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Revue théologique de Louvain

Problèmes herméneutiques dans l'interprétation du Cantique des


cantiques
Jean-Marie Auwers, André Wénin

Résumé
Cet article rend compte d'une vingtaine de publications récentes consacrées à l'interprétation du Cantique des cantiques, depuis
les Pères de l'Église et les Médiévaux (monographies sur l'exégèse patristique, traductions de commentaires patristiques et
médiévaux, anthologies) jusqu'aux exégètes modernes (O. Keel, A. LaCocque, Tr. Longman III, G. Barbiero, Y. Zakovitch et Y.
Simoens) en passant par le Targum du Cantique (récemment traduit en anglais). Le panorama des interprétations ainsi offert
est très contrasté. Le Cantique offre un terrain d'observation idéal du rapport entre un texte biblique et son lecteur.

Abstract
This article reviews about twenty recent publications devoted to the interpretation of the Song of Songs, from the Church
Fathers and Mediaeval writers (monographs on patristic exegesis, translations of patristic and mediaeval commentaries,
anthologies) up to modem exegetes (O. Keel, A. LaCocque, Tr. Longman III, G. Barbiero, Y. Zakovitch and Y. Simoens) with a
look at the Targum of Canticles (recently translated into English) on the way. The panorama of interprétations is very varied. The
Song of Songs offers an ideal observation ground for the relationship between the Biblical text and its reader.

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Auwers Jean-Marie, Wénin André. Problèmes herméneutiques dans l'interprétation du Cantique des cantiques. In: Revue
théologique de Louvain, 36ᵉ année, fasc. 3, 2005. pp. 344-373;

http://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2005_num_36_3_3453

Document généré le 16/02/2017


Revue théologique de Louvain, 36, 2005, 344-373.
J.-M. Auwers, A. Wénin

Problèmes herméneutiques dans l'interprétation


du Cantique des cantiques

For the Bible reader,


the interprétation of the Song ofSongs
is the hermeneutical challenge par excellence1

Le Cantique des cantiques continue de susciter recherches et débats en


tous sens. Dans les dernières années, plusieurs études ont été publiées
touchant à divers aspects de cet écrit biblique, de son interprétation et de
l'histoire de sa réception. Des anthologies de textes sur le Cantique ont vu le
jour; plusieurs commentaires patristiques et médiévaux du Cantique ont
connu des traductions - travail qui est de nature à nourrir la réflexion sur
l'herméneutique de l'écrit biblique; dans le même sens, des travaux sur
l'exégèse patristique se développent. La tradition juive ancienne n'est pas en reste,
avec une nouvelle version anglaise du Targum, tandis que plusieurs
commentaires ont également été récemment édités, montrant que la tendance
actuelle est à la réhabilitation du sens littéral du Cantique. Ce sont ces divers
types d'études que nous allons présenter ici.

I. Un colloque sur le Cantique

En septembre 2001, l'Association Catholique Française pour l'Étude de la


Bible (ACFEB) a organisé un colloque autour du Cantique des cantiques.
Les Actes ont été publiés sous le titre Les nouvelles voies de l'exégèse2.
Diverses approches du poème sont proposées à titre d'illustration de la
multiplicité des lectures auxquelles peut se prêter un texte biblique. Ils forment
néanmoins un bel ensemble, permettant au lecteur de prendre la mesure de
la beauté mais aussi de la complexité de la lecture de ce livre ainsi que de
l'intérêt de l'approcher par des biais différents.
Auteure d'une thèse remarquée sur la réception du Cantique3, Mme Anne-
Marie Pelletier introduit la question du Cantique en posant quelques points
de repère essentiels: «Le Cantique des cantiques: un texte et ses lectures»

1 André LaCocque, Romance She Wrote. A Hermeneutical Essay on Song of


Songs, Harrisburg, 1998, p. 6.
2 Jacques Nieuviarts et Pierre Debergé (éd.), Les nouvelles voies de l'exégèse.
En lisant le Cantique des Cantiques. XIXe congrès de l'A.C.F.E.B. (coll. Lectio
Divina 190), Paris, Cerf, 2002, 374 p. 21,5 x 13,5. 29 €. Isbn 2-204-06932-9.
3 Anne-Marie Pelletier, Lectures du Cantique des cantiques. De l'énigme du
sens aux figures du lecteur (coll. Analecta Biblica, 121), Rome, Pontificio Istituto
Biblico, 1989.
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(p. 75-101). Livre profondément paradoxal, le Cantique pose bien des


problèmes à l'exégèse. Tout y est objet de discussion, en effet: datation,
structure, objet, personnages et locuteurs supposés, sources, influences culturelles,
liens intertextuels, canonicité. Quant à l'histoire de son interprétation, elle est
tout aussi complexe. Si les lectures allégoriques ont longtemps prévalu sur
celles qui privilégient le sens littéral, de nos jours, beaucoup approchent le
Cantique comme un poème d'amour, même si cela n'interdit pas une possible
relecture théologique; peu soutiennent encore une interprétation allégorique,
mais d'autres lectures voient le jour. Un tel état de choses peut se
comprendre: qu'est-ce que le Cantique, en effet, sinon un chassé-croisé de paroles
vives donnant voix à l'amour, une écriture métaphorique où le sens obvie est
sans cesse retravaillé comme pour interdire une interprétation univoque, une
sorte d'énigme qui attend qu'on la décrypte. Mais, comme tout écrit de
sagesse, le Cantique requiert du lecteur qu'il renonce à savoir, pour entrer
dans une incessante recherche.
Les lectures actuelles caractérisées par une redécouverte de la lettre du
Cantique retiennent l'attention de Michel Berder: «La lettre retrouvée?
Lectures actuelles du Cantique et sens littéral» (p. 103-128). Ses réflexions
portent sur les questions actuelles autour de la notion de sens littéral, une
problématique renouvelée aujourd'hui par les recherches herméneutiques. Pour
ce qui est du Cantique, parallèlement à la recherche historique, se
développent de nouvelles exégèses essentiellement synchroniques qui compliquent
l'approche du sens littéral du Cantique et de sa portée pour ses premiers
lecteurs. Les nombreuses interprétations modernes qui tentent de rendre compte
de ce sens montrent que la lecture a tout avantage à garder une certaine
ouverture à ce propos, d'autant que la notion d'intention de l'auteur est aujourd'hui
questionnée. Quant au chercheur, il restera attentif à la complexité du texte
du Cantique, à son caractère poétique et à la sur-interprétation que
permettent la langue hébraïque et le monde poétique. Sans négliger l'exégèse
historique classique, il ne dédaignera pas de prêter l'oreille aux voix multiples
qui s'expriment dans d'autres types d'approches, sans demander à celles-ci
ce qu'elles ne peuvent donner.
Dans l'article suivant, le co-signataire de ces lignes Jean-Marie Auwers
montre l'ampleur et la variété de la réception du Cantique chez les Pères
grecs: «Lectures patristiques du Cantique des cantiques» (p. 129-157).
Visitant les commentaires sur base du bilan qu'en dresse Théodoret de Cyr vers
430, il montre que la lecture littérale de Théodore de Mopsueste -
apparemment isolée dans le panorama des lectures spirituelles recourant à des
typologies variées et exploitant les détails du texte en des sens divers - n'est
pourtant pas l'unique approche non religieuse du Cantique à l'époque.
L'éclatement de l'interprétation typologique des détails a poussé, à partir du milieu
du Ve siècle, à la constitution de chaînes exégétiques regroupant, verset par
verset, les avis de divers commentateurs: ceux-ci sont juxtaposés, fondés et
paraphrasés, ou parfois encore résumés. Ces chaînes - comme le montre celle
de Procope à propos de Ct 1,2 - apportent la preuve que, loin de se répéter
l'un l'autre, les Pères ne craignent pas de se contredire. Au-delà de cette
diversité, ils développent néanmoins une attitude commune: tous interprètent
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le Cantique selon une typologie qui s'enracine dans le canon des Écritures,
car tel est le contexte dans lequel ce livre peut déployer tout son sens, au-
delà du sens littéral qui reste superficiel. Quant à l'objet du Cantique, il n'est
autre que l'expérience chrétienne.
Pour l'exégèse actuelle, le Cantique est d'abord le plus beau poème
biblique. C'est à la découverte de l'atelier du poète que nous emmène Jean-
Pierre Sonnet: «Le Cantique: la fabrique poétique» (p. 159-184).
Caractéristique de la poésie hébraïque, le parallélisme n'est guère utilisé dans le
Cantique que pour souligner l'alternance entre la femme et l'homme en
dialogue. C'est par la parole que ceux-ci s'unissent, dans leur chant alterné où
les corps deviennent poèmes grâce aux vertus de la métaphore. Trait le plus
marquant de la poétique du Cantique, l'usage constant de la métaphore est
une émanation de l'amour en butte à l'opposition. Aussi, tout est matière à
métaphore: la nature, la terre, les produits du savoir-faire humain. Ce recours
à la métaphore, et à la métonymie qui en explore les ramifications, est unique
dans l'univers biblique par sa façon de faire basculer le monde des amants
dans celui de leurs images. Une telle façon de faire tient de la rhétorique
onirique, avec ses associations d'images, leur déplacement et leur condensation;
mais elle garde un lien avec la réalité qui modifie celle-ci en invitant à agir,
sans cesser le dialogue dont la structure du Cantique suggère qu'arrivé à son
terme, il est à reprendre da capo, mais doit aussi se prolonger hors texte dans
la réponse du lecteur.
Deux lectures du Cantique sont ensuite proposées. Armand Abécassis
évoque d'abord comment le Cantique est lu dans le monde juif: «Espaces de
lecture du Cantique des cantiques en contexte juif» (p. 185-196). Ce livre
unique, pure çoésie où la forme est tout, n'a pas été accepté sans débat dans
le canon des Écrits. Si on n'a pas osé l'exclure, c'est qu'il offre un
commentaire des premières lois de la Genèse: fructifier et multiplier (1,28), mais aussi
«coller à» sa femme dans un échange entre deux altérités, entre êtres
singuliers, où se dévoile quelque chose de la transcendance (2,24). Le contexte
historique de la canonisation du Cantique est ensuite évoqué: la lutte menée
notamment par Rabbi Aqiba contre certaines tendances hellénistiques
dévalorisant le corps et les réalités terrestres. Et si le Cantique est alors considéré
comme le «saint des saints» de l'Écriture, ce n'est pas forcément qu'il soit le
plus saint - d'autres le sont, qui évoquent l'amour entre Dieu et Israël. Il est
néanmoins saint relativement aux autres par l'amour humain qu'il chante.
Pour les rabbins, cet amour humain est du reste susceptible de transpositions:
il peut évoquer par exemple le rapport entre Israël et les nations.
Médiéviste au Collège de France, Guy Lobrichon brosse ensuite l'histoire
de la réception du Cantique dans le Moyen Âge latin: «Espaces de lecture
du Cantique des cantiques dans l'Occident médiéval (ixe-xve siècle)» (p. 197-
216). Connaissant différentes formes textuelles - la Vulgate ne s'imposera
que très tardivement -, le Cantique fait bien sûr l'objet de lectures dans la
liturgie; mais il est également commenté comme un livre scolaire, repris dans
des drames liturgiques, etc. L'interprétation qui en est faite alors est certes
dominée par l'allégorie, mais les clés de lecture peuvent varier très fort (les
protagonistes des poèmes étant ramenés au Christ et à la sagesse, à l'évêque
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et à son Église, à l'âme et à Dieu); de même l'application à Marie n'est pas


rare. Deux exemples sont ensuite évoqués pour illustrer l'usage du Cantique
dans la pédagogie religieuse de l'époque: le cantique de la Dame (xne siècle)
et la Bible des Pauvres (XIVe siècle). Le Cantique a donc connu, dans
l'Occident chrétien, un sort plus enviable que bien d'autres livres du premier
Testament: il a été une authentique source de spiritualité chrétienne et il a
bénéficié d'une large variété d'interprétations.

H. Anthologies

Du caractère foisonnant des lectures du Cantique, on peut facilement se


rendre compte en parcourant les anthologies, dont trois viennent d'être
publiées, de genres tout à fait différents. Anne Mars a rassemblé, en
traduction française, des textes sur le Cantique (ou inspirés par lui) empruntés à
trente-cinq auteurs (plus quelques hymnes anciennes qui ont été créées à
partir de lui)4. Le but poursuivi est de donner un aperçu des différentes
interprétations qui ont pu être faites du Cantique, depuis les Pères de l'Église jusqu'à
Umberto Eco, en passant par la tradition liturgique éthiopienne et la kabbale
juive, Thérèse d'Avila, Bossuet ou encore Paul Claudel. On peut regretter
l'absence complète de Théodore de Mopsueste, en qui bien des commentateurs
modernes du Cantique reconnaissent un précurseur en même temps que la
première victime de l'impérialisme de l'allégorie. Parmi les textes atypiques
contenus dans ce recueil, on peut citer la notice du Dictionnaire philosophique
de Voltaire, qui qualifie le poème de «petite églogue voluptueuse» et de
«rhapsodie inepte» (p. 252-253), les pages où Jean Guitton s'efforce de
dédoubler le personnage masculin du Cantique entre le roi Salomon et un
berger, tous deux amoureux de la Bien-aimée (p. 278-280), le texte de Julia
Kristeva qui voit dans le Cantique «un dépassement subtil de l'erotique»
(p. 285) et l'extrait du Nom de la Rosé, où Eco donne la parole à un tout jeune
moine qui, pour décrire sa première émotion amoureuse, reprend à son compte
«des paroles certainement dites pour d'autres fins» (p. 288): c'est donc la
lecture erotique du Cantique biblique qui est ici présentée comme seconde
— ce qu'elle est effectivement au sein de la tradition Chrétienne. Voltaire
soulève quelques objections contre la lecture allégorique traditionnelle («il faut
avouer que l'allégorie est un peu forte»); P. Claudel montre ce qu'a de
décevant, du seul point de vue poétique, une interprétation purement littérale.
Dans l'anthologie constituée par Richard A. Norris, les textes des
différents auteurs cités s'entremêlent selon l'ordre du texte biblique5. Les

4 Le Cantique des cantiques, du roi Salomon à Umberto Eco. Anthologie. Textes


choisis et présentés par Anne Mars (coll. Epiphanie). Paris, Cerf, 2003, 297 p.
19,5 x 14. 19 €. Isbn 2-204-06999-X.
5 The Song ofSongs Interpreted by Early Christian and Médiéval Commentators.
Translated and edited by Richard A. Norris (coll. The Church's Bible). Grand Rapids
(Michigan) - Cambridge (U.K.), W.B. Eerdmans, 2003, xxi-325 p. 26 x 18. 40 $.
Isbn 0-8028-2579-6.
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117 versets du Cantique des cantiques sont répartis en 24 sections, pour


lesquelles R.A. Norris donne une double traduction, d'après la Septante et
d'après la Vulgate. Chaque section est ensuite commentée, verset par verset,
par un large choix de citations d'auteurs patristiques et médiévaux,
principalement Origène (t 254), Grégoire de Nysse (t 390), Ambroise de Milan
(t 397), Augustin (t 430), Grégoire le Grand (t 604), Apponius6, Bède le
Vénérable (t 735), Bernard de Clairvaux (t 1153) et Guillaume de Saint-
Thierry (t 1148), sans oublier la Glose ordinaire. Au total, 192 extraits ont
été traduits pour la circonstance dans un anglais idiomatique. Avant de
fournir les grandes lignes de l'exégèse ancienne du Cantique, l'Introduction
présente le propos de la nouvelle collection qu'inaugure ce volume et qui renoue
avec le genre des chaînes exégétiques. Les auteurs mentionnés sont
brièvement présentés dans un premier Appendice (p. 298-302).
L'ouvrage publié par Russell J. DeSimone sous le titre The Bride and the
Bride groom of the Fathers offre une anthologie d'interprétations
patristiques, présentées dans un ordre chronologique, jusqu'à Apponius et Jean
Damascène (t 750)7. Comme, au sein de la tradition chrétienne, il n'y a pas
d'ouvrages spécifiquement consacrés au Cantique avant les homélies d'Hip-
polyte et d'Origène, la première partie du travail de R.J. DeSimone offre
les résultats d'une enquête sur les premières allusions au Cantique dans la
littérature chrétienne, à commencer par les Odes de Salomon (début du
IIe s.), qui démarquent déjà le Cantique en plusieurs passages8. Plusieurs
auteurs majeurs sont complètement passés sous silence (Grégoire de Nysse,
Théodoret, Théodore de Mopsueste) ou brièvement mentionnés (Grégoire
d'Elvire, Grégoire le Grand); le Commentaire du Cantique de Nil d'Ancyre
(vers 400) n'est pas exploité, pas plus que celui de Philon de Karpasia
(vers 400 également). La raison en est que l'A. entend offrir une
anthologie d'interprétations, plutôt qu'une anthologie de textes. Il a donc omis
ceux qui auraient été répétitifs, préférant mettre à la disposition des textes
plus difficilement accessibles, soit qu'ils ne sont pas traduits en une langue
moderne (c'est le cas d'Hippolyte), soit qu'ils sont enfouis dans des
traités où on n'aurait pas l'idée de chercher des commentaires de passages du
Cantique (c'est le cas de Y Ancoratus d'Épiphane de Salamine, t 403).

6 Pour Apponius, R. Norris et R.J. DeSimone (ci-dessous, n. 7) en restent à la


datation proposée par B. de Vregille et L. Neyrand dans leur édition des Sources
chrétiennes (n° 420, p. 119), à savoir le début du Ve siècle. De bons arguments
militent pourtant en faveur du vne siècle (cf. P. Hamblenne, «Apponius: le moment, une
patrie», dans Augustinianum, t. 41, 2001, p. 425-464).
7 Russell J. DeSimone, The Bride and the Bridegroom of the Fathers. An Antho-
logy of Patristic Interprétations of the Song of Songs (coll. Sussidi patristici, 10).
Rome, Istituto Patristico «Augustinianum», 2000, 140 p. 22 x 15,5. Isbn 88-7961-
029-5.
8 La question de savoir si le Nouveau Testament fait ou non allusion au Ct n'est
pas abordée dans cet ouvrage. Sur ce sujet, voir en dernier lieu A.R. Windsor, A King
is Bound to the Tresses. Allusions to the Song of Songs in the Fourth Gospel (coll.
Studies in Biblical Literature, 6), New York, Peter Lang, 1999.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 349

Le but n'est donc pas de donner un tableau complet de l'exégèse patristique


du Cantique9.

III. Traductions de textes patristiques et médiévaux

Les textes des Pères et des Médiévaux continuent d'être édités et traduits
pour eux-mêmes. On est un peu étonné que les deux Homélies sur le Cantique
d'Origène (sur Ct 1,1-2,14) n'aient pas été traduites en espagnol avant 2000,
tant cet ouvrage est fondateur pour l'exégèse chrétienne du livre10. Origène
(t 254) y propose une lecture ecclésiale du poème, dans lequel il voit une
célébration de l'Alliance entre Dieu et son peuple, qu'il s'agisse d'Israël (perçu
comme l'Église de l'Ancien Testament) ou de l'Eglise d'après la Pentecôte:
Je ne sais pas de façon sûre combien de personnages ce Cantique met
en scène. Grâce à vos prières et grâce à l'action révélante de Dieu, il me
semble que l'on peut distinguer les cas de figure suivants: l'époux,
l'épouse, avec l'épouse un groupe de jeunes filles, avec l'époux un
groupe de compagnons. Certaines interventions sont le fait de l'épouse,
d'autres sont le fait de l'époux; quelques-unes le fait des jeunes filles,
d'autres le fait des compagnons de l'époux. Il est en effet conforme à
l'habitude qu'à l'occasion d'un mariage un groupe de jeunes filles
escorte l'épouse et qu'un groupe de jeunes gens entoure l'époux.
Tout cela, ne le cherche pas au-dehors, ne le cherche pas hors de ceux
«qui ont été sauvés par la prédication de l'Évangile» (1 Co 1,21). Par
«époux» entends le Christ, par «épouse sans tache ni ride» entends
l'Eglise de qui il est écrit: «Pour se présenter à lui-même l'Église
glorieuse n'ayant ni tache ni ride ni rien de tel, mais pour qu'elle soit sainte
et immaculée» (Ep 5,27). Quant à ceux qui, bien qu'étant fidèles, ne
sont cependant pas encore arrivés à l'état qui vient d'être évoqué, mais
semblent n'avoir acquis le salut que selon une certaine mesure, vois en
eux les âmes des croyants et pense aux jeunes filles qui escortent
l'épouse. Par contre, par jeunes gens qui accompagnent l'époux,
comprends les anges et «ceux qui sont parvenus à l'état d'homme parfait»
(Ep 4,13). Voici donc selon moi les quatre types d'interventions: celles
de l'époux et de l'épouse, celles des deux chœurs chantant ensemble,

9 Pour cela, l'ouvrage de Fr. Ohly, Hohelied Studien. Grundzùge einer Geschichte
der Hoheliedauslegung des Abenlands bis um 1200, Wiesbaden, 1958, reste
irremplacé.
10 Origenes, Homilias sobre el Cantar de los cantares. Introduction, traduction
y notas de Samuel Fernândez Eyzaguirre (coll. Biblioteca de Patristica, 51).
Madrid, Editorial Ciudad Nueva, 2000. 124 p. 20,5 x 13,5. Isbn 84-8965 1-85-X. Il
existe au moins deux traductions françaises intégrales de cet ouvrage: l'une par O.
Rousseau (coll. Sources Chrétiennes, 36 bis, 2e éd., Paris, Cerf, 1966), l'autre par R.
Winling (coll. Les Pères dans la foi, 24, Paris, DDB, 1983). Ces traductions sont
réalisées à partir de la version latine de Jérôme, le texte grec des Homélies étant perdu.
350 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

celles de l'épouse chantant avec les jeunes filles, celles de l'époux


chantant avec ses compagnons. Une fois que tu as saisi cela, écoute le
«Cantique des Cantiques» et hâte-toi de le comprendre en profondeur et de
dire avec l'épouse, ce que celle-ci dit, afin que tu entendes ce qu'elle-
même a entendu. Mais si tu ne peux dire, avec l'épouse, ce qu'elle dit,
pour entendre ce qu'elle-même a entendu, hâte-toi de te joindre aux
compagnons de l'époux. Si tu n'es pas non plus à leur hauteur, associe-
toi aux jeunes filles qui demeurent dans la joie de l'épouse11.
On voit ici que, même si le personnage féminin du Cantique est identifié
à l'Église dans son ensemble, chaque chrétien est invité à «se mettre dans la
peau» de l'épouse12. Aussi Origène passe-t-il tout naturellement et sans
problème d'une lecture ecclésiale (collective) à une lecture individualisée
(souvent appelée «mystique»)13. Comme l'âme concernée par le sens mystique
se définit dans et par la réalité ecclésiale, cette distinction entre les deux
registres de lecture ne fait pas une opposition. Les contenus développés dans
l'un et l'autre registres s'impliquent mutuellement14.
Les Homélies sur le Cantique d' Origène ne couvrent que le premier
chapitre du texte biblique et une partie du deuxième (jusque Ct 2,14). Son
Commentaire, qui expliquait l'ensemble du poème, ne nous est pas transmis au-
delà de Ct 2,15. En fait, tels que nous sont conservés les commentaires grecs
de l'époque patristique, trois seulement suivent le texte biblique d'un bout à
l'autre: celui de Philon de Karpasia {CPG n° 3810), celui de Nil d'Ancyre
(CPG n° 6051) et celui de Théodoret de Cyr (CPG n° 4203). L'édition du
deuxième est en cours aux Sources chrétiennes15; le troisième vient d'être

11 Origène, Homélies sur le Cantique, I, 1 (trad. R. Winling, p. 23).


12 Origène parle de «l'épouse» et «l'époux», qui sont devenus des désignations
traditionnelles des deux protagonistes, grâce notamment aux rubriques qui ont été
ajoutées en marge de manuscrits grecs et surtout latins (et dans beaucoup de
traductions modernes) pour préciser qui parle. En fait, le personnage masculin n'est jamais
présenté comme époux ni dans le texte hébreu du Cantique ni dans les versions
anciennes. La jeune fille reçoit deux fois le nom de «fiancée» (ou «jeune épouse»:
4,8.1 1) et quatre fois le nom double de «sœur-fiancée» (4,9.10.12; 5,1). Voir
ci-dessous, p. 366.
13 C'est vrai surtout dans le Commentaire, où Origène sillonne le poème selon les
deux axes, disjoints mais rigoureusement solidaires, du sens ecclésial et du sens
individuel.
14 H. Crouzel écrit: «L'Église est épouse parce que les personnes qui la
composent sont épouses, et, parce qu'elle est épouse, l'Eglise permet aux âmes d'être
épouses: le collectif se réalise à travers l'individuel et réciproquement l'individuel à
cause du collectif» («Le thème du mariage mystique chez Origène et ses sources»,
dans Studia Missionalia, t. 26, 1977, p. 37-57 [citation p. 47]; repris sous le titre:
«Le caractère individuel et le caractère collectif de l'Épouse du Cantique des
Cantiques d'après le Commentaire et les Homélies d'Origène», dans Graphe, t. 8, 1999,
p. 49-69 [citation p. 59]).
15 Nil d'Ancyre, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, éd. et trad. par
M.-G. Guérard, t. 1 (SC 403), Paris, 1994 (= §1-79). Une édition complète est
disponible depuis peu: Nilus von Ancyra, Schriften. I. Kommentar zum Hohelied.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 35 1

traduit en anglais16. L'écrit de Théodoret, rédigé vers 432, s'ouvre sur un


prologue particulièrement intéressant. L'exégète s'emploie à démontrer
méthodiquement que le Cantique a été écrit comme une allégorie et qu'en
conséquence il doit être lu allégoriquement17. Aux yeux de Théodoret, c'est
la place du Cantique parmi les écrits bibliques qui commande l'interprétation
du texte: en bonne méthode, il faut rechercher ce que Théodoret appelle «les
modes d'expression propres à la divine Écriture» (xr\q Geiaç ypacpfjç xà
lôiGOuaxa), c.-à-d. les caractéristiques essentielles du style biblique. Et
l'auteur montre, exemples à l'appui, que la métaphore est une figure courante
dans la Bible. Théodoret choisit ses exemples de manière privilégiée dans les
écrits prophétiques, en renvoyant en particulier au chapitre 16 d'Ézéchiel,
qui retrace l'histoire d'Israël et de son Dieu sous la métaphore de relations
matrimoniales tourmentées. Or, note Théodoret, personne n'a jamais eu l'idée
de lire ces textes autrement que comme une allégorie. Dès lors, qu'est-ce qui
autoriserait à faire une exception pour le Cantique?
Le Dieu de l'univers, même dans l'Ancien Testament, s'adresse au
peuple juif comme s'il s'agissait d'une femme et a employé des noms
de membres du corps semblables à ceux que Salomon a employés quand
il a écrit son livre concernant cette épouse. (...) Que pourraient dire
ceux qui dénigrent le Cantique des Cantiques et osent le comprendre de
façon licencieuse, en trouvant également dans l'Ancien Testament de
semblables paroles prononcées à propos du peuple juif? De fait, voici
que nous trouvons là aussi: seins, nombril, membres, mains, narines,
oreille, beauté, amour, embrassement, union, et tout cela dans la bouche
du Dieu de l'univers, et nous ne comprenons aucun de ces termes
exactement comme nous le lisons, et nous n'en restons pas à la lettre qui tue
(cf. 2 Co 3,6); mais, parvenus à l'intérieur de celle-ci, nous recherchons
ce que l'Esprit veut faire entendre et, illuminés par lui, nous comprenons
de manière spirituelle ce qui est du domaine de l'Esprit18.
Théodoret dénonce ainsi la singularité d'une méthode qui ferait subir un
traitement différent à des textes comparables ou supposés tels. Ez 16 étant

Bearbeitet von H.-U. Rosenbaum (coll. Patristische Texte und Studien, 57), Berlin -
New York, W. de Gruyter, 2004.
16 Théodoret of Cyrus, Commentary on the Song of Songs. Translated with
Introduction and Commentary by Robert C. Hill (coll. Early Christian Studies, 2).
Brisbane, Centre for Early Christian Studies, 2001. 131 p. 21,5 x 14. 43 $. Isbn
0-9577483-2-9.
17 Pour le commentaire de ce texte, voir O. Viciano, «cO ctkotcôç tt^ç àX.T|9eiaç.
Théodoret de Cyr et ses principes herméneutiques dans le prologue du Commentaire
du Cantique des cantiques», dans Letture cristiane dei Libri Sapienziali (coll. Studia
Ephemeridis «Augustinianum», 37), Rome, Institutum Patristicum Augustinianum,
1992, p. 419-437 et J.-N. Guinot, L'exégèse de Théodoret de Cyr (coll. Théologie
historique, 100), Paris, Beauchesne, 1995, p. 264-373.
18 Théodoret de Cyr, Commentaire du Cantique, Prologue (PG 81, col. 33C;
37A).
352 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

pris comme grille de lecture, le protagoniste masculin du Ct devient tout


naturellement Dieu, et la jeune femme, Israël ou, par une transposition
chrétienne, l'Église. Pour l'évêque de Cyr, seule une lecture allégorique
correspond à la nature même du Cantique; de plus, seule elle permet d'entendre
dans ce texte ce que l'Esprit Saint veut que nous y lisions et qui est du
domaine spirituel. Une interprétation qui ne se hausserait pas à ce niveau
serait indigne de Dieu. Certes, le fait que Théodoret éprouve le besoin
d'argumenter en faveur d'une lecture allégorique montre que cette lecture
n'allait pas de soi pour tout le monde: de fait, Théodore de Mopsueste l'avait
rejetée. Nous verrons plus loin ce qui a conduit les commentateurs modernes
à en faire autant. Sur le fond, Théodoret «l'Antiochien» rejoint Origène
«l'Alexandrin».
Origène, du reste, a fortement marqué de son empreinte tout le Moyen
Âge occidental. Cela se vérifie à travers les Sermons sur le Cantique de saint
Bernard, dont la traduction est en cours depuis 1996 dans la collection des
Sources chrétiennes. Bernard a commencé à rédiger la série des Sermones
super Cantica Canticorum durant le temps de l'Avent de l'année 1 135, à la
demande d'un de ses amis, le chartreux Bernard de Portes. Un an plus tard,
il en avait déjà composé vingt-quatre, et il continuera cet opus magnum
jusqu'à la fin de sa vie (le sermonnaire compte au total quatre-vingt-six pièces).
Dom Jean Leclercq estimait que les Sermons ne reflétaient que de très loin
la prédication de Bernard à ses moines; P. Verdeyen s'est efforcé d'établir
qu'ils pouvaient au contraire être considérés pour l'essentiel comme des
sermons capitulaires de l'Abbé de Clairvaux, qui avait fait du Cantique le livre
de référence pour l'instruction spirituelle de ses moines19. À la suite du
Commentaire d' Origène, Bernard développe en parallèle une interprétation ecclé-
siale de la figure de l'épouse et une interprétation individuelle, où la Bien-
aimée représente «l'âme assoiffée de Dieu»20:
Quiconque enivre les auditeurs de ses paroles et les embaume du
parfum de ses bienfaits, peut penser qu'il lui est dit: «Car tes seins sont
délectables plus que le vin, ils embaument d'une odeur exquise»
(Ct 1,2). Mais de cela, qui est capable? Qui d'entre nous possède
entièrement et parfaitement au moins l'un des deux dons [= enivrer et
embaumer], de façon à ne pas être parfois stérile dans ses paroles, ou tiède
dans ses actions? Mais il est quelqu'un qui peut, sans aucun doute, se
glorifier à juste titre de cet éloge. C'est l'Église, elle qui, dans sa
totalité, possède toujours de quoi enivrer et de quoi embaumer. En effet, ce
qui lui manque en l'un de ses membres, elle le possède en l'autre, selon
la mesure de la grâce du Christ et selon le gouvernement de l'Esprit
«qui distribue ses dons à chacun en particulier, comme il l'entend»
(1 Co 12,11) (...) Bien que nul d'entre nous n'ait l'audace de s'arroger

19 P. Verdeyen, Introduction à Bernard de Clairvaux, Sermons sur le


Cantique, t. 1 (coll. Sources chrétiennes, 414), Paris, Cerf, 1996, p. 27-32.
20 Anima sitiens Deum (Sermon 7,2: SC 414, p. 157; pour les sources de
l'expression, voir ibid., p. 156, n. 1).
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 353

le privilège d'appeler son âme épouse du Seigneur, il n'en reste pas


moins que nous appartenons à l'Église, qui se glorifie à bon droit de ce
nom et de la réalité qu'il exprime. Nous avons donc le droit de
revendiquer une participation à cette gloire. Car ce que tous ensemble nous
possédons en sa plénitude et en son intégrité, sans contredit, chacun en
particulier, nous y participons21.
C'est donc à la mesure de sa participation à la vie de l'Église, que chaque
chrétien participe aux visites du Verbe et de l'Esprit.
Les deux derniers volumes parus dans la collection Sources chrétiennes
commentent respectivement Ct 1,6-2,4 et 2,5- 1622. Le commentaire du
verset «Mon bien-aimé (est) à moi, et moi à lui» (Dilectus meus mihi, et ego
Mi, Ct 2,6) est l'occasion d'un développement herméneutique qui nous
intéresse ici. Bernard note que le caractère elliptique des paroles de la Bien-
aimée n'aide pas beaucoup à les comprendre. La raison en est qu'elle se parle
à elle-même, mais aussi qu'elle parle le langage du cœur:
Qu'est-ce qu'elle veut dire par ces mots: «Lui à moi, et moi à lui»?
Nous ne savons pas ce qu'elle dit, parce que nous ne ressentons pas ce
qu'elle ressent. (...) C'est le cœur qui a parlé, et non l'intelligence (affec-
tus locutus est, non intellectus\, c'est pourquoi il ne s'adresse pas à
l'intelligence. Mais à quoi donc? À rien! Simplement, ravie d'une joie
merveilleuse et vivement touchée par les paroles de l'Époux tant désirées,
lorsqu'il a fini de parler, l'épouse ne peut ni se taire ni non plus
exprimer ce qu'elle a ressenti. Car ce n'est pas pour s'exprimer qu'elle a
parlé ainsi, mais pour ne pas se taire. Sa bouche a parlé de l'abondance
du cœur, mais non à la mesure de cette abondance. Les sentiments ont
leur accent propre, par lequel ils se découvrent, même sans le vouloir.
(...) Il est certain que tout cela ne vient pas d'un vouloir de l'esprit,
mais jaillit d'un mouvement impulsif. Ainsi l'amour ardent et passionné,
surtout l'amour de Dieu, impuissant à se contenir, se répand sans
songer à l'ordre des mots, à leur agencement, à leur succession ou à leur
concision; tout ce qu'il cherche, c'est de n'y rien perdre de sa force.
Parfois il n'a pas besoin de mots, ni même de sons articulés; il se
contente des seuls soupirs. De là vient que l'épouse, embrasée d'une
façon incroyable par un saint amour, n'aspire qu'à donner un peu d'air
à l'ardeur qui la tourmente. Elle ne réfléchit pas à ce qu'elle dit ni à la

21 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, 12,1 1 (trad. P. Verdeyen et


R. Fassetta, SC 414, p. 277-279).
22 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique. T. 3 (Sermons 33-50). T. 4
(Sermons 51-68). Texte latin des S. Bernardi Opéra par J. Leclercq, H. Rochais,
Ch. H. Talbot. Introduction, traduction et notes par Paul Verdeyen et Raffaele
Fassetta (coll. Sources chrétiennes, 452 et 472). Paris, Cerf, 2000 et 2003. 407 et 451
p. 19,5 x 12,5. 30 et 35 €. Isbn 2-204-06464-5 et 2-204-06993-0. Les variantes par
rapport à l'édition de Jean Leclercq et de ses collaborateurs (Rome, 1956-1957) sont
signalées à la fin des Introductions (t. 3, p. 31; t. 4, p. 34-35).
354 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

manière de le dire. Tout ce qui lui monte aux lèvres, sous l'impulsion
de l'amour, elle ne l'énonce pas, elle l'éructé. Comment ne l'éructerait-
elle pas, elle qui est si rassasiée et si remplie d'amour?
(...) Faut-il s'étonner qu'elle ait laissé sortir une éructation plutôt que
des mots? S'il te semble qu'elle a prononcé des mots, pense qu'elle les
a éructes, sans style et sans ordre. L'épouse ne considère pas comme une
usurpation de s'appliquer la parole du Prophète: «Mon cœur a éructé
une bonne parole» (Ps 44 [45], 2), car elle est remplie du même esprit
que lui23.
L'hermétisme du Cantique est donc en quelque sorte inhérent au genre
littéraire d'une œuvre dont le propos n'est pas de se rendre pleinement
intelligible et qui, par conséquent, dérobera toujours quelque chose d'elle-même
- peut-être même quelque chose d'essentiel - aux efforts des interprètes pour
en venir à bout.
La Bien-aimée «éructe» (éructât). La formule est en soi étrange et ne
s'explique qu'en référence au verset de psaume cité immédiatement après: Eruc-
tavit cor meum verbum bonum (Ps 44 [45], 2). La Bien-aimée et le psalmiste
ont donc en commun de s'être exprimé «sans style et sans ordre», sous
l'inspiration du même Esprit. Dans la suite du sermon, le verbe «éructer» (eruc-
taré) et le substantif «éructation» (ructus) deviennent quasiment des termes
techniques pour parler des paroles - fussent-elles inarticulées ou réfractaires
aux lois du discours - qui expriment autant d'expériences spirituelles
privilégiées que les auteurs bibliques ont transmises. Bernard les dénombre à
travers les deux Testaments, jusqu'au témoignage de Paul sur son ravissement
au troisième ciel, où il entendit «des paroles ineffables qu'il n'est pas permis
à un homme de dire» (2 Co 12,4). Les textes bibliques - au moins certains
d'entre eux - trouvent donc leur source dans l'expérience spirituelle de leurs
auteurs. Pour Bernard, le Cantique le montre d'une manière exemplaire.
Et cela n'est pas sans conséquence: le lecteur ne pourra prétendre accéder à
l'intelligence du texte que dans la mesure où il participe lui-même à la même
expérience spirituelle. «Si nous ne savons pas ce que l'épouse dit, c'est parce
que nous ne ressentons pas ce qu'elle ressent», écrit l'Abbé de Clairvaux
dans le passage qui vient d'être cité. Et il renchérit peu après:
«Mon bien-aimé à moi, et moi à lui.» Aucun doute c'est l'amour mutuel
des deux amants qui flamboie dans ce passage. (...) Mais qui pourrait
se flatter de connaître clairement ce que l'épouse se glorifie d'avoir reçu
de ce privilège d'amour et d'avoir rendu en échange? Seul le pourrait
celui qui, par une pureté d'esprit et une sainteté de corps extraordinaires,
aurait mérité d'expérimenter en lui-même quelque chose de semblable.
Tout cela se passe dans les mouvements du cœur, et ce n'est pas par la
raison qu'on y arrive, mais par une conformité d'âme. Qu'ils sont peu
nombreux ceux qui peuvent dire: «Contemplant à visage découvert la

23 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, 67,3 (trad. P. Verdeyen et


R. Fassetta, SC 472, p. 373-375, légèrement retouchée).
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 355

gloire de Dieu, nous sommes transformés en cette même image, de clarté


en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur» (2 Co 32,18)!24
Ainsi donc, pour Bernard, l'interprétation de l'Écriture requiert moins une
compétence technique (même si elle nécessaire) qu'une maturité spirituelle25.
L'Écriture réclame avant tout d'être lue dans l'esprit - ou l'Esprit - où elle
a été écrite. En d'autres termes, pour Bernard, la plus sûre manière de
comprendre l'Écriture, c'est d'en vivre.
L'acte exégétique est donc ici au service d'intérêts spirituels. On ne
s'étonnera pas que le Cantique serve de pré-texte à des développements qui se
détachent de plus en plus des versets qui leur ont servi de point de départ.
Un exemple: parvenu au verset «II a mis bon ordre en moi à la charité»
(Ordinavit in me caritatem, Ct 2,4), Bernard explicite longuement la
différence entre la vie affective et la vie morale, ou, si on préfère, entre l'amour
affectif et l'amour effectif: c'est l'objet du Sermon 50. Il distingue trois sortes
d'affections: celle qui est engendrée par la chair et soumet l'âme aux
satisfactions terrestres (elle n'est pas soumise à la loi de Dieu et ne peut l'être),
celle qui est gouvernée par la raison (elle est bonne et en accord avec la loi
de Dieu), celle qui est «assaisonnée» (condita) par l'expérience de Dieu et
la sagesse. La charité active donne la priorité aux réalités d'ici-bas, la
charité effective aux réalités d'en-haut. Certes, il faut en principe placer l'amour
de l'homme après celui de Dieu, mais, dans le concret, le souci du prochain,
plus urgent, doit souvent passer en premier lieu - et aussi l'instinct de
survie: en période de moissons, les contraintes de la récolte peuvent obliger les
moines à renoncer «avec bonne conscience» et «en toute justice» même à
la célébration de la Messe: «Nécessité fait loi» (nécessitas non habet legem,
Sermon 50,5). - Quel que soit l'intérêt (par ailleurs bien réel) de ce sermon,
il laisse surtout au lecteur d'aujourd'hui l'impression d'un commentaire
partant à la dérive. C'est que, pour les Pères et encore pour saint Bernard,
le commentaire scripturaire est surtout l'occasion d'exprimer, en termes
bibliques, ce que chrétien veut dire.
U Exposé sur le Cantique des cantiques de Guillaume de Saint-Thierry
(t 1 148) est à nouveau disponible en traduction française26. Ce texte est né

24 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, 67,8 (trad. P. Verdeyen et


R. Fassetta, SC 472, p. 385-387).
25 Cf. Origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, II, 10, 11: «C'est
seulement si on serre le Verbe de Dieu dans son cœur de toute son affection et de tout
son amour, que l'on pourra saisir l'odeur de son agréable parfum et de sa suavité»
(trad. L. Brésard et H. Crouzel, SC 375, p. 453).
26 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques. Texte
latin, introduction et notes par J.-M. Déchanet. Traduction par M. Dumontier.
Réimpression de la première édition revue et corrigée (coll. Sources chrétiennes, 82). Paris,
Cerf, 1998. 420 p. 19,5 x 12,5. 40 €. Isbn 2-204-03873-3. - Entre la première
édition (1962) et cette réimpression, a paru, dans la Continuatio Mediaevalis du Corpus
Christianorum (n° 87, Turnhout, 1997) une nouvelle édition critique du texte de
Guillaume, due à P. Verdeyen. Les assez nombreuses différences qu'elle présente par
rapport à celle de J.-M. Déchanet s'expliquent par le regard différent que les deux
356 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

des longs entretiens de Guillaume avec Bernard, à l'infirmerie de Clairvaux


où la maladie les avait confinés l'un et l'autre. Guillaume avertit d'emblée
son lecteur qu'il entend s'en tenir à l'exposé du «sens moral» du poème:
Nous n'explorons pas les si profonds mystères qu'il renferme sur le
Christ et l'Église. Replié sur nous-même, et nous mesurant à notre
propre toise, c'est simplement un sens moral (sensum moralem) -
n'importe qui peut y prétendre - qu'à propos de l'Époux et de l'Épouse, du
Christ et de l'âme chrétienne, et selon nos pauvres moyens, nous
exposons en peu de mots. L'unique récompense de notre labeur, nous la
voulons semblable à son objet, et c'est précisément: l'amour27.
Le «sens moral» est celui qui vise le genre de vie (mores), l'agir humain
en général ou plus précisément, comme c'est le cas ici, la vie spirituelle
expérimentée dans un cadre monastique cistercien28. Guillaume recherche donc
avant tout une connaissance affective et effective de la matière même du
poème, à savoir l'amour pour Dieu et pour le prochain. Suivant pas à pas le
texte biblique jusqu'au début du chapitre 3, il s'efforce, pour l'essentiel,
d'indiquer à son lecteur les normes, les directives, l'illustration même de
l'expérience spirituelle: drame intérieur dont Dieu et l'âme sont, tour à tour, les
acteurs et les interprètes.
Or, pour éveiller en l'homme l'amour de Dieu et parler de l'amour
spirituel, le meilleur moyen est de partir de l'expérience humaine de l'amour
charnel, car les deux amours sont liés par un rapport d'intériorité. Telle est,
du moins, la pédagogie de l 'Esprit-Saint:
Au moment de livrer aux hommes le cantique de l'amour spirituel,
l'Esprit Saint en habilla l'intrigue, au-dedans toute spirituelle et divine,

éditeurs portent sur le manuscrit de base, le Charleville 114, qui provient du


monastère même de Signy (où Guillaume est entré en 1 135) et qui a été retouché par endroits
de la main de l'auteur. Pour J.-M. Déchanet, ce manuscrit «ne peut être que
l'exemplaire de Guillaume lui-même, "son" manuscrit, revu, corrigé, perfectionné avec
amour» (p. 63), d'où la valeur exceptionnelle qu'il lui accorde. Pour P. Verdeyen, le
scribe de Signy qui transcrivit le texte de Guillaume s'est mal acquitté de sa tâche,
soit par négligence, soit par volonté délibérée de retoucher des expressions jugées
trop hardies. La main de Guillaume est intervenue pour rétablir, au moins
partiellement, le texte primitif. Ce n'est pas à Signy que se serait conservé le texte
authentique de YExpositio, mais chez les Chartreux du Mont-Dieu, que Guillaume avait
constitués héritiers et gardiens de ses œuvres. En l'absence d'exemplaire provenant
directement du Mont-Dieu, deux manuscrits du xve siècle, l'un d'Uppsala, l'autre de
Wolfenbiittel, visiblement issus de cette tradition cartusienne, permettent de rejoindre
souvent, mieux que ne le fait le manuscrit de Signy, le texte original de Guillaume.
27 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques,
Liminaires 5 (trad. M. Dumontier, p. 77). Bon commentaire de ce texte dans J.-E. de Ena,
Sens et interprétations du Cantique des Cantiques (ci-dessous, n. 78), p. 152-159.
28 J.-E. de Ena, ibid., p. 154: «Aujourd'hui, on parlerait certainement plus
volontiers de "sens existentiel" du texte, en entendant par là, pour rester très large, son lien
avec la vie concrète».
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 357

d'images empruntées à l'amour charnel. Seul l'amour comprend à fond


les choses divines. Charnel, mais appelé à rejoindre le spirituel et à se
voir transformé en lui, l'amour saisirait vite un objet de même nature que
lui. Dans l'impossibilité pour l'amour vrai, avide de vérité, de
s'attacher et de s'arrêter longtemps à des images, plus vite encore, par le
chemin connu de lui, il atteindrait le but évoqué en imagination. Même
devenu homme spirituel, les délices de l'amour charnel, que son union
au corps lie à sa nature et fait siennes, une fois enchaînées par l'Esprit
Saint, il les agrégerait au service de l'amour spirituel29.
Malgré leur nombre, les sermons de Bernard sur le Cantique ne couvrent
que les deux premiers chapitres du texte biblique. Gilbert de Hoyland
(t 1 172) a poursuivi le commentaire bernardin, mais la mort l'a arrêté avant
qu'il arrive au bout. Il revenait à un autre cistercien, Jean de Ford (t 1214),
de mettre un terme à cette entreprise gigantesque, en commençant son
discours là où Gilbert s'était arrêté, c'est-à-dire en Ct 5,8 et en le poursuivant
jusqu'au dernier verset du Cantique, où la Bien-aimée presse son partenaire
de prendre la fuite (Ct 8,14):
Fuis, mon Bien-aimé, puisque tu as promis d'envoyer ton Esprit Saint,
dont je dois être revêtue d'en haut (cf. Le 24,49). J'espère qu'en lui tu
me seras encore plus présent que par ta présence physique. Fuis donc,
mon Bien-aimé, et ne tarde pas à envoyer Celui que tu as promis,
puisque, avec lui, tu te hâteras, toi aussi, de venir. Il me sera impossible
de jouir de la douceur de ton Esprit tant que je m'attache trop
étroitement à ta présence physique. Enlève-moi donc de ta chair pour faire
place à l'Esprit Saint, et qu'alors je puisse dire: Le Christ Dieu est Esprit
devant nous, car même si nous avons connu le Christ selon la chair, ce
n'est plus ainsi que nous le connaissons (2 Co 5,16). Va donc, mon
Bien-aimé, ou plutôt fuis le plus rapidement possible, car toute rapidité
est encore pour moi un retard dans l'accomplissement de ta promesse30.
Les cent-vingt Sermons sur le Cantique de l'Abbé de Ford (ou Forde, dans
le Devonshire) viennent de faire, coup sur coup, l'objet d'une traduction
française (achevée) et d'une traduction italienne (encore en cours de
publication)31. L'œuvre commence par un prologue, dans lequel Jean aspire à

29 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques,


Liminaires 24 (trad. M. Dumontier, p. 101-103).
30 Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des cantiques 120, 4 (trad. P.- Y. Émery,
cité dans Le Cantique des cantiques, du roi Salomon à Umberto Eco, p. 151-152).
31 Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des cantiques. Introduction, traduction,
notes par P.-Y. Émery (coll. Pain de Cîteaux, UJ/15-17). Oka (Québec), Abbaye
cistercienne Notre-Dame-du-Lac, 1999-2001, 3 vol., 503, 515 et 529 p. 20 x 15. Isbn
2-921592-18-5 ; Giovanni di Ford, // volto dell'amore. Sermoni sul Cantico dei can-
tici. T. 1 (Prologo - Sermoni I-XX). A cura dei Monaci Cistercensi Chiaravalle di
Fiastra (coll. Homo absconditus). Rimini, II Cerchio, 2003. 260 p. 21 x 15. 22 €. Isbn
88-8474-039-8. - L'édition de référence est celle de E. Mikkers & H. Costello dans
358 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

prendre place parmi les «jeunes filles» de Jérusalem, avant de rendre


hommage au «géant» Bernard. Dans son commentaire, il file les métaphores du
texte biblique dans une quadruple direction: l'épouse du Cantique est tour à
tour l'âme, l'Église, la Synagogue et - selon une ligne d'interprétation
apparue plus tardivement - la Vierge Marie.
Mais ce qui frappe le plus, à la lecture de ces textes, c'est l'atmosphère
de sensualité spirituelle qui en émane, c'est la piété affective, tendre et
imagée, pleine de référents féminins qui s'y exprime: «Pour moi, qui ne suis que
chair, l'Esprit, avec bienveillance, s'exprime dans le langage et les termes des
sentiments charnels, guérissant avec une douceur pleine d'égards mon
affectivité pour me revêtir de la sienne»32. Jean n'est nullement embarrassé
lorsqu'il s'agit de commenter la description du physique de l'époux (Ct 5,10-16),
ou de l'anatomie de l'épouse (Ct 7,1-6). Il n'hésite pas à interpréter les
jambes du Bien-aimé (Ct 5,15) comme une désignation du membre viril.
Après avoir précisé que «la sainte Écriture emploie indifféremment les mots
"jambe"
{fémur) et "cuisse" (crus)», il ajoute:
La cuisse, qui constitue la cause de la séduction charnelle et en même
temps propage et transmet la fécondité humaine, est à comprendre
comme le secret de la très sainte jouissance et le fruit d'un très chaste
engendrement. De fait, on ne saurait croire qu'il conviendrait à cette
union céleste et immaculée de se montrer soit moins agréable, soit trop
peu féconde. Où donc, et par quelle voie le torrent de la très sainte
jouissance déboucherait-il, s'il ne coulait et ne se dilatait dans cette chambre
nuptiale? Davantage: où se trouve-t-il, sinon là? Certes, dans la mesure
où les cieux s'élèvent au-dessus de la terre (Is 55,9) et où la lumière
diffère des ténèbres (cf. Qo 2,13), dans cette même mesure la jouissance
qui est des cieux diffère de celle qui est de la chair et qui est chair, tout
comme le fruit de la lumière diffère des joies des ténèbres. Malheur à
la chair et au sang qui ne connaissent pas la faim de cette suavité parce
qu'ils n'ont pas mérité d'en savoir le goût33.
L'interprétation allégorique des jambes comme symbolisant «l'union
céleste et immaculée» n'est possible que via une série d'associations (jambes
= cuisses = phallus) qui se retrouvent aujourd'hui chez un auteur comme
L. Krinetzki34. Curieuse rencontre entre un cistercien du xne s. et un
commentateur d'obédience jungienne! De même, Jean de Ford décode sans
pruderie la mention de la «jointure des cuisses» de la Bien-aimée (Ct 7,2

le Corpus Christianorum (CM n° 17-18, Turnhout, 1970), mais P.-Y. Émery propose
bon nombre de corrections à cette édition, à partir d'une nouvelle lecture du seul
manuscrit conservé.
32 Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des cantiques 33,2 (trad. P.-Y. Émery).
33 Ibid. 33,3.
34 L. Krinetzki, Kommentar zum Hohenlied. Bildsprache und theologische Bot-
schaft (coll. Beitrâge zur biblischen Exégèse und Théologie, 16), Francfort, 1981,
p. 171.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 359

[7,1 Vg]) comme une désignation de son sexe, lieu de l'union amoureuse35.
Tout cela fait bien entendu l'objet de considérations très spirituelles, mais
celles-ci supposent la pleine reconnaissance de la dimension erotique du
poème. Elles sont même sous-tendues par une lecture qui n'hésite pas à
renforcer la sensualité qui est dans le texte biblique36.

IV. Monographies sur l'exégèse patristique

Pour les Pères et les auteurs chrétiens du Moyen Âge, le Bien-aimé du


Cantique est donc la figure du Verbe divin venu sauver l'humanité déchue
en lui donnant «le baiser de sa bouche» (cf. Ct 1,2). L'interprétation du
Cantique a donc été, à l'époque patristique, un des lieux de l'élaboration de la
christologie et de la sotériologie. C'est ce que Mark W. Elliott a étudié dans
sa thèse, pour la période qui va de 381 (2e concile œcuménique: Constanti-
nople I) à 451 (4e concile œcuménique: Chalcédoine)37. Après les liminaires
qui présentent le dossier philologique et historique, un chapitre est consacré
à l'époux (le Verbe incarné), un autre à l'épouse (qui est tout à la fois
l'Église, l'âme chrétienne, l'humanité qui aspire à la rédemption). Le Père
n'est pas absent: c'est à lui que la Bien-aimée s'adresse lorsqu'elle réclame
les baisers de l'époux (Ct 1,2). L'Esprit est lui aussi présent, dès lors qu'il
est question du parfum des aromates (Ct 1,3). Dans chacun des deux
chapitres, l'exposé est organisé autour des versets les plus expressifs sur l'union
des deux partenaires. La Conclusion montre les limites d'une christologie
qui serait inspirée par la seule imagerie du Cantique. Du reste, les
commentaires patristiques de ce livre n'ont pas influencé l'interprétation formelle du
mystère du Christ. L'ouvrage a en tout cas le mérite de nous rappeler que, à
l'âge patristique, exégèse et théologie étaient intimement mêlées et
mutuellement impliquées38.

35 Jean de Ford, Sermons sur le Cantique des cantiques 66,4: «La cuisse
symbolise adéquatement la multiplication de la descendance spirituelle, alors que la
jointure des cuisses (iunctura feminum) exprime avec évidence la sainte union qui relie,
dans la foi au Christ, juifs et nations» (trad. P.-Y. Émery).
36 J. Kristeva, Histoires d'amour, Paris, 1983, p. 97 écrit d'une manière plus
générale: «On peut voir dans le geste de Rabbi Akiba et de tous ceux qui ont appuyé
l'admission du Cantique au titre de texte sacré, à condition de lui donner une lecture
allégorique, non pas une censure de sa valeur erotique amoureuse ou lyrique, mais
bien le contraire. Une reconnaissance de ces implications-là est indispensable à
l'exégèse symbolique qui les sous-entend pour les spiritualiser».
37 Mark W. Elliott, The Song of Songs and Christology in the Early Church
381-451 (coll. Studien und Texte zu Antike und Christentum, 7). Tiibingen, Mohr
Siebeck, 2000. x-206 p. 23 x 15,5. 44 € Isbn 3-16-147394-9.
38 Le Commentaire de Cyrille sur le Cantique est connu uniquement par VEpitomé
de Procope de Gaza sur le Cantique. M.W. Elliott cite les fragments de Cyrille d'après
l'édition d'A. Mai (1844) reproduite en PG 69, ce. 1277-1293. Cette édition, qui suit
un manuscrit de l'Epitomé où les extraits exégétiques sont souvent mal attribués
(Vat. gr. 1442, XVIe s.), n'est pas fiable. Il faut éliminer les textes suivants: c. 1281
360 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

Saint Augustin n'a donné aucun commentaire systématique du Cantique,


mais le poème n'est pas absent de son œuvre. S 'appuyant notamment sur les
travaux d'Anne-Marie La Bonnardière, Armando Genovese vient de réaliser
l'ouvrage de synthèse qui manquait sur l'exégèse augustinienne du
Cantique39. Il passe en revue le corpus augustinien œuvre par œuvre, en
commençant par les écrits de prédication (parmi lesquels il range les Enarra-
tiones in psalmos, les Tractatus in Iohannis Evangelium, les Sermons, mais
aussi les Lettres), puis en passant aux ouvrages de la polémique anti-dona-
tiste et aux autres œuvres. Les aspects proprement herméneutiques de ce
volumineux dossier, qui nous intéressent plus particulièrement ici, sont bien
mis en valeur dans la Conclusion. L'A. rappelle (p. 163) le texte
fondamental du De doctrina christiana, où Augustin fait de la caritas la condition et
le but de toute interprétation de l'Écriture:
De toutes les idées exposées, depuis que nous traitons des choses, l'idée
capitale est de comprendre que la plénitude et la fin de la Loi, comme
de toutes les divines Écritures, c'est l'amour, l'amour de l'Être, dont
nous devons jouir et de l'être qui peut en jouir avec nous. (...)
Quiconque donc s'imagine avoir compris les Écritures ou du moins une
partie quelconque d'entre elles, sans édifier, par leur intelligence, ce double
amour de Dieu et du prochain, ne les a pas encore comprises40.
Voilà exprimée en une pensée simple et profonde le cœur même de
l'herméneutique augustinienne: Le gis et omnium divinarum Scripturarum

CIO - c. 1284 A10 (Aiyei ôè kcù êxépœGi ... àX,î|0eiaç èXGeîv) = Grégoire de
Nysse, Homélies sur Cantique IV, 2,6 (éd. H. Langerbeck, GNO 6, p. 129, 1. 17 -
p. 130, 1. 3); c. 1284 A11-C2 (ôià uèv xoû eôoovûuou ... bnb xoû vuuxpiou vj/uxf))
= Nil, Commentaire du Cantique, §48 (éd. M.-G. Guérard, SC 403, p. 260, 1. 1*-
p. 262, 1. 25); c. 1284 C3 - c. 1285 A8 (xaûxa rcpôç xfjv xrâv ... xfjç xo\if\ç,
ôvouaÇouévTi) = sans doute Origène, Commentaire, III, 1 1,9-23 (cf. éd. W.A. Baeh-
rens, GCS 33, p. LIV, 3); c. 1288 Dl - c. 1289 Al 1 (xaùxa rcapà xrâv qritaov . . . rcpo-
xiGéaai xà> X,6yo|xévcp) = Grégoire, Homélies sur Cantique VIII, 4,9 (éd. H.
Langerbeck, p. 257, 1. 17sq., très récrit dans VEpitomé); c. 1289 C3-D5 (àicoXooOcoç xàç
Kvf|uaç ... xoîç Xoyiauoîç èurcoioîivxoç) = Grégoire, Homélies sur Cantique XIV,
5,15 (éd. H. Langerbeck, p. 415, 1. 13 - p. 419, 1. 18). Par contre, il faut ajouter au
moins trois péricopes, que les plus anciens manuscrits de VEpitomé (BNF, Paris, gr.
153, XIIe s.; 154, XIIIe s.; 172, xve s.) attribuent à Cyrille mais qui, étant anonymes
(ou mal attribués) dans le Vat. gr. 1442, n'ont pas été reprises par A. Mai dans son
édition de Cyrille: PG 17, c. 273 B11-C3 (àicôXouGa xaùxa ... Kâxeun ôpôaoç, à
tort sous le nom d'Origène); PG 87/2, c. 1625 A13 (KÀ,ivr|v ... À.éyei, sous le nom
de Philon) et c. 1732 Bll-13 (àrceiioxÇei ôè ... Ôexouévcov xôv A-ôyov, anonyme).
- Les textes cités par M.W. Elliott sous le nom de Cyrille p. 73-74 doivent être
restitués à Grégoire de Nysse (n. 100) et à Nil d'Ancyre (n. 102 et 105).
39 Armando Genovese, S. Agostino e il Cantico dei cantici. Tra esegesi e teolo-
gia (coll. Studia Ephemeridis Augustinianum, 80). Rome, Institutum Patristicum
Augustinianum, 2002. 24 x 16,5, 210 p. Isbn 88-7961-013-9.
40 Augustin, De doctrina christiana, I, 35,39 (§84) et 36,40 (§86), cité ici d'après
la trad. de G. Combes et J. Farges (BA 11, p. 230).
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 36 1

plenitudo et finis... dilectio. À travers les Écritures qu'il inspire, Dieu, qui
est Amour, ne peut qu'aimer et vouloir qu'on l'aime. Le commandement
d'aimer s'adresse aux auteurs bibliques, dont les écrits (pour être dignes de
Dieu) devront naître de l'amour et être orientés vers l'amour de Dieu et du
prochain. À leur tour, les exégètes sont soumis, dans leur travail même
d'interprétation, à la loi de l'amour: la charité doit être tout à la fois l'origine,
l'objet et la fin de l'exégèse, obéissante envers le fondamental
commandement divin41.
Pour ce qui est plus précisément du Cantique, l'évêque d'Hippone insiste
sur son caractère hautement énigmatique:
Ces cantiques sont des énigmes; ils ne sont compris que par de rares
connaisseurs; ils ne sont accessibles qu'à quelques-uns de ceux qui
frappent à leur porte42.
Illa cantica aenigmata sunt: voilà une phrase que ne renieraient sans doute
pas les auteurs récents qui redécouvrent la dimension d'énigme comme
«un trait du code narratif du Cantique»43 ou qui voient en lui «un mashal,
une parabole poétique soumise à notre perspicacité»44. Or, parler d'énigme
à propos du Cantique, ce n'est pas renoncer à en tirer un sens; c'est affirmer
que les mots du poème débordent tout sens trop immobile45.
L'évêque d'Hippone reconnaît de nombreuses vertus à cette dimension
d'énigme: elle exige des lecteurs un effort de recherche (exercitatio) qui
aiguise leur intelligence, tout en excitant le désir de comprendre et en
augmentant le plaisir de la découverte46. Elle exclut les lecteurs indignes, mais
fournit aux plus doctes l'occasion d'accroître leur savoir. L'obscurité même
des Écritures valorise la vérité, selon ce principe qu'un accès trop immédiat
ne convient pas au plus haut savoir.
Le Cantique des cantiques est une sorte de volupté spirituelle des âmes
saintes dans les épousailles du roi et de la reine, c'est-à-dire du Christ

41 Pour un commentaire détaillé de ce texte, voir par exemple B. de Margerie,


Introduction à l'histoire de l'exégèse. T. 3: Saint Augustin, Paris, 1983, p. 33-57.
42 Augustin, Sermo 46,35: «illa cantica aenigmata sunt, paucis intellegentibus
nota sunt, paucis pulsantibus aperiuntur».
43 Fr. Landy, Paradoxes ofParadise. Identity and Différence in the Song ofSongs,
Sheffield, 1983, p. 141.
44 J.-P. Sonnet, «Le "Cantique", entre erotique et mystique: sanctuaire de la
parole échangée», dans Nouvelle Revue Théologique, t. 1 19, 1997, p. 481-502
(citation p. 486). Cet article est repris sous une forme abrégée en appendice à Bernard
de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. 3 (SC 452), p. 365-386. Voir aussi
l'article, au titre évocateur d'Y. Zakovitch, «Song of Songs, Riddle of Riddles», dans
The Art ofLove Lyrics. FS B. Couroyer and H.J. Polotski, édité par K. Modras (coll.
Cahiers de la Revue Biblique, 49), Paris, 2000, p. 11-23.
45 Cf. Anne-Marie Pelletier, «Le Cantique des cantiques: un texte et ses
lectures», dans Les nouvelles voies de l'exégèse (cité n. 2), p. 97-98.
46 Augustin, De doctrina christiana, II, 6,8: «On découvre avec plus de plaisir
les choses quand on les cherche avec une certaine difficulté» (fi A 11, p. 247).
362 J.-M. AUWERS & A. WÉNDSf

et de l'Église. Mais cette volupté a été enveloppée dans des voiles


allégoriques pour qu'elle soit désirée avec plus d'ardeur et dénudée avec
plus de joie47.
C'est surtout dans le De doctrina christiana qu'Augustin développe cette
esthétique de l'obscur: un texte qui se dérobe impose au lecteur l'épreuve
d'une recherche persévérante, mais lui promet nécessairement plus que ne le
font les passages immédiatement intelligibles48.

On ne quittera pas les auteurs patristiques et médiévaux sans faire


observer que les thèmes du Cantique des cantiques qui ont le plus inspiré leur
spiritualité sont absents du texte hébreu: l'invitation à se connaître soi-même49,
la charité bien ordonnée50, la blessure d'amour51, le commencement de la
foi52 et la maternité de Jésus53.

V. Le Targum

La tradition juive ancienne d'interprétation du Cantique ne suscite pas


moins d'intérêt. Le Targum du Cantique vient de faire l'objet d'une
traduction anglaise, abondamment annotée, avec une Introduction très fouillée, qui
passe en revue tous les aspects de l'œuvre, depuis la tradition textuelle et la
langue de l'ouvrage juqu'à la postérité (directe ou indirecte) de l'œuvre dans
le judaïsme et le christianisme54. Le Targum du Cantique a été rédigé en

47 Augustin, De civitate Dei, XVII, 20,2 (trad. L. Jerphagnon et coll., Paris, 2000,
p. 760).
48 Les pages un peu rapides qu'A. Genovese consacre à Yexercitatio (p. 172-173)
pourront être complétées par exemple à partir de l'article de Jean Pépin, «Saint
Augustin et la fonction protreptique de l'allégorie», dans Recherches augustiniennes, t. 1,
1958, p. 243-286, repris dans Id., La tradition de l'allégorie. De Philon d'Alexandrie
à Dante, t. 2: Études historiques {Collection des Etudes augustiniennes. Série Antiquité,
120), Paris, 1987, p. 91-136 (absent de la bibliographie d'A. Genovese). Voir aussi
l'étude récente d'I. Bochet, «Le Firmament de l'Écriture». L'herméneutique augus-
tinienne (Collection des Études augustiniennes. Série Antiquité, 172), Paris, 2004.
49 Ct 1,8 LXX et Vulg.: «Si tu ne connais pas toi-même, belle entre les femmes»
vs Hébreu: «Si tu n'en sais rien, belle entre les femmes».
50 Ct 2,4 LXX: «Ordonnez en moi la charité», Vulg. : «II a ordonné en moi la
charité» vs Hébreu: «son étendard au-dessus de moi, c'est l'Amour» (trad. conjecturale).
51 Ct 2,5 LXX: «Je suis blessé d'amour» vs Vulg. et Hébreu: «Je suis malade
d'amour».
52 Ct 4,8 LXX: «Tu traverseras depuis le début de la foi» vs Hébreu (cf. Vulg.):
«Tu quitteras le sommet de l'Amana».
53 Ct 1,2 LXX et Vulg. (paroles adressées au Bien-aimé): «Tes seins sont
meilleurs que le vin» vs Hébreu: «Tes caresses sont meilleures que le vin». Cf. C.W.
Bynum, Jésus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages,
Berkeley, 1982, p. 110-169.
54 The Targum of Canticles. Translated with a Critical Introduction, Apparatus
and Notes by Philip S. Alexander (coll. The Aramaic Bible, 17A). Londres,
T&T Clark, 2003. XVIII-229 p. 26 x 18. 65 £. Isbn 0-567-09474-X.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 363

Palestine, au VIe ou au VIIe s. Il présente cette particularité d'avoir créé un


cadre narratif, en introduisant un narrateur qui intègre le chant des deux bien-
aimés dans une allégorie historique, celle de l'histoire d'Israël depuis «l'exil»
en Egypte jusqu'à la venue future du Messie, en passant par deux autres
exils: celui de Babylone et celui d'Édom (= l'Empire romain, païen puis
chrétien). Cette stratégie de lecture permet au Targum de rendre compte des
nombreux doublets du Cantique en les rapportant à différentes périodes de
l'histoire d'Israël. La ligne d'interprétation est donc très cohérente, ce qui
n'empêche pas le Targum d'être paraphrastique. Plusieurs cas de figure se
présentent: le texte hébreu peut être décodé dans la paraphrase (Ct 2,11:
«Le temps de l'esclavage qui ressemblait à l'hiver a cessé et les années que
j'avais annoncées à Abraham entre les morceaux [cf. Gn 15,10-16] sont
abrégées. L'oppression d'Egypte, qui ressemblait à la pluie incessante est passée
et s'en est allée. Et vous ne la reverrez plus jamais»)55; dans d'autres cas, le
texte biblique est dissous dans la paraphrase (Ct 4,3: «Les lèvres du grand
prêtre prononçaient les prières devant le Seigneur le jour des Expiations, et
ses paroles transformaient les péchés d'Israël comparables au fil d'ecarlate
et les rendaient aussi blanc que la laine blanche. Quant au roi qui était le
chef de tous, il était rempli de l'observance des préceptes comme une
grenade est remplie de graines, excepté les princes et les notables, qui étaient
proches du roi et justes et en qui il n'y avait pas d'intention mauvaise»).
Enfin, le texte biblique peut être traduit presque littéralement, mais
accompagné d'une glose (Ct 4,7: «Quand le peuple de la maison d'Israël
accomplit la volonté du maître du monde, il en fait la louange au plus haut des
cieux et s'exclame: Tu es toute belle, assemblée de la maison d'Israël, et il
n'y a pas de défaut en toi»). Dans certains cas extrêmes, où l'interprétation
du texte hébreu est quasiment désespérée, le Targum reconstruit une
cohérence. Ainsi pour Ct 6,12 (une traduction littérale du TM donne: «Je n'ai pas
su, mon âme m'a mis[e] chars de mon peuple noble»):
Et quand il fut révélé devant le Seigneur qu'ils étaient justes et qu'ils
étudiaient la Loi, le Seigneur dit en sa parole: Je ne les punirai plus et
je ne les anéantirai plus. Au contraire, mon intention est de les bénir et
de les faire monter dans les chariots des rois. Et grâce aux mérites des
justes de cette génération qui par leurs mérites ressemblent à Abraham
leur père.

VI. Commentaires modernes

Le Cantique n'est pas oublié dans la foison des commentaires bibliques


qui paraissent à un rythme accéléré depuis quelques années. On rendra
compte ici des commentaires d'Othmar Keel (éd. fr., 1997), André LaCocque

55 Le Targum est cité ici d'après la traduction française de Fr. Manns, «Le
Targum du Cantique des cantiques. Introduction et traduction du codex Vatican Urbi-
nati I», dans Liber Annuus, t. 41, 1991, p. 223-301.
364 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

(1998), Tremper Longman III (2001), Gianni Barbiero (2004), Yair Zakovitch
(2004) et Yves Simoens (2004)56, ainsi que de la monographie de George M.
Schwab sur le message du Cantique relatif à l'amour humain57. Tous ces
auteurs s'accordent pour considérer l'interprétation anthropologique du
poème comme étant la plus obvie, ce qui n'exclut pas a priori d'autres modes
de lecture, mais ceux-ci sont nécessairement seconds. Aux derniers
défenseurs d'une lecture allégorique, qui argumentent - comme Théodoret - à
partir des textes prophétiques où l'Alliance entre Dieu et son peuple est évoquée
à travers l'allégorie des amours, tantôt heureuses, tantôt déçues, d'un homme
et d'une femme58, les auteurs cités objectent que, dans les parallèles invoqués,
l'intention métaphorique est toujours clairement signifiée par le contexte, et
la hiérarchie entre les partenaires toujours respectée, ce qui n'est pas le cas
dans le Cantique, où la relation entre l'homme et la femme présente un
caractère symétrique nettement accusé. En d'autres mots, il est reproché aux allé-
goristes d'utiliser, pour interpréter le Cantique, une clef trouvée en dehors du
texte - et même en-dehors des écrits de sagesse parmi lesquels le poème se
donne à lire aussi bien dans les Bibles juives que chrétiennes. On le lira donc,
dans son sens obvie, comme un texte qui parle de l'amour entre un homme
et une femme. A. LaCocque (p. 54-55) et G. Barbiero (p. 50) invoquent en
outre, comme un argument péremptoire, le verset suivant:
Sous le pommier, je t'ai réveillé,
là où t'a enfanté ta mère,
là où t'a enfanté celle qui t'a donné le jour (Ct 8,5b).

56 Othmar Keel, Le Cantique des cantiques. Introduction et commentaire.


Traduction de l'allemand par Susanne Mûller-Trufaut (coll. Lectio Divina.
Commentaires, 6). Fribourg, Éditions universitaires - Paris, Cerf, 1997. 314 p. 22,5 x 15. Isbn
2-204-05880-7 (d'après la 2e éd. allemande, 1992); André LaCocque, Romance She
Wrote. A Hermeneutical Essay on Song of Songs. Harrisburg, Trinity Press
International, 1998. xvi-240 p. 23 x 15. Isbn 1-56338-233-4; Tremper Longman III, Song
of Songs (coll. The New International Commentary on the Old Testament). Grand
Rapids, Michigan - Cambridge, U.K., William B. Eerdmans, 2001. xvi-238 p.
24 x 17. 24,99 US$. Isbn 0-8028-2543-5; Gianni Barbiero, Cantico dei Cantici (coll.
/ Libri Biblici. Primo Testamento, 24). Milan, Paoline, 2004. 594 p. 24 x 15,5. 33 €.
Isbn 88-315-2568-9; Yair Zakovitch, Das Hohelied (coll. Herders Theologischer
Kommentar zum Alten Testament). Fribourg-Br., Herder, 2004. 295 p. 24 x 17. Isbn
3-451-26830-2; Yves Simoens, Le Cantique des cantiques. Livre de la plénitude. Une
approche anthropologique et théologique (coll. Écritures, 8). Bruxelles, Lumen Vitae,
2004. 175 p. 22,5 x 15. 18 €. Isbn 2-87324-220-5. Le commentaire d'Y. Simoens
vient d'être traduit en italien sous le titre // Libro délia pienezza (Bologne, Ed. Deho-
niane, 2005).
57 George M. Schwab, The Song of Songs' Cautionary Message Concerning
Human Love (coll. Studies in Biblical Literature, 41). New York, Peter Lang, 2002.
xvm-221 p. 23,5 x 15,5. Isbn 3-451-26830-2.
58 Cf. P. Joùon, Le Cantique des cantiques, Paris, 1909; A. Feuillet, Le Cantique
des cantiques (coll. Lectio Divina, 10), Paris, 1953; A. Robert - R. Tournay -
A. Feuillet, Le Cantique des cantiques (coll. Études bibliques), Paris, 1963.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 365

Tel qu'il a été vocalisé par les Massorètes, ce verset ne peut être dit que
par la Bien-aimée s'adressant à son aimé et, comme il n'y aurait aucun sens
à parler de l'enfantement du Dieu d'Israël par sa mère, la lecture allégorique,
qui identifie le Bien-aimé avec Dieu, serait rigoureusement impossible59.
S'ils s'accordent pour rejeter l'interprétation allégorique comme
appartenant à un âge révolu de la lecture du texte, les commentateurs récents ne sont
pas pour autant d'accord sur l'exégèse du livre. Les points de divergence
portent sur la date de l'œuvre, qu'O. Keel (p. 15) veut situer entre le vme et
le vie s. avant J.-C, alors que A. LaCocque (p. 192-194), G. Barbiero (p. 44-
45) et Y. Zakovitch (p. 66-67) optent pour l'époque ptolémaïque (au moins
pour ce qui est de la rédaction finale) et que Tr. Longman (p. 17-19) se
montre perplexe sur la possibilité de dater le Cantique, d'autant plus qu'il
pourrait bien recueillir des poèmes d'âges différents60.
A. LaCocque (p. 39-53) tient beaucoup à ce que l'auteur du Cantique soit
une femme61, ce qu'Y. Simoens est prêt à accepter (p. 11), comme aussi,
semble-t-il, Y. Zakovitch (p. 45-46), mais Tr. Longman juge l'hypothèse
indémontrable et finalement sans grand intérêt: «The discussions of the gen-
der of the author of the Song reveals more about us as commentators than it
does about the Song» (p. 9).
Pour O. Keel, Tr. Longman et Y. Zakovitch, le Cantique est une
anthologie de poèmes amoureux: «The book is something like an erotic psalter (thus
Songs)», écrit Tr. Longman (p. 2). L'ensemble ne présente pas de
composition formelle rigoureusement poursuivie d'un bout à l'autre (cf. Longman,
p. 48). Il a pu être précédé par de petits recueils, ce qui semble à O. Keel
(p. 30) la meilleure explication à la présence de doublets62. Ces auteurs ont
donc tendance à proposer un commentaire qui atomise le Cantique en unités
de nombre variable: 23 (Tr. Longman), 32 (Y. Zakovitch), 43 (O. Keel). Par
contre, G. Barbiero et Y. Simoens estiment que les doublets et autres éléments

59 L'identification du locuteur repose entièrement sur la ponctuation des


Massorètes, qui ont donné aux pronoms-suffixes la vocalisation du masculin. La version
syriaque opte pour des pronoms féminins. Le Targum araméen suppose lui aussi,
comme le syriaque, que c'est le Bien-aimé qui parle. À l'appui de la vocalisation
massorétique, M.H. Pope, Song of songs (coll. Anchor Bible, 7C), New York, 1977,
p. 263 fait l'observation suivante: «The text as received would, in keeping with the
allegory, represent Israël as arousing Iahweh under the apple tree where His mother
conceived and bore Him ! That this reading was préservée through centuries of alle-
gorical interprétation suggests that it was so well established and known that it could
not be changed but was left for modems to correct».
60 Y. Simoens (p. 11) signale qu'«un certain consensus favorise l'époque perse
comme date probable de composition».
61 Voir aussi: André LaCocque, Subversives ou Un Pentateuque de femmes (coll.
Lectio divina, 148), Paris, Cerf, 1992, p. 138-143 et Id., «La Sulamite», dans Paul
Ricœur - André LaCocque, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 373-410 (en
particulier p. 380-383).
62 Y. Zakovttch, Das Hohelied, p. 71-73 fournit une utile synopse de ces
éléments récurrents.
366 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

récurrents ont une valeur structurante. Pour G. Barbiero (p. 32-38), si le


Cantique ne présente pas d'unité littéraire à proprement parler, il présente
néanmoins une unité poétique qui est une unité d'auteur et non de rédacteur: «II
titolo stesso, "Cantico dei cantici" (1,1), présenta il poema, a differenza dei
"canti d'amore" egiziani, in forma unitaria» (p. 33-34). Pour l'exégète
italien, l'ensemble peut être divisé en deux parties (2,8-5,1 et 5,2-8,4) encadrées
par un prologue (1,2-2,7) et un épilogue (8,5-14). Quant à Y. Simoens
(p. 145-150), il reprend à R.J. Tournay la structuration du poème en dix
chants, qu'il organise autour du «duo» central de 4,16-5,1, «où tout le texte
conduit» (p. 145)63. La structure du Cantique serait donc par elle-même
porteuse de sens.
Les partenaires du Cantique sont-ils unis par les liens du mariage?
Sûrement pas, répond avec force A. LaCocque, qui fait remarquer qu'une telle
hypothèse n'est appuyée par aucun élément du texte et que nulle part dans
le poème la fertilité n'est présentée comme la justification de l'union du
couple: «on the contrary, the entire Song strums the chord of "free love",
neither recognized nor institutionalized» (p. 8). Certes, les deux partenaires
sont fidèles l'un à l'autre, mais ils vivent cette fidélité en dehors des liens
matrimoniaux et des exigences sociales64. La société est tout simplement
ignorée dans le Cantique. «The Song sets itself at a distance from the patro-
nizing praises to the loyal woman (see Deut 22.13-29, for example) or to the
woman as wife and mother (see Proverbs 31). Hère for once the woman is
praised as lover» (p. 45). Il faut, pour cela, que le mot kallah («fiancée,
promise»), par lequel le jeune homme désigne à plusieurs reprises sa partenaire
entre Ct 4,8 et 5,1, ne soit pas ici un terme institutionnel - ce qu'admettent
O. Keel (p. 171-172: «il doit ici s'agir de "titres de majesté" et non de termes
de droit») et A. LaCocque (p. 108), mais que refusent Y. Zakovitch (p. 192),
G. Barbiero (p. 178), Y. Simoens (p. 72) et surtout Tr. Longman. Pour ce
dernier, l'insertion du Cantique dans la Bible exclut d'y voir une célébration de
l'amour libre: «We must read the Song within its broader context, which
means the entire canon, and in this context the intimacies described between
the man and the woman must be understood within the bounds of mariage»
(p. 60)65. En Ct 8,6, l'amour est personnifié comme puissance, «forte comme
la Mort» et ayant ses propres lois: Tr. Longman voit ici une mise en garde
contre les dangers d'une sexualité débridée, qui ne serait pas vécue devant

"duo"63 Y.ménagé
Simoens,
en 4,16
Le Cantique
et 5,1, et non
des seulement
cantiques (n.
la finale
56), p.de 75:
5,1, «C'est
qui sertsans
de centre
doute le
littéraire à tout le Cantique. Le vocabulaire de l'alimentation s'accumule en fin de 4,16
et remplit 5,1, ce qui donne une signification symbolique à cette nourriture. Elle
exprime l'union des corps, par un rejaillissement des développements précédents sur
ce "nœud" du texte. Réciproquement, le banquet rejaillit par ricochet sur les mêmes
développements » .
64 Dans le même sens: O. Keel, Le Cantique des cantiques (n. 56), p. 47.
65 Cf. G. Barbiero, Cantico dei Cantici (n. 56), p. 78: «II Cantico non vuole esal-
tare i rapporti extramatrimoniali (si veda Ct 8,6!)»; cf. ibid., p. 149.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 367

Dieu. C'est également la lecture que G.M. Schwab fait du passage en


question, en s 'appuyant sur d'autres textes de la tradition biblique66.
Où trouver la clef qui donne accès au livre? O. Keel la cherche avant tout
dans la littérature amoureuse égyptienne et proche-orientale et il appuie
son exégèse sur de nombreux parallèles, littéraires et iconographiques67.
Ce parti pris méthodologique pose une série de questions, voire d'objections,
qu'A. LaCocque (p. 195) formule ainsi:
Keel's exegesis remains singularly one-sided. The Song of Songs
becomes in the process one more «Egyptian» or «Sumerian» love song.
Its belonging to biblical literature teaches very little that is new, and our
wisdom (other than aesthetic) is not greatly enhanced. (...) If nothing
distinguishes the Canticle from the rest of Near Eastern pictures and
literatures, why single it out? Why speculate on its hidden meaning?
Why eventually canonize it? If the Canticle is the most «unbiblical book
of the Bible», not only by what it does not say but also by what it does
say, what is it doing in Hebrew Sacred Scripture?68
Aussi les commentateurs ne renoncent-ils pas tous à trouver un ancrage
canonique pour le livre. G. Barbiero (p. 431-445) montre comment les écrits de
sagesse, les récits de la création, le corpus prophétique et le Nouveau Testament
lui-même fournissent autant d'intertextes qui permettent d'élargir
progressivement le périmètre d'une lecture «canonique» du Cantique. Mais le cadre le
mieux adapté - celui qui correspond au «sens obvie» du texte - est assurément,
pour G. Barbiero (p. 50), celui des écrits de sagesse puisque, dans les Bibles
juives et chrétiennes, le livre est inscrit dans une configuration sapientielle.
Pour A. LaCocque, le corpus prophétique fournit une clef de lecture, mais
à condition de bien voir la subversion qu'opère le Cantique: si l'auteur du
poème reprend à son compte le langage qui, chez les Prophètes, servait à
décrire la relation entre Dieu et Israël, c'est uniquement pour parler de
l'amour entre un homme et une femme et exalter l'érotisme que les
Prophètes et les Sages jugeaient dangereux (p. 25-26; 36). Partant du même
constat, G. Barbiero (p. 443) tire une tout autre conséquence:
Corne osserva Lacocque, il Cantico applica all'amore umano un lin-
guaggio che era divenuto usuale, nei profeti, per parlare di Dio. Tra

66 G.M. Schwab, The Song of Songs' Cautionary Message (n. 57), p. 108: «The
message of the Song of Songs is found to be twofold. On the one hand, love is com-
mended, celebrated, reveled in, and assumed. The Song does not shy from physical
descriptions of the maie and female body - complète with références to the genitalia
and mammaries. Love and sexuality are unashamedly tendered. On the other hand,
love is also shown to be a dangerous and risky endeavor that may drive lovers into
frantic and selfdestructive behaviors».
67 L'ouvrage ne contient pas moins de 160 illustrations, dont beaucoup sont
reproduites en Appendice du commentaire de G. Barbiero (p. 483-531).
68 L'expression «the most unbiblical book of the Bible» est reprise à CL. Meyers,
Discovering Eve, New York, 1988, p. 177.
368 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

l'alleanza sponsale e quella di Israele con il suo Dio il rapporto è biuni-


voco. Da una parte, Israele legge la sua relazione con Dio sulla falsariga
délie sue esperienze umane d'amore; dall'altra, inversamente, l'esperienza
che ha fatto con il suo Dio proietta una luce nuova sulla realtà sessuale.
Cosi il matrimonio tra un uomo e la "donna délia sua giovinezza" viene
da Malachia chiamato berît (alleanza), corne il patto che lega Israele con
jhwh, e di questo patto ha la stessa indissolubilité (cfr. Mal 2,14).
Tr. Longman et surtout Y. Simoens privilégient le récit de Gn 2-3 comme
intertexte. A la lumière de ce texte:
La bien-aimée et le bien-aimé représentent l'humanité, Eve et Adam,
dans un Éden autre qu'avant le péché: comme jardin de délices jamais
éprouvées auparavant par pureté gratuite de Dieu qui crée toujours plus
beau, même à travers le mal (...). L'homme par la femme, tous deux
ensemble ont accès à l'arbre de la vie et de la connaissance du bon et
du mauvais qui est la Sagesse de Dieu communiquée à la créature: deux
en un, ouverts aux autres, communion qui lui ressemble. La Sagesse à
l'œuvre en eux les garde du Mauvais69.
Contre une telle lecture, qui fait du Cantique «l'accomplissement positif
de Gn 2-3 »70, ou le point d'aboutissement de 1' «histoire de la sexualité
rachetée»71, A. LaCocque insiste sur l'opposition entre les textes:
The anthropology in Genesis 2-3 is clearly envisaged by the J literary
source from a theological point of view. The thesis is that the relation-
ship between genders is upset when the relationship with God is dama-
ged. But the Song of Songs takes a différent stance. The relationship
between man and woman is now seen from a de-moralized standpoint,
which allows the poet to disentangle love from guilt and to celebrate
Eros without religious restraint. True, the situation thus obtained is com-
plex. For the poem does not just take its distance from J (and from many
other trends in biblical literature); it takes a différent course and from
the same premise arrives at an opposite conclusion72.
Dans cette perspective, le lecteur du texte théologique (Gn 2-3) et du texte
iconoclaste (Cantique) doit donc prendre du recul pour comprendre qu'ils ne
s'excluent pas nécessairement et qu'ils peuvent être justes l'un et l'autre in
coincidentia oppositorun?3 .
Il n'est pas tout à fait indifférent que le Cantique comporte ou non
une référence explicite au Dieu d'Israël. La question se ramène, en fait, à

69 Y. Simoens, Le Cantique des cantiques (n. 56), p. 151.


70 Ibid., p. 152.
71 Tr. Longman, Song of Songs (n. 56), p. 63.
72 A. LaCocque, Romance She Wrote (n. 56), p. 49. J désigne le rédacteur Jah-
wiste du Pentateuque.
73 Ibid., p. 48.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 369

l'interprétation du dernier mot de Ct 8,6, à propos de l'amour: «ses flèches


sont des flèches de feu, une flamme de Yah (shalhèbèthyah)»74. Pour
Tr. Longman (p. 212-213) et Y. Zakovitch (p. 273-274), la locution «une
flamme de Yah(weh)» est l'équivalent d'un superlatif (cf. Gn 30,8; Jb 1,16).
Pour O. Keel (p. 287), c'est une manière de désigner l'éclair. G. Barbiero
(p. 384) voit ici, au contraire, une mention personnelle: «Amore non è un
dio che vuole sostituirsi a jhwh, ma è una "fiamma di Jah". Non "di Dio",
ma di jhwh, cioè del Dio di Israele». De même, A. LaCocque, qui accorde
la plus grande importance à l'interprétation de ce verset, peut-être parce que
c'est ici qu'il renoue avec une lecture proprement théologique du poème
biblique:
"A flame of Yah[weh]". The whole of the Canticle is encapsulated in
this phrase. (...) For love, the human and carnal love is the suprême
expression of humanity, by which and through which man and woman
together are the image of God. (...) For the Torah and the Prophets,
God's love was to be described in terms of human love. The Canticle
now models human love on God's love. Love between a man and a
woman is "a flame of Yah"75.
Tous nos commentateurs argumentent donc, d'une manière ou d'une autre,
en faveur d'une portée théologique du sens littéral. O. Keel lui-même (p. 48-
52) affirme «l'importance théologique de l'amour comme puissance
élémentaire» : le Cantique nous décrit l'éros comme ayant sa fin en soi dans
l'œuvre bonne de Dieu. Le poème défendrait une conception désacralisée et
démythisée de l'amour erotique, ce qui explique l'absence du nom divin (en-
dehors de la mention purement rhétorique en 8,5). Le message théologique
du Cantique serait de dire, d'une manière paradoxale, que l'éros est une
réalité profane - ce qui ne veut pas dire profanée. G. Barbiero (p. 420) va plus
loin: «La dimensione teologica del Cantico corrisponde alla dimensione
teologica dell' amore umano, che non è mai solo fisico e solo naturale ma è,
in se stesso, aperto alla transcendenza». Y. Simoens (p. 12) écrit dans le
même sens: «A la lumière du Cantique, restauré et célébré après la chute dont

74 Les manuscrits hébreux de la tradition Ben Asher ont en effet cette graphie, en
un mot. Les versions anciennes ont interprété la finale -yah comme un suffixe
possessif; on traduira alors: «ses flèches sont des flèches de feu, (elles sont) sa flamme».
Mais les manuscrits hébreux de la tradition Ben Nephtali découpent le mot en deux :
shalhèbèth yah («flamme de Yah»).
75 A. LaCocque, Romance She Wrote (n. 56), p. 172, 173, 176. L'A. écrit dans
le même sens
"biblique" de tous
dans les
Subversives
livres bibliques,
(n. 61), (...)
p. 162-163:
le message,
«Encaché
ce livre
derrière
qui est
l'esthétique
le moins
de la poésie (mais non derrière un ésotérisme allégorique), est décidément
théologique. (...) L'amour, l'amour "tout court", l'amour fidèle et pleinement assumé, est
reflet de l'Alliance entre le divin et l'humain. C'est probablement dans ce sens qu'il
faut lire Ct 8,6 comparant l'amour à "une flamme de Yah [weh]". (...) Contre l'idée
d'une déification de l'amour dans le Cantique, sa description comme "une flamme
de Yah" indique justement que l'amour humain reflète l'amour divin».
370 J.-M. AUWERS & A. WÉNESf

Dieu ne s'est encore servi que pour créer du neuf plus beau qu'au
commencement, l'amour humain contient en l'expérimentant son propre
dépassement». L'opposition entre une lecture anthropologique et une lecture
théologique est ici franchie76.
Enfin, en ce qui concerne la canonicité du Cantique, Tr. Longman (p. 56-
58) et G. Barbiero (p. 17-19) font remarquer que, si les rabbins ont interprété
le Cantique dans un sens allégorique dès le Ier siècle de notre ère, cela
n'implique pas nécessairement que le livre soit entré dans le canon par le biais
d'une telle interprétation. L'interprétation allégorique pourrait être un effet
de la canonisation du livre, plutôt que sa cause déterminante77.

VIL Un essai herméneutique

Dans sa thèse en théologie défendue à l'Université de Fribourg78,


J.-E. de Ena offre un tableau très contrasté de l'approche du Cantique chez
trois lecteurs anciens répartis dans le temps (Origène, Guillaume de Saint-
Thierry et Saint Jean de la Croix) et chez trois commentateurs modernes qui
défendent des théories opposées sur le Cantique: O. Keel, qui y voit un
florilège de chants erotiques; G. Ravasi, qui en fait un recueil de chants d'amour
humain symbolisant l'amour divin; A. Robert, qui l'interprète comme une
allégorie midrashique de l'histoire d'Israël. La présentation que J.-E. de Ena
donne de ces lectures fait ressortir la diversité des dispositions
méthodologiques et des a priori herméneutiques. L'exégèse moderne ayant
définitivement disqualifié celle des Pères et des Médiévaux dans sa prétention à
cerner l'identité du Cantique, l'A. se demande «comment continuer d'accepter
comme possible l'interprétation allégorique traditionnelle du Cantique si son
étude exégétique réussit à nous convaincre qu'elle n'a aucun appui sur le
sens littéral du texte» (p. 68). Plus largement, comment rendre compte, cri-
tiquement, de la coexistence de théories totalement incompatibles sur le sens
de ce texte?
Au terme d'une présentation très accessible des grandes problématiques
que travaille l'herméneutique contemporaine, l'A. émet l'hypothèse qu'une
des sources majeures du conflit des interprétations sur le sens du Cantique
tient à l'ambiguïté de la question elle-même ou, si on préfère, à la confusion

76 Y. Simoens, Le Cantique des cantiques (n. 56), p. 113: «Le désir de Dieu n'a
pas où mieux se loger que dans le désir de l'homme ou de la femme, par leur
commune et mutuelle ordination au dessein créateur».
77 Cf. J. Luzarraga, «El Cantar de los cantares en el Canon biblico», dans Gre-
gorianum, t. 83, 2002, p. 5-63. - En sens contraire: A. LaCocque, «L'insertion du
Cantique des Cantiques dans le Canon», dans Revue d'Histoire et de Philosophie
Religieuses, t. 42, 1962, p. 38-44, renié par le même auteur dans Romance She Wrote
(n. 56), p. 3, n. 2.
78 Jean-Emmanuel de Ena, Sens et interprétations du Cantique des Cantiques. Sens
textuel, sens directionnels et cadre du texte. Préface d'Adrian Schenker (coll. Lectio
Divina, 194). Paris, Cerf, 2004. 297 p. 21,5 x 13,5. 28 €. Isbn 2-204-07295-8.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 37 1

sur l'exacte portée de l'expression «sens du texte». On sait que le mot


«sens» a plusieurs significations, dont les deux principales sont
«intelligibilité» et «orientation». La question: «Quel est le sens du texte?» peut donc
recouvrir deux questions différentes: «Quelle est sa signification?» et
«Quelle est son orientation?» Au clivage traditionnel de l'herméneutique
chrétienne entre le «sens littéral» et le «sens spirituel», de Ena substitue un
autre clivage entre ce qu'il appelle le «sens textuel» (ou sens-signification)79
et le «sens directionnel», ce dernier étant défini comme «l'orientation avec
laquelle un ou des lecteur(s) interprètent le texte, compte tenu de leur
positionnement, conscient ou non, face au texte, soit leur intentionalité et leur
finalité: précompréhension, intérêts personnels, situation historique, méthodes
de lecture, destinataires de l'interprétation, etc.» (p. 87).
Le conflit des Anciens et des Modernes quant à l'interprétation du
Cantique tient donc pour une part essentielle au fait que les uns et les autres ne
désignent pas la même chose quand ils parlent du sens d'un texte. Reprenant
les catégories de Tzvetan Todorov, de Ena qualifie l'exégèse patristique
d' «interprétation finaliste» (en ce sens que, dans ce type d'exégèse, la
priorité herméneutique revient à la finalité de la lettre - en l'occurrence, une
relation personnelle du lecteur avec le Christ), par opposition à F« interprétation
opérationnelle» de l'exégèse philologique, qui «recherche essentiellement le
sens littéral ou textuel des écrits à leur origine, ce qu'objectivement l'auteur
a voulu dire à ses premiers destinataires» (p. 63 et 89).
J.-E. de Ena fait encore appel à la notion de «cadre (ou clôture) du texte».
D'accord avec P. Ricœur, il considère la clôture du canon comme «un acte
structural fondamental qui délimite l'espace du jeu des formes de discours et
détermine la configuration finie à l'intérieur de laquelle chaque forme déploie
sa fonction signifiante» (p. 92). Chaque lecteur situe le texte dans un cadre
ou «espace de jeu» à l'intérieur duquel il cherche à établir un sens. Prenant
lui-même position dans le débat en cours, de Ena estime que le cadre
interprétatif le plus adapté au sens textuel originaire du Cantique est celui de la
poésie amoureuse hébraïque. Ainsi «encadré», le Cantique sera tout
naturellement interprété comme un recueil de chants d'amour mettant en scène
l'admiration et le désir mutuels d'un homme et d'une femme en dialogue.
Mais le lecteur qui placera le poème dans un autre cadre - celui de la
littérature sapientielle salomonienne, celui de la littérature prophétique, celui du
canon des Écritures judéo-chrétiennes - y lira bien entendu d'autres sens,
qui ne sont pas le sens textuel originaire, mais des effets de sens générés par
la recontextualisation du texte biblique. Ils sont légitimes dans leur ordre
(«herméneutiquement valables», p. 88) dans la mesure - et seulement dans
la mesure — où ils respectent Yintentio operis, c'est-à-dire les caractéristiques
immanentes du texte et ses consignes de lecture.

79 Le sens textuel est défini comme «celui qui permet à un texte, au jugement
d'un interprète, de renvoyer de manière permanente à une même réalité, compte tenu
du caractère de son langage, de l'époque de sa production et de ceux à qui il est
originairement destiné, faisant de lui ce texte avec son sens propre (différent d'un autre
texte avec un autre sens)» (p. 68).
372 J.-M. AUWERS & A. WÉNIN

Évoquant, entre autres, l'interprétation du Cantique comme allégorie


historique ou comme réflexion sapientielle sur l'amour, de Ena écrit:
Le texte du Cantique, tel qu'il nous est parvenu, reste textuellement trop
indéterminé, trop décontextualisé pour supporter par lui-même de telles
interprétations. Seul le recours, herméneutiquement inévitable, à divers
cadres du texte, de la part des sujets-interprètes historiquement situés
permet de telles interprétations (p. 405).
On peut se demander si l'indétermination, loin d'être un obstacle qui
rendrait inaccessibles les intentions du rédacteur, n'est pas au contraire un aspect
essentiel et pleinement assumé d'un poème qui se rebelle contre tout projet
de lecture unilatérale et qui, en refusant obstinément de livrer son sens,
autorise et stimule la production d'interprétations multiples et variées. Bref un
texte qui, semblable au Bien-aimé fuyant vers les montagnes embaumées
(cf. Ct 8,14), toujours se dérobe.

Précisément parce que le texte du Cantique se dérobe sans cesse aux prises
du lecteur, il présente un intérêt tout particulier. C'est qu'il offre un terrain
d'observation idéal du rapport entre un texte biblique et son lecteur. L'étude
de J.-E. de Ena présentée ci-dessus en donne un bel exemple. Mais le
colloque de Toulouse dont il a été question au début de cet article était
précisément centré sur cette même problématique. Partant du Cantique et de ses
lectures, il voulait offrir, comme l'indique le titre des Actes, une occasion de
réfléchir aux nouvelles voies de l'exégèse et à la manière spécifique dont est
perçue aujourd'hui la tâche du lecteur de la Bible dans le cadre du renouveau
de l'herméneutique. «Le livre ouvert ne doit pas devenir un livre lisse,
insignifiant. [...] Il s'agit bien, en lisant, de faire l'expérience de l'autre, qui ne
se trouve qu'en passant par l'épreuve du "chercher", qui ne va pas sans délai,
sans labeur, sans déception, sans surprise aussi»80. N'est-ce pas de cet effort
multiple et sans cesse repris que témoignent les études présentées dans ces
pages?

B - 1348 Louvain-la-Neuve, Jean-Marie Auwers et André Wénin,


Grand-Place 45. Professeurs à la Faculté de théologie
de VU. CL.

Résumé - Cet article rend compte d'une vingtaine de publications récentes


consacrées à l'interprétation du Cantique des cantiques, depuis les Pères de
l'Église et les Médiévaux (monographies sur l'exégèse patristique, traductions
de commentaires patristiques et médiévaux, anthologies) jusqu'aux exégètes
modernes (O. Keel, A. LaCocque, Tr. Longman III, G. Barbiero, Y. Zako-
vitch et Y. Simoens) en passant par le Targum du Cantique (récemment

80 A.-M. Pelletier, «Le livre ouvert», dans Les nouvelles voies de l'exégèse
(n. 2), p. 321-345, citation p. 344.
INTERPRÉTATION DU CANTIQUE DES CANTIQUES 373

traduit en anglais). Le panorama des interprétations ainsi offert est très


contrasté. Le Cantique offre un terrain d'observation idéal du rapport entre
un texte biblique et son lecteur.

Summary - This article reviews about twenty récent publications devoted to


the interprétation of the Song of Songs, from the Church Fathers and Medi-
aeval writers (monographs on patristic exegesis, translations of patristic and
mediaeval commentaries, anthologies) up to modem exegetes (O. Keel,
A. LaCocque, Tr. Longman III, G. Barbiero, Y. Zakovitch and Y. Simoens)
with a look at the Targum of Canticles (recently translated into English) on
the way. The panorama of interprétations is very varied. The Song of Songs
offers an idéal observation ground for the relationship between the Biblical
text and its reader.

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