Vous êtes sur la page 1sur 6

Revue théologique de Louvain

L'«homo religiosus» des origines à nos jours. A propos d'un


nouveau Traité
Jacques Étienne

Abstract
Seven volumes are to be published in order toform a treatise on religious anthropology. The first of them has just appeared in
French. J. Ries, general editor of the series, has written the general introduction to the Treatise and the conclusions of the first
volume. This first volume has three parts. In the first, four studies deal with some fundamental considérations concerning homo
religiosus. In the second part, two articles investigate the origins of religious expérience and the attitude to death. In the last
part, three specialists study from a religious point of view some Central African cultures.

Citer ce document / Cite this document :

Étienne Jacques. L'«homo religiosus» des origines à nos jours. A propos d'un nouveau Traité. In: Revue théologique de
Louvain, 25ᵉ année, fasc. 1, 1994. pp. 60-64;

doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1994.2675

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1994_num_25_1_2675

Fichier pdf généré le 29/03/2018


Revue théologique de Louvain, 25, 1994, 60-64.
Jacques Etienne

L'«homo religiosus» des origines à nos jours

À propos d'un nouveau Traité*

Le vécu religieux, qui englobe mais déborde la conscience explicite que


les hommes en ont ou en eurent, tel est l'objet de ce nouveau traité
programmé en sept volumes. Le pari sur lequel repose l'entreprise est qu'il
existe une modalité anthropologique fondamentale, l'expérience du sacré,
même si celle-ci ne devient concrète que dans des formes historiques
indéfiniment variées. Donc, unité sans uniformité. Faute d'unité, le terme de
«sacré» tombe dans l'équivocité; faute de diversité, l'idée qu'on s'en fait
devient intolérante. Le présent ouvrage, dont l'édition en italien (Milan, Jaca
Book) est déjà en cours depuis 1989, n'est pas un nouveau traité des
religions considérées dans toute leur ampleur, avec leurs aspects économiques
ou politiques par exemple, mais une mise en lumière du sujet religieux au
cœur des religions. L'homme religieux se nourrit de symboles animant des
récits et des gestes à travers lesquels il croit rencontrer une réalité supérieure
qui dépasse le monde ordinaire tout en s'y manifestant; c'est pourquoi le
Traité privilégie l'étude des mythes et des rites pour y trouver en acte
Yhomo religiosus.
Le professeur Julien Ries, directeur du Traité, en a rédigé l'introduction
générale. Il est particulièrement qualifié pour le faire car, outre d'importants
livres en la matière, il a été le maître d'œuvre de plusieurs ouvrages
collectifs intitulés L'expression du sacré dans les grandes religions (1978-1986).
Après avoir rappelé qu'il importe d'étudier à la fois le vocabulaire du sacré
et le comportement de l'homme qui en fait l'expérience, il présente le plan
de l'entreprise. Le premier volume propose d'abord des considérations
fondamentales, s'interroge ensuite sur les origines de l'expérience religieuse
et sur l'attitude envers la mort; enfin, par manière d'échantillon modèle,
il examine du point de vue religieux des cultures d'Afrique centrale. Le
second volume portera sur le monde indo-européen, le troisième sur le
monde méditerranéen, le quatrième sur les cultures asiatiques, australiennes
et amérindiennes, le cinquième sur la foi en un Dieu unique et transcendant,
le sixième sur les crises du sacré; le septième et dernier volume comportera
index, documents iconographiques, cartes et informations utiles pour
l'utilisation du Traité.
Le premier volume est divisé en trois parties. Dans la première, de type
fondamental, quatre auteurs s'expriment à tour de rôle. Julien Ries, dans la

* Traité d'anthropologie du sacré. Sous la direction de Julien Ries. Volume


1. Les origines et le problème de /'homo religiosus. E. Anati, R. Boyer, M.
Delahoutre, G. Durand, F. Facchini, C. Faïk-Nzuji, I.-P. Laleye, V. Mulago,
L.-V. Thomas, J. Ries. Paris-Tournai-Louvain-la-Neuve, 1992, 358 p.
L'HOMO RELIGIOSUS 61

ligne de ce qu'il a développé dans Les chemins du sacré dans l'histoire


(1985), rappelle l'œuvre d'É. Durkheim, R. Otto, G. Dumézil et M. Eliade.
Il commente des termes essentiels tels que hiérophanie, symbole, révélation,
mythe, archétype et rite. Il articule méthode phénoménologique et
herméneutique «débouchant sur le message de Yhomo religiosus avec la
perspective d'un nouvel humanisme» (p. 54).
Régis Boyer, spécialiste du germanique ancien, continue cette esquisse
fondamentale en montrant l'imbrication de la transcendance et de
l'immanence ainsi que l'enracinement du sacré dans la condition humaine. Peut-
être tenté de lire ferveur et amour dans toute religion, il met cependant en
garde contre d'abusives généralisations. Il dit quelques mots du sacrifice, du
culte, de la vocation, enfin de la polysémie des symboles où se vit
l'expérience du sacré.
Gilbert Durand, explorateur de l'imaginaire et de ses structures, étudie les
symboles parmi lesquels séjourne l'homme religieux. Selon lui, un profond
dualisme épistémologique a prévalu en Occident entre la science, censée
être en prise sur le réel, et les productions de l'imagination symbolique,
regardées sinon avec mépris du moins avec condescendance et, de toute
façon, même chez G. Bachelard, coupées du savoir vrai. Mais, estime l'A.,
voici que depuis une vingtaine d'années, nous assistons à la réhabilitation de
la procédure symbolique et cela au sein même du nouvel esprit scientifique.
Nous sommes invités, non certes à confondre les diverses disciplines, mais
à les faire communiquer entre elles, à découvrir la complicité qui unit et non
l'abîme qui sépare raisonnement et intuition, science et poésie, matière et
esprit. Même si le détail de son argumentation n'emporte pas la conviction,
l'A. montre que de nos jours c'en est fini de la dépréciation rationaliste des
symboles et, par là, des religions qui en vivent. Admirateur de C.G. Jung, il
exalte les symboles de la totalité et la grandiose idée de la coincidentia
oppositorum. Il voit en G. Dumézil celui qui a mis au jour le rôle
fondamental du sacré dans la société indo-européenne. Il poursuit sa recherche sur
H. Corbin, le penseur du monde imaginai, lieu de médiation entre sensible
et intelligible. Il en vient enfin à M. Eliade, ce guetteur du temps sacré. À la
redécouverte du symbolisme, il oppose son refoulement dans une certaine
théologie contaminée par le rationalisme des Lumières; c'est ce qui
expliquerait, selon lui, la désertification des églises et la floraison des sectes.
Nous ne suivons pas l'A. dans tous ses jugements, parfois trop sévères. Un
certain iconoclasme nous paraît bienfaisant pourvu, comme le dit Eliade,
qu'il soit corrigé par une certaine «idolâtrie». La tradition qui va d'Aristote
à Kant demeure à nos yeux un rempart contre les dogmatismes et la
logomachie. L'histoire dite linéaire ne conduit pas nécessairement à l'idéologie
du progrès, elle souligne à bon droit l'irréversibilité du temps et donc la
responsabilité inaliénable de chacun. Enfin, la théologie contemporaine est
bien inspirée, selon nous, lorsqu'elle voit dans l'attitude éthique et le respect
des droits de l'homme un lieu privilégié du sacré. Malgré ces réserves, nous
estimons que l'A. jette un cri d'alarme qui mérite d'être entendu. Nous
sommes appelés à réconcilier sans confusion logos et muthos, concept et
62 J. ETIENNE

symbole, corps et esprit, à montrer que chaque terme marche vers l'autre et
à certains égards le contient. Nous pourrons alors bâtir une anthropologie
intégrale habitée par le divin.
Michel Delahoutre clôt la première partie en étudiant l'expression
esthétique du sacré. Ce qui se joue ici, c'est la fonction médiatrice de l'art, sa
capacité de rendre sensible le mystère. Selon nous, la médiation peut aller
soit dans le sens de la présence (le ciel sur la terre), soit dans celui de
l'absence, l'exténuation de la forme suggérant l'au-delà; les deux tendances,
respectivement rattachées à la mentalité idolâtrique et à la mentalité
iconoclaste, ne s'excluent pas totalement car il s'agit toujours de rendre
accessible ce qui est pourtant transcendant. La beauté est-elle sacrée? Pas de soi,
estime l'A., qui évoque l'admiration d'un incroyant devant des temples
hindous. Cependant, poussée à bout, toute admiration n'est-elle pas ouverture
au divin? Toute beauté n'est-elle pas secrètement une épiphanie de Dieu?

La deuxième partie de l'ouvrage est centrée sur les origines de Vhomo


religiosus.
Fiorenzo Facchini fait justement remarquer qu'il faut disposer d'une idée
de l'humain pour tenter d'en déceler les traces. Selon lui, l'homme se
caractérise par l'activité réflexive. Or la paléontologie repère les traces d'un être
qui fabriquait des instruments et imprimait à des objets une marque
esthétique, donc un être capable de réfléchir, bref, par définition, un homme. La
réflexion de cet homme a dû porter sur lui-même et sur le monde ambiant,
lui faire pressentir des forces supérieures, l'inciter à y faire appel, bref faire
naître en lui le sens du sacré. Un indice probable d'activités relevant du
symbolique et même du sacré est donné par le traitement des ossements
humains; la signification précise en demeure toutefois incertaine. Voici la
conclusion prudente de l'A.: «personnellement, il nous semble que, même
s'il est impossible de préciser à quelles conceptions religieuses pouvait se
relier la croyance en un au-delà, les Néandertaliens montraient déjà un
comportement qui n'était pas sans rapport avec le sacré et qui renvoyait à un
ordre surnaturel» (p. 164).
Dans la foulée de l'exposé précédent, Emmanuel Anati s'intéresse à
Vhomo sapiens, apparu probablement il y a 40.000 ans, doué de capacités
cérébrales originales qui lui conféraient «une étendue émotive neuve et une
nouvelle structure intellectuelle» (p. 185). Cet homme nouveau, issu
probablement d'une souche unique, se répandit sur toute la terre, où il laissa des
marques de son activité, en particulier de son activité symbolique dont
témoignent les inscriptions rupestres, sorte de langage visuel universel. Son
univers mental, selon l'A., était bipolaire en une sorte de projection
généralisée de la différence entre homme et femme. Des modifications climatiques
profondes auraient ultérieurement affecté cette structure mentale.
Les deux contributions qui viennent d'être signalées invitent le lecteur à
la prudence lorsqu'il s'interroge sur le sens du sacré et, plus encore, sur la
religion de nos ancêtres les plus lointains. Celle de Louis-Vincent Thomas,
portant sur des époques bien plus proches, offre plus de certitudes. Elle se
L'HOMO RELIGIOSUS 63

rattache aux exposés antérieurs en ce que l'A., lui aussi, médite sur la mort.
Concernant la conception chrétienne de la mort, il insiste sur la profonde
mutation des mentalités, notamment en ce qui concerne la valeur
rédemptrice de la souffrance et l'initiative laissée à l'homme face au trépas. Il
présente et interprète ensuite les manières anciennes et récentes de traiter les
restes des défunts. Il est ainsi amené à étudier les rites funéraires, leur
effacement mais parfois également leur renouveau dans le monde chrétien. Il
s'intéresse enfin aux diverses conceptions relatives à la survie et à
l'immortalité; une fois de plus, il examine spécialement la doctrine chrétienne et sa
mise en question, avec les inquiétudes et l'espoir qui en résultent.

La troisième et dernière partie a pour objet le sacré chez des peuples


africains.
S 'intéressant au monde bantu, V. Mulago Gwa Cikala y discerne le
sentiment d'une union vitale où l'individu est comme immergé dans son clan
que régissent les ancêtres. Plus on participe à l'énergie vitale, plus on
possède de prestige. Divers rites figurent, confèrent et renforcent le lien vital.
Toute vie, en définitive, vient de Dieu, source première, artisan suprême,
organisateur par excellence qui, paternellement, prend soin des hommes.
Quant à l'homme, il s'accomplit en respectant, en amplifiant et surtout en
transmettant la vie. Le roi, porteur éminent d'énergie, est spécialement
sacré; de façon analogue, quoique à un rang inférieur, il en va de même des
chefs de clan et des pères de famille. Le culte prend la forme d'offrandes et
de sacrifices. Le respect du flux vital imprègne la vie collective et fait
affleurer le sacré au cœur même de l'existence.
Clémentine Faïk-Nzuji Madiya étudie les symboles où s'investit la
religion africaine. S 'appuyant sur une analyse linguistique fouillée, elle attire
l'attention sur une série de termes dont la fonction est d'indiquer, d'évoquer
quelque chose, de le rappeler à la mémoire, de le faire connaître et parfois
admirer à la faveur d'une halte contemplative, bref de termes symboliques
ou renvoyant à des réalités symboliques. Ce qui se manifeste ainsi peut être
profane ou sacré. Rigoureusement, il ne faudrait donc pas parler de
symboles intrinsèquement religieux mais plutôt de la fonction religieuse des
symboles, de leur capacité d'exprimer le sacré, de dire l'indicible, l'immense,
ce que de nombreuses langues africaines expriment par la racine dung.
Néanmoins, par commodité, l'expression «symboles religieux» sera utilisée.
Les symboles associés à la vie du groupe font l'objet d'une initiation
progressive et différenciée qui permet à chacun tout à la fois de prendre rang
dans la société et de s'approcher de l'énergie invisible, source de vie et
d'autorité, de connaissance supérieure et de sagesse. Cette énergie se
manifeste de mille manières: par le soleil et la lune, l'espace habité et la forêt, les
champs cultivés et les hauts lieux, ou encore dans certains animaux comme
le python, l'aigle et le crocodile, ou certains végétaux comme le palmier et
le bananier. À vrai dire, selon nous, les médiations dites naturelles sont en
réalité profondément marquées par leur usage, par leur valeur, bref par les
cultures locales; c'est l'existence humaine en ses multiples aspects qui
64 J. ETIENNE

aspire à rencontrer des instances supérieures pour en écarter les maléfices et


bénéficier de leur protection. Issiaka-Prosper Lalèyê clôt la série des
contributions consacrées à l'Afrique en examinant mythe et rite dans l'expérience
religieuse. Selon lui, cette dernière se caractérise par la référence à la
transcendance, c'est-à-dire à une réalité inépuisable, toujours en excès par rapport
à ses médiations, irréductible aux structures psycho-sociales repérables dans
les mythes et dans les rites. Une simple salutation peut être ritualisée grâce
au ton et au rythme qui la caractérisent; le geste de verser de l'eau prend
valeur rituelle en certaines circonstances, même si la signification du rite
demeure obscure. «L'homo religiosus africain ne ritualise donc pas le
verbe, les choses, les gestes, les paroles et les forces du monde pour jouer,
se distraire ou se divertir. Ritualiser, pour lui, c'est participer à l'être du
monde, et d'aucuns diraient à 'l'être de l'Être'. Aussi, est-ce, pour lui, le rite
qui prime sur le mythe» (p. 329).
Julien Ries s'est chargé de tirer les conclusions, de résumer les diverses
contributions, de montrer à travers d'infinies variations la saisie par
l'homme, quel qu'il soit, d'un au-delà de son expérience immédiate, d'une
puissance qui le dépasse et dont il ne peut se passer (R. Boyer), qui se
manifeste à la faveur des symboles et de leur enracinement psycho-social dans
l'espace et le temps (G. Durand), et qui se révèle en particulier grâce à la
beauté (M. Delahoutre). L'aube de l'humanité, la naissance de la culture, de
la symbolisation, de la conceptualisation et du rite font pressentir puis
découvrir l'avènement de Yhomo religiosus (F. Facchini et E. Anati). A la
naissance répond la mort, lieu éminent du sacré en dépit de la laïcisation
contemporaine (L.-V. Thomas). Enfin l'aire africaine permet de saisir
concrètement la sacralisation de la vie (V. Mulago), le foisonnement des
médiations symboliques (Cl. Faïk), l'importance du rituel (I.-P. Lalèyê).
Le lecteur trouvera en fin de volume une bibliographie sélective et une
présentation bio-bibliographique des auteurs. Par sa richesse documentaire
comme par l'importance de sa problématique, le traité d'anthropologie du
sacré s'impose à l'attention de ceux qui sont curieux de l'histoire des
hommes et, surtout, de quiconque s'interroge, humblement mais sans jamais
abdiquer l'indispensable vigilance critique, sur le sens ultime de l'aventure
humaine.

B - 1348 Louvain-la-Neuve, Jacques Etienne,


voie du Roman Pays 29/102. Professeur émérite de la Faculté
des sciences philosophiques de VU. CL.

Vous aimerez peut-être aussi