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Deluz Ariane. Les Embera du Bassin du Baudo. In: L'Homme, 1971, tome 11 n°4. pp. 84-90;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1971.367214
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1971_num_11_4_367214
par
ARIANE DELUZ
Organisation socio-familiale
On doit distinguer deux groupes embera : celui des rivières Dugbasa, Catru,
Purricha, et probablement des rivières situées plus au sud ; un deuxième groupe
est formé par les Embera du Nauca, Haut-Baudo, des rivières Nuqui, Chori, Jurru-
bida, El Valle, Jurado, et comprend également les Embera du Darien panaméen.
Ces groupes se différencient notamment par leurs dialectes et leurs terminologies
de parenté, de type eskimo chez les uns, hawaïen chez les autres.
Il me semble avoir repéré trois niveaux d'organisation socio-familiale : 1) la
famille élémentaire ; 2) une famille étendue d'extension très variable : certains
siblings d'une phratrie, leurs conjoints et leurs enfants, ou un couple et ses enfants
mariés, ou parfois des cousins au premier degré et leurs enfants, etc. Cette unité se
manifeste lors des beuveries et travaux collectifs, tels que la fabrication d'une
pirogue, le débroussaillage d'une planche de riz ou de maïs. Elle implique souvent
la possession en commun de certains outils (moulins à maïs en fonte, moulins à
canne à sucre) , et un partage de la viande de chasse. Elle englobe de deux à quatre
ou cinq cases ; 3) la « rivière », qui présente une certaine homogénéité culturelle
et dont on peut se demander si elle forme une unité à caractère endogamique du
type dème. Seule la détermination de l'ensemble des alliances du Nauca permettra
de répondre à cette question, mais on peut déjà supposer qu'on a affaire à une
préférence pour la duplication des alliances antérieures par des alliances parallèles
qui entraîneraient des déplacements de groupes entiers d'une rivière à une autre
et formeraient en définitive le modèle d'un schéma migratoire.
La filiation est bilatérale. La résidence est binéolocale ; le mariage est interdit
avec tous les cousins du premier degré, et il est peut-être préférentiel avec les
cousins au deuxième degré.
Chamanisme
J'ai rencontré des chamanes sur chacune des rivières visitées. Mais alors que
les chamanes du premier groupe se sont instruits soit chez d'autres Embera soit
chez des Nwanama, ceux du deuxième groupe ont le plus souvent été en contact
avec des chamanes du Putumayo (probablement Inga).
Pour se mettre en transe, ceux du premier groupe ne consomment,
apparemment, avec la chicha cérémonielle ou Y aguardiente, que de l'herbe dite borrachora
(enivrante) , alors que ceux du deuxième groupe consomment une décoction de la
liane connue en Amazonie sous le nom de y axe qui, là où elle est cultivée dans le
Choco, porte le nom de pilde, mais dont le plant est vendu aux Embera par des
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Tradition orale
Les premiers contacts des Embera avec la civilisation occidentale eurent lieu
avec les Espagnols, et à une époque où les Embera occupaient un autre habitat
(le bassin de l'Atrato) . Dans les cinquante dernières années, et en ce qui concerne
l'aire du Baudo, les contacts ont eu lieu uniquement avec les missionnaires et avec
les « Libres ».
Les missions
Dans les années trente, une mission de prêtres d'origine espagnole s'est installée
au confluent des rivières Dugbasa et Catru. Elle bénéficiait du régime du
concordat, la partie indienne du Choco étant considérée comme « terre de mission ». Ses
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activités étaient économiques (bétail, plantain pour la nourriture des prêtres, des
nonnes, des élèves, et pour la vente), judiciaires (les prêtres punissaient les délits,
tranchaient les différends que les Embera étaient invités à leur soumettre, et
profitaient de la main-d'œuvre fournie par les condamnés), médicales, éducatives
et finalement évangélisatrices. Les prêtres n'autorisaient pas les « Libres » à résider
en amont de la mission, qui devait rester un territoire indien. Les colporteurs
« libres » étaient contrôlés et on leur interdisait la vente d'alcool. La mission ouvrit
une échoppe qui pendant quelques années vendit des marchandises courantes
(sel, outils, tissus) à des prix assez compétitifs pour souvent dissuader les Embera
de se rendre à Quibdo. Un village de regroupement fut construit autour de la
mission, qui compta bientôt un quartier indien et un quartier noir. Peu d'Indiens s'y
installèrent de façon permanente, quoique beaucoup y soient descendus
régulièrement pour visiter leurs enfants élevés à l'internat mixte dirigé par les Pères et
par les Sœurs de la Madré Laura (ordre colombien). Cet internat compta jusqu'à
deux cents élèves à la fois et, jusqu'à il y a peu d'années, le recrutement en était plus
ou moins forcé. Les enfants vivant à plus d'une journée du village (70 % environ)
y furent rarement amenés, non que les parents refusaient que leurs enfants fussent
éduqués, mais ils ne supportaient pas d'être à ce point séparés d'eux.
L'enseignement ne dépassa jamais le niveau de la troisième année primaire. Quelques
garçons furent envoyés dans des écoles au dehors. L'un devint moniteur d'agriculture
et revint à la mission comme instituteur, un autre revint également à Catru comme
artisan tailleur, un troisième se réintégra à la vie tribale, un dernier enseigne dans
une petite école sur la rivière Nauca. Quelques filles élevées à Catru vivent à
Medellin.
Sauf pendant une ou deux années, les valeurs embera furent niées ou ignorées
et l'enseignement de qualité plus que médiocre. Dans ces toutes dernières années,
certains aspects de la vie embera — parure et nourriture — furent valorisés à
l'extrême. Finalement, à la suite de conflits internes à la mission (qui entre-temps
était devenue colombienne), celle-ci déclina économiquement de façon brutale.
L'enseignement y fut de plus en plus déficient et la mission fut finalement fermée
en 1970, une petite école restant ouverte. J'insiste par ailleurs sur le fait que tous
les essais de regroupements en villages conjointement avec l'ouverture de petites
écoles tenues par des moniteurs et soutenues par les missionnaires — que ce soit
à Nauca ou sur le Haut-Baudo — échouèrent. Le développement économique des
Indiens par les prêtres a simplement consisté à les faire travailler comme main-
d'œuvre salariée, sans qu'on leur facilitât jamais la sélection, le transport et
l'écoulement de leurs produits, à titre individuel ou sous forme de coopérative.
A Catru, ces dernières années, les prêtres avaient remis leurs fonctions
judiciaires à un « inspecteur de police » noir qui s'était installé avec sa parentèle sur les
terres des Indiens ; il perçoit des amendes indues dont le montant n'est jamais
versé au Trésor public et des frais de « commission » élevés pour des messages dont
il charge ses parents. En résumé, après trente ans de tutelle missionnaire, les
Embera du bassin du Dugbasa se retrouvent très superficiellement christianisés,
divisés entre « incultes » et « civilisés », complexés par rapport à une civilisation contre
les effets de laquelle ils ne sont pas vaccinés comme les Embera du Haut-Baudo.
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Pour eux, comme pour tous les Embera, le problème est maintenant celui du
rapport avec les « Libres ».
Les « Libres »
Les Noirs « Libres » ont repris leur technologie aux Indiens et l'ont dégradée
en l'adaptant. Méprisés, considérés par les Indiens comme infra-humains, les Noirs
terrorisent. Ils imposent des échanges de biens de valeurs inégales, répandent des
rumeurs alarmantes, annoncent la fin du monde pour acquérir à vil prix les
produits des Embera, leur vendent de l'alcool de contrebande ou de l'alcool médicinal
additionné de sucre (colaz) . Ils représentent la barrière qui sépare les Indiens du
monde extérieur, mais aussi leur seul lien avec ce monde. Le racisme réciproque
est nourri par l'accroissement démographique de la population noire, consécutif
aux migrations de l'époque de la violence1, et par la remontée des Noirs de plus en
plus vers l'amont. Des conflits ouverts opposent déjà « Libres » et Embera dans le
Bas-Dugbasa, les rivières Ampora, Nauca, etc. Partout, les Embera sont coupés
de tout recours politique ou juridique et certains se déclarent « en esclavage ».
Aucun titre de propriété n'a été distribué aux Embera, que ce soit au niveau
individuel, familial ou collectif, temporaire ou définitif. Il semble que quelques
« Libres » aient réussi à faire enregistrer quelques hectares. Or les disponibilités
en terres se réduisent de plus en plus, cependant que les Embera aiment leur
habitat, auquel ils sont les seuls à être adaptés et dont leur mode d'agriculture tire le
meilleur parti concevable. Ils sont lucides et déclarent spontanément que leur
mode de vie a peu de chance de se perpétuer pendant plusieurs générations encore,
mais tout aussi lucidement, ils désirent que leurs droits de culture et de pêche
soient protégés et veulent s'assimiler au niveau le plus élevé de ce qu'ils connaissent
de la culture occidentale ; ils expriment cette revendication en termes très clairs :
des droits sur les terres, des soins médicaux, et surtout des écoles — de bonnes
écoles.
Enfin, contrairement à ce qui se passe chez beaucoup d'Indiens, les Embera,
placés en situation de contact, ne se détournent pas brutalement de leur genre de
vie mais trient ce qu'ils acceptent et ce qu'ils rejettent, qu'il s'agisse d'outils, de
vêtements, de cuisine, de médecine ou de croyances.
Film
1. Période troublée par une guerre civile intermittente qui, de 1949 à 1964, ravagea la
Colombie, faisant des centaines de milliers de morts et déplaçant la population de régions
entières.
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vie embera ont été filmées, l'accent ayant été mis sur un nombre réduit de
personnages.
1. Scènes de la vie familiale
2. Débroussaillage et semailles du riz
3. Remontée de la rivière
4. Pêche au harpon
5. Chasse au pécari
6. Une fête de guarapo ; disputes
7. Fabrication et cuisson de poteries
8. Travail collectif et fête : fabrication d'une pirogue
9. Préparation de la chicha cérémonielle et séance de cure chamanique
10. Arrivée inattendue d'un prêtre pendant la fête
11. « Libres » venant vendre des chiens
12. Le village « libre » au bas de la rivière
13. L'avance de la route panaméricaine.
Le film est en cours de montage. Une copie sera remise au Laboratoire
d'Anthropologie sociale.