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La Panne 

de Dürrenmatt

La panne est une comédie morbide. Comme souvent chez cet auteur suisse, n’est pas coupable celui que la
justice condamne. Alors que les vrais coupables échappent au sort qu’ils méritent. L’originalité de ce court roman
c’est que le dindon de la farce souhaite l’être

Traps est un représentant en textile qui traverse le pays pour les besoins de son entreprise: Héphaïstos. Il circule
dans une splendide Studebaker neuve qui tombe en panne dans un de ces petits villages de suisse alémanique
tellement typiques. Aucune chambre d’hôtel n’est disponible. Mais on lui indique la maison d’un notable qui offre
régulièrement l’hospitalité à des étrangers. Traps se retrouve chez un juge à la retraite qui passe ses soirées à
reconstituer des procès récents ou historiques avec une bande d’acolytes chenus. On a pourvu à tout: procureur,
juge, avocat de la défense, et bourreau. Et oui, pour ces parodies de procès on a rétabli la peine de mort
(l’histoire se passe après la dernière guerre). Traps, invité à table, partage le festin de ces hommes de loi qui
n’ont rien perdu de leur appétit avec les années. En réalité, le représentant en textile tombe à pic: pour cette
soirée, il ne manquait que l’accusé. Qu’à cela ne tienne, Traps tiendra ce rôle. L’homme n’est pas le dernier à
s’amuser, il accepte, il jouera le jeu bien sûr. Il remplit même très bien sa fonction, par vanité. Ne déclare-t-il pas
qu’il se fait appeler Casanova, qu’il est fier de sa belle voiture, de son avancement sensationnel au sein de son
entreprise? «Avancement?» interrogent les hommes de loi. Mais oui. Et le représentant en textile explique
comme la mort de son supérieur a favorisé sa promotion. Bien. Les vieillards commencent à se frotter les mains.
«Dénicher un mort, au fond, n’est-ce pas l’essentiel?». Nous y voilà. Si le décès de son supérieur a été
miraculeux pour la carrière de ce séducteur, c’est qu’il l’a tué évidemment.
Le premier réflexe de Traps est de rétablir la vérité. Son patron a succombé à un infarctus, comme l’a
diagnostiqué le médecin légiste.
Peut-être. Mais ne pourrait-on pas débusquer un meurtre qui aurait échappé à la justice? Ces spécialistes des
affaires criminelles n’hésitent pas à «croire en un meurtre précisément là où il paraî[t] absurde d’envisager un
meurtre». Tel est leur postulat. Et ils démontreront qu’ils ont raison. Le problème de Traps, c’est qu’il est hâbleur.
Tout est bon pour se donner le rôle important. Et l’ingénu explique que ce sobriquet de Casanova n’était pas
immérité pour quelqu’un qui avait une aventure avec la femme de son patron. Ce point n’échappe pas au groupe
de magistrats. Le supérieur soupçonnait-il quelque chose? C’est probable puisque comme nous l’indiquions à
l’instant, Traps est un fat qui n’a jamais su tenir sa langue
Une intrigue se dessine au milieu du festin. Traps s’enivre à l’idée non seulement d’être coupable mais de passer
pour l’être. Les vins délicats, les plats exquis et roboratifs l’y ont peut-être incité. Sans doute, pour la première fois
de sa vie, Traps éprouve-t-il des émotions fortes. «Il jouissait par-dessus tout de sa parfaite satisfaction; il
débordait de bonne humeur; il se sentait au suprême degré ravi d’une soirée incomparablement réussie, encore
que l’imputation d’un assassinat le troublât un peu, il faut bien le dire». Mais ce trouble disparaît car c’est aussi
l’occasion de s’éveiller à «d’étonnantes pensées sur l’idée de la justice, le sens de la culpabilité et l’expiation». Et
c’est ainsi qu’un représentant en textile plutôt fade devient un coupable volontaire, plutôt qu’un pas grand-chose.
Il est dit de Dürrenmatt qu’après des études de théologie, il renonça au mysticisme en écrivant un premier texte
où il raconte qu’ayant découvert l’enfant Jésus mort dans la neige, il se mit à le manger; sa chair avait le goût du
massepain. Cet auteur mêle souvent dans son œuvre nourriture et mort, festin et justice. La panne n’est pas une
exception. Une sorte d’ivresse, d’exacerbation résulteraient des dîners orgiaques, préludes à un dénouement
insensé. Pour l’auteur, la condamnation de ses personnages, la justice absurde tiendraient lieu de digestion. Le
ventre serait le responsable des décisions graves, remplacerait la tête. Et nous voilà revenu à l’inversion des
rôles.
La soirée se termine sur la condamnation de Traps. A l’exception de l’avocat de la défense, les magistrats se
réjouissent d’avoir éclairci «un des plus extraordinaires meurtres du siècle». Victime du hasard - par la mort de
son supérieur et la panne de voiture – Traps n’est pas coupable mais on a vu plus innocent. Il n’est au fond «ni
l’un ni l’autre (…). Il avait tué parce qu’il trouvait naturel d’acculer son semblable sans égards ni pitié, de se
pousser en avant sans la moindre retenue, d’écraser le prochain autant que faire se peut (…).» Pour Dürrenmatt,
les frontières sont floues qui séparent le coupable de la victime dans une société violente, alors pourquoi ne pas
faire du coupable une victime? Si tel était le raisonnement de l’auteur, il ne pouvait offrir à ce récit qu’une fin
tragique, «une apothéose» auraient souhaité les vieillards, un couperet dans les faits.
Paradoxal jusqu’à dans ses déclarations – quand il estime que le théâtre et le roman policier seraient des genres
finissants alors qu’il y consacre une grande partie de son œuvre – Dürrenmatt a créé un style qui mélange la
pesanteur et l’humour. C’est dans le sarcasme qu’il va chercher le rire. Mais si l’ironie de La visite de la vieille
dame est irrésistible, l’atmosphère ici est trop lourde, trop finissante (justement) pour qu’on en rie. Mais,
finalement, c’est peut-être ici qu’il faut chercher la panne dans cette atmosphère de crime et de festin.

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