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LA RELIGION

INTRODUCTION

Il s’agira pour nous d’analyser la religion comme un fait universel, pas de


débattre de la vérité de la religion ou de comparer les religions entre elles.
L’analyse diffère du jugement ; il s’agit de définir et d’analyser le fait religieux.
Parler de LA religion présuppose l’unité de son concept. Peut-on parler de la
religion ou faut-il plutôt parler des religions ?
Parler de la religion ce n’est pas non plus la même chose que parler de Dieu. Si
l’un implique l’autre, il y a une différence entre religion et divinité – le
sentiment et l’idée de Dieu existent d’ailleurs indépendamment de la religion.
Néanmoins, cette dernière semble être omniprésente : nulle culture, nul pays où
l’on ne rencontre une religion définie, avec ses temples, ses prêtres, ses
croyances et ses règles. La religion est un phénomène culturel ancestral et
universel. Leroi-Gourhan montre que l’homme préhistorique était lui-même un
être religieux. (Texte 1, thème : la religion dans la préhistoire ; thèse principale :
l. 16-19, thèse annexe : l. 8-9.) Selon lui, l’évolution de la pratique religieuse est
corrélative d’une évolution de la technique : la religion doit être considérée
comme une technique métaphysique d’insertion de l’homme dans le monde, qui
complète les techniques physiques. Des paléoanthropologues font d’ailleurs
remonter les plus anciennes pratiques funéraires religieuses à plus de 90 000
ans, au temps de l’homme de Neandertal, avant même l’apparition de l’homo
sapiens, ce qui confirme l’assertion de Bergson dans Les deux sources de la
morale et de la religion (1932) : « La vérité est que la religion, étant coextensive
à notre espèce, doit tenir à notre structure ».
On peut donc se demander si la religion est une création culturelle ou un besoin
naturel. L’homme est-il, par essence, un être religieux, un homo religiosus ?

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I. DÉFINITION DE LA RELIGION

1) L’étymologie :

1ère hypothèse : du latin religare : « relier ». Entre quoi et quoi ? Entre l’homme
et Dieu, mais aussi l’homme et l’homme : lien vertical et horizontal. Les mots
« église » et « synagogue » viennent d’ailleurs du mot « assemblée » qui se dit
ecclesia en latin et synagoga en grec, confirmant ce lien vertical – on pense
alors immédiatement au mot latin « societas » qui signifie l’union, l’association.
(Cf. oumma en Islam, la « communauté ».) Cette étymologie suggère donc une
double dimension de la religion : politique et métaphysique.
2e hypothèse : selon Cicéron, le terme « religion » viendrait de relegere : relire,
réviser, revoir avec soin. Émile Benveniste le relie à legere : cueillir, recueillir,
rassembler (in Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, 267-272.). Être
religieux signifierait être scrupuleux, redoubler d’attention (≠neglegere). Faire
preuve de scrupule dans l’application des rites (c’est-à-dire être inquiet et
exigeant), c’est faire attention à ce qu’on fait et le faire exactement. Ainsi, on dit
qu’on fait une chose religieusement. C’est le cas des rites, des sacrifices et des
prières. Cette attention scrupuleuse est l’essence des cultes « apotropaïques »,
qui détournent le danger, protègent et apaisent les dieux (du grec apotropein :
détourner). La religion est une activité qui impose le scrupule, c’est-à-dire le
recueillement.

Ce sont là deux aspects fondamentaux de la religion. Le second nous est moins


accessible mais il est pourtant le plus ancien ; il est présent dans les religions
anciennes. Au regard de l’étymologie, la religion est un système destiné à relier
l’homme à Dieu et les hommes entre eux. Elle comporte donc deux facettes :
métaphysique et sociale, transcendante et immanente.

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2) Les caractéristiques fondamentales de la religion :

En règle générale, la religion comporte les 7 caractéristiques suivantes :


1. DIEU(X) : la religion est fondée sur la croyance en une entité supérieure à
la réalité matérielle, ainsi que sur la croyance en la réalité d’un au-delà
(différent de l’ici-bas).
2. LE SACRÉ : elle est fondée sur la distinction entre deux ordres de réalité :
le sacré et le profane. Profane : qui n’est pas sacré (de profanus : la partie
extérieure à l’enceinte du temple, hors de l’espace sacré). Sacré : se dit
d’un endroit, d’un objet, d’un rite, d’une loi ou d’une personne (soit par
décret, soit parce qu’il semble posséder une puissance spéciale) ; le sacré
relève d’un ordre séparé, supérieur et inviolable ; il est objet de respect
religieux. Cf. Mircea Eliade, Le sacré et le profane (1956) : « Pour
l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène ; il présente des ruptures,
des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différente les
unes des autres. » (Cf. Exode, III, 5.) (Cf. Roger Caillois, L’homme et le
sacré (1950), Texte 2 : le sacré comme « catégorie de la sensibilité ».) Le
sacré revêt une dimension subjective : la fascination. N’oublions pas que
la religion touche à l’intériorité de l’homme ; c’est une expérience dont le
fondement échappe au concept, même si elle n’est pas totalement
irrationnelle. Selon Rudolf Otto, le sacré est la marque du « Tout autre »,
l’expression de la Majestas, du mysterium tremendum : c’est « le mystère
qui fait frissonner », cf. Le Sacré (1917). (Lire les Textes 2, 3 & 4.)
3. MYTHE FONDATEUR : Le mythe est un récit fabuleux et sacré sur
l’origine du monde, sa signification et sa finalité. À travers les mythes, la
religion propose un système du monde sous forme de représentation et
cherche à résoudre la question de l’origine. Pour l’anthropologue James
Frazer, « la mythologie est la philosophie de l’homme primitif. C’est le
premier essai de réponse aux questions générales sur le monde qui se sont

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posées à l’esprit humain par des hommes dont l’esprit est encore dans
l’enfance. » Il s’agit d’une « pensée humaine embryonnaire » (Mythes sur
l’origine du feu, 1930). Dans son Histoire naturelle de la religion (1757),
Hume fit l’hypothèse que le but des mythes était d’expliquer des
phénomènes naturels surprenants à un homme encore dépourvu de toute
connaissance scientifique. Selon l’historien des religions Mircea Eliade,
« le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu
lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements ». Il
fait ainsi revivre aux hommes les origines du monde : Adam et Ève dans
la Bible ; le barattage de la mer de lait dans l’hindouisme ; l’œuf
primordial au Mali ou en Chine1 ; l’Arbre-Monde Yggdrasil, chez les
Celtes, sur lequel reposent les neuf mondes ; les dieux sortant de terre
chez les Aborigènes, etc. Le mythe propose une cosmogonie
(« cosmos » : le monde ; « gon » : engendrer), c’est-à-dire le récit de la
création du monde, qui raconte la naissance des dieux et du monde
(exemple : la Théogonie d’Hésiode). Lors de fêtes périodiques, les
hommes rejouent les événements mythiques accomplis lors des temps
mythiques de la fondation du monde, « in illo tempore ». (La religion
étant basée sur une « histoire », la question de son interprétation sera
fondamentale.) L’historien latin Salluste définit, pour sa part, avec ironie
le mythe comme « la relation d’un événement qui n’a jamais eu lieu à
propos d’une chose qui existe depuis toujours ».
4. UN DOGME : du grec ancien δόγμα, dogma : « opinion, croyance » ;
vérité fondamentale et indiscutable d’une doctrine religieuse, article de
foi.
5. LES RITES : elle comporte des codes spéciaux : rituels, interdits, prières,
fêtes, rites de passage (exemples : capturer un requin sur l’île de Kontu en
1
Xu Zheng, Histoire des trois [augustes] et des cinq [empereurs] : « Le ciel et la terre étaient mélangés comme un œuf de poule ; Pangu était
au milieu. Après 18 000 ans, le ciel et la terre se séparèrent, le yáng pur devint le ciel et le yin trouble la terre. Pangu, au milieu, mutait neuf
fois par jour, le divin rejoignait le ciel et le démoniaque la terre. Chaque jour, le ciel s’élevait et la terre épaississait, et Pangu grandissait.
Après 18 000 ans, le ciel était très élevé, la terre très profonde et Pangu très grand ; alors apparurent les Trois augustes. »

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Papouasie, sauter du haut d’une tour sur l’île Pentecôte aux Vanuatu). Elle
manifeste ses rites particuliers dans ses temples, qui sont l’occasion de
réunir les hommes et de faire étalage de sa puissance, qui est un reflet de
la puissance de Dieu. (Cf. Napoléon : « Est-ce que la religion catholique
ne parle pas bien plus à l’imagination des peuples par la pompe de ses
cérémonies que par la sublimité de sa morale ? Quand on veut électriser
les masses il faut avant tout parler à leurs yeux. ») Peut-on être religieux
sans respecter ces règles ? (Le mystique se retire de la religion sans pour
autant cesser de croire en Dieu.) On retrouve des rites de passage dans la
vie sociale profane (ce qui montre que la religion n’est pas enfermée dans
une sphère indépendante, mais qu’elle influence l’ensemble de la société).
6. LE CLERGÉ : chaque culte est doté de son propre personnel religieux
(bonzes, curés, rabbins, imams, etc.), qui arbore des signes distinctifs. Le
clergé sert d’intermédiaire entre l’homme et Dieu, et dispose d’un savoir
et d’un pouvoir spécial (fatwa, confession, absolution, etc.). On peut en
déduire que la religion constitue une organisation politique et économique
complexe (cf. « tous les bénéfices ecclésiastiques, annates, décimes,
subsides, caritatifs, droits de dépouilles et taxes de Sacrée Pénitencerie »).
7. LA MORALE : la religion propose une morale et une règle de vie fondée sur
la distinction du bien et du mal (cf. le Décalogue) et sur des croyances
fondamentales, ainsi que sur l’imitatio Dei, l’imitation de Dieu (cf. le
Talmud : « Puisque Dieu est miséricordieux, tu seras miséricordieux »).
Quant aux tabous spécifiques de chaque religion (ce qui est considéré
comme impur et interdit), ils relèvent de la morale, mais aussi et surtout
du sacré. (Cf. n° Éléphant.)
Pour le croyant, la religion est la source de la morale. Elle enseigne la
distinction entre le bien et le mal et repose sur la croyance en une justice
divine. La société occidentale est d’ailleurs fondée sur le décalogue et la
loi du talion (ancienne loi qui condamnait un coupable à subir un

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châtiment identique à la faute commise ; ce fut la première fois qu’était
énoncée la règle d’équivalence de la faute et du châtiment, qui est le
fondement de la justice). La religion a historiquement eu une influence
civilisatrice sur les peuples. Sans religion, la morale perdrait tout
fondement. Selon Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis »
(Les frères Karamazov). Le rempart fragile de la loi sera renversé. C’est
ce que soutient Descartes dans sa « Lettre au Doyen et aux Docteurs de la
sacrée faculté de Théologie de Paris » : « Et d’autant qu’on propose
souvent en cette vie de plus grandes récompenses pour les vices que pour
les vertus, peu de personnes préfèreraient le juste à l’utile, si elles
n’étaient retenues, ni par la crainte de Dieu, ni par l’attente d’une autre
vie » (1641). Au point que selon l’auteur des Hypotyposes pyrrhoniennes,
le philosophe sceptique et empiriste Sextus Empiricus, le but premier de
la religion est sans aucun doute de faire respecter la morale (Texte 6), la
croyance en des dieux persuadant l’homme qu’il est sans cesse observé et
qu’il doit se garder de commettre des actions condamnables. En somme,
Dieu est le policier ultime.

3) La fonction sociale et politique de la religion :

a) La religion comme unificateur social

La religion est une production culturelle. Chaque culture engendre sa propre


forme de religion, qui est revêtue d’une fonction sociale et identitaire, et chaque
religion contribue à vivifier sa propre culture. Ainsi, de nombreuses personnes
respectent les rites (se marier à l’église), non parce qu’ils sont religieux, mais
par fidélité à une identité (cf. Texte 3, §2.).
Durkheim considère la religion comme un facteur de cohésion sociale. Selon lui,
les rites sociaux sont de nature religieuse (cf. Texte 7). Ils aident à constituer une

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communauté. (Cf. Houellebecq : « La religion aide à faire société. Je crois au
retour du religieux. » in La Vie, 30 janvier 2015.)
On est donc en droit de se demander si une société sans religion est possible.
Rousseau ne le croit pas (cf. Texte 8). Il distingue la religion nationale, avec ses
dogmes et ses cérémonies, à la religion individuelle, qui est un pur théisme.

Déisme : doctrine qui soutient l’existence d’un être suprême, universel et


impersonnel (XVIIIe siècle). Cf. Robespierre (1793).
Théisme : croyance en un dieu unique, cause du monde.

Nombre de penseurs et de théologiens pensent que l’effondrement du sentiment


religieux entraînera la ruine de la morale – et par conséquent de la société. (Il
faudrait en déduire que toute forme politique est essentiellement religieuse, ou,
en tout cas, suppose la religion comme condition de possibilité de sa viabilité à
long terme.) Pas de peuple sans religion.

b) La religion comme instance politique

En tant qu’elle est moralement prescriptrice, la religion est indissociable de


l’ordre politique. Pour le dire autrement, la religion est d’utilité publique. C’est
l’avis traditionnel des dirigeants que fortifier la religion revient à fortifier la
morale, et, par voie de conséquence, maintenir le peuple dans l’obéissance à des
règles strictes. Du point de vue du pouvoir politique, la religion assume une
fonction de légitimation, de contrôle et de dissuasion. Sa métaphysique a une
utilité sociale : elle unifie les peuples autour d’un pouvoir commun. (À l’inverse,
on a vu des mouvements religieux, comme celui des prêtres ouvriers, entrer en
lutte contre le pouvoir établi ; mais ce sont des exceptions.) La religion est un
principe d’ordre. Elle garantit l’obéissance des sujets fondée sur la crainte de la
damnation, puisqu’obéir au chef c’est obéir à Dieu et obéir à Dieu c’est obéir au
chef. Mahomet affirme dans un hadith : « Qui m’obéit obéit à Dieu, et qui se
révolte contre moi se révolte contre Dieu. Qui obéit au chef par moi désigné,

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m’obéit, et qui se révolte contre le chef par moi désigné, se révolte contre moi ».
Une sourate du Coran confirme ces propos : « Obéissez à Dieu, et obéissez au
Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement » (IV, 59). –
En outre, les intérêts de la religion établie coïncident souvent avec ceux de
l’institution politique qui la protège ou avec laquelle elle partage le pouvoir.)
Napoléon affirmait à propos du christianisme : « Je ne vois pas dans la religion
le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social », ou encore : « La
religion est ce qui retient le pauvre de tuer le riche ». C’est l’alliance – tant de
fois décriée – du sabre et du goupillon, c’est-à-dire de l’Armée et de l’Église.
L’utilité politique de la religion explique en partie pourquoi les Révolutionnaires
français, qui pillaient les églises et pourchassaient les curés, ont néanmoins
institué une religion : le culte de la raison et de l’Être suprême (1793).

Selon Napoléon : « Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. »
Plus cyniquement, il affirmait : « La Société ne peut exister sans la religion. Quand un
homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il est impossible de lui faire
admettre cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : “Dieu le veut ainsi,
il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde mais ensuite, et pendant
l’éternité, le partage se fera autrement”. » La religion permet de préserver le statu quo
social et de prévenir tout débordement. C’est une force conservatrice utile au pouvoir
politique. Son indifférence à l’égard des religions particulières s’illustre lors de la
campagne d’Égypte, lorsqu’il se convertit à l’Islam, lui ainsi que tous ses soldats, afin
de se faire mieux accepter des autochtones. Il écrit à un cheikh : « Le général Kleber
me rend compte de votre conduite et j’en suis satisfait. J’espère que le moment ne
tardera pas où je pourrai réunir tous les hommes sages et instruits du pays et établir un
régime uniforme, fondé sur les principes de l’Al-Coran, qui sont les seuls vrais et qui
peuvent seuls faire le bonheur des hommes. » (Sur l’Islam, il dit dans son Journal de
Sainte-Hélène : « J’aime mieux la religion de Mahomet. Elle est moins ridicule que la
nôtre. […] La supériorité de Mahomet c’est d’avoir fondé une religion en se passant de
l’enfer ».) Napoléon n’adhérait à aucune religion, mais il croyait en Dieu par
déduction : « Tout proclame l’existence de Dieu, mais nos religions sont évidemment
les enfants des hommes ». Au général Bertrand, qui lui demandait d’où lui venait
certitude, il répondit : « Comment jugez-vous qu’un homme a du génie ? Est-ce
quelque chose que vous avez vu ? Est-ce une chose visible, le génie ? Qu’en savez-
vous pour y croire ? On voit l’effet et de l’effet on remonte à la cause, on la cherche,
on la trouve, on l’affirme, on y croit ».

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II. FOI ET RAISON

1) Dieu de la religion ou Dieu des philosophes ?

a) Le Dieu de la religion (Pascal)

Comment accède-t-on à Dieu ? Doit-il être saisi par le cœur ou par l’esprit ?
Analyser la religion comme s’il s’agissait d’une activité rationnelle semble
paradoxal, puisque son objet transcende la raison. L’objet de la religion, en effet,
ce n’est pas l’idée de Dieu (un Dieu conçu par les philosophes comme une
solution à un problème), mais le Dieu réel, agissant, vivant. Entre tous les
philosophes, Pascal est celui qui a le plus insisté sur cette différence – ce qui le
distingue de Descartes, qui croyait pourtant en Dieu, et de Spinoza, pour qui
Dieu est un Absolu impersonnel, distinct du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob ». (Cf. Texte 9.)
Le Dieu de la religion requiert une croyance qui vient du cœur. L’archétype de
cette croyance est la « foi du charbonnier » : naïve, absolue et irréfléchie1. C’est
cette foi pure et irrationnelle qui est louée par Tertullien, lorsqu’il affirme :
credo quia absurdum (« je crois parce que c’est absurde »). (Cf. Ellul, p. 71.) Si
le croyant croit souvent à des dogmes absurdes (par exemple, le fait que Dieu est
un et triple), c’est parce que l’amour et la connaissance de Dieu ne sont pas le
résultat d’un processus intellectuel, le produit d’une démonstration logique : ils
viennent du cœur, non de la raison. Jacques Ellul le rappellera dans La
subversion du christianisme : « Très tôt, on a oublié l’essentiel : le Dieu biblique
ne révèle pas une sorte de système philosophique, ni une morale, ni une
1
Le grammairien du XVII e siècle, Fleury de Bellingen, cite ce conte : « Le Diable un jour demanda à un
malheureux charbonnier : « Que crois-tu ? » Le pauvre hère répondit : « Toujours je crois ce que l’Église croit. »
Le diable insista : « Mais à quoi l’Église croit-elle ? » L’homme répondit : « Elle croit ce que je crois. » Le
Diable eu beau insister, il n’en tira guère plus et se retira confus devant l’entêtement du charbonnier ». Dans « Le
Mécréant », Georges Brassens chantera méchamment : « J’voudrais avoir la foi, la foi d’mon charbonnier /
Qu’est heureux comme un pape et con comme un panier. »

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construction métaphysique. Il entre dans l’histoire des hommes, accompagne
son peuple » (1984). C’est la raison pour laquelle on ne trouvera pas Dieu en le
cherchant dans la métaphysique ou dans la philosophie, c’est-à-dire dans la
réflexion rationnelle. « L’idée de Dieu n’existe pas », écrit Ellul : Dieu n’est pas
une idée, mais une réalité. Seule sa présence importe 1. La certitude qu’il existe
ne repose donc pas sur une preuve rationnelle, mais sur un acte de foi. La foi en
Dieu, c’est-à-dire la foi non seulement en son existence mais en sa bonté, est le
ciment de la religion, non la raison. Dieu s’éprouve, mais ne se prouve pas.

b) Le Dieu des philosophes (Descartes)

Tel n’est pas le cas pour les philosophes, chez qui la tête prime le cœur. En
philosophie, Dieu n’est pas appréhendé par le cœur, mais par l’esprit. Il n’est pas
considéré avec dévotion, mais intellectuellement, comme cause de l’être et
condition de possibilité du vivant. Dieu, en tant que clé de voûte de la création
du monde et origine de tout ce qui existe, apparaît comme l’idée suprême. Il est
le plus souvent conçu par les philosophes comme une cause – la cause. C’est
justement ce que Pascal reproche à Descartes, qui aurait réduit Dieu à une
hypothèse nécessaire : « je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu,
dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher
de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ;
après cela il n’a plus que faire de Dieu. » (Pensées, 77.)
Pascal reproche au Dieu des philosophes de n’être qu’une caution « des vérités
géométriques », c’est-à-dire de n’être pas un vrai dieu, mais un principe causal
explicatif. En ce sens, Descartes aurait besoin de Dieu, non parce qu’il y croit,
mais parce que l’idée de Dieu lui est nécessaire pour expliquer l’univers. Il est

1
Sauf dans les religions où Dieu est un deus otiosus (oisif), qui n’agit plus sur sa création (cf. Épicure). C’est le
cas chez les Bantu, où l’ancêtre fondateur n’apparaît que comme un deus otiosus qui, après avoir façonné son
œuvre, s’est retiré loin des hommes. Ce dieu est appelé Mulungu (par les Yao), Mungu (par les gens du Swahili),
Unkulunkulu (par les Zoulous) ; il a créé la terre et réside désormais sur une montagne ou dans le ciel.

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vrai que Dieu est invoqué par Descartes comme la cause première et absolument
nécessaire qui a mis le monde en mouvement.
C’était déjà le cas pour Aristote, qui dans la Métaphysique1, concevait Dieu
comme « le premier moteur » ayant mû le monde. Cette idée de premier moteur
avait pour but de résoudre une difficulté logique. En effet, lorsqu’on remonte la
chaîne des causes et des effets jusqu’à l’origine pour savoir ce qui est advenu en
premier, on ne parvient jamais à une cause initiale : chaque cause est l’effet
d’une cause antécédente. Il faut donc aller toujours plus loin dans la régression.
Pour enrayer cette régression à l’infini, Aristote fit l’hypothèse d’une cause
première absolument originelle. Dieu est alors conçu comme une cause, mais
comme une cause qui serait « cause de soi-même » (causa sui). Ce « premier
moteur » est, pour le Stagirite, ce qui se rapproche le plus du Dieu suprême.
Cette conception sera souvent reprise dans la suite, notamment par Newton, qui,
dans ses Philosophiae naturalis principia mathemathica (1713), expliquera que
l’ordre du monde est garanti par Dieu.
Selon Pascal, Descartes commet une erreur  du même genre. Descartes, qui était
fort croyant, voulait en effet connaître Dieu par la raison (cf. T. 10). Il voudra
même prouver son existence (en modernisant l’argument ontologique de saint
Anselme dans la 5e méditation métaphysique, cf. Textes 11 & 12), en affirmant
que l’existence de Dieu est comprise dans son essence. L’existence de Dieu est
impliquée dans sa définition : Dieu étant parfait doit nécessairement exister ; s’il
n’existait pas, il lui manquerait une perfection ; il ne serait donc pas Dieu. Pour
Pascal, comme pour tout véritable croyant, prouver l’existence de Dieu est vain
et inutile. Comme dira Nietzsche plus tard, une idée qui a besoin d’être prouvée
ne vaut pas grand-chose. Et comme le chantera Nougaro dans Plume d’ange :
« Souviens-toi, la foi est plus belle que Dieu ».
En somme, d’un côté, on aurait un Dieu de piété et de l’autre un Dieu de raison,
qui rend compte de l’ordre universel ; d’un côté le cœur et de l’autre la raison.
1
C’est Andronicos de Rhodes qui, classant les livres d’Aristote, inventa au 1 er siècle le terme de
« métaphysique », qui signifie littéralement : ce qui vient « après [le livre consacré à] la physique ».

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Cette opposition entre le cœur et la raison est un thème fameux en philosophie.
Pour Pascal, « c’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est
que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Pensées, 278) Toutefois,
si l’on suit Pascal, on refuse le droit de conceptualiser la divinité et on risque de
tomber dans le piétisme… Or, pour le philosophe, peu importe ce que ressent le
cœur, il faut avant tout comprendre par la raison ce qui est la cause finale. Si
Dieu ne peut être justifié par la raison, il est caduc.

2) Foi et croyance

Du point de vue de la religion, chercher à démontrer l’existence de Dieu est, au


mieux inutile, au pire sacrilège. Croire en Dieu est plus important que prouver
qu’il existe. D’ailleurs, les vérités révélées suppléent les lumières naturelles, en
prouvant l’existence de Dieu par leurs récits sacrés. Dans certaines religions, en
effet, Dieu s’est révélé directement à travers des textes sacrés ou des prophètes
portant sa parole (comme Moïse et Mahomet).
Enfin, et surtout, Dieu s’éprouve par la foi, au lieu de se prouver par la raison.
La foi est fondée sur la certitude de l’existence d’une réalité supérieure à la
réalité phénoménale, généralement transmise par un récit originel (le mythe
central sur lequel chaque culte est axé). La religion suppose la croyance en cet
au-delà et en ce récit, non comme des possibilités ou des hypothèses, mais
comme des vérités suprêmes, sur lesquelles toute vérité subséquente est fondée.
Les croyances et les mythes se présentent comme des vérités non démontrables
rationnellement, échappant à l’observation et à l’analyse. Ce sont des « vérités
révélées ».

 Croyance : attitude de l’esprit qui adhère à un fait ou à un énoncé sans pouvoir


en administrer la preuve. (≠Démonstration) La croyance dépend de l’autorité de
l’interlocuteur et de la confiance placée en lui.

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 Foi : certitude absolue et la croyance assurée, en quelqu’un ou quelque chose ;
sentiment qui ne s’appuie pas sur des preuves rationnelles.
(→Vidéo avec Jean-Claude Carrière + Audio Michel Serres  : « Foi et raison ».)

La religion ne s’appuie pas sur la raison, mais sur le sentiment du sacré, fait de
fascination, de crainte, d’amour et d’exaltation. Or, pour nombre de philosophes,
s’en remettre uniquement à la foi et à la croyance est néfaste, car cela dépouille
l’homme de sa dignité d’être pensant et l’enferme dans des mensonges et des
fables, des demi-vérités et une vision du monde erronée. Que faut-il en penser ?
La religion est-elle irrationnelle ? Foi et raison s’opposent-elles vraiment ?

NB : Nombreux sont ceux qui se penchent sur la validité des mythes religieux,
soit pour les confirmer soit pour les infirmer. Le passage de la Mer Rouge par
les Hébreux en est un exemple. Certains scientifiques essaient de montrer que
le récit sacré se réfère en réalité à la chute d’une météorite ou à un tsunami,
sans se rendre compte qu’ils transforment ainsi la nature même du mythe : en
transformant un miracle en un fait physique explicable, ils font déchoir le
mythe du sacré au profane. Pensant venir à l’aide de la religion avec ce genre
de raisonnements, ils ne font pas autre chose que la saper. Ils se posent en effet
la mauvaise question : « cela a-t-il vraiment eu lieu ? » Ce qui revient à dire
que les mythes ne sont que des histoires imagées d’événements réels.

3) L’opposition entre raison et religion

a) L’opposition religion / philosophie

Depuis Socrate et Platon, la philosophie est en rupture avec le mythe ; elle se


méfie de la croyance pure et tente de parvenir à la vérité par le raisonnement. La
croyance, selon elle, est même un obstacle pour parvenir à la vérité, puisqu’elle
ne met pas l’homme dans une position d’investigation, mais fait dépendre sa
compréhension d’une cause transcendante. La croyance acquise dispense de
rechercher la vérité. Pour les philosophes et les scientifiques, une pensée à la
recherche de la vérité utilise d’autres moyens : elle tente une explication
rationnelle de la réalité grâce à l’expérience et à l’interrogation critique ; elle
utilise la discussion (dialogue) et l’argumentation, peu goûtées par la religion.

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La philosophie est critique. Avec Socrate, le doute est érigé en méthode (de
connaissance). Or le doute s’oppose bien évidemment à la croyance. Il y a donc
une opposition entre la philosophie et la religion. Anaxagore et Socrate seront
accusés d’impiété ; Spinoza sera excommunié par la communauté juive
d’Amsterdam pour avoir développé une lecture historique et critique des textes
sacrés, etc.

b) L’opposition religion / science

Cette opposition entre religion et philosophie recoupe une opposition plus large
entre religion et science. La religion est, en effet, fondée sur des vérités
éternelles, tandis que la science consiste en une série de théories qui évoluent au
fur et à mesure des découvertes et des inventions technologiques. Comme la
science progresse, ses découvertes, les « vérités scientifiques » entrent en conflit
avec les « vérités éternelles » : l’anthropologie remet en cause le mythe d’Adam
et Ève ; la découverte de Pluton, en 1930, contredit la théologie chrétienne, etc.
La méthode même de justification des connaissances diffère : tandis que la
religion a recours à l’argument d’autorité (Magister dixit), et va jusqu’à
invoquer l’autorité suprême de Dieu pour justifier ses assertions, la science a
recours à l’expérimentation et à la modélisation hypothétique.
Il existe donc une opposition entre le mouvement et l’immobilité, le profane et
le sacré, la raison et la foi. Le doute (et donc la science), c’est l’incertitude, la
peur, une vision de la réalité fragmentée, l’impossibilité de ne jamais être sûr de
quoi que ce soit, tandis que la croyance (et donc la religion) c’est la certitude, la
sérénité, le fait de ne plus avoir à se poser de questions. On comprend que la
religion puisse servir de refuge confortable à certains esprits. (Selon Freud, c’est
même sa fonction première.)
La religion supporte mal cette opposition et les remises en cause de la science :

14
- En 1197, un an avant sa mort, le grand savant et philosophe Averroès (Ibn
Rushd), est exilé sur l’ordre du calife al-Mansur qui avait interdit la
philosophie ; une grande partie de son œuvre sera brûlée par les religieux, sa
doctrine sera conservée et transmise par les savants juifs de Catalogne. Accusé
d’hérésie, Averroès n’aura pas de postérité en terre d’Islam.
- Après sept ans de prison et avoir été soumis à la torture, Giordano Bruno est
brûlé à Rome, en 1600, pour avoir soutenu que l’univers était infini.
- Galilée (1564-1642) : en 1616, la condamnation de l’astronomie de Copernic
constitue déjà un 1er avertissement en direction de Galilée. Catholique croyant,
celui-ci est condamné le 22 juin 1633 pour avoir soutenu l’héliocentrisme, et ne
sera réhabilité par l’Église qu’en 1992.
- En 1948, la 32e et dernière édition de l’Index Librorum Prohibitorum contenait
4000 titres censurés pour des raisons diverses (immoralité, licence sexuelle,
théories politiques subversives, etc.), dont ceux de Copernic, Montaigne,
Diderot, Rousseau, Descartes, Voltaire, Balzac, Larousse (pour son dictionnaire
du 19e siècle), André Gide… Presque tous les philosophes occidentaux sont
dans l’Index — même ceux qui croyaient en Dieu : Descartes, Kant, Berkeley,
Malebranche ou Lamennais. Les athées, comme Schopenhauer et Nietzsche, ne
sont pas inclus en raison de la règle tridentine qui stipule que les œuvres
hérétiques (qui contredisent le dogme catholique) sont de toute façon ipso facto
interdites. Notons que Mein Kampf n’a jamais été mis à l’Index…
- Le 14 février 1989, une fatwa (avis légal) est lancée par l’ayatollah Khomeiny
contre Salman Rushdie, l’auteur des Versets sataniques, où il met en scène
l’inconscient du Prophète.

Il y a donc une opposition réelle entre la religion et la science, qui correspond à


une opposition entre absolu et relatif. Pour la religion, la raison doit être
subordonnée à la foi. En effet, si la science apporte une « lumière naturelle »
basée sur la raison, la religion bénéficie des lumières de la Révélation et est par
conséquent dotée d’une autorité supérieure, puisqu’elle dispose d’une vérité
absolue. Elle dispose d’une connaissance révélée par les textes sacrés : elle sait
comment il faut vivre, comment le monde a été créé et dans quel but. Tandis que
la connaissance rationnelle est relative et limitée, la connaissance religieuse est
absolue. Ainsi, là où la raison atteint sa limite, la religion atteint la vérité.
À côté de ces certitudes, la raison apparaît comme bien faible. Les religieux et
les théologiens mettent d’ailleurs souvent l’accent sur la faiblesse de la raison

15
humaine, instrument trop imparfait, selon eux, pour prétendre atteindre quelque
connaissance que ce soit. Les philosophes ne nient pas, quant à eux, que la
raison soit finie et imparfaite, mais ils essaient de la faire progresser.

c) Les tentatives de réconciliation entre religion et raison

Certains théologiens pensent donc qu’il faut entièrement renoncer à la raison et


humilier l’intelligence en face de la foi. C’est la position de Tertullien avec son
credo quia absurdum. D’autres estiment que la raison est une faculté donnée à
l’homme par Dieu et qu’il est, par conséquent, logique et légitime de se servir de
la raison pour comprendre les mystères du monde et de Dieu. « La foi désire
comprendre » (fides quaerens intellectum), écrit saint Anselme au XIe siècle ;
elle ne s’oppose donc pas à la raison, mais doit la prendre pour alliée. (Cette
déclaration rappelle Aristote : « tous les hommes aspirent à la connaissance ».) Il
convient toutefois, selon Saint Thomas d’Aquin, que la raison reste subordonnée
à la foi et que la philosophie demeure une servante de la religion (philosophia
ancilla theologiae) ; elle doit aider la théologie à connaitre la Création divine,
mais en aucun cas ne peut substituer ses vérités aux dogmes.
Parmi les théologiens rationalistes, on compte des juifs comme Maïmonide ; des
chrétiens comme Saint Thomas d’Aquin ou Jean-Paul II (on peut penser à
l’encyclique Fides et Ratio de 1998 : « La foi et la raison sont comme les deux
ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la
vérité » (encore faut-il qu’elles battent au même rythme), ou au discours de
Ratisbonne de Benoît XVI en 2006, cf. dossier) ; des musulmans comme
Averroès (pour qui nous avons « l’obligation » de philosopher, cf. Texte 13) ;
mais aussi des penseurs d’autres religions, comme le philosophe indien
Aurobindo, qui, dans son ouvrage, La vie divine, renvoie dos à dos le déni
matérialiste qui rejette la dimension spirituelle de l’existence, et le déni de
l’ascète qui rejette la dimension matérielle de l’existence.

16
L’antagonisme entre raison et religion varie selon les religions. Certaines d’entre
elles ont intégré la contradiction critique, propre au questionnement rationnel, au
cœur même de leur système de pensée. C’est le cas du judaïsme et du
bouddhisme (cf. les formes d’apprentissage du Talmud (pilpoul) et la
controverse bouddhique) ; d’autres rejettent toute forme de critique.
La réconciliation entre religion et raison n’est pas uniquement tentée par des
religieux, mais aussi par des philosophes. Dans La religion dans les limites de la
simple raison (1793), Kant a essayé de démontrer que la religion servait des
buts rationnels (c’est aujourd’hui encore la position de Rémi Brague, dans son
ouvrage Sur la religion). Il montre que l’existence de Dieu est une exigence de
la raison pratique (c’est-à-dire l’exigence morale), un postulat rendu nécessaire
sur le plan de l’action. Il veut débarrasser la religion de ses superstitions pour
n’en conserver que la signification universelle. La seule manière pour Kant
d’arriver à concilier religion et philosophie, c’est de rationaliser la religion. Ce
faisant, il risque de la vider de son contenu spécifique, car il évacue tout ce qui
ne peut être saisi par la raison, et avant tout la dimension sacrée, dont on a vu
qu’elle était l’essence même du sentiment religieux. Kant semble ne pas avoir
compris que la religion reposait sur un mystère. Il ne parvient donc pas à fonder
la foi sur la raison, puisqu’il vide la foi de son contenu, ne retenant plus qu’une
croyance abstraite, intellectuelle et utilitaire. Finalement, sa religion se réduit à
la morale : « La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous
nos devoirs en tant que commandements divins. » (La religion n’exige même
pas de croire en Dieu, si ce n’est que comme une hypothèse utile.) (Cf. TEXTE
14.)

17
III. CRITIQUES DE LA RELIGION : LES « PHILOSOPHES DU SOUPÇON »

Explication de cette expression (qui vise en priorité Nietzsche, puis Marx et Freud) : « Le but
de la philosophie est désormais de déconstruire les illusions dont s’est bercé l’humanisme
classique. Les “philosophes du soupçon” sont des penseurs qui adoptent pour principe
d’analyse ce pressentiment qu’il y a toujours, derrière les croyances traditionnelles, derrière
les “bonnes vieilles valeurs” qui se prétendent nobles, pures et transcendantes, des intérêts
cachés, des choix inconscients, des vérités plus profondes et souvent inavouables… »
Luc Ferry, Apprendre à vivre. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, 2006.

1) La religion comme aliénation : « l’opium du peuple »

Est-ce Dieu qui a créé l’homme ou l’homme qui a créé Dieu ? Selon
Marx, « c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme ».
Dans le sillage de Feuerbach (TEXTE 15), Karl Marx (TEXTE 16) retrace une
genèse athée de la religion et situe son origine dans un monde social inversé. Il
fait le lien entre au-delà et ici-bas et se livre à une critique féroce qui annonce
Nietzsche. Selon lui, la conscience s’aliène elle-même en Dieu : inconsciente de
sa propre activité créatrice, elle se projette elle-même en Dieu et s’y perd. Pour
le dire autrement : Dieu et les vérités de la religion sont un produit de l’homme ;
en Dieu, l’homme peut donc retrouver ses propres qualités : bonté, intelligence,
créativité, justice, etc. Mais sitôt que la conscience religieuse projette ces
qualités dans l’être imaginaire de Dieu, elle s’imagine en être dépourvue et croit
que c’est cet être, différent d’elle-même, qui en est l’unique dépositaire. (C’est
la 2e phrase du texte.)
La religion est la représentation d’un bonheur fictif. Elle sert de
compensation à la souffrance des opprimés. Malheureusement, si cette
compensation soulage les peines, elle ne traite pas leur cause ; elle est donc une
illusion, un anesthésiant : un « opium ». Considérer la religion comme une
compensation ne lui ôte pas son caractère aliénant et sa capacité d’illusion. Au
contraire, en promettant une compensation imaginaire, la religion justifie l’ordre
du monde. Elle promet un dédommagement inaccessible et empêche les

18
hommes de se livrer à la critique du monde réel. Or « le monde de l’homme,
c’est l’État, c’est la société » ; il n’y a rien au-delà. L’émancipation de l’homme
exige par conséquent la critique radicale de la religion : « Nier la religion, ce
bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. » Critiquer la
religion, c’est critiquer le rêve et prôner l’action. Pour Marx, il faut abandonner
la religion pour entrer en politique.
Marx estime que la religion est l’alliée du capital. Le problème de ce type
d’interprétation, c’est qu’elle réduit la religion à l’économie (ce qui sera une
tradition, depuis Marx, de l’interprétation « de gauche » de la religion, conçue
comme refuge des déshérités), c’est-à-dire qu’elle ramène la religion à autre
chose qu’elle-même, et méconnaît ainsi la logique interne de la religiosité pour
ne voir en elle qu’une structure de domination.

2) La mort de Dieu

Ce sera une critique constante adressée à la religion que de privilégier


l’au-delà, au détriment du monde réel (cf. le Coran, VI, 32 : « La présente vie
n’est que jeu et amusement. La demeure dans l’au-delà sera meilleure pour ceux
qui sont pieux » ; Saint Paul, Épître aux Corinthiens : « Si cette maison de terre
et de boue dans laquelle nous habitons est détruite, nous avons une autre maison
qui nous est préparée au ciel » ; ou Bossuet, Sermon sur la mort : « Dieu nous
donne un appartement pour nous faire attendre en repos l’entière réparation de
notre ancien édifice »). Ce renversement de perspective – qui fait de la vie future
la vie véritable et de la vie actuelle une parenthèse éphémère – permet en effet
d’endurer et de justifier toutes les horreurs.
Nietzsche la développe dans le Crépuscule des idoles. Le philosophe s’en
prendra d’abord à la morale développée par la religion, qui est, selon lui, une
morale du ressentiment. Nietzsche accusera la religion d’imposer le
renversement de toutes les valeurs : ce qui est fondamental, ce n’est plus le

19
monde mais l’au-delà ; ce qui est positif, ce ne sont plus les valeurs de force, de
subtilité, d’intelligence, de fermeté et de dépassement de soi, mais la fragilité, la
docilité, la charité et la miséricorde.
Après avoir parlé très positivement de la morale originelle du peuple
hébreu, de son dieu conçu comme favorisant ses projets et célébrant sa force de
vie, Nietzsche décrit la conception de Dieu tardive des Hébreux comme Dieu
moralisateur :

« La morale n’étant plus l’expression des conditions de vie et de croissance d’un
peuple, n’étant plus son instinct de vie le plus sous-jacent, mais devenue abstraite,
l’opposé de la vie – la morale en tant que systématique dégradation de la fantaisie,
« mauvais œil » sur toute chose. Qu’est-ce que la morale juive, qu’est-ce que la morale
chrétienne ? L’innocence retirée au hasard ; le malheur souillé par la notion de
« péché » ; le bien-être considéré comme un danger, une « séduction » ; le malaise
physiologique empoisonné avec le ver de la conscience… »

La religion dit nous élever, or le christianisme nous rabaisse ; Nietzsche


s’en prend donc férocement à ce dernier. Il attire toutefois notre attention sur le
changement imperceptible et pourtant radical qu’a produit la disparition de Dieu
en Occident. (Cf. Le Gai savoir, TEXTE 17.) Dans ce texte, qui par son ton
prophétique rappelle à bien des égards le magnifique et solennel Ainsi parlait
Zarathoustra, Nietzsche insiste avant tout sur le caractère inaperçu de cet acte
inouï qu’a commis l’homme, et dont il n’a pas encore mesuré toute la portée, à
savoir le meurtre de Dieu.

Le texte peut être divisé en trois parties d’inégale longueur :


1) parodiant Diogène qui, en plein jour, une lanterne à la main, cherchait un homme
sur l’agora, l’insensé cherche Dieu sur la place publique. (Le rôle de prophète et d’insensé –
car aux yeux du peuple sage et fou se confondent dans une même figure –, ici dévolu à
Diogène, sera plus tard tenu sous la plume de Nietzsche par Zarathoustra.) Et c’est justement
le public qui lui répond (entendre ici la doxa) par des railleries de toutes sortes. Nietzsche

20
montre ainsi que les hommes n’ont pas saisi la réelle portée de leur action ; d’ailleurs, lorsque
l’insensé aura fini de parler, le silence du peuple contrastera avec les lazzis qu’il a d’abord
lancés. Où est donc Dieu ? (Notons au passage que c’est la question inversée que Dieu pose à
l’homme dans la Genèse : « Où es-tu ? » – dans les deux cas la question paraît absurde : dans
la Genèse parce que Dieu, omniscient et omnipotent, ne peut pas ne pas savoir où est
l’homme (mais sa question est en fait le scellé posé sur le péché qui vient d’être commis et
signale le changement de substance que l’acte de défiance et d’orgueil d’Adam a fait subir à
son être), et, dans le Gai Savoir, parce que Dieu n’est plus nulle part : il a fui le monde
comme Adam avait fui le jardin d’Éden). Où est Dieu ? Eh bien, mais il a fui, il se cache, il
s’est perdu… Voilà les réponses impertinentes de la foule.
2) Mais loin de se tasser sous le coup des moqueries, l’insensé se lance dans une
diatribe, expliquant que ce n’est pas Dieu qui a disparu : c’est l’homme qui l’a tué. Nietzsche
utilise ici des images qui montrent que la Terre est dès lors littéralement sortie de son axe. Les
indices de perte de direction montrent bien que la Terre a perdu son sens – et par là il faut
évidemment entendre également sa signification… L’homme a tué Dieu, qui n’a pas
ressuscité, mais « reste mort ».
3) Nietzsche ne s’attarde pas ici à expliquer comment il l’a tué – Est-ce la science qui
a détrôné Dieu et l’a ainsi tué dans le cœur de l’homme ? D’où vient son incrédulité ? Autant
de questions auxquelles il ne donne pas ici de réponses – mais il indique néanmoins que
l’homme ne s’est pas secoué de l’hébétude provoquée par cet acte : il n’en n’a nullement pris
la mesure. Le prophète de la mort de Dieu arrive donc « trop tôt », les hommes ne peuvent pas
encore comprendre la portée de leur acte et ne sauraient, par conséquent, véritablement
méditer sur ses effets.

Ce diagnostic est d’une clairvoyance remarquable : soixante ans plus tard,


nous verrons Sartre lutter avec cette terrible nouvelle en essayant de fonder une
morale qui puisse se passer du « bon Dieu ». La difficile nécessité de créer des
valeurs en l’absence de Dieu est pleinement visible dans L’existentialisme est un
humanisme ; en effet, quelle est la garantie que ces valeurs ne seront pas
arbitraires ou purement gratuites ? « Si nous supprimons les commandements de
Dieu et les valeurs inscrites dans l’éternité, il ne nous reste plus que la stricte
gratuité, chacun pouvant faire ce qu’il veut, et étant incapable de son point de

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vue de condamner les points de vue et les actes des autres » écrira Sartre. Ainsi,
les répercussions de la mort de Dieu mettront du temps à apparaître dans toute
leur ampleur, mais elles sont générales : métaphysiques, morales, politiques…
Comment interpréter la mort de Dieu ? Comme une disparition du sens même de
l’existence… (Cf. TEXTE 18 : Harari.)
Nietzsche ne donne pas, dans ce texte, d’explication de la mort de Dieu. On peut
peut-être en trouver une dans les dernières pages d’Anéantir de Houellebecq
(auteur qui n’a de cesse de nous confronter au nihilisme de notre époque),
lorsque celui-ci parle de Rolla de Musset, « long poème narratif retraçant le
suicide d’une jeune homme de dix-neuf ans, après une nuit de débauche en
compagnie d’une prostituée de quinze ans » ; il est alors question du désespoir
causé « par l’athéisme destructeur de la génération précédente », qui fait dire au
héros :
Je ne crois pas, ô Christ, à ta parole sainte,
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte,
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux.
L’absence de foi, causée par les spéculations des philosophes du 18 e siècle,
aurait engendré le nihilisme du 19e, c’est-à-dire le début d’un monde où toute foi
est absente, toute signification évacuée. La mort de Dieu est effectivement la
mort du sens.

22
3) La religion comme névrose

Selon Freud, la religion maintient l’homme au stade infantile. La figure de Dieu


n’est rien d’autre qu’une projection de la figure du Père, un Père tout-puissant
auprès duquel les hommes viennent chercher une protection, une explication à
un monde qu’ils ne comprennent pas et une consolation face à des événements
difficiles. Les croyances religieuses sont des projections psychiques de conflits
intérieurs et de désirs inconscients. Freud qualifiera la religion de « névrose
obsessionnelle universelle de l’humanité ». Au sens littéral, la religion est une
régression. Or l’humanité, selon lui, doit évoluer, et, de même qu’un enfant
grandit et cesse d’en appeler à son père pour lui expliquer le monde et lui servir
de refuge, mais au contraire, en tant qu’adulte responsable, tente d’affronter lui-
même les événements, l’humanité tout entière doit s’affranchir de Dieu – et
n’avoir recours qu’à la raison et à la science.
Cf. TEXTES 19, 20 & 21. (Reprise des éléments du cours de l’inconscient.)

Conclusion : Du bon usage de la religion


Réalisation d’une carte heuristique (religion, Dieu, sacré, morale, loi, identité)

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EXERCICES

Exercice A : Vérifier que ces caractéristiques s’appliquent aux grandes religions.


Afin de préciser la définition de la religion, on se reportera au texte de Durkheim, cf. Texte
3 : dans lequel il insiste sur le sacré et sur la dimension collective.
On pourra également se reporter au Texte 4 de l’historien des religions Mircea Eliade, qui
montre que la religion n’est pas un cercle refermé sur lui-même, mais qu’elle est au contraire
présente partout et en tout, comme le fond de l’expérience humaine.

Exercice B : Quelle différence entre une secte et une religion ? (cf. Texte 5.) Selon ce texte,
« l’approche doctrinale » ne permet pas de différencier une secte d’une religion (ce qui n’est
pas très rassurant). Les premiers disciples de Jésus étaient membres d’une secte, puisque les
chrétiens se distinguent par leur soumission, l’adhésion personnelle au maître, la destruction
d’eux-mêmes (à travers l’abandon de l’ego), l’abandon des biens, etc.
Cf. la théière de Russell (Wikipedia) + le pastafarisme (Wikipedia + site Internet du groupe).

Exercice C : Problématiser : « Religion et superstition »


Superstition : attitude religieuse vaine, irrationnelle et excessive. La superstition est un délire
de l’interprétation, qui prête au réel une signification faste ou néfaste.
La superstition est une « surévaluation du scrupule rituel » (Philippe Borgeaud, Aux origines
de l’histoire des religions).

Exercice D : étude de la laïcité


Laïcité : historique de la laïcité : cf. interview de Mona Ozouf : 24:00 →29:37. Étudier en
outre la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 + TEXTES 22 & 23 : Ricœur &
Spinoza (et photocopie de l’article de Catherine Kintzler).

Texte 8, Rousseau : Quelles sont les 3 formes de religion selon Rousseau ? (théisme, religion
positive, religion du prêtre) / Expliquez le 1er § et donnez une illustration des propos.

Réflexion personnelle :
- Peut-on être croyant sans être religieux ?
- Est-il possible de donner un sens à sa vie sans croire en Dieu ?
- La science est-elle amenée à remplacer la religion ?
- Toute croyance doit-elle être prouvée ?

Sujets possibles :
- La religion est-elle une affaire privée ?
- Une société peut-elle se passer de religion ?
- La science pourrait-elle faire disparaître la religion ?
- La religion n’est-elle qu’un fait de culture ?

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Mots-clefs :
Théologie ; théocratie ; théogonie ; foi ; croyance ; clergé ; dogme ; athéisme ; agnosticisme ; déisme ;
théisme ; animisme.

Livres :
- Pierre Jourde, Croire en Dieu : pourquoi ?
- Diderot, Entretien d’un philosophe avec Madame la Maréchale de ***
- Baron d’Holbach, Le Bon sens ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles

LIENS :
Encyclique de Jean-Paul II « Foi et Raison » :
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_15101998_fides-
et-ratio_fr.html
La religion napoléonienne :
http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=173
Culte de la raison : http://www.universalis.fr/encyclopedie/culte-de-la-raison/
http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=341
Images téléchargeables sur la religion :
http://wellcomeimages.org
Six mois de prison et 91 coups de fouet pour avoir dansé sur “Happy” de Pharrell Williams :
http://www.lesinrocks.com/2014/09/22/actualite/six-mois-prison-91-coups-fouet-avoir-danse-chanson-
happy-11525504/
Kant : http://la-philosophie.com/kant-religion
Rémi Brague : http://www.lefigaro.fr/vox/religion/2018/02/07/31004-20180207ARTFIG00333-remi-
brague-on-parle-de-8220retour-du-religieux8221-mais-il-n-est-jamais-parti.php
Salman Rushdie : https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-07-septembre-2015
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/04/03/a-brunei-la-legislation-inspiree-de-la-charia-
doit-entrer-en-vigueur-mercredi_5445041_3210.html#xtor=AL-32280270
La représentation du Prophète : https://ifpo.hypotheses.org/4445
Jacob Böhme:
https://rcf.fr/amp/culture/philosophie/jakob-boehme-le-mystique-inclassable
https://rcf.fr/amp/culture/philosophie/jakob-boehme-le-mystique-inclassable-suite
Les fondements du christianisme : https://rcf.fr/vie-spirituelle/b-a-ba-du-christianisme?episode=65696
Christianisme et philosophie : https://fr.aleteia.org/2018/03/03/non-mais-serieusement-comment-
peut-on-etre-catholique-en-france/
Freud et la religion :
https://www.youtube.com/watch?v=8barr3HpJeo
Bolloré, Science et religion https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20220118-dieu-existe-t-il-
un-best-seller-controvers%C3%A9-pr%C3%A9tend-le-prouver-par-la-science

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