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Revue théologique de Louvain

L’imaginaire apocalyptique dans la culture contemporaine. Essai


de typologie appliqué à la littérature hispano-américaine
Geneviève Fabry

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Fabry Geneviève. L’imaginaire apocalyptique dans la culture contemporaine. Essai de typologie appliqué à la littérature
hispano-américaine. In: Revue théologique de Louvain, 42ᵉ année, fasc. 2, 2011. pp. 191-216;

doi : 10.2143/RTL.42.2.2114160

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2011_num_42_2_3928

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Abstract
The starting point of this article is a double observation. On the one hand, one can observe the
strong presence of apocalyptic imagery in contemporary Western culture, from climatology to
political history, to philosophical anthropology. On the other hand, in Hispano-American literature
of the 20th and 21st century, reference to apocalyptic is both massive, variable and difficult to
apprehend. Hence the interest in establishing a typology of the literary rewritings to which the
Apocalypse has been subject. This article attempts to distinguish the categories of text which are
categorized both by what is rewritten (which motifs are reused, what symbols and typical images
of the apocalyptic genre are rewritten) and how (how were the apocalyptic texts of the Bible read
in order to come to this appropriation).

Résumé
Cet article a pour point de départ un double constat. D’une part, on observe la forte présence d’un
imaginaire apocalyptique dans la culture occidentale contemporaine, de la climatologie à l’histoire
politique, en passant par l’anthropologie philosophique. D’autre part, dans la littérature
hispanoaméricaine des XXe et XXIe siècles, la référence apocalyptique est à la fois massive,
variable et difficile à appréhender : de là, l’intérêt d’établir une typologie des réécritures littéraires
dont l’Apocalypse a fait l’objet. L’on s’efforcera de distinguer des catégories de textes
caractérisées à la fois par le quoi de la réécriture apocalyptique (quels motifs sont réutilisés, quels
symboles et images typiques du genre apocalyptique sont réécrits ?) et le comment
(comment a-t-on lu les récits apocalyptiques bibliques pour arriver à cette appropriation ?).
doi: 10.2143/RTL.42.2.2114160
Revue théologique de Louvain, 42, 2011, 191-216.
Geneviève FABRY

L’imaginaire apocalyptique dans la


culture contemporaine.
Essai de typologie appliqué à la littérature
hispano-américaine

L’imaginaire occidental est structuré en profondeur par un rapport


au temps conçu de manière principalement linéaire, tendu entre un
début et une fin, une genèse et une apocalypse. À une création ex
nihilo s’opposerait la fin du monde, envisagée tout à la fois comme
destruction de l’ordre ancien et révélation des vérités essentielles du
monde et de l’homme, révélation qui débouche sur le salut. Que
reste-t-il de cette conception dans la culture occidentale de la fin
du XXe siècle et du début du XXIe siècle? La question est vaste et
requiert quelques clarifications préliminaires et délimitations du
champ d’investigation.
Dans un premier temps, nous verrons que le terme «apocalypse»,
utilisé dans un sens profane, a envahi tous les champs du savoir, de
la climatologie à l’histoire et à la philosophie. Dans un domaine par-
ticulier des sciences humaines, celui de l’étude de la littérature, on
observe la même prolifération mais une plus forte rémanence du rap-
port au texte biblique. C’est particulièrement le cas en «Extrême-Occi-
dent», selon la dénomination forgée par Octavio Paz pour qualifier
l’Amérique latine: en effet, en Amérique latine, une modernité tardive
croise les formes les plus novatrices de la culture postmoderne. D’un
côté, le cataclysme que signifia la Conquête, avec son cortège de des-
tructions et d’impositions culturelles, a rendu familière l’idée de la
fin d’une civilisation; d’autre part, le développement de la raison
instrumentale et scientifique n’a pas éradiqué des formes alternatives
de conception raisonnée du monde où le sacré et l’irrationnel conservent
une place significative. La coexistence, en Amérique latine, de diverses
formes de rationalité est particulièrement propice à l’exploration du
réel par les formes de connaissance offertes par les langages symbo-
liques, en général, et par la littérature, en particulier. De là l’intérêt
d’étudier les mutations de l’imaginaire apocalyptique dans la littérature
192 G. FABRY

hispano-américaine et de tenter d’élaborer, sur cette base, une typologie


à valeur principalement heuristique1.

I. L’IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE DANS LA CULTURE ACTUELLE:


PROLIFÉRATION D’UN TERME AUX CONTOURS FLOUS

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler quelques notions élémen-


taires avant d’entrer plus avant dans la problématique posée. Ainsi,
on se souviendra du sens étymologique du terme «apocalypse»: le
mot grec renvoie en effet à la notion de «révélation», c’est-à-dire
l’action de dévoiler ce qui est caché et secret. Dans la tradition judéo-
chrétienne des textes apocalyptiques, et spécialement dans le texte
qui clôt la Bible canonique chrétienne, le contenu de cette révélation
acquiert un sens précis. Comme le rappelle Freddy Raphaël, «les
secrets que Dieu dévoile sont de trois ordres: les mystères du ciel,
l’énigme des origines […], et les perspectives de l’avenir. Mais c’est
l’eschatologie, c’est-à-dire la révélation de la fin des temps, qui
demeure la principale caractéristique de l’apocalypse. […] Celle-ci
se présente […] comme la quête d’un salut total et imminent, comme
l’attente de l’ultime libération qui se produira sur terre et touchera
l’humanité entière. […] L’apocalypse annonce non pas une améliora-
tion du monde mais une transformation radicale afin d’atteindre la
perfection»2. Dans la perspective judéo-chrétienne, cette transforma-
tion donnera lieu à une espèce de saut qualitatif hors du temps linéaire
qui parviendra ainsi à une plénitude: celle-ci n’est pas seulement
d’ordre spirituel mais elle implique également la paix sociale com-
plète au sein du genre humain et l’harmonie retrouvée au sein du
cosmos entier. À la magnitude de l’horizon décrit, correspond le riche

1
Les pages qui suivent constituent une synthèse d’un travail de recherche inter-
universitaire mené par deux équipes de chercheurs des universités de Gand et de
Louvain (UCL), sous la direction conjointe d’Ilse Logie et Geneviève Fabry, et qui
a été jalonné par plusieurs séminaires de recherche et un colloque international organi-
sés entre 2007 et 2009. Ce projet a reçu le soutien de l’UGent et de l’UCL, ainsi
que du Fonds national de la recherche scientifique et du Fonds wetenschappelijk
onderzoek. Les résultats de ce travail sont exposés dans l’ouvrage co-édité par
G. FABRY, I. LOGIE et P. DECOCK, Los imaginarios apocalípticos en la literatura
hispanoamericana contemporánea, Oxford, Peter Lang, 2010.
2
F. RAPHAËL, «Esquisse d’une typologie de l’apocalypse», dans F. RAPHAËL et al.
(éds), L’apocalypse, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1977, p. 13-14.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 193

symbolisme des textes apocalyptiques anciens. Leur caractère visuel


(quasi pictural, ce qu’exploitera abondamment l’iconographie occi-
dentale) combiné à leur hermétisme offrira un langage adapté pour
une relecture des crises de toutes sortes que traversent les sociétés
occidentales à la fois dans le temps (il s’agira de prendre la mesure des
conséquences ultimes des crises présentes) et hors du temps (le prisme
de l’apocalypse nous fait voir l’histoire à la jointure de l’éternité et
ce, sous le signe de l’imminence). L’imaginaire apocalyptique ne
s’épuise pas, on le verra, avec le recul du christianisme comme religion
majoritaire en Occident. Comme le remarque F. Raphaël dans le sillage
de H. Desroche, «dans les cultures modernes, [la référence à l’apoca-
lypse] est “l’expression de l’imagination collective en mal de dieux
caducs, en gésine de dieux moteurs de sociétés nouvelles”»3. Images,
imagination: on le voit, la référence à l’apocalypse tisse un réseau de
représentations mentales prégnantes et durables, un véritable imaginaire.
Dans le champ des études littéraires4, effectivement, la notion d’imagi-
naire renvoie à un réseau de représentations mentales alimentées par
un héritage mythique, religieux et/ou historique, doté d’une valeur épis-
témologique et axiologique. Ainsi que le précise Maurice Godelier,
«comme toute représentation est en même temps le produit d’une inter-
prétation de ce qu’elle représente, l’imaginaire, c’est l’ensemble des
interprétations que l’humanité a inventé pour s’expliquer l’ordre ou le
désordre qui règne dans l’univers et pour en tirer des conséquences
pour la manière dont les humains doivent organiser leur vie sociale»5.
Une brève revue d’une série de publications récentes provenant de
champs aussi différents que l’histoire, la philosophie ou l’écologie
permet de faire état de la prégnance de cet imaginaire dans la culture
contemporaine. Commençons par un exemple quasi trivial mais symp-
tomatique: un numéro récent de la revue Science et vie (octobre 2007)
s’intitulait Spécial fin du monde. Quand le ciel nous tombera sur la
tête. Les exemples pourraient se multiplier à l’infini: la fin du monde
provoquée par un désastre climatique majeur est aujourd’hui un thème
tellement souvent abordé que, sans doute, il est inutile de s’y attarder.

3
F. RAPHAËL, «Esquisse d’une typologie de l’apocalypse», p. 12.
4
On laissera ici de côté la tripartition lacanienne entre le réel, le symbolique et
l’imaginaire. On renvoie par contre aux travaux de Durand, Jung, Bachelard, Burgos,
Chelebourg et Watthée-Delmotte.
5
M. GODELIER, «Imaginaire et symbolique», dans S. MESURE et P. SAVIDAN (dir.),
Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 598.
194 G. FABRY

Par contre, la référence est également insistante dans d’autres domaines


où de nombreuses publications s’appuient sur le schéma apocalyp-
tique pour interpréter les résultats de certaines recherches et/ou les
divulguer plus efficacement.
Dans le domaine de l’historiographie, la magistrale synthèse d’Eugen
Weber6 offre un cadre irremplaçable pour penser la permanence du
schème apocalyptique dans l’histoire et l’historiographie occidentales.
En effet, l’imaginaire apocalyptique maintient une certaine ambiguïté
en regard de son inscription à la fois dans et hors de l’histoire.
La pensée millénariste se nourrit de cette ambiguïté et les crises que
traversent les sociétés occidentales depuis le haut Moyen Âge jusqu’à
aujourd’hui ont quasiment toutes une dimension apocalyptique et mil-
lénariste plus ou moins explicite (le millénarisme offrant une version
immanente, imminente et régénératrice7 de la tension proprement apo-
calyptique). Dans la perspective qui est la nôtre, il nous importe de
souligner que c’est surtout au XIXe siècle que l’on voit fleurir ce que
Weber appelle des apocalypses profanes8. Il faut attendre la période
de «fin de siècle», c’est-à-dire, la mise en question radicale du pro-
grès techno-scientifique, pour observer un resurgissement notable d’un
imaginaire apocalyptique qui se déploie surtout dans les arts et la
littérature, phénomène qui se fait plus aigu à mesure que l’on avance
dans le XXe siècle9. Il faut souligner ici que le millénarisme, toujours
très présent en Amérique latine, où la Conquête elle-même a été vécue
par les indigènes ou construite par les missionnaires10 comme une

6
E. WEBER, Apocalypses et millénarismes, Paris, Fayard, 1999.
7
E. WEBER, Apocalypses et millénarismes, p. 39.
8
E. WEBER, Apocalypses et millénarismes, p. 143.
9
E. WEBER, Apocalypses et millénarismes, p. 238-239. «Dans On the beach (Le
dernier rivage), le roman que Nevil Shute écrivit en 1957 et dont Stanley Kramer a
réalisé l’adaptation cinématograpique, l’hémisphère Nord a péri à la suite d’un conflit
atomique. […] L’Occident n’avait plus connu pareille atmosphère depuis plus d’un
siècle; le goutte-à-goutte des prédictions apocalyptiques se transformait en torrent.
Les prophéties avaient le vent en poupe. Publié en 1965, A Gift of prophecy de Jeanne
Dixon s’est vendu à plus de 260 000 exemplaires en édition reliée et à près de trois
millions en édition de poche. […] En 1970, la publication de The Late Great Planet
Earth valut la célébrité à Lindsey; il y prédisait la réalisation littérale des prophéties
bibliques avant la fin du siècle et le retour du Christ qui viendrait fonder son royaume
millénaire. L’ouvrage s’est vendu à 20 millions d’exemplaires […]» (p. 239).
10
Voir L. DE VIVANCO, «Entre demonios y pisadiablos:Imaginario apocalíptico
en la narrativa peruana», dans G. FABRY, I. LOGIE, P. DECOCK (éds), Los imaginarios
apocalípticos en la literatura hispanoamericana contemporánea, Oxford, Peter Lang,
2010, p. 89-104.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 195

véritable apocalypse, connaît un renouveau évident avec les mouvements


révolutionnaires et la théologie de la libération, ces deux mouvements
tentant d’actualiser la dimension utopique toujours présente dans le
millénarisme. Mais la véritable nouveauté qu’apporte le XXe siècle est
la radicalisation d’une apocalypse possible et effective à partir de
l’expérience traumatisante des deux guerres mondiales, spécialement la
seconde. Le mal radical s’incarne désormais dans les mécanismes d’un
pouvoir totalitaire destructeur qui signe la fin d’une certaine conception
de l’humanité et du progrès. Si, comme le pense Agamben, le camp de
concentration est l’expression la plus définitive de la modernité, les
temps ultérieurs ouvrent la voie de l’ère des survivants, ceux qui ont
conscience de vivre après la catastrophe. Il est intéressant de relever que
c’est une fois encore le schéma apocalyptique qui est convoqué pour
justifier de telles pensées totalitaires. Dans cette perspective, l’essai de
Philippe Burrin11 sur la construction du discours antisémite d’Hitler est
éclairant. Burrin signale l’emploi insistant d’une référence apocalyp-
tique dans plusieurs discours-clés des années 30:
La différence juive est exhaussée et exaltée en une malfaisance essen-
tielle: les juifs sont à la fois les auteurs d’un dévoiement bimillénaire de
la civilisation, les responsables de la décadence de l’Allemagne et l’adver-
saire principal que le nazisme rencontrera sur son chemin vers l’empire.
Tout cela n’est pas neuf, encore que frappent l’ampleur et le caractère
systématique de l’incrimination. Ce qui est neuf, c’est que le rapport entre
Aryens et juifs est structuré selon un schéma apocalyptique. L’opposi-
tion des deux races tend vers un combat ultime d’ampleur planétaire.
Elle est l’entrechoc de deux ambitions d’«empire universel», l’une
fantasmée, celle qui est attribuée aux juifs, l’autre caressée, celle des
nazis.
Ce schéma apocalyptique provient de la tradition chrétienne, mais on voit
aisément qu’il s’agit d’un remploi déformé. L’apocalypse hitlérienne
ne connaît pas d’intervention divine, elle est dépourvue d’eschatologie:
le combat pour la grandeur de la race est un combat séculier, de type
révolutionnaire12.

De même, on retrouve cette association entre violence illimitée et


schéma apocalyptique dans l’idéologie des mouvements terroris-
tes actuels. Selon Yves Bourdillon dans Terrorisme de l’Apocalypse.

11
P. BURRIN, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris,
Seuil, 2004.
12
P. BURRIN, Ressentiment et apocalypse, p. 50-51.
196 G. FABRY

Enquête sur les idéologies de destruction massive13, des pans entiers


du livre de Jean de Patmos ont inspiré non seulement des systèmes
politiques autoritaires qui se sont développés dans des sociétés tradi-
tionnellement chrétiennes (par exemple le marxisme), mais aussi des
idéologies nées au sein de l’Islam dans lesquelles on peut repérer une
filiation qui s’enracine, au moins partiellement, dans le genre apoca-
lyptique biblique, même si l’expression est en général beaucoup plus
dépouillée que dans le dernier livre du Nouveau Testament14. Bour-
dillon appuie sa thèse sur divers éléments dont certains très factuels.
Ainsi, la date choisie pour plusieurs attentats de grande envergure
commis par des fondamentalistes musulmans correspond-elle à une
volonté de référence explicite à un schéma apocalyptique. Bourdillon
donne comme exemple celui du 20 novembre 1979, peu de temps
après le retour de Khommeyni en Iran. Dans le calendrier musulman,
ce jour correspond au premier jour du XVe siècle, une date qui com-
porte un fort relent millénariste pour certains croyants15. La violence
terroriste, nouveau chaînon dans le déploiement de la violence totale
qui avait semblé culminer avec les horreurs orchestrées par Hitler et
Staline, ainsi que par le lancement des bombes atomiques contre le
Japon, offre un nouveau visage du mal dans l’histoire.
L’anthropologie politique et philosophique a analysé ce mal his-
torique de différents points de vue. Arrêtons-nous un instant sur la
pensée de René Girard16, qui fait une avancée substantielle dans le
domaine qui nous intéresse. Dans ses derniers travaux, René Girard
se sert du schème apocalyptique non plus bien sûr pour justifier la
violence comme c’est le cas dans l’instrumentalisation du discours
biblique par les terroristes, mais bien plutôt, pour la déchiffrer. Selon
Girard, ce qui fonde la culture et permet de réguler la violence, serait
l’expulsion d’une victime innocente qui rend la paix à une société en
proie à des rivalités insurmontables. Mais, pour que cette paix puisse
être effective dans la collectivité, il faut qu’il y ait une unanimité

13
Y. BOURDILLON, Terrorisme de l’apocalypse. Enquête sur les idéologies de des-
truction massive, Paris, Ellipses, 2007.
14
Y. BOURDILLON, Terrorisme de l’apocalypse, p. 107.
15
Y. BOURDILLON, Terrorisme de l’apocalypse, p. 107 et 109-112.
16
R. GIRARD, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961;
ID., La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972; ID., Des choses cachées depuis
la fondation du monde, entretien avec J.M. OUGHOURLIAN, Paris, Grasset, 1978; ID.,
Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Grasset, 1999.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 197

complète contre la victime, ce qui est possible seulement si cette vic-


time est considérée par tous comme coupable et, dès lors, sacrifiée
dans un geste unanime. De là, selon Girard, la part de méconnaissance
nécessaire pour l’efficacité de ce qu’il appelle le mécanisme victi-
maire. Dans La violence et le sacré, Girard montre que cette hypo-
thèse se voit confirmée par la lecture des mythes antiques et l’étude
comparée des religions. Avec Des choses cachées depuis la fondation
du monde, Girard va plus loin, vu que cette fois il aborde les textes
bibliques et octroie un statut spécifique aux évangiles. En effet, selon
le philosophe français, un des apports principaux du judaïsme consiste
à changer la perception de la divinité qui, cette fois, adopterait la
perspective de la victime innocente, ce qui invalide le mécanisme
victimaire. Plus nous avançons dans la lecture de l’Ancien Testament,
plus la religion sacrificielle perd du terrain face à la religion de
l’amour, de la réconciliation directe avec Dieu. L’incarnation et la
passion du Christ apportent une nouveauté de plus, radicale cette fois.
À première vue, les évangiles développent une nouvelle mythologisa-
tion puisqu’on peut reconnaître sans mal dans les récits évangéliques
les grands mythèmes du sacrifice de la victime émissaire: signe dis-
tinctif de la victime, conflit politique et social, persécution et assassi-
nat, divinisation postérieure et retour à l’ordre social. Ce qui a changé
cette fois, cependant, c’est que ces mêmes récits nous montrent que
ce mythe est une construction idéologique et repose sur un mensonge:
Jésus est définitivement la victime de la violence humaine et non
d’une supposée violence divine. Selon Girard, c’est au XXe siècle
que s’observent les signes d’une diffusion planétaire de la pédagogie
évangélique relative à la violence. Dans Des choses cachées… comme
dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, Girard analyse les consé-
quences de cette diffusion. La préoccupation pour les victimes est
la nouvelle religion d’un monde de plus en plus désacralisé, tandis
que la propagation des armes de destruction massive manifeste la
continuation du lien entre violence et sacré17. Dans un entretien avec

17
Selon GIRARD, c’est là un lien constitutif: «Pour comprendre la culture humaine,
il faut admettre que l’endiguement des forces mimétiques par les interdits, leur canali-
sation dans les directions rituelles, peut seul étendre et perpétuer l’effet réconciliateur
de la victime émissaire. Le religieux n’est rien d’autre que cet immense effort pour
maintenir la paix. Le sacré c’est la violence, […] le religieux est tout entier orienté
vers la paix mais les moyens de cette paix ne sont jamais dénués de violence sacrifi-
cielle» (Des choses cachées, p. 40).
198 G. FABRY

J.M. Oughourlian18, Girard souligne la singularité de l’ère post-atomique,


mais aussi le maintien de la structure anthropologique fondamentale
qui lie sacré et violence:
[J.M.O.] «… la plupart de nos contemporains, athées comme chrétiens,
s’attachent obstinément à la lecture qui sacralise l’apocalypse et qui
nous empêche de reconnaître le caractère objectivement apocalyptique,
c’est-à-dire, révélateur de la situation actuelle.
[R.G.] De cette puissance de destruction, on ne peut pas ignorer, cette
fois, qu’elle est purement humaine, mais, sous certains rapports, elle
fonctionne toujours de manière analogue au sacré. Les hommes ont tou-
jours trouvé la paix à l’ombre de leurs idoles, c’est-à-dire à l’abri de leur
propre violence sacralisée […]. Dans un monde toujours plus désacra-
lisé, seule la menace permanente d’une destruction totale et immédiate
empêche les hommes de s’entredétruire. C’est toujours la violence, en
somme, qui empêche la violence de se déchaîner».

La déconstruction du mécanisme victimaire grâce au travail séculaire


du christianisme produit paradoxalement une augmentation de la vio-
lence dans les sociétés contemporaines. En effet, il n’y a plus de victimes
censément coupables auxquelles l’on pourrait attribuer toute la respon-
sabilité des problèmes rencontrés. Il n’y a plus de lieu complètement
extérieur dans lequel expulser le bouc émissaire et restaurer l’unité de
la communauté autour de son souvenir sacralisé. Les humains sont
condamnés à se réconcilier ou à disparaître. De là, la reprise dans les
derniers textes de Girard de la thématique apocalyptique moins dans
son sens de catastrophe finale de très grande ampleur, que dans son sens
étymologique: révélation de tensions conflictuelles d’une ampleur telle
qu’elles exigent une réaction collective d’un niveau correspondant.
Dans la ligne de pensée ouverte par Girard, plusieurs philosophes
actuels réfléchissent aux conditions qui permettent de penser le risque
et la catastrophe, d’articuler rationnellement l’analyse du présent et la
pensée sur l’avenir. C’est le cas de Jean-Pierre Dupuy qui, s’inscrivant
dans le double héritage de René Girard et Hans Jonas, tente de com-
prendre pourquoi certains risques bien identifiés n’entraînent pas une
action de prévention correspondante. Ainsi, dans Pour un catastro-
phisme éclairé, Dupuy soutient que:
Tout nous porte à penser que nous ne pouvons étendre indéfiniment, ni
dans le temps ni dans l’espace, le mode de développement qui est le

18
R. GIRARD, Des choses cachées, p. 279.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 199

nôtre. Mais remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler au


progrès aurait des répercussions si phénoménales que nous ne croyons
pas ce que nous savons pourtant être le cas. Il n’y a pas d’incertitude
ici, ou si peu. […] [C]’est non seulement le savoir qui est impuissant à
fonder la crédibilité, mais c’est aussi la capacité de se représenter le mal,
ainsi que la mobilisation de tous les affects appropriés19.

La révélation, si révélation il y a, n’est donc que partielle. Pour


construire une action collective contre la catastrophe, le savoir ne
suffit pas: «nous ne croyons pas ce que nous savons». De fait, comme
le démontre la psychologie cognitive, l’action est moins régie par
le savoir, que par la croyance. Que nécessite la croyance pour se
construire? Une série d’éléments factuels, c’est certain. Mais ces
éléments ne prennent sens que s’ils s’articulent dans une forme signi-
ficative à dimension symbolique, qui implique l’affectivité et l’ima-
gination, avec ses différentes strates conscientes et inconscientes.
Face à cette impasse, la littérature fraie un chemin et s’offre comme
médiation qui permet d’inscrire les connaissances, même (voire sur-
tout) les plus précaires, dans un récit qui donne sens à l’action humaine
en en interrogeant les fondements et en déployant la trame de
croyances qui la sous-tendent. Étudier cette médiation et la connecter
aux inquiétudes de notre temps constitue sans doute, à notre avis,
l’une des tâches les plus urgentes de l’analyse littéraire et culturelle.

II. L’IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE DANS LA LITTÉRATURE


HISPANO-AMÉRICAINE: UN CAS PARADIGMATIQUE

1. Un premier aperçu
La littérature latino-américaine réserve à ceux qui veulent l’étudier
un réservoir de formes significatives d’une acuité impressionnante
pour le thème qui nous occupe. Le rapport au texte fondateur de
l’imaginaire occidental, c’est-à-dire la Bible20, perdure dans les litté-
ratures les plus contemporaines, y compris celles d’Amérique latine.
Mais, dans la complexité croissante de sociétés agitées par des crises

19
J.-P. DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain,
Paris, Seuil, 2002, p. 144-145 (nous soulignons).
20
N. FRYE, Le Grand Code. La Bible et la littérature, Paris, Seuil, 1984 (1ère éd.
1981).
200 G. FABRY

politiques endémiques depuis l’Indépendance, ce rapport se manifeste


dans les productions littéraires de manière éminemment complexe,
voire contradictoire, et se déploie dans un environnement spécifique.
Dans ce contexte, la référence à l’apocalypse prend un sens particulier.
Ainsi, si l’on considère la production littéraire argentine qui pré-
cède la période dictatoriale de 1976-1983, il apparaît que des auteurs
comme Marechal21, Arlt, Mallea ou Sábato ont mis en scène dans
leurs romans des figures visionnaires ou sataniques et ont développé
une vision de la grande ville comme espace symbolique ambivalent
(soit de manière réaliste, soit de manière plus fantastique). Malgré
leur orientation fondamentalement dystopique, ces représentations
comprenaient le plus souvent une facette ou une dimension utopique
(la survivance d’un «locus amoenus» naturel, l’alternative offerte
par des mouvements révolutionnaires ou anarchistes, la confiance
dans l’art, etc.). Durant l’époque du «boom» littéraire, on a assisté à
l’émergence de textes avec une référence explicite à l’apocalypse
(comme «Apocalipsis en Solentiname» de Julio Cortázar) mais qui
présentent encore un espoir dans la (re)construction d’un monde
meilleur22, même si, dans certains textes, cette référence explicite à
l’apocalypse (Abaddón el exterminador de Sábato) réactive plutôt la
tradition du voyage infernal.
Cette situation se voit complètement modifiée dans le dernier quart
du XXe siècle. De manière générale en Amérique latine, et plus par-
ticulièrement dans le Cône Sud, les années 70 et 80 voient l’installa-
tion au pouvoir de juntes militaires particulièrement répressives. Dans
d’autres domaines, également, la référence à une fin dernière possible
se fait jour, que ce soit par le caractère à peine vivable des grandes
mégapoles (comme Mexico ou São Paulo), la pollution et les catas-
trophes écologiques subséquentes, le crime organisé à grande échelle
(par exemple le narcotrafic et les tueurs à gage en Colombie), l’expan-
sion d’épidémies (le sida ou le choléra), les conséquences sociales
désastreuses d’une globalisation néo-libérale ou encore le dévelop-
pement technologique qui en vient à nier la liberté humaine (contrôle
des communications, de la natalité, etc.). Dans son livre Los rituales
del caos, l’essayiste mexicain Carlos Monsiváis a forgé le terme de

21
Voir la fin de l’article pour la bibliographie de la littérature primaire.
22
S. COLAS, Postmodernity in Latin America. The Argentine Paradigm, Durham
and London, Duke University Press, 1994.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 201

post-apocalyptique pour décrire la vie dans les mégapoles, défendant


l’idée que, pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, l’apocalypse a
déjà eu lieu.
Toutes ces préoccupations s’expriment dans la production littéraire
contemporaine. Un trait saillant de celle-ci est qu’elle va importer de
nombreux procédés et thèmes issus de la science-fiction (narrative et
cinématographique23) pour les recycler dans des fables où l’élément
utopique a complètement disparu (voir, par exemple, les œuvres de
Cohen, Gorodisher ou Pinedo). C’est en effet notre conviction que la
notion de post-apocalypse forgée par Monsiváis pour la littérature
mexicaine est pleinement d’actualité pour d’autres sphères culturelles
latino-américaines comme la colombienne et en particulier pour celle
du Cône Sud. En effet, deux auteurs ont singulièrement incarné dans
leur écriture le passage d’une représentation apocalyptique de l’his-
toire à une représentation postapocalyptique: le Colombien Fernando
Vallejo et le Chilien Roberto Bolaño. Tous deux ont élaboré une
puissante œuvre personnelle sur les ruines de la civilisation occiden-
tale. Leur travail pose des questions importantes d’ordre éthique et
philosophique, comme le sens de la littérature et de l’art dans une
société postapocalyptique, ou la relation entre avant-garde et violence.
Ces deux écrivains sont représentatifs également d’une radicalisation
observable dans la littérature la plus contemporaine. La thématique
apocalyptique ébranle désormais les formes littéraires elles-mêmes
et le rapport de l’auteur à son œuvre: la création des personnages, la
structure narrative, les rapports intertextuels et le paratexte apparais-
sent comme parasités voire minés par un arbitraire omniprésent,
comme si la destruction apocalyptique imminente (comme chez Saer)
ou déjà survenue (comme chez Bolaño) rendait impossible toute sta-
bilisation du sens et donc mettait en péril la communication littéraire
elle-même (phénomène spécialement sensible chez Aira). Aux anti-
podes du roman total d’un Vargas Llosa (voir son roman La guerra
del fin del mundo, 1980) où la référence biblique permet la compré-
hension totalisante des crises des sociétés latino-américaines, l’imagi-
naire postapocalyptique des textes les plus récents du Cône Sud consi-
dérés ici débouchent sur une mise en cause radicale des coordonnées

23
Pour l’imaginaire apocalyptique au cinéma, voir les actes à paraître du récent
colloque qui s’est tenu à Louvain-la-Neuve les 13 et 14 octobre 2010: «Imaginaire
de l’Apocalypse au cinéma. Entre angoisse et dévoilement».
202 G. FABRY

fondatrices de l’être-au-monde dans les sociétés latino-américaines


(rapport au temps et à l’espace) et une atomisation du sens aux consé-
quences éthiques et culturelles incalculables.
On le voit, la référence apocalyptique est à la fois massive, variable
et difficile à appréhender. La vision panoramique que nous venons
d’offrir, assez rapidement il est vrai, donne la sensation d’une catégo-
rie pertinente mais extrêmement hétérogène et insuffisamment définie
sur le plan conceptuel. Sans doute n’est-il pas inutile de tenter d’opérer
des distinctions au sein des manifestations de l’imaginaire apocalyp-
tique, qui puissent faire de ce dernier une notion définie avec plus de
rigueur et de nuances.

2. Vers une typologie


La typologie24 que nous allons présenter dans la suite de cet article,
repose sur une prémisse qui est celle du caractère fondamental, même
pour la littérature très contemporaine, des liens entre Bible et littéra-
ture. Nous choisissons de faire de ce lien le critère de base de notre
entreprise. Cela implique que l’on s’intéressera non seulement aux
éléments de contenu de la réécriture biblique mais aussi à ceux qui
touchent au mode de lecture de la Bible que sa présence dans un texte
profane manifeste. En d’autres termes, on s’efforcera de distinguer
des catégories caractérisées à la fois par le quoi de la réécriture apo-
calyptique (quels sont les motifs réutilisés? quels sont les symboles
et images typiques du genre apocalyptique réécrits?) et le comment
(comment a-t-on lu le récit biblique pour arriver à cette appropria-
tion?). Ce double questionnement nous a finalement amenée à déter-
miner quatre catégories principales qui pointent vers une re-figuration
du mythe25 apocalyptique. La notion de re-figuration veut souligner
l’importance de la figure, telle que définie par Gervais: «L’imaginaire
est l’interface par laquelle un sujet a accès aux éléments de la culture

24
Notre tentative n’est pas la première de ce genre. Le lecteur intéressé pourra
également consulter l’article de Danièle Chauvin qui propose une typologie tripartite:
apocalypses historiques, apocalypses intérieures et apocalypses-palimpsestes. Cette
typologie ne nous semble pas vraiment adaptée à notre corpus spécifique, ni à la lit-
térature très récente. D. CHAUVIN, «Apocalypse», dans P. BRUNEL (éd.), Dictionnaire
des mythes littéraires, Paris, Editions du Rocher, 1988, p. 106-127.
25
Voir l’article de Chauvin («Apocalypse») pour une considération de l’Apocalypse
comme mythe.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 203

et se les approprie. Il est une médiation dont le travail transparaît dans


des figures»26. «La figure, en tant que signe dynamique, est le résul-
tat d’une manipulation, de ce travail de l’imagination qui parvient à
rendre présent l’absent et à faire perdurer cette présence précaire d’un
autre jamais tout à fait là»27. La pertinence de l’intertexte biblique
n’est pas toujours liée, loin s’en faut, au caractère explicite de son
traitement. Il n’est pas rare que l’importance des motifs apocalyp-
tiques du point de vue de la signification globale de l’œuvre soit
sans commune mesure avec les indices textuels avérés de réécriture:
la figure apocalyptique stimule l’imaginaire en jouant parfois sur
l’allusion fuyante ou des dispositifs structuraux, peu discernables lors
d’une première lecture. Quant à la notion de mythe, elle nous semble
elle aussi plus opératoire que celle d’intertexte ou d’hypotexte qui
désigne de manière neutre la position d’un texte A réécrit par un autre,
B, qui l’inclut et le modifie par diverses opérations de réécriture et
resémantisation. Or ici, il ne s’agit pas de n’importe quel texte, mais
d’un ensemble de textes dotés d’une valeur en constante évolution mais
toujours singulière au sein des cultures occidentales. Ce texte est assi-
milable à ce que Siganos appelle un «mythe littérarisé» (récit inspiré
par des mythes archaïques), par opposition au «mythe littéraire» (dont
l’origine est un texte littéraire identifié); tous deux cependant présentent
un récit «fermement structuré, symboliquement surdéterminé, d’inspi-
ration métaphysique, reprenant le syntagme de base d’un ou plusieurs
textes fondateurs»28. En définitive, la refiguration du mythe littérarisé
de l’Apocalypse met en relief la dimension de répétition et réinscription
d’un ensemble de textes antérieurs plus ou moins diffus.
Sur la base de l’analyse d’un large corpus de textes poétiques et
narratifs du XXe et du XXIe siècles, nous avons donc pu définir quatre
catégories principales de refiguration:
1. refiguration mythique explicite;
2. refiguration mythique implicite;

26
B. GERVAIS, Figures, lectures, Montréal, Le Quartanier, 2007, p. 35.
27
B. GERVAIS, Figures, lectures, p. 21.
28
Cité par P-A. DEPROOST, L. VAN YPERSELE, M. WATTHÉE-DELMOTTE, «Arché-
type, mythe, stéréotype: pour une clarification terminologique», dans P-A. DEPROOST,
L. VAN YPERSELE, M. WATTHÉE-DELMOTTE (éds), Mémoire et identité. Parcours dans
l’imaginaire occidental, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2008,
p. 50.
204 G. FABRY

3. refiguration stéréotypée;
4. refiguration post-apocalyptique.

Premièrement, on trouve donc les œuvres où l’intertexte biblique


est présent de façon significative et explicite. Ce que l’auteur reprend
de la grande matrice biblique est à la fois sa syntaxe (tension dyna-
mique entre genèse et apocalypse) et son lexique (usage plus ou moins
décontextualisé mais reconnaissable de ses symboles les plus signifi-
catifs, mais désormais plus ordonnés en séries signifiantes). La concen-
tration de textes poétiques dans cette première catégorie ne peut que
retenir l’attention: depuis «Pax» de Rubén Darío ou Fin de mundo
de Pablo Neruda jusqu’à certains textes de José Emilio Pacheco,
Homero Aridjis ou Sara de Ibáñez, la poésie semble être un discours
spécialement apte à recueillir les échos du questionnement métaphy-
sique d’un sujet diversement exposé aux crises de la modernité (depuis
la première guerre mondiale jusqu’à la crise environnementale). La
poésie joue alors sur la polyphonie: l’intertexte biblique met l’accent
tantôt sur la prophétie, tantôt sur la nostalgie, tantôt sur la dénoncia-
tion. Dans la prose narrative également, on observe un travail inter-
textuel précis avec divers textes bibliques, spécialement le livre final
du Nouveau Testament. Ce travail intertextuel peut concerner des
personnages (par exemple la description d’Antoine le Conseiller dans
La guerra del fin del mundo de Mario Vargas Llosa) ou la trans-
position d’un des mythèmes fondamentaux (le jugement final dans
El asalto de Arenas ou Redoble por Rancas de Scorza; la descrip-
tion cataclysmique de la fin du monde, révélatrice des conditions
d’écriture comme dans El sueño de Santa María de las piedras de
Méndez, un héritier parmi d’autres de Cien años de soledad, proto-
typique en ce sens29). Dans tous ces cas, l’inscription de l’imaginaire

29
On se souviendra en effet que la catastrophe qui clôt le chef-d’œuvre de García
Márquez signe la fin de la dynastie des Buendía et la destruction de Macondo et, dans
le même temps, nous révèle par une mise en abyme vertigineuse l’origine des manus-
crits que l’on vient de lire et qui s’effacent à mesure même que s’achève la lecture.
Nous ne résistons pas à la tentation de citer ici les célèbres lignes finales du roman
de García Márquez: «À aucun moment de sa vie Aureliano n’avait été aussi lucide
qu’en cet instant où il oublia ses morts et la douleur de ses morts, et se remit à clouer
portes et fenêtres avec les croisillons de Fernanda, afin de ne se laisser déranger par
aucune tentation du monde extérieur, car il savait à présent que dans les parchemins
de Melquiades était écrit son destin. […] Macondo était déjà un effrayant tourbillon
de poussière et de décombres centrifugé par la colère de cet ouragan biblique, lorsque
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 205

apocalyptique n’est pas seulement explicite: elle est de plus significa-


tive. Elle fonctionne comme porte d’entrée vers un double sens pos-
sible; le lexique (références symboliques ou textuelles provenant de
la Bible) ne peut être isolé d’une syntaxe (au niveau macro-structural,
la référence apocalyptique oriente le sens des fins narratives et des
commencements diégétiques). La guerra del fin del mundo, œuvre éga-
lement paradigmatique sous bien des aspects, ne présente pas seule-
ment un texte émaillé de références bibliques pour décrire un monde
qui est la proie de fanatismes qui s’affrontent violemment. Bien plus,
la manière dont le texte déchiffre les relations entre sacré et violence
traduit un des ressorts du savoir anthropologique de la Bible et, plus
précisément, du Nouveau Testament, à savoir l’impossibilité d’éliminer
la violence par l’expulsion du bouc émissaire déguisé abusivement en
responsable de la crise30.
Cette importance macro-structurale de l’imaginaire apocalyptique
se retrouve aussi dans notre deuxième catégorie mais elle est affaiblie
par le relâchement, voire la rupture, entre syntaxe et lexique du mythe
apocalyptique, ce dernier se retrouvant davantage la cible de l’allu-
sion que de la citation. Dans cette seconde catégorie, nous trouvons

Aureliano sauta onze pages pour ne pas perdre de temps avec des faits trop bien con-
nus, et se mit à déchiffrer au fur et à mesure qu’il le vivait, se prophétisant lui-même
en train de déchiffrer la dernière page des manuscrits, comme s’il se fût regardé dans
un miroir de paroles. Alors il sauta encore des lignes pour devancer les prophéties et
chercher à connaître la date et les circonstances de sa mort. Mais avant d’arriver au
vers final, il avait déjà compris qu’il ne sortirait pas de cette chambre, car il était dit
que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la
mémoire des hommes à l’instant où Aureliano Babilonia achèverait de déchiffrer les
parchemins, et que tout ce qui y était écrit demeurait depuis toujours et resterait à jamais
irrépétible, car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’était pas donné sur
terre de seconde chance» (García Márquez, p. 390-391). Pour une analyse de cet
explicit romanesque, voir M. KUNZ, El final de la novela. Teoría, técnica y análisis del
cierre en la literatura moderna en lengua española, Madrid, Gredos, 1977.
30
La plupart des personnages qui suivent Antoine le Conseiller dans sa construc-
tion d’une utopie sectaire à Canudos, sont en fait des marginaux qui étaient pour leur
communauté d’origine de véritables boucs émissaires. Dans un premier temps, en les
sauvant de cette violence expiatoire, Canudos fonctionne bien comme utopie réinté-
gratrice. Mais bientôt, la violence sacrificielle refera surface au sein de la commu-
nauté elle-même, scellant ainsi, non seulement sa défaite face à la République laïque,
mais surtout son échec à réduire la violence, de par son maintien dans la sphère
sacrificielle. Pour une lecture du roman de Vargas Llosa à la lumière des thèses de
René Girard, voir G. FABRY «La guerra del fin del mundo o el relato como revelación»,
dans G. FABRY et C. CANAPARO (éds), El enigmo de lo real, Oxford, Peter Lang,
2007, p. 135-156.
206 G. FABRY

fondamentalement deux types de textes. En premier lieu, il y a les textes


dans lesquels la référence au mythe apocalyptique se trouve réduite à
la matrice narrative/téléologique (la syntaxe sans le lexique). En second
lieu, la refiguration mythique peut s’appuyer sur une référence diffuse,
quoique significative, de symboles d’origine apocalyptique mais sans
lien avec le/les récits bibliques (le lexique sans la syntaxe). Du premier
type est représentative une nouvelle comme «Apocalipsis en Solenti-
name» de Julio Cortázar. À part la mention dans le titre, le texte est
dépourvu d’un travail intertextuel avec la Bible. Cependant, l’élabora-
tion d’un tissage serré d’isotopies relatives à la révélation (photogra-
phique/politique) et à la destruction (mise à sac de la communauté de
Solentiname/violence dictatoriale) pointe une fois de plus vers le grand
générateur de thèmes qu’est le «code» biblique (N. Frye). Du second
type nous semble illustratif le roman posthume de Roberto Bolaño:
2666. Le titre fait bien sûr référence au chiffre de la Bête, associé au
troisième millénaire qui est le nôtre. Cependant, à l’inverse de ce que
l’on peut observer dans d’autres romans de Bolaño, comme Nocturno
de Chile, ici l’Apocalypse de Jean n’est pas objet de réécriture, fût-ce
sur le mode parodique (voir M. Ezquerro31). Le titre met l’accent sur
la figuration du Mal dont le roman offre une généalogie qui, malgré
son inscription dans une histoire et une géographie précises, se refuse
à se déployer dans une temporalité linéaire. L’imbrication des cinq
parties autonomes dont est faite cette somme romanesque, met en
question l’idée même d’une catastrophe finale qui pourrait avoir
des dimensions régénératrices, de la même façon qu’elle dénie toute
dimension téléologique à l’acte narratif lui-même: en ce sens, 2666
est un anti-Cien años de soledad.
Tandis que la refiguration mythique se fonde sur un usage conscient
du symbolisme apocalyptique, celui-ci se voit réduit à une simple
stéréotypie dans la troisième catégorie de textes étudiés. L’ambiguïté
interprétative se réduit drastiquement tandis que le questionnement
métaphysique tend à disparaître. Il n’est pas toujours facile de discer-
ner entre inscription mythique ou stéréotypée d’un motif. Dans cette
troisième catégorie, c’est la polysémie de la lecture de la Bible qui
pose problème, comme on le verra infra. Limitons-nous pour le moment

31
M. EZQUERRO, «El Apocalipsis según Bolaño», dans G. FABRY, I. LOGIE, P. DECOCK
(éds), Los imaginarios apocalípticos en la literatura hispanoamericana contempo-
ránea, Oxford, Peter Lang, 2010, p. 223-230.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 207

à quelques exemples très nets de lecture réductrice du mythe apoca-


lyptique. Al rumor de las cigüeñas de Gabriela Ovando pourrait être
un cas très représentatif de cette troisième catégorie de textes32. Tous
les ingrédients du mythe apocalyptique sont présents de manière
explicite mais la polysémie du mythe est absente. Le déluge final
semble être un remake de la fin de Cien años de soledad, déjà évo-
quée, sans qu’on puisse trouver une véritable justification symbolique
ou structurelle inhérente au roman même. A première vue, les romans
de Guebel (Los elementales) ou de Aira (La villa, La prueba) semblent
présenter les mêmes caractéristiques, mais à travers une plus nette
mise à distance dans l’énonciation narrative. Cependant, leur trait
véritablement intéressant est ailleurs: ils mettent en question, par
leur goût du non-sens et de l’absurde, la possibilité même du jeu
herméneutique sous-jacent dans les réécritures non-parodiques du
mythe apocalyptique. Cette impossibilité peut aussi apparaître dans
des textes énoncés dans un registre sérieux: ce serait le cas du roman
de Diamela Eltit (Jamás el fuego nunca) dont les personnages quasi
beckettiens semblent assister non seulement à l’écroulement de l’idéal
révolutionnaire, mais aussi au crépuscule de la parole qui permettait
d’articuler rêves et expériences. D’autre part, la référence insistante
aux moyens de communication de masse dans les deux récits d’Aira
fait intervenir également un autre paramètre dans l’établissement de la
refiguration stéréotypée. De fait, le processus de sélection, reproduc-
tion, dissémination opéré par les médias, spécialement la télévision et
ses reality shows, ainsi que le film d’action hollywoodien, apparaît
dans nombre de publications romanesques et réalisations cinémato-
graphiques récentes, avec un degré variable de mise à distance
consciente de la construction stéréotypée de la catastrophe, souvent le
seul mythème qui subsiste du mythe d’origine.
Ceci nous amène à évoquer la quatrième et dernière catégorie de
notre typologie, celle qui contient des textes qui ne conservent du mythe
apocalyptique, qu’un seul mythème isolé: celui d’une catastrophe de
grande magnitude. Cette catastrophe, en plus de coïncider avec beau-
coup de mythologies indo-américaines et de réactiver le traumatisme
de la Conquête, est conçue comme véritable apocalypse par le saut
qualitatif radical qu’elle impose. Ce saut en soi n’est pas pensable

32
Voir l’analyse de KUNZ dans G. FABRY, I. LOGIE, P. DECOCK (éds), Los imagi-
narios apocalípticos, p. 67-88.
208 G. FABRY

(après, il n’y a plus rien); en conséquence, c’est cet après – after the
end, selon l’expression oxymorique forgée par James Berger33 – qui
devient l’objet d’une spéculation sous forme de fable. Les textes qui
opèrent dans cette zone frontière de l’après sont appelés postapoca-
lyptiques. Cette notion a bien sûr une valeur plus conceptuelle que
temporelle, comme l’explique Carlos Monsiváis dans Rituales del caos.
Typiques de cette refiguration postapocalyptique seraient les textes de
Marcelo Cohen (Donde yo no estaba, La ilusión monarca) ou les
romans de Pedro Mairal (El año del desierto) et de Sergio Chejfec
(El aire). Le roman de Mairal, par exemple, déploie un temps régres-
sif qui dilue les avancées de la modernité, et révèle en même temps
les apories du modèle néo-libéral argentin, tout en en soulignant un
reste non-négligeable: la seule chose qui survive au désastre est la
parole qui surgit après la mutité et l’oubli.
Finalement, comme toute typologie, celle-ci a un intérêt conceptuel
et pédagogique mais elle comporte, comme on l’a déjà mentionné çà
et là, d’amples zones de chevauchement: les catégories sont poreuses
et les textes littéraires dans leur labilité résistent à être enfermés dans
une catégorie unique.

3. Refiguration mythique ou stéréotypée? La lecture en jeu


Malgré certaines insuffisances, donc, la typologie proposée nous
semble opératoire en ce qu’elle permet d’analyser plus finement non
seulement les formes de l’imaginaire apocalyptique mais aussi ses
enjeux. Nous souhaiterions en donner une dernière preuve dans l’ana-
lyse de deux exemples poétiques qui montre, pensons-nous, l’intérêt
de différencier refiguration mythique et refiguration stéréotypée: il
s’agit de Fin de mundo de Pablo Neruda et d’«Apocalipsis» d’Ernesto
Cardenal34.
Dans le poème «Apocalipsis» (1965), la position du voyant est
assumée dans la certitude de l’accès à la vérité et la conviction de

33
J. BERGER, After the End. Representations of post-apocalypse, Minneapolis/
London, University of Minnesota Press, 1999.
34
La brève analyse qui suit s’inspire en partie des commentaires de N. BINNS,
«Una tierra cada vez más baldía. La evolución del imaginario apocalíptico en la
poesía hispanoamericana del siglo XX» et J. ORTEGA, «La alegoría del Apocalipsis
en la literatura hispanoamericana» dans le livre collectif déjà cité G. FABRY,
I. LOGIE, P. DECOCK (éds.), Los imaginarios apocalípticos, p. 53-66 et p. 107-120.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 209

faire partie de ceux qui seront sauvés. Citons également les premiers
vers, très caractéristiques de ce point de vue:
Y he aquí
que vi a un ángel
(todas sus células eran ojos electrónicos)
y oí una voz supersónica
que me dijo: Abre tu máquina de escribir y escribe.
y vi como un proyectil plateado que volaba
y de Europa a América llegó en 20 minutos
y el nombre del proyectil era Bomba H
(y el infierno lo acompañaba)35.
Et voici
que j’ai vu un ange
(toutes ses cellules étaient des yeux électroniques)
et j’entendis une voix supersonique
qui me dit: Ouvre ta machine à écrire et écris.
Et j’ai vu comme un projectile argenté qui volait
et d’Europe en Amérique il arriva en 20 minutes
et le nom du projectile était la Bombe H
(et l’enfer l’accompagnait). (nous traduisons)

L’identification des symboles bibliques avec les outils modernes de


la télécommunication et de la mort restreint le symbolisme inhérent
aux visions apocalyptiques. La systématisation de la traduction allé-
gorique des symboles sur un plan idéologique univoque appauvrit
drastiquement le symbolisme biblique au point de le détruire. New
York est la nouvelle Babylone, en proie à un juste châtiment36.

35
E. CARDENAL, «Apocalipsis» dans Nueva antología poética, Siglo XXI eds.,
México-Buenos Aires, 2002, p. 79.
36
«Y dijo el ángel: ¿Reconoces dónde estuvo Colombus Circle?/[…] Y donde estuvo
Colombus Circle/ yo sólo vi un hoyo en que cabía un edificio de 50 pisos/[…]y prendí el
radio y oí: CAYÓ BABILONIA/ CAYÓ LA GRAN BABILONIA/y todos los radios del
mundo daban la misma noticia/ Y el ángel me dio un cheque del National City Bank/ y
me dijo: Cambia este cheque/ y en ningún banco lo pude cambiar porque todos los bancos
habían quebrado» (E. CARDENAL, «Apocalipsis», p. 82-83). «Et l’ange dit: Reconnais-tu
l’endroit où se trouva Columbus Circle?/[…] A l’endroit de Columbus Circle/je vis
seulement un trou où pouvait entrer un édifice de 50 étages […] et je mis la radio
et j’entendis: BABYLONE EST TOMBÉE,/ LA GRANDE BABYLONE EST TOMBÉE/
et toutes les radios du monde donnaient la même nouvelle/Et l’ange me donna un
chèque de la National City Bank/ et il me dit: change ce chèque/ et dans aucune
banque je ne pus le changer parce que toutes les banques avaient fait faillite» (nous
traduisons).
210 G. FABRY

Une fois le symbolisme détruit par le mécanisme répété de la tra-


duction allégorique fortement idéologisée, le motif biblique de l’ange
qui ouvre le livre débouche, comme le rappelle Julio Ortega, sur
l’humour: «c’est un ange didactique, qui paie le commentateur d’un
chèque à découvert»37. Lu aujourd’hui, ce texte semble prémonitoire
tant dans son anticipation de ground zero que du krach boursier.
Mais, plus important à souligner, le voyant du texte de Cardenal n’a
aucune responsabilité dans ce qui arrive: le manichéisme de la vision
appartient à l’ange «dictador» (celui qui lui dicte ce qu’il doit voir,
écouter et écrire)38.
Si l’imaginaire apocalyptique semble stéréotypé chez Cardenal, ce
n’est pas principalement parce que nous trouvons chez lui des stéréo-
types relatifs à l’imaginaire apocalyptique: les lexèmes typiques de
ce point de vue sont des citations textuelles d’une source identifiée,
mises en relation avec la série la plus prévisible des motifs bibliques
(l’ange, la prostituée, la bête, l’agneau, les coupes, etc.). Ce qui est
stéréotypé, dans le cas de Cardenal, c’est surtout sa propre lecture du
livre biblique. Cardenal se limite à un «clichage»39 du dernier livre
de la Bible chrétienne déterminé par des présupposés anti-impéria-
listes, anticapitalistes et anti-américains. Ces présupposés forment des
idéologèmes partagés par le discours révolutionnaire latino-américain
des années 60, tant dans le domaine politique que poétique. Ce sont
ces idéologèmes, véritables isotopies caractérisées non seulement par
leur charge idéologique et leur caractère diffus, mais aussi par leur
«signification abstraite et schématique»40, que le lecteur de Cardenal
est invité à reconnaître et à adopter.

37
J. Ortega «La alegoría del apocalipsis en la literatura hispanoamericana» dans
G. FABRY, I. LOGIE, P. DECOCK (éds), Los imaginarios apocalípticos, p. 60.
38
«Me dijo: Las naciones del mundo están divididas en 2 bloques/-Gog y
Magog-/pero los dos bloques son en realidad un solo bloque/ (que está contra el
Cordero)/ y caerá fuego del cielo y los devorará/ Y vi en la biología de la Tierra
una nueva Evolución/». (E. CARDENAL, «Apocalipsis», p. 84). «Il me dit: Les
nations du monde sont divisées en 2 blocs/-Gog et Magog-/ mais les deux blocs
sont en réalité un seul bloc/(qui est contre l’Agneau)/ et le feu du ciel tombera et les
dévorera/Et je vis dans la biologie de la Terre une nouvelle évolution/» (nous tradui-
sons).
39
J-L. DUFAYS, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, p. 158.
40
J-L. DUFAYS, Stéréotype et lecture, p. 57.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 211

De même, dans une première lecture, le recueil Fin de mundo


(1969) de Pablo Neruda se caractérise par une appropriation du mythe
apocalyptique surtout au niveau de la dispositio. On peut observer
avant tout la macro-structure d’une histoire linéaire polarisée entre un
début et une fin incarnée par la «Bombe», «l’usine totale de la
mort» (p. 414), à laquelle Neruda consacre deux poèmes (p. 414-431).
Le stéréotypage se déploie ici, dans une première étape de la lecture,
comme appréhension de la cohérence structurelle et thématique du
recueil. Cependant, les allusions bibliques dans ce livre, ne peuvent
être considérées comme des stéréotypes: elles s’éloignent de la struc-
ture figée du syntagme ou du motif, et maintiennent une ambiguïté
sémantique étrangère au schématisme du stéréotype. De fait, on trouve
dans le recueil une série d’allusions bibliques, depuis Goliath (p. 410)
jusqu’à la crucifixion (p. 358) et la résurrection en passant par «notre
pain de chaque jour» (p. 359). Mais ce qui interpelle particulièrement,
c’est la dynamisation et la complexification des motifs apocalyptiques
traditionnels. L’on se limitera à un seul exemple: il s’agit de la posi-
tion du «Je» lyrique. Cette position est très affirmée dans le dernier
livre biblique: le scripteur de l’Apocalypse est un voyant (Ap 1,11-12)
qui rend compte de visions exclusives41. Le «Je» nérudien est très dif-
férent. Les différentes parties du recueil offrent au lecteur de véritables
visions de la planète endolorie et de son histoire au long du XXe siècle.
Mais le «Je» lyrique chante et émerge au sein d’un «nous», ce n’est
pas un voyant, comme le montrent les premiers vers du premier
poème:
Qué siglo más permanente!
Preguntamos:
Cuándo caerá? Cuándo se irá de bruces
al compacto, al vacío?
[…]
Cuando cayó la Bomba
[…]

41
Selon Norah Dei-Cas, qui se base sur Delmaire, il s’agit d’un des motifs les
plus importants de l’Apocalypse: «La caractéristique qui se répète est celle d’un
regard particulier, décentré par rapport au monde et au contexte représenté, qui con-
duit la parole pour qu’elle révèle d’autres réalités possibles et, parallèlement, per-
mette de juger les actions de l’homme.» (N. DEI CAS GIRALDI, «Representaciones
del fin del mundo, de Lautréamont a nuestros contemporáneos», dans G. FABRY,
I. LOGIE, P. DECOCK (éds), Los imaginarios apocalípticos, p. 295, nous traduisons).
212 G. FABRY

pensamos irnos con el atadito,


cambiar de astro y de raza.
[…] Era grave
esta vergüenza
de ser hombres
iguales
al desintegrador y al calcinado. (p. 357)
Quel siècle des plus permanent!
Nous demandons:
Quand tombera-t-il? Quand s’en ira-t-il tête baissée
dans le compact, le vide?
[…]
Lorsque la bombe tomba
[…]
nous pensions nous en aller avec le balluchon,
Changer d’astre et de race
[…]
C’était grave
cette honte
d’être des hommes
égaux
au désintégrateur et au calciné. (nous traduisons)

Le «Je» lyrique se définit à la fois comme survivant et témoin


(«C’est arrivé. Moi, j’en atteste» p. 371), en même temps victime
et «complice de l’humanité / avec mes frères assassins» (p. 464).
Alors que l’on peut parfois imputer au «Je» prophétique nérudien
un certain manichéisme, celui-ci nous semble absent dans ce recueil
tardif de l’écrivain chilien: le «Je» assume sa part de la responsa-
bilité diffuse mais effective de la catastrophe, en même temps
humaine, écologique et poétique, que le poète évoque. Le stéréoty-
page qui tend toujours à stigmatiser la posture de l’autre ne peut être
opératoire ici42. Nous sommes donc face à une refiguration mythique
explicite.

42
«sur le plan éthique […] [le stéréotype] c’est un signe injuste, discriminatoire,
violent à l’égard des réalités et des personnes à qui on l’applique. Le stéréotype
apparaît ainsi comme un acte insupportable, car usé, mensonger, immoral, mais il
faut insister sur le fait que ces reproches concernent le stéréotypage des autres […]»
(J-L. DUFAYS “Stéréotyper, suspendre, rouvrir: le chantier sans fin de la lecture et de
l’apprentissage” texte communiqué par l’auteur, 2006, p. 3).
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 213

CONCLUSION

En guise de conclusion, nous voudrions souligner l’importance du


mode de lecture de la Bible sous-jacent à la plupart des refigurations de
l’imaginaire apocalyptique. Dans le domaine latino-américain étudié
d’un peu plus près dans cet article, on peut affirmer que cet imaginaire
est constitué avant tout par le mode allégorique de lecture de la Bible.
Par allégorie, bien sûr, l’on ne renvoie pas simplement à l’étroite
conception classique qui en fait une relation conventionnelle et plus ou
moins figée entre une idée et une image. Plus fondamentalement, l’allé-
gorie renvoie à «l’histoire souffrante du monde»43, une histoire dont
l’interprétation est encore tributaire de schémas religieux qui sont deve-
nus lointains mais n’ont pas disparu complètement. Selon Avelar,
«[avec le baroque], l’allégorie fleurit dans un monde abandonné par les
dieux, monde, qui, cependant, conserve la mémoire de cet abandon et
ne s’est pas encore rendu à l’oubli»44. L’allégorisation persistante de
l’histoire latino-américaine basée sur des mythèmes apocalyptiques est
un phénomène général, comme le note Lois Parkinson Zamora45 dans
son livre pionnier. Tous les textes qui exhibent ou cachent une référence
à ce mythe interprètent les crises historiques à la lumière de la grande
matrice de sens qu’est le texte biblique compris souvent de manière
schématique. En ce sens, ces textes manifestent des traces de figement
du sens dans une première étape de la lecture, ce que Jean-Louis Dufays
appelle le «clichage du texte»46. Mais beaucoup d’autres textes vont
au-delà de cette première étape de la lecture et compréhension du
texte biblique. Comme le souligne Dufays lui-même, «au stéréotypage
succède fréquemment un acte de suspension, un moment où l’on
choisit de renoncer à la clôture du sens et à la fonction référentielle
pour valoriser la dimension archétypale et la polysémie des signes»47.

43
W. BENJAMIN cité par I. AVELAR, The Untimely Present: Postdictatorial Latin
American Fiction and the Task of Mourning, Durham, Duke University Press, 1999,
cité à partir de l’édition en espagnol: Alegorías de la derrota: la ficción postdictato-
rial y el trabajo del duelo, Santiago, Ed. Cuarto Propio, 2000, p. 14.
44
I. AVELAR, Alegorías de la derrota…, p. 18, nous traduisons.
45
L. PARKINSON ZAMORA, Narrar el apocalipsis. La visión histórica en la literatura
estadounidense y latinoamericana contemporánea, México, Fondo de Cultura Econó-
mica, 1994 (1ère éd. 1989).
46
J-L. DUFAYS, Stéréotype et lecture, p. 158.
47
J-L. DUFAYS «Stéréotyper, suspendre, rouvrir: le chantier sans fin de la lecture
et de l’apprentissage», texte communiqué par l’auteur, 2006, p. 5.
214 G. FABRY

La différence entre diverses modalités de lecture allégorique des récits


bibliques est à mettre en relation avec la force de cet «acte de suspen-
sion» et ses traces textuelles dans les réécritures postérieures.

B – 1348 Louvain-la-Neuve, Geneviève FABRY


Place Blaise Pascal 1. Professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres
Université catholique de Louvain

Résumé – Cet article a pour point de départ un double constat. D’une part,
on observe la forte présence d’un imaginaire apocalyptique dans la culture
occidentale contemporaine, de la climatologie à l’histoire politique, en passant
par l’anthropologie philosophique. D’autre part, dans la littérature hispano-
américaine des XXe et XXIe siècles, la référence apocalyptique est à la fois
massive, variable et difficile à appréhender: de là, l’intérêt d’établir une typo-
logie des réécritures littéraires dont l’Apocalypse a fait l’objet. L’on s’efforcera
de distinguer des catégories de textes caractérisées à la fois par le quoi de
la réécriture apocalyptique (quels motifs sont réutilisés, quels symboles et
images typiques du genre apocalyptique sont réécrits?) et le comment
(comment a-t-on lu les récits apocalyptiques bibliques pour arriver à cette
appropriation?).

Summary – The starting point of this article is a double observation. On the


one hand, one can observe the strong presence of apocalyptic imagery in
contemporary Western culture, from climatology to political history, to phil-
osophical anthropology. On the other hand, in Hispano-American literature
of the 20th and 21st century, reference to apocalyptic is both massive, variable
and difficult to apprehend. Hence the interest in establishing a typology of
the literary rewritings to which the Apocalypse has been subject. This article
attempts to distinguish the categories of text which are categorized both by
what is rewritten (which motifs are reused, what symbols and typical images
of the apocalyptic genre are rewritten) and how (how were the apocalyptic
texts of the Bible read in order to come to this appropriation).

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48
Nous donnons les références de l’édition originale en espagnol; nous ajoutons
les références de l’édition en français, quand elle existe et que nous avons pu l’iden-
tifier.
IMAGINAIRE APOCALYPTIQUE 215

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