. L'absence de traces du
sacrifice humain dans les hymnes anciens du RV, le caractère
purement symbolique de ce sacrifice dans les autres textes
semblent prouver que le Purusamedha a été d'origine
aborigène. Avec le temps, il se « mythisa » et s'introduisit dans
le rite brahmanique où le récit mythique se vit élaboré d'une
manière plus savante et plus mystique.
Lorsqu'il s'agit de raconter le mythe tel quel, tous les
textes utilisent l'appellation Purusa, mais, en dehors de ce
cas précis, Purusa et Prajâpati sont indistinctement employés.
Il semble que Purusa et Prajâpati proviennent de deux
sources mythiques différentes.
Dans l'office rituel, Prajâpati2 est constitué Protecteur
de la reproduction, et dans le Mahâbhârata, il est considéré
comme le gardien des organes sexuels. Aussi, dans les Veda
(VS et AV), s'adresse-t-on à lui pour obtenir des enfants.
Ce serait à cause de cette connexion avec la sexualité que
le dieu Prajâpati deviendra, dans les contes populaires, le
Créateur, ou plutôt le Procréateur de l'univers. De nombreux
mythes sont nés qui le concernent. Et ce thème de
procréation, familier à la cosmogonie populaire, a gagné aussi le
mythe du Purusa sacrifié, thème qui ne se révèle ni dans le
mythe du P'an Kou, ni dans celui du Gaya Maretan ou du
Ymer.
Le Procréateur du monde, dans le RV, est plutôt Savitr

1) Л comparer VS, XXXI, 20 avec certains versets de TA, X, 1 et de RV, I, 1.


2) Littéralement : Seigneur des progénitures (prajâ-pati).
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 147

(IV, T)3, 1 sq.)1 et Nrpati (X, 61, 5-6 et 11)2, dont le germe
répandu au firmament engendre tout ce qui existe. Le terme
prajupati, appliqué à Savitr, reste dans le passage un attribut,
pas encore un nom propre (IV. f>3, 2).
On pense aussi que Prajàpati est le même que le Visva-
karman du RV, X, 81 et 82. Visvakarman, l'Artisan
universel, présente un visage de sculpteur, alors que Prajàpati
est aussi et surtout le Procréateur et la Matrice des créatures.
Dans RV, X, 121, Prajàpati se présente à la fois comme
celui qui engendre les êtres et qui mesure en même temps
le Ciel : double thème d'émanation et d'agencement qui se
retrouvera chez le P'an Kou taoïste.
Le Yajurveda blanc confond, lui aussi, le Purusa avec
Hiranyagarbha (XXXII, 3), et ensuite avec Prajàpati
(XXXII, f>) en tant que Créateur du Ciel et de la Terre
(VIII, 36; XIII, f>6; XII, 61). Seigneur de l'Année et des
saisons, et le Male à qui Ton adresse des prières afin d'obtenir
un fils (VIII, 10). Prajàpati y est célébré comme le Mâle
primordial qui s'unit à la Terre, principe féminin (XIII, 17).
Et de cette union naissent tous les êtres qui, une fois morts,
retournent à leur source qu'est Prajàpati (XXXIX, 6).
Dans l'Atharvaveda, Prajàpati présente les mêmes
caractéristiques. Père des créatures, il dispose les naissances aussi
bien que le plaisir (III, 6) et la prospérité (VII, 80, 3). Mâle,
il communique l'héroïsme et la gloire (XIX, 46, 1). Comme

1) Savitr : excitateur. Savitr est, en effet, le dieu-soleil. Comme le Soleil favee


l'eau) se révèle indispensable à la vie, il est proclamé dans la personne du dieu
Agni et du dieu Savitr comme Seigneur des créatures. Aussi Savitr est décrit
dans le passade comme endossant un « costume d'or » (pišaňgo ilrâpih), la couleur
d'or étant celle du Soleil qui est représenté sous la forme d'un disque d'or (hiran-
maya patra).
Le jaune doré est encore le symbole de l'immortalité et se trouve en connexion
intime avec le Principe même de la création, en raison (probablement) de
l'identification du Soleil avec le dieu créateur. Ainsi, ChU, I, tt, (i parle du Purusa fait
d'or (hiran-mayah pnrumh) portant une barbe d'or, ties cheveux d'or, et tout
d'or jusqu'au bout des ongles. MaiU, VI, 1 parle du même Purusa d'or qui ha bito
le Soleil et qui regarde la Terre à partir de ce lieu doré. C'est aussi le métal d'or
qui fut la semence de Gava dans le conte iranien.
Soulignons enfin que Savitr est identifié encore avec Tvastr (III, 7>Г), 1У ;
X, 10, r>).
2) Nr-pati : Seigneur des hommes.
148 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

le Purusa védique, il comprend deux parties : l'une


matérielle et l'autre mortelle, spirituelle et immortelle, comme
l'exprime le verset X, 8, 13 :
« Prajâpati qui se meut dans la matrice sans être vu, naît en
plusieurs formes d'êtres '
« Avec la moitié (de lui-même), il engendre toutes les créatures :
quelle est donc cette splendeur qui est son autre moitié ? s1.

Comme nous l'avons vu, au thème de l'Homme cosmique


se joint souvent aussi celui de l'Œuf cosmique. Ce dernier
est en connexion avec l'acte de couver2. C'est dans les eaux
primordiales qui contiennent en virtualité toute vie que
l'Œuf est couvé. La couvaison se fait grâce à la chaleur
(animale) que fournit l'ascèse (tapas). L'ascèse ancienne, en
Inde comme en Chine, consiste à concentrer en soi l'énergie
mystérieuse, vitale et cosmique, afin de s'en servir pour
l'action. Kama, le désir, est aussi une forme, la première et
la plus intérieure, de concentration énergétique. Dans RV,
X, 129, 4, c'est kâma qui s'affirme comme la première
semence (relas) de la pensée (manas).
De l'Œuf cosmique, formé et couvé dans les eaux, naquit
le premier Homme qui s'appela Prajâpati. Celui-ci, une fois
né, parla durant une année. Ses premières paroles, qui le
manifestèrent lui-même en la Création, ont été Bhûr (bhu :
terre), Bhuvar (atmosphère) et Svar (Ciel). De ces paroles sont
constitués la Terre, la Région intermédiaire et le Ciel. Le
thème cosmique de l'Année et le thème eosmico-rituel de la
Parole sont spécifiquement brahmaniques. D'après d'autres
traditions, Prajâpati, en tant qu'activité . créatrice, a la
forme de la tortue, kašyapa.
La spéculation sur Prajâpati est particulièrement dense
dans les Rrâhmana où son visage est sensiblement modifié,
compte tenu des principes qui guident l'élaboration de ces

1) Prajápatiš cárati Karbhe antar adrsyamâno bahudhâ vijâyate /


Ardhena višvam bhuvanam jajfma yad asya ardham, katamah sa ketuh //
2) L'acte de couver est souvent inhérent aux mythes populaires de création.
Le livre de la Genèse en porte aussi la trace : l'esprit de Dieu qui planait sur les
eaux (I, 1).
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 149

écrits. D'ailleurs, les Brâhmana s'occupent, non de la


création, mais plutôt de la reconstitution de Prajâpati qui s'avère
en même temps reconstitution de la personnalité divine du
patron du sacrifice.

Dans les Bráhmana

Le but du sacrifice brahmanique est de mettre de l'ordre


et de la solidité à l'univers. Le sacrifice est « hypostasié »
et devient tout-puissant. Or, le Purusa sacrifié, devenu
personnage mythique et créateur, et triomphalement
introduit dans les offices religieux, risque de se substituer au rite
impersonnel pour l'explication du monde. La réaction des
Brâhmana fut de prendre ce Purusa, non à l'état tout-puissant
où il commença la création, mais au point où il a été
complètement épuisé et dissous dans la Création, afin de le
reconstituer, comme Prajâpati, par le sacrifice.
Des hymnes nous ramènent pourtant à la source même
de l'univers, où Prajâpati restait encore l'Un, le Transcendant
immortel. Le thème sexuel, familier surtout à l'AV,
réapparaît encore ici. Prajâpati est en effet le Purusa, le Mâle
primordial, qui engendra les eaux primordiales où il
pénétrera ensuite. Dans ces eaux, considérées peut-être comme
l'élément féminin, matrice féconde en vie, il devint un Œuf
dont l'embryon est le Feu, et ce Feu, c'est Prajâpati lui-
même. Dans les eaux, et avec la coque de l'Œuf, il forma la
Terre et ses composants. Sous forme de Feu, il s'unit ensuite
à la Terre d?où sortira un second œuf dont l'embryon forma
le Vent (vclyu) et dont la coque devint l'Air. Le Vent, c'est
encore Prajâpati. Comme Vent, il s'unit à l'Air et un troisième
œuf surgit dont l'embryon fut le Soleil et dont la coque fit
le Firmament. Enfin, l'union du Soleil et du Firmament
donnera naissance à la Lune et aux Quartiers1.
Sous d'autres formes plus subtiles : manas et vue, et par

1) SB, VI, 1, 1, 9 à VI, 1, 2, 4.


10
1Г)0 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

d'autres unions, il engendrera ensuite les dieux1. Il créera


aussi les hommes, les castes et d'autres êtres vivants. Le
thème est celui d'une émanation (srj) spéciale, celle qui est
faite par procréation (jan). En d'autres textes, seul le thème
de l'émanation ordinaire commande l'élaboration du mythe,
comme dans la légende de P'an Kou. Ainsi, alors que certains
textes disent que Prajâpati exhale les créatures, SVB, I, 1, F>
raconte que le Ciel sortit de la tête du dieu créateur, la Région
intermédiaire de sa poitrine et la Terre de ses pieds.
La Création ne fut pourtant pas parfaite du premier coup.
Par le même mouvement d'émanation et d'extension, elle
tend à la dispersion, au désordre et à la mort. Prajâpati dut
alors créer des rites — thème brahmanique — pour
consolider l'univers et mettre de Tordre en toutes choses par
l'attribution des noms et des formes précises2.
L'univers est consolidé et doté d'une structure, grâce
aussi à l'action du Temps, à la répartition du Temps entre
jour et nuit, dont l'Année représente la totalité, A la
continuité du thème de l'émanation, de prépondérance aborigène,
s'ajoute la discontinuité du thème proprement brahmanique
de la structuration par la succession mutuelle du jour et de
la nuit, par le tissage cosmique et sacrificiel, par la .sculpture
des formes.
Le Satapatha-brâhmana dit en effet que Prajâpati, une
fois l'univers créé, l'enveloppait du jour et de la nuit <'t
lui donna un cadre (ianlra) à la fois temporel et
sacrificiel. Il se présente comme l'Activité qui pose le Temps. Il
s'identifie lui-même avec l'Année qui est le Temps en sa
plénitude3.
Prajâpati assume ainsi les fonctions qui appartiennent

1) SB, VI, 1, 2, 5 à VI, 1, 2, 9.


2) Thème brahmanique de l'agencement du monde par le nom et la forme.
C'est le nom et la forme qui constituent chaque chose en elle-même, en tant que
telle. La réaction mystique du Vedânta réduira le nom et la forme (ппта-гпра)
à l'illusion (maya) et ne conservera que la substance transcendante (àlman) qui
existe sous le nom et la forme.
3) SB, XI, 1, 6, 13 et V, 2, 1, 2.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIOUE 1 Г> 1

plutôt au Soleil. Le Soleil est mystiquement représenté par


le Feu sacrificiel, Agni. Ce Feu, dans le RV, est déjà assimilé
au Soleil et mesure, lui aussi, les espaces du Ciel1.

* **

Dans les Brâhmana, Prajâpati doit assumer un autre rôle,


le rôle de dieu du sacrifice et celui du sacrifice lui-même (SB,
V, 2, 1, 2; II, 1, 1, 1). Grâce à ces identifications,
l'omnipotence du sacrifice est préservée, malgré l'entrée en scène
du Procréateur divin. Prajâpati n'est pas seulement le
sacrifice, il est aussi l'univers entretenu par le sacrifice et le
sacrifiant primordial.
Le Satapatha-brâhmana est tout centré sur le fameux rite
de l'Édification de l'Autel du Feu, agnicayann.
« Ayant engendré les créatures, (Prajâpati) devint épuisé
à la fin de sa course »2, il faut donc le restaurer à sa forme
originelle et immortelle3 par ce rite complexe qui s'étale sur une
Année, symbole de la totalité cosmique et temporelle4. L'autel
construit représente « sacramentellement » Agni auquel
s'identifie Prajâpati lui-même. Tout comme l'univers
structuré, l'autel ne désigne que la partie manifestée du Créateur*
II reste de lui une « partie perdue », la plus grande et
l'essentielle, qu'on doit restaurer par le sable répandu de tous côtés
et en quantité indéfinie, pour que Prajâpati soit restauré
dans sa totalité et dans sa forme naturelle. Outre ce procédé,
il en existe d'autres qui s'expriment comme un complément
rituel par la récitation murmurée ou par le silence. Le silence
ne veut pas dire une interruption de la Parole sacrificielle,
mais une intériorisation de cette Parole. Comme la Parole
articulée représente la partie manifestée (vyaklam) de ГГп,

1) RV, VI, 7, 6 ft 7. Il s'agit de l'Agni comme créateur : ngni vnišvňnura.


2) sa prajáh srçtvâ, sarvam âjim itvâ, vyasransata (VI, 1, 2, 12;.
3) Rappelons-nous que le P'an Kou des bouddhistes chinois doit être, lui
aussi, restauré à sa forme immortelle, mais avec Yamrln et non avec le rite.
4) Comme Prajâpati est aussi le Soi-même immortel du Sacrifiant ou Patron
du sacrifice,.1 econstituer Prajâpati par le sacrifice a, en menu; temps, pour effet,
de faire, rentrer le sacrifiant dans sa forme originelle en le Prajâpati immortel.
1Г)2 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

le silence représente sa partie non structurée et non


manifestée (auyaklam). Cette partie, la plus grande et la plus
fondamentale dans les Brâhmana, devient en d'autres
traditions la partie transcendante du Purusa (tel que dans RV,
X, 90), l'Esprit comme opposé à la matière (prakrli) (chez
les Sâmkhyens), et la Réalité unique, subsistant sous le
nom et la forme (tel que le conçoit le Vedànta).

La révolution du Sumkhya-Ynrja

Certaines fouilles archéologiques et des allusions


fréquentes jusque dans le RV manifestent les indices d'une
existence très ancienne et probablement non aryenne des
pratiques du Yoga. Les sulra de Pataňjali n'ont fait que
recueillir et condenser une doctrine déjà au point. Cette
doctrine, basée sur les principes fondamentaux du Sâmkhya,
n'était qu'une réflexion philosophique sur des données
mystiques et des techniques qui avaient existé depuis des dizaines
de siècles et qui, au cours de ce temps, n'avait cessé d'évoluer
et de s'adapter aux besoins des groupes sociaux et des
tendances religieuses différentes. D'origine plutôt aborigène,
cette technique n'a pu forcer la porte du Brahmanisme qu'au
moment où ce dernier « valida en bloc les mouvements
mystiques sectaires я1.
Le phénomène du Yoga devint très vite général dans la
vie religieuse aussi bien que dans les pratiques magiques
populaires.
Le Purusa mythique, bien connu de tout le monde, devint,
dans la spéculation philosophique du Sâmkhya et du Yoga,
l'Esprit absolu, et les eaux primordiales dans lesquelles il
entra devinrent la Matière-Nature, vierge et subtile, qui se
prêtera à l'évolution et à la manifestation grâce aux principe-
qualités dynamiques qui y sont inhérents.
Cette Nature, prakrli comme on l'appelle dans le Sâmkhya-

1) Mircea Eliade, Le Yoga, immortalité et liberté, p. 151. Sur cette question,


lire aussi le même ouvrage à la page HZ sq.
LE MYTHE INDIEN DE L'HOMME COSMIQUE 153

Yoga, par des formes modelées sur elle, emprisonne le Purusa.


La libération du Purusa doit être en conséquence son
isolement de prakrli et de ses formes, un esseiilement (knivabjdin).
A la tendance brahmanique de consolider le cosmos par le
rite, le Sâmkhya-Yoga réagit en cherchant à débarrasser
l'âme de l'emprise de la matière par des moyens contraires.

La révolution du Vedânta
Purusa, la substance du Cosmos et le Soi-même immortel
du sacrifiant des Brâhmana, est devenu l'esprit de l'homme
dans le Sâmkhya-Yoga aussi bien que dans la littérature
populaire. Contraire au Sâmkhya dualiste qui rend l'esprit
irréductible à la matière, le peuple indien aime à représenter
l'âme à la manière d'un purusa (homme) de la grosseur d'un
pouce1, c'est-à-dire comme l'essence de tout l'homme.
L'âtman, le Soi-même du Vedânta, est bien cette essence
humaine2. Cette essence, dans le Vedânta, a pris pourtant
l'aspect absolument spirituel, intérieur et transcendant du
Purusa sâmkhya-yoguien. Le Vedânta, quelque peu
panthéiste au début, est devenu peu à peu une synthèse entre
le dualisme spirituel du Sâmkhya-Yoga et le monisme plus
propre au mythe védique du Purusa-Prajâpati. Le Purusa
védique, comme le Prajâpati brahmanique, comporte en
effet une partie terrestre et coagulée (murla) et une partie
transcendante et informe. Des spéculations abondantes du
SB sur cette partie informe et mystérieuse finirent par
engendrer le mépris de la forme et conduisirent à la négation de
cette dernière dans les Upanisad, les moins anciennes
notamment.
Les Veda et les Brâhmana tendent plutôt à la
structuration et à la consolidation du Cosmos. Cette structuration et

1) aňgusthamálrah purusah. Ainsi en est-il dans lt; rčcit de la mort de Satya-


vant (MBhj ou dansSveU, III, 13.
2) Dans certaines Upanisad, sous l'influence du Sùmkhya-Yoga, ûlman assume
exqctement la fonction cosmique du Purusa dans son mythe : il est né à partir
des eaux (KaU, IV, f>), il tire le Purusa des eaux (AiU, I, 1, 3), il est le Purusa
(ŠveU, III. 13)...
1Г)4 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

cette consolidation se réalisent par l'attribution des noms et des


formes. Le nom, nâman, n'est pas purement verbal ou
conventionnel. Il a en lui une substance et il constitue la substance
de la chose qui le porte. En connexion étroite avec le nom existe
la forme, dhâman. Dhâman est forme en tant que résultant
d'une fonction mystérieuse. Il « exprime la répartition plurale
et contingente » de ce dont nâman rend plutôt « l'aspect global
et abstrait s1. Le couple пйтап-dhàman deviendra dans les
Upanisad ппта-гпра. Mais ппта-гпра y a perdu peu à peu
de son aspect positif, de sa solidité. Il est devenu une illusion
maya, qui se forme sur une substance informe et inconcevable,
une substance spirituelle et transcendante qu'on ne peut
atteindre que par une voie de négation : Neti Neti, c'est-à-dire
par une voie d'isolement intérieur à la manière sâmkhya-
yoguique.
Ainsi, Yâlman vedântin ne conserve du Purusa des Veda
que les trois quartiers saréminents (iirdhva udail), et du
Prajâpati des Brâhmana que la forme imperceptible et
inexprimable ( aniruktam ) . Au sacrifice humain qui constitue
le monde succède le sacrifice du monde qui ne semble
pourtant pas restituer l'homme à lui-même. En désincarnant
l'homme et en niant sa nature limitée pour faire de lui un
absolu et un esprit pur, on le sacrifie une fois de plus à Dieu,
cette fois-ci non par un sacrifice rituel, mais mystique.

HOÀNH-SON HoÀNG-SY-QuY.

1) L. Renou, Éludes védiques et paninénnes, t. I, p. 21.

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