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Résumé
Cet article rend compte d'une vingtaine de publications récentes consacrées à l'interprétation du Cantique des cantiques, depuis
les Pères de l'Église et les Médiévaux (monographies sur l'exégèse patristique, traductions de commentaires patristiques et
médiévaux, anthologies) jusqu'aux exégètes modernes (O. Keel, A. LaCocque, Tr. Longman III, G. Barbiero, Y. Zakovitch et Y.
Simoens) en passant par le Targum du Cantique (récemment traduit en anglais). Le panorama des interprétations ainsi offert
est très contrasté. Le Cantique offre un terrain d'observation idéal du rapport entre un texte biblique et son lecteur.
Abstract
This article reviews about twenty recent publications devoted to the interpretation of the Song of Songs, from the Church
Fathers and Mediaeval writers (monographs on patristic exegesis, translations of patristic and mediaeval commentaries,
anthologies) up to modem exegetes (O. Keel, A. LaCocque, Tr. Longman III, G. Barbiero, Y. Zakovitch and Y. Simoens) with a
look at the Targum of Canticles (recently translated into English) on the way. The panorama of interprétations is very varied. The
Song of Songs offers an ideal observation ground for the relationship between the Biblical text and its reader.
Auwers Jean-Marie, Wénin André. Problèmes herméneutiques dans l'interprétation du Cantique des cantiques. In: Revue
théologique de Louvain, 36ᵉ année, fasc. 3, 2005. pp. 344-373;
http://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2005_num_36_3_3453
le Cantique selon une typologie qui s'enracine dans le canon des Écritures,
car tel est le contexte dans lequel ce livre peut déployer tout son sens, au-
delà du sens littéral qui reste superficiel. Quant à l'objet du Cantique, il n'est
autre que l'expérience chrétienne.
Pour l'exégèse actuelle, le Cantique est d'abord le plus beau poème
biblique. C'est à la découverte de l'atelier du poète que nous emmène Jean-
Pierre Sonnet: «Le Cantique: la fabrique poétique» (p. 159-184).
Caractéristique de la poésie hébraïque, le parallélisme n'est guère utilisé dans le
Cantique que pour souligner l'alternance entre la femme et l'homme en
dialogue. C'est par la parole que ceux-ci s'unissent, dans leur chant alterné où
les corps deviennent poèmes grâce aux vertus de la métaphore. Trait le plus
marquant de la poétique du Cantique, l'usage constant de la métaphore est
une émanation de l'amour en butte à l'opposition. Aussi, tout est matière à
métaphore: la nature, la terre, les produits du savoir-faire humain. Ce recours
à la métaphore, et à la métonymie qui en explore les ramifications, est unique
dans l'univers biblique par sa façon de faire basculer le monde des amants
dans celui de leurs images. Une telle façon de faire tient de la rhétorique
onirique, avec ses associations d'images, leur déplacement et leur condensation;
mais elle garde un lien avec la réalité qui modifie celle-ci en invitant à agir,
sans cesser le dialogue dont la structure du Cantique suggère qu'arrivé à son
terme, il est à reprendre da capo, mais doit aussi se prolonger hors texte dans
la réponse du lecteur.
Deux lectures du Cantique sont ensuite proposées. Armand Abécassis
évoque d'abord comment le Cantique est lu dans le monde juif: «Espaces de
lecture du Cantique des cantiques en contexte juif» (p. 185-196). Ce livre
unique, pure çoésie où la forme est tout, n'a pas été accepté sans débat dans
le canon des Écrits. Si on n'a pas osé l'exclure, c'est qu'il offre un
commentaire des premières lois de la Genèse: fructifier et multiplier (1,28), mais aussi
«coller à» sa femme dans un échange entre deux altérités, entre êtres
singuliers, où se dévoile quelque chose de la transcendance (2,24). Le contexte
historique de la canonisation du Cantique est ensuite évoqué: la lutte menée
notamment par Rabbi Aqiba contre certaines tendances hellénistiques
dévalorisant le corps et les réalités terrestres. Et si le Cantique est alors considéré
comme le «saint des saints» de l'Écriture, ce n'est pas forcément qu'il soit le
plus saint - d'autres le sont, qui évoquent l'amour entre Dieu et Israël. Il est
néanmoins saint relativement aux autres par l'amour humain qu'il chante.
Pour les rabbins, cet amour humain est du reste susceptible de transpositions:
il peut évoquer par exemple le rapport entre Israël et les nations.
Médiéviste au Collège de France, Guy Lobrichon brosse ensuite l'histoire
de la réception du Cantique dans le Moyen Âge latin: «Espaces de lecture
du Cantique des cantiques dans l'Occident médiéval (ixe-xve siècle)» (p. 197-
216). Connaissant différentes formes textuelles - la Vulgate ne s'imposera
que très tardivement -, le Cantique fait bien sûr l'objet de lectures dans la
liturgie; mais il est également commenté comme un livre scolaire, repris dans
des drames liturgiques, etc. L'interprétation qui en est faite alors est certes
dominée par l'allégorie, mais les clés de lecture peuvent varier très fort (les
protagonistes des poèmes étant ramenés au Christ et à la sagesse, à l'évêque
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 347
H. Anthologies
Les textes des Pères et des Médiévaux continuent d'être édités et traduits
pour eux-mêmes. On est un peu étonné que les deux Homélies sur le Cantique
d'Origène (sur Ct 1,1-2,14) n'aient pas été traduites en espagnol avant 2000,
tant cet ouvrage est fondateur pour l'exégèse chrétienne du livre10. Origène
(t 254) y propose une lecture ecclésiale du poème, dans lequel il voit une
célébration de l'Alliance entre Dieu et son peuple, qu'il s'agisse d'Israël (perçu
comme l'Église de l'Ancien Testament) ou de l'Eglise d'après la Pentecôte:
Je ne sais pas de façon sûre combien de personnages ce Cantique met
en scène. Grâce à vos prières et grâce à l'action révélante de Dieu, il me
semble que l'on peut distinguer les cas de figure suivants: l'époux,
l'épouse, avec l'épouse un groupe de jeunes filles, avec l'époux un
groupe de compagnons. Certaines interventions sont le fait de l'épouse,
d'autres sont le fait de l'époux; quelques-unes le fait des jeunes filles,
d'autres le fait des compagnons de l'époux. Il est en effet conforme à
l'habitude qu'à l'occasion d'un mariage un groupe de jeunes filles
escorte l'épouse et qu'un groupe de jeunes gens entoure l'époux.
Tout cela, ne le cherche pas au-dehors, ne le cherche pas hors de ceux
«qui ont été sauvés par la prédication de l'Évangile» (1 Co 1,21). Par
«époux» entends le Christ, par «épouse sans tache ni ride» entends
l'Eglise de qui il est écrit: «Pour se présenter à lui-même l'Église
glorieuse n'ayant ni tache ni ride ni rien de tel, mais pour qu'elle soit sainte
et immaculée» (Ep 5,27). Quant à ceux qui, bien qu'étant fidèles, ne
sont cependant pas encore arrivés à l'état qui vient d'être évoqué, mais
semblent n'avoir acquis le salut que selon une certaine mesure, vois en
eux les âmes des croyants et pense aux jeunes filles qui escortent
l'épouse. Par contre, par jeunes gens qui accompagnent l'époux,
comprends les anges et «ceux qui sont parvenus à l'état d'homme parfait»
(Ep 4,13). Voici donc selon moi les quatre types d'interventions: celles
de l'époux et de l'épouse, celles des deux chœurs chantant ensemble,
9 Pour cela, l'ouvrage de Fr. Ohly, Hohelied Studien. Grundzùge einer Geschichte
der Hoheliedauslegung des Abenlands bis um 1200, Wiesbaden, 1958, reste
irremplacé.
10 Origenes, Homilias sobre el Cantar de los cantares. Introduction, traduction
y notas de Samuel Fernândez Eyzaguirre (coll. Biblioteca de Patristica, 51).
Madrid, Editorial Ciudad Nueva, 2000. 124 p. 20,5 x 13,5. Isbn 84-8965 1-85-X. Il
existe au moins deux traductions françaises intégrales de cet ouvrage: l'une par O.
Rousseau (coll. Sources Chrétiennes, 36 bis, 2e éd., Paris, Cerf, 1966), l'autre par R.
Winling (coll. Les Pères dans la foi, 24, Paris, DDB, 1983). Ces traductions sont
réalisées à partir de la version latine de Jérôme, le texte grec des Homélies étant perdu.
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Bearbeitet von H.-U. Rosenbaum (coll. Patristische Texte und Studien, 57), Berlin -
New York, W. de Gruyter, 2004.
16 Théodoret of Cyrus, Commentary on the Song of Songs. Translated with
Introduction and Commentary by Robert C. Hill (coll. Early Christian Studies, 2).
Brisbane, Centre for Early Christian Studies, 2001. 131 p. 21,5 x 14. 43 $. Isbn
0-9577483-2-9.
17 Pour le commentaire de ce texte, voir O. Viciano, «cO ctkotcôç tt^ç àX.T|9eiaç.
Théodoret de Cyr et ses principes herméneutiques dans le prologue du Commentaire
du Cantique des cantiques», dans Letture cristiane dei Libri Sapienziali (coll. Studia
Ephemeridis «Augustinianum», 37), Rome, Institutum Patristicum Augustinianum,
1992, p. 419-437 et J.-N. Guinot, L'exégèse de Théodoret de Cyr (coll. Théologie
historique, 100), Paris, Beauchesne, 1995, p. 264-373.
18 Théodoret de Cyr, Commentaire du Cantique, Prologue (PG 81, col. 33C;
37A).
352 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN
manière de le dire. Tout ce qui lui monte aux lèvres, sous l'impulsion
de l'amour, elle ne l'énonce pas, elle l'éructé. Comment ne l'éructerait-
elle pas, elle qui est si rassasiée et si remplie d'amour?
(...) Faut-il s'étonner qu'elle ait laissé sortir une éructation plutôt que
des mots? S'il te semble qu'elle a prononcé des mots, pense qu'elle les
a éructes, sans style et sans ordre. L'épouse ne considère pas comme une
usurpation de s'appliquer la parole du Prophète: «Mon cœur a éructé
une bonne parole» (Ps 44 [45], 2), car elle est remplie du même esprit
que lui23.
L'hermétisme du Cantique est donc en quelque sorte inhérent au genre
littéraire d'une œuvre dont le propos n'est pas de se rendre pleinement
intelligible et qui, par conséquent, dérobera toujours quelque chose d'elle-même
- peut-être même quelque chose d'essentiel - aux efforts des interprètes pour
en venir à bout.
La Bien-aimée «éructe» (éructât). La formule est en soi étrange et ne
s'explique qu'en référence au verset de psaume cité immédiatement après: Eruc-
tavit cor meum verbum bonum (Ps 44 [45], 2). La Bien-aimée et le psalmiste
ont donc en commun de s'être exprimé «sans style et sans ordre», sous
l'inspiration du même Esprit. Dans la suite du sermon, le verbe «éructer» (eruc-
taré) et le substantif «éructation» (ructus) deviennent quasiment des termes
techniques pour parler des paroles - fussent-elles inarticulées ou réfractaires
aux lois du discours - qui expriment autant d'expériences spirituelles
privilégiées que les auteurs bibliques ont transmises. Bernard les dénombre à
travers les deux Testaments, jusqu'au témoignage de Paul sur son ravissement
au troisième ciel, où il entendit «des paroles ineffables qu'il n'est pas permis
à un homme de dire» (2 Co 12,4). Les textes bibliques - au moins certains
d'entre eux - trouvent donc leur source dans l'expérience spirituelle de leurs
auteurs. Pour Bernard, le Cantique le montre d'une manière exemplaire.
Et cela n'est pas sans conséquence: le lecteur ne pourra prétendre accéder à
l'intelligence du texte que dans la mesure où il participe lui-même à la même
expérience spirituelle. «Si nous ne savons pas ce que l'épouse dit, c'est parce
que nous ne ressentons pas ce qu'elle ressent», écrit l'Abbé de Clairvaux
dans le passage qui vient d'être cité. Et il renchérit peu après:
«Mon bien-aimé à moi, et moi à lui.» Aucun doute c'est l'amour mutuel
des deux amants qui flamboie dans ce passage. (...) Mais qui pourrait
se flatter de connaître clairement ce que l'épouse se glorifie d'avoir reçu
de ce privilège d'amour et d'avoir rendu en échange? Seul le pourrait
celui qui, par une pureté d'esprit et une sainteté de corps extraordinaires,
aurait mérité d'expérimenter en lui-même quelque chose de semblable.
Tout cela se passe dans les mouvements du cœur, et ce n'est pas par la
raison qu'on y arrive, mais par une conformité d'âme. Qu'ils sont peu
nombreux ceux qui peuvent dire: «Contemplant à visage découvert la
le Corpus Christianorum (CM n° 17-18, Turnhout, 1970), mais P.-Y. Émery propose
bon nombre de corrections à cette édition, à partir d'une nouvelle lecture du seul
manuscrit conservé.
32 Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des cantiques 33,2 (trad. P.-Y. Émery).
33 Ibid. 33,3.
34 L. Krinetzki, Kommentar zum Hohenlied. Bildsprache und theologische Bot-
schaft (coll. Beitrâge zur biblischen Exégèse und Théologie, 16), Francfort, 1981,
p. 171.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 359
[7,1 Vg]) comme une désignation de son sexe, lieu de l'union amoureuse35.
Tout cela fait bien entendu l'objet de considérations très spirituelles, mais
celles-ci supposent la pleine reconnaissance de la dimension erotique du
poème. Elles sont même sous-tendues par une lecture qui n'hésite pas à
renforcer la sensualité qui est dans le texte biblique36.
35 Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des cantiques 66,4: «La cuisse
symbolise adéquatement la multiplication de la descendance spirituelle, alors que la
jointure des cuisses (iunctura feminum) exprime avec évidence la sainte union qui relie,
dans la foi au Christ, juifs et nations» (trad. P.-Y. Émery).
36 J. Kristeva, Histoires d'amour, Paris, 1983, p. 97 écrit d'une manière plus
générale: «On peut voir dans le geste de Rabbi Akiba et de tous ceux qui ont appuyé
l'admission du Cantique au titre de texte sacré, à condition de lui donner une lecture
allégorique, non pas une censure de sa valeur erotique amoureuse ou lyrique, mais
bien le contraire. Une reconnaissance de ces implications-là est indispensable à
l'exégèse symbolique qui les sous-entend pour les spiritualiser».
37 Mark W. Elliott, The Song of Songs and Christology in the Early Church
381-451 (coll. Studien und Texte zu Antike und Christentum, 7). Tiibingen, Mohr
Siebeck, 2000. x-206 p. 23 x 15,5. 44 € Isbn 3-16-147394-9.
38 Le Commentaire de Cyrille sur le Cantique est connu uniquement par VEpitomé
de Procope de Gaza sur le Cantique. M.W. Elliott cite les fragments de Cyrille d'après
l'édition d'A. Mai (1844) reproduite en PG 69, ce. 1277-1293. Cette édition, qui suit
un manuscrit de l'Epitomé où les extraits exégétiques sont souvent mal attribués
(Vat. gr. 1442, XVIe s.), n'est pas fiable. Il faut éliminer les textes suivants: c. 1281
360 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN
CIO - c. 1284 A10 (Aiyei ôè kcù êxépœGi ... àX,î|0eiaç èXGeîv) = Grégoire de
Nysse, Homélies sur Cantique IV, 2,6 (éd. H. Langerbeck, GNO 6, p. 129, 1. 17 -
p. 130, 1. 3); c. 1284 A11-C2 (ôià uèv xoû eôoovûuou ... bnb xoû vuuxpiou vj/uxf))
= Nil, Commentaire du Cantique, §48 (éd. M.-G. Guérard, SC 403, p. 260, 1. 1*-
p. 262, 1. 25); c. 1284 C3 - c. 1285 A8 (xaûxa rcpôç xfjv xrâv ... xfjç xo\if\ç,
ôvouaÇouévTi) = sans doute Origène, Commentaire, III, 1 1,9-23 (cf. éd. W.A. Baeh-
rens, GCS 33, p. LIV, 3); c. 1288 Dl - c. 1289 Al 1 (xaùxa rcapà xrâv qritaov . . . rcpo-
xiGéaai xà> X,6yo|xévcp) = Grégoire, Homélies sur Cantique VIII, 4,9 (éd. H.
Langerbeck, p. 257, 1. 17sq., très récrit dans VEpitomé); c. 1289 C3-D5 (àicoXooOcoç xàç
Kvf|uaç ... xoîç Xoyiauoîç èurcoioîivxoç) = Grégoire, Homélies sur Cantique XIV,
5,15 (éd. H. Langerbeck, p. 415, 1. 13 - p. 419, 1. 18). Par contre, il faut ajouter au
moins trois péricopes, que les plus anciens manuscrits de VEpitomé (BNF, Paris, gr.
153, XIIe s.; 154, XIIIe s.; 172, xve s.) attribuent à Cyrille mais qui, étant anonymes
(ou mal attribués) dans le Vat. gr. 1442, n'ont pas été reprises par A. Mai dans son
édition de Cyrille: PG 17, c. 273 B11-C3 (àicôXouGa xaùxa ... Kâxeun ôpôaoç, à
tort sous le nom d'Origène); PG 87/2, c. 1625 A13 (KÀ,ivr|v ... À.éyei, sous le nom
de Philon) et c. 1732 Bll-13 (àrceiioxÇei ôè ... Ôexouévcov xôv A-ôyov, anonyme).
- Les textes cités par M.W. Elliott sous le nom de Cyrille p. 73-74 doivent être
restitués à Grégoire de Nysse (n. 100) et à Nil d'Ancyre (n. 102 et 105).
39 Armando Genovese, S. Agostino e il Cantico dei cantici. Tra esegesi e teolo-
gia (coll. Studia Ephemeridis Augustinianum, 80). Rome, Institutum Patristicum
Augustinianum, 2002. 24 x 16,5, 210 p. Isbn 88-7961-013-9.
40 Augustin, De doctrina christiana, I, 35,39 (§84) et 36,40 (§86), cité ici d'après
la trad. de G. Combes et J. Farges (BA 11, p. 230).
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 36 1
plenitudo et finis... dilectio. À travers les Écritures qu'il inspire, Dieu, qui
est Amour, ne peut qu'aimer et vouloir qu'on l'aime. Le commandement
d'aimer s'adresse aux auteurs bibliques, dont les écrits (pour être dignes de
Dieu) devront naître de l'amour et être orientés vers l'amour de Dieu et du
prochain. À leur tour, les exégètes sont soumis, dans leur travail même
d'interprétation, à la loi de l'amour: la charité doit être tout à la fois l'origine,
l'objet et la fin de l'exégèse, obéissante envers le fondamental
commandement divin41.
Pour ce qui est plus précisément du Cantique, l'évêque d'Hippone insiste
sur son caractère hautement énigmatique:
Ces cantiques sont des énigmes; ils ne sont compris que par de rares
connaisseurs; ils ne sont accessibles qu'à quelques-uns de ceux qui
frappent à leur porte42.
Illa cantica aenigmata sunt: voilà une phrase que ne renieraient sans doute
pas les auteurs récents qui redécouvrent la dimension d'énigme comme
«un trait du code narratif du Cantique»43 ou qui voient en lui «un mashal,
une parabole poétique soumise à notre perspicacité»44. Or, parler d'énigme
à propos du Cantique, ce n'est pas renoncer à en tirer un sens; c'est affirmer
que les mots du poème débordent tout sens trop immobile45.
L'évêque d'Hippone reconnaît de nombreuses vertus à cette dimension
d'énigme: elle exige des lecteurs un effort de recherche (exercitatio) qui
aiguise leur intelligence, tout en excitant le désir de comprendre et en
augmentant le plaisir de la découverte46. Elle exclut les lecteurs indignes, mais
fournit aux plus doctes l'occasion d'accroître leur savoir. L'obscurité même
des Écritures valorise la vérité, selon ce principe qu'un accès trop immédiat
ne convient pas au plus haut savoir.
Le Cantique des cantiques est une sorte de volupté spirituelle des âmes
saintes dans les épousailles du roi et de la reine, c'est-à-dire du Christ
V. Le Targum
47 Augustin, De civitate Dei, XVII, 20,2 (trad. L. Jerphagnon et coll., Paris, 2000,
p. 760).
48 Les pages un peu rapides qu'A. Genovese consacre à Yexercitatio (p. 172-173)
pourront être complétées par exemple à partir de l'article de Jean Pépin, «Saint
Augustin et la fonction protreptique de l'allégorie», dans Recherches augustiniennes, t. 1,
1958, p. 243-286, repris dans Id., La tradition de l'allégorie. De Philon d'Alexandrie
à Dante, t. 2: Études historiques {Collection des Etudes augustiniennes. Série Antiquité,
120), Paris, 1987, p. 91-136 (absent de la bibliographie d'A. Genovese). Voir aussi
l'étude récente d'I. Bochet, «Le Firmament de l'Écriture». L'herméneutique augus-
tinienne (Collection des Études augustiniennes. Série Antiquité, 172), Paris, 2004.
49 Ct 1,8 LXX et Vulg.: «Si tu ne connais pas toi-même, belle entre les femmes»
vs Hébreu: «Si tu n'en sais rien, belle entre les femmes».
50 Ct 2,4 LXX: «Ordonnez en moi la charité», Vulg. : «II a ordonné en moi la
charité» vs Hébreu: «son étendard au-dessus de moi, c'est l'Amour» (trad. conjecturale).
51 Ct 2,5 LXX: «Je suis blessé d'amour» vs Vulg. et Hébreu: «Je suis malade
d'amour».
52 Ct 4,8 LXX: «Tu traverseras depuis le début de la foi» vs Hébreu (cf. Vulg.):
«Tu quitteras le sommet de l'Amana».
53 Ct 1,2 LXX et Vulg. (paroles adressées au Bien-aimé): «Tes seins sont
meilleurs que le vin» vs Hébreu: «Tes caresses sont meilleures que le vin». Cf. C.W.
Bynum, Jésus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages,
Berkeley, 1982, p. 110-169.
54 The Targum of Canticles. Translated with a Critical Introduction, Apparatus
and Notes by Philip S. Alexander (coll. The Aramaic Bible, 17A). Londres,
T&T Clark, 2003. XVIII-229 p. 26 x 18. 65 £. Isbn 0-567-09474-X.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 363
55 Le Targum est cité ici d'après la traduction française de Fr. Manns, «Le
Targum du Cantique des cantiques. Introduction et traduction du codex Vatican Urbi-
nati I», dans Liber Annuus, t. 41, 1991, p. 223-301.
364 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN
(1998), Tremper Longman III (2001), Gianni Barbiero (2004), Yair Zakovitch
(2004) et Yves Simoens (2004)56, ainsi que de la monographie de George M.
Schwab sur le message du Cantique relatif à l'amour humain57. Tous ces
auteurs s'accordent pour considérer l'interprétation anthropologique du
poème comme étant la plus obvie, ce qui n'exclut pas a priori d'autres modes
de lecture, mais ceux-ci sont nécessairement seconds. Aux derniers
défenseurs d'une lecture allégorique, qui argumentent - comme Théodoret - à
partir des textes prophétiques où l'Alliance entre Dieu et son peuple est évoquée
à travers l'allégorie des amours, tantôt heureuses, tantôt déçues, d'un homme
et d'une femme58, les auteurs cités objectent que, dans les parallèles invoqués,
l'intention métaphorique est toujours clairement signifiée par le contexte, et
la hiérarchie entre les partenaires toujours respectée, ce qui n'est pas le cas
dans le Cantique, où la relation entre l'homme et la femme présente un
caractère symétrique nettement accusé. En d'autres mots, il est reproché aux allé-
goristes d'utiliser, pour interpréter le Cantique, une clef trouvée en dehors du
texte - et même en-dehors des écrits de sagesse parmi lesquels le poème se
donne à lire aussi bien dans les Bibles juives que chrétiennes. On le lira donc,
dans son sens obvie, comme un texte qui parle de l'amour entre un homme
et une femme. A. LaCocque (p. 54-55) et G. Barbiero (p. 50) invoquent en
outre, comme un argument péremptoire, le verset suivant:
Sous le pommier, je t'ai réveillé,
là où t'a enfanté ta mère,
là où t'a enfanté celle qui t'a donné le jour (Ct 8,5b).
Tel qu'il a été vocalisé par les Massorètes, ce verset ne peut être dit que
par la Bien-aimée s'adressant à son aimé et, comme il n'y aurait aucun sens
à parler de l'enfantement du Dieu d'Israël par sa mère, la lecture allégorique,
qui identifie le Bien-aimé avec Dieu, serait rigoureusement impossible59.
S'ils s'accordent pour rejeter l'interprétation allégorique comme
appartenant à un âge révolu de la lecture du texte, les commentateurs récents ne sont
pas pour autant d'accord sur l'exégèse du livre. Les points de divergence
portent sur la date de l'œuvre, qu'O. Keel (p. 15) veut situer entre le vme et
le vie s. avant J.-C, alors que A. LaCocque (p. 192-194), G. Barbiero (p. 44-
45) et Y. Zakovitch (p. 66-67) optent pour l'époque ptolémaïque (au moins
pour ce qui est de la rédaction finale) et que Tr. Longman (p. 17-19) se
montre perplexe sur la possibilité de dater le Cantique, d'autant plus qu'il
pourrait bien recueillir des poèmes d'âges différents60.
A. LaCocque (p. 39-53) tient beaucoup à ce que l'auteur du Cantique soit
une femme61, ce qu'Y. Simoens est prêt à accepter (p. 11), comme aussi,
semble-t-il, Y. Zakovitch (p. 45-46), mais Tr. Longman juge l'hypothèse
indémontrable et finalement sans grand intérêt: «The discussions of the gen-
der of the author of the Song reveals more about us as commentators than it
does about the Song» (p. 9).
Pour O. Keel, Tr. Longman et Y. Zakovitch, le Cantique est une
anthologie de poèmes amoureux: «The book is something like an erotic psalter (thus
Songs)», écrit Tr. Longman (p. 2). L'ensemble ne présente pas de
composition formelle rigoureusement poursuivie d'un bout à l'autre (cf. Longman,
p. 48). Il a pu être précédé par de petits recueils, ce qui semble à O. Keel
(p. 30) la meilleure explication à la présence de doublets62. Ces auteurs ont
donc tendance à proposer un commentaire qui atomise le Cantique en unités
de nombre variable: 23 (Tr. Longman), 32 (Y. Zakovitch), 43 (O. Keel). Par
contre, G. Barbiero et Y. Simoens estiment que les doublets et autres éléments
"duo"63 Y.ménagé
Simoens,
en 4,16
Le Cantique
et 5,1, et non
des seulement
cantiques (n.
la finale
56), p.de 75:
5,1, «C'est
qui sertsans
de centre
doute le
littéraire à tout le Cantique. Le vocabulaire de l'alimentation s'accumule en fin de 4,16
et remplit 5,1, ce qui donne une signification symbolique à cette nourriture. Elle
exprime l'union des corps, par un rejaillissement des développements précédents sur
ce "nœud" du texte. Réciproquement, le banquet rejaillit par ricochet sur les mêmes
développements » .
64 Dans le même sens: O. Keel, Le Cantique des cantiques (n. 56), p. 47.
65 Cf. G. Barbiero, Cantico dei Cantici (n. 56), p. 78: «II Cantico non vuole esal-
tare i rapporti extramatrimoniali (si veda Ct 8,6!)»; cf. ibid., p. 149.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 367
66 G.M. Schwab, The Song of Songs' Cautionary Message (n. 57), p. 108: «The
message of the Song of Songs is found to be twofold. On the one hand, love is com-
mended, celebrated, reveled in, and assumed. The Song does not shy from physical
descriptions of the maie and female body - complète with références to the genitalia
and mammaries. Love and sexuality are unashamedly tendered. On the other hand,
love is also shown to be a dangerous and risky endeavor that may drive lovers into
frantic and selfdestructive behaviors».
67 L'ouvrage ne contient pas moins de 160 illustrations, dont beaucoup sont
reproduites en Appendice du commentaire de G. Barbiero (p. 483-531).
68 L'expression «the most unbiblical book of the Bible» est reprise à CL. Meyers,
Discovering Eve, New York, 1988, p. 177.
368 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN
74 Les manuscrits hébreux de la tradition Ben Asher ont en effet cette graphie, en
un mot. Les versions anciennes ont interprété la finale -yah comme un suffixe
possessif; on traduira alors: «ses flèches sont des flèches de feu, (elles sont) sa flamme».
Mais les manuscrits hébreux de la tradition Ben Nephtali découpent le mot en deux :
shalhèbèth yah («flamme de Yah»).
75 A. LaCocque, Romance She Wrote (n. 56), p. 172, 173, 176. L'A. écrit dans
le même sens
"biblique" de tous
dans les
Subversives
livres bibliques,
(n. 61), (...)
p. 162-163:
le message,
«Encaché
ce livre
derrière
qui est
l'esthétique
le moins
de la poésie (mais non derrière un ésotérisme allégorique), est décidément
théologique. (...) L'amour, l'amour "tout court", l'amour fidèle et pleinement assumé, est
reflet de l'Alliance entre le divin et l'humain. C'est probablement dans ce sens qu'il
faut lire Ct 8,6 comparant l'amour à "une flamme de Yah [weh]". (...) Contre l'idée
d'une déification de l'amour dans le Cantique, sa description comme "une flamme
de Yah" indique justement que l'amour humain reflète l'amour divin».
370 J.-M. AUWERS & A. WÉNESf
Dieu ne s'est encore servi que pour créer du neuf plus beau qu'au
commencement, l'amour humain contient en l'expérimentant son propre
dépassement». L'opposition entre une lecture anthropologique et une lecture
théologique est ici franchie76.
Enfin, en ce qui concerne la canonicité du Cantique, Tr. Longman (p. 56-
58) et G. Barbiero (p. 17-19) font remarquer que, si les rabbins ont interprété
le Cantique dans un sens allégorique dès le Ier siècle de notre ère, cela
n'implique pas nécessairement que le livre soit entré dans le canon par le biais
d'une telle interprétation. L'interprétation allégorique pourrait être un effet
de la canonisation du livre, plutôt que sa cause déterminante77.
76 Y. Simoens, Le Cantique des cantiques (n. 56), p. 113: «Le désir de Dieu n'a
pas où mieux se loger que dans le désir de l'homme ou de la femme, par leur
commune et mutuelle ordination au dessein créateur».
77 Cf. J. Luzarraga, «El Cantar de los cantares en el Canon biblico», dans Gre-
gorianum, t. 83, 2002, p. 5-63. - En sens contraire: A. LaCocque, «L'insertion du
Cantique des Cantiques dans le Canon», dans Revue d'Histoire et de Philosophie
Religieuses, t. 42, 1962, p. 38-44, renié par le même auteur dans Romance She Wrote
(n. 56), p. 3, n. 2.
78 Jean-Emmanuel de Ena, Sens et interprétations du Cantique des Cantiques. Sens
textuel, sens directionnels et cadre du texte. Préface d'Adrian Schenker (coll. Lectio
Divina, 194). Paris, Cerf, 2004. 297 p. 21,5 x 13,5. 28 €. Isbn 2-204-07295-8.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 37 1
79 Le sens textuel est défini comme «celui qui permet à un texte, au jugement
d'un interprète, de renvoyer de manière permanente à une même réalité, compte tenu
du caractère de son langage, de l'époque de sa production et de ceux à qui il est
originairement destiné, faisant de lui ce texte avec son sens propre (différent d'un autre
texte avec un autre sens)» (p. 68).
372 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN
Précisément parce que le texte du Cantique se dérobe sans cesse aux prises
du lecteur, il présente un intérêt tout particulier. C'est qu'il offre un terrain
d'observation idéal du rapport entre un texte biblique et son lecteur. L'étude
de J.-E. de Ena présentée ci-dessus en donne un bel exemple. Mais le
colloque de Toulouse dont il a été question au début de cet article était
précisément centré sur cette même problématique. Partant du Cantique et de ses
lectures, il voulait offrir, comme l'indique le titre des Actes, une occasion de
réfléchir aux nouvelles voies de l'exégèse et à la manière spécifique dont est
perçue aujourd'hui la tâche du lecteur de la Bible dans le cadre du renouveau
de l'herméneutique. «Le livre ouvert ne doit pas devenir un livre lisse,
insignifiant. [...] Il s'agit bien, en lisant, de faire l'expérience de l'autre, qui ne
se trouve qu'en passant par l'épreuve du "chercher", qui ne va pas sans délai,
sans labeur, sans déception, sans surprise aussi»80. N'est-ce pas de cet effort
multiple et sans cesse repris que témoignent les études présentées dans ces
pages?
80 A.-M. Pelletier, «Le livre ouvert», dans Les nouvelles voies de l'exégèse
(n. 2), p. 321-345, citation p. 344.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 373