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Les serpents de la vie

Mythes et cosmovisions des peuples


indigènes et afro-descendants au Brésil
(Résistances à la destructivité du capitalisme)

Soleni Biscouto Fressato

P our les peuples indigènes du fleuve Negro (1), dont les Desana,


leurs ancêtres étaient des « hommes-poissons » venus du cosmos
pour peupler la Terre, naviguant dans un canoë en forme d’énorme
serpent. Au milieu de l’obscurité apparut, seule, Yebá Buró, la grand-mère
du monde, soutenue par un banc de quartz blanc. En mâchant de l’ipa-
du (2) et en fumant du tabac, elle a commencé à réfléchir à ce que devrait
être le monde. Pendant qu’elle pensait, une sphère s’est élevée : c’était le
monde, qu’elle a appelé le Maloca (3) de l’Univers. Puis, Yebá Buró prit
quelques ipadu de sa bouche et les transforma en hommes, ce furent les
Trois Grands Tonnerres ou les Hommes du Quartz Blanc. Yebá Buró
leur ordonna de créer l’humanité, mais ils ne firent rien. La grand-mère
du monde décida, alors, de créer un autre être qui suivrait ses instruc-
tions, et à ce moment précis, le Dieu de la Terre apparut de la fumée de
son tabac. Le Troisième Tonnerre et le Dieu de la Terre s’unirent pour
créer les « hommes-poissons ». Le Troisième Tonnerre se transforma en
« canoë serpent » et amena le Dieu Terre et les « hommes-poissons » pour
peupler le monde, qui n’existait pas encore. Pendant de nombreux siècles,
le « peuple poisson » vécut dans le « canoë serpent », jusqu’à ce qu’un
énorme mur de glace apparaisse. Le Dieu de la Terre rassembla toutes
ses connaissances et, avec son bâton, brisa ce mur de glace. Lorsque ce

 (1)  Le fleuve Negro prend sa source en Colombie et se jette dans le fleuve Amazone dans
l’État d’Amazonas, au Brésil. Il s’agit du septième plus grand fleuve du monde par son
débit.
 (2)  Feuille semblable à celle de la coca, mais avec une concentration plus faible d’alcaloïdes
et un effet moins hallucinogène.
 (3)  Grande habitation indigène, qui héberge plusieurs familles.
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fut fait, le ciel, les mers, les océans et la terre entière apparurent, et les
« hommes-poissons » débarquèrent et commencèrent à peupler le monde
entier (1). Pour les Kaxinawá, peuple qui habite l’État d’Acre (Brésil) et
le Pérou, l’origine de la vie est la « femme boa constrictor », qui vit dans
les eaux de l’igarapé (2). Chez les Shipibos, un peuple de l’Amazonie
péruvienne, la rivière, où la vie a pris naissance, est un grand serpent
appelé Ronin.
Dans la mythologie africaine (3), le concept du « serpent cos-
mique », en tant que force primitive de la création, est très important.
Pour les Fon du royaume de Daomé (qui a existé entre le 16e et le 19e
siècle ; aujourd’hui, son territoire fait partie du Bénin, un pays d’Afrique
occidentale), il s’appelait Dan Ayido Hwedo. Mawu, la déesse mère
suprême, chevauchait le serpent Dan, à la recherche d’un endroit pour
les humains. Pendant le trajet, ils créèrent la planète Terre en forme de
calebasse, entourée d’eau de tous côtés. Sur Terre, toute la nature fut
façonnée par le rythme de Dan, qui, tout en serpentant, formait les conti-
nents, les vallées, les rivières et les montagnes. Avec toute la nature plus
l’humanité, la Terre est devenue trop lourde et pourrait couler. Mawu a
demandé à Dan d’aller dans l’eau et de s’enrouler autour d’elle pour la
protéger.
Dans la mythologie yoruba (du Nigeria et du Bénin), qui a
donné naissance à la religion du candomblé au Brésil, le serpent est le
symbole de l’orixá, du mouvement continu, Oxumarê, chargé de relier
le ciel (monde sacré) à la terre (monde profane). En yoruba, Oxumarê
signifie le serpent arc-en-ciel et peut être représenté par deux serpents

 (1)   Usumi Pãrõkumu, Torãmü KËHÍRI, Antes o mundo não existia. Mitologia do povo Desana-
Kéhíripõrã, 3 ed., Rio de Janeiro, Dantes, 2009. À l’origine, une première version du
livre a été publiée en 1980 par la FOIRN (Fédération des organisations indigènes du
Rio Negro), qui a bénéficié du soutien de l’anthropologue Berta Gleizer Ribeiro qui a
dactylographié, révisé et réécrit le texte original, en dialogue permanent avec les auteurs.
En 1995, le livre a été réédité et est considéré comme le point de départ de la collection
Narradores Indígenas do Rio Negro, publiée par l’ISA (Institut Socio environnemental).
Le livre est considéré comme une première initiative du peuple indigène pour écrire son
histoire, devenant une source d’inspiration pour plusieurs autres projets de recherche et
dans les domaines de la littérature et du cinéma.
 (2)   Igarapé est un mot d’origine indienne du tronc linguistique Tupi, qui signifie,
littéralement, chemin de canoë. Les igarapés sont communs dans le bassin de l’Amazone
et ont des eaux sombres, semblables à celles du fleuve Negro. Ils ne sont navigables
que par de petits bateaux et des canoës, et jouent un rôle important en tant que voies
de transport et de communication. Les igarapés constituent une partie intégrante et
essentielle du fonctionnement de la forêt amazonienne, car ils fonctionnent comme des
corridors écologiques, facilitant le déplacement de la faune et le flux génétique entre les
populations d’espèces animales et végétales.
 (3)   Pour la rédaction des mythes mentionnés dans ce texte, nous avons utilisé comme
source bibliographique le livre organisé par Roy Willis, Mitologias, São Paulo, Publifolha,
2007.
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entrelacés ou par un seul, qui mord sa propre queue (ouroboros), sym-


bolisant le cycle éternel vie-mort-vie. En plus d’être enveloppé autour de
lui-même, Oxumarê est aussi enveloppé autour de la Terre, la protégeant.
Sans sa force, la planète se perdrait dans l’espace et ce serait la fin de
tout. En Afrique centrale et australe, le serpent est connu sous le nom de
Chinaweji ou Chinawezi ; dans le nord du continent, il est appelé Minia,
représenté avec la tête dans le ciel et la queue dans les eaux, sous la terre ;
chez de nombreux peuples de la savane centrale, Ncongolo est le roi de
l’arc-en-ciel et vit sous forme de serpent.
Les serpents, en tant que générateurs de vie et symboles de
fertilité, sont présents dans les mythes d’une grande variété de peuples.
Ils sont une divinité très ancienne et sont répandus pratiquement dans le
monde entier. Pour les Quechua (peuples indigènes qui habitent la cor-
dillère des Andes en Amérique du Sud), la vie commence dans l’eau, qui
est gouvernée par le serpent Yakumama. Les Dayaks, peuples non-mu-
sulmans de Bornéo, croient qu’aux temps anciens, tout était pris dans la
gueule d’un serpent aquatique. Pour les Balinais, au début, il n’y avait ni
ciel ni terre, c’était par la méditation que le serpent du monde, Antahoga,
avait créé toutes les créatures. Les mythes des peuples australiens attri-
buent leurs origines au grand déluge causé par un serpent, Yurlunggur,
associé à l’arc-en-ciel et au quartz. Les preuves archéologiques suggèrent
que l’élévation du niveau de la mer, qui a suivi la dernière phase de la
période glaciaire, a eu un effet majeur sur les sociétés du nord de l’Austra-
lie. Dans les îles Fidji est vénéré le dieu-serpent Ratu-mai-mbula, respon-
sable de l’agriculture et du monde souterrain, où il fait circuler l’énergie
vitale. Coatlicue, la grande mère aztèque, déesse de la vie et de la mort,
est représentée comme un énorme serpent. D’elle naquirent, par par-
thénogenèse, les jumeaux Quetzalcoatl et Xolotl, dieu de la lumière qui
conduit les morts aux enfers. Quetzalcoatl, dont le nom signifie « serpent
à plumes » ou « jumeau précieux », est le symbole de l’énergie vitale sacrée
et est associé à la fertilité, la mort et la résurrection. En aztèque, le mot
coatl a un double sens, il peut faire référence au serpent ou au jumeau.
Le serpent à plumes est vénéré par de nombreux groupes indigènes mé-
so-américains, devenant un symbole religieux et politique fort. Les plus
anciens mythes de la Chine mettent en scène un couple de serpents, Nü
Gua et Fu Xi, en tant que créateurs primordiaux. Nü Gua est représenté
avec la tête d’une femme et le corps d’un serpent. Elle serait sortie du ciel
pour vivre sur terre et aurait formé l’humanité avec de la boue.
Les serpents étaient également présents dans le panthéon des
peuples de l’Antiquité. Les Sumériens l’appelaient Ningizzida, la dame
de l’arbre de vie, ou encore Namu. Les Babyloniens l’appelaient Tiamat
et les Perses Shahmaran, la reine des serpents, avec une tête de femme et
un corps de serpent. En Inde, ils étaient appelés Anata, Vauski et Sesha,
la reine serpent des eaux, reconnue comme la force qui crée et implique

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la vie. Dans la mythologie de l’Égypte ancienne, Wadjet, déesse-serpent


de Buto (une ville proche du delta du Nil), était associée à la protection ;
Aton, vénéré dans la ville d’Héliopolis, était une divinité créatrice qui
émergeait du chaos primitif sous la forme d’un serpent ; la déesse de la
moisson était le serpent Renenutet ; Ureaus était la déesse-serpent qui
enveloppait le Soleil et Nehebkau était le serpent primordial qui protège
d’autres sphères que la vie. C’est également en Égypte que l’on trouve
la plus ancienne représentation de l’ouroboros. Le principal dieu de
l’Égypte, Horus, le dieu du soleil, était représenté avec un ouroboros au-
dessus de sa tête, comme une couronne. Le symbole est probablement
apparu pour la première fois sur la tombe de l’empereur Toutankhamon,
datant du XIVe siècle avant Jésus-Christ.
Les serpents mythologiques n’ont pas de sexe défini, ils
peuvent être soit féminins, soit masculins. En tant que femme, elle est
généralement la déesse mère, associée à la création du monde et de toutes
les créatures. En tant que mâle, le serpent apparaît comme le compagnon
d’une déesse mère, comme Dan l’était de Mawu. Femme ou homme,
elle apparaît comme la force créatrice de tous les commencements et
se présente comme la possibilité de la fin, symbolisant le cycle éternel
de vie-mort-vie présent dans toute la nature, devenant « un symbole de
l’origine de la vie et un mystère de l’au-delà » (1).
Pour Blaser (2), les mythes, avec leurs propres critères de véra-
cité et de réalité, rendent explicites des aspects importants d’une vision
du monde, c’est-à-dire la façon dont les gens pensent, ressentent et com-
prennent le monde et les êtres, ce qui influence leur façon d’agir. Parce
qu’ils croyaient que tous les êtres, y compris les humains eux-mêmes,
étaient issus du même principe vital, les peuples qui vénéraient le serpent
comme une force créatrice vitale avaient une vision du monde empreinte
d’un profond respect pour la nature, créant une éthique d’engagement
pour la préservation de la vie.
L’un des meilleurs exemples pour comprendre comment les
mythes interviennent dans la formulation des cosmovisions et influencent
les manières d’agir est l’œuvre de Bachofen (3). À partir de l’analyse de

 (1)  Gilbert Durand, As estruturas do imaginário, São Paulo, Martins Fontes, 1997.
 (2)   Mario Blaser, Un relato de globalización desde el Chaco, Popayán, Universidad del Cauca,
2013.
 (3)   Johann Jacob Bachofen, Das Mutterrecht. Die Gynäkokratie der alten Welt ihrer religiösen
und rechtlichen Natur, Stuttgart, Verlag von Krais & Hoffmann, 1861. El matriarcado. Una
investigación sobre la ginecocracia en el mundo antiguo según su naturaliza religiosa y jurídica, Madrid,
Ediciones Akal, 2018. Malheureusement, l’œuvre a reçu par erreur le titre El matriarcado
(2018) dans sa version espagnole. Le terme matriarcat (l’inverse du patriarcat) suppose
une société hiérarchisée, dans laquelle le pouvoir serait exercé par les femmes, ce qui ne
correspond pas aux sociétés dans lesquelles le droit maternel, étudié par Bachofen, était
en vigueur. Ainsi, dans la mesure du possible, la version espagnole sera confrontée à
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plusieurs récits mythologiques, qui mettent en scène une déesse mère


serpent, Bachofen a émis une hypothèse (qui a été prouvée après l’uti-
lisation de la méthode du carbone 14 (1) et l’inclusion de techniques et
d’équipements nouveaux (2), raffinés et modernes dans la recherche ar-
chéologique) : que les premières sociétés humaines possédaient un sys-
tème juridique maternel (mutter), avec la prédominance de la maternité
(muttertum) et de l’affectivité dans l’administration publique, étant basé sur
la loi naturelle et sanguine du maternel (mutterlich), contrairement au droit
civil patriarcal, fondé sur la rationalité. Le droit de la maternité n’appar-
tient à aucun peuple en particulier. Il s’agissait plutôt d’une période cultu-
relle commune, partagée par divers groupements humains, possédant la
même similitude organisationnelle et le même caractère normatif de la
nature humaine. Ce système d’organisation, régi par le principe divin de
la vie, de la concorde et de la paix, était fondé sur l’amour qui unit une
mère à ses enfants. En s’occupant de l’enfant, encore dans le ventre, les
femmes ont appris, avant les hommes, l’importance d’étendre leurs soins
affectueux à un autre être, transformant l’amour, l’empathie et les soins
en traits éthiques essentiels. Les analyses de Bachofen l’ont amené à la
conclusion que le principe maternel est celui de la vie, de l’unité, de la
paix, de la liberté et de l’égalité universelle ; possédant un souci convaincu
et actif du bien-être et du bonheur matériel.
Une éthique de soin et de préservation de la vie survit parmi les
peuples indigènes et les afro-descendants qui habitent le Brésil. Ils per-
çoivent la nature de manière sensible et intuitive, comme un corps unique,
une union d’éléments matériels et immatériels, tous interconnectés. Leur
compréhension du monde et d’eux-mêmes est essentiellement organique,
la source de la vie étant le travail patient de la terre mère. De cette exis-
tence intégrée à la nature, ils formulent des mythes et des symboles qui,
à leur tour, constituent un monde réel d’énergie des forces naturelles. Les
quatre éléments naturels sont reliés et convergent pour la réalisation de
toutes choses, dont le symbole maximal est le serpent : il appartient au
monde aquatique, mais il se déplace avec aisance sur terre et parvient à
atteindre les plus hautes branches des arbres immenses, faisant face à tous
les règnes de la nature (celui de l’eau, de la terre et de l’air), tandis que sa
langue se déplace comme une flamme de feu.

l’original allemand, pour une meilleure compréhension et une plus grande honnêteté avec
les idées de Bachofen.
 (1)   Le carbone 14, instable et radioactif, appelé radiocarbone, est un isotope naturel de
l’élément carbone. Lorsqu’un être vivant meurt, il cesse d’interagir avec la biosphère et son
carbone 14 reste inchangé et commence naturellement et lentement à s’affaiblir. Comme
le carbone 14 met des milliers d’années à disparaître complètement, il est devenu l’élément
clé pour la datation des artefacts et des squelettes, devenant ainsi un outil efficace pour
élucider le passé (BETA Analytic, n.d.).
 (2)  Voir Maria Tamanini, « Tecnologia e arqueologia se unem para desvendar enigmas do
passado », in TecMundo, 15 janvrier 2020 (www.tecmundo.com.br).

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Quand le mythe précède la science


(formes multiples de connaissance)
Le double serpent, qui apparaît dans de nombreux mythes
comme la source de la vie, coïncide avec la double hélice de l’ADN, la
molécule de vie présente dans tous les êtres vivants. L’anthropologue
Michael Harner (1), spécialiste du chamanisme, a été l’un des premiers
à souligner cette similitude visuelle. En fait, la découverte de l’ADN a
corroboré les croyances animistes de nombreux peuples, qui pensent
que tous les êtres vivants sont animés par un même principe vital. Selon
Campbell, «  partout où la nature est révérée comme animée en elle-
même, c’est-à-dire intrinsèquement divine, le serpent est révéré comme
son symbole » (2).
L’image de deux serpents entrelacés, popularisée par le cadu-
cée du dieu grec Mercure (Hermès chez les Romains), est, en fait, un
symbole beaucoup plus ancien. La plus ancienne représentation de deux
serpents entrelacés a été trouvée sur un sceau akkadien datant de 2 350 à
2 150 avant Jésus-Christ. Elle représente une divinité humaine honorée
par trois dévots. L’image est flanquée de deux paires de serpents entrela-
cés. Pour l’archéologue Henri Frankfort (3), il s’agit d’une représentation
du Seigneur Serpent, une divinité récurrente chez les Mésopotamiens.
Une autre image, tout aussi ancienne, a été trouvée dans une jarre appar-
tenant, très probablement, à Gudea, le prince le plus notable de la ville
de Lagas à Sumer, qui a régné entre 2 144 et 2 124 avant Jésus-Christ.
Dans la jarre, le double serpent Ningizzida était représenté, flanqué de
deux griffons, une figure mythologique avec une tête d’aigle et un corps
de lion.

 (1)  « J’ai appris que ces créatures ressemblant à des dragons se trouvaient ainsi
dans toutes les formes de vie, y compris l’homme. Ils étaient les vrais maîtres de
l’humanité et de la planète entière, m’a-t-on dit. Nous, les humains, n’étions que leurs
réceptacles et leurs serviteurs. Rétrospectivement, on pourrait dire que c’était presque
comme de l’ADN, bien qu’à cette époque, en 1961, je ne savais rien de l’ADN (acide
désoxyribonucléique) ». Michael Harner, O caminho do xamã. Um guia de poder e cura, São
Paulo, Cultrix, 1980, p. 26.
 (2)  Joseph Campbell, As máscaras de deus. Mitologia criativa, São Paulo, Palas Athena, 2010,
p. 154.
 (3)   Henri Frankfort, “Mesopotamia”, in Reyes y Dioses. Estudio de la religión del Oriente
Próximo en la Antigüedad, en tanto que la integración de la sociedad y la naturaleza, Madrid, Alianza
Editorial, 1983, pp. 235-360.
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Figures 1, 2 et 3
Figure 1 : Sceau akkadien, Le Seigneur Serpent, dans Henri Frankfort, 1951, p. 87.
Figure 2 : Double serpent Ningizzida, Jarre de Gudea.
Figure 3 : Double hélice de l’ADN

Les similitudes entre les récits mythiques et la science molécu-


laire sont frappantes, révélant qu’il existe plusieurs façons de connaître et
que la rationalité anthropocentrique n’en est qu’une. Comme l’a bien dit
Boff  (1), les mythes sont des métaphores qui expriment des dimensions
profondes de l’être humain. Ils mettent en lumière des expériences ances-
trales, où elles se sont formées et structurées, mais ils sont aussi actualisés,
car ils sont confrontés à de nouvelles réalités, formant des synthèses.
L’acide désoxyribonucléique (ADN) (2) est formé d’une double
hélice, qui possède un langage universel de quatre composés chimiques,
A, C, G et T. Il s’agit d’un composé organique contenant l’information gé-
nétique qui coordonne le développement et le fonctionnement de toutes
les espèces, transmettant les caractéristiques héréditaires des ancêtres à
leurs descendants, affirmant une unité cachée de la nature. « L’ADN et
ses mécanismes de duplication sont les mêmes pour tous les êtres vivants.
D’une espèce à l’autre, seul l’ordre des lettres change, dans une constance
qui remonte aux origines mêmes de la vie sur Terre », explique Narby (3).

 (1)  Leonardo Boff, Saber cuidar. Ética do humano – compaixão pela terra, Petrópolis, Vozes, 2017.
 (2)  La structure de la molécule d’ADN a été découverte par Rosalind Franklin (1920-1958)
en 1951. Sur la base de ses études, notamment d’une photo appelée « photo 51 », James
Watson, Francis Crick et Maurice Wilkins ont démontré le fonctionnement et la structure
en double hélice de l’ADN en 1953, ce qui leur a valu le prix Nobel de Physiologie ou de
Médecine en 1962. Malheureusement, en raison de son décès prématuré, à l’âge de 37 ans,
à cause d’un cancer des ovaires, Rosalind n’a pas appris que ses photos avaient contribué
à la découverte de la double hélice de l’ADN, ni que ses recherches avaient reçu le prix
Nobel. Malgré la suggestion de James Watson, elle n’a même pas reçu le prix posthume,
puisque le comité responsable des nominations ne pratiquait pas ce type de prix. James
Watson (1968), A dupla hélice. Como descobri a estrutura do DNA, Rio de Janeiro, Zahar, 2014.
 (3)  Jeremy Narby a vécu avec le peuple indigène Ashaninka de la communauté Quirishari
(dans la vallée de Pichis, en Amazonie péruvienne). Son idée initiale, qui s’est concrétisée
dans le livre Le Serpent cosmique, était d’étudier le monde hallucinogène des chamans ou
ayahuasqueros. Jeremy Narby, A serpente cósmica. O DNA e a origem do saber, Rio de Janeiro,
Dantes, 2018, pp. 82-83.

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Cette double hélice de protéines mesure deux mètres de long


et s’enroule sur elle-même, ressemblant à deux serpents entrelacés. Cette
torsion est possible parce que l’ADN est en interaction avec l’eau salée
(dont la teneur en sels minéraux ressemble à celle des océans) qui existe
à l’intérieur de chaque cellule. On estime que le corps d’une personne
adulte compte plus de 30 trillions de cellules, soit environ 60 milliards de
kilomètres d’ADN (1). C’est suffisant pour faire cinq allers-retours entre
le Soleil et Pluton (la dernière planète du système solaire), ou même, avec
l’ADN de seulement 20 000 cellules du corps humain, il serait possible
de faire le tour de la Terre. Le serpent mamba noir (2) africain, qui à l’âge
adulte peut peser 2 kilos et atteindre 3 mètres de long, possède plus de
20 000 cellules. En d’autres termes, l’ADN d’un seul mamba noir suffi-
rait à faire le tour de la Terre, qui rappelle les serpents Dan et Oxumarê
des mythes africains, qui s’enroulaient autour de la planète. La toile de la
vie basée sur l’ADN encercle la Terre entière.
L’ADN est une source d’émission d’ondes magnétiques. Pour
les mesurer, un grand nombre de chercheurs utilisent le quartz, car c’est
un excellent émetteur et récepteur. Ce n’est pas par hasard si Yebá Buró,
la Grand-Mère du Monde dans la mythologie Desana, s’est assise sur
un banc de quartz et a créé les Hommes de Quartz. Il existe sept types
d’ondes magnétiques (ondes radio, micro-ondes, infrarouges, lumière
visible, ultraviolets, rayons X et rayons gamma), ce qui détermine leur
classification est la fréquence et l’oscillation avec lesquelles les ondes sont
émises, ainsi que leur longueur. En raison de leur fréquence et de leur
oscillation, chaque type d’onde émet une couleur. Ensemble, ils forment
les sept couleurs de l’arc-en-ciel, comme les serpents mythologiques
Oxumarê, Ncongolo et Yurlunggur.
L’ADN est également un cristal de base hexagonale, même si
les côtés sont légèrement différents les uns des autres. Les minuscules
particules de lumière, générées et émises par chaque cellule d’un être
vivant, et les bases hexagonales de l’ADN assurent la communication
entre les cellules et éventuellement entre les cellules d’autres êtres vivants.
Partant de ces observations, Narby (3) formule l’hypothèse que, puisque
le principe vital est animé, il est possible d’établir une communication
entre l’ensemble des êtres vivants basés sur l’ADN et la conscience hu-
maine : la biosphère « est une unité plus ou moins entièrement intercon-
nectée » et la nature, dans son ensemble, est capable de communiquer.

 (1)  James Watson, A dupla hélice. Como descobri a estrutura do DNA, op. cit.
 (2)   Le mamba noir (Dendroaspis polylepis) est une grande espèce de serpent extrêmement
venimeux appartenant à la famille des Elapidae. Il est originaire d’Afrique subsaharienne
et se trouve en Afrique du Sud, au Kenya, en Tanzanie, en Zambie, au Zimbabwe, au
Mozambique, au Botswana, en Angola et en Namibie.
 (3)  Jeremy Narby, A serpente cósmica. O DNA e a origem do saber, op. cit., p. 116.
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Alors qu’il vivait avec le peuple Desana de l’Amazonie colom-


bienne, l’anthropologue et archéologue Reichel-Domatoff  (1) a repéré
des croquis qui ressemblaient au cerveau humain. Plusieurs hexagones,
comme l’ADN, ont été dessinés sur les deux hémisphères cérébraux et au
centre de ceux-ci, un serpent occupe la fissure. Dans un autre croquis, un
cerveau avec deux serpents entrelacés a été dessiné : l’un mat et sombre
et l’autre de couleur vive. Pour les Desana, les deux serpents symbolisent
les principes masculin et féminin, représentant un concept d’opposition
binaire, un équilibre des contraires, très similaire à celui proposé par le
taoïsme. Ils « sont imaginés en train de tourner de façon rythmique autour
d’eux-mêmes en spirales » (2), ce qui coïncide également avec l’ADN.
Reichel-Domatoff  (3) a également repéré le dessin d’un anaconda (4)
cosmique, guidé par un cristal hexagonal. À l’intérieur de l’hexagone était
placé le chiffre 1 et le corps du serpent est divisé en cinq autres parties,
du chiffre 2 au chiffre 6, c’est-à-dire que les Desana ont matérialisé leur
mythe de l’origine du monde et de l’homme dans l’iconographie.
Tant de similitudes ne peuvent être de simples coïncidences.
La découverte de l’ADN a confirmé scientifiquement ce que les mytho-
logies ancestrales répétaient depuis des milliers d’années : le principe vital
en forme de deux serpents entrelacés est unique à toutes les formes de
vie et la vie est née dans l’eau. Toute l’expérience et la sagesse humaines
sont stockées dans l’ADN et peuvent être accessibles et reproduites dans
chaque impulsion ou désir de chaque être humain, les reconnectant avec
leur nature archaïque et les mettant en harmonie avec toutes les formes
de vie. Comme l’a bien dit Ailton Krenak, « d’innombrables doubles ser-
pents se trouvent à l’intérieur de chaque être vivant, immergés dans l’envi-
ronnement liquide de chaque cellule. L’eau à l’intérieur de chaque cellule
a la même composition que l’eau de la mer. Deux serpents luminescents
dansent dans une portion d’eau de mer et voyagent depuis la nuit des
temps à travers nos corps. La vie est une transformation. L’avenir est
ancestral » (5).

 (1)   Gerardo Reichel-Dolmatoff, Desana-Simbolismo de los indios tukano del Vaupés, Bogotá,
Procultura, 1986.
 (2)  Ibidem, p. 87.
 (3)  Ibid.
 (4)  L’anaconda est un genre de serpent boinae que l’on trouve en Amérique du Sud et qui
peut atteindre six mètres de long. Il appartient au groupe semi-aquatique et comprend l’un
des plus grands serpents du monde, l’Eunectes murinus, populairement connu au Brésil sous
le nom de « sucuri-vert ».
 (5)  Ailton Alves Lacerda Krenak est un leader indigène, environnementaliste, philosophe,
poète et professeur honoraire de l’Université Fédérale de Juiz de Fora (État de Minas
Gerais). Il est considéré comme l’un des plus grands leaders du mouvement indigène
brésilien et est reconnu internationalement. En 1985, il fonda l’organisation non
gouvernementale Núcleo de Cultura Indígena (Centre de culture indigène), dans le but
de promouvoir la culture indigène. En 1987, peu après la fin de la dictature militaire,
il participa à l’Assemblée nationale constituante, qui rédigea la Constitution de 1988,

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La défaite du serpent : émergence d’une relation


destructrice avec la nature
Avec la montée du patriarcat anthropocentrique (environ
4 000 ans avant Jésus-Christ) et de la culture juive (environ 2 000 ans
avant Jésus-Christ), appropriée par le christianisme, les serpents sont
devenus des agents du chaos. Ils devaient être maîtrisés, vaincus et tués,
pour laisser place à l’ordre céleste, dirigé par de grands guerriers et héros
et représenté par des éléments masculins. Il n’est pas rare que la défaite
des serpents ait lieu avec des objets phalliques, tels que des foudres, des
lances et des épées. Ces anciennes divinités telluriques devaient être rem-
placées ou subordonnées aux dieux spirituels, en rupture avec la trajec-
toire mythologique du serpent de la vie.
Dans l’Enuma Elish, l’un des mythes de la création babylo-
nienne, Tiamat, la grande déesse mère des eaux salées, souvent représen-
tée sous la forme d’un dragon ou d’un serpent, est vaincue par Marduc,
qui est fait roi de Babylone pour son courage et sa bravoure. Dans la
mythologie égyptienne, le serpent Apep est tué avec une lance par Seth,
un dieu honoré dans plusieurs villages du nord de la Haute-Égypte. En
Inde, Indra, le plus illustre guerrier du panthéon védique et chef de tous
les dieux, tue le serpent Vritra d’un coup de foudre. Dans la mythologie
grecque, Zeus assassine le serpent Typhon, fils de Gaia, la grande mère
Terre. Et Apollon, fils de Zeus et de Léto, tue le serpent Python avec plu-
sieurs flèches. Dès lors, l’oracle qui portait son nom fut appelé Delphes.
Selon Bachofen (1), le mythe d’Apollon, à l’origine de la religion apol-
linienne, largement pratiquée à Rome, est le meilleur représentant du
patriarcat anthropocentrique, qui remplaça toute une religiosité et une
organisation sociale basées sur les déesses mères, associées aux énergies
telluriques et représentées sous forme de serpents.
Pour les peuples de langue germanique qui migrèrent vers
le nord et peuplèrent la Scandinavie, la Norvège et l’Islande, les dieux,
principalement des hommes, étaient chargés d’établir l’ordre, les lois, la
richesse, l’art et la sagesse dans les royaumes divins et humains. Alors
que les serpents et les dragons étaient considérés comme des monstres
de glace géants, représentant une menace constante pour l’ordre, et parce
qu’ils essayaient toujours de rétablir le chaos, ils devaient être maîtrisés.
Les mythes des héros qui tuent un grand dragon ou un serpent, font
partie de toute la tradition nordique. Le meilleur exemple est la défaite du

toujours en vigueur au Brésil. Ailton Krenak, « A serpente e a canoa, Flecha 1 », in
Cadernos Selvagem, Rio de Janeiro, Dantes, 2021.
 (1)  Johann Jacob Bachofen, Das Mutterrecht. Die Gynäkokratie der alten Welt ihrer religiösen und
rechtlichen Natur, op. cit.
Les serpents de la vie. Mythes et cosmovisions des peuples indigènes
et afro-descendants au Brésil (Résistances à la destructivité du capitalisme) 481
Soleni Biscouto Fressato

Serpent du Monde par le dieu du tonnerre, Thor, ou la mise à mort des


dragons par les héroïques Beowulf et Sigurd.
De même, dans le judéo-christianisme, les serpents et les dra-
gons étaient également associés au chaos et devaient être maîtrisés pour
rétablir l’ordre. Georges de Cappadoce (275-303) est honoré pour sa
bravoure et son courage, dont il fait preuve en terrassant le dragon qui
retenait en otage tous les habitants de Sylen, une ville de Libye. Pour sa
défense des principes chrétiens, défiant l’autorité de l’empereur romain
Dioclétien, Saint Georges est considéré comme l’un des plus grands mar-
tyrs du christianisme et fut canonisé en 494 par le pape Gélase Ier. Dans
la Genèse, le premier livre de la Bible, où se synthétise la doctrine judéo-
chrétienne, un serpent, symbole du péché, incite Ève à manger le fruit de
l’arbre défendu, raison pour laquelle avec Adam (et par conséquent toute
l’humanité) ils sont bannis du paradis. Dans le Nouveau Testament (en-
semble de livres qui constituent la deuxième partie de la Bible), le serpent
se transforme en Satan, la personnification de tout le mal.
Ce n’est pas un hasard si les colonisateurs européens qui
sont arrivés en Amérique ont considéré les peuples indigènes, comme
ils l’avaient déjà fait avec les Africains, comme des peuples sans droits
civiques, destinés à être dominés et domestiqués. Ces colonisateurs se
considéraient comme les « seigneurs de Dieu », héritiers des croisades, qui,
bénis par les rois, les reines et la papauté catholique-apostolique romaine,
s’étaient donné pour mission de civiliser les terres découvertes et d’établir
la rationalité du capital, à travers le principe de la valeur d’échange et
du profit. Bien qu’ils ne soient pas eux-mêmes si conscients – puisqu’ils
n’avaient soif que de richesse et de domination par la force, ils ont réa-
lisé la connexion étendue des réseaux mondiaux du capitalisme, qui ont
unifié toutes les régions de la planète en un système de production et de
commerce mondial. L’intensité des destructrions et du génocide imposés
par les navigateurs et les colonisateurs du capitalisme, à la nature et aux
gigantesques contingents de population de l’immensité amérindienne, a
également visé tous leurs paradigmes mythologiques et cosmogoniques,
en implantant le catholicisme.
Le résultat de la défaite du serpent de la vie a été la création
d’une vision du monde dans laquelle l’humanité se comprend comme
séparée et supérieure à la nature. Sur la base du calcul et de la subalterni-
sation, l’humanité établit une relation hiérarchique avec la nature, pouvant
la dominer et la détruire. Cette vision du monde anthropocentrique du
patriarcat et du judéo-christianisme est devenue dominante dans tout le
monde occidental et constitue le fondement de la modernité, entravant
(souvent empêchant) l’expression d’autres manières de comprendre et
d’expliquer le monde, comme les récits mythiques, renforçant ainsi ses
propres cadres de valorisation.

Illusio n° 20 - 2023
482 Illusio

En adoptant un point de vue exclusivement rationnel, la


modernité a rompu avec le principe vital des serpents cosmiques.
Paradoxalement, c’est exactement cette science rationnelle (qui hérite du
dualisme des conceptions judéo-chrétiennes et qui considère les peuples
originels comme incultes et ignorants, en méprisant leurs mythes d’ori-
gine) qui a découvert l’existence matérielle de l’ADN. Et c’est aussi,
précisément parce qu’elle ignore les autres possibilités de connaissance
et autres formes d’existence, qu’elle a détruit toutes les formes de vie
sur la planète Terre, ses systèmes écologiques et l’ensemble de la bios-
phère. Pour la première fois dans l’histoire, « l’être humain conscient »
se comprend comme complètement séparé de la nature, ce qui abou-
tit à l’émergence de deux aliénations fondamentales. La première, qui
place les capitalistes, les colonisateurs, les commerçants et leurs agents
comme des sujets qui dominent et exploitent la nature. Et la seconde, en
tant qu’exploiteurs également de ces hommes intégrés à la nature, aussi
exploités qu’elle, créant ainsi une division entre les hommes eux-mêmes,
la classe des exploiteurs et celle des exploités.
La modernité a été inaugurée au XVIe siècle, principalement
par le projet de transition théorique, de la pensée médiévale à l’établisse-
ment de la domination de la raison, entrepris par René Descartes (1596-
1650) (1), considéré comme le premier philosophe de la modernité. La
philosophie cartésienne présente la nature comme une somme de com-
posants qui peuvent être séparés et, par conséquent, dominés, contrô-
lés et manipulés, devenant, ainsi, utiles aux êtres humains. Le dualisme
cartésien fonctionne comme un principe générateur de paires opposées
en expansion permanente, telles que culture-nature, représentation-réa-
lité, esprit-monde. Dans ce processus, l’homme a fini par se reconnaître
comme un être autonome, autosuffisant et universel, mû principalement
par la raison, capable d’agir sur la nature et la société.
Au XVIIIe siècle, avec l’émergence du capitalisme industriel, la
modernité, dualiste et hiérarchique, était déjà consolidée, approfondissant
considérablement la relation d’exploitation et de domination entre le
capitaliste et le salarié, ainsi que par rapport à la nature. Dès lors, le pro-
cessus d’extraction des ressources naturelles s’est accéléré, à tel point
que d’énormes forêts ont été dévastées, des rivières, des mers et des
océans ont été pollués, plusieurs espèces animales ont disparu ou ont été
décimées. La nature en est venue à être subordonnée et contrôlée, non
seulement pour répondre aux besoins de la survie humaine, mais, sur-
tout, pour satisfaire les désirs capitalistes de profits incessants. Le capi-
talisme a une dynamique marquée par la reproduction élargie du capital,
ce qui signifie l’accumulation, l’augmentation de la production et de la
consommation de biens et l’extraction accrue de la plus-value. Or, si tout

 (1)  René Descartes, Discurso do método, Porto Alegre, L&PM, 2005.


Les serpents de la vie. Mythes et cosmovisions des peuples indigènes
et afro-descendants au Brésil (Résistances à la destructivité du capitalisme) 483
Soleni Biscouto Fressato

ce dont l’homme a besoin provient de la nature et si le capitalisme stimule


de plus en plus la consommation, il s’établit, inévitablement, un rapport
destructeur avec l’environnement, qui peut conduire à son épuisement
complet. Le capitalisme et sa technoscience est un système de maladie,
de destruction et de mort, comme l’affirme Fromm (1), car les processus
de spoliation sont constitutifs et permanents dans sa dynamique de pro-
duction de valeur. Dans le capitalisme, il existe une rationalité qui subor-
donne l’utilité à la valeur d’échange et au contrôle social, ce qui étouffe la
vie et le monde de la vie.
Pour Jason Moore (2), la modernité est l’âge du capitalisme,
qui en termes de critique géologique et écologique, socio-économique
et politique, peut être appelé le capitalocène, parce qu’il signale un chan-
gement de comportement de la société humaine avec la nature, conçu
comme une chose distincte de l’être humain et un objet à dominer. Le ca-
pitalocène décrit le mieux l’impact de l’homme sur la géologie de la Terre,
en reconnaissant les sociétés capitalistes (leurs modes d’organisation et
de relation avec la nature et les nouvelles relations de travail) comme les
responsables de la crise environnementale la plus notable de l’histoire de
la planète. En plaçant la nature au centre de la réflexion sur le travail et le
travail au centre de la réflexion sur la nature, le capitalocène nous permet
de penser la crise écologique mondiale de manière plus claire et plus pro-
fonde, en rendant compte du caractère destructeur du capital par rapport
à la nature.
Depuis la crise de 2007-2008, le capitalisme approfondit ses as-
pects destructeurs et autophagiques, qui sont devenus plus évidents avec
la généralisation de la pandémie de Covid-19 en 2020. Le comportement
des États et des gouvernements en général, pour défendre la vie de leurs
populations, a révélé que dans le cadre des relations sociales capitalistes,
non seulement les vaccins deviennent des marchandises, mais avant eux,
les tombes dans les cimetières, les lits dans les hôpitaux et les bouches
d’oxygène. Il est apparu clairement que le problème des entreprises et des
laboratoires chimiques et pharmaceutiques n’était pas (et n’est toujours
pas) lié au fait de sauver des vies humaines. Dans ce cas, il faut admettre
que les vaccins ont été produits et distribués en un temps record, mais
sans viser exactement le bien-être de l’humanité, puisque les pays les plus
riches ont vu leur programme de vaccination s’accélérer davantage que les
pays les plus pauvres. L’objectif de l’Organisation Mondiale de la Santé
(OMS) était que tous les pays aient, au moins, 10 % de leur population
vaccinée avec deux doses de vaccin en septembre 2021. Cependant, 50
pays n’ont pas atteint l’objectif, la plupart d’entre eux se trouvant sur

 (1)  Erich Fromm, Anatomia da destrutividade humana, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1975.
 (2)  Jason Moore, « De Objeto a Oikeios, Geração do Meio Ambiente na Ecologia Mundial
Capitalista », in Sandro Dutra e Silva (org.), Ensaios em ciências ambientais  : crises riscos e
racionalidades, Rio de Janeiro, Garamond, 2016.

Illusio n° 20 - 2023
484 Illusio

le continent africain. Le Nigeria, par exemple, le pays le plus peuplé


d’Afrique, était le plus en retard sur le continent, seuls 3 % de la popu-
lation avait pris les deux doses. La situation était similaire dans d’autres
régions. En Amérique Latine et dans les Caraïbes, en février 2022, qua-
torze pays n’avaient même pas atteint une couverture vaccinale de 40 %.
Tant qu’il y a des personnes non vaccinées, la possibilité de mutations
virales plus agressives reste une menace.
Cette situation est cohérente avec deux autres phénomènes :
la COP26, en 2021, et les disputes entre les puissances dominantes pour
l’hégémonie dans la géopolitique mondiale. La grave crise écologique n’a
pas réussi à sensibiliser les gouvernements des pays les plus pollueurs
du monde, réunis à Glasgow, à l’arrêt des émissions de CO2, ni même
à leur réduction. La guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui a débuté en
mars 2022, semble refaire surface comme un cauchemar tragique de la
possible destruction de l’humanité. Tout cela au nom du progrès, de la
démocratie, de la civilisation, du bien contre le mal. Dans ce scénario,
les médias veulent convaincre qu’il existe un bon côté, un côté moins
« ennemi », corollaire de l’idée d’un éventuel bon capitalisme, amical et
non destructeur.

La survie et la résistance des serpents de la vie :


des alternatives face à la catastrophe
Dans le monde entier, diverses expériences tentent de sauver la
synchronisation entre les sociétés humaines et l’environnement, faisant
revivre ou réinterprétant, de manière créative, les mythes et les cosmo-
visions des traditions religieuses indigènes et plus anciennes, récupérant
tout un ensemble de connaissances et de pratiques basées sur les ser-
pents de la vie. Toutes ces perspectives de transformation, selon Kothari,
Salleh, Escobar, Demaria et Acosta, qui cherchent à faire la paix avec
la Terre et la nature en général, constituent un « plurivers : un monde
où plusieurs mondes s’emboîtent […]. Les mondes de tous les peuples
doivent coexister, dans la dignité et la paix, sans dépréciation, exploita-
tion ou misère » (1), dans un dialogue horizontal et harmonieux.
Ces mondes multiples, même s’ils sont différents, sont connec-
tés. Les philosophies de l’Agaciro au Rwanda, du Sentipensar parmi les
communautés afro-descendantes riveraines en Colombie, des Agdals
au Maroc, de l’Ubuntu en Afrique subsaharienne, du Kyosei au Japon,
du Swaraj en Inde et du Hurai du peuple Tuvan en Chine, ne sont que
quelques exemples de pratiques intégratives et inclusives, avec des élé-

 (1)   Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria, Alberto Acosta,
Pluriverso. Um dicionário do pós-desenvolvimento, São Paulo, Elefante, 2021, p. 46.
Les serpents de la vie. Mythes et cosmovisions des peuples indigènes
et afro-descendants au Brésil (Résistances à la destructivité du capitalisme) 485
Soleni Biscouto Fressato

ments d’affirmation de la vie et qui considèrent la nature comme un être


sentient ayant des droits.
Il y aura toujours ceux qui s’interrogent et se demandent com-
ment la nature peut être considérée comme un être de Droit, puisqu’ils
considèrent que de Droit est quelque chose d’institué par l’éthique (le
juste) et par la conscience humaine, qui cherche des règles plus parfaites
pour la coexistence. Marx avait déjà remis en cause, de manière lapidaire,
l’idée que le Droit était, avant tout, le fruit d’une conscience qui cherchait
la justice (1). Il avait notamment rappelé que la formulation de « droits
et coutumes » en commun, pratique vécue naturellement par les paysans
bûcherons de diverses régions d’Europe, s’opposait aux règles et aux lois
édictées par les rois, qui avaient fait alliance avec « les seigneurs » de la
terre – lieutenants des « enclavements ». Rappelant cela, en écrivant l’un
de ses premiers articles de journal, Marx expliquait que le Droit, loin
d’être le fruit de l’esprit éclairé, était l’imposition dans la lettre, d’une ins-
titution basée sur la violence physique et militaire, qui assurait le droit de
propriété et d’exploitation de quelque-chose de commun, fruit direct de
la nature, par la classe bourgeoise.
Parallèlement aux initiatives transformatrices, il existe égale-
ment diverses expériences d’organisations sociales, économiques et poli-
tiques alternatives, telles que l’agroécologie, la permaculture, les écovil-
lages et l’économie solidaire. La Vía Campesina, par exemple, fondée en
1993, qui rassemble plus de deux cents millions de petits agriculteurs dans
73 pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique, est une coalition pay-
sanne forte, dont la proposition consiste à « nourrir le monde et refroidir
la planète », en adaptant les pratiques agricoles aux cycles naturels, grâce
à des méthodes agroécologiques réparatrices, garantissant la souveraineté
alimentaire. En ce sens, il est important de souligner que, selon l’Orga-
nisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO),
la majeure partie de la production alimentaire mondiale est le résultat du
travail des paysans et des petits agriculteurs traditionnels, qui réalisent
cet exploit avec, seulement, 25 % de la surface agricole totale. Un autre
exemple, est celui des agroforêts : d’anciens systèmes anthropogéniques
apparus aux premiers jours de l’agriculture, dans la région du croissant
fertile, sont actuellement appliqués de manière empirique et presque ins-
tinctive par divers peuples autochtones et petits producteurs ruraux dans
le monde. Il s’agit d’une technique de culture en harmonie avec la nature,
qui intègre la production alimentaire à la végétation, selon les principes
de la nature elle-même, qui n’est rien d’autre que la production de la vie.
Le résultat est la récupération du sol et de l’ensemble du biome, dans

 (1)  Karl Marx, Os despossuídos : debates sobre a lei referente ao furto de madeira, São Paulo,
Boitempo, 2017.

Illusio n° 20 - 2023
486 Illusio

une logique naturelle d’amour inconditionnel et de respect de toutes les


formes de vie (1).
Toutes ces alternatives à la modernité rationnelle et hiérar-
chique visent à former, explique Grzybowski (2), une « biocivilisation »,
une civilisation de la vie, écocentrique, diverse et multidimensionnelle,
capable de trouver un équilibre entre les besoins individuels et commu-
nautaires. Dans la biocivilisation, la lutte pour la justice sociale et contre
la destruction de l’environnement sont interconnectées, car l’une dépend
de l’autre ; de même, l’économie est orientée vers la vie, avec le soin
comme principe de gestion et de symbiose entre la vie humaine et la
vie naturelle.
Il est nécessaire de dépasser la dualité entre valeur d’usage
et valeur d’échange, et d’instituer un retour au principe de la valeur
d’usage. Les formations sociales, qui s’organisent en repoussant la valeur
d’échange et l’exploitation du travail et de la nature, hériteront d’une
accumulation de valeurs et de technologies qui, sur la base de nouveaux
rapports sociaux, n’auront pas besoin d’être détruites ou méprisées. Il
n’est pas possible de répéter l’histoire de l’évolution des formations
sociales humaines de manière pure et parfaite sur le plan écologique et
social, mais il est possible d’instituer des formes sociétales fondées sur
des bases qui rendent possible la vie en commun, et sur un traitement
adéquat pour se renouveler et laisser la nature se renouveler.
Au Brésil, ironiquement, cette vision alternative du monde du
dépassement, qui cherche à intégrer l’humanité à la nature, est présentée
dans les valeurs et les pratiques de deux peuples qui, depuis 1500, ont
été pillés, subjugués et marginalisés. Les mythes des peuples indigènes
et africains, ainsi que la religiosité du candomblé, forment une vision du
monde de résistance à la rationalité anthropocentrique dominante, dua-
liste et hiérarchique, qui subordonne les autres formes de savoir. Toutes
les connaissances ancestrales survivent dans les expériences des peuples
indigènes et dans la religiosité des afro-descendants. C’est avec eux que
l’humanité entière peut apprendre à renouer avec ses doubles serpents de
vie, en élaborant une vision du monde faite d’amour et de compassion,
dans le respect de toutes les formes de vie. En instituant un traitement
de la vie naturelle, respectant ses lois de reproduction, la nature ne man-
quera pas de permettre la reproduction de la vie sociale/naturelle en
commun. Le fondement de la nouvelle vie sociétale doit être la compré-
hension que la planète et ses écosystèmes sont la maison de l’homme

 (1)  Au Brésil, le système est pratiqué dans différentes régions du pays depuis 1995. La
proposition a été présentée par l’agriculteur et chercheur suisse Ernst Götsch, qui, depuis
plus de 40 ans, récupère les zones dégradées en intégrant la production agricole à la
nature (www.agendagotsch.com).
 (2)   Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria, Alberto Acosta,
Pluriverso. Um dicionário do pós-desenvolvimento, op. cit.
Les serpents de la vie. Mythes et cosmovisions des peuples indigènes
et afro-descendants au Brésil (Résistances à la destructivité du capitalisme) 487
Soleni Biscouto Fressato

social. L’unité inaliénable entre l’homme et la nature devient un principe


de vie et une conscience qui surmonte la destructivité du capital.
Les peuples indigènes ont toujours été très attentifs à la nature,
se considérant comme faisant partie de celle-ci. Elle est comprise comme
ancestrale à l’existence humaine et c’est à partir d’elle que ces peuples
s’affirment dans le monde objectif, apprenant sur le monde et sur eux-
mêmes. Cette forme de relation avec la nature encourage les attitudes
de conservation de l’environnement. Prendre soin de la nature signifie,
également, protéger ceux qui y vivent, c’est-à-dire, défendre les droits
des peuples indigènes. Les expériences de vie des populations indigènes
tournent autour de la nature et sont influencées par elle. Pour le peuple
Sateré-Mawé (1), par exemple, le fleuve n’est pas seulement la rivière d’où
provient la nourriture quotidienne (comme le poisson), c’est aussi la de-
meure de la déesse mère Iara. La terre n’est pas seulement un sol fertile
que l’on peut cultiver, c’est aussi la demeure de Guaraná, chef du peuple
Sateré-Mawé. Le ciel n’est pas seulement le lieu des étoiles, des planètes
et de tout le cosmos, c’est aussi la demeure de Tupana, l’être qui a créé
tout ce qui existe.
C’est également à partir de leur contact avec la nature que
les peuples indigènes ont développé leurs connaissances médicinales.
Les feuilles, les plantes et les arbres sont leurs ancêtres. En 1992, lors
du Sommet de la Terre (Conférence des Nations Unies sur l’Environne-
ment et le Développement), qui s’est tenu à Rio de Janeiro, le monde était
déjà conscient des connaissances phytothérapeutiques des populations
indigènes. Les entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques ont an-
noncé que plus de 74 % des médicaments ou drogues d’origine végétale,
utilisés dans la médecine moderne, ont été découverts par les indigènes,
qui les utilisaient depuis des siècles pour traiter et guérir des maladies (2).
Un autre exemple de savoir indigène, associé à la nature, est la
terra preta (3), que l’on trouve en grande quantité en Amazonie. Il s’agit
d’un type de sol anthropique (c’est-à-dire, modifié par l’homme), très fer-
tile, riche en phosphore, calcium, magnésium et manganèse. Une quan-

 (1)  Les Sateré-Mawé habitent la région du fleuve Amazone moyen dans l’État d’Amazonas
(Brésil) et leur langue appartient au tronc linguistique Tupi. Selon le recensement de 2014,
la population a atteint 14 000 individus, vivant dans deux communautés distinctes, dans la
terre indigène d’Andira-Marau et de Costá-Laranjal. « Peuples indigènes du Brésil, Sateré-
Mawé », in Instituto Sócioambiental (ISA) (https://pib.socioambiental.org/).
 (2)  Nations Unis, Convention sur la diversité biologique signée le 5 juin 1992 à Rio de
Janeiro, in Recueil des Traités des Nations Unies, vol. 1760. 1992 (https://www.un.org/fr/).
 (3)   La terra preta est un type de sol sombre situé dans la région amazonienne.
Scientifiquement, on l’appelle anthrosol, ce qui signifie des sols formés ou profondément
modifiés par les activités humaines, telles que l’addition de matières organiques ou de
déchets ménagers, l’irrigation ou la culture. Il présente des concentrations particulièrement
élevées de charbon de bois, de matière organique et de nutriments (notamment phosphore,
potassium et calcium).

Illusio n° 20 - 2023
488 Illusio

tité abondante de fragments de céramique, produits il y a des centaines


d’années, a été trouvée dans ce sol, révélant que les indigènes ont une
vision large de leurs attitudes, car en enterrant la céramique, l’objectif
était de créer des sols très fertiles. Les énormes parcelles de terra preta en
Amazonie présentent une grande biodiversité forestière, ce qui prouve
que les zones les plus diversifiées sont aussi celles où sont présents les
peuples traditionnels. La terra preta est un produit, mais pas le seul, du
savoir-faire indigène, qui peut apporter des contributions pertinentes
aux problèmes actuels de l’humanité, tels que la dégradation des sols.
Comme l’affirment Malheiro, Porto-Gonçalves et Michelotti (1), la ré-
gion amazonienne possède une vision intégrée forêt-sol-eau-population,
qui explique sa richesse, la transformant en un patrimoine bioculturel de
ses peuples.
Vivre avec la nature de manière durable, de tous temps cela fut
une dimension importante de la philosophie et des pratiques des peuples
indigènes. L’avancée de la crise écologique et l’imminence de la destruc-
tion de l’humanité réévaluent l’importance de cette sagesse, la plaçant au
centre des discussions et comme moyen légitime de préserver la planète
Terre et l’humanité. Dans ce contexte, explique Acosta (2), le Bien Vivre
apparaît comme une proposition alternative efficace. Il s’agit d’une philo-
sophie issue des peuples indigènes d’Amérique du Sud, préoccupée par la
reproduction de la vie, qui a pour fondement la coexistence respectueuse
et harmonieuse entre tous les êtres vivants, formant des sociétés durables
et démocratiques, basées sur la logique économique de la solidarité, de la
valeur d’usage, dans l’exercice de la créativité et de l’esprit critique. Bien
Vivre est un nouvel ordre social, économique et politique qui cherche à
rompre radicalement avec le développement, le progrès et la croissance
du capitalisme néolibéral, qui sont à l’origine de la crise mondiale géné-
rale. La compétitivité, le consumérisme et le productivisme sont rempla-
cés par une consommation et une production consciente, renouvelable,
durable et autosuffisante, aspirant au bien-être des collectivités, capable
de mettre fin aux classes sociales, de redéfinir les modèles culturels et les
formes politiques de gestion sociale générale de l’en commun. Le Bien
Vivre, qui se fonde sur la validité des Droits de l’Homme et des Droits de
la Nature, sauve les valeurs d’usage, ouvrant les portes à la formulation
de visions alternatives de la vie et de l’organisation économique.
Une vision du monde qui valorise toutes les formes de vie est
également présente dans la religiosité et la sagesse des Afro-Brésiliens.
Le candomblé est une religion qui garde vivante toute la sagesse ances-

 (1)   Bruno Malheiro, Carlos Walter Porto-Gonçalves, Fernando Michelotti, Horizontes


amazônicos : para repensar o Brasil e o mundo, São Paulo, Fundação Rosa Luxemburgo,
Expressão Popular, 2021.
 (2)   Alberto Acosta, O Bem Viver : uma oportunidade para imaginar outros mundos, São Paulo,
Autonomia Literária, Elefante, 2016.
Les serpents de la vie. Mythes et cosmovisions des peuples indigènes
et afro-descendants au Brésil (Résistances à la destructivité du capitalisme) 489
Soleni Biscouto Fressato

trale. Pour survivre à l’événement traumatique de la perte d’identité et de


territoire, les peuples africains ont mélangé, de manière plus ou moins
harmonieuse, leurs propres coutumes avec des éléments des cosmogo-
nies et des pratiques indigènes et du catholicisme populaire. Le résultat a
été la création d’une vision du monde syncrétique singulière, qui permet
la réappropriation de territoires existentiels et le développement de sub-
jectivités résistant à ces forces dominantes qui subalternisent les peuples,
les cultures et les connaissances.
Dans le candomblé, les orixás sont des forces intelligentes de
la nature, explique Martins (1), car ils sont identifiés aux éléments et aux
manifestations naturelles et sont, aussi, des entités spirituelles dirigeantes,
liées aux personnes. Pour ses praticiens, la nature est l’élément central
dans la manière de percevoir le divin et constitue un espace sacré de
communion entre le monde matériel et le monde spirituel. En respectant
et en prenant soin de la nature, on prend également soin des orixás, liés à
chacun de ses éléments. Les multiples orixás du candomblé présupposent
de multiples formes de vie à vivre. Vivre pour ses pratiquants, c’est tou-
jours cultiver une vie en harmonie avec la nature, avec leur propre nature.
L’échec de la nature serait la fin des orixás et la fin de tout.
La préservation et le soin de la nature sont également associés
à la réalisation des rituels, puisque les pratiquants du candomblé réalisent
leurs rites, à partir de bains de feuilles et font des offrandes aux orixás
en utilisant les éléments naturels, comme des bougies en cire d’abeille,
des nattes de paille, des récipients de fruits de coité (2), de l’argile et du
bois. Les offrandes sont livrées aux forêts, rivières, mers et autres milieux
naturels et sont considérées comme une énergie sacrée, intermédiaire du
contact des hommes avec les orixás. Chaque terreiro, comme on appelle
les lieux de culte, possède un grand nombre d’arbres et de plantes, qui
fournissent des feuilles sacrées pour les rituels. Grâce à cette pratique, les
terreiros sont des espaces qui préservent la biodiversité et contribuent au
maintien culturel des afro-descendants. Tout le système religieux du can-
domblé est fondé sur le respect de la nature, car elle est la source première
de toutes ses forces et expressions. L’utilisation correcte des ressources
naturelles garantit la pratique du candomblé, non seulement dans le pré-
sent, mais aussi pour les générations futures.

 (1)   Felipe Rodrigues Martins, «  Candomblé e Educação Ambiental  : afro-religiosidade


como consciência ambiental », in Paralellus. Revista de Estudos da Religião – UNICAP,
Recife, vol. 6, n° 12, 2015, pp. 265-278 (www.unicap.br/).
 (2) Le nom « coité » vient du Tupi et signifie « pot » ou « casserole ». Le bois de l’arbre
est dur et solide, et est utilisé en charpenterie et en menuiserie. Le fruit a une écorce très
dure et est utilisé dans la production de récipients et d’instruments de musique, comme
le berimbau. Des substances destinées à la teinture et à un usage médicinal sont également
extraites de la plante. Le berimbau est utilisé dans les enceintes du candomblé et dans la
pratique de la capoeira, une expression culturelle et un sport afro-brésilien qui mêle art
martial, danse et musique.

Illusio n° 20 - 2023
490 Illusio

Selon la cosmovision du candomblé, tout émane d’une seule


force vitale, appelée axé, qui signifie, en yoruba, force et énergie en mou-
vement, dans une sorte de continuum reliant tout ce qui existe. Exactement
comme les doubles serpents de l’ADN. Différentes modulations de l’axé
constituent tout ce qui existe dans l’univers, d’abord les orixás, puis tous
les êtres, y compris les humains : « chaque être constitue, en fait, une
sorte de cristallisation ou de modulation résultant d’un mouvement de
l’axé, qui, à partir d’une force générale et homogène, se diversifie et se
concrétise de façon ininterrompue », explique Goldman (1). Parce que
tout et tous sont des « modulations » de la même force vitale, l’axé, il
est possible pour les sujets, dans leur condition humaine, d’établir une
relation d’affection avec les autres conditions (végétales, animales ou
minérales), qui va au-delà de l’identification psychologique, au point de
considérer que tout ce qui arrive à cet autre être, peut arriver à la per-
sonne elle-même, guidant ses praticiens dans une relation d’empathie et
d’attention pour toutes les formes de vie. Il en résulte une vision du
monde faite de relations harmonieuses et de coexistence égalitaire, dans
laquelle tous les êtres vivants peuvent vivre dans la dignité et le respect.
Le moment est venu pour les peuples de s’organiser pour ré-
cupérer et reprendre le contrôle de leur propre vie, non seulement en
défendant la force de travail et en s’opposant à l’exploitation du travail,
mais surtout, en dépassant les schémas anthropocentriques d’organisa-
tion de la production, qui aboutissent à la destruction des formes de vie
les plus diverses (y compris la vie humaine) de la planète. Les cosmovi-
sions des peuples indigènes et afro-descendants apparaissent comme des
possibilités de construire des sociétés aimantes et solidaires, en complète
harmonie avec la vie sur la planète Terre, dans une relation d’intégration
avec la nature et avec le monde dans sa totalité. Des sociétés où les gens
se perçoivent comme faisant partie de l’écosystème et sont en harmonie
avec tous les êtres vivants, en surmontant les formes de connaissance
et les pratiques d’existence fondées sur la domination et la hiérarchie,
qui prévalent dans le néolibéralisme. Les serpents ont été l’ADN de la
vie dans la vision du monde d’innombrables peuples à travers l’histoire,
représentant toujours un principe d’affirmation de la vie. Ce principe
doit devenir dominant.

Soleni Biscouto Fressato


Docteure en sociologie
Université fédérale de Bahia

 (1)  Marcio Goldman, « Formas do saber e modos do ser : observações sobre multiplicidade
e ontologia no candomblé », in Religião e Sociedade, n° 25, vol. 2, Rio de Janeiro, Instituto
de Estudos da Religião, 2005, pp. 102-120 (www.academia.edu).

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