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Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens,


du Moyen Âge à nos jours
Le programme de première, à l’inverse de celui de seconde, présente une grande ampli-
tude chronologique : « du Moyen Âge à nos jours », une vaste question ; « poésie et
quête du sens » avec une référence aux « grands lieux » de la poésie, « dire l’amour, dire
la mort… ». Pour faire les choix nécessaires et éviter l’émiettement thématique, nous
avons suivi les préconisations du programme.
Sur la méthode de questionnement et de regroupement des textes, les programmes
insistent sur l’incitation faite aux élèves à « problématiser leur réflexion ». Concernant
les orientations de l’étude pour le choix des œuvres ou des courants poétiques, les
textes incitent à privilégier ceux « qui marquent des étapes dans la revendication d’un
renouveau esthétique ».
Nous avons voulu structurer l’étude autour de ces lignes directrices. Par exemple, le
groupement de textes consacré au xviie siècle, intitulé « Désordre et ordre du monde et
du langage », présente un corpus de trois textes, dont deux de d’Aubigné (l’un tiré des
Tragiques, l’autre de L’Hécatombe à Diane) et un de Malherbe (Prière pour le roi allant en
Limousin), avec, en complément, un extrait de l’Art poétique de Boileau, qui définit les
règles classiques. L’étude est donc resserrée chronologiquement et problématisée autour
d’une question à la fois esthétique et politique. De plus, elle présente un moment où la
poésie, entre baroque et classicisme, s’interroge sur elle-même et sur l’ordre du monde.
En suivant cette démarche au sein de chaque groupement de textes et de chaque
parcours de lecture, nous avons tenté de couvrir l’ensemble de l’histoire du genre en la
divisant en trois périodes s’enchaînant chronologiquement et dont chacune correspond
à une séquence.
La séquence 1 fait observer la naissance des éléments constitutifs de ce qui sera la
tradition poétique : au Moyen Âge, le passage du chant à la poésie ; à la Renaissance,
l’invention de formes comme le sonnet et la question du renouvellement des sources et
de l’expression personnelle ; enfin, les tendances contradictoires, au début du xviie siècle,
vers le foisonnement baroque, d’une part, et la rigueur classique, d’autre part.
La séquence 2 met l’accent sur le courant symboliste et les auteurs dont l’œuvre est
fondatrice de la poésie moderne. Un parcours de lecture dans Les Fleurs du mal présente
la révolution baudelairienne. Un groupement de textes autour des arts poétiques
conduit les élèves à prendre conscience de l’extraordinaire ambition qu’ont eue pour
la poésie Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. Enfin, un groupement de textes centré sur
l’image poétique à la fin du xixe siècle et au début du xxe présente la naissance du poème
en prose (Aloysius Bertrand, Lautréamont) et une nouvelle conception du vers et de la
prose (André Breton).
La séquence 3 est construite autour des deux attitudes opposées et successives qu’ont
eues les poètes face au monde transformé par la puissance nouvelle des hommes sur


la nature. Au début du xxe siècle, la modernité est célébrée et présentée comme un
sujet inédit de poésie, bien qu’inquiétude et regret se mêlent à l’enthousiasme. Un
parcours de lecture dans Alcools montre l’ambiguïté d’Apollinaire pris entre le goût de
la nouveauté et la nostalgie du passé, représenté par la fidélité à la tradition poétique.
Un groupement de textes sur le thème de la ville confirme cette ambivalence, que l’on
retrouve chez Cendrars et Verhaeren avec la même certitude sur la nécessité d’inventer
de nouvelles formes pour un sujet neuf. L’étude de la poésie de la seconde moitié du
xxe siècle est structurée par l’idée de la remise en question de la parole poétique, après
les désastres de l’Histoire. Guillevic, Jaccottet, Maulpoix évoquent la mort – la mort
collective et la mort possible de la poésie.


Séquence 1
Du Moyen Âge au xvii e
siècle, l’invention des genres et des formes poétiques
Corpus de textes A

L’émergence du lyrisme au
Moyen Âge, de la chanson au poème
➔➔ Présentation du corpus
Le Moyen Âge voit la naissance du lyrisme dans la poésie occidentale. Ce lyrisme est,
comme dans l’Antiquité, toujours lié à une expression musicale : le mot renvoie en
son sens premier à la « lyre » d’Apollon. Les poèmes d’amour ou de guerre écrits par
les troubadours puis les trouvères aux xiie et xiiie siècles sont toujours des chansons. Le
premier groupement de textes montre comment la poésie prend progressivement son
indépendance par rapport à la musique et trouve sa voix propre. Les chansons de trou-
vères et de troubadours proposées (texte 1 et texte complémentaire) invitent à réfléchir
à l’origine musicale du genre.

➔➔ Objectif du corpus
Découvrir la poésie médiévale pour comprendre l’émergence du lyrisme dans la poésie
française.

B i b l i o g r a p h i e
– Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, PUF, coll. « Premier cycle », 1992, 2e édition
revue et mise à jour, 2001.
– Le Moyen Âge et ses chansons ou un passé en trompe-l’œil, Éditions de Fallois, 1996, p. 231.
– Le Moyen Âge à la lettre. Abécédaire médiéval, Tallandier, 2004.
– M. Cazenave, D. Poirion, A. Strubel et M. Zink, L’Art d’aimer au Moyen Âge, Éditions du Félin,
Ph. Lebaud, 1997.

Texte 1
Un chant d’amour à la demoiselle féerique (pages 26-27)
Anonyme, Chanson de trouvère

➔➔ Objectif
Étudier une chanson de trouvère pour voir la naissance du lyrisme.

➔➔ Présentation du texte 
La chanson de trouvère est anonyme et date de la fin du xiie ou du début du xiiie siècle.
C’est une « reverdie », c’est-à-dire une chanson qui célèbre le retour du printemps. Nous
avons conservé plus de deux mille poésies de trouvères dans des chansonniers : sous
l’influence d’AliénOr, d’Aquitaine, les pratiques littéraires et musicales des troubadours
(voir texte complémentaire) gagnent, au xiiie siècle, le Nord de la France et les premières
chansons en langue d’oïl sont composées par les trouvères.


Pour préparer l’étude
a. Troubadour : poète et musicien médiéval en langue d’oc, xiie siècle. Trouvère : poète
et musicien médiéval en langue d’oïl, xiiie siècle. Les deux mots renvoient à la notion de
« trobar », « trouver », notion d’invention, de création musicale et littéraire. Jongleur :
artiste médiéval qui chantait dans les cours,les châteaux et les villes.
On peut ajouter à ces termes le nom « minnesänger », chanteur de minnes, c’est-à-dire
de poèmes d’amour ; « minnesänger » désigne en allemand le poète musicien.
b. On relèvera dans le texte les éléments qui en font un récit – récit d’une rencontre
entre la belle et des chevaliers lors d’une promenade et de la conversation échangée
lors de cette rencontre (quatrième, cinquième et sixième strophes) – et les éléments
qui relèvent du domaine de la description : description de la demoiselle (son costume,
sa monture) (deuxième et troisième strophes).

Lecture analytique
Un poème chanté
1. Deux mots désignent la poésie comme un genre musical : « chante » et « son » (v. 1
et v. 2).
2. La poésie est à l’origine chantée et le texte ne se conçoit pas sans la musique. Ainsi
certains manuscrits médiévaux qui nous sont parvenus comportent parfois uniquement
la notation musicale et le premier couplet. Les premières formes poétiques renvoient
d’ailleurs toujours à des formes musicales (dans la poésie grecque, l’« épos » est la parole
chantée, l’« ode » signifie le chant, l’« aède » est le chanteur ; dans la poésie française, la
« ballade » renvoie à la musique de danse, le « rondeau » à la ronde). Le poème ici proposé
a les caractéristiques d’une chanson : texte simple, court, organisé en strophes brèves,
des sizains et des vers courts, souvent des heptasyllabes. Sa version modernisée ne rend
qu’imparfaitement les rimes, mais on peut cependant repérer leur existence dans les deux
premiers vers de chaque strophe, par exemple.
3. La simplicité de la mélodie vient de la répétition d’un même rythme en 6/8 (noire,
croche, noire croche, noire pointée). C’est une mélodie simple avec une tessiture réduite
(moins d’une octave : la chanson peut être chantée par tout le monde).
Une reverdie
4. Outre les éléments qui servent à décrire la dame (voir réponse à la question 5), on
note le cadre bucolique de la première strophe (« sous l’ombre d’un olivier », v. 5) et de
la cinquième strophe (« Ainsi s’en allait en un pré », v. 25).
5. La description de la belle renvoie à la nature et au printemps par les couleurs
(« blanc », v. 8 ; « or », v. 15). L’emploi du verbe « verdit » (v. 14) évoque le renouveau de
la nature, de même que les éléments du costume : ceinturette de feuille, cordons de
fleurs (v. 13 et 17). À la description de la dame fait écho celle de sa monture (argent, or,
rosiers, v. 20 à 23).
6. La chanson est une reverdie qui célèbre le renouveau de la nature et la renaissance
de l’amour. Il existe de nombreuses reverdies (on pourra notamment faire entendre ou
lire « Ce fut en mai » de Moniot d’Arras).
L’invention de l’amour courtois
7. La chanson met en scène un homme et une femme dans une rencontre amoureuse.


Tous les personnages évoqués appartiennent à la noblesse, la « mie » comme la demoi-
selle « de haut parage » (v. 30 et 39), toutes deux courtisées par des « chevaliers » (v. 26).
L’amour courtois est aristocratique et sa célébration aussi : le « vilain » est incapable de
chanter un poème d’amour (v. 3).
8. La parenté de la belle est énoncée pour établir un double lien avec le chant (le
« rossignol » figure paternelle) et le merveilleux (« la sirène » figure maternelle). En la
demoiselle se concentrent ainsi la dimension de la nature et celles de la musique et du
merveilleux caractéristiques de l’expression de l’amour courtois.
9. La belle est à la fois parfaite et inaccessible : les éléments de merveilleux de la
description (la ceinture qui fleurit, les rosiers plantés sur la croupe du cheval…), tout
comme la parenté font de la demoiselle une déesse, une fée. Ses propos comme ceux
des chevaliers renvoient à l’admiration qu’elle suscite : « De France suis la louée » (v. 29),
« Belle » (v. 37). Quatre expressions renvoient à l’idée de hauteur, qui connote tout
autant la perfection que son caractère inaccessible : « du plus haut parage » (v. 30), « et
de haut parage » (v. 39), « au plus haut bocage » (v. 33), « au plus haut rivage » (v. 36).
Enfin, les trois derniers vers présentent le mariage comme un vœu chimérique.

Vers le bac
L’entretien
À la fin du xiie siècle, Les troubadours puis les trouvères chantent pour la première fois le
sentiment amoureux, le désir, la joie et la souffrance d’aimer, et donnent à la femme une
place nouvelle. Ainsi, apparaît dans la poésie française un thème essentiel que reprendra
toute la postérité. Jusqu’au xiiie siècle, en effet, les valeurs de la société nobiliaire sont
exclusivement guerrières. Un chevalier doit plaire à Dieu par sa foi et à son suzerain par
sa loyauté et sa vaillance au combat. Les femmes ne jouent, dans cet univers très mascu-
lin, qu’un rôle minime. Ainsi, dans La Chanson de Roland (fin du xie siècle), chanson de
geste qui compte 4 000 vers, la mort de la belle Aude, fiancée de Roland, est racontée
en moins de dix strophes. De plus, si la jeune fille meurt foudroyée par le chagrin que lui
cause l’annonce de la mort de Roland, celui-ci, dont les derniers instants sont longuement
rapportés, n’a pas une pensée pour elle. Au contraire, à la fin du xiie siècle, les mœurs dans
la noblesse s’adoucissent sous diverses influences et la poésie courtoise va célébrer le
sentiment amoureux et la femme aimée.
La courtoisie définit une conception particulière de l’amour qui reprend, dans le domaine
des sentiments, le modèle des relations du vassal et du suzerain dans l’ordre social. Le
vassal est au service du suzerain à qui il doit être fidèle et pour qui il doit combattre,
montrant ainsi sa valeur guerrière. De même, l’homme noble est au service de sa
« dame », comme l’appelle Bernard de Ventadour (v. 26, p. 28) ; le mot est issu du latin
« domina », « maîtresse, souveraine ». Il lui doit obéissance quoi qu’elle demande
(Lancelot, dans le roman courtois éponyme, accepte ainsi une humiliation publique exigée
par son amante, la reine Guenièvre). Pour mériter sa dame, il doit constamment accomplir
des exploits et, s’il est poète, écrire des poèmes d’amour destinés à séduire celle qu’il
aime et à lui montrer l’intensité de ses sentiments comme « le fit un chevalier / sous
l’ombre d’un olivier / entre les bras s’amie » (chanson de trouvère, p. 26, v. 4 à 6). Il s’agit
d’une conception du sentiment amoureux qui amène celui qui l’éprouve à se surpasser, à


devenir un preux (il accomplit des prouesses), et un poète, un homme digne d’être aimé
d’une femme d’un plus haut rang que lui.
La nécessité des obstacles qui permettent à l’amant de se distinguer suppose un amour
interdit ou inaccessible. C’est pourquoi la courtoisie ne conçoit pas l’amour dans le
mariage. S’il est évoqué, ce sacrement demeure de l’ordre du désir inaccessible : « Plût
à Dieu notre père / que vous me fussiez donnée / à femme épousée » (chanson de trou-
vère, texte 1, p. 26, v. 40 à 42). La femme est toujours « [b]ien […] apparentée et de haut
parage » (ibid., v. 38-39), elle est une princesse lointaine, inaccessible et parfaite. Dans
le chant d’amour à la demoiselle féérique (p. 26-27), les éléments de merveilleux de la
description (la ceinture qui fleurit, les rosiers plantés sur la croupe du cheval…) tout
comme la parenté (le Rossignol, la Sirène) font de la demoiselle une déesse, une fée. Dans
le Canzo de Bernard de Ventadour (p. 28), la femme ne répond pas au désir de l’amant ;
elle est une « princesse lointaine » qui n’accorde rien. Son pouvoir est grand : elle subjugue
l’homme, elle est fascinante (v. 13-14). Le poète est soumis à la femme ; il perd toute
liberté. D’où l’image de Narcisse, prisonnier du miroir magique, où il se contemplait. Pour
avoir « voulu monter trop haut » (v. 32), le chevalier est tombé en « male merci » (v. 29), en
disgrâce. Le poète est alors emporté par la passion, il n’est que « désir et cœur assoiffé »
(v. 16) ; il souffre d’être délaissé. La « douleur » amoureuse devient un thème déterminant
du poème. L’expression du sentiment amoureux s’accompagne de l’apparition du thème
de l’écriture poétique. L’amour heureux inspirait au poète le désir de chanter ; il est
associé à la création poétique, privilège d’un milieu aristocratique : « Vilain ne fit mie »
(un vilain ne composa jamais de chanson), dit la chanson de trouvère (p. 26-27, v. 3). Joie
de l’amour et création vont de pair. Privé d’amour, le poète cesse de chanter la femme
aimée (v. 36, p. 28). Il se tait et choisit l’exil, c’est-à-dire le silence. « De chanter cesse et
me retire, / De joie et d’amour me dérobe » écrit Ventadour (v. 44-45). Le lyrisme médié-
val a ainsi inventé l’équivalence entre le poète et l’amoureux dont toute la littérature
occidentale (y compris la chanson contemporaine) est l’héritière.
Cette vision du sentiment amoureux trouve des échos dans les siècles suivants et a
marqué de son empreinte la conception occidentale de l’amour. De nombreuses
œuvres littéraires reprennent le thème de la femme inaccessible, de l’amour impos-
sible : Gérard de Nerval, dans « Fantaisie », célèbre une « Dame à sa haute fenêtre ».
Edmond Rostand dans « La princesse lointaine » et tout récemment Keija Sariahoo dans
son opéra « L’amour de loin » s’inspirent de l’œuvre de Rudel. Maeterlinck dans Pelléas
et Mélisande (1893) raconte un amour impossible avec des images médiévales. De la
Renaissance à la poésie contemporaine, l’expression de la douleur ou de la joie d’amour
est un thème dominant de la poésie lyrique.

Texte complémentaire
Chanson de troubadour (pages 28-29)
Bernard de Ventadour, Canzo (vers 1550)

➔➔ Objectifs
Comprendre le rôle fondateur de la littérature occitane médiévale en étudiant une
chanson célèbre de troubadour ; comprendre ce qu’est la fin’amor.


➔➔ Présentation du texte
Dans les cours du Sud de la France, sont écrits et chantés les premiers textes cour-
tois, qui sont des poèmes composés par les troubadours avant ceux des trouvères. Les
troubadours, qui pouvaient être issus de diverses classes sociales, chantaient le désir
amoureux, la joie et la souffrance d’aimer. Dans les poèmes de Bernard de Ventadour,
le chevalier est emporté par la passion, il n’est que « désir et cœur assoiffé » ; il souffre
souvent d’être délaissé.
Nous donnons la première strophe en langue d’oc (on pourra s’y référer pour présenter
l’évolution de la langue et exploiter les pages de synthèse) :
Can vei la lauzeta mover
De joi sas alas contra’l rai,
Que s’oblid’e’s laissa chazer
Per la doussOr, c’al cOr, li vai,
Ai! Tan grans enveya m’en ve
De cui qu’eu veya jauzion!
Meravilhas ai car desse
Lo cOr, de dezirer no’m fon

➔➔ Réponses aux questions


1. C’est le printemps, la belle saison. La description dégage une sensation de légèreté,
de plaisir, un sentiment de joie et de liberté.
2. La femme ne répond pas au désir de l’amant ; elle est une princesse lointaine qui
n’accorde rien. Son pouvoir est grand (v. 13-14) ; elle subjugue l’homme, se révèle fasci-
nante.
3. Le poète est soumis à la femme et perd toute liberté. L’image du miroir des yeux
renvoie à la fascination, tout comme la comparaison avec Narcisse qui, amoureux de
son reflet, ne peut s’en détacher.
4. L’amour heureux inspirait au poète le désir de chanter ; il est associé à la création
poétique. Joie de l’amour et création vont de pair. Privé d’amour, le poète cesse de
chanter la femme aimée (v. 36). Il se tait et choisit l’exil, c’est-à-dire le silence, comme
l’exprime l’envoi au destinataire : dans les deux derniers vers du poème, le poète révèle
ce renoncement à la poésie.
5. Pour répondre à cette question et définir l’amour courtois, on se reportera à la
synthèse (p. 49). En exemple de parfait chevalier courtois, on pourra évoquer le célèbre
troubadour Jaufré Rudel : parti en croisade avec Louis VII en 1148, amoureux d’une
mystérieuse princesse de Tripoli sur sa seule renommée de beauté et de vertu, il aurait
entrepris le « passage d’outre-mer » et serait tombé mort à ses pieds. La « douleur »
amoureuse devient avec lui un élément déterminant de la création poétique :
« Mon désir sans fin n’aspire qu’à elle seule entre toutes.
Mon vouloir, je crois, m’abuse,
Si me prend la convoitise :
Car plus poignante est qu’épine
Douleur que joie guérira,
Mais ne veux pas qu’on m’en plaigne.

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Et sans bref de parchemin
J’envoie ce vers qu’on le chante
En simple langue romane » (Jaufré Rudel, « L’amour lointain »)

Texte 2
La plainte de l’amour perdu (pages 29-30)
Charles d’Orléans, Ballades et rondeaux (1450-1465)

➔➔ Objectif
Étudier une ballade médiévale de tonalité élégiaque exprimant le lyrisme amoureux.

➔➔ Présentation du texte
Charles d’Orléans, ce prince lettré et poète retenu en captivité plus de 25 ans en Angle-
terre s’entoura à son retour en France de musiciens et de poètes à la Cour de Blois.
François Villon y trouva refuge.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le sentiment dominant exprimé dans ce poème est la souffrance du deuil mais aussi
le désarroi.
b. Une allégorie est une représentation d’une idée sous la forme d’une personne. On
peut relever trois allégories dans le poème de Charles d’Orléans : l’amour, la mort et
la tristesse.
c. Une prosopopée est une figure par laquelle on fait parler une personne que l’on
évoque, un absent.
d. La dernière strophe d’une ballade est appelée « envoi » car elle adresse souvent le
poème à un destinataire (cf. « La ballade des pendus », pp. 30-31).

Lecture analytique
Un récit allégorique
1. Reprenant les figures allégoriques héritées du Roman de la Rose, Charles d’Orléans
recourt à ce procédé pour exprimer la souffrance amoureuse. Les personnages allégo-
riques sont, d’une part, l’« Amoureuse Déesse » et la « Princesse souveraine », allégo-
rie de l’Amour sous la forme de la déesse gréco-latine Vénus Aphrodite, d’autre part,
l’« Ennuyeuse Tristesse », allégorie de la Douleur. Ces deux termes ont un sens fort au
xvie siècle, qui est renforcé par leur signification redondante : la « tristesse » désigne
alors une dépression, un chagrin profond ; « ennuyeuse » signifie « qui cause un profond
chagrin ». La « Fortune » est une allégorie du Destin (en latin « fortuna »). « Mort », avec
une majuscule, renvoie aux représentations allégoriques courantes au Moyen Âge de
la Mort armée de sa faux. L’emploi des majuscules permet la personnification en trans-
formant les noms communs en noms propres.
2. La « forêt d’Ennuyeuse Tristesse » représente l’état mental du poète dont la femme
aimée est morte (troisième strophe). Son esprit est comme perdu dans les ténèbres
d’une forêt intérieure, d’un « bois » où il erre sans pouvoir se retrouver, c’est-à-dire


recouvrer la raison. Le monde a perdu son sens, le poète se sent exilé et n’a plus de
repères. La « gaste forêt », qu’on retrouve dans d’autres poèmes de Charles d’Orléans
(par exemple, « En la forêt de longue attente »), n’est plus le lieu des exploits et des
aventures des chevaliers des romans courtois mais l’espace métaphorique signifiant
l’ennui et la mélancolie.
3. Le refrain créé par la répétition du vers « L’homme égaré qui ne sait où il va ! » file
la métaphore de l’homme perdu et errant ; la répétition d’un même vers crée un effet
d’insistance et exprime un sentiment de désarroi poignant.
4. La métaphore de l’homme égaré est explicitée dans la dernière strophe par celle de
l’aveugle qui se guide avec son « bâton » dans les ténèbres : l’homme a perdu la femme
aimée et avance dans la vie à l’aveuglette.
5. Pour exprimer le désarroi du poète, le poème s’achève par le recours à des phrases
exclamatives (deux dernières strophes).
Une ballade élégiaque
6. Le poète imagine qu’il rencontre la déesse de l’Amour et devise avec elle. C’est la
déesse qui a l’initiative de la conversation (v. 3) ; son attitude permet la confidence et
l’expression du désarroi amoureux, d’abord au style indirect (v. 5-8), puis de façon plus
lyrique et plus poignante par un recours au style direct (v. 17 à la fin).
7. La déesse adopte une attitude bienveillante soulignée par deux expressions : « par sa
très grande humblesse » (v. 9), « volontiers t’aiderais » (v. 12) ; elle a joué autrefois le rôle
d’un guide (« je mis ton cœur en voie », v. 13), rôle dévolu aussi à la femme aimée dans la
troisième strophe (v. 21 à 24).
8. L’attachement du poète à la femme aimée et sa souffrance s’expriment dans la troi-
sième strophe par l’emploi de superlatifs et de tournures emphatiques : « celle que tant
aimais », « tout l’espoir que j’avais », « si bien m’accompagna », ainsi que par l’emploi
d’un vocabulaire exprimant la souffrance : « détresse » (v. 11), « C’est grand pitié » (v. 28).

Vers le bac
Le commentaire
La ballade de Charles d’Orléans exprime une conception de l’amour qui se retrouve dans
bien des textes de la tradition lyrique (Eluard, « La courbe de tes yeux fait le tour de mon
cœur », Aragon « Que serais-je sans toi ») : l’amour est ce qui éclaire la vie, lui donne un
sens. La déesse de l’Amour qui surgit au vers 3 est celle qui a mis le cœur du poète « en
voie / De tout plaisir » (v. 13-14). La femme aimée représente l’« espoir » (v. 21), elle est
un guide (v. 22) qui donne à l’homme ses repères dans la vie. Pour développer ce thème,
le poème décrit une situation opposée où la perte de la femme aimée qui est ravie par
la mort (v. 20) ôte au poète le sens de l’existence en l’exilant au fond de son chagrin. Ce
sentiment de désespoir est rendu par la métaphore filée de l’« aveugle » perdu dans la
forêt d’« Ennuyeuse Tristesse » et qui cherche son chemin avec son bâton (v. 26). Sans
l’amour, le poète est « l’homme égaré qui ne sait où il va ». La répétition de ce vers à la
fin de chaque strophe insiste sur le sentiment de désarroi éprouvé. À la représentation
allégorique de l’Amour, qui guide et à l’évocation de la femme aimée, qui accompagne,
s’oppose donc la figure de l’amoureux perdu sans celle qu’il aime. C’est en ce sens que


l’on peut opposer dans le poème les figures de la voie (v. 13) et du chemin (v. 2 et 27) :
la voie, ligne droite et sûre indiquée par la déesse, qui éclaire le monde intérieur et
extérieur et le chemin tortueux qui serpente dans une forêt, menant on ne sait où.

➔➔ Complément

On pourra compléter l’étude du poème en faisant entendre un des poèmes de


Charles d’Orléans mis en musique au xxe siècle par Claude Debussy (1862-1918)
[voir séquence 2 présentation de Pelléas et Mélisande, p. 66]. Le musicien a mis
en musique plusieurs ballades de Charles d’Orléans. Dans ce texte en forme de
rondeau, le chant cherche à exprimer le lyrisme du poème et l’émerveillement
de l’hommage courtois.

➔➔ Objectif
S’interroger sur les liens entre les différentes formes d’art et sur la communion artis-
tique qui unit à travers les siècles poètes et musiciens.
Dieu, qu’il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle !
Pour les grans biens qui sont en elle,
Chascun est prest de la louer.
Qui se pourroit d’elle lasser ?
Tousjours sa beauté renouvelle,
Dieu, qu’il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle !
Par deça ne dela la mer
Ne sçay dame ne damoiselle
Qui soit en tous biens parfais telle ;
C’est un songe que d’y penser.
Dieu, qu’il la fait bon regarder !
Charles d’Orléans, Rondeaux.

➔➔ Questions
1. Cherchez quelles sont les caractéristiques du rondeau. En quoi cette forme se prête-
t-elle bien à une reprise musicale ?
2. Quels types de phrases et quelles figures de style servent à exprimer l’émerveille-
ment du poète ?
3. Quel effet la répétition du premier vers produit-elle ?
4. Quelle hyperbole exprime l’émerveillement du poète ?
5. Écoutez la mélodie de Debussy interprétée par l’ensemble vocal Jean Sourisse (Fauré
et son temps, ECS, 1993).
Expliquez comment la musique cherche à exprimer les sentiments contenus dans le
texte : enthousiasme, émotion, rêve. Vous pourrez commenter en particulier la mise
en musique du premier et des deux derniers vers.


➔➔ Réponses aux questions
1. Un rondeau est un poème de forme fixe de treize vers sur deux rimes avec une pause
au cinquième et une au huitième et dont le(s) premier(s) mot(s) se répète(nt) après le
treizième.
2. Pour exprimer son émerveillement, le poète à recours à deux phrases exclamatives
et à une phrase interrogative. Il emploie également une énumération laudative (v. 2)
et des hyperboles (dernière strophe).
3. La répétition du premier vers souligne le plaisir du poète à contempler la femme
aimée.
4. L’hyperbole qui souligne l’émerveillement du poète est : « C’est un songe que d’y
penser ». Le poète indique ainsi que la beauté de la femme tient du rêve.
5. Dans le premier vers, l’émerveillement est marqué par un accord suspendu le temps
d’une blanche sur « Dieu ». Puis un crescendo traduit l’enthousiasme du narrateur (« ne
sais dame ni damoiselle »), suivi par un piano et un ralentissement pour exprimer l’idée
du rêve (« C’est un songe que d’y penser »). Enfin, le dernier vers est plus piano encore et
plus lent pour exprimer l’idée du plaisir.

Texte 3
La supplique des morts aux vivants (pages 30-31)
François Villon, Ballade (vres 1460)

➔➔ Objectif
Découvrir la forme de la ballade et un autre aspect du lyrisme dans la célèbre ballade
des pendus.

➔➔ Présentation du texte
La vie aventureuse et incertaine de François Villon, ses démêlés avec la justice, son génie
et sa mystérieuse disparition en 1463 font de lui la première figure du poète maudit.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Le poème adopte la forme caractéristique de la ballade :
– trois dizains en décasyllabes ;
– un quintil constituant l’envoi ;
– la disposition des rimes : a b a b b bbcbc ;
– le dernier vers de chaque strophe est le même (« Mais priez Dieu que tous nous
veuillent absoudre ! ») ;
– l’envoi s’adresse à deux destinataires : « Prince Jésus », « hommes ».

Lecture analytique
Un spectacle insoutenable
1. Dans les vers 7 et 8, la coordination de deux mots de sens voisin (« dévorée et
pourrie », « cendre et poudre ») produit un effet d’insistance. On retrouve ce procédé


aux vers 21 et 22 (« débués et lavés », « desséchés et noircis »). Le procédé sert à rendre
saisissante l’évocation des pendus exposés aux outrages du climat : après la mort, les
cadavres se décomposent en restant attachés à la potence.
2. La violence des vers 23 et 24 est due au réalisme macabre de la description avec
l’évocation des oiseaux qui mangent les yeux des pendus et picorent les poils du visage.
La comparaison triviale du vers 28 (« Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre »), qui
prolonge cette évocation, est saisissante.
3. Les coupes du vers 26 (2/4/10) correspondent au mouvement agité, au va-et-vient
des cadavres que le vent balance au bout de leur corde.
4. La description des pendus par ces images audacieuses et le jeu sur le rythme font
naître, chez le lecteur, un sentiment d’horreur et de pitié.
Une plainte bouleversante
5. « Quant de la chair que trop avons nourrie » (v. 6), « quoique fûmes occis / Par justice »
(v. 12-13) ; « tous hommes n’ont pas bon sens rassis » (v. 14) : le lecteur comprend que les
pendus ont été condamnés à mort pour leurs crimes. Les pendus reconnaissent qu’ils ont
cédé à leur appétit de biens terrestres, à leur convoitise (v. 6) ; ils ne trouvent pas leur sort
injuste : aucune plainte, aucune formule de rébellion dans le poème. Ils avancent comme
seule excuse l’humaine faiblesse, le manque de sagesse (v. 12 et 14).
6. Le poème se situe dans la perspective chrétienne qui imprègne la société occidentale du
Moyen Âge et détermine alors la vision du monde et de la condition humaine. « Jésus » est
fils de Dieu, il s’est sacrifié pour le rachat des hommes et le pardon de leurs péchés (c’est
le sens de la « Passion »). La périphrase qui le désigne : « Envers le fils de la vierge Marie »
(v. 16), permet de nommer sa mère, protectrice capable de pitié. Les pendus implorent sa
« grâce » (v. 17), c’est-à-dire son pouvoir d’intervention dans la rémission, le pardon des
fautes ; c’est la notion d’absolution. La tournure « qui sur tous a maistrie » (v. 31) souligne
la toute-puissance de Dieu sur le destin de l’homme. Les pendus craignent d’être envoyés
en enfer (v. 32-33), c’est-à-dire dans un lieu de souffrances éternelles.
7. Le poème est une supplique adressée aux vivants : les pendus leur demandent de
prier pour eux afin qu’ils obtiennent l’absolution ; le retour du refrain au dernier vers de
chaque strophe produit un effet d’insistance sur cette idée. Les pendus redoutent que
les vivants ne se détournent d’eux, ne les abandonnent par mépris (v. 12), sécheresse
de cœur (v. 2), ne rient de leur sort (v. 34) et ne prient pas pour eux. Ils font entrevoir
aux vivants un bénéfice à leurs prières : le recours à l’argumentation, aux vers 3 et 4,
rend leur demande encore plus pressante. Le mode impératif qui traverse le texte fait
du poème une imploration insistante : « N’ayez » (v. 2), « priez » (v. 10), « Excusez-nous »
(v. 15). À l’impératif s’ajoutent les subjonctifs de souhait « personne ne s’en rie » (v. 9),
« Que sa grâce ne soit pour nous tarie » (v. 17), qui contribuent au même effet.
8. Le texte est d’autant plus émouvant qu’il fait appel fugitivement à une complicité
avec les vivants, « vous savez / Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis » (v. 13-14),
et même au demi-sourire dans un vers : « Ne soyez donc de notre confrérie » (v. 29). Ce
dernier terme fait écho à « Frères humains » qui ouvre le poème, comme pour marquer
dans une pauvre plaisanterie que la fraternité admet des limites… Le poème s’ouvre sur
une interpellation solennelle dans un décasyllabe sans césure : il rappelle aux vivants le


sentiment de fraternité qui doit les lier aux morts : « Frères humains ». L’expression est
reprise au vers 11 : « Se frères vous clamons ». La tournure « qui après nous vivez » (v. 1)
désigne les vivants et permet de comprendre que ce sont des morts qui parlent. L’envoi
qui clôt une ballade est souvent adressé à un homme puissant, un « prince » protecteur
du poète. Ici, on a un double envoi : au « Prince Jésus » (v. 31), maître du destin des
hommes, et aux « Hommes » (v. 34) dont les prières vont pouvoir obtenir le pardon divin.
9. Le vers 34 sonne comme une mise en garde qui fait écho aux vers 3 et 4 : les vivants
ont un devoir de fraternité et de pitié : leurs fautes leur seront pardonnées d’autant
plus qu’ils se seront montrés capables d’empathie envers ceux qui les précèdent dans
la mort. Le poème se clôt sur l’évocation du « ici », qui renvoie au lieu et au temps de la
mort, passage terrible qui met l’homme devant ses fautes et, pour le chrétien, moment
du jugement de Dieu.

Texte complémentaire
Un testament poétique (page 32)
Pierre de Ronsard, Derniers Vers (1586)

➔➔ Objectif
Découvrir un poème d’un lyrisme bouleversant, de l’époque immédiatement posté-
rieure, et dont le thème fait écho à celui de Villon.

➔➔ Présentation du texte
Écrit au siècle suivant, le sonnet de Ronsard fait écho à la ballade de Villon et exprime
comme lui la solitude et l’angoisse de l’homme face à la mort. Ronsard meurt en 1585,
à 61 ans. Peu avant, il écrit ce sonnet d’une émotion et d’un réalisme poignants pour
évoquer sa déchéance physique et sa mort prochaine.

➔➔ Réponses aux questions


1. La comparaison qui ouvre le poème – « un squelette je semble » – est explicitée par la
description du vers 2 : « Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé », dans lequel la répéti-
tion du préfixe privatif « dé » exprime la perte. Au vers 9, l’adjectif « dépouillé » fait un
écho sémantique et sonore au vers 2.
Cette description de la maigreur du poète est rendue plus saisissante encore par sa
place en tête du poème.
2. La description du corps amaigri renvoie à la représentation traditionnelle de la mort
sous la forme allégorique d’un squelette (voir « La danse macabre », p. 33). Le poète a
le sentiment d’être déjà un mort et évoque ensuite sa prochaine disparition physique :
« Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble » (v. 8). Le tombeau est le lieu de
l’anéantissement, du retour au néant. Dans ce poème, pas d’évocation d’un paradis ou
d’un enfer, c’est-à-dire d’une vie après la mort ; c’est l’angoisse du néant qui domine.
3. L’évocation d’Apollon renvoie à l’art : Ronsard a consacré sa vie à la poésie, source
d’immortalité ; l’évocation de son fils Asclépios renvoie à la médecine qui cherche à
guérir. Mais ni l’art ni la médecine ne peuvent sauver Ronsard de la mort. Au vers 6, au
moment de mourir, le poète a le sentiment de s’être laissé un moment détourner de la


vérité de sa condition par une double illusion qui lui a fait oublier qu’être vivant est un
état transitoire.
4. Les deux tercets évoquent la visite des amis au chevet du malade ; ces derniers
viennent dire adieu au poète en éprouvant un sentiment de désolation et en cherchant
à le consoler. Aux pleurs des amis – « un œil triste et mouillé » (v. 10) – font écho les
pleurs du poète et le geste émouvant par lequel les amis tentent d’essuyer ses larmes.
L’anaphore de « Adieu », la répétition de « chers » (v. 13) donnent de l’intensité à l’avant-
dernier vers et rendent la séparation poignante.
5. Comme la ballade de Villon (p. 31), le sonnet de Ronsard invite le lecteur à penser à
la mort. Celle-ci est évoquée dans les deux textes par une description repoussante de
la déchéance des corps : description horrible et poignante des pendus ou d’un corps
amaigri. Face à ces évocations saisissantes, les deux poèmes se présentent comme
une adresse des morts ou du mourant aux vivants, qu’ils interpellent en utilisant
l’apostrophe : « Frères humains » (Villon), « chers compagnons », « mes chers amis »
(Ronsard). Les vivants sont appelés sur le ton de la pitié et de la fraternité qui rapproche
les hommes devant la mort. Cet appel aux vivants n’efface pas le profond sentiment
d’angoisse, d’abandon et de solitude qui habite les deux textes : on note de nombreuses
marques de première personne (Villon : « nous », « notre » ; Ronsard : anaphore de « je »,
pronoms et déterminants « mon », « mes », « me ») qui renvoient au sentiment de soli-
tude face à la mort. Les textes sont tous deux à la fois tragiques (thème de la mort
inéluctable) et pathétiques (désarroi des morts, appel à la pitié, pleurs des amis et du
poète, description poignante).

Histoire de l’art
La danse macabre (page 33)
➔➔ Objectifs
• Après l’étude des deux poèmes, s’interroger sur la place de la mort et sa représenta-
tion au Moyen Âge.
• Parler de la transmission des textes (du manuscrit à l’imprimerie) et observer une des
premières gravures imprimées.

➔➔ Présentation du document
La gravure provient d’un des premiers livres imprimés, Cy et la danse macabre des
femmes toute hystoriée et augmentée (Guy Marchant, Paris, 1491, 2 volumes).
Aux gravures représentant la femme devant la mort fait écho un poème sur le même
thème.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les femmes appartiennent à la noblesse, comme l’indiquent les couronnes qu’elles
portent sur la tête, leurs bijoux et leurs vêtements. Dans le texte, en dessous de
l’image, il est écrit « la reine » et « la duchesse ».
2. La mort est représentée sous la forme de deux squelettes, allégories traditionnelles
de la Mort dans les représentations médiévales. Ils donnent la main aux vivants terrifiés
pour les entraîner dans la danse.


3. Les deux femmes manifestent, par leur attitude, de la crainte et un refus : la reine joint
les mains, les squelettes la saisissent par le coude ; la duchesse refuse, en montrant la
paume de sa main, la main tendue de la mort.
4. La mort vient de la part de Dieu et on ne peut lui échapper ; il faut abandonner les
plaisirs et les douceurs de la vie (« richesses », « joyaux »). Les femmes sont surprises
devant l’arrivée de la mort, présentée comme inattendue. Désespérées, elles constatent
que tous les humains sont égaux devant la mort, qui est inéluctable et frappe les riches
comme les pauvres indistinctement.
5. Ces réflexions sur la mort sont des topoi de la poésie médiévale à une époque où la
mort est très présente dans la vie quotidienne. On pourra lire, en prolongement, les
célèbres vers du moine Hélinand ou commenter un tableau de « vanité » ou faire recher-
cher les différents sens de ce mot ou encore montrer d’autres danses macabres.

Séquence 1
Du Moyen Âge au xviie siècle, l’invention des genres et des formes poétiques
Corpus de textes B

Dans la poésie du xvie siècle :


l’imitation au service de la sincérité
B i b l i o g r a p h i e
– Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, coll. La Pléiade, Éd. Gallimard.
– Albert Pye, Imitation et Renaissance dans la poésie de Ronsard, Droz, 1984
– Bruno Roger-Vasselin, Du Bellay, une révolution poétique ? La Deffence et illustration de la langue
françoyse & l’Olive (1549-1550), PUF, 2007.

➔➔ Objectifs du corpus
• Découvrir et étudier la poésie de la Renaissance à travers deux des plus éminents
représentants de la Pléiade, du Bellay et Ronsard.
• Comprendre la réflexion sur la langue française et la création poétique qui se trouve
élaborée à cette époque ; s’interroger sur les processus de création, de l’imitation à la
sincérité.

Texte 1
Imiter l’Antiquité (pages 34-35)
Joachim du Bellay, L’Olive (1549)

➔➔ Objectif 
Étudier un sonnet de L’Olive qui montre la place de l’imitation et de l’originalité dans
la création poétique.


➔➔ Présentation du texte
Paru en même temps que Défense et illustration de la langue française, la première œuvre
de du Bellay, L’Olive, est un recueil de cinquante sonnets qui seront, dès 1550, suivis de
soixante-cinq autres. Le poète y chante l’amour d’une mystérieuse « Olive » en jouant sur
l’image de l’olivier, comme Pétrarque associait le laurier et Laure. En s’inspirant du poète
italien, du Bellay introduit définitivement le sonnet dans la poésie française. C’est en effet
en imitant les Italiens et les Latins que l’auteur illustre d’abord sa langue maternelle.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Nyx : « Nox » en latin ; personnification de la nuit dans la mythologie grecque. Fille
du Chaos, mère de l’Ether et du Jour. En écho au mythe d’Apollon, elle est parfois repré-
sentée sur un char tiré par des chevaux noirs.
Phébus : personnification du Soleil dans la mythologie grecque ; « Phoibos » signifie « le
brillant ». Fils de Zeus et de Létho, frère jumeau d’Artémis. C’est le dieu de la Musique
et des Arts ; il est vénéré à Delphes et consulté pour ses oracles. Il est représenté armé
d’un arc et de flèches, et guidant le char du Soleil tiré par des chevaux (cf. la fontaine
d’Apollon à Versailles).
Eos : personnification grecque de l’aube, sœur du Soleil. Elle est qualifiée chez Homère
par l’épithète « aux doigts de rose ».
b. Personnification : la nuit est une bergère qui rassemble les étoiles ; l’aube est une
jolie femme qui secoue ses cheveux.
Comparaison : « comme une étoile vive » (v. 9).
Métaphore : « cette nouvelle Aurore » (v. 12).
c. Le poème est un sonnet écrit en décasyllabes. Rimes des quatrains : abba ; rimes des
tercets : ccd, eed.

Lecture analytique
Un tableau inspiré par l’Antiquité
1. La nuit est assimilée à la conductrice d’un char qui « chasse » ses chevaux noirs vers
l’écurie et à une gardienne qui fait rentrer à la bergerie ses troupeaux d’étoiles. L’aurore
est décrite sous les traits d’une déesse blonde qui secoue ses tresses en en faisant
tomber des gouttes.
2. Ces personnifications allégoriques sont inspirées par les légendes antiques qui attri-
buent à la déesse de la Nuit un char attelé de chevaux noirs (légende qui répond à celle
des chevaux d’Apollon) et représentent l’aurore sous la forme de la déesse « aux doigts
de rose », figure évoquant la jeunesse et la beauté.
3. La description allégorique renvoie à la fin de la nuit, au lever du jour et à la rosée du
matin.
Un hommage à la femme plus belle que le jour
4. Les deux quatrains et le premier tercet constituent une seule phrase qui forme une
période : les deux quatrains par l’anaphore de « déjà » créent une suspension du sens et
une attente qui se résout au premier tercet avec la subordonnée de temps « quand… »


5. Le poète joue avec adresse sur les temps : les imparfaits dans les deux quatrains
servent à décrire la fin de la nuit et à l’inscrire dans un temps qui se déroule ; dans le
premier tercet, le passé simple « Je vis » (v. 10) correspond à la soudaineté de l’appari-
tion de la nymphe et à l’éblouissement du poète ; dans le deuxième tercet, le présent
de narration « colore » (v. 13) rend vivant l’embrasement du paysage au soleil levant.
6. La comparaison du vers 9, les sens propre et figuré du mot « riant », les adjectifs
employés à la rime, la périphrase au vers 12 rendent l’apparition de la nymphe éblouis-
sante.
7. Pour décrire le lever du soleil et l’illumination de la nature sous les premiers rayons,
le poète imagine une scène d’émotion amoureuse où le soleil troublé rougit de voir la
nymphe nue. La fin du poème poursuit ainsi l’éloge du corps féminin tout en achevant
la description : le lever du soleil succède aux premières clartés de l’aube.

Vers le bac
Le commentaire
Comme les autres écrivains de la Pléiade, Joachim du Bellay nourrit sa poésie de la
lecture des poètes de l’Antiquité. Le sonnet « Déjà la nuit en son parc amassait » reprend
ainsi des figures mythologiques que le poète se réapproprie pour décrire le lever du jour.
Mais le poème n’est-il que l’évocation d’un paysage à travers la mythologie ? Nous nous
demanderons si ce poème n’est pas aussi, à travers le personnage de la nymphe, un
hommage original rendu à la femme aimée.

Textes complémentaires
De l’imitation à la création
Pétrone, Poèmes (ier siècle) et Clément Marot, Épigrammes (1544)

➔➔ Objectif
Étudier un poème de Marot imité de Pétrone qui illustre très bien la question de l’imi-
tation et de l’originalité.

➔➔ Présentation des textes


Né à Cahors, dans le Lot, Marot fut valet de chambre de François Ier et page de Marguerite
de Valois. Sa poésie marquée par l’héritage médiéval ouvre aussi des voies nouvelles. Il
est l’un des premiers, au début de la Renaissance, à chercher dans l’imitation des Anciens
un renouvellement poétique. Le poème latin est attribué de façon incertaine à Pétrone,
auteur romain du ier siècle après J.-C. et auteur du Satiricon.
La comparaison des deux textes permet de rendre sensible aux élèves le travail des
poètes de la Renaissance qui redécouvrent les textes des auteurs latins et grecs, les
traduisent ou les réécrivent avec liberté pour en faire leur œuvre propre. Ainsi, la Julia
du poème latin devient-elle Anne d’Alençon dont Marot s’était épris en 1526, à sa sortie
de prison.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les poèmes sont proches et Marot reprend à son modèle de nombreux éléments. La
scène imaginée est la même : une jeune fille a jeté pour jouer une boule de neige au


poète, qui est tombé aussitôt amoureux. Marot reprend la métaphore de la boule de
neige, qui frappe le poète et renvoie au choc amoureux, ainsi que la métaphore du feu,
qui renvoie au sentiment amoureux qui enflamme le poète. Le propos est également le
même : le sentiment amoureux naît de façon forte, inattendue et soudaine ; il s’empare
des cœurs et les dévore comme le feu, c’est la passion amoureuse, source de tourments.
On rappellera que le mot « passion » vient d’un verbe latin signifiant « supporter » : la
passion amoureuse est vécue comme une souffrance que parviendra seul à apaiser un
sentiment réciproque (cf. le dernier vers).
L’image de la femme est semblable dans les deux textes. La femme a un double visage :
la neige blanche est symbole de pureté, d’innocence, mais c’est la femme qui lance la
neige et dans cette neige est dissimulé le feu. Sous l’innocence, la femme cache son
pouvoir de séduction, elle est trompeuse (le verbe « cuidait » employé par Marot signifie
« croire faussement »)
2. On peut retrouver, dans le texte de Marot, des expressions quasi traduites avec
reprise des champs lexicaux de la neige et du feu. Pétrone : « nix, nivem, frigidius,
frigore, concreta glacie » (« neige, plus froid, par le froid, par la glace solidifiée ») ;
Marot : « neige » (3 fois), « froide glace » ; Pétrone : « Igne, (ignis-igne), urere flammas-
extinguere » (« feu, brûler de flammes, éteindre ») ; Marot : « feu » (4 fois), « embrasé,
ardre, éteindre ». Cependant, si Marot reste proche de son modèle, il fait entendre une
certaine originalité : Julia devient Anne chez Marot, pour actualiser le propos et, de
plus, le poète adopte une forme versifiée qui est propre à la renaissance, le rondeau,
bien différent du vers latin.
3. Cet exemple illustre bien la démarche des poètes de la Renaissance ; elle est un
exemple d’imitation et permet de réfléchir à la notion d’héritage artistique. On pourra
évoquer la fortune littéraire de cette description du sentiment amoureux : la métaphore
du feu est maintes fois utilisée dans la poésie précieuse. Elle a même envahi le langage
quotidien dans des clichés : « brûler d’amour », « déclarer sa flamme » ; Les Feux de
l’amour fut même le titre d’une série télé des années 1980 !
4. Le poème de du Bellay n’est pas directement inspiré par un texte latin, mais emprunte à
l’Antiquité la figure de la nymphe, la description de l’aurore ; on se reportera aux réponses
à la première piste de lecture proposée et sur la question de l’imitation au texte complé-
mentaire de la page 38.

Texte 2
Trouver sa propre voix (page 37)
Joachim du Bellay, Les Regrets (1558)

➔➔ Objectif
Étudier un poème dans lequel du Bellay dit son désir de faire entendre sa voix propre.

➔➔ Présentation du texte
Paru en 1558, au retour de du Bellay en France, le recueil des Regrets, qui contient les
poèmes les plus célèbres de du Bellay, fait entendre une voix plus personnelle, plus
mûre. À Rome, où il a suivi son oncle cardinal, le poète se sent en exil. Il exprime une


souffrance qui parle à tous les exilés (« Heureux qui comme Ulysse ») ; il se plaint de
la cour pontificale, décrit la Rome moderne dans une veine satirique. Sa souffrance le
pousse à utiliser l’écriture poétique de façon à faire entendre des accents personnels
et ce sont ces accents de sincérité qui nous touchent aujourd’hui.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La question a pour but de préparer à la question 1 de la lecture analytique (voir
ci-dessous).
b. Fureur : ici « transport de l’esprit, inspiration poétique ». Le mot vient du latin
« furor », « emportement, enthousiasme », et spécialement « emportement poétique
inspiré par la divinité ».

Lecture analytique
1. Du Bellay évoque les poètes antiques grecs et latins – peut-être Homère, Horace
(v. 2) – et aussi les poètes contemporains (Pétrarque, Ronsard). Il leur reconnaît excel-
lence (v. 1) savoir-faire (v. 2), élégance.
2. L’ambition des poètes est d’accéder à l’immortalité à travers leur œuvre (deux
derniers vers). L’hyperbole du vers 5 (effet d’insistance produit par les deux adjectifs qui
encadrent le nom « poètes ») a une tonalité ironique que renforcent d’autres expressions
comme « de si profonds secrets » (v. 8) et « graves arguments » (v. 11).
3. Du Bellay refuse d’imiter les poètes qui l’ont précédé, de reprendre des sujets déjà
consacrés, cautionnés par ses prédécesseurs. Il ne prétend pas à l’immortalité. Les
deux derniers vers adoptent un ton moqueur ; la vanité des poètes est soulignée par
l’allitération en « v » présente dans « vantent », « revivre » et « tout vifs ».
4. L’intensité du refus est marquée par l’anaphore de la formule négative « Je ne veux »
(v. 1-2) à laquelle font écho d’autres tournures négatives à la première personne : « Je
n’entre si avant » (v. 8), « Sans rechercher » (v. 11), « n’ai-je entrepris » (v. 12).
La recherche d’une voix propre
5. Le désir d’écrire est défini comme un besoin impérieux. Du Bellay reprend deux mots,
« fureur » et « passion », qui renvoient au topos du poète dont le souffle poétique est
inspiré par la divinité. Cependant, il donne aux termes une dimension personnelle en
les accompagnant de qualificatifs volontairement dépréciatifs : « plus basse » (v. 7) et
« simplement » (v. 9). Il revendique ainsi une poésie personnelle et dépourvue d’artifice,
aussi bien dans le choix des sujets que dans ceux de l’écriture.
6. Cette conception de la poésie renvoie à une dimension personnelle de l’entreprise
poétique et s’oppose à un art académique fait de règles et d’imitation.
7. Le poème se caractérise par l’emploi volontaire d’un vocabulaire simple (« simple-
ment », v. 9 ; « me fait dire », v. 10), qui correspond au refus de la coquetterie littéraire
de la recherche de l’effet.
Pas de métaphores, de comparaisons, de périphrases (sauf pour décrire ce que l’on
rejette), pas d’effet de rythme, mais une recherche de la simplicité, d’un lyrisme réservé
qui correspond au propos du texte.


Vers le bac
La dissertation
On dit souvent que les artistes ne créent pas ex nihilo, mais qu’une création littéraire
est héritière des œuvres qui l’ont précédée. Les poètes de la Pléiade, par exemple,
trouvent dans l’imitation des anciens une source d’inspiration thématique et un réser-
voir d’images. Cette imitation est parfois proche de la traduction : ainsi, Marot, dans
« Anne par jeu me jeta de la neige », reprend-il à Pétrone la métaphore de la boule de
neige pour exprimer le choc de la naissance de l’amour. Comme celui de son modèle,
son poème est bâti sur l’emploi du double champ lexical de la neige et du feu ; le propos
des deux textes est le même : le sentiment amoureux naît de façon forte, inattendue
et soudaine ; il s’empare des cœurs et les dévore comme le feu, c’est la passion, source
de tourments. Marot reprend aussi à son modèle la chute galante du dernier vers. La
création s’appuie également sur l’héritage littéraire quand du Bellay, dans « Déjà la
nuit en son parc amassait », trouve dans la mythologie antique les personnifications
de la nuit, déesse qui guide ses chevaux noirs et de l’aube, déesse aux tresses blondes
inspirée de la « déesse aux doigts de rose » de l’Odyssée.
Toutefois, s’ils nourrissent leur pensée et leur inspiration des textes antérieurs, les
poètes se refusent bien sûr à n’être que des imitateurs ; ils veulent faire entendre leur
propre voix et revendiquent une création littéraire qui leur est propre. Ainsi, du Bellay,
dans le sonnet 4 des Regrets, revendique-t-il son originalité : « Je me contenterai de
simplement écrire / Ce que la passion seulement me fait dire » (v. 9-10). Il refuse d’imiter
les poètes qui l’ont précédé, de reprendre des sujets déjà consacrés, cautionnés par ses
prédécesseurs. Le désir d’écrire est défini par lui comme un besoin impérieux. Du Bellay
emploie deux mots, « fureur » et « passion », qui renvoient au topos du poète dont le
souffle poétique est inspiré par la divinité. Il revendique ainsi une poésie personnelle
et dépourvue d’artifice, aussi bien dans le choix des sujets que dans ceux de l’écriture,
et prétend faire œuvre originale.
De fait, même dans les écrits les plus fondés sur l’imitation, comme le poème de
Marot, on peut voir un souci d’originalité : Marot, par exemple, actualise le poème en
le dédiant à Anne d’Alençon, qui prend la place de la Julia de Pétrone ; il écrit, d’autre
part, un poème en décasyllabes dans lequel la recherche sur les rimes et les sonorités
montre le souci de donner à la langue française la grandeur d’une langue littéraire. Du
Bellay, quant à lui, s’inspire des figures de la mythologie grecque mais situe le lever
du jour dans l’univers angevin qui lui est propre et fait du spectacle de la nymphe un
hommage à la femme aimée. Il imagine une chute à la scène décrite (second tercet)
qui donne à cette description de l’aube une grande originalité. D’autre part, le travail
d’écriture réalisé pour donner forme au sonnet, la construction dramatique qui prépare
la surprise du premier tercet sont propres du poète et frappent par leur habileté : les
quatrains et le premier tercet constituent une seule phrase qui forme une période ; les
deux quatrains par l’anaphore de « déjà » créent une suspension du sens et une attente
qui se résout au premier tercet avec la subordonnée de temps « quand… ». Le poète
joue aussi avec adresse sur les temps : les imparfaits dans les deux quatrains servent à
décrire la fin de la nuit et à l’inscrire dans un temps qui se déroule ; le passé simple « Je
vis », du premier tercet, correspond à la soudaineté de l’apparition de la nymphe et à


l’éblouissement du poète, le présent de narration « colore », du deuxième tercet, rend
vivant l’embrasement du paysage au soleil levant. Ainsi, la culture antique a-t-elle fourni
à l’imagination du poète matière à écrire un sonnet où il a exprimé sa propre originalité.
La tradition vient donc enrichir la création littéraire.

Texte complémentaire
La poésie, un somptueux banquet (page 38)
Joachim du Bellay, extraits de la Préface à la seconde édition de L’Olive (1550)

➔➔ Objectif
Lire un extrait de la préface de L’Olive dans laquelle du Bellay s’interroge sur la poésie.

➔➔ Présentation du texte
Accompagnant la seconde édition de L’Olive en 1550, la préface reprend et explicite les
idées défendues par du Bellay dans Défense et Illustration de la langue française, parue
en 1549. Depuis l’Édit de Villers Cotterêts en 1539, le français s’est imposé dans tous les
actes officiels. Il reste à donner à cette langue une dimension de langue littéraire.

➔➔ Réponses aux questions


1. Du Bellay accuse certains poètes d’avoir écrit de « barbares poésies » (l. 6-7) et
d’« ineptes œuvres » (l. 13-14), c’est-à-dire de la mauvaise poésie. Les membres de la
Pléiade, dont du Bellay se fait le porte-parole, s’opposent, dans les années 1550, aux
poètes de la génération précédente, représentés par Thomas Sébillet qui a publié, en
1548, un art poétique.
2. Les références en matière de poésie sont, d’une part, la poésie antique (imitation
des poètes latins) et, d’autre part, la poésie italienne (Pétrarque). En effet, Marot (mort
en 1544) avait traduit, au début du siècle, des poèmes de Virgile et c’est dans la litté-
rature antique qu’on va chercher des modèles et une réflexion sur l’écriture (cf. textes
complémentaires, p. 35) ; grâce aux travaux des humanistes, les textes latins et grecs
sont connus. La littérature italienne, nourrie de la tradition latine, apparaît comme
un autre modèle. Le même Marot, que les poètes de la Pléiade considèrent pourtant
comme appartenant au Moyen Âge et les poètes lyonnais avaient introduit en poésie
le dizain inspiré de Pétrarque. La Cour est définie comme le lieu d’élection de la poésie
française puisqu’elle est dite « école ».
3. Du Bellay revendique une part de création propre, de « naturelle invention » (l. 21-22)
qu’il oppose, dès le début de sa carrière, à l’« artificielle et superstitieuse imitation »
(l. 22). Il ne s’agit pas pour le poète de traduire les modèles italiens ou antiques en
français, mais de s’en nourrir pour les surpasser et pour inventer son œuvre propre.

Texte 3 
Le carpe diem (page 39)
Pierre de Ronsard, Second Livre des Amours (1578)

➔➔ Objectif
Découvrir dans un sonnet de Ronsard la présence d’une inspiration venue de l’Antiquité.


➔➔ Présentation du texte
Dans ce poème extrait du Second Livre des Amours, Ronsard reprend au poète latin
Horace et à la philosophie épicurienne le thème du carpe diem.
➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
Le repérage des pronoms éclaire la situation de communication. « Je » désigne le poète
qui s’adresse à la femme aimée dans un sonnet lyrique à visée argumentative ; « vous »,
pluriel de politesse, désigne la femme aimée, destinataire de l’envoi symbolique ;
« nous », qui apparaît au premier tercet, unit l’homme et la femme dans une commu-
nauté de destin et de réflexion.
Lecture analytique
Une leçon sur la fuite du temps
1. Le poète envoie à la femme un bouquet dont la beauté est éphémère. Le mot
« bouquet » est mis en valeur par sa place au milieu du vers. Les présents des deux
premiers vers ancrent l’offrande amoureuse dans l’instant et s’opposent aux subjonctifs
des vers 3 et 4, mode de l’irréel. L’adjectif « épanies » exprime la fragilité de cet instant
de beauté ; l’antéposition de « Chutes » met l’adjectif en valeur au début du vers 4.
2. Le temps flétrit les fleurs mais fait aussi vieillir la femme aimée. L’envoi du bouquet
est ici symbolique, il sert d’« exemplum », c’est-à-dire qu’il est une invitation à la
réflexion sur la fuite du temps.
3. Pour évoquer la fuite du temps, le poète recourt au présent répété dans une expres-
sion faite de monosyllabes, « Le temps s’en va » (v. 9), puis il emploie le futur pour
évoquer la mort.
4. Le caractère éphémère des choses et des êtres est marqué par l’emploi d’adverbes de
temps : « En peu de temps » (v. 7), « tout soudain » (v. 8), et l’opposition entre « épanies »
(v. 2) et « Chutes » (v. 4), entre « fleuries » et « flétries » (v. 6-7). La comparaison entre la
fleur et la beauté féminine est traditionnelle. Elle est ici énoncée clairement au vers
8 par l’expression « Et comme fleurs » et précédée habilement par une métaphore qui
établit à l’avance l’équivalence entre fleur et femme, en associant à la description de la
beauté féminine (« Que vos beautés », v. 6) des termes qualifiant les fleurs (« fleuries »,
« flétries », v. 6-7).
5. Le poème va inviter la femme à profiter de la vie, c’est le sens du carpe diem épicu-
rien et à partager l’amour du poète avant qu’il ne soit trop tard. La conscience de
l’urgence à vivre est inséparable de celle de la mort dans ce poème comme dans la
philosophie épicurienne. L’énonciation claire de la mort, au vers 13, est préparée dans
tout le poème ; sa présence tragique s’impose de façon de plus en plus angoissante par
la succession des expressions « Chutes à terre » (v. 4), « cherront » (v. 7), « périront » (v. 8)
et le vers 11 qui évoque le tombeau. Ronsard donne ainsi à ce thème du carpe diem, lieu
commun de la poésie antique et de la Renaissance, des accents de sincérité touchants.
Une stratégie pour séduire la femme aimée
6. Ronsard donne à ce tercet un ton mélancolique et exprime sa plainte par l’emploi
de l’interjection « Las !» (v. 10), le jeu sur la répétition du verbe « s’en aller » (v. 9-10), le


glissement de sujet de ce verbe (« le temps » puis « nous », v. 10), l’emploi de sonorités
douces (assonance en « a », « ou », « on »). Le jeu sur la ponctuation fait entendre le
passage inexorable du temps (v. 9 : 4/4/2 ; v. 10 : 1/3/6.)
7. L’emploi du « je » et du « vous » exprime une distance au début du poème, alors
que le recours au « nous » établit une complicité et réunit l’homme et la femme. Le
premier tercet prend ainsi un ton intime et émouvant que renforce l’expression tendre
et courtoise de « ma Dame » au vers 9. Ce rapprochement face à la fuite du temps et à la
mort future donne plus de force persuasive à l’impératif du dernier vers, « aimez-moi »,
présenté comme une déduction logique avec la formule « pour ce ». Le poème se clôt
sur un dernier hommage à la beauté que l’emploi de « cependant », c’est-à-dire « tant
que », présente à nouveau comme éphémère.

Texte 4
Une offrande funéraire (page 40)
Pierre de Ronsard, Second Livre des Amours (1578)

➔➔ Objectif
Travail en autonomie sur un magnifique poème où les élèves réinvestiront les connais-
sances acquises sur le sonnet, l’imitation et l’originalité.

➔➔ Présentation du texte
Extrait du Second Livre des Amours, ce poème fut écrit à la demande du roi Henri III et
évoque la mort de Marie de Clèves, maîtresse du roi, qui vient de mourir à l’âge de 21
ans. Le sonnet est inclus dans le Livre des Amours dédié à Marie Dupin, maîtresse de
Ronsard, morte l’année précédente et le poète unit les deux jeunes femmes dans une
même évocation.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Idée de nouveauté : « Mai », « jeunesse », « première », « Aube », « point du jour ».
Idée de beauté : « rose », « première fleur », « vive couleur ».
Le moment et le spectacle décrits composent un tableau idyllique évoquant la beauté
de la fleur pleine de fraîcheur et que le moment choisi met en valeur. Certains termes
célèbrent la femme, préparent la comparaison du tercet : « jeunesse », « première
fleur ». Ils font penser à une jeune fille et personnifient la rose. Ronsard reprend ainsi
une association abondamment développée dans la littérature courtoise.
2. L’atmosphère idyllique se poursuit dans les vers 5 et 6, qui évoquent le parfum de la
fleur et l’associent au sentiment amoureux ; elle change brusquement au vers 8, avec le
« Mais » qui introduit deux vers évoquant la fleur qui se fane et meurt sous les méfaits
du temps – pluie et soleil ardant abîment la fleur. On notera l’allitération en « l » au
vers 8, qui fait entendre, comme en un écho sonore, la chute des pétales de la rose. Le
thème de la mort se trouve introduit là et annonce la fin du poème.
3. Reprenant le vocabulaire de la nouveauté et de la beauté (« première et jeune
nouveauté », « beauté »), le premier tercet évoque la disparition brutale de la jeune


fille. Ainsi, Marie connaît-elle un destin semblable à celui de la fleur, dans une mort
plus brutale puisqu’elle n’a pas eu le temps de s’épanouir ; la Parque a scellé son destin
dès l’aube de sa vie.
4. Le mot « rose(s) » est à la rime du premier et du dernier vers du poème : à l’évocation
de la mort de Marie, au vers 9, sur laquelle pourrait se clore le poème, succède dans le
deuxième tercet une offrande funéraire qui crée une résurrection de l’être aimé devenu
« vif » bien que « mort ».
5. Les Parques étaient les déesses qui présidaient à la destinée humaine. Souvent repré-
sentées sous la forme de trois fileuses, filles du destin, elles décidaient de la naissance,
de la vie et de la mort. La troisième, Atropos, coupe avec ses ciseaux le fil de la vie.
Les Romains honoraient les morts par des rites de libations évoqués ici dans le « vase
plein de lait » (v. 13) et des offrandes funéraires, fruits et « fleurs » (v. 13) qu’ils dépo-
saient sur les tombes ou devant les urnes contenant les cendres du mort. L’Antiquité
gréco-latine est présente à travers toutes ces références.
6. C’est le poète qui offre à la jeune fille les présents : on note au vers 12 l’emploi du
possessif de première personne « mes ». Le poète est celui qui honore la jeune fille
morte en faisant les offrandes funéraires, dans ce poème qui perpétue le souvenir de
Marie et le fait revivre, lui assurant l’immortalité évoquée par le dernier vers.
Proposition de plan
Problématique : tradition littéraire et originalité dans le sonnet.
I. L’éloge de la beauté féminine
A. Une comparaison traditionnelle : la tradition médiévale
B. Une mise en œuvre originale
II. La brièveté de la vie
A. Les références à l’Antiquité
B. Le parallélisme original entre fleur et femme
III. La résurrection par l’offrande funéraire
A. Les références antiques
B. L’originalité du poète : la résurrection par la poésie


Séquence 1
Du Moyen Âge au xvii e
siècle, l’invention des genres et des formes poétiques
Corpus de textes C

Au xviie siècle : désordre et ordre


du monde et du langage
B i b l i o g r a p h i e
– Gilbert Schrenck, Agrippa d’Aubigné, Memini, 2001.
– Antoine Adam, Histoire de la littérature française au xviie siècle, Albin Michel, coll. « Bibliothèque
de l’Évolution de l’Humanité », 1997, 3 volumes.

S i to g r a p h i e
– www.agrippadaubigne.org/ : le site des amis d’Agrippa d’Aubigné.

➔➔ Présentation du corpus
Le corpus fait découvrir les tendances contradictoires, au début du xviie siècle, entre le
foisonnement baroque, d’une part, avec deux textes d’Agrippa d’Aubigné et la rigueur
classique, d’autre part, avec un texte de Malherbe et un autre de Boileau.

Texte 1
Le chaos de la guerre civile (pages 43-44)
Théodore Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (1616)
➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.
➔➔ Objectifs
Étudier un extrait saisissant des Tragiques qui donne à voir l’horreur des guerres civiles ;
découvrir l’esthétique baroque.
➔➔ Présentation du texte
Agrippa d’Aubigné donne à voir, dans le premier livre des Tragiques, intitulé « Misères »,
les massacres des guerres de Religion. Protestant, il a été un homme de guerre et c’est en
témoin qu’il raconte les horreurs qu’il a vues. L’étude de l’extrait permet de caractériser
la poésie baroque du poète dans ses thèmes et son esthétique : thèmes de la lutte, du
combat ; vision d’un univers où tous les rapports sont des rapports de force ; thème de la
souffrance et de la mort. L’évocation se fait par le biais d’une sorte d’animisme univer-
sel qui prête vie aux abstractions et aux phénomènes naturels, et recourt à une grande
richesse d’images (coutelas, bourreau, feu…) qui permettent des tableaux visionnaires.
➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. On pourra relever particulièrement les vers 14, 25 et 41 visant à susciter horreur et
répulsion.


b. Pendant trente ans d’affrontements, les guerres de Religion opposent, à partir de
1560, catholiques et protestants, et s’achèvent par la conversion d’Henri IV (« Paris vaut
bien une messe »), le 25 juillet 1593, puis la publication en 1598 de l’Édit de Nantes, qui
reconnaît aux protestants la liberté de culte. D’Aubigné appartenait au parti huguenot.
c. Une hypotypose est une description animée et frappante.
d. Dans ce poème, Agrippa d’Aubigné utilise des alexandrins avec des rimes suivies.

Lecture analytique
Une vision d’horreur
1. « J’ai vu » (v. 1), « Nous vînmes » (v. 6), « J’oy » (v. 11) : l’emploi de verbes de perception
donne à l’évocation sa force ainsi que le choix des temps ; le passé composé s’inscrit dans
le moment de l’énonciation et le présent de narration fait revivre la scène poignante.
D’Aubigné a participé directement aux guerres de Religion : grand soldat, il a effective-
ment vu de près les horreurs de la guerre durant laquelle il fut blessé. Il peut se présenter
comme un témoin direct.
2. Le récit a la valeur d’un exemplum et illustre les misères d’un pays en proie à la déso-
lation et à la souffrance. D’Aubigné structure alors l’épisode de façon efficace pour lui
donner une grande intensité dramatique. Les trois premiers vers évoquent l’expérience
générale dans un effet pathétique : « Les masures de France » désignent les maisons
humbles où l’on demeure tout en connotant la fragilité des vies pauvres et menacées.
C’est la France entière qui, ainsi, est allégoriquement désignée. Puis la vision se concentre
sur l’évocation d’un épisode particulier (« Mont-Moreau », v. 4), village qui fut témoin
de massacres. Pendant la troisième guerre civile, au retour d’une expédition dans le
Fronsadais (été 1569), d’Aubigné fut témoin du spectacle qu’il décrit ici. Enfin, le poète
concentre le récit sur la description d’un mourant (v. 13 à 26).
Le recours à la première personne donne au narrateur le statut de témoin et garantit
la vérité de la narration. Ce récit se trouvera relayé au vers 17 par la voix du mourant,
personnage qui prend en charge la relation d’un atroce événement auquel le narrateur
n’a pas assisté.
3. Saisissant parce qu’il est le fruit d’une expérience vécue, le poème tire aussi sa force
de la tradition littéraire, c’est-à-dire des moyens mis en œuvre par le génie poétique
de d’Aubigné pour donner à son témoignage la forme d’une transposition littéraire qui
le magnifie. On notera l’amplification épique : solennité de l’alexandrin, emploi d’élé-
ments hyperboliques. Au vers 1, le singulier fait de l’ennemi une puissance maléfique,
de même que la couleur noire le rend satanique. Le poète a recours à un vocabulaire
intensif (« foudroyer », v. 1 ; « comme une tempête », v. 2 » ; « ravager », v. 3) ; la guerre
est une catastrophe, un cataclysme brutal, sans rationalité qui anéantit « tout » (v. 3).
Le poète ne s’interroge pas sur les causes et il ne retient que la violence qui va indigner
le lecteur.
4. Le début du récit a un caractère animé et frappant : arrivée pathétique des soldats
épuisés (v. 5, 6, 10), énumération des horreurs vues (v. 9), détails macabres et réalistes
(v. 14 et 25), passage au style direct (v. 18). Le lecteur ressent effroi, horreur ; en entendant
le mourant, il devient lui-même le témoin de la demande atroce d’un homme qui implore
qu’on l’achève.


Le désordre du monde
5. Les vers 14 et 25 montrent deux détails macabres vus par le poète témoin. L’énon-
ciation qui a fait succéder à la voix du poète celle du mourant (v. 18) change ensuite à
partir du vers 27. On entend à nouveau la voix du poète ; cette voix est, pourrait-on dire,
impassible, elle énonce l’horreur en s’effaçant pour décrire, comme avec objectivité, le
comportement dénaturé des animaux. Cette description est entrecoupée par l’évocation
d’un futur encore plus sombre (v. 33 à 37). Le narrateur intervient alors pour convoquer
le lecteur (« Encore les verrez-vous », v. 33) ou proférer une question rhétorique à l’appui
de l’analyse (v. 12).
6. Le désordre du monde, la disparition des valeurs, le règne de la barbarie se ressentent
au moment de l’agonie du blessé, quand la frontière entre la vie et la mort n’a plus de
réalité, quand un homme implore d’un autre homme qu’il le tue. Les mots composés
« demi-vive » (v. 11), « demi-vif » (v. 15), « demi-mort » (v. 16) et le chiasme des vers 15
et 16 illustrent cette confusion entre les valeurs de vie et de mort.
7. L’ordre habituel des choses se trouve inversé dans la barbarie de la guerre ; c’est le
spectacle des chiens qui illustre le désordre régnant : les chiens deviennent loups (v. 30),
tueurs et non gardiens (v. 32), ils se sont nourris des cadavres (v. 38), ils poursuivent à
présent les vivants pour les manger (v. 41). Le poète ménage, par cette énumération,
une gradation dans l’horreur.
8. L’évocation des chiens se fait par le recours à un vocabulaire de la violence : « bour-
reaux », « ire », « crèveront », « sanglants », « forcenés ». Les vers 39 à 41 opposent vie et
mort de façon saisissante par la construction de la subordonnée de conséquence : aux
« corps morts » et aux « os blanchissants » (début de phrase) s’oppose l’évocation (en
fin de phrase) des « personnes vivantes » poursuivies par les chiens déchaînés (milieu
de phrase).
9. Les derniers vers introduisent, par une interpellation oratoire (« Pourquoi, chiens… »),
une réflexion morale qui établit les responsabilités dans le règne de la barbarie et la
dénaturation des animaux… L’homme est le seul fautif, initiateur et source des misères
présentes. Les deux derniers vers, évoquant les hommes dévorant leurs propres chiens,
font écho de façon saisissante aux vers décrivant, plus haut, le comportement des
animaux. La répétition des mots « raison » et« nature » permet d’insister sur le renverse-
ment des valeurs. Le superlatif « leurs plus fidèles chiens » renforce l’expression de l’idée
de barbarie. Le poète, dans le vers 44, invente, avec « se dénature », un néologisme seul
propre à rendre cette inversion inouïe de l’ordre du monde.

Texte 2
Une représentation guerrière du désordre amoureux (page 45)
Théodore Agrippa d’Aubigné, L’Hécatombe à Diane (1572)

➔➔ Objectif 
Découvrir une représentation originale et baroque du désordre amoureux.

➔➔ Présentation du texte
Blessé durant la seconde guerre de Religion, d’Aubigné a composé une série de cent
sonnets, L’Hécatombe à Diane, dédiés à une femme aimée, Diane Salviati (rencontre déter-


minante qui marqua le début de sa création poétique). Dans ce texte de jeunesse, l’évo-
cation de l’amour est placée sous le signe du sacrifice sanglant : une hécatombe est un
sacrifice de cent animaux qui était fait dans l’Antiquité à un dieu ou une déesse, ici Diane.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Ce poème traite de l’amour de manière originale et inhabituelle : de même que dans
l’épopée des Tragiques, c’est le thème de la lutte, du combat qui se présente, cette
fois-ci pour parler d’amour. Ici encore, d’Aubigné présente une vision du monde où tous
les rapports sont des rapports de force. Le monde est un champ de bataille : dans la vie
se combattent l’amour et la fortune.
Lecture analytique
La représentation guerrière de l’amour
1. On relèvera au vers 1 une comparaison avec les combats de la guerre civile, au vers 5
une métaphore du champ de bataille et au vers 10 une personnification de l’amour et
de la fortune. Ces figures de style ont en commun d’être des images guerrières.
2. L’amour est vécu comme un sentiment déchirant, un combat. Le poète est tour-
menté ; il est présenté comme une victime (v. 11).
3. Le poème présente un constat : le poète est déchiré par la lutte, qui s’opère en lui,
entre le sentiment amoureux et la fortune (les aléas et les tourments de sa vie guerrière
et amoureuse). Ce déchirement est exposé dans les deux quatrains. Le poète exprime
ensuite une demande : un désir d’apaisement et de réconciliation. Si ces souffrances
continuent, le poète mourra (pointe). Le poème se clôt sur la reprise dans l’expression
« ni dispute, ni terre » de la métaphore du vers 8.
La vision obsédante de la guerre
4. Les deux quatrains évoquent la guerre, le second renvoyant à une expérience vécue
évoquée crûment, non comme une guerre héroïque mais comme un « douteux combat »
(v. 3) où gagnant et perdant ne retirent de leurs affrontements que la mort. Le champ
lexical de la mort est d’ailleurs très présent : « mort » et « cendres » (v. 4), « meurtre »
(v. 6), « stérile » (v. 8).
5. On relèvera : « champ sanglant », « fureur hostile », « meurtre rouge », « scytique
horreur » (les archers scythes étaient, dans l’Antiquité, renommés pour leur cruauté ;
l’arc est l’instrument de Diane), « saccage », « sang », « se débattant ». La couleur rouge,
allusion à la cruauté, au sang qui coule, domine. Les allitérations en « s » (« sanglant »,
« scytique », « sang ») conduisent au mot « stérile », qui connote la mort.
6. Ce poème mêle dans une même évocation des thèmes généralement dissociés de
l’amour et de la guerre. On trouve ici et dans l’ensemble du recueil, les images violentes
qui caractériseront Les Tragiques.
Vers le bac
La question de corpus
Les quatre poèmes ont pour thème l’évocation de la femme aimée et disent le senti-
ment amoureux. Charles d’Orléans, Ronsard et du Bellay en donnent une image posi-


tive. Dans « En la forêt d’Ennuyeuse Tristesse », la femme est un guide qui donne sens
à la vie ; le sentiment amoureux remplit l’existence du poète, l’éclaire et lui montre
la voie qui le conduira au bonheur. La déesse de l’Amour joue le rôle d’un guide (« je
mis ton cœur en voie », v. 13), rôle dévolu aussi à la femme aimée dans la troisième
strophe (v. 21 à 24). « Comme on voit sur la branche » et « Déjà la nuit en son parc
amassait » donnent aussi une image positive du sentiment amoureux en exprimant
l’émerveillement du poète devant la beauté de la femme. Le poème de du Bellay fait
de la femme une créature divine qui surgit à l’aube d’un lac, une nymphe éblouissante.
Ronsard, lui, compare la femme à la plus belle des fleurs. Ces deux textes évoquent
la beauté en sa jeunesse, rendue métaphoriquement par l’aube. D’autre part, alors
que du Bellay exprime uniquement un émerveillement contemplatif devant la femme,
Charles d’Orléans et Ronsard associent à l’expression positive du sentiment amoureux
l’évocation poignante de sa fragilité et de sa disparition : la jeunesse est chose fragile,
la beauté est fugitive et la mort vient tôt emporter la femme aimée. La mort laisse le
poète dans le désarroi et permet l’expression de la souffrance amoureuse : du Bellay est
« l’homme égaré qui ne sait où il va ». La forêt d’« Ennuyeuse Tristesse » est une allégorie
de la douleur dont le nom a un sens fort : le mot « tristesse » signifie « dépression et
chagrin profond », « ennuyeuse » veut dire « qui cause un profond chagrin ». Privé de
l’amour, l’esprit est comme perdu dans les ténèbres d’une forêt intérieure, où il erre
sans pouvoir se retrouver, c’est-à-dire recouvrer la raison ; le monde a perdu son sens, le
poète se sent exilé et n’a plus de repères. La mort, au contraire, permet à Ronsard non
pas tant d’écrire un poème élégiaque que de rendre un dernier hommage poétique à la
femme aimée que le poème fait renaître : parmi les offrandes funéraires du poète, il y a
le poème qui perpétue le souvenir de Marie et la fait revivre, lui assurant l’immortalité
évoquée par le dernier vers. Au sentiment amoureux est alors liée la création poétique.
Le poème d’Agrippa d’Aubigné évoque le sentiment amoureux d’une tout autre manière.
En effet, l’amour y est associé à un sentiment négatif de souffrance qui vient, non pas
de la disparition de l’amour dans la mort, mais du moment amoureux lui-même. C’est
par une métaphore guerrière, au vers 5, que le poète traduit les tourments qu’entraîne
l’amour : il le décrit comme un champ de bataille ensanglanté et compare le déchire-
ment amoureux avec les combats de la guerre civile (v. 1), L’amour est vécu comme
un sentiment déchirant, un combat. Le poète est tourmenté, victime (v. 11) et désire
trouver un apaisement.

Texte 3
L’éloge de l’ordre retrouvé (pages 46-47)
François de Malherbe, Prière pour le roi allant en Limousin (1605)

➔➔ Objectif
S’interroger sur la naissance du classicisme au xviie siècle.

➔➔ Présentation du texte
L’étude du texte permet de faire un lien entre l’évolution de la société et celle de la litté-
rature. Au sortir de la période troublée des guerres de Religion, s’exprime une aspiration


à l’ordre et à la paix en même temps que se dessine, en arts et en littérature, un idéal
d’ordre et de mesure qui sera l’une des caractéristiques du classicisme.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Les guerres de Religion sont le thème commun au poème d’Agrippa d’Aubigné et à
celui de Malherbe. Le poème de d’Aubigné suscite un sentiment d’horreur, rend la mort
très présente ; le texte de Malherbe, au contraire, fait naître un sentiment de soulage-
ment et d’espoir en un avenir heureux.
b. Malherbe emploie ici l’alexandrin. Dans la troisième strophe, la césure est à la fin des
vers. On a ici des rimes suivies (v. 1-2), puis des rimes embrassées (v. 3 à 6) dans chaque
strophe. On fera remarquer que chaque strophe a une unité de sens et que la forme
même du poème ainsi que le rythme sont l’expression de l’ordre et du calme dont le
texte fait l’éloge.

Lecture analytique
L’éloge du roi, protégé de Dieu et protecteur de l’ordre
1. Dans la première srophe, « Nous » désigne les Français, « te » désigne Dieu. Le roi dont
il est fait mention dans le titre est le troisième personnage du poème. Il s’agit d’Henri
IV qui, par l’Édit de Nantes, a mis fin aux guerres de Religion.
2. L’éloge du roi est marqué par l’emploi de formules emphatiques : anaphore du « si »,
emploi d’un vocabulaire laudatif (« vaillant », « sage », « dignement »).
3. La deuxième strophe utilise l’hyperbole pour évoquer les guerres de Religion :
« pleuvoir », « funestes éclats », « grandes tempêtes ». L’intervention du roi est alors un
« miracle » (v. 10) qui rend inutile celle de Dieu (v. 5 et 6).
Les vers 6 et 12, qui closent la strophe, soulignent la puissance du monarque dont
l’action est quasi divine.
4. La troisième strophe porte sur les hommes un jugement moral pessimiste : l’homme
est inconstant, avide de changements, fauteur de troubles et de bouleversements. Le
roi est alors, par opposition, un garant de l’ordre par sa force et sa sagesse. La faiblesse
humaine est un argument en faveur d’un pouvoir royal fort.
Une vision prophétique du règne commençant
5. Le futur employé dans les trois dernières strophes donne à la fin du poème le ton
d’une prophétie. Le poète annonce la grandeur du règne qui commence dans une prière
(titre) qui demande à Dieu de protéger le roi (v. 35-36).
6. Les tournures négatives servent à énoncer, en les niant, les dangers qu’on n’aura plus
à redouter et les précautions qu’on n’aura plus à prendre dans la paix retrouvée (garder
les villes, veiller, faire résonner les chants de guerre).
7. L’évocation de la guerre occupe deux vers, celle de la paix quatre. C’est donc l’évo-
cation de la paix qui domine. Les hyperboles empruntées à la nature (« moisson »,
« fruits », v. 29-30) renvoient aux représentations de l’abondance (Cérès) et de l’âge
d’Or, dans l’Antiquité.


Vers le bac
Le commentaire
Proposition de plan
I. L’éloge du roi restaurateur de l’ordre
A. Ine vision hyperbolique des guerres de Religion et une vision pessimiste de l’homme
B. Les qualités du monarque restaurateur de l’ordre
C. La place de Dieu
II. L’éloge du règne futur d’Henri IV.
A. Les tournures prophétiques
B. Les hyperboles de la louange
C. Une image mythique du règne
III. De l’ordre du monde à l’ordre du langage.
A. Une idéologie de l’ordre
B. Une écriture ordonnée (types de vers, rimes, rythme de l’écriture)
Conclusion : un poème annonciateur des idéaux du classicisme

Texte complémentaire
L’ordre en poésie (pages 47-48)
Nicolas Boileau, Art poétique (1674)

➔➔ Objectif
Découvrir les règles qui régissent l’esthétique classique dans un texte fondateur.

➔➔ Présentation du texte
Nicolas Boileau (1636-1711) est l’un des théoriciens du classicisme. Il définit, dans son
Art poétique, le goût et fixe les règles de composition de la poésie classique. Il est élu
en 1684 à l’Académie française, fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu. Il est, avec
Racine, historiographe du roi et l’un des chefs du parti des Anciens dans la querelle des
Anciens et des Modernes.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les règles préconisées par Boileau sont :
– l’unité de sens établie à l’hémistiche (correspondance entre forme et sens ; v. 1) ;
– l’absence de hiatus (v. 2) ;
– la recherche de l’euphonie (v. 5 à 8).
2. La poésie médiévale est remise en question dès la Renaissance et encore au xviie siècle.
3. Villon est présenté comme le précurseur dans le renouveau de la poésie tandis que
Marot apparaît comme l’inventeur des formes fixes ; il renouvela la rime.
4. La règle de l’imitation des Anciens, chère aux poètes de la Renaissance, est critiquée
à travers l’exemple de Ronsard (v. 12 à 23)
5. Le poète idéal est Malherbe, loué pour avoir discipliné et épuré la langue, supprimé
les enjambements, réglé l’art de composer des stances.
6. Le poème est lui-même structuré et rythmé avec rigueur : alexandrins, coupes à
l’hémistiche fréquente, absence d’enjambement et ponctuation à la fin de chaque vers.


Séquence 2
Du xix e
siècle au début du xxe siècle : les révolutions poétiques
Parcours de lecture

« Spleen et Idéal »,
Les Fleurs du mal (1857),
angoisse et élévation
B i b l i o g r a p h i e
– Ernest Raynaud, Baudelaire et la religion du dandysme, Mercure de France, 1943.
– Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Le Seuil, 1955.
– Jean Starobinski, La Mélancolie du miroir, Julliard 1989.
– Antoine Compagnon, Baudelaire devant l’innommabe, 2003.
– Pierre Brunel, Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Entre fleurir » et « défleurir », Éditions
du temps, coll. « Lectures d’une œuvre », 1998.

Texte 1
L’élan vers l’Idéal (pages 52-53)
« Élévation »

➔➔ Présentation du texte
La parution, en 1857, du recueil des Fleurs du mal sonne comme une révolution dans la
création poétique et l’on considère souvent que ce recueil inaugure la poésie moderne
par le renouvellement des thèmes et la nouveauté des images. Il est en même temps
l’aboutissement d’une tradition poétique qui remonte à Dante, Pétrarque et Ronsard.
« Spleen et Idéal » est une section fondamentale qui ouvre le recueil après le poème
liminaire adressé au lecteur. Son étude permet de faire découvrir aux élèves les thèmes
fondamentaux de l’univers du poète, ses recherches artistiques, son exigence esthé-
tique dans une œuvre qui sera une référence pour les poètes ultérieurs.

➔➔ Objectifs
Étudier un poème qui fait comprendre les notions de « spleen » et d’« idéal », et la rela-
tion entre ces idées. (L’homme porte en lui une aspiration au bonheur absolu, un désir
d’infini, un besoin de beauté, qui le poussent à échapper aux angoisses qu’il éprouve
et aux laideurs du monde d’ici-bas.)

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Élévation : au sens physique, action d’élever à une certaine hauteur ; au sens moral,
noblesse de caractère et de pensée ; au sens religieux, dans la religion catholique, geste
au cours de la messe par lequel le prêtre élève l’hostie manifestant la présence effective
de Dieu et la montre aux fidèles.


b. Éther : dans l’Antiquité, partie supérieure du ciel où l’air est plus pur et plus lumi-
neux, et où nagent les corps célestes.
c. Le poème exprime l’aspiration au bonheur absolu, le désir d’infini, le besoin de
beauté, que chaque homme porte en lui et qui le pousse à échapper aux angoisses
qu’il éprouve et aux laideurs du monde d’ici-bas.

Lecture analytique
L’opposition de deux mondes
1. Au vers 9, les « miasmes morbides » désignent le monde terrestre où l’esprit est
asservi et en souffrance. L’allitération en [m] renvoie au malheur, au mal, à la mort.
On pourra relever également d’autres termes comme « ennuis » et « vastes chagrins »
(v. 13), « chargent », « poids » et « brumeuse » (v. 14).
2. Les expressions « air supérieur » (v. 10), « feu clair » (v. 12), « espaces limpides » (v. 12),
« champs lumineux et sereins » (v. 16) renvoient au monde de l’idéal.
3. Le poète établit un jeu d’oppositions entre ombre et clarté, corruption et pureté,
souffrance et bonheur. Le poème « Élévation » fait écho à « L’Albatros » qui évoque « le
poète exilé sur le sol » et que sa sensibilité supérieure, ses « ailes de géant », entravent.
Dans son aspiration à l’Idéal, le poète espère échapper à un monde ressenti comme
sordide. Les « miasmes » (v. 9), ce sont la platitude du monde quotidien, la bêtise des
contemporains, leur incompréhension, leur esprit matérialiste.
L’élévation de l’esprit
4. On peut relever dans la troisième strophe deux diérèses (« purifier », « supérieur »,
v. 10) et une comparaison (« comme une pure et divine liqueur », v. 11). Les diérèses
allongent le mot et produisent un effet d’insistance sur le sens. Les idées de pureté et
d’élévation sont ainsi mises en valeur.
5. L’idée d’élévation est rendue sensible par la construction de la phrase unique qui
constitue les deux premiers quatrains. Cette unique phrase possède un rythme ample
et des compléments circonstanciels de lieu mis en valeur par leur antéposition. Le poète
utilise également l’anaphore des locutions prépositives « au-dessus » et « par-delà »,
et on remarque une gradation dans l’énumération des neuf lieux cités, qui fait passer
d’une vision terrestre à une vision céleste, des « étangs » aux « confins des sphères
étoilées ». L’emploi majoritaire de pluriels exprime l’idée d’infini.
6. La comparaison du vers 6 (« comme un bon nageur […] onde ») avec un nageur vigou-
reux correspond à une notion de force et de plaisir. Celle du vers 17 (« comme des
alouettes ») avec le vol vertical de l’oiseau puis le plané immobile évoque la liberté,
l’énergie, la hauteur.
La comparaison avec le nageur est filée dans les vers 7 et 8 par les mots « sillonne » et
« immensité profonde », termes qui renvoient à la mer. On notera dans ces vers l’emploi
de sonorités chaudes et sombres (« on », « an ») qui évoque le plaisir.
La comparaison avec l’alouette se prolonge dans les mots « aile vigoureuse » (v. 15),
« S’élancer » (v. 16), « essor » (v. 18), « plane » (v. 19).
7. Ces comparaisons sont associées aux notions de plaisir (le nageur « se pâme », v. 6),
d’énergie (« vigoureuse », v. 15) et de liberté (« libre essor », v. 18). L’esprit libéré accède


à un monde pur ; l’« air supérieur » (v. 10) évoque la notion d’« éthe[r] » (v. 3), air pur
situé aux confins du monde et où évoluaient les corps célestes (« Le feu clair qui remplit
les espaces limpides », v. 12).
8. En s’élevant, l’esprit du poète parvient à la compréhension du monde ; les symboles
qui l’entourent (« Le langage des fleurs et des choses muettes », v. 20), évoqués aussi
dans le poème « Correspondances », n’ont plus de mystère pour lui. Le poète est alors un
déchiffreur du monde sensible. Cette « élévation » est davantage de l’ordre du désir que
du fait accompli : « Heureux celui qui peut » y parvenir (v. 15-16). On note l’emploi des
impératifs qui exhortent l’esprit à l’envol : « Va », « bois » (v. 10 et 11). En effet, ce poème
du début du recueil exprime les thèmes de l’idéal tout en faisant sentir la présence du
« spleen » qui mène le poète à l’impuissance.

Vers le bac
Le commentaire
L’exercice vise à entraîner l’élève à intégrer les citations au commentaire en reprenant
les réponses formulées dans les questions 1 à 3.
Dans le poème « Élévation » s’opposent deux mondes, le monde terrestre et le monde
de l’Idéal. Le monde d’ici-bas est celui où s’élèvent des « miasmes morbides » ; cette
expression renvoie sémantiquement et phonétiquement par son allitération en [m]
à la maladie et à la mort. Ce monde est celui de l’« ennui » où Baudelaire voyait un
ennemi despotique et des « vastes chagrins ». La vie semble alors un fardeau, comme
le montre l’emploi de termes telles que « chargent » et « poids » ; l’existence, loin d’être
lumineuse, est décrite comme « brumeuse ».
À ce monde terrestre dans lequel le poète est aliéné et angoissé s’oppose un autre
monde auquel le poète aspire et qu’il pressent ; ce monde de l’Idéal est évoqué par
un vocabulaire qui connote la clarté, la hauteur et la sérénité : « air supérieur », « feu
clair », « espaces limpides », « champs lumineux et sereins ». À l’opposition entre ombre
et clarté, correspond une opposition entre corruption et pureté, souffrance et bonheur.
Le poème « Élévation » fait ainsi écho à celui de « L’Albatros », qui évoque « le poète exilé
sur le sol » et que sa sensibilité supérieure, ses « ailes de géant » entravent. Dans son
aspiration à l’Idéal, le poète espère échapper à un monde ressenti comme sordide. Les
« miasmes », ce sont la platitude du monde quotidien, la bêtise des contemporains, leur
incompréhension, leur esprit matérialiste.

Texte 2
Les fruits amers du temps (pages 53-54)
« L’Ennemi »

➔➔ Présentation du texte
Le temps est un grand facteur de destruction et il est à l’origine même du « spleen ». Le
thème de ce poème est récurrent dans ce recueil. Ainsi, dans « L’horloge » : « Horloge!
dieu sinistre, effrayant, impassible » et dans « Le goût du néant » : « Et le Temps m’en-
gloutit minute par minute », dont on pourra faire la lecture pour prolonger l’étude.


➔➔ Objectif
Étudier le motif du temps dans « Spleen et Idéal ».

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Premier quatrain 1 : « La jeunesse » – Second quatrain : « L’âge mûr »  – Premier
tercet : « Espoir d’une renaissance par les souffrances de la vie » – Second tercet : « La
victoire désespérante de l’ennemi ».
Le champ lexical du jardin : « jardin » et « fruits vermeils » (v. 4), « pelle » et « râteaux »
(v. 6), « terres inondées » (v. 7), « fleurs nouvelles » (v. 9), « sol lavé » (v. 10).
b. Les termes qui indiquent le passage du temps de façon indirecte ou métaphorique
sont : « orage » (v. 1), « soleils » (v. 2), « tonnerre » et « pluie » (v. 3), « automne » (v. 5),
« Le Temps mange la vie » (v. 12).

Lecture analytique
La mort et la douloureuse fuite du temps
1. « L’Ennemi » est le temps, représenté sous la forme allégorique des intempéries qui
ravagent le jardin et ses terres inondées, où sont creusés des « trous » (v. 8) qui évoquent
la mort. L’« automne » (v. 5) renvoie à la fin de la vie et son association avec le nom
« idées » renvoie à l’affaiblissement de l’esprit et de l’inspiration poétique.
2. « Ténébreux » (v. 1) est repris par « tombeaux » (v. 8) et prépare l’évocation de la mort
au second tercet dans l’expression « Le Temps mange la vie » (v. 12).
3. Le poète est désespéré. La répétition de l’exclamation « Ô douleur » en tête de
vers  12 insiste sur le sentiment éprouvé. La force de l’ennemi est soulignée par l’emploi
de verbes qui assimilent le temps à un vampire (« mange », « ronge », v. 12 et 13), par
l’évocation du « sang » (v. 14), par l’opposition sémantique entre les verbes marquant
l’affaiblissement du poète (« nous perdons », v. 14) et par ceux marquant la force de
l’ennemi (« croît et se fortifie », v. 14). On note la majuscule au nom « Ennemi », qui fait
du temps un monstre terrible et le passage du « je » au « nous », qui associe le lecteur
au destin évoqué et au sentiment de désespoir qui habite le poète.
Une évocation métaphorique et désenchantée de la vie
4. Le poète évoque sa jeunesse (v. 1) et l’âge mûr (v. 5). Le sentiment dominant est la
mélancolie.
5. Pour évoquer le temps qui passe, le poète a recours à une double métaphore des
intempéries et du jardin ; les intempéries sont les aléas et les souffrances de la vie. Le
jardin représente le cœur du poète, sa sensibilité dévastée par les malheurs.
6. La métaphore des intempéries initiée par le « ténébreux orage » au vers 1 est filée
par les « brillants soleils » (les moments de joie et d’enthousiasme de la jeunesse, v. 2),
puis par le « tonnerre » et la « pluie » qui représentent les malheurs de la vie (v. 3).
La métaphore du jardin au vers 4 est filée avec les « fruits vermeils » (les éléments
positifs de la vie et les œuvres qui ont été écrites) et réorientée par la convocation de
l’image du jardinier (« pelle », « râteaux », « rassembler à neuf les terres », v. 6 et 7), qui
annonce fugitivement l’idée d’un renouveau possible, thème du premier tercet. Cet


espoir d’un renouveau est vite submergé par l’idée de la mort énoncée au vers 8 : les
trous creusés par la pluie sont comparés à des « tombeaux ».
La poésie contre la mort
7. La métaphore du passage de l’orage sur le jardin est reprise dans l’expression « sol
lavé comme une grève » (v. 10) et liée à l’espoir d’une renaissance : l’idée est que les
épreuves de la vie peuvent renouveler l’envie de vivre et de créer. On note cependant
l’emploi de modalisateurs qui font de cet espoir un « rêve » dès son évocation fragilisé :
« qui sait si » (v. 9), emploi du conditionnel « ferait » (v. 11).
8. L’expression « mystique aliment » (v. 11) a une dimension religieuse et confère à la
souffrance une dimension presque rédemptrice. Les souffrances de la vie serviraient
alors à nourrir la création poétique. La métaphore des « fleurs nouvelles » (v. 9) renvoie
au titre même du recueil : du Mal naissent les Fleurs.

Vers le bac
Le commentaire
Proposition d’introduction : « L’Ennemi » est un sonnet extrait du recueil Les Fleurs du
mal, publié par Charles Baudelaire en 1857. Il fait partie de la section « Spleen et Idéal »,
où se confrontent deux tendances de la sensibilité baudelairienne : la mélancolie et
l’aspiration vers l’Idéal. Dans ce poème, l’auteur exprime son angoisse devant le temps
qui menace ses capacités à vivre et à écrire. Nous montrerons comment s’exprime la
conscience de la mort et de la douloureuse fuite du temps, dans une vision métapho-
rique et désenchantée de la vie et comment le poète s’interroge sur la possibilité d’une
création poétique qui permette d’échapper à la mort.

Texte 3
Le pays de l’idéal amoureux (pages 54-55)
« L’invitation au voyage »

➔➔ Présentation du texte
Le titre du poème a été inspiré à Baudelaire par L’Invitation à la valse de Carl Maria von
Weber. Le texte a été mis en musique par Duparc (première et troisième strophes). Il a
pour thème l’évasion à deux au pays du bonheur et il est fondé sur la correspondance
entre la femme aimée et un paysage.

➔➔ Objectifs
Étudier les deux versions – en vers puis en prose – du poème, pour découvrir le travail
d’écriture et définir l’esthétique recherchée par le poète.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poème, par sa forme, le rythme et la longueur des vers, se rapproche de la
chanson : choix de vers courts, impairs (dont Verlaine recommandera l’emploi pour leur
musicalité), organisés de façon semblable dans les trois strophes formant le couplet :


deux pentasyllabes aux rimes masculines, un heptasyllabe (rime féminine), organisa-
tion répétée quatre fois dans une strophe de douze vers. Un distique forme un refrain
(v. 9-10, 25-26, 39-40). C’est le rythme des chansons douces, des berceuses.
b. Le poète invite la femme aimée à un voyage imaginaire vers un pays idéal, à son
image, où le bonheur est parfait.

Lecture analytique
Un paysage de rêve
1. On fera relever « soleils mouillés » (v. 7), « ciels brouillés » (v. 8), « canaux » (v. 29 et
37), « vaisseaux » (v. 30), « soleils couchants » (v. 30), « champs » (v. 31), « ville entière »
(v. 36), « chaude lumière » (v. 40). Dans la première strophe, le terme « ciels » (v. 8), au
pluriel, renvoie explicitement à la peinture.
2. Rythme et sonorités contribuent à donner son caractère doux et languissant au pays
idéal : le rythme est ralenti par les nombreux enjambements qui unissent les vers courts
et impairs (par exemple, v. 2 et 3, 5 et 6 et 7 à 11). Le temps s’étire, cesse d’être un
ennemi. Ces enjambements unissent les sonorités des rimes qui deviennent intérieures ;
les nombreuses assonances de sons vocaliques couverts, en « ou », « an », « on », « eur »,
les allitérations en [s] (« Songe », « douceur », v. 2) créent une musique douce et voilée
qui correspond au sens du texte.
3. Le paysage est idyllique et mêle les notations descriptives évoquant la Hollande
(« canaux », « vaisseaux » arrivant au port, v. 29-30 ; « ciels brouillés », v. 8) à des
éléments colorés qui font penser à l’Orient et renvoient à l’expression « splendeur orien-
tale » de la seconde strophe (v. 23). Ce que le poète invite l’âme sœur à contempler
(« Vois », v. 29) est peut-être un tableau qui engendre la création poétique et le rêve.
Le poème crée en fait un tableau idéal où se retrouvent des éléments empruntés à une
peinture hollandaise, évoquant Vermeer (on pense à la Vue de Delft) et des éléments
empruntés aux peintures orientalisantes chères aux romantiques, comme celles de
Delacroix, dont Baudelaire célébrait le génie. On note d’ailleurs une abondance de
sensations visuelles dans les première et troisième strophes, alors que la deuxième
strophe est une rêverie qui recourt au mode conditionnel et fera appel à d’autres sens
que la vue.
L’adresse à la femme aimée
4. Les vers 6 à 12 établissent une correspondance entre la femme aimée et le paysage.
L’apostrophe « Mon enfant, ma sœur » (v. 1) utilise dès l’ouverture les sonorités douces
(« an », « eur ») reprises dans la description du paysage et situe la relation avec la femme
dans la douceur d’une relation idéalisée ; nul conflit avec l’amante, le paysage est splen-
dide et apaisé, même si l’attrait sensuel éprouvé par le poète provient de la dimension
mystérieuse de la femme. Ce mystère attirant se trouve exprimé dans les alliances de
mots « soleils mouillés » (oxymore) et « ciels brouillés » (v. 7-8), qui décrivent le paysage ;
à ce paysage trouble correspond l’« éclat » (v. 11-12 ; qui renvoient à « soleils ») des
« yeux » où se mêlent des « larmes » (qui renvoient à « brouillés » et « mouillés »).
5. C’est à la fois la beauté et le caractère mystérieux du paysage et de la femme qui
attirent le poète. Les yeux, qui ont pour équivalence un paysage, exercent sur le poète
une attraction magique ; ils ont un pouvoir d’envoûtement rendu par les termes « mysté-


rieux » (on note la diérèse expressive), « traîtres » et « charmes » (v. 9 à 11). Par cette
notation dysphorique, Baudelaire signifie que la femme peut être fatale et que l’amour
peut comporter trahison, cruauté, perversité. Elle en est d’autant plus attirante. Auprès
de la femme, le poète trouvera le bonheur définitif d’« [a]imer et mourir » (v. 5). (On
pense à Wagner et son opéra Tristan et Isold, défendu par Baudelaire et où se développe
le thème du « Liebestod » – l’amour dans la mort).
Un rêve de bonheur et d’harmonie
6. La chambre des amants décrite dans la deuxième strophe est le lieu de l’intimité et
du bonheur. Les conditionnels « Décoreraient » (v. 17) et « parlerait » (v. 24) donnent à
cette description une dimension onirique. L’intérieur décrit est raffiné, riche et renvoie
à l’orient (v. 20) et à un univers féminin (« fleurs », « ambre », « miroirs », v. 18, 20 et 22),
aux tableaux d’intérieurs peints par Vermeer (meubles anciens et brillants). Aux sensa-
tions visuelles s’ajoutent des sensations olfactives (v. 35-36) et même tactiles (« Polis »,
v. 16). La convocation de plusieurs sens va avec la notion de plaisir induite par le mot
« volupté » dans le refrain.
7. Ce refrain exprime l’harmonie du monde rêvé. Les cinq termes qui le caractérisent
se rapportent à la fois à la femme et au paysage. Le vers est parfaitement ordonné :
deux termes coordonnés : « ordre et beauté », incise du mot isolé « luxe », deux mots
coordonnés : « calme et volupté ». La rime « beauté »/« volupté » traduit le plaisir des
sens. Au mot « volupté » s’associe la notion de plaisir, réconciliation de la chair et de
l’idéal. Le poète trouve dans la chambre la satisfaction du désir amoureux évoqué dans
la dernière strophe.
8. Dans la deuxième strophe, une seule phrase énumère les différents éléments qui
donnent à la chambre son caractère luxueux et sensuel. 
Ces différents éléments sont repris par « tout », les enjambements unissent les penta-
syllabes, la diérèse sur « orientale » insiste sur l’adjectif et met en valeur le mot qui va
rimer avec « natale ».

Vers le bac
La question de corpus
L’étude des poèmes de la section « Spleen et Idéal » permet de comprendre la tension
qui habite l’univers de Baudelaire et qui est le moteur de sa création. Chez l’artiste
s’affrontent deux sentiments contraires : à un sentiment violent de désespoir, engendré
par une conscience aiguë que ressent le poète de la misère de l’homme, s’oppose un
désir d’infini, de bonheur absolu que le monde réel ne peut contenter. Le désir d’infini,
de bonheur, de beauté, d’amour parfait, d’élévation vers l’Idéal se trouve représenté
dans « Élévation », les deux « Invitations au voyage » et « Harmonie du soir », tandis que
des textes comme « L’Ennemi » voient le poète confronté au « spleen », humeur noire
et dépressive, conscience des horreurs du monde, angoisse du temps qui fuit et de la
mort. Le mot « spleen », emprunté à l’anglais, a été choisi par Baudelaire pour traduire
de façon négative toute les angoisses diffuses, les découragements, les dégoûts et la
paralysie créatrice qui s’emparent de lui.
De l’expression de cette lutte entre spleen et idéal naît la poésie. Le langage poétique
que Baudelaire invente possède en effet une grande puissance d’évocation qui parle à


l’imagination. C’est par une recherche audacieuse sur les images que Baudelaire oppose
les deux mondes, qu’il s’agisse d’évoquer par la métaphore du nageur dans « Élévation »
le bonheur sensuel ressenti dans les moments d’euphorie ou par celle du vampire
dans « L’Ennemi » le désespoir qui ronge le cœur. Pour traduire le sentiment ressenti,
Baudelaire met aussi en place des évocations récurrentes dans un même poème et qui
donnent aux métaphores et aux comparaisons une force particulière. Par exemple, pour
dire le double sentiment qui l’habite devant un coucher de soleil et opposer l’angoisse
devant la nuit associée à la mort, à l’émerveillement devant la beauté du monde asso-
ciée au souvenir de la femme, il oppose une image sanglante, « le sang qui se fige »,
à une série de trois comparaisons qui donnent au monde idéal une dimension sacrée
(« ainsi qu’un encensoir », « comme un grand reposoir », « comme un ostensoir »). Pour
exprimer l’opposition entre ces deux mondes, Baudelaire procède enfin souvent par
une sorte de télescopage des images : une première métaphore est lancée puis déviée
vers le surgissement d’une autre évocation, ce qui donne une impression de densité.
Par exemple, dans « L’Ennemi », la métaphore des intempéries et du climat évoque
conjointement les deux mondes ; elle est initiée par « ténébreux orage » au vers 1 et
filée par « brillants soleils » (les moments de joie et d’enthousiasme de la jeunesse), puis
par « tonnerre » et « pluie » qui représentent les malheurs de la vie. Parallèlement, la
métaphore du jardin (v. 4), est filée avec « fruits vermeils » (les éléments positifs de la vie
et les œuvres qui ont été écrites) et réorientée par la convocation de l’image du jardinier
(« pelle », « râteaux », « rassembler à neuf les terres »), qui annonce fugitivement l’idée
d’un renouveau possible, idée vite submergée par celle de la mort énoncée au vers 8,
où les trous creusés par la pluie sont comparés à des « tombeaux ».
Enfin, l’opposition entre ces deux mondes est aussi rendue par un travail extrêmement
savant sur les sonorités, travail qui est lié à l’idée de parler à tous les sens : souvent,
des assonances ou des allitérations donnent une puissance supplémentaire aux images.
Ainsi, dans « L’invitation au voyage », rythme et sonorités contribuent à donner son
caractère doux et languissant au pays idéal : le rythme est ralenti par les nombreux
enjambements qui unissent les vers courts et impairs (par exemple, v. 2 et 3, 5 et 6,
et 7 à 11). Le temps s’étire, cesse d’être un ennemi. Ces enjambements unissent les
sonorités des rimes qui deviennent intérieures ; les nombreuses assonances de sons
vocaliques couverts, en « ou », « an », « on », « eur », les allitérations en [s] (« songe »,
« douceur ») créent une musique douce et voilée qui correspond au sens du texte. Au
contraire, dans « Élévation », les sonorités désagréables comme « miasmes morbides »
servent à évoquer le monde du spleen.

Texte complémentaire
Une autre invitation au voyage (pages 56-57)
Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose (1869)

➔➔ Présentation du texte
Baudelaire emprunte à Aloysius Bertrand (voir p. 65 du manuel de l’élève) l’idée du
poème en prose, qui lui paraît la forme la plus susceptible de rendre compte du monde
moderne. En 1862, il écrit les Petits Poèmes en prose (ou Spleen de Paris), essayant


d’indiquer une voie radicalement nouvelle à la poésie : « une prose poétique, musicale,
sans rythme, sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements
lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de l’âme » (Baudelaire,
Lettre à Arsène Houssaye). Il ouvre ainsi les questionnements ultérieurs sur les possi-
bilités poétiques de la prose. Il y reprend parfois des thèmes déjà traités dans des
poèmes versifiés. L’étude de « L’invitation au voyage » en prose permet d’apprécier l’art
de Baudelaire et de mieux comprendre certains passages du texte en vers car Baudelaire
y explicite à la fois les références artistiques et les intentions poétiques qui, dans le
poème en vers, sont davantage cachées.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les deux textes décrivent un pays idéal, « pays de Cocagne » (l. 1), rêvé. Ce pays
est clairement situé géographiquement dans le poème en prose par « les brumes de
notre Nord » (l. 2), c’est donc bien à la Hollande que pensait Baudelaire dans le poème
en vers ; l’expression suivante souligne son caractère oriental, « la Chine de l’Europe »
(l. 3). On retrouve dans l’évocation les idées de beauté , de  richesse, de calme, de  luxe
tranquille et d’« ordre » ainsi que la correspondance entre le paysage et la femme aimée
(l. 10 et 13 à 16). Comme dans le poème versifié, le pays idéal est un lieu de bonheur
où l’on doit « vivre » et « mourir » (l. 16), un lieu où le temps n’est plus un ennemi mais
s’étire en heures « plus lentes » (l. 22). À la deuxième strophe du poème correspond
dans le texte en prose la description d’un intérieur hollandais (l. 24) qui, comme dans
le texte en vers, fait appel aux sens du toucher et de l’odorat (l. 35).
2. Baudelaire ajoute ici des éléments à la description car si le poème en vers suppose
concision et concentration des effets, le texte en prose peut être plus développé.
On note ainsi l’évocation des vitraux, des tentures, de la cuisine même (l. 9-10), qui
convoque un sens absent du poème en vers : le goût.
3. L’expression de la ligne 44, « ce tableau qu’a peint mon esprit », éclaire l’expression
« ciels brouillés », où la référence à l’art de la peinture est quasi explicite. De plus, la
description de la chambre avec la mention des vitraux souvent représentés dans les
peintures d’intérieurs hollandais renvoie aussi à la peinture. Le tableau mental est
imaginé par Baudelaire à partir de la contemplation des œuvres des peintres flamands.
4. « Ces énormes navires […] de l’Infini vers toi » : on peut dire que ces dernières phrases
apportent un éclairage à la troisième strophe du poème. De même que la chambre
luxueuse, lieu de l’assouvissement du désir, les fleuves et les canaux tranquilles renvoient
à la femme et symbolisent l’apaisement trouvé. Le navire qui vient au « port natal » (l. 52)
représente, lui, l’homme vagabond et ses désirs sensuels, qui vont rejoindre ceux de la
femme pour s’apaiser. La femme est alors le « havre » où l’homme trouve un abri et la
paix (« mes pensées […] roulent sur ton sein », l. 48-49).
À la « douce langue natale » du poème en vers correspond le « port natal » (l. 52) du
poème en prose, la femme, « enfant », « sœur » du poète, est aussi une figure d’amante,
maternelle et abritante, dispensatrice de paix.
La fin du poème en prose présente aussi la femme comme un guide vers l’infini et le
monde de l’idéal (l’expression « les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle
âme », l. 50-51, évoque « l’immensité profonde » et les espaces infinis de « Élévation »).
5. Si le poème en vers charme par ses images, son rythme et ses sonorités, le poème


en prose est une autre forme artistique, différente mais non inférieure, qui joue sur
d’autres effets. La longueur du texte permet de développer à la fois la description et
l’analyse du sentiment éprouvé.

complément

On pourra proposer, en complément à l’étude des poèmes de Baudelaire, la mélodie


composée par Henri Duparc, L’Invitation au voyage.

➔➔ Présentation de l’œuvre
« L’invitation au voyage » a été plusieurs fois mise en musique ; l’une des plus célèbres
mélodies inspirées par ce poème est celle d’Henri Duparc (musicien français né à Paris,
le 21 janvier 1848, et mort à Mont-de-Marsan, le 12 février 1933). Le poème est alors
aux sources de la musique ; la mélodie est en do mineur et repose sur un contraste entre
le chant très simple et extatique, et l’accompagnement lyrique et passionné du piano.
On pourra choisir l’interprétation de Gérard Souzay et accompagner l’écoute suggérée
des questions suivantes dans l’encadré p. 54 du manuel.

➔➔ Questions
1. Au début du premier couplet, qu’évoque pour vous l’effet de balancement produit
par la répétition de deux mêmes accords dans l’accompagnement du piano ?
2. Écoutez le refrain. Est-il toujours écrit sur la même mélodie ? En quoi peut-on dire que
le rythme choisi et la répétition d’une même note pour la mélodie correspond au sens
exprimé par le texte ? Dans la reprise du refrain, que fait réentendre le piano ?
3. Quelles strophes le musicien a-t-il retenues dans la mise en musique ? En reprenant
vos réponses à la première piste d’analyse du poème, justifiez son choix.

➔➔ Réponses aux questions


1. L’effet de balancement produit par la répétition de deux mêmes accords évoque le
balancement des bateaux sur la vague.
2. Le refrain reprend la même mélodie sur une seule note. L’accompagnement du piano
est statique dans le premier refrain et animé dans le second. La répétition d’une même
note sur « Là tout n’est […] volupté » correspond à l’idée d’un bonheur parfait et perma-
nent. Dans la reprise du refrain, on entend à nouveau au piano le passage lyrique de
« C’est pour assouvir ton moindre désir », qui renvoie à la sensualité.
3. Duparc a retenu les première et troisième strophes, c’est-à-dire celles décrivant la
ville, la mer et la lumière et il a laissé de côté la chambre, qui est un autre univers. Il
concentre ainsi la mélodie sur un même univers spatial.

Texte 4
Une symphonie des sens (page 58)
« Harmonie du soir »

➔➔ Présentation du texte
Dans ce poème structuré à la manière d’un « pantoum » (poème d’origine malaise mis
à la mode par Hugo dans Les Orientales puis par Théodore de Banville et Leconte de


Lisle), Baudelaire cherche à exprimer musicalement le spectacle d’un coucher de soleil
qui renvoie à la fois au spleen et au souvenir consolateur de l’amour.

➔➔ Objectifs
Le travail en autonomie permet de réinvestir les connaissances acquises et débouche
sur la recherche d’un plan de commentaire.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Le poème est composé de quatre quatrains dont l’écriture est fondée sur un procédé
de reprise. Les vers pairs 2 et 4 deviennent les vers impairs de la strophe suivante : 1
et 3 ; ainsi, la moitié de la strophe est-elle reprise dans la strophe suivante. Ce procédé
produit un effet de berceuse envoûtante créant un effet musical en accord avec le mot
« Harmonie » du titre. On remarquera l’emploi du singulier « Harmonie » (qui peut-être
rend hommage aux « Harmonies » de Lamartine et Liszt) car il présente ainsi le poème
comme une unité musicale, une orchestration achevée.
2. Les éléments décrits sont les fleurs, les sons, les parfums, le ciel et le soleil. L’ouïe, la
vue et l’odorat se correspondent pour décrire le coucher de soleil. La première strophe
convoque l’odorat (« parfums » ; « encensoir », métonymie pour désigner l’encens) et
l’ouie (« vibrant », « sons », « Valse »), les deuxième et troisième strophes convoquent
l’ouïe et la vue, la quatrième strophe la vue.
3. Dans les deux premiers quatrains, on relève deux comparaisons : « ainsi qu’un encen-
soir » (v. 2 et 5) et « comme un grand reposoir » (v. 8), qui revêtent une dimension sacrée.
En effet, les deux mots renvoient aux rituels chrétiens : brûler de l’encens, c’est faire
une prière qui monte vers Dieu ; un reposoir se trouve sur le chemin d’une procession,
c’est-à-dire d’une marche vers le divin, c’est un autel décoré de fleurs et sur lequel on
place l’« ostensoir » évoqué dans le dernier vers ; la nature renvoie au sacré, comme le
dit le premier vers de « Correspondances » : « la nature est un temple ». Cette dimension
sacrée prépare la comparaison du dernier vers (voir réponse à la question 7). On notera
conjointement l’emploi de la formule « Voici venir les temps », pluriel d’effet biblique,
donc sacré, au vers 1.
4. Allitérations et assonances traversent le poème et tissent une musique harmo-
nieuse. On note ainsi des allitérations en [v], [p], [l], [t] : les sons sourds des labiales
sont ceux du mot « volupté ». L’étude des sonorités est fondamentale car ce poème
est une tentative de transcription musicale d’un coucher de soleil et de l’état mental
qui lui est associé. On pourra commenter particulièrement le jeu sur le son [v] qui
tourne autour du nom « valse » : la « valse », danse « langoureu[se] » (v. 7), synonyme
de volupté et de vertige, est d’apparition récente à l’époque de Baudelaire (qui a écrit
d’ailleurs « L’invitation au voyage » en pensant à L’Invitation à la valse  de Weber). C’est
la première danse de salon où le couple est enlacé. On relève des assonances en « an »,
« i », « oi ». À la rime, les termes renvoient au sacré par leur sens (« encensoir », v. 25 ;
« reposoir », v. 8) et au mot « soir » (v. 3) ainsi qu’au pronom « moi » (v. 16) par le son.
5. Le vocabulaire des sentiments place cette description du coucher de soleil sous le
signe du spleen : « comme un cœur qu’on afflige » (v. 6), « triste » (v. 8), « mélancolique »


(v. 4 et 7), « frémit » (v. 9). Le coucher de soleil renvoie à la souffrance et est un appel
vers la mort. Cependant, deux termes, « tendre » (v. 13) et « langoureux » (v. 4 et 7), sont
liés au sentiment amoureux et préparent l’image lumineuse du dernier vers : le vers 10,
« qui hait le néant vaste et noir », signifie le refus du spleen et un appel vers la vie et le
bonheur.
6. L’avant-dernier vers propose une image frappante du coucher de soleil : le ciel rouge
est assimilé à du « sang ». Il n’y a pas de comparaison descriptive mais une métaphore
audacieuse qui introduit la présence de la mort par l’emploi des verbes « se noyer » et
« se figer » et renvoie au sentiment morbide qu’éprouve le poète.
7. Le dernier vers s’oppose au vers précédent et fait jaillir le souvenir lumineux de la
femme aimée. Comme un soleil sacré (c’est l’« ostensoir » puisque cette pièce d’orfèvre-
rie a souvent la forme d’un disque entouré de rayons), ce souvenir illumine le présent
sombre. La venue de ce vers est préparée par les vers 13 et 14 qui établissent une
relation entre un état d’âme – désir de vie – et la contemplation du soleil. L’expression
« passé lumineux » évoque le soleil mais possède aussi une dimension sentimentale.
La comparaison « comme un ostensoir », qui donne une dimension sacrée au souvenir,
a été préparée par les deux comparaisons « encensoir » et « reposoir », appartenant au
vocabulaire du sacré.

Proposition de plan
I. Une forme musicale et envoûtante
A. Étude de la structure du « pantoum », la reprise des vers, l’effet produit
B. Le travail sur les allitérations et les assonances (question 4)
II. La description d’un coucher de soleil sous le signe du spleen
Reprendre les réponses à la première partie de la question 5 et de la question 6
III. La mort transfigurée et vaincue par le souvenir de la femme aimée
Reprendre les éléments de réponse de la seconde partie de la question 5 et de la ques-
tion 7

Complément
De la musique au poème
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

➔➔ Présentation et objectifs
Si le musicien s’inspire souvent de poèmes, le mouvement inverse est moins fréquent.
Baudelaire, pourtant, prend souvent appui sur une œuvre antérieure (peinture, gravure,
poème ou morceau de musique) ; cette création au second degré implique une réflexion
sur l’art dont témoignent aussi ses écrits sur la peinture pour des « salons » successifs
qu’il a commentés.
Pour sensibiliser les élèves à cet aspect de la création chez Baudelaire, on s’intéressera au
geste qui a conduit le poète à transposer poétiquement la musique wagnérienne dans le
célèbre poème « La musique ».


La musique
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l’immense gouffre
Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !
Charles Baudelaire, « La musique »,  
in « Spleen et Idéal », Les Fleurs du mal, 1857.

➔➔ Questions
1. Quelles sont les deux métaphores qui désignent, d’une part, la musique et, d’autre
part, l’amateur ? Relevez les expressions qui filent ces deux métaphores dans l’ensemble
du poème.
2. Trouvez, dans le relevé précédent, les expressions qui décrivent l’émotion musicale
comme un plaisir esthétique lié au temps et qui s’éprouve à mesure que la musique
se déroule.
3. Quelles expressions renvoient à une phrase musicale tourmentée ? Lesquelles
renvoient à un moment où la musique est calme et comme suspendue ?
4. Étudiez le rythme dans les vers 11 à 13, puis dans la dernière phrase. Comment
renvoie-t-il aux deux moments musicaux que vous avez identifiés dans la question 3 ?
5. Écoutez le prélude de l’opéra de Wagner Tristan et Isold. Avec quels vers du poème
pouvez-vous établir une équivalence ?

➔➔ Réponses aux questions


1. La musique est métaphoriquement représentée par la mer, l’amateur par le voilier
qui lève l’ancre et se laisse emporter par la vague.
2. « J’escalade le dos des flots amoncelés / Que la nuit me voile ; »
3. « Le bon vent, la tempête et ses convulsions / Sur l’immense gouffre / Me bercent »
renvoie à une phrase musicale tourmentée. Avec « D’autres fois, calme plat, grand
miroir / De mon désespoir ! », la musique est calme, comme suspendue.
4. Le rythme des vers 11 à 13 est chaotique (3/9/8) ; le rythme de la dernière phrase
est régulier (3/3/3/5).
5. Dans le prélude de l’opéra de Wagner, la musique est suspendue, « planante ». On
peut l’associer à la dernière phrase du poème.


Séquence 2
Du xixe siècle au début du xxe siècle : les révolutions poétiques
Corpus de textes A

Des arts poétiques fondateurs


du courant symboliste
et de la poésie moderne
➔➔ Présentation du corpus
Ce groupement de textes autour des arts poétiques conduit les élèves à prendre
conscience de l’extraordinaire ambition qu’ont eue pour la poésie Verlaine, Rimbaud
et Mallarmé.

B i b l i o g r a p h i e
– Pierre-Marc de Biasi, Seth Widden et Déborah Boltz, Paul verlaine Hombres /Chairs – Manuscrits,
Éditions Textuel, coll. « L’Or du temps », 2009.
– Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud, Le Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle ».

S i t o g r a p h i e
– Site sur Verlaine : http://www.amis-verlaine.net/

Texte 1
La musique des mots (pages 59-60)
Paul Verlaine, Jadis et Naguère (1884)

➔➔ Présentation du texte
Paul Verlaine (voir biographie p. 605 du manuel) a exercé une grande influence sur les
jeunes poètes de la fin du xixe siècle. Il prône une nouvelle approche de la poésie et de
nouvelles formes d’écriture, et rejette la tradition oratoire de la poésie, les genres de
l’épopée, de l’épigramme, de la satire, au profit d’une poésie musicale de la sensibilité
et de l’intimité, qui fait appel aux autres arts dans l’expression poétique. Ses préceptes
seront repris par beaucoup d’artistes du mouvement symboliste.

➔➔ Objectif
Approfondir la réflexion sur la création poétique, la nature et les pouvoirs de la poésie,
en étudiant un texte fondateur.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’auteur s’adresse au poète ; cependant, le poème ne sonne pas comme un texte
dogmatique, il fait plutôt le bilan des recherches poétiques de Verlaine. C’est à lui-
même que Verlaine parle. Toutefois, dans les impératifs et les subjonctifs, on entend


un conseiller, un maître, ce que fut effectivement l’auteur pour la jeune génération de
son temps.
b. Les passages exprimant des conseils et des injonctions sont aux vers 2, 5, 6, 13, 14,
17, 18, 21 et 23.

Lecture analytique
Un art poétique critique
1. On relèvera dans la cinquième strophe les expressions péjoratives suivantes : « Pointe
assassine », « Esprit cruel », « Rire impur », « ail de basse cuisine ». Verlaine emploie
ici le rejet du jeu de mots, du mot d’esprit. La poésie moqueuse, satirique – satire,
épigramme, on pense à Boileau ou à Voltaire – ou grandiloquente (v. 21) – on pense
à l’exaltation des Romantiques – est rejetée parce qu’elle paraît être le contraire du
poétique (v. 19).
2. Au vers 23 (« rendre un peu la Rime assagie »), on note un refus de la rime voyante,
trop sonnante. Verlaine ne renonce pas pour autant à la poésie versifiée mais recherche
la demi-teinte, la discrétion dans l’expression (on pourra observer l’organisation des
rimes et leur nature ; premier quatrain : rimes embrassées, masculines en 1 et 4, fémi-
nines en 2 et 3 ; deuxième quatrain : rimes embrassées, féminines en 5 et 9, masculines
en 6 et 7). Cette organisation et cette alternance des sonorités est reprise dans les
strophes suivantes pour obtenir un effet musical doux. L’emploi de rimes intérieures et
celui de l’enjambement crée aussi des échos sonores qui affaiblissent le poids de la rime
en fin de vers. L’attaque contre la rime vise avant tout les excès formalistes de la poésie
parnassienne (Gautier et Banville). Verlaine reproche à ces poètes l’art de la « lime »,
c’est-à-dire une poésie descriptive ciselée mais qui ne se rattache ni à une sensation ni
à une émotion.
3. L’expression « tout le reste est littérature », au dernier vers, est ironique ; le mot
« littérature » est ici synonyme d’écrits grandiloquents, artificiels, où la forme et le
désir de séduire un public par l’habileté de l’écriture sont visibles, où l’exercice de style,
trop voyant, prend le pas sur la sincérité du contenu, où la « couleur » s’oppose à la
« nuance ». La poésie pour Verlaine est un art de la suggestion.
Un art poétique fondateur
4. Les quatre métaphores des yeux, de la lumière du jour, du ciel d’automne et des étoiles
ont en commun l’idée de lumière – la poésie illumine le monde – et, unies aussi par les
notions de discrétion, de fragilité, de beauté, d’imprécision qu’elles renferment, défi-
nissent une poésie de la nuance. Chaque élément précis évoqué (« yeux », « jour », « ciel »,
« étoiles ») est estompé par un terme qui le décrit (« voiles », « tremblant », « attiédi »,
« fouillis »). L’alliance du précis et du vague, de l’aigu (flûte) et du grave (cor), illustre bien
les thèses de Verlaine.
5. On relèvera les vers 3, 4, 30 et 34. Verlaine prône une poésie où le vers soit léger.
6. L’art poétique convoque la musique (v. 1, 2 et 29) alors que les Parnassiens se
référaient aux arts plastiques, et particulièrement à la sculpture (cf. Gautier, « art
poétique »). Verlaine préfère le vers impair pour sa musicalité. La poésie possède
le pouvoir de dire l’indicible (v. 31, 32, 33), de faire sentir l’« âme », elle est prophé-
tique (v. 33). Verlaine recourt à une image empruntée à la nature (v. 34, 35). L’adjectif


« crispé » renvoie ici non pas au vent, mais au poète sensible à la fraîcheur du matin.
Cet hypallage unit mondes extérieur et intérieur, et suggère une correspondance entre
l’univers objectif et l’univers subjectif, renvoyant ainsi à la notion de correspondances
définie par Baudelaire et reprise par les symbolistes.
Une illustration des préceptes énoncés
7. Les vers impairs (ennéasyllabes) préconisés au vers 2 sont ici employés. Le poème,
comme tout art poétique, est une illustration des principes qu’il énonce.
8. Les métaphores floues ont un sens rationnel difficile à établir mais elles parlent
à l’imagination ; elles correspondent au principe d’imprécision défini au deuxième
quatrain par les mots « méprise », « chanson grise » et « Indécis ».
9. Les métaphores sont imprécises : « chose envolée », « fuit d’une âme en allée », « vent
crispé du matin ». Elles recourent intentionnellement à des termes vagues : « chose »,
« une », « autres ». Les assonances en [eu] et [ou], les allitérations en [v], [l] et [p] créent
un effet de douceur et illustrent les notions de « nuance » et de « musicalité ».
10. Un art poétique est un texte théorique qui définit la poésie et énonce des préceptes
d’écriture qu’il met lui-même en pratique. On s’interrogera sur le statut et la portée du
texte de Verlaine. Il est polémique par l’emploi d’expressions outrées : « Pointe assas-
sine » (v. 17), « Esprit cruel » (v. 18), « enfant sourd » et « nègre fou » (v. 26), ou le recours
au pastiche : excès de la rime dévoilés dans la rime « cou » / « jusqu’où » (v. 21- 24). Il est
didactique (v. 2 ; emploi d’impératifs et de subjonctifs). Cependant, Verlaine tempère
l’expression (v. 5 et 6) ; l’art n’est pas affaire de recettes mais de sensibilité, et Verlaine
utilise un vocabulaire affectif (« préfère l’Impair », v. 2). Plus qu’un art poétique tradi-
tionnel, le poème de Verlaine évoque la poésie idéale par la puissance suggestive de la
musique et des métaphores qu’il imagine.

Vers le bac
De Boileau à Mallarmé, les « arts poétiques » sont nombreux où les poètes réfléchissent
à ce qui fait la spécificité de leur art. Verlaine, dans son « Art poétique », réclame « [d]e
la musique avant toute chose » et pour lui, la poésie est essentiellement musicale. Nous
nous demanderons ce qui confère au texte sa dimension poétique. Nous montrerons
d’abord que la poésie a, dès l’origine, une dimension musicale et se trouve liée à un travail
particulier sur une langue, ses sonorités et son rythme. Puis nous verrons que la dimen-
sion poétique d’un texte vient aussi d’une recherche sur les images. Enfin, nous nous
demanderons si la dimension poétique d’un texte n’est pas liée aussi aux thèmes abordés.
I. La poésie est musique
– la poésie est, à l’origine, un art musical (cf. l’aède, le personnage d’Orphée, le trouba-
dour, le trouvère) et on peut d’ailleurs constater de nombreuses mises en musique des
poèmes (par exemple, Debussy/Charles d’Orléans, Fauré/Verlaine, Duparc/Baudelaire).
– Elle est aussi un travail musical du langage fondé sur une recherche sur les sonorités
et le rythme :
• répétition des sons, cas particulier de la rime (par exemple, Hugo, Apollinaire) ;
• travail sur les allitérations et les assonances (par exemple, Verlaine, Baudelaire) ;
• travail sur la syntaxe : anaphores et reprises donnent un rythme particulier au texte
(par exemple, Louise Labbé).


II. La poésie vient aussi d’un travail sur les images et de l’invention d’une forme
poétique
– L’image poétique : nature et effet.
– Métaphores et comparaisons… Exemple des recherches de Baudelaire et de la poésie
des surréalistes. Capacité de l’image à susciter l’imaginaire.
– Recherche d’une forme qui enserre le sens et le met en valeur.
– Un poème est souvent un texte de forme brève qui porte en peu de mots une signi-
fication dense.
Exemples : le sonnet soumis à des règles de construction et d’organisation du thème,
notion d’intérêt dramatique (par exemple, du Bellay, Déjà la nuit ; Ronsard, Comme
on voit sur la branche) ; la ballade ou le poème en vers qui, par leurs effets de reprise,
insistent sur le thème (Villon, Ballade des pendus ; Celan, Todesfuge).
III. La force du sens
– Le travail sur la langue, la musique, les images, la forme du texte ne suffit peut-être
pas à donner sa dimension poétique au texte (échec de certaines poésies purement
formelles de la poésie parnassienne ou de la voie hermétique tentée par Mallarmé). Il
faut que le texte soit aussi porteur de sens pour parler à l’imagination et à la sensibilité
du lecteur.
– La poésie d’un texte lui est ainsi souvent donnée par ses thèmes.
Exemples : le lyrisme amoureux (Aragon), l’expression de la peine (Ronsard, « Je n’ai plus
que les os »), des souffrances du monde , l’évocation de la nature (Lamartine, Char).
Ces thèmes donnent en effet voix aux émotions humaines et permettent à la poésie
de réaliser pleinement son ambition, qui est de nommer le monde et de lui donner un
sens partagé avec le lecteur.
– En effet, au-delà du thème, c’est la capacité du poète à toucher le lecteur parce qu’il
a quelque chose à dire qui fait qu’il y a « poésie » ou pas, c’est-à-dire, au sens étymolo-
gique véritable, « création ».
Exemple : la poésie engagée d’Hugo, les poèmes de résistance d’Eluard, la célébration
de l’enfance chez Saint-John Perse, la déploration devant les tragédies modernes chez
Guillevic et Celan.

Texte 2
Le monde, les sens et les symboles (pages 61-62)
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)

➔➔ Objectif
Étudier le célèbre sonnet dans lequel Baudelaire affirme l’existence d’une Nature
parlante, la définit et l’illustre, établissant ainsi un art poétique qui nourrira le travail
des poètes symbolistes.

➔➔ Présentation du texte
Sonnet irrégulier appartenant à la première partie de « Spleen et Idéal », le poème
reprend des courants de pensée du xixe siècle, comme les thèses du philosophe Sweden-
borg et l’idée des synesthésies qu’il illustre.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
1. Correspondance : nom féminin.
1. Log. Rapport logique entre un terme donné (→ antécédent) et un ou plusieurs termes
(→ conséquent) déterminés par le premier. → liaison, relation.
→ Théorie des correspondances, suivant laquelle, dans l’univers composé de règnes analo-
gues, chaque élément correspond à un élément d’un autre règne. « Correspondances »,
sonnet de Baudelaire.
2. Cour. Rapport de conformité. → accord, affinité, analogie, conformité, corrélation,
harmonie, ressemblance. Correspondance d’idées, de sentiments entre deux personnes.
→ accord, communion, intimité, 1. union. Ils sont en parfaite correspondance d’idées.
→ complicité. Correspondance, dans le temps, de deux événements. → simultanéité,
synchronie.
3. Relation par écrit entre deux personnes ; échange de lettres.
Étymologie du mot « symbole » :
étym. 1380 ◊ latin chrétien symbolum « symbole de foi », classique symbolus « signe
de reconnaissance », du grec sumbolon, « objet coupé en deux constituant un signe
de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler (sumballein) les deux
morceaux »
2. Synesthésie : nom féminin
étym. 1865 ◊ grec sunaisthêsis « perception simultanée »
1. Méd. Trouble de la perception sensorielle caractérisé par la perception d’une sensa-
tion supplémentaire à celle perçue normalement, dans une autre région du corps ou
concernant un autre domaine sensoriel. 
2. Figure de style qui consiste à employer pour se référer à une perception sensorielle un
mot se référant d’ordinaire à la perception par un autre sens (ex. : une couleur criarde,
un parfum mélodieux).
3. Premier quatrain : énoncé de la théorie d’une nature parlante et signifiante.
Second quatrain : les moyens d’expression de la nature.
Tercets : un exemple, le langage des parfums et sa signification.

Lecture analytique
L’harmonie du monde sensible
1. La nature évoquée est la campagne, celle qui s’oppose à la ville et elle n’a pas été
modifiée par l’homme ; c’est la forêt qui est décrite. Elle est divinisée par la majuscule
et l’emploi du mot « temple » (v. 1). Baudelaire s’inspire des idées du philosophe et
théologien Swedenborg (1688-1772) pour qui il existe un monde spirituel différent du
monde naturel ; c’est le monde spirituel qui crée et anime le monde naturel. Le soleil
du monde spirituel est pur feu. Il s’inspire aussi du philosophe socialiste Charles Fourier
(1772-1837), qui perçoit une unité entre le monde matériel et le monde spirituel, une
harmonie universelle et parle de la nature comme d’un « grand livre » à déchiffrer pour
parvenir à l’harmonie.


2. Toutes les choses naturelles représentent des choses spirituelles et leur corres-
pondent. L’homme, et particulièrement le poète, doit donc percevoir les messages de
la nature et déchiffrer en elle les analogies et les symboles qui expriment ce message.
Celui qui saura déchiffrer les correspondances appréhendera le monde dans son essence.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » (v. 8) : il existe des correspon-
dances entre les sens qui ne sont pas dues au hasard mais démontrent que l’univers
est une « unité » (v. 6). Les couleurs, les sons et les odeurs parviennent à nos sens pour
exprimer une même réalité. Un jeu sur les sonorités unit les sensations évoquées (ex. :
assonance en [on], « longs », « confondent », « sons », « répondent » ; allitération en [p] :
« profonde », « parfums », « prairies »).
L’élévation vers l’Idéal
3. La nature est représentée par la « forêt », assimilée à un « temple » ; la métaphore
est filée par « piliers ». Ce mot, qui renvoie aux colonnes des temples grecs et aux
philosophes, connote aussi une idée de sagesse (cf. les sept piliers de la sagesse dans
la Bible ou les cinq piliers de l’Islam) ; ce sont donc les piliers qui parlent et la forêt est
personnifiée par les termes « vivants », « observent » et « regards ». C’est la forêt qui
observe l’homme parce qu’elle sait la vérité.
4. La comparaison du vers 7 unit les termes antithétiques « nuit » et « clarté » pour expri-
mer la complexité du langage à déchiffrer et sa puissance. Les messages parviennent à
l’homme sous forme de « confuses paroles » (v. 2), qui passent par les sensations.
5. L’union entre un monde spirituel et un monde sensible est exprimée, dans la descrip-
tion des parfums, par l’emploi simultané de mots introduisant des notions morales ou
spirituelles : « corrompus », « triomphants », « expansion des choses infinies » et des
mots renvoyant à des sensations et à des éléments matériels : « frais », « chairs d’en-
fants », « hautbois », « prairies ».
6. Le dernier tercet décrit une sorte d’extase. En comprenant le langage du monde
sensible, le poète est transporté (« transports de l’esprit et des sens ») dans le monde
de l’idéal : cet élargissement de la perception et de la conscience est rendu par la
diérèse « expansion », l’énumération des parfums au vers 13, l’emploi figuré du verbe
« chantent », le rythme des vers 13 et 14 qui va s’élargissant (4/2/6/12).
Un art poétique
7. Le premier tercet illustre la notion de correspondance en décrivant les parfums au
moyen de sensations empruntées au toucher (« frais comme des chairs d’enfants »), à
l’ouïe (« Doux comme des hautbois »), à la vue (« verts comme les prairies »), c’est-à-dire
sans convoquer le sens olfactif qui correspondrait directement au parfum.
8. Les mots « infinies » et « esprit » se rattachent au domaine spirituel et reprennent
l’idée de « symbol[e] » énoncée dans le premier quatrain : la perception du monde
sensible mène au spirituel.
9. Un art poétique est un texte qui énonce des idées sur la poésie et les illustre en un
même mouvement. C’est pour cette raison que le sonnet « Correspondances », sans être
didactique, peut alimenter la réflexion du lecteur sur le rôle du poète (qui est de perce-
voir et déchiffrer le monde) et sur la démarche de création poétique et peut s’assimiler
à un art poétique.


Vers le bac
Baudelaire établit, dans « Parfum exotique » et « La chevelure », des correspondances
entre les sensations qui lui permettent d’exprimer l’attrait sensuel qu’il éprouve pour la
femme aimée et l’envol vers un monde exotique et idéal. Le sonnet « Correspondances »
montre, dans les deux derniers tercets, que c’est au sens de l’odorat que le poète est
le plus sensible. C’est par l’évocation des parfums « frais comme des chairs d’enfants »,
« doux comme les hautbois »… que le poète explique les relations entre les différentes
sensations. C’est bien aussi de la perception des parfums que naît la rêverie poétique
dans les deux poèmes proposés à l’étude.
Dans le sonnet « Parfum exotique », le poète a les yeux fermés (v. 1) et « respire l’odeur »
de la femme (v. 2) . Il est « guidé par (son) odeur » (v. 9) qui fait naître une sensation
visuelle, celle d’un tableau exotique que le poète donne à percevoir par des sensations
visuelles en évoquant la nature (v. 6), les habitants (v. 7, 8), le port. La description
s’achève par un retour à l’évocation du parfum (v. 12) associé cette fois-ci à la sensation
auditive du « chant des mariniers ».
De même, dans le poème « La chevelure », part-on d’une sensation visuelle (v. 1),
immédiatement suivie de l’évocation du parfum de la chevelure qui va éveiller (v. 4
et 5) la rêverie et permettre l’évasion de l’esprit du poète vers un pays exotique.
Baudelaire convoque, ici encore, les trois sensations privilégiées : « les parfums, le son
et la couleur » (v. 14) et le poème se construit sur l’alternance de vers décrivant les
cheveux et le paysage au moyen d’expressions mêlant les perceptions : « voguent sur
la musique », « nagent sur ton parfum ». Le parfum alors se boit : « boire à grands flots
le parfum » et le vin se respire : « la gourde où je hume ». Ainsi, dans ces deux poèmes
comme dans le sonnet « Correspondances », « [l]es parfums, les couleurs et les sons se
répondent » et plusieurs sens sont convoqués pour évoquer la femme aimée qui repré-
sente l’univers tout entier.
On pourra, en complément, faire lire le poème en prose « Un hémisphère dans une
chevelure » qui reprend le thème.

Texte 3
L’ambition du poète : être démiurge (pages 62-63)
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer (1873)

➔➔ Présentation du texte
Écrit en 1873, deux ans après La Lettre au voyant, Une saison en Enfer est considérée
comme un adieu à la poésie. Cet extrait éclaire sur ce que fut l’entreprise poétique de
Rimbaud et la façon qu’il eut de la mener. Il fait aussi un bilan qui condamne une expé-
rience qui se voulait surhumaine en la renvoyant au chimérique et au présomptueux.

➔➔ Objectif
Découvrir l’ambitieux programme poétique de Rimbaud, sa conception de la poésie et
son regard rétrospectif sur son entreprise.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
(Définitions du Robert)
Alchimie : nom féminin
étym. Fin xiiie alquemie ◊ du latin médiéval alchimia, de l’arabe al-kîmiyâ emprunté au
grec chumeia / chêmeia, « art de fondre et d’allier les métaux ».
Science occulte, née de la fusion de techniques chimiques gardées secrètes et de
spéculations mystiques, tendant à la réalisation du grand œuvre, la transmutation des
métaux en or.
Sens Fig. « mon alchimie du verbe » (Rimbaud).
Verbe : I. (1170) Mot qui exprime une action, un état, un devenir et qui présente un
système complexe de formes (→ conjugaison), notamment dans les langues indo-euro-
péennes.
II. Théol. chrét. (avec un V majuscule) Parole (de Dieu) adressée aux hommes. Le Verbe
de Dieu ; saint Jean, évangéliste du Verbe
2. Suite de paroles. Discours.
3. (Mod. Ton de voix.)
→ L. Avoir le verbe haut : parler, décider avec hauteur, présomption ; (1835) parler très
fort. « Quand il a bu, il a le verbe haut » (Jouhandeau).
4. Littér. Expression verbale de la pensée (orale ou écrite) → langage, langue. Un
conteur au verbe truculent. « Car le mot, c’est le Verbe et le Verbe c’est Dieu » (Hugo).
« Je me flattais d’inventer un verbe poétique » (Rimbaud).
Le titre « Alchimie du verbe » met l’accent sur la volonté de créer une langue nouvelle :
l’alchimiste transforme le métal en or. Il donne donc à la création poétique une dimen-
sion hermétique et mystique.

Lecture analytique
Une remise en cause des critères de l’art
1. Rimbaud énumère ses références : art naïf, populaire, littérature démodée. Le point
commun de ces productions est d’émaner non pas d’une tradition savante mais d’une
expression artistique malhabile et méprisée habituellement, qui peut-être préserve une
authenticité ou en tout cas permettra l’accès à une parole neuve.
2. Ce choix traduit un refus des critères traditionnels et renvoie aux lignes 3 et 4, qui
expriment le rejet des poètes et artistes reconnus de l’époque.
3. L’énumération est frondeuse, déconcertante et comporte une dimension moqueuse
qui laisse prévoir les jugements négatifs de la suite du texte.
La recherche d’un langage nouveau 
4. Ce qui a trait à l’expérience de la vie : lignes 12 à 17.
Ce qui a trait à l’écriture : lignes 18 à 26.
Les deux domaines évoqués manifestent un même désir de connaître et de dire des
choses « inouïes », nouvelles et renvoie au sens du titre. Rimbaud veut expérimenter et
traduire ce qui n’est pas encore formulé. Dans sa recherche d’une langue nouvelle, il est


redevable à Baudelaire : le sonnet des voyelles évoqué ligne 18 renvoie aux synesthésies
de « Correspondances ». Il s’agit d’« inventer », c’est-à-dire de créer. Le poète rêve d’une
langue nouvelle, « un verbe poétique accessible à tous » (l. 22), un langage universel
capable de noter l’inexprimable, c’est-à-dire de rendre compte d’une compréhension
parfaite du monde. Ce nouveau verbe rendrait sa puissance d’évocation à une langue
obscurcie où les mots ont perdu leur valeur.
5. Tous les éléments évoqués le sont avec une certaine distance. On peut relever des
éléments successivement dépréciatifs : « idiotes » (l. 5), « démodée » (l. 8), « sans ortho-
graphe » (l. 9), « niais » (l. 11), puis paradoxaux aux lignes 13 et 14 et enfin absurdes
dans leur formulation abrupte : « couleur des voyelles » (l. 18), « la forme et le mouve-
ment de chaque consonne » (l. 19-20). La gradation ainsi constituée, qui va des expé-
riences de vie peu compréhensibles au travail poétique, rend cette quête poétique peu
crédible.
Un regard rétrospectif
6. Les verbes sont à l’imparfait, comme pour renvoyer à un passé révolu ; le texte semble
avoir été écrit dans une période postérieure aux recherches de création poétique.
7. Les mots qui appartiennent au champ lexical de la folie sont : « hallucination » (l. 29),
« sophismes magiques » (l. 35), « désordre de mon esprit » (l. 37-38), « sophismes de la
folie » (l. 44) : l’état mental du poète est présenté comme une fausse route ; l’« immense
et raisonné dérèglement de tous les sens » de La Lettre au voyant est présenté comme
les « sophismes de la folie », c’est-à-dire des conclusions erronées. Rimbaud se définit
comme un être envoûté, victime des « enchantements » de son cerveau (l. 16-17).
8. Dans les lignes 27-28, Rimbaud emploie un vocabulaire péjoratif ; « vieillerie poétique »
est ironique : Rimbaud dit s’être leurré en croyant inventer un verbe nouveau. Il est vrai
qu’il reprend, dans ses poèmes, des éléments traditionnels de l’écriture poétique.
On relève, dans les lignes 30 à 34, une ironie de l’énumération. Rimbaud se moque de
ses visions. La fin du texte le décrit « malade », bon à être « enfermé » avec une distance
ironique d’un homme qui sait (l. 44-45).
On pourra lire la « Lettre à Paul Demeny » du 15 mai 1871, écrite à 17 ans, dans laquelle
Rimbaud exprime, sans ironie alors, sa conception de la poésie et sa volonté de se
faire voyant, pour la confronter à ce texte dans lequel Rimbaud constate l’échec de la
voyance. Récit d’un itinéraire poétique qui se conclut sur ce sentiment d’échec, Une
saison en enfer ne marque pas, cependant, la fin de la création chez Rimbaud puisque
le recueil des Illuminations lui est de deux ans postérieur et montre que c’est bien un
nouveau langage que Rimbaud donne à la poésie ; l’ironie et la prise de distance conte-
nus dans le texte annoncent le prochain silence du poète.

Complément

➔➔ Objectifs
On étudiera ce poème appartenant aux Illuminations et postérieur à « Alchimie du
verbe » pour voir comment Rimbaud, en dépit de ses doutes, conserve ses capacités
créatrices et s’est débarrassé des « vieilleries » pour proposer un langage nouveau dans
ce qui fut son dernier recueil.


➔➔ Présentation du texte
Écrites entre 1873 et 1875, les Illuminations furent publiées par les soins de Verlaine
en 1886. Après les doutes exprimés dans Une saison en enfer, Rimbaud y montre une
grande liberté créatrice – poèmes en prose et vers libres – pour composer un univers
où se mêlent le souvenir d’époques vécues et l’élan vers une connaissance du monde
renouvelée par la poésie.

Aube
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre
ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et
tièdes et les pierreries regardèrent et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats,
une fleur qui me dit son nom.
Je ris au Wasserfall1 blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée
je reconnus la déesse2.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où
je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes
et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles
amassés et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au
bas du bois.
Au réveil il était midi.
Arthur Rimbaud, « Aube », Illuminations, 1873-1875.
1. Wasserfall : cascade.
2. La déesse : l’aube. Dans la mythologie grecque, Eos, déesse de l’Aube, répand la rosée
et précède le lever du soleil.

➔➔ Questions
1. Expliquez en quoi le texte constitue un récit : résumez ce qu’il raconte en vous aidant
du temps des verbes, des indications de temps, des indications de lieu.
2. Comment est désigné, à la fin du poème, celui qui disait « je » ? Qui parle alors dans
les deux dernières phrases ? Que peut-on en comprendre ?
3. Relevez et commentez les notations visuelles qui vous paraissent décrire successive-
ment le moment encore obscur qui précède le lever du jour, le soleil qui éclaire d’abord le
sommet des montagnes, la brume qui reste au fond des vallées puis s’élève peu à peu.
4. Relevez les verbes dont « je » est le sujet et les participes présents. Expliquez
comment ils font de l’enfant le créateur de l’aube. Expliquez, dans cette optique,
l’expression « la première entreprise ».
5. Relevez, dans les deuxième, troisième et quatrième strophes, les groupes « sujet-
verbe » qui montrent que la nature prend vie et dites ce qui est décrit.


6. Quelles expressions inscrivent la description dans un univers se référant à la Grèce
antique ? Quelle dimension est ainsi donnée à la scène ?
7. Quel sentiment ressent le narrateur dans cette promenade matinale ?

➔➔ Réponses aux questions


1. Les imparfaits et passés simples inscrivent le poème dans le mode du récit. Les passés
composés (« J’ai embrassé »…) sont utilisés pour réactualiser l’expérience vécue. Le
poème raconte comment Rimbaud a vu se lever l’aube et décrit un itinéraire. La ville
est d’abord vue de loin (seconde phrase). Le poète est dans un bois situé sur une colline ;
il descend vers la « plaine » par un « sentier », longe les « quais » puis remonte vers un
bois de lauriers, « en haut de la route » où il s’endort.
2. « Je » est repris par « enfant » : « L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. » On
comprend que le poème raconte le souvenir d’une expérience vécue par Rimbaud alors
qu’il était enfant. Il s’est enivré du spectacle de l’aube, dans une course émerveillée,
puis s’est laissé tomber à terre et s’est endormi. « Au réveil il était midi » : cette phrase
peut se prendre au pied de la lettre, l’enfant ne s’est réveillé qu’à midi. Elle a aussi une
dimension symbolique signifiant la fin de l’ivresse et marque le retour dans le réel.
3. Le moment encore obscur : « Rien ne bougeait encore au front des palais », « L’eau
était morte », « Les camps d’ombre […] route du bois ».
Le soleil au sommet des montagnes : « à la cime argentée je reconnus la déesse ».
La brume qui reste dans la vallée puis s’élève peu à peu : cinquième paragraphe.
4. « j’ai marché », « réveillant » : la nature devient animée et prend vie sous le geste
créateur de l’enfant (« les pierreries regardèrent... ») et lui parlent (« une fleur qui me dit
son nom »). « Entreprendre », c’est créer. Le rôle actif et créateur du poète est marqué,
dans la suite du texte, par l’emploi de verbes d’action : « je levai », « je l’ai dénoncée »,
« je la chassais ».
5. « les pierreries regardèrent » : éclats du soleil levant sur les pierres.
« les ailes se levèrent sans bruit » : réveil des papillons ou des oiseaux.
« une fleur qui me dit son nom » : les fleurs s’ouvrent.
« au wasserfall blond qui s’échevela » : la cascade est éclairée par le soleil. On note la
valeur d’action du passé simple et l’audace évocatrice du néologisme.
6. Certains éléments du cadre : « mendiant » qui renvoie à Ulysse, « marbre » qui renvoie
à la pierre des temples grecs, « bois de lauriers » qui renvoie à Apollon.
La personnification de l’aube : la déesse poursuivie par l’enfant évoque la « déesse aux
doigts de rose » d’Homère et le « bois de lauriers » la légende de Daphné poursuivie par
Apollon. Ces références donnent à l’évocation du lever du jour une dimension mythique
et sacrée.
7. Le lever du jour est décrit comme un moment d’enthousiasme, de conquête amou-
reuse où l’enfant poursuit la déesse de l’aube, la déshabille (« je levai un à un les
voiles »), la serre dans ses voiles (« j’ai senti un peu de son immense corps ») et tente
de s’unir à elle, c’est-à-dire de s’unir à l’univers.


Histoire des arts
La peinture symboliste (page 64)
➔➔ Présentation de l’œuvre
L’étude du tableau de Böcklin et de la pièce qu’il a inspirée à Rachmaninov permet
d’aborder le symbolisme dans les autres arts et sera complétée par l’étude d’un extrait
de Pelléas et Mélisande.
Arnold Böcklin (1827-1901) est un peintre suisse qui a réalisé, entre 1880 et les années
qui suivent, plusieurs toiles intitulées L’Île des morts. Il est l’un des principaux repré-
sentants du symbolisme allemand.
Sergueï Rachmaninov (1873-1943) est un compositeur russe émigré aux États-Unis en
1918, connu pour ses deux concertos pour piano et son poème symphonique (opus 29)
inspiré par le tableau de Böcklin, composé au printemps 1909. Lors d’un voyage à Paris,
le musicien fut impressionné par une reproduction en noir et blanc de ce tableau. Cela
lui donna l’idée de composer un poème symphonique qui porterait le même titre.
Un poème symphonique est une œuvre pour grand orchestre qui raconte une histoire
ou décrit un paysage ou un tableau (par exemple, L’Apprenti Sorcier de Paul Dukas).

➔➔ Réponses aux questions


1. Dans la mythologie grecque, Charon, fils des Ténèbres et de la Nuit, est le passeur
des Enfers qui faisait traverser aux morts, sur sa barque, un des fleuves des Enfers, le
Styx ou l’Achéron, pour les faire entrer dans le royaume des morts. On le payait une
obole ; cette pièce était glissée sous la langue du mort. Ici, le royaume des morts est
une île, donc un endroit séparé du monde par l’eau. Le tableau est organisé en trois
plans : l’horizon et la mer, l’île, la barque et le rameur.
C’est un endroit isolé et clos d’où l’on ne revient pas.
2. Le passager est le mort, il est debout dans son linceul blanc. Charon, assis à l’arrière,
mène la barque vers l’entrée de l’île.
3. On a une vue entière de l’île ; on voit donc qu’elle est coupée du monde. La mer et
l’horizon l’enserrent et l’isolent. Prédominance des lignes verticales, hautes falaises
enserrant elles-mêmes un bois sombre de haut cyprès (arbre des cimetières), entrée
étroite, prédominance du minéral ; la lumière qui éclaire les falaises rend d’autant plus
sombre le bois qui est l’intérieur du royaume ; le ciel et les ombres sont sombres égale-
ment : l’île est comme un tombeau d’où émane une impression d’angoisse et d’enfer-
mement.
4. Musique obsédante ; durée du morceau : 20 minutes.
On peut identifier trois moments dans le poème et imaginer : 1. La barque qui se dirige
vers l’île. – 2. Dépose le cercueil. – 3. Repart. Le thème commence pianissimo ; il est
répété et scandé par des accents rythmiques qui font entendre le coup de rame de
Charon et le balancement de la barque (rythme en cinq temps : 1/2/3, 1/2 ; leitmotiv :
do/mi bémol/ré/do).
La musique va crescendo, assombrie par les instruments graves (contrebasses et violon-
celles puis cuivres). Le rythme est lent et angoissant. On trouve, dans le tableau comme
dans le poème symphonique, une atmosphère pesante, tragique.


Texte 4
Une image symbolique du poète et de l’acte poétique (page 65)
Stéphane Mallarmé, Poésies (1887)

➔➔ Objectifs
Découvrir d’un poème aux limites de l’hermétisme, ou plutôt un texte où le langage et
la pensée sont extrêmement condensés et comprendre les interrogations et les choix
artistiques de Mallarmé, à qui se réfèreront les poètes symbolistes.

➔➔ Présentation du texte
Mallarmé a écrit plusieurs « tombeaux » qui sont des hommages aux artistes qu’il
aimait (par exemple, le « tombeau » de Verlaine). Ce genre a été pratiqué en musique
(par exemple, Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel). Le poète admirait chez Edgar
Poe la capacité à « peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit ». On reconnaît là
un principe qui guida les recherches des artistes symbolistes. Il fut invité à écrire un
hommage à Edgar Poe à qui la ville de Baltimore avait élevé un tombeau de basalte sans
ornement ni épitaphe. Mallarmé vit dans ce dénuement le symbole de l’incompréhen-
sion de son temps pour le poète.
Les notes sont nombreuses pour faciliter un travail en autonomie sur un texte difficile.

Travail en autonomie

➔➔ Réponses aux questions


1. Edgar Poe (écrivain américain, poète romancier et novelliste ; Boston 1809-Baltimore
1849) est connu pour ses contes qui préfigurent les genres de la science-fiction et du
fantastique. Ses nouvelles (Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée, Le
Mystère de Marie Roget) figurent parmi les premières œuvres reconnues comme poli-
cières. Né de parents comédiens et orphelin en 1811, il eut une vie sombre et misérable ;
de famille tuberculeuse, il avait une sœur handicapée mentale, son frère et sa femme
moururent à 24 ans. Il fut élevé en Angleterre par sa famille adoptive. Dettes de jeu,
alcool, drogue et dépression, le marginalisent. En 1845, la publication du Corbeau boule-
verse le public et connaît un grand succès. Cependant, les dettes et l’alcool le poursuivent.
Il meurt à Baltimore, dans la rue, d’une congestion cérébrale à l’âge de 40 ans. D’une très
grande intelligence, souffrant de se sentir toujours incompris, il vécut dans une grande
pauvreté, même s’il connut de son vivant une certaine célébrité, surtout par ses activités
de journaliste. Méconnue en Angleterre, son œuvre fut découverte et traduite en France
par Baudelaire.
2. « avec un glaive nu » (v. 2), « l’hydre » (v. 5), « l’ange » (v. 5), « bloc » (v. 12), « granit »
(v. 13) : l’évocation renvoie aux représentations de l’archange guerrier qui terrasse le
dragon (saint Georges, saint Michel). Elle symbolise le poète qui lutte contre le mal et
éclaire les autres hommes.
3. « Son siècle épouvanté », « Eux, comme un vil sursaut d’hydre », « proclamèrent » (v. 7) :
Mallarmé accuse les contemporains de Poe de l’avoir méprisé et tourné en dérision, rame-
nant son génie à des errances d’alcoolique. L’opposition entre l’hydre et l’ange correspond
à celle entre le poète et ses contemporains qui ne le comprennent pas.


4. « l’éternité le change », « à jamais », « futur » : le poète est méconnu en son temps
(v. 3-4, 7-8) ; la mort lui rend sa grandeur (v. 1).
5. « Le poète suscite avec un glaive nu / son siècle » (v. 2-3), « voix étrange » (v. 4),
« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (v. 6) : le poète rend au langage sa
force et sa signification (cf. Rimbaud). De même que l’ange explique les textes sacrés,
de même le poète montre la voie aux hommes. Il fait entendre la voix de la mort, c’est-
à-dire celle de la vérité, le réel au-delà des apparences (idée empruntée à Baudelaire
d’un monde idéal au-delà des apparences).
6. La stèle sans ornement ni épitaphe est comme tombée du ciel ; Poe est un ange
déchu. Elle symbolise l’incompréhension dont le poète est victime (cf. Baudelaire,
« L’albatros »). En écrivant ce poème, Mallarmé orne la stèle et honore Edgar Poe. Il
s’oppose ainsi aux dénigrements dont le poète pourrait être encore victime dans l’avenir
(derniers vers) et lui rend un hommage.
7. Le poète est un guide, un ange (sens étymologique du mot « angellos », « l’envoyé
de Dieu »), mais il est incompris et sa grandeur ne sera reconnue qu’après sa mort.
8. On montrera comment l’obscurité première du texte résulte de la concentration
extrême du langage et du sens et manifeste le désir de pousser le langage à ses
limites pour en trouver l’ultime poids, la plus grande signification, Mallarmé choisis-
sant la forme du sonnet pour son extrême formalisme et sa brièveté. « Suggérer, écrit
Mallarmé, voilà le rêve : c’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole. »
Le poète cherche à trouver dans le mot de nouvelles harmoniques, pour faire que le son
précède le sens ; il ne nomme l’objet poétique que de façon allusive et laisse au lecteur
le soin d’appréhender le sens.

Proposition de plan
Problématique : le sens du titre et les circonstances de production font du texte un
poème écrit pour rendre hommage à Edgar Poe, un poète méconnu ; mais le texte
est en fait un poème dans lequel on voit Mallarmé rendre hommage à Baudelaire et
à ses contemporains, Rimbaud et Verlaine… et énoncer son propre art poétique et sa
conception de la poésie.
I. Un « tombeau » pour Baudelaire et un hommage à ses contemporains
– Tout en consacrant son poème au tombeau d’Edgar Poe, Mallarmé rend ici hommage
à son maître Baudelaire en reprenant ses idées sur le statut et le rôle du poète.
– Le statut du poète : un homme incompris et rejeté (cf. « l’Albatros »).
– Un homme méprisé de son vivant mais reconnu après sa mort (questions 1, 3, 4).
– Le rôle du poète : le poète est un guide qui « donne un sens plus pur aux mots de la
tribu » (questions 2, 5, 7).
II. Un poème « tombeau » de Mallarmé : art poétique et conception de la poésie
– Un poème de forme classique : le sonnet.
– Un poème aux limites de l’hermétisme (question 8). 

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Texte complémentaire
Le symbolisme et la musique (pages 66-67)
Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande (1893)

➔➔ Présentation du texte
Maurice Maeterlinck (1862-1949) est un écrivain belge. Prix Nobel de littérature en
1911, il publie des poèmes d’inspiration parnassienne. Son œuvre est influencée par la
rencontre de Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, et la lecture des légendes germaniques.
De 1889 à 1894, il publie huit pièces dont Pelléas et Mélisande en 1892, considérée
comme un des chefs-d’œuvre du théâtre symboliste. En 1902, il adapte la pièce pour en
faire le livret du drame lyrique du musicien français Claude Debussy.
Claude Debussy (1862-1918) n’appartient pas à une famille de musiciens mais manifeste
très tôt ses goûts et son génie. Il est accepté à 11 ans au conservatoire de Paris, où il
étudie pendant dix ans. À partir de 1887, il fréquente les réunions des poètes symbo-
listes, découvre à l’Exposition Universelle de 1887, les musiques orientales (le gamelan
javanais), subit l’influence de Wagner, quoi qu’il le critique. Il met en musique les textes
de Baudelaire et de Verlaine. Son œuvre comprend des pièces pour piano (préludes), de
la musique de chambre, des pièces pour orchestre (Prélude à l’après-midi d’un faune,
inspiré par l’œuvre de Mallarmé), des œuvres lyriques (La Chute de la maison Usher,
opéra inachevé inspiré par Edgar Poe).
L’opéra met en scène un amour impossible entre Pelléas et Mélisande. Cet amour suscite
la jalousie de Golaud, l’époux de Mélisande. Golaud tue Pelléas, Mélisande meurt.
Debussy travailla plus de dix ans sur le livret. La première, le 30 avril 1902, suscita l’hos-
tilité d’une partie du public mais aussi l’estime, et fut suivie de nombreuses représen-
tations : il fut joué en Europe et à New York. L’atmosphère mystérieuse est créée par le
cadre, le moment choisi, les personnages aux noms poétiques qui renvoient à l’imaginaire
médiéval, le texte et, bien sûr, la musique. Les éléments symboliques sont les cheveux
de Mélisande, qui renvoient à la sensualité et à l’ivresse amoureuse. Dans cette œuvre,
il s’agit de « suggérer » au lieu de dire : les symbolistes rejettent la rhétorique, l’analyse,
la description objective. Ici, l’amour entre Pelléas et Mélisande n’est pas avoué, mais il
est dit de façon indirecte.
Cet extrait permet de comprendre les recherches des artistes pour réaliser une fusion
entre les arts. Dans Pelléas et Mélisande, l’émotion artistique vient à la fois du texte
poétique, du cadre spatio-temporel imaginé, du chant et de la musique instrumentale.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le moment choisi : la nuit. Le cadre : un château médiéval, avec un chemin de ronde
où se trouve Pelléas, où arrive Golaud et une tour.
2. Rien ne permet de dater l’histoire mais le cadre spatio-temporel inscrit l’histoire dans
un univers de légendes qui fait penser au Moyen Âge. Mélisande apparaît au sommet
de la tour ; sa position est celle de la princesse enfermée au sommet de la tour par un
mari jaloux (le jelos de la poésie des troubadours). Comme dans le conte de Raiponce
des frères Grimm, la princesse « descend ses cheveux » (on pense aussi à Fantaisie de
Nerval, « Puis une dame à sa haute fenêtre… », qui reprend le thème).

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3. Les cheveux renvoient ici, comme chez Baudelaire (« La chevelure »), à la sensua-
lité. Debussy a composé aussi sur ce thème une mélodie sur un texte de Pierre Louÿs
(Chansons de Bilitis) qui célèbre le pouvoir érotique des cheveux. Les gestes de Pelléas
signifient la possession, l’ivresse physique (v. 4 à 6), l’enthousiasme (« ils m’inondent
[…] jusqu’au cœur », v. 10). Le vocabulaire est celui de la sensualité (« doux », v. 12) et
du sentiment amoureux (« Ils vivent », « ils m’aiment », v. 15).
4. Le mot « symbole », employé par Moréas pour définir le mouvement symboliste, est
issu du grec et signifie étymologiquement « jeter ensemble ». Dans la Grèce antique, le
symbole était un morceau de poterie brisé en deux et dont l’assemblage permettait à
deux personnes qui ne s’étaient jamais vues de se reconnaître. Il exprime le désir des
artistes de ce courant de donner accès à un monde des idées en établissant des analo-
gies avec le monde des sensations. Ici, la chevelure de Mélisande renvoie à l’amour
et à la sensualité. Il s’agit de « suggérer » au lieu de dire : les symbolistes rejettent la
rhétorique, l’analyse, la description objective. Ici, l’amour entre Pelléas et Mélisande
n’est pas avoué, mais il est dit de façon indirecte.
Enfin, cet extrait permet de comprendre les recherches des artistes pour réaliser une
fusion entre les arts. Dans Pelléas et Mélisande, l’émotion artistique vient à la fois du
texte poétique, du cadre spatio-temporel imaginé, du chant et de la musique instru-
mentale.
Écouter la musique de Debussy sur Deeze.com
5. On fera écouter le début instrumental qui précède la première réplique de Méli-sande :
« Mes longs cheveux descendent jusqu’au seuil de la tour » qui, pour des raisons de place,
ne figure pas dans le manuel. 
Le sentiment de mystère vient des notes longues tenues par les cordes et les flûtes, et
formant un tapis sonore tandis que la harpe (instrument médiéval) ponctue de notes
égrenées le thème et utilise tout son ambitus (sons d’abord très aigus puis très graves).
S’enroule ensuite autour des notes tenues une petite mélodie qui peut évoquer les
boucles des cheveux descendant de la tour.
6. Flûte + hautbois, cordes et vents.
7. Les violons et les bois au son doux : hautbois, clarinette (« doux comme des haut-
bois », écrit Baudelaire) traduisent le sentiment amoureux. On pourra écouter de près
le lien entre le texte et l’accompagnement instrumental dans quelques exemples : « qui
est là ? » : cordes graves, tremolos ; « Je partirai demain » : hautbois mélancolique ; « Je
ne te donnerai pas ma main si tu pars » : piccolo espiègle ; « Je les tiens dans les mains,
dans la bouche » : douceur de la clarinette ; « Laisse-moi tu vas me faire tomber » : cors!
8. L’arrivée de Golaud est marquée par les timbales et les cors. Comme dans Pierre et
le loup de Prokofiev, ces instruments correspondent à un moment dramatique : c’est le
jaloux qui arrive, celui par qui l’histoire d’amour se transforme en tragédie. Ces instru-
ments sévères assombrissent l’atmosphère créée et font naître un sentiment d’angoisse
chez l’auditeur : « tu m’as fait mal »: tremolos des cordes ; bruit de pas : pizz de contre-
basses ; arrivée de Golaud : cors, timbale. Plus cordes graves, « Vous êtes des enfants » :
Golaud semble excuser les deux jeunes gens mais après cette réplique, on entend le
contrebasson, instrument très grave et menaçant qui dément le propos.

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Séquence 2
Du xixe
siècle au début du xxe siècle : les révolutions poétiques
Corpus de textes B

L’image poétique :
des visions ultimes du romantisme
à l’imaginaire surréaliste
B i b l i o g r a p h i e
– Henri Corbat, Hantise et imagination chez Aloysius Bertrand, José Corti, 1975.
– Jean-Luc Steinmetz, préface à Gaspard de la nuit, Le Livre de poche.
– Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Éd. Gallimard,
1967.
– Jean-Paul Török, André Breton ou la hantise de l’absolu, L’Harmattan, coll. « L’Écarlate », 2011.
– Lautréamont, Œuvres complètes, Éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010.

Texte 1
Un rêve gothique (pages 69-70)
Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit (1842)

➔➔ Présentation du texte
Le recueil Gaspard de la nuit, qui suscita au début du xxe siècle l’admiration des symbo-
listes et des surréalistes, parut dans l’indifférence en 1842. Son intérêt, pourtant,
n’échappa pas à Baudelaire puisqu’il s’y réfère au moment d’écrire le Spleen de Paris.
En effet, l’œuvre inaugure la forme du poème en prose et sa recherche sur les images
va influencer la poésie postérieure.
En exergue au texte figure cette citation de Rabelais, qui donne d’emblée une dimen-
sion onirique au texte et prolonge le titre : « J’ai rêvé tant et plus, mais je n’y entends
note. », Pantagruel, livre III.

➔➔ Objectif
Découvrir le poème en prose et le renouvellement de l’image poétique chez Aloysius
Bertrand.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce texte appartient au registre fantastique
b. Les recherches sur le rythme, les anaphores, les répétitions, la disposition en
strophes, le recours à l’image donnent au texte son caractère poétique.
c. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, apparaît en Angleterre le roman noir, encore 
appelé « roman de terreur » ou « roman gothique » (ce mot signifie à l’époque « bar-


bare » ou « irrationnel »), influencé par le préromantisme et le fantastique allemand. Il
manifeste un goût pour le passé, le style gothique et les pays du Midi. Il met en scène
le surnaturel (apparitions, fantômes) et dépeint l’excès et l’horreur pour dire la force et
la cruauté du mal, ainsi que la misère (mais aussi la victoire) de l’innocence. Il est ainsi
à la fois sentimental et macabre.
Œuvres caractéristiques : Ann Radcliffe, La Romance de la forêt ; Horace Walpole, Le
Château d’Otrante.

Lecture analytique
Une vision macabre
1. Les termes évoquant la souffrance et la mort  : « lézardées », « glas », « funèbre(s) »,
« expirait », « agonisants », « pendue », « bourreau », « défunt », « tuée », « enseve-
lie », créent une ambiance sinistre. On note une gradation dans la troisème strophe :
« mourant », « fille […] pendue », « bourreau » en action.
2. On passe de l’évocation du paysage (première strophe) au spectacle rapproché de
trois personnages : le moine, la fille et le poète. Cette vision rapprochée est de plus en
plus suggestive dans l’horreur.
3. On a successivement les anaphores suivantes : « ainsi j’ai vu, ainsi je raconte » (l. 1),
« ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte » (l. 4), « ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte »
(l. 9) qui correspondent successivement à des notations visuelles puis auditives de ce
qui est en ligne 9 présenté comme un rêve dans la troisième strophe. La répétition de
« je raconte » souligne qu’il s’agit ici d’un acte d’écriture ; d’autre part, l’anaphore de
« ainsi » insiste sur l’authenticité de l’expérience rapportée.
4. L’auteur a beaucoup travaillé son écriture poétique ; il a notamment recours aux
répétitions : outre « ainsi », le texte répète « funèbre(s) », qui installe une idée de mort
relayée par le « glas ». On note également des allitérations qui créent un lien sonore
entre les mots : allitérations en [f] (« funèbre(s) », « plaintifs », « féroces », « frissonnait »,
« feuille »), allitérations en [c] (« crime », « cloche », « accompagnaient », « criminel ») ;
allitérations en [i], son plaintif (« ainsi », « cris », « plaintifs », « rires », « frissonnait »,
« prières »… Le travail sur les sonorités fait écho au sens morbide du texte.
Une fantaisie gothique et poétique
5. Les strophes sont très travaillées et leur organisation suit une progression chrono-
logique : « Ce furent d’abord », « Ce furent ensuite », « Ce furent enfin ». L’usage des
tirets dans les trois premières strophes met en valeur les anaphores, qui font comme
un refrain, et équivaut à l’emploi de vers libres. Chaque strophe est ainsi composée
d’une seule phrase rythmée. La quatrième strophe évoque le destin du moine et de la
jeune fille en leur donnant une identité qui les inscrit dans une tradition littéraire : Dom
Augustin (référence obscure), puis la célèbre Marguerite de Faust. La dernière strophe
évoque le sort du poète dans une longue phrase fortement rythmée par la ponctuation,
qui lui donne un rythme croissant.
6. Certains éléments du décor, – la nuit, l’abbaye, le Morimont (lieu de tortures dont le
nom même est associé à la mort par sa sonorité), une prison, une chapelle ardente, une
tombe – évoquent le Moyen Âge, tout comme les personnages (un moine, une jeune
fille, un bourreau, des pénitents). Le texte renvoie ainsi, par son décor, ses thèmes et


ses personnages, aux romans gothiques qui se situent dans un cadre médiéval, parlent
de torture, de mort, affectionnent les scènes surnaturelles et opposent le mal et l’inno-
cence. Il se situe dans la tradition d’un romantisme noir présent chez Baudelaire ou
Edgar Poe et qu’on retrouve, à la fin du xixe siècle, chez un auteur comme Bram Stocker,
l’auteur de Dracula (1897).
7. Le « je » est d’abord le narrateur, le témoin du rêve (première et quatrième strophes),
puis une des victimes dans le récit (l. 11-12) ; enfin, il est le rêveur lui-même (l. 20).

Vers le bac
L’entretien
L’objectif de l’entretien est de s’interroger sur les prolongements du romantisme noir.
Le mouvement gothique, issu du mouvement punk anglais, est apparu en France dans
les années 1970. Il concerne les adolescents et les jeunes adultes, et se définit par une
attitude particulière devant la vie, une mode vestimentaire, des goûts artistiques. Les
Goths sont souvent issus des classes moyennes et favorisées. Parmi eux, on trouve parfois
des étudiants en lettres, en sciences humaines et en philosophie. Aimant le sombre, le
morbide, le mystérieux, les gothiques se caractérisent par un style vestimentaire ; ils sont
souvent habillés de noir, portent de gros bijoux de métal, des percings, adoptent des
coiffures punk avec une partie de la tête rasée, une crête iroquoise, mais préfèrent parfois
un style vestimentaire inspiré par le romantisme du xixe siècle : chemises à jabot, corsets,
robes de soie... qui renvoient au monde cinématographique et romanesque de Dracula et
des vampires, et au roman gothique. Ils sont attachés à certaines formes de musique : la
musique dite « gothique » retrouve son origine dans le mouvement punk datant du milieu
des années 1970 mais on y associe aujourd’hui le rock gothique – fin des années 1970, la
wave... – et tous leurs dérivés –, l’indus, l’électro, la new wave, la cold wave, le métal…
bien que certains groupes, dont la musique rentre dans une de ces catégories, ne se
considèrent pas forcément membres de la scène gothique (Marilyn Manson, The Cure…).
Les gothiques revendiquent une forme de philosophie caractérisée par l’individualisme,
la galanterie, le raffinement. Ils militent en général pour plus de tolérance et de justice.
La majorité sont athées, bien que certains se disent chrétiens ou satanistes. Leur attitude
provocante manifeste souvent fragilité, souffrance face à un monde ou à des personnes
ressentis comme hostiles. Toutes ces caractéristiques rapprochent les gothiques du roman-
tisme et du roman noir. Le Château d’Otrante d’Horace Walpole (1764) est d’ailleurs l’un
de leurs livres fétiches. On pourra faire entendre un extrait du Gaspard de la nuit de
Maurice Ravel, inspiré par les pièces Ondine, Le Gibet et Scarbo.

Texte 2
Un cauchemar ironique (pages 70-72)
Lautréamont, Les Chants de MaldorOr, (1868-1869)

➔➔ Présentation du texte
Texte unique d’un auteur mort dans la solitude et l’anonymat à 24 ans, Les Chants de
Maldoror, ont été découverts par les surréalistes qui trouvent dans ce livre étrange un
écho à leurs préoccupations et à leurs recherches artistiques.


➔➔ Objectif
Découvrir l’originalité d’un texte qui fait appel à l’imaginaire de façon novatrice, tout
en étant un exercice de style qui parodie le récit fantastique et montre une réflexion
sur l’acte d’écrire.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. On retient, en particulier, l’image de l’araignée vampire (l. 17-18). Pendant le
sommeil du narrateur, une énorme araignée sort du sol, grimpe sur le lit du dormeur,
le mord au cou et lui suce le sang.
b. On peut diviser cet extrait en deux parties :
– l. 1 à 28 : récit fait à la première personne par un narrateur qui appartient au récit ;
– l. 29 à 54 : récit fait à la troisième personne par un narrateur extérieur.

Lecture analytique
Une vision fantastique et poétique
1. Les éléments qui relèvent du registre fantastique sont : une chambre, la nuit, le
thème de la vampirisation, l’araignée, le dormeur.
2. La narration à la première personne par le personnage victime rend le récit subjectif
(cf. la nouvelle de Maupassant, Le Horla). L’attitude terrorisée du narrateur, son inca-
pacité à analyser la situation appartiennent aussi au registre fantastique.
3. Les expressions répétées sont : « vieille araignée de la grande espèce (qui) sort lente-
ment sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre »
(l. 2 à 4 et 33 à 35), « Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses
mandibules dans l’atmosphère » (l. 4-5 et 41 à 43), « elle s’est assurée que le silence règne
aux alentours » (l. 9 et 40-41), « retire successivementd des profondeurs de son nid, sans
le secours de la méditation, les diverses parties de son corps et s’avance à pas comptés
vers (la/ma) couche » (l. 10 à 13 et 41 à 43). La répétition des phrases avec changement
de point de vue propose des variations poétiques et emprunte à l’art de la musique.
Une narration ironique
4. Dans la seconde partie du texte, le narrateur intervient directement : « Nous ne
sommes plus dans la narration » (l. 35), « Hélas ! nous sommes arrivés dans le réel,
quant à ce qui regarde la tarentule et, quoique l’on pourrait mettre un point d’exclama-
tion à la fin de chaque phrase, ce n’est peut-être pas une raison pour s’en dispenser ! »
(l. 37 à 40). Ces commentaires montrent une prise de distance qui caractérise clairement
la première partie du texte comme une simple fiction littéraire dont on se moque un
peu.
5. La reprise d’éléments (voir réponse à la question 3) fait sourire car le changement
dans l’énonciation établit une distanciation : un même discours, s’il est tenu par des
voix différentes, devient artificiel.
6. Certaines interventions du narrateur renvoient à l’écriture du texte : « l’intérêt que
je vous porte » (l. 51), « scènes théâtrales » (l. 52), « qui m’empêcherait de garder, pour
moi seul » (l. 53-54)… L’adresse au lecteur, la caractérisation du contenu, la réflexion


sur le statut de l’écrivain marquent une prise de distance humoristique de l’écrivain par
rapport au fait littéraire et à la relation entre l’auteur, le livre et le lecteur.
Un texte parodique
7. Dans ces deux passages, le narrateur adopte un point de vue omniscient qui fait
entrer le lecteur dans la conscience de l’araignée et restitue les intentions et les senti-
ments éprouvés par le monstre. Or, le récit fantastique recourt habituellement à la
focalisation interne qui donne au récit une dimension subjective propre à créer et entre-
tenir un climat d’angoisse devant l’inexplicable (on peut lire, par exemple, un extrait du
Horla). Donner à connaître les pensées de l’araignée, c’est faire entrer l’être fantastique
dans le domaine du rationnel, de l’explicable : l’araignée n’est pas un monstre, elle
raisonne, elle a ses petites préoccupations. On a ainsi une parodie du fantastique.
8. « Vu sa conformation d’insecte, elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmen-
ter de brillantes personnifications les trésors de la littérature, que d’attribuer des mandi-
bules au bruissement » (l. 5 à 8) : c’est l’araignée qui se pose des questions littéraires,
donc un des personnages du récit et, de plus, une créature affreuse qui tient le mauvais
rôle. La phrase est donc moqueuse d’autant plus qu’elle vient en commentaire de la
précédente, qui est incompréhensible. Notons que c’est justement cette absurdité de
l’image qui, prenant un sens surprenant, séduira les surréalistes.

Histoire des arts


L’image surréaliste (page 73)
➔➔ Présentation de l’œuvre
« Le véritable peintre, c’est celui qui est capable de peindre des scènes extraordinaires
au milieu d’un désert vide. Le véritable peintre, c’est celui qui est capable de peindre
patiemment une poire au plus fort des tumultes de l’histoire », Salvador, Dalí.
En 1920, Salvador, Dalí i Domènech part étudier aux Beaux-Arts de Madrid. En 1926,
il effectue un premier voyage à Paris, où il fait la connaissance de Pablo Picasso. En
1929, à Paris, il se lie avec le groupe des surréalistes, réalise Un chien andalou avec
le cinéaste Luis Buñuel. Au début des années 1930, Dalí trouve son propre style, son
langage particulier et la forme d’expression qui l’accompagneront toujours, un mélange
d’avant-garde et de tradition. Dalí est complètement intégré dans le surréalisme et c’est
le début de sa consécration comme peintre.

➔➔ Réponses aux questions


1. On fera reconnaître une barque et des formes animales et humaines qui s’imbriquent
pour former une sculpture (les cheveux d’une femme, le corps d’un cheval, la crinière
du lion) ; l’ensemble est conçu pour être une énigme. Dali ajoute des éléments qui ne
sont là que pour intriguer (les deux boules bleues, la sculpture).
2. Dalí fait naître un doute sur la perception du réel par un processus d’apparition
d’images doubles, triples et même multiples. Les formes se métamorphosent et le
spectateur éprouve un doute sur ce que représente l’image.
3. Les éléments du décor, sont réalistes en eux-mêmes : le pied d’une colonne et, devant
elle, deux personnages hors échelle, un mont ou une île, deux boules, une statue,


mais placés dans un univers qui leur ôte toute réalité, un sol désertique, des ombres
immenses, des éléments qui, entre eux, ne sont pas du tout à l’échelle. Le jeu sur les
ombres est soigneusement travaillé pour créer un espace immense et participe à l’effet
onirique produit par le tableau.
4. On peut comprendre l’hostilité du public : le sujet est volontairement énigmatique
et, de plus, le tableau n’est pas « beau » au sens traditionnel du mot.

Texte 3
Des images surprenantes aux images impossibles (pages 74-75)
André Breton, Clair de terre (1923)

➔➔ Objectif
Comprendre la démarche des poètes surréalistes.

➔➔ Présentation du texte
Le recueil Clair de terre est antérieur d’un an au Manifeste du surréalisme et s’ouvre
par cinq poèmes qui explorent le rêve. Vers libres et prose mettent en œuvre l’écriture
automatique pratiquée depuis Les Champs magnétiques. Les poèmes sont rythmés par
un jeu musical des sons, des analogies et la fulgurance d’images improbables, déconcer-
tantes et souvent désinvoltes. Ce recueil, marqué par Dada et le caractère expérimental
des premiers travaux du futur groupe surréaliste, a déjà les accents d’un manifeste.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Images frappantes : « ciel et terre : deux jardins dans lesquels se promènent mes
main » (v. 5) , « J’ai défait le ciel comme un lit merveilleux » (v. 12).
Images déconcertantes : « l’amour qui est une mécanique de cuivre et d’argent dans la
haie » (v. 7), « une tour habitée par des signes mystérieux au nombre de onze » (v. 1).
b. Naissance du mouvement surréaliste : 1820. Manifeste du surréalisme : 1924. Mort
d’André Breton : 1966. Écrivains : Robert Desnos (Corps et biens), Louis Aragon, Paul
Eluard. Peintres : Pablo Picasso, Max Ernst, Salvador, Dalí. Francis-Marie Martinez de
Picabia (1879-1953), peintre et graphiste, appartient aux mouvements Dada et surréa-
liste. Il refuse de s’identifier à un seul mouvement et subit l’influence du futurisme, du
cubisme. Il fréquente, à New York, les mouvements d’avant-garde, lance une revue à
Barcelone, se passionne pour l’automobile, la photographie et le cinéma.
c. Inaugurée par Apollinaire avec Alcools, la disparition de la ponctuation permet
les glissements de sens, par rattachements différents des membres de la phrase, par
exemple aux vers 23, 24 et 25.

Lecture analytique
Un dépaysement de l’imaginaire
1. Éléments naturels transformés en objets fabriqués : « jour »/« nuit » : « deux jardins »
(v. 4-5) ; « amour » : « mécanique » (v. 7) ; « ciel » : « lit merveilleux » (v. 12) ; « étoiles »
(v. 13) : « grains » (v. 15).

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Objets se confondant avec la nature : « bras [qui] pend du ciel » (v. 13).
Effet bouleversant : l’esprit et l’imagination sont invités à des associations nouvelles.
2. Activité du poète : « la neige que je prends » (v. 2), « j’adore » (v. 3), « J’ai défait le ciel »
(v. 12).
Passivité du poète : « je suis un de ces rêves » (v. 3), « moi qui n’accorde » (v. 4), « je
prends part à l’amour » (v. 7), « Je suis un des rouages de l’amour terrestre » (v. 8).
Actes de langage : « Je prends naissance » (v. 33), « Je vis, je meurs » (v. 34), « Je corres-
ponds » (v. 36).
Le poète laisse divaguer son esprit au gré du rêve et du spectacle de la nuit et de la
neige. Il participe au monde, il est réceptif. L’acte d’écrire va jaillir de cette disponibilité
au monde. Aspect chaotique du texte mais cohérence profonde : le lecteur, d’abord
dérouté, construit peu à peu le sens.
Le langage du rêve
3. Reprises : « La neige » / « Cette neige », « rêves », « amour », « ciel », « mer ». Le texte
fonctionne par associations : on pense aux collages et à l’écriture automatique, qui
rappellent la juxtaposition des images dans le rêve.
Un art poétique paradoxal
4. Champ lexical du langage : « page à page », « inscriptions », « signes », « ligne »,
« corresponds ».
Métaphores : le langage poétique est assimilé à une « construction », une « maison
ouverte », « une faille dans le roc », « un rideau métallique ».
Expressions renvoyant au lecteur : « l’appui de votre fenêtre », « les prisonniers du
monde ».
Breton affirme la vocation subversive, mais aussi toujours « communicante » de la
poésie entre le monde du réel et celui du rêve, et sa capacité libératrice. Enfermé dans
sa maison, le lecteur accueillera peut-être la voix du poète, entendra le message ouvrira
sa fenêtre, se libérera.
5. On relèvera : « construction […] page à page », « à ciel ouvert à sol ouvert », « Les
signes n’ont jamais affecté que moi », « Je prends naissance […] prières », « Je vis et je
meurs d’un bout à l’autre de cette ligne », « ligne étrangement mesurée ».
Les allusions au travail poétique expriment deux idées contradictoires : l’entreprise
poétique est fondée sur le désir de communiquer et de décrypter pour le lecteur les
signes du monde (c’est l’image de la faille). Elle s’oppose au sentiment éprouvé par le
poète : il est le seul à être affecté par ces messages qui laissent les autres indifférents
(c’est le « rideau métallique »), ceux qui ne savent pas « lire ».
6. Le texte est un art poétique paradoxal. Il n’est pas un rassemblement de règles
établies mais invite à une attitude créatrice tout en doutant du pouvoir de la poésie. La
seule règle est d’être intérieurement libre et de laisser parler la voix qui est en nous et
dont l’écriture automatiquement note les images et les mots. Le texte fait disparaître
les jalons logiques qui assureraient la continuité du sens d’un vers à l’autre, pour faire
entendre une voix, tantôt assurée tantôt fragile, tantôt harmonieuse tantôt chaotique,
où la parole et la pensée se risquent, s’improvisent.

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Vers le bac
La question sur le corpus
Bien qu’écrits à des époques différentes et traitant de thèmes différents, les trois textes
du corpus ont en commun d’être centrés sur un travail s’adressant à l’imaginaire et
visant à conduire le lecteur dans un monde échappant à la réalité et qui tient de l’hallu-
cination, de la vision. Dans « Un rêve », le poète crée une atmosphère médiévale proche
du fantastique, en imaginant une scène inspirée par les romans gothiques, où l’on
retrouve un cadre propre à susciter la peur (« abbaye », « cimetière »). Le texte décrit ou
mentionne la nuit, le « Morimont », lieu de tortures, une prison, une chapelle ardente,
une tombe. On entend des bruits effrayants et funèbres, le « glas », les soupirs et les
plaintes. L’imagination est entraînée vers un monde irrationnel proche des romans
gothiques et fantastiques. Les personnages qui peuplent cet univers nocturne appar-
tiennent au rêve et sont des silhouettes à peine esquissées : un moine, un bourreau, des
pénitents, qui correspondent au cadre évoqué, et une jeune fille torturée.
Le cauchemar raconté par MaldorOr, est aussi une scène fantastique qui a pour cadre
une chambre, se déroule la nuit, a pour thème la vampirisation, pour personnages une
araignée et un dormeur. La « vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement
sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre
[…] écoute attentivement » et « s’avance à pas comptés vers le dormeur » est une vision
terrifiante.
Dans « Mille et mille fois », le monde du réel est aussi affecté de transformations qui
entraînent le lecteur dans un monde irréel, halluciné, où le déplacement des images
transforme des éléments naturels en objets, « le ciel [est] un lit merveilleux » ou, au
contraire, fait se confondre objets et nature : un « bras pend du ciel ». Le poète laisse
divaguer son esprit en images successives, au gré du rêve, du spectacle de la nuit et
de la neige. Le poème avance par succession d’images improbables, déconcertantes et
parfois désinvoltes.
Dans les trois textes, la dimension visionnaire de l’évocation est accentuée par l’emploi
d’une voix narrative subjective. Le poète qui parle est pris dans l’univers qu’il décrit et
emploie la première personne. « je poursuivais d’autres songes vers le réveil », écrit
Bertrand ; le narrateur de Maldoror, dans la première partie du texte, dit « je » (« je me
sens paralysé ») ; Breton écrit aussi : « Je prends naissance dans le désordre infini des
prières ».
Les trois textes sont, par ailleurs, des poèmes en prose où l’on voit une recherche
formelle approfondie qui cherche à renouveler le rapport entre prose et poésie. « Un
rêve » adopte une disposition en strophes prosaïques qui fait de cette œuvre le premier
poème en prose auquel Baudelaire se référera au moment d’écrire « Le Spleen de
Paris ». À l’intérieur de chaque strophe, le rythme est travaillé, des formules reprises
en variations sonnent comme un refrain et rythment l’avancée du poème : on lit d’abord
« ainsi j’ai vu, ainsi je raconte », puis « ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte », enfin « ainsi
s’acheva le rêve, ainsi je raconte ». Le texte surréaliste « Mille et mille fois » adopte, lui,
la forme du vers libre où la différence avec la prose ne se marque que par un retour à
la ligne. Ici aussi, le texte avance par reprise et variation : « La neige » est reprise par

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« Cette neige », « Je prends part à l’amour » par « un des rouages les plus délicats de
l’amour terrestre »… Le texte fonctionne ainsi par associations et rappelle les collages
et l’écriture automatique, cette juxtaposition renvoyant au rêve. Enfin, Les Chants de
Maldoror qui se présentent comme un texte en prose organisé en deux longs paragra-
phes et utilisent le système de la répétition/variation de phrases qui rythme le texte.
La variation est avant tout celle de l’énonciation puisque le texte, d’abord écrit à la
première personne, est repris par une voix extérieure à la troisième personne, ce qui
confère une dimension poétique à l’ensemble. À cela s’ajoute, dans les trois textes, un
travail sur les sonorités, la ponctuation et le rythme caractéristique d’une utilisation
poétique de la langue : par exemple, dans la deuxième strophe de « Un rêve », une alli-
tération en [f] (« funèbre », « plaintif(s) », « féroce(s) », « frissonnait », « feuille ») crée
le frissonnement de la peur ; un travail sur la ponctuation ôte à la phrase son rythme
habituel : l’emploi de tirets en remet en question les limites. Dans le texte de Breton,
la disparition totale de la ponctuation – procédé que les surréalistes empruntent à
Apollinaire – permet une liberté de rythme et parfois une multiplication du sens.

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Séquence 3
Au xxe
siècle : la modernité en question
Parcours de lecture

Alcools (1913),
entre ivresse et mélancolie
B i b l i o g r a p h i e
– Michel Décaudin, Apollinaire, LGF, 2002.
– Anna Boschetti, La poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Seuil, 2001.
– Laurence Campa, L’Esthétique d’Apollinaire, Sedes, 1996

➔➔ Présentation du parcours de lecture


Le recueil Alcools tient, dans l’histoire de la poésie, une place importante car son écri-
ture novatrice a influencé les poètes du xxe siècle et ouvert des voies nouvelles. Fruit
d’une longue gestation, il révèle l’évolution du poète dans ses recherches esthétiques
qui associent tradition et modernité. D’une grande érudition, connaissant parfaite-
ment la tradition poétique française, de l’époque médiévale aux poètes symbolistes,
Apollinaire a côtoyé Verlaine et Mallarmé et certains poèmes sont influencés par les
symbolistes, mais sa création est aussi marquée par les avant-gardes littéraires et pictu-
rales : Apollinaire fréquente Max Jacob, Alfred Jarry, Maurice de Vlaminck, André Derain
et Pablo Picasso et écrit de nombreuses critiques sur les peintres cubistes. Partageant
leurs recherches et leur esthétique, il juxtapose les images, les époques, les thèmes et
crée un langage poétique nouveau, d’une grande audace.
Nous avons choisi, dans le recueil, des poèmes emblématiques qui permettent de
découvrir les thèmes récurrents de l’œuvre et montrent les recherches d’écriture du
poète : « Zone » est le manifeste moderniste qui ouvre le recueil, « Le pont Mirabeau »
et « Automne malade » situent Apollinaire dans la tradition poétique lyrique de l’élégie,
« Nuit rhénane » permet d’évoquer l’influence de la littérature allemande dans l’imagi-
naire du poète.

Texte 1
L’élan vers le futur (pages 80-82)
« Zone »

➔➔ Objectif
Étudier un poème emblématique du recueil par ses thèmes et son écriture.

➔➔ Présentation
Lorsqu’il prépare, en 1912, la parution d’un recueil réunissant l’ensemble de sa produc-
tion poétique de 1898 à 1912, Apollinaire renonce à un classement chronologique de
ses poèmes et adopte une disposition plus subtile : il place en tête le plus récent de ses

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poèmes, « Zone », qui est à la fois un retour sur son passé et un manifeste poétique
et mêle ensuite, dans une alternance souple et réfléchie, des textes de longueurs, de
formes et d’inspirations différentes, affirmant par là une démarche poétique originale
et novatrice.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’image donnée est double : la ville est, d’une part, associée à la gaieté (v. 11, 15-18),
à la vie et à la modernité (v. 23) et, d’autre part, à la solitude (v. 25-30), au bruit (v. 26),
à la souffrance personnelle (v. 27), à la misère humaine (v. 31-39).
b. Après un alexandrin qui ouvre le poème, le texte est suivi d’un vers libre. La suite fait
se succéder vers réguliers, vers libres à la limite de la prose, avec une recherche d’effets
sonores, rimes tantôt présentes tantôt absentes (par exemple, v. 1-6, rimes suivies ;
v. 23-24 non rimés et des strophes de longueurs irrégulières. L’absence de ponctuation
rend le lecteur créateur du sens par sa lecture et sa diction, et autorise des interpréta-
tions qui peuvent être doubles. C’est au dernier moment, sur les épreuves d’Alcools,
que le poète a supprimé la ponctuation ; il s’en est justifié en ces termes : « le rythme
même et la coupe des vers, voilà la véritable ponctuation et il n’en est point besoin
d’une autre » (« Lettre à Henri Martineau »). Cette innovation, qui rend plus floue l’arti-
culation logique du texte, favorise la fluidité de la parole et les glissements de sens.
c. Apollinaire utilise aussi des termes courants qui ne sont pas ceux que les lecteurs
avaient l’habitude de trouver dans un poème. On peut relever « sténo-dactylographes »
(v. 17), « industrielle » (v. 23), « rue Aumont-Thiéville » (v. 24). Le recours à ce vocabulaire
montre la volonté de renouveler le matériau poétique.

Lecture analytique
Un manifeste moderniste
1. Le mot « Zone » appartient au vocabulaire urbain, les premiers vers introduisent des
références urbaines et même parisiennes (la tour Eiffel, les ponts). On peut relever
d’autres éléments modernes : « hangars de Port-Aviation » (v. 6), « affiches » (v. 11), « jour-
naux » (v. 12), « livraisons à 25 centimes » (v. 13), « sténo-dactylographes » (v. 17), « sirène »
(v. 19), « enseignes » (v. 21), qui ancrent le recueil dans la modernité. La construction de
la tour Eiffel avait fait scandale et suscité des réactions hostiles ; elle avait aussi provoqué
un sentiment d’enthousiasme chez certains artistes et inspirera peintres et poètes. (Nous
proposons en activité complémentaire un travail sur l’illustration de la page 81 ; on pourra
aussi commenter le célèbre calligramme représentant la tour.)
2. Sources de la poésie : « les prospectus les catalogues les affiches ». Sources de la
prose : « les journaux ». Les sujets : les « aventures », les « grands hommes», « mille titres
divers ». C’est donc du monde moderne, quotidien, coloré, vivant et varié, qu’émane la
poésie. Apollinaire voit, dans le monde moderne, une force d’inspiration pour le poète.
L’expression lyrique et élégiaque d’un moi morcelé
3. Pronoms : « tu », « je » (v. 11 et 15). La dissociation introduite par cette énonciation
double donne du poète l’image d’un homme fragilisé.


4. L’enthousiasme devant le spectacle du monde moderne va de pair avec l’expression
d’un désarroi qui s’exprime tout au long du poème : « Tu en as assez » (v. 3), « tout
seul » (v. 25), « L’angoisse de l’amour te serre le gosier/Comme si tu ne devais jamais
plus être aimé » (v. 27-28) : le poète éprouve un sentiment de solitude, de crainte, de
doute devant l’amour enfui. De tels sentiments sont ceux qu’exprime la poésie dite
« élégiaque ».
5. « Zone » : du grec « zona », « la ceinture » : 1. Portion de territoire, 2. Partie très pauvre
d’une ville. Le titre renvoie au monde de la ville et également à l’errance du poète qui
déambule dans les quartiers désaffectés (fin du poème), sans itinéraire défini ; cette
errance renvoyant à l’état mental du poète.
6. Dans son errance, le poète voit des « émigrants » (avec leurs « femmes » et leur
« famille ») et des « malheureux ». Il éprouve de la pitié pour eux : « Tu regardes les yeux
pleins de larmes » (v. 31). Leur évocation émouvante se fait par le recours au vocabulaire
des sentiments et montre leurs fragiles espoirs : « ils prient » (v. 32), « Ils espèrent […]
revenir dans leur pays » (v. 35-36 ; nostalgie) ; la comparaison « Une famille transporte
un édredon rouge comme vous transportez votre cœur » (v. 37) est un exemple d’audace
poétique réussie, « cœur » renvoyant à la fois à la couleur de l’édredon rouge et à la
connotation sentimentale de cet objet (sécurité, intimité, affection).
Un poème profane
7. On prendra appui sur les recherches des élèves (question b). L’ensemble du poème
fait se succéder vers et vers libres. Autres exemples de cette recherche de la variation :
les vers 19 et 20 sont en prose, alors que dans le vers 21, seule une diérèse, que l’on
n’a pas envie de faire, rendrait à l’alexandrin ses douze syllabes. Enfin, les vers 22 à 24
sont en prose. Le poème s’achève par les deux vers célèbres, très courts, de quatre et
cinq syllabes, exprimant la douleur : « Adieu Adieu », en décrivant par une métaphore
frappante, audacieuse et tragique, le soleil rouge qui se couche : « cou coupé ».
8. Par rapport à la culture gréco-latine rejetée dans le vers 3 comme trop pesante,
ancienne, obsolète, le christianisme est ressenti comme un élément vivant et moderne
(v. 7-8).
9. Le poète, cependant, n’ose pas affirmer sa dimension de chrétien, il éprouve de la
« honte » à en pratiquer les rites (v. 9-10 et 30). Il envie alors les cœurs simples des
émigrants qui « croient en Dieu » (v. 32) et pour qui la religion est encore porteuse d’es-
poir. L’attitude d’Apollinaire face à la religion est ambiguë, hésitante et correspond sans
doute à l’état d’esprit d’une société marquée par le positivisme de la fin du xixe siècle
et qui s’éloigne avec peine culturellement, philosophiquement et affectivement, d’une
religion qui avait été pendant des siècles son point d’appui.

Vers le bac
Question sur le corpus
Publié en 1913, « Zone » d’Apollinaire a de nombreuses similitudes avec « Les Pâques à
New York » de Cendrars, publiées en 1912 et dont Apollinaire avait entendu la lecture.
« Zone » reprend une recherche dans le renouvellement des thèmes et de l’écriture
présente dans le texte de Cendrars et ancrée dans la modernité.
Comme « Les Pâques », « Zone » a pour thème la ville moderne ; aux « gratte-ciel dans les


airs » de New York fait écho la « rue industrielle » de Paris ; la ville moderne, c’est aussi
le bruit assourdissant des « trains », des « métropolitains » à New York et la plainte des
« troupeaux d’autobus gémissants » à Paris. Les deux poèmes expriment par ailleurs la
solitude errante, la détresse morale du poète dans une ville étrangère : au « je suis trop
seul » de Cendrars fait écho le sentiment d’être « tout seul parmi la foule » d’Apollinaire. 
Dans cette solitude, les deux poèmes expriment la tentation du religieux et le désir d’une
impossible prière pour l’homme des villes. Cendrars écrit son poème le jour de Pâques, la
grande fête religieuse des chrétiens qui célèbrent la résurrection du Christ et le renouveau
de la foi et de la vie ; mais dans la grande ville américaine, les « cloches » se sont « tues »,
la prière ne peut plus s’exprimer, la pensée même de Dieu disparaît : « Je ne pense plus
à vous. Je ne pense plus à vous ». Quant à Apollinaire, il a beau affirmer que la « religion
[…] est […] neuve […] comme les hangars de Port-Aviation », il éprouve pourtant un senti-
ment de « honte » à entrer dans une église. Les deux textes expriment ainsi la difficulté à
maintenir sa foi dans le monde moderne et sont une évocation nostalgique de la religion
naïve de l’enfance ou du temps passé. Apollinaire évoque les « temps anciens » où il aurait
pu entrer dans un « monastère », Cendrars les « douces antiennes » passées.
Les deux poèmes, d’autre part, montrent un artiste sensible aux souffrances humaines
et qui se sent proche de l’humanité anonyme des émigrants, de la foule des pauvres et
des miséreux du monde entier, dont il endosse la souffrance et fait entendre la voix : les
vers 9 à 16 de Cendrars évoquent les « peuples en souffrance » venus dans des « bateaux
noirs » de tous les horizons ; Apollinaire dit les espoirs et la fragilité des « émigrants »
réunis dans le hall de la « gare Saint-Lazare ».
Enfin, si les thèmes se font écho, l’influence de Cendrars se lit aussi dans l’écriture :
Apollinaire reprend la structure des « Pâques à New York », qui racontent une errance du
poète à travers les rues, ce qui permet d’évoquer la ville en une succession de tableaux ;
le poète de « Zone » emprunte aussi une écriture en vers libres, dont il accentue la
fluidité en supprimant toute forme de ponctuation. On voit donc qu’Apollinaire a été
influencé par Cendrars aussi bien dans le choix des thèmes que dans celui de l’écriture.

complément
Histoire des arts : la tour Eiffel en peinture (page 81)
Robert Delaunay, La Tour Eiffel (1910-1911)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Robert Delaunay (1885-1941) est un peintre français père du cubisme. Il peignit notam-
ment une série de toiles représentant la tour Eiffel, monument avant-gardiste qui l’en-
thousiasmait.

➔➔ Questions
1. Faites une recherche sur les réactions que provoqua la construction de la tour Eiffel. 
En quoi est-elle le symbole de la modernité ?
2. Observez les lignes de construction et les différents angles sous lesquels est faite la
représentation. Établissez des rapprochements stylistiques avec les poèmes de Cendrars
et d’Apollinaire.


➔➔ Réponses
1. La tour Eiffel, dont les travaux avaient commencé en 1887, fut un des succès de l’Ex-
position universelle de 1889 et accueillit deux millions de visiteurs. Toutefois, l’œuvre
de Gustave Eiffel fut vivement critiquée par de nombreux intellectuels, tels Maupassant,
Gounod, Verlaine, qui publièrent une lettre de protestation : « nous venons […] protes-
ter de toutes nos forces […] au nom de l’art et de l’histoire français menacés, contre
l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel […].
La ville de Paris va-t-elle donc s’associer plus longtemps aux baroques, aux mercan-
tiles imaginations d’un constructeur de machines, pour s’enlaidir irréparablement et se
déshonorer ? Car la tour Eiffel […] c’est […] le déshonneur de Paris. Il suffit, d’ailleurs,
pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer un instant une tour
vertigineusement ridicule, dominant Paris, ainsi qu’une gigantesque et noire cheminée
d’usine, écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, […] le Louvre, le dôme des Invalides,
l’Arc de triomphe, tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées,
qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. » L’architecture audacieuse de métal était par
ailleurs une prouesse technologique, représentative des derniers progrès de l’époque
(haute de 318 mètres, la tour resta longtemps l’édifice le plus haut du monde).
2. Sous l’influence de Cézanne, Delaunay s’interroge sur le problème de la non-coïn-
cidence entre le volume et la couleur, une des questions clés du cubisme : sous l’effet
de la lumière, l’image éclate en fragments distincts, obéissant à des perspectives diffé-
rentes et parfois opposées. La composition ne consiste plus désormais à agencer les
divers éléments figuratifs de manière harmonieuse, mais à obtenir une synthèse d’élé-
ments juxtaposés, créant un effet suggestif qui parle à l’imagination. De même, les
textes de Cendrars et d’Apollinaire pratiquent une écriture discontinue, en utilisant la
juxtaposition de phrases et d’images.

Texte 2
La nostalgie et la fuite du temps (page 83-84)
« Le pont Mirabeau »

➔➔ Objectif
Découvrir comment Apollinaire s’inspire de la tradition en reprenant le thème de la fuite
du temps et renouvelle le propos par une écriture novatrice et originale.

➔➔ Présentation du texte
Écrit pour évoquer la fuite du temps et rappeler l’amour perdu de Marie Laurencin, le
poème, par le cadre choisi et l’écriture, a des accents modernes et renouvelle l’expres-
sion du thème traditionnel de la fuite du temps.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poème fait alterner quatre quatrains avec la répétition d’un même distique
formant refrain. Les strophes courtes correspondent aux couplets d’une chanson, le
retour du distique constitue le refrain.


Le poète établit une analogie entre l’écoulement de l’eau, celui du temps et l’éva-
nouissement de l’amour ; les trois thèmes se mêlent : l’eau aux vers 1, 9, 10, 13 et 22 ;
le temps dans le refrain et aux vers 15, 19 et 21 ; l’amour aux vers 2, 7-8, 13-14 et 21.
b. Disparition : « coule » (v. 1), « s’en vont » (v. 6), « passe » (v. 9), « s’en va » (v. 13),
« passent » (v. 19).
Permanence : « toujours » (v. 4), « je demeure » (v. 6), « restons » (v. 7).
Premier quatrain : la naissance du souvenir → l’eau et les amours passent.
Deuxième quatrain : la vision des amoureux sur le pont → un instant d’éternité.
Troisième quatrain : le cri du poète → entre désolation et espoir.
Quatrième quatrain : il faut se faire une raison → l’acceptation du transitoire.

Lecture analytique
L’eau, symbole de la fuite du temps
1. Le poème est composé de 24 vers. Ce nombre renvoie symboliquement aux 24 heures
d’une journée et donc aux jours qui passent, évoqués dans le premier vers du refrain.
2. L’inversion expressive des subjonctifs présents au premier vers du refrain (« Vienne »,
« sonne »), prolongée par celle du vers 19 (« Passent »), met en valeur le sens des verbes,
crée un effet d’allitération en [n] et un rythme qui fait entendre le balancement d’une
cloche.
3. Le poème joue sur les échos sonores dans les rimes et à l’intérieur des vers en faisant
résonner le mot contenant l’idée du transitoire, de l’écoulement : « passe » résonne
dans « face » et « lasse » ; « courante » dans « lente » et « violente » ; « reviennent » dans
« semaine », « Seine », « peine » et « vienne » ; « coule » dans « amours », « souvienne »
et « jours ».
L’échec amoureux
4. La répartition du deuxième décasyllabe sur deux vers met en valeur l’expression « Et
nos amours », qui est dépourvue de rime.
5. Détachée du décasyllabe d’origine, l’expression « Et nos amours » peut, avec la dispa-
rition de la ponctuation, être soit COD de « coule », soit COI de « souvienne », repris par
« en ». Cette hésitation dans la construction enrichit le sens en faisant entendre, dès les
premiers vers, le thème essentiel du poème : la fugacité de l’amour.
Vers 14 : comparaison.
Quatrième strophe : association des trois thèmes de l’eau, du temps et de l’amour, pour
établir une opposition entre la fuite du temps et de l’amour, d’une part (rapprochement
établi par l’anaphore de « ni ») et, d’autre part, la permanence du spectacle de l’eau qui
renvoie alors à la permanence du poète (« je demeure »).
La permanence du moi
6. Le vers 1 est répété au vers 22 pour encadrer le poème avant le refrain final : c’est
de la contemplation de la Seine et du pont que naît le souvenir de l’amour perdu, puis
que s’engendre et se clôt la méditation poétique sur la fuite du temps. Une relation
visuelle et sémantique est créée au deuxième quatrain par la métaphore « Le pont de
nos bras ». Elle correspond à la description des amants « Les mains dans les mains »,
« face à face ». Et, de même que le pont, image de solidité et de permanence, unit les
deux rives du fleuve où s’écoule l’eau, de même le pont des bras unit les deux amants


dans un geste amoureux, exprimant un désir d’éternité devant l’écoulement de la vie.
Le refrain oppose la fuite inéluctable du temps, évoquée dans trois propositions juxta-
posées, à la permanence du poète évoquée en une seule proposition. Les subjonctifs
« Vienne » et « sonne » expriment ici une idée d’opposition.
7. Le spectacle du pont Mirabeau rappelle au poète son amour passé avec Marie
Laurencin (c’est le pont parisien qu’il empruntait pour se rendre de chez lui au domicile
de Marie) et c’est d’abord un sentiment de souffrance et de nostalgie qu’expriment les
deux premiers quatrains. S’ajoutent aux vers 15 et 16 un sentiment d’impatience et l’ex-
pression du désir de vivre dans deux phrases exclamatives : « Comme la vie est lente /
Et comme l’Espérance est violente » ; on note la diérèse de « violente », qui souligne la
force du sentiment éprouvé. La répétition du vers 1 au vers 22 sonne différemment : à
la nostalgie de l’amour perdu succèdent l’acceptation de la fuite du temps et une place
faite au présent pour un désir de vivre.
8. Les thèmes de la fuite du temps et de la fugacité de l’amour sont des lieux communs
de la poésie lyrique (on pourra lire, par exemple, Ronsard) renouvelés ici par Apollinaire.
L’originalité du poème vient du cadre urbain dans lequel se situe la scène amoureuse,
du traitement simultané des trois thèmes (temps, eau, amour) par des associations
d’images, de sonorités, par le jeu des inversions.

Texte complémentaire
L’amour perdu (pages 84-85)
Paul Eluard, Le Temps déborde (1947)

➔➔ Objectif
Comprendre comment Apollinaire a pu inspirer Paul Eluard.

➔➔ Présentation du texte
Les poètes surréalistes reconnaissent en Apollinaire un précurseur ; c’est d’ailleurs à ce
dernier que l’on doit l’invention du mot « surréaliste ». Ils lui reprennent les procédés
de juxtaposition des images, de recherche d’associations surprenantes, ainsi que la
pratique d’une syntaxe et d’une versification libérées, et l’absence de ponctuation. On
pourra comparer « Le pont Mirabeau » avec ce poème d’Eluard, écrit peu après la mort
de Nusch.

➔➔ Réponses aux questions


1. Première strophe : « La vie figée par le chagrin »
Deuxième strophe : « L’expression imagée de la séparation »
Troisième strophe : « La mort comme seule remède »
Au dernier vers, l’alexandrin, rythmé par une césure à l’hémistiche, sonne de façon
particulièrement musicale par rapport aux autres alexandrins des vers 15, 19 et 20.
Il devient ainsi une formule qui clôt le poème en se gravant aisément dans l’esprit du
lecteur ou de l’auditeur.
2. « Yeux », « bouche », « mains », « pieds », la strophe évoque et répète les noms des
parties du corps qui connotent, d’une part, l’amour et, d’autre part, la vie : les « yeux »


où vit et s’exprime le sentiment amoureux ; la « bouche », lieu du langage et du plaisir
des sens ; les « mains », qui prennent et maîtrisent le monde ; les « pieds », qui avancent
sur le chemin de la vie.
3. Le rythme disparaît avec la suppression de la ponctuation. Dans la première strophe
l’effet obtenu est un étalement sonore qui peint le deuil comme une nappe de chagrin
qui fige la vie. Sans rythme, sans énergie, le rythme correspond au sentiment désespéré
qui habite le texte.

complément
Une chanson de toile
Anonyme, Chanson de Gaïète et Oriour (xiie siècle)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Du Moyen Âge, nous sont parvenues des « chansons de toile », qui ont souvent pour
thème la rencontre amoureuse. Elles tirent leur nom de leur emploi : on pense qu’elles
étaient chantées par les femmes pendant qu’elles tissaient. Cette célèbre chanson a
peut-être inspiré à Apollinaire certains passages du « Pont Mirabeau ».

Samedi au soir finit la semaine.


Gaïète et Oriour, sœurs germaines,
Main dans la main, vont se baigner à la fontaine.
Souffle le vent, ploie la ramée1,
Doux sommeil à ceux qui s’entraiment2.
Le jeune Gérard revient de la quintaine3,
A remarqué Gaïète près de la fontaine,
Entre ses bras l’a prise, doucement étreinte.
Souffle le vent, ploie la ramée,
Doux sommeil à ceux qui s’entraiment.
« Quand tu auras tiré de l’eau, Oriour,
Reviens en arrière, tu connais bien la ville
Je resterai avec Gaspard qui me chérit »
Or, s’en va Oriour, pâle et marrie4,
Des yeux elle pleure, du cœur soupire,
Quand Gaïète sa sœur elle n’emmène mie5.
Souffle le vent, ploie la ramée,
Doux sommeil à ceux qui s’entraiment.
Hélas, fait Oriour, bien mal je suis née !
J’ai laissé ma sœur dans la vallée,
Le jeune Gérard l’emmène en sa contrée.
Souffle le vent, ploie la ramée,
Doux sommeil à ceux qui s’entraiment.


Le jeune Gérard et Gaïète s’en sont retournés,
Ont pris le chemin droit vers la cité.
Sitôt arrivé, il l’a épousée.
Souffle le vent, ploie la ramée,
Doux sommeil à ceux qui s’entraiment.
Anonyme, Chanson de Gaïète et Oriour.

1. Ramée : branches des arbres. – 2. Refrain en ancien français : Vente l’ore e li raim crollent /
Qui s’entraiment soef dorment. – 3. Quintaine : jeu d’adresse médiéval consistant pour le
chevalier à atteindre de sa lance un mannequin ou un trophée. – 4. Marrie : désolée. – 5. Mie :
Elle n’emmène pas.

➔➔ Questions
1. Quels éléments donnent à ce texte les caractéristiques d’une chanson ?
2. En quoi le thème de la rencontre amoureuse est-il abordé ici avec originalité ?
3. Un critique a rapproché cette chanson de toile du « Pont Mirabeau » et pense qu’elle
fut une des sources d’Apollinaire. Observez la structure du poème, le rythme du refrain
en ancien français (note 1). Quels rapprochements s’imposent entre les deux poèmes ?

➔➔ Réponses
1. Les strophes courtes, la simplicité du texte, la présence d’un refrain ont les caracté-
ristiques d’une chanson.
2. La chanson met en scène la promenade de deux sœurs ; l’une, Gaïète, rencontre son
amoureux et s’en va avec lui. La chanson dit la tristesse de la sœur qui reste seule.
3. Vente l’ore e li raim crollent
Qui s’entraiment soef dorment.
On trouve dans le refrain médiéval les deux subjonctifs à valeur d’opposition repris par
Apollinaire dans le refrain du « Pont Mirabeau » et une alternance de strophes courtes
et du refrain.

Texte 3
Légendes pour l’inquiétude amoureuse (pages 85-86)
« Nuit rhénane »

➔➔ Objectif
Découvrir une des sources d’inspiration d’Apollinaire.

➔➔ Présentation du texte
Dans « Nuit rhénane », Apollinaire dévoile l’une de ses sources d’inspiration : l’Alle-
magne, ses paysages et ses légendes. À 21 ans, le poète part en Rhénanie comme
précepteur dans une famille où il fait la connaissance d’une jeune Anglaise, Annie
Pleyden, gouvernante dont il tombe amoureux, d’un amour non partagé. La tentative
qu’il fera pour la revoir lui inspirera plus tard « La chanson du mal aimé », incluse dans
le recueil. Mélancolie amoureuse, lecture des romantiques allemands et des légendes


germaniques comme celle de la Loreley, émerveillement devant la beauté des paysages
rhénans lui inspirent les neufs poèmes des « Rhénanes » qui furent écrits au retour du
poète à Paris et constituent une unité à l’intérieur du recueil Alcools.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poème est composé de trois quatrains. Apollinaire choisit ici un vers traditionnel,
l’alexandrin, mais le libère par l’absence de ponctuation et un jeu sur le rythme et les
césures. Les rimes sont alternées ; les rimes féminines aux vers impairs varient, mais le
poète conserve une seule rime masculine en [é] pour les vers pairs. Le treizième et dernier
vers est détaché et se termine par une sonorité nouvelle qui l’isole et le met en valeur.
b. Les deux néologismes sont : « à en râle-mourir » et « incantent ».
c. Le poème relève principalement du lyrisme élégiaque.

Lecture analytique
Le tableau d’une scène rhénane
1. Le poète est attablé devant un verre de vin du Rhin (v. 1) ; il brise son verre involon-
tairement (v. 13). Ces deux vers encadrent la scène dans le temps, en lui donnant une
durée limitée et dans l’espace, tout en situant le « point de vue » : le poète a sous les
yeux le fleuve qu’il contemple ; sans doute est-il assis à la terrasse d’un café.
2. « Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l’Or, des nuits tombe en tremblant s’y refléter »
Les reflets des vignes dans l’eau, le reflet des étoiles, « Or, des nuits », le tremblement
de l’eau sont autant d’éléments visuels qui rapprochent le poème d’un tableau.
3. Le Rhin, les vignes et les étoiles sont personnifiés ; « l’Or, des nuits » désigne les
étoiles par leur couleur, c’est une métaphore doublée d’une métonymie.
4. Le poète entend le chant d’un batelier qui monte du fleuve. C’est la nuit et le poète
ne le voit pas ; la présence de cette voix n’en est que plus mystérieuse et prenante. Elle
raconte une légende germanique sur des femmes maléfiques.
La dualité de l’image féminine
5. Deux images de la femme s’opposent :
– vers 7-8 : « toutes les filles blondes / Au regard immobile aux nattes repliées »
– vers 4 et 12 : « Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds / Ces fées aux
cheveux verts qui incantent l’été ». Les « cheveux verts » renvoient au monde des
légendes germaniques (on pourra lire, à la fin de l’étude, le poème de La Loreley et
raconter la légende).
6. On opposera les figures par leur désignation : « les filles » / « Ces fées » ; par les
cheveux : « blondes », « nattes repliées » / « cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds » ;
par les actions : « regard immobile » / « Tordre », « qui incantent ». Aux gretchens rassu-
rantes incarnant les forces de la vie s’opposent les fées maléfiques qui ensorcèlent les
hommes et représentent les forces de la mort.
7. Le poète veut échapper aux fées maléfiques : phrases nominales, impératifs et subjonc-
tif d’ordre expriment l’intensité de ce désir. En se reportant à la question c de la prépa-


ration, on commentera les deux néologismes imaginés par le poète pour exprimer la
force du maléfice. L’expression « à en râle-mourir » est employée pour décrire la voix du
batelier dont la chanson fait vivre les fées maléfiques, elle ramène à la mort. L’expression
« qui incantent l’été » décrit le pouvoir des fées en renvoyant à la magie. La « ronde »,
elle, renvoie au contraire aux gretchens rassurantes et aux danses du folklore allemand.
La victoire de l’irrationnel
8. La construction du vers 9 est désarticulée. La relative est séparée de l’antécédent ; de
plus, la répétition de « le Rhin » entraîne vers l’ivresse bégayante. Enfin, les expressions
« trembleur » (v. 1) et « en tremblant » (v. 10) établissent un lien entre le vin et le Rhin ;
l’ivresse gagne tout le paysage.
9. L’emploi de l’adjectif « trembleur » et la comparaison avec la flamme connotent fragi-
lité et vacillement.
10. Le poème se clôt sur un jeu de mots sur le sens de « éclat » (éclat du verre brisé,
« éclat de rire ») ; la comparaison décrit peut-être le bruit que fait le verre en se brisant et
renvoie à une gaieté triste. Le poète est séduit par la beauté du paysage et emporté par
la tristesse et l’inquiétude amoureuse qui lui fait craindre la femme. Il y a une correspon-
dance entre l’ivresse et la fragilité du poète et la victoire de l’irrationnel. L’atmosphère
fantastique est maintenue par l’emploi de la forme pronominale « s’est brisé », qui donne
au verre une sorte de vie propre, et « éclat de rire », qui peut évoquer le rire mauvais et
sarcastique des sirènes.

Vers le bac
La question sur le corpus
Tout en associant la femme à l’évocation du sentiment amoureux, les poèmes de
Charles d’Orléans, Ronsard, du Bellay et Apollinaire en donnent des visions différentes.
La ballade de Charles d’Orléans fait de la femme aimée un guide qui concentre tous les
espoirs du poète. L’intensité du sentiment amoureux est marquée par la répétition de
formules intensives : « celle que tant aimais », « tout l’espoir que j’avais », « si bien me
guidait », « si bien m’accompagna ». La puissance de la femme s’exprime par le recours
à un récit allégorique où le poète imagine une rencontre entre Vénus, « souveraine
Princesse » et le poète. La déesse est ainsi celle qui met « en voie / De tout plaisir »
le cœur et sans la femme, la vie perd son sens. Cette place irremplaçable de l’amour
s’exprime alors par l’évocation de la situation du deuil où la perte de la femme aimée
enferme le poète métaphoriquement dans « la forêt d’Ennuyeuse Tristesse » et c’est
l’image de l’aveugle cherchant à tâtons son chemin qui exprime le sentiment d’égare-
ment et de perte de sens engendré par la mort de la femme aimée.
Les poèmes de Ronsard célèbrent la femme pour sa beauté et évoquent aussi la mort,
non pour exprimer la souffrance de la perte, mais pour rappeler la brièveté de la vie, la
fragilité de la jeunesse et de la beauté, et inviter la jeune femme au carpe diem. Pour
célébrer la beauté et rendre sensible son caractère éphémère, le poète recourt, dans les
deux textes, à l’image de la fleur ; une comparaison avec la rose inaugure le sonnet sur
la mort de Marie ; l’évocation de la fleur splendide et associée à l’amour qui s’y « repose »
occupe les six premiers vers tandis que l’évocation de la mort de la fleur aux vers 7 et 8
est associée à celle de Marie au premier tercet ; le lyrisme amoureux s’exprime alors avec


pudeur dans l’offrande funéraire du dernier tercet, par l’emploi d’un vocabulaire affectif :
« larmes », « pleurs ». Dans « Je vous envoie un bouquet », le lien entre la femme et la
fleur prend la forme d’une « leçon » sur la fuite du temps, le bouquet servant d’exemplum
exprimé dans le premier quatrain et commenté dans le reste du sonnet. La femme est ici
la princesse lointaine à conquérir, comme le révèle l’hommage courtois présent au vers 9
dans l’expression « ma Dame » : le poète invite la femme aimée à accepter l’hommage
amoureux quand il en est temps encore. Le lyrisme amoureux s’exprime par le rapproche-
ment des pronoms « Je » et « vous » au vers 1, ainsi que leur alternance dans le poème. Les
poèmes d’Apollinaire donnent, eux, une image double de la femme : à la fois rassurante et
protectrice, elle est la sage jeune fille « aux nattes repliées », mais la vision qui domine est
celle de la Loreley des légendes rhénanes : la « nixe maléfique et fatale » qui n’a « jamais
aimé », la femme aux « cheveux verts », dont le chant envoûtant charme le poète qu’elle
entraîne dans les eaux du Rhin. Pour exprimer la fascination, le poème « Nuit rhénane »
associe à l’évocation des femmes celle du Rhin la nuit, des vins et de l’ivresse.
Dans les cinq textes, le lyrisme amoureux s’exprime par une forte présence du narrateur ;
verbes à la première personne : « je répondis », « je vous envoie » ; emploi des détermi-
nants possessifs : « ma main », « mon verre », donnant de la femme une vision subjective…
Le poète recourt aussi à un vocabulaire des sentiments pour dire la joie ou la souffrance :
« c’est grand pitié », « reçois mes larmes » ; l’émotion s’exprime aussi par l’emploi d’excla-
mations : « las ! », « hélas ! ».

Texte 4
Le deuil d’une saison mentale (pages 86-87)
« Automne malade »

➔➔ Objectif
Comprendre comment Apollinaire renouvelle un thème classique de la poésie roman-
tique et lyrique.

➔➔ Présentation du texte
Poème dont l’inspiration rhénane est manifeste, « Automne malade » fut écrit vers 1902.
Apollinaire a fait de l’automne sa « saison mentale ».

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poème est composé de quatre strophes de longueurs irrégulières : 4, 7, 2 et 10
vers. Les vers sont de longueurs variées (alexandrins, octosyllabes) et l’on trouve égale-
ment des vers libres (v. 2 et 11). Les rimes des vers 1 à 4 sont suivies ; les vers 5 à 9 ne
présentent pas de rimes ; les vers 10 à 17 ont des rimes alternées ; et celles des vers 18
à 22 sont en « oule » sur les vers impairs, il n’y a pas de rime aux vers pairs.
b. L’automne est ici qualifié de « malade », « adoré » et « pauvre ».
c. On relève trois apostrophes : « Tu mourras » (v. 2), « Pauvre automne » (v. 5), « et que
j’aime […] tes rumeurs » (v. 14).


Lecture analytique
L’automne, une « saison mentale »
1. Aux vers 1 et 14, pour décrire l’automne, le poète a recours au vocabulaire des senti-
ments : « Le vent et la forêt qui pleurent / Toutes leurs larmes en automne feuille à
feuille ». La chute des feuilles est, par cette métaphore, assimilée au chagrin ; « malade »
et « pauvre » connotent la plainte et l’apitoiement.
2. Les trois phrases, par leur rythme binaire (2/2) et leur assonance en « oule » à la rime,
font entendre le bruit et le rythme du train qui passe, mimant l’écoulement du temps
et le passage de la vie.
3. Vers 2 : futur ; vers 3 : futur antérieur ; vers 9 : présent ; vers 11 et 13 : passé composé ; du
vers 14 à la fin : présent. La variété des temps qui renvoient à la fois au passé, au présent
et au futur correspond à l’écoulement du temps et de la vie. Les présents décrivent le spec-
tacle contemplé au moment de l’écriture et ont aussi une valeur générale : le spectacle
de l’automne est toujours le même et fait naître la même rêverie sur le temps. Le futur
antérieur (par rapport au futur) et le passé composé (par rapport au présent) signifient
qu’une action est passée et terminée : l’automne a une fin ; il s’achève en mourant.
4. Malgré l’absence de ponctuation, on peut repérer des exclamatives quand le poète
s’adresse à l’automne (préparation, question c) et proclame son attachement à la saison
(v. 14). C’est une des marques du caractère lyrique du texte.
Le renouvellement d’un sujet traditionnel
5. L’automne est assimilé à une personne malade (v. 1) qui va mourir (v. 2). Le poète lui
parle et le plaint (v. 5 et 14) en le tutoyant.
6. Le poète fait voir le blanc de la neige, évoque des lieux (« roseraies », v. 2 ; « vergers »,
v. 4), les oiseaux (v. 9). Le moment décrit est original : c’est la fin de l’automne et non
son plein épanouissement, c’est le moment de la première neige qui fait tomber les
dernières feuilles (v. 17) et les derniers fruits (v. 7 et 15) et correspond à la fragilité.
7. Les mots ou expressions « l’ouragan soufflera » (v. 2), « Les cerfs ont bramé » (v. 13),
« rumeurs » (v. 14), « Le vent et la forêt qui pleurent » (v. 16) sont autant de notations
auditives. Les allitérations en [r] et [f] (« fruits », « forêt », « feuilles ») évoquent le bruit
du vent et des feuilles, les assonances en [ou] et [o] correspondent aux sonorités de
« automne ». Ces mêmes sons se retrouvent dans les quatre derniers vers.
8. Apollinaire invente une métrique nouvelle et des rythmes nouveaux. Le texte est un
bon exemple des recherches novatrices du poète. La première strophe conserve le prin-
cipe des rimes suivies (en [é]). La deuxième strophe se rapproche de la prose (absence
de rimes et de rythme ; le vers n’existe plus que par la disposition adoptée sur la page).
La poésie vient alors de l’audace des images, de l’association entre la réalité et la vision
(v. 10). La quatrième strophe retrouve rimes alternées et vers classiques ; deux alexan-
drins (v. 14 et 17) encadrent deux octosyllabes (v. 15 et 16) avant de se terminer par les
quatre vers de deux syllabes.

Vers le bac
La dissertation
Le recueil Alcools se situe entre tradition et modernité, à la fois par ses thèmes et
par son écriture. Le poète reprend des thèmes anciens présents déjà chez Ronsard par


exemple, comme celui de la fuite du temps, représentée par une eau qui court dans
« Le pont Mirabeau » :
« Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine. »
Il reprend aussi des thèmes de la poésie lyrique : comme Charles d’Orléans, il déplore
la perte de l’amour et dit la souffrance amoureuse dans ce même poème. Son émer-
veillement devant un paysage dans « Nuit rhénane », son évocation de l’automne dans
« Automne malade » font écho à la sensibilité romantique et reprennent des théma-
tiques présentes chez Lamartine (« Automne », « Pensées des morts ») ou Hugo. D’autre
part, Apollinaire écrit aussi en reprenant la tradition de l’écriture poétique : il pratique
une poésie rimée et rythmée, il emploie le vers ; le premier vers de « Zone » est un
alexandrin, « Le pont Mirabeau » utilise le décasyllabe : « Sous le pont Mirabeau coule
la Seine » et le vers impair – heptasyllabes du refrain – privilégié avant lui par Verlaine.
Il reprend aussi des procédés traditionnellement utilisés dans l’écriture poétique. Ainsi
des figures de l’image, comparaisons et métaphores : « L’amour s’en va comme cette eau
courante », la personnification : « Pauvre automne / Meurs en blancheur et en richesse ».
Il travaille aussi le rythme et les sonorités ; ainsi, dans « Automne malade », les derniers
vers font entendre, par un rythme binaire, une allitération en [f] et [r], une assonance
en [ou], les bruits de l’automne et d’un train qui passe.
Cependant, tout en reprenant les éléments de la tradition poétique, Apollinaire ancre
la poésie dans la modernité à la fois par un renouvellement des thèmes et par des
innovations dans l’écriture poétique. Dans « Nuit rhénane », Apollinaire s’appuie sur son
érudition pour introduire dans son œuvre un thème peu traité par la poésie française : le
fantastique des légendes rhénanes. D’autre part, il introduit des thèmes contemporains,
en particulier celui de la ville : Paris dans « Le pont Mirabeau » et « Zone », Londres dans
« la chanson du mal aimé ». Il célèbre les monuments modernes comme la tour Eiffel ;
il fait entendre le tintamarre des villes où « [d]es troupeaux d’autobus mugissants »
traversent les ponts, où « la sirène […] gémit ». Apollinaire fait ainsi de « Zone » une
célébration du monde moderne et de la ville une source de poésie avec « les affiches qui
chantent tout haut ». Avec la ville, c’est tout un monde d’objets et de lieux qui devient
matière à création poétique.
À cette recherche de thèmes nouveaux, s’allie une grande innovation dans l’écriture.
Aux thèmes nouveaux correspond un renouvellement du lexique de la poésie. Les mots
les plus étrangers au vocabulaire traditionnel du genre trouvent ainsi leur place dans
les poèmes : « journaux […] à 25 centimes », « gare Saint-Lazare », « gagner de l’ar-
gent »… Le poète va parfois jusqu’à créer des néologismes expressifs comme dans « Nuit
rhénane », où les fées « incantent l’été », où le batelier chante « à en râle-mourir ».
Apollinaire renouvelle aussi l’écriture du vers et mélange prose, vers libres et vers dans
une grande liberté d’écriture. Ainsi trouve-t-on dans « Zone » des vers de longueurs
très diverses : à l’alexandrin initial succèdent des vers libres : le vers 2 est très long, les
deux derniers vers extrêmement brefs ; cela donne au texte des possibilités expressives
renouvelées. Par ailleurs, la suppression de la ponctuation, geste audacieux décidé juste


avant l’édition du recueil, libère le vers de ses dernières contraintes et fait du lecteur
le créateur du sens.
Enfin, Alcools est tourné vers la modernité par ses recherches pour renouveler les
images en créant des associations inattendues donnant une perception originale du
réel. On sait que c’est à Apollinaire que l’on doit le terme « surréalisme », qui sera
repris plus tard par Breton pour définir une nouvelle école poétique. Le poète, en effet,
pratique des associations inattendues destinées à surprendre le lecteur : la tour Eiffel
est une « bergère », les automobiles un « troupeau ».

complément
Histoires des arts : Apollinaire mis en musique par Poulenc
Francis Poulenc, « La blanche neige », Sept chansons (1936)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Le compositeur Francis Poulenc (1899-1963) fréquente les poètes d’avant-garde de son
temps (Apollinaire, Jacob, Eluard) et met en musique nombre de leurs textes. Son œuvre
outre les mélodies, comprend des opéras (Dialogues des Carmélites, La Voix humaine),
ainsi que des pièces chorales et instrumentales profanes ou religieuses. Lorsqu’il écrit
ses Sept chansons, il choisit cinq poèmes d’Eluard extraits de la Vie immédiate, qui vient
de paraître en librairie, et deux extraits d’Alcools (« La blanche neige » et « Marie »).
Contrairement à Ravel ou Debussy, il déclare ne pas vouloir faire « vieux français » mais
bien « jeune Francis », en choisissant les poètes les plus contemporains. On étudiera le
poème et on en écoutera la mise en musique sur You tube ou Deezer.

➔➔ Questions
1. Vers quel monde le titre entraîne-t-il le lecteur ?
2. Comment l’évocation des anges au vers 1 fait-elle écho au titre par les sonorités ?
3. Dans quel univers merveilleux cette évocation entraîne-t-elle ? En quoi le costume des
anges et leur métier sont-ils inattendus ? Pourquoi ramènent-ils au pays de l’enfance ?
4. Une expression populaire dit lorsqu’il neige que « Le bon Dieu plume ses oies ».
Expliquez cette image. Comment le poète reprend-il cette expression populaire ? En
quoi la modification apportée évoque-t-elle la fête de Noël ?
5. Quels vers évoquent, dans la strophe 2, un avenir de bonheur ? Commentez les nota-
tions de couleurs et de lumière.
6. Quel passage exprime un sentiment de regret ? Par quel jeu de mots avec la neige
est-il introduit ? Quel effet produit la répétition du mot « tombe » ?
7. Écoutez la mise en musique à plusieurs voix de ce poème par Poulenc. Quels moments
vous paraissent le mieux traduire l’émerveillement du poète devant le spectacle de la
neige ? Quels passages font entendre une sorte de carillon ? Dites en quoi cet effet sonore
correspond au texte.

➔➔ Réponses
1. Le titre entraîne le lecteur dans le monde du conte et du merveilleux (il est une allu-
sion au conte de Perrault).


2. Par la répétition écho dans le seul mot « ange » des deux mots du titre : « an » est
présent dans « blanche » et « ge » dans « neige ».
3. L’évocation des anges entraîne le lecteur vers le merveilleux chrétien et la neige qui
évoque Noël s’y ajoute. Mais officier et cuisinier ne sont pas des fonctions angéliques.
Les personnages évoquent les jeux et les jouets de l’enfance.
4. L’expression populaire assimile les flocons de neige à des plumes blanches (celles des
oies) et fait de Dieu un cuisinier au travail. Cette expression est reprise par le vers 9 et
l’action est attribuée à l’ange cuisinier du vers 3. L’oie est un plat traditionnel de la fête
de Noël en France et en Angleterre.
5. La strophe 2 évoque le printemps et le retour du soleil. L’ange officier est assimilé
par son uniforme au bleu du ciel, couleur de l’espoir. On remarquera les notations de
lumière dans le néologisme « médaillera » et l’expression répétée « beau soleil ».
6. Les deux derniers vers (« et que n’ai-je… ») expriment le regret de l’absence de la bien-
aimée. Jeu de mots introducteur : « neige » / « n’ai-je ». Le mot « tombe » répété évoque
la chute inexorable de la neige et connote la mélancolie.
7. La mise en musique des vers 1 à 4 fait entendre le carillon des cloches de Noël et
renvoie au Noël de neige évoqué dans le poème : toutes les voix chantent sur le même
rythme simple et répètent deux notes (soprano la, do ; ténor : do, mi) ; cela fait entendre
le rythme et le son des cloches.

Séquence 3
Au xxe siècle : la modernité en question
Corpus de textes A

L’éloge de la ville au xxe siècle


B i b l i o g r a p h i e
– Stefan Zweig, Émile Verhaeren, Le Livre de poche, 1995.
– David Gullentops, Poétique de la lecture. Figurativisations et espace tensionnel chez Émile
Verhaeren, Brussels University Press, 2001.
– Dominique Millet-Gérard, Paul Claudel, Sedes, 1999 ; (du même auteur), Claudel. La beauté et
l’arrière-beauté, Sedes, 2000.
– Marie-Paule Berranger, Du monde entier au cœur du monde de Blaise Cendrars, Gallimard, 2007.
– Ensemble des publications du Centre d’études Blaise Cendras.

Texte 1
La violence fascinante de la ville moderne (pages 88-89)
Émile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées (1893)

➔➔ Objectif
Découvrir comment Émile Verhaeren évoque la violence de la ville moderne.


➔➔ Présentation du texte
Émile Verhaeren fait de la ville et du monde moderne la matière de sa poésie. Les
Campagnes hallucinées et Les Villes tentaculaires (1895) décrivent le monde attirant
et effrayant de la ville dans une poésie aux images fortes qui mêle les vers avec liberté.

➔➔ Réponses aux questions


Lecture analytique
Une ville déshumanisée
1. Dans l’expression les « foules inextricables » (v. 39), l’homme a perdu son individua-
lité. Il n’existe plus que comme une masse indistincte rendue encore plus anonyme par
l’emploi du pluriel « foules ». L’homme n’est pas vu dans son intimité en effet, mais à
l’extérieur, dans les rues de la ville.
2. Le poète est absent dans le texte : pas de lyrisme, pas de subjectivité d’un individu
sensible. Cet élément contribue à la déshumanisation de la ville. Ces adverbes de lieu
(« Là-bas », v. 6 ; « par à travers », v. 24 ; « tout là bas », v. 27) s’opposent à « ici » (v. 54). Le
spectateur qui décrit la ville la voit de loin, dans une position dominante qui lui permet
de tout voir, de tout décrire. Il voit de loin converger toutes les routes vers la ville.
3. Aux vers 39 à 50, on trouve une juxtaposition de trois groupes nominaux qui décri-
vent l’agitation et l’inquiétude maladive des hommes. Le vers 42 décrit par une méta-
phore saisissante, qui unit le concret et l’abstrait, la violence de l’homme des villes.
À l’origine de cette violence, sont le travail et l’activité économique qui mènent à la
« démence » (v. 50). L’énumération des vers 43 et 44 crée un effet de violence et d’agita-
tion ; s’ajoute l’emploi d’un vocabulaire péjoratif aux vers 46 à 50 pour désigner l’éco-
nomie moderne.
Une ville-monstre fascinante
4. « des ponts musclés de fer/lancés par bonds » (v. 7-8) est une personnification de
la ville. Le décor, des sphinx et des gorgones (v. 10) correspond à la métaphore de la
pieuvre qui fait de la ville un monstre étouffant. On retrouve cette image de la pieuvre
dans la description des rails (v. 31-33) et des rues (v. 36-38) et dans l’adjectif « tentacu-
laire » (v. 51).
5. Les vers 16 à 26 contiennent des allitérations et des consonnes gutturales (« quais »,
« chocs », « grincent », « gonds »), des chuintantes (« chocs », « choir ») ainsi que des
sifflantes ; mais également, des assonances en [i] (« glissent », « inscrivent ») et [ye]
(« murailles », « bataille »). Ces sons désagréables font entendre le « vacarme » (v. 34) de
la ville moderne.
6. Les monstres sont des créatures qui font peur et fascinent par leur puissance et leur
cri. La ville est attirante (« les chemins […] vont […] / Vers elle ») par sa puissance, son
activité et son tumulte.
Une esthétique de l’inquiétude
7. Le texte n’est pas une description mais une vision. Le titre Les Campagnes hallu-
cinées  énonce clairement le choix d’une esthétique non réaliste. Dans les six
premiers vers, la ville surgit des « brumes » comme un mirage, elle semble sortir d’un
« rêve » comme une créature magique. La personnification est créée par l’invention de
la tournure pronominale « elle s’exhume ».


8. Les vers sont de longueurs irrégulières (v. 6 : deux syllabes ; vers 7 et suivants : octo-
syllabes ; nombreux décasyllabes et un alexandrin au vers 54). Cette variété crée un
rythme chaotique qui correspond au sentiment d’inquiétude engendré par le spectacle
de la ville.

Vers le bac
L’écriture d’invention 
Les passages empruntés au texte de Verhaeren pourront être essaimés à l’intérieur du
nouveau texte ou, au contraire, rester à la place où les a mis le poète. Les élèves pour-
ront reprendre les éléments d’architecture évoqués : « ponts », « blocs », « colonnes »,
« toits », « fourgons », « corniches », « murailles », « proues », « gares », « puits », « rue »,
« rails » en passant d’une description négative à une description élogieuse. Ils imiteront
les procédés de style, par exemple la personnification de la ville ou la métaphore qui
traverse le texte, mais y associeront des images positives.

Texte 2
Les mystères d’une ville chinoise (pages 90-91)
Paul Claudel, Connaissance de l’Est (1895-1909)

➔➔ Objectif
Découvrir la prose poétique de Paul Claudel sur le thème de la ville.

➔➔ Présentation du texte
Paul Claudel (1868-1955), diplomate et écrivain, découvre le monde de l’Orient à 27 ans
alors qu’il est en poste en Chine. Cette expérience forte lui inspire un recueil poétique
publié en 1900, Connaissance de l’Est, dans lequel il rend compte, dans une prose
poétique lyrique nourrie de références à la mythologie et au christianisme, de l’étran-
geté fascinante de ce monde.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ville noire et rouge, aux mille formes, très peuplée, mystérieuse, primitive.
b. Rythmes, recherche d’images, contrastes, sonorités font de la description un texte
poétique.

Lecture analytique
L’évocation d’une ville, des tableaux en clair-obscur
1. Ombre : « obscure » (l. 3), « couleur de peste » (l. 11), « ténébreuse » (l. 15), « brun »
(l. 21), « peuple d’ombre » (l. 28)…
Lumière : « éclairé » (l. 3), « couleur de sang » (l. 10), « ocre rouge » (l. 15), « Cité des
lanternes » (l. 3), « feu de pipes » (l. 3), « jet latéral » (l. 3), « sampans éclairés » (l. 32).
Le texte oppose ombre générale et éclats de lumière ; la ville est un mystérieux monde
des Enfers et Claudel tisse d’ailleurs cette métaphore dans différents moments du texte


(ligne 28, « peuple d’ombres » ; l’« arroyo » renvoie aux fleuves des Enfers grecs comme
le Cocyte sur la rive duquel se lamentaient les âmes en attente du jugement ; on note
les expressions « mânes infernaux » et « rive lamentable ».)
2. Lignes 4 à 10 : le texte énumère les éléments perçus ; sentiment de fouillis et de
mystère. Les noms de lieux :« ateliers », échoppes », « cuisines » sont au pluriel, mais
certains détails sont au singulier : « un cri de friture », « un enfant », « un feu de pipe »,
« une lampe ». Ces détails sont singuliers, éclairs qui révèlent dans l’ombre une présence
humaine.
Une description itinérante explicative et poétique
3. Le lecteur suit la marche du narrateur et de son ou ses compagnons à travers la
ville dans une description itinérante dont la progression est scandée par des verbes
de mouvement et de perception : « nous sommes engagés » (l. 2), « nous longeons »
(l. 24), « nous tournons » (l. 25), « nous revenons » (l. 31), « nous voici » (l. 32), « Je passe »
(l. 38) ; « Nous voyons » (l. 27), « j’ai vu » (l. 40), « je vis » (l. 47)… Le spectacle se révèle à
mesure de l’avancée du narrateur dans le monde des ombres.
4. La dimension poétique du texte est créée par des procédés d’écriture : répétition de l’in-
jonction « en marche » (l. 32-33), interpellation oratoire de la ville qui crée une personnifi-
cation : « Cité des lanternes […] visages » (l. 32-33)… À la fin du texte, le mot « Concession »
est mis en valeur par sa majuscule et sa place. À la ville chinoise peu éclairée s’oppose la
ville occidentale éclairée par l’électricité. Le narrateur est descendu dans les Enfers (kata-
basis) d’où il va remonter (anabasis) pour sortir par une « double poterne » qui renvoie
aux « portes d’airain » grecques à la fin du poème. En adoptant cette perspective mytholo-
gique le narrateur s’affirme comme un Orphée moderne, donc un poète et donne au texte
une dimension poétique qui permet de traduire l’étrangeté profonde de la ville vue par le
regard d’un jeune Occidental (Claudel laisse deviner son âge à la ligne 19).

Vers le bac
L’écriture d’invention
Cette écriture d’invention est tournée vers l’argumentation mais pourra prendre sa
force de persuasion dans une évocation poétique de la ville que viendront enrichir les
recherches iconographiques proposées.

Texte 3
New York, de l’espoir à la désespérance (pages 92-93)
Blaise Cendrars, Du monde entier (1912)

➔➔ Objectif
Découvrir des recherches poétiques dont les images simultanéistes inspireront les
poètes surréalistes.

➔➔ Présentation du texte
En 1912, le grand voyageur que fut Cendrars découvre la ville de New York, qui lui
inspire ce texte célèbre. La lecture de ce poème chez les Delaunay frappe Apollinaire et
lui inspire « Zone ».


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. Ville violente et hostile, bruyante, ville de souffrance.
b. Les implorations adressées à Dieu (« Seigneur, je vous appelle »), la forme du verset
qui donne au texte l’allure d’une litanie et l’abondance du vocabulaire religieux sont
autant d’éléments qui font penser à une prière.
c. Pâques est la plus grande fête chrétienne ; elle célèbre la résurrection du Christ ; elle
est donc une fête porteuse d’espoir.

Lecture analytique
Une évocation moderne de l’éternelle misère humaine
1. Le texte parle de « la foule des pauvres » (v. 7) caractérisée au vers 8 par les termes
« parquée », « tassée », « hospices », aux connotations négatives et une comparaison
péjorative. L’évocation développée des immigrants qui arrivent à New York passe par
l’énumération de leurs origines et une métaphore péjorative et surréaliste au vers
13, comparaison péjorative avec les chiens, le symbole de la couleur noire (v. 9 et 14)
qui place sous le signe de la mort et du deuil des « peuples en souffrance » (v. 16) qui
émeuvent le poète.
2. L’opposition entre une ville décrite par le recours à des pluriels : « les métropolitains »
(v. 25), « Les ponts » (v. 26)… et le poète évoqué dans un singulier qui l’isole, « je suis
tout seul » (v. 31) ; l’opposition aussi entre le bruit de la ville et le silence du poète, la
chaleur de la ville infernale et le froid ressenti par le narrateur sont autant d’éléments
qui mettent en exergue la solitude du poète.
3. Les allitérations en [r], le rythme chaotique, les nombreuses césures et la juxtaposition
d’indépendantes produisent une impression de heurt et de cacophonie qui correspond à
la violence et au chaos de la ville.
4. L’alexandrin est souvent illusoire ; le « e » devient muet dans une diction non affectée.
Le poète recourt aussi au décasyllabe et au vers libre qui se rapproche de la prose (v. 38).
Il peut utiliser des rimes suivies (v. 25-26) de simples assonances ou supprimer les rimes
(du vers 29 à la fin). Cette diversité dans l’écriture donne au texte une irrégularité, une
fragilité qui correspond à l’incertitude et au désarroi exprimés.
L’impossible prière de l’homme des villes
5. On reprendra les recherches de la question b.
L’auteur a recours à l’invocation – le mot « seigneur » est répété neuf fois – mais aussi au
« je » de la prière. Celle-ci s’adresse à Dieu, à qui on se confie et que l’on appelle à l’aide.
Les personnages évoqués sont le Christ (« votre Nom », v. 1) et le « moine » (v. 5) qui
raconte dans un livre d’Or, la Passion (on songe à la « légende Dorée du moine Jacques
de Voragine qui, au Moyen Âge, raconte la vie des saints), les « pauvres », référence
permanente dans les religions chrétiennes. On trouve de nombreuses évocations de la
Passion du vendredi saint, deux jours avant le dimanche de Pâques. Enfin, les verbes
utilisent l’impératif de l’imploration. L’ensemble de ces éléments relève de la prière.
6. Pour Cendrars, la religion n’appartient plus qu’à la légende ; il évoque avec nostal-
gie le « vieux livre » (v. 2) en « lettres d’or » (v. 6) qui glorifiait le Christ (le mot « geste »


signifie « exploits » et fait allusion aux miracles racontés dans les Évangiles) ; la religion
d’autrefois, c’est aussi les cloches, les litanies, les antiennes (v. 19-20), synonymes d’har-
monie sonore renvoyant à une paix intérieure ; ces évocations s’opposent à la cacopho-
nie de la ville, synonyme de souffrance et de désarroi. Le poète est nostalgique de ce
passé tué par le monde moderne. Le présent rend impossible la prière.
7. Champ lexical de la mort : « comme un tombeau » (v. 30), « comme un cercueil » (v. 30-
32). La fin du poème exprime un sentiment de mort (mort de l’homme, mort de la
communication avec le divin, mort de la présence de Dieu : « Je ne pense plus à vous »,
v. 39). Le poète se décrit comme un malade de solitude ; comme sur le point de mourir,
il revit son passé et a des hallucinations (v. 35-36). Le texte exprime la solitude de
l’homme dans le monde moderne, règne du chaos, de la violence et du bruit. « Les
Pâques à New York » ne sont pas une prière d’espoir mais, au contraire, le cri d’un déses-
péré qui associe par le mot « suaire » les gratte-ciel de New York à la mort (v. 21-22).

Histoire des arts


Une collaboration entre un poète et un peintre (page 94)
Blaise Cendras et Sonia Delaunay, « La Prose du transibérien et de la petite Jehanne de
France » (1913)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Cette collaboration entre Blaise Cendrars, un poète et Sonia Delaunay, un peintre, est
un exemple illustrant le désir des artistes de faire fusionner les arts pour élaborer une
œuvre nouvelle. Le cubisme n’a jamais été un mouvement littéraire, mais il a exercé
une influence profonde sur les écrivains et déclenché une vague de collaborations entre
poètes et peintres. L’une des plus fructueuses est celle de Blaise Cendrars (1881-1961) et
de Sonia Delaunay (1885-1979). En 1913, quelques mois après la publication des « Pâques
à New York », Blaise Cendrars édite « La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de
France », premier « livre simultané » créé en collaboration avec l’artiste peintre. Le livre,
conçu sous la forme d’un seul feuillet vertical haut de deux mètres et peu large, plié en
guise de reliure, incarne le thème du voyage et a, pour Cendrars, une dimension auto-
biographique. Dépliée, la feuille permet au lecteur de lire le poème entier d’un seul coup
d’œil, comme s’il s’agissait d’une affiche, et s’affirme ainsi comme résolument moderne.
Au poème imprimé à droite dans une disposition et une typographie qui lui donnent du
dynamisme, correspond dans la partie gauche une composition vivement colorée qui, à
mi-chemin entre abstraction et figuration, reprend les thèmes du texte. L’illustration de
Sonia Delaunay a été réalisée au pochoir tout au long des 450 vers. Le poème est imprimé
dans une dizaine de caractères différents. Il était destiné à un tirage de 150 exemplaires.
En réalité, le nombre d’exemplaires parus oscille sans doute entre 60 et 70. La reproduc-
tion au pochoir de la peinture était coûteuse. Les souscripteurs ont été si peu nombreux
et la guerre est venue si vite que les artistes n’ont jamais pu en achever l’impression.

➔➔ Réponses aux questions 


1. Le texte est disposé sur la page de façon à créer un effet de variété et de mouvement
renvoyant au thème du voyage. Le poète emploie des caractères et des couleurs diffé-
rents pour imprimer le poème.


2. Les taches de couleur dans la partie droite occupent les espaces laissés libres par le
texte. De forme rectangulaire, ils évoquent la forme du train et de ses wagons.
3. Le poème a pour thème l’attrait du voyage et le sentiment d’inquiétude qui l’accom-
pagne : « Maintenant, j’ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie… Et j’ai perdu
tous mes paris » ; « Je suis en route / J’ai toujours été en route / Je suis en route avec la
petite Jehanne de France. » À cette instabilité, cette fuite, fait contrepoint l’expression de
la nostalgie et de l’attachement à Paris, évoqué comme un « Grand foyer chaleureux avec
les tisons entrecroisés de tes rues et les vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se
réchauffent comme des aïeules ». La collaboration entre poète et peintre est énoncée sur
la bande qui entoure la feuille repliée comme projet de faire un « livre simultané » et les
artistes invitent par une telle formule à une lecture associée de l’image et du texte. La
partie gauche du feuillet reprend, à mi-chemin entre représentation et abstraction, les
thèmes du poème : la fumée du train et le train lui-même sont lisibles dans la tache brune
et le rectangle peint en biais pour figurer une locomotive ; la bande verticale à droite crée
une impression de défilement renvoyant au mouvement du train, tandis que Paris est
évoqué par la forme stylisée d’une tour Eiffel rouge, monument récent qui enthousiasmait
par sa modernité.

Séquence 3
Au xxe siècle : la modernité en question
Corpus de textes B

La déploration élégiaque
à la fin du xxe siècle
B i b l i o g r a p h i e
– Blog et site de Jean-Michel Maulpoix (www.maulpoix.net).
– Philippe Jaccottet, Qui chante là quand toute voix se tait ?, Presses Universitaires de Rennes,
2003.
– Collectif, Présence de Jaccottet, Éditions Kimé, 2007.
– Yves Bonnefoy, Ce qui alarma Paul Celan, Éditions Galilée, 2007.
– Jean-Michel Maulpoix, Choix de poèmes de Paul Celan, Éd. Gallimard, 2009.
– Patrick Née, Yves Bonnefoy, ADPF/Ministère des Affaires étrangères, 2005.
– Alain Bosquet, Correspondance avec Saint-John Perse 1942-1975, Éd. Gallimard, Les cahiers de
la NRF, 2004.

Texte 1
L’hommage aux morts anonymes (page 96-98)
Eugène Guillevic, Exécutoire (1947)

➔➔ Objectif
Découvrir un poète contemporain qui refuse le lyrisme, et dont l’écriture sobre et dense
parvient à exprimer la douleur de son temps.


➔➔ Présentation du texte
Eugène Guillevic écrit au lendemain de la guerre, en 1947, un texte dans lequel il donne
à voir les horreurs de la mort de masse pendant la Seconde Guerre mondiale.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Dans la liturgie catholique, un requiem est une prière pour les morts qui commence
par ce mot signifiant « repos » : requiem aeternam dona eis domine (« seigneur, donne-
leur le repos éternel »). On entend aussi dans les prières de deuil des formules comme
requiescant in pace (« qu’ils reposent en paix »). Cette prière a été souvent mise en
musique, inspirant des œuvres célèbres, comme les requiem de Mozart, de Verdi, de
Duruflé. Sur les tombes, par ailleurs, on trouve souvent une épitaphe évoquant le repos
éternel et commençant par le formule « Ici repose… ».
b. Un charnier est une tombe collective créée lorsqu’un trop grand nombre de morts ne
laisse pas le temps aux vivants de donner à chacun une sépulture (épidémies, guerres,
génocides). La coutume, dans toutes les civilisations, est de rendre aux morts les
honneurs funèbres en accomplissant les rites propres à chaque religion. Les charniers
des guerres engendrés par les massacres et les actes de barbarie sont donc la négation
de la civilisation. Guillevic choisit ce titre parce qu’il évoque les actes barbares accom-
plis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Lecture analytique
Des morts déshumanisés
1. Le narrateur invite le lecteur à voir la réalité du monde : un spectateur conscient
invite un promeneur inconscient à regarder plus loin que les apparences charmantes
du monde (les « fleurs », « un pré », v. 1-2) et à voir au-delà de l’horreur des massacres.
L’apparition du charnier est rendue saisissante par le contraste établi avec les fleurs ; la
sonorité des sons en [é] fermé et correspondant à « charniers » s’oppose à la sonorité
ouverte de « fleurs ».
2. Le tiret interrompt le discours pour introduire une sorte de parenthèses qui fait
allusion au goût des morts pour la joie et la vie : ceux qui sont victimes de la barbarie
sont nos semblables.
3. Ce passage est l’évocation saisissante d’une jambe de femme qui sort de l’amas confus
des cadavres et semble encore vivante : « Légèrement en l’air », « hardie », « jeune »,
« cuisse » évoquent la vie et la jeunesse. Le tragique de la vision est accentué par la
longueur décroissante des vers, qui tombent dans le néant du monosyllabe « Rien ».
4. Entre les vers 20 et 29, les morts sont déshumanisés par l’utilisation de tournures
négatives pour dire l’hésitation sur la distinction entre chair et terre, la mise en valeur
des mots « masse » et « boue » par leur place en fin de vers et l’évocation de squelettes
qui sont ici synonymes d’humains, parce qu’ils ont encore une forme reconnaissable,
alors que les corps des victimes ne sont plus qu’une masse informe.
L’impuissance des vivants
5. On entend parler dans ces vers le promeneur qui voit brusquement le charnier. Le


niveau de langue, la construction maladroite du vers 24, les tournures sans verbe
(v. 28-29) révèlent un homme simple terrorisé par ce qu’il découvre.
6. « nous » symbolise les vivants, le poète et ses lecteurs, tandis que « eux » vaut pour
les morts du charnier. Les quatre vers suggèrent une relation possible entre les morts
et les vivants. L’honneur rendu aux morts serait une façon d’apprivoiser la mort, de
l’humaniser, de l’accepter, c’est-à-dire de renaître à la vie (de là le rôle des cérémonies,
des requiem, des monuments aux morts dans les civilisations occidentales).
7. Trois mots forment un contraste avec la description du charnier : « plaie », « vivants »,
« guérisse » ; un mort qui aurait forme humaine montrerait une blessure et permettrait
que les vivants tentent de le secourir ; or, le spectacle des morts du charnier est si
terrorisant, tellement au-delà de l’imaginable, que l’hommage rendu aux morts est
impossible, inconcevable.
8. Les vers 41 à 45 sont à la fois un anti-requiem et un hommage rendu aux morts
anonymes : les tournures négatives énoncent comme impossibles les paroles conso-
latrices du requiem ; la formule « ici repose » est niée : « ne repose pas », « jamais ne
reposera » ; l’expression « ici et là » renvoie aux corps à jamais disloqués et éparpillés.
Cependant, ces vers, par la syntaxe, les anaphores, les répétitions de mots (« repose »)
et de sons (en « a ») prennent un ton solennel qui est celui d’une épitaphe et font de ce
poème un hommage rendu aux morts que l’on ne connaît pas.

Vers le bac
L’épreuve orale
On pourra suggérer cette suite de consigne à l’exercice.
Ensuite, mettez-vous à deux, chacun préparera une strophe sur deux et fera ensuite
écouter à l’autre cette lecture orale. L’auditeur fera des critiques et des suggestions
d’amélioration. Enfin, des duos de volontaires présenteront leur travail à la classe.
Les auditeurs prendront des notes destinées à les aider à faire une bonne lecture de
l’ensemble du texte en vue de l’épreuve orale.

Texte complémentaire
Dire l’indicible (pages 98-99)
Paul Celan, Fugue de mort (1945)

➔➔ Objectif
Comprendre comment Paul Celan utilise la poésie pour rendre compte de l’horreur de
la Shoah.

➔➔ Présentation du texte
Après la barbarie nazie, la question de la survie de la culture et de son sens est posée
et suscite de nombreux débats. La poésie peut-elle parler de l’indicible ? Paul Celan
(1920-1970), poète et traducteur roumain de langue allemande, construit son œuvre
poétique autour de la destruction d’un certain type de poésie par la catastrophe de la
Shoah. Il a participé en 1968 à la revue L’Éphémère avec André du Bouchet (traducteur
de sa poésie), Yves Bonnefoy, Michel Leiris, Jacques Dupin et Louis-René des Forêts.


L’un de ses premiers poèmes évoque les camps où sont morts ses parents ; lui-même
a été envoyé en 1943 dans un camp de travail forcé en Moldavie et a été libéré par les
Russes en 1944.

➔➔ Réponses aux questions


1. Ce qui évoque la violence des camps : les chiens, les Juifs qui creusent une tombe,
l’orchestre de musiciens juifs que le chef oblige à jouer, les coups, la scène précise qui
est racontée : un assassinat commis par un nazi sadique.
2. Le vocabulaire et la syntaxe sont simples. « Un homme habite la maison il joue avec
les serpents il écrit » (v. 5) : il s’agit d’une juxtaposition de phrases courtes et simples.
Au vers 16, on retrouve l’emploi d’un langage parlé et même l’usage du pronom « on »
au vers 4. Au vers 20, la coordination se fait uniquement par « et ». Dans la métaphore
« Lait noir de l’aube » (v. 27), l’alliance de mots exprime angoisse et souffrance. La
personnification : « la mort est un maître d’Allemagne » est répétée plusieurs fois et
l’on retrouve d’autres figures de style (anaphores, reprises) aux vers 1, 10, 19-24 et au
vers 30. La langue employée est extrêmement simple.
3. L’homme est un officier nazi, le chef du camp ; il est présenté comme un être lointain,
inconnu et terrifiant, un homme noir, ogre cruel : « un homme habite la maison » / « ses
grands chiens » / « ses juifs ». Le narrateur, par la simplicité de l’expression et l’imagi-
naire convoqué, fait penser à un homme simple ou à un enfant ; c’est un des Juifs du
camp (« nous »), il renvoie à l’innocence et la vulnérabilité des victimes.
4. Les deux dernières strophes utilisent les procédés de la reprise et de la variation et
reprennent les thèmes du poème ; le retour des formules et des thèmes donne une
dimension musicale au texte et en justifie le titre : une « fugue » musicale est construite
sur la reprise en écho, le rappel d’un même thème, le « sujet », que l’on fait moduler,
que l’on varie et développe. La fugue est le langage des polyphonistes allemands (Bach
a écrit « l’art de la fugue ») et que ce texte est écrit en allemand. Sont repris dans le
poème la formule « lait noir… », l’évocation du nazi, celle des deux femmes, celles des
musiciens, des chiens, des serpents, de la mort. On fera relever huit thèmes (au sens
musical) dans le poème et on observera leurs variations. Pour expliquer l’image des
deux femmes, on se souviendra que « Margarete », Marguerite, est la jeune Allemande
du drame de Faust, victime de l’homme qui a conclu un pacte avec le diable (ici, l’officier
allemand joue avec les serpents, symboles du diable). À ses cheveux d’Or, s’opposent
les cheveux couverts de cendre (celle des fours crématoires) de la jeune Juive Sulamith,
qui représente toutes les jeunes femmes juives victimes de la barbarie nazie. Les deux
femmes sont des figures d’innocence.
5. Le poète a donc choisi la simplicité et la sobriété pour évoquer l’indicible ; il construit
le poème musicalement et a recours à des symboles mais, surtout, jamais à l’analyse.

➔➔ Prolongement proposé
Pour préparer la question de l’entretien du bac, on pourra faire relire la présentation du
texte et résumer le sujet du débat. On demandera aux élèves de donner leur opinion
en argumentant la réponse. On leur demandera auquel des deux textes ils sont le plus
sensibles et pourquoi. On identifiera les moyens d’écriture communs, d’une part, et

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spécifiques à chaque poète, d’autre part, par lesquels Eugène Guillevic et Paul Celan
ont pu rendre sensibles l’horreur et l’inhumanité de cette période.

Histoire des arts


L’art contre l’oubli (page 100)
Krzysztof Penderecki, Thrène pour les victimes d’Hiroshima (1959)

➔➔ Objectif
Découvrir en écho aux poèmes de Guillevic et Celan une œuvre musicale contemporaine
d’écriture audacieuse qui évoque un autre désastre de la Seconde Guerre mondiale.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Cette composition a rendu Penderecki très célèbre alors qu’il n’avait que 26 ans. L’œuvre
du compositeur a souvent pour thème les souffrances du monde et l’injustice sociale,
et porte en elle une grande force d’émotion. Le sentiment religieux a aussi inspiré
plusieurs pièces. On pourra évoquer, par exemple, Dimensions du temps et du silence
(1959-1960) ou Canticum Canticorum Salmonis.
À l’origine, cette œuvre composée en 1959 s’appelait 8’37 (la durée de l’attaque sur
Hiroshima le 6 août 1945). Penderecki la renomma, soucieux de se faire comprendre du
public. Si la pièce est dédiée aux victimes japonaises, on peut y voir aussi un hommage
aux victimes des camps de concentration. Penderecki déclarait, à ce sujet : « La grande
Apocalypse [Auschwitz], ce grand crime de guerre, est incontestablement dans mon
subconscient depuis la guerre où j’assistai enfant à la destruction du ghetto de ma
petite ville natale, Debiça [près de Cracovie]. » Cette pièce fut d’ailleurs créée en 1967
sur les lieux mêmes de la tragédie à Auschwitz.
On fera écouter le morceau deux fois. À la seconde écoute seulement, on demandera
aux élèves de noter à mesure sentiments et images. Ils seront attentifs à la recherche
sur les sonorités, qui est primordiale, avant la mélodie ou la structure du morceau car
l’artiste a cherché à créer de nouvelles sonorités instrumentales pour engendrer l’émo-
tion. On croit parfois entendre d’autres familles que les cordes, d’autres sons que ceux
d’instruments de musique.

➔➔ Réponses aux questions


1. L’effectif orchestral est composé uniquement de cordes : vingt-quatre violons, dix
altos, dix violoncelles, huit contrebasses, soit cinquante-deux instruments. Les possibi-
lités sonores des cordes sont poussées au maximum, procurant des sensations auditives
inédites. On croit parfois entendre des percussions. Le compositeur atteint ici, selon ses
propres mots, « les limites dans la création des sonorités ».
2. La musique fait naître angoisse, terreur, détresse… Ces sentiments sont créés par
des sonorités très aiguës, perçantes, des sons superposés, l’alternance de moments
tendus piano et de moments où la musique éclate. Le musicien utilise des techniques
particulières (archet, glissando permettant les quarts de ton) signalées sur la partition,
des clusters, c’est-à-dire des grappes de sons voisins, des trémolos, des sons continus
et discontinus.

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3. Bien que cette musique ne soit pas narrative, on peut reconnaître dans les effets
musicaux les sirènes, le hurlement de la bombe, la fuite, les mouvements de panique,
les cris de la foule.

Texte 2
La parole reniée (pages 101-102)
Philippe Jaccottet, Chants d’en bas (1974)

➔➔ Objectif
Découvrir comment un poète contemporain s’interroge sur la légitimité de l’art
poétique et de toute expression artistique, rejoignant l’interrogation angoissée d’autres
artistes de notre temps.

➔➔ Présentation
Le recueil d’où est issu « Parler I » figure, en 2012, au programme des élèves de termi-
nale littéraire, faisant de Philippe Jaccottet un poète de référence, un classique de la
poésie contemporaine.
Jaccottet définit les Chants d’en bas (1974) comme un livre de deuil ; de même son
recueil précédent, Leçons, publié en 1969, fait-il référence aux « leçons de ténèbres »
de la musique baroque, morceaux chantés lors des liturgies de la semaine sainte qui
commémorent la Passion et la mort du Christ. C’est le thème de la mort et de la souf-
france qui inspire donc ces textes : l’omniprésence de la douleur remet en cause l’acti-
vité même d’écrire.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’absence de majuscules en début de vers, de rimes et les lignes de longueurs diffé-
rentes sont des éléments relevant de la prose, alors que la disposition en strophe fait
penser à un poème.
b. « Aussi », « Cela », « c’est quand », « alors » : les connecteurs sont en début de strophe
et attirent l’attention sur un raisonnement logique qui sous-tend le texte.
c. Ce texte exprime le sentiment que la poésie est impuissante à agir sur le monde et dit
vaine l’activité poétique qui prend du temps quand il y aurait des tâches plus urgentes
pour qui veut remplir son devoir d’homme.

Lecture analytique
Le poète et la parole
1. « fleur », « peur » : remise en cause de la rime qui unifie dans une équivalence sonore
deux mots de sens opposé. Idée que le chant poétique berce l’oreille et ôte leur force
signifiante aux mots.
2. Première strophe : « La poésie, une activité sans risques et sans conséquences »
Deuxième strophe : (conséquence) « Le rejet d’une activité inutile »
Troisième strophe : (causes du rejet) « La douleur poignante du monde »

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Quatrième strophe : (conclusion) « La poésie est un gaspillage d’énergie et une insulte
à la douleur du monde »
Le poème est donc construit comme une argumentation logique soutenue par l’énon-
ciation de connecteurs logiques.
3. On opposera « Parler est facile » (la poésie est une activité plaisante, aisée, agréable) ;
et, à la fin du poème, « Parler […] semble mensonge » (la poésie est une activité trom-
peuse). Entre le début et la fin du poème, le poète opère une réflexion sur la souffrance
du monde et l’inutilité, voire l’illégitimité du discours artistique devant cette douleur.
Le poète ferait mieux d’employer autrement son énergie. Le poème passe ainsi de la
réflexion à la révolte
Une expression poétique de la révolte contre la poésie
4. La démonstration de l’illégitimité de l’activité poétique se fait au travers d’un texte
poétique qui est, pour reprendre la métaphore utilisée au vers 3, un travail de « dentel-
lière ». On a en effet une grande recherche d’expression et une grande conscience des
moyens poétiques employés et des pouvoirs du langage. La poésie est définie comme
un « ouvrage de dentellière », qui exige soin, précision et patience ; cette métaphore
renvoie au travail sur la langue. Elle prend ici le sens d’une activité inutile, dévoreuse
de temps et qui met le poète à l’abri du monde en l’isolant dans sa tâche, au chaud,
dans sa chambre. Elle est aussi un « jeu » (v. 11) donc un passe-temps égoïste et inutile
qui parfois fait « horreur ».
5. Dans la troisième strophe, la douleur est personnifiée sous la forme de « quelqu’un
qui approche » mais l’image se transforme par la disparition du sujet en quelque chose
qui va « abattant » et « traversant » les obstacles (v. 19) pour être finalement identifiée à
un minotaure terrifiant montrant son « mufle » démesuré (v. 21). Cette métamorphose
de l’image lui donne une force inquiétante.
6. Réécriture : « je répèterai “sang”, la page en sera tâchée et moi blessé ». La phrase
transformée est une image forte qui pourrait évoquer le pouvoir de la poésie et montre
la puissance du langage.
7. Ce poème est donc l’expression du conflit habitant le poète qui exprime des doutes
sur l’utilité de l’entreprise poétique et c’est aussi l’expression même d’une puissance
créatrice et des pouvoirs du langage.

Vers le bac
L’épreuve orale
Les textes proposés donnent du poète et de sa fonction des images différentes :
– Villon : le poète prête sa voix aux pendus, aux réprouvés que le monde rejette et
punit. Le poème est une supplique adressée aux vivants. Les pendus leur demandent
de prier pour eux afin qu’ils obtiennent l’absolution ; le retour du refrain au dernier vers
de chaque strophe insiste sur cette idée. Ils redoutent que les vivants ne se détournent
d’eux, ne les abandonnent par mépris (v. 12), sécheresse de cœur (v. 2), ne rient de leur
sort (v. 34) et ne prient pas pour eux. Le lecteur est saisi à cette prière d’une grande
émotion. L’évocation des pendus au début de la ballade est un spectacle saisissant et
insoutenable. Le poète est ainsi celui qui, par la force de son verbe, attire l’attention

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sur ceux qui souffrent et fait naître chez le lecteur un sentiment de pitié. D’autre part,
le rapprochement que l’on peut faire entre le thème du texte et la vie tourmentée du
poète qui disparut mystérieusement, unit dans un même destin les malheureux, faisant
de Villon la première figure du poète maudit.
– Du Bellay : le poète fait entendre sa propre voix, modeste mais personnelle. Il refuse
de se situer dans une tradition littéraire qui reprend les sujets et la manière d’écrire
de ses prédécesseurs les plus illustres (Homère, Horace…). Le désir d’écrire est défini
comme un besoin impérieux. Du Bellay reprend deux mots, « fureur » et « passion »,
qui renvoient au topos du poète dont le souffle poétique est inspiré par la divinité.
Cependant, il donne aux termes une dimension personnelle en les accompagnant de
qualificatifs volontairement dépréciatifs : « plus basse » et « simplement ». Il revendique
ainsi une poésie personnelle et dépourvue d’artifices, aussi bien dans le choix des sujets
que dans ceux de l’écriture. Le poète fait ici entendre des accents personnels dont la
sincérité nous touche aujourd’hui.
– D’Aubigné : cet extrait saisissant des Tragiques donne à voir l’horreur des guerres de
Religion qui opposèrent catholiques et protestants au xvie siècle pendant trente ans
d’affrontements. D’Aubigné appartenait au parti huguenot ; il a participé directement
aux guerres de Religion ; grand soldat, il a effectivement vu de près les horreurs de la
guerre où il fut blessé. S’exprimant à la première personne, il peut se présenter comme
un témoin direct des exactions commises ; dans une description animée et frappante,
il en dénonce les horreurs. La parole poétique maîtrisée donne au témoignage la forme
d’une transposition littéraire qui lui octroie sa force de persuasion parce que le poète
sait user de la puissance du langage, par exemple de l’amplification épique, de l’hyper-
bole, d’un vocabulaire intensif… Le poète est alors l’artiste engagé dont la parole a
force de conviction.
– Malherbe : si Malherbe parle de son temps, c’est en faisant l’éloge du roi restaurateur
de l’ordre, protégé de Dieu et en peignant un tableau prophétique du règne commen-
çant d’Henri IV. Malherbe est-il ici un poète courtisan comme il y en aura beaucoup
à l’époque classique ? Peut-être, mais on peut penser aussi que cette célébration de
l’ordre n’est pas une flatterie car le poète qui a, comme d’Aubigné, connu les « grandes
tempêtes » des guerres de Religion, porte un jugement moral pessimiste sur l’homme :
ce dernier lui semble inconstant, avide de changements, de troubles et de boulever-
sements. Malherbe sent la fragilité de la paix retrouvée. Le poète est alors encore un
témoin sincère de son temps.
– Rimbaud : écrit en 1873, deux ans après la Lettre du voyant, « Alchimie du verbe »
donne au poète un rôle nouveau. Comme l’alchimiste auquel renvoie le titre, le poète
souhaite transformer le métal en or, c’est-à-dire donner au langage une puissance
nouvelle. La création poétique prend alors une dimension hermétique et mystique.
Rimbaud remet en cause les critères de l’art ; le poète est celui qui est capable de
dire et de connaître des choses « inouïes », nouvelles. Rimbaud veut expérimenter et
traduire ce qui n’est pas encore formulé. Il s’agit d’« inventer », c’est-à-dire de créer. Le
poète rêve d’une langue nouvelle : « un verbe poétique accessible à tous », un langage
universel capable de noter l’inexprimable, c’est-à-dire de rendre compte d’une compré-
hension parfaite du monde. Ce nouveau verbe rendrait sa puissance d’évocation à une

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langue obscurcie où les mots ont perdu leur valeur. Le poète est alors capable d’une
expérience surhumaine.
Mais « Alchimie du verbe » renvoie aussi à une autre figure du poète. Le texte fait un
bilan qui juge négativement l’expérience du voyant en la renvoyant au chimérique
et au présomptueux. « Hallucination », « sophismes magiques », « désordre de mon
esprit », « sophismes de la folie », l’état mental du poète est présenté comme une fausse
route. Rimbaud se définit comme un être envoûté, victime des « enchantements » de
son cerveau. C’est alors une image négative du poète et de la poésie qui est ici donnée.
– Jaccottet : au lendemain des désastres de la Seconde Guerre mondiale, c’est le thème
de la mort et de la souffrance qui inspire le texte. Le poète s’interroge sur la légitimité
de l’art poétique et de toute expression artistique, rejoignant l’interrogation angois-
sée d’autres artistes de notre temps. Pour le poète, « Parler est facile » : la poésie est
une activité plaisante, aisée, agréable. Mais on peut lire plus loin : « Parler […] semble
mensonge ». La poésie est alors ressentie comme une activité trompeuse. Le poète est
un homme inutile et, devant la souffrance du monde, ressent son activité comme illé-
gitime. Le poète apparait donc comme un être tourmenté qui exprime des doutes sur
sa légitimité bien que son poème, par sa force émotive, soit la preuve de sa puissance
créatrice et des pouvoirs du langage.
Les textes interrogent le statut du poète, l’utilité et l’intérêt de la poésie ; ils opposent
deux images du poète : le poète « utile » et puissant car il parle de l’homme, du monde,
de son temps, mieux que tout autre ; sa parole éclaire le monde. À cette vision positive
s’oppose celle du poète qui doute de sa légitimité et du pouvoir de la poésie (poèmes de
Rimbaud et de Jaccottet), sentant sa parole vaine et doutant de l’entreprise poétique.

Texte 3
La poésie retrouvée (pages 102-104)
Jean-Michel Maulpoix, Domaine public (1996)

➔➔ Objectif
Découvrir un questionnement actuel sur la poésie, qui fait écho à celui de Jaccottet. 

➔➔ Présentation du texte
Écrivain et critique lucide, Jean-Michel Maulpoix, aujourd’hui poète et professeur à
l’université de Nanterre, s’interroge sur la place de la poésie à la fin du xxe siècle. Les
drames de l’histoire laissent-ils encore un lieu spirituel et artistique à la poésie ?

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. « Marie a deux trous rouges au côté droit. Elle dort. Le menton contre la poitrine.
D’un si beau sommeil d’image peinte » (l. 5-6) : ces expressions reprennent, en les réécri-
vant, les deux derniers vers du « Dormeur du val » : « Il dort dans le soleil, la main sur sa
poitrine, / Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. » L’expression « image peinte »
renvoie au titre du recueil de Rimbaud Illuminations. Le sens anglais du mot signifie
« enluminures », peintes sur les manuscrits (voir séquence 2).

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b. « Cette année non plus, il ne neigera pas. Arthur continue de raser les murs. Il porte
un sac à dos de cuir » : l’évocation de la neige renvoie au « Dites-moi la neige » prononcé
par l’Esprit de La Comédie de la soif ; elle représente le désir de départ et d’ailleurs,
et l’évasion poétique. La fin du verset renvoie à l’errance de Rimbaud adolescent, à
la « bohème », au Rimbaud « piéton sur la route ». Dans le poème de Maulpoix, Il ne
neige pas et Rimbaud rase les murs : le désir de partance est impossible à assouvir. Les
expressions péjoratives employées déprécient la poésie : le poème commence par des
notations provocatrices qui ruinent la grandeur de la poésie : un « pigeon » sur la tête
de Verlaine, la tête « chauve », Rimbaud qui « rase » les murs ; la reprise du « Dormeur
du val », qui prend le ton de la parodie. On note plus loin les expressions « hoquet
d’ivrogne », « histoire ancienne », « je grince ».
c. Le retour à la ligne et l’emploi de la majuscule renvoient à la poésie. Le verset, qui
est un paragraphe numéroté dans les textes sacrés, désigne en poésie une écriture
tendant vers la prose, un vers libre sans métrique définie marqué uniquement par le
retour à la ligne.

Lecture analytique
La défaite de la poésie
1. « Chaque fois, je me répète la même chose : je n’écrirai plus de poèmes, c’est de
l’histoire ancienne » (l. 13-14)
2. « à base de prose » (l. 7), « des phrases sans queue ni tête » (l. 9), « c’est de l’histoire
ancienne » (l. 14), « ça me reprend » (l. 15)… Maulpoix fait le choix d’un discours à l’opposé
des pratiques poétiques habituelles qui, elles, relèvent d’un travail sur la langue et font
du travail poétique l’« ouvrage de dentellière » évoqué par Jaccottet.
3. Le monde moderne ne favorise pas la poésie ; la parole et le désir d’écriture sont des
choses fragiles auxquelles le poète semble ne plus croire.
Le choix mélancolique du passé
4. Lignes 9 à 12 : le présent est sinistre, fait de « meurtres et de bombardements » ;
l’image qui est donnée des articles de journaux est négative. À leur lecture, le poète,
en effet, n’est pas touché par le malheur d’autrui : l’écriture a donc perdu tout son
pouvoir de conviction et de persuasion, elle est morte et ne peut émouvoir : le contenu
des textes n’est plus qu’« un herbier de plantes mortes et de  larmes séchées ».
5. Pourtant, le poème exprime une certaine aspiration à la poésie et envisage l’avenir
comme un temps possible encore pour la parole poétique : le désir d’écrire subsiste ; les
expressions « paroles hâtives », « discorde », « bruit » disent le désir de traduire l’expé-
rience du monde réel dans une écriture énergique, brutale et fragmentée. Les vers
manifestent l’espoir du poète de donner du « sens », « un peu de clarté » au monde et
de trouver une oreille amie : « Comme si quelqu’un allait venir » (l. 22) traduit l’espoir
du poète.
6. La fin du poème évoque la solitude et la mort (l. 29-30 et 36) et renvoie au passé : on
note l’emploi de l’imparfait et du passé simple ; la « maison » poétique ne se bâtit que
sur les souvenirs (l. 29 à 32) ; ces allusions donnent à la poésie son caractère élégiaque
et mélancolique.

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L’élégie ou la modestie en poésie
7. « hoquet d’ivrogne » (l. 24), « je grince » (l. 27), « porte qui bat » (l. 27) : l’activité
poétique est évoquée par des termes péjoratifs qui la montrent tourmentée, fragile,
hésitante. Elle ne sera qu’un reste des rêves d’autrefois où le poète espérait créer une
œuvre plus haute.
8. « J’écris pour oublier quelqu’un » (l. 39) : la poésie naît d’un travail de deuil, celui de
la grand-mère qui a appris la lecture au poète. Ce dernier écrit pour combler le manque
d’une personne aimée, l’absence, la disparition. Il écrit pour échapper à la solitude. Il
définit ainsi une forme de lyrisme qui renvoie à l’élégie.
9. Tout en déniant à la poésie une possibilité d’existence et en mentionnant des « jour-
nées à base de prose » (l. 7), le poète écrit un texte où prose et poésie se rejoignent par
le recours au verset (réponse c). On voit donc que l’auteur ne renonce pas à la poésie.

Vers le bac
La question de corpus
Du Moyen Âge à la poésie contemporaine, les sept poèmes proposés ont tous une tona-
lité élégiaque ; ils font entendre une plainte mélancolique sur des sujets différents.
Charles d’Orléans, dans « Ballade LXIII », exprime une plainte de deuil : la mort a
emporté la femme aimée. Il confie sa peine à la déesse de l’amour : son esprit est
comme perdu dans les ténèbres d’une forêt intérieure, d’un « bois » où il erre sans
pouvoir se retrouver, c’est-à-dire recouvrer la raison ; le monde a perdu son sens, le
poète se sent exilé et n’a plus de repères. La tonalité élégiaque est conférée au texte
par l’évocation douloureuse et intense de l’amour perdu (troisième strophe) : « celle
que tant aimais », « Qui me guidait, si bien m’accompagna » ; la répétition d’un même
vers à la fin de chaque strophe exprime un sentiment de désarroi poignant et confère
au chagrin une dimension lancinante.
Le poème de Ronsard, extrait du Second livre des Amours, est une élégie sur la fuite du
temps et l’approche inexorable de la mort. L’évocation des fleurs qui fanent, comme
image du caractère éphémère de la jeunesse, est un motif récurrent depuis l’Antiquité
mais Ronsard lui donne ici son caractère élégiaque en créant un sentiment d’intimité
par le jeu sur les pronoms « je », « vous », l’adresse directe à la femme aimée (v. 5 et 14),
la mort évoquée comme un destin commun : « Quand serons morts ». Tous ces procédés
donnent au texte des accents personnels émouvants.
Apollinaire, dans « Zone », célèbre la ville moderne, mais exprime aussi une sensibi-
lité et des sentiments personnels tristes et mélancoliques, avec des éléments auto-
biographiques qui confèrent au texte sa tonalité élégiaque : plainte de l’amour perdu
de Marie Laurencin, sentiment de solitude (v. 25), compassion devant les misères du
monde (v. 31), sentiment de désarroi devant l’impossible recours à Dieu dans le monde
moderne (v. 9-10 et 30).
Eugène Guillevic, dans « Les charniers », dénonce les horreurs de la guerre et de ses
« charniers ». Ceux qui sont victimes de la barbarie sont nos semblables, « Eux aussi /
Préféraient ses fleurs » (v. 8-9) ; la douleur et la plainte élégiaque naissent de l’impos-
sibilité de leur rendre un hommage funéraire qui adoucirait la peine des vivants : « Où
est la plaie / Pour qu’on la voie / Qu’on la guérisse » (v. 38 à 40).

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Paul Celan, dans « Fugue de mort », met en scène la violence des camps de concentra-
tion qui sont la perte de l’humain. Pour dire l’indicible, il donne la parole à l’une des
victimes du camp ; la plainte naît des répétitions qui rythment le poème en évoquant à
la fois les victimes : « Lait noir de l’aube » (v. 10, 19 et 27) et le bourreau : « un homme
habite la maison » (v. 5, 13, 22 et 32). Ces expressions répétées confèrent au poème le
rythme d’une litanie lancinante dont le titre « Fugue de mort » énonce la dimension
musicale. 
Philippe Jaccottet s’interroge sur la légitimité de l’art poétique et de toute expression
artistique face aux horreurs du monde. Sa plainte est celle de l’artiste qui remet en
cause son existence même. Il exprime le sentiment que la poésie est impuissante à agir
sur le monde et dit vaine l’activité poétique qui prend du temps quand il y aurait des
tâches plus urgentes pour qui veut remplir son devoir d’homme. Le poème fait entendre
la douleur de celui pour qui la poésie paraît un « jeu » qu’il prend « en horreur ».
Jean-Michel Maulpoix, dans cet extrait de Domaine public, dit la fragilité de la parole
poétique. Face à un présent sinistre, fait de « meurtres et de bombardements », le désir
d’écrire subsiste ; mais les expressions « paroles hâtives », « discorde », « bruit » (l. 16),
« hoquet d’ivrogne » (l. 24), « je grince » (l. 27), « porte qui bat » (l. 27) évoquent, par des
termes peu glorieux, l’activité poétique et la montrent tourmentée, fragile, hésitante.
Elle ne sera qu’un reste des rêves d’autrefois où le poète espérait créer une œuvre plus
haute. Le poète aimerait donner du « sens », « un peu de clarté » au monde et trouver
une oreille amie : « Comme si quelqu’un allait venir » (l. 22). Cependant la fin du poème
évoque la solitude et la mort (l. 29-30 et 36) et renvoie au passé ; la « maison » poétique
ne se bâtit que sur les souvenirs (l. 29 à 32) ; ces allusions donnent à la poésie son
caractère élégiaque et mélancolique. Le poète dit « J’écris pour oublier quelqu’un » :
la poésie naît d’un travail de deuil, celui de la grand-mère qui a appris la lecture au
poète. Ce dernier écrit pour combler le manque d’une personne aimée, l’absence, la
disparition. Il écrit pour échapper à la solitude. Il définit ainsi une forme de lyrisme qui
renvoie à l’élégie.
Ainsi, les trois premiers poèmes lient la plainte élégiaque à l’expression de la douleur
amoureuse alors que les quatre autres textes du corpus appartiennent à la poésie
contemporaine et sont l’expression d’une plainte qui naît de la douleur du monde
moderne. Devant les désastres de l’histoire, le poète s’interroge sur la capacité de la
poésie à dire la catastrophe de la Shoah et sur la légitimité même du genre. La mort,
la conscience de la disparition inévitable de tout, y compris du sens de cette perte et
de ce qu’on peut en dire, conduit les auteurs à exprimer dans un registre élégiaque
le deuil de la poésie. Les poètes s’interrogent sur leur place dans le monde et sur la
manière dont ils peuvent en rendre compte. L’élégie dans la poésie contemporaine, c’est
l’expression même de sa difficulté à être, qui s’accompagne d’une définition modeste
de ses pouvoirs et de ses sujets.
Dans l’ensemble des poèmes, la dimension élégiaque des textes est liée à des procédés
d’écriture qui se retrouvent d’un poème à l’autre : tout en employant un vocabulaire
sans emphase, loin de l’exaltation épique ou du ton grandiloquent, le poème élégiaque
recourt au vocabulaire des sentiments (« aimer », « honte », « angoisse », « triste »…) à
l’exclamation : « las », « hélas » ; à l’interrogation (« où est la plaie/qui fait réponse ?).

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Texte complémentaire
La transmission de la mémoire (pages 104-405)
Alain Bosquet, Je ne suis pas un poète d’eau douce (1996)

➔➔ Objectif
Comprendre le nouveau rôle du poète selon Alain Bosquet et son message d’espoir
pour l’avenir.

➔➔ Présentation du texte
Alain Bosquet est né en Ukraine en 1919 et mort à Paris en 1998. Il a participé à la
Seconde Guerre mondiale dans l’armée belge, puis dans l’armée française et joue un
rôle dans le choix des villes qui seront bombardées lors du débarquement allié. Le
poème fait entendre une note plus positive sur la question de l’existence et de la légi-
timité d’un discours poétique aujourd’hui.

➔➔ Réponses aux questions


1. C’est un dialogue entre le poète adulte et un enfant qui lui pose des questions.
2. Vers 4 à 7 : les guerres mondiales et les conflits qui ont ensanglanté la planète.
Lénine : homme politique qui fut à la tête de l’URSS, l’espoir qu’il suscita, la déception,
le retour des guerres, Staline.
Hitler : le nazisme.
Hiroshima : la bombe atomique (voir « Histoire des arts », p. 100 du manuel).
3. Le passé est considéré de manière collective alors que, dans le présent, on envisage
l’enfant et les hommes dans leur pluralité. Le poème propose donc une vision pessimiste
de l’action politique collective et appelle à reprendre en considération chaque destin
individuel.
4. Le poète renonce à son rôle de guide et voit dans l’enfant la lumière susceptible
d’éclairer l’avenir.
5. Le poète ne peut plus être un guide (comme Hugo le voulait) mais il peut trouver
encore une place dans le monde en se contentant d’être une voix modeste qui s’élève,
fragile et incertaine, pour rappeler les souffrances du monde.

Atelier cinéma
L’Homme à la caméra, une vision poétique de la ville (pages 108-109)
➔➔ Réponses aux questions
Un langage nouveau pour un homme nouveau
1. L’affiche de L’Homme à la caméra est un collage conçu par les frères Stenberg. Élèves
de Malevitch, ces célèbres graphistes constructivistes ont fait partie des avant-gardes
de l’art pictural dans les premières années du régime soviétique. À partir d’éléments
tirés du film, la composition recrée un être hybride mi-homme mi-caméra, réalisant
parfaitement le kino-glaz (ciné-œil) selon Dziga Vertov. 
Les formes simples, voire stylisées, les couleurs pures et les lignes droites aboutissent
au langage formel universel prôné par le constructivisme et confèrent un fort dyna-
misme à l’ensemble. L’art n’est plus seulement moyen de représentation mais principe


Texte complémentaire
La transmission de la mémoire (pages 104-405)
Alain Bosquet, Je ne suis pas un poète d’eau douce (1996)

➔➔ Objectif
Comprendre le nouveau rôle du poète selon Alain Bosquet et son message d’espoir
pour l’avenir.

➔➔ Présentation du texte
Alain Bosquet est né en Ukraine en 1919 et mort à Paris en 1998. Il a participé à la
Seconde Guerre mondiale dans l’armée belge, puis dans l’armée française et joue un
rôle dans le choix des villes qui seront bombardées lors du débarquement allié. Le
poème fait entendre une note plus positive sur la question de l’existence et de la légi-
timité d’un discours poétique aujourd’hui.

➔➔ Réponses aux questions


1. C’est un dialogue entre le poète adulte et un enfant qui lui pose des questions.
2. Vers 4 à 7 : les guerres mondiales et les conflits qui ont ensanglanté la planète.
Lénine : homme politique qui fut à la tête de l’URSS, l’espoir qu’il suscita, la déception,
le retour des guerres, Staline.
Hitler : le nazisme.
Hiroshima : la bombe atomique (voir « Histoire des arts », p. 100 du manuel).
3. Le passé est considéré de manière collective alors que, dans le présent, on envisage
l’enfant et les hommes dans leur pluralité. Le poème propose donc une vision pessimiste
de l’action politique collective et appelle à reprendre en considération chaque destin
individuel.
4. Le poète renonce à son rôle de guide et voit dans l’enfant la lumière susceptible
d’éclairer l’avenir.
5. Le poète ne peut plus être un guide (comme Hugo le voulait) mais il peut trouver
encore une place dans le monde en se contentant d’être une voix modeste qui s’élève,
fragile et incertaine, pour rappeler les souffrances du monde.

Atelier cinéma
L’Homme à la caméra, une vision poétique de la ville (pages 108-109)
➔➔ Réponses aux questions
Un langage nouveau pour un homme nouveau
1. L’affiche de L’Homme à la caméra est un collage conçu par les frères Stenberg. Élèves
de Malevitch, ces célèbres graphistes constructivistes ont fait partie des avant-gardes
de l’art pictural dans les premières années du régime soviétique. À partir d’éléments
tirés du film, la composition recrée un être hybride mi-homme mi-caméra, réalisant
parfaitement le kino-glaz (ciné-œil) selon Dziga Vertov. 
Les formes simples, voire stylisées, les couleurs pures et les lignes droites aboutissent
au langage formel universel prôné par le constructivisme et confèrent un fort dyna-
misme à l’ensemble. L’art n’est plus seulement moyen de représentation mais principe


d’organisation ou de construction d’un monde équilibré et structuré. Il est la cheville
ouvrière de l’utopie socialiste, comme le suggère le motif de l’opérateur derrière sa
caméra-mitrailleuse. Intimement lié à la violence, l’élément féminin et érotique apporte
son énergie au combat révolutionnaire.
Enfin, le caractère composite du collage retrouve le principe essentiel du langage ciné-
matographique : le montage par qui sens et vie viennent au film.
2. Une surimpression du gros plan de l’objectif de la caméra et du gros plan d’un œil
réalise le ciné-œil, fusion du corps et de la caméra capable de déchiffrer et d’organiser
le réel. L’alliance de l’organique et du mécanique accomplit aussi le rêve de Vertov d’un
être composite rendu possible par le montage cinématographique : le « jeune homme
électrique ». Le très gros plan et l’angle frontal sur ce double regard qui plonge directe-
ment dans celui du spectateur expriment l’aspect décisif de l’acte cinématographique.
Il s’agit de se saisir directement du réel et d’inventer des points de vue nouveaux et une
nouvelle manière de filmer le monde.
La ville et la vie recomposées
3. En équilibre sur les toits, l’homme à la caméra filme la ville qui s’étend à ses pieds. Le
plan d’ensemble et la position quasi aérienne se mettent à la mesure de la grande cité
soviétique idéale que l’homme à la caméra parcourt en tous sens. Par la mise à nu du
dispositif filmique, la surimpression révèle le double projet du film : filmer la vie quoti-
dienne dans la cité et le cinéma en train de se faire. Renvoyant dos à dos les notions
de fiction et de documentaire, l’artifice de la composition et la position acrobatique de
l’opérateur suggèrent fortement le rôle du montage et la nature composite du film.
Cette qualité affecte naturellement la forme de la ville représentée qui tient à la fois de
Moscou et des villes ukrainiennes de Kiev et d’Odessa.
4. Au milieu de la foule des travailleurs, l’homme à la caméra part au travail. Sa main
en appui sur son dos contrebalance le poids de la caméra qu’il tient en équilibre sur son
épaule comme s’il tenait une échelle ou quelque autre outil. Au-delà de l’effort et du
labeur, cette mise en scène de l’objet basée sur le détournement retrouve la manière
et l’humour du cinéma burlesque. Immédiatement reconnaissable à son attribut et à sa
silhouette stylisée, l’homme à la caméra rappelle ici le Buster Keaton du Cameraman
(Sedgwick, 1928), son cousin américain. En marche, filmé en plan moyen et en plongée,
l’opérateur semble fendre la foule des individus qui se croisent en tous sens. La mise
en scène, dynamique, le pousse à la rencontre du réel tandis que les nombreux regards
caméra révèlent la matière documentaire travaillée et mise en forme par le film.
5. Au centre d’un plan bordé de noir, la silhouette de l’homme à la caméra se détache
en contre-jour sur un fond indistinct. La trouée arrondie qui s’ouvre sur des volutes de
fumée et la roue d’engrenage révèlent l’activité industrielle d’une forge ou d’un haut-
fourneau. La composition en clair-obscur qui fait la part belle à l’ombre et la fumée
épaisse et opaque évoquent un monde informe, une matière en ébullition que l’opéra-
teur façonne avec sa caméra autant que l’ouvrier avec ses mains.
Jeux poétiques
6. Par un effet de surimpression, l’homme à la caméra se retrouve à l’intérieur d’une
chope remplie de bière. Replié autour du pied de sa caméra qui, seule, tient encore


debout, il dort tandis que la mousse blanche vient le coiffer. Avec humour, la mise en
scène, qui révèle ici la dimension ludique, expérimentale et éducative du film, met le spec-
tateur en garde contre l’abus d’alcool. Elle prévient aussi de l’assoupissement qui guette le
révolutionnaire. Venant s’opposer à l’alcool dormant au fond du verre, l’immense vague
(image 7) et la marée humaine (image 8) incarnent la Révolution en marche.
7. Monté dans une nacelle et en équilibre au-dessus d’un fleuve puissant, l’homme à la
caméra s’aventure dans les airs. Cette situation donne la mesure de la prise de risque de
l’opérateur pour obtenir ses images documentaires comme de l’engagement du citoyen
dans la construction post-révolutionnaire. À peine canalisé par un barrage, le fleuve, qui
occupe les trois quarts du plan, se creuse en une vague immense qui semble aspirer la
fragile nacelle et ses minuscules occupants. Capable de tout emporter dans ses flots,
il représente la Révolution. Ronde, pleine et sensuelle, la vague symbolise aussi l’élan
vital que le monde imprime sur le film et que le film à son tour lui communique.
8. En surimpression au-dessus de la foule qui semble le porter comme une marée
humaine, se dresse la silhouette immense de l’homme à la caméra. De dos, l’œil fixé
à l’œilleton de la caméra, il filme une seconde caméra debout face à lui. Ce dédouble-
ment, qui pratique une véritable mise en abyme du dispositif cinématographique en
même temps que du geste créateur, semble inviter le peuple à se saisir de l’appareil de
prise de vue comme de son destin. Enfin, les lignes des poteaux électriques qui bordent
le cadre creusent le plan d’ensemble filmé avec une grande profondeur de champ. Cette
composition propulse tout et tous vers l’avenir.

Sujet Bac (pages 110-113)


Partie I

➔➔ Le corpus : les raisons d’un choix


Les textes ont été choisis pour leur diversité tant chronologique que thématique et
formelle. Ce choix est lié, d’une part, à l’amplitude chronologique des programmes,
d’autre part, au sujet de dissertation, qui défend la thèse selon laquelle la poésie peut
traiter de tout.
Le texte A, un sonnet d’amour, permet aux élèves qui choisissent le commentaire d’ex-
ploiter leurs connaissances sur les formes poétiques et représente la tradition du genre.
Le texte B, un art poétique simple et personnel, est aisé à utiliser dans la dissertation.
Le texte C forme une sorte de contrepoint au texte A par une reprise grinçante du lien
traditionnel entre amour et mort. Par ailleurs, sa longueur et sa richesse permettent
aux élèves d’y trouver la matière d’un commentaire.
Le texte D introduit dans le corpus une poésie de la vie quotidienne et une forme
contemporaine qui permettra aux élèves ayant choisi la dissertation de parler de l’em-
ploi de la prose dans le genre poétique.

➔➔ La question de corpus
La lecture du corpus laisse une impression de grande diversité. Cependant, tous les
textes appartiennent au genre poétique : ils montrent un travail particulier de la langue
et font entendre la voix d’un poète.

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debout, il dort tandis que la mousse blanche vient le coiffer. Avec humour, la mise en
scène, qui révèle ici la dimension ludique, expérimentale et éducative du film, met le spec-
tateur en garde contre l’abus d’alcool. Elle prévient aussi de l’assoupissement qui guette le
révolutionnaire. Venant s’opposer à l’alcool dormant au fond du verre, l’immense vague
(image 7) et la marée humaine (image 8) incarnent la Révolution en marche.
7. Monté dans une nacelle et en équilibre au-dessus d’un fleuve puissant, l’homme à la
caméra s’aventure dans les airs. Cette situation donne la mesure de la prise de risque de
l’opérateur pour obtenir ses images documentaires comme de l’engagement du citoyen
dans la construction post-révolutionnaire. À peine canalisé par un barrage, le fleuve, qui
occupe les trois quarts du plan, se creuse en une vague immense qui semble aspirer la
fragile nacelle et ses minuscules occupants. Capable de tout emporter dans ses flots,
il représente la Révolution. Ronde, pleine et sensuelle, la vague symbolise aussi l’élan
vital que le monde imprime sur le film et que le film à son tour lui communique.
8. En surimpression au-dessus de la foule qui semble le porter comme une marée
humaine, se dresse la silhouette immense de l’homme à la caméra. De dos, l’œil fixé
à l’œilleton de la caméra, il filme une seconde caméra debout face à lui. Ce dédouble-
ment, qui pratique une véritable mise en abyme du dispositif cinématographique en
même temps que du geste créateur, semble inviter le peuple à se saisir de l’appareil de
prise de vue comme de son destin. Enfin, les lignes des poteaux électriques qui bordent
le cadre creusent le plan d’ensemble filmé avec une grande profondeur de champ. Cette
composition propulse tout et tous vers l’avenir.

Sujet Bac (pages 110-113)


Partie I

➔➔ Le corpus : les raisons d’un choix


Les textes ont été choisis pour leur diversité tant chronologique que thématique et
formelle. Ce choix est lié, d’une part, à l’amplitude chronologique des programmes,
d’autre part, au sujet de dissertation, qui défend la thèse selon laquelle la poésie peut
traiter de tout.
Le texte A, un sonnet d’amour, permet aux élèves qui choisissent le commentaire d’ex-
ploiter leurs connaissances sur les formes poétiques et représente la tradition du genre.
Le texte B, un art poétique simple et personnel, est aisé à utiliser dans la dissertation.
Le texte C forme une sorte de contrepoint au texte A par une reprise grinçante du lien
traditionnel entre amour et mort. Par ailleurs, sa longueur et sa richesse permettent
aux élèves d’y trouver la matière d’un commentaire.
Le texte D introduit dans le corpus une poésie de la vie quotidienne et une forme
contemporaine qui permettra aux élèves ayant choisi la dissertation de parler de l’em-
ploi de la prose dans le genre poétique.

➔➔ La question de corpus
La lecture du corpus laisse une impression de grande diversité. Cependant, tous les
textes appartiennent au genre poétique : ils montrent un travail particulier de la langue
et font entendre la voix d’un poète.

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• Le sentiment de diversité est d’abord lié à l’amplitude chronologique : du xvie à la fin
du xxe siècle, avec deux poèmes du milieu du xixe siècle. Cet éloignement dans le temps
explique la variété des formes : on a un sonnet en décasyllabes (Louise Labé), un poème
court où se succèdent alexandrins et octosyllabes (Alfred de Musset), un texte sans
découpage strophique où alternent régulièrement alexandrins et octosyllabes (Charles
Baudelaire) et un poème en prose (Yves Bonnefoy).
Les textes du corpus diffèrent également par les sujets et les registres. Deux poèmes
associent les thèmes de l’amour, de la mort et de la poésie : celui de Labé et celui de
Baudelaire.
Le premier, où la plainte de l’amoureuse qui souffre et l’évocation de la création musi-
cale poétique sont étroitement mêlées, est un parfait exemple de lyrisme, assombri par
l’association à ces deux thèmes de celui de la mort : « Je ne souhaite encore point mourir. /
Mais, quand mes yeux je sentirai tarir, / Ma voix cassée, et ma main impuissante ».
Dans le poème de Baudelaire, l’amour, la mort et le chant du poète sont également
évoqués, mais dans un registre très différent. Le poète évoque le corps de l’être aimé
dans sa forme future de cadavre, alors que seule la poésie aura le pouvoir de lui resti-
tuer une beauté intemporelle : « Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine / Qui vous
mangera de baisers / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine ». La description détail-
lée de la charogne, le fait que c’est cet « objet » qui lance l’hommage amoureux consti-
tuent des reprises grinçantes des thèmes traditionnels du lyrisme et montrent une
volonté d’explorer un territoire jusque-là interdit à la poésie.
Le seul point commun des deux autres textes du corpus est leur simplicité : ils sont
courts et affichent une expression naturelle. Cependant, ils traitent des sujets très
différents.
Le titre du poème de Musset, « Impromptu », annonce une forme personnelle et légère.
Le texte constitue un art poétique qui n’énonce pas de grand principe mais montre le
poète au travail : « Chasser tout souvenir », « Faire un travail exquis… ».
Le texte d’Yves Bonnefoy évoque une scène quotidienne, présente des personnages
et des lieux banals de la vie quotidienne : « Et un père, une mère des aciéries qui y ont
mené leur petit enfant ».
• Cependant, les quatre textes du corpus, malgré leur diversité, appartiennent bien
au genre poétique : ils montrent tous un travail de la langue propre à la poésie et
présentent des voix singulières de poètes. Leur construction même montre un souci
particulier de la forme. Les contraintes for-melles du sonnet permettent à Louise Labé
de donner une forme musicale à un poème lyrique. Dans ces vers réguliers, les mots à
la rime sont mis en valeur et portent la signification du texte : « épandre », « regretter »,
« chanter », « mourir ». La succession des alexandrins et des trois vers octosyllabiques,
donnent une image for-melle de la structure du texte de Musset : les alexandrins énoncent
les actions du poète et les octosyllabes en résument le sens : « Du poète ici-bas voilà la
passion, / Voilà son bien, sa vie et son ambition. » L’alternance régulière d’alexandrins
et d’octosyllabes exprime, dans le texte de Baudelaire, le décalage ironique entre l’évo-
cation de la femme vivante et la description du cadavre qu’elle sera : « Et pourtant vous
serez semblable à cette ordure, / À cette horrible infection, / Étoile de mes yeux, soleil
de ma nature ». Dans le texte d’Yves Bonnefoy, les phrases nominales, isolées par les


passages à la ligne, permettent des évocations précises, séparées et développées par
des éléments métaphoriques : « Puis, du côté du soir, les toits sont une main qui tend à
une autre main une pierre. » Enfin, la diversité des textes est paradoxalement liée à un
point commun : chacun d’eux fait entendre la voix singulière d’un poète.
Le lyrisme savant de Louise Labé est à la fois celui d’une amoureuse passionnée et celui
d’une poétesse, qui cultive dans la souffrance de l’amour la source de son inspiration.
L’« Impromptu » de Musset affiche une légèreté et une spontanéité que la lecture atten-
tive du poème dément : la richesse des images, la précision de l’évocation du travail de
l’écriture en font un texte théorique sur l’art d’écrire dont la simplicité apparente est le
fruit d’un travail conscient. Le poème de Baudelaire, qui traite un sujet volontairement
choquant, fait entendre une voix discordante, ironique. L’évocation puissante et précise
de la charogne met au service d’un sujet jugé non poétique un langage qui utilise toutes
les ressources de la poésie traditionnelle. Le texte de Bonnefoy, qui associe simplicité
du thème et richesse métaphorique des images, montre un travail poétique personnel
de la prose qui transfigure une évocation quotidienne en lui donnant une signification
symbolique et une résonance imaginaire.
• Le regroupement des quatre textes montre la richesse de la poésie et la diversité de
ses thèmes et de ses formes, tout en illustrant l’importance, dans les quatre œuvres,
du travail poétique de la langue.

• Commentaire (série générale)


• La souffrance amoureuse est l’un des thèmes les plus anciens de la poésie, depuis les
élégiaques latins : le lyrisme médiéval en présente de nombreuses illustrations et la
Renaissance, avec notamment l’œuvre de Ronsard, en fera un des sujets les plus traités
du genre poétique.
Le sonnet de Louise Labé, « Tant que mes yeux pourront larmes épandre », reprend ce
sujet ainsi que le système d’énonciation qui fait du poète l’amant (ici, l’« amante »)
mal aimé. Nous pouvons donc nous demander comment la poétesse reprend ce thème
traditionnel de l’amour malheureux et de quelle manière elle se l’approprie pour en
donner une interprétation personnelle.
C’est pourquoi nous étudierons, dans un premier temps, en quoi ce poème présente un
éloge paradoxal de l’amour avant d’analyser quelle définition personnelle du lyrisme
et de la figure du poète il propose.
• Le sonnet est un éloge du sentiment amoureux, dont il présente une vision para-
doxale : il s’agit d’un amour absolu, qui se manifeste avant tout par la souffrance qu’il
cause, mais qui est nécessaire à celle qui l’éprouve.
L’intensité du sentiment est marquée par l’éloge de l’aimé : « tes grâces chanter », le
rappel des moments de bonheur : « À l’heur passé avec toi regretter ».
Mais elle est surtout perceptible en ce qu’elle concerne l’être entier : sentiments, esprit
et corps. Le lexique des sentiments est présent et placé à la rime, donc mis en valeur :
« regretter », « résister ». La présence de l’aimé dans l’esprit est exprimée par une formule
marquée par l’emploi du haut degré : « Tant que l’esprit se voudra contenter / De ne
vouloir rien fors que toi comprendre ». « Rien fors que toi » est une formule d’intensité
qui marque le caractère absolu de l’amour. Le corps, enfin, sert uniquement d’instrument


à l’expression de la douleur amoureuse : « Tant que mes yeux pourront larmes épandre
[…] Et qu’aux sanglots et soupirs résister », qui est la seule manifestation du sentiment
amoureux dans le poème puisque le bonheur est passé.
• Mais l’intensité de cette douleur amoureuse est revendiquée et montrée comme
nécessaire. C’est cette idée, énoncée dans la « pointe », qui constitue l’aboutissement
du poème : « Ne pouvait plus montrer signe d’amante, / Prierai la mort noircir mon
plus clair jour. » La fin de l’amour serait la fin du désir de vivre, idée mise en valeur par
l’antithèse entre « noircir » et « clair jour », qui renforce l’idée puisque la vie est évoquée
par la splendeur lumineuse, et la mort par l’obscurité.
Cette affirmation de la nécessité de la souffrance amoureuse est liée à l’énonciation :
l’amante, c’est aussi et surtout la poétesse et l’amour, la source de son inspiration. De
la rencontre entre ce sentiment et son expression poétique naît une définition person-
nelle du lyrisme et de la figure de la poétesse qui structure le texte et donne sens à
l’évocation finale de la mort.
C’est autour de cette définition que s’organise la composition du poème. Les deux
quatrains, fortement liés par la répétition anaphorique de « Tant que », présentent un
passage des larmes à la poésie dans le premier puis de la poésie à la pensée dans le
second : « Tant que mes yeux pourront larmes épandre » / « Pourra ma voix, et un peu
faire entendre » (premier quatrain), « Tant que ma main pourra les cordes tendre » / « De
ne vouloir rien fors que toi comprendre » (second quatrain). Il s’agit donc de présenter
une poésie qui a sa source dans les larmes de la souffrance amoureuse et qui aboutit à
la pensée.
La présence des larmes est soulignée par une allitération en [r] au début du premier
quatrain : « pourront larmes épandre / l’heur […] regretter » et reprise par les « sanglots »,
les « soupirs » dont la présence est prolongée par une allitération en [s] dans le troisième
vers : « aux sanglots et soupirs résister ».
Le thème du chant lyrique est fortement présent dans le lexique au début du second
quatrain : « les cordes tendre », « Du mignard luth, pour tes grâces chanter », avec les
verbes « tendre » et « chanter » à la rime.
Les tercets présentent un entrelacement des deux thèmes : « Mais, quand mes yeux je
sentirai tarir, / Ma voix cassée, et ma main impuissante ». Les larmes et le chant sont
évoqués ensemble, dans l’imagination de leur fin prochaine. L’expression : « signe
d’amante » les rassemble : le signe désignant le chant, la poésie ; et l’amante, l’auteure,
définie uniquement par le sentiment amoureux. Le lyrisme est donc défini comme le chant
des larmes provoquées par la souffrance amoureuse.
• Mais il est aussi la seule raison de vivre possible pour la poétesse. L’évocation finale de la
mort dit à la fois l’intensité du sentiment amoureux et la nécessité de l’écriture poétique,
constituant une image de l’amante poétesse qui n’en fait pas un être languissant, passif,
détruit par l’amour. Elle est, au contraire, un être vivant et chantant, agissant. La preuve
en est l’importance des verbes : à la rime, dans les dix premiers vers, on trouve des infi-
nitifs qui définissent des actions de l’amante et de la poétesse : « épandre », « regret-
ter », « résister », « faire entendre », « tendre », « chanter », « contenter », « comprendre »,
« mourir », « tarir ». La poétesse agit et maîtrise son destin. L’évocation de la mort n’est
donc pas seulement un moyen de dire l’intensité de l’amour. Elle permet aussi la construc-


tion d’une figure de poète à la fois humaine et forte : une amante malheureuse, mais qui
fait de sa souffrance la source de son art, et de son art sa raison de vivre.
• Ainsi, le sonnet de Louise Labé, qui reprend un thème traditionnel de la poésie : la
plainte de l’amour malheureux, le renouvelle et lui donne un sens singulier. Le poème
présente à la fois un éloge paradoxal de la souffrance amoureuse et une définition
personnelle du lyrisme et de la figure du poète.
L’amour, en effet, est présenté à la fois comme intense, douloureux et nécessaire. Le
lyrisme a sa source dans les larmes, il s’exprime par le chant et la voix poétiques et il
produit une pensée. La poétesse est montrée comme une figure souffrante mais égale-
ment agissante, qui n’est pas la victime de ses sentiments mais qui les transforme en
en faisant la matière de son œuvre.
Ce texte, si éloigné de nous dans le temps, permet d’entendre une voix de femme et de
poète qui peut nous paraître proche dans son intensité et sa lucidité.

Commentaire du texte B (« Une charogne », de C. Baudelaire)


• Le recueil des Fleurs du mal, paru en 1857, annonce, dès son titre, une des ambitions
de Baudelaire : renouveler le genre poétique en montrant la beauté de sujets interdits
à l’art.
« Une charogne » illustre cette conception provocatrice de la poésie puisque le titre
annonce un thème qui peut choquer le lecteur et que le texte décrit longuement et
précisément un cadavre en décomposition. Nous pouvons donc nous demander de
quelle manière et dans quel but Baudelaire a fait de ce sujet, associé à la laideur, un
thème poétique. Nous montrerons, dans un premier temps, comment le spectacle de la
mort provoque à la fois répulsion et fascination ; puis nous verrons que, dans ce poème
pourtant profondément original, Baudelaire reprend de façon ironique des éléments
de la tradition poétique.
• La mort, sujet du texte, y est présente comme un spectacle suscitant à la fois la
répulsion et la fascination.
L’apparition du cadavre est, comme dans un spectacle, mise en valeur par l’effet de
surprise qui est associé à son apparition. Le cadre :  un « beau matin d’été si doux »,
contraste totalement avec l’objet : « une charogne infâme ». Le poète et la femme sont
des spectateurs : « que nous vîmes », comme la nature : « Et le ciel regardait ».
Cette apparition suscite la répulsion par un lexique omniprésent de la décomposition,
une gradation dans l’horreur et le mélange de la vie et de la mort.
Le lexique de la décomposition parcourt tout le poème : « pourriture » (v. 9), « putride »
(v. 17), « infection » (v. 38), « décomposés » (v. 48). Tous ces mots sont placés à la rime,
ce qui les met en valeur et le participe « décomposés » est le dernier mot du texte,
celui que le lecteur garde en mémoire. La répulsion est accentuée par une gradation
ménagée dans la description du cadavre. Le corps est d’abord présenté comme obscène :
« Les jambes en l’air, comme une femme lubrique », « Ouvrait d’une façon nonchalante
et cynique », mais cette dégradation morale, aboutit à la décomposition physique :
« Son ventre plein d’exhalaisons ». La description du corps passe de celle du contexte :
« Le soleil », « Et le ciel regardait », au cadavre lui-même et le premier élément donné
est l’odeur, avec l’emploi d’un mot péjoratif et cru : « la puanteur » et la mention de son


effet puissant sur la femme spectatrice : « Vous crûtes vous évanouir ». La répulsion est
ensuite accentuée par la description précise du mécanisme organique de la décomposi-
tion du corps sous l’action des êtres qui s’en nourrissent : « Les mouches », les « larves ».
Pour montrer l’effet de cette description, le poète la présente comme un mouvement
global et continu : « Tout cela descendait, montait comme une vague », impression de
continuité renforcée par la longueur des phrases, qui courent sur deux fois quatre vers
(v. 17-20 et 21-24), l’emploi du rejet : « D’où sortaient de noirs bataillons / De larves »
et de l’enjambement : « De larves, qui coulaient comme un épais liquide / Le long de
ces vivants haillons. » L’aboutissement de cette gradation est la mention brutale de la
présence de la chienne qui, comme les insectes, se nourrit du cadavre, avec le détail
encore plus insupportable de son démembrement : « Le morceau qu’elle avait lâché »,
l’emploi du mot « morceau » renvoyant à la fois à la dislocation du corps et à ce qu’il est
pour la chienne : un « bon morceau ».
Le mélange de la vie et de la mort – puisque les insectes animent le corps mort auquel
ils donnent mouvement : « Tout cela descendait, montait comme une vague » et voix :
« ce monde rendait une étrange musique » – est également un élément susceptible de
créer la répulsion.
• Mais à ce sentiment est paradoxalement associé ce qui semble son contraire, la fasci-
nation. On peut d’abord noter que le poète et son amante contemplent longuement la
charogne puisqu’ils voient le mouvement des être vivants qui s’y agitent : « Les mouches
bourdonnaient », « Tout cela descendait, montait ».
Puis nous assistons au travail de l’imagination du poète, qui transforme ce qu’il voit
par le jeu de la métaphore : « Comme une fleur s’épanouir » et même d’une métaphore
longuement filée : « Comme l’eau courante et le vent, / Ou le grain qu’un vanneur d’un
mouvement rythmique / Agite et tourne dans son van » ou encore de la réflexion : « Les
formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, / Une ébauche lente à venir / Sur la
toile oubliée et que l’artiste achève / Seulement par le souvenir. »
Enfin, le lexique associe horreur et beauté par une antithèse : « Le soleil rayonnait
sur cette pourriture » et des oxymores : « carcasse superbe », « ce monde rendait une
étrange musique », « la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés », mon-
trant ainsi que le spectacle qui suscite la répulsion peut être, paradoxalement, source
de fascination.
• Ainsi, par son sujet et l’association paradoxale de deux effets contraires, le poème
apparaît avant tout comme une œuvre écrite au rebours des attentes d’un lecteur de
poésie. Pourtant, il présente également des thèmes et une conception du genre hérités
de la tradition poétique et détournés par l’ironie.
• Le texte reprend une énonciation, une association de thèmes et un sujet que l’on
trouve dès la poésie de la Renaissance, mais chacun de ces éléments est traité avec
ironie, procédé souligné par une utilisation particulière des types de vers. L’énonciateur
est le poète, présent dès le début du texte, en compagnie de la femme aimée, comme
un spectateur : « nous vîmes », puis comme un spectacle : « Nous regardait » avant de se
dissocier de sa compagne, lorsqu’il apparaît dans son rôle d’artiste : « j’ai gardé la forme
et l’essence divine ». Il s’adresse à la femme, c’est lui qui est à l’origine de l’évocation du
souvenir : « Rappe-lez-vous », il la célèbre : « Vous, mon ange et ma passion », comme le


font les innombrables poèmes d’amour de la tradition littéraire. Toutefois, la première
adresse à la femme : « mon âme », est en décalage ironique avec le surgissement d’un
corps féminin, mais sous la forme d’une charogne et d’une charogne obscène : « comme
une femme lubrique », renvoyant à la destinataire de l’adresse une image doublement
dégradée d’elle-même. Cette juxtaposition d’une scène macabre et d’une scène érotique
est reprise à la fin : « dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers ».
• Cependant, l’association des thèmes de l’amour et de la mort est lui aussi très ancien.
Le motif du Carpe diem, repris au poète latin Horace, est un de ceux que l’on trouve le
plus souvent développés dans les sonnets des Amours de Ronsard.
Mais au lieu de recourir à la métaphore de la fleur qui se fane, de la rose qui perd ses
pétales, Baudelaire fait une description effrayante de réalisme de la décomposition
d’un cadavre. Le thème de la fleur est repris mais appliqué à ce corps détruit : « Et le
ciel regardait la carcasse superbe / Comme une fleur s’épanouir. » C’est ce corps qui est
l’objet d’un traitement poétique par des métaphores : « de noirs bataillons / De larves »,
des comparaisons : « Tout cela descendait, montait comme une vague ». Le recours
aux images n’a pas pour but de donner de la mort une image idéalisée, il permet au
contraire de rendre encore plus présente à l’imagination du lecteur la réalité de la mort
à l’œuvre.
De plus, l’association des thèmes de l’amour et de la mort a, dans la tradition poétique,
deux rôles essentiels, dont aucun n’est présent dans le poème. Elle permet au poète de
presser la femme aimée de se donner à lui tant qu’il est temps de le faire (chez Ronsard
notamment) et elle peut aussi être utilisée pour donner une idée de l’intensité du
sentiment amoureux (comme dans le sonnet de Louise Labé).
Or, la mort est présente ici pour elle-même, comme spectacle. Le poète ne dit rien
d’autre à la femme aimée que : vous serez ainsi, vous aussi. Il y a donc un renversement
de la signification du thème.
• On peut enfin voir dans l’apparition du thème du rôle de la poésie comme lieu du
souvenir après la mort des êtres un thème ancien, présent chez Ronsard (« Sur la mort
de Marie ») et chez Lamartine (« Le Lac »). Mais ici, même ce rôle du poète est consi-
déré avec ironie. Les êtres à qui la femme pourra expliquer que le poème l’a rendue
immortelle sont les vers : « dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers, / Que j’ai
gardé la forme et l’essence divine / De mes amours décomposés ! » Et cette fin mêle très
étroitement les termes liés à l’élévation : « essence divine », et à la pourriture : « de mes
amours décomposés ». Cette ironie du poète par rapport à son rôle est déjà présente
au milieu du texte.
La fin du passage où l’action des insectes sur le corps est décrite est particulièrement
riche en comparaisons qui éloignent la réalité du corps de l’imagination. On a d’abord
l’image développée du grain et du vanneur : « Ou le grain qu’un vanneur d’un mouve-
ment rythmique / Agite et tourne dans son van », avec un travail sonore qui imite
l’ampleur du geste décrit par l’ampleur de la phrase qui court sur deux vers et un
rythme à trois temps par le jeu des accents sur « grain », « vanneur », « mouvement »
et « rythme ». Puis on a un éloignement encore plus grand avec l’évocation du peintre :
« Une ébauche lente à venir / Sur la toile oubliée et que l’artiste achève ». Mais cette
méditation du poète / artiste est brutalement interrompue par l’évocation de la chienne


qui regarde les spectateurs : « une chienne inquiète / Nous regardait d’un œil fâché ».
Le rappel à la réalité de la mort interrompt de manière triviale le travail de l’imagination
du poète, qui est ainsi ironiquement déprécié.
• Cet effet de décalage est aussi présent dans la forme du poème. L’alternance des
octosyllabes et des alexandrins donne une démarche irrégulière, une boiterie au rythme
du texte. On peut remarquer aussi un jeu sur les contrastes de sens entre les mots à la
rime dans l’octosyllabe et l’alexandrin. Ainsi, les deux premiers vers de douze syllabes
ont pour rimes : « âme » et « infâme », et les deux premiers octosyllabes : « doux » et
« cailloux », associant des termes opposés. On retrouve ce procédé à plusieurs endroits,
notamment à la fin du texte, où « vermine » rime avec « divine » en fin d’alexandrin et
« baisers » avec « décomposés » en fin d’octosyllabe. 
• « Une charogne » est donc un texte poétique qui cherche à produire sur le lecteur
des effets forts et divers. Il présente d’abord le spectacle de la mort, produisant sur le
lecteur à la fois de la répulsion (par une description précise, rendue plus efficace par
l’emploi d’un lexique de la décomposition, une gradation dans l’horreur des détails
évoqués, le mélange de la vie et de la mort) et la fascination (que prouve la contem-
plation à laquelle se livrent le poète et sa compagne, et les associations imaginaires
qu’elle provoque). Par ailleurs ce texte, qui semble si fortement opposé à l’idée que l’on
se fait couramment de la poésie, en reprend pourtant des thèmes classiques : l’éloge
de la beauté de la femme par le poète, l’amour et la mort, le rôle du poète, mais il le
fait avec un constant décalage souvent ironique. La femme est louée mais en même
temps promise au sort de la charogne, qui est une image de son futur, l’amour et la
mort sont associés mais aucun des procédés de la poésie n’est employé pour atténuer
la brutalité de l’évocation de la mort, qui n’a pas d’autre but qu’elle-même. Enfin, le
rôle du poète, qui reste celui de gardien de l’immortelle beauté, est moqué puisqu’il
est lui aussi soumis à la réalité physique de la mort de l’aimée et que son public est la
« vermine » qui dévore le corps de la femme. La forme du texte, marquée par la dualité
et les contrastes, est un moyen de donner à entendre ce décalage ironique.
Baudelaire, en reprenant de façon ironique des thèmes et des procédés de la tradition
poétique, crée une dissonance qui le rend profondément moderne.
Et si, même sur nous, lecteurs du xxie siècle, qui voyons tant d’images violentes et
macabres, son poème fait un tel effet, n’est-ce pas parce que la puissance de l’évo-
cation poétique est plus grande que celle d’une photographie ou d’un film et que la
« sorcellerie évocatoire » que Baudelaire voulait créer par la poésie agit encore, au-delà
des siècles ?

➔➔ Dissertation
• La tradition poétique semble caractérisée par la reprise de certains thèmes qui
traversent toute l’histoire du genre : l’amour, la célébration de la nature, le regret de la
fuite du temps. Pourtant, le critique et poète Jean-Michel Espitallier affirme que : « Si
la poésie peut parler de fleurs, il lui arrive aussi de parler de tractopelle, du journal de
20 heures ou de Shrek. Il lui arrive même de parler de la poésie. Au fond, le poète peut
parler de tout. Car le sujet n’est pas le sujet. Ce qui compte c’est la façon qu’il a de
parler, de faire parler, d’en parler. »


On peut donc se demander s’il est vrai qu’il n’existe pas de sujets impossibles pour la
poésie, ce qui amène à se demander comment elle se caractérise, dès lors qu’elle n’est
plus définie par ses thèmes.
Dans un premier temps, nous montrerons que, si la poésie peut parler de tout, elle
se prête particulièrement à certains sujets dont aucun autre genre littéraire ne peut
parler comme elle le fait. Puis, en essayant de caractériser ce qu’est l’usage poétique
du langage, nous étudierons la manière qu’a la poésie « de parler, de faire parler ».
• La lecture des textes du corpus donne à penser que le critique a raison et que la poésie
peut parler de tout. Deux poèmes semblent particulièrement éloignés des thèmes
traditionnels de la poésie, ceux de Baudelaire et de Bonnefoy. Avec « Une charogne »,
Baudelaire produit un effet de choc sur le lecteur par la description précise et l’évoca-
tion efficace de la réalité de la décomposition d’un corps. Il n’y a, dans le texte, aucune
« poétisation » de la mort mais, au contraire, une accentuation des détails horribles :
« La puanteur était si forte », « Les mouches bourdonnaient ».
C’est plutôt par la banalité de son thème que le poème d’Yves Bonnefoy s’éloigne des
motifs habituels du genre. Il présente en effet une scène quotidienne : « Rentrer, le
soir », des lieux et des gens ordinaires : « Une allée du jardin botanique », « Et un père,
une mère des aciéries qui y ont mené leur petit enfant ».
La capacité de la poésie à traiter des sujets très divers est également perceptible dans
la diversité de ses sous-genres : le Moyen Âge distinguait la reverdie (consacrée au
printemps), l’aube (qui parle de la tristesse des amants se séparant au lever du jour) ;
l’élégie exprime des sentiments mélancoliques et la poésie contemporaine en offre de
nombreuses illustrations, notamment dans l’œuvre de Philippe Jacottet ; l’épopée parle
de la guerre, comme le fait Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques.
Par ailleurs, à toutes les époques, les poètes ont cherché à renouveler le genre, et
ce renouvellement est passé par l’introduction de thèmes neufs. Les poètes de la
Renaissance rendent hommage à l’Antiquité, comme du Bellay dans « Les Antiquités de
Rome » ; les romantiques mettent en scène le Moyen Âge comme Aloysius Bertand dans
Gaspard de la nuit ; Baudelaire, dans « Une charogne », veut faire surgir le beau de la
laideur ; les surréalistes donnent une place importante au rêve ; les poètes du début du
xxe siècle célèbrent la ville comme emblème de la modernité ; les poètes de la fin du xxe
siècle, comme Yves Bonnefoy, font place aux thèmes quotidiens, aux gens ordinaires,
ce que l’on voit, par exemple, dans l’œuvre de Jacques Prévert.
C’est pourtant au milieu du xxe siècle que la question de la capacité de la poésie à parler
du monde tel qu’il est s’est posée, non seulement pour les poètes, mais aussi pour
les philosophes. TheodOr, W. Adorno, affirme : « Écrire un poème après Auschwitz est
barbare. » L’idée est que, après que l’humanité a fait la preuve d’une pareille capacité
de destruction, la poésie et l’art, manifestations de la culture, ne lui sont plus possibles
puisque la barbarie l’a emporté sur la civilisation. Or, plus tard, Adorno devait revenir
sur cette affirmation ; dès 1945, Paul Celan écrivait en langue allemande Fugue de Mort,
texte dans lequel il prouve que la poésie a été capable de parler même de ce que l’on
a considéré comme indicible.
• Cependant, à la lecture du sonnet de Louise Labé et du texte de Musset, on peut
penser que si la poésie n’a pas de sujet interdit ni de thème réservé, il en existe certains


qu’elle seule peut traiter comme elle le fait et auxquels aucun autre genre n’est capable
de donner la même signification. Le poème d’amour comme celui de Labé – dans lequel
le sujet est lié à une énonciation : l’amant ou l’amante exprimant ses sentiments, le
plus souvent sa souffrance, en assimilant sa plainte au poème en train de s’écrire – est
un tout unique. Le thème est profondément lié au genre et au registre qui est celui du
lyrisme. Seule la poésie met en scène un auteur qui se définit à la fois comme celui ou
celle qui aime et celui qui chante cette souffrance, en l’exprimant de façon mélodieuse.
La tradition poétique montre une extraordinaire abondance de textes de ce type.
Dans le texte de Musset, l’énonciation est généralisante (par l’emploi des infinitifs et
l’absence de marque de personne), ce qui convient à un art poétique à la recherche de
principes et la forme poétique est travaillée dans les rimes, le jeu des images : « sur un
bel axe d’or », « faire une perle d’une larme », et aussi le rythme. Le vers : « Chanter,
rire, pleurer, seul, sans but, au hasard », par ses coupes, permet d’exprimer la variété
des actes du poète et la liberté d’allure revendiquée dans le texte. Les arts poétiques
existent depuis l’Antiquité et des auteurs aussi différents que Boileau, Verlaine et
Mallarmé en ont écrit. Seule la poésie a cette capacité de réflexion sur elle-même dans
une forme qui illustre sa réflexion.
• Le sujet essentiel de ces arts poétiques est, le plus souvent, l’utilisation de la langue
et le renouvellement des formes. Pour les poètes, le thème compterait donc beaucoup
moins que l’utilisation du langage.
C’est également ce qu’affirme le critique Jean-Michel Espitallier et il semble donc que,
pour la poésie, l’essentiel soit bien « la façon de parler ».
• Il est vrai que l’on reconnaît intuitivement un texte de poésie. Cette intuition repose
sur la perception immédiate d’un travail important et concerté sur la forme générale
du poème, sur sa syntaxe (notamment en rapport avec la métrique), sur l’emploi des
images et sur celui des sonorités.
• Les poèmes sont généralement des textes courts. Leur brièveté comme le fait qu’ils
aient un titre supposent une plus grande densité de signification qu’un écrit en prose.
De plus, leur disposition sur la page est particulière. Les formes fixes, par exemple,
sont le résultat de contraintes qui montrent un usage particulier du langage. Ainsi,
le poème de Louise Labé, comme tous les sonnets, est composé de deux quatrains
construits sur deux rimes et de deux tercets, avec deux autres rimes. Or, ces règles ne
sont pas gratuites : elles permettent au poème de dire ce qu’il dit. Ainsi, dans le sonnet
du corpus, les deux quatrains sont consacrés à la vie, définie par l’amour et la poésie
(et les mots à la rime sont tous des verbes à l’infinitif exprimant des actions) et les
deux tercets parlent de la mort (et les mots à la rime sont des noms et des adjectifs) :
l’absence du sentiment amoureux et de la capacité à chanter l’amour.
Cette signification de la forme se retrouve dans les deux autres poèmes en vers du
corpus. Dans celui de Musset, les alexandrins montrent le poète à l’œuvre et les octo-
syllabes ont un rôle de conclusion, ce que leur brièveté souligne. Dans « Une charogne »,
l’alternance régulière des alexandrins et des octosyllabes souligne le décalage ironique
sur lequel est construit le poème : l’évocation très réaliste d’un cadavre et l’hommage
amoureux. Même dans la poésie en prose, la forme est significative. Chaque court para-
graphe du texte d’Yves Bonnefoy introduit une nouvelle dimension de l’évocation. La


scène très simple des trois premières lignes est élargie dans les deux suivantes, d’abord
par la vision des toits, puis par une vue d’ensemble : « Et c’est soudain un quartier de
boutiques basses et sombres, et la nuit qui nous a suivis pas à pas ».
• Si la forme générale des poèmes montre un usage particulier du langage, l’écriture
des textes le révèle également d’abord dans l’usage de la syntaxe.
Cet usage de la syntaxe, surtout dans ses rapports avec les règles de la versification, est
singulier et porteur de signification.
Dans le poème de Musset, chaque vers est une proposition, ce qui convient bien à un
texte à valeur généralisante, sauf dans le passage : « D’un sourire, d’un mot, d’un soupir,
d’un regard / Faire un travail exquis », où la fluidité et l’ampleur liées à l’enjambement
illustrent l’idée de « faire un travail exquis ». Au début du poème, le rejet : « Sur un
bel axe d’Or, la tenir balancée, / Incertaine », marque le déséquilibre et figure dans la
construction l’incertitude exprimée.
De même dans le poème de Baudelaire, dans un passage où le sens court sur plusieurs
vers, ce procédé permet d’imaginer l’ampleur du mouvement décrit : « Les mouches
bourdonnaient sur ce ventre putride, / D’où sortaient de noirs bataillons / De larves, qui
coulaient comme un épais liquide / Le long de ces vivants haillons. »
• L’usage poétique de la syntaxe est visible également dans l’emploi de certaines figures
de style, notamment celles de la répétition. On note, par exemple, l’emploi de l’ana-
phore, qui structure le sonnet de Louise Labé : « Tant que », la reprise de « mes yeux »,
« ma voix », « esprit » au début et à la fin du poème, qui permet de montrer que ce qui
a été n’est plus.
La reprise d’une construction a également une valeur de structuration du texte tout
en permettant le retour des mêmes sons. On trouve ce procédé dans le poème de
Musset, avec l’emploi des infinitifs en début de vers : « Chasser », « Aimer », « Écou-
ter »… « Chanter » puis, dans un seul vers, qui prend de ce fait une plus grande inten-
sité : « Chanter, rire, pleurer ».
Dans le texte de Bonnefoy, on trouve uniquement des groupes nominaux expansés,
ce qui permet de mettre en place une vision sans qu’un observateur soit présent et de
laisser le lecteur face à l’évocation créée. L’emploi de l’expression « Et c’est soudain »
n’introduit pas de rupture par rapport à cette construction, mais une insistance qui
donnera plus de force à la vision finale.
• Toutefois, les figures de style ne se réduisent pas à l’emploi de la syntaxe, elles sont
surtout le moyen de ce qui caractérise l’écriture poétique : le recours aux images. Les
comparaisons et les métaphores sont les indices les plus nets du travail de la langue
propre à la poésie.
Dans l’« Impromptu » de Musset, l’auteur montre la force de signification de la méta-
phore lorsqu’il énonce la même idée directement et indirectement, par l’image : « fixer
sa pensée / Sur un bel axe d’Or, la tenir balancée » : la seconde affirmation reste bien
mieux dans l’esprit et permet une compréhension immédiate.
Le poème de Baudelaire, qui confronte le lecteur à une vision brutale et réaliste de la
charogne, renforce encore l’effet de choc par le jeu des images : « comme une femme
lubrique », « dites à la vermine / Qui vous mangera de baisers », qui ajoutent à la scène
de mort une scène érotique. L’ironie du texte est également liée au recours aux images.


La métaphore guerrière « D’où sortaient de noirs bataillons / De larves » a pour effet un
décalage ironique entre « bataillons » et « larves ». À plusieurs reprises, le poète trans-
pose ainsi cette scène triviale pour lui donner ironiquement une noblesse artistique :
« une étrange musique », « Une ébauche lente à venir / Sur la toile ».
On a un procédé comparable, l’ironie en moins, dans le texte de Bonnefoy. La scène
banale est transformée par la signification que lui donne le travail sur les images : « les
toits sont une main qui tend à une autre main une pierre », « la nuit qui nous a suivis
pas à pas a un souffle court, qui cesse parfois ». Ces deux métaphores personnifient des
éléments de la vision et ajoutent à l’image protectrice de la famille entourant l’enfant
et à l’impression de douce familiarité que donne le poème.
• Outre le travail sur les images, la poésie se caractérise également par une attention
particulière portée aux sonorités.
La répétition des sons, dont la rime est un cas particulier, signale un texte poétique.
Ainsi, dans le sonnet de Louise Labé, au travail des rimes s’ajoute une utilisation des
allitérations en [r] et en [s] dans le premier quatrain : le [r] renforçant l’écho du mot
« larmes », le [s], celui des « soupirs ». De même, dans le poème de Musset, le début
montre une reprise du son [s] : « Chasser tout souvenir et fixer sa pensée, / Sur un bel
axe d’or, la tenir balancée, / Incertaine », liée au sens du mot « pensée », reprise méta-
phoriquement par « axe ». Baudelaire, dans le vers « De larves, qui coulaient comme un
épais liquide », renforce, par l’allitération en [l] la notion de liquidité, particulièrement
horrible pour évoquer un corps.
L’assonance, répétition de voyelles, est utilisée par Louise Labé pour renforcer l’effet de
la pointe finale du sonnet et de l’antithèse qui la constitue : « Prierai la mort noircir mon
plus clair jour » : la répétition du [i] dans le premier hémistiche lui donne une unité, qui
rend plus forte l’opposition entre l’obscurité et la lumière.
Ainsi, la poésie est bien caractérisée par un travail particulier de la langue.
• On peut donc affirmer que la poésie est capable d’aborder tous les thèmes : ceux
que la tradition a beaucoup traités, mais aussi d’autres, moins immédiatement perçus
comme « poétiques » : la réalité de la mort physique (dans le texte de Baudelaire), une
scène banale (comme le fait Yves Bonnefoy) et également la guerre, la ville moderne
et même l’indicible (comme les camps de concentration évoqués par Paul Celan). Cela
n’empêche pas la poésie de se montrer capable de traiter certains sujets d’une manière
qui lui est propre, comme le sentiment amoureux de la tradition lyrique ou l’art d’écrire
dans les arts poétiques.
Cependant, il est vrai, comme l’affirme Jean-Michel Espitallier, que la poésie se définit
avant tout par « la façon de parler » qui lui est particulière.
La forme des poèmes, immédiatement reconnaissable, les définit. Ce qui fait la singula-
rité de la poésie, c’est que le langage signifie aussi par sa forme : un emploi particulier
de la syntaxe, y compris dans son rapport avec le vers, le recours aux figures de style
dans la disposition du texte et l’emploi des images comme la comparaison et la méta-
phore et enfin le travail sur les sonorités.
Au-delà de ces définitions formelles, le paradoxe de la poésie est que, au moment même
où elle a douté d’elle-même, dans la seconde moitié du xxe siècle, c’est encore dans une
forme poétique que s’est exprimé ce doute. Ne pourrait-on pas alors définir la poésie,


non comme un genre lié à des thèmes et à une forme, mais comme une nécessité, une
condition même de l’existence humaine ?

➔➔ Invention
Vous voici, vous, abonnés à la Revue moderne de littérature, devenus lecteurs d’un fait
divers. Et me voici, moi, poète et critique, chargé de rendre compte, non des beautés
ou des défauts d’une œuvre de l’esprit, mais d’un procès et d’une condamnation.
De cet abaissement, ni vous ni moi ne sommes responsables. C’est le tribunal correc-
tionnel qui est entré par effraction dans la maison des Lettres. De quoi s’agit-il ? D’un
scandale pour les amoureux de la liberté, comme pour ceux de la poésie.
Hier, le tribunal a prononcé la condamnation pour immoralité du recueil Les Fleurs du
mal, de monsieur Charles Baudelaire et a demandé le retrait de certaines pièces.
Cette décision judiciaire est alarmante pour tous ceux qui estiment que l’expression
libre fait partie du droit de tous et singulièrement des artistes, des poètes.
Un pays qui se veut moderne, n’est-ce pas un pays où les citoyens sont libres d’exprimer
leurs opinions ? La rencontre et le travail des idées ne sont-ils pas un gage de la fécon-
dité et de la grandeur d’une nation ? Vous qui aimez à lire les articles de notre revue,
n’y appréciez-vous pas surtout la liberté de chacun, qui donne à l’ensemble sa richesse
et son originalité ?
S’il est surveillé par des censeurs à l’esprit étroit, quel écrivain pourra apporter des idées
neuves ? Ne souffrons-nous pas tous de l’absence de la scène des lettres de monsieur
Victor Hugo, que sa conception du rôle du poète a poussé à préférer l’exil à la censure ?
Oui, cette condamnation est un signe : notre pays, la patrie des idées des Lumières,
est revenu dans des âges obscurs. Mais plus encore, il est retourné à ses préjugés anté-
rieurs, ceux qui rejettent dans le secret et la honte les sujets les plus importants :
l’amour et la mort du corps.
Car que reproche-t-on à monsieur Baudelaire, sinon d’avoir parlé de sujets indécents 
comme la décomposition des corps ou l’érotisme ? Cela signifie-t-il que les thèmes de
la poésie doivent se limiter à ce qui est joli, superficiel et décent ?
Notre tradition poétique montre exactement le contraire. François Villon, considéré
comme le plus grand poète du Moyen Âge, serait à coup sûr condamné pour sa Ballade
des pendus, dont le réalisme et l’audace n’ont rien à envier au poème « Une charogne »
de monsieur Baudelaire dans l’évocation de la mort physique. Les vers enflammés de
Louise Labé, qui expriment avec ardeur le désir amoureux, seraient aussi considérés
comme indécents, surtout écrits par un auteur femme.
Les horreurs de la guerre, telles que les évoque Agrippa d’Aubigné, poète engagé,
seraient certainement considérées comme choquantes, de même que son attitude en
faveur des protestants.
Les tableaux à l’atmosphère macabre de certains de nos romantiques se verraient aussi
condamnés : dans le Gaspard de la nuit, de monsieur Aloysius Bertrand, on trouve bien
des évocations lugubres et morbides. Et il est pourtant, malgré une renommée en
dessous de sa valeur, un grand poète.
Il est certain, cependant, que l’œuvre condamnée est foncièrement nouvelle. Et nos
juges montrent, dans leur démarche, qu’ils ne sont pas allés jusqu’au bout de leur


logique. S’ils avaient vraiment lu l’œuvre de monsieur Baudelaire et compris son titre,
ils ne seraient pas contentés de faire retirer certaines pièces, ils auraient tout censuré.
Un livre qui s’intitule Les Fleurs du mal n’annonce-t-il pas une vision nouvelle de la
poésie, l’exploration de territoires interdits et une conception de la beauté qui la lie au
Mal ? Cela signifie-t-il que la poésie doit se répéter et que l’on doit écrire au milieu du
xixe siècle comme à l’époque des débuts de monsieur Lamartine ?
Mais l’erreur majeure de nos juges bornés n’est pas dans leur réaction face aux sujets
du livre de monsieur Baudelaire. Elle réside plutôt dans leur conception même de la
poésie. La poésie, en effet, peut traiter de tout parce que ce qui compte, ce n’est pas
ce qu’elle dit, c’est la manière dont elle le dit. Or, c’est là que monsieur Baudelaire
montre l’étendue de son talent. Il reprend des thèmes déjà évoqués avant lui : la femme
aimée, la beauté de la nature, mais la force d’expression de son écriture leur donne une
dimension nouvelle. Et lorsqu’il entreprend de parler de sujets inédits comme la vision
macabre d’un corps, la ville moderne, les êtres humbles et laids, il les transfigure et il en
donne, par la magie de la poésie, une vision qui les place dans le domaine de la beauté.
Bien loin donc de condamner une œuvre qui réussit ce tour de force, nous devrions la
saluer parce qu’elle modifie notre regard sur les choses, l’aimer parce que sa beauté
formelle nous réjouit, l’admirer pour son audace et sa perfection. Et je dis à ces juges
qu’ils ne font honneur ni à notre pays ni à notre temps. Et je prédis que, dans le futur,
si l’on se souvient encore d’eux, c’est parce qu’ils auront condamné une des œuvres
majeures de notre siècle et peut-être même de tous les temps : Les Fleurs du mal, de
monsieur Charles Baudelaire.


Objet d’étude

La question de l’homme
dans les genres de l’argumentation,
du xvie siècle à nos jours
L’objectif fixé par le programme est de « permettre aux élèves d’accéder à la réflexion
anthropologique dont sont porteurs les genres de l’argumentation afin de les conduire
à réfléchir sur leur propre condition ». Cet objet d’étude articule donc deux finalités.
D’une part, il permet d’ouvrir l’étude de la littérature à l’histoire des idées, en contri-
buant à « donner sens et substance à une formation véritablement humaniste » afin de
nourrir et d’informer leur appréhension personnelle du monde.
D’autre part, il doit mener à approfondir l’analyse des genres et des formes de l’argu-
mentation entreprise en classe de seconde à partir de la littérature des xviie et xviiie
siècles et à en saisir les enjeux divers, déployés dans leur continuité historique et dans
leurs liens avec notre modernité. Chaque époque creuse ses interrogations privilégiées,
éthiques, religieuses, sociales, politiques ou scientifiques selon des modes de question-
nement et d’expression qui lui semblent aptes à les pousser toujours plus avant. Les
grandes scansions de l’histoire culturelle rejoignent ainsi les mutations de l’histoire
littéraire, tant à travers les mouvements littéraires et artistiques qu’à travers les modu-
lations des genres et des formes imposées ou proposées par chaque auteur.
Afin de permettre aux élèves d’appréhender ces enjeux littéraires et anthropologiques
de l’argumentation, nous proposons trois séquences dont la progression nous paraît
favorable à l’élaboration d’une mise en perspective historique des problèmes humains
et esthétiques du monde actuel. De la réflexion éthique née de l’humanisme renais-
sant à la crise intellectuelle et morale consécutive aux traumatismes historiques du
xxe siècle, la parole littéraire reflète l’émergence de l’individu et son inscription de plus
en plus problématique dans la société : énonçant des idéaux, dénonçant des vices, elle
parvient peu à peu à devenir un cri de révolte singulier, une prophétie individuelle ou
une force d’ébranlement des certitudes.
La séquence 1, qu’on peut aisément compléter par les textes de l’objet d’étude « Vers un
espace culturel européen : Renaissance et humanisme », s’attache à montrer comment
l’humanisme, l’âge classique et les Lumières ont enraciné les idéaux éthiques qui
sont encore à la source de notre vision du monde et comment s’y font jour, déjà, des
questionnements sur la nature humaine et ses ambivalences. Deux corpus mettent
en évidence les formes et les genres de l’éloge et du blâme des vertus et des vices,
en s’interrogeant sur la vertu hautement classique de l’amitié et sur les formes de la
satire. Un parcours sur Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre montre comment
les mêmes enjeux sont mis en œuvre dans le récit, qui les rend plus denses et plus
ambigus à la fois.


La séquence 2, consacrée aux xviiie et xixe siècles, met en valeur les liens qui se sont tissés
autour de la césure que constitue la Révolution française entre l’émergence de l’individu
et la naissance de valeurs politiques et sociales modernes. Le discours utopique des
Lumières est étudié comme une forme indirecte et originale de la réflexion politique.
L’intérêt pour la diversité des langues au xixe siècle, objet d’un autre corpus, reflète les
enjeux esthétiques, sociaux et idéologiques d’un débat littéraire : partant des thèses
poétiques ou mythiques sur l’origine des langues, le xixe siècle déplace le débat vers
l’idée émergente des nations et de leurs liens dans l’Histoire. Un parcours à travers Les
Châtiments de Victor Hugo étudie la façon dont le poète s’engage politiquement, dont
il inscrit son individualité dans la société.
La séquence 3 est axée sur la manière dont la modernité pose la question de la défini-
tion même de l’homme, à propos de laquelle les certitudes ne sont plus de mise. Les
dénonciations et les témoignages autour de la torture ont rendu incertaines les limites
de l’humain ; l’ethnographie a montré, dans des argumentations aussi fortes que l’essai
Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, l’impossibilité du racisme et la diversité des
peuples humains ; les deux guerres mondiales, les soubresauts violents de l’histoire
récente et les évolutions de nos sociétés permettent d’envisager la fragilité des civili-
sations, comme de nombreux essayistes et polémistes l’ont affirmé, parfois sans être
entendus.


Séquence 1
L’homme moral, des vertus et des vices en question du xvie au xviiie siècle
Corpus de textes A

La valeur de l’amitié
du xvie au xviie siècle
B i b l i o g r a p h i e
Sur le thème littéraire et philosophique de l’amitié
– Allan Bloom, L’Amour et l’amitié, 1993, Librairie Générale Française, 2003, Le Livre de
Poche/Biblio Essais.
– Giorgio Agamben, L’Amitié, Payot & Rivages, 2007, Rivages Poche/Petite bibliothèque.
Sur les auteurs du corpus
– Marie-Luce Demonet, Michel de Montaigne. Les Essais, PUF, 1985.
Les Moralistes classiques. Visages de l’argumentation, hors-série n° 13 de la Nouvelle
Revue Pédagogique (lycée), novembre 2009.
– Olivier Leplâtre, Fables de Jean de La Fontaine, Éd. Gallimard, 1998 (Foliothèque), en
particulier le chapitre III, « Le Don des fables », pp. 43-51.
–  Roland Barthes, « La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et Maximes » in
Nouveaux Essais critiques, coll. Points/Essais, Le Seuil, 1972.
– Jean Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, 1977, Klincksieck, 1986.
Sur le genre de la maxime
– Alain Montandon, Les Formes brèves, Hachette, 1992, en particulier le chapitre 2,
pp. 31-52.

Texte 1
Une extraordinaire union d’âmes (pages 118-119)
Michel de Montaigne, Essais (1580)

➔➔ Objectif
Étudier les stratégies d’un double éloge de l’ami et de l’amitié.
➔➔ Présentation du texte
Ce texte célèbre est un passage fondamental du vingt-huitième des 57 essais du livre
I. Se consacrant à l’écriture dès 1571, publiant ses Essais et les retravaillant sans cesse
de 1580 à sa mort (l’édition posthume de 1595 constituant le texte le plus complet),
Montaigne mêle sans cesse autobiographie et réflexions générales à dimension philo-
sophique. Le passage sur l’amitié que nous proposons est représentatif de cette double
démarche. Montaigne ne rend pas seulement hommage à son ami le plus proche et
à son frère de pensée, qui l’a initié à l’exigeante pensée stoïcienne. Derrière l’expres-
sion endeuillée d’une perte irréparable et derrière l’éloge funèbre, Montaigne dévoile


que La Boétie est l’image de la conscience de soi (cf. Jean Starobinski, Montaigne en
mouvement, 1983, chapitre 1), un véritable double en qui Montaigne lit son propre
attrait juvénile pour une vertu inaccessible, une morale absolue et trop parfaite, dont
la vieillesse le détache peu à peu. L’extrait choisi nous semble une entrée relativement
facile (et encore d’actualité) pour appréhender l’importance et la densité de la réflexion
très personnelle de Montaigne et pour donner un aperçu de la pensée humaniste, qui
repose en partie sur le sentiment profond de connivence intellectuelle entre esprits
ouverts. Le texte complémentaire de Cicéron permettra d’esquisser une réflexion sur
ce que cet humanisme renaissant doit à l’Antiquité.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Montaigne semble distinguer quatre étapes dans l’histoire d’amitié qui l’unit à La
Boétie :
– une prédisposition, un sentiment de manque qui doit être comblé : « Nous nous cher-
chions avant que de nous être vus » (l. 15-16) ;
– un intérêt, une admiration mutuelle pour ce qu’on entend dire de l’autre : « nous nous
embrassions par nos noms » (l. 20-21) ;
– la « première rencontre » (l. 22), moment d’une entente immédiate et d’une puissance
inouïe ;
– enfin, la fusion des âmes qui marque le paroxysme de l’amitié (« se plonger et se
perdre », l. 37-38).
b. On pourrait rapprocher l’amitié ici décrite du sentiment amoureux. Le verbe « aimais »
(l. 8) et le mot « affection » (l. 18) introduisent l’idée que cette amitié revêt une intensité
proche de l’amour. La rapidité avec laquelle se noue la relation amicale dès la « première
rencontre » (l. 22) évoque un coup de foudre, d’autant que l’accumulation des participes
en emploi d’adjectifs « si pris, si connus, si obligés » (l. 24-25) peut faire penser à un
engagement amoureux.

Lecture analytique
Une amitié unique
1. Plusieurs éléments, dans la première phrase, permettent à Montaigne de souligner
le caractère commun de la plupart des amitiés. Le verbe « appeler » met à distance
l’usage habituel des mots « amis » et « amitiés », qui apparaît comme usurpé lorsqu’il
n’est pas employé dans toute sa force. L’adverbe « ordinairement » insiste également sur
cet affaiblissement sémantique parce que le contexte lui donne une valeur légèrement
péjorative : en effet, les amitiés ordinaires sont ensuite requalifiées en « accointances »
et en « familiarités », termes beaucoup plus faibles et motivés eux-mêmes par des mots
dévalorisants : « occasion » et « commodité ». Le paradigme de l’amitié ordinaire suit un
mouvement descendant qui en révèle progressivement le fondement purement utili-
taire et social, et en évide le sens moral et noble. Ce mouvement n’est pas que lexical
puisqu’il est syntaxiquement appuyé par la négation restrictive « ce ne sont qu[e]… »
(l. 2), qui permet de minimiser ce qui passe habituellement pour de l’amitié. En outre,


les marques de la généralisation (le pronom « nous », le présent de vérité générale, le
pluriel des mots « amis » et « amitiés ») tendent à resituer ces prétendues amitiés dans
le monde du commun, du vulgaire (au sens étymologique).
La deuxième phrase, au contraire, met en valeur le caractère exceptionnel et unique
de l’amitié qui liait Montaigne à La Boétie. Le mot « amitié » est désormais au singulier
et précisé par une proposition relative déterminative qui restreint soudain l’extension
du nom : « En l’amitié de quoi je parle » (l. 4). L’histoire de Montaigne et de La Boétie se
trouve isolée des amitiés ordinaires. La métaphore de la « couture » (l. 6), de la jointure,
donne une image frappante de cette amitié : elle rend absolue la fusion des âmes, ce
qui lui donne un aspect surprenant, au-delà de la réalité concrète.
2. Cette amitié semble en effet dictée, d’après le début du second paragraphe, par une
volonté divine : « quelle force inexplicable et fatale » (l. 13-14), « par quelque ordonnance
du ciel » (l. 19-20). L’amitié n’est donc pas affinité élective, mais destin, nécessité : les
deux hommes devaient s’apprécier, c’était dans l’ordre des choses. Par là, l’amitié des
deux hommes s’élève au-dessus des relations humaines habituelles, prend un aspect
mythique.
3. La « première rencontre » (l. 22) est narrée au passé simple de l’indicatif : « nous nous
trouvâmes » (l. 24). L’aspect non sécant du passé simple offre une vision synthétique
du procès, qui suggère ici la rapidité ou l’immédiateté avec laquelle les sentiments
naissent. Cela rapproche cette amitié d’un coup de foudre (cf. question de préparation
b) et l’idée que l’amitié n’a pas été choisie, mais qu’elle s’est imposée avec la force de
l’évidence.
4. Cette amitié est indicible et Montaigne insiste sur cet aspect : « cela ne se peut expri-
mer, qu’en répondant » (l. 8-9), « au-delà de tout mon discours » (l. 11), « inexplicable »
(l. 13), « je ne sais quelle quintessence » (l. 35-36). La négation, qu’elle soit restrictive
(« ne se peut exprimer, qu’ ») ou lexicale (cf. le préfixe « inexplicable »), dit l’entrave
que fait peser cette amitié exceptionnelle sur le discours, la peine que prend l’auteur
à la décrire.
5. La formule « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi » (l. 9-10) est éloquente dans
sa brièveté lapidaire qui mime par avance la rapidité avec laquelle l’amitié s’impose
à la première rencontre. Le caractère tautologique de l’expression souligne l’évidence
inexplicable de la relation : c’est l’être même de chacun des deux hommes qui rend
nécessaire leur amitié. Le parallélisme syntaxique exprime la réciprocité parfaite du
sentiment. Les deux propositions ont d’ailleurs le même nombre de syllabes (5/5), ce
qui suggère l’équilibre, l’égalité entre les deux amis : pas de domination de l’un sur
l’autre ici.
Un alter ego
6. Le second paragraphe est parsemé d’hyperboles : « fatale » (l. 14), « ordonnance
du ciel » (l. 20), « nous nous embrassions par nos noms » (l. 20-21), « sa perfection »
(l. 28-29). L’excès du discours est redoublé par l’emploi répété de l’adverbe intensif « si » :
« si pris, si connus, si obligés » (l. 24-25), « si proche » (l. 26), « si promptement (parvenue
à sa perfection) » (l. 28), « « si peu à durer », « si tard commencée » (l. 29). Ces procédés
marquent le caractère intense, le degré exceptionnellement haut du sentiment. Sa


brièveté même (du fait de la mort prématurée de La Boétie) lui confère un aspect encore
plus extrême, paroxystique.
7. Les pronoms personnels « lui » et « moi » ou les possessifs qui leur correspondent se
répondent tout au long du texte, dans des structures binaires : « Parce que c’était lui ;
parce que c’était moi » (l. 9-10), « ma volonté […] la sienne » (l. 36-37), « sa volonté […]
la mienne » (l. 38), « ou sien ou mien » (l. 40). De très nombreux verbes pronominaux
à sens réciproque sont utilisés : « se mêlent et confondent » (l. 4 ; le deuxième pronom
est sous-entendu), « Nous nous cherchions » (l. 15), « nous nous embrassions » (l. 20-21),
« nous nous trouvâmes » (l. 24) [on laissera de côté les pronominaux à sens réfléchi :
« se régler » , l. 31, « se plonger et se perdre », l. 37 et ceux à sens passif : « ne se peut »,
l. 8]. Ces structures binaires et ces verbes pronominaux concourent au même effet : une
insistance sur la réciprocité, le partage, voire la fusion (dans le pronom « nous » qui,
dans le second paragraphe équivaut à « lui + moi ») entre les deux amis.
8. Le parallélisme « qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre
en la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la
mienne » (l. 36-38) insiste sur la fusion des âmes des deux amis : la syntaxe, par un subtil
croisement des effets du parallélisme et de ceux du chiasme des possessifs, parvient à
dire cette union complète, que le lexique exprime sous la forme d’une double image :
« se plonger », par le sème liquide ouvre la possibilité d’un mélange, que le verbe « se
perdre » confirme et achève : la dualité se résout en unité, le multiple en l’un et l’indi-
vidu disparaît au profit d’un nouvel être, double. Montaigne prend le soin, dans la
dernière phrase, de justifier l’emploi de ce verbe « se perdre » et d’écarter une interpré-
tation trop figurale, métaphorique : « Je dis perdre, à la vérité » (l. 39).
9. Le présent de l’indicatif dans « elles se mêlent et confondent » (l. 4) peut recevoir
deux interprétations : il peut s’agir d’un présent de vérité générale qui définit l’ami-
tié vraie selon Montaigne. Mais il peut aussi être compris icI. s’agissant d’une amitié
exceptionnelle, unique – comme un présent étendu qui exprime le fait que l’amitié
entre Montaigne et La Boétie perdure par-delà la mort de celui-ci depuis des années. La
connivence entre deux âmes ne connaît peut-être pas l’obstacle de la mort…

Vers le bac
Le commentaire
L’amitié décrite par Montaigne dans ce passage des Essais se différencie des amitiés
ordinaires, dénoncées dans le premier paragraphe du texte comme des relations faus-
sées par l’intérêt, par sa dimension fusionnelle. Dès la deuxième phrase du texte,
Montaigne précise en effet que, dans cette amitié, les âmes « se mêlent et confondent
l’une en l’autre » (l. 4-5), employant un présent de l’indicatif qui suggère peut-être que
ce sentiment perdure par-delà la mort de l’ami. L’union des âmes se manifeste par la
parfaite réciprocité de cette amitié et l’équilibre permanent entre les deux hommes.
La syntaxe souligne cet aspect de la relation au moyen des marques de personne. Les
pronoms personnels « lui » et « moi » apparaissent ainsi liés dans un parallélisme :
« Parce que c’était lui ; parce que c’était moi » (l. 9-10). De même, les pronoms et déter-
minants possessifs, à la fin du texte (« qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se
plonger et se perdre en la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger


et se perdre en la mienne », l. 36-38), se croisent en chiasme au sein d’un parallélisme
syntaxique pour mettre en valeur le mélange des âmes, qui subsume ou fond l’indi-
vidu dans un nouvel être double. Chaque ami en vient à « se plonger et se perdre » en
l’autre. Inséparables, comme le suggère l’emploi répété du couple de pronoms indéfi-
nis « l’un… l’autre » (« l’une en l’autre », l. 5 ; « l’un de l’autre », l. 17 ; « l’un à l’autre »,
l. 26), les amis ne font vraiment plus qu’un lorsque l’auteur emploie le pronom « nous »,
où la fusion de la première et de la troisième personne est encore redoublée par la
tournure pronominale : « nous nous embrassions par nos noms » (l. 20-21), « nous nous
trouvâmes » (l. 24). La « perfection » hyperbolique à laquelle atteint cette « intelligence »
(l. 28) des deux hommes fait de chacun d’eux l’alter ego de l’autre, l’autre soi-même
en lequel chacun se reconnaît. Touchant à l’indicible, « ne se p[ouvant] exprimer »
(l. 8-9) que difficilement, une telle fusion est donc, malgré tout, habilement décrite par
Montaigne.

Texte complémentaire
Éloge de l’amitié (pages 120-121)
Cicéron, Lélius ou l’Amitié (44 av. J.-C.)

➔➔ Objectif
Comprendre l’influence de la vision antique de l’amitié sur la pensée de Montaigne.

➔➔ Présentation du texte
Conformément aux programmes qui préconisent de proposer aux élèves des textes
« permettant de retrouver dans les œuvres antiques les racines de questions et de repré-
sentations touchant à la condition de l’homme » (B.O. spécial n° 9 du 30 septembre
2010), il nous a paru judicieux de confronter la vision de l’amitié chez Montaigne à celle
développée dans ce passage par Cicéron. L’amitié romaine articule l’affectivité gratuite
de la vie privée à une forte exigence sociale de solidarité et d’utilité, de coalition d’inté-
rêts dans la vie publique. Mais elle est aussi une vertu morale, qui implique de consi-
dérer l’ami, comme le fait encore Montaigne, comme un autre soi-même et qui n’est
jugée accessible qu’aux meilleurs esprits. C’est donc une vertu noble et aristocratique.
Le passage choisi révèle ces diverses dimensions de l’amitié antique, qui ne se réduit
pas à une simple relation sociale.

➔➔ Réponses aux questions


1. Donner des titres à chacun des deux paragraphes doit permettre, d’une part, d’en
résumer l’idée principale, mais aussi, d’autre part, de mettre en évidence la gradation
du raisonnement dans le texte. On peut proposer, par exemple : §1 : « Une vertu aux
multiples avantages » ; §2 : « Précellence de l’amitié dans la vie morale ».
2. Cicéron distingue nettement deux niveaux d’amitié, qui varient en intensité. L’amitié
« commune ou médiocre » (l. 18) comporte « de l’agrément et de l’utilité » (l. 19), mais
elle se distingue de l’amitié « parfaite » (l. 19) par une moindre force morale. L’amitié
vraie implique un soutien moral indéfectible entre les deux amis qui doivent toujours
pouvoir s’appuyer sur la valeur de l’autre, même dans l’adversité. L’amitié vraie ne fait


pas qu’embellir la vie et « auréole[r] l’avenir d’optimisme » (l. 24), mais empêche toute
démoralisation. Les épreuves de la vie (pauvreté, maladie, deuil évoqués dans le second
paragraphe) se trouvent ainsi allégées par l’exemple de courage et de constance que
donne l’ami.
Cette amitié parfaite exige une grande valeur morale et la rend inaccessible aux
hommes, si ce n’est aux meilleurs. Vertu aristocratique, elle ne concerne que les
« hommes de bien » (l. 1) et s’incarne en des êtres d’exception, des sages peu nombreux,
comme le souligne Lélius lui-même : « telle qu’elle a existé entre les quelques person-
nages qu’on cite » (l. 20 ; on notera ici l’emploi de l’indéfini quelques, quantifiant qui
dénote la basse fréquence, par le traducteur).
3. L’amitié telle que la définit Cicéron fait de l’ami, comme chez Montaigne, un alter
ego, « quelque version exemplaire de soi-même » dit Lélius (l. 26-27). L’ami est un
exemple, un modèle auquel on doit vouloir s’égaler.
4. Le stoïcisme est ainsi défini dans Le Petit Robert : « 1. Doctrine de Zénon et de ses
disciples, selon laquelle le bonheur est dans la vertu et qui professe l’indifférence
devant ce qui affecte la sensibilité. 2. Courage pour supporter la douleur, le malheur,
les privations, avec les apparences de l’indifférence. » On peut compléter, si l’on veut,
ces définitions avec ces précisions tirées de l’article « Stoïcisme » du Vocabulaire de la
philosophie et des sciences humaines (1980) de L.-M. Morfaux : « La beauté et la connais-
sance de l’ordre du monde sont la base de la morale ; en voulant l’ordre inflexible du
cosmos et de la raison universelle qui le régit, le sage atteint la paix de l’âme (ataraxie)
en laquelle consiste le bonheur et se rend capable d’opposer la fermeté d’une âme
impassible à la douleur et aux maux de la vie. C’est le sens du mot stoïque dans la
langue courante, qui exprime avec justesse une telle attitude. » L’amitié semble bien,
chez Cicéron, participer de l’attitude volontaire stoïque. Lélius veut montrer que l’amitié
rend la « vie vivable » (l. 3), selon l’expression qu’il emprunte au poète Ennius. L’amitié
aide à supporter les défaites (l. 7-9), elle est qualifiée de « secourable » (l. 15) et allège
les « coups durs » (l. 21) de la vie que le second paragraphe décrit et énumère. Évitant la
« démoralisation » et la « capitulation » (l. 25) de l’esprit, elle inspire courage et permet
de résister avec calme aux difficultés et aux peines.

Texte 2
L’amitié vraie (pages 121-122)
Jean de La Fontaine, Fables (1678)

➔➔ Objectif
Analyser les enjeux moraux et sociaux d’une fable classique.

➔➔ Présentation du texte
La fable, genre déjà souvent appréhendé par les élèves au collège et en classe de
seconde, est riche d’une réflexion anthropologique (morale, sociale, pédagogique)
qui s’allie chez La Fontaine à un sens de la narration et de la poésie qui peut plaire.
L’originalité de la fable célèbre que nous avons choisie est de se mêler au conte oriental
et d’être obliquement contaminée par l’utopie. Elle amène les élèves, encouragés par


l’apparente facilité de la structure et du récit, à repérer les indices discrets de l’ironie du
fabuliste et de la critique sociale et à comprendre comment le texte conduit le lecteur
à s’engager dans la démarche argumentative. Après un premier recueil de fables publié
en 1668, La Fontaine fait paraître un second recueil en 1678. Mais celui-ci n’est plus
dédicacé à un enfant (le Dauphin, fils de Louis XIV) comme le premier : la dédicataire
est Mme de Montespan, la maîtresse du roi.
L’aspect didactique de la fable paraît ainsi moins mis en avant et le recueil de 1678, aux
fables souvent plus longues et plus ornées que dans le premier recueil, puisant à des
sources orientales que le volume de 1668 (surtout inspiré d’Ésope et de Phèdre) n’exploi-
tait pas, obéit à « une visée plus subtile et ambitieuse », comme l’écrit P. Dandrey : « […]
ses inflexions nuancées et ses ambitions morales ou philosophiques le rendaient plus
difficile et exigeant que le précédent », d’où un moindre succès auprès du public de
l’époque (P. Dandrey, La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée, Éd. Gallimard, coll.
« Découvertes », Paris, 1995, p. 53).

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La fable suit la composition traditionnelle la plus fréquente du genre, à savoir un récit
(occupant les vers 1 à 23) suivi d’une moralité (v. 24-31). Le récit suit un schéma narratif
simple. La situation initiale, des plus succinctes (v. 1-4), présente les personnages et
situe l’histoire dans l’espace (« au Monomotapa ») mais aussi dans le temps : un passé
très indéterminé évoqué au moyen de l’imparfait de l’indicatif. Le réveil en sursaut
provoqué par l’inquiétude d’un des deux amis constitue l’élément déclencheur, claire-
ment mis en valeur par le complément circonstanciel « Une nuit que chacun s’occupait
au sommeil » (v. 5) annonçant un récit singulatif et par l’irruption du présent de narra-
tion (« sort », « court », « éveille », v. 7-8). Les péripéties correspondent aux réactions
gestuelles et verbales précipitées de l’autre personnage (v. 10-18). La résolution occupe
la fin du dialogue (v. 19-23), où le songeur prend conscience que son inquiétude est
injustifiée et explique que son imagination l’a trompé. La situation finale demeure
implicite : l’inquiétude dissipée, les deux amis doivent être rassurés.
b. D’après la moralité, l’amitié véritable repose sur la prévenance : attentionné, l’ami
cherche toujours à combler l’autre en tout, jusque dans les moindres détails et se soucie
de son état moral et psychologique sans être indélicat ni intrusif.
c. Le fabuliste intervient à divers moments de la fable. Les vers 3 et 4 lui permettent
de rapporter une idée reçue tout en la mettant à distance ironiquement par l’incise
« dit-on », qui renvoie le poncif à ce qu’il est : une idée incertaine mais toujours répétée.
Le narrateur intervient plus discrètement au vers 7. On remarque en effet, dans le
syntagme « Un de nos deux Amis », l’usage d’un déterminant possessif de première
personne du pluriel qui crée une complicité entre le fabuliste et le lecteur par-delà les
personnages que tous deux considèrent. Enfin, la moralité est l’intervention la plus
évidente du fabuliste, qui, changeant de niveau énonciatif, passe du récit au discours
et interpelle directement le lecteur pour l’obliger à s’engager dans la dimension argu-
mentative de la fable : « Que t’en semble, lecteur ? » (v. 24).


Lecture analytique
Une amitié sincère et réciproque
1. On peut relever les différentes désignations des personnages : « Deux vrais Amis »
(v. 1), « L’un… l’autre » (v. 2), « chacun » (v. 5), « Un de nos deux Amis » (v. 7), « Il » (v. 8),
« L’Ami couché »/« il » (v. 10), « l’autre » (v. 11), « l’ami » (v. 19), « eux » (v. 24). Jamais
nommés, les personnages, peu individualisés, n’entravent pas la dimension générali-
sante du récit, d’autant que la majuscule au nom « Amis » semble tirer les personnages
vers une simple incarnation d’un idéal de l’amitié, selon le procédé de l’allégorie. On
peut cependant deviner leur condition noble grâce au lexique : « les valets » (v. 8), « ce
palais » (v. 9), « mon épée » (v. 16) et « Une esclave » (v. 17) en sont les signes patents.
En outre, le verbe « possédait » (v. 2) tend à suggérer une certaine richesse, tout comme
« sa bourse » (v. 10) et « votre argent » (v. 14). La noblesse sociale peut, dans l’idéologie
du xviie siècle, refléter une noblesse du cœur, une délicatesse des sentiments et une
morale vertueuse, comme c’est le cas ici.
2. Le vers 2 est construit sur un chiasme, qui met en valeur l’absolue réciprocité de
l’amitié des personnages : « l’un/possédait // appartînt/l’autre ».
3. Les épithètes liées au nom « ami » soulignent par deux fois la sincérité de la rela-
tion : « vrais » (v. 1) et « véritable » (v. 26). Le vocabulaire psychologique et affectif met
en évidence la délicatesse du sentiment amical : « zèle » (v. 20), « un peu triste » (v. 21),
« craint » (v. 22), « aimait » (v. 24), « douce chose » (v. 26), « cœur » (v. 27), « la pudeur »
(v. 28), « peur » (v. 30), « il aime » (v. 31). On soulignera le raffinement des nuances
émotionnelles évoquées (crainte/peur, zèle/affection) et le modalisateur « un peu » qui
atténue l’adjectif « triste » et suggère ainsi la finesse d’observation de l’ami, qui devine ce
que l’autre ressent, fût-ce de façon peu visible. La générosité, enfin, apparaît dans les dons
spontanés de « l’Ami couché » qui propose de mettre son argent, sa vie et sa belle esclave
à disposition de son compagnon ; l’ami sincère, dit le fabuliste, anticipe et « cherche vos
besoins » (v. 27) avant même qu’ils soient formulés.
4. L’amitié est un sentiment omniprésent dans la vie des personnages ; il envahit
leurs pensées, leurs paroles et oriente leurs actes. La vision nocturne (« Vous m’êtes
en dormant […] apparu », v. 21), ensuite reconnue comme « maudit songe » (v. 23),
témoigne que le personnage garde toujours son ami présent à l’esprit. La cascade
de questions de « l’Ami couché » visant à identifier la cause du trouble du songeur
(v. 14-18) signale l’empressement à soulager les difficultés du compagnon. La politesse
est le signe d’un respect mutuel : le compliment sur la sagesse et la tempérance habi-
tuelles de l’autre (v. 11-13), de même que la gratitude exprimée (v. 20), impriment à
leur échange verbal une civilité de bon aloi. Enfin, le don généreux et spontané d’une
bourse, le courage témoigné pour défendre l’ami au péril de l’épée et le partage des
jouissances sensuelles sont des gestes qui relèvent d’une amitié concrète, qui exclut
l’avarice, la couardise et la jalousie.
5. L’empressement de « l’Ami couché » est marqué par la construction du vers 10 : « L’Ami
couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme ». La parataxe juxtapose des propositions
indépendantes de plus en plus courtes, faisant naître une cadence mineure qui mime
la rapidité des actes. En outre, le présent de narration donne une certaine vivacité au
récit. Les paroles du même personnage (v. 11-18) montrent sa hâte de servir son ami :


les phrases brèves, la juxtaposition des propositions qui supprime les liens logiques
(par exemple, les deux-points du vers 18 rendent implicite la relation de causalité) et
la succession de questions dont il n’attend pas les réponses participent à créer cette
impression. Certains procédés de versification vont dans le même sens. On pourra
noter :
– les enjambements nombreux (v. 11-12, 16-17, 17-18) ;
– la coupe inhabituelle du vers 15 après « En voici » ;
– les césures renforcées par une ponctuation forte ou semi-forte (v. 12, 16, 17 et 18).
D’où un rythme heurté et rapide à la fois du discours qui suggère l’agitation inquiète de
« l’Ami couché » face au comportement inhabituel de son camarade. Du côté du songeur,
c’est le lexique qui vient souligner sa réaction disproportionnée, dans la tension entre
deux adverbes modificateurs (l’un d’un adjectif, l’autre d’un verbe) : « un peu triste » vs
« suis vite accouru » (v. 21-22).
Une critique sociale ?
6. Le cadre oriental de la fable est connoté par certains termes, tels que « ce palais »
(v. 9) ou « Une esclave » (v. 17), qui rappellent l’univers des contes merveilleux arabes.
On peut rappeler à cette occasion que, si La Fontaine ne peut connaître les contes
des Mille et une nuits traduits par Antoine Galland entre 1704 et 1717, il connaît en
revanche certains contes persans dans la version arabe d’Ibn al-Muqqafa, traduite
depuis 1644. Le nom même de « Monomotapa », pays inaccessible, est particulièrement
exotique et renvoie le récit à un cadre dont l’irréalité est redoublée par l’anonymat
des personnages, l’indétermination temporelle (emploi de l’imparfait de l’indicatif et
circonstant flou : « Une nuit que… », v. 5) et le contexte nocturne et onirique (la nuit, le
songe, l’allusion mythologique à Morphée). L’amitié véritable apparaît peut-être ainsi
comme une idée utopique, voire comme un songe du fabuliste.
7. Les vers 3 et 4 sont mis en valeur par un décrochage visuel sur la page correspon-
dant à un décrochage métrique : ce sont deux octosyllabes dans un cotexte immédiat
rédigé en alexandrins (v. 1-2 et 5-19). On observe également un décrochage temporel :
le présent de vérité générale rompt la continuité du récit. La distanciation ironique
opérée par l’incise « dit-on » et la prise à partie du lecteur par le pronom possessif « du
nôtre » (qui renvoie à l’inclusion commune du fabuliste et du lecteur à la société fran-
çaise) laissent entendre une critique de la société louis-quatorzienne : par antiphrase,
le lecteur comprend qu’une amitié aussi parfaite est sans commune mesure avec les
amitiés que l’on noue en France et surtout pas dans le monde de la noblesse d’épée
(d’où l’importance de la condition sociale élevée des deux personnages). La Fontaine
égratigne, comme à son habitude dans les Fables, l’hypocrisie et les fausses valeurs
mondaines de la société de cour.
8. L’interpellation du lecteur dans la moralité sonne comme un défi amusé, comme
une provocation souriante à l’énigme. Le lecteur ne peut répondre à la question du
fabuliste : l’amitié décrite est parfaitement réciproque et repose sur l’équilibre entre la
délicatesse des sentiments du songeur et la générosité de « l’Ami couché ». La moralité
résume et souligne les qualités précédemment incarnées par chaque personnage : les
vers 26 à 29 rappellent l’ami empressé de rendre service et de donner ; les vers 30 et 31
font allusion à l’ami sentimental, à tendance empathique, qu’est le songeur du récit.


Si l’on comprend qu’il n’est pas de réponse possible du fait de cette parfaite égalité
de vertu, les huit derniers vers, au fond, apparaissent moins comme une énigme à
résoudre que comme un appel à la réflexion et invitent à penser que l’union des qualités
des deux personnages forme la définition parfaite de l’amitié.

Vers le bac
L’écriture d’invention
Proposition de réponse rédigée
On s’inspire ici très librement de l’argument de la parabole du fils prodigue (Évangile
selon Luc, 15, 11-32).
Jamais je n’ai vu, au cours de mes lointains voyages, si bel exemple d’amitié que celui
que je vais vous conter. Un homme, qui avait traversé beaucoup de mers, parcouru
beaucoup de pays, arriva, un soir, dans une ville bordée de palmiers et dont les larges
avenues s’emplissaient du bruit joyeux des conversations entre amis qui succède
peu à peu, à la tombée de la nuit, au tumulte des travaux de chacun et aux cris des
marchands.
Il ignorait où il pourrait dormir, ayant pensé pouvoir atteindre plus tôt la ville voisine,
où abondaient les pensions. Aussi demanda-t-il aux passants où il pourrait espérer qu’on
lui accordât l’hospitalité. Trois belles jeunes femmes qui conversaient lui indiquèrent,
unanimement, la même maison toute proche. Il y alla et frappa à la porte.
On lui ouvrit. Deux hommes étaient là, attablés autour d’un thé à la menthe. Dès qu’il
eut exposé sa situation, on lui dit que la maison était grande et qu’on lui donnerait une
chambre. Mais le voyageur remarqua, sur le visage du plus âgé des deux hommes, une
profonde tristesse. Il s’enquit de ce qui le peinait.
« Voyez-vous, étranger, lui dit le vieillard, mon jeune voisin que voici et moi-même
avions un ami commun. Nous étions très proches et nous nous réunissions souvent
chez moi, après le travail, autour du thé, comme ce soir. Mais il ne possédait rien et
rêvait d’aller faire fortune, en tant que pêcheur, au port d’Algib, à une trentaine de kilo-
mètres. Il m’a demandé de l’argent, beaucoup d’argent, pour acheter un petit bateau
et des filets de pêche. Depuis, nous n’avons plus de nouvelles et son absence me rend
triste. J’ai perdu un ami des plus précieux. »
À ce moment précis, on frappa à la porte. Le vieil homme alla ouvrir. À la surprise mani-
feste des deux hommes, le voyageur comprit qu’il s’agissait de leur ami pauvre qui reve-
nait. Ce dernier baissait la tête et n’osait ni les regarder ni parler.
« Mon ami ! s’exclama l’hôte. Eh bien, qu’attends-tu, entre et raconte-nous comment
vont tes affaires !
– Pardonne-moi ! Si tu en as le courage, pardonne-moi ! répondit le nouveau venu, en
s’agenouillant.
– Mais que devrais-je te pardonner ? Je suis si heureux que tu sois de retour !
– J’ai tout perdu, mon vieil ami, j’ai dilapidé ton argent pour rien ! Je n’ai pas acheté de
bateau, j’ai joué, je me suis amusé, j’ai fait des cadeaux à ma femme… J’ai perdu la tête
devant la somme que tu m’as mise entre les mains ! La honte m’a empêché de revenir
et j’ai erré avec ma famille loin d’ici le plus longtemps possible. Mais nous n’avons plus
rien pour vivre. »


Mon hôte ne répliqua pas. Il ordonna à ses serviteurs de préparer le meilleur repas qui
fût, afin de fêter le retour du jeune homme. Aussitôt, le troisième homme, qui n’avait
pas pris la parole jusque-là, se leva et s’écria : « Mais tu es fou ! Il a dilapidé ton argent,
il ne peut pas te le rembourser et tu vas encore lui offrir un dîner digne d’un roi ! Alors
que moi, tu ne m’invites chaque soir que pour le thé ! » Alors le vieil homme déclara :
« Toi, je te vois et je profite de ta conversation au quotidien. Lui, je l’avais perdu et je
l’ai retrouvé ! Tout l’argent du monde ne vaut pas une amitié retrouvée !
– Cependant, il a commis une faute envers toi ! Il t’a escroqué en ne faisant pas fructifier
ton argent et en mentant sur ses projets. Or, on doit respecter le bien de l’ami. On doit
lui exprimer de la gratitude et lui rendre cent fois ce qu’il nous prête…
– Ce qui est donné doit-il être repris ? Je ne lui ai pas prêté d’argent, mais lui en ai
offert. Et quand bien même il se fût agi d’un prêt, que serait un ami qui ne saurait rien
pardonner ? Donner, pardonner, voilà la recette de l’amitié. »
« Qu’un ami véritable est une douce chose ! », disait ce bon La Fontaine… Je crois bien
que le vieil homme en est une incontestable preuve.

Prolongement possible
On pourra faire lire, de façon cursive et pour susciter par exemple un court débat, le
chapitre « De la trahison » qui conclut le livre Éloge de l’amitié, ombre de la trahison
de T. Ben Jelloun (Seuil, coll. « Points », Paris, 2003, pp. 133-139), très simple, mais qui
défend l’idée que la trahison amicale est une blessure dont on ne guérit pas.

complément
Du songe amical au songe amoureux
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)

➔➔ Intérêt du texte
Nous proposons ci-après un autre texte complémentaire que l’on peut rattacher aisé-
ment à la fable de La Fontaine car il utilise le motif narratif du songe inquiétant, mais
en déplaçant son enjeu : l’introduction du thème amoureux relègue l’amitié au rang
de valeur morale seconde.

Le roman épistolaire que J.-J. Rousseau (1712-1778) publie en 1761 est un


événement littéraire : le succès éditorial est immédiat et sans précédent pour
son époque. Rousseau y célèbre l’amour à travers le personnage de la jeune
Julie d’Étanges, qui s’éprend de son précepteur, Saint-Preux. Mais celui-ci
n’est pas noble et le père de Julie refuse, par préjugé social, de lui accorder la
main de sa fille. Saint-Preux s’éloigne, voyage, toujours réconforté par son
meilleur ami, milord Édouard. Julie épouse M. de Wolmar, qui l’emmène
vivre dans son domaine de Clarens. Elle y retrouve bientôt sa cousine devenue
veuve, Claire d’Orbe, fidèle amie qu’elle partage avec Saint-Preux. M. de
Wolmar, convaincu que la passion de son épouse et de Saint-Preux appar-
tient au passé, invite Saint-Preux à Clarens pour le guérir de sa passion en


convertissant l’amour en amitié pour Julie. Les tentations sont fortes entre les
anciens amants, mais Saint-Preux finit par se juger guéri. Il devient le précep-
teur des enfants du couple Wolmar et loge chez Édouard. Mais une nuit, il
fait un cauchemar, qu’il raconte dans une lettre adressée à Claire d’Orbe…
Je me couchai dans ces tristes idées. Elles me suivirent durant mon sommeil
et le remplirent d’images funèbres. […]
Je crus voir la digne mère de votre amie dans son lit expirante et sa fille
à genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains et recueillant ses
derniers soupirs. Je revis cette scène que vous m’avez autrefois dépeinte et qui
ne sortira jamais de mon souvenir1. « Ô ma mère, disait Julie d’un ton à me
navrer l’âme, celle qui vous doit le jour vous l’ôte ! Ah ! reprenez votre bienfait !
sans vous il n’est pour moi qu’un don funeste. – Mon enfant, répondit sa tendre
mère… il faut remplir son sort… Dieu est juste… tu seras mère à ton tour… »
Elle ne put achever. Je voulus lever les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie
à sa place ; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fût recouvert d’un voile.
Je fais un cri, je m’élance pour écarter le voile, je ne pus l’atteindre ; j’étendais
les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. « Ami, calme-toi, me dit-elle
d’une voix faible : le voile redoutable me couvre, nulle main ne peut l’écarter. »
À ce mot je m’agite et fais un nouvel effort : cet effort me réveille ; je me trouve
dans mon lit accablé de fatigue et trempé de sueur et de larmes.
Bientôt ma frayeur se dissipe, l’épuisement me rendort ; le même songe
me rend les mêmes agitations ; je m’éveille et me rendors une troisième fois.
Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce même appareil2 de mort, toujours
ce voile impénétrable échappe à mes mains et dérobe à mes yeux l’objet expi-
rant qu’il couvre.
À ce dernier réveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre étant
éveillé. Je me jette à bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets
à errer par la chambre, effrayé comme un enfant des ombres de la nuit,
croyant me voir environné de fantômes et l’oreille encore frappée de cette
voix plaintive dont je n’entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule3,
en commençant d’éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon
imagination troublée. Mon effroi redouble et m’ôte le jugement ; après avoir
trouvé ma porte avec peine, je m’enfuis de ma chambre, j’entre brusquement
dans celle d’Édouard : j’ouvre son rideau et me laisse tomber sur son lit en
m’écriant hors d’haleine : « C’en est fait, je ne la verrai plus ! » Il s’éveille en
sursaut, il saute à ses armes, se croyant surpris par un voleur. À l’instant il me
reconnaît ; je me reconnais moi-même et pour la seconde fois de ma vie je me
vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.
Il me fit asseoir, me remettre et parler. Sitôt qu’il sut de quoi il s’agissait,
il voulut tourner la chose en plaisanterie ; mais voyant que j’étais vivement
frappé et que cette impression ne serait pas facile à détruire, il changea de ton.
« Vous ne méritez ni mon amitié ni mon estime, me dit-il assez durement : si
j’avais pris pour mon laquais4 le quart des soins que j’ai pris pour vous, j’en
aurais fait un homme ; mais vous n’êtes rien. – Ah ! lui dis-je, il est trop vrai.


Tout ce que j’avais de bon me venait d’elle : je ne la reverrai jamais ; je ne
suis plus rien. » Il sourit et m’embrassa. « Tranquillisez-vous aujourd’hui, me
dit-il, demain vous serez raisonnable ; je me charge de l’événement5. » Après
cela, changeant de conversation, il me proposa de partir. J’y consentis. On fit
mettre les chevaux ; nous nous habillâmes. En entrant dans la chaise6, milord
dit un mot à l’oreille du postillon7 et nous partîmes.
Nous marchions sans rien dire. J’étais si occupé de mon funeste rêve, que
je n’entendais et ne voyais rien ; je ne fis pas même attention que le lac, qui la
veille était à ma droite, était maintenant à ma gauche. Il n’y eut qu’un bruit
de pavé qui me tira de ma léthargie8 et me fit apercevoir avec un étonnement
facile à comprendre que nous rentrions dans Clarens. À trois cents pas de la
grille milord fit arrêter ; et me tirant à l’écart : « Vous voyez, me dit-il, mon
projet ; il n’a pas besoin d’explication. Allez, visionnaire, ajouta-t-il en me
serrant la main, allez la revoir. Heureux de ne montrer vos folies qu’à des
gens qui vous aiment ! Hâtez-vous ; je vous attends ; mais surtout ne revenez
qu’après avoir déchiré ce fatal tissu dans votre cerveau. »
J.-J. Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, cinquième partie, lettre IX, 1761.
1. La mère de Julie est morte dans la troisième partie du roman. – 2. Appareil : déploie-
ment de préparatifs pour une cérémonie. – 3. Crépuscule : aube, aurore. – 4. Laquais :
valet portant la livrée (habit des domestiques). – 5. « Je me charge de l’événement » :
je m’assurerai que cela arrive. – 6. Chaise : voiture à deux ou quatre roues, tirée par
des chevaux. – 7. Postillon : cocher. – 8. Léthargie : torpeur, abattement.

➔➔ Questions
1. Comparez ce texte à la fable « Les Deux amis » de La Fontaine : quels points communs
et quelles différences observez-vous dans le déroulement du récit ?
2. Par quels procédés littéraires Rousseau parvient-il à rendre son récit aussi vivant et
dynamique que La Fontaine l’a fait dans sa fable ?
3. Quel registre littéraire est employé lorsque Saint-Preux rapporte son cauchemar ?
Justifiez votre réponse.
4. Comment l’amitié de milord Édouard pour Saint-Preux se manifeste-t-elle dans les
deux derniers paragraphes ?
5. Quelles caractéristiques distinguent, d’après ce passage, l’amitié et l’amour ?

➔➔ Réponses aux questions


1. Les grandes étapes du récit sont identiques : songe, vive inquiétude, visite à l’ami,
empressement de celui-ci à réagir pour rassurer l’autre. On note toutefois plusieurs
différences :
– le récit est mené, chez Rousseau, par un narrateur-personnage, en focalisation interne
et non à la troisième personne, comme dans la fable ; c’est pourquoi l’inquiétude et
ses manifestations physiques sont longuement décrites, ce qui n’est pas le cas chez La
Fontaine ; c’est pourquoi aussi le contenu du songe est dévoilé et décrit par Saint-Preux,
alors que chez La Fontaine, il n’est qu’évoqué à la fin du récit ;


– le songe est plus grave chez Rousseau que chez La Fontaine : Saint-Preux imagine la
mort de Julie, non la simple tristesse de son ami ;
– Édouard saute du lit et prend ses armes, comme l’ami chez La Fontaine, mais c’est (de
façon comique) parce qu’il se croit surpris par un voleur, non pour défendre son ami ;
– l’introduction d’un troisième personnage, Julie, dans la succession des événements,
modifie bien entendu tout le sens du récit : l’amitié, pour sincère et profonde qu’elle
soit, n’est plus l’enjeu majeur du texte, comme c’est le cas chez La Fontaine. Rousseau
met ici en valeur les tourments de l’amour, que l’amitié vient simplement soulager.
2. Le récit épistolaire de Saint-Preux est extrêmement dynamique. Le recours fréquent
au présent de narration (par exemple : « Il s’éveille en sursaut, il saute à ses armes »)
donne l’impression d’assister en direct aux événements et réduit la distance du récit
rétrospectif. La juxtaposition de propositions souvent brèves donne un certain rythme
au récit. Enfin, l’emploi du discours direct pour rapporter les paroles des personnages
rompt la monotonie de la narration et théâtralise la scène racontée.
3. Le songe de Saint-Preux est une inquiétante vision : il voit Julie, qu’il aime, voilée par
la mort. Aussi Saint-Preux le raconte-t-il en employant le registre tragique, marqué par
le champ lexical de la mort (« funèbres », « expirante », « derniers soupirs », « funeste »,
« lugubre », « appareil de mort », « fantômes ») et le lexique de la douleur (« larmes »,
« navrer », « cris »). L’évocation du « sort » renvoie à l’idée, hautement tragique, du destin.
L’effroi et l’affolement de Saint-Preux sont les signes d’une vaine agitation contre un songe
prémonitoire.
4. L’amitié d’Édouard se manifeste par de doux reproches, qui cachent en fait une
grande bienveillance que trahissent son sourire et ses embrassements. Il veut calmer
Saint-Preux et le ramener à la raison ; pour cela, il n’hésite pas à se mettre en peine sans
tarder pour rassurer son ami et lui faire constater, quitte à faire la route de bon matin,
que Julie n’est pas agonisante.
5. D’après ce passage, l’amitié procure calme, sérénité et réconfort. Elle est un appui
bienveillant et efficace qui ramène à la raison, tout en ne condamnant que bien douce-
ment les extravagances de l’autre. L’amour, au contraire, est passion : il provoque tour-
ments et folies, il s’empare de tout l’être, physique et mental (insomnies, agitation
fiévreuse, songes, etc.).

Texte 3
L’ambiguïté de l’amitié (pages 123-124)
La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1678)

➔➔ Objectif
Aborder les stratégies de la réflexion morale et sociale dans le genre de la maxime.

➔➔ Présentation du texte
La maxime est un genre difficile. Aussi avons-nous choisi un ensemble cohérent de
neuf maximes successives qui traitent toutes du même thème de l’amitié, afin que les
élèves puissent saisir l’unité de la pensée et du style de La Rochefoucauld par-delà la
déroutante dispersion du texte.


Fruit d’une vingtaine d’années de travail (de 1661 à 1678), le livre, paru dans un premier
état en 1665, fut constamment remanié, corrigé, modifié et surtout augmenté jusqu’à
la cinquième édition, celle de 1678. De 318 maximes au départ, on arrive ainsi à un
ensemble de 504 maximes, auxquelles s’ajoutent des maximes dites « écartées ». La
Rochefoucauld ne développe pas une pensée originale. L’essentiel de sa vision morale
est issu de l’augustinisme, un courant religieux inspiré par l’œuvre de saint Augustin et
qui trouve un écho retentissant dans le jansénisme de l’abbaye de Port-Royal, dont La
Rochefoucauld est proche. L’augustinisme est une réaction contre la philosophie huma-
niste et stoïcienne qui domine la Renaissance et se perpétue au xviie siècle : il s’agissait
de montrer que la morale humaniste, confiante dans la raison naturelle de l’homme et
érigeant Socrate, Cicéron et Sénèque – auteurs antiques païens – en maîtres de vertu,
prône en fait de fausses vertus. L’homme est, selon Augustin, trompé par son amour-
propre quand il suit ces prétendues vertus ; l’amour de soi fait oublier Dieu à l’homme
et celui-ci s’idolâtre lui-même en des comportements et en des sentiments (amitié,
amour, honneur, mérite, esprit, clémence, sociabilité, etc.) qu’il faut en réalité démas-
quer comme des vices. L’intérêt de La Rochefoucauld est qu’il s’empare d’un genre
mondain pour rendre accessible cet augustinisme à un public qui ne le comprend pas
toujours, et surtout qui s’abandonne souvent à une sociabilité marquée par l’hypocrisie
et l’orgueil. La série de maximes proposée doit permettre aux élèves de comprendre
comment La Rochefoucauld blâme avec énergie cet amour de soi qui domine la société,
sans pour autant tomber dans le pessimisme le plus noir puisqu’il existe bel et bien pour
lui une véritable honnêteté et qu’une amitié véritable, chrétiennement vertueuse, peut
naître entre des personnes exigeantes envers elles-mêmes.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le lecteur peut être gêné par l’aspect fragmentaire du texte : l’impression de discon-
tinuité peut en retarder la compréhension, l’absence de lien logique entre les maximes
oblige le lecteur à un effort intellectuel et la diversité apparente des thèmes (amitié,
réconciliation avec les ennemis, défiance) perturbe la perception d’ensemble et la mémo-
risation de ce qui est dit. Cependant, la discontinuité engendre aussi la force argumenta-
tive du texte : la brièveté fascinante des maximes semble imposer leur vérité (le lecteur a
à peine le temps de réagir à ce qui est affirmé, surpris qu’il est par la densité du propos) et
le ton prend un aspect autoritaire et définitif par la qualité incisive, formulaire du genre.
b. On peut attendre des élèves qu’ils définissent la maxime comme une formule courte,
lapidaire et qui exprime une pensée morale ou une réflexion à portée générale.
c. A priori, le pessimisme est plus sensible que l’optimisme : l’amitié est dénoncée
comme un mot mal employé (maxime 83), comme une apparence de fausse vertu (81,
83) et comme variable et instable (85, 88).

Lecture analytique
Discontinuité et continuité des maximes
1. À l’exception de la maxime 85, qui comporte deux phrases, chaque maxime équi-


vaut à une seule phrase. Le nombre de propositions varie entre 1 et 5 ; elles sont le
plus souvent juxtaposées ou coordonnées, c’est donc la parataxe (asyndétique ou non)
qui domine. Cependant, certains connecteurs logiques apparaissent : « et » (valeur
d’addition, 81 ; valeur de conséquence, 88), « néanmoins » (valeur d’opposition : 81 ;
renforcé par un « et », 85), « mais » (opposition, 85), auxquels on peut éventuellement
adjoindre le connecteur énumératif « enfin » (83), qui relie des propositions mais sans
valeur logique. On peut donc parler de l’autonomie de la maxime : elle est une unité
syntaxique et argumentative que l’on peut lire en et pour elle-même et elle possède
une cohérence interne. Les numéros et les blancs typographiques matérialisent bien
sûr cette autonomie.
2. Il existe des répétitions lexicales entre les maximes. Le terme « amitié » a trois
occurrences (81, 83, 85), mais s’y ajoute une forme au pluriel (« amitiés », 80) qui lui
confère un sens légèrement différent : du sentiment abstrait, on passe alors à des rela-
tions concrètes, à des amitiés réelles. Mais l’amitié constitue une véritable isotopie,
à travers le paradigme qui comprend « amis » (81, 84, 88), son antonyme « ennemis »
(82), « aimer » (81, 85 ; lien étymologique) et « amour-propre » (83, 88), considéré
ici comme le contraire d’« amitié ». On pourra faire remarquer que des couples de
termes se forment : le mot « société » (83, 87) a pour quasi-synonyme « commerce »
(83) ; « tromperie » (86) et « dupes » (87) sont sémantiquement liés ; « défier » (84) et
« défiance » (86) sont des dérivés. On pourra aussi élargir la question à l’isotopie de
l’intéressement : « intérêts » (83 et, au singulier, 85), par sa connotation mercantile,
rejoint « commerce », « bons offices » et « recevoir ». Ce travail de La Rochefoucauld
sur le vocabulaire vise à tisser une certaine continuité thématique dans une série de
maximes : sous les mots « ennemis » ou « société », c’est encore l’isotopie de la relation
amicale que le lecteur peut deviner et à partir de laquelle il peut reconstituer une
cohérence sérielle.
3. On remarque des tournures grammaticales récurrentes dans cette série de maximes,
comme le clivage par « ce qui/que…, c’est… » (80, 83), l’emploi du présentatif « c’est… »
(81, 85) et la négation uniceptive « ne… que… » (81, 82, 83). Ces reprises invitent le
lecteur à reconnaître, dans la succession des maximes, une même manière de penser,
une fidélité à un même type de raisonnement.
Des énoncés à portée universelle
4. Le genre de la maxime vise à énoncer des vérités universelles, c’est pourquoi on
trouve presque exclusivement le présent de l’indicatif à valeur gnomique (ou de vérité
générale) ; seule la maxime 87 fait exception car elle utilise un système hypothétique
(« si » + imparfait, conditionnel présent). En outre, on relève l’emploi de nombreux
groupes nominaux avec articles définis à valeur générique : « les hommes » (83, 87),
« l’âme » (80), « l’esprit » (80), « l’amitié » (81), etc. On peut aussi noter les constructions
impersonnelles (« il est… », 80 et 84), qui concourent au même effet : un propos abstrait
qui peut s’appliquer universellement.
5. Le pronom « nous » apparaît à plusieurs reprises. Il peut désigner les hommes
en général, mais en incluant le locuteur et le destinataire. Le lecteur se trouve par
conséquent inclus dans l’argumentation explicite de la maxime, ce qui étaie la force


persuasive du texte. Le lecteur ne peut que se sentir concerné par le blâme de La
Rochefoucauld qui, en s’incluant lui-même, semble faire preuve de bonne foi et de
modestie, et ne pas se considérer nécessairement comme vertueux.
Un appel à la lucidité
6. L’amitié est présentée par le moraliste comme une réalité décevante. Il n’en propose
en effet qu’une définition déceptive, marquée par la restriction « ne… que… » (83), la
réduisant ainsi à peu de chose, si ce n’est à de l’intérêt. Par leurs connotations mercan-
tiles, certains termes, tels que « gagner » ou « intérêts » (83), démasquent les compro-
mis déguisés en amitié. Enfin, certaines formules sont construites sur un bouclage par
le pronom « nous », qui les ouvre et les ferme à la fois : « Nous ne pouvons rien aimer
que par rapport à nous » (81), « Nous nous persuadons souvent d’aimer les gens plus
puissants que nous » (85), « et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils
vivent avec nous » (88). Un tel bouclage, répété, peut signifier la difficulté de s’ouvrir
aux autres et donc la puissance de l’amour-propre.
7. Le moraliste fait néanmoins une place à l’optimisme au sein de ce blâme des relations
sociales qui domine à la première lecture (on pourra ici revenir sur les réponses à la
question de préparation c). Il maintient la possibilité d’une amitié sincère : « l’amitié
peut être vraie et parfaite » (81). Le moraliste dénonce en fait l’écart entre l’apparence
de la vertu et son idéal moral (janséniste). L’amour-propre est si puissant qu’il met,
dans tous nos comportements, une part détestable d’égoïsme, mais cela n’empêche
pas l’exigence morale d’exister, ni la vraie vertu d’être possible. Le moraliste est donc,
pour La Rochefoucauld, celui qui dénonce l’écart entre la nature et la morale. La luci-
dité reconnaît l’amour-propre comme loi de nature, dont il faut être désabusé (cf. le
constat de la maxime 87), mais l’exigence morale perdure. Le moraliste s’inscrit dans
une perspective distinctive : la morale doit être distinguée de la réalité des mœurs (qui
sont à démasquer).

Vers le bac
L’écriture d’invention
Proposition de réponse rédigée.
« Depuis que mon père m’a dit cela hier après-midi, je n’arrête pas d’y penser ! »
Venant juste de sortir du lycée, je n’avais pas entendu ce que Simon était en train de dire
à Philippe, mais cette phrase m’intrigua, je m’approchai et j’écoutai leur conversation :
« Mais il n’a pas tout à fait tort, ton père, dit Philippe. C’est probablement vrai que lorsque
tu étais à l’école primaire, tu ne mentais pas sur tes notes. D’ailleurs, tu ne devais même
pas avoir l’idée de mentir…
– C’est précisément ce qu’il m’a affirmé ! répliqua Simon. Il m’a assuré que je ne lui
aurais jamais caché une mauvaise note il y a quelques années et que c’est en gran-
dissant que l’on devient menteur et hypocrite. Il a même ajouté, en soupirant, que le
moraliste qui avait écrit que “tous les hommes naissent sincères et meurent trompeurs”
avait fait preuve d’une lucidité extraordinaire.
– C’est en effet une remarque de génie, me semble-t-il. Et ton père t’a-t-il précisé qui en
est l’auteur ?


– Non, répondit Simon, mais comme cette citation m’avait frappé, j’ai fait une recherche
sur Internet et j’ai trouvé : il s’agit d’un moraliste du xviiie siècle, Vauvenargues, qui a
écrit des Réflexions et Maximes. Il n’a vraiment rien compris, celui-là !
– Je ne suis pas du tout d’accord avec toi, repartit Philippe. C’est très juste, au contraire.
Un jeune enfant ne ment pas, ne sait pas jouer la comédie : c’est l’éducation qui nous
apprend à duper les autres. »
Devant l’air dubitatif que Simon et moi eûmes alors, il poursuivit :
« Mais si ! Je ne dis pas de sottise ! Nous nous mettons à tromper les autres pour nous
protéger, pour éviter une punition injuste, par exemple, quand nos parents s’entêtent
à nous croire coupables d’une bêtise qui n’est pas notre fait.
– Ton raisonnement est bien naïf ! s’écria Simon. Ne serais-tu pas influencé par le cours
de français de la semaine dernière ? Souviens-toi, notre professeur nous avait expliqué
le mythe du “bon sauvage” au siècle des Lumières ; tu parais avoir retenu l’idée que
l’homme est naturellement bon et que c’est la société qui le pervertit. Mais tu oublies
que la réalité n’est pas si simple et que les philosophes des Lumières se servent de ce
mythe comme d’un outil pédagogique, pour faire comprendre par un raisonnement
simple ce qu’ils savent être en fait bien plus complexe…
– Mon exemple était peut-être mal choisi, en effet. Mais cela n’infirme pas mon avis.
Regarde comment fonctionne la société : les gens trompent les autres par intérêt. On
cache nos défauts pour séduire la personne qu’on aime ; on flatte certains individus pour
obtenir d’eux des faveurs, pour qu’ils nous aident à obtenir ce que l’on désire ; certains
vont même jusqu’à exploiter la crédulité des autres pour les escroquer, leur soutirer de
l’argent. Bref, notre vie se passe à apprendre à tromper !
– Je ne peux pas adhérer à ton discours, Philippe, désolé ! Je crois que toute généralisa-
tion, comme dans cette maxime de Vauvenargues, est dangereuse. Il ne faut pas être
manichéen. La plupart des gens naviguent sans cesse dans leur vie entre la sincérité
et la tromperie, au gré des événements et l’homme peut aussi évoluer durant son exis-
tence dans une direction comme dans l’autre. C’est comme dans les romans : certains
personnages manipulateurs semblent rattrapés par une certaine sincérité, comme
l’odieux Valmont lorsqu’il tombe amoureux, dans Les Liaisons dangereuses de Laclos
et d’autres, simples ambitieux au départ, deviennent peu à peu cyniques, tel Rastignac
dans Le Père Goriot de Balzac. Mais toi, d’ailleurs, qu’en penses-tu ? »
Ne m’attendant guère à ce qu’on m’invite à entrer dans ce débat et ne voulant pas
prendre parti, je leur dis que j’étais déjà en retard pour mon entraînement sportif et
les laissai finir leur entretien.

Lecture complémentaire
Voltaire, « Jeannot et Colin », Contes de Guillaume de Vadé (1764)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Le genre du conte philosophique, lieu important de la littérature argumentative au
xviiie siècle, a pu être abordé en classe de seconde. « Jeannot et Colin », publié sous
un pseudonyme dans le recueil des Contes de Guillaume Vadé en 1764, est aisément
accessible, du fait de sa brièveté et de son intrigue simple, aux élèves de première,


qui y retrouveront toutes les caractéristiques du genre. Voltaire emprunte certaines
conventions de son récit au genre édifiant du conte moral, dont la mode fut lancée en
1761 par les Contes moraux de Marmontel : sentimentalisme, goût de la campagne,
exaltation de la vertu et de la fidélité… Mais, très vite, le lecteur s’aperçoit que l’éloge
de l’amitié vraie, très explicite, devient pour ainsi dire le prétexte à la critique sociale
de l’univers parisien où règnent l’intérêt, la corruption et l’ambition.
À ce titre, le texte s’apparente davantage au conte philosophique, marqué par l’ironie
et la satire. L’édification tourne à la dénonciation. Il nous semble que cette œuvre
permettra aux élèves de considérer comment le thème de l’amitié, lié à la connivence
intellectuelle chez les humanistes (Montaigne) puis à l’éthique classique (souriante
chez La Fontaine, exigeante chez La Rochefoucauld), se noue chez Voltaire à la critique
sociale de la noblesse et du clergé. Ainsi, les élèves prendront-ils la mesure des interac-
tions entre littérature, morale et société.

➔➔ Réponses aux questions


1. Outre la brièveté – critère tout relatif mais important –, on notera que le récit de
Voltaire appartient clairement au genre du conte (qu’il soit merveilleux, moral ou philo-
sophique) par de nombreux traits :
– une intrigue simple et traditionnelle, qui suit le schéma narratif le plus clair possible
(situation initiale : l’amitié de deux jeunes Auvergnats ; élément déclencheur : l’arrivée
de l’habit, signe de promotion sociale ; etc.) et dont la fin est heureuse (retrouvailles
et réconciliation) ;
– un nombre réduit de personnages, d’ailleurs plus typiques que véritablement indivi-
dualisés (ils incarnent des conditions sociales – bourgeoisie, noblesse, clergé – et des
caractères – ambition, naïveté, pédantisme, etc. –, leur épaisseur « psychologique » est
peu conséquente, leurs noms sont conventionnels) ;
– un cadre spatio-temporel peu précis : une ville de province quasi inconnue des lecteurs
parisiens de l’époque, Issoire, présentée dès l’incipit par antiphrase, comme une « ville
fameuse dans tout l’univers par son collège et par ses chaudrons » ; on notera au
passage le zeugme humoristique qui associe le culturel (collège) et le trivial (chau-
drons) ;
– la présence d’une sorte de moralité à la fin (comme dans les contes de Perrault) : « le
bonheur n’est pas dans la vanité ».
2. La morale exprimée à la toute fin du récit est transparente : « Et Jeannot le père et
Jeannotte la mère et Jeannot le fils, virent que le bonheur n’est pas dans la vanité ». Le
vice de la vanité est condamné parce qu’il mène au malheur, contrairement à l’amitié. De
façon assez manichéenne, Colin incarne des valeurs morales positives : générosité, « bonté
d’âme », simplicité, fidélité, « douceur », « gaieté », indulgence (il n’est nullement rancu-
nier envers Jeannot). Au contraire, Jeannot et ses parents font preuve de vanité (une envie
d’être approuvé par les autres, d’être considéré, assez proche de l’orgueil, encore que
celui-ci n’ait pas besoin, contrairement à la vanité, d’être nourri par le regard des autres).
À Paris, ils sont fats, c’est-à-dire qu’ils laissent voir qu’ils sont contents de leur réussite
sociale. Leur ambition, comme celle de M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme de
Molière, est de plaire dans le grand monde, de s’élever par leurs manières au-dessus de


leur condition roturière. Jeannot est, en outre, aussi oublieux de son ami que celui-ci lui
est fidèlement attaché.
3. Outre le gouverneur, « homme du bel air », en charge d’éduquer Jeannot alors qu’il ne
sait rien, l’homme du monde est incarné par l’auteur à la mode que les parents invitent
à dîner. Celui-ci est désigné par des antiphrases perceptibles par le contexte : le narra-
teur l’appelle « bel esprit » quand il vient de rapporter des paroles où l’auteur avoue son
ignorance du latin, puis « ami » quand il vient de conseiller de maintenir Jeannot dans
l’ignorance (ce qui est à l’évidence un bien mauvais conseil !).
Plus loin, la dénonciation se fait plus manifeste grâce à l’alliance de mots grinçante : « le
gracieux ignorant », « l’aimable ignorant ». L’auteur dénigre systématiquement toutes
les disciplines : latin, histoire, sciences, héraldique et ne consent à déclarer utile qu’une
discipline des plus futiles : la danse.
De plus, Voltaire souligne l’intérêt de cet « homme du monde » : il vient pour dîner,
semble tenté de séduire la mère de Jeannot (il la complimente sur son aisance naturelle
à plaire) et cautionne cyniquement l’ambition : « la grande fin de l’homme est de réussir
dans la société ».
4. On peut proposer de représenter la critique de la « bonne société » dans un tableau :
Vices Procédés satiriques
Le bavardage Le paradoxe : « l’art de parler sans s’entendre », « se perfectionna
et le parasitisme dans l’habitude de n’être propre à rien »
mondain
La cupidité La périphrase perfide : « Une jeune veuve de qualité […] qui
n’avait qu’une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à
mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame
de la Jeannotière » (« mettre en sûreté » = s’accaparer)
La manipulation L’accumulation de verbes, la gradation et l’euphémisme : « Elle
l’attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu’il ne lui était
pas indifférent, le conduisit par degrés, l’enchanta, le subjugua
sans peine »
Le cynisme Le persiflage : « je lui veux toujours du bien : j’ai besoin d’une
femme de chambre et je lui donnerai la préférence »
L’indifférence, La théâtralisation des réactions des personnages : rapidité de
l’individualisme l’infidélité de la « jeune veuve », fuite du confesseur comprenant
que la famille de Jeannot est ruinée.

5. Le confesseur incarne les défauts du clergé que Voltaire stigmatise : intérêt, compro-
mission avec la noblesse, mondanité, absence d’empathie, hypocrisie. En effet, le narra-
teur le présente comme un « théatin très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la
première considération » : les deux expansions du nom soulignent d’emblée les accoin-
tances intéressées que le prêtre entretient avec les femmes de la haute noblesse. Il se
désintéresse des autres, qui ne peuvent pas servir ses ambitions mondaines. Les réac-
tions du religieux face au récit de Jeannot laissent entrevoir, dans une gradation ternaire
signifiante, la progressive détermination à cesser toute relation avec une famille ruinée :


« À mesure qu’il [Jeannot] s’expliquait, le théatin prenait une mine plus grave, plus
indifférente, plus imposante. » L’adjectif « imposante » suivi des paroles de mauvaise
foi et sans compassion du prêtre en dévoilent l’hypocrisie, la théâtralité. Enfin, son
empressement à quitter Jeannot trahit sa lâcheté : il ne veut pas s’expliquer davantage.
6. À la fin du récit, l’amitié de Colin pour Jeannot se manifeste triplement : par son
empressement à le saluer et à l’embrasser, par ses paroles de pardon et de fidélité (« Tu
m’as abandonné […] mais tu as beau être grand seigneur, je t’aimerai toujours ») et par
sa générosité (association avec Jeannot, paiement des dettes du père).
7. Le récit illustre certaines valeurs des Lumières. La critique morale des vices de la
noblesse et du clergé, et l’éloge de la petite bourgeoisie industrieuse (incarnée par
Colin) relèvent de l’idéologie des philosophes, avides de justice sociale et politique.
La condamnation de l’hypocrisie sous toutes ses formes (la femme séductrice, volage
et manipulatrice ; les beaux esprits qui vivent sur le compte des bourgeois qui les
admirent, en vrais écornifleurs ; les religieux qui font le contraire de ce que la charité
évangélique prône) est un thème souvent repris par Voltaire dans ses autres contes,
mais que Diderot a également traité.

Séquence 1
L’homme moral, des vertus et des vices en question du xvie au xviiie siècle
Corpus de textes B

La satire des vices au xviie siècle


B i b l i o g r a p h i e
Sur la satire
– Sophie Duval et Marc Martinez, La Satire, Armand Colin, 2000.
Sur les auteurs et les textes du corpus
– Jean Mesnard, « Le Misanthrope, mise en question de l’art de plaire », Revue d’histoire littéraire
de la France, 1972, 5-6, pp. 863-889.
– Jacques Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Bibliothèque des Idées, Éd. Gallimard,
1963.
– Georges Forestier, Molière en toutes lettres, Bordas, 1990.
– Patrick Dandrey (dir.), Charles Sorel. Histoire comique de Francion, Parcours critique, Klincksieck,
2000.
– Roland Barthes, « La Bruyère », Essais critiques, Le Seuil, 1964, pp. 221-237.
– Louis Van Delft, La Bruyère moraliste, Droz, 1971.
Sur le contexte historique et social
– Paul Bénichou, Morales du grand siècle (1948), Éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997.
– Norbert Elias, La Société de cour (1969), Calmann-Lévy, 1974.
– Marc Fumaroli, « La Conversation », Trois institutions littéraires, Éd. Gallimard, coll. « Folio
histoire », 1994.


Texte 1
Une galerie de portraits satiriques (pages 126-128)
Molière, Le Misanthrope (1666)

➔➔ Objectif
Étudier les caractéristiques du discours satirique.

➔➔ Présentation du texte
Le Misanthrope est l’une des pièces les plus jouées de Molière. Son ambiguïté pour les
lecteurs du xxe siècle (une comédie que l’on pourrait presque lire aujourd’hui comme
une tragédie) a fasciné les plus grands metteurs en scène, au premier rang desquels
Antoine Vitez et Pierre Dux. Mais la pièce est aussi l’un des plus précieux miroirs de la
société mondaine du xviie siècle. La célèbre scène 4 de l’acte II est l’un des sommets de
la pièce : Alceste y demande à Célimène de choisir entre lui et les « petits marquis »
qui entourent la jeune femme. L’arrivée de ceux-ci, Clitandre et Acaste, précédés de
la cousine de Célimène, Éliante et d’un ami d’Alceste, Philinte, permet à Célimène de
différer sa réponse et d’instaurer, telle une parenthèse, un temps de jeu de paroles qui
la libère momentanément de l’urgence dans laquelle la met la demande d’Alceste. Elle
se livre volontiers à un jeu de médisance qu’Alceste, juste après le passage étudié ici,
blâmera sévèrement.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
On peut proposer une réponse sous forme de tableau :
Nombre de vers
Noms des
Défauts qui leur sont reprochés consacrés aux
personnages cités
portraits
Timante Faiseur de faux mystères 9
Géralde Ennuyeux (dans sa conversation) 8
Bélise Pauvre d’esprit 12
Adraste Orgueilleux 6
Cléon Sot 5
Damis À quelque prétention à l’esprit 14

Lecture analytique
Célimène, moraliste ?
1. Dans le Dictionnaire de Furetière (1690), on trouve, parmi les différentes défini-
tions du substantif « caractère », celle-ci, qui correspond au propos de Clitandre :
« CARACTÈRE, signifie aussi, Ce qui résulte de plusieurs marques particulières, qui
distingue tellement une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnoistre aisément. Il se
dit de l’esprit, des mœurs, des discours, du stile, & de toutes autres actions. »


Dès lors, le mot « caractère » qui, comme le mot « type », renvoie étymologiquement
à une marque, à une empreinte en creux, invite à lire les portraits que Célimène va
dresser par la suite comme des mises en évidence de ce qui, chez chacun des person-
nages qu’elle cite, le rend reconnaissable. Derrière les arguments ad hominem se cache
la volonté de mettre en évidence le trait significatif qui distingue un personnage des
autres et qui domine en lui. Elle rattache alors ses portraits à des types, des catégories :
chaque personnage incarne à l’extrême un défaut.
2. Célimène commence, dans les quatre premiers portraits, par énoncer explicitement
le défaut, par le nommer : « un homme tout mystère » (v. 2), « Ô l’ennuyeux conteur ! »
(v. 12), « Le pauvre esprit de femme et le sec entretien ! » (v. 20), « Ah ! Quel orgueil
extrême ! » (v. 34). Ce sont des sortes de titres programmatiques qu’elle attribue à
chaque portrait et qui indiquent le thème qu’elle va développer. On remarquera que
la modalité exclamative accompagne souvent ces expressions, marquant une position
énonciative de jugement subjectif de la part de Célimène sur ses victimes : elle semble
se plaindre ou s’agacer des défauts qu’elle leur trouve.
3. Le registre satirique domine l’ensemble des portraits. On peut analyser les procédés
satiriques des trois premiers portraits, par exemple :
On voit que le portrait de Timante recourt aux procédés de la caricature : hyperbole
qui permet d’englober tout le personnage en un seul trait (« de la tête aux pieds »,
« tout mystère », « toujours », « Tout ce qu’il vous débite », « abonde », « tout », v.  2 à 7),
grossissement de traits physiques (« un coup d’œil égaré », v. 3 ; « en grimaces », v. 5) et
antithèse dénonciatrice (« De la moindre vétille il fait une merveille », v. 9).
De même, le portrait de Géralde procède par généralisation : « Jamais » (v. 12 et 15),
« sans cesse » (v. 14). L’épithète dépréciative « ennuyeux » (v. 12) disqualifie d’emblée
le personnage, tout comme le nom péjoratif de « conteur » (v. 12), qui renvoie à des
discours fictifs, à des rêves de grandeur que dénoncent les deux énumérations : « duc,
prince ou princesse » (v. 15) et « de chevaux, d’équipage et de chiens » (v. 15). C’est un
homme à marotte, qui se rend ridicule par son obsession : « La qualité l’entête » (v. 16).
Le portrait de Bélise abonde en termes péjoratifs, tels que « pauvre » (v. 20), « stérilité »
(v. 23), « stupide » (v. 25) et en adjectifs subjectifs comme « insupportable » (v. 29) ou
« épouvantable » (v. 30). L’exagération des efforts de Célimène pour entretenir la conver-
sation avec elle (« je souffre le martyre », v. 21 ; « suer sans cesse », v. 22) met en relief
la passivité discursive de Bélise. La comparaison finale : « elle grouille aussi peu qu’une
pièce de bois » (v. 32), déshumanise le personnage, le réduit au rang d’objet.
4. Certains aspects rapprochent les portraits tracés par Célimène des Caractères de La
Bruyère (1688). Si on les compare, par exemple, au portrait d’Onuphre (cf. manuel,
p. 134), on remarque que le nom de convention du personnage (qu’il s’agisse de
Timante, de Bélise ou d’Onuphre) sert toujours à donner de la consistance à un type
universel, à incarner un défaut humain de tous les lieux et de toutes les époques. Le
portrait se concentre sur ce seul défaut dominant et en développe les divers aspects.
Le personnage est montré en action (portrait dynamique : verbes d’action, présent de
l’indicatif) et l’on voit que l’ensemble de son comportement obéit à ce vice (hypocrisie,
orgueil, etc.). Le blâme est sensible par l’exagération comique, qui met au jour les
ridicules du personnage.


Conversation et mondanité
5. Les défauts des personnages cités par Célimène paraissent s’opposer. À Timante,
Célimène reproche d’être indûment cachotier et énigmatique (ce que soulignent les
mots « tout mystère », v. 2 ; « affairé » v. 4 ; « secret » v. 8 ; « à l’oreille » v. 10), tandis
qu’elle blâme Géralde de son manque de discrétion et de sa faconde hâbleuse, marquée
par le champ lexical de la parole : « conteur » (v. 12), « brillant commerce » (v. 14, ici,
le mot sous-entend la conversation), « cite » (v. 15), « ses entretiens » (v. 16), « tutaye »
(v. 18), « en parlant » (v. 18), « le nom » (v. 19). Adraste est dépeint comme orgueilleux et
« gonflé de l’amour de soi-même » (v. 34), alors même que Cléon est méjugé pour se
vanter de son cuisinier, ce qui induit un jeu sur le lexique culinaire : « qu’il ne s’y servît
pas » (v. 44), « fort méchant plat » (v. 45), « à mon goût » et « repas » (v. 46). Célimène
condamne donc autant celui qui met en avant son propre « mérite » (v. 35) que celui qui
« s’est fait un mérite » (v. 41) de ceux qu’il emploie – la répétition du terme « mérite »
soulignant ici que Cléon fait pendant à Adraste. Enfin, le « pauvre esprit » (v. 20) de
Bélise est stigmatisé par Célimène, qui accuse ensuite Damis de vouloir avoir « trop
d’esprit » (v. 50). Le champ lexical de la parole apparaît dans leurs deux portraits, faisant
d’autant mieux ressortir le contraste :
– portrait de Bélise : « sec entretien » (v. 20), « que lui dire » (v. 22), « stérilité de son
expression » (v. 23), « la conversation » (v. 24), « les lieux communs » (v. 26) ;
– portrait de Damis : « tous ses propos » (v. 51), « de bons mots » (v. 52), « trouver à
redire » (v. 57), « conversations » (v. 61), « propos » (v. 62), « dit » (v. 64).
Mais le thème de la parole est au centre du jeu de Célimène et l’on pourrait aussi dire
que Bélise s’oppose à Géralde (celui-ci est un jaseur, celle-là n’a rien à dire) et que le sot
Cléon forme un contraste avec le trop « habile » Damis (v. 53).
6. La vie sociale de tous ces personnages est fondée sur la mondanité : tous pratiquent
la civilité et la conversation. Il s’agit de paraître bien en cour ou en société, de lier des
relations (le « commerce » au sens du xviie siècle, v. 14) si possible utiles, c’est-à-dire de
chercher la protection des Grands (Géralde tutoie les personnes de haute noblesse,
cherche à avoir de l’entregent). La parole est essentielle à ces relations sociales : il
faut parler quand on reçoit (la « visite » de Bélise à Célimène, v. 29) et quand on donne
à dîner (Cléon), il faut se donner de l’importance en feignant de divulguer de grands
secrets (Timante), en étant familier avec les gens d’importance (Géralde) ou encore,
comme Damis, en maniant le langage avec talent, en offrant de bons mots et en parlant
avec esprit de toutes choses.
Le « caractère » de Célimène
7. Célimène est ici au cœur de la scène, elle monopolise pratiquement la parole : 55
alexandrins et demi sur 66 relèvent de sa parole. Les autres personnages ne font que
pousser sa parole, lui donner des sujets de discours. On observe que les suggestions
des marquis varient régulièrement : un alexandrin de Clitandre (v. 1) / un hémistiche
d’Acaste (v. 11) / un alexandrin de Clitandre (v. 19) / un hémistiche d’Acaste (v. 33). Ainsi,
la parole de Célimène entre dans un jeu rythmé, où l’important est qu’elle rebondisse
sur les noms qu’on lui donne. Le jeu se corse et se complique à partir du vers 39,
comme le montrent l’allongement des répliques de Clitandre et l’intervention d’Éliante
et de Philinte (restés longtemps muets comme des spectateurs) : on fournit à Célimène


des noms de personnes plus difficiles à blâmer. Mais chaque fois, Célimène parvient à
exécuter un portrait du personnage qu’on lui nomme : le trait de caractère des autres
est pour elle l’occasion d’un trait d’esprit, le prétexte à la virtuosité verbale, si bien que
les petits marquis, spectateurs de l’habileté discursive de la jeune femme, finissent par
la complimenter (v. 65-66).
8. C’est par l’adresse langagière que Célimène met en valeur son esprit, sa finesse.
Elle joue sur les mots. Le vers 4 est à cet égard remarquable : « Et, sans aucune affaire,
est toujours affairé. » Célimène joue sur un polyptote (utilisation de mots de la même
famille) : l’adjectif « affairé » dérive bien du mot « affaire » (occupation, activité), mais
il s’en détache aussi en signifiant un paraître, une allure : être affairé, c’est se montrer
occupé, sans l’être nécessairement. Au vers 8, « Un secret à vous dire et ce secret n’est
rien », la répétition du mot « secret » fait attendre quelque chose d’importance, suggère
l’insistance avec laquelle Timante présente les choses ; or, le second hémistiche forme une
chute déceptive : le secret se dégonfle de lui-même. Enfin, aux vers 44 à 46, par exemple,
Célimène joue subtilement sur la métaphore culinaire : elle fait de Cléon un « plat » qu’elle
voudrait ne pas voir servi à sa table et l’expression « à mon goût » est ici à double sens
puisqu’elle garde son sens abstrait (= à mon gré, à ma convenance) mais retrouve en outre
un sens propre, concret (= selon mes préférences gustatives) du fait du contexte culinaire.
9. La première réaction de Célimène au nom de Damis est d’affirmer son amitié pour lui
et donc de ne pas enchaîner sur son portrait satirique (v. 49). Elle hésite. Mais Philinte
l’oblige à poursuivre et exprime envers Damis une certaine bienveillance ; aussi comprend-
on que Célimène se voit obligée de dépeindre son ami. Bien malgré elle, Célimène doit en
faire le blâme, sinon elle risque de perdre son éclat et son esprit aux yeux des marquis qui
l’admirent. Le « Oui » du vers 50 est une courte concession à la louange, mais Célimène est
contrainte, pour conserver l’éclat de sa médisance, à persister dans la satire. La longueur
de ce portrait (le plus long de tous ceux du passage) témoigne des efforts qu’elle fait pour
aller au-delà de la contrainte imposée par Philinte et la retourner à son avantage, en en
faisant un final brillant, une conclusion spirituelle du jeu.
10. Célimène donne ici à voir la théâtralité de la vie et de la parole mondaines : il s’agit
de se montrer spirituel jusqu’à la méchanceté pour être admiré des autres. Célimène a
ses spectateurs (Éliante, Philinte, les deux marquis, et Alceste, muet dans ce passage) et
improvise un discours de persiflage qui la rend brillante. En cela, elle partage certains
aspects des défauts de Damis (la quête de l’habileté verbale et des « bons mots »), de
même qu’Alceste partage les autres aspects des défauts imputables à Damis (la censure de
tout ouvrage, le fait de trouver à « redire » à tout). Mais la médisance de Célimène dévoile
ses limites : prise au piège du persiflage, Célimène doit blâmer un de ses amis et par là se
blâmer quelque peu elle-même. Partant, la parole mondaine devient un jeu vide de sens,
un pur divertissement qui se sape lui-même, une vaine séduction discursive.

Vers le bac
L’écrit d’invention
On évaluera les élèves sur les points suivants :
– le respect des contraintes formelles du sujet (un monologue théâtral, un discours
épidictique visant au blâme) ;


– la reprise de procédés satiriques et comiques inspirés de ceux étudiés dans le texte ;
– l’invention d’au moins trois arguments sur lesquels reposent le blâme.
Le professeur peut, selon ses attentes auprès des élèves, imposer un monologue
en prose ou leur laisser le choix de la prose ou des vers.
Proposition de réponse rédigée (en vers)
DAMIS, entrant.
Cessez donc là, Messieurs, vos flatteuses louanges ;
On croirait volontiers une prière aux anges.
Je ne vois guère, moi, qu’un serpent bien cruel
Qui de sa double langue a craché tout son fiel.
Allons, ma bonne amie, ne baissez point les yeux :
Quelle honte à trahir votre ami dans un jeu ?
(Un silence)
Quel plaisir, n’est-ce pas, à rendre ridicule,
Dans l’ombre d’un salon où l’on se dissimule,
Celui qu’en plein soleil on fait mine d’aimer ?
Quelle joie de pouvoir sa haine déclamer
Devant de beaux marquis que l’on voit applaudir
À tout brillant discours qui vise à enlaidir
Celui même avec qui, devant la société,
On feint d’entretenir des rapports d’amitié !
Pouvez-vous donc encore, perfide Célimène,
Espérer qu’envers vous les autres soient amènes ?
Quant à moi, tout du moins, j’irai dorénavant
Révéler à chacun, en vous bien décrivant,
L’odieuse hypocrisie que cache ce visage,
Et la laideur d’un cœur trop prompt au persiflage.
Je dirai, souriant : « Ô la jolie coquette,
Qui tout le jour prend soin d’agencer sa toilette
Pour que d’indignes fats, dont l’esprit reste creux,
Viennent sur ses attraits s’abîmer les deux yeux !
Si encore elle allait de sa seule beauté
Enivrer ses galants ; mais la déloyauté
Vient orner son esprit de vices plus profonds.
Sa belle bouche exhale un air nauséabond :
Chez ses amis sans cesse elle fait provision
De ragots, de caquets et d’affabulations.
Elle met son talent à brosser des portraits
Où les phrases décochent de bien funestes traits.
Médée, qui de ses fils a fait couler le sang,
N’aurait jamais osé blesser tant d’innocents. »
Et si vous blêmissez, Madame, en m’écoutant,
C’est que la vérité est un fait attristant ;
Contemplez le miroir qu’un vieil ami vous tend,


Quand de la trahison le poison le surprend.
Je ne puis demeurer, comme vous comprendrez,
Parmi tous ces faquins auxquels vous vous plaindrez ;
Mais avant de partir et de vous laisser là,
Devant tous ces témoins j’ajouterai cela :
Aux amis infidèle et des siens oublieuse,
Vous n’êtes plus pour moi qu’une vaine rieuse.
Adieu, Madame. (Il sort.)

Texte 2
La visée moraliste d’un auteur de satires (pages 129-130)
Nicolas Boileau, Satires (1666)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Définir les caractéristiques du genre de la satire.

➔➔ Présentation du texte
Les Satires de Boileau, qui trouvent, notamment, leur inspiration chez Horace et
Juvénal, sont un texte en perpétuel mouvement, grossi au fil des années par son auteur.
Boileau en composera tout au long de sa carrière littéraire. Il est difficile d’établir une
édition des Satires. En effet, celles-ci restent souvent longtemps à l’état de texte oral
que Boileau aime à dire en public. Leur version écrite fait parfois état de nombreux
changements. Les Satires sont, pour Boileau, l’occasion de mettre en évidence les ridi-
cules d’une époque ou la dégradation de ses mœurs.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Cette satire prend pour cible à la fois l’homme en général et des personnes précises. On
retrouve des procédés qui permettent de généraliser le propos. Le vers 4 désigne explici-
tement « l’homme » : l’usage du déterminant défini donne au mot « homme » une valeur
universelle. Par ailleurs, le temps utilisé dans les premiers vers est le présent de vérité
générale : « Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme ». Mais, d’autre part, Boileau
fait des allusions directes à des personnes identifiables. C’est le cas de Bussy-Rabutin,
cité vers 42 par son nom. En outre, Boileau rappelle les déclarations de « ce marquis
indocile » (v. 44) que la société pour laquelle l’auteur récitait ses satires devait pouvoir
reconnaître facilement. Nous avons donc affaire à un poème satirique qui fustige à la
fois le genre humain et des hommes clairement identifiables au xviie siècle.

Lecture analytique
Une satire originale
1. Le poète donne à son poème la forme d’un dialogue. Il s’adresse directement « à


M. M***/ Docteur en Sorbonne ». Aussi, la dédicace trouve-t-elle un écho au cours du
poème par des apostrophes qui contribuent à rendre le dialogue vivant. C’est le cas aux
vers 9 et 18, où le destinataire est interpellé par le titre « docteur ». Des expressions
rappellent l’usage de l’oral, « discours » (v. 9), les incises « dis-tu » (v. 12) et « diras-tu »
(v. 15) ou encore « Réponds-moi » (v. 18). La présence de la deuxième personne montre
bien qu’il y a effectivement un dialogue engagé avec un « je » tout aussi présent dans le
texte : « je l’aperçoi » (v. 9), « je conclus » (v. 14) et « J’y consens » (v. 17). Le dynamisme
du dialogue entre le poète et le docteur est accentué par l’usage de points d’interroga-
tion, aux vers 8 et 19 ; ils sont suivis de réponses, par exemple « Oui sans doute » (v. 8).
Outre la vivacité avec laquelle s’alterne l’expression des points de vue, le dialogue est
rendu vivant par l’art du poète à mêler à son discours des récits plaisants. Ainsi, il manie
l’art de la fable et celui de l’anecdote.
2. Le poète tient à suivre un raisonnement logique. L’alternance de l’expression des
points de vue par la simulation d’un dialogue permet de faire se succéder les questions
et les réponses. D’autre part, le poète utilise des connecteurs logiques tout au long de
la satire : « d’abord » (v. 5), « Mais de là » (v. 14), « Or » (v. 23), « Mais », (v. 31 et 35) et
« Voilà […] en effet » (v. 49). Le poète semble donc ne pas affirmer son raisonnement au
hasard : sa critique de l’homme est motivée par une logique.
3. La satire emprunte ici certains procédés au genre de la fable. Le poète utilise en
effet les animaux pour figurer les hommes dans le cadre d’un récit qui s’étend des vers
25 à 34. Ici, ce sont les habitudes de la fourmi qui sont décrites au présent de vérité
générale : l’homme adopte précisément le comportement inverse de celui de la fourmi.
La morale tirée de l’exemple de la fourmi est explicitement formulée dans les vers 35
à 38. Elle permet de faire le lien entre les habitudes de la fourmi et celles de l’homme.
4. Boileau conçoit l’art de la satire comme les Anciens. Le mot « satire » vient du latin
« satura », qui signifie « mélange ». Aussi, Boileau intègre-t-il à ce genre divers procédés
attrayants et variés, mêlant, par exemple dans ce poème, l’art du dialogue, l’art de la
fable et celui de l’anecdote. La satire doit ainsi être vivante. Le plaisir du lecteur doit
aussi être obtenu par l’humour (le « marquis indocile » se trouve, par exemple, ridiculisé
pour sa trop grande naïveté, v. 44-48) ou par la provocation (l’insistance avec laquelle
Boileau affirme que l’homme est sot). Il faut donc que le genre de la satire soit sans
cesse renouvelé et qu’il propose toujours une œuvre originale.
L’homme, un animal inconstant
5. Selon le poète, l’homme appartient au règne animal : en signalant que « De tous les
animaux » (v. 1), c’est l’homme « Le plus sot animal » (v. 4), Boileau déprécie le statut
de l’homme. On peut parler d’effet d’insistance dans le poème car on trouve un champ
lexical très abondant : « animaux » (v. 1), « animal » (v. 4), « un ver, une fourmi, / Un
insecte rampant » (v. 5-6), « Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute » (v. 7).
6. Boileau a construit les vers 4 et 14 de sorte qu’ils se fassent écho. On trouve dans
ces deux vers l’expression d’un jugement personnel, « selon moi » (v. 4) et « je conclus »
(v. 14) et les mêmes mots pour désigner la bêtise de l’homme. On remarquera une évolu-
tion dans le propos du poète, qui choisit de mettre d’abord à la rime le mot « homme »
et de formuler son vers autrement pour que le mot « sot » achève le vers 14. L’insistance
se fait tout d’abord sur la cible de la satire, puis sur le défaut qui lui est reproché.


7. Dans la seconde moitié du poème, se trouvent des expressions qui évoquent l’incons-
tance : « humeur inconstante » (v. 31), « Voltige incessamment de pensée en pensée »
(v. 36), « flottant entre mille embarras » (v. 37), « Ne sait ni ce qu’il veut ni ce qu’il ne
veut pas » (v. 38), « Il change à tous moments » (v. 52), « Il tourne au moindre vent »
(v. 53). La sottise de l’homme est en partie liée à ses changements perpétuels, ses
caprices. On trouve, par ailleurs, de très nombreuses antithèses dans cette partie
du texte : « hiver/été » (v. 30), « Paresseuse au printemps, en hiver diligente » (v. 32),
« abhorre/souhaite » (v. 39), « blanc/noir » (v. 49), « matin/soir » (v. 50), « à tout autre/à
soi-même » (v. 51), « aujourd’hui/demain » et « casque/froc » (v. 54). Ces antithèses
renforcent le caractère inconstant de l’homme, qui oscille entre tout et son contraire.
8. La cible principale de la satire est l’homme, en général, mais la satire permet d’égra-
tigner le mari ridicule qui s’illusionne sur sa femme, et qui est certainement recon-
naissable dans les salons fréquentés par Boileau. La sottise de l’homme peut prendre
plusieurs aspects : elle est incarnée par le docteur avec qui le poète dialogue ; celui-ci se
montre en effet trop optimiste envers l’homme et reprend des poncifs (l’homme serait
le seul être doué de raison).
Par ailleurs, en lui adressant sa satire, le poète se moque aussi du titre de « docteur »,
dont l’usage semble exagéré aux yeux de l’auteur. La sottise de l’homme est aussi, selon
Boileau, l’inverse de la sagesse, reconnaissable à « une égalité d’âme » (v. 19) et faite
de mesure. Ce qui constitue la sottise de l’homme est donc son inconstance. Enfin, la
sottise humaine peut prendre l’aspect de la naïveté, celle dont le marquis indocile fait
preuve en s’imaginant que sa femme lui restera fidèle.

Vers le bac
Le commentaire
On peut organiser l’ensemble des réponses précédentes en suivant ce plan :
I. La définition de la sagesse par le poète
II. Les comparaisons animalières au service de la satire
III. La dénonciation des caprices de l’homme

Texte complémentaire
Pourquoi écrire des satires ? (page 131)
Juvénal, Satires (ier–iie siècles)

➔➔ Objectif
Montrer que le genre de la satire a des origines antiques.

➔➔ Présentation du texte
On connaît très peu d’éléments sur la vie de Decimus Iunius Iuvenalis, dit Juvénal. De sa
naissance vers 55 à sa mort en 1301 Juvénal voit se succéder une dizaine d’empereurs
romains, de Néron à Hadrien.
Il commence à publier ses Saturae après l’an 100 et prend pour cible les dépravations
de Rome. Ses satires, connues pour leur ton virulent, feront le bonheur de l’historien
romain Suétone.


➔➔ Réponses aux questions
1. Des parties en italique apparaissent régulièrement dans le texte. Elles permettent
de simuler un dialogue entre le poète et un interlocuteur qui a pour rôle de l’interroger
sur ses intentions, mais aussi de le mettre en garde contre certains dangers de la satire.
Cet interlocuteur pourrait être l’âme du poète, une sorte de conscience avec laquelle il
se confronterait pour faire avancer ses réflexions ou bien un ami poète qui aurait déjà
pratiqué la satire.
2. La satire a pour vertu de mettre en évidence les défauts de toute une société, certai-
nement pour les générations futures auxquelles il est fait allusion dans les deux premiers
vers du passage (la « postérité » et les « descendants »). Ce genre, fondé sur la franchise,
témoigne du courage de son auteur d’accuser ouvertement les criminels : il en est ainsi
de « celui qui a empoisonné ses trois oncles » (v. 12).
3. L’écriture de satires peut se révéler dangereuse pour son auteur. C’est ce que signale
l’interlocuteur qui intervient auprès du poète (passages en italique). Il prévient celui-ci
du danger de mort qu’il encourt s’il s’attaque aux personnes réelles bien placées parmi
les hommes puissants.
Si le poète s’occupe de Tigellin, favori de Néron, il risque de nombreuses tortures : « tu
flamberas et tu fumeras, / Torche vivante, fixé debout à un poteau de pin ; / Puis, traîné
sur l’arène, ton corps y tracera un large sillon » (v. 9 à 11). C’est pourquoi l’interlocuteur
du poète l’invite-t-il à la prudence et signale que les sujets mythologiques dans la poésie
permettent de vivre tranquillement. Il enjoint donc le poète à « réfléchi[r] bien à tout
cela » (v. 22).
4. Malgré les avertissements sur les dangers de la satire, le poète ne compte pas délais-
ser ce genre. Il fait preuve de courage (v. 7-8, « Qui craindrais-je de nommer ? ») et trouve
une solution à la fin du passage.
Puisqu’il encourt la torture et la mort pour ses écrits, il ne s’attaquera qu’aux morts
et écrira « contre ceux dont la cendre / Repose le long de la voie Flaminia et de la voie
Latine ».

Texte 3
Le type du pédant séducteur et amoureux (pages 132-133)
Charles Sorel, Histoire comique de Francion (1623)

➔➔ Objectif
Montrer que la satire n’est pas seulement un genre puisqu’elle peut être manipulée à
la manière d’un registre dans un roman.

➔➔ Présentation du texte
Charles Sorel publie anonymement son Histoire comique de Francion en 1623, à Paris.
L’édition de son œuvre s’étend sur plusieurs années : ce n’est qu’en 1633 que paraît
la version définitive, augmentée, sous le pseudonyme de Nicolas Moulinet, le titre
général de l’œuvre devenant La Vraie Histoire comique de Francion. Le héros, Francion,
raconte son histoire sur le mode picaresque. L’humour graveleux est souvent manipulé
par l’auteur.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. Hortensius possède de très nombreux défauts. Avant tout, il est avare au point d’en
devenir cruel. Les élèves dont il a la charge sont réduits à « brûler les ais de [leurs]
études, la paille de [leurs] lits » et leurs « livres à thème » pour se réchauffer pendant
l’hiver (l. 5-6), Hortensius refusant de les fournir en bois. D’autre part, Hortensius est
voleur et menteur : il s’empare ainsi des livres français du narrateur sous prétexte qu’ils
« corrompaient [son] bon naturel » (l. 8-9). En réalité, Hortensius se repaît des livres qu’il
a confisqués : « tous les jours il feuilletait les livres d’amour » qu’il a pris au narrateur
(l. 37-38). L’usage excessif qu’Hortensius fait de ces livres montre aussi que son juge-
ment en matière de littérature est mauvais ; c’est ainsi qu’il compare les auteurs de ces
mauvais romans d’amour avec Cicéron, « il en appelait l’auteur un Cicéron français »
(l. 44-45). En outre, Hortensius est idiot : en témoigne l’aventure du miroir. Enfin, il est
incapable de se rendre aimable à l’égard d’une femme, ne changeant ses vêtements
que rarement et tenant avec elle des propos pédants qui lui semblent du meilleur effet.
b. Marcus Tullius Cicero, Cicéron, naît à Arpinum en 106 avant J.-C. Avocat romain, il fait
une carrière politique et littéraire. Il est célèbre pour avoir déjoué la conspiration menée
à l’encontre de Catilina (voir les quatre Catilinaires). Il connaît l’exil en Grèce pendant
le triumvirat regroupant César, Pompée et Crassus. Rappelé de son exil, il suit Pompée,
puis se rallie à César. Il s’oppose violemment à Antoine après la mort de César. Il lui en
coûtera la vie en 43 avant J.-C.
c. Le mythe de Narcisse est exploité par Ovide dans ses Métamorphoses. Ce personnage
voit par hasard son reflet dans une rivière et ne peut détacher son regard de sa propre
image. Il meurt d’amour pour lui-même, dans le désespoir de ne pouvoir atteindre cet
autre qui est lui-même. Il se transforme en une fleur, le narcisse. On tire de ce mythe
l’adjectif « narcissique », qui signifie « s’admirer soi-même ».

Lecture analytique
Le portrait d’un imbécile
1. Des mots et des expressions appartiennent au champ lexical du jugement : « il
l’estimait » (l. 9), « lui semblaient éminentes » (l. 36), « son jugement » (l. 39) et « lui
semblaient merveilleuses » (l. 46-47). Ces termes, appliqués à Hortensius, révèlent que
le personnage s’illusionne parfois et adopte un jugement personnel sur les événements
ou sur les lectures : celui-ci est en décalage avec le jugement du narrateur. Ils vont donc
mettre en valeur les erreurs d’Hortensius et son caractère ridicule.
2. Il y a, dans ce passage, deux allusions à Cicéron : ligne 29, où Cicéron est désigné par
« Marc-Tulle », et ligne 44, pour comparer un auteur français de romans d’amour avec
l’auteur latin. Ces deux allusions révèlent le caractère pédant d’Hortensius : comprendre
que « Marc-Tulle » désigne Cicéron nécessite en effet d’être initié et de connaître l’intégra-
lité du nom de l’auteur latin. Hortensius souhaite donc appartenir à une élite lettrée et
cultivée. Par ailleurs, comparer un mauvais auteur de romans français à Cicéron comme le
fait Hortensius montre aussi que ses jugements littéraires sont mauvais. Il y a de l’ironie
dans le texte dans la mesure où Hortensius se veut pédant tout en se montrant idiot.


3. Piqué par le sentiment amoureux, Hortensius souhaite prendre soin de son image et
s’offre un miroir puisque, jusqu’ici, il ne se regardait « que dans un seau d’eau » (l. 24). Il
semble tomber dans l’admiration de lui-même, comme en témoigne la fréquence avec
laquelle il s’observe : « il ne cessait de regarder s’il avait bonne grâce à faire la révérence
ou quelques autres actions ordinaires » (l. 25-27). Cependant, cette attitude fait de lui
un Narcisse dégradé. Alors que le personnage du mythe tombe amoureux de lui-même
à cause de sa beauté, Hortensius ne donne pas de lui une belle image (il semble avoir
une moustache ridicule et des vêtements rapiécés). D’autre part, cette poussée de
narcissisme met à nouveau en valeur son avarice (il a acheté « un miroir de six blancs »
pensant être « prodigue », l. 25). Enfin, l’anecdote du miroir est surtout l’occasion de
montrer combien il est idiot : il souhaite se voir en train de lire, « il ne pouvait contenter
son désir, parce qu’il trouvait que son image qui y était représentée, haussait la tête
aussi bien que lui et ne regardait plus dans le livre » (l. 30 à 32). Nous avons donc affaire
à un Narcisse particulièrement ridicule dans ce passage.
Le point de vue du narrateur
4. Le portrait d’Hortensius intervient au cœur du récit des mésaventures du narrateur.
C’est le vol de ses livres qui donne l’occasion d’évoquer l’histoire d’amour d’Hortensius
et donc de faire son portrait. Cependant, les mésaventures du narrateur complètent le
portrait du professeur : elles révèlent son avarice, sa cruauté (les élèves n’ont pas de
bois pour se chauffer) et sa malhonnêteté (il vole les livres du narrateur et se justifie
par un mensonge).
5. Les marques d’ironie du narrateur sont très nombreuses. C’est la figure de style de
l’antiphrase qui est privilégiée pour donner à lire le ton du texte. Ainsi, il est question
de prodigalité pour l’achat d’un miroir bon marché (l. 24-25) ; par ailleurs, le narrateur
évoque « les qualités de son esprit » (l. 36) après avoir démontré qu’Hortensius était
bête. Le narrateur ironise aussi en signalant objectivement les habitudes de son profes-
seur qui le rendent ridicule. Ainsi en est-il des habitudes vestimentaires d’Hortensius
qui, pour séduire Fremonde, « chang[e] tous les quinze jours » de linge alors qu’il est
accoutumé de le faire tous les mois (l. 18 à 20). Le narrateur ne fait pas de commentaire
explicite, mais le lecteur ne peut que constater la négligence du professeur. On peut
encore relever le détail apporté au soin qu’Hortensius prend de lui-même pour séduire
la jeune femme : il fait rapiécer sa soutane (l. 22-23) et « retrouss[e] sa moustache avec
le manche d’une petite cuiller à marmite » (l. 20-21). L’usage de l’outil culinaire montre
une nouvelle fois que le professeur est risible.
6. Le présent utilisé dans cette phrase a une valeur de vérité générale. Ce temps permet
de donner à l’expression les allures d’une maxime. On reconnaît dans cette vérité le cas
particulier d’Hortensius qui porte « le bonnet […] des pédants ».
Le discours d’un pédant
7. Le discours d’Hortensius est inspiré des livres qu’il a pris au narrateur, des « livres
d’amour » (l. 38). Cela montre que le professeur ne sait distinguer la bonne littérature
de la mauvaise et qu’il est particulièrement ignorant dans l’art de la séduction.
8. Face à ces lectures que le narrateur qualifie de « galimatias » (l. 42), Hortensius est
admiratif et puise toute son instruction amoureuse. Il montre son ignorance en asso-


ciant l’auteur de l’un de ces livres à Cicéron. Son obstination à consulter ces ouvrages
révèle à nouveau qu’il manque de discernement. Par les verbes de jugement utilisés
lignes 36 et 39, le narrateur signale le décalage qu’il y a entre les qualités qu’Hortensius
attribue à ces lectures et leurs qualités réelles. Il est dupe des discours qu’il lit et ne se
rend pas compte qu’il se ridiculise.
9. Dans le discours qu’il tient à Fremonde, Hortensius commet de nombreuses mala-
dresses. Plus haut dans le passage, le narrateur signale que les lectures d’Hortensius
contiennent des « antithèses barbares » (l. 41) que le professeur semble vouloir repro-
duire. C’est ainsi qu’il construit une longue phrase autour des verbes antithétiques
« perdre » et « gagner » (l. 52 à 55). La répétition de ces deux verbes rend le propos
incompréhensible. Sous prétexte de vouloir briller, Hortensius prononce une phrase
dépourvue de sens. D’autre part, la répétition de l’adjectif « incomparable(s) », qui appa-
raît trois fois dans son discours (l. 55-56 et 60), est lourde et une fois encore ridicule. Aux
lignes 55 et 56, l’adjectif se rapporte à un nom qui désigne une qualité de Fremonde,
« charmes » et « perfections » ; cela crée l’effet d’un discours ampoulé et flagorneur. Le
dernier usage de l’adjectif est malheureux puisqu’il s’applique à lui-même : « je me dirai
votre incomparable serviteur ». Le manque de modestie joue encore en la défaveur du
personnage. On pourra aussi relever combien les formules choisies par Hortensisus sont
maladroites et peu élégantes, notamment par le cumul de trois verbes à l’infinitif, « que
de croire de pouvoir se défendre » (l. 58). Enfin, on pourra dire à nouveau d’Hortensius
qu’il est pédant : en utilisant le terme « orbe » (l. 58), tiré directement du latin, il montre
sa culture de façon outrée. Fremonde ne comprend rien au discours de son amoureux :
c’est la preuve de son inefficacité. Ce discours est rapporté directement. C’est un choix
judicieux car cela permet au lecteur d’entendre le discours d’Hortensius sans modifica-
tion de la part du narrateur. Le ridicule du personnage passe aussi par ses paroles qu’il
ne faut donc pas rapporter de façon indirecte.

Vers le bac
L’écrit d’invention
Critères d’évaluation pour l’écrit d’invention
Le sujet impose un récit : il faut donc que les élèves imaginent une mise en situation qui
permette de mettre en scène le trait de caractère visé (par exemple, dans un magasin,
on peut imaginer une cliente particulièrement exigeante ou bien, au restaurant, une
personne qui serait « prisonnière » de son téléphone portable ou d’un autre outil de
communication moderne).
On valorisera l’usage de l’ironie, qui pourra être mise en œuvre par des antiphrases.
On valorisera également la formulation de phrases au présent de vérité générale, qui
constitueront des maximes.
On valorisera enfin l’originalité des noms choisis pour les personnages car ils peuvent
montrer un trait de caractère (le nom du professeur de Francion, Hortensius, a des
connotations latines, ce qui rappelle que le personnage est pédant).
On peut imaginer que le narrateur qui rapporte la scène (on peut écrire à la première
personne) en profite pour s’insurger devant le défaut qu’il fustige. Le ton peut donc
être véhément.


Texte 4
Le portrait d’un faux dévôt (pages 134-135)
Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Mœurs de ce siècle (1688)

➔➔ Objectif
Analyser l’art du portrait moral.

➔➔ Présentation du texte
Les Caractères ou Mœurs de ce siècle ont paru d’abord en 1688 et étaient présentés
par l’auteur comme une suite de remarques en marge d’une traduction d’un ouvrage
du moraliste grec antique Théophraste (Les Caractères), située en tête du volume. Ces
remarques se composaient de maximes et de portraits regroupés en seize chapitres
traitant des femmes, de la Ville, de la Cour, de la mode, du Souverain, etc. Les réédi-
tions successives, de 1688 à 1696, donnèrent à La Bruyère l’occasion d’enrichir progres-
sivement cet ensemble, par des ajouts de plus en plus originaux, notamment dans
les portraits. Ceux-ci sont moins des portraits à clef (dont le référent historique est
masqué) que des descriptions de types sociaux et moraux. Constamment, La Bruyère
relie le comportement au caractère : le moraliste écrit des portraits dynamiques, en
action et c’est au travers des gestes et de l’allure du personnage que le lecteur peut
deviner un caractère, des traits moraux souvent blâmés. L’ouvrage, qui a sa logique
mais se présente sous forme discontinue, tire sa saveur littéraire de l’art mondain de la
conversation, dont il tente parfois d’épouser le « naturel » décousu. Pourtant, chaque
portrait est savamment organisé pour être efficace.
Le texte proposé ici correspond à l’extrait central du portrait d’Onuphre, 24e fragment
du chapitre « De la mode ». Il permet d’étudier la satire dans une problématique sociale
centrale du xviie siècle, la fausse dévotion, que les élèves ont éventuellement pu déjà
rencontrer avec Tartuffe ou l’Imposteur de Molière en classe de seconde.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Note : on pourra distribuer aux élèves une copie du résumé de la pièce tiré de l’ar-
ticle « Tartuffe ou l’Imposteur » dans le Dictionnaire des grandes œuvres de la littéra-
ture française de D. Couty et J.-P. de Beaumarchais (Larousse, Paris, 1997) ou dans le
Nouveau Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays de R. Laffont et
V. Bompiani (Robert Laffont, Paris, 1994) ou encore faire rechercher le résumé sur un
site Internet, tel celui-ci :
http://moliere.mes-biographies.com/Tartuffe.html
On peut supposer que les élèves dégageront les points communs suivants :
– un personnage d’hypocrite, de faux dévot, qui cache ses mauvaises intentions sous
l’apparence d’une foi et d’une piété sans pareilles ;
– un personnage de profiteur, qui abuse de la naïveté des gens riches pour leur soutirer
de l’argent, vivre à leurs dépens ;
– un personnage qui aime les femmes et les séduit (cf. Tartuffe qui tente de séduire
Elmire, la femme d’Orgon, dans la comédie).

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b. Le texte est clairement satirique. Le nom de convention permet de dépeindre un
type humain nettement déprécié (cf. le terme péjoratif : « parasite », l. 5) et caricaturé
dans ses attitudes outrancières (cf. les déplacements mécaniques des l. 21 à 24), dans
son physique de profiteur (cf. l’allusion à la fatigue de son visage, liée à ses aventures
érotiques et qui passent pour dues à ses retraites spirituelles, l. 12 à 17).

Lecture analytique
Un homme au milieu des femmes
1. Onuphre préfère visiblement les femmes jeunes et belles : « il néglige celles qui ont
vieilli » (l. 19-20) et « il cultive les jeunes et entre celles-ci les plus belles et les mieux
faites » (l. 20-21). C’est donc un être de convoitise, un libertin caché, un jouisseur. Il est
marqué par la concupiscence, le désir.
2. Les parallélismes des lignes 21 à 24, renforcés par la figure du polyptote, permettent
de mettre en scène de façon dynamique le mimétisme quasi mécanique par lequel
Onuphre harcèle les femmes, par lequel il leur impose sa présence. Cela souligne bien
entendu l’« attrait » magnétique qu’exercent les charmes féminins sur celui qui prétend
être détaché du monde matériel et sensuel.
Un hypocrite intéressé
3. Le champ lexical de l’argent est présent dès le début du texte : « les plus riches »
(l. 3), « beaucoup de bien » (l. 4), « opulent » (l. 5). Mais c’est vers la fin du passage que
l’argent est mis en relation avec les manipulations de l’hypocrite : il veut « tirer avan-
tage [d’un] aveuglement » (l. 25). Par ses manigances, Onuphre obtient ce qu’il veut :
– « il se fait reprocher de n’avoir pas recours… » (l. 27-28) : la tournure factitive montre
un jeu de manipulation qui explique indirectement ce qui précède : « cet ami lui en offre
[de l’argent] » (l. 27) ;
– « quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu’il est bien
sûr de ne jamais retirer » (l. 28 à 30) : ici, c’est un marché de dupe qui a lieu : de l’argent
contre une vaine promesse, un faux engagement ;
– « il dit une autre fois et d’une certaine manière, que rien ne lui manque et c’est
lorsqu’il ne lui faut qu’une petite somme » (l. 30 à 32) : le terme « manière » suggère la
théâtralité de la parole d’Onuphre et le résultat est l’obtention d’une « somme » ;
– « il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer
d’honneur et le conduire à lui faire une grande largesse » (l. 32 à 34) : là encore, l’argent
(« largesse ») est lié à une parole théâtrale du personnage (« publiquement » présuppose
la présence de spectateurs).
Chaque fois, l’argent est soutiré par un engagement, une parole manipulatrice. La fin
du passage insiste encore davantage, et de façon plus explicite, sur le lien entre l’argent
et l’hypocrisie : les « intérêts » d’Onuphre sont couverts d’une « fausse imitation de la
piété » (l. 39-40).
4. En écrivant « il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches » (l. 2-3), le
narrateur associe la richesse à la force, au pouvoir. La figure rhétorique de l’autocorrec-
tion, qui « modifie ce qu’on vient de dire, pour y substituer un propos plus fort ou plus
convenable » (J.-J. Robrieux, Éléments de rhétorique et d’argumentation, Dunod, Paris,
1993, p. 75), permet de présenter comme un sous-entendu évident, tout en l’explici-


tant, le lien entre richesse et pouvoir social dans le monde du xviie siècle. L’argent est
ainsi montré comme un moyen d’influence, y compris dans les procès et les affaires de
justice.
5. L’immoralité des méthodes d’Onuphre repose en grande partie sur le fait d’exploiter
les faiblesses de ses victimes (leur naïveté, leur « aveuglement »), mais aussi de se servir
du domaine religieux pour abuser les dupes. Onuphre est un personnage hautement
sacrilège, qui ne prend pas au sérieux la pureté du sacré.
6. Le passage des lignes 36 à 39 est une double dénonciation des méfaits d’Onuphre.
D’une part, son hypocrisie est clairement dévoilée par l’opposition qui repose sur le
connecteur « mais » : « Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel ». D’autre part
et plus subtilement, La Bruyère invite son lecteur à tirer toutes les conclusions d’un
raisonnement implicite (un syllogisme caché) :
a) « un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé ».
b) Or, « Onuphre n’est pas dévot ».
c) Donc, Onuphre est à la fois avare, violent, injuste et intéressé.
L’implicite transforme donc la définition du dévot en réquisitoire où les vices d’Onuphre
sont énumérés. Le narrateur accable ici son personnage.
Une duperie réussie
7. On peut relever deux questions oratoires dans le texte (cf. l. 15 à 17 et l. 24). Elles
sous-entendent qu’Onuphre cherche à éveiller chez les autres la certitude qu’il est
un dévot. Onuphre se sert de ce qui pourrait le trahir pour renforcer chez autrui l’évi-
dence de sa piété. Mais ces questions portent aussi l’ironie du narrateur puisque
le lecteur, aux yeux duquel on souligne le comportement libertin et les intentions
lubriques du personnage auprès des femmes, comprend que certains mots ont ici un
double sens : « un homme qui ne se ménage point » (l. 17) peut faire allusion aux efforts
spirituels du personnage (ses veillées de prière, ses retraites, etc.) mais également à
ses ébats sexuels. Le terme « édifié » (l. 24) est tout aussi ambigu : il renvoie à l’exem-
plarité morale apparente du personnage (il offre un modèle de piété aux autres, son
comportement est édifiant), mais il peut tout autant signifier que l’assiduité d’Onuphre
auprès des femmes devrait ouvrir les yeux de son entourage sur son hypocrisie (le verbe
« édifier » peut signifier « mettre à même d’apprécier, de juger sans illusion », d’après
le dictionnaire Le Petit Robert).
8. Onuphre fait preuve d’habileté puisque le texte nous montre sa réussite : il obtient ce
qu’il veut, qu’il s’agisse des femmes ou de l’argent. Le narrateur indique d’ailleurs, à la
fin de l’extrait, son succès : « et par une parfaite, quoique fausse imitation de la piété,
ménager sourdement ses intérêts » (l. 39-40).

Vers le bac
La dissertation
On pourra attendre des élèves qu’ils envisagent diverses motivations à l’écriture
satirique :
– l’indignation politique devant des actes violents ou injustes, souvent liés à des
personnes identifiables : voir, par exemple, la colère de Victor Hugo face à un Louis


Bonaparte qui se comporte en dictateur et fait réprimer dans le sang les révoltes popu-
laires, quitte à faire tuer des enfants (« Souvenir de la nuit du quatre » ; cf. manuel
p. 163) ;
– l’indignation personnelle et vindicative devant une humiliation qui a touché l’auteur
lui-même : on peut penser à la fameuse épigramme de Voltaire contre un prétendu Jean
Fréron (en fait, Élie Fréron), qui avait critiqué avec virulence le philosophe : « L’autre
jour, au fond d’un vallon, / Un serpent piqua Jean Fréron. / Que pensez-vous qu’il
arriva ? / Ce fut le serpent qui creva » (publié dans les Satires datées de 1762 dans l’édi-
tion Beuchot des Poésies de Voltaire, en 1833) ;
– l’indignation morale et sociale envers des mœurs jugées blâmables et qui touchent à
des types humains universels : Juvénal, Boileau, La Bruyère en fournissent des exemples
parfaits.
Dès lors, la façon de désigner la cible d’une satire est révélatrice de la manière dont est
orientée l’argumentation épidictique.
Proposition de réponse rédigée
Le premier moyen dont dispose un auteur satirique pour critiquer sa cible est de la
désigner de façon immédiatement agressive ou dépréciative. Lorsque la satire vise une
personne ou un personnage précis, identifiable, l’auteur peut le nommer en déformant
son nom, en lui accolant une épithète péjorative ou encore en lui donnant un surnom
malveillant. C’est le cas de Victor Hugo qui écrit, en 1852, un pamphlet contre Louis
Bonaparte qu’il intitule férocement Napoléon-le-Petit.
Le titre dévalorise d’emblée le futur Empereur en jouant sur la comparaison avec son
oncle Napoléon Ier, auprès duquel Louis Bonaparte paraît un piètre héros, ce que l’adjec-
tif « petit » souligne, pouvant signifier l’infériorité morale, intellectuelle et militaire du
neveu. De même, le poète Lautréamont s’attaque, dans les Poésies (1870), à des auteurs
qu’il déteste en leur attribuant des surnoms qui caractérisent, selon lui, leurs faiblesses
et qui se rapprochent parfois de la caricature verbale en les associant à des animaux
qui leur ressemblent physiquement ou dans leur comportement. Ainsi, le poète roman-
tique Lamartine, qui chante les douleurs de l’amour malheureux et dont le physique
est élancé, se trouve désigné comme la « Cigogne-Larmoyante » et Hugo est affublé du
surnom de « Funèbre-Échalas-Vert ».
La satire relève alors du blâme individuel, personnel, fondé sur des haines politiques ou
des détestations littéraires. Mais lorsqu’elle touche à des types humains généraux, elle
requiert d’autres procédés de désignation. Le nom ne sert plus à identifier, mais il sert
de convention, parfois significative cependant : La Bruyère dépeint le faux dévot dans
ses Caractères (1688) sous le nom d’Onuphre, dont les sonorités rappellent à l’évidence
le personnage moliéresque de Tartuffe. Cela ne suffit pourtant pas : dans la scène 4 de
l’acte II du Misanthrope de Molière (1666), Célimène se livre à l’improvisation d’une
galerie de portraits satiriques dont chaque personnage porte un nom conventionnel
peu parlant, mais dont elle précise le défaut par des périphrases explicites : Timante est
« un homme tout mystère » et Géralde un « ennuyeux conteur ». La cible d’une satire
est donc fréquemment disqualifiée par la manière même dont on la présente et dont
on la nomme.

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Séquence 1
L’homme moral, des vertus et des vices en question du xvie au xviiie siècle
P a r co u r s d e l e c t u r e

Paul et Virginie (1788) : la vertu,


fondement du bonheur naturel ?
B i b l i o g r a p h i e
Sur le thème littéraire du bonheur au xviiie siècle
– Robert Mauzi, L’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie
siècle, 1960, Bibliothèque de l’évolution de l’humanité, Albin Michel, 1994.
Sur Paul et Virginie
– Jean Fabre, « Paul et Virginie, pastorale », in J. Fabre, Lumières et Romantisme. Énergie
et nostalgie de Rousseau à Mickiewicz, Klincksieck, 1963.
– Alain Boissinot, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, Bertrand-Lacoste, 1988.

Extrait 1
Le bonheur de l’enfance (pages 137-139)
➔➔ Objectif
Étudier la mise en place du cadre utopique du récit.

➔➔ Présentation du texte
L’étude de Paul et Virginie, récit dont la fortune et l’influence sont considérables
jusqu’au début du xxe siècle au moins, présente de nombreux intérêts pour les élèves :
récit court et attrayant, à l’intrigue relativement simple, à l’écriture limpide et variée
(tantôt lyrique, tantôt pathétique, tantôt didactique), aux personnages traversant la
période troublée de l’adolescence, il constitue en outre un exemple parfait de transition
entre les Lumières et le romantisme, illustrant le courant de sensibilité du tournant du
xviiie siècle. Mais on peut également l’aborder sous l’angle de l’argumentation indirecte :
puisant aux ressources de l’utopie, de la critique sociale, du tragique et du discours
édifiant chrétien, le roman multiplie les stratégies littéraires aptes à faire naître chez
le lecteur une interrogation morale plus profonde qu’il n’y paraît. On pourra en effet
montrer aux élèves les ambiguïtés et les subtilités d’un texte trop souvent présenté
comme absolument manichéen et naïf. L’héritage rousseauiste évident (radicalisé
parfois, comme dans les idées exprimées sur l’éducation) s’y nuance pourtant d’une
mise en question du rapport de force entre les passions et l’aspiration à la vertu qui
assombrit quelque peu la croyance au bonheur naturel.
Nous n’avons pas choisi d’ouvrir ce parcours de lecture par l’incipit, qui instaure le récit
encadrant de l’arrivée du narrateur européen sur l’Île-de-France, mais par la description,
quelques pages plus loin, de l’enfance de Paul et de Virginie, dans le récit encadré.

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Le lecteur y découvre un monde teinté d’utopie dont la représentation dévoile déjà
certains enjeux argumentatifs du récit, notamment l’interrogation sur le modèle éduca-
tif européen que Rousseau venait de remettre en cause dans Émile ou De l’éducation
(1762).

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’impression générale qui se dégage du texte est celle d’un monde harmonieux, où la
nature satisfait ou comble toutes les attentes possibles des personnages, tant dans leurs
besoins physiques (nourriture abondante) que dans leurs désirs affectifs (des mères
aimantes, une amitié fraternelle entre les deux enfants) et esthétiques (« une belle
fleur », l. 10 ; « quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte », l. 53). Le récit possède
clairement des qualités poétiques qui soulignent l’harmonie du cadre insulaire. Le texte
recourt en effet à un vocabulaire souvent soutenu et recherché (« ondée de pluie », l. 18 ;
« intempérant », l. 39), aux allusions mythologiques (les « enfants de Léda », l. 25) et à
des procédés qui rendent les phrases particulièrement agréables :
– écriture par longues périodes rhétoriques, par exemple : « Pour lui, sans cesse en
action, il bêchait le jardin avec Domingue [protase] ou, une petite hache à la main, il le
suivait dans les bois [antapodose] ; et si dans ces courses une belle fleur, un bon fruit
ou un nid d’oiseaux se présentaient à lui, eussent-ils été en haut d’un arbre [apodose],
il l’escaladait pour les apporter à sa sœur [clausule] » (l. 8 à 12) ;
– phrases binaires et présentant des propositions équilibrées, par exemple : « Ils
croyaient que le monde finissait où finissait leur île ; et ils n’imaginaient rien d’aimable
où ils n’étaient pas » (l. 31 à 34) ;
– anaphores soulignant un équilibre binaire (cf. « Jamais… ; jamais… », l. 36 à 38) ;
– groupes ternaires (« dans la maison, dans les champs, dans les bois », l. 45-46), avec
parfois des effets d’euphonie comme l’allitération en [l] dans « leurs feuilles larges,
longues et lustrées » (l. 58-59).
b. On peut relever trois expressions qui désignent la relation entre Paul et Virginie :
« leur amitié » (l. 4), reprise sous la forme « l’amitié filiale » (l. 42-43) et « Leur affection
mutuelle » (l. 34). Mais cette amitié se révèle aussi forte qu’une véritable fraternité
puisque les deux personnages se donnent les noms « de frère et de sœur » (l. 2), termes
repris par le narrateur pour conclure symétriquement deux phrases du premier para-
graphe : « des louanges et des baisers de son frère » (l. 7-8) et « pour les apporter à
sa sœur » (l. 12). On en déduira une insistance sur l’affection naturelle et naïve, sans
arrière-pensée de séduction (la fraternité excluant toute ambiguïté entre amitié et
amour).

Lecture analytique
Un monde exotique et idéal
1. La nature de l’île est luxuriante, Paul y trouve dans ses courses « une belle fleur,
un bon fruit ou un nid d’oiseaux » (l. 10-11), les bananiers offrent à l’envi des « fruits
substantiels » et des « feuilles larges, longues, et lustrées » (l. 58-59). Les personnages


disposent ainsi d’une « nourriture saine et abondante » (l. 59), ils ont « à discrétion
des mets simples » (l. 39-40) et ne peinent pas à trouver de l’eau potable puisqu’ils
connaissent une « source voisine » (l. 51-52). C’est une nature providentielle.
2. La nature est généreuse, mais les personnages doivent travailler en accord avec elle
pour en exploiter les ressources. Aux « bois » (l. 10), qui suggèrent une végétation abon-
dante, répond ainsi le « jardin » (l. 8), qui connote le travail agricole, d’ailleurs souligné
par le verbe « bêchait » (l. 8) ; de même, cet équilibre est rappelé plus loin par « dans les
champs, dans les bois » (l. 45-46). Le travail de Virginie est lui aussi lié à la nature : aller
chercher de l’eau à la source, apprêter les fruits pour le repas, etc.
3. Le lieu dans lequel vivent Paul et Virginie est isolé et protégé du reste du monde,
il préserve cette atmosphère naturelle, harmonieuse et l’intimité de la vie familiale.
L’isolement insulaire (« Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île », l. 31
à 33) est redoublé par divers éléments : les « bois » (l. 10), la « montagne » (l. 14-15) ou
plutôt les pitons montagneux qui forment une « enceinte » (l. 53). Certains éléments
suggèrent même symboliquement un lieu utérin, maternel, tant il est vrai que les deux
enfants sont protégés et élevés par leurs seules mères : « un nid d’oiseaux » (l. 10-11), la
« coquille » de Léda (l. 25), « un berceau de bananiers » (l. 56-57).
Une communauté exemplaire
4. Virginie se montre attentionnée envers son frère, elle lui témoigne son affection
par le soin qu’elle prend à satisfaire ses besoins les plus simples : elle lui prépare ses
repas, assure la propreté de sa maison (l. 5 à 7). Paul lui montre sa reconnaissance par
des « louanges et des baisers » (l. 7-8) et par des cadeaux simples mais touchants (une
fleur, un fruit, etc.). Le narrateur insiste sur cette idée : « Toute leur étude était de se
complaire et de s’entraider » (l. 26-27), « Leur affection mutuelle et celle de leurs mères
occupaient toute l’activité de leurs âmes » (l. 34 à 36). Mais leur relation s’enrichit aussi
d’une grande complicité qui se manifeste dans leurs rires (cf. l. 21-22). Leur amitié frater-
nelle est si complète que l’image des « enfants de Léda enclos dans la même coquille »
(l. 25) en est comme l’hyperbole : la fraternité devient une gémellité.
5. Les personnages vivent comme s’ils appartenaient à une seule et même famille. Le
partage en est un signe : « tout chez eux étant commun » (l. 39). Mais ils se divisent
également les tâches ménagères : « ils partageaient avec leurs mères tous les soins du
ménage » (l. 49-50). Enfin, ils vivent au même rythme puisqu’ils commencent « tous
ensemble » (l. 55) par une prière leur commun repas. La famille représente le modèle
d’une communauté autarcique et dotée d’une cohésion parfaite.
6. L’éducation des deux enfants est guidée par quelques principes simples : l’encoura-
gement à un travail quotidien qui s’appuie sur l’entraide (« Leur éducation ne fit que
redoubler leur amitié en la dirigeant vers leurs besoins réciproques », l. 3 à 5), l’absence
d’apprentissages scolaires (les « sciences inutiles », l. 36) et de discours moralisateurs (« les
leçons d’une triste morale », l. 37), enfin, une religion fervente qui célèbre Dieu sans les
contraintes du rite (hormis le bénédicité) ni les menaces de châtiments (« On ne leur avait
appris de la religion que ce qui la fait aimer », l. 43-44). Cette éducation est donc naturelle
en ce qu’elle refuse les contraintes, se réduit à l’apprentissage de la vie quotidienne et au
pragmatisme et favorise les tendances spontanées de l’enfant (ce que marque la tournure
restrictive : « Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié », l. 3-4).


7. Les conséquences d’une telle éducation semblent positives. En effet, le physique des
deux enfants se développe harmonieusement : « Une nourriture saine et abondante
développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens » (l. 59-60). Certains indices
suggèrent indirectement l’agilité et la force de Paul : il bêche avec Domingue, monte
aux arbres prendre les nids d’oiseaux (l. 8 à 12). Leur beauté exprime leur bonheur :
« Ces deux têtes charmantes » (l. 23), « une éducation douce peignait dans leur physio-
nomie la pureté et le contentement de leur âme » (l. 60 à 62). Mais l’éducation qui
leur est donnée n’a pas que des avantages physiques : les enfants acquièrent un sens
moral certain puisqu’ils ignorent l’envie (d’où peut naître le vol), la gourmandise et le
mensonge (l. 38 à 41) et accèdent à une piété sincère.
8. Cette éducation a pourtant son revers : l’ignorance. L’absence d’apprentissage de
la lecture, de l’écriture, de l’histoire, de la géographie (cf. l. 26 à 34) les enferme dans
l’incuriosité et l’indifférence au monde, qui ne laissent pas d’être un peu égoïstes et
dans une naïveté légèrement ridicule (« Ils croyaient que le monde finissait où finissait
leur île », l. 31 à 33). Repliés sur eux-mêmes et sur leur petit monde, Paul et Virginie
risquent d’être perturbés par toute intrusion étrangère, par toute nouveauté qui modi-
fierait le monde où ils vivent.
La nostalgie de l’enfance ?
9. Paul et Virginie ignorent tout de la sexualité et de l’amour. Ils n’ont d’ailleurs que
leurs mères : l’absence des pères les abandonne à un monde essentiellement féminin,
non sexualisé (malgré la présence, peut-être trop discrète, de Domingue et de sa
femme). Les « baisers » (l. 8) de Paul à Virginie ne signifient que la gratitude et leurs
noms de frère et de sœur excluent toute attirance physique ou tout désir charnel. Le
récit exemplaire du deuxième paragraphe (l. 14 à 25 : récit singulatif marqué par « Un
jour que… » et l’emploi du passé simple, l. 14-15) est à cet égard significatif puisque
la proximité physique la plus grande – au point que le narrateur ne voit d’abord que
Virginie – ne se teinte, pour les deux personnages, d’aucune ambiguïté et les rires
enfantins manifestent une grande innocence. Paul et Virginie ont les « mains innocentes
et un cœur plein de l’amour de leurs parents » (l. 46-47) et leur physionomie respire
encore « la pureté » (l. 61).
10. Le récit laisse pourtant présager que l’innocence des enfants est menacée grâce
à de discrets indices qui annoncent indirectement l’éveil de la sexualité chez Paul et
Virginie. En effet, celle-ci s’amuse avec Paul, pour se protéger de la pluie, à relever
au-dessus d’eux et à faire bouffer son « jupon » (l. 24), signe possible d’un début de jeu
de séduction. Moins ambiguë est la notation du narrateur à la fin du texte qui, en une
sorte de prolepse implicite, remarque le développement rapide de ces « corps de ces
deux jeunes gens » (l. 60) qui les mène inévitablement à l’adolescence.

Vers le bac
L’écriture d’invention
Proposition de réponse rédigée
Nous proposons ici des exemples littéraires qu’un homme de la fin du xviiie siècle pouvait
connaître. Mais le professeur est bien entendu libre d’accepter des exemples anachro-
niques.


Paris, le 2 janvier 1789.
Monsieur,
J’ai reçu avec joie l’exemplaire de vos Études de la nature à la fin desquelles j’ai lu ce
touchant petit récit de Paul et Virginie et je vous prie de croire que j’ai senti naître en
moi une admiration pour votre talent de conteur et pour la qualité poétique de votre
style que rien ne saurait jamais diminuer.
Mais je vous avoue, en toute franchise, avoir été quelque peu heurté par l’apologie
de l’ignorance que vous semblez proposer dans la description de l’enfance heureuse de
Paul et de Virginie au début du récit. Fallait-il vraiment pousser l’éloge d’une éducation
naturelle jusqu’à faire vos personnages « ignorants comme des Créoles » et analpha-
bètes, ne sachant « ni lire ni écrire » ?
Je crains de ne pas vouloir vous suivre sur ce point. Vous paraissez éviter à Paul et à
Virginie tout ce que vous jugez être de l’ordre d’une contrainte ; mais la lecture n’est-
elle qu’une contrainte pour les jeunes esprits ? Certes, son apprentissage exige d’abord
quelques efforts ; mais elle procure ensuite un véritable plaisir. Aussi devient-elle vite
une sorte de jeu de l’imagination, un divertissement qui rompt la monotonie des jours
de l’enfance et un agréable remède à l’ennui qui saisit souvent les adolescents, même
occupés aux soins du ménage et à l’observation de la nature, comme le sont vos jeunes
héros. Les innombrables récits des Métamorphoses d’Ovide ou des plaisantes Fables de
La Fontaine ont cette variété qui empêche de se lasser de la lecture.
Peut-être rangez-vous la lecture parmi les « sciences inutiles » qui n’apporteraient rien
à des enfants dont la nature de l’île de France satisfait les besoins alimentaires et dont
les mères attentionnées et tendres suffisent aux besoins affectifs ? Mais la lecture n’est
pas qu’une occupation futile ! Elle accroît les capacités d’imagination et de réflexion
des enfants. Les livres instruisent, fournissent des connaissances, mais ils forment aussi
l’esprit. Nos romans de chevalerie font vivre des aventures par lesquelles nos jeunes
gens apprennent à faire des choix, à analyser des situations, à comprendre les compor-
tements des hommes et à imaginer d’autres mondes possibles. C’est également le cas
des Aventures de Télémaque de Fénelon, destinées à former la réflexion politique et le
goût du fils de Louis XIV. Par ailleurs, certains livres auraient pu augmenter l’ingéniosité
de Paul et de Virginie, telles ces Aventures de Robinson Crusoé de cet Anglais, Defoe, où
le personnage, obligé de vivre en autarcie sur une île, comme vos protagonistes, doit
apprendre à utiliser les simples ressources de la nature pour survivre et se ménager un
habitat acceptable.
Quant aux besoins affectifs des jeunes esprits, rien n’est plus indispensable, certes,
que l’amour familial et les relations d’amitié. Mais la lecture n’enrichit-elle pas encore
davantage leur vie affective et émotionnelle ? Une jeune fille comme Virginie eût-elle
été moins sensible si elle avait lu un peu de poésie ou quelques merveilleux contes de
fées ? Paul n’eût-il pas gagné en empathie à s’identifier parfois à certains personnages
de roman ?
Il me semble, enfin, que la lecture permet d’éveiller lentement et doucement les
enfants à leur future vie d’adulte et de les faire indirectement réfléchir à des sujets
délicats et complexes qu’ils ne peuvent pas encore aborder de front. La lecture participe


à l’apprentissage de la vie : certains contes parlent d’amour, de mort, de désir sexuel,
de jalousie, de façon détournée (je pense, par exemple, à des contes de Perrault comme
La Barbe-Bleue ou La Belle au bois dormant, mais aussi à La Belle et la bête de Mme
Leprince de Beaumont). Les Fables de La Fontaine évoquent toute la gamme des rela-
tions sociales et mettent en garde contre les éventuelles tromperies d’autrui. Paul et
Virginie auraient peut-être pu éviter leur malheur s’ils avaient mieux connu la nature
humaine et les mauvais agissements de la société la lecture de telles œuvres…
Vous voyez où mon enthousiasme pour la lecture, que je considère comme utile
même aux plus jeunes enfants, m’entraîne : me voilà presque parti à récrire votre
roman ! Soyez certain, pourtant, que je m’en sais bien incapable et qu’une chose au
moins me console aujourd’hui des peines que j’ai eues, enfant, à apprendre à lire : c’est
d’avoir eu le plaisir de lire Paul et Virginie.
Votre très humble et très dévoué admirateur.

Texte complémentaire
Éduquer en suivant la nature (pages 139-140)
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation (1762)

➔➔ Objectif
Confronter l’argumentation sur l’éducation de l’extrait 1 à l’argumentation de
Rousseau.

➔➔ Présentation du texte
L’intertexte rousseauiste est évident dans Paul et Virginie. Bernardin de Saint-Pierre
radicalise et simplifie souvent les thèses de son maître, déjà révolutionnaires en ce qui
concerne la pédagogie. Nous n’avons pas choisi de revenir précisément sur la question
célèbre de la lecture, que Rousseau condamne comme inutile et même néfaste avant
l’âge de douze ans, comme on sait, dans le livre II de l’Émile. Cette question a pu en
effet être abordée par l’écrit d’invention proposé à la suite de l’extrait 1. Ce passage de
l’Émile défend l’idée générale d’une éducation « négative », qui prend le contrepied des
contraintes habituellement imposées aux enfants.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les points communs entre cet extrait de Rousseau et l’extrait 1 de Bernardin de
Saint-Pierre sont nombreux. L’éducation y est en effet chaque fois fondée sur la liberté,
la réduction des contraintes au minimum. Ainsi, les efforts liés aux apprentissages
scolaires, à l’instruction, sont évités à l’enfant : chez Bernardin de Saint-Pierre, ils sont
tout simplement abolis ; chez Rousseau, ils sont au moins différés jusqu’à l’adoles-
cence. Les leçons de morale sont considérées comme inutiles : l’éducation consiste à
écarter de l’enfant les conditions favorables au vice, afin que sa conscience morale le
conduise naturellement à la vertu. Enfin, il faut prendre soin du corps, favoriser son
développement par des exercices et encourager la capacité sensorielle : « Exercez son
corps, ses organes, ses sens, ses forces » (l. 24-25), dit Rousseau. Paul développe son
corps par le travail de la terre et ses « courses » dans la nature, pendant lesquelles il


grimpe aux arbres ; Virginie et lui développent naturellement leurs sens puisque la
nature, autour d’eux, est luxuriante, remplie de fleurs parfumées, de fruits savoureux,
d’oiseaux chanteurs…
2. Une éducation « négative » est inverse à l’éducation européenne traditionnelle de
l’époque. Elle est la moins intrusive possible ; les parents doivent se garder d’intervenir
dans le développement de l’enfant (sauf en cas de nécessité). Les marques de négation
(adverbiales : « ne rien faire et ne rien laisser faire », l. 3 ; « ne rien faire », l. 10 ; préposi-
tionnelles : « sans qu’il sût… », l. 4-5 ; « sans préjugés, sans habitudes », l. 6-7) soulignent
que cette éducation « négative » est avant tout une abstention d’actes et de paroles.
3. Outre un corps exercé et délié, cette éducation promet, selon Rousseau, des béné-
fices moraux à l’enfant. Du point de vue intellectuel, son entendement sera ouvert et
accueillant à la raison : libre de « préjugés » et d’« habitudes » (l. 6-7), il sera malléable,
souple et l’on pourra facilement le former, le structurer et rapidement l’instruire. Du
point de vue éthique, il sera « sage » (l. 9) et nécessairement bon ou vertueux (son
cœur ayant été « garant[i] » du vice, l. 2, et les éducateurs ayant « empêch[é] le mal de
naître » en lui, l. 29).
4. Les inconvénients de cette éducation hypothétique peuvent sembler importants,
voire rédhibitoires : l’absence d’instruction (fortement différée) réduit les possibilités
de formation de l’esprit et de l’imagination de l’enfant ; l’oisiveté de son âme peut faire
naître l’ennui car on ne saurait toute la journée l’occuper par des exercices physiques ;
l’absence d’autorité et de contraintes ne prépare pas l’enfant à la vie en société ; l’en-
fant, d’ailleurs, ne semble pas avoir de relations sociales autres que familiales ; la sensi-
bilité affective de l’enfant ne peut sans doute pas se satisfaire de ce modèle éducatif…
Enfin, un élément pose question : une telle éducation suppose que l’enfant soit naturel-
lement porté vers la vertu et la bonté, ce dont on peut douter (l’enfant ne peut-il faire
spontanément preuve d’égoïsme et de cruauté ?).

Histoire des arts


Une peinture engagée ? (page 141)
➔➔ Objectif
Interroger l’engagement implicite d’un portrait.

➔➔ Présentation de l’œuvre
La mode de l’exotisme, qui naît vers le milieu du xviiie siècle, favorisée par les récits de
voyage (Bougainville) notamment, permet l’émergence de nouveaux paysages dans la
littérature (l’île de Paul et Virginie, des poésies de Bertin et de Parny, relayées plus tard
par l’Indiana de George Sand) et des personnages de l’homme et de la femme noirs,
dont le romantisme va s’emparer : Ourika de Claire de Duras (1823), Le Nègre de Pierre
le Grand de Pouchkine (1827), Tamango de Mérimée (1829), Georges de Dumas père
(1843). La peinture met peu à peu en avant ce personnage dans des portraits, alors qu’il
était jusque-là presque toujours cantonné à des représentations religieuses (le person-
nage du roi mage dans les nativités) ou à un rôle de figuration comme esclave dans
des portraits de nobles. Maurice Quentin de La Tour produit par exemple un Portrait


d’un jeune homme noir en 1741 (musée des Beaux-arts d’Orléans). L’intérêt de cette
œuvre de Marie-Guillemine Benoist (1768-1826), élève d’Élisabeth Vigée-Lebrun et de
Jacques-Louis David, est qu’elle résonne, au Salon de 1800, comme une célébration
de l’abolition de l’esclavage en 1794 (abolition bien temporaire puisque abrogée en
1802 avant d’être définitive en 1848) et comme une révélation de la « beauté d’ébène »
de la femme noire. La représentation du visage noir ouvre aux artistes de l’époque
de nouvelles voies d’exploration technique, la stéréométrie faciale des personnages
noirs permettant des jeux de relief et de lumière différents de ceux des visages blancs.
Le tableau de M.-G. Benoist est l’un des chefs-d’œuvre de l’art du portrait et célèbre
l’émancipation de la femme et de l’esclave. C’est aussi une émancipation de la femme
peintre, qui s’affranchit ici des sujets familiaux auxquels on limitait souvent son talent.

➔➔ Réponses aux questions


1. Tout concourt, dans ce portrait, à mettre en valeur la beauté du modèle (proba-
blement la domestique du beau-frère de l’artiste) : le modelé sculptural des formes
féminines est rehaussé par les jeux de lumière sur le visage, l’épaule et la poitrine. La
pigmentation de la peau noire, parfaitement rendue, contraste avec le fond clair, abso-
lument dépouillé et le vêtement blanc auquel répond le turban typique des servantes
des Antilles. La rareté des accessoires, réduits au fauteuil, à la draperie et au vêtement,
laisse place au personnage. Dénudée comme La Fornarina de Raphaël (1518-1519, palais
Barberini, Rome), elle n’est pas dénuée de séduction. La délicate position des mains, les
courbes du bras et du corps entier donnent une certaine élégance au modèle.
2. La femme est représentée assise sur un fauteuil, de trois-quarts, le regard tourné vers
le spectateur. C’est exactement la position à la mode dans les portraits des femmes de la
haute société de l’époque (voir, par exemple, le Portrait de Mme Récamier par J.-L. David
en 1800, musée du Louvre, Paris, ou La Comtesse de Tournon par Ingres, en 1812, The
Philadelphia Museum of Art). Hormis le turban, rien ne trahit le statut de servante du
modèle : la riche draperie d’un bleu profond, qui couvre le luxueux fauteuil à médaillon,
laisse plutôt attendre un modèle de condition élevée. Cela trahit un choix engagé du
peintre : elle hausse ainsi une femme ancienne esclave au rang d’une femme du monde.
3. La femme paraît regarder le peintre ou plutôt le spectateur. L’humanité et la dignité
du modèle apparaissent alors : femme, noire, ancienne esclave, elle peut désormais
oser affronter directement le regard des autres qui la traitaient en inférieure. On sent
néanmoins une tension dans ce regard : si la femme nous regarde directement, dans les
yeux, elle garde quand même un air résigné, vulnérable et semble un peu mal à l’aise
sur ce fauteuil où elle n’avait jusque-là pas sa place. Le peintre témoigne, par la subti-
lité avec laquelle elle traduit les émotions contrastées de son modèle, d’une grande
empathie avec l’humilité de cette femme.

Extrait 2
Nature et culture (pages 142-143)
➔➔ Objectif
Étudier les procédés de la critique sociale.


➔➔ Présentation du texte
Le passage se situe toujours au sein du récit enchâssé du vieillard qui raconte rétrospec-
tivement au voyageur européen l’histoire de Paul et de Virginie. La description idyllique
de la vie insulaire se poursuit, mais elle se mêle maintenant à une critique sévère de
la société européenne, qui se révèle être le contrepoint du récit utopique. Le texte est
une argumentation construite sur une antithèse : à l’enfance européenne remplie « de
tant de préjugés contraires au bonheur » (l. 2) répond l’enfance heureuse de Virginie et
de Paul, qui garde dans son corps d’homme, précise le narrateur à la fin du texte, « la
simplicité d’un enfant » (l. 43-44).

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La « fraîcheur » (l. 39) de Paul et de Virginie repose sur les qualités physiques et
morales dont ils sont dotés : leur politesse dans la conversation, leur bonté, leur
douceur, leur beauté qui reflète « l’amour, l’innocence, la piété » de leur âme (l. 36).
C’est une pureté liée à la nature. Leur travail et leur sociabilité se règlent d’ailleurs sur
le rythme de la nature (Virginie fixe les rendez-vous avec ses amies selon les récoltes).
b. Les paroles de Virginie s’ornent poétiquement de « douces images » (l. 11) : elle parle
par métonymies (« Aux cannes de sucre », l. 16 = à la saison où on les récolte) et en
employant un vocabulaire végétal. De discrètes allitérations marquent également son
discours : « les ombres des bananiers » (l. 13), « les tamarins ferment leurs feuilles »
(l. 14-15).

Lecture analytique
Un tableau idyllique
1. Le cadre exotique du récit est souligné par le lexique botanique : « bananiers » (l. 13),
« tamarins » (l. 14), « cannes de sucre » (l. 16), « cocotier » et « manguiers » (l. 20), « oran-
gers » (l. 21). Pour un lecteur du xviiie siècle, ce lexique renvoie à des éléments vraiment
peu connus et dépasse, par son extrême précision, la simple couleur locale pour provo-
quer un vrai dépaysement imaginaire. Par ailleurs, on peut signaler que cette luxuriance
de la flore participe du topos antique du locus amœnus : « vergers » (l. 25), « fruits »
(l. 10 et 21), « fleurs » (l. 10 et 22), « fontaine » (l. 20) sont des composantes constantes
du lieu naturel idéal.
2. Un lien fort unit les personnages à la nature. Le narrateur développe, dans le premier
paragraphe, l’idée que les « périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature »
(l. 8-9). Eux-mêmes semblent métaphoriquement associés à des fruits ou des fleurs de
la nature : leur âge est égal à celui d’un cocotier ou se compte en nombre de floraisons
des orangers. Le verbe « croissaient » (l. 33), normalement appliqué à des plantes, mais
ici employé pour les enfants, maintient cette relation inédite au végétal ; la périphrase
même qui les désigne et régit ce verbe, « ces deux enfants de la nature » (l. 33-34),
renforce encore ce lien.
3. Le vieillard s’exprime en longues périodes rhétoriques, dès le début du texte. On a
ainsi, par exemple : « Votre âme, circonscrite dans une petite sphère de connaissances


humaines, atteint bientôt le terme de ses jouissances artificielles [protase] : mais la
nature et le cœur sont inépuisables [apodose] » (l. 4 à 6).
Les groupements ternaires sont extrêmement nombreux :
– « ni horloges ni almanachs, ni livres » (l. 7), redoublé par le complément du nom
« livres » : « de chronologie, d’histoire et de philosophie » (l. 7-8) ;
– « les heures […] les saisons […] les années » (l. 9 à 11) ;
– « d’autres époques historiques […] d’autre chronologie […] d’autre philosophie » (l. 24
à 26) ;
– « Aucun souci […] aucune intempérance […] aucune passion […] » (l. 34-35) ;
– « l’amour, l’innocence, la piété » (l. 36) ;
– « dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements » (l. 37-38) ;
– « douce, modeste, confiante » (l. 42).
Le rythme syntaxique ternaire permet de donner aux phrases un aspect équilibré et
participe de la dimension lyrique du texte. Faut-il aller jusqu’à y voir un procédé de
prose poétique ? En tout cas, il s’agit d’un rythme récurrent, lancinant, qui constitue
une sorte de leitmotiv de ce passage.
Une critique de la société européenne
4. Le narrateur est le vieillard indigène, insulaire. Le récit enchâssé est mené principale-
ment en focalisation interne, ce qui en favorise la subjectivité affective et émotionnelle.
Le destinataire est double : c’est le voyageur métropolitain à qui le vieillard raconte
l’histoire, mais c’est aussi par-delà, bien sûr, le lecteur français. L’interpellation « Vous
autres Européens » (l. 1) provoque donc un effet de rupture : c’est un appel à une
réflexion qui passe par un décentrement (une prise de conscience de ma position de
lecteur français, donc plein de préjugés…). Le but est de créer une distanciation par
laquelle je prends conscience que je suis un autre pour l’autre et que, vu d’ailleurs, je
suis un type social particulier, susceptible d’être visé par une critique.
On pourra rappeler aux élèves que cette distanciation, cette « révolution sociologique »
(R. Caillois), est un procédé fréquent de la critique sociale des Lumières depuis les
Dialogues de M. le Baron de Lahontan avec un sauvage dans l’Amérique de Lahontan
et Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu. On peut aussi penser au Supplément au
voyage de Bougainville de Diderot, à L’Ingénu et au Micromégas de Voltaire…
5. Les antithèses entre la vie insulaire et la société européenne ou, plus généralement,
entre la nature et la culture, structurent l’ensemble du texte :
Europe, culture Île-de-France, nature
« préjugés » (l. 2) « tant de lumières » (l. 3)
« petite sphère de connaissances » (l. 4) « la nature et le cœur » (l. 6)
« jouissances artificielles » (l. 5) « Leurs besoins et leur ignorance » (l. 29)
« riches et savants » (l. 28-29)

La culture est donc un artifice, une gangue de l’esprit menacé par les « préjugés » (l. 2),
le « souci » (l. 34), l’« intempérance » (l. 34-35) et la « passion » (l. 35), toutes formes de
dépravation morale et de dérèglement. La nature, au contraire, est la liberté de l’esprit,
sur lequel rien ne pèse.


6. La vie en harmonie avec la nature est l’objet d’un éloge, comme le montre le lexique
laudatif : « plaisirs » (l. 3), « félicité » (l. 30), « homme pur » (l. 32), « innocence » (l. 36),
« grâces ineffables » (l. 37), « fraîcheur » (l. 39), etc. Le superlatif relatif « les plus grands
charmes » (l. 12) renforce cet éloge par celui des paroles de Virginie, remplies par l’exal-
tation de la nature. La comparaison mythologique avec les « faunes et [l]es dryades »
(l. 23) valorise également le mode de vie des enfants parce qu’elle les associe implicite-
ment à de petites divinités. Les termes péjoratifs marquent au contraire le blâme de la
société : « petite » (l. 4), « artificielles » (l. 5), « corrompu » (l. 35), « malheureuse » (l. 35),
« dépravé » (l. 36).
7. La question oratoire « Après tout, qu’avaient besoin ces jeunes gens d’être riches et
savants à notre manière ? » (l. 28-29), qui ouvre le second paragraphe, laisse apparaître
un déterminant possessif de première personne, « notre », qui instaure une connivence
entre le narrateur et son destinataire : il est un habitant de l’île, mais il s’assimile à
la société métropolitaine, dont il est peut-être issu. D’où une certaine ambivalence :
il n’est pas un Autre absolu, il n’est différent du lecteur européen que parce qu’il a
renoncé à la société pervertie qu’il semble connaître. Porteur d’idées rousseauistes,
il incarne une sagesse éclairée qui sait prendre ses distances avec sa propre société.
8. Au xviiie siècle, le terme « lumières » renvoie au projet de développement de l’esprit
humain débarrassé des préjugés (et donc au mouvement des Lumières incarné par les
philosophes qui souhaitent éclairer le peuple : Voltaire, Diderot, Montesquieu, etc.). Si,
dans le premier paragraphe, ce terme peut encore renvoyer à de simples manifestations
de l’ingéniosité, de l’intelligence pratique (l. 3), son emploi insistant dans le second
paragraphe (« quelques lumières : oui, des lumières », l. 31) relève de l’ironie provo-
catrice : le lien établit entre l’ignorance et ces « lumières » prend à revers et retourne
l’idée des philosophes selon laquelle l’expansion des savoirs est le moteur de la raison,
des lumières (cf. le projet exemplaire à cet égard de l’Encyclopédie de Diderot et de
D’Alembert).
L’ambiguïté du récit
9. Deux sources mythiques sont utilisées par Bernardin de Saint-Pierre dans cet extrait :
– la mythologie gréco-romaine : « des faunes et des dryades » (l. 23) ; elle témoigne de
l’érudition du vieillard narrateur, qui a visiblement une solide culture européenne ;
– la mythologie biblique : « le jardin d’Éden » (l. 39), qui fait de Paul et de Virginie les
nouveaux Adam et Ève, les images rafraîchies d’une humanité parfaite voulue par Dieu.
On notera que les allusions aux « vergers » (l. 25) et aux « fruits » (l. 10 et 21) préparaient
le surgissement de ce mythe dans le texte.
10. L’allusion à Adam et Ève peut sous-entendre l’annonce d’un malheur : la Genèse
évoque un paradis toujours déjà perdu, un âge d’Or, mythique des premiers temps de
l’humanité dans un passé révolu (le récit de l’enfance de Paul et Virginie par le vieillard
est d’ailleurs rétrospectif et au passé, laissant prévoir que cette enfance heureuse n’a
pas duré). En outre, le mythe d’Adam et Ève annonce la fin de l’enfance : l’innocence
cesse avec l’adolescence, la puberté, l’éveil à la sexualité. Paul a déjà la « taille d’un
homme » (l. 43), son physique évolue et laisse présager que sa simplicité d’enfant est
déjà anachronique. Comme les faunes et les dryades, figures sexualisées de la virilité


et de la séduction, Adam et Ève ont souvent été interprétés comme les représentants
d’une humanité qui a chu en découvrant la sexualité…

Vers le bac
Le commentaire
Le rôle du vieillard narrateur, bien que discret, est essentiel : c’est lui qui permet d’ar-
ticuler, dans le récit, la description idyllique, voire utopique, de la vie insulaire à la
critique sociale du mode de vie européen. Instance du discours, le narrateur permet
de mener le récit selon un point de vue argumentatif particulier : celui d’un homme
qui, bien que connaissant parfaitement la société du lecteur, au point qu’il semble
même en être issu, comme le signale le possessif dans « riches et savants à notre
manière » (l. 28-29), la rejette et la condamne avec fermeté. Apostrophant son destina-
taire métropolitain et indirectement le lecteur, de façon brutale et accusatrice (« Vous
autres Européens », l. 1), le narrateur blâme la société et le mode de vie européen
au moyen d’un lexique dépréciatif, voire péjoratif : « petite » (l. 4), « artificielles » (l. 5),
« corrompu » (l. 35), « malheureuse » (l. 35), « dépravé » (l. 36). Au contraire, le mode
de vie insulaire incarné par les deux protagonistes fait l’objet d’un éloge continu et les
termes mélioratifs, tels que « plaisirs » (l. 3), « félicité » (l. 30), « homme pur » (l. 32),
« innocence » (l. 36), « grâces ineffables » (l. 37), « fraîcheur » (l. 39), abondent. Exprimant
son jugement, manifestant sa subjectivité, le vieillard oblige le lecteur, par son discours,
à une distanciation : il lui montre comment, vue de loin et d’ailleurs, sa vie peut être
jugée contraignante, étroite et peu éclairée par la raison naturelle. Ce déplacement du
regard s’accompagne d’un habile retournement des idées des philosophes du xviiie siècle,
adversaires du chrétien et rousseauiste Bernardin de Saint-Pierre. En effet, le narrateur
prend le contrepied de l’opinion des philosophes selon laquelle l’extension des connais-
sances et des savoirs doit nécessairement mener l’homme au progrès moral et à une
société plus policée. Par une ironie provocatrice, il associe le mot même de « lumières »
(l. 31) à l’« ignorance » (l. 29) de Paul et de Virginie. La mise en scène de ce narrateur,
vieillard qui paraît avoir renoncé à la vie européenne, permet donc à l’auteur d’opposer
une autre figure de sagesse à celle qu’ont instaurée les défenseurs de la Raison.

Extrait 3
Un spectacle tragique (pages 144-145)
➔➔ Objectif
Analyser la portée du pathétique et du tragique dans une visée argumentative.

➔➔ Présentation du texte
Le passage de la mort de Virginie reste peut-être le plus célèbre de l’œuvre. L’effet
tragique y est particulièrement réussi et saisissant, mais, s’il participe à la densité
dramatique du récit et à son intérêt narratif, il est également au service de l’argumen-
tation, qui prend ici un aspect édifiant. La mort de Virginie est l’occasion d’une grande
scène où l’espérance chrétienne dans le salut est mise en avant. Mais le texte déborde
peut-être cette intention explicite et laisse place à une certaine ambiguïté qui peut


mener le lecteur à s’interroger sur les limites de la vertu. La tempête n’est-elle pas
aussi la métaphore du désordre des passions que Virginie – au prénom si évocateur de
pureté – n’a pas la force de supporter ?

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Le récit vise ici la représentation réaliste et la précision, ce qui contraste avec
l’évocation idéalisée et quasi utopique de l’enfance heureuse de Paul et de Virginie
sur l’île. Plusieurs procédés permettent d’ancrer la scène dans la réalité et dans le
concret. Le narrateur recourt d’abord à un lexique maritime, dont l’exactitude vise à
donner l’impression que la description du cadre spatial dépeint fidèlement ce qui a
été vu par le narrateur. Les termes « aussière » (l. 20), « carène » (l. 32), « vergues »
(l. 38-39), « poupe » (l. 42) relèvent de ce vocabulaire spécialisé. Les mesures (« six pieds
de hauteur », l. 6 ; « à plus d’une demi-lieue », l. 8 ; « à une demi-encablure », l. 20-21)
tendent vers une précision journalistique. Le nom propre d’un lieu, comme « l’île
d’Ambre » (l. 3 et 56), et celui du bateau, le « Saint-Géran » (l. 42), suscitent un effet de
réel par le renvoi à des référents en principe uniques.
Mais le réalisme n’est pas dû qu’au lexique. La narration elle-même favorise l’effet de
réel : la narration à la première personne (« parmi nous », l. 21 ; « je le saisis », l. 22 ;
« Domingue et moi », l. 69) engendre une focalisation interne marquée par la forte
subjectivité du récit (cf. la modalité exclamative : « Ô jour affreux ! hélas ! », l. 62) et les
perceptions auditives (« un cri de douleur », l. 21) et visuelles (« on eût dit », l. 10 ; « On
n’apercevait aucune partie », l. 15 ; « une lueur olivâtre et blafarde », l. 16, etc.). Le récit
est donc pris en charge par un personnage narrateur qui s’en porte témoin.
2. Le narrateur insiste sur la violence de la tempête. La démesure des mouvements des
flots et du vent est exprimée à la fois par des verbes (« grossissait », l. 1), des adjectifs
tels que « vaste » (l. 3), « profondes » (l. 4), « innombrables » (l. 9), « longue » (l. 11) et
par des noms comme « vagues » (l. 4), « écumes » (l. 5) et « tempête » (l. 11). Les mesures
(« à plus de six pieds de hauteur », l. 6 ; « à plus d’une demi-lieue », l. 8) renforcent cette
impression. Certaines métaphores et comparaisons ont une valeur hyperbolique : c’est
le cas pour les nuages qui se déplacent à la « vitesse des oiseaux » (l. 14) ou qui sont
« immobiles comme de grands rochers » (l. 14-15). Le narrateur, comme un peintre,
travaille le paysage par grandes masses : « vaste nappe d’écumes » (l. 3), « montagnes »
(l. 10), « [des nuages] comme de grands rochers » (l. 15). Il souligne les contrastes de
cette perspective atmosphérique en noir et blanc : « écumes blanches » (l. 3-4), « vagues
noires » (l. 4), « flocons blancs » (l. 9), « neige » (l. 10), « lueur olivâtre et blafarde » (l. 16).
3. Le passage est caractérisé par l’emploi de procédés visant à créer un effet pathétique
sur le lecteur. Le récit à la première personne favorise l’expression de la subjectivité du
narrateur, témoin affligé de la disparition de Virginie. L’utilisation récurrente d’adjectifs
affectifs – tels que « horrible » (concernant la forme des nuages, l. 13), « malheureux »
(qualifiant Paul, l. 33 et 69), « horribles » (s’agissant des secousses des flots, l. 36-37),
« aimable » (qualifiant Virginie, l. 45), « effroyable » (désignant la hauteur d’une vague,
l. 56), « affreux » (épithète de « jour », l. 62) – et de la modalité exclamative associée à


des interjections pathétiques (« Ô jour affreux ! hélas ! », l. 62) donnent l’idée de l’afflic-
tion du narrateur, dont l’attachement à Paul est rappelé par l’apostrophe affectueuse
« Mon fils » par laquelle il interpelle le jeune homme (l. 22).
Mais le pathétique est ici lié à une situation tragique (la mort de Virginie) qui justifie
l’emploi de procédés issus de la tragédie. On remarque d’abord le lexique des senti-
ments forts : « douleur » (l. 21 et 46), « désespoir » (l. 24 et 47), « désespérant » (l. 37).
Il n’est pas jusqu’aux deux moteurs de la catharsis tragique, la terreur et la pitié, qui
ne soient nommés : « digne d’une éternelle pitié » (l. 40-41), « un si terrible danger »
(l. 45-46), « À cette terrible vue » (l. 58). Virginie semble subir un destin auquel elle ne
peut échapper et qu’elle accepte, « voyant la mort inévitable » (l. 59), avec une volonté
stoïque qui montre son courage et sa « dignité » (l. 53). Elle se hausse ainsi au rang
des héroïnes tragiques, comme en témoigne son « port noble et assuré » (l. 47) jusque
dans le moment du plus grand danger. Paul se conduit lui aussi en héros, luttant à
plusieurs reprises contre les vagues au péril de sa vie ; prêt au sacrifice pour sauver
Virginie, il fait preuve d’une « intrépidité » (l. 44-45) admirable et son acharnement est
exemplaire. Mais les personnages sont, comme des héros tragiques, écrasés par un
destin qui les accable et contre lequel ils ne peuvent rien : si le narrateur insiste tant
sur la violence de la tempête, c’est que celle-ci devient la manifestation d’une force
surhumaine, qui mène inévitablement Virginie à la mort. Certains indices tendent en
effet à faire de cette tempête un phénomène surnaturel, au-delà même de sa puissance
démesurée déjà remarquée. Les comparaisons et les métaphores rapprochent ainsi des
éléments logiquement ou habituellement irréductibles les uns aux autres : les nuages,
éléments inanimés, ont soudain « la vitesse des oiseaux » (l. 13-14) et, d’aériens qu’ils
sont, paraissent lourds « comme de grands rochers » (l. 15) ; la neige, qui tombe norma-
lement du ciel, semble inverser son mouvement et jaillir de la mer (puisque de l’écume
le narrateur déclare : « on eût dit d’une neige qui sortait de la mer », l. 10-11). Ciel et
mer semblent d’ailleurs « confondu[s] » (l. 12) et éclairés par une même lumière un
peu irréelle, « olivâtre et blafarde » à la fois (l. 16). Enfin, les flots prennent un aspect
animal et monstrueux : la vague qui va engloutir Virginie avance « en rugissant » (l. 57)
et présente des « flancs noirs » et des « sommets écumants » (l. 58) qui peuvent faire
penser à une salive débordante. Les métaphores tératologiques qui décrivent la vague
fatale font de Virginie la victime d’une horrible dévoration, qui réactive un imaginaire
mythique du monstre marin.
4. Le marin « tout nu et nerveux comme Hercule » (l. 50-51) qui veut sauver la jeune
fille incarne sans doute la virilité, la sexualité masculine. Si Virginie « le repouss[e] avec
dignité [et] détourn[e] de lui sa vue » (l. 53), c’est par vertu et par pudeur. Aussi, le
sacrifice de la jeune fille, qui préfère mourir que de se déshabiller et être sauvée par le
marin, a-t-il une portée symbolique : la vertu de Virginie est plus forte que sa peur, elle
préfère sa « dignité » à sa vie même. Virginie incarne la pureté qui ne transige pas avec
son honneur. En cela, le récit est édifiant : il vise à transmettre au lecteur des valeurs
morales telles que l’héroïsme (placer son honneur, sa liberté, etc., au-dessus de sa vie,
c’est-à-dire faire de l’idéal moral une valeur absolue), la grandeur, la noblesse, la pureté.
5. Cependant, l’attitude de Virginie peut aussi paraître excessive puisque ici, il en va de
sa vie et non de son honneur : le marin s’approche d’elle « avec respect » (l. 51) et n’a


pas l’intention d’attenter à sa pudeur ou à sa virginité. La pudeur de Virginie tourne
peut-être ici à la pruderie, à la pudibonderie. C’est sans doute le signe des défauts de
son éducation : d’une part, elle n’a pas été préparée à la sexualité, à la vie amoureuse,
c’est-à-dire qu’elle n’a pas été accompagnée vers sa vie d’adulte et, d’autre part, on ne
lui a pas indiqué les limites nécessaires à la pudeur (la vie ne vaut pas qu’on la sacrifie
à une pudeur superficielle puisque le marin n’a pas ici d’intentions sexuelles et ne veut
la déshabiller que pour l’emmener vers l’île à la nage).
6. Il semble que le passage veuille concilier un certain pessimisme et la croyance en
Dieu. Le bonheur absolu sur terre est en effet dénoncé comme une utopie : la vie idéale
de Paul et de Virginie n’a qu’un temps, elle ne peut être préservée que dans le monde
rêveur de l’enfance. Mais Dieu reste une Providence, un Sauveur puisque Virginie, en
mourant, voit son âme sauvée. La fin du deuxième paragraphe raconte en effet sa trans-
figuration ; de jeune fille, elle devient symboliquement un ange : « Virginie, voyant la
mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur et levant en haut
des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux » (l. 59 à 61). La sérénité
de son regard suggère qu’elle entrevoit sa survie dans l’au-delà.

Plan de commentaire
On pourra proposer le plan de commentaire suivant, en s’attachant à conserver le plus
possible la logique qui présidait à l’ordre des questions d’analyse.
Introduction
On pourra souligner que la nature paradisiaque présentée au début de l’œuvre offre
soudain ici un aspect inquiétant et terrible… Problématique possible : dans quelle
mesure la dimension pathétique et tragique de cet épisode participe-t-elle à la visée
morale du récit ?
Développement
I. Un certain réalisme
1. Un cadre spatial précis
– Nom propre : le canal entre « l’île d’ambre » et l’île de france
– Éléments de topographie : mer, canal, montagnes, rivage, récifs, sable…
– Expressions de distance, de mesure
2. Un vocabulaire qui cherche l’exactitude
– Lexique maritime spécialisé
3. Un récit à la première personne : attestation des événements par un témoin
– Marques de la première personne
– Notations visuelles et auditives
– Indices de subjectivité : modalité exclamative, vocabulaire affectif
II. Un épisode tragique
1. L’hostilité de la nature
– Les marques de la violence de la tempête
2. Un récit pathétique
– Le lexique pathétique
– Un narrateur témoin attaché aux héros


3. Un récit tragique
– Lexique des sentiments forts
– L’héroïsme admirable de virginie (résignation) et de paul (obstination)
– La tempête : incarnation surnaturelle du destin 
III. Un récit édifiant ?
1. Le sacrifice de virginie et sa portée morale
– Le matelot nu : une figure sexuelle
– L’attitude de virginie : éloge de la pudeur
2. Une pudeur excessive ?
– Un matelot bienveillant et respectueux
– Une pudeur qui tourne à la pruderie
3. Un récit empreint de foi religieuse (ou chrétienne, si l’on veut être plus précis)
– Valeur de la pureté : une vie sacrifiée à la pudeur, le prénom symbolique de « virginie »
– La transfiguration de virginie en ange et l’intervention divine
Conclusion
Les procédés pathétiques et tragiques de cet acmé du récit se révèlent particulièrement
efficaces et participent à la visée édifiante de l’œuvre dans le cadre d’une morale chré-
tienne. Mais l’intérêt du passage, pour un lecteur d’aujourd’hui, n’est-il pas dans ce
qui déborde – que l’auteur en ait eu conscience ou non – la thèse de la valeur absolue
de la vertu et qui pose la question de la légitimité du sacrifice de soi et de ses limites ?

Extrait 4
Des paroles de consolation (pages 146-147)
➔➔ Objectif
Repérer les arguments et la structure rhétorique d’un discours consolatoire.

➔➔ Présentation du texte
Après la mort de Virginie, acmé du récit, la tension narrative retombe. C’est désormais
sur le deuil de Paul que se focalise l’attention du narrateur. Sombré dans une « noire
mélancolie », Paul ne se remet pas de la mort de celle qu’il aimait. Préférant désormais
la solitude, il s’éloigne souvent de son habitation pour de longues promenades au cours
desquelles il revient sur les lieux qui lui rappellent Virginie. Le narrateur, sage vieillard,
le suit et se résout à lui parler de sa passion. Il rend alors à Paul un objet que celui-ci
avait donné à Virginie pour qu’elle le garde toujours avec elle lors de son voyage en
Europe et que le vieillard a retrouvé dans la main de Virginie lorsque le corps de celle-ci
vint s’échouer sur le rivage : c’est un petit portrait de Paul. Le voyant, Paul se met à
pleurer et le vieillard tente alors de le consoler par un long discours.
Paul et Virginie est un roman de la parole : les dialogues argumentatifs et narratifs, les
longs discours didactiques caractéristiques de la littérature du xviiie siècle y abondent.
Le passage proposé permet de travailler un topos de l’époque : le discours persuasif du
vieillard incarnant une sagesse raisonnable. Mais l’intérêt du texte est que ce topos
se teinte ici d’une originale couleur religieuse qui va à l’encontre de l’idéologie des
Lumières et qui annonce Chateaubriand et le renouveau catholique.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. La thèse du vieillard est que la mort n’est pas un mal, mais « un bien pour tous les
hommes » (l. 9). Il veut convaincre Paul que le destin de Virginie doit moins être déploré
qu’envié puisqu’elle a trouvé dans la mort le repos éternel par lequel Dieu récompense
la vertu. L’objectif du vieillard est pragmatique : il s’agit de consoler Paul, de guérir sa
mélancolie en lui permettant de surmonter son deuil.
b. Le vieillard ne manifeste pas sa propre émotion face à la mort de la jeune fille. Son
discours est généralisant, tend vers l’abstrait et l’universel et évite le pathos. Il s’agit
en effet pour lui d’exhorter Paul à revenir au raisonnable, à montrer du courage face
à la mort. Il se doit donc d’être exemplaire et de manifester lui-même une résignation
stoïque face au malheur. Il n’est pas dans la compassion, dans la commisération, mais
dans l’incitation à la dignité.

Lecture analytique
Une argumentation bien structurée
1. Le découpage du texte en paragraphes permet de repérer assez aisément les argu-
ments du vieillard :
– premier paragraphe : la mort est l’issue de toute destinée humaine, elle en est l’abou-
tissement nécessaire. Un autre argument, de moindre portée, figure dans la dernière
phrase : mourir avant ceux qu’on aime est un bonheur car il nous évite de la peine ;
– deuxième paragraphe : la mort est un bien pour les hommes et même le bien suprême
car elle console de tous les maux de la vie. Ici-bas, aucun bonheur n’est gratuit : toute
félicité se paie par son revers de douleurs. Virginie, elle, n’a connu sur terre que le
bonheur et celui-ci se continue dans la mort ;
– troisième paragraphe : morte vertueuse, Virginie reçoit de Dieu la plus grande gloire
imaginable, en devenant un exemple pour tous ;
– quatrième paragraphe : la mort de Virginie n’est qu’apparente : son âme vit encore
puisqu’il existe un au-delà où Dieu accueille les hommes.
L’argumentation du vieillard s’élève spirituellement de paragraphe en paragraphe,
elle suit un mouvement ascendant en passant d’un argument purement pragmatique,
constatif (la mort est la fin irrémédiable de la vie), à un argument moral (la mort est le
bien suprême) et, enfin, à un argument religieux (la mort est la récompense divine de
la vertu de Virginie, qui a rejoint le paradis). Le vieillard conduit Paul du bon sens vers
la réflexion éthique, puis vers l’espérance chrétienne.
2. Le discours du vieillard est ponctué de nombreuses pensées et de vérités générales.
Ce sont parfois de véritables sentences, comme, par exemple :
– « La vie de l’homme, avec tous ses projets, s’élève comme une petite tour dont la mort
est le couronnement » (l. 4 à 6) ;
– « La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes ; elle est la nuit de ce jour
inquiet qu’on appelle la vie » (l. 9-10) ;
– « C’est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais les maladies, les
douleurs, les chagrins, les craintes qui agitent les malheureux vivants » (l. 10-12) ;


– « Mon fils, voyez que tout change sur la terre et que rien ne s’y perd » (l. 38-39) ;
– « Il n’y a que la méchanceté des hommes qui leur fasse nier une justice qu’ils
craignent » (l. 45-46).
Ces phrases ne cachent pas leur dimension formulaire : lexique abstrait, emploi d’ar-
ticles définis à valeur générique, emploi de comparaisons ou de métaphores, utilisation
du présent de l’indicatif à valeur gnomique (ou de vérité générale), pluriel à valeur
généralisante, emploi de pronoms indéfinis (« on », « tout », « rien »), tournure imper-
sonnelle (« Il n’y a que ») et antithèse radicale (« tout » vs « rien »).
De tels énoncés visent bien sûr à ramener Paul à la raison par des arguments universel-
lement acceptables, mais ils ont aussi une fonction didactique et argumentative vis-à-
vis du lecteur : il s’agit de convaincre celui-ci de l’interprétation morale et religieuse qui
est donnée de la mort. En outre, ces sentences, de par leur densité, frappent le lecteur
et s’ancrent facilement dans sa mémoire.
3. Outre les arguments rationnels qui visent à convaincre, le vieillard a recours à des
procédés persuasifs qui mettent en œuvre la séduction de la parole pour consoler
Paul. Une première question rhétorique (« Est-ce donc le malheur de Virginie, sa fin,
son état présent, que vous déplorez ? », l. 2-3) permet de surprendre Paul en lui suggé-
rant qu’il est étonnant de pleurer sur un malheur qu’on sait parfaitement logique et
inévitable, qui entre dans l’ordre naturel des choses. Une deuxième question oratoire,
un peu plus loin (« Aucun art humain ne pourra anéantir la plus petite particule de
matière et ce qui fut raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux, aurait péri,
lorsque les éléments dont il était revêtu sont indestructibles ? », l. 39 à 42), est plus
contraignante : elle vise à suggérer l’évidence de la survie de l’âme, en soulignant la
contradiction logique qu’il y aurait à la nier. Elle repose en fait sur une confrontation,
un argument empirique a fortiori (ou, précisément, a minori ad majus : du plus petit
au plus grand) : qui peut le moins peut le plus. Si le corporel, le physique, se conserve
en se transformant (idée déjà exprimée par Anaxagore dans l’Antiquité, mais que les
recherches du chimiste Lavoisier vont confirmer un an après la première publication de
Paul et Virginie), alors l’âme, le spirituel, plus subtils et plus puissants, doivent aussi
survivre. L’accumulation des adjectifs « raisonnable, sensible, aimant, vertueux, reli-
gieux » renforce cet argument en soulignant les qualités infiniment plus nombreuses
dans l’âme que dans le corps. Enfin, la question oratoire qui conclut l’extrait (« Croyez-
vous donc qu’il laisse Virginie sans récompense ? », l. 47-48) implique une réponse
négative présentée comme une évidence (le « donc » souligne cet aspect logique de la
réponse par insistance sur le raisonnement consécutif et joue ici un rôle argumentatif,
illocutoire).
On peut relever d’autres procédés persuasifs, notamment :
– les hyperboles « n’être pas morte plusieurs fois avant la dernière » (l. 8), « elle causait
une désolation universelle » (l. 23), « le souvenir de ses malheurs reçoit à jamais un
tribut de larmes de la postérité » (l. 33-34), « toute la nature l’annonce » (l. 44) : figure
d’exagération, l’hyperbole donne au discours une autorité incontestable, celle d’une
sagesse qui sait embrasser les plus grands mystères de la vie, mais permet parfois aussi
d’établir une connivence avec Paul : la « désolation universelle » que cause la mort de
Virginie est également celle qu’éprouve Paul dans sa profonde mélancolie ;


– les métaphores : celle du « grand théâtre » (l. 32) de la vie où Dieu met la vertu à
l’épreuve, lieu commun de l’époque, suggère la vanité de l’existence d’ici-bas par
rapport à la vraie vie, celle de l’au-delà ;
– les antithèses : « vie » vs « mort », « tout » vs « rien », « malheur » vs « bonheur »,
« vertu » vs « méchanceté », etc. permettent de désigner et de mettre en évidence les
valeurs morales par des contrastes simples et absolus. Elles donnent de la force et de
la vigueur au discours en jouant sur de nettes oppositions.
Une consolation religieuse
4. La mort est parfois évoquée par le vieillard au moyen de périphrases, comme « le
sort réservé à la naissance, à la beauté, et aux empires mêmes » (l. 3-4) et « la nuit de
ce jour […] qu’on appelle la vie » (l. 10) ou par des images, telle que la métaphore in
praesentia « le sommeil de la mort » (l. 10-11) ou « le couronnement [de la tour de la
vie] » (l. 5-6). Elles s’expliquent par le désir de consoler Paul en insistant sur le côté
naturel de la mort et en atténuant sa cruauté par des euphémismes (la mort comme
nuit, comme sommeil).
5. Le vieil homme appelle Paul « mon fils » (l. 9, 29, 38 et 44). Cette expression est celle
qu’emploient les prêtres pour interpeller les hommes laïcs. Elle a donc un double effet :
on peut y entendre une affection toute paternelle du vieillard pour Paul (qu’il a vu
grandir et qu’il aime comme un fils), mais aussi une marque de supériorité du vieillard
dans la sagesse, qui justifie qu’il peut s’adresser à Paul comme à un enfant à qui il tient
un discours religieux : il se positionne en prêtre qui console Paul en l’introduisant aux
mystères de la religion (Dieu qui récompense et sauve Virginie dans la mort, etc.).
6. Dieu est celui qui régit les destins humains : il est le metteur en scène de la vie
humaine (cf. la métaphore du « grand théâtre », l. 32) qui met à l’épreuve et glorifie les
vertueux. Il est aussi le Créateur du monde, dont les œuvres témoignent de l’existence :
« toute la nature l’annonce » (l. 44), « ses ouvrages sont sous vos yeux » (l. 47). Enfin,
il est le Juge suprême, celui du Jugement dernier : « Il n’y a que la méchanceté des
hommes qui leur fasse nier une justice qu’ils craignent » (l. 45-46).
Un texte édifiant
7. Virginie est érigée en héroïne de tragédie par le texte. Frappée par le « malheur » (l. 2)
et le « sort » (l. 3) dans un « moment terrible » (l. 21) – on notera le lexique tragique ici
employé –, elle s’est montrée d’une grande dignité et d’une résolution exemplaire, par
son « courage supérieur au danger » (l. 27), presque surhumain et qui ne peut donc s’ex-
pliquer que par l’aide de Dieu, du « ciel » (l. 27). Le vieillard affirme qu’« [e]lle a présenté
à la mort un visage serein » (l. 28), signe d’héroïsme qui reprend une expression du récit
de la mort de Virginie (cf. l’extrait 3, p. 145 : « levant en haut des yeux sereins », l. 60-61).
Sa récompense est « la gloire » (l. 31).
8. Outre le « courage » le plus grand (l. 27 et 33), Virginie incarne la « vertu » (terme
quatre fois répété : l. 20, 27, 29 et, sous la forme dérivée « vertueux », l. 41) et l’« inno-
cence » (l. 26), qui en est un synonyme. Elle représente aussi la plus grande sincérité
dans les sentiments : le vieillard imagine en effet que la mort de sa mère ou de Paul
l’aurait fait souffrir comme sa propre mort (l. 6 à 8) et fait d’elle un être « sensible,
aimant » (l. 40-41). Enfin, son héroïsme a une cause : sa foi en Dieu. Esprit « religieux »


(l. 41), c’est le « ciel » (l. 27) lui-même qui lui a donné un « visage serein » (l. 28) face à
la mort.
9. Le texte a une visée édifiante, c’est-à-dire que l’argumentation a pour objectif de
porter le destinataire à la vertu et à la piété. Il s’agit d’élévation morale dans une
optique chrétienne. Or, le discours du vieillard, qui veut ramener Paul à un deuil mesuré
et le consoler par l’espérance en Dieu, atteint également le lecteur. Les arguments,
progressant du constatif au spirituel, semblent amener logiquement le lecteur à
adhérer à la foi en Dieu. Les énoncés gnomiques, les questions oratoires donnent aux
propos du vieillard une portée universelle, qui peut convaincre et persuader le lecteur
tout autant que Paul. Le thème de la mort, qui concerne tous les hommes, comme le
souligne d’ailleurs le premier paragraphe, va au-delà de la mort singulière et fictive
de Virginie. Mais celle-ci, dit le texte, a valeur d’« exemple » (l. 33) et doit donc inciter
le lecteur à comprendre le lien entre la pratique de la vertu et le salut dans l’au-delà.

Vers le bac
L’oral
Nous indiquons ci-dessous les idées directrices qui pourraient guider une réponse à cette
question durant l’entretien.
– Le texte prend à rebours les idées majeures des Lumières. La figure du sage vieillard,
représentée ici par le narrateur, est certes un motif récurrent des apologues de
l’époque, comme le vieillard tahitien du Supplément au voyage de Bougainville de
Diderot, par exemple. Mais chez Bernardin de Saint-Pierre, c’est une sagesse chrétienne
qu’il défend : l’argumentation y est au service d’un plaidoyer pour la vertu et la piété. Il
s’agit d’incarner en Virginie un sens de la vertu qui va jusqu’au sacrifice, sûr de sa vérité
et de sa fidélité au dessein de Dieu.
– La mort elle-même n’est abordée que dans la perspective d’une eschatologie chré-
tienne : la vertu de Virginie est récompensée par Dieu et la mort n’apparaît paradoxa-
lement plus alors, même si elle conserve une terrible et affligeante réalité, comme un
malheur complet, mais comme un bien.
– Plus largement, le récit de Paul et Virginie est empreint d’un rousseauisme marqué,
qui dénonce les vices de la société et propose un modèle de bonheur naturel repo-
sant sur la bonté originelle de l’homme. Le début de l’histoire de Paul et de Virginie,
ce bonheur innocent vécu dans un cadre insulaire et exotique à la limite de l’utopie,
illustre assez bien les thèses de Rousseau (qu’on peut comparer à la vie en commu-
nauté à Clarens dans Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau, 1761). L’éducation des
deux enfants, libre des contraintes scolaires et favorisant l’épanouissement des vertus
morales spontanées, s’inspire nettement de la réflexion pédagogique d’Émile ou De
l’éducation (1762). Or, le rousseauisme va, dans ce domaine, à l’encontre des idées
des Lumières, à savoir que le développement des connaissances et de l’instruction
est le moyen d’amener le règne de la raison et de faire progresser l’humanité vers la
conscience critique qui, seule, peut garantir la justice et le bonheur.
– Pourtant il est un point au moins sur lequel Bernardin de Saint-Pierre reste un homme
des Lumières : c’est sa confiance dans la force argumentative de la parole. Rempli de
dialogues et de discours didactiques et persuasifs, comme celui où le vieillard console


Paul de la mort de Virginie, le récit montre que son auteur croit fermement que la
parole est le meilleur outil pour faire progresser moralement le lecteur et le guider
vers la vérité et le bien (même s’il ne s’agit pas de la même vérité et du même bien que
ceux des philosophes).

Texte complémentaire
La consolation d’Atala (pages 147-148)
François René de Chateaubriand, Atala (1801)

➔➔ Objectif
Comparer une autre argumentation consolatoire à celle de l’extrait 4.

➔➔ Présentation du texte
Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert (1801) est un récit fortement
influencé par Paul et Virginie. On se rappelle le contexte de l’épisode de la mort de
l’héroïne : l’Indien Chactas est prêt à se convertir au christianisme afin d’épouser Atala.
Mais celle-ci a pris un poison pour ne pas trahir une promesse faite à sa mère : ne pas
se marier et se consacrer à la Vierge. Ne pouvant la guérir, le père Aubry, chez qui le
couple s’est réfugié après un orage, tente alors de la consoler.
L’argumentation sur la mort présente de nombreux points communs avec celle du
vieillard devant Paul, bien qu’ici la consolation ne s’adresse pas a posteriori à l’en-
deuillé, mais à celle qui va mourir. C’est donc une consolation non pas compassion-
nelle mais exhortative qui vise à relever le courage de la jeune femme condamnée.
Cependant, la thèse est comparable : il s’agit de reconsidérer la mort comme un mal
nécessaire, compensée par un plus grand bien et donc d’en faire apparaître le côté
positif.
L’étude comparée des deux argumentations permettra la mise au jour des procédés
visant à convaincre de la positivité de la mort.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le père Aubry s’adresse à Atala par les termes « enfant » et « fille », ce dernier étant
habituel entre un ecclésiastique et une laïque, marquant l’idée d’un lien spirituel
semblable à celui d’un père qui guide sa fille vers la vérité. Mais il y ajoute souvent
l’adjectif « chère », qui souligne un lien plus affectif entre les deux personnages : « ma
chère enfant » (l. 2), « Ma fille » (l. 10), « ma chère fille » (l. 17, 24-25 et 32). Leur emploi
est fréquent : il permet au père Aubry, d’une part, de rappeler constamment l’attention
d’une Atala agonisante et faible à ses paroles et, d’autre part, de rassurer sans cesse la
jeune fille sur l’affection qu’on lui porte en ce moment difficile.
Le père Aubry utilise un raisonnement par l’absurde dans le troisième paragraphe :
« Si un homme revenait à la lumière, quelques années après sa mort, je doute qu’il
fût revu avec joie, par ceux-là même qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire :
tant on forme vite d’autres liaisons, tant on prend facilement d’autres habitudes, tant
l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose même dans le
cœur de nos amis ! » (l. 25 à 31). L’absurde consiste ici dans l’irrationalité de l’hypothèse


(la résurrection tardive d’un homme), met en évidence l’oubli dans lequel tombent les
morts et « l’inconstance » qui relie les vivants à leurs amis défunts. L’argument met
donc implicitement en valeur, a contrario, la fidélité de l’amour divin, plus constant
que les amitiés humaines.
2. Les arguments du père Aubry sont :
– premier paragraphe : le monde d’ici-bas n’est que souffrance, on ne perd donc rien
en le quittant ;
– deuxième paragraphe : l’amour humain est transitoire, fragile, il ne faut donc pas le
regretter ;
– troisième paragraphe : argument 1 : la mort est le destin de toutes les vies humaines,
peu importe donc le moment où l’on meurt ; argument 2 : rien ne sauve de la mort, pas
même l’amour humain, si inconstant.
On pourra remarquer que l’argumentation est étayée par des procédés persuasifs tels
que :
– les questions rhétoriques : « que penseriez-vous donc, si vous eussiez été témoin des
maux de la société, si en abordant sur les rivages de l’Europe votre oreille eût été
frappée de ce long cri de douleur, qui s’élève sur cette vieille terre ? » (l. 4 à 6) ;
– les hyperboles : « Vous calculeriez plutôt le nombre des vagues que la mer roule dans
une tempête » (l. 12-13) ;
– les citations bibliques : « vous endormir dans le Seigneur » (l. 1-2, image utilisée
comme euphémisme rassurant), « ô vanité des vanités » (l. 23), « cette vallée de misère »
(l. 33).
3. L’argumentation du père Aubry peut paraître peu efficace au vu de la situation
d’Atala. Comme l’argumentation du vieillard à Paul, qui n’empêchera pas ce dernier
de mourir de chagrin (extrait 4), elle développe des arguments moraux et spirituels
généraux, voire abstraits, qu’Atala, sans doute entièrement absorbée par sa douleur
physique, paraît vraisemblablement peu en mesure d’entendre. Il fait même une allu-
sion à la Révolution française, un peu incongrue dans ce discours à une jeune fille qui
n’est jamais allée en France. En outre, il peut sembler bien maladroit, de la part du
prêtre, de prendre à rebours les sentiments d’Atala : minimiser l’amour qui l’unit à
Chactas et envisager l’éventuelle infidélité future de celui-ci est sans doute mal venu
alors que cet amour n’a pu qu’à peine commencer. On voit donc que le texte vise
moins la vraisemblance que l’édification morale et religieuse du lecteur par cette mort
exemplaire de vertu et de foi chrétienne dont Aubry interprète en fait ici, par avance,
la portée symbolique.
On pourra, si on le souhaite, rappeler aux élèves que Chateaubriand écrit Atala dans
une visée apologétique liée au projet du Génie du christianisme (1802).


Séquence 2
Trois réflexions sur la société des hommes, aux xviiie et xixe siècles
Corpus de textes A

L’homme, un être social :


l’utopie à l’époque des Lumières
B i b l i o g r a p h i e
Sur le genre de l’utopie
– Jean Servier, Histoire de l’utopie, 1967, Éd. Gallimard, coll. « Folio essais », 1991.
– Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie (1978), Payot, 2001.
– Frédéric Rouvillois, L’Utopie, GF Corpus, Flammarion, 1999.
Sur les auteurs et les œuvres du corpus
– Jean Starobinski, Montesquieu par lui-même, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours »,
1971.
– Jean Goldzink, Charles-Louis de Montesquieu. Lettres persanes, PUF, , coll. « Études
littéraires »1989.
– David Galand, Lettres persanes de Montesquieu, Bréal, coll. « Connaissance d’une
œuvre », 2003.
– Jean Jordy, L’Île des esclaves, Marivaux, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture »,
1994.
– Pierre Chartier, Candide ou l’Optimisme de Voltaire, Éd. Gallimard, coll. « Foliot-
hèque », 1994.
– Jean Starobinski, « Sur le style philosophique de Candide », Comparative Literature,
vol. Xxviii, 1976, pp. 193-200.

S i t o g r a p h i e
– Le site de la BnF propose une exposition virtuelle sur l’utopie qui mérite d’être consul-
tée : http ://expositions.bnf.fr/utopie/index.htm

Texte 1
Une utopie des Lumières (pages 152-153)
Montesquieu, Lettres persanes (1721)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Repérer les caractéristiques du discours utopique et sa portée dans le projet politique
des Lumières.

➔➔ Présentation du texte
À une question de son ami Mirza qui lui demande si les hommes sont heureux « par les
plaisirs et les satisfactions des sens ou par la pratique de la vertu », Usbek répond par


une sorte de conte oriental, un apologue qui s’étend sur quatre lettres (lettres XI à XIV).
Cruels, égoïstes, les Troglodytes, ancien peuple légendaire d’Arabie, massacrent leur roi,
un despote éclairé, puis les magistrats qu’ils ont élus pour le remplacer et finissent par
sombrer dans une complète anarchie, où les vols, les viols, les meurtres et les famines
se succèdent. Certains s’entretuent, d’autres meurent d’une épidémie dont un médecin,
envers qui ils ont fait preuve d’ingratitude, ne veut pas les guérir. Ce récit constitue la
lettre XI. Nous avons choisi d’étudier la lettre XII. Seules deux familles du peuple des
Troglodytes survivent. Généreuses et justes, elles inaugurent un âge d’or. Le texte est
l’occasion d’étudier les thèmes et les lieux communs de l’utopie littéraire, qui sont mis
par Montesquieu au service des idées politiques et religieuses des Lumières naissantes.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
La forme épistolaire est marquée par l’usage d’une formule d’appel, au début du
texte (« mon cher Mirza », l. 1) et de l’énonciation de discours (au sens de Benveniste)
avec l’emploi de la deuxième personne du singulier pour désigner le destinataire (« Tu
as vu », l. 1). En outre, le lieu et la date d’expédition qui figurent en bas à droite du corps
du texte rappellent la présentation et la mise en page traditionnelles d’une correspon-
dance : « D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711 ». L’usage du calendrier persan
rappelle l’origine orientale des personnages épistoliers du roman.

Lecture analytique
Un récit utopique
1. L’histoire des Troglodytes ne se situe pas du tout dans un cadre réaliste. L’emploi de
l’imparfait de l’indicatif, dont l’aspect sécant ne délimite pas le procès du verbe par des
bornes précises, rejette, dans les deux premiers paragraphes, les événements dans un
passé flou, mal déterminé. La première personne de l’épistolier s’absente du récit, lais-
sant place, dès la ligne 24, à une narration à la troisième personne et au passé simple
qui se rapproche du conte ou de la légende. L’absence de personnages individualisés
procède de l’apologue, de même que les sentences (cf. la cascade d’énoncés gnomiques
des lignes 18 à 23 : « ils leur faisaient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se
trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ;
que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder
comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous »,
où l’on identifiera le présent de vérité générale, les termes abstraits, le « nous » à valeur
générale ou encore l’adverbe « toujours »).
2. La formule « Il y avait dans ce pays » (l. 4), qui introduit le portrait des deux hommes,
évoque l’ouverture des contes merveilleux. Le récit d’Usbek se présente bien comme
une affabulation à but didactique, comme un apologue.
3. Les deux hommes à l’origine du bonheur des Troglodytes sont d’abord présentés dans
une phrase habilement construite : « Il y avait dans ce pays deux hommes bien singu-
liers : ils avaient de l’humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu » (l. 4 à
6). En effet, leurs qualités sont déclinées en trois propositions indépendantes : la para-


taxe met sur le même plan ces trois qualités. Le parallélisme de construction (« ils » +
verbe + nom abstrait mélioratif) crée un effet d’insistance élogieux. Le rythme ternaire,
en outre, suggère un équilibre harmonieux de ces qualités. Mais l’épithète « singu-
liers », précédant ces termes valorisés, crée un effet de surprise lié à un paradoxe : dans
un peuple méchant, l’humanité, la justice et la vertu paraissent étranges, incongrues.
La suite de leur portrait accumule les indices de leur bonté naturelle : « droiture » (l. 6),
« pitié » (l. 8), « sollicitude » (l. 9), « douce et tendre amitié » (l. 10-11), « vertueuses »
(l. 14) déclinent le triple paradigme de la première phrase de leur évocation. L’expression
« la droiture de leur cœur » (l. 6) forme une antithèse avec « la corruption de celui des
autres » (l. 7), qui redouble la distance morale entre les mauvais Troglodytes et ces
hommes justes.
La métonymie placée à la fin du premier paragraphe, « ces vertueuses mains » (l. 14),
suggère que la bonté et la vertu de ces hommes sont tournées vers l’activité, le travail
et qu’elles ne restent pas infructueuses.
4. La nature, dans cet « endroit du pays le plus écarté » (l. 11-12), éloigné des
Troglodytes indignes et donc préservé, doit être luxuriante. La terre se montre, sous
le travail respectueux et volontaire des deux hommes, étonnamment fertile : « La
terre semblait produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains » (l. 13-14).
Les troupeaux paissent dans « les prairies » (l. 43) et la nourriture ne manque pas
pour les familles puisque « [la] Nature ne fourni[t] pas moins à leurs désirs qu’à leurs
besoins » (l. 53 ; nous soulignons). C’est que le pays est une véritable utopie, avec ses
lieux communs, voire ses clichés : protégé à l’écart, le peuple se compose de couples
amoureux (« heureux mariages », l. 26 ; « la tendresse de leurs femmes », l. 38-39) et
féconds (« des enfants », l. 25 ; « la multitude », l. 28), qui vivent simplement, avec une
nourriture saine et « frugal[e] » (l. 45). Ignorant la haine, l’envie, la cupidité, le peuple
vit « comme une seule famille » (l. 56) et partage tout en communauté (cf. l. 57-58 : les
troupeaux ne sont pas séparés). On voit là un écho manifeste au peuple de la Bétique
décrit par Fénelon dans les Aventures de Télémaque (1699) et aux poncifs de la poésie
bucolique depuis Virgile.
5. De nombreuses expressions laudatives participent de l’éloge de ce peuple. On peut
relever : « la vertu […] fut fortifiée […] par un plus grand nombre d’exemples » (l. 27 à
29), « Un peuple si juste » (l. 30-31 ; on remarquera l’emploi de l’adverbe intensif comme
marque du haut degré), « des heureux Troglodytes » (l. 36), « la vertu renaissante avec
un nouveau peuple » (l. 46).
Une société modèle
6. Les fondements du bonheur sont explicitement nommés dès le premier paragraphe :
la vertu, la justice et l’humanité (la capacité à compatir). Mais les paragraphes suivants
précisent encore ces fondements : l’amour conjugal et filial, la connivence entre intérêt
particulier et intérêt général, la piété naturelle et qui rend grâce, le travail fructueux,
l’absence du vice, la possession communautaire.
7. La vie des Troglodytes est rythmée par le travail agricole (c’est un peuple de pasteurs
et d’agriculteurs), les actions de grâce et les prières votives (seuls rites religieux), les
repas en commun. Le modèle économique proposé par Usbek est une économie rurale


communiste et fraternelle, fondée sur une collectivité patriarcale et paysanne. Il n’y
a pas vraiment de propriété privée et pas de quête du profit. C’est aussi un modèle
autarcique et sans échange monétaire : le peuple produit ce qu’il lui faut pour vivre,
sans plus.
8. Le modèle politique qui sous-tend tout ce passage est bien celui de la république.
Après avoir traversé les modèles monarchique, oligarchique et anarchique, les
Troglodytes esquissent ici un modèle républicain ; la coïncidence entre l’intérêt parti-
culier et l’intérêt général, mise en valeur et perpétuée par l’éducation (deuxième
et troisième paragraphes), l’égalité des individus dans une organisation familiale et
communautaire, la vertu morale et le sens de la justice qui soutiennent la vertu poli-
tique et font éviter la guerre, tout cela dessine un idéal politique que Montesquieu
développera et théorisera dans De l’esprit des lois (1758) et qui n’est pas sans lien non
plus avec les idées politiques de Rousseau.
La morale et la religion naturelle
9. L’éducation morale de l’individu repose sur l’exemple paternel : les « pères vertueux »
ont « des enfants qui leur ressemblent » (l. 24-25) et la croissance démographique, en ce
cas, n’affaiblit pas la vertu mais la répand, la diffuse davantage puisqu’il y a alors « un
plus grand nombre d’exemples » (l. 28-29). En outre, à la valeur de l’exemple s’ajoute
l’effet du contre-exemple : les pères montrent à leurs enfants l’« exemple si triste » (l. 18)
des Troglodytes indignes et malheureux, par où l’on voit qu’à la méchanceté répond
nécessairement le malheur.
10. Le sentiment religieux naît naturellement du bonheur : le Troglodyte heureux se
sent favorisé ou « chéri des Dieux » (l. 31) et leur rend grâce des bienfaits que la Nature,
œuvre des Dieux, leur fournit. Leurs rites se limitent donc à l’action de grâce (« Ils célé-
braient les grandeurs des Dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les
implorent », l. 47-48) et aux prières votives (« pour demander les faveurs des Dieux »,
l. 34) au temple. Mais ils ont une crainte des Dieux : « il apprit à les craindre » (l. 32),
« leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas » (l. 48-49). Le sentiment du sacré
implique une crainte qui inspire le respect et maintient la vertu. Elle garantit la morale
et la transcende en lui donnant un fondement autre que le simple intérêt utilitaire. La
religion favorise également les unions et les sacralise par le rituel du mariage.
11. C’est une religion naturelle, qui reflète la pensée des Lumières : le sentiment reli-
gieux apparaît grâce au lien harmonieux de l’homme avec une nature féconde. Il n’y
a aucune Révélation : aucun dieu n’a fait de pacte avec l’homme, il n’a donné aucun
commandement, il n’y a ni livre sacré ni rite présidé par une institution garante de la
parole divine. Polythéiste, le culte des Troglodytes reflète simplement le sentiment
d’une Providence et d’un esprit à l’origine du monde.
Mais par-delà cette question de la religion naturelle, c’est tout le texte qui porte les
valeurs des Lumières : morale utilitariste et altruiste, valeurs de la justice et de la civi-
lisation, promotion de l’éducation, liaison entre vertu et politique, etc. On remarque
d’ailleurs que le récit d’Usbek prend le contrepied du mythe antique de l’âge d’or : ici,
le bonheur et l’âge d’Or, ne se dégradent pas par l’effet de la civilisation, mais jaillissent
après un état de barbarie et d’anarchie.


complément
Une utopie classique
Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699)

➔➔ Intérêt du texte
Nous proposons ci-dessous un texte supplémentaire qui précède de peu, chronologi-
quement, l’écriture des Lettres persanes, mais qui permettra aux élèves, d’une part,
d’asseoir leurs connaissances sur les caractéristiques de l’utopie et, d’autre part, de
mesurer le déplacement de ses enjeux entre la période classique et celle des Lumières :
chez Fénelon, la critique sociale est fort mesurée et très indirecte et elle entre dans un
projet pédagogique d’élévation morale, tandis que chez Montesquieu se font déjà jour
les prémisses d’une pensée politique et d’une religion naturelle novatrices.

Archevêque de Cambrai, Fénelon (1651-1715) publie en 1699 ce roman


qu’il avait écrit afin d’instruire le jeune duc de Bourgogne, petit-fils de
Louis XIV, dont il avait été nommé précepteur en 1689. Les Aventures de
Télémaque s’inscrivent en marge de l’Odyssée d’Homère, en comblant un
silence du récit antique : Fénelon imagine les voyages du fils d’Ulysse, Télé-
maque, parti à la recherche de son père – voyages que l’Odyssée ne racontait
pas. L’œuvre de Fénelon est d’abord didactique : elle vise à enseigner au duc
la morale, la politique et l’Histoire. Au livre VII, Télémaque écoute Adoam
lui raconter son voyage en Bétique, pays lointain, fertile, au doux climat et
protégé par les montagnes d’un côté et la mer de l’autre. Bien que la Bétique
soit une évocation de l’Andalousie actuelle, Fénelon développe surtout sa
vision d’une société idéale.
« Quand on leur parle des peuples qui ont l’art de faire des bâtiments
superbes, des meubles d’Or, et d’argent, des étoffes ornées de broderies et de
pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments
dont l’harmonie charme, ils répondent en ces termes : « Ces peuples sont bien
malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie1 à se corrompre
eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent.
Ils tentent ceux qui en sont privés de vouloir l’acquérir2 par l’injustice et
par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu’à rendre les
hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes
que nous ? Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entr’eux ? Mènent-ils
une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être
jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités
par l’ambition, par la crainte, par l’avarice, incapables des plaisirs purs et
simples puisqu’ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font
dépendre tout leur bonheur. » C’est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces
hommes sages, qui n’ont appris la sagesse qu’en étudiant la simple nature.
Ils ont horreur de notre politesse et il faut avouer que la leur est grande
dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres.


Chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le père
de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui
fait une mauvaise action. Mais, avant que de le punir, il prend les avis du
reste de la famille. Ces punitions n’arrivent presque jamais ; car l’innocence
des mœurs, la bonne foi, l’obéissance et l’horreur du vice habitent dans cette
heureuse terre. Il semble qu’Astrée, qu’on dit qui s’est retirée3 dans le ciel, est
encore ici-bas cachée parmi ces hommes4. Il ne faut point de juges parmi eux
car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs. Les fruits
des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si
abondantes, que des peuples si sobres et si modérés n’ont pas besoin de les
partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes
d’un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pâturages
de l’endroit où elle s’était mise. Ainsi, ils n’ont point d’intérêts à soutenir les
uns contre les autres et ils s’aiment tous d’une amour5 fraternelle que rien ne
trouble. C’est le retranchement6 des vaines richesses et des plaisirs trompeurs
qui leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et
tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction que celle qui vient de
l’expérience des sages vieillards ou de la sagesse extraordinaire de quelques
jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés7 en vertu. La fraude, la
violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix
cruelle et empestée dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang humain n’a
rougi cette terre. À peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle
à ces peuples de batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversements
d’États qu’on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s’étonner :
« Quoi ! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner
encore les uns aux autres une mort précipitée ? La vie est si courte ! Et il
semble qu’elle leur paraisse trop longue ! Sont-ils sur la terre pour se déchirer
les uns les autres et pour se rendre mutuellement malheureux ? »
Fénelon, Les Aventures de Télémaque, livre VII, 1699.
1. Industrie : habileté, ingéniosité. – 2. Ils donnent à ceux qui en sont privés la tenta-
tion de l’acquérir. – 3. « Qu’on dit qui s’est retirée » : construction grammaticale
fréquente au xviie siècle, appelée « relatives imbriquées » ; nous dirions aujourd’hui :
« dont on dit qu’elle s’est retirée ». – 4. Selon Ovide (Métamorphoses, I, v. 149-150),
Astrée, déesse de la justice, régnait sur la terre à l’âge d’or, mais se retira dans le ciel
à l’âge de fer. – 5. Au xviie siècle, le nom « amour » au singulier est indifféremment
masculin ou féminin. – 6. Retranchement : suppression. – 7. Consommés : accomplis,
parvenus à un haut degré de perfection.

➔➔ Questions
1. Sur quels thèmes Fénelon invite-t-il ici son élève et, au-delà, tout lecteur, à réfléchir ?
2. Qui parle ici et à qui ? En quoi cette situation d’énonciation influence-t-elle le sens et
la compréhension de ce texte ?
3. Quels aspects de la Bétique (nature, qualités morales et physiques des habitants,
organisation sociale) peuvent faire de ce pays une utopie, un idéal ?


4. Quelle attitude les habitants de la Bétique adoptent-ils face aux autres peuples ?
Justifiez votre réponse. Montrez que leurs réactions face aux informations qu’on leur
donne sur les autres peuples dessinent une critique indirecte de la société française du
xviie siècle.
5. Quels éléments soulignent le caractère fictif de cette description ? Repérez en parti-
culier les images bibliques et les allusions mythologiques qui déréalisent la Bétique.

➔➔ Réponses aux questions


1. Deux thèmes principaux se dégagent de la lecture du texte : la distinction entre le
nécessaire et le superflu (ou l’utile et le luxe) et la justice. Le lecteur, qu’il s’agisse du
destinataire explicite, le Dauphin ou d’un autre, est donc invité à s’interroger sur les
conditions matérielles et morales du bonheur. Cela lui permet de mettre en question
quelques-uns des bienfaits de la civilisation.
2. La situation d’énonciation est révélatrice : Adoam s’adresse ici au jeune Télémaque
et l’instruit par sa description de la Bétique. L’échange est donc de nature didactique. Il
reproduit, par une sorte de mise en abyme, la relation de l’auteur qui, par la fiction de
son ouvrage, enseigne au Dauphin les principes qui doivent guider la politique des rois.
3. La Bétique est bien une utopie. La nature y semble féconde et prodigue : elle donne
« fruits » et « légumes » en abondance et offre des pâturages où les troupeaux qui four-
nissent du lait et de la viande peuvent prospérer. Les habitants jouissent d’une santé et
d’une espérance de vie satisfaisantes. La communauté des terres (ils ne les « partagent »
pas en parcelles privées) et des biens supprime en eux les sentiments d’envie et de
jalousie. Les familles sont patriarcales, mais le père sollicite l’avis de toute la famille
pour punir ses enfants, ce qui garantit la justice.
La société, fondée à partir de la cellule familiale, possède une grande cohésion (elle est
unie) et offre une grande liberté. Enfin, la culture, les progrès de la civilisation n’y ont
pas atteint le stade du superflu : matériellement, comme dans les relations sociales, la
simplicité est de règle.
4. Les habitants de la Bétique, heureux de leur situation, ne se montrent guère envieux
des autres peuples. Ils éprouvent trois sentiments différents, d’après ce que déclare
Adoam : la pitié, d’abord, quand ils plaignent les peuples qui ne se contentent pas
des choses simples et plongent ainsi dans les affres de l’envie ; l’étonnement, ensuite
puisque la succession de questions rhétoriques qui scandent leurs paroles manifeste
leur surprise devant l’irrationalité, voire la folie des autres hommes ; enfin, l’indignation
(cf. la modalité exclamative à la fin du texte) quand ils découvrent la violence et les
luttes qui divisent les peuples. Les paroles des habitants de la Bétique dessinent donc
en creux une critique de la société française du xviie siècle : les fastes et le luxe, la vie
mondaine et sa politesse excessive, ainsi que la volonté belliqueuse d’expansion du
royaume sont bien des traits saillants du règne de Louis XIV.
5. Le caractère fictif de la Bétique apparaît, en premier lieu, dans l’éloignement énoncia-
tif surdéterminé : les paroles des habitants de la Bétique sont insérées dans le discours
d’Adoam, qui s’adresse lui-même à Télémaque, dont les aventures sont racontées
par le narrateur. L’emboîtement des niveaux énonciatifs rejette la Bétique au bout de
toute une chaîne de discours fictifs. En outre, les hyperboles déréalisent amplement la


description du pays idéal : on relève, par exemple, l’emploi récurrent de l’intensif « si »
(« des richesses si abondantes », « des peuples si sobres et si modérés »), la généralisa-
tion (« Ils s’aiment tous d’une amour fraternelle ») et le déplacement emphatique de
l’adverbe « jamais » en tête de phrase (« Jamais le sang humain n’a rougi cette terre »).
On remarque également l’emploi de l’énumération à valeur hyperbolique : « La fraude,
la violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle
et empestée dans ce pays chéri des dieux ». Enfin, les allusions bibliques (image paradi-
siaque de la nature, connotations de l’agneau) ou mythologiques (Astrée) renvoient la
Bétique au monde de l’imaginaire de la perfection et de la pureté originelle.

Texte 2
L’utopie et la question du pouvoir (pages 154-156)
Marivaux, L’Île des esclaves (1725)

➔➔ Objectif
Étudier comment une scène d’exposition inversant un rapport de force traditionnel
(maître/valet) se prête à la mise en question de la légitimité du pouvoir dans la société.

➔➔ Présentation du texte
Pièce de Marivaux inspirée de la tradition de la commedia dell’arte, représentée pour
la première fois en 1725, L’Île des esclaves n’est pas une comédie de mœurs ou de
caractère comme chez Molière, mais une comédie sociale, visant à introduire auprès
du public de nouvelles idées morales, sociales et politiques, à l’aube des Lumières. La
célèbre scène d’exposition permet, en découvrant une utopie théâtrale rapidement mise
en place, d’étudier comment le rapport maître/valet, traditionnel dans la comédie, se
renouvelle avec l’émergence d’un nouveau mouvement de pensée.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’exposition doit non seulement renseigner le spectateur sur l’intrigue, son cadre et
les personnages, mais aussi lui permettre d’identifier le genre de la pièce pour qu’il en
comprenne les intérêts (ici, pour la comédie sociale, les enjeux sociaux et politiques qui
se cachent derrière les actions plaisantes, voire comiques des personnages). C’est bien
le cas dans le texte : nous apprenons (par le décor et les paroles d’Iphicrate) que le lieu
est l’île des esclaves, en Grèce (cf. l. 25) et que nous sommes probablement dans l’Anti-
quité (connotations historiques du terme « esclave » et du nom d’Athènes). L’intrigue se
découvre au fur et à mesure de la scène : le naufrage est l’occasion d’une émancipation
d’Arlequin. Iphicrate et Arlequin, en tant que maître et esclave, imposent d’emblée, par
leur statut et leur relation hiérarchique, une problématique sociale.
b. Une ouverture in medias res (littéralement, « au milieu de la chose ») est un début
de pièce ou de récit qui présente une action déjà en cours, dont certains événements
ont déjà eu lieu : ici, les personnages sont déjà échoués sur l’île après le naufrage de
leur bateau.


Lecture analytique
Une exposition dynamique
1. On peut préciser les éléments donnés à la réponse de la question de préparation 
a. Le cadre spatio-temporel est significatif :
– une île, lieu à l’écart de tout, donc possiblement dangereux pour les deux naufragés,
mais le décor, annonce déjà – sans que ceux-ci semblent s’en apercevoir – la présence
d’une société (maisons au loin) ;
– le monde de la Grèce, à l’évidence antique, modèle de la démocratie bien connu dans
la culture classique (xvii-xviiie siècle).
C’est un cadre de type utopique : une île imaginaire, située dans un double éloignement
de la fiction par rapport au spectateur/lecteur. Cela permet de proposer une distorsion
des relations sociales réelles, comme une hypothèse dont il s’agit de voir les consé-
quences possibles, tout en contournant la censure (comme l’éloignement de l’étranger
dans les Lettres persanes de Montesquieu, en 1721 ou de l’animal dans les Fables de La
Fontaine au xviie siècle).
2. Iphicrate nous informe de ce qui s’est passé avant le lever du rideau : « Nous sommes
seuls échappés du naufrage ; tous nos camarades ont péri » (l. 7-8) ; « quand notre vais-
seau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter
dans la chaloupe » (l. 11 à 13).
Ce type d’amorce, in medias res, donne un aspect très dynamique à l’exposition puisque
le lecteur/spectateur se trouve immédiatement plongé dans l’action.
3. L’onomastique des personnages indique implicitement leur rang social : « Iphicrate »
(pour le lecteur seulement car son nom n’est pas prononcé par Arlequin) renvoie, par
son origine grecque, à l’aristocratie, alors que le nom « Arlequin » (qu’Iphicrate prononce
dès sa première réplique) évoque spontanément la tradition du théâtre comique italien
où ce nom est celui d’un valet. Les deux premières didascalies : « tristement » et « avoir
soupiré », montrent Iphicrate sous l’angle du désespoir et de la plainte, alors que la troi-
sième, « avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture », suggère au contraire que l’esclave
est un bon vivant, un gai luron qui aime s’amuser. Une opposition entre le pessimisme du
maître et l’optimisme de l’esclave naît ainsi. Les dialogues confirment ces traits de carac-
tère : Arlequin parle de son eau-de-vie, considère que l’essentiel est d’être en vie : « Eh !
encore vit-on » (l. 34), tandis qu’Iphicrate demande : « Arlequin, cela ne suffit-il pas pour
me plaindre ? » (l. 37-38). Cela se ressent sur leurs réactions différentes face à la situation
nouvelle : Iphicrate se plaint puis cherche un moyen de s’échapper de l’île (« ne négligeons
rien pour nous tirer d’ici », l. 21-22) alors qu’Arlequin se montre à la fois résigné, fataliste
(« Nous deviendrons […] morts de faim », l. 5-6) et empressé de profiter au maximum des
derniers instants. En tant qu’ivrogne, il se réjouit de l’occasion qu’il lui est donnée de se
saouler et se montre peu partageur : « j’en boirai les deux tiers, comme de raison et puis
je vous donnerai le reste » (l. 19-20). Il ne tarde pas, cependant, à comprendre avec délice
les avantages qu’il va tirer de ce naufrage sur l’île des Esclaves.
Un nouveau rapport de force
4. Iphicrate annonce maladroitement et innocemment lui-même à Arlequin que l’île
des Esclaves est habitée par des esclaves révoltés dont il croit savoir qu’ils tuent ou


asservissent les maîtres. Il donne ainsi à Arlequin l’occasion de comprendre l’avantage
qu’il possède désormais sur son maître. Le comique naît de la naïveté d’Iphicrate.
5. Le rapport de force s’inverse progressivement : sans qu’Arlequin ne devienne le
maître pour l’instant, il peut au moins s’affranchir peu à peu d’Iphicrate. La scène est
tout entière construite sur l’évolution et le renversement du rapport de force : décou-
verte progressive de la situation par Arlequin, informé par son maître (du début à « Eh !
encore vit-on. », l. 34), puis insolence verbale (de « Ah ! Je vous plains de tout mon cœur,
cela est juste », l. 40, jusqu’à « mauvais jargon que je n’entends plus », l. 82-83), enfin,
tirade par laquelle Arlequin se révolte et s’affranchit (de « Je l’ai été », l. 85, jusqu’à la
fin : « je ne t’obéis plus, prends-y garde »).
6. Multiples sont les manifestations verbales de l’insolence d’Arlequin : sifflement, chan-
sons, rires… L’esclave va jusqu’à des insultes (« Badin », l. 63) et des affirmations d’indif-
férence (« je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m’empêcher d’en rire », l. 50-51 ;
« je m’en goberge », l. 77 ; « chacun a ses affaires », l. 79-80). En déclarant « le gourdin est
dans la chaloupe » (l. 72), Arlequin fait remarquer à Iphicrate qu’il ne possède plus son
arme, c’est-à-dire le symbole de sa supériorité par la force. L’esclave ne craint plus son
maître ; dès lors, il peut se montrer moqueur, voire ironique envers celui-ci : il retourne
en antiphrases les paroles d’Iphicrate : « mon cher Arlequin » (l. 68-69) → « Mon cher
patron » (l. 70) ; « je t’aime » (l. 73) → « votre amitié » (l. 74). C’est aussi la fonction des
simples reprises des paroles du maître, qu’Arlequin répète comme un perroquet pour
en montrer l’aspect inhabituel : « Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et
poli » (l. 57).
La tension entre les personnages ne cesse de croître dans le dialogue.
7. Le ton monte dans la fin de la scène et le dialogue tourne à l’affrontement. Iphicrate
se maîtrise d’abord (« retenant sa colère », l. 68) puis éclate : « Esclave insolent ! » (l. 81).
Mais Arlequin ne le craint plus et peut manifester sa révolte en tutoyant soudainement
son maître dans sa tirade finale, alors qu’il le vouvoyait jusque-là : « je le confesse à ta
honte ; mais va, je te le pardonne » (l. 85-86 ; nous soulignons).
Une réflexion morale et sociale
8. La tirade d’Arlequin laisse apparaître une construction argumentative solide et
habile :
– accusation morale (« ta honte ») et affirmation de grandeur, de magnanimité (« je te
le pardonne ») ;
– explication de la situation de l’esclavage selon un rapport de force contingent, dépen-
dant des circonstances et non selon une légitimité (« Dans le pays d’Athènes […] parce
que tu étais le plus fort », l. 86 à 88) ;
– annonce d’une mise à l’épreuve qui va obliger Iphicrate à changer de point de vue, à
inverser les rôles (« Eh bien […] permis de faire souffrir aux autres », l. 89-93) ;
– conclusion argumentative sur un énoncé généralisant (pronom indéfini « Tout », terme
englobant « le monde », vocabulaire moral : « leçon », emploi d’une tournure hypothé-
tique et du présent de vérité générale : « qui te ressemblent »).
L’argumentation repose sur un glissement d’un niveau d’analyse à un autre : Arlequin
déplace le problème de l’esclavage de la réalité pragmatique (une force due aux circons-


tances, dont les maîtres profitent) au plan de la légitimité morale. Elle ouvre le conflit
comique ici mis en scène à une réflexion générale, que le lecteur/spectateur peut appli-
quer à toute situation sociale.
9. À la tirade d’Arlequin, Iphicrate ne trouve rien à répondre, preuve de la qualité et
de la justesse de l’argumentation de l’esclave, mais aussi de l’impuissance verbale du
maître, qui n’a aucun argument valable pour défendre son opinion et sa cause. Il a une
réaction de « désespoir » (l. 97), décor, marquée par l’emploi d’un registre tragique ici
déplacé, mal adapté à la situation et donc presque parodique : « Juste Ciel ! » (l. 97-98),
adjectifs affectifs connotant la plainte (« malheureux », « outragé », l. 98) ou le blâme
(« Misérable », l. 99) et question rhétorique : « Peut-on être plus malheureux et plus
outragé que je le suis ? » (l. 98). Conformément à l’étymologie de son nom (Iphicrate
= celui qui gouverne par la force), le maître n’a plus qu’un recours, voué à l’échec : la
force physique, la violence, symbolisée par l’accessoire de l’épée (« l’épée à la main »,
l. 97). Mais la menace corporelle n’a plus d’efficacité sur un esclave qui n’a plus peur :
« tes forces sont bien diminuées car je ne t’obéis plus » (l. 100-101).
10. L’île des Esclaves paraît moins un modèle de société qu’un lieu de réforme morale.
En effet, l’inversion des rôles entre maître et esclave reconduit une inégalité sociale
qui ne serait en rien plus juste que la première. Marivaux n’entend pas appeler à
une révolution qui, en 1725, paraîtrait encore inimaginable ; il prône bien plutôt une
réforme morale des maîtres et de ceux qui ont une autorité politique et vise à leur faire
comprendre qu’ils peuvent et doivent adoucir leur pouvoir, ne pas l’exercer de façon
violente ou tyrannique. L’île est une mise à l’épreuve des maîtres, invités à se mettre
à la place des esclaves pour comprendre les excès du pouvoir tyrannique. C’est une
occasion d’empathie : « Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable, tu sauras
mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres », dit Arlequin (l. 92-93). C’est une
« leçon » (l. 95), pas une abolition de la hiérarchie.

Vers le bac
Le commentaire
Proposition de réponse rédigée
L’inversion des rôles qui se met en place dans cette scène d’exposition, renversant
la hiérarchie traditionnelle dans la comédie du maître et du valet, est présentée par
Arlequin comme une « leçon » (l. 95) qui doit permettre à Iphicrate de ne plus jamais
se comporter à l’avenir de la même manière : « Quand tu auras souffert, tu seras plus
raisonnable, tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres », déclare
Arlequin (l. 92-93). Le futur laisse penser que l’inversion n’est qu’une mise à l’épreuve
temporaire. Mais celle-ci doit permettre de réfléchir à la justice et à l’origine du pouvoir.
La supériorité du maître est en effet fortuite et arbitraire, comme le souligne Arlequin
dans sa tirade à la fin de la scène : « Dans le pays d’Athènes j’étais ton esclave, tu me
traitais comme un pauvre animal et tu disais que cela était juste, parce que tu étais
le plus fort : Eh bien, Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi » (l. 86 à 89). Rien ne
légitime en droit, en théorie, le pouvoir du maître. Celui-ci n’est issu que d’un rapport
de force toujours susceptible d’être inversé, parce que lié à des contingences, à des
hasards. Aussi le maître doit-il l’exercer avec humanité et empathie pour son esclave,


donc avec tempérance et mesure. La réaction d’Iphicrate, qui croit encore au dérisoire
pouvoir de la violence physique (comme le souligne la didascalie « l’épée à la main »,
l. 97) et se complaît dans une parole tragique désormais ridicule, au vu de sa situa-
tion de nouvel esclave (l’interjection « Juste Ciel ! », l. 97-98 ou la question rhétorique :
« Peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? », l. 98, relèvent d’un
registre élevé), montre qu’il a fort besoin d’une telle leçon, qu’il ne semble d’ailleurs
pas tout à fait prêt à entendre. Pas d’appel à la révolution, ici : la scène cherche seule-
ment à mettre en évidence les enjeux moraux (l’humanité, la douceur) de l’inégalité
sociale qui est celle de l’Ancien Régime.

Texte 3
Utopie et ironie, deux armes de la critique sociale (pages 157-158)
Voltaire, Candide ou l’Optimisme (1759)

➔➔ Objectif
Étudier les procédés de la critique sociale dans le conte philosophique.

➔➔ Présentation du texte
C’est le chapitre xviii de Candide que nous avons choisi d’étudier pour conclure
ce corpus sur l’utopie au xviiie siècle. Le contexte est connu : échappés du pays des
Oreillons, Candide et Cacambo se dirigent vers Cayenne, où ils espèrent rejoindre la
colonie française. Mais poursuivis par des sauvages et des brigands, ils se perdent et
errent dans la nature jusqu’au jour où ils découvrent un canot et s’embarquent sur une
rivière souterraine ; après vingt-quatre heures dans l’obscurité, ils découvrent un pays
merveilleux, l’Eldorado, où l’Or, abonde et où le luxe est partout répandu. Cacambo
servant d’interprète, Candide peut interroger un vieillard qui lui dévoile les secrets de
ce pays, berceau des Incas.
Le conte philosophique se sert ici de l’utopie pour présenter les valeurs des
Lumières en envisageant « le meilleur des mondes possibles ». C’est aussi l’occa-
sion de revenir sur l’ironie voltairienne et sa force corrosive.
➔➔ Réponses aux questions
Travail en autonomie
1. Plusieurs éléments relèvent du merveilleux :
– les descriptions d’objets luxueux imaginaires : « un sopha matelassé de plumes de
colibri » (l. 1-2), « des vases de diamant » (l. 2-3) ;
– l’âge impossible du vieillard : « Je suis âgé de cent soixante et douze ans » (l. 4) ;
– l’hyperbole « cinq ou six mille musiciens » (l. 49-50) ;
– le « carrosse à six moutons » (l. 61-62) qui surprend par l’emploi incongru d’un animal
hors de ses fonctions habituelles.
Ces éléments rapprochent le récit du genre du conte, qui ne se soucie pas de vraisem-
blance et aime à multiplier les éléments impossibles dans la réalité pour provoquer un
dépaysement plaisant.


2. Certaines caractéristiques du discours utopique apparaissent dans cet extrait.
D’abord, il faut noter la clôture du lieu, protégé par une ceinture « de rochers inabor-
dables et de précipices » (l. 16) et son caractère inaccessible puisque les explorateurs (les
Espagnols et le chevalier Raleigh) n’en ont eu qu’une « connaissance confuse » (l. 13) ou
n’en ont qu’« approché » (l. 15). On remarque également le thème de l’abondance et des
richesses, marqué par le luxe des objets, le nombre de domestiques à la disposition du
vieillard (il en fournit douze, rien que pour accompagner Candide chez le roi). La santé
des habitants semble fabuleuse : l’âge du vieillard en témoigne. Celui-ci sait d’ailleurs
que les habitants sont purs et heureux : leur repli sur eux-mêmes leur « a conservé
[leur] innocence et [leur] félicité », dit-il (l. 12). Le bonheur des habitants se manifeste
notamment par les chants et les musiques par lesquels ils rendent grâce à leur dieu, ce
qui suggère leur contentement dans l’existence (« actions de grâces », l. 49). Enfin, la
stabilité politique (un roi respecté et visiblement accueillant : « Le roi vous recevra d’une
manière dont vous ne serez pas mécontents », l. 64-65) et la religion partagée par tous
sont d’autres signes de la perfection du pays.
3. L’Or, et les richesses sont inégalement appréciés par les Européens et par les habi-
tants de l’Eldorado, ce que révèle la discordance ironique des propos du vieillard à ce
sujet : « […] nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations
de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre
terre et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier » (l. 16 à 20). On voit que
le vieillard n’accorde aucune valeur aux pierres précieuses et à l’or, qu’il dénigre en les
ramenant à leur simple matérialité minérale, par les termes péjoratifs et métaphoriques
de « cailloux » et de « fange ». Cela accroît l’aspect irrationnel des Européens, souligné
par l’expression hyperbolique « fureur inconcevable » qui renvoie à une passion dérai-
sonnable, à une folie, qui mène à la plus cruelle sauvagerie. Le vieillard dénonce sans
ambages la cupidité des Européens par le terme polémique « rapacité », qui présente
en outre l’avantage de connoter la bestialité (lien avec l’oiseau de proie, le rapace ; cf.
l’étymologie : latin « rapax, -acis » = qui entraîne à soi, qui vole ou ravit quelque chose ;
voir en français « rapine, rapt », etc.).
4. Candide et Cacambo interrogent le sage vieillard « sur la forme du gouvernement,
sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts » (l. 21 à 23).
Le discours narrativisé (« La conversation fut longue », l. 21) permet au narrateur de
passer rapidement sur ces thèmes et de ne même pas révéler ce que le vieillard en
dit. L’énumération suggère seulement que l’Eldorado, dont les richesses matérielles
sont si grandes et les objets d’un luxe exquis (cf. premier paragraphe), est le lieu
d’une civilisation avancée et raffinée : les mots « mœurs », « spectacles », « arts » ont
en effet des connotations culturelles positives. Seul le thème de la religion est déve-
loppé dans le dialogue car il permet à Voltaire de revenir sur une problématique qui
lui est chère : celle de la tolérance religieuse. La religion de l’Eldorado est ce que les
Lumières appellent la « religion naturelle » : les rougissements du vieillard, ses ques-
tions rhétoriques (l. 26-27 et 29) et sa réponse un peu agacée (l. 33-34) montrent qu’il
lui semble évident que c’est la seule religion possible. Elle se réduit à l’intuition d’un
Dieu unique, providentiel (un Créateur qui a pourvu à tous les besoins par la nature et
doit en être remercié, cf. l. 42 à 44) et se passe d’institutions religieuses. En effet, tous


les habitants sont prêtres et les rites se limitent à de quotidiens « cantiques d’actions
de grâces » (l. 49). L’institution ecclésiastique paraît alors déraisonnable : « Il faudrait
que nous fussions fous » (l. 53). La religion naturelle de l’Eldorado devient le modèle
par rapport auquel le clergé catholique – cible fréquente de Voltaire – apparaît comme
blâmable. Les termes dans lesquels le décrit naïvement Candide sont d’ailleurs, pour
le lecteur, les marques de l’ironie du narrateur : « Quoi ! vous n’avez point de moines
qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent et qui font brûler les gens
qui ne sont pas de leur avis ? » (l. 51 à 53). L’accumulation des subordonnées relatives
construit une gradation polémique, qui dénonce les défauts de l’Église : le prosélytisme
(« enseignent »), la ratiocination théologique vaine et incohérente (« disputent »), les
compromissions et l’intrusion dans la politique (« gouvernent », « cabalent ») et l’intolé-
rance (« font brûler »). Cette intolérance, Candide l’a d’ailleurs déjà éprouvée au chapitre
VI du conte, en échappant de peu à un autodafé de l’Inquisition. Ce passage insère donc
ici une rapide attaque satirique sur la question religieuse ; utopie et satire sont en effet
l’avers et le revers d’une même vision du monde.
5. Le personnage du vieillard n’est pas désigné de façon neutre. Après que la conver-
sation à propos de la religion a commencé, il est nommé « ce bon vieillard » (l. 38) puis
« le bon et respectable sage » (l. 41), puis à nouveau « le bon vieillard » (l. 46-47 et 61).
La vieillesse est traditionnellement associée à la sagesse. Mais l’éloge du personnage
est encore rehaussé par l’insistance d’épithètes mélioratives, en particulier de l’adjectif
« bon » qui, par sa position antéposée et sa récurrence, tend à devenir une épithète de
nature, désignant un type de personnage quasi figé. C’est là un indice du caractère
philosophique du conte, qui se soucie moins d’individualiser les personnages que d’uti-
liser des figures quasi allégoriques.
Confronté à cette figure incarnée de la sagesse, Candide paraît évoluer. Il se libère de
ce qu’on lui avait inculqué et s’émancipe du joug qu’a exercé sur lui la pensée de son
maître Pangloss : « Candide à tous ces discours demeurait en extase et disait en lui-
même : “ Ceci est bien différent de la Westphalie et du château de monsieur le baron :
si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n’aurait plus dit que le château de Thunder-
ten-tronckh était ce qu’il y a de mieux sur la terre ; il est certain qu’il faut voyager.” »
(l. 55 à 60).
L’expérience (dans le voyage) commence à primer l’éducation reçue.
Le lecteur est ainsi amené à remettre lui aussi en cause les préjugés et les idées reçues
qui président à sa façon de penser : l’utopie lui fait entrevoir de nouveaux mondes
possibles, meilleurs et le fait réfléchir par distanciation et détour imaginaire à son
propre monde. L’utopie peut lui faire comprendre les améliorations qu’un regard raison-
nable et détaché peut envisager pour le monde réel.

Proposition de plan
Introduction
On pourra amorcer le commentaire en rappelant la célébrité de l’œuvre, archétype du
genre du conte philosophique des Lumières et la réussite du protagoniste, Candide,
qui répond bien, par son caractère et ses aventures, au double projet d’un apologue :
plaire – voir sa naïveté souvent drôle – et instruire – par sa découverte progressive des


diverses facettes du monde dans ses voyages. Problématique possible : comment ce
passage conjugue-t-il utopie et critique sociale pour amener le lecteur à une réflexion
sur sa propre société ?
I. Un pays utopique
1. L’univers merveilleux du conte
– Les indices du merveilleux
2. Les conventions traditionnelles de l’utopie
– Un monde clos et protégé
– Un monde d’abondance et de richesses (cf. Le nom même d’« Eldorado » = le pays
doré)
– Une civilisation raffinée
– Des habitants heureux
3. Une figure de la sagesse
– Les désignations élogieuses du vieillard
– Une figure plutôt qu’un personnage (peu d’éléments de portrait physique, sauf peut-
être son âge et ses rougissements d’indignation ?)
Ii. Les entrelacs de l’utopie et de la satire
1. La folie de l’or
– Mépris du vieillard pour les pierreries et l’or
– Dénonciation de la « fureur » sauvage et de l’avidité des européens
2. La folie de l’intolérance religieuse
– Importance du discours religieux dans le dialogue
– La religion naturelle de l’eldorado : un idéal raisonnable
– Satire du clergé catholique
3. Entre utopie et satire : le conte philosophique
– Pour l’or, comme pour la religion, l’utopie permet un retour satirique sur la société
française ou européenne du xviiie siècle.
– La découverte de l’utopie et la rencontre avec la sagesse font évoluer Candide… et
le lecteur.
– Le conte philosophique conjugue utopie et satire pour faire voir le monde réel autre-
ment.
Conclusion
On pourra ouvrir le commentaire sur le lien entre le genre du conte philosophique et le
contexte des Lumières : confiance dans les progrès de la raison et espoir de changer le
monde par des idées humanistes.


Séquence 2
Trois réflexions sur la société des hommes, aux xviiie et xixe siècles
Parcours de lecture

Les Châtiments (1853) : le poète


et la dénonciation de la tyrannie
b i b l i o g r a p h i e
Sur Les Châtiments
– Françoise Paradis, Les Châtiments de Victor Hugo, Nathan, coll. « Balises Œuvres »,
1999.
–  Jean-Marie Gleize & Guy Rosa, « “Celui-là” – Politique du sujet poétique : les
Châtiments de Hugo », Littérature, n° 24, 1976, pp. 83-98.
– Henri Meschonnic, Écrire Hugo. Pour la poétique IV, Éd. Gallimard, 1977, pp. 207-302.
– Ross Chambers, Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France, José
Corti, 1987, chapitre II, « Colère vaporisée (Gautier, Hugo) », pp. 39-69.
Sur le lien entre l’argumentation et la poésie dans le cadre de l’enseignement
au lycée
–  Alain Boissinot, Les Textes argumentatifs, 1992, Bertrand-Lacoste/CRDP Midi-
Pyrénées, coll. « Didactiques », 1999, pp. 99-108 (à partir d’un poème des Voix intérieures
de Hugo).

Texte 1
La voix du poète exilé (pages 160-161)
➔➔ Objectif
Étudier comment le poète impose l’autorité de sa parole au seuil d’un recueil.

➔➔ Présentation du texte
L’intérêt des Châtiments, qui demeure l’un des recueils de Victor Hugo les moins étudiés
par la critique, réside en grande partie dans la variété (propre à la satire, dont on se
souvient que l’étymon est le « latin classique satura “macédoine de légumes” puis en
littérature “pièce de genres mélangés” », selon le Dictionnaire historique de la langue
française d’Alain Rey). Pour combattre Napoléon III, coupable à ses yeux du coup d’État
du 2 décembre 1851 et de l’oppression du peuple, Hugo met en œuvre toutes les straté-
gies de la poésie et de l’argumentation. Comme le souligne Guy Robert, le recueil multi-
plie les possibilités de l’écriture : « On y voit coexister ou plutôt se renforcer, l’invective,
le mépris, le sarcasme, la dérision, le défi, l’insulte, la douleur, la pitié, la confiance
dans la justice (dans la vraie justice, celle qui ne frappe que de peines morales), la
fermeté (“Et s’il n’en reste qu’un…”), la certitude, la vision de l’inéluctable avènement
de la lumière. Le recueil admet tous les tons et tous les genres, le lyrisme, le récit, l’apo-
logue, la chanson dont les accents se font parfois poignants » (G. Robert, Chaos vaincu.
Quelques remarques sur l’œuvre de Victor Hugo, tome I, Les Belles Lettres, 1976, p. 79).


La poésie politique, voire la poésie « engagée » (si ce terme, chargé de connotations
sartriennes, n’est pas anachronique), ne naît pas avec Hugo. Au xixe siècle même,
d’autres poètes ont déjà exploré cette veine : on pense, par exemple, à Marceline
Desbordes-Valmore dénonçant l’écrasement de la révolte des canuts en 1834 (« Cantique
des mères », « Dans la rue »). Mais jamais, avant Les Châtiments, un poète n’avait ainsi
rassemblé toutes les ressources de la poésie dans un même but d’opposition au pouvoir.
Notre parcours de lecture tente de donner une idée de cette diversité et permet d’éva-
luer l’efficacité des formes et des procédés de la polémique et de la satire.
« France ! à l’heure où tu te prosternes » est le premier poème du livre I, mais il n’as-
sume pas le rôle d’ouverture du recueil, dévolue à « Nox », long poème où est narré le
coup d’État. Nous avons choisi ce texte parce qu’il permet de comprendre le pacte de
lecture que le poète noue avec son lecteur et d’observer en particulier l’une des visées
du recueil : éveiller la conscience du peuple face à la tyrannie.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poème se présente comme un ensemble de sept quatrains d’octosyllabes à rimes
croisées. La première strophe forme à elle seule une phrase complète, signe de son
autonomie : elle marque un premier moment du texte, où le poète annonce le soulè-
vement d’une résistance au tyran. Toute la suite du poème reprend et développe cette
annonce : les deuxième et troisième strophes, groupées en une seule phrase, désignent
l’origine de la voix de la révolte : celle du banni. Les quatrième, cinquième et sixième
strophes, mises en parallèle grâce à une anaphore du pronom « Elles », constituent
un troisième moment du poème : les paroles du banni enflent et prennent leur envol
pour éveiller tout le pays. La dernière strophe qui, comme la première, forme une
phrase autonome, décrit l’effet des paroles : un éveil qui sera entendu, si ce n’est par
les vivants, du moins par les morts.
b. En 1853, quand il écrit ce poème, Hugo est un exilé politique, banni par Napoléon III
et il s’est réfugié sur l’île anglo-normande de Jersey. Le personnage du banni peut donc
être identifié, au moins de façon anecdotique, au poète lui-même, malgré l’absence du
pronom « je ». L’attitude du banni « Contemplant l’étoile et le flot » (v. 6) peut, en outre,
évoquer la méditation souvent associée à la figure du poète. En ce cas, la « voix » du
banni peut être interprétée comme celle qui se fait entendre par le poème lui-même.
c. Ces images ont un caractère menaçant, elles semblent annoncer un massacre, une
fin du monde : la résurrection des morts, les glaives, l’éclair et le ciel noir sont des
symboles que le poète emprunte d’ailleurs au texte biblique de l’Apocalypse de Jean, qui
annonce la fin du monde, le Jugement dernier et la parousie (dévoilement de la vérité
et second avènement du Christ).

Lecture analytique
Un réseau d’oppositions
1. Dès les vers 1 et 2, Hugo exploite les procédés rhétoriques. La personnification de la
France, amenée au statut d’interlocutrice du poète par l’usage du pronom « tu » (v. 1) et
incarnée métonymiquement par son « front » (v. 2), est associée à une antithèse : le « pied


d’un tyran » s’oppose à ce « front » pour suggérer l’humiliation de la nation par l’individu
qui a pris le pouvoir. La scène décrite est saisissante en ce qu’elle représente, de façon très
imagée et très violente, l’écrasement du peuple par l’Empereur. Les sonorités renforcent
cet effet. D’une part, la paronymie « France »/« front » (séquence [f] + [r] + voyelle nasa-
lisée) aux deux extrémités de ces vers crée une impression d’oppression liée au séman-
tisme des mots. D’autre part, les allitérations en [r] (consonne vélaire), en [p] et en [t]
(consonnes occlusives) donnent un aspect rugueux et martelé à la fois, à cette amorce du
texte : « France ! à l’heure où tu te prosternes,/Le pied d’un tyran sur ton front ».
2. Comme souvent chez Hugo, la dualité structure la pensée. Deux groupes humains
sont ici opposés : celui des victimes et celui des bourreaux. Les bourreaux sont dési-
gnés par des termes péjoratifs : « tyran » (v. 2), « infâmes » (v. 21), « oppresseurs » et
« meurtriers » (v. 22). Les victimes sont montrées dans leur supplice, dans ce qu’elles
ont subi (« Les enchaînés », v. 4 ; ou « Ceux qui sont morts », v. 28), mais aussi comme
des « âmes » (v. 23), terme connotant une certaine pureté.
3. L’antithèse des deux derniers vers, « ceux qui vivent » vs « Ceux qui sont morts », est
redoublée par le parallélisme de construction : dans les deux vers, une relative subs-
tantive « ceux + qui + verbe au présent » sert de sujet à un verbe au futur de l’indicatif.
« Ceux qui vivent » et risquent de s’endormir sont sans doute les gens du peuple qui ne
résisteront pas au tyran, ceux qui se laissent dominer par l’Empereur sans mot dire (soit
par lâcheté, soit par indifférence). Ils ne se confondent pas tout à fait avec « les races
qui se transforment » (v. 25), qu’on doit peut-être interpréter comme ceux qui se font
complices du tyran, mais leur attitude aboutit au même résultat : l’inertie, qui autorise
le maintien du pouvoir tyrannique. « Ceux qui sont morts », au contraire, ne peuvent
pas ne pas s’éveiller, se révolter puisqu’ils ont été victimes du tyran : ce sont ceux qui,
déjà rebelles, ont été tués sur ordre de l’Empereur.
4. Le poème est tout entier construit sur des oppositions symboliques : lumière/obscu-
rité : « étoile »/« ombre » (deuxième strophe) ; « éclair »/« nuit » (troisième strophe) ; éven-
tuellement « marbres » (= blancheur)/« ciel noir » (quatrième strophe) ; métal/minéral :
« glaives »/« marbres » (v. 12-13) ; « airain »/« tombeaux » (v. 16 et 20) ; vie/mort : « brin
d’herbe »/« tombeaux » (v. 20). Ces symboles se répartissent dans un manichéisme
marqué : la vie, la lumière et le métal vengeur sont du côté du banni et des victimes,
alors que l’obscurité, la mort, le minéral rappellent la cruauté et les crimes du tyran.
La figure du poète
5. Les paroles du banni sont toujours associées à la verticalité. Parlant « tout haut »
(v. 8 ; l’expression dénote bien entendu l’intensité de la voix, mais garde une connota-
tion de verticalité), ses paroles ont la luminosité de « l’éclair » (v. 10), semblent survoler
les « monts » et les « chevelures des arbres » (v. 14-15), ressemblent à « l’airain » (v. 17)
des cloches d’église et « planeront » (v. 26) comme un orage. Cette insistance sur la
verticalité a un double intérêt : elle suggère d’abord un lien avec une puissance trans-
cendante, quasi divine ; mais, en outre, elle souligne le mouvement ascendant de la
révolte : la France « prostern[ée] » (v. 1) sous le pied du tyran doit se relever.
6. Les notations auditives traduisent l’augmentation globale du niveau sonore : « voix »
(v. 3) → « Parlera […] tout haut » (v. 8) → « airain qui sonne » (v. 17, métaphore) → « cri »
(v. 18, métaphore) → « crieront » (v. 21) → « appelleront » (v. 23) → « orage » (v. 26, méta-


phore). La voix du banni paraît donc monter en puissance, gagner en volume, suggé-
rant la possibilité d’une victoire. Certains verbes de mouvement accompagnent cette
évocation de la voix : « sortira » (v. 3), « qui passent » (v. 11), « planeront » (v. 26). Cela
suggère une force qui va, une volonté dynamique d’aller vers l’ennemi. La voix se veut
une force d’éveil, une puissance de réanimation de la révolte.
Une parole prophétique
7. Le futur de l’indicatif est employé à onze reprises : « sortira » (v. 3), « tressailleront »
(v. 4, forme vieillie admise jusqu’au xviiie siècle), « Parlera » (v. 8), etc. Il a une valeur
prophétique : le poète annonce le relèvement de la France, sa vengeance sur le tyran
(futur dit « prédictif » dans la Grammaire méthodique du français de M. Riegel, J.-C.
Pellat et R. Rioul, 1994).
8. Les paroles du banni sont dotées de pouvoirs quasi surnaturels : elles peuvent
animer l’inanimé, comme le souligne l’oxymore « frémir les marbres » (v. 13) et
« souffle inconnu » (v. 19), donner un surcroît de vie au végétal, lui accorder une vie
émotionnelle humaine, comme le suggèrent les personnifications « les chevelures des
arbres / Frissonneront » (v. 15-16) et « dont frissonne / Le brin d’herbe » (v. 19-20). Pouvoir
suprême parce qu’inversion de l’opposition fondamentale vie/mort, ces paroles peuvent
même ranimer les morts, les ramener à la vie : « Ceux qui sont morts s’éveilleront »
(v. 28). La comparaison des paroles avec « des mains » (v. 11) insiste d’ailleurs sur le
caractère agissant, le pouvoir concret, la force illocutoire des mots.
9. Les images apocalyptiques du poème lui donnent une force prophétique intense.
La menace énoncée (cf. v. 9) résonne comme un jugement du tyran, du criminel, qui
connaîtra un châtiment terrible (cf. le titre du recueil) auquel il ne pourra pas échapper,
comme le souligne le futur (qui exprime ici la certitude). C’est tout l’univers qui tremble
et frissonne en attendant la punition du coupable : les éléments naturels (végétaux,
minéraux et animaux, comme les « corbeaux », v. 18) et surnaturels (les morts ressus-
cités) sont tous concernés par la puissance du châtiment.

Vers le bac
Le commentaire
Proposition de réponse rédigée
Le poète construit sa propre représentation dans le poème. Le banni n’est pas seule-
ment un double de Victor Hugo en tant qu’individu réel, exilé sur une île aux portes
de la France : il est aussi un personnage symbolique qui incarne certaines qualités et
certains pouvoirs du poète, en tant que figure mythique et universelle. « Contemplant
l’étoile et le flot » (v. 6), le banni-poète adopte une posture méditative fréquente dans la
poésie romantique. Il est alors celui qui regarde à la fois l’idéal, le divin où il lit la vérité
et l’avenir (l’étoile) et vers son pays, dont il éprouve avec nostalgie la distance (le flot).
Il dresse sa silhouette « debout sur la grève » (v. 5) pour s’opposer à la prosternation du
peuple français (décrite par la personnification au vers 1) et inciter à la révolte. Ses paroles
sont constamment associées à une verticalité, symbole de hauteur, de puissance quasi
divine et qui, tel un « Sombre orage » (v. 26), plane au-dessus de la tête du tyran comme
une épée de Damoclès. C’est que le poète est aussi prophète : il parle au nom de Dieu. La
certitude exprimée par les futurs prédictifs (« sortira », « Seront », « Frissonneront », « crie-


ront », « s’éveilleront », etc.) et les images apocalyptiques telles que les « glaives dans la
nuit » (v. 12) chargés de la vengeance, le « ciel noir » (v. 16) menaçant et la résurrection des
morts, donnent au poète le statut d’un messager divin qui édicte l’avenir de l’univers. Cet
agrandissement mythique du poète reprend l’idée que sa parole fait trembler l’univers en
résonnant partout ; simple « voix », puis « airain qui sonne », « cri » et enfin « orage », la
parole du poète gagne sans cesse en puissance et en force. Le poète, doté de cette parole
prophétique, n’est plus celui qui parle seulement car sa parole se fait efficace, active
« comme des mains » (v. 11). Elle a une valeur pragmatique, illocutoire. Le poète ne se
représente donc pas seulement en banni méditatif : il est aussi celui qui va vers l’ennemi,
lève une armée par sa parole proprement enthousiaste (« Comme on appelle des guer-
riers », v. 24) et s’apprête à exécuter le châtiment de l’Empereur criminel.

Texte 2
La dénonciation de l’imposture (page 162)
➔➔ Objectif
Comprendre comment le poète ridiculise sa cible satirique en réutilisant les codes du
genre de la fable.

➔➔ Présentation du texte
« Fable ou histoire », troisième poème de la troisième section du recueil – ironiquement
intitulée « La Famille est restaurée » – est un texte court mais particulièrement efficace.
Sa position dans le recueil n’est sans doute pas un hasard : elle fait écho à la fable 3 du
livre III des Fables de La Fontaine, « Le Loup devenu berger », autre récit d’imposture,
dont voici le texte.
Le Loup devenu berger
Un Loup, qui commençait d’avoir petite part
Aux Brebis de son voisinage,
Crut qu’il fallait s’aider de la peau du Renard,
Et faire un nouveau personnage.
Il s’habille en Berger, endosse un hoqueton,
Fait sa houlette d’un bâton,
Sans oublier la cornemuse.
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
« C’est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »
Sa personne étant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante approche doucement.
Guillot, le vrai, Guillot, étendu sur l’herbette,
Dormait alors profondément.
Son Chien dormait aussi, comme aussi sa musette :
La plupart des Brebis dormaient pareillement.
L’hypocrite les laissa faire ;


Et pour pouvoir mener vers son fort les Brebis,
Il voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu’il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire :
Il ne put du Pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les Brebis, le Chien, le Garçon.
Le pauvre Loup, dans cet esclandre,
Empêché par son hoqueton,
Ne put ni fuir ni se défendre.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque est Loup agisse en Loup :
C’est le plus certain de beaucoup.
Jean de La Fontaine, Fables (1668), III, 3.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le mot « Fable » renvoie inéluctablement, pour le lecteur français, à un genre litté-
raire précis, constitué d’un récit et d’une moralité : le poème doit donc être lu comme
un récit développant une morale, un contenu didactique, qui, étant ici implicite, doit
être explicité par le lecteur. De plus, c’est un clin d’œil à l’intertexte de La Fontaine
(cf. « Présentation du texte » ci-dessus). Mais le titre recèle également quelques ambi-
guïtés. La conjonction « ou » peut être interprétée en deux sens au moins. Il peut s’agir
d’une équivalence générique : le poème est indifféremment désigné comme une fable
ou une histoire, c’est-à-dire avant tout comme un récit. L’auteur attire ainsi peut-être
l’attention du lecteur sur le contenu narratif : personnages et faits. Mais on peut aussi
comprendre le « ou » comme l’expression d’une alternative : le poème doit inviter le
lecteur à se demander si ce qui est raconté est de l’ordre de la fiction (connotation de
« fable » : cf. « affabulation ») ou de l’ordre du réel (histoire, au sens de « récit histo-
rique », « relatif à des faits avérés », auquel cas le texte a un sens prophétique : voilà ce
qui va arriver, ce qui va devenir de l’Histoire).
b. Le récit suit un déroulement assez traditionnel :
– v. 1-2 : situation initiale (le singe a faim) et événement déclencheur (il se déguise) ;
– v. 3 à 17 : péripéties : le singe devient un tyran, il commet des crimes, devient narcis-
sique et impressionne les autres bêtes ;
– v. 18 à 20 : résolution (un belluaire vient et démasque le singe) et situation finale
implicite (le singe perd son pouvoir).

Lecture analytique
Une fable divertissante
1. La formule d’ouverture, « Un jour », est traditionnelle dans les contes et les fables :


elle introduit normalement l’élément déclencheur, l’événement qui crée une rupture
après qu’a été exposée la situation initiale. Ici, cette dernière est évoquée succincte-
ment et a posteriori, en apposition (« maigre et sentant un royal appétit »), si bien que
l’expression « Un jour », moins attendue à l’incipit, donne l’impression d’une ouverture
dynamique : le lecteur est plongé immédiatement dans l’action. Le procédé est à la
limite de l’ouverture in medias res, particulièrement vive et saisissante.
2. Le singe est doté de connotations culturelles très stables : l’imitation, souvent
mauvaise car elle se trahit la plupart du temps comme telle (cf. le mot « singerie »),
l’imposture excessive et parfois comique parce que grimaçante. Le texte confirme ce
rôle du singe : il se déguise (v. 2), contrefait le tigre mais avec excès (v. 3) et en grinçant
des dents (v. 5), ce qui indique peut-être la discordance entre son personnage (qui rugit,
normalement) et son identité (il ne sait que grincer). Quant au tigre, il connote évidem-
ment la cruauté et le texte exploite également cette représentation : « méchant » (v. 3),
le tigre est associé au « droit d’être féroce » (v. 4) et les crimes du singe reflètent donc
« tout ce qu’avait fait la peau qui le couvrait » (v. 10).
3. Le poète a travaillé à rendre son récit vif, à lui donner un rythme alerte. Les actes du
singe sont racontés au passé simple de l’indicatif, qui, par son aspect non sécant, fait
envisager le procès des verbes dans leur globalité et s’articule à des verbes perfectifs :
« s’embusqua » (v. 7), « entassa » (v. 8), « Égorgea » et « dévasta » (v. 9) ou à des verbes
inchoatifs : « se mit à « (v. 5). Il en est de même pour les actes du belluaire, eux aussi
narrés au passé simple : « vint », « saisit » (v. 18), « Déchira » (v. 19), « Mit » et « dit » (v. 20).
La syntaxe renforce encore l’impression de rapidité de la narration. Des phrases
simples ne dépassent pas les limites de l’alexandrin (v. 4, 11 et 12). Les phrases
complexes sont souvent construites par parataxe. Le vers 3, par exemple, juxtapose
deux propositions indépendantes entre lesquelles le connecteur d’opposition (ou de
cause ?) est sous-entendu : « Le tigre avait été méchant, [mais] lui, fut atroce » ou :
« [Parce que] le tigre avait été méchant, lui, fut atroce » (si l’on soupçonne le singe
d’avoir voulu être pire que le tigre). Plus souvent, la juxtaposition permet l’accumula-
tion de verbes d’action dans la phrase : « Il s’embusqua […] / Il entassa […] / Égorgea
[…] / dévasta […] / Fit » (v. 7 à 10), « Un belluaire vint […] saisit […] / Déchira […] / Mit
à nu […] dit » (v. 18 à 20). L’accumulation est redoublée, au vers 8, par une énumé-
ration ternaire des compléments verbaux : « Il entassa l’horreur, le meurtre, les
rapines ». La multiplication des actions, créant l’impression d’un récit vif, est égale-
ment rendue possible par l’emploi du participe présent, qui exprime la simultanéité
de deux procès-verbaux : « Il se mit à grincer des dents, criant » (v. 5), « Il s’écriait,
poussant d’affreux rugissements » (v. 13). Enfin, le dynamisme de la narration s’appuie
sur l’irruption du discours direct du singe, qui rompt par deux fois le récit (v. 5-6 et 14 à
16) et de celui du belluaire (v. 20), donnant vie aux personnages.
4. L’intervention d’un personnage humain à la fin du récit peut suggérer le passage
de la fable à l’histoire, de la fiction animale anthropomorphe à la réalité historique
(on note d’ailleurs que le belluaire est une figure historique : elle est issue de l’Anti-
quité romaine). Autrement dit, la fiction animale cesse pour laisser place à la vérité,
au moment même où le singe est démasqué. Double dévoilement : le tigre est dénoncé
comme singe, la fiction est révélée comme parole historique, liée au réel.


Une satire féroce
5. La chute est rapide : trois vers sur les vingt du poème. La narration au passé simple,
qui contraste avec l’imparfait employé au vers 17, donne un aspect dynamique au
récit. Les verbes perfectifs et dénotant la violence (« saisit », « Déchira »), l’humiliation
suggérée par « Mit à nu » et la comparaison « comme on déchire un linge » frappent par
la brutalité qu’ils décrivent. Le rythme même du vers 20 est heurté : 6//2/4 (coupe forte
et inhabituelle après « dit »). Tout concourt à faire de la chute un moment marquant.
6. Les allusions de la fable au contexte historique et autobiographique dans lequel écrit
Hugo sont transparentes : le singe est Napoléon III, considéré comme un usurpateur,
un imposteur par le poète et comme un pâle imitateur de son oncle, Napoléon Ier,
facilement identifiable au tigre mort : son destin de conquérant et de héros militaire
qui a marché sur l’Europe jusqu’en 1815 ne laisse pas de doute. Napoléon III voudrait
donc, d’après cette fable, qu’on le craigne autant que le vainqueur d’Austerlitz et qu’on
l’admire avec autant de force.
7. Le singe est décrit par des termes dépréciatifs : « maigre » (famélique, sans doute,
mais aussi petit, faible, v. 1), « atroce », « féroce » (blâme moral, v. 3 et 4), « brigand des
bois » (le terme « brigand » ôte toute noblesse héroïque ou martiale à ses actes et les
rabat sur la pure criminalité, v. 7). Le poète dresse la liste de ses crimes : « meurtre »,
« rapines » (v. 8), égorgements, pillage et politique de la terre brûlée (v. 9), « carnage »
(v. 11). Il est donc accusé d’être à la fois un meurtrier et un voleur, d’associer le goût
du sang et celui de l’or.
8. La première intervention du singe (v. 5-6) est marquée par des périphrases hyperbo-
liques qui révèlent le narcissisme, l’égocentrisme du personnage : « Le vainqueur des
halliers, le roi sombre des nuits ». L’enjambement de ces vers : « Je suis / Le vainqueur… »
met en valeur la déclaration d’identité du singe (détachement de « Je suis ») qui se
révèle alors pleinement menteur et imposteur : au moment même où l’on attend qu’il
dise qui il est, il tombe dans la périphrase mensongère.
9. Les vers 12 et 17 décrivent l’attitude des autres personnages face à l’imposteur : ils
sont dupes (v. 12) et ont la réaction que souhaite le singe : admiration et crainte (v. 17).
Ces autres « bêtes » représentent les hommes de pouvoir qui ont fait allégeance et se
sont soumis à l’Empereur et sans doute la partie du peuple qui ne se révolte pas face à
son coup d’État. Le belluaire est alors le double du poète : comme Hugo par sa parole
écrite (ce recueil des Châtiments), il dénonce l’imposture et fait voir la vérité. Le poète
est, pour Hugo, celui qui dit le vrai et rompt l’illusion, en s’attaquant par la satire à la
fausse image que Napoléon III donne de lui-même.

Vers le bac
L’écrit d’invention
Proposition de réponse rédigée
On pourra préciser aux élèves si l’on attend un texte en vers ou en prose, selon la diffi-
culté voulue pour l’exercice. Nous proposons une réécriture versifiée, qui tente seule-
ment de réutiliser certains procédés étudiés dans le texte de Victor Hugo.
Un aigle dont le vol avait soumis les cieux,
Craint de ses ennemis, fussent-ils audacieux,


Se vit en un combat par l’épervier blessé ;
En quatre jours à peine il avait trépassé.
Une chauve-souris, ayant de la nouvelle
Compris l’avantage, trouva l’occasion belle.
Les plumes du seigneur elle alla récolter,
Et s’en fit un manteau tellement ajusté
Que le déguisement lui collait à la peau,
Et que nul n’aurait pu y déceler le faux.
Déjà reine la nuit, elle voulut au jour
Imposer son pouvoir. Parée de ces atours,
Elle se vint montrer à tout le voisinage,
Parada, minauda, s’enfla de son image.
Aux oiseaux réticents à lui faire allégeance,
De ses cris effroyables exerçant la stridence,
Elle montra bientôt sa supériorité.
Aucun merle, aucun geai ne pouvait supporter
Une voix si aiguë, des notes si tranchantes.
Au reste, les corbeaux, à ses ordres rebelles,
Subirent de ses serres l’étreinte cruelle…
Il fallut accepter sa gloire triomphante.
Devant un aigle tel, chacun reste nigaud…
Du sommet d’un grand chêne elle parlait bien haut :
« Nuit et jour désormais vous devrez m’obéir :
Chasser, tuer pour moi, si c’est mon bon plaisir ;
Venger les moqueries, qui m’ont tant tourmentée,
De ceux qui ne voulaient pas croire en ma beauté ;
Pourchasser, torturer, punir d’un sort cruel
Tous ceux qui se riraient de ma voix de crécelle ! »
Ainsi elle ordonna, ainsi le monde alla :
Pour le peuple du ciel, ce fut Caligula.
La reine, le matin, au-dessus des forêts,
Commandait à chacun ce qu’ensuite il ferait.
Un jour, cherchant sa proie, un chasseur étonné
Entendit cette bête et ne sut deviner
Si c’était buse, hibou, bécasse ou perroquet.
Soudain il aperçoit un aigle magnifique :
Mais la chauve-souris a repris sa musique…
L’imposteur se trahit toujours par son caquet :
Le chasseur, agacé de cette péronnelle,
L’avise près de lui : feu sur la pipistrelle1 !
Le silence en sa gorge une balle fixa.
Le cadavre tombé, son chien le ramassa :
« Laisse-la donc, dit-il, que veux-tu que j’en fasse ?
Autant vaudrait chasser les plus laides limaces ! »
1. Pipistrelle : petite chauve-souris à oreilles pointues.


Texte 3
Un crime affligeant (pages 163-164)
➔➔ Objectif
Étudier la valeur argumentative des procédés pathétiques et polémiques.

➔➔ Présentation du texte
On connaît le contexte tragique de ce poème : suite au coup d’État du 2 décembre
1851 où l’armée a occupé Paris dans la nuit et arrêté certains hommes politiques (dont
Cavaignac et Thiers), une partie du peuple parisien se révolte ; pour mater ce soulève-
ment, Napoléon III fait tirer sur la foule rassemblée dans les rues et les boulevards. Les
3 et 4 décembre, c’est une véritable tuerie qui a lieu : environ quatre cents personnes
trouvent la mort. Hugo s’est rendu ce jour-là chez plusieurs familles ayant perdu un de
leurs membres, dont la grand-mère d’un enfant, nommé Boursier, qui a été tué par les
soldats.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. La date du 2 décembre 1852 est symbolique en ce qu’elle commémore l’anniversaire
du coup d’État de Napoléon III, qui allait amener à l’instauration du second Empire. La
scène émouvante que le poète se remémore à cette occasion marque bien le lien entre
le coup de force politique et le crime, le meurtre de l’enfant. Il y a, pour le poète, une
exacte coïncidence entre la mort de l’enfant et le coup d’État : le jeu sur la date l’établit.
2. Le cadre spatio-temporel est précis. Le titre du poème évoque une date : « la nuit du
quatre » ; l’absence de précision du mois et de l’année, et l’emploi de l’article défini
à valeur spécifique présupposent le contexte historique qui permet d’identifier le
4 décembre 1851 est connu par le lecteur. Le lieu est peu décrit, mais il peut être
imaginé grâce à des éléments épars. Le poète indique d’abord que « Le logis était
propre, humble, paisible, honnête » (v. 2) : la description prend un forme réduite et
élémentaire : une accumulation d’adjectifs attributs d’un même sujet. Le choix de ces
adjectifs n’est pas indifférent : il souligne la simplicité du lieu et suggère que celui-ci
reflète le caractère de ses habitants (ce sont en effet des adjectifs subjectifs qui pour-
raient tout autant décrire la famille : humble, paisible, honnête). Le poète ajoute un
détail révélateur : « On voyait un rameau béni sur un portrait » (v. 3), qui participe à la
portée symbolique du récit puisqu’il suggère la piété de cette famille. Les allusions à
la « lampe » (v. 13), à « l’armoire en noyer » (v. 19), au « foyer » (v. 20) et à la « fenêtre »
(v. 33) complètent le décor.
Certains détails, notations qui paraissent à première vue insignifiantes, permettent
d’accentuer le réalisme du récit. C’est, par exemple, la « toupie en buis » (v. 8) que l’en-
fant mort a dans sa poche, détail concret qui semble ne pas pouvoir avoir été inventé,
mais qui est aussi un rappel émouvant de l’insouciance et de l’innocence de l’enfant,
dont les occupations sont ludiques et non politiques. C’est aussi l’observation sordide
qui suit, au vers 9 : « On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies », qui
souligne la violence insupportable de cette mort de l’enfant (et renvoie peut-être, en


outre, aux plaies du Christ où saint Thomas l’incrédule met le doigt pour s’assurer de
la Résurrection, cf. Évangile de saint Jean, 19). Les « coups / De fusil dans la rue où l’on
en tuait d’autres » (v. 16-17) renforcent encore le réalisme, par une notation auditive
concrète.
Le poète se présente comme le témoin direct de la scène, qui peut en attester la véra-
cité, l’authenticité. Les notations visuelles et auditives évoquées ci-dessus en sont
une preuve ; mais d’autres éléments viennent corroborer cette analyse. L’emploi d’un
« Nous » où le « je » du poète s’inclut est l’un de ces éléments : « Nous le déshabillions
en silence » (v. 5), « Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas » (v. 47). Le poète
fait partie des hommes à qui revient la pénible tâche d’apporter le cadavre à la famille.
Il est même plus particulièrement pris à partie par la grand-mère : « Puis elle me dit »
(v. 41). Les adverbes de lieu déictiques impliquent également la présence du poète dans
la scène : « Une vieille grand-mère était là qui pleurait » (v. 4, nous soulignons), « Il jouait
ce matin, là, devant la fenêtre ! » (v. 33 ; cela suppose une référence spatiale commune
entre l’aïeule et le poète).
3. L’effet pathétique est prégnant dans ce poème. Tout concourt à susciter l’apitoiement
du lecteur. Le cadavre est décrit avec force détails qui soulignent la violence de la mort
et sa réalité physique : bouche pâle et ouverte, œil « noy[é] » par la mort (v. 5-6), largeur
des plaies (v. 9), « crâne […] ouvert comme un bois qui se fend » (v. 11), lividité du corps
(v. 13), rigidité et froideur cadavériques (v. 21-22). Mais cette mort atteint un être inno-
cent, dont le monde était uniquement tourné vers le jeu (v. 8 et 33) et l’apprentissage
scolaire (v. 28 à 30). La blancheur de son corps souligne symboliquement cette pureté
(v. 13) et les épithètes par lesquelles la grand-mère le caractérise expriment son inno-
cence : « ce pauvre petit être » (v. 34). Une comparaison vient associer l’enfant à la figure
religieuse de la pureté, le Christ : « il était bon et doux comme un Jésus » (v. 36), faisant
implicitement de la grand-mère une Mater dolorosa, une Pietà, prenant l’enfant « sur
ses genoux » (v. 15) et menant un deuil inconsolable et éternel (v. 48). Le pathétique
de ce deuil est d’ailleurs redoublé par le fait que la grand-mère a déjà perdu sa fille, la
mère de l’enfant : « Hélas ! je n’avais plus de sa mère que lui » (v. 44).
Le lexique pathétique est abondamment utilisé, à la fois par le poète et par la grand-
mère qui semblent partager la même douleur : interjections déploratives (« Hélas ! »,
v. 22 et 44 ; ou apostrophes à Dieu, v. 14 et 31), adjectifs subjectifs (« pauvre(s) » anté-
posé au nom, v. 14, 34 et 59 ; « vieille(s) » connotant la faiblesse, v. 25, 37 et 58), champ
lexical de l’affliction (« pleurait », v. 4 ; « navre », v. 26 ; « sanglots », v. 40 ; « pleuraient »,
v. 41). Le discours de la grand-mère, touchant dans sa simplicité et sa naïveté, est forte-
ment expressif, marqué par une modalité exclamative exprimant tour à tour la surprise
(v. 13-14), la douleur (v. 26, 33-34) et l’indignation (v. 32 et 38-39). Ses questions rhéto-
riques témoignent de son incompréhension devant une scène aussi terrible (v. 30-31,
42 et 45). Elle semble perdue, livrée au non-sens de la mort d’un enfant, ce qui inverse
l’ordre naturel des choses où les vieux partent avant les jeunes (cf. « Moi je suis vieille,
il est tout simple que je parte », v. 37).
4. La première séquence du poème (v. 1 à 48) est construite sur une gradation de la
douleur des personnages. Un premier mouvement paraît décrire un temps de sidération
éplorée des personnages devant le corps de l’enfant, que l’on déshabille et sur lequel


chacun observe les blessures effrayantes et les stigmates de la mort (v. 1 à 17). Le
discours direct de la grand-mère manifeste alors de l’étonnement et de la pitié (v. 13-14)
et l’intervention du poète interpellant le lecteur au vers 10 (« Avez-vous vu saigner la
mûre dans les haies ? ») vise à souligner par une métaphore l’horreur sanguinolente
des trous dans la peau. Cette sidération correspond à un moment de découverte néces-
saire à la prise de conscience de ce qui s’est passé pour l’enfant et la douleur y reste à
l’arrière-plan, les larmes de la grand-mère faisant partie de la toile de fond du récit (cf.
l’imparfait du vers 4 : « Une vieille grand-mère était là qui pleurait »).
Un deuxième mouvement du texte correspond à l’ensevelissement du petit (v. 18 à
39). La douleur monte d’un cran, la grand-mère ne pouvant désormais plus s’empêcher
d’exprimer sa douleur par la parole, dominée par des cris (« Cria-t-elle », v. 27) et des
exclamations pathétiques.
Un troisième mouvement, enfin, des vers 40 à 48, est le sommet de la douleur. Aux
larmes de la seule grand-mère (« qui pleurait », v. 4) succèdent maintenant les pleurs
de tous les assistants (« tous pleuraient », v. 41) : la douleur s’est répandue, diffusée. La
souffrance de la grand-mère devient écrasante : elle ne sait plus l’exprimer verbalement
(« les sanglots l’étouffant », v. 40) et ne peut plus parler qu’en changeant de registre : du
pathétique, elle passe à l’indignation et à la formulation d’une incompréhension (v. 42
à 46) qui laisse bouche bée les hommes.
5. Le vers 49, séparé par un blanc typographique du début du poème, marque un tour-
nant dans le poème. Le poète répond a posteriori (avec un an d’écart) aux questions
de la grand-mère. Ce n’est plus elle qui parle, mais lui qui s’adresse à elle, comme
le souligne l’apostrophe : « mère ». Le terme « politique » introduit une interprétation
de l’événement apparemment insensé de la mort de l’enfant. Du récit, on passe en
effet à une argumentation polémique qui dénonce, au présent de l’indicatif (signe que
cela touche encore l’actualité du moment de l’écriture du poème), les agissements de
Napoléon III.
Le poète accuse en effet celui-ci :
– d’usurpation de nom et d’imposture (par l’antiphrase ironique « c’est son nom authen-
tique », v. 50) ;
– de cupidité (par l’antithèse « pauvre » vs « prince », v. 51 ; et par l’énumération de ses
biens, v. 51 à 54) ;
– d’hypocrisie morale (voir l’antiphrase « il sauve / La famille, l’église et la société »,
v. 54-55, où la diérèse sur « soci/été » marque par sa dysharmonie un grincement sarcas-
tique) ;
– d’égocentrisme narcissique (v. 56-57).
Les trois derniers vers s’ouvrent sur une construction d’extraction (« C’est pour cela qu’il
faut… », v. 58), qui a une valeur polémique certaine : il s’agit de montrer, de dénoncer la
cause véritable de la mort de l’enfant. La tournure « il faut que » exprime une nécessité
(modalité déontique) qui paraît logiquement incompatible avec l’expression des goûts
et des désirs de Napoléon III qui précède (les verbes « aime », v. 51, « convient », v. 52,
et « veut », v. 56, expriment une modalité axiologique) : le lien entre le bon plaisir du
« prince » (v. 51) et la nécessité du malheur des humbles est ainsi dénoncé comme un
excès insupportable du pouvoir.


Proposition de plan
Introduction
On rappellera le contexte des Châtiments : hostilité à l’égard de Louis-Bonaparte, futur
Napoléon III, qui vaut à Hugo un exil politique durant lequel il écrit le recueil. Visée polé-
mique de ces poèmes : ôter au nouvel Empereur toute légitimité et toute gloire politique
pour le faire apparaître comme simple criminel, comme assassin du peuple.
I. Un témoignage sur un crime
1. Un récit au cadre réaliste
– La date du titre
– Les éléments du décor : l’intérieur humble des gens du peuple
– La poursuite de la fusillade au dehors (v. 16-17)
2. La présence du poète
– Le poète fait partie des témoins (le « nous » ; les notations visuelles et auditives)
– Le poète est pris à partie par la vieille femme (le « je »)
II. Un récit pathétique
1. Les marques du registre pathétique
– Lexique des larmes et de la souffrance
– Une parole maternelle fortement modalisée : exclamations, questions rhétoriques
2. La violence du crime et l’innocence de l’enfant
– Le vers 1 : Un constat presque médico-légal
– Une description précise et terrible du corps de l’enfant
– La blancheur du corps et celle du drap, du linceul : symbolique de la pureté
– L’indifférence à la politique (les allusions aux jeux et à l’école ; la déclaration du
vers 46)
– Les caractérisations de l’enfant : bonté, douceur, fragilité…
3. L’enfant, une figure christique ?
– Une pieuse grand-mère : symbole du « rameau bénit » (v. 3), apostrophes à Dieu (v. 14
et 31)
– La figure implicite de la Pietà : l’enfant sur les genoux
– Les allusions au Christ : les plaies (touchées par saint Thomas ?, v. 9), la comparaison
du vers 36
III. Un poème engagé
1. La grand-mère : de la douleur à l’indignation
– Gradation de la douleur de la grand-mère
– La parole de la grand-mère vire lentement au réquisitoire (cf. « On est donc des
brigands », v. 32).
– L’exigence d’une explication de ce crime insensé (v. 40 à 48)
2. La fin du poème : une accusation de Napoléon III
– La structure du poème : long récit (v. 1 à 48) suivi d’une sorte de « moralité » politique
(v. 49 à 60)
– Le tournant du vers 49 : décrochage temporel, thématique et énonciatif
– Les procédés de la satire et de la polémique visant Napoléon III
– La date symbolique figurant à la fin du poème : un triste anniversaire


Conclusion
On pourra ouvrir sur l’idée que Victor Hugo s’est souvent voulu, dans ses œuvres,
témoin de son époque (cf. les posthumes Choses vues) et auteur engagé dans les
combats humanistes pour le progrès social et moral, dans ses poèmes comme dans
ses romans : Le Dernier Jour d’un condamné en 1829 contre la peine de mort, Claude
Gueux en 1834 contre l’injustice, Les Misérables en 1862 contre l’abandon du peuple
à sa misère…

Histoire des arts


L’art de la caricature (page 165)
➔➔ Objectif
Repérer les procédés de la caricature et en déterminer les effets.

➔➔ Présentation du texte
On pourra aisément rapprocher ce dessin du texte 2, « Fable ou histoire » (p. 162), mais
aussi éventuellement du texte 3 (« Souvenir de la nuit du quatre », pp. 163-164) : il s’agit
ici de dénoncer les crimes de Napoléon III et de mettre à jour sa vraie personnalité. Si
Hugo dénonce le coup d’État par lequel l’Empereur a instauré son pouvoir, Paul Hadol
(1835-1875) dénonce ici sa politique désastreuse lors de la guerre franco-prussienne
qui en a marqué la fin. Paru en effet après la chute du second Empire en 1870, juste
après la défaite de Sedan face à l’armée prussienne, le recueil de caricatures intitulé La
Ménagerie impériale composée des ruminants, amphibies carnivores et autres budgéti-
vores qui ont dévoré la France pendant vingt ans rassemble une trentaine de dessins de
P. Hadol. Dès sa parution, ce recueil marque certains écrivains par ses attaques directes
rendues possibles par les troubles de cette période.
Chaque page présente un portrait-charge d’une personnalité du régime impérial, avec
une tête aux traits accentués et un corps zoomorphe. Napoléon III y figure en première
page. C’est l’occasion de s’interroger sur le dessin satirique, lié à une actualité et ayant
l’apparence de la spontanéité, de l’impulsivité. Image de dénonciation, la caricature
vise également souvent à dédramatiser. La stylisation (qui ramène les personnages à
leurs traits distinctifs) et le grossissement (qui les ridiculise et les déprécie parfois en
les associant à l’animalité) permettent une communication visuelle efficace. L’outrance
parodique fait sourire ou rire, entraînant l’adhésion du spectateur ; la férocité, appuyée
sur des sous-entendus, à l’encontre du personnage visé met en évidence ce qui en lui
est aberrant, inacceptable, voire criminel (bêtise, narcissisme, mauvaise foi, cruauté
ou sadisme, etc.).

➔➔ Réponses aux questions


1. La caricature de P. Hadol se présente comme une sorte de représentation imagée du
bilan du second Empire : Napoléon III a mis à sang la France par son règne, qui s’achève
sur le massacre de la guerre franco-prussienne de 1870 et le désastre de Sedan : aux
abords de cette ville des Ardennes, Napoléon III et ses troupes se sont fait brusquement
encerclés par l’armée prussienne et, le 1er septembre 1870, l’Empereur fut obligé de capi-


tuler. La bataille de Sedan marque les esprits : Zola y fait largement écho dans son roman
La Débâcle (1892) et le grand écrivain belge Camille Lemonnier (1844-1913) lui consacre
une sorte de reportage romancé intitulé Sedan (repris parfois sous le titre Les Charniers,
1871).
2. Le vautour est un animal dont la réputation n’est guère flatteuse. Rapace, il incarne
des comportements négatifs : férocité, voracité, parce qu’il est carnivore et qu’il est
doté d’un bec tranchant et de serres acérées. Mais c’est, en outre, un charognard, qui
attend lâchement, non sans une certaine morbidité, que sa proie meure pour en dévorer
le cadavre. C’est un oiseau de mauvais augure, qui annonce la mort. Le choix de cet
animal pour figurer Napoléon III n’est pas anodin : il signale la cruauté d’un tyran qui a
lentement attendu que la France soit affaiblie et agonisante pour s’en repaître, profiter
de ses dernières ressources et en voler les ultimes richesses.
3. La France est représentée sous la forme d’une belle femme nue. Ses formes géné-
reuses et sensuelles en font une victime sacrifiée à un monstre. La pâleur du corps est
signe d’une pureté ou d’une innocence outrageusement violentée. Le bras qui pend et
les cheveux qui tombent manifestent la mort. Le nom « France » apparaît au-dessus de
la tête dans un tracé incurvé pour suggérer, peut-être, une auréole qui symboliserait la
sainteté de cette patrie martyrisée.
La beauté de la France contraste nettement avec l’aspect monstrueux de l’Empereur.
D’une taille démesurée par rapport à celle de sa victime, alliant une tête humaine
massive et un corps zoomorphe, le personnage rassemble deux caractéristiques de tout
monstre : la disproportion et l’hybridité contre nature. Enfin, les traits du visage sont
accentués et déformés pour outrer la laideur de l’homme : nez proéminent et arqué,
petits yeux enfoncés connotant la perfidie et la cruauté, visage empâté, rares cheveux
gris et raides, moustache dite « second Empire » démesurément allongée et accompa-
gnée d’une mouche (type de barbiche de l’époque).
4. Les couleurs sont significatives : sur un fond blanc, le vautour apparaît en un gris-
bleu évoquant la vieillesse qui contraste avec la jeunesse de l’allégorie féminine de la
France ; le rouge vif du sang coulant de ses lèvres et de ses serres suggére la violence
et le vampirisme du tyran.
L’ensemble peut faire allusion au drapeau bleu, blanc, rouge que la Révolution française
a créé en 1794 et qui devient, sous la IIIe République, un signe national important.
5. La caricature peut être rapprochée du poème « Fable ou histoire » de Victor Hugo en
ce que Napoléon III y est également représenté en animal aux connotations négatives
et que le poète signale le comportement « atroce » (v. 3) et « féroce » (v. 4) du prince qui
transparaît dans le dessin beaucoup plus directement avec les serres ensanglantées du
vautour.

Texte 4
Une parole indignée (pages 166-167)
➔➔ Objectif
Observer les moyens par lesquels le poète engagé s’implique et se représente dans son
texte.


➔➔ Présentation du texte
Ce poème, antidaté du 2 décembre 1852, a d’abord été intitulé « Moi », avant que le
poète ne lui donne le titre définitif « Ultima verba » (« dernière parole », en latin). Il
constitue le finale (au sens musical) du livre VII, juste avant le long poème qui conclut
le recueil, « Lux » (qui est le pendant de « Nox » à l’ouverture de l’ouvrage). Il répond à
une rumeur selon laquelle les proscrits seraient amnistiés par Napoléon III s’ils faisaient
acte d’allégeance, c’est-à-dire s’ils lui juraient fidélité et obéissance. Hugo ne supporte
pas l’idée que des compromissions puissent mettre fin à la révolte face à celui qu’il juge
comme un tyran infâme.
Les derniers quatrains du poème, restés célèbres, marquent sans doute le sommet de
l’engagement du poète : poésie et politique s’y rejoignent par la représentation que
le poète y élabore de lui-même et par la manière dont il prend en charge sa parole de
révolté.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La date indiquée, qui ne correspond pas à la réalité (le poème date en fait du 14
décembre 1852), est éminemment symbolique : le recueil semble s’achever le jour même
de l’anniversaire du coup d’État du 2 décembre 1851. Le coup de force poétique des
Châtiments répond donc jour pour jour au coup de force politique de Louis Bonaparte.
b. Bien que transparent pour un lecteur français, le titre latin suggère d’abord le pouvoir
du savoir face à la force militaire. C’est la langue de la culture qui s’érige contre la
barbarie politique. C’est aussi une langue qui a traversé les siècles, comme si les paroles
du poète s’inscrivaient ainsi dans l’éternité : dernière parole, mais destinée à durer, à
s’inscrire dans le marbre antique ou dans l’« airain » (v. 12 : cf. l’exegi monumentum
aere perennius d’Horace). En effet, elle porte en elle toutes les paroles qui luttent
contre la tyrannie (d’où les allusions à « César » et à « Sylla », v. 8 et 26).
c. Le poète s’adresse à différents destinataires :
– ses « nobles compagnons » morts dans la résistance au tyran et les républicains bannis
(v. 1 à 6) ;
– Napoléon III identifié à César (v. 7 à 10) ;
– la « fidélité pour les choses tombées » (v. 11-12) ;
– la France (v. 13 à 20) ;
– un destinataire moins déterminé, peut-être le lecteur seulement (v. 21 à 28).
Cette diversité rompt la monotonie, bien sûr, mais donne également l’impression que le
poète peut parler simultanément à tout le monde, porter une parole omnipotente, qui
encourage les bannis, menace le tyran, célèbre la patrie et annonce prophétiquement
l’avenir en même temps.

Lecture analytique
La souffrance de l’exilé
1. Le poète porte le deuil des compagnons morts dans les massacres ordonnés par Louis
Bonaparte pour asseoir son pouvoir et mater les révoltes : « Mes nobles compagnons,
je garde votre culte » (v. 1). Il est le gardien du souvenir des morts, qui ne doivent pas


sombrer dans l’oubli. Plus généralement, il porte le deuil de la France écrasée sous la
dictature.
2. Dans les strophes 4 et 5, la France est personnifiée. Elle accède au statut d’interlo-
cutrice par l’apostrophe lyrique « Ô France ! » (v. 14 ; puis « France ! », v. 18), et devient
un être qu’on peut « aim[er] » et « pleure[r] » (v. 14). Sa terre est « douce et triste »
(v. 15) : le deuxième adjectif, moral, humanise le pays par métonymie (ses habitants
sont tristes) ou par hypallage (l’évocation de cette terre suscite la tristesse du poète).
Le vers 16 met en valeur la terre natale par deux périphrases coordonnées : « Tombeau
de mes aïeux et nid de mes amours ». Le parallélisme de construction (nom + groupe
prépositionnel) se combine avec des antithèses lexicales (« Tombeau »/ « nid », « aïeux »/
« amours »). Les termes « tombeau » et « nid » sont des métonymies de la mort et de
la naissance : toute la vie affective du poète (deuils, amours) est contenue dans cette
terre. Le poète semble ainsi radicalement attaché à sa patrie par les sentiments et la
mémoire.
3. Le poète évoque sa terre natale dans un registre élégiaque, lié à la nostalgie. La
modalité exclamative des vers 14 à 18 exprime le regret, comme le confirme l’interjec-
tion « hélas ! » (v. 18). Le lexique affectif (« aimée », « pleure », « triste », « amours ») est
fortement convoqué dans ces vers pour souligner la souffrance de l’exil.
Une résistance farouche
4. Les noms « César » et « Sylla » renvoient à l’Antiquité romaine et aux dictatures du
passé ; en désignant Louis Bonaparte par ces noms de substitution, il replace le nouvel
Empereur dans la lignée des pires tyrans de l’Histoire, ce qui a évidemment une portée
polémique importante : c’est accabler Napoléon III du poids des crimes de ses prédéces-
seurs, l’accuser en tout cas des mêmes atrocités. C’est aussi, pour le poète, par ricochet,
faire de soi l’incarnation intemporelle de la résistance aux tyrans, quels qu’ils soient.
5. Les deuxième et troisième strophes accusent Napoléon III de tyrannie (le nom « César »)
et de crimes passibles d’enfermement. Ses partisans, serviles « valets » (v. 7), sont, quant à
eux, visés par le mot « trahisons » et l’expression « têtes courbées » (v. 9) qui font allusion à
leur lâcheté et à leur compromission, à leur déloyauté. Le poète exprime son mépris pour
l’Empereur par le tutoiement irrespectueux, provocateur et par la menace du « cabanon »
(v. 8) qui suggère la folie furieuse du dictateur puisqu’il désigne le cachot des fous jugés
dangereux.
6. Le poète se représente dans une posture assurée et autoritaire, les bras croisés (signe
de détermination), « indigné, mais serein » (v. 10), c’est-à-dire sûr de son bon droit, de la
justice de sa cause. Cette posture est rappelée partout dans le poème : les expressions
« pilier d’airain » (v. 12), « je planterai ma tente » (v. 19), « voulant rester debout » (v. 20),
connotent la verticalité fière et ferme du poète, qui s’oppose aux « têtes courbées » (v. 9)
et à ceux qui ont « plié » (v. 23).
L’affirmation de l’engagement du poète
7. Les vers 3 et 4 sont unis par un parallélisme de construction, mais ils s’opposent
lexicalement par une triple antithèse : « attacher » vs « jeter », « gloire » vs « opprobre »,
« insulte » vs « bénit ». Le « je » du poète paraît s’opposer à la foule des autres, les valets
de l’Empereur, désignés par l’indéfini « on ».


8. La parole du poète prend progressivement corps dans la deuxième strophe : « voix »
seule, puis « bouche » métonymique d’un corps encore incomplet (v. 6), elle se rattache
enfin implicitement à un corps en action, à une gestuelle imaginable : « je te montrerai »
(v. 8) ; la strophe suivante donnera enfin une image pleine du poète dans sa posture
(bras croisés).
9. Le poète s’affirme solidaire des autres victimes du tyran : gardien du « culte » des
morts (v. 1), uni aux autres « Bannis » par l’idéal républicain (v. 2), il se représente
« Parmi les éprouvés » (v. 19) et s’inscrit dans une communauté de mille révoltés vague-
ment désignée par le « on » du vers 25. Mais le poète est aussi solitaire ; exilé, « pros-
crit » (v. 20), il se sait seul sur son île. De plus, il s’imagine fièrement être le plus résolu
de tous et donc éventuellement le dernier à résister : « S’il n’en reste qu’un, je serai
celui-là ! » (v. 28).
10. Le dernier quatrain fait se succéder quatre ensembles de deux propositions : à
chaque fois, une subordonnée hypothétique introduite par « si » et une principale.
Ce parallélisme, cette répétition de structure syntaxique mettent d’autant mieux
en évidence la progression du sens, la réduction progressive du nombre de révoltés :
« mille », « cent », « dix » puis « un ». L’effet est saisissant : il donne à voir une diminution
épique des combattants, soulignant l’héroïsme du poète, dernier à se battre. Le futur
de l’indicatif (« je serai ») exprime la certitude du poète qui, dans cet héroïsme solitaire,
prend une valeur exemplaire : il incarne le courage absolu. La solitude devient le signe
de l’héroïsme.

Vers le bac
La dissertation
Proposition de plan
Deux remarques :
– la question posée invite à un plan thématique plutôt que dialectique. Cependant, il
n’est pas impossible de modifier la question en demandant, par exemple : pensez-vous
que les poètes, les écrivains et les artistes aient le pouvoir de « réveille[r] le peuple » ?
Une telle formulation invitera davantage les élèves à adopter une démarche dialectique,
plus intéressante mais plus exigeante aussi ;
– La citation de Victor Hugo doit inviter à bien prendre en compte les stratégies de la
poésie engagée (« ce n’est pas avec de petits coups… ») et à ne pas se limiter à un réper-
toire de « sujets », de thèmes récurrents de l’engagement littéraire.
Introduction
I. La poésie engagée cherche à (r)éveiller la conscience du lecteur
1. Elle peut exposer des problèmes politiques.
– Au sens strict, la poésie engagée est une prise de position politique. Hugo marque
ainsi par la satire et la polémique des Châtiments son hostilité viscérale contre
Napoléon III (ex. : « Fable ou histoire »).
– La littérature engagée est souvent liée à l’idéologie politique des auteurs. Une partie
importante de la poésie de Louis Aragon laisse ainsi transparaître ses options commu-
nistes.


– La poésie de la Résistance mêle la lutte politique contre le fascisme et le nazisme, et
des idéaux de liberté, de solidarité et de justice qui sont les valeurs absolues au nom
desquels les poètes prennent la parole (ex. : « Liberté » de Paul Eluard, Poésie et vérité,
1942).
2. Elle peut s’adresser à la conscience morale du lecteur.
– La littérature engagée (r)éveille surtout le sens moral du lecteur en l’interpellant,
notamment, sur les injustices sociales et les inégalités qui contredisent les idéaux
humanistes de tout un chacun. On peut évoquer, à cet égard, l’aspect exemplaire de
l’œuvre romanesque (Le Dernier Jour d’un condamné, 1834, contre la peine de mort) et
poétique de Victor Hugo (« Melancholia », Les Contemplations, 1856, contre le travail
des enfants).
– Le combat d’Émile Zola en faveur du capitaine Dreyfus, accusé à tort de trahison, en
est un exemple privilégié : les écrivains s’engagent pour la justice et contre les discrimi-
nations (en l’occurrence antisémites). Cf. sa lettre ouverte « J’accuse » dans le journal
L’Aurore, le 13 janvier 1898.
3. Elle peut éveiller à des questions existentielles et anthropologiques.
– La poésie engagée touche souvent, en dernière analyse, à des interrogations plus
larges et profondes sur l’homme, sur la nature humaine. En luttant pour la reconnais-
sance de la diversité culturelle, en particulier des cultures africaines et antillaises, les
poètes de la Négritude ont ainsi, dans les années 1940-1960, posé la question de la
valeur de tout homme, par-delà même la simple lutte contre le racisme et l’européo-
centrisme – le Cahier d’un retour au pays natal (1939) d’Aimé Césaire ou les Éthiopiques
(1956) de Léopold Sédar Senghor, en sont des exemples possibles.
II. La poésie engagée (r)éveille le lecteur dans ses émotions et ses sentiments
1. Elle suscite des émotions plutôt qu’elle ne fait appel au raisonnement.
– La force argumentative de la poésie engagée réside dans son appel aux émotions ;
elle persuade davantage qu’elle ne sollicite la raison logique. Aussi est-elle plus immé-
diatement efficace. Elle peut jouer sur toute la gamme des émotions, mais ses armes
privilégiées sont l’effet pathétique (« Souvenir de la nuit du quatre » de Victor Hugo),
l’indignation et la dérision (Les Châtiments usent des deux à la fois, dans une veine
satirique : « Fable ou histoire »).
– La force des images poétiques est alors exploitée de façon maximale ; comme l’affirme
Victor Hugo dans sa lettre à Hetzel, la poésie engagée ne peut pas être « modérée ». Elle
doit frapper le lecteur, le faire réagir, en recourant aux figures d’insistance et d’ampli-
fication (accumulation, hyperbole) ou d’opposition (antithèses, oxymores). La poésie
d’Hugo est fortement antithétique, au point de confiner parfois au manichéisme ; Les
Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné, pendant les guerres de Religion du xvie siècle,
dénoncent les massacres et leur violence en les donnant à voir par l’hyperbole.
2. La voix poétique est aussi une voie ouverte par le poète.
– Le poète engagé s’implique dans son discours, dans sa parole et se représente parfois
lui-même dans des postures exemplaires destinées à montrer la voie au lecteur, à l’en-
courager à adopter les mêmes opinions et à agir de la même façon que lui. L’exhortation
est relayée par l’exemplification. On peut, là encore, prendre l’exemple d’Hugo, qui
met en scène sa résistance que rien ne peut fléchir face au tyran dans « Ultima verba ».


III. La poésie engagée éveille le lecteur à l’action
1. Le lecteur est invité à prendre conscience de son pouvoir.
– La poésie engagée souhaite que le lecteur prenne conscience de son pouvoir d’agir
et de la nécessité de ne pas tout laisser faire. Elle peut (r)éveiller son désir individuel
d’action, mais cherche, plus souvent, à lui faire rejoindre une communauté, celle des
résistants (P. Eluard, Poésie et Vérité, 1942), celle des opposants à la guerre du Vietnam
(chansons de Bob Dylan comme Blowin’in the wind, 1962), celle des opposants à
Napoléon III (Les Châtiments).
– Au xviiie et au xixe siècle, la littérature engagée s’adresse souvent au peuple pour lui
faire prendre conscience qu’il peut changer le cours de l’Histoire, modifier son destin en
agissant (chansons révolutionnaires, chansons de Pierre Dupont, récits de Jules Vallès).
2. La poésie engagée repose sur la foi en l’homme.
– La poésie engagée repose toujours sur la foi en l’homme et l’espoir en un progrès
social et moral. En ce sens, la poésie d’Hugo incarne un idéal républicain et humanitaire
hérité des Lumières.
Conclusion

Prolongement possible
On pourra proposer, en complément de ce parcours sur Les Châtiments, la simple
lecture cursive du Bachelier (1881) de Jules Vallès, en tout ou en partie. On peut, par
exemple, limiter la lecture aux chapitres VI à XIII inclus, dans lesquels le récit se resserre
autour du coup d’État de Louis Bonaparte.

Texte complémentaire (supplément)


Un portrait satirique de Napoléon III pendant la guerre de 1870
Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai (1870)

➔➔ Intérêt du texte
Il s’agit de montrer, à l’autre bout du règne de Napoléon III, la continuité d’une tradi-
tion satirique dans la poésie du xixe siècle. La critique, chez Rimbaud, passe par d’autres
procédés que ceux analysés chez Hugo : le burlesque opère ici une véritable mise à mort
de la figure héroïque que l’Empereur aurait souhaité laisser de lui-même.

Les premiers poèmes d’Arthur Rimbaud (1854-1891) utilisent volontiers des


formes fixes traditionnelles, telles que le sonnet, mais se montrent néanmoins
souvent grinçants, satiriques, voire révoltés quand ils touchent aux misères
dont le jeune poète a été le témoin direct. Rimbaud a été frappé en particu-
lier par la guerre franco-prussienne de 1870, dans laquelle Napoléon III a
entraîné la France après un maladroit bras de fer diplomatique avec le roi
de Prusse Guillaume Ier, dont il voyait avec crainte grandir l’influence sur les
États allemands.
L’éclatante victoire de Sarrebrück,
– remportée aux cris de vive l’Empereur !


(Gravure belge brillamment coloriée,
Se vend à Charleroi, 35 centimes).
Au milieu, l’Empereur, dans une apothéose1
Bleue et jaune, s’en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, – car il voit tout en rose,
Féroce comme Zeus2 et doux comme un papa3 ;
En bas, les bons Pioupious4 qui faisaient la sieste
Près des tambours dorés et des rouges canons,
Se lèvent gentiment. Pitou5 remet sa veste,
Et, tourné vers le Chef, s’étourdit de grands noms !
À droite, Dumanet6, appuyé sur la crosse
De son chassepot7, sent frémir sa nuque en brosse,
Et : « Vive l’Empereur ! » – Son voisin reste coi8…
Un shako9 surgit, comme un soleil noir… Au centre,
Boquillon10 rouge et bleu11, très naïf, sur son ventre
Se dresse et, – présentant ses derrières12 – : « De quoi ?... »
Octobre 70
Arthur Rimbaud, « Cahiers de Douai », 1870.
1. Apothéose : glorification, déification. – 2. Zeus : dieu suprême de l’Olympe, dans
la mythologie grecque. – 3. Le fils de Napoléon III, le Prince impérial, a participé à
Sarrebrück à sa première bataille. – 4. Pioupious : jeunes soldats (allusion au cri des
poussins). – 5. Pitou : nom donné à un soldat naïf. – 6. Dumanet : dans les caricatures de
l’époque, nom traditionnel donné à un homme de troupe crédule. – 7. Chassepot : fusil
utilisé par l’armée française de 1866 à 1874. – 8. Coi : muet, bouche bée. – 9. Shako : ici,
soldat qui porte le shako, coiffure militaire rigide dotée d’une visière. – 10. Boquillon :
personnage traditionnel des satires représentant le soldat idiot. – 11. Ce sont les couleurs
de l’uniforme militaire français de l’époque. – 12. Ses derrières : expression ambiguë qui
désigne soit les fesses, soit les soldats situés à l’arrière des troupes.

➔➔ Questions
1. Le sonnet prétend s’inspirer d’une soi-disant « gravure belge brillamment coloriée ».
Par quels moyens le poème donne-t-il l’impression de décrire effectivement cette
image ?
2. Observez le titre du poème et la précision entre parenthèses qui le suit. Quels indices
de grincement, de discordance ironique peut-on y percevoir ?
3. Dans le premier quatrain, relevez des termes appartenant à des niveaux de langue
opposés. Quel effet ce contraste provoque-t-il ?
4. Quels procédés satiriques les trois strophes suivantes mettent-elles en œuvre ? Quels
ridicules de l’armée française sont visés ?
5. En quoi le dernier vers est-il irrévérencieux envers Napoléon III ?
6. Mettez en parallèle les deux paroles des soldats dans les tercets : si on lit l’un après
l’autre, quelle signification nouvelle l’interrogation « De quoi ? » prend-elle ? Quel effet
suscite alors la chute du poème ?


➔➔ Réponses aux questions
1. Le sonnet insiste sur la dimension visuelle, picturale de sa description. Il se présente,
au sens strict, comme une ecphrasis : la description d’une œuvre d’art – même si, en
l’occurrence, la qualité esthétique de la gravure est soumise à caution ! On remarque
d’abord une insistance, assez plaisante, sur les indices spatiaux qui permettent de se
représenter la structure de l’image : « Au milieu » (v. 1), « En bas » (v. 5), « À droite » (v. 9),
qui ouvrent chaque strophe et « Au centre » (v. 12). Les adjectifs de couleur abondent,
suggérant l’aspect bariolé de la gravure : « Bleue et jaune » (v. 2) « dorés » et « rouges »
(v. 6), « rouge et bleu » (v. 13). Deux couleurs sont encore citées, mais de façon imagée :
« il voit tout en rose » (v. 3) et « comme un soleil noir » (v. 12 ; le noir peut cependant
renvoyer concrètement au shako). Enfin, bien entendu, la description des attitudes
figées et quelque peu caricaturales des personnages participe de l’ecphrasis : « raide »
(v. 2), « appuyé sur la crosse/De son chassepot » (v. 9-10).
2. Le titre du sonnet repose sur la dimension épique de la scène : « éclatante victoire »,
« remportée aux cris de vive l’Empereur ! ». Or, l’épigraphe tire plutôt la scène du côté
du burlesque, en dégradant l’héroïsme suggéré par le titre : l’adjectif « éclatante », pris
au sens figuré, trouve son pendant dans l’expression « brillamment coloriée », toute
concrète et connotant le mauvais goût. La précision triviale du prix (« 35 centimes »)
dégrade encore la noblesse du sujet. Enfin, au nom de « Sarrebrück », qui évoque, par sa
consonance allemande, un horizon lointain et un champ de bataille glorieux, répondent
les mots « belge » et « Charleroi », beaucoup moins dépaysants. Le poète instaure donc
d’emblée un grincement satirique.
3. Le poète joue, dans le premier quatrain, sur les tensions entre des niveaux de langue
opposés : les termes « apothéose », « Flamboyant » et « Féroce » relèvent d’un registre
soutenu, que redouble encore l’allusion mythologique à « Zeus » ; mais ils sont indû-
ment mêlés à des mots enfantins, hypocoristiques, tels que « dada » et « papa ». Par ce
violent contraste, le poète introduit une nouvelle dissonance, un grincement ironique
qui démolit le héros, défigure l’Empereur, en minant sa statue glorieuse par une vision
naïve qui met à nu sa nature bourgeoise de bon père de famille ou de gamin qui croit
jouer à la guerre.
4. Le second quatrain et les tercets exploitent la veine satirique. Le poète reprend les
noms ridicules des personnages caricaturaux traditionnels : « Pitou », « Dumanet »,
« Boquillon ». Il suggère des défauts physiques (aspect ventru de Boquillon) et moraux
(naïveté ; idiotie marquée par le fait de rester coi ; enthousiasme patriotique imbécile :
« s’étourdit de grands noms », « sent frémir sa nuque »). Surtout, il dépeint la paresse
extrême de l’armée française, soulignée à la fois par le lexique du repos (« sieste »,
« appuyé ») et par les verbes de mouvement indiquant un réveil (« Se lèvent », « frémir »,
« Se dresse »).
5. Le dernier vers est ambigu, mais il semble irrévérencieux envers Napoléon III puisqu’il
peut signifier que Boquillon montre ses fesses au nom de l’Empereur – geste évidem-
ment provoquant et humiliant (depuis le Moyen Âge au moins).
6. Alors que, lue seule, la question « De quoi ? », qui clôt le poème, paraît être une
simple demande d’information sur ce qui se passe et qui oblige à se lever, elle prend, si
on la lit comme une réaction au cri de « Vive l’Empereur ! » du vers 11, un autre sens :


le soldat demanderait alors ce qui vaut à l’Empereur qu’on le loue, qu’on le célèbre en
lui souhaitant longue vie. La chute du sonnet serait ainsi une dénonciation de l’incom-
pétence militaire de Napoléon III, qu’on ne peut guère féliciter de sa défaite devant
l’armée prussienne.

Séquence 2
Trois réflexions sur la société des hommes, aux xviiie et xixe siècles
Corpus de textes B

L’homme, un être de paroles :


la diversité des langues en question
B i b l i o g r a p h i e
Sur la réflexion littéraire et philosophique sur les langues
– Gérard Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, 1976, Le Seuil, coll. « Points
Essai », 1999.
– George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, 1978, Albin
Michel, 1998.
– Paul Zumthor, Babel ou l’inachèvement, Le Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1997.
Sur la question de l’origine des langues au xviiie et au xixe siècle
– Johann Gottfried Herder, Traité sur l’origine des langues (1772), traduit par L. Duvoy,
Allia, 2010.
Sur le statut de la langue française au xviiie siècle
– Rivarol, L’Universalité de la langue française (1783), Arléa, 1998.
– Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français (2001), Le Livre de Poche, Librairie
Générale Française, 2003.
Sur les auteurs et les œuvres du corpus
– Catherine Kintzler, « Introduction », in J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues
(1781), G.-F., Flammarion, 1993, pp. 5-46.
– Simone Balayé, Madame de Staël. Lumières et liberté, Klincksieck, 1979.
– Jean-François Jeandillou, « Nodier ou la naïveté linguistique », Poétique, n° 129, février
2002, pp. 91-103.

S i t o g r a p h i e
Sur le site de la BnF Gallica (http ://gallica.bnf.fr/), on pourra consulter notamment
les textes suivants :
– Charles de Brosses, Traité de la formation mécanique des langues et des principes
physiques de l’étymologie, tome I, chapitre VI (« De la langue primitive et de l’onoma-
topée), 1765 ;
– Ernest Renan, De l’origine du langage, chapitre I, 1848.


Texte 1
Le langage vient des passions (pages 168-169)
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781)

➔➔ Objectif
Étudier une argumentation polémique.

➔➔ Présentation du texte
Bien que posthume, l’Essai sur l’origine des langues, publié en 1781, est un des textes
majeurs de Rousseau sur le langage et sur la musique. On y trouve une thèse destinée à
une grande fortune : le langage viendrait des passions et non des besoins et des nécessités
matérielles. L’origine du langage serait l’expression du sujet, non la communication au
sens d’échange utilitaire. Rousseau nuance certes cette thèse dans la suite de l’ouvrage,
mais le texte présenté ici, extrait du chapitre II, est révélateur d’une opposition nette, sur
ce point, aux théoriciens matérialistes de l’origine des langues (notamment Condillac,
auteur de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines en 1746, Maupertuis, auteur
deux ans plus tard des Réflexions philosophiques sur l’origine des langues et la significa-
tion des mots et enfin Beauzée, auteur de l’article « Langue » de l’Encyclopédie de Diderot
et d’Alembert). Il s’agit de montrer la primauté de la dimension poétique et vocalique des
langues, qui l’amènera à élaborer une théorie de la musique. Rousseau s’appuie ici sur sa
propre théorie des deux états de nature : l’humanité aurait d’abord été dispersée et igno-
rante sous l’effet des besoins physiques, puis, pour surmonter les contraintes naturelles,
se serait rapprochée, aurait partagé les techniques et mis en place des échanges divers.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Selon le dictionnaire Le Petit Robert, le mot « passion » vient du latin impérial
« passio », « souffrance ». On peut relever huit significations principales dans ce diction-
naire :
1) « Souffrance » (cf. la Passion du Christ : ses supplices)
2) « Tout état ou phénomène affectif. → émotion, sentiment »
3) « État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie de l’esprit, par l’inten-
sité de ses effets ou par la permanence de son action »
4) « Spécialt L’amour, quand il apparaît comme un sentiment puissant et obsédant »
5) « Vive inclination vers un objet que l’on poursuit, auquel on s’attache de toutes ses
forces »
6) « Affectivité violente qui nuit au jugement »
7) « La passion : ce qui, de la sensibilité, de l’enthousiasme de l’artiste, passe dans
l’œuvre »
8) « Expression d’un état affectif d’une grande puissance »
Rousseau emploie ici le mot dans son acception large et philosophique correspondant
à la deuxième signification du dictionnaire : « Tout état ou phénomène affectif ». Il relie
la passion à la vie morale, à la vie de l’esprit, pour mieux l’opposer à la vie corporelle,
physique.


b. Rousseau n’est pas que philosophe et théoricien. Il est aussi auteur d’opéras (Le
Devin du village, 1752), de pièces de théâtre (Pygmalion, 1771), de romans (Julie ou la
Nouvelle Héloïse, 1761) et des Rêveries du promeneur solitaire (1778), dont la prose
poétique est unanimement louée. Or, le texte, bien qu’extrait d’un ouvrage de réflexion,
révèle les qualités poétiques du style de son auteur. On y remarque en effet le goût de
l’équilibre dans les structures de la phrase : les groupes ternaires (« des accents, des cris,
des plaintes », l. 20) et binaires (« ni la faim, ni la soif », l. 15 ; « pour émouvoir un jeune
cœur, pour repousser un agresseur injuste », l. 18-19 ; « chantantes et passionnées »,
l. 21-22 ; « simples et méthodiques », l. 22) en sont la preuve la plus flagrante.

Lecture analytique
Un raisonnement construit sur une opposition
1. Dans la deuxième phrase, le pronom indéfini « On » (l. 2) renvoie aux théoriciens
matérialistes dont Rousseau remet en cause la thèse (le verbe « prétendre » laisse
attendre un renversement d’opinion). Il s’oppose au pronom personnel « me » (l. 3),
qui réfère, dans le cadre d’un essai, à l’auteur lui-même. Le registre polémique est ainsi
d’emblée mobilisé.
2. Le champ lexical du besoin est constitué des mots « besoins » (l. 3, 4 et 10), « faim »,
« soif » (l. 15), « s’en nourrir » (l. 17) et « se repaître » (l. 18). D’autres mots ou expressions
sont explicitement opposés à ce champ : « sentir » (l. 1-2), « besoins moraux » (l. 12-13),
« passions (l. 13), « l’amour, la haine, la pitié, la colère » (l. 15-16), « émouvoir » (l. 18),
« cœur » (l. 19). Le besoin et la passion sont ici des antonymes qui éclairent la thèse
de Rousseau puisqu’ils révèlent que celle-ci repose sur un dualisme du physique et de
l’émotionnel, du corps et de l’âme.
3. Le premier paragraphe constitue la réfutation de la thèse qui veut que le langage
provienne des besoins. Rousseau exprime donc sa propre pensée dans le second para-
graphe : « Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher
à vivre force à se fuir » (l. 13-14). L’auteur est confiant dans la véracité de sa thèse.
Certains mots montrent son assurance lorsqu’il réfute la thèse adverse : il tient celle-ci
pour « insoutenable » (l. 3-4), utilisant cet adjectif à dessein : le préfixe négatif « in- »
associé au suffixe de possibilité « -able » souligne une impossibilité complète. De même,
le raisonnement réfuté est qualifié d’« absurde » (l. 11), de contraire à la raison. Mais
Rousseau, a contrario, souligne le bon sens de sa thèse, son « évidence » (l. 9). L’usage
répété du présentatif « voilà » (l. 20 et 21), qui garde étymologiquement un lien avec ce
qui est visible, renforce cet aspect.
Une vision sentimentale et passionnée de l’homme
4. Selon Rousseau, les besoins éloignent les hommes car la faim et la soif, instincts
vitaux, les poussent à se disperser sur la terre afin de trouver de quoi se nourrir et
s’abreuver, sans se concurrencer démesurément.
5. Les hommes, dans l’état de nature que Rousseau pose comme hypothèse théorique,
s’inspirent des sentiments contradictoires : « l’amour, la haine, la pitié, la colère »
(l. 15-16), dont on retrouve la binarité plus loin : « pour émouvoir un jeune cœur, pour
repousser un agresseur injuste » (l. 18-19). C’est un balancement entre attraction et
répulsion que Rousseau esquisse. L’homme est donc perçu comme un être dominé par


ses passions, ses sentiments et à l’origine, il est donc privé de raison, dominé par des
mouvements quasi instinctifs, en tout cas purement émotionnels et irréfléchis.
Langage et poésie
6. Certains termes renvoient à l’univers musical, tels que « voix » (l. 16), « accents »
(l. 20 ; le terme désigne ici une inflexion de voix qui échappe à la signification verbale),
« chantantes » (l. 21). Ils s’opposent au « silence » (l. 18) dans lequel un être qui cherche
seulement à satisfaire ses besoins reste plongé, mais aussi aux aspects « simples et
méthodiques » (l. 22) du langage purement utilitaire.
7. Les expressions « l’amour, la haine, la pitié, la colère » (l. 15-16) et « des accents, des
cris, des plaintes » (l. 20) sont des énumérations. La première se fonde sur deux couples
de termes antithétiques, la seconde sur des variations quasi synonymiques.
On remarquera l’équilibre de ces expressions : la première laisse apparaître un rythme
binaire de mesure syllabique croissante (2/2/3/3), la seconde est un procédé bien
connu de la prose classique : le groupe syntaxique ternaire. On voit ici affleurer, sous
l’argumentation polémique, le registre lyrique, ce que confirment l’emploi imagé de
l’hyperbole (« et tout le reste fût demeuré désert », l. 8), les personnifications fugaces
(« Les fruits ne se dérobent point à nos mains », l. 16-17 ; « la nature dicte », l. 19) et
l’emphase de l’anaphore « voilà » (l. 20 et 21).

Vers le bac
Le commentaire
Proposition de réponse rédigée
On suppose que le commentaire suivrait le plan proposé pour les questions de la lecture
analytique.
Jean-Jacques Rousseau occupe une place à part au sein du siècle des Lumières : philosophe
qui partage, avec Montesquieu ou Voltaire, le souci de la justice sociale et de la lucidité
politique, il s’éloigne en revanche souvent d’un rationalisme étriqué pour faire une place
plus importante à la sensibilité. La réflexion sur le langage et sur la musique qu’il déve-
loppe dans son Essai sur l’origine des langues, paru à titre posthume en 1781, comporte
ainsi une dimension polémique : le chapitre II s’oppose à la thèse des philosophes maté-
rialistes qui explique l’origine des langues par les besoins physiques des hommes.
Rousseau soutient en effet l’idée que l’homme a un langage parce qu’il est un être
de passions : ce sont les affects – émotions passagères, telles que la peur ou la colère
ou sentiments durables, comme l’amour et la haine – qui auraient poussé l’homme à
parler. Les langues, selon Rousseau, ne répondraient donc pas à un besoin utilitaire de
communiquer, de désigner les choses et les sensations, mais au désir de s’exprimer,
de dire sa subjectivité. La thèse peut sembler paradoxale, qui place la passion avant le
besoin, l’affect avant le corporel. Il s’agit alors de savoir comment Rousseau parvient,
dans ce texte, à renverser l’idée communément admise en son temps et à défendre
efficacement son opinion.
Polémique, parce qu’il réfute la thèse matérialiste, le texte oppose donc systématique-
ment les besoins aux passions. Donnant la primauté à ces dernières dans l’ordre du
langage, c’est une conception particulière de l’homme qui sous-tend cette hypothèse sur
le langage : l’homme est défini comme un être passionné. Mais si, dans la langue, c’est


l’émotion qui se dit, alors l’argumentation ne peut que gagner à se faire, comme dans ce
texte, persuasive et séduisante, c’est-à-dire à tendre vers la poésie.

Texte 2
La langue ou le miroir d’un peuple (pages 169-170)
Madame de Staël, De l’Allemagne (1810)

➔➔ Objectif
Observer les procédés d’une argumentation épidictique qui procède par comparaison.

➔➔ Présentation du texte
De l’Allemagne est un livre au destin difficile : publié en 1810, mais pilonné sur ordre
de Napoléon Ier, dont l’auteur était une farouche adversaire, il fut republié en français à
Londres en 1813, puis à Paris l’année suivante. C’est le livre le plus célèbre de l’auteur,
mais il n’aurait pas vu le jour sans l’exil auquel Napoléon avait condamné Mme de Staël
en 1803 et qui l’a obligée à séjourner longuement en Allemagne où, au fil des conver-
sations avec les intellectuels et de ses lectures assidues des poètes et philosophes alle-
mands, elle a découvert toute une nouvelle manière de penser, de sentir et de s’exprimer :
le romantisme allemand. Le livre fut un moment crucial de la modernité littéraire : si Mme
de Staël ne partage pas la condamnation de l’esprit des Lumières des intellectuels alle-
mands qu’elle côtoie (notamment, les brillants frères Schlegel), elle a fait passer en France
une philosophie et une esthétique complètement neuves, qui vont jouer un rôle essentiel
dans la naissance du romantisme français. Le texte que nous proposons est emblématique
de cette fascination pour une culture étrangère, dont le fondement est une langue bien
différente de la nôtre, fascination qui ne réduit pas à néant, loin s’en faut, le profond
attachement de Mme de Staël, fille des Lumières, à l’esprit de conversation français.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
On peut synthétiser dans un tableau les qualités respectives des langues française et
allemande :
Langue française Langue allemande
– L’élégance et le raffinement (« poli », – La civilité cordiale (l. 14)
l. 2) qui permettent le sens de la nuance – La profondeur (l. 12-13), que favorisent
(l. 14) mais aussi la finesse ironique   la lenteur (l. 25) et la « vérité » des mots
du persiflage (l. 40) (l. 41)
– L’efficacité, qui se décline en clarté,   – Une gaieté pittoresque et accessible  
en netteté et en rapidité (l. 2 à 4) à tous (l. 27 à 32)

Lecture analytique
Mœurs et langue
1. Pour comparer les langues, Mme de Staël ne cesse d’employer des comparatifs :
– « plus claire », « plus rapide », « plus légèrement », « plus nettement » (l. 3-4) ;


– « beaucoup moins » (l. 5) ;
– « cela vaut mieux », « plus civil », « moins piquant » (l. 12-13) ;
– « plus cordiale », « moins nuancée », « plus d’égards pour le rang et de précautions
en tout » (l. 14-16) ;
– « plus qu’on ne ménage », « beaucoup plus volontiers » (l. 16-17) ;
– « plus de faire de la peine qu’[ils n’ont envie de plaire] » (l. 18-19).
On remarque que certains de ces comparatifs sont renforcés par l’adverbe « beaucoup ».
On peut également relever l’hyperbole finale : « l’on peut exprimer avec le français mille
observations fines et se permettre mille tours d’adresse dont la langue allemande est
jusqu’à présent incapable » (l. 42 à 44).
Le français est assez largement valorisé par rapport à la langue allemande.
2. L’allemand est présenté par l’auteur comme une langue jeune : « laissée pure » par les
mœurs (l. 28), les mots y paraissent « encore dans toute leur vérité et dans toute leur
force » (l. 40-41). Il garde, selon un étonnant oxymore, son « antique naïveté » (l. 30) : on se
rappelle que le mot « naïveté » garde étymologiquement un lien avec l’idée de jeunesse,
de naissance (« naïf » vient du latin « nativus », dérivé du supin du verbe « nasci »,
« naître » : « qui a une naissance, un commencement », selon le Dictionnaire historique
de la langue française d’Alain Rey). L’allemand garde donc des virtualités : il est « jusqu’à
présent incapable » de certaines finesses d’expression (l. 44), mais cela présuppose qu’il
pourra y accéder par la suite. Au contraire, le français est une langue déjà rodée. « Poli
par l’usage » (l. 2), il a déjà « subi toutes les aventures de la société » (l. 37) qui l’ont
chargé, voire surchargé d’implicite, les mots ayant des connotations parfois ridicules à
cause d’un « hasard » ou d’une « allusion » (l. 36).
Par conséquent, le français a certes l’avantage dans la conversation, mais c’est bien de
l’allemand que l’on peut espérer un renouvellement : l’allemand peut encore apparaître
comme la langue de la modernité.
3. Chaque langue est, pour Mme de Staël, le reflet de la société qui l’a produite et
qu’elle a produite. Ainsi, la qualité de la langue est-elle consubstantielle à la civilité,
aux conventions sociales qui se trahissent dans la conversation : si la conversation alle-
mande est plus lente et plus profonde, c’est parce que le sens d’une phrase se fait
attendre avec le verbe rejeté à la fin, alors que l’animation et la légèreté de la conver-
sation française sont liées à la possibilité d’interrompre celui qui parle avant qu’il n’ait
fini sa phrase (premier paragraphe). De même, la surcharge de formules de politesse
de la conversation allemande vient du souci pour les germanophones de ne pas blesser
autrui, quand le français cultive surtout l’art de plaire (deuxième paragraphe). Enfin, la
plaisanterie allemande, provenant de la bizarrerie même des mots, est profondément
démocratique ouverte, compréhensible par tous, alors que la gaieté française joue sur
la finesse du langage, l’ironie, les connotations subtiles qui ne sont accessibles qu’à
des esprits élevés et rompus aux tours d’adresse du langage (quatrième paragraphe).
4. Le français est, selon Mme de Staël, une langue qui a poussé le peuple a plus de déli-
catesse et de politesse. Elle permet d’aborder avec finesse les « sujets les plus délicats »
(l. 18) et de « nuanc[er] » davantage la politesse (l. 14). Pourtant, la politesse allemande,
souvent pesante, paraît « plus cordiale » (l. 14) et peut-être aussi plus sincère, étant
moins un art de plaire qu’un souci de ne pas heurter…


L’art de la conversation
5. Mme de Staël fait de la conversation l’un des angles de la comparaison entre les deux
langues, comme l’indique le titre du chapitre de son ouvrage : « De la langue allemande
dans ses rapports avec l’esprit de conversation ». Le mot « conversation » revient régu-
lièrement dans le texte (l. 5, 21 et 34) : il est associé par l’auteur au plaisir que procure
un entretien « piquant » (l. 13) et une « discussion […] animée » (l. 8). La conversation
est un « art » (l. 17) où l’on use d’adresse et de finesse, comme le souligne la dernière
phrase de l’extrait. Le français semble la langue privilégiée de ce divertissement plaisant
et jamais ennuyeux.
6. Dans la phrase « Le mérite des Allemands, c’est de bien remplir le temps ; le talent
des Français, c’est de le faire oublier » (l. 24-26), Mme de Staël donne un exemple de la
finesse et de l’esprit que permet la langue française. Elle joue d’une subtile variation
entre synonymie (« mérite »/« talent ») et antithèse (« remplir »/oublier ») dans un paral-
lélisme syntaxique. La dislocation des propositions (détachement d’un groupe nominal
en tête de phrase, repris par le pronom « c’ ») donne un aspect encore plus emphatique
à l’affirmation de l’essayiste. Les échos phonétiques qui marquent les fins de segments
syntaxiques (« Allemands »/« temps » [ã] ; « Français »/oublier » [E]/[e]) participent du
style lapidaire, formulaire, de la phrase, qui caractérise brièvement chaque peuple.
7. Malgré l’éloge qu’elle en fait, la conversation française n’est pas exempte, aux yeux
de Mme de Staël, de tout défaut. L’esprit de finesse est aussi parfois une forme de
cruauté : l’ironie, « l’arme du persiflage » (l. 40) peuvent faire de l’art de la conversa-
tion un véritable combat. En outre, la politesse française, motivée par une « envie de
plaire » (l. 19) touche à l’insincérité, à l’hypocrisie, comme le souligne peut-être le verbe
« flatte[r] » (l. 16).

Vers le bac
L’oral
Une comparaison entre le texte de Mme de Staël et celui de Nodier (p. 171 du manuel)
pourrait faire l’objet d’une question lors de l’entretien oral. On peut attendre des élèves
qu’ils formulent les observations suivantes :
– les deux auteurs partent d’une même hypothèse : la diversité des langues serait le
reflet de celle des peuples. Mme de Staël étudie ainsi l’allemand et le français en souli-
gnant la différence de leurs qualités dans la conversation, ce qui lui permet de carac-
tériser indirectement les mœurs ou l’esprit de chacun des deux peuples par quelques
traits dominants (la lenteur et la profondeur chez les Allemands, la finesse et la vivacité
chez les Français). Nodier considère plutôt, dans l’extrait donné, l’influence du milieu
géographique où vit chaque peuple sur sa langue (même s’il mentionne rapidement
l’« organisation » du peuple comme un autre facteur déterminant) : la langue italienne,
par exemple, refléterait la nature souriante du Bassin méditerranéen puisque ses
« syllabes sonores » (l. 12-13) rappelleraient, selon lui, le bruit du vent dans les oliviers
et le « murmure [des] cascatelles » (l. 14) ;
– Mme de Staël est, dans une large mesure, une héritière de l’esprit des Lumières ; elle
loue l’ironie et la finesse de la langue française, dont le xviiie siècle a valorisé la clarté,
la subtilité et l’élégance. Bien que le reste de son ouvrage montre l’attrait qu’exercent


sur elle le romantisme allemand et son souffle moderne, elle témoigne ici de son atta-
chement aux plaisirs mondains de la conversation si raffinés depuis l’âge classique.
Nodier se rattache nettement à une esthétique pleinement romantique : son esthétique
des langues passe par l’évocation de paysages dont il apprécie la diversité et les carac-
tères marqués dans leurs différences : gaieté et légèreté du Midi, puissance funèbre et
démesure sublime du Nord. On retrouve là des topoi de la peinture et de la littérature
romantiques (cf. la mode du voyage en Italie, mais aussi des montagnes suisses, norvé-
giennes ou autrichiennes) ;
– Mme de Staël est une observatrice de la société, de la mondanité intellectuelle ;
Nodier, au contraire, pense en termes de nature et d’histoire (cf. allusion à la Bible, qui
rappelle le goût romantique, depuis Chateaubriand au moins, pour les épopées et les
textes primitifs, témoins de l’enfance des peuples). Ces deux extraits témoignent aussi
en cela du passage de l’esprit des Lumières au romantisme.

Texte 3
La diversité des langues : une hypothèse poétique (page 171)
Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique (1834)

➔➔ Objectif
Analyser l’effet de procédés poétiques dans une argumentation persuasive.

➔➔ Présentation du texte
Lexicographe acharné, Nodier s’est toujours passionné pour l’étymologie et les origines
du langage, mais contrairement à Champollion ou à Renan, il n’a pas dispensé d’ensei-
gnement linguistique dans une université ou un établissement prestigieux. Ses Notions
élémentaires de linguistique rassemblent des chroniques de vulgarisation publiées dans
le journal Le Temps entre septembre 1833 et juillet 1834 avant d’être mises en volume.
Nodier y examine l’origine des langues, la diversité des patois, des problèmes d’étymo-
logie et de néologie, la naissance de l’alphabet, selon l’idée d’une motivation sémio-
tique du signe dans la lignée des théories de Charles de Brosses au siècle précédent.
L’auteur du Dictionnaire des onomatopées françaises (1808) s’appuie sur l’idée que la
diversité des langues s’explique par la différence des climats – opinion que l’on trouve
déjà, sous des formes plus ou moins nettes, chez Rousseau (Essai sur l’origine des
langues, chapitres VIII à XI) et Mme de Staël.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Nodier affirme que la diversité des langues a pour cause la diversité des milieux
naturels où vivent les peuples humains : la géographie (relief, climat, faune et flore)
influencerait ainsi la parole humaine, en lui donnant des aspects phonétiques divers.
2. Pour illustrer son propos, Nodier prend deux exemples principaux. Il oppose en
effet les langues orientales et méridionales aux langues septentrionales : alors que les
premières sont marquées par l’euphonie et la limpidité, les secondes sont caractérisées
par l’énergie et l’austérité. Mais, afin de soutenir sa thèse par un exemple plus précis,


il expose le cas de la langue italienne, qu’il considère bien entendu parmi les langues
du Midi et dont il souligne la sonorité des syllabes.
3. Pour Nodier, la constitution des langues est liée à la nature : c’est le milieu naturel
qui informe la langue, de façon spontanée, immédiate. Aussi, Nodier insiste-t-il, d’une
part, sur la nature en tant qu’immédiateté, influence directe : c’est « tout naturel-
lement » (l. 3) qu’une langue reflète le paysage spécifique du peuple qui la parle. Il
décrit cette influence spontanée par des verbes suggérant l’union, comme « s’étaient
empreintes » (l. 5), « se ressentent » (l. 15) ou « s’unirent » (l. 16), mais également par
l’idée « d’aptitudes innées à la composition d’une langue » (l. 20-21). D’autre part,
Nodier s’attache évidemment à évoquer les différents paysages, selon le climat (le
vent et son souffle), le relief, la faune ou la flore et enfin la présence de l’eau. Chaque
fois, c’est la dimension sonore qui retient l’attention de l’auteur, comme le montre le
tableau suivant dans lequel les perceptions auditives sont révélées :
Italie
Midi et Orient Nord
(exemple du Midi)
« sons qui émanent « frissonnement « cri des sapins »
des palmiers [des] oliviers » (l. 17)
Souffle du vent balancés par (l. 13)
dans la flore le vent » (l. 7),
« frémissement des
savanes » (l. 7)
« bruissements, « roucoulement Aucun ; la vie
« bourdonnements », [des] colombes » animale semble
« susurrements » (l. 13-14) absente,  
Bruits d’origine
de « créatures le minéral domine :
animale
invisibles » (l. 8 à 11) « bondissements
retentissants des
rocs » (l. 17-18)
Seulement « murmure « fracas des
métaphorique : sautillant [des] cataractes » (l. 18)
Bruits de l’eau
« moissons cascatelles » (l. 14)
ondoyantes » (l. 8-9)

4. Les descriptions de Nodier sont ici éminemment poétiques, témoignant d’un souci
évident d’harmonie rythmique et phonétique de la prose. De très nombreux groupes
ternaires donnent à la syntaxe un équilibre perceptible : groupes d’adjectifs tels que
« limpides, euphoniques et harmonieuses » (l. 4-5) et « agile, exubérante et féconde »
(l. 12) et groupes prépositionnels (« aux bruissements, aux bourdonnements, aux susur-
rements », l. 9-10 ; « au cri des sapins qui se rompent, aux bondissements retentissants
des rocs qui croulent et au fracas des cataractes qui tombent », l. 17 à 19) ou nominaux
(« le frissonnement de ses oliviers, le roucoulement de ses colombes et le murmure
souriant de ses cascatelles », l. 13-14). Le travail sur les sonorités est également très
important. Il s’agit pour Nodier de mettre en œuvre dans son propre texte l’harmonie
imitative qui tisse un lien entre la nature et la langue. Les lignes 16 à 19 laissent ainsi


apparaître des allitérations en occlusives [p], [b], [t], [d], [k] et en constrictive [r], qui
doivent donner à entendre les bruits durs de la nature violente des pays du Nord :
« Elles s’unirent dans leur vocabulation crue et heurtée au cri des sapins qui se rompent,
aux bondissements retentissants des rocs qui croulent et au fracas des cataractes qui
tombent ». On note, dans la même phrase, la fréquence des nasales [õ] et [ã], sons
fermés qui s’opposent nettement aux sons ouverts et sonores de l’italien : « L’Italien
roule dans ses syllabes sonores le frissonnement de ses oliviers, le roucoulement de ses
colombes et le murmure sautillant de ses cascatelles » (l. 12-14).
Ici, la variété vocalique est extrême et l’allitération en [r] est associée à un roulement,
mouvement moins brutal que les ruptures des sapins. L’allitération en [s] permet, en
outre, de prolonger dans toute la phrase le « frissonnement » indiqué. La valeur expres-
sive et imitative des sons est ici activée par le sens des mots : Nodier croit en l’adéqua-
tion des sons et des choses et il amène le lecteur à percevoir cette adéquation dans son
écriture même.
Enfin, quelques images viennent amplifier la qualité poétique de ces descriptions en
leur donnant, à côté de ces effets sonores, une dimension visuelle assez frappante. Les
métaphores des « moissons ondoyantes » (l. 8-9) et des « tapis émaillés de la terre »
(l. 11) ont une valeur picturale. De rapides personnifications animent les paysages : les
« savanes qui courbent et relèvent leur front » (l. 8) et le « cri des sapins » (l. 17) font
vivre des lieux où, par ailleurs, Nodier ne signale pas de présence humaine : curieuse-
ment, l’homme est ici en retrait, passif, comme si c’est le spectacle de la nature qui lui
donnait sa langue.
5. Un tel texte ne saurait être considéré comme scientifique aujourd’hui. C’est en effet
un ensemble d’impressions toutes subjectives. L’auteur ne procède pas à un examen
rigoureux de la phonétique ou de la phonologie des langues, il s’en tient à des harmo-
nies sonores qui lui paraissent évocatrices de correspondances entre la parole et la
nature. La conclusion de l’extrait, qui renvoie au mythe biblique de Babel, montre que
l’auteur est dans une rêverie littéraire plutôt que dans l’analyse linguistique.
On pourra éventuellement indiquer aux élèves que la science linguistique du xxe siècle
s’est précisément fondée sur le rejet de ce cratylisme, de cette explication des mots par
leur prétendu lien homologique avec les choses : Saussure, fondateur de la linguistique
moderne, a mis en évidence l’arbitraire du signe.

Proposition de plan
La brièveté du texte nous a fait préférer un développement en deux parties.
I. Une argumentation persuasive
1. Une structure lâche
L’énoncé de la thèse est suivi d’une accumulation d’exemples. Peu de connecteurs
logiques marquant la cohérence du raisonnement. Peu de termes abstraits. La descrip-
tion sert d’argument qui doit mettre en relief l’évidence de la thèse soutenue.
2. La séduction du mythe
Point d’aboutissement de l’extrait, le mythe biblique constitue une conclusion peu
scientifique. Mais il est loué pour sa séduction imaginaire (cf. les adjectifs mélioratifs
« magnifique », « sublimes » et intensif « si »).


II. Une écriture poétique
1. Un lyrisme descriptif
Richesse évocatrice des descriptions : vents, reliefs, faune et flore, cours d’eau.
Recherche d’équilibre dans la syntaxe. Animation des paysages (personnifications,
métaphores). Lexique sensible dominé par les perceptions auditives.
2. Les harmoniques de la langue : mise en œuvre de la thèse dans le texte lui-même
Le travail sur les sonorités (nombreuses allitérations) peut être interprété par ses liens
avec le sens des mots : c’est l’illustration en acte de la thèse de Nodier (le lien des mots
et des choses).

Texte complémentaire
Le mythe de la tour de Babel (page 172)
La Bible, Genèse (viie siècle av. J.-C.)

➔➔ Objectif
Découvrir un mythe étiologique.

➔➔ Présentation du texte
L’étude du texte de Nodier renvoie à ce mythe fondateur, essentiel dans la culture
occidentale.
On trouve trace de la réflexion sur la diversité des langues dès les premiers textes de
l’humanité. L’épopée sumérienne d’Enmerkar et le seigneur d’Aratta (fin du iiie millénaire
av. J.-C.) imagine que le dieu Enki a rendu discordantes les langues de l’humanité. Dans
la Genèse, probablement rédigée au viie siècle av. J.-C., les Hébreux ont tenté d’expliquer
par le mythe les origines du monde. Le chapitre 11 raconte l’histoire de la tour de Babel
(nom correspondant à la ville de Babylone), censée avoir été construite en Mésopotamie.
C’est symboliquement un second déluge : Dieu punit l’orgueil collectif et la méchanceté
des hommes.
Le mythe repose sur un élément réel : il existait à Babylone une assez haute ziggourat,
c’est-à-dire une tour à étages, à fonction religieuse, qui fut détruite par les Assyriens
au viie siècle av. J.-C. Mais le mythe permet aussi d’expliquer symboliquement l’origine
des multiples langues de l’humanité et de réfléchir à la responsabilité de l’homme dans
l’apparition du mal.

➔➔ Réponses aux questions


1. Dans le récit lui-même, il n’est aucun indice temporel précis : les événements ne sont
pas explicitement rattachés à une date, même approximative. Les hyperboles « La terre
entière » (l. 1) et « toute la surface de la terre » (l. 13) ainsi que la périphrase « les fils
d’Adam » (l. 8-9), qui désigne les hommes, dotent le récit d’une dimension symbolique.
La conclusion étymologique et étiologique (l. 14 à 16) le rapproche des récits explicatifs.
En outre, Dieu est ici représenté comme un personnage agissant (il « descendit pour
voir », l. 8, « dispersa les hommes », l. 15) et parlant (ses paroles sont rapportées au
discours direct, l. 9 à 12), à l’instar d’un être humain. Dès lors, le récit prend un aspect
merveilleux : le surnaturel intervient dans le monde concret. Par ces caractéristiques,


on peut affirmer que le récit est bien un mythe, un « récit fabuleux, transmis par la
tradition, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces
de la nature, des aspects de la condition humaine », selon Le Petit Robert.
2. Les hommes souhaitent bâtir la tour pour se faire « un nom » (l. 6) : ils veulent exister
en créant une œuvre comparable à celle de Dieu. Vouloir atteindre le ciel, c’est faire
preuve d’orgueil, de démesure, c’est vouloir égaler Dieu. C’est donc un sacrilège, une
faute envers Dieu, qui craint que l’homme ne soit pas à sa place, qu’il fausse la relation
d’obéissance et d’amour entre le Créateur et la créature.
3. La multiplication des langues induit un manque de compréhension qui rend impos-
sible la poursuite de l’œuvre communautaire : pour bâtir ensemble, il faut pouvoir
communiquer, mettre en commun le savoir. Dieu avertit les hommes que l’humanité
doit rester à sa place, qu’elle ne doit pas désirer outrepasser sa propre nature.

Histoire des arts


Une version réaliste du mythe (page 173)
➔➔ Objectif
Aborder la peinture religieuse et en comprendre les enjeux dans le contexte idéologique
et social de la vie du peintre.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Pieter Bruegel l’Ancien (v. 1525-1569) s’est inspiré à plusieurs reprises du mythe biblique
de Babel et deux versions nous ont été conservées : celle, présentée ici, de 1563 (musée
de Vienne) et celle, plus petite, de 1568 (musée de Rotterdam).
Après avoir séjourné à Rome, le peintre s’installe en Flandre, à Anvers, où il peint ce
tableau. La ville connaît alors un essOr, fabuleux : le port commercial enrichit la ville et
la population double presque entre 1500 et 1569. La ville attire de nombreux étrangers
parlant diverses langues et de confessions variées (catholiques ou protestants). Bruegel
célèbre la richesse et l’expansion de la ville, qu’il peint de façon réaliste, mais le mythe
qu’il exploite témoigne d’un certain doute sur l’avenir des Pays-Bas, difficile à interpré-
ter : trouve-t-il dangereuse la perte d’unité linguistique et religieuse de la ville, ce qui
est peu probable ? Veut-il lancer un avertissement à l’envahisseur espagnol (les Pays-Bas
ont été annexés par Charles Quint à son empire, dont hérite Philippe II) ? Quoi qu’il en
soit, il ne faut pas exagérer les inquiétudes du peintre : les couleurs douces du tableau,
le ciel serein, le choix de montrer la tour en pleine construction ne font pas du tableau
une œuvre véritablement pessimiste, ni tragique. La version conservée à Rotterdam est
beaucoup plus angoissante.

➔➔ Réponses aux questions


1. La tour n’apparaît pas au premier plan, mais occupe le centre de la toile, dans un
cadrage relativement étroit souligné par le fait que le haut de la tour touche le bord
supérieur du tableau. Massive, elle dépasse l’horizon plat de la plaine et de la mer, et
monte jusqu’aux nuages. Tout est peint à l’échelle de la tour : les hommes, les bateaux,
la ville paraissent bien petits face à cette architecture monumentale.


2. Le peintre a représenté l’intérieur de la tour, qui n’est pas achevée. La couleur ocre
de la façade contraste légèrement avec l’orangé ou le rouge de l’intérieur. On s’aper-
çoit que la tour n’est pas destinée à être habitée : l’intérieur n’est constitué que d’une
succession d’arcades vides qui prolongent les baies géminées de la façade. Ce sont
des galeries dénuées de fonction, menant vers un centre sans doute lui-même vide.
Bien qu’inspiré par l’architecture du Colisée de Rome, l’édifice peint par Bruegel est
donc vain, absurde. C’est une pure démonstration d’orgueil qui vise à atteindre le ciel,
domaine de Dieu.
3. La tour est condamnée d’avance : sa forme conique semble pencher vers la gauche.
Le déséquilibre laisse présager l’écroulement ou tout au moins l’impossibilité d’ache-
ver la construction. Le chantier est anarchique : la base de la tour, sculptée à même
la pierre, n’est pas encore terminée que l’édifice s’élève déjà jusqu’aux nuages. Des
échafaudages, visibles en haut de la tour, révèlent la fragilité, d’abord peu apparente,
de la tour.
4. Autour de la tour, on perçoit les signes d’une activité intense, que le goût admirable
de Bruegel pour les détails met en valeur. À gauche, la ville montre le réseau tenta-
culaire de ses rues et de ses canaux, suggérant une cité d’une certaine importance,
comme Anvers elle-même au xvie siècle. Le port, à droite, confirme cette impression
d’une ville commerçante, vers laquelle de nombreux bateaux convergent. Le chantier
de la tour est lui aussi fourmillant de détails : cabanes en bois des ouvriers, multitude
de petits personnages avec leurs outils, treuils, grues, échelles, échafaudages et, au
premier plan, tailleurs de pierre avec des blocs épars.
5. La couronne qui lui ceint la tête, l’élégant manteau blanc et gris, et l’agenouillement
des ouvriers devant lui permettent d’identifier le personnage au premier plan comme
étant le roi (selon la tradition biblique, il s’agirait du roi Nemrod). Sa cour le suit. Il
vient visiter le chantier. Sa présence souligne peut-être l’orgueil humain qui se mani-
feste dans l’édification de la tour : le roi est un personnage qui se croit supérieur aux
hommes. S’agit-il d’un avertissement adressé au roi d’Espagne, Philippe II qui, après
le traité du Cateau-Cambrésis (1559), se désintéresse des Pays-Bas, mais continue à en
exploiter la richesse ?


Séquence 3
Comment définir l’humanité aux xixe et xxe siècles ?
Corpus de textes A

L’humanité à l’épreuve de la torture


du xixe au xxe siècle
B i b l i o g r a p h i e
Sur les contextes historiques de la torture évoqués dans les textes
– Laurent Albaret, L’Inquisition. Rempart de la foi, Éd. Gallimard, coll. « Découvertes »,
1998.
–  Davis Rousset, L’Univers concentrationnaire (1946), Hachette, coll. « Pluriel
Références », 1998.
– Pierre Vidal-Naquet, La Torture dans la République. Essai d’histoire et de politique
contemporaines, 1954-1962 [1972], Éd de Minuit, coll. « Documents », 1998.
– Tzetan Todorov, Face à l’extrême, 1991, Seuil, coll. « Points Essais », 1994.
Sur les auteurs et les œuvres du corpus
–  Roland Barthes, « La Sorcière » [Préface au livre de J. Michelet, 1959], in Essais
critiques, 1964, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1981, pp. 116-128.
– Caroline Julliot, « Torquemada et les autres. La place de Victor Hugo dans l’évolution
de la figure du Grand Inquisiteur au xixe siècle », disponible en ligne à l’adresse suivante :
http ://groupugo.div. jussieu.fr/groupugo/doc/06-11-18Julliot.pdf
– Martin Crowley, Robert Antelme. L’humanité irréductible, Léo Scheer, 2004.
– Jean-Yves Guérin (dir.), Dictionnaire Albert Camus, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
2009.

S i t o g r a p h i e
– Le site de l’INA a mis en ligne un enregistrement audio d’une intéressante conférence
d’Albert Camus sur l’Algérie et les écrivains algériens (le 15 novembre 1958) durant
laquelle il évoque, notamment, les événements de la guerre. L’enregistrement de
33 minutes est disponible à l’adresse suivante :
http ://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/audio/PHD86081761/conference-d-albert-
camus-sur-l-algerie-et-les-ecrivains-algeriens.fr.html

Texte 1
Le point de vue de l’historien (pages 178-180)
Jules Michelet, La Sorcière (1862)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par un comédien.

➔➔ Objectif
Étudier les procédés de narration et d’argumentation dans un récit historique.

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➔➔ Présentation du texte
Au début de son livre, Michelet fait de la Sorcière la figure des forces progressistes de
l’Histoire dans des temps d’obscurantisme (le Moyen Âge sclérosé dans le double carcan
de l’Église et de la féodalité). Avec le xvie siècle, c’est une nouvelle ère qui commence
pour l’historien : la science (savants et médecins laïques) s’empare de l’étude de la
nature et la sorcellerie entre en décadence. Elle perd sa fonction de « première méde-
cine » (R. Barthes) et devient affaire de pure magie, cédant du terrain à une nouvelle
figure progressiste, le médecin.
La deuxième partie du livre est en grand partie consacrée aux « quatre grands procès de
sorcellerie que Michelet romance longuement » (R. Barthes) : l’affaire des Possédées de
Loudun arrête l’attention de l’historien au chapitre VII. Il s’agit de montrer, au travers
de tels procès, la démonomanie des xviie et xviiie siècles et ce qu’elle manifeste : le désir
de l’Église de maintenir l’obscurantisme malgré tout, afin de conserver son pouvoir face
à la science, le conflit du Prêtre et du Médecin.
Le texte permettra de mettre en évidence cette vision idéologique de l’Histoire chez
Michelet : un mouvement orienté et spiralé vers le triomphe de la science et de la justice
(que la Révolution française inaugure).

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Les termes qui montrent l’acharnement des accusateurs et des tortionnaires d’Urbain
Grandier sont : « leur vengeance préalable, l’avant-goût du supplice » (l. 11-12, termes
suggérant le sadisme), « de telles furies » (l. 15, connotant la folie incontrôlable), « le
cynisme » (l. 18), « si engagés qu’il ne leur restait plus qu’à se sauver » (l. 35-36), « Enfin
ils pressèrent la commission d’expédier Grandier » (l. 39-40), « n’arrêtèrent rien/n’arrêta
rien » (l. 51-52), « la rage de ses ennemis » (l. 53), « sans attendre le bourreau » (l. 69).
On peut aussi noter la précision : « Un de ses juges eût voulu qu’on lui arrachât même
les ongles » (l. 55-56).
b. Michelet fait allusion à d’autres procès iniques en sorcellerie, telle l’affaire Gauffridi
(« l’éloquence de la possédée de Marseille », l. 17) ou en hérésie, telles les affaires
Giordano Bruno et Giulio Vanini (l. 62). Il souligne ainsi la permanence et la fréquence
des injustices perpétrées par l’Église et l’Inquisition au début du xviie siècle, comme s’il
y avait un perpétuel recommencement des mêmes atrocités.

Lecture analytique
Un récit terrifiant
1. L’historien fournit des détails visant à souligner l’horreur des tortures que subit
Grandier. D’abord, sa détention est un véritable emmurement : on fait « murer les fenêtres
pour qu’il étouffe » (l. 8). Les aiguilles sont enfoncées sur son corps « par les mains mêmes
des accusateurs » (l. 10-11), ce qui laisse supposer la violence de l’acte, « exécrable
examen » (l. 9). Le prêtre est visiblement griffé et torturé par les filles, « sous [les] ongles »
desquelles il est « près de périr » (l. 16). On le torture à nouveau par les aiguilles (l. 54-55)
et on le brûle vif, sans l’étrangler préalablement (l. 66 à 69).


2. Les faits sont encore accentués par des hyperboles, comme « cette terrible orgie
de fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang humain » (l. 42 à
44) où le terme métaphorique « orgie » suppose un excès de plaisir – ou la « fournaise
de douleurs » (l. 71), métonymie qui exprime la souffrance incroyable causée par le
supplice.
Un récit engagé
3. Le narrateur oriente le jugement des lecteurs sur les personnages. Les religieuses sont
ainsi désignées comme des « bacchantes » (l. 14), terme qui annonce l’« orgie » de la ligne
42 et qui renvoie à une folie démesurée, à un irrationnel incontrôlable. Les accusateurs
sont toujours dénommés comme les « ennemis » (l. 8 et 53), ce qui souligne leur partialité.
L’épithète « condamné » qualifiant l’apothicaire (l. 15) n’est pas qu’une discrète analepse
de ce qui a été raconté auparavant par l’historien, c’est aussi une façon de rappeler l’injus-
tice dont il est capable. Enfin, on remarquera la manière dont l’historien caractérise celui
qui met feu au bûcher de Grandier : « un moine, son propre confesseur » (l. 68-69) : l’appo-
sition, forme de prédication seconde, souligne la duplicité effrayante du moine : celui qui
doit confesser et donc absoudre le condamné pour sa vie dans l’au-delà est celui-là même
qui s’empresse de le faire mourir… Au contraire, Grandier est « une mouche » (l. 3), un
« faible prêtre » (l. 64) : une fragile victime.
4. La tragédie de Grandier tourne à la « farce ignoble » (l. 27), selon l’historien, parce
que les faits relèvent à la fois du « ridicule » et de « l’odieux » (l. 22). C’est un véritable
« Spectacle hideux » (l. 18) de débauche et de luxure qui attire des spectateurs : « l’audi-
toire » (l. 20), « Le public » (l. 23).
Or, ce spectacle fait côtoyer l’horrible et le comique dans du farcesque, du grotesque.
L’affirmation des moines selon laquelle les nonnes, bien qu’ignorant le latin, « parlaient
à merveille l’iroquois, le topinambour » (l. 26 ; langues des Indiens d’Amérique), touche
à la mauvaise foi ridicule et farfelue, à l’absurde.
5. Le clergé de l’époque, quand il ne s’agit pas de moines capucins accusateurs (jaloux)
et de nonnes (débauchées), est présenté comme lâche et démagogique : le père Joseph
« s’en tira sans bruit » (l. 31-32) et les Jésuites « flattèrent l’opinion, se dérobèrent aussi »
(l. 33-34). Personne ne veut se compromettre. Quant à la cour de Louis XIII, elle semble
animée d’un sentiment malsain de curiosité et de fascination pour l’horreur : « La
cour admirait et tremblait » (l. 28-29). Il semble qu’elle considère précisément l’affaire
Grandier comme un spectacle cathartique par lequel les angoisses humaines trouvent
à s’incarner sans risque puisque dans un contexte éloigné (« vue de soixante lieues »,
l. 27). C’est un divertissement par lequel elle peut éviter l’ennui et satisfaire son besoin
d’expurger sa peur du surnaturel.
Cette peur de l’irrationnel se manifeste peut-être dans la démesure des moyens
déployés pour tenter de conclure cette affaire. Par l’image d’« une horrible massue,
pour écraser une mouche » (l. 3), le narrateur suggère en effet la disproportion révéla-
trice d’un mauvais jugement de la réalité des faits.
Le rôle de l’historien selon Michelet
6. Les occurrences du pronom indéfini « on » dans le texte sont assez nombreuses et
n’ont pas toutes le même référent :


« On » =   « On » =   « On » =  
« On » =  
les accusateurs les bourreaux   des sources
le peuple, 
(éventuellement (sans les anonymes,  
le public
bourreaux) accusateurs) des témoignages
« on fait » (l. 9), « on lui plantât » « On venait » « On assure » (l. 30)
« On le traîne » (l. 54), « on lui (l. 20)
(l. 13), « on arrachât » (l. 56),
leur soufflait » « on lui sauverait »
(l. 22-23), « On (l. 63), « on
condamna » (l. 52), l’étranglerait »
« On craignait » (l. 64)
(l. 57), « on avait
trouvé » (l. 58),
« On se souvenait »
(l. 60), « on se
rappelait » (l. 61),
« On composa »
(l. 62-63), « On lui
dit » (l. 63), « on le
vit » (l. 66)

Le « on » de la dernière phrase (l. 71-72) est ambigu : il renvoie au public qui assiste à
l’exécution de Grandier, mais le narrateur, par les notations visuelles et auditives des
deux dernières phrases qui suggèrent une focalisation interne, semble se poser en
témoin direct de la scène et s’inclure dans ce « on ».
7. Le texte de Michelet ne répond pas aux attentes actuelles d’un récit d’historien
parce qu’il est marqué par la subjectivité de l’auteur. Les termes de jugement (parmi de
nombreux exemples : « exécrable examen », l. 9 ; « Spectacle hideux ! », l. 18), la moda-
lité exclamative exprimant l’indignation (l. 9 à 12 et l. 18 à 20), les métaphores (« elles
se vomissaient elles-mêmes », l. 45-46), les allusions mythologiques (« bacchantes »,
l. 14 ; « furies », l. 15), les hyperboles, la mise en scène détaillée de certains moments
(le bûcher, au dernier paragraphe) en sont les principales preuves. Mais on peut aussi
noter que Michelet ne rechigne pas à faire des suppositions sur la psychologie des
hommes qu’il met en scène : « Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à la
chair et promit de ne point parler » (l. 64-65). Il anime le récit par l’emploi du présent
de narration (l. 1 à 3 et l. 7 à 16), le discours direct (intervention de Grandier, l. 70).
Enfin, contrairement aux exigences actuelles de transparence et de vérification des
sources, l’historien ne mentionne pas les documents dont il se sert pour affirmer par
exemple : « On assure que le père Joseph vint secrètement » (l. 30-31). Michelet conçoit
son rôle d’historien comme celui d’un metteur en scène qui rend l’Histoire vivante, la
restitue comme si son lecteur y assistait (cf. les deux dernières phrases, particulière-
ment visuelles, théâtrales) et comme un interprète et un juge de l’Histoire (il dévoile
la vérité : le sadisme des moines, la manipulation des nonnes, la légèreté somme toute
assez innocente de Grandier…).


Vers le bac
L’écrit d’invention
Proposition de réponse rédigée
Il nous semble que l’écriture peut être lancée par un emprunt à Alfred de Vigny. Au
début de son roman Cinq-Mars ou Une Conjuration sous Louis XIII (1826), celui-ci réin-
vente en effet le procès de Loudun, qu’il décrit comme désordonné, sans cesse inter-
rompu, au point que l’avocat de Grandier réagit en s’adressant à la foule :
« On remarquait le jeune avocat qui, monté sur un banc, commença par déchirer en
mille pièces un cahier de papier ; ensuite, élevant la voix : “Oui, s’écria-t-il, je déchire et
jette au vent le plaidoyer que j’avais préparé en faveur de l’accusé ; on a supprimé les
débats : il ne m’est pas permis de parler pour lui ; je ne peux parler qu’à vous, peuple
[…]” » (Cinq-Mars, chapitre V). Nous partirons de cette amorce.
On remarquait le jeune avocat qui, monté sur un banc, commença par déchirer en mille
pièces un cahier de papier ; ensuite, élevant la voix :
« Oui, s’écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que j’avais préparé en faveur de
l’accusé ; on a supprimé les débats : il ne m’est pas permis de parler pour lui ; je ne peux
parler qu’à vous, peuple intègre et toujours probe, même dans ses emportements !
Puisque les juges mêmes sont les accusateurs de mon client, n’est-ce pas à vous seuls,
fidèles sujets du roi, qu’il revient de rendre justice ? »
Une rumeur parcourut la foule, qui se tourna bientôt tout entière vers l’orateur et fit
rapidement silence pour l’écouter.
« On te trompe, ô peuple ! continua l’avocat, encouragé par l’attention qu’on lui portait.
On joue ici une atroce comédie, une parodie de procès ! Car enfin, quel triste spectacle
que cette affaire Grandier ! Que nous a-t-on montré, au fond ? Un pauvre prêtre, coupable
seulement de faiblesse envers les séductions des femmes, un homme incapable de faire
taire le désir en lui, un être de chair que la chair ne laisse pas en paix ! Faut-il pour cela
le condamner au bûcher ? Est-ce un crime que la légèreté de mœurs ? Je ne vois, pour
ma part, ni forfait ni sorcellerie. Ah, belle invention que la sorcellerie, vraiment ! Voilà
un mot que l’Église a inventé pour exploiter nos peurs, nous effrayer de ce qu’elle-même
ne comprend pas ou qu’elle refuse de comprendre et d’admettre. Tous ces moines ici
rassemblés, ces capucins qui ne désirent que mettre à mort l’homme que je défends, ont
peur du Diable car ils ont pactisé avec lui, pour lui sacrifier Grandier !
Quelles preuves réelles, tangibles, nous a-t-on présentées à la charge de cet accusé que
chacun devine bien innocent ? Certes, des nonnes sont venues pour témoigner des agisse-
ments de mon client. Les horreurs qu’elles ont dites, les luxurieuses agitations qu’elles ont
manifestées, je les soupçonne quant à moi non inspirées par Satan, mais suscitées par les
drogues de cet apothicaire menteur et médisant dont on nous a déjà révélé le goût pour
la calomnie. D’ailleurs, certaines de ces nonnes se sont rétractées, elles ont renié leurs
déclarations et nul ne sait maintenant ce qu’elles sont devenues ; n’est-ce pas la preuve
qu’on veut étouffer la vérité ?
Et quand bien même on eût obtenu des aveux de Grandier – ce qui n’est pas le cas –, ils
auraient été extorqués par la torture et seraient sans valeur : qui d’entre vous n’avoue-
rait les pires crimes si on le piquait avec des aiguilles, si on lui arrachait les ongles ? Qui


de vous ne dirait les pires sottises, dans les souffrances de l’élongation ou du brode-
quin ? L’empressement même des juges à en finir avec Grandier prouve leur partialité
et leur culpabilité. Car ce sont les juges les coupables, Mesdames et Messieurs, ne vous
y trompez pas ! Je demande l’annulation de ce procès inique ! »
L’avocat vit alors deux gardes s’approcher de lui d’un air menaçant qui ne laissait aucun
doute sur leurs intentions. Avant qu’on ne le fasse taire, il fallait qu’il parle :
« Peuple du Poitou, défends ton honneur ! Ne laisse pas des moines pervertis assassiner
un innocent avec ton silence consentant ! Demande justice ! Exige la vérité ! »
La foule tressaillit ; l’avocat sentit qu’il avait ébranlé la conviction de ces pauvres gens.
Il descendit du banc où il était monté ; les deux gardes s’arrêtèrent et retournèrent sur
leurs pas sans l’inquiéter. Mais l’avocat pressentit que son discours serait vain : que
peuvent des paysans et des marchands face à l’Église et aux gens d’armes ?

Texte complémentaire
Une pratique archaïque au siècle des Lumières (pages 180-181)
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif (1764-1769)

➔➔ Objectif
Étudier la portée de l’ironie comme arme argumentative contre l’injustice.

➔➔ Présentation du texte
Depuis 1751, commence à paraître le monumental ouvrage collectif dirigé par Diderot
et d’Alembert, l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers (achevé en 1772), censé répertorier en 17 volumes de texte et 11 volumes de
planches illustrées toutes les connaissances humaines de l’époque. Voltaire (1694-1778)
a participé à ce projet en rédigeant plusieurs articles, puis s’est retiré de l’équipe des
collaborateurs parce qu’il trouvait que l’ouvrage noyait l’essentiel dans un ensemble
démesuré. En 1764, il publie un Dictionnaire philosophique portatif, présentant l’essen-
tiel de ses idées sous la forme de 73 articles ; mais il augmente le livre jusqu’en 1769
(118 articles dans la dernière édition). Ce livre ne prétend pas, comme l’Encyclopé-
die, dresser un inventaire du savoir, mais donner à réfléchir au lecteur sur des sujets
majeurs de la pensée des Lumières. Le livre répond à une intention polémique : il doit
permettre de lutter contre l’autoritarisme politique, le pouvoir de l’Église catholique
et, plus largement, contre l’intolérance religieuse. L’article « Torture », tel qu’il apparaît
dans l’édition de 1769, est une argumentation directe contre l’injustice. Il constitue une
approche pertinente des procédés et des enjeux de l’ironie voltairienne.

➔➔ Réponses aux questions


1. La France est successivement comparée à la Rome antique (l. 1-2), où la torture ne
s’appliquait qu’aux esclaves qui n’étaient pas considérés comme des hommes, à l’Angle-
terre où la question a été abolie (l. 16 à 18) et à la Russie où Catherine II vient d’abolir la
torture également. La France apparaît donc comme rétrograde ou plutôt archaïque : elle
semble conserver des pratiques antiques, relevant d’une époque où l’idée d’humanité
n’avait pas l’importance et l’extension qu’elle a au xviiie siècle (puisque les esclaves en


étaient exclus). L’exception française dans ce domaine de la justice est soulignée comme
une aberration.
2. L’anecdote du conseiller de la Tournelle (dans les deux premiers paragraphes) est
une sévère attaque du système judiciaire français, fortement polémique et satirique.
En effet, le lecteur comprend que l’application de la torture trouve peut-être son origine
dans cette incapacité des Français à voir au-delà des apparences, au-delà du futile : le
conseiller ne voit pas l’être humain qu’est l’accusé car celui-ci lui est présenté comme
un animal. Le rapide portrait de l’accusé insiste sur l’apparence physique dégradée du
personnage, dans des termes placés en gradation et en rythme syntaxique croissant :
« hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine
dont il a été rongé dans un cachot » (l. 4-5).
Mais Voltaire rejette une argumentation ennuyeuse, même sur un sujet aussi affligeant.
C’est pourquoi il recourt à la saveur de son ironie pour plaire au lecteur, de manière
à mieux le persuader de l’évidence de ce qu’il veut montrer. Ainsi, le deuxième para-
graphe est-il particulièrement drôle. Jouant sur le contraste entre le côté effrayant de la
torture et le cadre familier, quotidien, de l’anecdote (le magistrat retrouvant sa femme),
il renforce encore ce contraste en employant un vocabulaire de douceur amoureuse :
« Mon petit cœur » (l. 14-15). Il emploie aussi un euphémisme pour désigner la torture :
« ces expériences » (l. 11). Mieux, il utilise malicieusement un terme d’origine chré-
tienne (« son prochain », l. 11) alors même que le quatrième paragraphe montrera le rôle
de la religion chrétienne dans la cruauté de la justice française. Il reprend avec humour
le poncif misogyne qui affirme « qu’après tout les femmes sont curieuses » (l. 13).
Mais sans doute l’ironie atteint-elle son sommet dans les premier et deuxième para-
graphes avec le décalage entre le contexte et la citation de Racine : « et, comme dit très
bien la comédie des Plaideurs : “Cela fait toujours passer une heure ou deux” » (l. 8-9).
Empruntée à une comédie critiquant précisément les hommes de justice, la citation est
ici ironique car la banalité de ce qu’elle exprime contraste complètement avec le carac-
tère frappant et exceptionnellement violent de la torture, ce qui souligne fortement
l’indifférence des magistrats face aux douleurs des accusés.
3. Voltaire utilise un fait réel, qu’il retranscrit sous forme d’une rapide anecdote, mais
ayant valeur exemplaire du dysfonctionnement du système français : c’est l’affaire du
chevalier de La Barre. Condamné pour deux motifs (avoir chanté des chansons « impies »
et ne pas s’être découvert au passage d’une procession de moines), celui-ci est atroce-
ment châtié : langue arrachée, amputation de la main et immolation sur un bûcher. La
disproportion entre le crime reproché et le châtiment infligé est flagrante et choquante.
Mais Voltaire réserve pour la fin du quatrième paragraphe (l. 26 à 28) le détail le pire,
parce que le plus sordide et le plus déraisonnable : le chevalier a aussi été torturé afin
de lui arracher des aveux sur un point absolument sans importance, un détail inutile
(le nombre de fois où il a commis ces actes jugés irrévérencieux envers la religion).
L’intolérance religieuse est une exigence méticuleuse, sourcilleuse, du respect de
conventions, de codes : elle exige un strict respect des apparences plutôt qu’elle ne
s’occupe de la foi profonde des individus.
Voltaire s’engage nettement dans ce paragraphe en faveur du chevalier de La Barre
et condamne fermement l’injustice et l’intolérance. D’une part, il présente le cheva-


lier sous un jour positif. Le « jeune homme » est issu d’une famille honorable (il est le
descendant d’un militaire gradé) et était promis à un avenir brillant (« de beaucoup
d’esprit et d’une grande espérance », l. 20). Son « crime » est minimisé puisque Voltaire
en donne une explication évidente et bénigne : « étourderie d’une jeunesse effrénée »
(l. 21). Par contraste, les juges sont caractérisés négativement par leur rigueur, grâce
à la comparaison « gens comparables aux sénateurs romains » (l. 23-24). De plus, cette
comparaison peut aussi laisser entendre le mépris de Voltaire pour ces juges, notables
d’une petite ville de province (Abbeville) et non glorieux personnages de l’Antiquité
romaine… D’autre part, Voltaire souligne la cruauté extrême des juges. L’expression
« à petit feu » (l. 26) suggère un certain plaisir à faire souffrir. La structure grammati-
cale « non seulement…, mais… encore… » (l. 24 à 26) montre de même l’envie sadique
d’ajouter sans cesse de nouvelles souffrances au condamné.
4. Les contradictions de la nation française sont mises en évidence par l’incohérence
entre ses jugements sur les autres nations et sur ses propres pratiques. Alors qu’elle
garde l’habitude des tortures les plus cruelles, elle juge les Russes « barbares » (l. 35)
et accuse les Anglais d’« inhumanité » (l. 17). Les Français s’aveuglent sur leur barbarie
parce qu’ils se bercent de l’illusion de leur supériorité culturelle, dont ils se persuadent
eux-mêmes et parviennent à persuader les autres : les lignes 30 à 33 puis 42-43 font
apparaître des énumérations censées prouver par de multiples exemples cette supé-
riorité dans la civilisation (littérature, théâtre et opéra, gastronomie et mode). Mais
ces exemples trahissent implicitement la légèreté des Français, qui s’enorgueillissent
d’une culture superficielle, centrée sur le futile et le paraître et oublient de faire évoluer
l’essentiel : la justice et la tolérance.
Dans le détail du style, l’ironie voltairienne mine d’ailleurs les affirmations des Français :
– « les Anglais, qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada » (l. 17- 18) :
Voltaire reprend ici une affirmation toute faite, un cliché qui devait être souvent
entendu à l’époque, suite à la perte des colonies françaises au Canada (1763) ; mais ce
cliché paraît d’autant plus incongru qu’il emploie le mot « inhumanité » dans un sens
bien affaibli par rapport à ce qu’il désigne chez des bourreaux qui torturent… ;
– « Pourquoi changerions-nous de jurisprudence ? dit-elle : l’Europe se sert de nos cuisi-
niers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes » (l. 41 à 43) : ces
paroles rapportées au discours direct sont censées être prononcées par la nation fran-
çaise personnifiée. Le raisonnement est bien entendu illogique, le connecteur « donc »
n’est là que pour masquer un enchaînement de deux affirmations sans aucun lien réel.
5. On retrouve dans ce texte des idées-forces de la philosophie des Lumières : mesure
de la justice (proportionnalité entre crime et châtiment), tolérance religieuse, croyance
dans le progrès de l’humanité.

Histoire des arts


Une représentation menaçante (page 182)
➔➔ Objectif
Étudier une peinture religieuse.


➔➔ Présentation de l’œuvre
Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch (v. 1453-v. 1516) est un peintre hollandais dont
la vie est peu connue. Son œuvre, souvent considérée comme représentative de la tran-
sition entre le Moyen Âge et la Renaissance, a intrigué ses contemporains et exercé une
certaine fascination sur le milieu aristocratique. Déroutante, énigmatique même, elle
est parfois interprétée comme un ultime sursaut du goût médiéval pour l’irrationnel
face à l’esprit de la Renaissance italienne qui s’impose progressivement, mais la critique
pense désormais surtout qu’elle est empreinte à la fois de la mystique rhéno-flamande
(Jean de Ruysbroek et Maître Eckhart, notamment), des idées théologiques de Thomas
a Kempis (Thomas von Kempen), et des traditions ésotériques et alchimiques. Il nous
reste de lui trente-trois tableaux, dont les plus célèbres sont Le Jardin des Délices et les
Sept Péchés capitaux du Prado, le Jugement dernier de Bruges et celui de Vienne, mais
on oublie souvent, au profit des « diableries » qui nous étonnent, que la plus grande
partie de sa peinture est une œuvre de piété : Le Portement de croix de Gand ou Saint
Jean l’Évangéliste à Patmos conservé à la Gemäldegalerie de Berlin l’attestent. Bosch
peint les fluctuations de son parcours spirituel : hantise de l’enfer, espérance, tenta-
tions, rigueur morale, sérénité et sagesse, etc.
L’Enfer est le volet droit du triptyque Le Jardin des Délices, dont le panneau central
représente le jardin des Délices, extension de l’Éden paradisiaque qui occupe le volet
gauche. Ce tableau a nourri l’imaginaire moderne : les surréalistes y ont vu les préfigu-
rations des rêves de Dali et la psychanalyse a cru y trouver confirmation des hypothèses
de Freud et de Jung.

➔➔ Réponses aux questions


1. Volet droit d’un triptyque, le format de l’œuvre est inhabituel : un grand panneau
beaucoup plus haut que large. Se pose donc au peintre un problème de composi-
tion pour occuper cet espace. Ignorant totalement la perspective que la Renaissance
italienne va imposer partout en Europe au xvie siècle, Bosch construit l’espace en trois
plans : un premier plan aux couleurs légèrement plus lumineuses (jaunes, ocres, bruns
clairs, quelques taches de blanc) ; au-delà d’une rivière qui coupe la largeur du tableau,
un deuxième plan, déjà plus sombre, où domine une immense figure blanchâtre (corps
animal ou végétal évidé à tête humaine) ; enfin, un arrière-plan très obscur d’où
émanent des lumières d’incendies et des lueurs verdâtres angoissantes. Le regard est
ainsi guidé du bas vers le haut du tableau par les couleurs (la lumière du bas attire l’œil
en premier) et par la verticalité de certains objets (le métronome, la chaise où est assis
l’être à tête d’oiseau en bas à droite, etc.).
2. Le paysage de l’arrière-plan est effrayant : des lumières glauques, vertes, laissent
deviner des silhouettes noires de bâtiments ou d’objets qui semblent en flammes. Des
lueurs rougeâtres suggèrent un univers apocalyptique. Le ciel lui-même, obscur et
nuageux, semble clore le paysage sur lui-même, empêchant toute échappée du regard
vers un horizon plus serein ou plus lumineux.
3. La profusion des détails brouille la perception de la composition d’ensemble ; elle
semble interdire une lecture cohérente et linéaire et ainsi défier l’interprétation. Le
spectateur étouffe sous cet enchevêtrement de détails auquel il peine à trouver un sens


et qui crée la désagréable impression d’être prisonnier d’une véritable toile d’araignée
qui absorbe le regard dans la prolifération des éléments à observer.
4. Dans ce tableau, tout est mélangé, tout s’interpénètre : les corps s’embrassent,
s’enchevêtrent, se croisent, se mêlent, s’hybrident. Les corps animaux et humains se
superposent, s’accouplent et font naître des chimères hybrides : en bas, on distingue,
par exemple, un homme à tête d’oiseau, un porc déguisé en religieuse, un lièvre à
corps humain, etc. Les corps animaux et humains se mêlent aussi aux objets : casques,
chaudrons, armures, instruments de musique et de torture sont noués aux corps, parti-
cipent à la création de monstres. Certains objets paraissent appeler une interprétation
symbolique, par exemple :
– le métronome gigantesque, symbole du temps mais où l’on devine un être prisonnier
comme dans un brodequin ;
– la harpe jaillissant d’un luth, en bas à gauche, sur les cordes de laquelle un corps de
supplicié semble crucifié, figuration éventuelle d’une dysharmonie inaudible ;
– en haut à gauche, le couteau, coupant deux oreilles déjà transpercées d’une flèche,
semble symboliser la surdité à la parole divine, mais évoque aussi des organes génitaux
masculins...
On peut identifier des tortures infernales, malgré le calme apparent des personnages :
noyades, brodequins, crucifixions, dévorations, coupures, étouffements, empalements,
métamorphoses en animaux, c’est-à-dire en fait tout ce qui peut susciter l’horreur.
5. Le tableau peut susciter différents effets. Les scènes de torture et d’humiliation
évoquent, à première vue, les terribles châtiments qui attendent les damnés en enfer :
le peintre désire-t-il, en moraliste, rappeler au spectateur ce qu’il risque à ne pas suivre
les enseignements de l’Évangile ? Mais les figures hybrides ont quelque chose de
grotesque, qui mêle laideur et ridicule et peuvent donc aussi faire sourire et amuser,
au moins pour le spectateur d’aujourd’hui. L’imaginaire débridé et cauchemardesque du
peintre peut en tout cas surprendre et dérouter par les détails inattendus du panneau.
En multipliant les effets possibles de son œuvre, le peintre lance un défi au spectateur
et lui propose une représentation dans laquelle il peut voir un reflet de ses propres
angoisses, quitte à ce qu’il les dédramatise en prenant conscience de leur grotesque
mise en image, de leur figuration fantasmée.

Texte 2
Le point de vue du bourreau (page 183-184)
Victor Hugo, Torquemada (1882)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par un comédien.

➔➔ Objectif
Étudier les procédés et les effets de l’argumentation dans une tirade théâtrale.

➔➔ Présentation du texte
Drame en cinq actes et en alexandrins écrit en 1869, publié en 1882, Torque-mada
est loin déjà du drame romantique qui s’est éteint assez rapidement après l’échec des


Burgraves en 1843. Hugo s’est alors dirigé vers un théâtre plus épique, réputé injouable.
De fait, même si Hugo avait envisagé pour la pièce la scène de l’Odéon, Torquemada ne
sera jamais représenté du vivant de l’auteur : outre la censure exercée contre l’auteur
sous le second Empire, la pièce présente de grandes difficultés techniques qui suffisent à
expliquer ce constat. Elle ne sera guère jouée qu’au xxe siècle ; la mise en scène théâtrale
la plus marquante reste celle de Denis Llorca en 1971, au Théâtre du Midi (Carcassonne).
La pièce fut aussi adaptée en téléfilm par Jean Kerchbron en septembre 1976 (le texte
ayant été en partie élagué). Le drame s’inspire de la figure historique du moine espa-
gnol Tomás de Torque-mada, célèbre inquisiteur du xve siècle, auquel Victor Hugo s’est
déjà intéressé dans La Légende des siècles en 1859. Le personnage ne cesse de pour-
chasser les Juifs, les hérétiques et les sacrilèges pour les amener au bûcher. Dans le
passage qui suit, l’Inquisiteur se lance dans un long monologue devant le roi et la reine
d’Espagne, à qui il montre au loin des suppliciés pris dans les flammes, dévoilant ainsi
qu’il n’a pas attendu l’autorisation qu’ils viennent de lui donner d’allumer les bûchers.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Torquemada est effrayant et semble fou : il perçoit le massacre comme une purifica-
tion permettant le salut des âmes et facilitant le Jugement divin (le partage des élus et
des damnés). Il est prisonnier d’un délire fanatique qui le mène à la démesure, l’hybris
tragique (il se substitue à Dieu).
b. Comme pour tout texte de théâtre, l’énonciation opère à deux niveaux. Torquemada
s’adresse d’abord, au niveau scénique et fictionnel, au roi et à la reine ; au niveau de
la performance, de la représentation, il s’adresse aussi, bien entendu, au spectateur,
récepteur indirect de son discours. Mais l’énonciation se complique encore au niveau
scénique et fictionnel car l’Inquisiteur se donne successivement d’autres destinataires
que le roi et la reine : il apostrophe en effet les suppliciés (« mes bien-aimés », v. 9),
Satan (« Non, tu n’auras plus d’âmes ! », v. 25), les « dragons » et les « colombes » (v. 39,
ces dernières incarnant les âmes sauvées).

Lecture analytique
Un monologue enthousiaste
1. Les didascalies indiquent une gestuelle représentant l’agitation du délire : se penchant
vers le sol, Torquemada croit (ou feint de croire ?) pouvoir s’adresser à Satan puis, se
redressant, il semble vouloir se tourner vers le ciel où les âmes des suppliciés montent :
« Allez, allez, allez ! » dit-il au vers 28 (ces verbes suggèrent un jeu d’acteur : un geste des
mains poussant les âmes vers l’envol…).
2. Le monologue de Torquemada est sans cesse ponctué de points d’exclamation qui
marquent la prégnance de la modalité exclamative (par exemple, « Oh ! comme j’ai souf-
fert […] par le fer chaud ! », v. 19 à 21) et de la modalité injonctive (par exemple, « Changez
d’éternité ! », v. 41). Les interjections « Ah ! » (v. 9, 11) et « Oh ! » (v. 19), les épizeuxes (répé-
titions immédiates du même mot : « Allez, allez, allez ! », v. 26 ; « liberté ! liberté ! », v. 40)
participent aussi à manifester l’exaltation du prêtre.


3. Certains vers ont un rythme heurté :
– v. 2 : « Deux porte-fourches. Lui, moi. Deux maîtres des flammes » (5/1//1/5) : l’effet de
symétrie renforce l’opposition agonique entre les deux ennemis mis face à face autour de
la césure de l’alexandrin sous la forme de pronoms personnels et qui semblent lutter à
armes égales au vu de l’équilibre entre fourches et flammes aux deux extrémités du vers ;
– v. 5 : « Lui l’enfer, moi le ciel, lui le mal, moi le bien » (3/3//3/3) : là encore, l’opposition à
forces égales entre Satan et Torquemada se dit dans la symétrie et l’équilibre de l’alexan-
drin et les antithèses explicites ;
– v. 9 : « Ah ! sans moi, vous étiez perdus, mes bien-aimés ! » (3/3//2/4) : l’exaltation est
rendue sensible par la dissymétrie métrique.
L’argumentation d’un fanatique
4. Le texte fourmille d’antithèses, parmi lesquelles on peut relever :
– « perdant les humains » vs « secourant les âmes » (v. 3) ;
– « Lui l’enfer » vs « moi le ciel » (v. 5) ;
– « le cloaque » vs « le temple » (v. 6) ;
– « maudissez » vs « rendrez grâce » (v. 11-12) ;
– « hurlement de haine » vs « chant d’amour » (v. 17-18) ;
– « esprit vivant » vs « chair morte » (v. 31) ;
– « ange » vs « démon » (v. 36) ;
– « Dragons » vs « colombes » (v. 39), etc.
Cette omniprésence de l’antithèse révèle le fanatisme de l’Inquisiteur parce qu’il pense
l’existence entière en termes manichéens de bien et de mal : tout pour lui se résume à
l’alternative du salut et de la damnation, sans aucune nuance intermédiaire.
5. « Satan et moi » (v. 1), « Deux maîtres des flammes » (v. 2), « moi le ciel » (v. 5), « je
suis dans le temple » (v. 6), « sans moi, vous étiez perdus » (v. 9) : toutes ces expressions
montrent que Torquemada se croit plus qu’un homme. Il s’assimile d’ailleurs à la figure
biblique de saint Michel terrassant le démon : « ainsi que Michel archange, j’ai frappé »
(v. 14). D’où une impression d’orgueil et de démesure du personnage : il entre dans un
délire de sainteté.
6. Pour justifier les tortures et les exécutions qu’il ordonne, Torquemada argue que la
lutte qu’il mène contre l’hérésie est menée sous l’œil de Dieu (v. 1), ce qui présuppose
le consentement de celui-ci. Il prétend que la pureté du feu des bûchers lui permet
de séparer l’âme du corps et donc de sauver les hommes de la corruption et de la
damnation, ce pourquoi il se justifie, en outre, par la future reconnaissance des victimes
(v. 12-13). Il avance qu’il fait œuvre de rédemption (« Tout le vieux crime humain de
l’homme est arraché », v. 32). Torquemada s’attribue ainsi un rôle d’instrument de la
volonté divine et de simple exécutant du Jugement qui distingue bons et méchants.
Paradoxal bourreau du bien, selon ses dires, il prétend avoir un rôle angélique (tutélaire
et eschatologique à la fois).
7. Le lexique de la violence et de la souffrance rappelle néanmoins au lecteur la réalité
effroyable des tortures que Torquemada voudrait justifier et présenter comme de belles
apothéoses des âmes. Le discours exalté de Torquemada se trahit lui-même comme un
mensonge théologique qui cache l’horreur concrète en laissant entrevoir l’indicible.
L’oxymore « piscine de feu » (v. 10) donne une image saisissante et hyperbolique des


bûchers, si nombreux qu’ils semblent former une seule grande « piscine ». Les vers 19
à 21 décrivent également les supplices : « Oh ! comme j’ai souffert de vous voir dans les
chambres / De torture, criant, pleurant, tordant vos membres, / Maniés par l’étau d’airain,
par le fer chaud ! » L’accumulation des participes présents dépeint ici la saturation des
manifestations de la souffrance des corps. L’attirail métallique (« airain », « fer ») désarti-
cule les corps comme l’enjambement (« des chambres / De torture ») brise l’unité repliée
de l’alexandrin.

Vers le bac
Le commentaire
Proposition de réponse rédigée (On se limite à deux arguments principaux.)
Alors que le personnage de Torquemada fait l’éloge de la torture et justifie le recours aux
bûchers, les lecteurs ou les spectateurs sont invités à y lire « en négatif » une dénonciation
de ces horreurs. D’une part, l’argumentation de l’Inquisiteur est si outrée et fallacieuse
qu’elle ne peut susciter l’adhésion. Elle apparaît comme une parole de démesure puisque
la comparaison « ainsi que Michel archange » (v. 14) montre que le personnage s’imagine
être supérieur aux hommes et s’assimile à une figure biblique majeure. Il croit, de plus,
lutter à armes égales avec le démon : « Deux porte-fourches. Lui, moi. Deux maîtres des
flammes » (v. 2). La symétrie du vers, le face-à-face des pronoms autour de la césure et
l’hyperbole « maîtres des flammes » soulignent encore l’orgueil du prêtre, qui s’enferme
dans un discours délirant. Il ne tient plus compte des réalités charnelles de l’être humain
et ne considère plus l’existence que sous l’angle théologique, d’ailleurs simplifié et extrê-
misé de façon manichéenne, comme en témoignent les nombreuses antithèses entre le
bien et le mal : « Lui l’enfer » vs « moi le ciel » (v. 5), « le cloaque » vs « le temple » (v. 6),
« ange » vs « démon » (v. 36), « Dragons » vs « colombes » (v. 39). D’autre part, ces réalités
physiques de l’homme affleurent pourtant, malgré lui, dans le discours de l’Inquisiteur
et rappellent alors au lecteur / spectateur l’atrocité des tortures infligées à des innocents.
Les vers 19 à 21 sont à cet égard révélateurs : « Oh ! comme j’ai souffert de vous voir
dans les chambres/De torture, criant, pleurant, tordant vos membres, / Maniés par l’étau
d’airain, par le fer chaud ! » Les participes présents évoquent les expressions de la douleur
des suppliciés, l’évocation des instruments métalliques fait frémir, les sonorités mêmes
de ces trois vers suggèrent la violence en ce qu’elles sont nettement dominées par la
consonne vélaire [r] : « souffert », « voir », « chambres », « torture », « criant », « pleurant »,
« tordant », « membres », « par », « airain », « fer ». Le comble du terrifiant est cependant
d’ordre moral : pervers, l’Inquisiteur exprime sa souffrance de bourreau au moment même
où il décrit celle des victimes, comme s’il compatissait : « Oh ! comme j’ai souffert ». Le
fanatisme de Torquemada se trahit par son propre discours et ne parvient donc pas à
cacher l’horreur qu’il voudrait légitimer par des considérations théologiques.

Texte complémentaire
L’accusation du bourreau (pages 185-186)
Pär Lagerkvist, Le Bourreau (1933)

➔➔ Objectif
Étudier un plaidoyer symbolique de la figure du bourreau.


➔➔ Présentation du texte
Les récits du poète et romancier suédois Pär Lagerkvist (1891-1974), prix Nobel de litté-
rature en 1951, ont une densité rare. Exprimant l’angoisse spirituelle de la conscience
humaine confrontée à la cruauté, ils mettent souvent en scène un personnage symbo-
lique, qui incarne le mystère et la complexité de la perversion et de la méchanceté.
Mais l’interrogation existentielle et métaphysique sur le mal, la quête éperdue de la
foi et du sens, la recherche d’un idéal amoureux, s’allient à une conscience aiguisée de
l’Histoire : Lagerkvist a deviné, dès le début des années 1930, les périls où la montée du
nazisme entraînait l’Europe, ainsi que le montre Le Bourreau (1933) et la pièce antinazie
Le Roi (1932). Le reste de l’œuvre narrative est dominé par Le Nain (1944), méditation
désespérée sur le mal aux accents psychanalytiques et aux vues profondes sur le poli-
tique, puis par de superbes variations sur des figures bibliques qui interrogent le sacré :
Barrabas (1950) ; La Mort d’Ahasverus (1960).
L’action du Bourreau se passe dans une auberge obscure et enfumée, à une époque
mal déterminée : le bourreau du village vient y consommer une boisson dans un recoin
de la salle. Tout le monde le regarde et parle de l’ignominie attachée à sa profession,
mais personne n’ose lui adresser la parole. Un orchestre joue et une violente bagarre
éclate dans la taverne avec des soldats allemands (probablement des nazis). Un soldat
interpelle le bourreau, qui prend alors la parole et la conserve jusqu’à la fin du récit.
Ce plaidoyer du bourreau par lui-même pourra utilement compléter le texte de Victor
Hugo (p. 183 du manuel) parce qu’il propose une réflexion pertinente sur l’origine véri-
table du mal incarné par le bourreau, son enracinement profond en chacun de nous.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le bourreau est davantage ici une figure mythique qu’un personnage réaliste et
individualisé. Aucun nom ou prénom ne lui est attribué. Son portrait physique se limite
à de vagues indications, qui traduisent l’impression qu’il produit sur les autres plutôt
qu’ils ne permettent de se l’imaginer : on sait seulement qu’il est « grand et terrifiant,
dans son costume couleur de sang » (l. 1) et il nous indique lui-même – chose bien prévi-
sible pour un bourreau ! – qu’il porte la flétrissure : « La marque du crime est incrustée
sur mon front » (l. 31). Il n’a pas d’âge et, soit qu’il incarne symboliquement tous les
bourreaux passés, présents et à venir, soit que la fiction le présente comme un person-
nage immortel, il affirme faire son métier « depuis l’aube des temps » (l. 5) et suivre les
hommes « jusqu’à la fin des temps » (l. 11-12), se prétendant « le seul qui ne vieillisse
point » (l. 8). Figure mythique, il incarne la destruction et la mort à un niveau hyperbo-
lique, au-delà des forces et des attributions d’un simple bourreau : « J’ai exterminé de
la terre des peuples entiers, j’ai saccagé et dévasté des royaumes » (l. 18-19).
Les seuls éléments qui peuvent, dans cet extrait, lui donner quelque épaisseur indivi-
duelle sont l’évocation de sa maison, dont la « fenêtre grise » fait face à des « prairies
calmes et muettes » (l. 39-40), et son amour pour la femme qui est à ses côtés et « qui
[a] l’air d’une mendiante » (l. 43-44).
2. Le texte déploie un impressionnant champ lexical de la violence, dominé par des
verbes : « j’ai découpé » (l. 13), « sacrifice » (l. 12-13), « J’arrachai mon cœur » (l. 15),
« ceux que j’ai sacrifiés » (l. 16), « J’ai exterminé » (l. 18), « j’ai saccagé et dévasté »


(l. 18-19), « J’ai flagellé jusqu’au sang » (l. 22-23), « J’ai dressé des bûchers » (l. 24),
« étouffants » (l. 29), « J’abats » (l. 36), « m’étouffer » (l. 41). Plus largement, c’est une
véritable isotopie de la cruauté qui domine le texte grâce aux nombreuses occurrences
du mot « sang » (l. 1, 8, 11, 23, 33, 34 et 37) et aux noms d’armes et d’instruments
de mort qui connotent la barbarie : « bûcher » (l. 10), « flammes » (l. 16), « mon épée
ruisselante » (l. 20-21), « bûchers » (l. 24). S’y ajoutent les mots « crime » et « criminel »
(l. 31 et 32). Les hyperboles sont nombreuses pour souligner l’universalité et l’éternité
du mal : « Des milliers d’années s’écoulent » (l. 6), « dès l’origine et […] jusqu’à la fin des
temps » (l. 11-12), « des coupables et des innocents en légions incalculables » (l. 17-18),
« des peuples entiers » (l. 18), « des flots d’hommes » (l. 23), « le sang des millénaires »
(l. 33-34), « J’abats tout » (l. 36). Certains pluriels ont aussi valeur hyperbolique : « des
prophètes et des messies » (l. 24). La violence est littéralement donnée à voir au lecteur
par des métaphores particulièrement évocatrices : « son costume couleur de sang » (l. 1),
« C’est pour le mal l’époque du rut ! » (l. 27-28), « des nuages étouffants » (l. 29), « son
globe humide [le soleil] a une affreuse lueur de sang coagulé » (l. 29-30), « je traverse
les champs et récolte ma moisson » (l. 30-31), « hurlement plaintif des broussailles
humaines » (l. 35-36). On observera également l’effet saisissant de métonymies telles
que « J’ai accompagné les siècles au tombeau » (l. 20) et de la personnification de la
terre, qui « gît, fiévreuse et brûlante » (l. 26-27). Le monde semble teint du sang des
victimes du bourreau et l’univers entier est décrit comme agonisant : oiseaux malades,
nuages étouffants, soleil ensanglanté, etc. On voit donc que le récit exploite les procé-
dés du registre épique pour créer une impression d’interminable apocalypse du monde,
d’un holocauste (l’idée de sacrifice revient deux fois) permanent de l’humanité. Le bour-
reau cherche à impressionner par son discours, à terrifier les hommes en leur renvoyant
l’image de leur propre crime incessant.
3. Le bourreau accuse les hommes d’être les commanditaires de crimes qu’il ne fait
qu’exécuter : « Tout ce que vous m’avez demandé, je l’ai fait » (l. 19-20). Il sait que
chaque époque réclame ses services et attend « que des générations nouvelles [l’]
appellent de leur voix jeune et impatiente » (l. 21-22). Par deux fois, il affirme que les
hommes sont les vrais coupables, il n’est criminel qu’« à cause » d’eux (l. 32 et 34). La
fin du texte infléchit le registre épique jusque-là dominant vers un registre tragique, le
bourreau se montrant la victime aveuglée de la cruauté humaine : « J’abats tout avec
frénésie – comme vous le voulez, comme vous me criez de le faire ! Je suis aveuglé
par votre sang ! Un aveugle enfermé en vous ! Vous êtes ma prison, d’où je ne puis
m’échapper ! » (l. 36 à 39). Dans ce passage, la modalité exclamative hésite entre accu-
sation agressive et plainte. Plusieurs éléments font écho aux motifs de la tragédie : la
« frénésie » évoque la folie, la fureur avec laquelle le bourreau commet le massacre, acte
de démesure, d’hybris, qu’il explique par un aveuglement face à ce qu’une transcen-
dance (l’humanité dans son ensemble, force qui dépasse l’individu) le pousse à faire. On
peut reconnaître là une configuration tragique typique (cf. Œdipe Roi de Sophocle, par
exemple). Le bourreau se reconnaît donc une culpabilité : celle de l’obéissance aveugle,
qui l’a poussé à se damner (« condamné pour l’éternité », l. 32) et de la fidélité à ce
« poste » (l. 33). Il est l’exécutant aveugle et soumis, mais qui met beaucoup d’ardeur
à la tâche. Le bourreau est ainsi une figure singulièrement ambiguë : celui qui torture


et tue avec ferveur, mais au nom des autres hommes. Il est bien bourreau, mais aussi
victime, en un sens, du goût des hommes pour le sang, qu’il partage jusqu’à un certain
point. Le bourreau ne se dédouane pas de son crime (il reconnaît son aveuglement et
sa « frénésie ») mais y associe toute l’humanité.
4. L’aveu amoureux est touchant parce que l’on sent qu’il est à la fois un acte de courage
(il met en danger la femme, qui risque de devenir un paria elle aussi) et une marque de
gratitude. Il entrouvre un espoir à l’humanité, qui vient pourtant d’être accusée d’une
cruauté sans fin : par l’amour, l’humanité (qui est et restera sanguinaire) se sauve peut-
être partiellement. La femme devient le symbole d’un rachat possible de l’humanité, dont
la part masculine est irrémédiablement entachée de crimes.

Texte 3
La déshumanisation de la victime ? (pages 187-188)
Robert Antelme, L’Espèce humaine (1947)

➔➔ Objectif
Aborder un témoignage littéraire.

➔➔ Présentation du texte
L’œuvre presque unique de Robert Antelme figure parmi les plus importants récits et
témoignages des rescapés des camps qui ont paru dans l’immédiat après-guerre (on
peut citer L’Univers concentrationnaire de David Rousset, 1946 et Si c’est un homme de
Primo Levi, 1947). Sur un ton neutre, avec une objectivité qui fait d’autant mieux ressortir
l’atrocité des faits, il raconte le quotidien des camps et pose radicalement la question de
la nature humaine. Maurice Blanchot, dans L’Entretien infini (1969), rend hommage à
l’auteur de cet ouvrage majeur, tout comme Georges Perec dans « Robert Antelme ou la
vérité de la littérature » ([1963], repris dans L. G. Une aventure des années soixante, 1992).

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le pronom personnel « nous » renvoie d’abord aux déportés, parmi lesquels figure l’au-
teur, R. Antelme. Celui-ci témoigne de ce qu’il a pensé et ressenti dans les camps et parle
au nom de ses camarades et de lui-même : « Nous sommes au point de ressembler à tout
ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger » (l. 1-2).
Mais lorsque la réflexion devient plus générale, le « nous » prend une valeur plus large
et paraît désigner tous les hommes : « Nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une
espèce humaine » (l. 36-37).
b. La thèse défendue par l’auteur est que l’humanité est irréductible : un homme demeure
humain même sous la torture qui voudrait le déshumaniser.

Lecture analytique
Une réflexion sans pathétique
1. Certains procédés visent à donner au texte une portée générale qui permet d’éviter le
registre pathétique. Le présent de narration (par exemple, « nous restons des hommes »,


l. 7) alterne ainsi avec un présent de vérité générale (par exemple, « il y a une espèce
humaine », l. 18-19). De nombreuses phrases haussent le texte à la dimension d’une
réflexion philosophique, par l’emploi de noms abstraits associés à des articles définis à
valeur générique : « la loi » (l. 6), « l’histoire des hommes » (l. 13), « l’existence » (l. 40),
« la puissance du meurtre » (l. 46), etc. Enfin, l’auteur utilise à plusieurs reprises les
tournures impersonnelles présentatives « il (n’) y a (pas) » (l. 7, 18, 37).
2. L’auteur emprunte son vocabulaire aux sciences exactes (« loi », l. 4, « axiome, l. 32),
mais surtout aux sciences de la vie et aux sciences sociales :

Sciences de la vie Sciences sociales


« espèce(s) » (l. 3, 9, 10-11, 14, 18, etc.), « classes » (l. 16, 31), « historique » (l. 9,
« bête(s) » (l. 5, 34), « mutation » (l. 11), 10), « histoire » (l. 13), « coutumes »
« maladie » (l. 12), « nature » (l. 17), (l. 16), « exploités » et « asservis » (l. 39)
« générations » (l. 30), « races » (l. 31),
« êtres » (l. 38), « variétés » (l. 40)

L’emploi de ce vocabulaire technique permet, d’une part, d’éviter le pathos en déta-


chant l’expérience vécue du subjectif, d’autre part, de tirer une réflexion générale sur
la nature humaine dans son double aspect biologique et social.
3. L’argumentation s’appuie sur des procédés rhétoriques qui lui donnent une force
persuasive. On peut repérer d’abord la métaphore de la « maladie » (l. 12) qui permet
d’évoquer l’état des déportés dans les camps comme une anomalie, tout en suggérant la
continuité de l’espèce humaine. L’anaphore de la tournure clivée « C’est parce que… » (l. 19
et 20-21) permet d’insister sur l’explication paradoxale de l’impuissance des SS. Enfin,
les nombreuses antithèses telles que « bêtes/ hommes » (l. 5 et 7-8), « des espèces / une
espèce » (l. 18), « victime/bourreau » (l. 43 et 45), créent des contrastes forts qui consti-
tuent les idées clés du raisonnement.
On pourra, en outre, relever les connecteurs logiques qui marquent explicitement la
progression du raisonnement : « mais » (l. 4, 7, 22, 47), « d’abord »/ « Ensuite » (l. 14-15),
« effectivement » (l. 26-27), « puisque » (l. 42).
L’unité de l’espèce humaine
4. Les déportés sont comparés à des animaux parce que la faim extrême les déshuma-
nise, elle engendre en eux la domination du seul instinct de survie (cf. l’expression « ne
se bat que pour manger », l. 1-2).
5. Les SS ont rêvé de déshumaniser les déportés, de leur enlever leur dignité d’hommes :
« C’est un rêve de SS de croire que nous avons pour mission historique de changer
d’espèce » (l. 9 à 11).
6. Pour affirmer l’unité et l’irréductibilité de l’espèce humaine, R. Antelme s’appuie sur
la résistance de l’humain dans les prisonniers des camps : réduire l’homme à l’état de
bête est impossible, les SS l’éprouvent puisqu’ils en constatent eux-mêmes l’échec en
se retrouvant obligés de tuer. Cette idée est formulée deux fois : la première fois comme
un simple constat, une observation (« comme cette mutation se fait trop lentement, ils
tuent », l. 11) et la seconde sous la forme d’une loi générale (« Il [le bourreau] peut tuer
un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose », l. 47-48).


La parole du déporté
7. Une phrase du premier paragraphe montre que le texte est écrit a posteriori, avec
un certain recul face au nazisme : « C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause
l’unité de cette espèce qu’ils seront finalement écrasés » (l. 20 à 22). L’emploi corrélé du
futur simple et du futur antérieur de l’indicatif rejette dans le passé l’annonce assurée
de la défaite du nazisme. R. Antelme explique ici, après coup, pourquoi il ne pouvait pas
en être autrement, pourquoi la tentative des SS était d’avance vouée à l’échec.
8. Le déictique « ici » (l. 7 et 34 ; l’emploi du même terme à la l. 41 est plus ambigu) et
l’emploi du présent de narration manifestent la volonté de l’auteur d’annuler cette
distance historique. Il veut ainsi suggérer que cette unité de l’espèce humaine, qu’il est
en train de démontrer, a déjà été pensée telle quelle par les déportés dans le camp. C’est
comme si ce qu’il exposait était la traduction directe de ce que les prisonniers des
camps devinaient. Bien que privés de forces et de parole, les déportés ont donc encore
la force de penser et de savoir qu’ils sont encore des hommes.

Vers le bac
La dissertation
Proposition de réponse rédigée
Le xxe siècle a été celui des plus grandes tragédies de l’Histoire et la gigantesque
machine à broyer l’humain que furent les camps de concentration nazis a amené plus
d’un écrivain à s’interroger sur la possibilité de raconter ce qui a été invivable, de
parler de ce qui paraît hors d’atteinte par les mots. Ainsi, Jorge Semprun, qui mit de
nombreuses années avant de publier son propre témoignage de son expérience des
camps, L’Écriture ou la vie (1994), affirme : « Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra
à transmettre partiellement la vérité du témoignage. » Il suggère ainsi que la vérité, si
elle demeure inaccessible en tant que telle, peut néanmoins être approchée ou « partiel-
lement » touchée par une médiation esthétique. Paradoxalement, le témoignage le plus
proche de la vérité ne serait pas, selon J. Semprun, le plus direct, le plus immédiat. Le
témoignage littéraire, « maîtrisé », est-il alors plus proche de la vérité historique que le
document « brut » ? Nous examinerons, dans un premier temps, ce qui différencie ces
deux types de témoignage, puis nous nous interrogerons sur ce qui rend nécessaire
l’artifice pour dire l’extrême.
Il semble paradoxal de considérer le récit littéraire comme un témoignage plus véri-
dique que la parole immédiate. En effet, l’idée du témoignage est généralement asso-
ciée à celle d’une vérité spontanée, non remaniée et donc moins susceptible d’avoir été
maquillée ou déformée. Dans une perspective juridique ou journalistique, la préférence
va toujours au témoignage direct, « à chaud », qui semble au plus près des événements.
C’est ainsi que l’écrivain russe Vassili Grossmann, qui entre dans le camp de Treblinka
avec l’armée Rouge en 1944 pour libérer les prisonniers, publie dès 1945 un témoignage
précis de ce qu’il y a vu et de ce que les déportés lui racontent, L’Enfer de Treblinka. Le
livre se veut un document brut, sans grand souci de style ou d’agencement et sert d’ail-
leurs de témoignage lors du procès de Nuremberg. Le succès d’un document comme le
Journal d’Anne Frank, quelles que soient les qualités d’écriture de la jeune fille, montre
l’intérêt que présente un récit immédiat et purement chronologique des faits. Plus près


de nous, les horreurs du génocide rwandais n’ont-elles pas été racontées par l’écrivain
Jean Hatzfeld dans des livres qui recueillent de nombreux témoignages de bourreaux
(Une saison de machettes, 2003) et de victimes (Dans le nu de la vie, 2000). Les histo-
riens, d’ailleurs, accordent plus de valeur aux documents qu’aux récits littéraires. Car
ceux-ci, en effet, exigent de leurs auteurs du temps et de la réflexion : on les soupçonne,
par conséquent, non d’inauthenticité, mais d’incomplétude (la mémoire oubliant peu
à peu certains faits) et d’inexactitude (le récit étant concerté pour produire tel ou tel
effet sur le lecteur). Pourtant, le témoignage direct est par essence partial, subjectif et
tend bien souvent au pathétique, comme le notait Jean Cayrol en 1949 : « Nous n’avons
connu et lu jusqu’ici sur les Camps que des témoignages pathétiques, certes, mais qui
ne montraient qu’un visage des Camps, le plus spectaculaire, le plus digne de foi, le
plus hideux, certes, mais ce visage ne valait que jusqu’à la Libération ; on ne savait plus
après quel masque il porterait » (« De la mort à la vie », revue Esprit). C’est peut-être l’un
des avantages de la littérature sur la parole immédiate : dépasser le récit anecdotique
pour atteindre une vision durable de la vérité de l’événement.
Ce qui rend nécessaire « l’artifice d’un récit maîtrisé », pour J. Semprun, c’est juste-
ment de « transmettre » la vérité que porte le témoignage, de montrer ce qui se cache
sous l’anecdote du vécu, fût-il aussi démesurément tragique que la Shoah. Pour le
témoignage immédiat, il existe de l’indicible, de l’ineffable : ce qui est au-delà de ma
souffrance personnelle, de mon expérience traumatisante. Le récit littéraire, concerté,
peut au contraire dire et mettre à nu ce qui, derrière l’invivable, est l’extrême : l’in-
supportable. L’Espèce humaine de Robert Antelme tente ainsi non seulement de faire
entendre le témoignage d’un déporté, mais de faire comprendre que la machine de
l’extermination était fondée sur le rêve de déshumaniser les êtres que les SS haïssaient.
De même, bien qu’il ait lui-même fait l’expérience du goulag, c’est par des récits de
fiction, tel qu’Une journée d’Ivan Denissovitch (1962), que le romancier russe Alexandre
Soljenitsyne a pu le mieux décrire l’enfer des camps de travail soviétiques. Certains
auteurs vont même plus loin pour essayer de faire comprendre les tragédies de l’His-
toire et s’appuient sur un document pour en tirer un récit littéraire qui – par la force
des mots, par les détours d’une narration qui reconstruit une cohérence que le témoi-
gnage brut ne possède guère –, puisse mettre au jour toute l’horreur qui se joue sous
l’événement et qui permet d’inciter le lecteur à la réflexion. C’est le cas, par exemple,
du roman La Mort est mon métier (1952) de Robert Merle, rédigé à partir des mémoires
du commandant d’Auschwitz R. Höss ou encore de Pluie noire (1969) du Japonais M.
Ibuse, roman sur l’explosion de la bombe d’Hiroshima probablement écrit à partir du
journal d’un rescapé. Dans ce cas, l’auteur ne témoigne pas de sa propre expérience,
mais magnifie le témoignage d’un autre en œuvre littéraire ; dès lors, le lecteur ne
peut plus lire le récit comme un simple document par lequel il s’informe d’une réalité
historique, mais il est amené à s’interroger sur le sens de ce qui est dit, à s’impliquer
dans la construction d’un sens à partir de faits apparemment insensés ou impensables.
Le récit littéraire modifie ainsi considérablement le statut du témoignage : alors que
le document ne transmet à son lecteur qu’une information, même touchante ou
effrayante, le « récit maîtrisé », lui, l’oblige à se mettre en quête d’un sens, à mener
une réflexion sur ce que l’événement extrême nous apprend sur l’Homme.

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Texte 4
Témoigner pour refuser la complicité (page 189-190)
Albert Camus, Actuelles (1958)

➔➔ Objectif
Identifier les marques argumentatives de l’engagement littéraire.

➔➔ Présentation du texte
La position d’Albert Camus pendant la guerre d’Algérie lui a valu l’hostilité des indépen-
dantistes, qui lui ont reproché de ne pas militer pour leur cause (anticolonialiste, il refuse
cependant la violence d’une guerre nationaliste), comme des défenseurs du colonialisme,
qui lui ont tenu rigueur de son discours de janvier 1956 à Alger, dans lequel l’écrivain
propose une trêve civile. Français né en Algérie, ayant passé son enfance dans un quar-
tier pauvre d’Alger, Camus avait en effet été choqué par les événements d’août 1955 :
soixante et onze civils français avaient été massacrés par les indépendantistes du FLN, en
représailles de quoi l’armée française avait abattu un nombre effroyable de prisonniers
civils algériens (les estimations chiffrées oscillent entre 1 200 et 12 000 victimes). Mais
cette dénonciation de la violence contre les civils est mal comprise dans les deux camps
à la fois et Camus est obligé de quitter l’Algérie sous protection. En 1957, il est récom-
pensé par le prix Nobel de littérature, ce qui s’explique, selon André Maurois, « tant par
la qualité de l’œuvre que par son caractère représentatif et aussi par le désir qu’éprouva
l’Académie suédoise, devant les tragiques déchirements de l’Algérie, d’exprimer sa sympa-
thie à un Algérien sans haine et sans reproches » (A. Maurois, De Proust à Camus, Perrin,
Paris, 1965, p. 326). En 1958, il rassemble ses articles ayant trait à la question algérienne,
parus dans la presse entre 1939 et 1958, sous le titre Chroniques algériennes (aujourd’hui
Actuelles III, dans l’édition de la Bibliothèque de La Pléiade).
L’extrait que nous proposons est tiré de l’« Avant-propos » à ce recueil et traite du
problème des tortures auxquelles l’armée française soumet les prisonniers du FLN et les
partisans de l’indépendance. Un écrivain comme Pierre-Henri Simon avait déjà dénoncé
ces pratiques dans Contre la torture en 1957 et le témoignage du journaliste Henri
Alleg sur les sévices qu’il a subis, La Question, était paru en 1958 (il fut immédiatement
interdit en France mais republié la même année en Suisse). Camus s’engage donc sur
un problème politique et moral qui est au cœur de l’actualité.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. D’entrée de jeu, Camus déplace le problème de la torture du plan militaire aux plans
moral et juridique. La première phrase requalifie « [l]es représailles contre les populations
civiles et les pratiques de torture » (l. 1-2), faits désignés dans le lexique neutre de l’armée,
en « crimes » (l. 2), terme portant déjà condamnation. Il adopte délibérément une perspec-
tive de moraliste et de philosophe en affirmant que « la guerre sans buts ni lois consacre le
triomphe du nihilisme » (l. 8). Tout au long du texte, Camus use d’un vocabulaire relevant
de la réflexion éthique, qui marque explicitement le point de vue à partir duquel il juge la
guerre et les actes de torture. On peut relever, notamment, les dérivations « justification/
justifie/injustices/justifier/injustifiable » (l. 5, 7, 12, 18 et 19-20), « crimes/criminels » (l. 2,


18 et 33), « morale/démoralisation » (l. 11 et 28), mais aussi l’isotopie de la dégradation
morale : « humiliation » (l. 3), « nihilisme » (l. 8), « fautes » (l. 17), « déchéance » (l. 26),
« honteuses ou cyniques » (l. 30).
2. Camus présente explicitement les arguments adverses à sa propre thèse, ceux qui
sont censés justifier la torture en période de guerre : la torture permettrait ainsi de
« gagner les guerres » (l. 11-12) et d’éviter des attentats (« retrouver trente bombes »,
l. 22). En fait, ces deux arguments se rejoignent dans « l’argument majeur » (l. 20-21),
d’ordre pragmatique : l’« efficacité » (l. 5, 19 et 26), dont il conteste la réalité puisque
la torture renforce la détermination de l’ennemi et suscite de nouvelles vocations de
terroristes (cf. l. 20 à 25), et dont il montre la conséquence morale irréversible : la
« déchéance » morale de ceux qui y ont recours (l. 26).
3. Dans cet extrait, Camus présente deux arguments majeurs contre la torture, outre
son inefficacité en temps de guerre :
– un argument éthique : de telles pratiques font de la guerre un temps sans règles ni
valeurs, qui mène à un nihilisme entropique : « nous retournons alors à la jungle où le
seul principe est la violence » (l. 9-10) ;
– un argument logique : torturer l’ennemi revient à commettre une faute égale à celle
de cet ennemi et donc à lui donner implicitement raison, la réciprocité justifiant les
crimes de l’autre (l. 14 à 20).
Le second argument met en valeur la contradiction interne de la torture : combattre le
mal par le mal, rendre atrocité pour atrocité, c’est-à-dire, en droit, entrer dans le cercle
vicieux ou la spirale infernale de la loi du talion.
4. Camus emploie certains procédés destinés à impliquer le lecteur dans l’argumenta-
tion qu’il mène et à obtenir son adhésion à la thèse qu’il défend. Il construit d’abord
son raisonnement avec une grande rigueur, qui lui donne une grande force parce qu’elle
s’appuie sur une logique difficilement contestable. Les connecteurs logiques mettent
en évidence la cohérence du propos, qui avance par des liens de causalité (« en effet »,
l. 6), de concession et d’opposition (« peut-être », l. 22 ; « mais », l. 23, 30 ; « Même… »,
l. 26), de conclusion (« Finalement », l. 27), de renchérissement (« À cet égard », l. 20).
Mais l’implication du lecteur se fait surtout, au début du texte, par l’emploi du pronom
« nous », qui établit une connivence et une responsabilité commune de l’auteur et du
lecteur français : « nous sommes tous solidaires » (l. 2), « parmi nous » (l. 3). Les questions
oratoires des lignes 14 à 20 veulent emporter l’adhésion du lecteur en lui présentant le
raisonnement exprimé comme évident. L’expression « ces vérités » (l. 31), renvoyant aux
arguments exposés précédemment dans le paragraphe, entérine la légitimité de la thèse
de l’auteur. Le lexique subjectif, où l’axiologie se trouve très fortement marquée, oriente
l’opinion du lecteur : « innocent » (l. 15-16), « « fautes incalculables » (l. 17), « excès crimi-
nels » (l. 33), etc. Enfin, la discrète antiphrase « ces beaux exploits » (l. 27-28) introduit une
ironique distance face aux justifications militaires, héroïques, de la torture.
5. L’écrivain doit être d’abord, d’après ce texte, celui qui rappelle le devoir moral ou
politique. À ses concitoyens, il souligne leur solidarité avec les actes de l’armée de leur
pays (cf. le début du texte) et indique leur devoir : les formules « il faudra » et « nous
devons » (l. 4) font nettement apparaître la modalité déontique. Au gouvernement, de
même, il rappelle son devoir de condamnation publique des excès militaires (l. 31 à 36).


L’écrivain est celui qui, en tant que « citoyen » (l. 34), se sent « responsable personnel-
lement » (l. 35) des événements de son temps et de son peuple. Cette responsabilité
exige un courage dans la pratique de la parole : il doit « refuser » les discours fallacieux
(l. 5), « dénoncer ou […] assumer » (l. 36) les actes de ceux qui l’entourent. Moraliste, il
croit en la valeur de la parole (condamnation publique, dénonciation, etc.) et doit être
prêt à braver la « censure » (l. 29-30) pour défendre les « vérités » (l. 31) qu’il énonce.
Le texte de Camus est donc représentatif de la littérature engagée : l’écrivain se pose
non seulement en témoin de son temps, mais assume une responsabilité de la parole
qui lui incombe naturellement en tant que professionnel de la parole, en tant qu’intel-
lectuel qui croit en la portée morale de la parole. Sartre, dans Qu’est-ce que la littéra-
ture ? (1948), écrit en effet que l’écrivain engagé « sait que la parole est action » et qu’il
« a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que
ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité ».

Plan de commentaire
Introduction
Il faut soigner la présentation du texte : préciser le contexte historique.
I. Une argumentation rigoureuse
1. Un texte polémique
– Une thèse morale explicite (première phrase)
– Une thèse réfutée : l’efficacité en contexte de guerre
– Déplacement du problème militaire au problème éthique
2. Un texte solidement construit
– Les arguments de Camus
– La charpente : les connecteurs logiques
II. Un texte engagé
1. La dimension pragmatique du texte
– Rappeler au lecteur sa responsabilité en l’incluant dans la réflexion (« nous »).
– Procédés rhétoriques utilisés : questions oratoires, lexique subjectif
2. Le rôle de l’écrivain
– Moraliste qui énonce le devoir
– Rappel de la puissance de la parole
Conclusion. On pourra rapprocher Camus d’autres écrivains engagés qui ont souligné
l’importance de la dignité humaine en contexte de guerre, tel Saint-Exupéry et d’écri-
vains pacifistes dont l’attitude a parfois été mal comprise, tel Romain Rolland pendant
la Première Guerre mondiale.

Lecture complémentaire
Emmanuel Roblès, Montserrat (1948)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Emmanuel Roblès, ami proche d’Albert Camus, a écrit cette pièce en 1948. Les références
de l’œuvre à la Seconde Guerre mondiale sont évidentes, mais l’auteur, dès l’espèce


d’avant-propos qui ouvre le livre, prend soin d’affirmer la portée universelle de cette
tragédie. De fait, c’est une pièce éminemment humaniste, touchante et profonde à la fois,
servie par une écriture limpide. Elle remporte un succès régulier auprès des adolescents.
Le thème dominant est une torture morale. Le chantage, le dilemme auquel est exposé
Montserrat, le héros éponyme, interroge les notions de devoir et de pitié, qui sont mises
en concurrence. En outre, le face-à-face « psychologique » des victimes et du bourreau,
Izquierdo, dont les fragilités proprement humaines affleurent à la fin du texte, faisant
échapper la pièce à un manichéisme trop poussé, donne à voir la cruauté, mais aussi les
limites : Izquierdo admire, sous certains aspects, sa victime et trahit le vide intérieur qui
travaille peut-être, au fond, la plupart des bourreaux.

➔➔ Réponses aux questions


1. En soulignant les alternatives possibles qui s’offraient à lui dans le choix du cadre
historique de sa pièce, E. Roblès donne à celle-ci, par avance, une dimension univer-
selle. En 1948, une telle tragédie aurait facilement pu être réduite à une allégorie anti-
nazie : c’est d’ailleurs l’interprétation que certains lecteurs ont faite du roman La Peste
de Camus, paru l’année précédente. Or, Roblès traite de la violence et de la cruauté des
hommes dans ce qu’elles ont d’intemporel. Ce qui lui importe, c’est de faire réfléchir
le lecteur ou le spectateur sur les choix existentiels qu’il doit nécessairement faire, en
tant qu’homme : héroïsme ou lâcheté, devoir ou empathie, vengeance ou pardon, etc.
2. Les personnages représentent trois catégories (les figurants sont indiqués entre
parenthèses) :
Armée Clergé Peuple
Montserrat Le père Coronil La mère
Izquierdo (Moines) Éléna
Zuazola, Moralès, Juan Salcedo
Antonanzas Salas Ina
(Soldats) Arnal Luhan
Ricardo

Là encore, la pièce ne traitant pas du problème des classes sociales, il s’agit pour l’au-
teur d’atteindre l’universalité en mettant en scène les trois catégories fondamentales
que l’on retrouve dans nombre de sociétés humaines (indo-européennes, notamment) :
ceux qui se battent, ceux qui prient et ceux qui travaillent. [Les travaux du compara-
tiste Georges Dumézil (1898-1986) avaient déjà, depuis les années 1930, montré la
permanence de la tripartition fonctionnelle du sacré, de la force et de la fécondité.] En
imaginant des personnages des trois catégories, le dramaturge représente sur scène,
par métonymie, toute une société confrontée à la question de la liberté et de la respon-
sabilité.
3. Les tortures physiques infligées aux Vénézuéliens qu’évoquent les officiers espagnols
du premier acte sont nombreuses : ils violent en réunion les jeunes femmes avec leurs
soldats (scène 1), donnent les indigènes en pâture aux fourmis rouges, font fondre du
plomb dans leurs oreilles (scène 2), font pendre ou brûler les civils (scènes 3 et 5) ou
les enterrent vivants (scène 7). Zuazola, Moralès et Antonanzas s’amusent et rient en


se rappelant les viols (scène 1), Izquierdo fait preuve d’une impassibilité complète : les
bourreaux apparaissent donc comme dénués de tout sentiment, de toute empathie et
leur cruauté relève du sadisme (ils retirent un certain plaisir des souffrances infligées).
4. Izquierdo choisit une torture morale pour Montserrat : le chantage. Si Montserrat
ne dévoile pas le lieu où se cache Bolivar, alors des gens du peuple vénézuélien seront
fusillés. Montserrat est face à un dilemme : dénoncer ou avoir la mort d’innocents sur
la conscience. L’alternative entre deux choix aux conséquences négatives l’oblige à
prendre un parti et à se rendre coupable dans les deux cas. Izquierdo justifie son choix
d’une torture morale par la résistance de Montserrat, officier héroïque, aux douleurs
physiques : « Je pourrais te faire torturer à mort, mais tu ne parlerais pas. Je te connais.
Et, si tu mourais à la torture, par Dieu, ma chance de capturer Bolivar s’envolerait avec
ton souffle » (I. 7).
5. Les otages sont des Vénézuéliens, des gens du peuple, pris au hasard par les
Espagnols mais incarnant symboliquement, pour le dramaturge, toute la société civile :
– diversité sociale : femmes (la mère et Éléna), hommes sans profession (Ricardo), artistes
(Juan Salcedo), artisans (Arnal Luhan) ou marchands bourgeois (Salas Ina) ; personnages
de tous âges (de 18 à 50 ans) ;
– diversité familiale : célibataires (Éléna, Ricardo) ou mariés (le potier, le marchand),
avec enfants (la mère, le potier) ou sans (le marchand) ;
– diversité financière : pauvreté (la mère) ou aisance (Salas Ina).
Cette diversité s’explique par le souci de montrer que la violence touche tout le monde,
que personne (quels que soient son sexe, sa richesse ou sa situation) ne peut se croire
totalement à l’abri de la cruauté des hommes. De plus, les personnages incarnent des
valeurs diverses : attachement maternel aux enfants, jeunesse, argent, simplicité, goût
de l’art (le comédien) ; or, Izquierdo n’en respecte aucune, ce qui souligne son inhuma-
nité. Enfin, du point de vue dramatique, la diversité des personnages d’otages permet à
l’auteur une variété de réactions et de discours qui est l’un des moyens de susciter l’inté-
rêt du lecteur ou du spectateur.
6. Dans la scène 1 de l’acte II, l’argumentation de Montserrat pour convaincre les otages
d’accepter la mort repose sur plusieurs arguments :
– un argument quantitatif : la mort de Bolivar signifie celle de « plusieurs millions
d’hommes », alors que la leur ne porte pas à autant de conséquences ;
– cet argument se double de celui, empirique, voire pragmatique, du sacrifice : accepter
leur mort, c’est sauver la liberté de tout un peuple ;
– l’argument contraignant du recours aux valeurs : « Êtes-vous sans dignité ? » ;
– l’appel aux émotions : « Ne vous sentez-vous pas soulevés de haine contre les assassins
de Campillo, contre les bourreaux de Cumata ? » ;
– les arguments religieux du salut (se sacrifier, c’est sauver son âme) et de l’autorité
divine (« nous devons nous incliner devant sa volonté »).
L’argumentation de Montserrat met ainsi en valeur trois justifications du sacrifice :
sauver les autres, sauver sa dignité d’homme et sauver son âme.
7. Dès le début de l’acte II, les réactions des otages divergent. Dans la scène 1, le potier, le
marchand et le comédien, qui ont très vite pris conscience de la situation et de la menace
qui pèse sur eux, sont submergés par la peur et l’angoisse. Le marchand est visiblement


le plus violent et les didascalies indiquent la brutalité de ses gestes : « se rue sur lui, fou
de colère », « (Il le tient à la gorge et le gifle) ». Le potier, longtemps plus calme, sera
gagné lui aussi par un accès de violence à la fin de la scène, voulant tuer Montserrat en
l’étranglant avec l’aide du marchand. Le comédien, tantôt désespéré, tantôt plus volon-
taire, adopte une stratégie de persuasion, se montre insinuant pour essayer de fléchir
Montserrat. La mère, quoique apeurée, ne parvient pas à croire que Montserrat restera
inflexible : elle garde espoir de le voir changer d’avis. Ricardo ne prend la parole qu’à la
fin de la scène : il semble intrigué et intéressé par la démarche de Montserrat, son pari
sur la réussite future de Bolivar. L’argumentation de Montserrat semble le convaincre de
la nécessité du sacrifice. Enfin, Éléna reste muette durant la scène.
Par la suite, Éléna affirme son acceptation du sacrifice devant Izquierdo (acte II, scène
3). Le potier et le marchand, emmenés les premiers pour être fusillés (acte II, scène 4
et acte III, scène 1), sont lâches : le marchand essaie même d’échanger sa vie contre
sa fortune, puis contre sa femme. Le comédien, dont l’effroi devant la mort est absolu,
pleure et s’apitoie sur son propre sort ; la cruauté d’Izquierdo, qui lui fait réciter des
tirades puis confirme qu’il sera tué, le révolte, lui arrachant des cris de haine ; l’attitude
impitoyable du père Coronil le désespère. Ricardo fait preuve de courage en affrontant la
mort (acte III, scène 4). La mère parvient presque à fléchir Montserrat, mais Éléna inter-
vient pour rappeler à Montserrat son devoir moral de silence. La mère, alors, maudit
tous les personnages (acte III, scènes 6 et 7).
Chaque otage a ses propres raisons d’agir : le potier tient à ses enfants et à son bonheur,
le marchand tient à sa femme et à sa réussite, le comédien est mu par sa vocation
artistique et par son succès. Tous ces motifs ont quelque chose d’égoïste. Au contraire,
la mère apparaît plus digne de pitié : elle est tout amour et se défend pour sauver ses
nourrissons qui vont mourir si elle ne rentre pas chez elle. Enfin, prêts au sacrifice,
Ricardo et Éléna comprennent le devoir de Montserrat car ils ont tous deux eu à souffrir
des Espagnols : Éléna est la fille d’une servante violée par un Espagnol (acte II, scène 3)
et Ricardo a vu son père assassiné par les occupants (acte III, scène 4).
8. Le père Coronil ne témoigne aucune pitié envers Montserrat et les otages. Il les
laisse fusiller sans scrupule. La scène 3 de l’acte I explique en partie son indifférence :
pour lui, les Vénézuéliens sont des mécréants, des damnés, si bien que les tuer revient
à faire un acte de foi, à libérer le monde de l’emprise du mal. À l’acte III (dès la scène
4), il craint de voir la beauté d’Éléna avoir raison de la détermination d’Izquierdo :
l’ancienne méfiance du christianisme pour la femme et son pouvoir sur les hommes
atteint chez lui une certaine démesure, au point qu’il fait exécuter la jeune fille avant
même qu’Izquierdo l’ait ordonné (acte III, scène 6). Seul un indice pourrait suggérer une
certaine humanité du religieux : il prend les mains de la mère à la fin de la scène 5 de
l’acte III. Est-ce un geste de soutien moral ? Le père Coronil incarne les compromissions
du clergé espagnol de l’époque avec le pouvoir (politique et militaire). Il trahit l’esprit
évangélique d’aide et d’amour envers le peuple, les pauvres, les démunis, au nom d’une
intolérance totale envers ceux qui ne se convertissent pas au christianisme.
9. La volonté de Montserrat, qui connaît son devoir moral, connaît, sous la pression du
chantage d’Izquierdo et les réactions des otages, des fluctuations. On peut noter par
exemple les doutes qui lui viennent au milieu de la scène 1 de l’acte II :


« Montserrat, il ne répond pas tout de suite. On sent de nouveau qu’il lutte contre lui-
même. Enfin, il dit avec effort :
Je ne sais pas ! Je ne sais plus !… Je voudrais pouvoir… Je voudrais comprendre moi-
même… savoir si j’ai raison… si je ne me trompe pas !... »
La scène 5 de l’acte III montre Montserrat demandant pitié à Izquierdo pour Ricardo,
priant pour qu’on l’épargne. Durant la scène suivante, il commence à craquer devant
les suppliques de la mère, mais Éléna, en lui rappelant son devoir et en suggérant
que le sacrifice des otages déjà morts ne doit pas être vain, lui permet de se ressaisir.
Une seconde fois, à la scène 8 de l’acte III, Montserrat commence à céder, parce que
Izquierdo lui annonce que six nouveaux otages vont être exécutés ; mais l’irruption
de Moralès, qui vient annoncer que Bolivar a réussi à rejoindre ses partisans, permet
encore à Montserrat de ne pas aller jusqu’au bout des aveux.
Par ces hésitations, ces doutes, ces moments où il est près de céder, Montserrat gagne
en humanité. Le personnage est doté d’une vraie épaisseur psychologique : les varia-
tions de sa délibération en font un être torturé, tourmenté, donc touchant. Le combat
intérieur qu’il mène le hausse au niveau d’un véritable héros tragique.
10. Le sadisme d’Izquierdo ne semble pas avoir de limites. Certes, il semble quelque peu
intéressé par le théâtre en écoutant Salcedo, mais cela ne l’empêche pas de continuer
ses manœuvres odieuses. De même, l’intérêt qu’il porte à Éléna est loin de l’amour :
c’est un simple désir sexuel. Même l’allusion des officiers à un amour de jeunesse d’Iz-
quierdo (scène 1 de l’acte I) ne peut suffire à humaniser le personnage. En revanche, à
la fin de la pièce (acte III, scène 8), un élément vient troubler quelque peu l’image froide
d’Izquierdo : la « petite aventure de Sierra-Chavaniz ». Enterré jusqu’au cou par des insur-
gés et abandonné à son sort, Izquierdo a échappé de peu à la mort. L’humiliation qu’il a
subie alors, les railleries et les injures qu’il a reçues peuvent expliquer (sans l’excuser)
l’insensibilité dont il fait désormais preuve envers les Vénézuéliens. C’est donc un léger
trait d’humanité qui reparaît presque involontairement en lui et c’est l’un des éléments
qui évite un manichéisme excessif dans cette pièce qui oppose pourtant fortement
bourreaux et victimes.
11. Quelques caractéristiques permettent de qualifier Montserrat de tragédie :
– dans l’intrigue elle-même, bien entendu, la mise à mort des personnages, y compris
le protagoniste, Montserrat, qui n’échappe pas à son destin prévisible ;
– l’héroïsme de Montserrat, dont la torture morale est rendue sensible par ses hésita-
tions, ses paroles et ses gestes ;
– la situation sans issue, l’aporie que constitue le chantage (le dilemme) dans lequel
Izquierdo place Montserrat ;
– la mise en évidence d’une temporalité fatale, d’une avancée inéluctable vers le destin,
grâce au rythme dramatique imposé par la succession d’exécutions d’otages (et du
battement de tambour qui les accompagne) ;
– le recours à la terreur (la cruauté des Espagnols) et à la pitié (pleurs du comédien,
lamentations et suppliques de la mère, etc.) ;
– le respect (presque anachronique, mais garant d’une certaine efficacité de la pièce)
de certains préceptes de la tragédie classique française : vraisemblance de l’intrigue,
bienséance (les exécutions se font hors scène), unité de lieu, de temps et d’action…


Roblès ne cherche pas à bousculer la tradition théâtrale. L’efficacité de sa pièce et sa
popularité sont liées en partie à sa grande lisibilité, au respect des horizons d’attente
d’un spectateur qui va voir une tragédie.

Séquence 3
Comment définir l’humanité aux xixe et xxe siècles ?
Parcours de lecture

Race et histoire (1952) :


un nouveau regard
sur la diversité humaine
É l ém e n t s b i b l i o - f i l m o g r a p h i q u e s
Sur le genre de l’essai
– Pierre Glaudes, Jean-François Louette, L’Essai, Hachette, coll. « Contours littéraires »,
1999.
Sur les rapports entre littérature et ethnographie
– François Laplantine, La Description ethnographique, Nathan, 1996.
Sur Claude Lévi-Strauss et son œuvre
– Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955, Plon, « coll. Terre humaine », 1984.
– Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, Odile Jacob, 1988.
– Cathérine Clément, Claude Lévi-Strauss, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003.
– Claude Lévi-Strauss, entretien avec Bernard Pivot du 4 mai 1984, Gallimard/INA, 2004
(DVD de la collection « Grands Entretiens de Bernard Pivot »).

Extrait 1
L’ethnocentrisme (page 192-194)
➔➔ Objectif
Analyser la dimension polémique dans l’extrait d’un essai.

➔➔ Présentation du texte
Esprit transdisciplinaire, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) l’a assurément été : droit,
philosophie ethnologie, géologie, littérature, linguistique, anthropologie, psychanalyse,
histoire de l’art ont constitué les fondements d’une pensée majeure du xxe siècle qui fut
consacrée par son entrée à l’Académie française en 1973 et la publication d’un choix de
ses Œuvres dans la prestigieuse « Bibliothèque de La Pléiade » des éditions Gallimard
en 2008. Il fut bien involontairement considéré comme l’un des piliers de la pensée
structuraliste qui cherche à découvrir, derrière la diversité des phénomènes sociaux et


linguistiques, des schémas réguliers, récurrents, qui informent les mythes, les rituels,
les pratiques et les comportements de toutes les cultures et mentalités humaines.
Quelques ethnologues, tel Robert Jaulin (1928-1996), ont certes critiqué cette perspec-
tive car elle se fonderait sur un européocentrisme en retrouvant, par-delà la diversité
apparente, voire illusoire, des cultures, la même origine : les structures d’un inconscient
universel. Mais on ne peut nier que l’œuvre de Lévi-Strauss a exercé une influence consi-
dérable sur la conception contemporaine de l’être humain et a ouvert des perspectives
à un nouvel humanisme. Race et histoire est, après sa thèse sur Les Structures élémen-
taires de la parenté (1949), le second grand texte de son auteur. Précédant de peu
Tristes tropiques (1955), qui le fit connaître du public, c’est un essai important quoique
bref, dans lequel Lévi-Strauss pose clairement certains problèmes cruciaux que pose la
diversité humaine : racisme ethnocentrisme, rapport entre culture et civilisation, etc.
Malgré sa complexité, cet essai, magistralement écrit, est un ouvrage de moraliste
moderne dont la lecture est passionnante.
Nous avons choisi un premier extrait définissant la notion d’ethnocentrisme, qui peut
amener les élèves à réfléchir sur leur propre vision du monde.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’ethnocentrisme est le refus de reconnaître l’appartenance des sociétés différentes
de la nôtre à l’humanité. L’auteur explique clairement cette attitude : « on refuse d’ad-
mettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans
la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit » (l. 22 à 25). La
position de l’auteur est explicite : « […] autant de réactions grossières qui traduisent ce
même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de
penser qui nous sont étrangères » (l. 10 à 13). L’auteur présente dans l’essai, précise-t-il
plus loin, une « réfutation » (l. 29) de ces attitudes de rejet.
b. Lévi-Strauss met en évidence ce qu’il appelle le « paradoxe du relativisme culturel »
(l. 61-62), c’est-à-dire le fait que l’ethnocentrisme est une attitude commune à des socié-
tés qui se croient différentes alors qu’elles se rejoignent précisément dans ce même
rejet de l’Autre : « c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination
entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles
qu’on essaye de nier » (l. 63 à 65).

Lecture analytique
L’ethnocentrisme, une attitude universelle
1. L’auteur souligne l’universalité et l’atemporalité de l’ethnocentrisme en l’enracinant
dans la psychologie même de l’être humain : « L’attitude la plus ancienne et qui repose
sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître
chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue […] »
(l. 1 à 4, nous soulignons). L’emploi du pronom personnel « nous » permet à l’essayiste
d’inclure le lecteur dans les personnes susceptibles d’une attitude ethnocentrique et
par conséquent de ne pas lui laisser croire que ce phénomène ne le concerne pas, de ne


pas l’autoriser à se croire au-dessus d’une telle attitude. En outre, s’incluant lui-même
dans ce « nous », l’auteur ne semble pas faire la leçon au lecteur en s’exemptant lui-
même du reproche : cela facilite la captatio benevolentiae, la bienveillance du lecteur
n’étant pas gênée par une attitude de supériorité de l’auteur vis-à-vis de son lecteur.
2. Lévi-Strauss appuie sa thèse de l’universalité de l’ethnocentrisme sur de nombreux
exemples : la culture antique grecque et gréco-romaine (l. 13 à 15) puis la culture occi-
dentale (l. 15-16), les « populations dites primitives » (l. 44 à 51), enfin les Espagnols de
la Renaissance et les indigènes des Grandes Antilles (l. 54 à 60). Exemples diversifiés
dans le temps (allusions à l’Histoire) et dans l’espace (Europe et autres continents)…
3. L’argumentation repose en grande partie sur l’analyse des termes par lesquels chaque
société désigne les autres :
– l. 8-9 : citations de phrases courantes, stéréotypes quotidiens ;
– l. 13 à 22 : analyse du jugement implicite que recèlent les adjectifs de « sau-vage » et
« barbare » grâce au rappel de leur étymologie ;
– l. 44 à 51 : traduction des termes antithétiques par lesquels différentes « populations
dites primitives » se désignent elles-mêmes et désignent les autres (« les hommes » vs
les « singes de terre », etc.).
Par l’étymologie, l’auteur souligne la péjoration implicite des adjectifs « barbare » (=
qui a un langage inarticulé, qui est privé de parole humaine) et « sauvage » (= qui est
de la forêt).
4. En 1952, la formule entre tirets « l’histoire récente le prouve » (l. 40), appliquée à
une régression de la notion d’humanité, renvoie de façon transparente au nazisme
et à l’extermination d’une partie de l’humanité (Juifs, tziganes, homosexuels, etc.), à
laquelle l’hitlérisme a procédé et qu’il aurait voulue totale. La formule permet de souli-
gner que la barbarie à laquelle peut mener l’ethnocentrisme n’est jamais éradiquée,
jamais définitivement vaincue, même par la vertu de la civilisation.
5. Le dernier paragraphe élargit la réflexion en énonçant la contradiction logique par
laquelle l’ethnocentrisme s’effondre de lui-même. De l’« anecdote » des Grandes Antilles
(l. 61), Lévi-Strauss tire un « paradoxe » (l. 61-62), ce qui explicite le passage de l’exemple
à la généralité. Le paradoxe est formulé comme une maxime, un énoncé gnomique :
présent de vérité générale, mise en relief par le clivage « c’est…que… » (l. 63-64), emploi
de l’indéfini « on » (l.63, 64, 65 et 67), termes abstraits (« discrimination », « cultures »,
« coutumes », l. 64). L’auteur signale entre parenthèses que d’autres exemples seront
fournis plus loin dans l’essai, insistant sur l’universalité du phénomène : « (que nous
retrouverons ailleurs sous d’autres formes) » (l. 61-62).
Un texte polémique
6. L’ethnocentrisme est dénigré par l’auteur comme une attitude primaire, vulgaire, qui
n’est pas digne d’un homme réfléchi : l’essayiste qualifie de « grossières » (l. 10) les réac-
tions engendrées par l’ethnocentrisme et de « naïf » (l. 26) le point de vue dont il relève.
7. L’ethnocentrisme est toujours présenté comme négatif, mais sous deux aspects à la
fois : le ridicule et le dangereux. Cette ambivalence est d’abord soulignée par la phrase :
« Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruelle-
ment la réplique » (l. 53-54). Alors que l’épithète « curieuses » peut signifier le caractère

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plaisant de la situation, l’adverbe « cruellement » en marque le côté tragique. C’est d’ail-
leurs ce dernier terme qui apparaît ensuite dans la formule : « Cette anecdote à la fois
baroque et tragique » (l. 61), où l’adjectif « baroque », qui peut connoter une certaine
fantaisie amusante, une étrangeté un peu drôle, contraste avec celui de « tragique ».
8. Le paradoxe du relativisme culturel rend absurdes le racisme et l’ethnocentrisme
parce qu’il souligne leur inévitable réciprocité et donc l’annulation logique de la diffé-
rence par la ressemblance : si je dévalorise l’autre comme l’autre me dévalorise, alors
nous avons tous deux la même attitude, nous nous ressemblons plus que nous ne nous
différencions.
9. La fin de l’extrait fait apparaître une formule surprenante : « Le barbare, c’est d’abord
l’homme qui croit à la barbarie » (l. 68-69). Elle se présente comme une définition : dislo-
cation de la phrase pour détacher le groupe nominal thématisé (« Le barbare, c’est »),
présent de vérité générale, articles définis à valeur générique, périphrase (« l’homme
qui… »). Mais cette définition se veut paradoxale : elle retourne la définition habituelle
du barbare par essence (l’opposé du civilisé) en définition par la croyance. Pour marquer
la mémoire du lecteur, la formule se présente comme circulaire, s’ouvrant et se finissant
par des mots dérivés (« barbare »/« barbarie ») ; si l’on tient aux figures de style, on dira
qu’il s’agit ici d’une épanadiplose (qui n’est pas parfaitement symétrique, cependant).

Vers le bac
Le commentaire
Proposition de réponse rédigée
Le texte de Lévi-Strauss s’inscrit dans une démarche nettement polémique puisque
tout l’essai se présente comme une « réfutation » (l. 29) de l’ethnocentrisme, visant
à empêcher la poursuite du discours d’exclusion que celui-ci implique. Après avoir
défini et expliqué l’ethnocentrisme dans le premier paragraphe, l’essayiste entreprend
d’en dévoiler l’aspect paradoxal : l’universalité de cette attitude de rejet, sa récipro-
cité permanente, témoigne in fine de la ressemblance du « civilisé » et du « sauvage »,
qui l’adoptent tous deux. C’est même, dit Lévi-Strauss, une des caractéristiques du
« sauvage » que de manifester un ethnocentrisme spontané et radical, si bien que le
« civilisé » ne ressemble jamais tant au prétendu « sauvage » qu’en rejetant celui-ci et en
le dévalorisant. Le « paradoxe du relativisme culturel » (l. 61-62) amène ainsi l’essayiste
à présenter l’ethnocentrisme à la fois comme ridicule, absurde et dangereux. « Naïf »
(l. 26), le rejet de l’Autre est en effet d’abord ridicule : il n’a pas de sens et prête à sourire
par les situations auxquelles il donne lieu (en miroir, mais où chaque partie s’aveugle
sur l’autre) et par les noms qu’il pousse à donner à l’Autre (parfois risibles, vus de loin :
« singes de terre », « œufs de pou », l. 50-51). Mais il se révèle vite moins plaisant qu’ab-
surde puisque relevant d’une contradiction et surtout dangereux : l’allusion à peine
voilée au nazisme et à son projet d’extermination sous l’expression « l’histoire récente »
(l. 40) et l’anecdote « tragique » (l. 61) des Grandes Antilles lors des Grandes Découvertes
mettent au jour les horreurs auxquelles peut mener cet ethnocentrisme, qui ouvre la
voie à toute forme d’intolérance, de racisme et de xénophobie. L’essai dresse donc un
argumentaire destiné à ruiner définitivement tout ethnocentrisme, perçu comme la
source profonde d’attitudes particulièrement violentes.

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Extrait 2
La complexité des techniques des sociétés dites « primitives »
(pages 194-196)

➔➔ Objectif
Observer les stratégies didactiques et argumentatives de l’essai.

➔➔ Présentation du texte
Lévi-Strauss s’intéresse, en ethnologue, à toutes les techniques qui définissent une
culture, aux inventions qui informent une société et par lesquelles on peut en étudier
les pratiques et les croyances fondamentales. Il a ainsi mis en valeur la « science du
concret » (La Pensée sauvage, 1962) et analyse, dans les Mythologiques (1964-1971),
les techniques culinaires ou vestimentaires au cœur des mœurs de peuples divers. Dans
l’extrait que nous avons choisi, il formule une thèse générale sur le lien entre les tech-
niques prétendues rudimentaires et celles dites « évoluées ».

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Cet extrait vise à réfuter la thèse selon laquelle les techniques des sociétés dites
« primitives » seraient rudimentaires et redevables au hasard, tout au moins en partie :
la simplicité apparente de ces techniques cache en fait une grande complexité qui
prouve qu’elles sont bien le fruit d’une intelligence humaine égale à celle qui produit
des techniques soi-disant « évoluées » ou « avancées ».
b. L’auteur se place, dès la première phrase, dans une perspective polémique puisqu’il
souligne que la thèse qu’il réfute est celle défendue par d’autres ethnologues : « On
lit dans des traités d’ethnologie – et non des moindres – que […] » (l. 1). Ce n’est pas
seulement la doxa qu’il contredit, c’est aussi l’avis d’autres scientifiques.

Lecture analytique
Une argumentation structurée
1. L’essayiste prend soin de bien distinguer la thèse qu’il soutient de la thèse qu’il
réfute. Cette dernière, énoncée en premier, est mise à distance par son attribution à
des « traités d’ethnologie » (l. 1), mais aussi par l’emploi du conditionnel : « aurait vécu »
(l. 6), « seraient réservées » (l. 9). Son rejet est ensuite marqué par des termes péjoratifs :
« naïve », « totale ignorance » (l. 10).
2. Chaque paragraphe correspond à une étape du circuit argumentatif :
– premier paragraphe : présentation distanciée de la thèse réfutée ;
– deuxième paragraphe : dévalorisation de cette thèse ;
– troisième paragraphe : exemple de la poterie comme technique faussement rudimen-
taire ;
– quatrième paragraphe : thèse de l’essayiste, en guise de conclusion de ce qui précède.
3. Lévi-Strauss choisit l’exemple des techniques de poterie « parce qu’une croyance très
répandue veut qu’il n’y ait rien de plus simple que de creuser une motte d’argile et la
durcir au feu » (l. 13 à 15), c’est-à-dire qu’il choisit son exemple en vertu de son caractère


stéréotypé et de l’erreur qu’il recouvre. C’est une idée reçue, qu’il dénonce par l’expli-
cation détaillée des opérations que cette technique recouvre. L’analyse décompose les
savoirs et les savoir-faire que cache l’apparente facilité. Certains procédés d’écriture
permettent d’insister sur le nombre de ces éléments. L’anaphore des « il faut » (l. 15, 20
et 23), redoublée par les connecteurs énumératifs « d’abord » (l. 15) et « enfin » (l. 23),
marque une série. L’énumération « le combustible particulier, la forme du foyer, le
type de chaleur et la durée de la cuisson » (l. 23 à 25) souligne le nombre de facteurs à
prendre en compte. L’accumulation hyperbolique « tous les écueils des craquements,
effritements et déformations » (l. 26-27) met en relief les obstacles possibles. Enfin, la
présence de connecteurs logiques dans une même phrase longue (l. 15 à 20) a valeur
explicative, didactique, mais insiste également sur la complexité de la technique : « or »,
« car » (l. 16 et 18).
4. L’essayiste présente sa thèse en conclusion du passage : la naïveté de la thèse adverse
et l’exemple de la poterie amènent le lecteur à déduire, en toute logique, la thèse de
l’auteur, à savoir que le hasard ne peut être, loin s’en faut, la seule explication d’une
technique, fût-elle la plus simple à première vue. Il veut montrer que toute technique
implique nécessairement un investissement de l’intelligence humaine sans commune
mesure avec la part éventuelle de hasard qui peut l’avoir favorisée.
Un appel au savoir
5. Le développement détaillé que Lévi-Strauss consacre à la poterie est destiné à
montrer au lecteur l’« ignorance » (l. 10) dans laquelle il se trouve normalement, en
tant qu’individu qui croit appartenir à une société technologiquement avancée ou supé-
rieure, face à ce qu’implique une technique réputée simple. Pour décrire la poterie,
Lévi-Strauss emploie des termes issus des sciences physiques : « conditions nécessaires/
suffisante[s] » (l. 16-17), « corps inerte » (l. 18), « corps plastique » (l. 23), « combustible »
(l. 23-24), « solide et imperméable » (l. 25). Ces précisions sont destinées à transcrire
en termes scientifiques ce qui paraît simple pour dévoiler la complexité des processus
mis en œuvre ; l’auteur réduit la distance entre la technique dite « rudimentaire » et
nos techniques issues des sciences occidentales. Il surprend le lecteur, lui enseigne ce
qu’il ignorait. L’essayiste gagne ainsi en autorité et en crédibilité, par sa supériorité
encyclopédique sur le lecteur.
6. Le dernier paragraphe exige du lecteur une mobilisation de ses connaissances histo-
riques et scientifiques par des allusions brèves à des scientifiques et inventeurs célèbres
(Ampère, Faraday, Pasteur, Palissy) et par l’évocation de la découverte de la pénicilline
à propos de laquelle il rappelle que le hasard a joué un rôle sans préciser davantage, ce
qui présuppose que le lecteur connaît l’histoire de cette découverte. L’essayiste force
ainsi le lecteur à réfléchir, à partir de ses propres savoirs, à la complexité des techniques
et à confronter ce qui est dit à ce qu’il est déjà censé savoir.
7. Le choix des noms de Pasteur et de Palissy n’est pas anodin : Lévi-Strauss associe
un nom de savant et un nom d’inventeur. Raisonnement scientifique poussé et génie
concret d’inventeur se retrouvent ainsi sur le même plan, témoignant d’une même
mise en œuvre de l’intelligence humaine, qu’elle soit abstraite ou pratique. En outre,
les noms ont une consonance proche (initiale [pa]) qui permet sans doute à la dernière
phrase de l’extrait d’être facilement mémorisée, de marquer l’esprit du lecteur.


Des traits d’humour
8. L’ironie est sensible au début du texte. La dévalorisation des traités d’ethnologie qui
font preuve d’une « totale ignorance » (l. 10) des techniques dites « rudimentaires » se
fait d’autant plus irrévérencieuse ou insolente qu’elle souligne par ailleurs leur valeur :
« et non des moindres » (l. 1). L’image mythique qui affleure (« âge d’or », l. 7) dénonce
la part d’irrationnel qui se dissimule dans le discours scientifique : les « fruits et les
fleurs » (l. 8), les « fatigues du labeur » (l. 9) connotent alors le récit biblique du paradis
perdu. L’expression « illuminations du génie » (l. 9) semble une hyperbole qui dénonce
ironiquement une vision caricaturale opposant trop facilement l’homme moderne à
l’homme dit « primitif ». Enfin, l’expression « un gibier accidentellement rôti » (l. 3-4)
prête à sourire car le mot « rôti » renvoie à un type de cuisson élaboré, incompatible
avec l’idée de hasard. Le discours ethnologique qui sous-estime l’intelligence nécessaire
aux techniques les plus quotidiennes est donc tourné en dérision.
9. L’injonction « Qu’on essaye » (l. 15) s’adresse au lecteur, comme un défi amusé qui
doit l’interpeller sur les difficultés réelles de la poterie.

Vers le bac
L’écrit d’invention
Proposition de réponse rédigée
Les données techniques sont issues de recherches sur les sites Internet suivants :
http ://www.infovitrail. com/
http ://www.ethnologie.culture.fr/verre/inventionverre/index.html
Quoi de plus simple, à première vue, que le verre ? Bouteilles, gobelets, lunettes, bijoux,
vases, vitraux, ampoules, pare-brise, vitres de fenêtres, verres à pied, tubes à essai : le
verre nous est familier, à tel point qu’on peut oublier la complexité des techniques qui
permettent de le fabriquer et le temps qu’ont mis les hommes à en maîtriser toutes les
possibilités. Le verre fabriqué peut prendre toutes les formes, des plus simples aux plus
élaborées ; il peut être dur ou cassant ; il peut être transparent, opalescent, coloré ou
opaque ; et pourtant, il n’est pas le résultat d’opérations magiques, mais de l’ingéniosité
et du patient travail des hommes depuis l’Antiquité. Car si l’industrie contemporaine a
considérablement réduit le temps de sa fabrication, le verre soufflé, par exemple, a été
inventé en Syrie dès le ier siècle avant J.-C., à l’époque où, en Phénicie, on commence à le
rendre transparent. Or, pour fabriquer un objet en verre soufflé transparent, quel déploie-
ment d’intelligence a été nécessaire ! Il fallait d’abord qu’on trouvât les bonnes matières
premières : sable de silice de grande pureté, calcaire, manganèse et potasse ou soude. Il
fallait également pouvoir atteindre dans des fours la température minimale de 1 400 °C
qui permet de travailler la matière. Il fallait enfin qu’on inventât les outils adaptés, tels
que la canne à souffler, le pointil, la mailloche et les fers et qu’on mît au point les gestes
précis et délicats que les générations de verriers se sont transmis jusqu’à aujourd’hui. Et
quelles autres difficultés le verre plat, le verre armé, le pyrex ou le cristal n’ont-ils pas
posées ? Voilà un bel exemple, sans doute, d’une invention dont l’homme ne saurait plus
se passer, tant est grande la variété de ses utilisations en architecture, en cuisine, dans les
laboratoires, dans l’industrie et même au quotidien. Sa transparence, son imputrescibilité,
son imperméabilité en font à la fois tout l’intérêt et le mystère.


Texte complémentaire
L’apprentissage d’une technique (page 196-197)
Daniel Defoe, La Vie et les étranges aventures de Robinson Crusoé (1719)

➔➔ Objectif
Observer la dimension didactique d’un roman.

➔➔ Présentation du texte
Le très célèbre roman de Daniel Defoe, paru en 1719, raconte la vie du naufragé Robinson,
obligé de survivre vingt-huit ans durant seul sur une île déserte, avant de rencontrer
Vendredi, qu’il sauve des anthropophages. C’est par excellence le roman de la technique,
qui permet à l’homme blanc de dépasser son angoisse et de conquérir le monde (idée déjà
présente dans La Tempête de Shakespeare, 1611). Peu à peu, Robinson parvient en effet
à reconstruire la civilisation et réinvente la culture avec les moyens rudimentaires que lui
offre la nature : construction d’une embarcation puis d’une cabane, chasse, agriculture,
vannerie, boulangerie, poterie et surtout écriture (d’un journal) ; c’est tout un microcosme
qui est recréé. Le passage choisi, extrait de la fin du chapitre VII, concerne la poterie,
dont Robinson, rédigeant son journal, indique les nombreuses difficultés, qu’il ignorait
jusqu’alors. La visée didactique du roman apparaît clairement, mais participe aussi de
la thèse argumentative de l’ensemble du récit relative à la prééminence de la technique
dans la civilisation.

➔➔ Réponses aux questions


1. Robinson procède d’abord par tâtonnements : il essaie de modeler de la glaise sous
différentes formes afin d’en trouver qui soient stables et les laisse sécher au soleil en
déterminant peu à peu, grâce à l’observation, la durée nécessaire pour que ses pots
soient à peu près cuits. Mais cela reste insatisfaisant : fragilité, formes approximatives
et faible rendement sont les inconvénients de ce travail tout expérimental (premier
paragraphe). Une fois ces premiers essais passés, il tente de remédier à la fragilité des
pots en les protégeant par des paniers remplis de paille (deuxième paragraphe). Bien
qu’il devienne ensuite plus habile à la poterie, il lui manque des pots imperméables et
résistants au feu ; or, le hasard fait qu’il remarque la dureté d’un tesson de pot cuit et
rougi dans le feu (troisième et quatrième paragraphe). Dès lors, il s’applique à pallier
l’absence de four par un foyer convenable et parvient à trouver une température et
une durée de cuisson satisfaisantes grâce à une observation attentive des réactions de
l’argile au feu (cinquième paragraphe). Le passage donne donc à voir des démarches
actives de Robinson : quête d’argile, modelage, cuisson… Ces démarches sollicitent des
qualités proprement expérimentales : observation, hypothèses de fabrication, mise en
place des conditions nécessaires à la réalisation, vérification par observation du résul-
tat, etc. Il y a donc une grande part d’intelligence humaine dans la technique. Le hasard
pourtant joue un rôle : c’est la découverte d’un tesson cuit qui va suggérer à Robinson
d’utiliser le feu plutôt qu’un simple séchage au soleil.
2. Au début du texte, Robinson souligne à deux reprises le côté comique de ses
premières tentatives : « Je ferais pitié au lecteur ou plutôt je le ferais rire » (l. 1), deux
grandes machines de terre grotesques, que je n’ose appeler jarres » (l. 10-11, nous souli-


gnons). En effet, il insiste par là même sur le ridicule de l’homme civilisé confronté à
un problème technique apparemment simple et qu’il ne sait guère résoudre d’emblée.
3. Ce passage du roman est nettement didactique : son premier intérêt est d’apprendre
au lecteur les dessous cachés de la technique de la poterie. L’auteur, par le biais de son
personnage narrateur, instruit le lecteur sur le modelage et l’intérêt de la cuisson de
l’argile (on retrouve ici le goût du xviiie siècle pour les connaissances techniques et arti-
sanales, qu’on rencontre dans l’Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert, qui comporte
des articles sur les techniques et des planches illustrées décrivant les outils et les gestes
artisanaux). Le lecteur est amené à prendre conscience des difficultés de ce qui paraît
simple et de la valeur de l’intelligence pratique. En outre, au niveau narratif, le person-
nage est valorisé par l’intelligence, les qualités d’observation et de raisonnement dont il
fait montre, ce qui participe de son élévation au rang de personnage modèle, de héros.
4. Cet extrait de roman rejoint la thèse de Lévi-Strauss en ce qu’il dévoile la complexité
des fondements techniques de la civilisation et la part réduite du hasard dans les inven-
tions humaines. Cependant, il faut noter que Defoe donne ici à voir les qualités civi-
lisatrices de l’homme blanc, alors que Lévi-Strauss, deux siècles plus tard, met son
argumentation au service de la thèse quasi opposée : celle de l’égalité technique de
toutes les sociétés humaines… Le roman de Defoe reflète la pensée de son époque,
encore fortement ethnocentrique et qui, malgré un profond et généreux humanisme,
persiste à croire que c’est l’Europe qui peut éclairer le monde et amener les autres
sociétés au bonheur.

Prolongement possible
On pourra demander aux élèves de lire les extraits de l’œuvre ethnographique de Michel
Leiris, L’Afrique fantôme (1934), disponibles sur le site du musée Branly :
http://modules.quaibranly.fr/d-pedago/explorateurs/
On pourra leur demander de s’interroger sur les caractéristiques de la description ethno-
graphique : précision du vocabulaire, repères temporels et géographiques du journal
de voyage, formules explicatives, etc. Des extraits d’autres auteurs y sont également
accessibles, tels Pierre Loti, Alexandra David-Néel ou Henri Michaux.

Extrait 3
La civilisation, collaboration des cultures (pages 198-199)
➔➔ Objectif
Étudier la stratégie argumentative de l’essai.

➔➔ Présentation du texte
Voir présentation de l’extrait 1.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
La thèse soutenue par Lévi-Strauss dans cet extrait est formulée dans la première phrase :
« La chance qu’a une culture de totaliser cet ensemble complexe d’inventions de tous


ordres que nous appelons une civilisation est fonction du nombre et de la diversité des
cultures avec lesquelles elle participe à l’élaboration – le plus souvent involontaire – d’une
commune stratégie » (l. 1 à 5). On peut la paraphraser en disant plus simplement que le
rapport d’une culture donnée avec ce que nous appelons la civilisation est fonction de
ses échanges avec d’autres cultures. L’essayiste reprend cette thèse pour la radicaliser
en inversant le point de vue dans la dernière phrase de l’extrait : la solitude est la seule
malédiction qui empêche une culture d’accéder à ce qu’on appelle la civilisation.

Lecture analytique
Le processus de civilisation
1. Selon Lévi-Strauss, une culture est une communauté fondée sur le partage de savoirs,
de croyances, de techniques et de pratiques ; elle peut éventuellement correspondre
à un groupe ethnique, mais pas nécessairement. La civilisation est un processus histo-
rique : c’est le cumul de savoirs, de techniques et de pratiques issus des échanges entre
des cultures différentes ; c’est même, en fait, l’ensemble de ces échanges : « ensemble
complexe d’inventions de tous ordres » (l. 1-2).
2. L’organisation du passage est assez explicite :
– premier paragraphe : formulation de la thèse soutenue : la civilisation procède de
l’échange entre les cultures ;
– deuxième paragraphe : exemple concret : comparaison contrastée entre l’Europe du
début de la Renaissance et les sociétés de l’Amérique précolombienne. L’opposition
entre les deux exemples s’articule autour de la conjonction « Mais » (l. 13) ;
– troisième paragraphe : radicalisation de la thèse soutenue.
L’éloge de la différence et de l’échange
3. La chance de l’Europe du début du xvie siècle est, selon Lévi-Strauss, d’avoir été un carre-
four d’échanges culturels. Ces échanges sont à la fois historiques (héritage de traditions
diverses : grecque, romaine, germanique, anglo-saxonne) et géographiques (influences
arabes et chinoises).
Les héritages historiques ont abouti à une diversification interne des cultures euro-
péennes, tandis que les influences arabes et orientales, dues aux routes commerciales,
aux voyageurs, aux proximités parfois belliqueuses, ont nourri de l’extérieur cette diver-
sité. La malchance de l’Amérique est que son peuplement a été plus récent ; sa diversifi-
cation culturelle interne était donc moindre quand les Européens sont arrivés.
4. L’essayiste soigne son analyse de l’Amérique précolombienne, qui est l’exemple sur
lequel il appuie sa thèse. Plus développée que celle de l’Europe renaissante (l. 11 à 34,
alors que l’Europe est traitée en quatre lignes, l. 8 à 11), l’analyse de l’Amérique précolom-
bienne est aussi finement amorcée par ce qui semble une concession à la thèse adverse :
« L’Amérique précolombienne ne jouissait pas, quantitativement parlant, de moins de
contacts culturels puisque les deux Amériques forment ensemble un vaste hémisphère »
(l. 11 à 13), avant que cet argument ne soit déclassé par une autre explication. Cette
dernière est ensuite sans cesse nuancée :
– par des modalisateurs qui atténuent le propos : « peut-être » (l. 22), « vraisemblable-
ment » (l. 28) ;


– par des adverbes modificateurs de l’adjectif : « relativement […] homogène » (l. 17-18),
« peu souple et faiblement diversifiée » (l. 27) ;
– par une concession : « bien qu’on ne puisse pas dire que le niveau culturel du Mexique
ou du Pérou fût, au moment de la découverte, inférieur à celui de l’Europe » (l. 18 à 20) ;
– par des formules mesurées : « à certains égards » (l. 20-21), « moins contradictoire qu’il
ne semble » (l. 24-25).
Par ailleurs, l’auteur se montre prudent sur la terminologie qu’il emploie, parfois de
façon réticente : « cet ensemble […] que nous appelons civilisation » (l. 1-2). L’emploi de
guillemets associé à une formule de réserve peut souligner le caractère approximatif des
mots utilisés : « elles ont, si l’on peut dire, des “trous” » (l. 23-24). Dans « la “coalition”
culturelle américaine » (l. 31-32), les guillemets indiquent une sorte de distance face à
un terme cité faute de mieux.
5. La dernière phrase de l’extrait est fondée sur le détachement par dislocation des deux
groupes nominaux : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puisse affliger un groupe
humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature » (l.35 à 37). Ainsi, l’essayiste
peut-il mettre en valeur l’inadéquation des termes tragique (« fatalité ») ou génétique
(« tare ») dans lesquels le discours ethnocentrique traduit la situation purement fortuite
qui a conduit certaines sociétés à ne pas développer leurs techniques de la même
manière que les Européens. Ces termes relèvent donc d’une idéologie qui lie, dans la
situation de ces sociétés, un châtiment divin (« fatalité ») ou une infériorité héréditaire
qui pèse sur elles.

Vers le bac
La dissertation
Proposition de plan détaillé
Introduction
– Le genre de l’essai : un genre ainsi nommé depuis Montaigne, mais souvent mal défini.
Contours flous d’un type d’ouvrage argumentatif et didactique à la fois.
– Problématique : l’essai est-il une simple incitation à la réflexion ou une véritable entre-
prise de persuasion qui vise à obliger le lecteur à abandonner ses idées reçues ? Est-il
une proposition constructive ou une démolition coercitive de préjugés ?
– Annonce du plan
Développement
I. L’essai est un genre constructif : il incite le lecteur à la réflexion
1. L’essai est une recherche de vérité.
– Chez Montaigne, l’essai est déjà conçu comme une recherche de la vérité ; sceptique,
Montaigne tente d’élucider pour lui-même les problèmes que la morale et la vie en
société lui posent. Il essaie de définir le mensonge, la vanité, l’amitié ; il prend acte
du bouleversement qu’a été la découverte du Nouveau Monde ; il discute de débats
philosophiques en s’appuyant sur les auteurs antiques qu’il a lus ; il se met en quête
d’un modèle d’éducation, etc. Mais il s’interroge aussi sur lui-même et plonge dans son
âme pour y chercher la vérité de son propre être.
– Au xviie siècle, l’essai est un genre moral et philosophique : le Discours de la méthode
de Descartes (1637) en est l’exemple même.


2. L’essai s’appuie sur des faits.
– L’essai appuie une thèse sur des faits, des réalités. Il a bien souvent une dimension
didactique : il s’agit de donner au lecteur des informations, des éléments qui nourrissent
sa réflexion et soutiennent l’affirmation d’une thèse. Ainsi, Lévi-Strauss étaie-t-il sa
réflexion dans Race et histoire sur ses connaissances ethnologiques et historiques :
techniques des peuples lointains (poterie, cf. extrait 2), situation des cultures précolom-
biennes (cf. extrait 3). De même, les essais économiques s’appuient sur des statistiques.
Les essais de critique littéraire prennent pour arguments des faits de la biographie d’un
écrivain (Sartre, Baudelaire, 1946) ou des observations précises de ses textes (Proust,
Contre Sainte-Beuve).
3. L’essai est un combat.
– La vérité que l’essayiste tente de montrer, de dévoiler sous les faits qu’il invoque,
s’oppose souvent à une illusion, à un mensonge ou à un autre point de vue. L’essai est
donc souvent polémique. Un essai politique comme Les Grands Cimetières sous la lune
de Bernanos (1938) se fait agressif, violent, pour obliger l’opinion à voir l’horreur de
la guerre civile espagnole et l’inertie des dirigeants européens face à ce conflit qui en
annonce d’autres.
II. Mais pour que cette réflexion ait lieu, il faut souvent d’abord déconstruire des préju-
gés
1. L’idéologie ambiante empêche parfois le lecteur de réfléchir.
– Le poids de la tradition, des préjugés ou de l’idéologie dominante peut être un véri-
table obstacle à une réflexion distanciée. Il faut donc déconstruire certaines idées reçues
et certaines habitudes de pensée. Simone de Beauvoir doit ainsi, dans Le Deuxième Sexe
(1949), soulever tout le poids de la misogynie et remettre en question toute la tradition
occidentale de la domination masculine pour montrer la situation aliénée de la femme.
Lévi-Strauss, de même, s’efforce de défaire le lecteur de ses préjugés ethnocentriques,
profondément ancrés (cf. extrait 1).
2. L’essai contraint le lecteur par des stratégies argumentatives.
– L’essayiste est parfois obligé de faire violence à l’esprit du lecteur pour combattre
ses réticences, ses préjugés, ses idées reçues, etc. Pour cela, il n’use que rarement du
détour de la fiction, réservé à l’apologue. Il emploie plutôt les stratégies de convic-
tion (logique du raisonnement, appui sur des indices factuels). L’essai est souvent un
texte rigoureusement construit, dans leqiel le discours reflète une pensée cohérente,
qui tente d’être la plus claire possible et la plus imparablement logique : Le Mythe de
Sisyphe d’Albert Camus (1943) défend une philosophie de l’absurde avec une force due
à cette cohérence de la pensée.
– Mais l’essayiste peut aussi vouloir séduire le lecteur, grâce à des procédés de persua-
sion. L’ironie, l’humour, la dérision sont des armes de l’essai depuis Voltaire, qui multi-
plie les anecdotes souriantes dans son Dictionnaire philosophique portatif, par exemple.
L’indignation peut aussi, par sa véhémence et la sincérité qu’elle semble traduire,
influencer le lecteur, qu’il interpelle parfois dans un vrai dialogue (c’est le cas dans
l’œuvre de Bernanos déjà citée). Enfin, le brillant, l’esprit, l’érudition peuvent aussi
exercer un pouvoir sur le lecteur : les traits d’esprit de Charles Péguy ou de Paul Valéry,
l’érudition de Pascal Quignard dans ses Petits Traités ont une force indéniable.


3. L’essai exige un effort.
– Contrairement à l’apologue, l’essai reste pourtant un genre jugé peu divertissant,
voire rébarbatif. Il est vrai qu’il s’agit d’une lecture exigeante, nécessitant un effort de
la part du lecteur, et ce pour plusieurs raisons. Le thème en est parfois ardu (tel, sur la
littérature, Le Plaisir du texte de R. Barthes, 1973). Le contexte historique dans lequel il
s’ancre peut s’être éloigné et nécessiter alors des recherches (Notre jeunesse de Charles
Péguy, 1910, lié à l’affaire Dreyfus). L’érudition de l’auteur peut faire obstacle. Enfin, le
style peut être extrêmement travaillé et difficile d’accès (Maurice Blanchot, L’Espace
littéraire, 1955).
– Chez Montaigne, c’est le mouvement des pensées, l’enchaînement capricieux des
thèmes et des réflexions qui posent problème : Montaigne suit le fil de ses pensées
et laisse se développer librement ses Essais selon ce principe. L’enchevêtrement des
citations latines et grecques et du discours personnel peut aussi compliquer l’approche
de son œuvre.
III. Libéré de ces préjugés, le lecteur doit poursuivre la réflexion que l’essai amorce
1. L’essai n’est qu’un début.
– Comme son nom l’indique, le genre de l’essai vise à proposer des pistes, à lancer la
réflexion et s’oppose en cela à l’esprit encyclopédique ou synthétique des sommes et
des traités qui souhaitent faire le tour complet d’un sujet.
– L’essai est donc souvent de l’ordre de l’inachevé. Montaigne ne cesse ainsi de déve-
lopper ses Essais jusqu’à sa mort ; les Pensées de Pascal auraient dû donner naissance
à un ouvrage organisé si la mort en avait laissé le temps à l’auteur. En 1919 et en 1924,
Paul Valéry reprend, amplifie et commente en marge son Introduction à la méthode de
Léonard de Vinci, publiée initialement en 1895.
2. L’essai est parfois même fragmentaire.
– L’essai peut être capricieux, enchaîner divers textes dont le lecteur peine à retrouver
l’unité : il se rapproche du fragment. Le Miroir des idées de Michel Tournier (1994) fait
ainsi se succéder des dizaines de petits textes sur des sujets extrêmement variés et
fondés sur des oppositions : le sel et le sucre, le nomade et le sédentaire, Apollon et
Dionysos, le gris et les couleurs, etc.
– L’essai rejoint quelquefois véritablement l’écriture fragmentaire, chez P. Quignard,
M. Blanchot, Cioran (De l’inconvénient d’être né, 1973). Le fragment oblige le lecteur à
combler les vides, à faire l’effort de reconstituer une cohérence par-delà la dispersion.
3. L’essai est partial.
– L’essai implique fortement la subjectivité de l’auteur ; il exprime un point de vue argu-
menté qui peut susciter une discussion : la thèse de l’auteur n’est pas nécessairement
admise par le lecteur, qui peut y être opposé ou simplement en concevoir une autre.
Dès lors, l’essai apparaît comme un genre purement dialogique, pragmatique : il amorce
une réflexion qui ne trouve son aboutissement que dans l’acte de lecture. L’essai vise
toujours plus ou moins à provoquer une prise de conscience, une prise de position ou
même une action de la part du lecteur. Que vaut Race et histoire de Lévi-Strauss si le
lecteur ne se garde pas, après la lecture, d’un jugement ethnocentrique sur les autres
cultures ? S’il ne se méfie pas du racisme latent qui se cache derrière certaines de ses
propres pensées ou certains de ses discours ? Quel autre but Rousseau s’était-il fixé dans


son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) si ce
n’est inviter le lecteur à poursuivre une réflexion sur la justice et la nature du politique ?
Conclusion
– L’essai est un genre complexe : il veut établir la vérité d’une thèse, mais doit souvent
pour cela contraindre le lecteur à se défaire de ses idées reçues et de ses préjugés, voire
le libérer de l’emprise d’une idéologie ou d’une thèse opposée. Mais l’essai est surtout,
comme son nom l’indique, un genre inachevé, que seule la réflexion du lecteur peut faire
aboutir. C’est une tentative, une audace de la pensée : au lecteur de la prolonger ou non.
– L’essai est sans doute, par conséquent, plus exigeant que l’apologue, dont le recours à
la fiction divertissante facilite la lecture. Mais peut-être est-il aussi moins contraignant :
confronté directement à la formulation d’une thèse explicite, le lecteur se fait peut-être
moins « piéger » que par la fable ou le conte philosophique… Encore ce piège n’est-il
pas forcément redoutable ni dangereux, si tant est qu’il amène le lecteur, comme c’est
presque toujours le cas des plus grandes œuvres, à une réflexion généreuse et humaniste.

Textes complémentaires
De la dénonciation à la recherche d’un idéal (pages 199-200)
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950)
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers (1995)

➔➔ Objectif
Comparer deux thèses anticolonialistes sur la civilisation.

➔➔ Présentation des textes


La confrontation de ces deux extraits permet de montrer l’évolution de l’argumentation
anticolonialiste francophone à quarante-cinq ans d’écart. Le texte de Césaire est en effet
un discours, prononcé en pleine vague d’anticolonialisme, alors que le second est extrait
d’un important essai écrit au terme du xxe siècle. Le contexte historique ayant changé,
les enjeux de la pensée afro-antillaise se sont déplacés : d’une revendication à l’existence
culturelle et politique, on passe à une réflexion humaniste sur le métissage culturel.

➔➔ Réponses aux questions


1. Aimé Césaire fustige le colonialisme et l’accable de reproches. Premièrement, il en
dénonce le caractère mercantile, vénal, en le rattachant à la volonté « de l’épicier en
grand et de l’armateur, du chercheur d’Or, et du marchand » (l. 12-13) et en l’expliquant
par le besoin de l’Europe « d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses écono-
mies antagonistes » (l. 15-16) lié à la dynamique du capitalisme. Deuxièmement, il en
critique l’aspect violent, militaire, conquérant : le geste « de l’aventurier et du pirate »
(l. 12) est un pillage par « la force » (l. 13). Enfin, Césaire reproche au colonialisme son
« hypocrisie » (l. 3), qui consiste à dissimuler la cupidité et la violence sous de beaux
prétextes religieux (« évangélisation », l. 8 ; « élargissement de Dieu », l. 10) ou philanth-
ropiques (alphabétisation, médecine, démocratie, droit, l. 8 à 10).
2. Césaire s’implique fortement dans son discours destiné à être prononcé en public.
La présence du locuteur est marquée par l’emploi de la première personne du singu-


lier : « j’admets » (l. 17), « je pose » (l. 24), « Je réponds » (l. 27). Le caractère subjectif et
polémique du texte implique une impressionnante prégnance des termes subjectifs :
certains adjectifs (« maléfique », l. 14 ; « excellent », l. 18-19), parfois au superlatif  (« le
meilleur », l. 23 ; « la meilleure », l. 26), sont nettement axiologiques. Les noms péjo-
ratifs (« malédiction », « dupe », l. 2 ; « hypocrisie », l. 3) et mélioratifs (« génie », l. 19 ;
« chance », l. 20) expriment des jugements tranchés.
3. La thèse d’Édouard Glissant est que « le monde se créolise » (l. 1), ce qui signifie,
précise-t-il ensuite, que les cultures du monde « se changent en s’échangeant » (l. 3) : les
échanges de tous ordres (commerciaux, touristiques, militaires, culturels, intellectuels,
etc.) se multiplient et s’accélèrent de nos jours de telle façon qu’ils modifient chaque
culture. Les synergies culturelles entraînent des mutations dans chaque culture au contact
des autres. Cette thèse se veut profondément optimiste. La créolisation, le métissage
culturel permettent « des avancées de conscience et d’espoir » (l. 4-5) et autorisent à
être « utopiste » (l. 5), c’est-à-dire à croire en « une nouvelle dimension spirituelle des
humanités » (l. 11-12) : les « humanités » (peuples ethnies, sociétés et cultures diverses)
se rapprochent et l’ethnocentrisme (voire le nationalisme, la xénophobie et le racisme)
semble s’effacer peu à peu puisque chaque culture renonce à définir son identité par
l’exclusion des autres.
4. L’analyse de Césaire porte sur le passé ; elle fait le bilan du colonialisme. L’emploi du
passé composé et de l’imparfait de l’indicatif dans les deux questions finales montre
bien le regard rétrospectif que Césaire porte sur le phénomène : « la colonisation a-t-elle
vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir contact,
était-elle la meilleure ? » (l. 24-26, nous soulignons). Il explique en outre la colonisation
par l’expansion du capitalisme, référence transparente à l’économie de marché qui se
met en place entre le xvie siècle et le début du xixe (l. 14 à 16) et fait allusion à la situation
de « carrefour » de l’Europe (l. 21) à la même époque. Pour autant, Césaire ne considère
pas la colonisation comme terminée puisque son discours est précisément un appel à
l’indépendance culturelle et politique des pays colonisés ; c’est pourquoi il peut aussi,
au début du texte, employer le présent de l’indicatif. L’analyse de Glissant se tourne
plutôt vers l’avenir. Les promesses du présent lui semblent être un « espoir » (l. 5) et il
voit déjà « les humanités d’aujourd’hui » (l. 6) abandonner progressivement leur repli
identitaire sur elles-mêmes.
5. On peut comparer la démarche des deux textes à l’aide d’un tableau :
Texte A Texte B
Années 1950 : après la Seconde
Contexte Fin du xxe siècle : après la guerre
Guerre Mondiale, période de
historique froide et après la décolonisation
décolonisation.
Discours (destiné à une
Genre Essai
allocution orale publique)
Registre
Polémique Didactique
littéraire


Forte présence du « je »   Énonciation à la troisième
Indice
de l’auteur (discours, au sens personne (histoire, au sens  
d’énonciation
de Benveniste) de Benveniste)
Attitude face
Revendication d’une identité Exaltation de la « créolisation »
à la diversité
« nègre » (afro-antillaise) et du métissage culturel.
culturelle
Convaincre de la nécessité  
Persuader des méfaits de  
Effets souhaités des échanges culturels et avoir
la colonisation, condamner  
sur le lecteur espoir en l’effacement  
ses méthodes et principes.
de l’ethnocentrisme.

6. Les textes de Lévi-Strauss, quasi contemporains de celui de Césaire, révèlent l’ethno-


centrisme qui est la source du rejet de l’altérité culturelle, de la diversité humaine. Ils
portent une condamnation de l’ethnocentrisme européen qui a abouti au colonialisme.
Comme Césaire, l’ethnologue montre que l’Europe a connu une avancée de civilisation
grâce à une chance, à un hasard : sa situation de carrefour d’échanges culturels à un
moment privilégié de son histoire (cf. l’extrait 3 de Lévi-Strauss, et Césaire, l. 20-23).
Il défend lui aussi l’idée qu’une culture s’enrichit au contact des autres et que c’est
l’échange qui est le processus même de la civilisation. Mais Lévi-Strauss n’est pas aussi
véhément, accusateur, emporté que Césaire, dont le discours a une force politique de
manifeste et d’appel à l’indépendance. Glissant est sans doute plus près, au fond, de
la pensée de Lévi-Strauss : il se place au niveau d’une réflexion générale sur la diversité
humaine et dans une perspective plus humaniste que concrètement engagée (alors que
Césaire produit un texte clairement engagé).

Séquence 3
Comment définir l’humanité aux xixe et xxe siècles ?
Corpus de textes B

Vers la fin des civilisations ?


B i b l i o g r a p h i e
Sur les mythes de fin des civilisations et de fin du monde
– Pierre Vidal-Naquet, L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, 2005, Le Seuil,
coll. « Points Essais », 2007.
– Lucian Boia, La Fin du monde. Une histoire sans fin, 1989, Poche/Littérature La
Découverte, 1999.
Sur la question de la valeur et de la fragilité de l’humanité à l’ère contemporaine
– Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique,
1979, Flammarion, coll. « Champs », 2008.


Sur les auteurs du corpus
– Michel Jarrety, Paul Valéry, Hachette, coll. « Portraits littéraires », 1992.
– Albert Béguin, Bernanos par lui-même, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954.
– Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes (1982), Payot,  
coll. « Langages et sociétés », 1995.
– Nathalie Des Vallières, Saint-Exupéry, l’archange et l’écrivain, Éd. Gallimard, 
coll. « Découvertes », 1998.
– Anne-Simone Dufief (dir.), Hervé Bazin, connu et inconnu. Actes du colloque des 14 et
15 décembre 2007, Presses de l’Université d’Angers, 2009.

Texte 1
Les civilisations ne sont pas éternelles (pages 201-202)
Paul Valéry, La Crise de l’esprit (1919)

➔➔ Objectif
Évaluer le pouvoir de la rhétorique au service de l’argumentation.

➔➔ Présentation du texte
Le texte est le début d’une lettre ouverte, c’est-à-dire d’un « article de journal, rédigé
en forme de lettre » selon le dictionnaire Le Petit Robert. Au sortir de la Première Guerre
mondiale, Paul Valéry se demande si le conflit a ouvert une « phase critique » de l’his-
toire humaine. Volontiers représenté comme un poète et un penseur enfermé dans sa
tour d’ivoire, Valéry s’est pourtant montré un témoin attentif des événements de son
époque et il est souvent intervenu, en tant qu’écrivain officiel et conférencier, à propos
de problèmes d’actualité : la Société des Nations, la montée en puissance des dictatures
en Europe, l’enseignement secondaire, le statut de l’art, etc.
Le passage ici présenté est peut-être la page la plus célèbre de ses textes de réflexion
sur son temps.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Plusieurs éléments du texte font référence à la Première Guerre mondiale qui vient de
se terminer et ancrent ainsi le texte dans son contexte historique. Dès le troisième para-
graphe, l’énumération « France, Angleterre, Russie » (l. 16) n’est pas le fruit du hasard :
elle rappelle la Triple Entente. Le nom du bateau « Lusitania » (l. 17) est celui d’un navire
américain coulé par les Allemands. Publiant son texte en Angleterre puis en France,
Valéry se place ainsi, bien entendu, du côté des vainqueurs de l’Allemagne, comme
le confirme le jugement du début du cinquième paragraphe : « les grandes vertus des
peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices »
(l. 30 à 32). L’essayiste s’inscrit dans les marges de l’actualité, comme le souligne l’idée
que les conditions de l’engloutissement d’une civilisation sont « dans les journaux »
(l. 22). Enfin, le bilan de la guerre est dressé au dernier paragraphe : « Il a fallu, sans
doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir
tant de villes en si peu de temps » (l. 36-37).


b. Le titre La Crise de l’esprit est en lien avec l’étude des conséquences spirituelles et
intellectuelles de la guerre moderne que développe le texte. Les œuvres de l’esprit, de
la culture sont, pour l’essayiste, autant en danger que les vies humaines et les choses
matérielles. L’esprit se découvre mortel et peut être également meurtrier ou autodes-
tructeur, comme le laisse entendre le dernier paragraphe en suspectant la « science »
(l. 36) et le « Savoir » (l. 38) d’avoir joué un rôle majeur dans la guerre moderne.

Lecture analytique
La rhétorique au service d’une prise de conscience
1. La première phrase est saisissante parce qu’elle repose sur une courte prosopopée
des civilisations, impliquant leur personnification qui justifie par avance l’emploi du
mot « mortelles » (l. 2). L’essayiste joue sur l’apparent paradoxe qu’il y a à qualifier de
« mortelles » des abstractions : les civilisations. Le rythme croissant de la phrase lui
donne une certaine majesté : 2 (éventuellement 3)/4/6/ 6. Cette majesté est aussi due
à l’emploi d’une tournure digne des déclarations officielles : « Nous autres, civilisations »
(l. 1 ; le référent du pronom « nous » n’est précisé qu’a posteriori, dans une apposition
où l’on supprime le déterminant). L’effet de surprise et de fascination de la phrase
interpelle le lecteur et participe de la captatio benevolentiae. Mais, par son ampleur de
vue et son aspect apparemment évident (puisque ce sont les civilisations elles-mêmes
qui posent le constat), cette première phrase favorise également un acquiescement
spontané du lecteur à la thèse soutenue.
2. Dans la première phrase, le pronom « nous » désigne les civilisations. Il a ensuite
pour référent, au troisième paragraphe, les hommes de l’époque où vit l’auteur (« Nous
sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie », l. 19-20). On glisse ainsi de
la captatio à l’analyse : l’essayiste prend peu à peu de la distance face à la révélation
de la fragilité des civilisations. Il s’extrait progressivement du simple constat déclara-
tif (l. 1-2), passe à la compréhension collective du phénomène (paragraphe 3), avant
d’aboutir à une analyse et à une argumentation personnelle dont le « Je » de la ligne
30 est le signal.
3. Dans les deuxième et troisième paragraphes, l’auteur évoque la fin des civilisations
à travers les images des « fantômes d’immenses navires » (l. 11) qui sombrent dans des
« naufrages » (l. 13), au sein de « l’abîme de l’histoire » (l. 18), comme le Lusitania a
lui-même coulé (l. 17). C’est la métaphore filée du naufrage, de l’engloutissement. Les
hyperboles, telles que les « mondes disparus tout entiers » (l. 3), les « empires coulés à
pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins » (l. 4), « toute la terre apparente […]
faite de cendres » (l. 9), donnent à cette image de l’engloutissement une valeur apoca-
lyptique, catastrophique.
4. L’auteur souligne l’actualité de la question de la fin des civilisations au moyen de
plusieurs procédés. La mise en parallèle de deux séries de trois noms de civilisations :
« Élam, Ninive, Babylone » (l. 14) et « France, Angleterre, Russie » (l. 16), réactualise ce
qui semble relever de l’Antiquité la plus lointaine. De même, les exemples des œuvres
de Baudelaire et de Keats, à la fin du troisième paragraphe, sont choisis parce qu’ils sont
plus proches et plus familiers des lecteurs que celui de Ménandre (l. 20-21), ce qui sous-
entend que ce n’est pas que ce qui nous paraît déjà lointain qui risque de disparaître,


mais aussi la modernité elle-même. L’allusion aux « journaux » (l. 22) et l’insistante
formule « Nous avons vu, de nos yeux vu » (l. 32) renforcent encore cette impression
d’actualité brûlante.
Savoir et devoir, objets de suspicion
5. La leçon qu’apporte la Première Guerre mondiale est complétée par le fait que l’avancée
de la civilisation (vertus telles que l’organisation, la méthode, l’application ; sciences et
technologies qui font progresser l’armement, etc.) achève sa capacité à s’autodétruire.
Paradoxalement, plus la civilisation progresse, plus elle dispose de moyens pour se faire
disparaître. Valéry montre donc que la civilisation n’est pas que subtilités excessives et
recherches alexandrines (dans une glose réciproque et infinie : « leurs critiques et les
critiques de leurs critiques », l. 8), mais qu’elle peut aussi produire un esprit de discipline
favorable à la guerre organisée et des moyens de destruction massive.
6. Paul Valéry fait un bilan de la guerre à la hauteur du désastre. Parmi les procédés
d’écriture qui lui permettent de rendre ce bilan frappant, on relèvera :
– des hyperboles : « les plus belles choses et les plus antiques et les plus formidables et
les mieux ordonnées » (l. 25-26 ; on notera le polysyndète « et ») ;
– la répétition du marqueur quantifiant « tant » : « Tant d’horreurs n’auraient pas été
possibles sans tant de vertus » (l. 35), « tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens,
anéantir tant de villes » (l. 36-37) ;
– des antithèses : « vertus / vices » (l. 30-32) ; « consciencieux/épouvantables » (l. 32-34) ;
« beaucoup de science/si peu de temps » (l. 36-37) ;
– des groupements syntaxiques ternaires : « de la pensée, du sens commun et du senti-
ment » (l. 27) ; « des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de para-
doxes, des déceptions brutales de l’évidence » (l. 28-29) ; « tant d’hommes, dissiper tant
de biens, anéantir tant de villes » (l. 36-37).
7. La dernière phrase, comme la première, est particulièrement soignée du point de
vue rhétorique. Reposant sur la figure de l’allocution (« prise à partie par une adresse
de parole du locuteur à un interlocuteur qui n’existe pas, même fictionnellement »,
selon Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, L. G.F., Paris, 1992), elle adresse une
question oratoire à des personnifications allégoriques (marquées par les majuscules :
« Savoir et Devoir »). L’extrait se termine donc sur une certaine ampleur rhétorique,
digne d’un écrivain moraliste. L’essayiste soupçonne les valeurs mêmes de la civilisation
de participer à leur ruine, à leur destruction.

Vers le bac
Le commentaire
Proposition de réponse rédigée
La réflexion de Paul Valéry sur la fragilité des civilisations se nourrit de l’Histoire qui,
en 1919, vient de connaître l’une de ses plus violentes secousses. Il s’agit pour lui de
montrer que la leçon de l’Histoire doit nous amener à comprendre les menaces qui
pèsent sur notre présent.
L’essayiste commence par établir des parallèles entre l’Antiquité et l’époque moderne
afin de mettre au jour le mouvement permanent d’effacement des civilisations qu’est
l’Histoire. Il ne cesse de rapprocher les époques les plus lointaines afin d’en montrer


les similitudes. Les anciennes civilisations, les « empires coulés à pic » (l. 4) et « descen-
dus au fond inexplorable des siècles » (l. 5) ont ainsi, comme l’Europe contemporaine,
« leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, […]
leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs
symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques » (l. 5 à 8). Les distinc-
tions entre sciences pures et sciences appliquées, entre grammaires et dictionnaires
et surtout les noms de mouvements culturels cités pourraient paraître anachroniques ;
mais elles indiquent simplement ici, pour Valéry, le perpétuel recommencement des
civilisations, toujours portées à produire, au fur et à mesure de leur développement,
des raffinements de l’esprit semblables à ceux qui nous sont familiers. Dans le troi-
sième paragraphe, l’auteur va plus loin encore, en radicalisant la mise en relation
des époques lointaines et contemporaines au moyen de parallélismes énumératifs :
le groupe ternaire « Élam, Ninive, Babylone » (l. 14) résonne en correspondance avec
celui, plus actuel, de la ligne 16, « France, Angleterre, Russie ». L’usage de l’italique
souligne d’ailleurs le parallélisme. De façon peut-être plus saisissante encore, parce
qu’elle s’appuie sur des noms d’auteurs qu’on croit volontiers voués à l’immortalité,
Valéry affirme : « Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de
Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables » (l. 20
à 22). Le devenir est un engloutissement permanent dans un « abîme de l’histoire […]
assez grand pour tout le monde » (l. 18-19).
Or, cette vision de l’Histoire, quasi cyclique, est suggérée à l’essayiste par le trauma-
tisme effrayant de la Première Guerre mondiale, qui lui semble avoir prouvé l’incerti-
tude qui pèse sur l’avenir de notre propre civilisation. Nombreuses sont les allusions
directes au conflit de 1914-1918 dans le texte. L’anecdote du « Lusitania » (l. 17) prend
une valeur emblématique : elle est l’image du naufrage où la culture occidentale aurait
pu sombrer. Les noms « France, Angleterre, Russie » (l. 16) évoquent nécessairement la
Triple Entente. Enfin, les « grandes vertus des peuples allemands » (l. 30-31) renvoient
clairement aux méthodes et aux qualités dont l’ennemi avait fait preuve dans les
combats et que Valéry précise ensuite : « le travail consciencieux, l’instruction la plus
solide, la discipline et l’application les plus sérieuses » (l. 32 à 34). Ce que la guerre
mondiale a montré, dans sa démesure (« Tant d’horreurs », l. 35), est que c’est l’avan-
cée scientifique, morale et technologique même de la civilisation contemporaine qui
la menace ; « Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? » demande alors l’essayiste
(l. 38-39). La réflexion de Valéry sur la culture humaine ne quitte donc jamais, dans ce
texte, la méditation sur l’Histoire. Témoin d’un conflit d’ampleur inégalée et à peine
achevé, Valéry repense la culture humaine dans son rapport à l’expérience concrète de
l’humanité et remet en cause la prétendue immortalité des œuvres de l’esprit.

complément
Le mythe de l’Atlantide
Platon, Timée ou De la nature (ve siècle av. J.-C.)

➔➔ Intérêt du texte
Les programmes officiels pour la classe de première recommandent, en ce qui concerne


l’objet d’étude de l’argumentation, l’étude de documents et de textes de l’Antiquité.
Le mythe de l’Atlantide, tel qu’on le trouve chez Platon, est un récit important de la
tradition culturelle occidentale et donne à réfléchir sur le destin des civilisations.

Le Grec Platon (v. 428-348 ou 347 av.  J.-C.), disciple de Socrate, est consi-


déré comme le fondateur de la philosophie occidentale. Son œuvre se présente
sous forme de dialogues, écrits en prose, où interviennent différents person-
nages. Le dialogue intitulé Timée met en scène Socrate face à trois autres
hommes : Timée, Hermocrate et Critias. Ce dernier rapporte à Socrate un
récit sur des temps fort anciens, à propos d’une île mystérieuse située dans
l’océan Atlantique, l’Atlantide, dont les habitants combattirent contre les
Athéniens. Critias tient ce récit de Critias l’Ancien, qui lui-même l’a entendu
de Solon, célèbre homme politique et poète athénien, qui répétait ce qu’un
prêtre égyptien lui avait raconté. Ce petit récit a donné naissance au mythe
d’une civilisation disparue…
Il est question, en effet, dans nos écrits1, de l’énorme puissance que votre
Cité arrêta jadis dans sa marche insolente, qui envahissait à la fois toute
2

l’Europe et toute l’Asie3, se ruant hors de ses bases situées dans la Mer Atlan-
tique. C’est qu’alors elle était franchissable, cette mer lointaine ; une île, en
effet, s’y trouvait, devant le détroit que vous appelez, dites-vous, les Colonnes
d’Hercule4. Cette île était plus grande que la Libye5 et l’Asie ensemble ; de là le
passage vers les autres îles était possible aux navigateurs d’alors et, de ces îles,
sur tout le continent situé en face et qui entoure cette mer lointaine, la mer
véritable. Car par ici, en deçà du détroit dont nous parlons, ce n’est apparem-
ment qu’une rade6 au goulet resserré ; de l’autre côté, c’est réellement la mer
et la terre qui l’entoure, c’est elle qui proprement et en vérité a droit au nom
de continent. Or, donc, dans cette Île Atlantide, s’était formée une grande et
merveilleuse puissance de rois ; elle dominait l’île entière, ainsi que beaucoup
d’autres îles et de parties du continent ; outre cela encore, de ce côté-ci du
détroit, ils régnaient sur la Libye jusque vers l’Égypte, sur l’Europe jusqu’à la
Tyrrhénie7. Mais, voilà que rassemblant toutes ses forces, cette puissance, se
jetant à la fois sur votre pays, sur le nôtre et sur tout l’espace compris en deçà
du détroit, d’un seul coup entreprit de les asservir8. C’est alors, Solon, que
votre Cité révéla sa puissance et fit aux yeux de tous les hommes éclater sa
vaillance et son énergie. Entre toutes, elle avait le premier rang pour le moral
ainsi que pour les arts9 qui servent à la guerre ; d’abord à la tête des Grecs,
puis seule par nécessité, abandonnée par les autres, elle en vint aux extrêmes
périls ; mais elle l’emporta finalement sur ses agresseurs et dressa le trophée10 ;
ceux qui n’étaient point encore asservis, elle les préserva de la servitude ; les
autres, tous ceux qui, comme nous, habitent en deçà des Colonnes d’Hercule,
point envieuse, à tous, elle leur fit remise de la liberté. Mais, dans le temps
qui suivit, il se fit des tremblements de terre violents et des cataclysmes ; dans
l’espace d’un jour et d’une nuit funestes qui survinrent, de vos combattants le


peuple entier, en masse, s’enfonça sous la terre et pareillement l’Île Atlantide
s’enfonça sous la mer et disparut. De là vient que, de nos jours encore, là-bas
la mer est impraticable et inexplorable, encombrée par les bas-fonds de vase
que l’île a déposés en s’abîmant11.
Platon, Timée ou De la nature, ive siècle av. J.-C.,
traduit du grec par J. Moreau.
1. C’est un prêtre égyptien qui parle. – 2. Athènes. – 3. L’Asie Mineure. – 4. Le
détroit de Gibraltar, entre la Méditerranée et l’Atlantique. – 5. La Libye désigne en
fait l’Afrique du Nord. – 6. Rade : bassin naturel de vastes dimensions ayant issue
vers la mer. – 7. Il s’agit de l’Italie occidentale. – 8. Asservir : soumettre en esclavage.
– 9. Arts : techniques. – 10. En signe de victoire. – 11. En s’abîmant : en sombrant, en
étant engloutie.

➔➔ Questions
1. Quels éléments indiquent la puissance de la civilisation des Atlantes ?
2. Quelle faute les Atlantes commettent-ils ? Que souligne la victoire des Athéniens ?
3. Comment le narrateur met-il en évidence l’aspect impressionnant de la catastrophe
finale ?

➔➔ Réponses aux questions


1. Le narrateur, Critias, emploie l’isotopie de la puissance pour souligner la force de la
civilisation atlante : « énorme puissance », « insolente », « grande et merveilleuse puis-
sance », « dominait », « puissance », « asservir ». Le fait que les Atlantes entreprennent
simultanément l’attaque de trois pays révèle leurs capacités militaires. En outre, l’éloge
des Athéniens met en relief, symétriquement, la force des Atlantes : la valeur de l’en-
nemi montre la valeur de celui à qui il s’affronte.
2. La faute des Atlantes est la démesure, l’orgueil que les Grecs nomment hybris : ils
surestiment leurs forces en s’attaquant à trois pays en même temps, dont les vaillants
Athéniens. La victoire des Athéniens montre qu’il s’agit d’un peuple à la fois puissant
et juste. En effet, ils châtient le peuple insolent et belliqueux des Atlantes et libèrent
les autres peuples de ce joug infâme.
3. Le récit de la catastrophe finale utilise des termes forts (« violents », « cataclysmes »)
et tragique (« funestes ») ainsi qu’une hyperbole : « le peuple entier, en masse », pour
souligner son aspect impressionnant. La disproportion entre l’événement (qui a lieu en
un jour et une nuit) et ses conséquences (une mer impraticable même des années après)
exprime la brutalité de l’engloutissement.

Texte complémentaire
La guerre mondiale, une désillusion (pages 202-203)
Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915)

➔➔ Objectif
Comparer la réflexion intellectuelle de Valéry à celle de Freud, plus axée sur la morale.


➔➔ Présentation du texte
En 1915, Sigmund Freud (1856-1939) a déjà posé les bases de la psychanalyse dans
L’Interprétation des rêves (1900), Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et Trois
Essais sur la théorie de la sexualité (1905). Freud propose d’explorer l’inconscient, notam-
ment à l’aide de la notion de pulsion, mouvement profond qui pousse l’individu à agir.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, la plupart des gens sont surpris par l’ampli-
tude et la violence extrême des combats entre des peuples qui se croyaient « civilisés ».
Dans ce court essai, publié en 1915, Freud tente d’expliquer comment les pulsions agres-
sives, contenues par les normes de comportement imposées par la civilisation, ne sont
pas pour autant détruites : enfouies dans l’inconscient, elles peuvent resurgir à l’occasion
de la guerre et s’y déchaîner. Les nations dites « civilisées » découvrent alors la barbarie
qui se réveille en elles et les pousse à s’entredétruire.

➔➔ Réponses aux questions


1. La civilisation contraint l’individu à se limiter (l. 5), à renoncer à la satisfaction
pulsionnelle (l. 5-6), c’est-à-dire à exercer un contrôle de soi-même, à contenir ses
pulsions. Freud prend un exemple plus précis : interdiction morale « du mensonge et
de la tromperie » (l. 7). On remarquera les expressions qui soulignent l’aspect coercitif
des normes morales de la civilisation : « il devait se conformer » (l. 2), « préceptes d’une
rigueur souvent excessive » (l. 4), « Il lui était […] refusé » (l. 6), « avec sévérité » (l. 9).
Deux illusions pèsent, selon Freud, sur les nations « civilisées » de l’avant-guerre : d’une
part, l’idée que l’État respecterait lui-même les normes morales qu’il impose à l’individu
(illusion d’exemplarité ou d’analogie) ; d’autre part, l’idée que les nations auraient
dépassé depuis longtemps le rejet, primaire, des minorités ethniques qui en consti-
tuaient la diversité interne (illusion de tolérance).
2. Freud insiste sur deux aspects principaux du conflit :
– sa démesure quantitative, sa massivité : « plus sanglante et plus meurtrière qu’aucune
des guerres antérieures » (l. 25-26) ;
– sa démesure qualitative, sa cruauté : « pour le moins aussi cruelle, acharnée, impi-
toyable, que toutes celles qui l’ont précédée » (l. 27).
Certains procédés lui permettent de mettre en valeur et de dénoncer ces aspects. La
gradation « cruelle, acharnée, impitoyable » (l. 27) insiste sur l’horreur morale de la guerre.
L’emploi répété de l’indéfini quantifiant « tout » souligne l’illimitation des conséquences
morales du conflit : « Elle rejette toutes les limitations » (l. 28), « elle renverse tout ce qui
lui barre la route » (l. 32-33), « Elle rompt tous les liens » (l. 34). La personnification de la
guerre est également un moyen d’en suggérer le mouvement incontrôlable : « En proie
à une rage aveugle, elle renverse tout ce qui lui barre la route » (l. 32-33). Freud a soin,
d’ailleurs, de rappeler l’aspect légitime de ce qu’elle détruit, en utilisant le vocabulaire
juridique : « qu’on avait appelées droit des gens » (l. 29), « prérogatives » (l. 29-30), « droits
de la propriété privée » (l. 31-32).
3. Bien qu’antérieur à celui de Valéry et en prise directe avec le contexte de la guerre, ce
passage de Freud insiste, comme l’extrait de La Crise de l’esprit (p.  201 du manuel) sur
l’effondrement inouï des acquis de la civilisation contemporaine que représente cette
guerre d’ampleur inédite. Valéry insistait à la fois sur les valeurs morales et intellec-


tuelles dont la fragilité était alors apparue ; Freud met l’accent sur les valeurs morales
qui ont disparu. Enfin, les deux textes notent pareillement différentes illusions dont
se berçaient les peuples de l’avant-guerre : immortalité de leurs œuvres et de leurs
cultures, éloignement du risque de disparition des civilisations (Valéry), solidité des
valeurs morales acquises, exemplarité des États (Freud).

Texte 2
Les charniers de l’Europe (pages 204-205)
Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune (1938)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture du texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Définir les caractéristiques du pamphlet.

➔➔ Présentation du texte
Résidant à Palma de Majorque depuis 1934, Bernanos est un témoin direct de la guerre
civile espagnole, sur laquelle il publie des articles en France dès 1937. D’abord favorable
aux franquistes, Bernanos est ensuite horrifié par la violence des combats : l’écriture des
Grands Cimentières sous la lune, attaque virulente des partisans de Franco et de l’Église
qui le soutient, marque un véritable tournant dans les options politiques de l’auteur. En
effet, à partir de cet ouvrage, l’ancien écrivain maurrassien et antisémite (La Grande peur
des bien-pensants, 1931) se détache de la droite extrême, s’engage contre l’antisémitisme
et se rallie peu à peu à l’idéologie de Charles Péguy (le christianisme de gauche), comme
en témoigneront d’autres essais ou écrits de combat (Bernanos n’aimait guère le terme
« pamphlet »), tels que Les Enfants humiliés et Français si vous saviez. La version actuelle
du texte est la seconde rédigée par Bernanos. En effet, il avait perdu son premier manus-
crit, écrit entre mai 1936 et janvier 1937 et a dû réécrire l’œuvre entre 1937 et avril
1938. Ce qui était d’abord un ensemble d’articles et un journal est ainsi devenu un véri-
table pamphlet, habilement composé. Le chapitre 1 de la deuxième partie développe
l’idée que la tragédie espagnole est un charnier qui préfigure le destin prochain du
monde et qu’avec elle, c’est la totalité des valeurs spirituelles qui est en péril.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’extrait se divise en quatre paragraphes de longueur presque égale, qui s’articulent
deux à deux autour d’une séparation marquée par une étoile. Il semble que cette
présentation aide le lecteur à repérer la structure logique du passage, chaque para-
graphe étant construit autour d’une idée clé. On pourrait dégager la structure suivante :
• premier et deuxième paragraphes : affirmation de l’horreur de la guerre civile espa-
gnole :
– premier paragraphe : description de l’Espagne meurtrie comme un charnier répu-
gnant,


– deuxième paragraphe : raison pour laquelle ce charnier sera pire encore que la
Première Guerre mondiale : toutes les valeurs spirituelles de l’Europe viennent y pourrir ;
• troisième et quatrième paragraphes : adresse directe aux destinataires :
– troisième paragraphe : réfutation des justifications héroïques de la tragédie espagnole,
– quatrième paragraphe : affirmation de la réalité du massacre qui rend vaines toutes
les idéologies qui en sont le prétexte.
b. Le texte laisse apparaître un leitmotiv, celui du charnier : « La Tragédie espagnole est un
charnier » (l. 1), « La guerre d’Espagne est un charnier » (l. 28). Ces deux formules, paral-
lèles, sont mises en évidence par leur position en tête de paragraphe. Leur construction
brève et explicite (phrase simple, pure prédication au moyen du verbe « être ») en fait une
formule facilement mémorisable. Le mot « charnier », particulièrement fort et concret,
donne une image frappante du conflit. Dans la première phrase, le terme « Tragédie »,
connotant une certaine noblesse de la guerre et doté d’une pompeuse majuscule, semble
immédiatement dégonflé par sa traduction dans le terme concret, voire trivial, de « char-
nier », aucunement poétique ni héroïque. Bernanos martèle au lecteur, par ce leitmotiv,
la réalité palpable et sordide du massacre, que cachent les mots grandiloquents de la
politique et de l’idéologie.

Lecture analytique
L’implication de l’auteur
1. L’auteur, conformément aux conventions du genre pamphlétaire, s’implique forte-
ment dans son discours en y marquant explicitement sa présence. C’est pourquoi on
remarque la présence d’indices de la première personne du singulier, sous forme prono-
minale (« je/j’ », l. 7, 11, 15 ; « me », l. 14) ou possessive (« mes », l. 15). S’y ajoutent
des marqueurs de subjectivité liés aux modalités d’énoncé : adverbe (« Sincèrement »,
l. 7), nom à valeur épistémique (« erreurs », l. 1), verbes (« crois », l. 8 ; « regrette », l. 11)
et surtout adjectifs affectifs (« effroyables », l. 2-3 ; « dégoûtant », l. 19-20 ; « pauvres »,
antéposé à deux reprises, l. 36) et évaluatifs (« bonnes » et « mauvaises », l. 22-23 et 29).
Les modalités d’énonciation jouent également un rôle, telle l’exclamation qui exprime
tour à tour le regret (« hélas ! », l. 5), l’indignation et la colère (« Mais quand vous aurez
assez longtemps […] imbéciles !... », l. 25 à 27) ou l’ironie (« À votre santé ! », l. 36).
Enfin, les noms de qualité péjoratifs (« débiles », l. 13 ; « imbéciles », l. 27) participent
clairement de la subjectivité inscrite dans le texte.
2. Bernanos se pose en témoin direct de la guerre, dont il dénonce l’horreur. Il écrit,
par exemple, dans le premier paragraphe : « On voit monter tour à tour à la surface du
pus bouillonnant des visages jadis, hélas ! familiers, à présent méconnaissables et qui
dès qu’on essaie de les fixer du regard s’effacent et coulent comme des cires » (l. 4 à 7).
L’emploi du présent d’énonciation, associé à l’indéfini « on », qui peut inclure le locuteur
(= nous), et au vocabulaire de la perception visuelle, souligne cette position de témoin.
Dans l’ensemble du texte, le vocabulaire dénotant ou connotant des perceptions olfac-
tives (« cloaque », l. 9 et 11 ; « puants », l. 20) et visuelles (« spectacle », l. 32) assoit ce
positionnement de l’auteur.
3. Dans le deuxième paragraphe, Bernanos rappelle que, dès 1915, il avait condamné
la guerre et ses prétendues justifications (au nom du « Droit », l. 16), qu’il n’avait pas


accepté qu’on justifiât un tel massacre, même au nom d’intentions bonnes ou justes.
Cette allusion souligne chez l’auteur la cohérence du propos, renforçant ainsi son ethos,
c’est-à-dire l’image qu’il donne de lui-même au lecteur (la non-contradiction, l’obs-
tination sont des qualités qui donnent de l’autorité à l’essayiste, elles suggèrent la
confiance qu’on peut avoir en ses jugements, en ses opinions).
4. Les différents camps de partisans mêlés à la guerre d’Espagne sont nommés dans
une énumération à la fin de l’extrait : « républicains, démocrates, fascistes ou antifas-
cistes, cléricaux et anticléricaux » (l. 35-36). L’auteur paraît se situer hors de tout camp,
au-dessus de la mêlée et les juge comme de « pauvres gens, pauvres diables » (l. 36),
autrement dit comme de pitoyables « imbéciles » (l. 27), qui ne comprennent rien aux
enjeux véritables de la situation.
Une dénonciation violente
5. L’auteur interpelle ses destinataires, on l’a déjà vu, par des termes injurieux : « imbé-
ciles » (l. 27), « pauvres gens, pauvres diables » (l. 36). La violence verbale, reflet de la
colère de l’auteur, vise à faire réagir ces destinataires explicites et à les disqualifier aux
yeux des autres lecteurs, incités à prendre parti pour Bernanos.
6. Le champ lexical de la maladie est très présent dans le texte : « convulsions » (l. 3),
« septicémie » (l. 4), « pus » (l. 5), « morve », « typhus » (l. 26). Celui de la putréfaction
l’est tout autant : « charnier » (l. 1 et passim), « pourrir » (l. 3), « cloaque » (l. 9 et 11),
« fermentation » (l. 10), « pourrissoirs » (l. 20), « cuit » (l. 30). Ces deux champs lexicaux
doivent susciter un dégoût chez le lecteur, que l’essayiste confronte ainsi directement
à la réalité concrète, triviale et répugnante de la guerre.
7. Le dernier paragraphe est dominé par la métaphore filée de la recette de cuisine :
« cuit » (l. 30), « soupe » (l. 31), « marmite à sorcière » (l. 33-34), « piquant de la four-
chette », « morceau » (l. 34). Cette métaphore culinaire dessine en creux l’image terri-
fiante d’un acte anthropophage : les morts de la guerre sont dévorés par les partisans
des différents camps. Elle est conclue par la reprise ironique de la formule conviviale
« À votre santé ! » (l. 36), qui suggère un toast.
Bernanos parvient brillamment à montrer par cette formule l’orgie répugnante, la fête
atroce que représente pour les politiques et les chefs ce massacre des soldats et des
populations de l’Espagne. L’ironie est sensible dans ce toast autour d’une potion décrite
comme écœurante et infecte.
8. Quelques indices du registre pathétique indiquent la compassion de Bernanos pour les
victimes de cette guerre épouvantable. L’auteur exprime en effet sa réticence à nommer
« cloaque » le lieu « où des hommes vivants souffrent, luttent et meurent » (l. 12-13). La
désignation « hommes vivants », rejetant toute catégorisation sociale (soldats, civils, etc.)
ou idéologique (fascistes, démocrates, etc.), met en valeur ce qui les unit à l’auteur et au
lecteur : leur pure humanité. Le groupe des trois verbes : « souffrent, luttent et meurent »
présente une sorte de parcours tragique, qui célèbre l’héroïsme de ces hommes. Un peu
plus haut, la mention des « visages jadis, hélas ! familiers » (l. 5-6) marque également peut-
être l’empathie du témoin pour les victimes. Les partisans de tous les camps semblent
eux-mêmes des « malheureux » (l. 33), des « pauvres gens » (l. 36), dignes de pitié parce
qu’ils participent tous à l’horrible festin de la guerre.


Un texte visionnaire
9. Bernanos adopte par moments un ton prophétique, annonçant que l’Espagne agoni-
sante est l’« image de ce que sera demain le monde » (l. 9). Il écrit ensuite : « Les tueries
qui se préparent ne sont pas d’une autre espèce, mais comme elles engagent un plus
grand nombre ou plutôt la totalité des valeurs spirituelles indispensables, le chaos qui
en résultera sera plus dégoûtant encore, leurs pourrissoirs plus puants » que ceux de
la Première Guerre mondiale (l. 16-20). Tous les procédés du style prophétique sont ici
réunis : le futur simple de l’indicatif à valeur prédictive s’allie à un lexique religieux
(« valeurs spirituelles ») et à des hyperboles (« la totalité », « le chaos »). Il prophétise
également à ses destinataires une prise de conscience, malheureusement trop tardive,
de l’horreur du massacre : « vous verrez quelle soupe vous avez trempée » (l. 31-32).
10. Le début du texte insiste sur le fait que la « Tragédie espagnole » (l. 1) concerne toute
l’Europe. En effet, elle est la conséquence, selon Bernanos, de « [t]outes les erreurs »
du vieux continent. Il ne précise guère quelles sont celles-ci, mais on peut y voir à la
fois des erreurs politiques (sans doute l’indifférence ou la passivité face au fascisme
qui a émergé dans les années 1920 et 1930 ; compromission de l’Église avec le pouvoir
politique dans certains cas aussi) mais également idéologiques (engloutissement des
« valeurs spirituelles indispensables », l. 18-19 ; exaltation outrée du patriotisme : cf.
l. 24-27 ; enthousiasme partisan, l. 30 à 36). L’Europe est, en outre, une terre « accablée
d’histoire » (l. 12), sur laquelle pèsent encore les conséquences de la Première Guerre
mondiale.

Vers le bac
L’oral
Ces questions pourraient être posées à l’entretien lors de l’examen oral du baccalauréat.
Nous proposons quelques pistes de réponse :
– La confrontation des textes de Paul Valéry (texte 1) et de Bernanos (texte 2) doit faire
surgir la différence des images utilisées pour donner à voir l’ampleur des menaces qui
pèsent sur les civilisations : la métaphore dominante chez Valéry est celle de l’englou-
tissement, du naufrage ; l’image choisie par Bernanos est celle du charnier. Toutes deux
ont une dimension hyperbolique et apocalyptique.
– Les deux textes recourent à des procédés d’insistance qui tendent à imposer au lecteur
ces images de fin des civilisations. Bernanos file la métaphore du charnier et du cloaque
en ses connotations à la fois physiques, visuelles et olfactives, voire, selon une anthro-
pophagie implicite mais aisément perceptible à la fin du texte, gustatives. L’affirmation
que la guerre civile espagnole est un charnier est martelée comme un leitmotiv, en tête
des premier et quatrième paragraphes, mais d’autres occurrences du mot « charnier »
apparaissent également aux lignes 11 et 28 pour insister sur l’importance de l’image.
Valéry file la métaphore du naufrage dans les deuxième et troisième paragraphes, et
l’appuie également sur un fait réel : la destruction du Lusitania, événement emblé-
matique qui, parce qu’il s’agit d’une des raisons de l’entrée en guerre des États-Unis,
symbolise le basculement du monde entier dans la violence.
– Sans doute l’image du charnier chez Bernanos est-elle plus frappante que celle choisie
par Valéry. Alors que le naufrage est essentiellement symbolique et que les « empires


coulés à pic » ont des référents mythiques célèbres (l’Atlantide, le royaume d’Ys, etc.),
l’image du charnier est beaucoup plus violente dans sa concrétude, dans son réalisme
corporel que les champs lexicaux de la maladie et de la putréfaction développent à
l’envi. En outre, le texte de Bernanos fait du charnier espagnol une vision prophétique.
Même si Valéry ouvre son texte par une formule saisissante, apparemment paradoxale
(les civilisations, les œuvres de l’esprit sont mortelles), qui doit engendrer une prise de
conscience de la fragilité humaine, Bernanos s’appesantit davantage sur l’idée que la
guerre d’Espagne n’est que le début d’un processus d’agonie de l’Europe entière. On
sait que l’Histoire, dès 1939, lui donnera en quelque sorte raison…

Histoire des arts


L’homme face à la mort (page 206)
➔➔ Objectif
Étudier les procédés de la photographie de guerre.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Robert Capa, pseudonyme du célèbre photographe de presse Endre Friedmann (1913-
1954), signe ici l’une des plus célèbres photographies au monde (mais les élèves ne la
connaissent pas forcément…).
Publiée pour la première fois le 23 septembre 1936 dans le magazine Vu, elle apparaît
en une du journal Paris-Soir le 28 juin 1937, puis dans la revue Life en juillet 1937. Le
négatif et le tirage original ont été perdus. Dans les années 1970, des Anglais ont mis
en doute l’authenticité de cette photo, soupçonnant Capa d’avoir mis en scène la mort
du soldat.
Le débat n’est pas clos et le journal espagnol El Periódico a relancé la polémique en
2009. Il semble néanmoins qu’on ait identifié le soldat : Federico Borrell, combattant
républicain.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le soldat, bien qu’habillé en civil, est un combattant qui porte une cartouchière à sa
ceinture et possède un fusil qui lui échappe des mains.
2. La photographie, censément prise sur le vif, joue sur un effet de temps en suspens : le
corps du soldat, qui se renverse en arrière, n’est pas encore tombé à terre. Néanmoins,
les bras rejetés vers l’arrière, la tête basculant sur le côté et les yeux fermés indiquent
qu’il a été touché et va mourir. L’ombre projetée à l’arrière du corps, qui prouve que
l’image a été prise en fin d’après-midi, semble déjà annoncer sa chute.
3. Extrêmement dépouillé, vide de toute autre présence humaine, le paysage, dégagé
et légèrement flou, a une dimension symbolique. Il souligne la solitude de l’homme
qui meurt, face à une nature ensoleillée : l’effet de pathos est assuré par ce procédé.
Le soldat surplombe un paysage qui n’est pas fait pour la mort : lumineux ouvert sur
le ciel. Le cadrage accentue la solitude du soldat, laissant une large place à droite au
ciel et au paysage vides (quasiment la moitié de la largeur de l’image) et en agrandit
la silhouette grâce à une légère contre-plongée. Le corps du soldat et son fusil forment


deux lignes de force verticales qui contrastent fortement avec la ligne de l’horizon,
assez basse (le tiers de la hauteur de la photographie).
4. On peut comprendre que l’authenticité de cette photographie, présentée comme
élément d’un reportage, ait suscité des débats tant sa qualité esthétique est grande
et la rapproche d’une photographie artistique. En effet, l’événement auquel assiste le
spectateur de cette image est bien un acte de guerre : la mort d’un soldat, saisie sur le
vif, au moment même où l’homme tombe. Le photographe de presse est ici au cœur de
l’événement, il immortalise l’instant fugitif.
Très près du soldat (Capa utilise un appareil photo « Leica », d’invention récente, dont la
petite taille et la légèreté lui permet de se déplacer rapidement), le reporter fait preuve
de courage : il va sur le front, fait preuve d’héroïsme, comme le soldat. Le flou même
de l’image témoigne de son statut improvisé. Mais le cadrage, particulièrement réussi,
le paysage majestueux et la lumière font de cette photographie une œuvre artistique.
C’est en tout cas une véritable icône de la photographie engagée : isolé sur le fond
céleste et l’horizon nu, le soldat républicain, montré en martyr (il chancelle dans une
position de crucifié) devient le symbole du combat des républicains espagnols abandon-
nés par les démocraties européennes.

Texte 3
Un message optimiste (page 207-208)
Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage (1943)

➔➔ Objectif
Étudier une argumentation lyrique.

➔➔ Présentation du texte
Au début des années 1930, Saint-Exupéry fait la connaissance de Léon Werth (1878-
1955), journaliste, critique d’art et romancier appartenant à une famille juive. Léon
Werth a publié quelques romans ayant obtenu un certain succès (La Maison blanche,
1913) et il est connu pour sa verve libertaire, antibourgeoise, anticléricale, antico-
lonialiste. C’est un ami proche d’Octave Mirbeau. Blessé lors de la Première Guerre
mondiale, c’est aussi un pacifiste convaincu. Bien que l’âge les sépare, Saint-Exupéry
et Léon Werth se sont vite liés d’amitié. En 1940, Werth se replie dans le Jura et écrit
très rapidement un récit de l’exode, 33 jours, dont il confie en octobre le manuscrit à
Saint-Exupéry, qui part pour les États-Unis, afin qu’il préface l’ouvrage et le fasse publier
là-bas. Saint-Exupéry rédige la préface, mais il ne parvient pas à faire éditer le récit de
son ami. Il publie alors la préface de manière indépendante en 1943, sous le titre Lettre
à un otage. On perd la trace du manuscrit de 33 jours jusqu’en 1992, date à laquelle
une éditrice, Viviane Hamy, le retrouve et le rend enfin accessible.
Témoignage d’une amitié, la Lettre à un otage est aussi une dénonciation subtile du
nazisme et de l’Occupation, et une réflexion profondément humaniste. C’est aussi une
exhortation au courage adressée à ceux qui, restés en France, doivent se cacher pour
ne pas être déportés. Le style lyrique de Saint-Exupéry confère à l’argumentation une
grande force de persuasion.


➔➔ Réponses aux questions
TRAVAIL EN AUTONOMIE
1. Le texte ne cesse de rappeler le contexte pénible dans lequel il est écrit. Dès le
premier paragraphe, Saint-Exupéry analyse ainsi le nazisme : « Quand le naziste respecte
exclusivement qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-même. Il refuse les contra-
dictions créatrices, ruine tout espoir d’ascension et fonde pour mille ans, en place d’un
homme, le robot d’une termitière. L’ordre pour l’ordre châtre l’homme de son pouvoir
essentiel, qui est de transformer et le monde et soi-même » (l. 2 à 7). On voit clairement
l’engagement de l’auteur contre le nazisme à travers l’emploi de termes qui en dénon-
cent l’entreprise de déshumanisation de l’homme : « robot », « termitière », « châtre ».
Le nazisme veut priver l’homme de ce qui lui est propre (intelligence, sens spirituel)
pour le réduire à l’état de machine, d’insecte ou d’animal amputé, dénaturé. Mais
Saint-Exupéry élargit peu à peu le propos ; en évoquant « [l]es craquements du monde
moderne [qui] nous ont engagés dans les ténèbres » (l. 17-18), il continue certes à parler
du nazisme, mais son propos semble se détacher d’un référent précis pour devenir plus
général, transposable à toute situation historique extrême. Le texte, en effet, ne se
réduit jamais à un écrit de circonstance. D’une part, il envisage le présent, mais sans
négliger ses rapports au passé et surtout à l’avenir : « la vérité de demain se nourrit de
l’erreur d’hier », écrit-il (l. 9-10), ajoutant peu après : « La vérité d’hier est morte, celle de
demain est encore à bâtir » (l. 19-20). D’autre part, de très nombreuse formules du texte
ont une portée générale, et adoptent le ton des sentences de moraliste, par exemple :
– « La vie crée l’ordre, mais l’ordre ne crée pas la vie » (l. 7) ;
– « Les démarches de la raison sont incertaines » (l. 41-42) ;
– « Une civilisation se fonde d’abord dans la substance » (l. 47-48).
L’emploi du présent gnomique, d’articles définis à valeur générale et de termes abstraits
évite de réduire le propos à l’urgence d’une situation précise et limitée. C’est d’ailleurs
le sens même de la réflexion de Saint-Exupéry : « l’urgence de l’action » (l. 35) ne doit pas
primer la recherche, souvent jugée, à tort, trop lente et inutile, de son sens spirituel.
2. Une formule est ressassée dans le texte comme un leitmotiv : le « respect de
l’homme » (l. 1, deux fois ; l. 16 ; l. 37 ; l. 44, deux fois ; on peut ajouter sa variante « je
dois respecter cet homme », l. 42). Le texte atteint une dimension incantatoire. L’idée
clé est répétée, comme une obsession et une prière ; c’est un slogan qui résume la thèse
humaniste de l’auteur, qui veut que rien ne vaille davantage que le respect de la dignité
humaine, de sa valeur spirituelle, de sa sacralité, au-delà de toute idéologie politique
ou religieuse. L’effet d’insistance de la répétition doit avoir une efficacité persuasive.
3. Le texte repose sur un tissu assez dense de comparaisons et de métaphores qui défi-
nissent l’existence humaine. C’est une « ascension » inachevée (l. 8-9), une « croissance »
végétale dont le terreau est l’ensemble des contradictions que l’homme rencontre dans
sa vie et dans son action (l. 10-11). L’idée de parcours, de route, de progression domine :
les hommes sont des « pèlerins » qui convergent au même lieu par des « chemins
divers » (l. 14) ou des « voyageur[s] » (l. 25) qui passent les montagnes ou encore des
êtres qui « trouve[nt] le chemin » (l. 49). Le but est assimilé à une « étoile » (l. 26, 27 et
43), une « chaleur » (l. 49), un « feu » (l. 50).


Ces images poétiques du chemin et du feu ont une forte connotation sacrée ; l’existence
est perçue comme un parcours vers la lumière, la chaleur. Elles exercent sans doute
sur le lecteur une force persuasive car elles sont positives, rassurantes, elles orientent
l’existence et lui donnent un sens. L’ascension de l’existence humaine, évoquée à trois
reprises (l. 4, 8 et 17), est d’ailleurs en quelque sorte mimée par le texte, qui doit entraî-
ner le lecteur dans son enthousiasme humaniste : « terreau » (l. 10) → « chemins » (l. 14)
→ « montagne » (l. 25) → « étoile » (l. 43).
4. Un réseau d’antithèses oppose le passé à l’avenir :
Passé (qui a engendré le présent) Avenir
« erreur d’hier » (l. 9-10) « vérité de demain » (l. 9)
« ténèbres » (l. 18) « étoile » (l. 26, 27 et 43), « feu » (l. 50)
« vérité d’hier […] morte » (l. 19) « celle de demain […] à bâtir » (l. 19-20)
« religions politiques […] appel à « « système social, politique ou économique
la violence » (l. 22-23) qui consacrera ce respect » (l. 46-47)

On voit par ce tableau l’optimisme fondamental du texte, qui veut croire en la force de
l’« espoir » (l. 4) et en la liberté de l’homme, qui peut construire son avenir selon ses choix.
5. L’implication du lecteur dans l’argumentation passe surtout par l’emploi dominant
du pronom « nous », qui est celui de l’auteur et de son destinataire, Léon Werth (« Il
nous semble, à nous », l. 8), mais plus souvent encore celui de tous les hommes (« notre
ascension », l. 8 ; « nous ont engagés », l. 18, etc.). Du point de vue argumentatif, le
« nous » est efficace car il établit une complicité immédiate du lecteur avec l’auteur :
il est donc amené à partager d’emblée sa thèse. Le « je » (l. 30 à 32 et 39 à 43) n’est
employé que parcimonieusement et par une énallage de personne : « je » peut être inter-
prété non seulement comme désignation du locuteur, mais aussi, du fait du contexte
(troisième personne avant et « Nous » après les lignes 30-32 ; expression « Aucun d’entre
nous » aux lignes 38-39), comme un « on ». Le « je » est alors l’indice empathique par
lequel l’auteur indique ce que chacun peut et doit se dire à lui-même. C’est un « je »
abstrait, en quelque sorte, qui renvoie à toute personne qui se reconnaît dans les propos
tenus, qui les admet pour justes.
6. La primauté du spirituel (au sens large, sans attache à une religion particulière) et
de la morale sur l’action et la politique est montrée par des arguments ordonnés selon
les paragraphes :
– § 1-2 : le nazisme est une action sans morale qui déshumanise l’homme ; au contraire,
la thèse humaniste pose comme principe l’inachèvement spirituel de l’homme qui se
construit progressivement ;
– § 3 : les idéologies modernes diverses (politiques) ont fait éclater la vérité, au point
qu’on ne perçoit plus le but moral de l’action : le bien pour l’homme, son respect ;
– § 4 : l’esprit partisan noie le but spirituel évident de l’action sous un regard à court
terme sur les moyens à employer ;
– § 5 : toute action qui oublie ce but est vouée à la stérilité (l’inefficacité) et voue les
hommes à des haines réciproques ;
– § 6 : c’est en considérant le but qu’il doit se fixer (le respect de l’homme) que l’homme
trouvera les moyens d’y parvenir.


Le texte est donc, par-delà un écrit contre le nazisme, un plaidoyer pour l’humanisme,
entendu en son sens large : une pensée qui met l’homme au centre de toutes ses préoc-
cupations, qui place l’épanouissement de l’homme au cœur des problèmes de l’existence
humaine. En cela, le texte est bien une réflexion d’un moraliste moderne, comme les
sentences qu’il emploie (cf. réponse à la question 1) le laissent notamment percevoir.

Proposition de plan
Introduction
Rappeler la situation d’énonciation particulière de ce texte : préface devenue livre adressé
comme une lettre à l’ami resté en France et menacé, mais aussi à tous les Français qui
vivent sous l’Occupation allemande.
Problématique envisageable : comment cet écrit de circonstance s’ouvre-t-il à une
réflexion humaniste universelle ?
I. Un écrit engagé : la dénonciation du nazisme
1. La secousse de l’histoire : « ténèbres » et « craquements » actuels, « urgence de l’action »
– Les allusions aux « ténèbres » et aux « craquements » du monde : contexte difficile de
la Seconde Guerre mondiale
– Le texte ne nie pas « l’urgence de l’action » mais il rappelle que celle-ci ne peut être
efficace que si elle a un sens moral, si elle vise l’épanouissement de l’homme.
2. Le nazisme comme entreprise de déshumanisation 
– La dénonciation explicite du premier paragraphe par des termes négatifs : « ruine »,
« robot », termitière », « châtre »
– Le nazisme comme système qui réduit l’homme à l’action mécanique, le prive d’espoir
3. Le leitmotiv « Respect de l’homme ! »
– Slogan incessamment répété, idée scandée dans tout le texte comme une thèse
opposée au nazisme
II. L’appel du lyrisme
1. Un texte incantatoire
– La formule « Respect de l’homme ! » n’est pas qu’un slogan, elle sert aussi de refrain
poétique.
– Aspect répétitif, incantatoire du texte : cf. formules répétées (antithèses « ordre » vs
« vie », premier paragraphe ; « hier » vs « demain », deuxième et troisième paragraphes)
et mots souvent repris (« ascension », « étoile », etc.)
2. Un tissu serré de métaphores
– L’existence humaine comme chemin, parcours ascensionnel ; son but comme lumière,
feu : images spirituelles qui disent la valeur sacrée de la vie humaine
– Vocabulaire religieux : « pèlerins », « chaisière de cathédrale », « dieu », « spirituelle »,
« vocation », « pureté », « Esprit », mais ouvert à toute forme de sacré, sans particula-
risme lié à une religion singulière
3. Un texte foncièrement optimiste
– Foi en l’homme : expression d’une solidarité entre les êtres humains (« nous », « les
hommes », « l’homme ») ; refus des haines et des scissions politiques violentes
– Vision positive de l’avenir comme « encore à bâtir »


III. Un message universel
1. Une argumentation persuasive
– Séduction d’un texte poétique, incantatoire et imagé ; emportement du lecteur par
la force de conviction de l’auteur (modalité exclamative) et par le mouvement même
du texte (images qui suggèrent l’élévation, mouvement de la réflexion de la réalité du
nazisme au symbolisme universel de l’étoile et du feu)
– L’emploi du « nous » qui inclut le lecteur et du « je » empathique et détaché de sa seule
référence déictique à l’auteur
2. Une réflexion digne d’un moraliste
– Grande abstraction et grande généralité du lexique qui dégage le texte de son
contexte historique précis
– Présence d’énoncés gnomiques, proches du genre de la maxime
3. L’exigence du sens
– Les arguments du plaidoyer en faveur d’une action humaniste, guidée par un
but (l’épanouissement et le respect de l’homme) : 1) l’action partisane et purement
pragmatique (tournée uniquement vers les moyens et oubliant son but) est stérile et
dangereuse ; 2) nul ne détient à lui seul la vérité.
Conclusion
On peut s’interroger, pour ouvrir la réflexion, sur la manière dont la Seconde Guerre
mondiale a fait surgir, par l’horreur et la démesure du projet nazi d’extermination et de
déshumanisation d’une partie de l’humanité, une nouvelle littérature morale caractéri-
sée par un sens profond de la valeur de l’être humain : Saint-Exupéry, Malraux, Camus…

Texte 4
La civilisation retournée contre elle-même (pages 208-209)
Hervé Bazin, Ce que je crois (1977)

➔➔ Objectif
Définir les procédés du blâme.

➔➔ Présentation du texte
Les années 1970 marquent en France, après l’expansion économique et culturelle des
Trente Glorieuses, le véritable début des remises en cause de la société de consommation
qui vient de s’installer. La crise politique et sociale de mai 1968, la crise économique liée
au choc pétrolier de 1973, mais aussi la montée en puissance – dans le champ culturel –
de penseurs qui interrogent le sens même de la modernité (M. Foucault, G. Deleuze, M.
Serres, J. Baudrillard, etc.) font vaciller les certitudes de l’époque.
L’essai d’Hervé Bazin, écrit à la fin de la décennie, rend compte des évolutions de la
société sur le mode bien connu du « ce que je crois », qui permet d’exposer des convictions
personnelles. Guéhenno ou Vercors avaient également publié des livres sous ce titre,
respectivement en 1967 et 1975. H. Bazin donne son avis, souvent tranché, sur tous les
thèmes chers à l’époque : changements de la condition féminine, poids des religions sur
les sociétés, méfaits de la civilisation industrielle, évolutions de l’éducation et de l’école,
excès de la société de consommation, etc.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
On peut attendre que les élèves jugent toujours d’actualité certains problèmes soulevés
par le texte : menaces écologiques (« gaspillage éhonté de la nature », l. 6-7 ; « catas-
trophes planétaires », l. 30), inégalités socio-économiques (l. 20 à 26, notamment),
faillite du sens du politique et de la responsabilité (« rapacité » et « mégalomanie »,
l. 9-10) et permanence des guerres.

Lecture analytique
Le blâme de l’époque contemporaine
1. C’est sans doute la dernière phrase de l’extrait qui résume le mieux la thèse de
l’auteur : « La réussite humaine est en train de se retourner contre elle-même » (l. 33).
Elle reprend en effet les idées directrices des deux paragraphes , à savoir, d’une part,
que l’homme est à la fois « génial » et « exécrable » (l. 13-14) et, d’autre part, que « Pour
[sa] protection, [il] fabriqu[e] ce qui peut assurer [sa] destruction » (l. 18). Mise en
valeur par sa position en fin de paragraphe et par les italiques voulus par l’auteur, cette
dernière phrase constitue la conclusion de l’argumentation de l’extrait.
2. Les objets du blâme de la société contemporaine sont nombreux. On relève d’abord
les idées corrélées d’égoïsme et d’insatisfaction permanente : peu « solidaires » et très
« ingrats » (l. 2-3), les habitants des sociétés riches se montrent à la fois « favorisés »
et « frustrés » (l. 4-5). Bazin souligne cet aspect par l’hyperbole, marquée par le déta-
chement de l’adverbe « Jamais » en tête de phrase (l. 2), l’emploi de l’intensif « si »
devant les adjectifs (l. 4) et surtout l’accumulation des lignes 5 à 11. Cette accumula-
tion elle-même est renforcée par des adjectifs évaluatifs et affectifs particulièrement
forts (« inexpiables », « terribles », « éhonté », « effrayant », « mauvaise »). Les termes
péjoratifs abondent : « impéritie », « rapacité », « arriération », « mégalomanie ». L’auteur
joue en outre de la paronomase pour insister sur l’exploitation forcenée des ressources
naturelles : « un pillage, un gaspillage » (l. 6). Enfin, l’antithèse entre « la mince autorité
de la morale et l’empire exorbitant de la technique » (l. 7-8) condamne explicitement
la perte des valeurs.
3. Le second paragraphe poursuit, au moyen de procédés proches, le blâme du monde
contemporain, en mettant davantage l’accent sur les écarts qui se creusent toujours
davantage entre les pays riches et le tiers-monde. Les antithèses « protection » vs
« destruction » (l. 18) et « gavage » vs « affamés » (l. 19-20) soulignent les incohérences
du monde tel qu’il est. La disproportion flagrante des chiffres (« un quart de l’humanité
dépense les trois quarts de ses ressources », l. 21-22) contredit l’affirmation de la doxa :
« Nous trouvons normal qu’… » (l. 20-21). L’énumération des droits déniés de fait aux
populations les plus pauvres (l. 23 à 26) est accablante. Enfin, le second paragraphe se
termine sur un réseau d’hyperboles destiné à choquer et à faire réagir le lecteur. On
peut en identifier les procédés :
– emploi de l’adverbe intensif : « si proches » (l. 26), « tout entière » (l. 32) ;
– chiffres à valeur hyperbolique : « les milliards » (l. 26), « quelques milliers ou quelques
millions » (l. 31-32) ;


– recours au superlatif relatif : « le plus effrayant » (l. 29) ;
– renforcement du nom par un adjectif évaluatif : « folie pure » (l. 26) ;
– métaphore utopique du « Pays de cocagne » (l. 28).
Un processus autodestructeur
4. La fin du texte dénonce l’aveuglement tragique des sociétés développées à l’égard
des dangers écologiques : des « catastrophes planétaires » guettent l’homme (l. 30)
et sont annoncées par des scientifiques, des « experts » (l. 30) que nul n’écoute.
L’affirmation selon laquelle elles menacent « l’espèce tout entière » (l. 32) esquisse un
discours apocalyptique ; le texte progresse par une sorte de gradation des dangers que
court la civilisation.
5. La dernière phrase affirme la responsabilité de l’homme dans ce processus de destruc-
tion annoncée du monde : c’est l’avancée technologique irraisonnée et l’accentuation
permanente des inégalités de l’économie capitaliste et consumériste qui mettent
l’homme en danger. Il s’agit, pour Bazin, de faire prendre conscience au lecteur qu’il
joue un rôle dans ce processus et qu’il peut peut-être agir pour le freiner, voire l’arrêter.
Le texte ne décrit pas une situation tragique, sans issue, mais constitue un appel à une
« morale » (l. 7), à un rééquilibrage des forces de l’esprit et de l’économie industrielle.
Bazin condamne donc surtout l’absence de solidarité et le sentiment de frustration
permanent de la civilisation occidentale telle qu’il la voit autour de lui.

Vers le bac
L’écrit d’invention
Proposition de réponse rédigée
« Et c’est pourquoi, Mesdames, Messieurs, au terme de ce trop long exposé, que je vous
remercie d’avoir patiemment suivi jusqu’à son terme, je conclurai en réaffirmant que
les discours catastrophistes que l’on entend, vous et moi, sans cesse ressassés par tous
les médias, sont absolument injustifiés. »
Tout scientifique qu’il était, la journaliste jugea que le professeur André M. manquait
sérieusement de bon sens ou de bonne foi. Alors que tous les participants au VIe Congrès
sur les Défis et les risques écologiques se levaient et se congratulaient les uns les autres,
elle se précipita vers la tribune de l’amphithéâtre et rattrapa en un instant le brillant
climatologue, qui visiblement s’empressait de quitter la salle.
« Professeur M., un moment, s’il vous plaît ! »
Il se retourna et la dévisagea.
« Oui, mademoiselle, qu’y a-t-il ?
– Bonjour, je m’appelle Marion B., je suis journaliste, je travaille pour la revue
Nouvelles Sciences. Votre exposé me laisse perplexe… Auriez-vous un instant pour
répondre à mes questions ?
– Je suis désolé, mais je ne suis guère à l’aise avec les interviews…
– Oh, peu importe ! Je n’ai pas l’intention de vous interviewer, c’est à titre personnel
que j’aurais souhaité discuter avec vous. Je suis, à vrai dire, tellement surprise que vous
sous-estimiez à ce point les menaces qui pèsent sur notre pauvre planète, que je me
demande si j’ai bien compris ce que vous avez voulu dire dans votre exposé.


– Pourtant, je crois avoir été suffisamment clair : pour moi, la planète se porte plutôt
bien !
– Mais voyons, comment pouvez-vous nier ainsi l’évidence ? N’est-il pas urgent d’agir,
quand on voit disparaître la couche d’ozone et le climat terrestre se réchauffer à cause
des gaz à effet de serre ? Il me semble que la pollution doit être réduite au plus vite,
dans tous les pays.
– Visiblement, vous faites partie de ces gens dont on a farci la tête avec toutes ces bille-
vesées… Je ne dis pas que la pollution n’existe pas, ce serait un inacceptable mensonge,
mais de là à imaginer la fin du monde, il y a un grand pas que malheureusement beau-
coup de mes collègues n’hésitent pas à franchir.
– Et quand bien même ce que vous dites serait vrai, faut-il attendre que le danger soit
imminent pour réagir ? Je crains que, dans ce cas, les gens ne cèdent à la panique et
qu’ils soient alors incapables d’une action efficace et rapide. Mieux vaut prévenir que
guérir, dit-on. C’est dès aujourd’hui qu’il faut une prise de conscience collective.
– La question est de savoir si la peur est justifiée. La Terre a toujours connu des varia-
tions climatiques majeures : périodes de réchauffement et périodes de glaciation se sont
succédé depuis des millions d’années.
– Mais il s’agissait de variations naturelles. Aujourd’hui, le danger vient de l’homme.
Prenez la menace nucléaire : les accidents des centrales de Tchernobyl, en 1986 et de
Fukushima, en 2011, ont montré que ce sont les technologies humaines qui risquent
d’anéantir la nature et l’homme avec elle !
– Mademoiselle, la nature saura triompher des catastrophes nucléaires comme des
autres. Elle reprendra ses droits à Tchernobyl comme à Fukushima. Savez-vous que,
dans certaines parties de la Chine ou du Brésil, par exemple, il existe une radioactivité
naturelle importante et que les organismes vivants s’en sont parfaitement accommodés
depuis des milliers d’années ?
– Excusez-moi, mais je crois que cette radioactivité naturelle n’atteint jamais le niveau
considérable de la radioactivité produite par la science contemporaine, à laquelle il est
urgent d’imposer des garde-fous…
– Ah, nous y voilà ! La peur de la science ! Vous surestimez les dangers parce que
vous vous effrayez de voir les progrès de la science. La science a toujours engendré la
méfiance, voire la terreur. Au xixe siècle, Mary Shelley avait déjà stigmatisé l’orgueil
dangereux de la science dans Frankenstein. Depuis un siècle, c’est la science-fiction qui
nous prédit l’apocalypse : lisez La Mort de la terre de Rosny aîné ou Niourk de Stephen
Wul… La peur de l’apprenti sorcier fait recette. Mais ne serait-ce pas, Mademoiselle, une
façon d’humilier l’homme ? Ne serait-ce pas une sorte de religion qui prend la nature
pour divinité et l’homme pour objet de haine ?
– Ma foi, professeur, je crains qu’un tel discours ne mette fin à notre discussion, je ne
vois pas comment on peut espérer faire le bien de l’homme en le privant de son envi-
ronnement. L’homme fait partie de la nature : si on la détruit, on le tue. Il faut que vous
soyez d’une mauvaise foi inouïe ou d’un aveuglement qui confine à l’idiotie, pour ne pas
admettre une telle évidence. Heureusement que la majorité des savants font preuve de
plus de lucidité que vous et ne cherchent pas toujours à briller en contredisant la vérité
des faits ! Qui a dit que “science sans conscience n’est que ruine de l’âme” ? Rabelais,


il y a plus de quatre siècles déjà, non ? Mais je m’en voudrais de vous retenir plus long-
temps, professeur. Au revoir.
– Nous ne tomberons effectivement jamais d’accord. Pourtant, j’espère avoir raison
malgré tout : votre discours ne laisse rien présager de bon, avouez-le ! Au revoir, made-
moiselle. »

Texte complémentaire
Imaginer la survie après l’apocalypse (page 210)
Cormac McCarthy, La Route (2006)

➔➔ Objectif
Aborder le motif romanesque de la fin du monde.

➔➔ Présentation du texte
Le récit La Route, publié en 2006, a valu à son auteur, le romancier américain Cormac
McCarthy, né en 1933, le prix Pulitzer. Il a donné à son œuvre, après Méridien de sang
(1985) et surtout Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (2005), adapté au cinéma
en 2007 par les frères Coen (No country for, old men), une audience véritablement
internationale. Adapté au cinéma par J. Hillcoat en 2009, La Route est une interrogation
sur la mort et sur le destin de l’humanité axée autour de deux personnages, un père
et son fils. La dimension symbolique du récit, métaphorique et initiatique à la fois, est
manifeste.

➔➔ Réponses aux questions


1. Dans l’univers de cette fiction, la mort est partout. Le monde paraît inerte, privé
de toute vie. Ce sont les éléments minéraux et métalliques qui dominent au début du
texte : « morceaux de silex ou de quartz » (l. 1), « pince », « paroi d’un rocher » (l. 2).
Le bois n’évoque plus la vie végétale puisqu’il est sec et transformé en objet utile,
tel le « petit bois imprégné d’essence » pour faire du feu (l. 3) ou la « planche » de la
morgue (l. 18) ou alors, dans le cadre naturel, il prend un aspect « sinistre » (l. 16). La
gradation des lignes 4 et 5 dit la nudité absolue des lieux : « Le pays avait été pillé, mis
à sac, ravagé. » Les images sont toutes funèbres et annoncent la mort, qu’il s’agisse
de la métaphore in praesentia du « noir de cercueil » de la nuit (l. 6) ou de la comparai-
son « Comme une aube avant une bataille » (l. 7), qui décrit l’atmosphère matinale. Le
champ lexical de la mort est omniprésent : « mouraient » (l. 4), « mortellement » (l. 5-6),
« cercueil » (l. 6), « silence » (l. 7), « regard fixe » (l. 9), « mort » (l. 10 et 13), « morgue »
(l. 18).
Dans ce milieu, l’humanité même des personnages devient douteuse : le petit est livide,
sa peau est « couleur d’une bougie » (l. 8) et il a « l’air d’un extraterrestre » (l. 9) : réifié
ou aliéné dans une forme de vie inconnue, l’enfant, au corps déformé par la faim et la
fatigue, semble se vider de son humanité.
Le narrateur s’exprime, en outre, par phrases brèves, parfois elliptiques du sujet et de
l’auxiliaire (« Dépouillé de la moindre miette », l. 5) ou nominales (« Encore deux jours »,
l. 3 ; « Comme une aube avant une bataille », l. 7 ; « Des choses auxquelles il n’avait plus


aucun moyen de penser jamais », l. 15-16). D’où un effet de sécheresse de la narration,
apte à susciter l’impression d’un monde inerte, réduit à des constats, sans lyrisme
possible.
2. Le père, non décrit physiquement, semble rester plus humain, en un sens : la focali-
sation interne donne à voir ses perceptions, ses pensées et ses rêves, mais on note son
incapacité à penser à la beauté et à la bonté (l. 13 à 16), comme si la conscience morale
et esthétique lui échappaient, comme si sa pensée se vidait peu à peu pour se réduire
à un instinct de survie, à l’urgence de l’action. Son état de tension psychologique est
extrême : les sanglots traduisent sa perte de contrôle de soi devant ses angoisses, ils
sont « irrépressibles » (l. 12). Le rêve révèle son obsession : sauver son fils de la mort.
Le rêve est plus terrorisant que la réalité car il représente une situation sur laquelle
l’homme n’aurait plus de maîtrise : alors que, dans la réalité, l’homme peut agir pour
sauver son fils, dans le rêve, il n’a plus ce pouvoir, il doit regarder passivement la mort
de son enfant.
3. Le texte, malgré le côté angoissant de la fiction, met en valeur des qualités humaines
profondes : l’ingéniosité, l’amour filial indéfectible, la force de résistance ou de l’instinct
de survie, la sensibilité. C’est donc, en creux, un éloge de l’humanité, dans ce qu’elle
a de fragile et de précieux à la fois. Le texte semble signifier que c’est parce qu’elle
s’affronte à la mort et se sait mortelle que l’humanité a développé ses qualités propres :
la capacité à aimer, à utiliser intelligemment les choses de la nature et la peur qui la
force à trouver des moyens de se sauver.

Atelier cinéma
La Mouche, une réflexion sur l’homme (pages 212-213)
L’homme technologique, la fin d’une civilisation ?
1. Dans le laboratoire qui sert de décor, principal au film et d’espace privilégié pour
la métamorphose de Seth Brundle, Veronica et Seth se font face. Le plan moyen les
rapproche tout en les maintenant à distance tandis que l’angle frontal donne de l’équi-
libre à cette scène de séduction. De nombreux partis pris figuratifs annoncent en effet
le rapprochement des personnages : leurs vêtements (costume pour lui, jupe et veste
en cuir pour elle) les sexualisent fortement ; leurs sourires les relient ; enfin, la posture
de Veronica, jambe nue, qui vient d’ôter, pour tester la téléportation, le bas que Seth
tient entre ses mains. Ainsi, l’histoire d’amour, véritable colonne vertébrale du film,
s’immisce dans le fantastique ; l’intime se mêle déjà au scientifique, préfigurant le
thème même du film : l’expérience in vivo de Seth Brundle.
Cependant, la mise en scène insiste sur l’ordinateur, placé au centre du plan, qui sépare
Seth et Veronica. Cette position centrale ainsi que son écran allumé et éclairé de bleu,
comme les fenêtres du laboratoire filtrant le petit jour, sa silhouette compacte et
sombre comme les éléments du décor, (murs, portes, meubles de rangement) en font
un personnage à part entière. Ces choix de mise en scène suggèrent une forme d’auto-
nomie prête à se transformer en menace.
2. La scène a lieu juste quelques instants avant la téléportation de Seth. Nu et accroupi
dans le telepod, le savant s’apprête à faire sur lui-même l’expérience de sa propre inven-


aucun moyen de penser jamais », l. 15-16). D’où un effet de sécheresse de la narration,
apte à susciter l’impression d’un monde inerte, réduit à des constats, sans lyrisme
possible.
2. Le père, non décrit physiquement, semble rester plus humain, en un sens : la focali-
sation interne donne à voir ses perceptions, ses pensées et ses rêves, mais on note son
incapacité à penser à la beauté et à la bonté (l. 13 à 16), comme si la conscience morale
et esthétique lui échappaient, comme si sa pensée se vidait peu à peu pour se réduire
à un instinct de survie, à l’urgence de l’action. Son état de tension psychologique est
extrême : les sanglots traduisent sa perte de contrôle de soi devant ses angoisses, ils
sont « irrépressibles » (l. 12). Le rêve révèle son obsession : sauver son fils de la mort.
Le rêve est plus terrorisant que la réalité car il représente une situation sur laquelle
l’homme n’aurait plus de maîtrise : alors que, dans la réalité, l’homme peut agir pour
sauver son fils, dans le rêve, il n’a plus ce pouvoir, il doit regarder passivement la mort
de son enfant.
3. Le texte, malgré le côté angoissant de la fiction, met en valeur des qualités humaines
profondes : l’ingéniosité, l’amour filial indéfectible, la force de résistance ou de l’instinct
de survie, la sensibilité. C’est donc, en creux, un éloge de l’humanité, dans ce qu’elle
a de fragile et de précieux à la fois. Le texte semble signifier que c’est parce qu’elle
s’affronte à la mort et se sait mortelle que l’humanité a développé ses qualités propres :
la capacité à aimer, à utiliser intelligemment les choses de la nature et la peur qui la
force à trouver des moyens de se sauver.

Atelier cinéma
La Mouche, une réflexion sur l’homme (pages 212-213)
L’homme technologique, la fin d’une civilisation ?
1. Dans le laboratoire qui sert de décor, principal au film et d’espace privilégié pour
la métamorphose de Seth Brundle, Veronica et Seth se font face. Le plan moyen les
rapproche tout en les maintenant à distance tandis que l’angle frontal donne de l’équi-
libre à cette scène de séduction. De nombreux partis pris figuratifs annoncent en effet
le rapprochement des personnages : leurs vêtements (costume pour lui, jupe et veste
en cuir pour elle) les sexualisent fortement ; leurs sourires les relient ; enfin, la posture
de Veronica, jambe nue, qui vient d’ôter, pour tester la téléportation, le bas que Seth
tient entre ses mains. Ainsi, l’histoire d’amour, véritable colonne vertébrale du film,
s’immisce dans le fantastique ; l’intime se mêle déjà au scientifique, préfigurant le
thème même du film : l’expérience in vivo de Seth Brundle.
Cependant, la mise en scène insiste sur l’ordinateur, placé au centre du plan, qui sépare
Seth et Veronica. Cette position centrale ainsi que son écran allumé et éclairé de bleu,
comme les fenêtres du laboratoire filtrant le petit jour, sa silhouette compacte et
sombre comme les éléments du décor, (murs, portes, meubles de rangement) en font
un personnage à part entière. Ces choix de mise en scène suggèrent une forme d’auto-
nomie prête à se transformer en menace.
2. La scène a lieu juste quelques instants avant la téléportation de Seth. Nu et accroupi
dans le telepod, le savant s’apprête à faire sur lui-même l’expérience de sa propre inven-


tion. L’ouverture vitrée ménage une fenêtre oblongue dans la masse noire du telepod
formant comme un œuf autour de l’homme. L’aspect ovoïde ainsi que les lignes qui
strient l’engin de téléportation évoquent la ruche, le cocon, la chrysalide, le ventre,
autant de formes matricielles capables de donner la vie. Signes de sa métamorphose,
la nudité de Seth et sa position fœtale en font déjà une créature à naître.
Par ailleurs, la situation du savant, enfermé volontaire au sein de sa création, la
présence de la caméra programmée pour filmer seule et l’espace déserté autour du
dispositif révèlent un rapport faussé entre l’homme et la machine. En livrant ainsi
ses machines à elles-mêmes, Seth participe à sa propre aliénation. Cette expérience
extrême marque un point de non-retour vers la catastrophe.
3. À la fin du film jaillit, une créature hybride, résultat de la fusion entre « Brundlefly »
et le telepod. Elle incarne l’ultime étape de la métamorphose de Seth et l’aberration de
son expérience. Entrelacs de chair humaine, d’insecte et de mécanique, espèce sans
logique ni nécessité aux membres inutiles, elle appartient à l’informe et renvoie au
chaos. Seuls ses énormes yeux globuleux remplis de souffrance la rattachent à l’huma-
nité à laquelle elle a appartenu. Autour d’elle, le telepod éventré et la fumée qui se
répand au sol en faisant disparaître les contours du laboratoire rajoutent au chaos,
manifestant la conception entropique du monde selon D. Cronenberg.
L’homme, une réalité complexe
4. De profil et en plan rapproché, Seth et Veronica échangent un fougueux baiser. Torse
nu, ses cheveux noirs en bataille, Seth domine la jeune femme, caractérisée à la fois
par sa longue chevelure sensuelle et la pureté de son vêtement virginal. Cette repré-
sentation classique du conquérant et de sa dame est renforcée par le gros plan qui fait
littéralement le portrait des amants tandis qu’une faible profondeur de champ perturbe
les contours d’un espace qui se replie autour d’eux. La lumière claire qui inonde l’ar-
rière-plan et vient les nimber accroît cet effet de bulle. Des signes contrarient cependant
ce tableau idéal : les pustules sur le visage de Seth et la cicatrice qui marque son dos
révèlent sa métamorphose. L’insecte qui travaille en lui commence à prendre forme,
dénaturant son corps d’homme et offrant une relecture du mythe de la Belle et la Bête.
5. Il s’agit ici à nouveau d’un enlacement cadré selon le même angle de prise de vue
frontal et la même échelle de plan rapproché. Mais dans les bras de Seth qui, cette fois,
fait face à la caméra, le babouin a remplacé Veronica. Le rapport entre le savant et son
cobaye s’est transformé en un corps-à-corps symbolique où, peau contre poils, l’homme
ne fait plus qu’un avec l’animal. La mise en scène des corps devient alors l’expression
de la part d’animalité et des pulsions qui habitent l’homme.
Métamorphose et évolution
6. Au centre du cadre et occupant tout l’espace du plan, de profil, Seth s’observe dans
le miroir de sa salle de bains. Il scrute les signes visibles de sa métamorphose (pustules,
chute des ongles, sécrétions). Le miroir, lieu de la contemplation, se change alors en
un champ d’observation scientifique et d’expérimentation. De même, la fonctionnalité
du laboratoire contamine cet espace de l’intime. Au-delà de ce glissement vers l’inté-
riorité qui préfigure le trajet de la mouche comme le mouvement de l’insecte qui lui
donne son nom, cette épreuve du miroir renvoie à la question de l’identité qui travaille


le film. Ainsi fragmenté par le miroir – lui-même repoussé bord cadre –, Seth constate
la déliquescence de son corps. Flux et tumeurs manifestent un changement profond
d’identité : médusé par son propre reflet, Seth assiste à la naissance d’un autre en lui.
7. Les partis pris de mise en scène (le plan large, la place de la caméra en hauteur et
l’angle de prise de vue aligné sur le personnage), alliés ici à la position incongrue de
« Brundlefly » (en haut du mur et agrippé à la paroi) donnent à ce plan des dimen-
sions insensées. Adoptant le point de vue d’une mouche, l’espace se met à la mesure
de « Brundlefly » qui expérimente les nouveaux pouvoirs que lui confère son « devenir
insecte » et explore tous les recoins d’un espace désormais sans limites. Au sol, des
bouteilles de soda ouvertes et des boîtes de nourriture entamées recouvrent les
meubles. Cet amoncellement multicolore rompt avec l’austérité fonctionnelle du labo-
ratoire. Il révèle le changement de comportement alimentaire de la créature mutante
en même temps qu’il donne à voir le chaos qui commence à gagner toute chose, person-
nage, espace et espace filmique confondus.
8. Courbé, en appui sur ses béquilles, la chemise constellée de taches, le crâne apparent
sous sa chevelure éparse et le visage ravagé d’abcès et de veinules, Seth ressemble à
un vieillard malade. À côté de lui, le corps droit et souple de Veronica, sa beauté et son
visage juvénile le font paraître plus impotent encore. Cette étape de sa transformation
qui l’apparente à un vieil homme rapproche la métamorphose de l’idée d’évolution.
Incarnant l’énigme que le Sphinx soumet à Œdipe, Seth passe du stade du miroir à la
vieillesse, de l’enfant à quatre pattes à l’homme au crépuscule de son existence désor-
mais en appui sur ses cannes. À ces âges d’homme que son expérience lui fait traverser
s’ajoutent d’autres états physiques et émotionnels. S’hybridant d’animal, de mécanique
puis de technologie, Seth s’aventure au plus profond de lui-même. À travers lui, le film
explore la réalité complexe de l’humanité et met en garde contre la fin de la civilisation.

Sujet Bac (pages 214-217)


1. Depuis le triomphe du réalisme du xixe siècle, le récit procède bien souvent à une
fine analyse de la société moderne, urbaine, industrielle et mercantile. Les trois textes
regroupés dans le corpus, quoique relevant d’époques et d’esthétiques différentes,
mettent ainsi au jour les comportements observables dans les lieux consacrés à la
consommation et, de manière indirecte, en blâment les excès et le ridicule.
L’extrait du roman d’Émile Zola, Au Bonheur des Dames, fait ainsi la satire des clientes
des premiers grands magasins parisiens. La narration est menée par un narrateur
omniscient qui, au milieu d’un luxe de détails descriptifs tout naturaliste, dévoile les
déchirements intérieurs des femmes qu’il met en scène. Le narrateur note la pâleur qui
manifeste chez certaines d’entre elles les tensions entre le déferlement de désirs futiles
et l’effort de maîtrise de soi imposé par les convenances sociales : « pâles de désir »
(l. 16), elles restent debout, « avec la peur sourde d’être prises dans le débordement
d’un pareil luxe et avec l’irrésistible envie de s’y jeter et de s’y perdre » (l. 17 à 19). Mais
une autre tension peut apparaître chez d’autres clientes, telles que Mme Bourdelais :
un minimum d’« enthousiasme » (l. 27) lui semble certes de mise parce qu’il établit une
connivence avec les amies, mais il est suffisamment contenu pour ne pas submerger


le film. Ainsi fragmenté par le miroir – lui-même repoussé bord cadre –, Seth constate
la déliquescence de son corps. Flux et tumeurs manifestent un changement profond
d’identité : médusé par son propre reflet, Seth assiste à la naissance d’un autre en lui.
7. Les partis pris de mise en scène (le plan large, la place de la caméra en hauteur et
l’angle de prise de vue aligné sur le personnage), alliés ici à la position incongrue de
« Brundlefly » (en haut du mur et agrippé à la paroi) donnent à ce plan des dimen-
sions insensées. Adoptant le point de vue d’une mouche, l’espace se met à la mesure
de « Brundlefly » qui expérimente les nouveaux pouvoirs que lui confère son « devenir
insecte » et explore tous les recoins d’un espace désormais sans limites. Au sol, des
bouteilles de soda ouvertes et des boîtes de nourriture entamées recouvrent les
meubles. Cet amoncellement multicolore rompt avec l’austérité fonctionnelle du labo-
ratoire. Il révèle le changement de comportement alimentaire de la créature mutante
en même temps qu’il donne à voir le chaos qui commence à gagner toute chose, person-
nage, espace et espace filmique confondus.
8. Courbé, en appui sur ses béquilles, la chemise constellée de taches, le crâne apparent
sous sa chevelure éparse et le visage ravagé d’abcès et de veinules, Seth ressemble à
un vieillard malade. À côté de lui, le corps droit et souple de Veronica, sa beauté et son
visage juvénile le font paraître plus impotent encore. Cette étape de sa transformation
qui l’apparente à un vieil homme rapproche la métamorphose de l’idée d’évolution.
Incarnant l’énigme que le Sphinx soumet à Œdipe, Seth passe du stade du miroir à la
vieillesse, de l’enfant à quatre pattes à l’homme au crépuscule de son existence désor-
mais en appui sur ses cannes. À ces âges d’homme que son expérience lui fait traverser
s’ajoutent d’autres états physiques et émotionnels. S’hybridant d’animal, de mécanique
puis de technologie, Seth s’aventure au plus profond de lui-même. À travers lui, le film
explore la réalité complexe de l’humanité et met en garde contre la fin de la civilisation.

Sujet Bac (pages 214-217)


1. Depuis le triomphe du réalisme du xixe siècle, le récit procède bien souvent à une
fine analyse de la société moderne, urbaine, industrielle et mercantile. Les trois textes
regroupés dans le corpus, quoique relevant d’époques et d’esthétiques différentes,
mettent ainsi au jour les comportements observables dans les lieux consacrés à la
consommation et, de manière indirecte, en blâment les excès et le ridicule.
L’extrait du roman d’Émile Zola, Au Bonheur des Dames, fait ainsi la satire des clientes
des premiers grands magasins parisiens. La narration est menée par un narrateur
omniscient qui, au milieu d’un luxe de détails descriptifs tout naturaliste, dévoile les
déchirements intérieurs des femmes qu’il met en scène. Le narrateur note la pâleur qui
manifeste chez certaines d’entre elles les tensions entre le déferlement de désirs futiles
et l’effort de maîtrise de soi imposé par les convenances sociales : « pâles de désir »
(l. 16), elles restent debout, « avec la peur sourde d’être prises dans le débordement
d’un pareil luxe et avec l’irrésistible envie de s’y jeter et de s’y perdre » (l. 17 à 19). Mais
une autre tension peut apparaître chez d’autres clientes, telles que Mme Bourdelais :
un minimum d’« enthousiasme » (l. 27) lui semble certes de mise parce qu’il établit une
connivence avec les amies, mais il est suffisamment contenu pour ne pas submerger


« son sang-froid de ménagère pratique » (l. 28-29) et son caractère économe.
Le texte inclassable de Nathalie Sarraute, qui fait partie de ses Tropismes, est à
mi-chemin de la nouvelle et du poème en prose par sa brièveté et son autonomie. La
perspective argumentative du récit est sensible. La focalisation externe dote la narra-
tion d’une apparente neutralité, mais la fascination des adultes devant les vitrines,
sanctionnée par l’attitude beaucoup plus mature de leurs enfants, capables de plus de
recul, est montrée comme ridicule.
Enfin, dans l’extrait des Choses de Georges Perec, roman écrit en pleine période d’épa-
nouissement de la société de consommation, le narrateur montre l’engluement des
personnages dans leurs désirs matérialistes puisque les vitrines et les boutiques sont,
affirme-t-il, les lieux « où repos[ent] leurs ambitions, leurs espoirs » (l.17-18). Le récit
s’inscrit donc, là encore, dans une perspective argumentative qui demeure implicite.
L’argumentation indirecte du récit, dans ces trois textes, s’appuie principalement sur
une satire du comportement des consommateurs.
2. Zola, Sarraute et Perec ont en commun de porter un regard critique sur le monde
commercial, où la mise en scène des marchandises suscite chez les clients et consom-
mateurs des réactions outrancières ou instinctives souvent risibles.
La théâtralité des étalages et des vitrines est soulignée par les trois textes. Le premier
aspect de cette théâtralité est la mise en valeur de l’abondance dans l’amoncellement,
qui semble inépuisable, démesuré. L’énumération des tissus, dans l’extrait du Bonheur
des Dames, est mimétique de ce luxe. Le nombre de tissus différents, leurs couleurs
chatoyantes et variées, la diversité des matières sont donnés à voir dans trois longues
phrases (l. 5 à 15) où la juxtaposition des propositions suggère volontiers l’entasse-
ment, comme dans la première phrase : « Des satins clairs et des soies tendres jaillis-
saient d’abord : les satins à la reine, les satins renaissance, aux tons nacrés d’eau de
source ; les soies légères aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai,
bleu Danube » (l. 5 à 9). Le vocabulaire atteint une précision et une spécialisation qui
provoquent chez le lecteur le sentiment d’être écrasé à la fois sous un savoir ency-
clopédique et une abondance matérielle qu’il peine à se représenter. Le langage en
son débordement rend ainsi compte de l’accumulation des étoffes. C’est également
l’énumération qui sert à Perec pour suggérer cette abondance des marchandises, mais
cette fois dans l’ensemble de la ville. Dressant d’abord une liste disparate d’objets
désirés par les personnages (« les reflets rougeâtres d’un canapé de cuir, le décor, de
feuillage d’une assiette ou d’un plat en faïence, la luisance d’un verre taillé ou d’un
bougeoir de cuivre, la finesse galbée d’une chaise cannée », l. 11 à 13), le narrateur fait
ensuite l’inventaire des boutiques de la ville, devenant elle-même un immense grand
magasin : « antiquaires, libraires, marchands de disques cartes des restaurants, agences
de voyages, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuteries de
luxe, papetiers » (l. 14 à 16).
Sarraute, elle, se contente d’indiquer l’amoncellement par « les piles de linge de l’Expo-
sition de Blanc, imitant habilement des montagnes de neige » (l. 9-10). Mais cette habi-
leté à faire de la marchandise un paysage est l’autre facette du piège commercial. Car
la vitrine ou l’« Exposition » ne sont jamais un entassement, mais une composition. La
théâtralité est aussi un art pictural du décor. Chez Sarraute, la montagne devient la


métaphore de la blancheur et de la pureté du linge. De même, chez Zola, le rayon de
la soie présente la marchandise en un paysage romantique : le ruissellement d’étoffe »
(l. 4) devient une « cataracte » (l. 17), la « nappe bouillonnée » de soie (l. 4-5) s’apparente
à un « lac immobile où sembl[ent] danser des reflets de ciel et de paysage » (l. 15).
Comme un peintre en son atelier fait peindre les fonds de toile par ses apprentis, Mouret
fait dresser l’étalage par son employé, puis y ajoute « les touches du maître » (l. 2-3).
Le talent de Mouret passe par les effets de lumière que les termes « tons nacrés » (l. 7),
« transparences de cristal » (l. 8) et « reflets » (l. 15) décrivent. Dans le texte de Perec,
cette recherche de mise en valeur des objets par la lumière ou la composition n’apparaît
pas ; mais le désir des personnages n’est pas étranger aux « reflets rougeâtres » (l. 11) et
à la « luisance » (l. 12) qui mettent respectivement en valeur le canapé de cuir et le verre
taillé grâce aux lumières de la ville qui pénètrent les « devantures obscures » (l. 10).
Les clients sont les dupes de ces stratégies commerçantes. C’est pourquoi ils ne sont
guère épargnés par la critique. Dans les trois textes, les procédés satiriques visent à
montrer le ridicule des consommateurs. C’est d’abord leur empressement excessif qui
est souligné chez Zola et Sarraute : « On s’écrasait […] devant l’étalage intérieur », écrit
le narrateur du Bonheur des Dames (l. 1-2), quand celui de Sarraute insiste plutôt, dans
les deux premiers paragraphes, sur l’amas de la foule déshumanisée, ruisselant et suin-
tant des murs de la ville et occasionnant des « engorgements » (l. 7) devant les vitrines.
Il y a donc une aspiration des personnages par les marchandises : la fascination pour
les étalages colle les personnages aux murs, aux choses. Les protagonistes des Choses
« coll[ent] leurs yeux aux devantures » (l. 10). Chez les trois auteurs, en effet, les clients
s’immobilisent, se réifient. Dans le texte de Zola, les femmes croient naïvement pouvoir
« se voir » (l. 16) en se penchant sur le « lac » des tissus (l. 16) : le mythe de Narcisse,
transformé en fleur pour s’être contemplé trop longtemps, affleure ici, suggérant la
motivation narcissique, égocentrique, des achats de tissus destinés à confectionner des
vêtements où l’on sera mis en valeur. Chez Sarraute, ce sont les yeux clignotants de la
poupée qui absorbent le regard des passants et les fait rester là « sans bouger » (l. 14).
Enfin, la soif consumériste des personnages de Perec les déshumanise : mécaniquement,
c’est-à-dire « presque invariablement » (l. 5-6), ils empruntent le même parcours le long
des rues les plus commerçantes. Toute leur vie est orientée par la consommation. La
phrase qui conclut l’extrait, particulièrement comique car relevant d’un raisonnement
totalement illogique, transcrit leurs pensées, leur réinterprétation de leur propre exis-
tence : « c’était pour ces saumons, pour ces tapis, pour ces cristaux, que, vingt-cinq ans
plus tôt, une employée et une coiffeuse les avaient mis au monde » (l. 19 à 21). La satire
sanctionne alors l’état d’esprit que produit la société de consommation.
La description et le récit sont, dans les textes de Zola, de Sarraute et de Perec, au
service d’une satire des consommateurs, certes, mais aussi d’une dénonciation générale
d’une société fondée sur une théâtralisation de l’abondance qui leurre et déshumanise
l’homme moderne.

Commentaire (séries générales et technologiques)


Remarque : on a placé entre des crochets gras les parties du commentaire qui ne
concernent que les séries générales.


La littérature du xxe siècle a souvent tenté d’abolir les frontières entre les genres, de
travailler le texte pour le rendre plus perméable aux mélanges de genres et de registres.
Les Tropismes (1939-1957) de Nathalie Sarraute font ainsi hésiter le lecteur sur la nature
du texte qu’il lit : courtes nouvelles ou poèmes en prose, narrations d’instants volés
ou apologues blâmant les comportements sociaux, les petits textes de N. Sarraute
paraissent échapper à toute classification rigoureuse.
Le premier de ces Tropismes illustre parfaitement cette ambiguïté : il donne à voir,
en quatre courts paragraphes, une foule de badauds happés par les vitrines des
magasins. L’anonymat collectif des personnages, l’absence totale d’événement dans
le récit tendent à réduire la part de narration au profit d’une simple description de
scène urbaine. Mais le narrateur porte à l’évidence un regard négatif sur cette scène, si
bien que l’on peut se demander comment, sous l’apparente banalité du récit, l’auteur
parvient à formuler une critique acerbe de la société moderne.
Par sa construction, le texte semble autoriser le lecteur à l’envisager comme un
apologue développant une scène exemplaire de la vie moderne. Il est en effet dominé
par de nombreux procédés satiriques qui mettent au jour la déshumanisation des indi-
vidus dans la société moderne. [La voix insaisissable du narrateur apparaît alors comme
un effort de résistance à ce destin de l’homme dans une société où tout se réifie, même
le langage.]
Certaines caractéristiques du texte, malgré l’absence de « moralité » explicite, peuvent
l’apparenter au genre argumentatif et narratif de l’apologue.
On remarquera d’abord la brièveté et la pauvreté narrative du texte. Les quatre para-
graphes, assez courts, suffisent à présenter un récit où la part de l’action est réduite à
presque rien : pas d’événement majeur, pas de fait héroïque, pas d’intrigue. Les person-
nages semblent à peine vivre : ils s’agglutinent, regardent les devantures, s’immobi-
lisent. L’imparfait de l’indicatif marque l’envahissement du récit par la description :
aucune action au passé simple ne vient rompre la continuité du texte. Les verbes, par
l’aspect sécant de l’imparfait, expriment des procès non délimités, dont on ignore le
début et la fin. Le temps s’étire, les personnages vivent au ralenti, avancent « douce-
ment » (l. 2).
L’emploi dominant de l’imparfait, que seuls quelques participes présents complètent
(« occasionnant », l. 6 ; « imitant », l. 10), est aussi l’indice de l’imprécision du récit.
Le cadre spatio-temporel est en effet assez vague : le lecteur ne peut guère affirmer
avec certitude la dimension urbaine du lieu, avec ses « arbres grillagés », ses « trottoirs
sales », ses « squares » (l. 3), ses « maisons » et ses « magasins » (l. 5) et ne peut inférer
la modernité de l’époque que par la mention de la poupée dont les dents et les yeux
s’allument par un système électrique (l. 11 à 13). On peut supposer que le récit est
donc contemporain de l’écriture du livre, dans la première moitié du xxe siècle ; mais le
narrateur prend soin de gommer, d’estomper des références trop précises, qui confine-
rait le récit à un cadre réel particulier. Le texte peut ainsi avoir une valeur relativement
exemplaire, transposable ou assignable à plusieurs lieux et décennies différents.
Enfin, l’autonomie du texte le rapproche encore d’un apologue. L’incipit fait coïnci-
der le début de l’écriture et l’apparition des personnages, grâce à l’emploi de termes
connotant une naissance, un surgissement : « sourdre », « éclos » (l. 1), « suintaient »


(l. 2). La fin du texte est, quant à elle, marquée par un effet de clôture insistant. La
présence, en tête de la dernière phrase, d’un « Et » conclusif, ainsi que le changement
soudain de personnages par le passage des adultes aux enfants, opèrent un tournant
thématique du texte. Le rythme imposé par la ponctuation à cette ultime phrase est
globalement décroissant : « Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main
(14), fatigués de regarder (7), distraits (2), patiemment (3), auprès d’eux (3), atten-
daient (3) » (l. 16-17). Ces procédés soulignent l’effet de chute : l’attitude distraite des
enfants contraste avec l’hébétude des adultes, sanctionnant, dans une morale implicite,
l’attitude idiote et passive des adultes devant des artifices et des joujoux clinquants
et inertes. Le début et la fin du texte sont donc redoublés par des effets sémantiques
importants de surgissement et d’épuisement du récit.
Concentré, peu ancré dans un contexte précis, autonome et clos sur une sanction de
l’attitude des personnages, le premier tropisme de Sarraute peut donc être lu comme
un apologue, où les procédés satiriques jouent un rôle majeur.
Le blâme que le narrateur jette sur la vie moderne repose sur des procédés satiriques
qui mettent en évidence la perte d’humanité des êtres pris au piège des stratégies
commerciales et des grandes villes anonymes.
Les personnages mis en scène par le texte manquent d’individualité, voire même de
forme, d’apparence humaines. Sont-ce d’ailleurs encore des personnages ? Perdus dans
une foule anonyme, ils ne sont désignés que par le pronom « ils ». Ils ne sont plus
des individus identifiables et singuliers, des personnages, mais de simples figures, des
silhouettes, comme dans certains tableaux de Magritte (Golconde, 1953). Le champ
lexical de la viscosité, de la mollesse presque liquide, domine leur description au
premier paragraphe, pour suggérer leur agglutinement, l’impossibilité de les distinguer
les uns des autres : ils « semblaient sourdre » (l. 1), « s’écoulaient doucement », « suin-
taient » (l. 2). Ils ne se distinguent même pas de l’atmosphère, ils collent à l’air ambiant,
formant une sorte de pâte urbaine informe puisque l’air lui-même est visqueux, d’une
« tiédeur un peu moite » (l. 1) et que les trottoirs sont « sales » (l. 3). Le deuxième para-
graphe file cette métaphore du gras et du nauséeux : « longues grappes sombres » (l. 4),
« noyaux plus compacts » (l. 6), « remous », « engorgements » (l. 7). La foule, qui englou-
tit les individus, a donc un aspect glaireux, répugnant, qui déshumanise les êtres.
Les stratégies mercantiles, les expositions en vitrine prennent au piège les hommes
et exercent sur eux une fascination hébétée. L’illusion d’abondance et de pureté des
« montagnes de neige » (l. 10) que forment les « piles de linge » (l. 9) est un leurre de
mise en scène, de théâtralité commerciale (« imitant habilement », l. 10). Pire : les
devantures peuvent déshumaniser les passants, les clients potentiels. Autour de la
poupée, sommet de l’insolite et du mauvais goût avec ses dents qui s’allument grâce
à la fée électricité, c’est en fait le mythe terrifiant de Méduse qui affleure au troisième
paragraphe. Les dents qui clignotent, détail incongru s’il en est, invitent le lecteur à
deviner une menace de dévoration. Les yeux qui clignotent sont hypnotiques, ils pétri-
fient ceux qui les regardent : « Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là »
(l. 14). La répétition alternée des verbes « s’allumaient, s’éteignaient » trois fois de suite
(l. 11-12) mime, au niveau du texte, la fascination de ce piège visuel : englués dans la
répétition du clignotement, ils y sont même ensuite littéralement enfermés, emprison-


nés, comme le suggère le chiasme (véritable structure close) qui ferme le paragraphe :
« s’allumaient de nouveau et de nouveau s’éteignaient » (l. 13). Dans son clignotement,
sa vie illusoire, la poupée fige et réifie les passants, qui, de l’autre côté de la vitrine
(objet transparent, réversible), sont eux-mêmes transformés en marchandises : ils sont
désormais « offerts » (l. 14) au regard du narrateur comme la poupée (faux être humain)
semblait l’être aux leurs. Médusés, « ils » sont les victimes d’une inversion, d’un trans-
fert de vie qui les prive définitivement de mouvement, d’intelligence et de volonté.
Le texte oppose enfin ironiquement l’attitude des adultes et celle des enfants, en un
contraste frappant et paradoxal qui se fait au détriment des adultes. Ceux-ci se réifient
progressivement tout au long du texte : s’écoulant d’abord « doucement » (l. 2), les
hommes semblent adhérer aux parois, suinter des murs. Ils émanent des choses, déjà
partiellement privés de vie puisque semblant sortir des « façades mortes des maisons »
(l. 4-5, nous soulignons). Agglutinés, ils forment des « engorgements » (l. 7) où ils se
tiennent « immobiles » (l. 6), jusqu’à l’arrêt total que leur impose le regard pétrifiant
de la poupée. Or, de ce processus de figement, de ce devenir-objet, seuls les enfants
paraissent pouvoir se sauver. Paradoxalement, la poupée ne les fascine pas aussi « long-
temps » (l. 14) que les adultes : « fatigués de regarder » (l. 16-17), ils peuvent se libérer
de son pouvoir de pacotille, sont « distraits » (l. 17). Le texte sanctionne ainsi, par une
morale implicite, la bêtise des adultes : les enfants sont plus sages, ils ont plus de recul
face aux choses que n’en ont les adultes. La satire ridiculise la fascination abrutie des
adultes face à la moindre nouveauté.
La satire, appuyée sur les images dévalorisantes de la foule visqueuse et sur l’ironie
qui consiste à faire surgir discrètement le mythe tragique de Méduse à propos d’une
vulgaire poupée en vitrine et à opposer l’attitude abêtie des adultes à la distraction
légère des enfants, acquiert dans ce texte une redoutable efficacité. [Mais d’où vient
le blâme ? À qui voudrait déterminer l’origine de la voix narrative, le texte oppose sans
cesse anonymat et ambiguïté.
C’est assurément l’un des traits majeurs de la modernité du texte de Sarraute que de
présenter une voix de narrateur particulièrement insaisissable, fuyante, glissante.
La narration est conduite par un narrateur extérieur et anonyme, qui adopte principale-
ment la focalisation externe pour construire le récit. Il ne donne aux figures désignées
par le pronom « ils » ni passé ni avenir, ne leur attribue ni état civil ni paroles rappor-
tées : le narrateur semble observer leurs attitudes dès qu’ils surgissent dans le champ
de son regard (« Ils semblaient sourdre de partout », l. 1) et les quitter en les laissant
à leur hébétude, se détournant soudain d’eux. Aucun verbe de perception ne rattache
directement le narrateur à la scène qu’il décrit ; seules les notations visuelles trahissent
indirectement son observation, qu’il s’agisse des « grappes sombres » (l. 4) que forment
les passants ou des yeux et des dents clignotants de la poupée. Pourtant – et c’est là
sans doute une ambiguïté majeure de cette voix narrative – la subjectivité du discours
reflète partout le jugement négatif qui est porté sur le spectacle de la rue, presque
comme dans un monologue intérieur. La description du décor, urbain fait apparaître
de nombreux qualificatifs aux connotations affectives très négatives : les trottoirs sont
« sales » (l. 3), les façades « mortes » (l. 4), les « grappes » de badauds « sombres » (l. 4),
l’air « moite » (l. 1). Les figures des passants sont elles-mêmes décrites comme répul-


sives, on l’a vu et leur « quiétude étrange » (l. 8) paraît beaucoup plus inquiétante pour
le narrateur que la « tranquill[ité] » des enfants (l. 16), déclinée dans la dernière phrase
en termes de distraction et de patience. Si la focalisation externe donne parfois au récit
un aspect objectif, elle est ici largement compensée par l’expression d’un écœurement
dès les deux premiers paragraphes et par un jugement sévère sur la passivité hébétée
des adultes devant les vitrines.
Or, la voix du narrateur semble précisément s’efforcer de résister à cette réification qui
guette l’humanité moderne jusque dans son langage. On peut penser que le texte lutte
contre le figement de la parole. La répétition mécanique des verbes « s’allumaient,
s’éteignaient » à trois reprises est peut-être aussi le signe que la parole elle-même est
menacée d’enlisement, d’enraiement, dans une société où toute vie est prisonnière, à
l’image des « arbres grillagés » (l. 3). Le narrateur, qui dénonce les faux-semblants et la
théâtralité convenue des vitrines, où le linge imite des « montagnes de neige » (l. 10),
laisse parfois des clichés ou des lieux communs poindre dans son discours : les « trottoirs
sales » (l. 3), les « façades mortes des maisons » (l. 4-5) ne sont-ils pas aussi, par-delà
le dégoût qu’ils traduisent, des lieux communs de la description d’une ville depuis
Baudelaire au moins ? La métaphore des « remous » (l. 7) de la foule est tout à fait figée,
rentrée dans le langage courant (c’est en fait une véritable catachrèse – si l’on peut se
permettre ce terme sans cuistrerie). Enfin, les « petits enfants tranquilles » (l. 16) sont
dignes d’une image d’Épinal. À l’opposé de ces expressions toutes conventionnelles,
le narrateur paraît parfois, au contraire, chercher l’expression juste, lutter contre les
mots pour dire ce qui vient à la pensée. C’est cet effort que trahissent les comparaisons
« comme s’ils suintaient des murs » (l. 2) ou « comme de légers engorgements » (l. 7).
C’est encore cet effort que laissent voir les approximations, telles que « une sorte de
satisfaction désespérée » (l. 8, nous soulignons), où l’oxymore est perceptible et les
métaphores de l’écoulement et de l’éclosion du premier paragraphe, plus originales.
La voix du narrateur oscille donc entre cliché et dénonciation du cliché, se frayant un
chemin tortueux parmi les mots pour dire ce qui semble échapper et qui ne doit pas être
exprimé dans des mots convenus qui en altéreraient le contenu : le dégoût de mœurs
codifiées, de comportements prévisibles, de gestes mécaniques, où l’individu perd son
humanité et sa singularité.
Nous retrouvons là le principe même du tropisme, ces petits textes destinés à saisir
l’insaisissable, à formuler ce que la conscience a de fugitif, ces réactions qui précèdent
et se cachent sous les mots, toujours suspects de figer la pensée en conventions de
langage.]
Le texte d’ouverture de Tropismes de Sarraute illustre parfaitement l’ambiguïté du livre,
qui, par de petits récits réduits à presque rien, cherchent à exprimer l’informulé et le
fugace de la conscience. Proche de l’apologue par sa forme et son autonomie, il ridicu-
lise la bêtise moderne et fait la satire de passants médusés par les mises en scène des
vitrines commerciales. [Le dégoût du narrateur vis-à-vis de ces attitudes doit trouver
à s’exprimer au travers de mots, d’un langage, qui se figent eux-mêmes bien souvent
avec la déshumanisation de la vie moderne.]
On voit, dès ces premiers textes, qui préfigurent le Nouveau Roman des années 1950-
1960, comment l’interrogation sur le statut du personnage, le refus de lui donner une


individualité et une existence fictive fortes, vont de pair avec une interrogation sur
l’homme et sur la société.

Dissertation
Longtemps membre d’une société d’élite culturelle proche des grands seigneurs et
du monarque, souvent alors conseiller du roi, tel Ronsard, l’écrivain a perdu, après
la Révolution française, de son pouvoir spirituel et de son audience politique. Il a en
revanche gagné en liberté, en autonomie : il ne dépend plus des privilèges et des rentes
accordées par la noblesse. Deux voies opposées, en conséquence, se sont progressive-
ment ouvertes devant lui : l’engagement par ses textes dans la société de son temps ou
bien le retrait dans sa tour d’ivoire de créateur.
Contemporain de Jean-Paul Sartre, théoricien de l’engagement, le romancier Henri de
Montherlant semble prôner, au contraire, un certain détachement de l’écrivain vis-à-vis
de la société de son temps quand il écrit : « Il ne faut pas qu’un écrivain s’intéresse trop
à son époque, sous peine de faire des œuvres qui n’intéressent que son époque. » Il ne
s’agit pas de prêcher l’absolue indifférence de l’auteur esthète pour les contingences poli-
tiques et sociales puisque Montherlant prend soin de nuancer son propos par l’emploi de
l’adverbe « trop ». Pourtant, une telle déclaration, même tempérée, ne laisse pas de poser
problème par sa relative imprécision. On peut en effet se demander de quelle manière
l’écrivain peut réaliser cet exercice d’équilibre périlleux entre l’engagement véritable dans
le monde et le retrait total dans sa solitude créatrice.
Sans doute n’est-il pas facile de tenir une position intermédiaire de cet ordre. Il est vrai
que, pour rester un artiste, l’écrivain ne doit pas se réduire à un homme politique ou à
un journaliste. Mais, comme tout homme, il ne peut jamais échapper totalement à son
époque, ni se retrancher dans une indifférence complète à son égard. Aussi lui faut-il peut-
être devenir, à équidistance de l’acteur combattif et du spectateur impassible, la véritable
conscience de son temps.
L’écrivain est d’abord un artiste : il ne peut se confondre avec l’homme politique ou
le journaliste sans perdre la spécificité de son travail, qui est la création d’une œuvre
visant toujours, peu ou prou, l’universalité et l’atemporalité.
À trop vouloir, à l’instar du journaliste, observer et rapporter les modes, les anecdotes
et les petits détails de la société dans laquelle il vit, l’écrivain sombre vite dans l’oubli
ou, ce qui n’est pas toujours mieux, son œuvre n’a plus guère d’intérêt, au bout de
quelque temps, qu’en tant que pur document historique, simple témoignage dont la
valeur littéraire s’efface au profit des informations concrètes qu’elle peut apporter sur
un moment révolu de l’Histoire. C’est un peu, malgré la qualité de leur style, le destin
de textes comme les Historiettes de Tallemant des Réaux, chronique longtemps semi-
clandestine et inédite des petits secrets et des manigances de la cour de Louis XIII
puis de celle de Louis XIV ou du Journal des frères Goncourt qui se contente parfois de
rapporter les cancans et les propos des dîners mondains ou littéraires du second Empire.
L’intérêt de telles œuvres est davantage de l’ordre du témoignage, qui a d’ailleurs son
utilité, que de la littérature. Les Mémoires du général de Gaulle ont un statut incertain,
mais ont jusqu’à présent surtout intéressé les historiens. Rares sont les chroniques ou
les écrits de circonstance qui ont acquis une dimension littéraire indéniable, comme les


Lettres de Mme de Sévigné, les Mémoires du cardinal de Retz ou celles de Saint-Simon,
dans lesquels les portraits de personnes célèbres s’accompagnent souvent de réflexions
plus larges sur la nature humaine. L’écrivain prend donc le risque, à trop s’approcher
du reportage, de ne pas gagner sa place dans l’histoire littéraire.
L’engagement politique, de même, éloigne quelquefois l’écrivain du but véritable de
son œuvre et le voue alors à un oubli relatif, voire à la condamnation ferme. Si Céline
a acquis une place de choix dans l’histoire littéraire du xxe siècle, ce n’est pas grâce
à ses pamphlets haineux et outrageusement antisémites de la fin des années 1930,
mais heureusement par les innovations géniales qu’il a introduites dans le roman
avec Voyage au bout au bout de la nuit, en 1932, notamment. Bien des pamphlets
et des essais politiques de grands écrivains sont, à juste titre, oubliés au profit de
leurs romans, de leurs recueils poétiques ou de leur théâtre. C’est également le cas de
romans à thèse, dont l’idéologie trop marquée paraît bien lointaine aux lecteurs qui ne
sont pas les contemporains de leurs auteurs. Le Disciple (1889) de Paul Bourget, l’une
des premières illustrations du genre, n’est plus guère lu de nos jours que par de rares
spécialistes de la littérature du xixe siècle. La postérité ne retient pas souvent les titres
d’œuvres trop ancrées dans un contexte historique particulier.
Enfin, contrairement à l’homme politique ou au journaliste, dont le travail exige la
disponibilité permanente au monde, aux événements, au public, la création littéraire,
comme toute création artistique, exige du temps, de la réflexion et de la concentration,
que seuls la solitude et le recul face aux obligations sociales favorisent. Un écrivain
comme Albert Camus, dont on sait pourtant l’engagement lors de la Seconde Guerre
mondiale (Lettres à un ami allemand) et de la guerre d’Algérie (Actuelles), n’est para-
doxalement pas le dernier à montrer que l’artiste qui n’a plus le temps de méditer, de
créer, parce qu’il est trop sollicité par la société, devient stérile : l’une des nouvelles de
L’Exil et le royaume (1957), « Jonas ou l’artiste au travail », raconte ainsi comment le
peintre Jonas, sans cesse requis publiquement, déprime et sombre dans l’impuissance
à créer. L’écriture est affaire de repli, exige de prendre ses distances face au monde.
L’écrivain doit connaître la spécificité de son activité créatrice, qui rend nécessaire une
distance critique, mais aussi concrète, envers la société, faute de quoi son œuvre court
à l’oubli, à la condamnation, voire au silence de la stérilité. Mais distance ne signifie ni
autarcie utopique ni indifférence inhumaine.
L’écrivain ne peut jamais échapper totalement à son époque car même la tour d’ivoire où
il aurait la tentation de s’enfermer n’est pas entièrement hermétique.
Il est en effet des événements historiques d’une telle ampleur qu’aucun écrivain qui
les traverse ne réussit à les ignorer, tant ils transforment en profondeur les mentali-
tés, voire la vision même de l’homme qui est toujours, au fond, l’objet premier de la
littérature. Ainsi, la Révolution française a donné le sentiment d’une liberté humaine,
l’idée d’une justice sociale et le pressentiment d’une accélération de l’Histoire tout à
fait inouïs. Que les écrivains aient désiré la Révolution ou qu’ils l’aient regrettée, elle
les a fait massivement passer des Lumières encore largement fondées sur les principes
de l’humanisme classique à une vision romantique de l’homme, où l’individu occupe
une place plus grande et où le langage littéraire se défait peu à peu des règles tradition-
nelles qui en restreignaient la liberté d’expression. De même, le coup d’État de Louis


Bonaparte réintroduit en France la tyrannie et la censure, obligeant Victor Hugo à la
violente réaction poétique et satirique des Châtiments (1853). Exilé, le poète se trouve
dans l’obligation de faire face au dictateur, dans un acte de résistance que l’avant-
dernier poème met en scène par un défi : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là »,
lance-t-il au dernier vers d’« Ultima Verba ». Enfin, les deux guerres mondiales ont tant
ébranlé les certitudes sur l’humanité qu’un poète comme Paul Valéry, qu’on dit, à tort,
souvent hautain et retiré dans la seule sphère de l’intellect, dresse en 1919 le bilan
de la guerre (« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles », La Crise de l’esprit), et que le nazisme et son entreprise d’extermination
frappent la conscience de tous les auteurs de la seconde moitié du siècle. L’Histoire
s’impose alors à ceux même qui voudraient l’ignorer.
Sans parler de tels séismes, l’écrivain, parce qu’il parle en homme et des hommes,
entretient nécessairement un lien étroit avec la mentalité, la façon de penser de son
temps. Il reflète toujours un état d’esprit, un moment de la civilisation typique de
l’époque où il vit, même s’il souhaite peindre dans son œuvre la nature humaine. C’est
pourquoi un moraliste du xviie siècle tel que La Rochefoucauld, dont les Maximes s’effor-
cent de dire ce qui en l’homme est universel et intemporel – comme les passions de
l’amour, de l’amour-propre, de l’amitié, de l’avarice, par exemple – sont empreintes de
l’idéologie janséniste et sont une dénonciation toute chrétienne des vices humains et de
l’hypocrisie sociale. Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1678) analysent
d’ailleurs cette hypocrisie dans le milieu spécifique et ritualisé de la Cour que fréquente
leur auteur. De même, si Molière peint dans ses personnages des types humains univer-
sels, tel l’avare ou le misanthrope, il les met en scène malgré tout dans des situations
propres au xviie siècle, tout autant que Balzac décrit, dans ses romans, à la fois la société
du début du xixe siècle et des types humains permanents : Rastignac, le protagoniste du
Père Goriot (1835), est à la fois un jeune homme du Paris bourgeois et une incarnation
de l’ambitieux. La littérature est toujours, plus ou moins, le miroir du temps car l’huma-
nité elle-même est historique, sa nature comporte une part changeante.
Écrire l’histoire des hommes, c’est donc également toucher l’intemporel, l’universel
de sa nature. C’est pourquoi l’écrivain peut toujours, quelle que soit la forme d’écri-
ture qu’il choisit, montrer l’universel dans le particulier. Quand Voltaire s’engage dans
l’affaire Calas ou dénonce l’intolérance religieuse (on peut penser à l’article « Torture »
de son Dictionnaire philosophique portatif), il prend position dans le système social et
idéologique de son siècle, mais il dévoile aussi un aspect constant de la nature humaine
contre lequel il faut lutter sans cesse : la tendance à l’intolérance et à l’injustice. Quand
Malraux écrit L’Espoir (1938), sur la guerre d’Espagne, en même temps qu’il s’engage
dans les combats en faveur des républicains, il réfléchit aussi au sens de l’engagement,
de la guerre, de la liberté, des rapports entre art et action, etc. Selon une démarche
inverse, mais qui parvient au même but, des écrivains prennent le parti de créer des
œuvres sans lien explicite avec leur époque pour évoquer, dans un même élan, des
problèmes d’une actualité brûlante et des aspects généraux de l’humanité. L’apologue
de La Ferme des animaux (1945) de George Orwell évoque le stalinisme, mais interroge
aussi toute la mécanique du pouvoir politique et militaire ; le roman Sur les falaises de
marbre (1939) d’Ernst Jünger peut être lu à la fois comme un récit symbolique sur l’exis-


tence humaine et comme une allégorie contre le nazisme. La littérature a le pouvoir de
mettre au jour ce que chaque situation historique contient d’enseignement universel
et intemporel sur l’homme.
Si l’écrivain ne peut donc jamais vraiment se tenir à l’écart de son époque, mais qu’il
doit rester créateur d’une œuvre qui nécessite un certain recul, une certaine hauteur
de vue, c’est peut-être que sa mission consiste à montrer les enjeux profonds – ceux
qui touchent à la définition même de l’être humain – de chaque situation, de chaque
événement, de chaque période de l’Histoire.
Faut-il alors penser, comme le poète romantique Alfred de Vigny l’a laissé entendre
dans Stello et Journal d’un poète, que l’écrivain doit être la conscience de son temps ?
C’est peut-être ce que Victor Hugo et Alphonse de Lamartine, poètes et romanciers
romantiques ayant tous deux participé activement à la vie politique de leur temps,
ont incarné et mis en scène dans leurs œuvres : le poète-prophète, qui guide le peuple,
éclaire son chemin. On se rappelle la strophe célèbre de « Fonction du poète », poème
des Rayons et des ombres (1840) :
« Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n’est pas éclos […] »
Guide sacré, le poète devient ainsi la figure tutélaire qui doit amener le peuple à la
maturité et inspirer son action et ses choix.
Plus profondément, l’écrivain révèle souvent les mécanismes secrets et les valeurs
profondes qui règlent et informent la société qui est la sienne. C’est bien souvent des
auteurs qui ont affirmé leur détachement politique et ont affiché leur pure et soli-
taire quête de la perfection de l’écriture qui ont, paradoxalement, le mieux saisi et le
mieux mis en évidence les caractéristiques de leur époque. Gustave Flaubert illustre
bien cette affirmation : obsédé par la qualité de son style, que l’épreuve du « gueuloir »
et surtout le travail minutieux de ses manuscrits doivent amener à la perfection, il est
aussi, avec Madame Bovary (1857), un analyste fin et intransigeant de la bourgeoisie
de son siècle et, dans L’Éducation sentimentale (1869), un peintre de la faillite et du
désenchantement de la génération romantique à partir des années 1840. De même, les
romans historiques de Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien (1951) et L’Œuvre
au noir (1968), aussi éloignés du monde contemporain que leurs personnages et leurs
intrigues paraissent, aussi soigné que soit le style de la romancière, figurent sans doute
parmi les interrogations sur l’homme et sur la culture les plus abouties du xxe siècle et
reflètent à ce titre la profonde crise de la pensée humaniste qui a suivi les deux guerres
mondiales. Ces romans représentent une véritable méditation sur le devenir du savoir
et de la sagesse dans un temps de bouleversements : Zénon, le héros de L’Œuvre au noir,
incarne l’humaniste aux prises avec la violence du monde et son parcours tortueux à
travers le xvie siècle fait écho à la situation de l’intellectuel au xxe siècle. L’érudition histo-
rique et la densité philosophique n’excluent pas, chez Yourcenar, une grande sensibilité


aux problèmes que rencontrent l’écrivain, l’artiste et le scientifique face à un monde
chaotique ; au contraire, la distance lui permet d’en comprendre les enjeux profonds,
de se défaire des faits superficiels et des évidences illusoires, de prendre, autrement
dit, de la distance.
On peut même penser, en allant au-delà de l’affirmation de Montherlant, qu’à certains
égards, plus l’écrivain prend de distance avec son époque, plus il y joue un rôle impor-
tant. Car l’écrivain qui observe et décrit son époque – romancier réaliste ou naturaliste,
écrivain engagé, polémiste, chroniqueur ou autre – peut certes se considérer comme un
excellent analyste, qui met à jour certains travers ou dysfonctionnements de la société,
mais l’écrivain qui travaille la langue, l’imaginaire et sonde les profondeurs de l’hu-
main fait peut-être davantage. Il peut en effet influer directement sur les mentalités,
faire trembler les frontières de ce qui semble possible et de ce qui semble impossible,
de ce qui est dicible et de ce qu’il faut taire. C’est par les évolutions qu’ils imposent
au langage que certains écrivains deviennent des acteurs de leur époque. Hugo n’a-
t-il pas voulu mettre « un bonnet rouge au vieux dictionnaire » (« Réponse à un acte
d’accusation », Les Contemplations, 1856) ? En faisant de la langue littéraire un outil
complètement distinct de la communication banale, de « l’universel reportage » (Crise
de vers), Stéphane Mallarmé a bousculé l’idéologie bourgeoise de la IIIe République pour
laquelle tout, y compris le langage, devait être utile et servir au progrès de la civilisation
industrielle et capitaliste. De même, les surréalistes ont peut-être changé davantage
la société en libérant l’imaginaire des stéréotypes, en bousculant les représentations
convenues du monde et des hommes, que par leur engagement politique (notamment
du côté du communisme). Nadja d’André Breton, par exemple, a bien une force subver-
sive : ses associations d’images, ses réseaux symboliques font envisager autrement la
ville, la révolte, la femme, l’identité, la folie... C’est donc fréquemment par son écriture
même que l’écrivain exerce un pouvoir sur le monde, en faisant violence aux idées
dominantes de leur époque.
Esprit éclairé, l’écrivain a, en conséquence, même lorsqu’il refuse l’engagement poli-
tique direct, une forme de responsabilité envers les hommes de son époque. Les plus
grands écrivains sont ceux qui réussissent, en inventant leur style propre, à dire les
enjeux profonds de leur époque. Ils sont alors la conscience active de leur siècle.
Les rapports de l’écrivain à son époque, les liens qu’une œuvre tisse avec son contexte
historique, sont de natures diverses. La mise en garde de Montherlant vaut en ce qu’elle
rappelle qu’un écrivain n’est pas un journaliste ou un chroniqueur : son œuvre n’est
pas un simple document qui informe, elle est le fruit d’un travail de la pensée, d’une
réflexion et d’une recherche. Elle va au-delà des phénomènes les plus manifestes, des
faits quotidiens, pour atteindre l’essentiel : ce que ces phénomènes, ces faits révèlent
de l’être humain. À ce titre, rien de ce qui est humain ne saurait lui être étranger et
surtout pas la vie des hommes de son époque. Il l’envisage simplement dans la perspec-
tive d’une méditation en profondeur et se fait la conscience de son époque, refusant de
n’en être que l’œil et le scribe.
C’est cette visée vers l’universel, l’intemporel, le symbolique, qui donne à bien des
chefs-d’œuvre leur véritable stature : que serait La Peste de Camus si ce roman n’était
pas, par-delà une probable réflexion sur le nazisme, une allégorie de l’existence


humaine ? Les romans de Montherlant eux-mêmes ne puisent-ils pas, dans les troubles
de leur époque, comme Le Chaos et la nuit (1963), qui évoque la guerre d’Espagne,
l’occasion d’exprimer la dignité et la complexité de l’être humain ?

Invention
Remarque : on peut aussi, pour donner d’autres pistes de correction pour cet écriture
d’invention, donner à lire aux élèves le bref mais savoureux chapitre 16 « Marcovaldo
au supermarché » de Marcovaldo ou Les Saisons en ville (1966) d’Italo Calvino. Certains
procédés d’écriture de ce texte sont en effet aisément transposables pour notre sujet.
Ce samedi-là, j’avais traversé la Seine durant ma promenade et je me décidai à flâner rue
de Rivoli. La foule n’y était pas seulement dense, elle était oppressante. On se bousculait,
on se poussait pour les soldes d’été. Quelques indifférents aux coups d’épaule paraissaient
d’une détermination à toute épreuve : ils avaient, eux, une idée bien précise de ce qu’ils
venaient faire là : ils savaient ce qu’ils voulaient acheter, ils avaient repéré depuis long-
temps, dans chaque vitrine, dans chaque rayon des boutiques, les vestes, les chemises,
les disques, les fauteuils qu’ils espéraient maintenant voir soldés ; ils avaient mémorisé
les tailles et les couleurs, les formes et les matières ; ils avaient flairé les bonnes affaires à
venir, évalué les stocks qu’il resterait, classé leurs envies, catalogué leurs désirs.
Soudain, au-dessus du bruissement de la foule, un pépiement étrange, un gazouille-
ment insolite se fit entendre devant une vitrine où des mannequins livides, lisses, aussi
filiformes que des silhouettes sculptées par Giacometti et couverts de fausses robes
bleu électrique en papier crépon, arboraient des écharpes d’un orange agressif où l’on
annonçait de stupéfiantes baisses de prix. Je remarquai alors les quelques adolescentes
dont les voix suraiguës avaient attiré mon attention. Après s’être échangé quelques
mots que je ne pus comprendre, elles se précipitèrent à l’intérieur du magasin, tâtant
machinalement le flanc de leurs sacs à main, comme pour s’assurer de la présence des
moyens de paiement divers qui devaient leur permettre de satisfaire tous leurs caprices,
même les plus onéreux.
Je m’engouffrai à leur suite dans le bâtiment, curieux de voir à quelles marchandises
iraient leurs préférences. Mais ce n’était pas un magasin où elles étaient entrées ;
c’était un temple, une cathédrale de la consommation, un nouveau « Bonheur des
Dames » qu’un Octave Mouret d’aujourd’hui aurait bâti pour y rassembler tout ce qui
peut se vendre et même davantage. Une immense galerie découvrait au premier regard
ses trois étages, dont chacun affichait ses promesses sur de grands panneaux suspen-
dus aux rampes de fer forgé d’un majestueux escalier central, qui semblait spéciale-
ment vous attendre pour guider vos pas vers les délices de l’abondance que les soldes
rendaient enfin accessibles à tous. Le groupe des jeunes filles se fondit bientôt dans la
foule grouillante du premier étage. Je me résolus à y plonger à mon tour.
Ce fut une révélation : les quatre ou cinq adolescentes se jetèrent sur les étals, soupe-
sant, palpant, grignotant, faisant main basse sur la moindre écharpe de flanelle, la plus
banale jupe en lin fuchsia, les restes presque déchiquetés d’une robe de satin noir, les
lambeaux d’une tunique brodée à encolure perlée… Ce fut un concert de cris stridents,
d’exclamations inarticulées, un babil incompréhensible qui accompagnait une fouille
anarchique de bacs, un butinage hâtif des portants dans un cliquetis de cintres, une


agitation fébrile et mécanique à la fois de mains véloces, de griffes de harpies arrachant
les étoffes avec rapacité aux dames plus âgées. Il me semblait voir un défoulement
orgiaque de désirs matérialistes.
Soudain, l’une des jeunes filles se figea, comme pétrifiée : son regard avait brusquement
été happé, à l’étage supérieur, par le panneau indiquant les soldes de la joaillerie. D’un
geste du menton, elle en montra la direction à ses comparses. En un instant, toutes
s’envolèrent vers l’escalier et donnèrent l’assaut aux rayons où attendaient colliers,
bracelets, bagues et boucles en tout genre. Les cris reprirent et la course effrénée des
mains sur les choses. Les produits de la maroquinerie furent, de même, touchés, tapotés
caressés, malaxés, tripotés. Au dernier étage, ce fut l’apothéose : un paradis de bazar,
un amoncellement hétéroclite de babioles, un inventaire à la Boris Vian : une cuisinière
avec un four en verre, des tas de couverts et des pelles à gâteau, un chauffe-savates, un
canon à patates, un éventre-tomates, un écorche-poulet1… Tout l’inutile en vrac. Quand
elles parvinrent, sous la coupole en verre, au salon de thé où se reposaient les clientes
harassées, elles s’assirent, hagardes, non loin du présentoir où se côtoyaient fraisiers,
éclairs, charlottes, opéras et tartelettes. Persuadé qu’elles ne parviendraient guère, là
non plus, à choisir, je les laissai enfin, perdues dans leur illusoire caverne d’Ali Baba à
la recherche des choses qui leur donneraient l’impression de vivre.

1. On aura reconnu dans cette énumération des éléments cités par Boris Vian dans sa « Complainte
du progrès » (1956).


Objet d’étude

Le personnage de roman,
du xviie siècle à nos jours
Le nouveau programme demande d’étudier le roman à partir de la notion de person-
nage, dont les élèves doivent comprendre l’évolution, du xviie siècle à nos jours. Cette
entrée « permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant », c’est-à-dire celui
qui permet au lecteur de s’identifier ou non à un personnage, de l’admirer ou de le
blâmer. L’élève doit également être amené à comprendre que le roman « exprime une
vision du monde qui varie selon les époques et les auteurs ». Le professeur est donc
invité à mettre en lien l’étude du roman et celle du contexte historique et esthétique de
son époque, afin d’aider l’élève à maîtriser les repères chronologiques indispensables
à une lecture éclairée. L’« émotion » et le « plaisir » doivent guider le choix des textes
puisqu’ils sont un ressort essentiel de la réception du roman et de la perception de ses
personnages.
Nous proposons ainsi trois séquences, chacune illustrant les enjeux esthétiques d’une
époque, permettant ainsi à l’élève de percevoir les continuités et les ruptures dans la
conception du personnage. Les textes ont été choisis en fonction des émotions et des
sentiments qu’ils peuvent susciter chez l’élève, du rire à la pitié, de l’admiration à la
condamnation.
La séquence 1 porte sur les xviie et xviiie siècles, et interroge le personnage en tant que
modèle pour le lecteur. Elle permet de comprendre qu’il est porteur de valeurs morales
ou immorales, que le lecteur est incité à l’imiter ou à le condamner et qu’enfin, le
roman peut légitimer ou critiquer les mœurs de son temps.
Le picaro est la figure centrale du premier corpus : ce type romanesque permet la satire
de la société de son époque. La question du vice et de la vertu pour les héroïnes roma-
nesques est abordée dans le deuxième corpus. Enfin, le parcours de lecture s’intéresse
à Mme de Merteuil et M. de Valmont, deux personnages qui fascinent les élèves par
leur cruauté et leur intelligence.
La séquence 2 propose d’étudier l’évolution du personnage du xixe siècle jusqu’au début
du xxe siècle. Il s’agit d’étudier la construction de la psychologie du personnage, ce qui
permet d’aborder la question du point de vue et la discordance entre la vie intérieure
du personnage et le monde extérieur. Cette séquence s’appuie sur les connaissances
des élèves acquises en seconde, sur le romantisme, le réalisme et le naturalisme. Mais
elle permet d’aborder ces mouvements sous un angle différent.
Le premier corpus présente des héros romantiques qui cherchent à fuir le monde ; le
second propose des personnages réalistes ou naturalistes qui échappent à la simple
étude d’un type social par leur folie des grandeurs. La séquence s’achève sur un
parcours de lecture dans Un Amour de Swann, qui propose au professeur d’aborder par
extraits une œuvre difficile à lire et qui permet à l’élève de comprendre en quoi Proust
marque le tournant entre deux périodes littéraires.


La séquence 3 porte sur les xxe et xxie siècles, et s’intéresse à la remise en question du
personnage, notion qu’il faudrait remettre en question d’après certains romanciers.
Cette évolution du personnage est liée aux nouvelles perceptions et représentations de
l’individu depuis le début du xxe siècle. La séquence s’ouvre sur un parcours de lecture
de Voyage au bout de la nuit, qui montre l’impuissance de l’homme face à la violence
du monde. Le premier corpus propose d’étudier l’instabilité du personnage, qui reflète
celle du sujet. Enfin, le deuxième corpus permet de nuancer l’idée que le personnage est
une notion dépassée, en étudiant la persistance d’une forme d’héroïsme, même dans la
littérature contemporaine. Chaque séquence est ponctuée de textes complémentaires qui
permettent d’élargir les perspectives d’étude, en proposant des textes théoriques ou des
textes littéraires faisant écho aux textes étudiés et de s’interroger sur l’histoire du roman,
notamment ses origines antiques.
Il s’agit aussi de montrer aux élèves que le roman français s’inscrit dans une culture
européenne plus large, grâce à des extraits de romans étrangers.


Séquence 1
Le personnage de roman aux xviie et xviiie siècles : modèle ou contre-modèle ?
Corpus de textes A

Un nouveau héros : le picaro


B i b l i o g r a p h i e
D’autres récits picaresques
– Mateo Alemán, Guzmán de Alfarache, 1599-1604.
– Charles Sorel, Histoire comique de Francion, 1623.
– Francisco de Quevedo, El Buscón, 1626.
– Vélez de Guevara, Le Diable boiteux, 1641.
– William Makepeace Thackeray, Mémoires de Barry Lyndon, 1844.
Étude sur Lazarillo
Isabelle Soupault Rouane, Le Roman picaresque : El Lazarillo et El Buscon, Sedes, 2006.
Étude sur le picaresque au xxe siècle
Crystel Pinçonnat, Thomas Serrier et Régis Tettamanzi, Échos picaresques dans le roman du
xxe siècle. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit. Ralph Ellison, Invisible Man.
Günter Grass, Le Tambour, Atlande.

F i l m o g r a p h i e
– Stanley Kubrick, Barry Lyndon, 1975.
– Walter Salles, Sur la route, 2012.

Texte 1
Les réalités de l’amour (pages 222-223)
Paul Scarron, Le Roman comique (1651-1657)

➔➔ Objectif
Analyser la dégradation de la figure du héros.

➔➔ Présentation du texte
Le Roman comique peut être considéré comme l’un des premiers romans picaresques
français. Le voyage est l’un des thèmes principaux de ce récit qui met en scène une troupe
de comédiens confrontés à des personnages issus de milieux très différents, de même
que les picaros espagnols fréquentent, au fil de leurs aventures, des individus de classes
sociales variées. La scène retenue devrait plaire aux élèves par son registre héroï-comique,
qui permet une réflexion sur la dégradation du héros romanesque à cette époque.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce texte suscite l’amusement, voire le rire, chez le lecteur. La supériorité de la
Bouvillon sur le Destin renverse de manière comique le rapport de force habituel des


jeux de séduction. L’aspect physique de cette femme est ridicule et contribue à l’amu-
sement du lecteur.
b. La Bouvillon accuse la servante d’avoir fermé la porte afin de cacher ses intentions
au Destin : elle ne veut pas qu’il la considère comme une femme de mauvaise vie ; une
femme du xviie siècle ne peut faire des avances à un homme sans se déshonorer.
c. Un bouvillon est un jeune bœuf châtré. Plusieurs raisons peuvent justifier le choix
de ce nom. Ce terme est prosaïque, mais l’article défini « la » lui confère une certaine
noblesse : ce décalage rend le personnage comique. Ce nom peut également rappeler
l’aspect physique très imposant de cette femme. Enfin, on pourrait y voir une allusion
indirecte à l’attitude castratrice du personnage : la Bouvillon serait celle qui châtre les
hommes pour en faire des bouvillons.

Lecture analytique
Les jeux de l’amour
1. Le jeu de séduction de la Bouvillon est comparé à une « bataille » (l. 30). Cette méta-
phore est filée avec les verbes « combattre ou se rendre » (l. 45). Cette image relève du
registre épique, registre ici détourné pour évoquer une réalité prosaïque : il s’agit donc
d’un registre héroï-comique.
2. Le décor, permet d’isoler les deux personnages : Le Destin se retrouve prisonnier de
la Bouvillon, dans un espace clos qui représente symboliquement l’emprise de cette
femme sur le héros. En effet, c’est elle qui ferme le verrou (l. 22-23), symbole aux conno-
tations sexuelles à cette époque. La porte a une fonction dramatique : sa fermeture
annonce le début de la scène de séduction et c’est à la porte que Ragotin vient frapper,
mettant fin à cette scène.
3. Le corps a un rôle important dans ce texte : il en est donné une description précise,
à la fois sensuelle et peu flatteuse, comme le montrent les termes péjoratifs « gros
visage » (l. 27) et « grosse sensuelle » (l. 31). Le narrateur décrit avec jubilation l’ana-
tomie féminine en la grossissant de manière grotesque, en parlant des « dix livres
de tétons » (l. 33). Le corps est le lieu du désir, comme le prouvent la rougeur de la
Bouvillon (l. 28, 35, 36) et la « démangeaison » (l. 41-42) provoquée par une « petite
bête » (l. 40). Les deux personnages se touchent puisque Le Destin finit par « tât[er] les
flancs » (l. 43) de cette femme. Ainsi, Scarron s’amuse à décrire avec exagération un
comportement qui va à l’encontre des règles de bienséance.
4. On peut comparer ce texte narratif à une scène de théâtre pour plusieurs raisons :
– les dialogues au discours direct rappellent ceux d’une scène théâtrale ;
– l’épisode est délimité par la sortie d’un personnage (la servante) et l’arrivée d’un
autre (Ragotin), comme dans une scène théâtrale ;
– le lieu unique et clos de cette scène peut faire penser à un décor, de théâtre.
On peut rappeler aux élèves la polysémie du titre Le Roman comique : c’est un roman
qui fait rire, qui parle du métier de comédien et dont certains épisodes rappellent des
scènes de farce ou de comédie.
La voracité féminine
5. La première étape de la tentative de séduction de la Bouvillon consiste à faire asseoir
Le Destin au pied d’un lit, auprès d’elle (l. 1-2). Puis, après la sortie des servantes, le


dialogue permet à la Bouvillon de séduire Le Destin par des sous-entendus (étudiés
dans la question 6). Après avoir elle-même verrouillé la porte (l. 22-23), elle approche
son visage du Destin (l. 27). La tentative de séduction devient explicite quand elle
commence à se dévêtir, en « ôt[ant] son mouchoir de col » (l. 31-32) et en montrant ainsi
sa poitrine. Enfin, elle finit par demander au Destin de la gratter sous ses vêtements,
au bas de son pourpoint : la scène est clairement grivoise.
6. La Bouvillon fait preuve de ruse en prétendant qu’elle n’est pas responsable de la situa-
tion dans laquelle les deux personnages se trouvent. Elle accuse d’abord la servante, qui
est sa complice, pour cacher ses intentions. En feignant de vouloir protéger sa réputation
(l. 8 à 12), elle sous-entend qu’il pourrait se passer quelque chose avec Le Destin, en
employant des termes imprécis comme « ce qu’il leur plaira » ou « ce que l’on voudra ».
Finalement, la porte fermée, qui aurait pu nuire à leur réputation, est présentée par la
Bouvillon comme une protection contre le regard des autres et la possibilité d’une irrup-
tion inopportune (l. 25-26). La Bouvillon se fait donc passer pour une femme de qualité
tout en mettant en place ce dont elle a besoin pour séduire Le Destin.
7. Le Destin n’a rien d’héroïque dans cette scène, qu’il semble subir. Il est d’ailleurs,
la plupart du temps, complément des verbes et non sujet : « madame Bouvillon le fit
asseoir » (l. 1-2), « elle approcha du Destin son gros visage » (l. 27), « lui donna bien à
penser » (l. 29), « elle lui allait présenter » (l. 31). Lorsqu’il est sujet, les verbes n’expri-
ment rien de glorieux : « Le Destin rougissait » (l. 38), « Le pauvre garçon le fit en trem-
blant » (l. 42-43). On peut ainsi qualifier Le Destin d’« antihéros ».
La jubilation du narrateur
8. Le narrateur se moque de la Bouvillon par de nombreux termes péjoratifs : elle est
dotée d’un « gros visage » (l. 27) mais de « petits yeux » (l. 28). Il s’en moque également
par une hyperbole peu flatteuse : les « dix livres de tétons » (l. 33) ne représentent qu’un
tiers du poids de ses seins. Enfin, la comparaison avec le « tapabOr, d’écarlate » (l. 37-38)
achève le portrait ridicule de cette femme.
9. La connivence avec le lecteur est permise par le point de vue omniscient du narra-
teur, qui dévoile les intentions de la Bouvillon avant que Le Destin ne prenne conscience
du piège dans lequel il est tombé. Le lecteur en sait donc plus que les personnages : il
comprend que la Bouvillon n’est en rien vertueuse et la faiblesse du Destin, confronté
à cette femme, est comique. En effet, le lecteur sait que celui-ci est terrorisé par la
Bouvillon, mais cette dernière, aveuglée par son désir, n’en prend pas conscience. Ce
décalage entre ce que comprennent les personnages de la scène et ce que sait le lecteur,
grâce au narrateur, permet ainsi d’établir cette connivence.
10. La femme apparaît comme une prédatrice, guidée par son seul désir. La Bouvillon est
ridicule car son apparence physique ne lui permet pas de prétendre à la séduction. L’image
de la femme n’est pas valorisante. Mais celle de l’homme n’est pas meilleure : Le Destin
est un être faible et peureux, qui se laisse facilement piéger par le désir féminin. Scarron
se moque ainsi des deux sexes.

Vers le bac
Le commentaire
La légèreté rend comique cette scène du Roman comique de Scarron. La Bouvillon


est décrite comme une femme soumise à son seul désir tandis que Le Destin subit ses
assauts sans réagir. La représentation du corps est crue et grotesque : la Bouvillon se
déshabille devant Le Destin, lui montrant ses seins pesant 30 livres, soit une quinzaine
de kilogrammes ! La description exagérée de cette femme ne peut que provoquer le rire
du lecteur. La scène devient vraiment ridicule quand Le Destin est contraint de gratter La
Bouvillon « au défaut du pourpoint » (l. 43-44). La posture du héros contribue d’ailleurs au
registre comique puisqu’il reste passif, obéissant à la Bouvillon comme s’il était fasciné et
terrorisé par cette femme. Il est d’ailleurs, la plupart du temps, complément des verbes
et non sujet : « madame Bouvillon le fit asseoir » (l. 1-2), « elle approcha du Destin son
gros visage » (l. 27), « lui donna bien à penser » (l. 29), « elle lui allait présenter » (l. 31).
Lorsque Le Destin est sujet, les verbes n’expriment rien de glorieux : « Le Destin rougis-
sait » (l. 38), « Le pauvre garçon le fit en tremblant » (l. 42-43). Le portrait de la Bouvillon
n’a rien d’héroïque non plus puisque le narrateur emploie des termes péjoratifs pour la
décrire : elle est dotée d’un « gros visage » (l. 27) mais de « petits yeux » (l. 28) ; la compa-
raison avec le « tapabOr, d’écarlate » (l. 37-38) achève le portrait ridicule de cette femme.
Le dialogue dans lequel elle tente de passer pour une femme vertueuse est également
comique et rapproche cet épisode d’une scène de théâtre. Cette théâtralisation est aussi
rendue possible par le décor, qui permet d’isoler les deux personnages : Le Destin se
retrouve prisonnier de la Bouvillon, dans un espace clos qui représente symboliquement
l’emprise de cette femme sur le héros. Ainsi, ce texte est-il proche d’une scène farcesque,
qui ne peut que faire rire le lecteur.

Texte complémentaire
Le premier picaro (page 224)
Anonyme, La Vie de Lazarillo de Tormès (1554)

➔➔ Objectif
Découvrir le premier picaro espagnol.

➔➔ Présentation du texte
Ce récit est considéré comme le prototype du roman picaresque espagnol. Son étude
permet de faire prendre conscience de la dimension européenne de cette figure litté-
raire. On peut insister sur l’aspect faussement autobiographique donné par la narration
à la première personne et par le récit de souvenirs d’enfance.

➔➔ Réponses aux questions


1. La naissance de Lazarillo n’a rien de glorieux puisqu’il naît en pleine nuit dans une
rivière, de parents peu fortunés. L’expression « né dans le ruisseau » (l. 9), choisie par le
traducteur, souligne avec humour le rapport entre les circonstances de cette naissance
et la misère dans laquelle se trouve le personnage. Le lecteur peut donc supposer que
Lazarillo ne mènera pas une vie héroïque, mais fréquentera les milieux sociaux défa-
vorisés.
2. Dès l’incipit du roman, le lecteur peut percevoir la malice de Lazarillo, narrateur de
ses propres aventures. Il sait ainsi dramatiser un événement a priori peu romanesque


– la naissance d’un enfant pauvre –, pour en faire une anecdote plaisante. Il en tire
même un titre de noblesse puisqu’on le surnomme Lazarillo de Tormès, du nom de la
rivière dans laquelle il est né. On comprend ainsi que, malgré ses origines modestes,
ce personnage sera capable de dépasser sa condition.
3. Cet incipit décrit les conditions de vie de personnages appartenant à un milieu très
populaire. La mère de Lazarillo doit travailler la nuit, pour surveiller la meule et son
père vole la farine dans les sacs des paysans venus moudre leur grain. Après la mort de
celui-ci, sa femme accomplit des tâches assez basses, comme « faire la cuisine pour des
écoliers » (l. 21) et « laver le linge pour des palefreniers » (l. 21-22), au point de « fréquen-
ter les écuries » (l. 23). Le contexte social du roman est donc proche de la réalité du
xvie siècle. De plus, l’allusion aux guerres contre les Maures (l. 15) ancre le récit dans
l’histoire récente de l’Espagne.

Histoire des arts


Lazarillo en peinture (page 225)
➔➔ Objectif
Étudier l’ambiguïté de ces portraits entre réalisme et pittoresque.

B i b l i o g r a p h i e
– Murillo : L’Œuvre Du Maître, Nabu Press.
– Véronique Gérard Powell et Claudie Ressort, Écoles espagnole et portugaise, catalogue du
département des peintures du musée du Louvre, Éditions de la Réunion des musées nationaux,
2002 (pp. 228-231 et pp. 198-202).

S i t o g r a p h i e
On trouve un commentaire de ces tableaux sur le site du Louvre :
– http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/le-jeune-mendiant
– http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/le-pied-bot

➔➔ Présentation des œuvres


Le Siècle d’Or, espagnol est marqué, en peinture, par l’influence de la Renaissance
italienne. De nombreux artistes espagnols, dont Ribera, ont étudié la peinture en Italie,
ce qui explique l’essOr, de l’esthétique baroque à cette époque. Les plus grands peintres
espagnols se distinguent par des tableaux aux sujets religieux, qui appartiennent à la
peinture d’histoire, genre le plus noble. Ribera est ainsi connu pour de nombreuses pein-
tures sacrées, comme un Saint Jérôme ou un Saint Sébastien. De même, Murillo a acquis
sa renommée grâce à la peinture sacrée, la première œuvre qui lui est attribuée étant une
Vierge au rosaire. Mais progressivement, la peinture de genre se développe au xviie siècle.
Moins noble que la peinture d’histoire, elle représente des sujets anecdotiques, relevant
d’une réalité quotidienne. Les deux tableaux étudiés sont caractéristiques de ce genre.
Cependant, les élèves doivent prendre conscience que la réalité n’est pas représentée telle
qu’elle est : la figure de l’enfant est esthétisée, la misère est admirable dans le tableau de
Murillo. Dans le tableau de Ribera, l’enfant tient à la main une autorisation de mendier


rédigée en latin. Le modèle serait un enfant napolitain, peint lors du séjour de l’artiste
en Italie. Le tableau serait une commande d’un marchand flamand : la représentation de
la pauvreté en peinture était alors à la mode aux Pays-Bas. On pourra faire réfléchir les
élèves sur la notion de titre, qui avait peu d’importance au xviie siècle. Le titre Lazarillo
souligne qu’il s’agit d’un personnage romanesque tandis que les titres plus récents sont
le reflet d’une lecture des tableaux qui oscille entre le réalisme et le pittoresque.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les vêtements rapiécés des personnages et leurs pieds nus permettent de compren-
dre qu’ils sont tous deux issus d’un milieu pauvre.
2. Le personnage de Ribera semble joyeux : debout, au centre du tableau, il regarde
fièrement le spectateur, en souriant. Le décor, est naturel et le tableau est baigné de
lumière. En revanche, le personnage de Murillo est assis, recroquevillé dans le coin infé-
rieur droit du tableau ; il ne regarde pas le spectateur ; il baisse la tête. Il se trouve dans
un décor, intérieur pauvre et dépouillé. La lumière entre dans la pièce par une ouverture
dans le mur ; le contraste entre le clair et l’obscur met en valeur le personnage.
3. Le tableau de Ribera est joyeux. La bonne humeur du personnage rend la misère moins
pesante. La lumière contribue également à cette atmosphère plaisante. En revanche,
celui de Murillo est pathétique : les vêtements du garçon sont sales, en mauvais état. Sa
position et sa tête baissée, souligné par la lumière venant de l’extérieur, contribuent à ce
registre.
4. La pauvreté semble davantage idéalisée chez Ribera que chez Murillo. Cependant, il
serait maladroit d’affirmer que l’objectif de Murillo est la simple représentation réaliste
de la misère : le jeu de clair-obscur et la composition du tableau visent à l’esthétiser.
5. Ces deux personnages partagent, avec le Lazarillo littéraire, le même milieu
social. Mais tandis que le visage du Lazarillo de Ribera exprime la même malice que le
picaro du roman, le tableau de Murillo souligne davantage la misère.

Texte 2
Une ruse héroïque (pages 226-227)
Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735)

➔➔ Objectif
Analyser l’importance du récit à la première personne pour transformer un acte peu
courageux en acte héroïque.

➔➔ Présentation du texte
Ce roman est considéré comme le dernier chef-d’œuvre picaresque français. Son étude
permet de faire comprendre aux élèves que la classification des œuvres par siècles est
souvent artificielle puisque le roman de Lesage s’inscrit parfaitement dans la tradition
picaresque, même s’il fut écrit au xviiie siècle. Fils d’un écuyer et d’une femme de chambre,
Gil Blas partage ainsi les origines modestes de Lazarillo. L’action se déroule également
en Espagne. Le roman offre une satire plaisante de la société de l’époque et connut un
grand succès à sa parution. L’extrait choisi permet de réfléchir à l’intérêt de la narration
à la première personne, qui transforme un personnage moyen en un chevalier vaillant.


➔➔ Réponses aux questions
Travail en autonomie
1. Le narrateur rend l’action dynamique par divers procédés. Il emploie de nombreux
verbes d’action (on peut citer, notamment : « je poussai », l. 1 ; « m’agiter », l. 6 ; « faire
des bonds », l. 9 ; « ils s’empressent », l. 12 ; « L’un m’apporte », l. 13 ; « l’autre me donne »,
l. 14). Le narrateur a recours au passé simple, mais également au présent de narration, qui
rend le récit plus vivant. De plus, la syntaxe souligne la vivacité de l’action : les phrases
sont plutôt courtes et juxtaposées, ce qui donne l’impression au lecteur que les événe-
ments se déroulent très rapidement. On peut, par exemple, relever les lignes 1 à 4,
construites sur le principe de l’asyndète.
2. Le premier paragraphe repose sur un comique scatologique puisque Gil Blas feint
d’avoir la colique. Les cris théâtraux du héros rappellent ceux d’un comédien. La scène
relève également du comique de situation : Gil Blas, impuissant, est ridiculisé par son
propre stratagème. L’image des bandits est également comique : attentionnés auprès
de Gil Blas, ils ne semblent guère dangereux. On peut également parler d’un comique
de gestes puisque les mouvements de Gil Blas sont exagérés pour tromper les bandits,
notamment aux lignes 8-9 : « je me remis à faire des bonds sur mon grabat et à me
tordre les bras. » Tous ces types de comique contribuent à la dimension farcesque de
cet épisode.
3. Gil Blas est rusé puisqu’il invente un mensonge lui permettant de s’enfuir. Il est
également bon comédien puisque les bandits croient à son histoire de colique. Enfin, il
est courageux et galant puisqu’il prend l’initiative de sauver la prisonnière au lieu de
s’échapper seul.
4. L’emploi de la première personne permet d’établir une complicité entre le narrateur
et le lecteur. En effet, ce dernier ne peut comprendre les événements qu’en fonction du
point de vue du narrateur-personnage. Il est au courant de sa ruse, contrairement aux
bandits et se retrouve donc être le complice de Gil Blas.
5. Gil Blas, dans le deuxième paragraphe, se parle à lui-même pour trouver le courage :
« c’est à présent qu’il faut avoir de la résolution » (l. 43). Il se rassure en mesurant la
force de ses adversaires : « Domingo n’est point en état de s’opposer à ton entreprise
et Léonarde ne peut t’empêcher de l’exécuter » (l. 45-46). Sa résolution s’exprime par
l’enchaînement en asyndète de phrases courtes : « Ces réflexions me remplirent de
confiance. Je me levai » (l. 48). Enfin, son assurance est perceptible dans la manière
dont il se présente finalement à la prisonnière, à l’aide du nom mélioratif « libérateur »
(l. 67).
6. Gil Blas n’a rien d’héroïque des lignes 10 à 24. En effet, les bandits, qui prennent
soin de lui, l’infantilisent. Le narrateur-personnage est souvent désigné par un pronom
personnel complément du verbe, ce qui montre qu’il subit l’action : « L’un m’apporte »
(l. 13), « m’en fait avaler » (l. 13), « me donne » (l. 14), « me l’appliquer » (l. 15), « me faire
souffrir » (l. 17), « m’en ôter un » (l. 18).
7. Gil Blas s’attaque, à l’aide de son épée et de ses pistolets (l. 48-49), à Léonarde, la
cuisinière désarmée. Le lecteur est donc invité à relativiser le courage du héros, qui
s’attaque par surprise à quelqu’un de plus faible que lui.


8. Gil Blas peut rappeler la figure du chevalier courtois sauvant une demoiselle en
détresse. Cette scène peut donc être considérée comme une parodie de roman de cheva-
lerie.

Proposition de plan
I. Un narrateur-personnage rusé
A. Un personnage intelligent et manipulateur
B. Un personnage courageux
C. Un conteur doué
II. Une scène farcesque
A. Un comique de situation
B. Un comique de gestes
C. Des bandits ridiculisés
III. La dégradation du héros
A. Les exagérations du narrateur
B. Un héros ridiculisé par sa ruse
C. La lâcheté du héros

Texte complémentaire
Les ancêtres des picaros (pages 228-229)
Pétrone, Le Satiricon (ier ou iie siècle)

➔➔ Présentation du texte
Dans la perspective de l’étude des textes antiques, ce texte montre que parler de moder-
nité à propos des antihéros n’est pas pertinent : Encolpis et Ascyltos illustrent déjà cette
catégorie de personnages. L’origine du Satiricon est incertaine, la vie de Pétrone restant
en grande partie méconnue. Une importante partie du récit est apocryphe ; plusieurs
auteurs ont certainement contribué à sa rédaction.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le narrateur parvient à susciter l’attente du lecteur grâce au point de vue choisi pour
mener le récit. En effet, l’épisode est perçu par Encolpis, qui n’a pas une vision omnis-
ciente des événements. Par exemple, on ne sait pas qui prononce les menaces à l’égard
des voleurs aux lignes 7 à 9. La rapidité de l’action est mimée par l’enchaînement des
phrases et l’accumulation des verbes d’action, comme aux lignes 10 à 15.
2. Le renversement de situation des personnages, qui pensent s’être enrichis mais perdent
leur butin dans la fuite, est comique. On peut également parler de registre satirique
puisque la figure du voyou est ridiculisée, notamment à la fin du texte, quand Encolpis
répond par un « regard piteux » (l. 39).
3. Encolpis a tendance à exagérer la difficulté de sa situation et donc à vouloir paraître
courageux. Ainsi, Ascyltos et Giton sont-ils contraints de fuir tandis qu’Encolpis reste
seul dans les bois (l. 10 à 13). Le narrateur voudrait également passer pour un héros
tragique, comme le montrent les exclamations « Temps perdu ! Oiseuse exclamation ! »


(l. 16) et la phrase qui les suit : « Abattu de lassitude et de chagrin, j’errai au plus obscur
du bois » (l. 16-17). Les déconvenues de ce simple larcin sont ainsi transformées en véri-
table épreuve pour le personnage.
4. Le lecteur peut avoir envie de se moquer de ces personnages peu glorieux. Ascyltos
et Encolpis pourraient susciter également le mépris ou l’antipathie puisqu’ils se livrent
à des actes moralement condamnables, mais la narration à la première personne crée
une connivence avec le lecteur, qui éprouve de la sympathie pour les personnages,
malgré leurs mésaventures.
5. Encolpis et Ascyltos se rapprochent des picaros par leur condition sociale : ils appar-
tiennent à un milieu très populaire, comme Lazarillo, par exemple. Ce sont également
des personnages faisant preuve de ruse et de malice, comme Gil Blas. Mais leurs préten-
tions à l’héroïsme, jamais satisfaites, ne cachent pas une forme de ridicule, comme pour
Le Destin ou Gil Blas également.
6. Les mésaventures des personnages pourraient faire penser qu’il ne faut pas les imiter.
Cependant, Encolpis ne montre aucun remords dans son récit : il regrette uniquement
d’avoir perdu son butin. Plus qu’immoral, on pourrait qualifier ce texte d’« amoral » :
l’échec des voleurs n’est pas dû à l’intervention d’un autre personnage garant des valeurs
morales (un dieu, un héros), mais à la maladresse du voleur, qui devient ridicule.

Texte 3
Un valet philosophe (pages 229-231)
Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître (1765-1784)

➔➔ Objectif
Étudier un héritier du picaro dans un roman philosophique du xviiie siècle.

➔➔ Présentation du texte
La présence de Jacques le fataliste dans le corpus se justifie par la proximité entre
les picaros et de nombreux héros des contes et romans philosophiques des Lumières.
Diderot s’inspire beaucoup de Laurence Sterne, qui lui-même fut influencé par le pica-
resque. Cependant, on pourra montrer en quoi Jacques se distingue des picaros : il est à
la recherche d’une vérité métaphysique tandis que la quête du picaro est plus souvent
matérielle.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Cet épisode peut faire penser à une scène de théâtre ou à un dialogue, notamment
à cause de la présentation typographique de certaines répliques au discours direct, qui
n’est pas celle que l’on trouve habituellement dans un roman.
b. Ce texte est comique, notamment à cause de la chute finale.
c. Jacques emploie une hyperbole en affirmant qu’il n’y a pas de « blessures plus cruelles
que celle du genou ». Le personnage aurait donc une tendance à l’exagération lorsqu’il
raconte ses aventures.


Lecture analytique
Un renversement des rapports entre maître et valet
1. Jacques domine le dialogue : ses répliques sont beaucoup plus longues que celles de
son maître, qu’il se permet d’ailleurs de contredire à la ligne 16. Enfin, c’est Jacques
qui a le dernier mot dans cette scène et délivre une morale fataliste aux autres person-
nages.
2. L’autorité du maître est perceptible dans son tutoiement lorsqu’il s’adresse à Jacques
tandis que le valet le vouvoie. Mais le maître parle moins que son valet et ne semble
pas avoir grande autorité sur lui. Lorsqu’il accuse Jacques de se moquer de lui, il semble
plus amusé qu’irrité par son valet. Jacques, à l’inverse, fait preuve d’assurance et d’em-
phase lorsqu’il s’exprime, comme le montrent les exclamations et les hyperboles de
son discours. Les deux personnages se rejoignent lorsque le chirurgien les interrompt,
comme on le voit aux lignes 22-23 : « On ne savait à qui ce monsieur était adressé,
mais il fut mal pris par Jacques et par son maître ». C’est d’abord Jacques qui se permet
d’être désagréable à son égard : « De quoi te mêles-tu ? » (l. 24), puis son maître accuse
le chirurgien de la chute de la femme : « Voilà ce que c’est que de démontrer » (l. 39).
3. On peut donc affirmer que Jacques et son maître ne semblent pas entretenir une rela-
tion de maître et de valet, mais plutôt une relation d’égal à égal. On peut même penser
que Jacques dirige leurs conversations. La hiérarchie sociale n’est donc pas respectée
dans ce duo.
Une scène cocasse
4. Le récit de Jacques est comique à cause des nombreux procédés d’exagération et
d’emphase. On peut relever une accumulation de verbes à la ligne 9 : « On se sauve,
on est poursuivi, chacun pense à soi. » Le valet a recours à l’hyperbole : le nombre des
morts est « prodigieux » (l. 11), la blessure au genou est la plus cruelle (l. 13-14).
5. Le narrateur emploie des temps qui dynamisent le récit : le gérondif marque la
simultanéité (« en se retournant », l. 32), le présent de narration rend le récit au passé
plus vivant (« pousse », l. 32 ; « fait perdre », l. 33 ; « descend », l. 34-35 ; « dégage »,
« rabaisse », l. 35) et l’imparfait introduit une action de second plan, se déroulant en
même temps que celles au présent (« disait », l. 39). Il se passe ainsi de nombreuses
actions en un temps très limité.
6. La femme est l’élément comique de la scène. Elle ne prend qu’une fois la parole (l. 27
à 29) mais ellen’est pas écoutée. Elle n’agit pas mais subit la chute causée par le chirur-
gien, au point de se blesser et de se trouver dans une position ridicule, « les cotillons
renversés sur sa tête » (l. 34). Cette position est drôle et érotique à la fois puisqu’on lui
voit « le cul » (l. 48), comme le dit Jacques. Cette chute interrompt la conversation. On
pourrait s’attendre à ce que les trois hommes cessent leur dispute philosophique, mais
ce qui vient d’arriver à la femme nourrit au contraire la réflexion de Jacques et des deux
autres hommes : ce décalage entre l’action concrète et les spéculations philosophiques
des personnages contribue au registre comique de la scène.
Un dialogue philosophique ?
7. Les personnages ne dialoguent pas vraiment entre eux. Le maître joue le rôle de faire-
valoir en relançant l’histoire de Jacques (l. 15). L’interruption du chirurgien est ambiguë


puisque son « Monsieur » (l. 20) peut désigner Jacques ou son maître ; il n’est donc pas
compris par les deux personnages principaux. De plus, le chirurgien n’écoute pas la
demande de la femme lorsque celle-ci prend la parole (l. 27 à 31). Enfin, le maître et le
chirurgien tirent des conclusions contraires de la chute de la femme (l. 39 à 41), sans
pour autant chercher à contredire par un raisonnement logique ce qu’affirme l’autre.
On peut donc dire que les personnages de cette scène ne communiquent pas, mais
campent sur leur position.
8. Le titre Jacques le fataliste et son maître souligne le fatalisme de Jacques, qui pense
que rien de ce qui arrive sur terre ne peut être évité, tout est « écrit là-haut » (l. 45). La
construction du titre donne aussi un indice sur la relation entre Jacques et son maître :
le nom du valet apparaît en premier et l’on ne connaît pas celui du maître, ce qui tend
à faire penser que Jacques sera le véritable héros du roman et que son maître sera un
faire-valoir.
9. Jacques emploie des procédés rhétoriques pour rendre sa dernière réplique convain-
cante. Par exemple, il a recours deux fois à l’accumulation (l. 43-44 et l. 46 à 48). Il fait
également rimer les mots « bourrus » et « cul » (l. 47 et 48), comme pour souligner le lien
de cause à effet qui régirait l’enchaînement des événements. Mais Jacques se contente
d’affirmer ses propos sans donner de preuves de ce qu’il dit ; il fonde son raisonnement
sur le postulat que tout « était écrit là-haut » (l. 45) sans le démontrer.

Vers le bac
L’entretien
Jacques est un héritier des picaros car, comme eux, il appartient à un milieu social
assez pauvre. Il est au service d’un maître, comme c’est le cas pour Lazarillo ou Gil Blas
qui, eux aussi, entreront au service de personnages qui leur sont socialement supé-
rieurs. De plus, comme les picaros, Jacques est un héros qui voyage, ce qui lui permet
de rencontrer des personnages différents et hauts en couleur. Cependant, Jacques se
distingue des picaros car il n’est pas malhonnête. Ses raisonnements philosophiques
ne trouveraient pas leur place dans un roman picaresque du xviiie siècle. Ses aventures
sont moins rocambolesques que celles des picaros ; elles sont plutôt un prétexte pour
mettre à l’épreuve ses idées philosophiques.

Lecture complémentaire
Jack Kerouac, Sur la route, 1957 (page 231)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Les lectures complémentaires peuvent être l’occasion de découvrir des textes étrangers
et de sortir d’une étude trop chronologique de la littérature. La lecture de Sur la route
permet de prendre conscience de la permanence de certains motifs littéraires : Sal et
Dean sont les héritiers des picaros. Mais leurs motivations sont différentes : ils sont à
la recherche d’un idéal spirituel plus que matériel.

➔➔ Réponses aux questions


1. Sal Paradise est un écrivain entretenu par sa tante. Dean Moriarty vit au jour le jour


de petits travaux. Les difficultés financières des deux hommes sont souvent évoquées
dans le roman. Malgré cela, ils font preuve d’un esprit aventurier, sont capables de se
débrouiller grâce à leur bagout et de séduire les femmes. En revanche, ils sont instables,
aiment la drogue et l’alcool. Ce sont des antihéros : leurs défauts et leur condition
sociale ne les empêchent pas d’avoir un certain panache ; leur liberté est enviable.
2. La langue du narrateur mêle le sublime et le prosaïque : le lexique peut être très
familier ou, au contraire, soutenu, la syntaxe très complexe ou simple, juste ou fautive.
Elle reflète la condition de Sal Paradise, écrivain et marginal, artiste et vagabond.
3. Sal et Dean transgressent très souvent les règles sociales. On peut citer les aventures
de Dean avec ses nombreuses maîtresses (Marylou et Inez notamment) ou la consom-
mation régulière de marijuana, appelée « thé » dans le roman.
4. On peut parler d’un récit d’initiation car les deux personnages font l’expérience de
la liberté. Les voyages de Sal Paradise lui apprennent à mieux se connaître, mais égale-
ment à être sensible au monde qui l’entoure. Le roman s’achève ainsi sur l’image de Sal
assis près d’un fleuve admirant un coucher de soleil et méditant sur les liens d’amitié
qui l’unissent à Dean.
5. Ce roman donne à voir, de manière crue et réaliste, les milieux interlopes des
États-Unis d’après-guerre : bars, clubs de strip-tease, maisons de prostitution, etc. ; il
montre également les conditions de vie difficiles des travailleurs journaliers ou des
marginaux qui vivent de petits travaux. Kerouac critique le matérialisme de la société
de consommation à laquelle tout le monde n’a pas accès. Les voyages de Sal et de
Dean leur permettent de rencontrer d’autres personnages appartenant eux aussi à ces
milieux marginaux ; ils donnent ainsi la possibilité aux héros et aux lecteurs de prendre
conscience que l’on est plus libre lorsque l’on renonce au confort matériel que l’on nous
présente, d’ordinaire, comme nécessaire.
6. Comme les picaros, Sal et Dean appartiennent à une classe sociale populaire, mais
leur aisance et leur bagout leur permettent de s’adapter à de nombreuses situations.
Comme dans les romans picaresques, les voyages des personnages permettent une
critique de l’ensemble de la société contemporaine de l’auteur. La forme du roman de
Kerouac rappelle également celle des romans picaresques puisque la narration est à la
première personne, ce qui établit une complicité entre le narrateur-personnage et le
lecteur. Cependant, les motivations des personnages sont différentes : Sal a des moti-
vations spirituelles, métaphysiques tandis que les picaros cherchent souvent surtout à
s’élever socialement.
7. On peut aussi renvoyer les élèves au parcours de lecture sur Voyage au bout de la
nuit de Céline, roman à la première personne, récit des voyages de Bardamu et critique
de la société du début du xxe siècle. Au cinéma, le genre du road-movie est l’héritier du
picaresque ; son prototype est Easy Rider de Dennis Hopper, qui raconte l’histoire de
deux motards voulant se rendre à la Nouvelle-Orléans depuis Los Angeles, après avoir
vendu une grande quantité de drogue.


Séquence 1
Le personnage de roman aux xviie et xviiie siècles : modèle ou contre-modèle ?
Corpus de textes B

L’héroïne romanesque,
entre vice et vertu
B i b l i o g r a p h i e
Autres récits sur ce thème
– Madame de Lafayette, La Comtesse de Tende, 1718.
– Madame de Lafayette, La Princesse de Montpensier, 1662.
– Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
– Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.
– Émile Zola, Nana, 1880.
– Pierre Louÿs, La Femme et le pantin, 1898.
– Atiq Rahimi, Syngué Sabour, pierre de patience, 2008.

F i l m o g r a p h i e
– Benoît Jacquot, Sade, 2000.
– Christophe Honoré, La Belle Personne, 2008.
– Bertrand Tavernier, La Princesse de Montpensier, 2010.

Texte 1
Une mise en garde contre la passion (pages 232-233)
Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678)

➔➔ Objectif
Analyser la force du discours de Mme de Chartres, qui impose la vertu comme seul
comportement possible pour sa fille.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Considéré comme le premier roman d’analyse moderne, La Princesse de Clèves a
influencé la production romanesque jusqu’à notre époque. Son héroïne est un modèle
de vertu, mais les raisons de sa conduite ne sont pas certaines : cette vertu est-elle
pure ou lui sert-elle à satisfaire son amour-propre ? La mort de Mme de Chartres est un
épisode important du récit : Mme de Clèves se retrouve seule, sans guide. Mais la force
du discours de sa mère l’enferme dans un modèle dont elle ne peut se départir.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le registre de ce texte est pathétique, la mort de Mme de Chartres suscitant la
tristesse de l’héroïne. On peut également parler de registre didactique : les dernières
paroles de Mme de Chartres ont pour but de délivrer un enseignement moral à sa fille.


b. Mme de Chartres emploie le terme « conversation » à la ligne 31, mais elle ne laisse à
aucun moment la parole à sa fille : le terme semble donc mal choisi. Mme de Chartres
ne laisse aucune liberté à sa fille, qui ne peut répondre aux arguments de sa mère.

Lecture analytique
Une scène d’adieu
1. Mme de Chartres envisage sa mort « avec un courage digne de sa vertu et de sa
piété » (l. 3-4). Il s’agit donc d’une belle mort. Mais elle s’inquiète de ne plus pouvoir
guider sa fille et considère sa mort comme une « joie » (l. 27) si jamais Mme de Clèves
devait ne pas suivre ses enseignements.
2. Les termes « empira si considérablement » (l. 1), « désespérer » (l. 2) et « péril » (l. 3)
indiquent que la mort de Mme de Chartres est inévitable. Son discours sera donc reçu
avec gravité puisque Mme de Clèves sait qu’il s’agit des dernières paroles de sa mère.
L’héroïne sera donc plus encline à écouter et à suivre les recommandations de Mme de
Chartres.
3. La situation de la scène contribue au registre pathétique : Mme de Chartres fait « retirer
tout le monde » (l. 4) pour être seule avec sa fille. Ce resserrement autour des deux
femmes rend leur entrevue plus poignante puisque le lecteur assiste au dernier moment
d’intimité entre les deux femmes. Les gestes de Mme de Chartres sont également pathé-
tiques : elle tend la main à Mme de Clèves (l. 6) pour lui témoigner son affection. Ce geste
est réciproque car la fille serre la main de sa mère entre les siennes (l. 28-29). La scène
est ainsi présentée comme un tableau pathétique. Enfin, la métaphore hyperbolique
« fond[re] en larmes » (l. 28) souligne l’intensité pathétique de cette conversation.
Une mise en garde
4. Mme de Chartres a principalement recours au présent de l’indicatif : cet emploi a pour
but d’affirmer la réalité de faits qui ne sont que des hypothèses de la part de la mère de
Mme de Clèves : « le péril où je vous laisse et le besoin que vous avez de moi augmen-
tent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour M. de Nemours »
(l. 7 à 9). Elle emploie aussi de nombreux verbes à l’impératif, qui sont plus des ordres
que des conseils : « Songez » (l. 15 et 16), « Ayez » (l. 18), « retirez-vous » (l. 18), « obligez »
(l. 19), « ne craignez point » (l. 19), « finissons » (l. 31), « souvenez-vous » (l. 32).
5. L’assurance des propos de Mme de Chartres (voir la question 4) rend son discours
convaincant. Elle commence par employer un verbe de modalité exprimant la nécessité :
« Il faut nous quitter » (l. 6), pour convaincre sa fille que les paroles à suivre seront d’une
importance capitale pour son avenir. Elle présente la situation de Mme de Clèves comme
un « péril » (l. 7) pour l’effrayer. Le chiasme « le péril où je vous laisse / le besoin que vous
avez de moi » souligne la dépendance de la fille envers la mère. Mme de Chartres emploie
également des métaphores qui accentuent la gravité de la situation, qui est comparée à
un « précipice » (l. 14). Elle emploie également des figures d’insistance, comme la répé-
tition et la gradation : « il faut de grands efforts et de grandes violences » (l. 14-15). La
syntaxe est également un outil de conviction : Mme de Chartres accumule les propositions
à l’impératif aux lignes 18 à 20. Ce personnage maîtrise donc la rhétorique et enferme sa
fille dans un système de pensée dont elle ne peut s’échapper.


6. Mme de Chartres se présente comme un guide à suivre (l. 7). Elle demande à sa
fille de suivre son exemple : Mme de Chartres a longtemps vécu loin de la Cour pour
éviter sa corruption. On peut relever la répétition du mot « vertu », employé à la ligne 3,
pour parler de Mme de Chartres et à la ligne 22, à propos de Mme de Clèves. Celle-ci
doit garder la même dignité que celle de sa mère, pourtant sur le point de mourir.
Seule Mme de Clèves pleure lors de cet entretien (l. 28). Mme de Chartres, au contraire,
maîtrise ses émotions, comme devrait le faire sa fille. Elle met un terme à la conversa-
tion lorsqu’elle se sent « touchée elle-même » (l. 29-30) et demande à Mme de Clèves
de la laisser. L’héroïne est donc invitée à adopter le même comportement à propos de
sa passion pour M. de Nemours : elle doit cesser de le fréquenter puisqu’elle ne peut
contrôler ses sentiments.
7. L’idéal de vertu souhaité par Mme de Chartres est grave, rigoureux. L’être humain est
faillible et seul l’isolement permet de ne pas céder à la passion. L’effort qu’elle demande
à sa fille peut être comparé à une mort : en s’éloignant de la Cour, Mme de Clèves renon-
cerait à la vie, imitant ainsi le destin de sa mère.
Une héroïne condamnée
8. La première occurrence du mot « péril » (l. 3) désigne la mort qui menace Mme de
Chartres. La seconde (l. 7) désigne la passion amoureuse. Céder à M. de Nemours revien-
drait donc, pour le narrateur, à une forme de mort.
9. La violence de cet entretien est due en partie à l’impossibilité pour Mme de Clèves
de se défendre ou de dissimuler ses sentiments. Le discours de Mme de Chartres est
accusateur, comme le montre l’emploi du verbe « avouer » (l. 9). Le refus de revoir
Mme de Clèves revient à l’empêcher de contredire sa mère ou à se justifier. Elle est
donc contrainte de suivre les recommandations, pourtant peu agréables, de Mme de
Chartres.
10. La mort de Mme de Chartres aurait pu signifier une plus grande liberté pour sa fille.
Mais son autorité, la construction rigoureuse de son discours laissent peu de chance à
Mme de Clèves de s’éloigner du chemin que lui impose sa mère. Ne pas respecter ses
conseils reviendrait à la trahir après sa mort, ce qui est impensable pour Mme de Clèves.
Les élèves peuvent donc sentir, sans avoir lu le roman, que l’héroïne ne pourra pas agir
sans prendre en compte les dernières paroles de sa mère.

Vers le bac
L’entretien
Il faut inviter les élèves à nuancer leur point de vue, à ne pas exprimer une pensée trop
caricaturale lors de l’entretien. La réponse peut ainsi être concessive : certes, Mme de
Chartres conseille avec sagesse sa fille, dont la réputation et surtout la vertu seraient
effectivement ternies par une relation avec M. de Nemours. L’amour est considéré à
l’époque comme un avilissement : celui qui aime est soumis à ses passions et donc à
son corps. Il se détourne ainsi de Dieu. Mais ce que demande Mme de Chartres à sa fille
est intenable pour une jeune femme de seize ans : elle lui demande de renoncer à toute
vie sociale pour éviter ce sort. Elle demande à sa fille d’accepter une mort symbolique
et lui accorde peu de confiance. En cela, le modèle imposé par Mme de Chartres peut
sembler inacceptable à notre époque.


Texte complémentaire
Le bonheur d’une femme (pages 233-234)
Madame de Genlis, La Femme auteur (1806)
➔➔ Objectif
Comprendre que la vertu n’est pas seulement liée à l’amour, mais aussi au rôle social.
➔➔ Présentation du texte
La Femme auteur offre une vision assez pessimiste de la femme de lettres : en effet,
Natalie, qui persistera à publier des romans, notamment pour aider les nécessiteux à
l’aide de l’argent ainsi gagné, connaîtra une fin malheureuse.
Être vertueuse ne nécessite donc pas uniquement d’être fidèle à son époux ; une femme
ne doit pas chercher à sortir du rôle que la société lui attribue. Mme de Genlis s’inspire
en partie de sa vie pour rédiger cette œuvre : ancienne préceptrice des enfants du duc
d’Orléans, exilée pendant la Révolution, elle rentre en France sous l’Empire et vit de sa
plume, tout en venant en aide aux nécessiteux.
➔➔ Réponses aux questions
1. Dorothée conseille à Natalie de ne « jamais imprimer [ses] ouvrages » (l. 1) car elle en
perdrait son « repos » (l. 2). On retrouve d’ailleurs cette idée du repos dans La Princesse de
Clèves. La réputation de Natalie serait ternie (l. 3) et l’on aurait d’elle une image fausse ;
on la supposerait « pédante, orgueilleuse, impérieuse, dévorée d’ambition » (l. 6-7). Une
femme de qualité, au début du xixe siècle, doit donc rester modeste, d’après Dorothée.
Enfin, prétendre à un rôle réservé aux hommes ferait perdre le soutien des femmes sans
obtenir celui de leurs époux.
2. La vertu est donc une qualité sociale dans ce texte, contrairement à celle de La
Princesse de Clèves, qui est une qualité morale. Le rôle d’une femme, pour Dorothée, est
d’être une bonne épouse et une bonne mère (l. 19-20). Pour Mme de Chartres, la vertu
consiste à ne pas être soumis à ses passions. Cependant, ces deux vertus imposent les
mêmes conséquences aux femmes, qui ne peuvent s’émanciper et dont le comporte-
ment est soumis à leur rapport aux hommes.
3. Dorothée n’est pas totalement en accord avec les injonctions de la société : en effet,
elle conçoit que le talent de Natalie soit égal à celui des hommes (l. 11-12) et accuse
ceux-ci de jalousie (l. 12). Cependant, elle reconnaît que la situation est justifiée par la
force du sexe masculin, qui protège le sexe faible (l. 12 à 15). Elle préfère donc la sécu-
rité de sa situation à la liberté d’une femme qui ne se soumettrait pas à ce jeu social.

Texte 2
Du vice à la vertu (pages 234-236)
Abbé Prévost, Histoire d’une Grecque moderne (1740)

➔➔ Objectif
Analyser l’ambiguïté de la conversion de Théophé à la vertu.

➔➔ Présentation du texte
Ce roman de l’Abbé Prévost s’inscrit dans la veine orientaliste qui se développe en


France au xviiie siècle, notamment avec la traduction des Mille et Une Nuits. L’intérêt du
récit, comme dans Manon Lescaut, est sa narration à la première personne ; en effet,
le personnage-narrateur ne parvient jamais à percer les intentions réelles de Théophé,
dont il est amoureux mais qui prétend préférer la vertu aux hommes. Pourtant, sa
beauté séduit les hommes au point de rendre le narrateur jaloux. Le lecteur n’a aucun
moyen de savoir si l’héroïne est sincère ou non puisqu’il n’a accès qu’au seul récit de
son libérateur. Cet extrait a été choisi car il permet de montrer aux élèves que la person-
nalité d’un personnage de roman est rarement figée pendant tout le récit, celui-ci peut
évoluer. De plus, le mystère qui entoure la conversion de Théophé en fait un personnage
ambigu et donc fascinant.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’image de l’Orient qui se dégage de ce texte est stéréotypée ; on retrouve des
lieux communs de la production littéraire de l’époque. Le sérail où sont enfermées les
femmes est ainsi un lieu de lascivité et de sensualité, qui s’oppose à la vertu occiden-
tale.
b. On peut dégager le mouvement suivant dans cet extrait :
– l. 1 à 8 : l’entrée de l’ambassadeur au sérail ;
– l. 8 à 22 : le dialogue rapporté entre Théophé et l’ambassadeur et le trouble de l’hé-
roïne ;
– l. 22 à 46 : l’obsession de Théophé pour la vertu.
c. Les élèves peuvent émettre différentes hypothèses. On peut notamment se deman-
der si Théophé fait ce récit à l’ambassadeur pour le remercier de l’avoir rachetée ou si
ce discours n’aurait pas pour fonction de faire passer la jeune femme pour vertueuse,
alors qu’elle ne l’est peut-être pas. Dans ce cas, on peut émettre l’hypothèse qu’elle
chercherait à apaiser d’éventuels soupçons quant à son futur comportement. Enfin, cet
amour pour la vertu pourrait empêcher le narrateur de faire des avances à Théophé, qui
souhaiterait profiter de sa nouvelle liberté.

Lecture analytique
Une révélation
1. Cet épisode est typique d’une scène de première rencontre. Tout d’abord, la rencontre
se fait par la vue : dans un premier temps Théophé a vu l’ambassadeur entrer et elle a
été obligée de danser en son honneur (l. 3-4), sans pouvoir lui parler. Les deux person-
nages ont ensuite eu une conversation qui a troublé la jeune femme (l. 7-8). Puis
Théophé a eu une révélation en entendant le discours de son interlocuteur. Enfin, une
fois l’ambassadeur parti, une obsession est née chez la jeune femme à propos de cet
homme et de ses paroles. Ses étapes sont celles d’une première rencontre, mais ce
topos est détourné ; en effet, ce n’est pas de l’ambassadeur que Théophé est tombée
amoureuse, mais de la vertu.
2. L’ambassadeur est très présent dans le discours de Théophé. Il apparaît à de
nombreuses reprises sous la forme du pronom « vous ». Parfois, il est sujet des verbes


(« vous approchâtes », l. 6 ; « vous m’expliquâtes », l. 14), mais il est également souvent
objet et c’est le pronom « je », désignant Théophé, qui est alors sujet (« je vous enten-
dis », l. 8-9 ; « Je ne vous interrompis point », l. 20). On peut en conclure que la place de
l’ambassadeur dans le discours de Théophé est moins importante que ce qu’il paraît ;
certes, il est très présent dans ce récit, mais en tant que porteur d’une parole invitant à
la vertu. C’est cela que retient Théophé. Une fois l’ambassadeur parti, elle ne repense
qu’à ses paroles sur les femmes européennes vertueuses, non à l’homme qui voudrait
la séduire.
3. Théophé est donc fascinée par un discours et non par un individu. L’ambas-sadeur est
quasi évincé de ses pensées. Ainsi, la jeune femme dit à propos de ses paroles sur la vertu :
« Le jour et la nuit ne me présentèrent plus d’autre objet » (l. 26-27). Il lui reste donc peu
de temps pour penser à l’homme qui lui a parlé de la vertu. Or, si l’ambassadeur a racheté
la liberté de Théophé, c’est parce qu’il la désire. Mais la vertu à laquelle aspire la jeune
femme et qui a servi à l’ambassadeur pour la séduire, est contraire à ce désir. Théophé ne
semble d’ailleurs pas comprendre les réelles intentions de son libérateur.
Le récit d’une métamorphose
4. Avant d’entendre le discours de l’ambassadeur, Théophé ne cherche pas à le séduire.
Au contraire, elle agit sans conviction sous les ordres du bacha : « Il nous ordonna de
danser. Je le fis avec un redoublement extraordinaire de rêveries et de distractions » (l. 3
à 5). Cet état est dû à son « inquiétude » (l. 5) : Théophé n’est qu’une esclave, soumise
au désir des hommes. Peut-être craignait-elle d’être revendue à cet Européen, comme
elle l’avait été au bacha.
5. Théophé est d’abord craintive à l’égard de ce qu’annonce la venue de l’ambassadeur
(l. 1 à 8). Elle n’est qu’une esclave qui doit servir les hommes en dansant pour eux. Puis
l’ambassadeur lui adresse la parole, ce qui prouve l’intérêt qu’il lui porte, les femmes
d’un sérail n’ayant habituellement pas le droit de parler à d’autres hommes que leur
maître. Théophé n’est donc plus considérée comme une simple esclave. Le contenu du
discours séduit immédiatement la jeune femme, qui n’a pas besoin qu’on lui explique
le sens du mot « vertu » pour le comprendre (l. 15 à 17), comme si cette qualité était
latente chez elle. La transformation est achevée après le départ de l’ambassadeur
puisque Théophé ne pense à plus rien d’autre qu’à la vertu, elle qui n’était à l’origine
qu’une femme vouée à satisfaire le désir des hommes.
6. Théophé est agitée par « des désirs si vifs » (l. 36) qu’elle en est prête à quitter le
sérail pour retrouver l’ambassadeur. Elle semble ainsi plus sûre d’elle, prête à agir de
son propre chef, contrairement au début du texte, où elle ne fait qu’obéir aux ordres
de Chériber.
L’ivresse de la vertu
7. Pour Théophé, la vertu est une conduite qui s’oppose au vice dans lequel elle a
grandi. La vertu consiste donc pour elle à ne plus être soumise au désir des hommes,
ce qui posera problème à l’ambassadeur.
8. Les phrases des lignes 27 à 33 sont expressives : on compte trois exclamatives et une
interrogative. Ces types de phrases soulignent l’émotion de Théophé, la difficulté qu’elle
a de contrôler son désir d’en savoir plus.


9. On peut remarquer une gradation dans les termes connotant le plaisir : « agréable
instrument » (l. 10), « une conversation si douce » (l. 22-23), « désirs si vifs » (l. 36),
« me rassasier d’un plaisir » (l. 45). Les deux dernières expressions pourraient avoir des
connotations érotiques dans un autre contexte : Théophé emploie le vocabulaire que
l’on associerait plus facilement à sa condition d’esclave de sérail qu’à celle de femme
vertueuse, ce qui est surprenant.
10. Il n’y a pas de réponse juste ou fausse pour cette question. Il s’agit de faire
comprendre aux élèves que l’intérêt d’une œuvre ou d’un personnage de roman peut
résider dans le mystère qui l’entoure. Théophé est un personnage ambigu : peut-elle
oublier son éducation de femme destinée à assouvir le désir des hommes en écoutant
simplement un discours sur la vertu ? Cet amour soudain pour la vertu ne serait-il pas
simplement un moyen de retrouver sa liberté sans tomber entre les mains d’un autre
homme ? Aucune preuve dans l’extrait, ni dans le reste du roman, ne permet de tran-
cher.

Vers le bac
L’écriture d’invention
Cet exercice a pour objectif de faire comprendre aux élèves l’importance du point de
vue dans un récit. Le changement de focalisation n’est pas une simple transposition du
texte source, il entraîne des modifications bien plus lourdes que le simple changement
de personne grammaticale, ce dont les élèves n’ont pas toujours conscience.
Critères d’évaluation
– Le point de vue du narrateur est respecté. Il s’agit d’un Européen en Orient. Les
élèves peuvent prendre en compte l’exotisme d’une telle situation pour cet homme, qui
s’émerveillera de la beauté des lieux, des femmes, de leur danse, etc.
– Le narrateur doit être troublé par la beauté de Théophé.
– Théophé a retenu du discours de l’ambassadeur ce qui l’intéressait. Mais peut-être
a-t-elle occulté certaines paroles ou des sous-entendus qui auraient révélé le désir de
l’ambassadeur pour la jeune femme.
– Du point de vue de la langue, cet exercice permet de réviser l’emploi des temps du
récit dans un système passé, notamment le passé simple.
– Enfin, on veillera à la cohérence du récit par rapport au texte source et à l’absence
d’anachronismes.

Texte 3
Deux « philosophies » (pages 236-237)
Marquis de Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu (1791)

➔➔ Objectif
Comprendre comment le narrateur défend implicitement le libertinage.

➔➔ Présentation du texte
Pour lancer l’étude de ce texte, on peut inviter les élèves à émettre des hypothèses à
partir du titre du roman : certains comprendront rapidement que ce n’est pas le chemin


de la vertu que prône Sade. Justine ou les Malheurs de la vertu est une réécriture d’un
premier roman, jamais publié du vivant de Sade, Les Infortunes de la vertu (1787). La
seconde version est beaucoup plus crue que la première : le vocabulaire y est explicite et
Sade ajoute des aventures malheureuses pour Justine. Enfin, cette nouvelle version offre
des dissertations théoriques sur le vice et la vertu plus virulentes que dans la première.
L’extrait proposé, l’une des premières pages du roman, sous-entend qu’il vaut mieux
suivre le chemin du vice que celui de la vertu. Mais pour le comprendre, le lecteur doit
être attentif aux indices donnés par le narrateur.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Des lignes 1 à 35, Juliette est sujet de tous les verbes de parole. Elle ne parle que des
lignes 36 à 39. La sœur aînée semble donc dominer l’échange.
b. Les élèves peuvent émettre plusieurs hypothèses : on peut s’attendre, en lisant cet
extrait, à un roman familial, sentimental, d’initiation, libertin, etc.

Lecture analytique
Deux héroïnes opposées
1. Juliette est indépendante, « enchantée d’être sa maîtresse » (l. 3), contrairement
à Justine, qui pleure à l’idée de devoir quitter le couvent (l. 4). Juliette est mûre pour
son âge (l. 6-7) tandis que sa cadette est encore une enfant. Juliette prône une éthique
libertine, ce que refuse Justine. Les deux sœurs s’opposent donc en tout point.
2. Les paroles des deux jeunes filles sont rapportées au discours indirect, certainement
pour synthétiser leur discours et mettre en valeur les propos caractéristiques des valeurs
défendues par chacune des sœurs. Ce choix souligne également l’absence d’un réel
dialogue entre les deux personnages : Juliette expose d’abord longuement ses idées,
qui ne convainquent pas Justine, sans laisser la parole à sa sœur. Puis c’est au tour de la
cadette de s’exprimer en rejetant les idées de l’aînée. Ces discours rapportés permettent
ainsi de mettre en valeur le discours de Juliette.
Des philosophies incompatibles
3. Pour Juliette, une fille doit être libertine pour être heureuse et renoncer à sa sensibi-
lité. Son premier argument consiste d’abord à affirmer que « des sensations physiques
d’une assez piquante volupté » (l. 9) permettent de se consoler de n’importe quelle
peine. Elle affirme ensuite que la sagesse consiste « à doubler la somme de ses plaisirs »
(l. 13) et non celle des peines. Puis elle emploie un exemple à valeur d’argument, celui
de la « fille d’une de leurs voisines » (l. 27), qui a quitté sa famille pour se faire entre-
tenir par un homme et qui est heureuse de cette situation. Ces idées peuvent sembler
justes d’un point de vue logique, mais elles vont à l’encontre de la morale, ce qui peut
fortement déranger le lecteur.
4. Pour Juliette, l’existence est violente : les autres profitent de la sensibilité, de la
naïveté des jeunes filles (l. 16-17). Les conventions sociales (la famille, le mariage) s’op-
posent au bonheur. L’individu doit rechercher seul son plaisir, sans se soucier d’autrui.
Il s’agit donc d’une conception très individualiste de la vie.


5. Le discours de Justine est beaucoup moins construit, elle n’oppose aucun argument
à sa sœur. Elle exprime plutôt ses sentiments, comme l’« horreur » (l. 36). Elle affirme
préférer « la mort à l’ignominie » (l. 36-37) mais elle n’explique pas pourquoi. Son argu-
mentation est donc beaucoup moins efficace que celle de sa sœur.
La place du narrateur
6. La phrase des lignes 19 à 22 est écrite au présent de vérité générale. Le pronom indé-
fini « on » (l. 19) et le déterminant indéfini « un » (« un bon cœur », l. 19) contribuent à
cette généralisation. Cette phrase ressemble donc à une maxime, le narrateur jouant
alors le rôle de moraliste.
7. Le narrateur semble rapporter son récit avec neutralité. Il ne prend pas explicite-
ment parti pour l’une des héroïnes. Cependant, la place disproportionnée accordée au
discours de Juliette par rapport à celui de sa sœur ne peut qu’inciter le lecteur à suivre
l’enseignement de la jeune libertine.

Vers le bac
Le commentaire
Le narrateur externe de Justine ou les Malheurs de la vertu semble, à première lecture,
neutre. Il se contente en apparence de rapporter indirectement les paroles des deux
sœurs, sans donner sa propre opinion. Toutefois, une lecture plus attentive permet de
comprendre qu’il oriente implicitement le jugement du lecteur à propos des thèses
des héroïnes. Tout d’abord, la répartition de la parole n’est pas équilibrée : le discours
de Juliette occupe une vingtaine de lignes tandis que celui de Justine n’en compte
que quatre. Or, comme ces paroles sont rapportées indirectement, on peut supposer
que le narrateur a donné plus de détails à propos des idées de Juliette et a synthétisé,
voire schématisé, celles de Justine. Ainsi, le lecteur est-il plus enclin à être de l’avis de
Juliette, qui développe des arguments d’ordre logique tandis que Justine se contente
de pleurer (l. 4) et d’exprimer son horreur (l. 36). De plus, le narrateur se donne le rôle
d’un moraliste, détenteur d’une vérité incontestable aux lignes 19 à 22. En effet, cette
phrase est écrite au présent de vérité générale. Le pronom indéfini « on » (l. 19) et le
déterminant indéfini « un » (« un bon cœur », l. 19) contribuent à cette généralisation.
Cette phrase ressemble donc à une maxime, que le lecteur ne peut contredire. On peut
donc affirmer que ce texte, qui confronte deux éthiques opposées, fait implicitement
l’éloge du libertinage.

Texte complémentaire
Vice de l’homme (page 238)
Samuel Richardson, Clarisse Harlowe (1748)

➔➔ Objectif
Découvrir l’importance du roman libertin en Europe au xviiie siècle.

➔➔ Présentation du texte
Chef-d’œuvre de la littérature sentimentale anglaise du xviiie siècle, Clarisse Harlowe
pose la question de la vertu : une femme peut-elle, dans un monde perverti par le désir


des hommes, tenir une conduite vertueuse ? Ce texte complémentaire, qui sensibilise
les élèves à la culture européenne, peut aussi être une transition entre l’étude du
corpus B et le parcours de lecture sur Les Liaisons dangereuses, autre roman épistolaire.

➔➔ Réponses aux questions


1. Lovelace est un libertin manipulateur : il feint la sollicitude auprès de Clarisse pour
la séduire ; il prétend venir prendre de ses nouvelles afin de pouvoir la surprendre dans
son intimité. C’est un bon comédien, mais Clarisse résiste à ses avances. La jeune femme
est résolue à suivre le chemin de la vertu.
2. Le désir de Lovelace est contradictoire car son cynisme libertin, mis à l’épreuve par le
refus de Clarisse, est remplacé par une forme de tendresse : Lovelace ne contrôle pas son
désir comme il le prétend. Confronté à la réaction violente de la jeune femme, il semble
sincèrement vouloir la protéger, comme s’il en était vraiment amoureux, ce qu’il n’avoue
pas explicitement dans cette lettre.
3. La vertu de Clarisse la met temporairement à l’abri de Lovelace, désarmé par la réso-
lution de l’héroïne. Contrairement à Justine, Clarisse montre un fort tempérament, au
point de menacer de se donner la mort. Justine incarne un système de valeur rejeté et
moqué par Sade, c’est pourquoi elle est décrite comme une jeune femme naïve et peu
sympathique au début du roman. En revanche, Clarisse est un personnage à la psycho-
logie plus complexe : le lecteur peut vraiment se demander si elle parviendra à résister
à Lovelace tandis que la future déchéance de Justine semble plus évidente.

Histoire des arts


L’intimité libertine (page 239)
➔➔ Objectif
Analyser l’ambiguïté du tableau : est-ce une condamnation ou une apologie du liber-
tinage ?

B i b l i o g r a p h i e
– Jacques Franck, « Le Verrou dans l’œuvre de Fragonard », in L’Estampille, n° 227, juillet-août
1989 (pp. 68-82).
– Daniel Arasse, Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.
– Guillaume Faroult, Le Verrou, Éd. Le Musée du Louvre, coll. « Solo », 2007.

D o cu m e n t a i r e v i dé o
Alain Jaubert, « Fragonard, Le Verrou », in Le Siècle des Lumières, DVD 8, coll. « Palettes »,
Éd. Montaparnasse.

S i t o g r a p h i e
http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/le-verrou

➔➔ Présentation de l’œuvre
Fragonard, élève de Boucher, rejette rapidement l’érotisme des corps nus peints par
son maître pour représenter des scènes de genre plus subtiles. Après deux voyages en
Italie, sa technique s’affine ; il emploie avec aisance le sfumato et le clair-obscur. Le


Verrou, l’une de ses toiles les plus célèbres, l’est pour son ambiguïté. Longtemps titré Le
Viol, on a pu y voir une dénonciation de l’amour libertin. Mais ce tableau fait en réalité
partie d’un diptyque : il est le pendant de L’Adoration des bergers, exposé également au
Louvre. Le Verrou peut ainsi être lu comme le symbole de l’amour profane, L’Adoration
des bergers comme celui de l’amour sacré, Fragonard semblant indiquer au spectateur
que l’un ne peut exister sans l’autre. De nombreux symboles se prêtent parfaitement à
la démarche d’interprétation que l’on peut demander aux élèves : la pomme, fruit du
péché originel ; le vase et les roses, symboles du sexe féminin ; le verrou, symbole du
sexe masculin.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les élèves proposeront certainement des lectures différentes de l’œuvre : on peut se
demander si les personnages ont déjà eu un rapport intime ou s’ils sont sur le point
d’en avoir un, si l’homme cherche à ouvrir le verrou ou à le fermer, si la femme cherche
à le retenir ou à lui échapper. Les draps défaits et la chaise renversée semblent indiquer
que l’action a eu lieu ; mais dans ce cas, pourquoi la femme chercherait-elle encore à
se débattre ? Les mains des personnages tendues vers le verrou peuvent dessiner un
mouvement d’ouverture ou de fermeture. Le bras de la femme qui repose sur l’épaule
de l’homme pourrait être en train de l’étreindre, de le retenir ou de le repousser.
L’objectif est de faire comprendre aux élèves que différentes lectures sont possibles, à
condition de les justifier.
2. La femme a les yeux fermés, elle ne semble ni parler ni crier. On pourrait la croire en
pâmoison. Sa tête renversée peut signifier qu’elle est sur le point de s’évanouir. Son bras
droit pourrait repousser l’homme. Cependant, la position de ses jambes en mouvement
semble indiquer qu’elle vient de se jeter dans ses bras, ce qui serait contradictoire. Comme
pour la question 1, on fera comprendre aux élèves que la justification est aussi importante
que l’idée défendue.
3. La pomme est une allusion au péché originel et au fruit de la connaissance. On pourra
rappeler aux élèves que cette connaissance est liée au savoir, mais aussi au péché de
chair. D’ailleurs, les traductions françaises de la Bible mentionnent souvent que de
deux personnages se « connurent » lorsqu’ils eurent un rapport sexuel. Dans le mythe
biblique, c’est Ève qui tente Adam : la pomme présente dans le tableau semble donc
réfuter l’idée qu’il s’agit d’un viol, la femme étant alors comparée à une Ève tentatrice.
4. La lumière tend à dramatiser la scène en mettant en valeur le mouvement des bras
tendus vers le verrou. Si on suit cette diagonale, le regard se dirige vers la pomme.
La disposition des tentures rompt la ligne de la lumière, donnant une impression de
désordre à la composition.
5. Le spectateur se trouve à l’intérieur de la chambre ; il assiste à une scène intime qu’il
n’aurait pas dû voir. Il est donc voyeur, ce qui peut susciter son intérêt ou sa gêne, selon
sa sensibilité.
6. Une fois de plus, on pourra laisser les élèves débattre, s’ils justifient leur réponse
à partir de ce qu’ils ont pu analyser dans les questions précédentes. Cependant, la
connaissance de l’ensemble de l’œuvre de Fragonard laisse à penser que le libertinage
n’est pas condamné par le peintre. On peut se reporter, par exemple, aux Curieuses,


tableau exposé également au Louvre, qui met en scène deux jeunes filles espionnant le
spectateur à travers les tentures d’un lit et montrant leurs seins : Fragonard ne semble
pas vouloir condamner la liberté de mœurs, qu’il représente dans de nombreuses toiles.
7. Le Verrou est un titre plus mystérieux que Le Viol. Cependant, ce n’est pas Fragonard
qui a choisi ce titre puisque ce n’était pas au peintre que revenait ce choix à cette
époque. Il connote l’enfermement et donc un espace intime auquel le spectateur ne
devrait pas avoir accès. Enfin, le verrou est un objet cylindrique coulissant, qui peut
symboliser l’acte sexuel.

Séquence 1
Le personnage de roman aux xviie et xviiie siècles : modèle ou contre-modèle ?
P a r co u r s d e l e c t u r e

Les Liaisons dangereuses (1782),


Merteuil et Valmont :
des héros condamnables ?
B i b l i o g r a p h i e
Autres récits libertins
– Crébillon, Le Sopha, 1745.
– Crébillon fils, La Nuit et le moment, 1754.
– Dominique Vivant Denon, Point de lendemain, 1777.

F i l m o g r a p h i e
– Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses, 1988.
– Josée Dayan, Les Liaisons dangereuses, 2003.
– Roger Crumble, Cruel Intentions, 1999.

Extrait 1
Un duo immoral (pages 241-242)
➔➔ Objectifs
Analyser comment Laclos met en place son intrigue dès cette deuxième lettre et
comprendre la complexité du personnage de Mme de Merteuil.

➔➔ Présentation du texte
La lettre II est la première lettre de Mme de Merteuil. En une page seulement, Laclos


parvient à dresser le portrait de son héroïne, qui tranche avec la niaiserie de Cécile de
Volanges dans la lettre I et à annoncer une intrigue complexe. Ce texte permet de faire
comprendre aux élèves qu’un personnage immoral peut être souvent plus intéressant et
complexe qu’un personnage aux mœurs irréprochables. On peut ainsi poser une problé-
matique plus large sur le personnage de roman : doit-il être un modèle pour le lecteur ?

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Les élèves peuvent émettre différentes hypothèses : Mme de Merteuil et M. de
Valmont pourraient être amis, amants, membres de la même famille (en réalité, on
comprend qu’ils ont été autrefois amants en lisant la première partie de la lettre, qui
n’apparaît pas dans le manuel). On pourra leur rappeler que le vouvoiement, parmi les
aristocrates, était une marque de politesse respectée par des personnes très proches
l’une de l’autre. D’après cet extrait, on comprend d’ailleurs que Mme de Merteuil et
M. de Valmont sont complices. Mais Mme de Merteuil fait aussi preuve d’autorité
puisqu’elle donne des ordres à M. de Valmont (« J’exige », l. 30).
b. Aux lignes 1 à 8, Mme de Merteuil s’adresse à M. de Valmont comme s’il était
présent ; la lettre prend alors la forme d’un étrange dialogue, dans lequel Mme de
Merteuil ne laisserait pas le temps à son interlocuteur de lui répondre : « Vous ne
devinez pas encore ? oh ! l’esprit lourd ! » (l. 5).
c. Le pronom « cela » désigne habituellement un objet inanimé, mais ici, il désigne
Cécile. Il a donc une connotation péjorative et sous-entend que la jeune femme peut
être facilement manipulée car elle n’a pas de volonté propre.

Lecture analytique
Une lettre d’exposition
1. Le lieu (« au Château de … ») et la date (« Paris, ce 4 août 17** ») sont indiqués car
cela fait partie des conventions de la lettre. Ces indications ont également pour fonction
de d’ancrer la lettre dans un contexte réel et contemporain de la rédaction du roman.
En effet, Laclos prétend dans sa préface que ces lettres sont authentiques. Si le nom
du château et l’année ne sont pas précisés, c’est pour donner l’impression que l’on
veut protéger l’anonymat de Mme de Merteuil (qui porterait alors un autre nom dans
la réalité), ce qui donne également envie de lire ces lettres, si sulfureuses qu’elles ne
devraient pas être publiées. Les contemporains de Laclos ont ainsi pu lire Les Liaisons
dangereuses comme un roman à clés.
2. Voir le schéma page suivante.
3. On peut deviner que M. de Valmont va séduire Cécile de Volanges avant son mariage
avec Gercourt, faisant de celui-ci un « sot » (l. 16), c’est-à-dire un cocu. Les élèves
peuvent imaginer les rivalités qui vont naître entre les personnages. On peut égale-
ment se demander si Valmont va accepter sa mission, s’il va la réussir, etc. Certains
élèves émettront peut-être l’hypothèse d’un amour possible entre Cécile et Valmont
ou entre Mme de Merteuil et Valmont, ce qui n’est pas impossible à la simple lecture
de cette lettre.


Le chevalier

amants complices
et anciens
cousines amants
Mme de Volanges Mme de Merteuil Valmont

anciens anciens
mère de rivaux
amants amants

futurs anciens
époux amants
Cécile Gercourt L’intendante

Une tentative de persuasion


4. Mme de Merteuil fait preuve d’une grande autorité à l’égard de son complice. Le faux
dialogue qu’elle invente aux lignes 1 à 8 a pour fonction de ridiculiser M. de Valmont,
incapable de répondre à Mme de Merteuil, qui le traite d’« esprit lourd » (l. 5). Elle emploie
aussi un verbe à l’impératif (« Prouvons-lui », l. 16) et un verbe de volonté (« J’exige »,
l. 30), pour exprimer cette autorité. Elle utilise également des phrases très affirmatives,
au futur de l’indicatif : elle est certaine que M. de Valmont suivra ses instructions : « À huit
heures je vous rendrai votre liberté et vous reviendrez à dix » (l. 34-35).
5. Le premier argument de Mme de Merteuil repose sur leur histoire commune : on
comprend que Gercourt a été l’ancien amant de Mme de Merteuil et qu’il l’a quittée
pour l’intendante, la maîtresse de M. de Valmont (l. 5-6). Ainsi, elle souligne la trahi-
son dont ils ont été tous les deux victimes pour que M. de Valmont soit solidaire de
son plan. Mme de Merteuil se sert ainsi de l’amour-propre de Valmont. Son second
argument est la beauté et la jeunesse de Cécile de Volanges, que M. de Valmont doit
séduire : « elle est vraiment jolie ; cela n’a que quinze ans » (l. 23). Mme de Merteuil
parvient même à renverser la situation en affirmant que c’est à M. de Valmont de la
« remercier » (l. 27-28) de lui offrir une telle proie.
6. Mme de Merteuil, bien qu’autoritaire, rappelle à M. de Valmont, pour le persuader,
la complicité qui les lie. Elle emploie, par exemple, la première personne du pluriel :
« Prouvons-lui » (l. 16), « nous nous amuserions » (l. 18). Mais elle tente également
d’éveiller sa jalousie, en parlant du « régnant chevalier » (l. 32), son amant actuel, tout
en flattant M. de Valmont, en affirmant sa supériorité intellectuelle sur le chevalier, qui
« n’a pas assez de tête pour une aussi grande affaire » (l. 32-33).
Une philosophie libertine
7. Le verbe « former » dénote l’idée d’une éducation, d’un apprentissage. Concrètement,
M. de Valmont doit avoir un rapport sexuel avec Cécile de Volanges, qui ne sera plus vierge
avant le mariage. Mais ce verbe indique qu’il doit lui transmettre un enseignement liber-
tin, afin de la pervertir durablement.


8. Dès sa première lettre, Mme de Merteuil fait preuve d’une perversité effrayante et
fascinante. C’est une manipulatrice, qui connaît parfaitement les ressorts faisant agir les
hommes ; elle prend plaisir à montrer son autorité à M. de Valmont, à le traiter d’« esprit
lourd » (l. 5) tout en lui demandant un service important. Ce plan implique de pervertir
une innocente, qui n’a aucune responsabilité dans la trahison du comte de Gercourt. Mme
de Merteuil espère tirer un plaisir de la publicité de cette affaire. Le lecteur comprend
donc, dès le début du roman, que Mme de Merteuil est un personnage pervers et dange-
reux, mais certainement le plus intelligent du roman.

Vers le bac
Le commentaire
La lettre II des Liaisons dangereuses permet de deviner en partie la nature des rapports
qui lient Mme de Merteuil et M. de Valmont. Choderlos de Laclos parvient à nouer,
dans cette lettre d’exposition, l’intrigue principale dans laquelle sont pris ces deux
libertins. Tout d’abord, le lecteur apprend qu’ils partagent un passé commun et qu’ils
ont été trahis par le comte de Gercourt, dont ils veulent se venger. « Lui avez-vous donc
pardonné l’aventure de l’intendante ? » demande Mme de Merteuil aux lignes 5-6 : on
comprend que l’intendante était la maîtresse de M.  de Valmont et Gercourt l’amant
de Mme de Merteuil. Ce passé commun poussent les deux personnages à s’unir.
Cependant, Mme de Merteuil affirme sa supériorité sur son allié : elle lui parle comme
s’il était son serviteur. Le faux dialogue qu’elle invente aux lignes 1 à 8 a pour fonction
de ridiculiser M. de Valmont, incapable de répondre à Mme de Merteuil, qui le traite
d’« esprit lourd » (l. 5). Elle emploie aussi un verbe à l’impératif (« Prouvons-lui », l. 16)
et un verbe de volonté (« J’exige », l. 30), pour exprimer cette autorité. Elle emploie
également des phrases très affirmatives, au futur de l’indicatif : elle est certaine que
M. de Valmont suivra ses instructions : « À huit heures je vous rendrai votre liberté et
vous reviendrez à dix » (l. 34-35). Le lecteur peut deviner qu’autre chose lie les deux
personnages. En effet, l’allusion au « régnant chevalier » (l. 32), l’amant de Mme de
Merteuil, a pour but d’éveiller la jalousie de M. de Valmont, qui est en réalité lui aussi
un ancien amant de Mme de Merteuil. On peut donc supposer que cette alliance ne se
fera pas sans problèmes et que le passé des deux libertins risque de nuire au plan de
Mme de Merteuil.

Texte complémentaire
Un avertissement moral ? (page 243)
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782)

➔➔ Objectif
Réfléchir au rapport entre roman et réalité et à la fonction morale du genre.

➔➔ Présentation du texte
Comme dans de très nombreux romans des xviie et xviiie siècles, Choderlos de Laclos, dans
sa préface, présente son récit comme un recueil de lettres authentiques afin de donner
l’illusion de la vérité. Mais dans le même temps, il se fait passer pour l’éditeur, affirmant


que ces lettres sont fausses car trop immorales. Cette contradiction est retorse et les
lecteurs du xviiie siècle se sont demandé lequel des deux textes croire. Choderlos de Laclos
s’amuse ainsi à troubler la réception de son œuvre et rend son interprétation ambiguë.

➔➔ Réponses aux questions


1. La thèse principale de cet avertissement est que ces lettres sont fausses et qu’il s’agit
d’un « roman ». Le premier argument en faveur de cette thèse est le comportement beau-
coup trop immoral des personnages, qui va à l’encontre de la vraisemblance (l. 5 à 9). En
effet, le siècle des Lumières prétend avoir éclairé les hommes et les avoir rendus bons : il
est donc impossible que cette histoire ait lieu en France au xviiie siècle (l. 9 à 11). De plus,
ce qui arrive aux personnages ne se serait jamais produit dans la réalité : « nous ne voyons
point aujourd’hui de demoiselle, avec soixante mille livres de rente, se faire religieuse, ni
de présidente, jeune et jolie, mourir de chagrin » (l. 22 à 24). Il s’agit évidemment de ce
qui arrivera à Cécile de Volanges et à Mme de Tourvel à la fin du roman. L’éditeur reproche
donc à l’auteur de mentir et d’inventer des situations improbables pour ses personnages.
2. Laclos écrit cet avertissement en se faisant passer pour l’éditeur afin de tromper son
lecteur et de le perdre. Les arguments de l’éditeur sont naïfs puisqu’il affirme que le
siècle des Lumières a mis fin à l’immoralité des hommes. Il n’est donc pas crédible. Le
lecteur croira alors plus volontiers la préface du rédacteur, dans laquelle il affirme que
ces lettres sont authentiques.
3. Cet avertissement peut être lu comme un jeu. Un lecteur averti, habitué à lire des
romans, sait que les romanciers aiment faire croire que leurs romans ne sont pas
des fictions, sans avoir besoin qu’un éditeur le leur apprenne. De plus, l’éditeur se
contredit en publiant ces lettres immorales et en les condamnant. Le lecteur peut donc
comprendre que Laclos joue avec les codes romanesques de son époque.

Extrait 2
Un libertin cynique (pages 244-245)
➔➔ Objectif
Analyser comment M. de Valmont défie Mme de Merteuil en refusant les termes de
son pacte.

➔➔ Présentation du texte
La lettre IV est la réponse de M. de Valmont à la lettre II de Mme de Merteuil. L’étude de
ces deux lettres d’ouverture permet de comprendre la nature de leur relation perverse.
Valmont tient tête à Mme de Merteuil, ce qui invite à relativiser l’autorité qu’elle affec-
tait dans la lettre II. Valmont, comme Mme de Merteuil, est un être orgueilleux : la
mission qu’il s’impose a pour objectif initial de le faire valoir auprès de sa complice.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Valmont emploie d’abord la métaphore de la guerre pour parler des jeux de la séduc-
tion. « Conquérir est notre destin », affirme-t-il (l. 8). Puis il compare le libertinage à


une religion, à une « foi » (l. 12). Mme de Merteuil et Valmont cherchent à faire des
prosélytes (l. 14). Le vicomte va jusqu’à comparer la marquise à une « Patronne » (l. 16),
c’est-à-dire une sainte. Il s’inspire certainement des paroles de Mme de Tourvel, la
femme dévote qu’il veut pervertir. Valmont est donc irrévérencieux envers la religion :
on peut rappeler aux élèves que le libertinage est d’abord une philosophie proche de
l’athéisme avant de désigner les jeux de l’amour.
2. Le ton de la lettre est très ironique. Les termes « charmants » (l. 1) et « aimable »
(l. 2) sont des antiphrases puisqu’ils qualifient l’autorité orgueilleuse de Mme de
Merteuil. Cette interprétation est confirmée par l’oxymore « chérir le despotisme » (l. 2).
De plus, Valmont a recours à des hyperboles également ironiques, comme lorsqu’il
appelle Mme de Merteuil « ma très belle Marquise » (l. 10). La comparaison de Mme
de Merteuil à une sainte qui prêcherait la foi est ironique et blasphématoire puisque
la religion dont il s’agit est le libertinage. Le mot « Patronne » (l. 16), qui connote la
sainteté, peut aussi rappeler l’autorité de Mme de Merteuil à laquelle Valmont refuse
de se soumettre. Cette rhétorique nous donne des informations sur la personnalité de
Valmont : homme intelligent, sûr de lui, il manie le sarcasme et l’ironie et sait contrôler
son langage, malgré les injonctions peu aimables de la lettre de Mme de Merteuil.
3. Valmont cherche à irriter Mme de Merteuil, en blessant son amour-propre. En effet,
il se moque d’elle et lui désobéit. Il cherche à susciter sa jalousie : il lui annonce qu’il
veut séduire une autre femme que Cécile de Volanges. Or, en agissant ainsi, il échappe
à l’emprise de Mme de Merteuil, dont l’autorité est bafouée.
4. Ce texte renverse les valeurs car le libertinage est présenté comme une religion qui doit
s’étendre par la conversion de nouveaux croyants. La morale chrétienne est donc subver-
tie. On peut noter l’expression blasphématoire « ce Dieu-là » (l. 15), qui désigne le liber-
tinage. Valmont apparaît comme un impie, qui se moque des interdits du christianisme.
5. Le lecteur peut condamner le cynisme, l’irrévérence et l’immoralité du vicomte.
Cependant, son intelligence et son ironie peuvent susciter l’admiration. Valmont
comme Mme de Merteuil sont des personnages beaucoup plus intéressants que leurs
victimes.
6. Le lecteur prend conscience, dans cette lettre, de la rivalité grandissante entre les
deux libertins. Le vicomte échappe à la volonté de la marquise et souhaite imposer à
leur jeu pervers ses propres conditions. On peut également deviner, derrière l’ironie et
les sarcasmes à propos de Mme de Tourvel, que Valmont pourrait être dépassé par son
plan et s’éprendre de cette dévote. En effet, la foi de Mme de Tourvel est un obstacle
qui la rend inaccessible et peut exacerber le désir ou les sentiments, du vicomte à son
égard.

Proposition de plan
I. Une lettre de refus
A. Le rejet de l’autorité de Mme de Merteuil
B. Une lettre sarcastique à l’égard de la marquise
II. Une éthique libertine
A. Un plan pervers
B. Le libertinage, une nouvelle religion


III. Un personnage ambivalent
A. Un personnage condamnable
B. Un personnage admirable

Texte complémentaire
Une lettre d’adieu (pages 245-246)
Gabriel de Guilleragues, Lettres portugaises (1669)

➔➔ Objectifs
Analyser l’expression de la déception amoureuse et étudier le portrait de l’amant qui se
dessine en creux dans cette lettre.

➔➔ Présentation du texte
Jusqu’au début du xxe siècle, on a attribué la rédaction des Lettres portugaises à Mariana
Alcoforado, une religieuse portugaise. Le destinataire supposé de cette correspondance
était le marquis de Chamilly, artistocrate français qui aurait aidé le Portugal dans sa
lutte contre l’Espagne pour l’indépendance. Guilleragues était alors présenté comme
le simple traducteur de ces textes, l’éditeur, Claude Barbin, affirmant que les originaux
avaient été perdus. L’étude de cette lettre permet de faire comprendre aux élèves que
Laclos n’est pas le premier à prétendre que le texte qu’il publie est authentique.

➔➔ Réponses aux questions


1. La religieuse reproche à son amant son « mépris » (l. 2), son « indifférence » (l. 5), ses
« impertinentes protestations d’amitié et les civilités ridicules de [sa] dernière lettre »
(l. 5-6) ainsi que sa « bonne foi » (l. 11) : elle lui reproche donc de lui avoir affirmé avec
respect qu’il ne l’aimait pas alors qu’elle lui avait avoué sa passion.
2. Au début du texte, la religieuse exprime son affliction, son regret et son chagrin,
comme le montre l’interjection « Hélas ! » (l. 2). Progressivement, le ton devient plus
véhément et c’est la colère et le désespoir qui semblent motiver ses paroles : « je suis
encore assez folle pour être au désespoir » (l. 9), « Je déteste votre bonne foi » (l. 11).
Les nombreuses phrases interrogatives des lignes 11 à 15 soulignent son indignation.
Puis cette colère semble retomber et la tristesse l’emporte de nouveau : on retrouve
d’ailleurs l’interjection « hélas ! » à la ligne 32.
3. La religieuse use d’une fine rhétorique pour persuader et émouvoir son amant : après
lui avoir fait des reproches véhéments, avoir affirmé qu’il était « indigne de tous [s]es
sentiments » (l. 16) et qualifié ses qualités de « méchantes » (l. 17), elle change soudain
de ton, ce que montre l’adverbe « Cependant » (l. 17). La religieuse a alors recours à
plusieurs procédés pour émouvoir son amant. Elle oppose d’abord l’expression hyperbo-
lique « tout ce que j’ai fait » (l. 17) aux « quelques petits égards » (l. 18) qu’elle réclame à
son destinataire, pour souligner le déséquilibre de leur relation. Elle le supplie ensuite,
avec le verbe « conjure[r] » (l. 19), puis lui donne des ordres à l’impératif : « Ne vous
mêlez donc point » (l. 23), « ne troublez pas » (l. 26), « Ne m’ôtez point » (l. 28). Elle
essaie ensuite de susciter sa jalousie, en parlant d’un « amant plus fidèle et mieux
fait » (l. 32) ; mais elle écarte aussitôt cette possibilité, dans des phrases exclamatives


et interrogatives, qui visent à susciter la pitié de son lecteur : « mais hélas ! qui pourra
me donner de l’amour ? La passion d’un autre m’occupera-t-elle ? » (l. 32-33). Cette
démarche est paradoxale car elle hésite entre le rejet, la colère et la supplication ; elle
lui demande de ne plus lui écrire, mais se plaint que personne ne pourra l’aimer.
4. La religieuse accuse son amant d’indifférence, mais aussi de « bonne foi » (l. 11) : elle
l’accuse de lui avoir dit la vérité à propos de la nature de ses sentiments. Ainsi, on peut
supposer que cet homme est honnête, contrairement à Valmont, qui manipule Mme
de Tourvel. Cependant, la religieuse éprouve une passion interdite pour cet homme : on
peut donc également supposer qu’il l’a séduite sans éprouver d’amour pour elle et sans
se soucier des conséquences, auquel cas il serait plus proche de Valmont.
5. La religieuse de Guilleragues présente la passion comme un état douloureux d’afflic-
tion. L’idée de prendre un autre amant est impossible. Au contraire, pour Valmont, la
séduction est un jeu cruel mais plaisant pour celui qui en maîtrise les règles. Dans les
deux cas, la femme est la victime et l’homme le bourreau.

Extrait 3
Une héroïne de la dissimulation (pages 246-247)
➔➔ Objectifs
Analyser la critique sociale présente dans le texte et comprendre la complexité du
personnage de Mme de Merteuil, à la fois coupable et victime de son sort.

➔➔ Présentation du texte
La lettre LXXXI permet de comprendre ce qui anime Mme de Merteuil depuis son
enfance. Ce personnage devient plus complexe et peut-être plus touchant puisqu’il a
su, à la différence de Cécile de Volanges, s’émanciper de la place que la société lui impo-
sait. On peut donc lire cette lettre comme un manifeste sur la condition féminine. On
pourra rappeler aux élèves que Laclos avait rédigé un traité sur l’éducation des jeunes
filles, dans lequel il exposait des thèses très libérales pour l’époque, demandant que
l’éducation soit la même pour les deux sexes.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La démarche de Mme de Merteuil peut faire penser à celle d’une comédienne. On
pourra expliquer aux élèves que le mot « hypocrite » vient du grec hypokrites qui désigne
l’acteur.
b. Les adjectifs « hypocrite », « manipulatrice », mais également « libre », « émancipée »,
« intelligente », « mûre », « lucide » pourraient qualifier Mme de Merteuil.
c. Le pronom « on » désigne l’entourage de Mme de Merteuil, la société qu’elle fréquen-
tait pendant son adolescence ; sa famille ou les personnes chargées de son éducation,
par exemple. Le pronom indéfini a pour avantage de ne désigner personne en parti-
culier : il a donc une valeur générale et fait allusion implicitement à l’ensemble de la
société du xviiie siècle.


Lecture analytique
La création d’un masque
1. Mme de Merteuil cherche à cacher son intelligence. Elle ne veut pas qu’on
comprenne ce qu’elle observe, elle est « forcée souvent de cacher les objets de [s]on
attention » (l. 9-10). Elle veut aussi dissimuler ses sentiments et ses émotions : d’abord
le « chagrin » (l. 15), puis la « joie » (l. 20). Ainsi, elle pense échapper au contrôle que la
société exerce sur les jeunes filles.
2. On peut relever : « je m’étudiais » (l. 16), « me causer » (l. 17), « Je me suis travaillée »
(l. 18), « je m’indignais » (l. 23), « me laisser pénétrer » (l. 26), « je m’amusais » (l. 26),
« me montrer » (l. 27), « je ne me trouvais » (l. 40). La plupart de ces verbes désignent
la transformation que Mme de Merteuil s’impose et qu’elle ne doit à personne d’autre,
d’où le nombre important de formes pronominales.
3. La « science » de Mme de Merteuil lui permet de mieux comprendre les autres sans
dévoiler ses propres intentions ou faiblesses. Ainsi, elle est armée pour affronter les
hommes, qui se servent de leur ascendant pour imposer un état de minorité aux
femmes. Mme de Merteuil avançant masquée, son ennemi ne peut pas se douter de
ses intentions ; ceci lui permet de manipuler plus facilement autrui.
Puissance et faiblesse de l’héroïne
4. Mme de Merteuil tire une forme d’orgueil de son intelligence ; elle emploie des
termes mélioratifs pour parler d’elle : « j’ai su en profiter » (l. 3), « Cette utile curiosité »
(l. 8), « ce regard distrait que […] vous avez loué » (l. 12-13), « j’ai su prendre » (l. 20),
« j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant » (l. 35). Son éloge est renforcé par les comparaisons
avec le reste de la société, aux lignes 4 à 7 et 38 à 40.
5. Le mot « science » connote les idées de technique et de connaissance, mais aussi de
maîtrise ; en sachant contrôler ses émotions, Mme de Merteuil assure son emprise sur
son entourage, notamment ses amants.
6. La démarche de Mme de Merteuil est paradoxale : en effet, il s’agit d’une sorte d’aveu
ou de confession puisque la marquise explique à son rival les origines de sa force. Mais
ainsi, elle se dévoile et quitte son masque, ce qui confère un avantage au vicomte, qui
pourrait s’en servir contre elle. On peut supposer que Mme de Merteuil fait cet aveu
par orgueil afin d’impressionner son adversaire. Mais peut-être est-ce aussi une forme
de faiblesse puisqu’elle avoue dans cette lettre sa solitude : elle ne peut faire confiance
à personne.
Une condamnation indirecte
7. Le lecteur peut condamner l’hypocrisie et l’orgueil de la marquise, qui met son intel-
ligence au service de son immoralité. Cependant, elle est victime de la place accordée
aux femmes à son époque : le succès de son émancipation peut susciter l’admiration. On
peut aussi comparer Mme de Merteuil à une héroïne tragique, qui cherche à échapper
à un destin qu’on lui impose et qui est à la fois coupable et innocente, inspirant crainte
et pitié.
8. La femme au xviiie siècle est réduite à un état de minorité. On lui tient des discours
l’empêchant de s’émanciper et on lui cache ce qui lui permettrait de prendre conscience
de sa position d’infériorité (l. 4 à 7). Si Mme de Merteuil est devenue la femme qu’elle


est, c’est en partie à cause de la société dans laquelle elle a grandi. Ainsi, derrière la
critique du libertinage, Laclos dénonce-t-il le fonctionnement de la société dans son
ensemble.

Extrait 4
Une fin moralisatrice ? (page 248-249)
➔➔ Objectif
Comprendre l’ambiguïté de la morale du roman.

➔➔ Présentation du texte
La fin des Liaisons dangereuses est ouverte : en effet, si la plupart des personnages ont
connu une fin tragique, Mme de Merteuil échappe à sa condamnation et disparaît. On
peut donc se demander pourquoi Laclos a décidé de ne pas condamner plus clairement
cette libertine. De plus, le ton et les critiques de Mme de Volanges rendent la mère de
Cécile peu sympathique.
Peut-être que Laclos ne dénonce pas tant la conduite immorale de ses personnages que
l’hypocrisie sociale qui gouverne la société du xviiie siècle et dont se sont joués Mme de
Merteuil et le vicomte de Valmont.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le registre de cette dernière lettre est beaucoup plus grave que celles proposées dans
le parcours de lecture. Ce qui n’était qu’un jeu pervers pour Mme de Merteuil et M. de
Valmont a eu des conséquences tragiques : Mme de Tourvel est morte de chagrin, le
marquis de Valmont a été tué en duel par Danceny, qui a publié les lettres de Mme de
Merteuil et Cécile, enceinte de Valmont, a fait une fausse couche.
b. Mme de Volanges est un personnage secondaire du roman, il est donc étonnant de lui
donner le dernier mot. C’est en réalité une manière de montrer au lecteur que tous les
personnages s’étant engagés dans une liaison dangereuse ont connu une fin tragique.
c. La petite vérole est l’ancien nom de la variole, maladie de peau extrêmement grave
qui provoque des lésions irréversibles et parfois la mort. C’est une maladie très conta-
gieuse, transmise par la respiration ou le contact cutané. Cette maladie a été éradiquée
au xxe siècle grâce à la vaccination.

Lecture analytique
Un sombre dénouement
1. La déchéance de la marquise est d’abord physique : atteinte de la petite vérole,
elle est défigurée et a perdu un œil (l. 5-6). Elle est également financière : elle a perdu
son procès (l. 14) et donc sa fortune (l. 16-17). Enfin, sa déchéance est sociale : elle est
contrainte à la fuite (l. 18 à 20) et est la risée de tous (l. 9 à 12). Il s’agit d’un renver-
sement ironiquement cruel puisque Mme de Merteuil souhaitait, dans la lettre II, que
Gercourt devienne « la fable de Paris » (p. 241, l. 21).


2. Aucun personnage ne sort indemne de ce dénouement : M. de Valmont et Mme de
Tourvel sont morts, Danceny s’exile à Malte, Cécile entre dans les ordres. Laclos offre
donc une vision sombre de l’humanité : en effet, aucun de ces personnages n’est tota-
lement innocent ou totalement coupable, mais tous ont fauté. L’auteur porte ainsi un
jugement très pessimiste sur la condition humaine.
Une condamnation morale
3. Mme de Volanges emploie des hyperboles pour décrire la laideur de Mme de Merteuil,
qui est « affreusement défigurée » (l. 5-6) et « vraiment hideuse » (l. 7-8). L’ajout d’adverbes
d’intensité à des termes déjà hyperboliques est une forme d’exagération.
4. Les « importantes vérités » dont parle Mme de Volanges représentent la connaissance
qu’il faut avoir du monde pour évoluer dans la société sans ternir son honneur. Mme
de Volanges prétend donc détenir une vérité morale qui s’oppose au comportement
immoral des deux libertins.
Tout d’abord, elle appelle Mme de Rosemonde sa « digne amie » (l. 2) : ainsi, ces deux
femmes sont à l’opposé des deux libertins. Elle veut aussi sembler généreuse puisqu’elle
offre de payer une partie des dettes de sa cousine (l. 27 à 29). Elle qualifie cet acte de
« sacrifice » (l. 32), terme qui connote une forme de sainteté et de pureté morale de la
part de la mère de Cécile. Elle veut par là se distinguer du reste du monde, aux « mœurs
inconséquentes » (l. 50).
5. Le mot « liaisons » désigne à la fois les relations amoureuses ou libertines et la corres-
pondance par lettres. Dans les deux sens, l’adjectif « dangereuses » est justifié : les liber-
tins sont piégés par leur propre jeu et ce sont les lettres que Valmont donne à Danceny
qui révèlent au monde leurs agissements.
Une fin ambiguë
6. On pourrait résumer la morale de cette lettre ainsi : les hommes sont trop faibles pour
adopter une conduite morale qui les préserverait du malheur.
7. On relève les occurrences suivantes du pronom indéfini « on » : « on m’a dit » (l. 7),
« On croit » (l. 21), « On dit » (l. 34). On ne sait donc pas de qui Mme de Volanges tient
ses informations. Elle fait circuler des rumeurs, ce qui laisse un doute à propos du sort
de Mme de Merteuil.
8. Le Marquis de *** aime dire des méchancetés et tout le monde trouve que ses paroles
à propos de Mme de Merteuil sont justes. La société dans son ensemble semble donc
condamnable car elle se réjouit par méchanceté du malheur d’autrui.
9. La grande vérole est la syphilis, une maladie vénérienne. Or, la petite vérole, la
variole, n’est pas une maladie vénérienne. On peut s’interroger sur ce choix : en effet,
il n’aurait pas été étonnant que Mme de Merteuil, qui a eu de nombreux amants,
soit frappée d’une maladie sexuellement transmissible. Or, si Laclos a fait un autre
choix, c’est peut-être parce que la cible de son blâme n’est pas la liberté des mœurs.
La vérole est une maladie qui défigure : Mme de Merteuil perd donc le masque qu’elle
avait élaboré et qui lui permettait de dissimuler ses pensées et ses émotions. De plus,
elle perd un œil ; or, dans la lettre LXXXI (p. 246), elle explique que c’est l’observation
qui lui a permis de devenir ce qu’elle est. Laclos semble donc condamner davantage
l’hypocrisie sociale que le libertinage.


Vers le bac
La dissertation
Plus que dans les autres genres littéraires, le lecteur peut être amené à s’identifier au
personnage de roman, qui peut alors devenir un modèle. C’est pour cela que la ques-
tion de la moralité des personnages se pose : les personnages d’un roman peuvent-ils
être immoraux ? Le lecteur s’identifiera-t-il à eux ? Faut-il lui offrir des modèles ou des
contre-modèles ? À l’origine, les personnages principaux des romans médiévaux sont
des chevaliers vaillants aux grandes qualités morales. Ce sont donc des héros que l’on
peut souhaiter imiter. On peut citer, par exemple, Lancelot, le personnage de Chrétien
de Troyes (p. 501). Au xviie siècle, le roman peut aussi avoir pour but de transmettre un
enseignement moral au lecteur : la princesse de Clèves est une femme si vertueuse
qu’elle ne peut qu’être admirée (p. 232-233). Cependant, un lecteur peut aussi chercher
dans un roman des contre-modèles, des personnages aux valeurs méprisables, que l’on
ne voudra pas imiter : Mme de Merteuil et Valmont, mais aussi Saccard dans L’Argent
de Zola (p. 267-268). Il s’agit donc d’une autre manière de transmettre un message
moral. Cependant, un lecteur peut aussi rejeter un roman trop didactique : on préfère
généralement les personnages plus complexes, avec des failles car ils sont un reflet
plus proche de l’homme. C’est le cas, par exemple, de Tchen dans La Condition humaine
(p. 305-306) : c’est un assassin, mais il se bat pour un idéal ; cependant, il doute du
bien-fondé de ses actes. Enfin, certains romanciers considèrent que la morale n’a pas sa
place dans un roman car elle offre une vision réductrice de l’homme. Les personnages de
L’Amour de Duras (p. 298-299) ne sont ainsi pas porteurs d’un message moral : l’auteur
préfère étudier le rapport entre la réalité et la conscience humaine plutôt que de limiter
l’étude de l’homme à ses choix moraux.


Séquence 2
Les chimères et la réalité, du romantisme au début du xxe siècle
Corpus de textes A

L’insatisfaction romantique
et la fuite du monde
B i b l i o g r a p h i e
Textes critiques
– Michel Condé, La Genèse sociale de l’individualisme romantique, Niemeyer (Mimesis), 1989.
Les deux premiers chapitres de cet ouvrage sont disponibles gratuitement en PDF sur le site :
http://users.skynet.be/conde.michel/Romantisme_1_2.pdf
– Mario Praz, La Chair, la Mort et le Diable : Le romantisme noir, Gallimard/Tel, 1998.
Autres œuvres romantiques sur ce thème
– Johann Wolfgang von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, 1787.
– René de Chateaubriand, René, 1802.
– Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831.
– Alfred de Vigny, Chatterton, 1835.

F i l m o g r a p h i e
Films sur le thème du rêve et de l’imagination, interrogeant le rapport entre la réalité
et les chimères.
– Michel Gondry, La Science des rêves, 2006. Stéphane est un homme timide qui fuit la
monotonie de son existence en se réfugiant dans les rêves. Il fait la rencontre d’une voisine,
Stéphanie, séduite par la folie douce de ce personnage.
– Tim Burton, Big Fish, 2003. Edward Bloom a toujours menti pour embellir sa vie. Il raconte
ainsi avoir péché un énorme poisson à l’aide de son alliance, le jour de la naissance de son
fils. Ses mensonges l’éloignent de son fils, agacé par l’excentricité de son père, jusqu’au
jour où celui-ci est hospitalisé dans un état grave et veut lui transmettre l’amour des contes
imaginaires.

Texte 1
La fuite loin des hommes (pages 254-255)
Étienne Pivert de Senancour, Oberman (1804)

➔➔ Objectif
Comprendre que la fuite du monde ne permet jamais une satisfaction complète.

➔➔ Présentation du texte
Senancour fait partie des premiers écrivains romantiques français. C’est un admirateur
de Rousseau et l’on retrouve dans Oberman l’influence du philosophe (voir l’extrait des
Rêveries du promeneur solitaire en texte complémentaire, p. 256). Le personnage principal


est peut-être un double fictif de l’auteur, qui s’est toujours senti incompris par ses proches
et la société en général. L’extrait choisi permet d’illustrer le rapport entre la solitude et la
nature et de réviser des notions vues en Seconde lors de l’étude de la poésie romantique.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le registre de ce texte est principalement lyrique puisque le narrateur exprime des
sentiments personnels. On peut justifier cette réponse en soulignant le nombre très
important de marques de la première personne du singulier et en relevant les mots
appartenant au lexique des sentiments : « j’éprouvais un sentiment de paix, de liberté,
de joie sauvage » (l. 17-18), « je rentrais toujours triste » (l. 21), « j’aimais » (l. 25, 26, 27).
Les phrases averbales et exclamatives sont également caractéristiques de ce registre :
« Temps perdus et qu’on ne saurait oublier ! Illusion trop vaine d’une sensibilité expan-
sive ! » (l. 37-38).
b. La lettre est un genre qui relève de l’intimité ; elle est donc propice à la confidence
ou à l’épanchement des sentiments.

Lecture analytique
La communion avec la nature
1. La phrase est structurée par un oxymore et une antithèse. En effet, « Je m’ennuyais
en jouissant » associe deux verbes sémantiquement opposés : c’est donc un oxymore
qui exprime un état d’esprit paradoxal, une mélancolie inexplicable. De plus, l’adjectif
« triste » est opposé au verbe « jouir » : c’est une antithèse. Syntaxiquement, la jouis-
sance est donc prise entre deux mots exprimant le mal-être du personnage.
2. Le premier verbe d’action est « allai » (l. 7). On relève ensuite « parcourus » (l. 10), « m’y
égarais » (l. 10-11), « atteignais » (l. 12-13), « retournais » (l. 14), « m’enfonçais » (l. 15),
« gravissais » (l. 22), « m’arrêtais » (l. 30). Quant aux verbes exprimant des sentiments,
on peut relever : « éprouvai » (l. 7-8), « désirai » (l. 9), « éprouvais » (l. 17), « m’ennuyais »
(l. 20), « regrettais » (l. 24), « aimais » (l. 25, 26, 27), « aime » (l. 33, 34). L’alternance de ces
deux types de verbes montre que les sentiments du poète sont liés à ses promenades et
évoluent en fonction de ce que le personnage découvre.
3. Les sentiments du personnage sont en accord avec la nature qui l’entoure. En effet, il
ne croise aucun homme dans cette forêt et éprouve « un sentiment de paix, de liberté,
de joie sauvage » (l. 17-18). Or, l’adjectif « sauvage » relève du champ lexical de la nature
et non de celui des sentiments : le décor, influe donc sur ce que ressent Oberman. C’est
ce qu’il appelle le « pouvoir de la nature sentie pour la première fois » (l. 18). La mélan-
colie d’Oberman se retrouve aussi dans son goût pour les lieux sombres : « J’aimais
les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais » (l. 25). Enfin, il se reconnaît dans le
bouleau, « arbre solitaire » (l. 32) comme lui.
L’exaltation d’Oberman
4. On peut relever les verbes « voir » (l. 1, 8-9, 13, 16) et « apercevoir » (l. 12), qui
relèvent de la vue ; le verbe « se mouiller » (l. 23), qui renvoie au toucher et le verbe
« entendre » (l. 29), qui relève de l’ouïe. Les connotations qui sont associées au vocabu-


laire des sens sont mélioratives : il s’agit du bruit d’un écureuil, du contact de la rosée,
de la vue de paysage qui émeuvent le personnage.
5. Les phrases du texte sont complexes car elles miment le cheminement spatial du
promeneur et la progression de ses sentiments et de ses émotions. On peut prendre
comme exemple la phrase des lignes 14 à 19 : « Je me retournais aussitôt, je m’enfonçais
dans le plus épais du bois ; et, quand je trouvais un endroit découvert et fermé de toutes
parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, j’éprouvais un sentiment de paix,
de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans l’âge
facilement heureux. » Cette phrase débute par des verbes de mouvement, juxtaposés dans
deux propositions principales ; suit une longue proposition subordonnée introduite par
« quand » qui marque un ralentissement du rythme, correspondant à la pause du person-
nage lors de sa promenade. Puis le promeneur exprime les sentiments qu’il ressent alors
et enfin les analyse : la phrase suit le cheminement de sa conscience.
Une insatisfaction irréductible
6. Le paysage sauvage est d’abord associé à des sentiments positifs comme la joie (l. 18).
Puis le narrateur décrit des lieux plus sombres, qui correspondent à sa mélancolie et à
son désir de solitude (l. 22 à 29). Enfin, dans le dernier paragraphe, la nature devient
une métaphore de l’existence humaine. « Ce voile ténébreux, ces rafales orageuses »
(l. 44-45) décrivent une nature menaçante. L’expression « ces déchirements prolongés
semblables à des gémissements funèbres » (l. 46-47) connote l’idée de mort. La nature
est donc un lieu paisible au début de la description, avant de devenir un lieu agité : cette
contradiction est le reflet de la contradiction des sentiments du personnage.
7. Les phrases des lignes 37 et 38 sont des phrases exclamatives averbales. Elles expriment
les regrets du personnage sur un ton élégiaque. Les mots « Temps perdus » et « Illusion »,
en début de phrase, sont mis en valeur, afin de souligner la mélancolie d’Oberman.

Vers le bac
Le commentaire
Cette lettre d’Oberman est caractéristique du lyrisme romantique du début du xixe siècle.
En effet, le personnage exprime sa mélancolie, sentiment qu’il associe à un paysage
sauvage typique du romantisme de l’époque. La première personne est omniprésente,
aucun autre personnage n’apparaît dans cette lettre. On peut relever de nombreux verbes
exprimant des sentiments comme « éprouvai » (l. 7-8), « désirai » (l. 9), « éprouvais » (l. 17),
« m’ennuyais » (l. 20), « regrettais » (l. 24), « aimais » (l. 25, 26, 27), « aime » (l. 33, 34).
Ils alternent avec les verbes de mouvement qui décrivent les promenades d’Oberman :
« parcourus » (l. 10), « m’y égarais » (l. 10-11), « atteignais » (l. 12-13), « retournais » (l. 14),
« m’enfonçais » (l. 15), « gravissais » (l. 22), « m’arrêtais » (l. 30). Il y a donc une correspon-
dance entre son cheminement à travers le paysage et l’évolution de ses sentiments, en
accord avec la nature. En effet, il ne croise aucun homme dans cette forêt et éprouve « un
sentiment de paix, de liberté, de joie sauvage » (l. 17-18). Or, l’adjectif « sauvage » relève du
champ lexical de la nature et non de celui des sentiments : le décor, influe donc sur ce que
ressent Oberman. C’est ce qu’il appelle le « pouvoir de la nature sentie pour la première
fois » (l. 18). La mélancolie d’Oberman se retrouve aussi dans son goût pour les lieux
sombres : « J’aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais » (l. 25). Il se reconnaît


dans le bouleau, « arbre solitaire » (l. 32) comme lui. La nature, d’abord riante, puis sombre
et menaçante, reflète donc l’ambivalence de l’état d’esprit d’Oberman. Enfin, la syntaxe
des phrases souligne également l’évolution de ses sentiments ; elle mime le chemine-
ment spatial du promeneur et la progression de ses sentiments et de ses émotions. On
peut prendre comme exemple la phrase des lignes 14 à 19 : « Je me retournais aussitôt, je
m’enfonçais dans le plus épais du bois ; et, quand je trouvais un endroit découvert et fermé
de toutes parts, où je ne voyais que des sables et des genièvres, j’éprouvais un sentiment
de paix, de liberté, de joie sauvage, pouvoir de la nature sentie pour la première fois dans
l’âge facilement heureux. » Cette phrase débute par des verbes de mouvement juxtaposés
dans deux propositions principales ; suit une longue proposition subordonnée introduite
par « quand », qui marque un ralentissement du rythme, correspondant à la pause du
personnage lors de sa promenade. Puis il exprime les sentiments ressentis alors et enfin
les analyse : la phrase suit le cheminement de sa conscience. Cette lettre est donc bien
lyrique car tous les procédés mis en œuvre ont pour objectif l’expression d’un malaise
intime et difficilement explicable.

Texte complémentaire
Un paysage romantique (page 256)
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778)

➔➔ Objectif
Comprendre l’origine du mot « romantique ».

➔➔ Présentation du texte
On considère que cet extrait des Rêveries présente la première occurrence littéraire
de l’adjectif « romantique » au sens qu’il prendra à la fin du xviiie siècle et au début du
xixe siècle. L’étude de cet extrait permet de comprendre l’évolution du sens du mot, qui
chez Rousseau signifie d’abord « digne d’un roman ».

➔➔ Réponses aux questions


1. L’adjectif « romantique » dérive du mot « roman », qui désigne le genre littéraire (mot
dont le sens médiéval désignait un texte narratif écrit en langue romane). « Romantique »
signifie donc d’abord « propre au roman » ou « digne d’un roman », comme le paysage
décrit par Rousseau, trop idyllique pour paraître réel.
2. Pour Rousseau, le bonheur est associé à la solitude, modérée par la compagnie de
quelques personnes (sa compagne et leurs hôtes). L’isolement géographique (les eaux
du lac) est le garant de cette solitude. La nature est une autre condition au bonheur :
elle doit être sauvage, sans être menaçante, mais elle ne doit pas être monotone, d’où
l’intérêt de Rousseau pour les « accidents » (l. 10).
3. Le registre dominant dans le texte est lyrique puisque Rousseau y exprime son
bonheur personnel. La phrase exclamative des lignes 10 à 16 ainsi que les hyperboles
des lignes 22 à 24 contribuent à ce registre.
4. Dans les deux textes, la nature a pour fonction d’isoler l’individu de la société.
Cependant, la nature décrite par Rousseau est plus riante que celle d’Oberman, elle est
associée au bonheur et non à la mélancolie. De plus, le bonheur de Rousseau est dû au


paysage tandis qu’Oberman semble rechercher dans la nature le reflet de la mélancolie
qu’il éprouvait déjà avant la découverte du paysage.

Texte 2
Une cause perdue (pages 257-258)
Jules Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée (1854)

➔➔ Objectif 
Étudier une autre modalité de fuite de la réalité, fréquente dans les textes romantiques :
le suicide.

➔➔ Présentation du texte
La rédaction de L’Ensorcelée a lieu après la reconversion de Barbey d’Aurevilly au catho-
licisme et au monarchisme. L’auteur veut retrouver ses racines normandes, ce qui
explique le cadre du roman. Cet extrait a été choisi car il permet d’étudier un topos de
la littérature romantique, le suicide. Le mélange de sublime et d’insignifiance du geste
de l’abbé prouve cependant que l’auteur prend du recul par rapport à ce lieu commun.
D’ailleurs, la fin de l’extrait annonce la survie du personnage : la comparaison avec
le soleil qui se couche, mais qui se lèvera le lendemain, laisse à penser que l’abbé se
relèvera lui aussi.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’image de l’abbé est ambivalente : son camp a perdu, son apparence physique prouve
sa défaite, sa chemise étant « collée à la peau par les caillots d’un sang coagulé » (l. 2).
Cependant, sa résolution est héroïque, il est d’ailleurs comparé à des héros historiques :
Beaumanoir (l. 8) et Bayard (l. 33). Cet héroïsme est remis en question à la fin de l’extrait
puisque l’abbé rate son suicide.
b. La phrase « Le coup partit. » (l. 46-47) désigne le suicide. Elle est très brève, pour
montrer l’instantanéité de ce geste, mais peut-être aussi son insignifiance.
c. Il est d’abord fait allusion à Beaumanoir (l. 8), personnage historique et légendaire
prêt à boire son propre sang pour se désaltérer. Puis l’abbé est comparé à Gédéon (l. 25),
personnage biblique ayant reçu des messages divins. Enfin, le narrateur évoque Bayard
(l. 33), le chevalier sans peur et sans reproche. Ces allusions ont pour but de montrer la
grandeur sublime de l’abbé, plus courageux que ces personnages. L’abbé s’inscrit ainsi
dans une lignée de héros médiévaux (on retrouve l’intérêt du romantisme pour cette
période) et biblique : le Chouan défend cet héritage contre les révolutionnaires.

Lecture analytique
La dramatisation d’un acte désespéré
1. Les lignes 1 à 18 relèvent d’un point de vue interne puisque le narrateur expose ce
qui traverse l’« âme intrépide » (l. 18) du personnage. Il adopte ensuite un point de
vue externe des lignes 18 à 30 (« on le vit », l. 19). Puis le point de vue est de nouveau
interne jusqu’à la fin du texte, ce changement étant introduit par l’expression « Aux


yeux de ce Chouan » (l. 31). Cette alternance permet de comprendre ce que ressent
l’abbé, tout en dramatisant son geste et en créant un certain mystère quant à ses
intentions, lorsque le point de vue est externe.
2. Le premier paragraphe raconte comment l’abbé mange le parchemin cacheté pour
en cacher le contenu à l’ennemi. L’action est lente et la longueur des phrases semble
souligner cette lenteur. Ensuite, des lignes 15 à 30, aucune action ne se passe puisque le
personnage est perdu dans ses pensées ; on peut donc parler d’une pause dans le récit.
Puis l’abbé se met à agir : il embrasse le cachet royal avant de saisir son arme. Là encore,
le rythme est lent, pourtant, les actions décrites sont courtes : cette lenteur permet
de dramatiser les gestes de l’abbé et de susciter l’attente du lecteur, qui comprend
progressivement l’intention de l’abbé. Finalement, la phrase « Le coup partit. » (l. 46-47)
est très brève par rapport au reste du texte, ce qui introduit une rupture dans le rythme
du récit : ce geste est immédiat, contrairement aux actions décrites auparavant. Cette
phrase est donc mise en valeur par rapport au reste de la narration.
Un martyr courageux
3. On peut relever : « résolu » (l. 1), « sa préoccupation sublime » (l. 6), « son œil d’aigle »
(l. 7), « moins imposant que ce Chouan solitaire » (l. 11), « fidélité prévoyante » (l. 15),
« son âme intrépide » (l. 18), « émouvant » (l. 23), « pieuse » (l. 34). On distingue dans
cette liste des termes à connotation guerrière et des termes à connotation religieuse :
cet abbé est donc un guerrier sacré qui se bat pour un idéal monarchiste et catholique
condamné par les révolutionnaires.
4. L’abbé est comparé à un aigle (l. 7) et à un lion (l. 23) : ces métaphores animales sont
valorisantes, elles connotent la majesté, la noblesse. De plus l’abbé est comparé à
Beaumanoir (l. 8) et à Bayard (l. 33), deux guerriers valeureux de l’histoire française. Ces
comparaisons ont donc pour but de faire l’éloge de ce personnage.
5. Ce suicide peut faire penser à un acte sacré car il s’agit d’un sacrifice : en effet, l’abbé
avait en sa possession des informations qui auraient pu compromettre les Chouans.
Il mange le parchemin et se suicide pour ne pas être amené à trahir ses alliés. Les
nombreux termes à connotation religieuse font de ce suicide un martyr, un acte sacré.
Un acte vain
6. Ce suicide est inutile car la cause des Chouans est perdue et la mort de cet homme ne
changera pas le cours de l’histoire. On peut ainsi l’interpréter comme une résignation.
7. La nature se fait l’écho du sacrifice du Chouan, elle amplifie par « ses échos mugis-
sants » (l. 49) le bruit du coup de feu, en le magnifiant. Le soleil se couche en même
temps que le suicide de l’abbé. Cependant, le soleil se relèvera : on peut y voir un indice
à propos de l’échec de ce suicide.

Vers le bac
La question de corpus
Les personnages romantiques se sentent rarement à leur place dans la société de leur
époque. C’est pour cette raison qu’ils cherchent à fuir la réalité, comme dans Oberman
de Senancour, paru en 1804, L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, paru en 1854, Aurélia
de Nerval, paru en 1855 et L’Homme qui rit d’Hugo, paru en 1869.


Le personnage romantique peut chercher à fuir la réalité en s’isolant du monde, dans un
décor, naturel qui serait le miroir de ses sentiments. C’est le cas d’Oberman, qui trouve
un écho de sa mélancolie dans les paysages de la forêt de Fontainebleau. Cependant,
la solitude ne lui permet pas d’échapper à ce sentiment, mais le renvoie à sa condi-
tion d’homme mortel. C’est peut-être pour cela que certains personnages romantiques
cherchent des moyens différents d’échapper à la réalité : ainsi, le narrateur d’Aurélia
s’évade-t-il par le rêve. Ses hallucinations lui permettent d’entrer en contact avec un
autre monde, celui des morts. Cette expérience mystique est cependant elle aussi insa-
tisfaisante : la femme qu’il voit dans ses rêves est une chimère inaccessible.
D’autres personnages adoptent une solution plus radicale : ils mettent fin à leur vie. Le
suicide est un topos romantique que l’on retrouve dans le texte de Barbey d’Aurevilly
et dans celui d’Hugo. Cependant, ces suicides n’ont pas tous la même signification. En
effet, chez Hugo, le suicide permet à Gwynplaine de rejoindre sa bien-aimée : l’au-delà
leur permettra d’être heureux, ce qui était impossible sur terre. En revanche, l’acte de
l’abbé de la Croix-Jugan peut être interprété comme un signe de résignation et d’échec.
Ce personnage survit à sa tentative de suicide : il devra continuer à affronter la réalité.
On peut donc affirmer que la nature du personnage romantique est, dans la plupart des
cas, de vivre dans une insatisfaction à laquelle il échappe difficilement.

Texte 3
La réalité et le rêve (pages 259-260)
Gérard de Nerval, Aurélia ou le Rêve et la vie (1855)

➔➔ Objectif 
Comprendre la dimension mystique de cette fuite vers le rêve.

➔➔ Présentation du texte
Aurélia est la dernière œuvre de Nerval, qu’il rédigea alors que ses crises de folie étaient
de plus en plus fréquentes et violentes. Cette expérience personnelle a donc fortement
inspiré ce récit, que l’on peut lire comme une autofiction. Cet extrait permet d’étu-
dier une autre modalité de la fuite de la réalité : le rêve, qui prend ici une dimension
mystique.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Les visions du narrateur sont causées par la vue d’une étoile que le narrateur fixe des
yeux (l. 16). C’est à ce moment-là qu’il chante « un hymne mystérieux » (l. 17) et quitte ses
« habits terrestres » (l. 20). Cependant, ce changement d’état ne surprend pas le narrateur,
qui au contraire le recherchait : en effet, il affirme se mettre en route dans la direction de
cette étoile (l. 15-16), ce qui est un acte volontaire.
2. Le premier sentiment éprouvé par le narrateur est le « regret » (l. 25) de la terre et des
êtres qui lui sont chers. Puis l’admiration et l’éblouissement s’emparent de lui, comme
le montrent les lignes 42-43 : « je crus voir le ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects


de magnificences inouïes. » Finalement, il est de nouveau envahi par le regret, mais
pas pour les mêmes raisons : il regrette d’avoir voulu retourner à la réalité (l. 44-46).
3. Cette expression modalise le terme « illusion » qui la précède. Ce que vit le narrateur
n’est qu’illusion pour les hommes qui cherchent des explications rationnelles à tout
phénomène, mais pour lui, ces visions n’ont rien de chimérique.
4. La première phrase est modalisée par les mots « pour moi » (l. 1) qui indiquent que
les propos tenus par le narrateur peuvent sembler étranges pour d’autres. L’expression
« en apparence » (l. 5-6) nuance également l’adjectif « insensées » qualifiant les actions
du narrateur. Le verbe « me croyant » (l. 13) réfute l’analyse de la situation faite par l’ami
du narrateur. On retrouve le verbe « croire » à la ligne 17, qui remet en question l’idée
que le narrateur connaissait déjà l’hymne qu’il chante. On peut également relever le
verbe « sembler » (l. 21, 28, 43-44) et de nouveau le verbe « croire » (l. 42). L’intérêt de
leur emploi est d’introduire le doute à propos de la réalité des visions du narrateur.
5. La possibilité d’accéder à un autre monde que le nôtre donne à ce texte sa dimen-
sion mystique. Le mystique est celui qui perçoit l’« aspect double » (l. 3) des choses, qui
peut communiquer avec l’« Esprit du monde extérieur » (l. 9) et séparer son âme de son
corps (l. 23). Il peut également voyager par la pensée puisqu’il est capable d’admirer
« les mystiques splendeurs du ciel d’Asie » (l. 51). Cette expérience absolue est indes-
criptible, comme le montre l’adjectif « ineffable » (l. 19). L’hyperbole « mille aspects de
magnificences inouïes » (l. 42-43) connote aussi l’idée d’absolu, de même que le mot
« infini » (l. 46).
6. On peut parler de registre lyrique puisque le narrateur exprime une expérience
personnelle très intime, dans une langue imagée et poétique. Le texte repère égale-
ment du registre fantastique, les nombreux modalisateurs relevés dans la question 4
suscitant le doute à propos des causes de ces visions : est-ce la folie ? ou est-ce un esprit
surnaturel ?
7. On peut parler d’une fuite de la réalité car le narrateur accepte cette expérience
avec joie. Il veut échapper à notre monde pour retrouver la femme qu’il a vue en rêve.
Cependant, les modalisateurs, ainsi que la conscience de la dimension comique de la
scène (l. 34), montrent que cette fuite n’est pas complète.
8. L’écriture est un moyen pour le narrateur de figer ce qui est insaisissable, d’analyser
une expérience qui dépasse les possibilités du langage. Le narrateur le dit lui-même :
« la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves
circonstances de la vie » (l. 37-38). En réécrivant la scène, il essaie également de repro-
duire l’expérience, espérant peut-être entrer de nouveau en contact avec l’« Esprit du
monde extérieur » (l. 9).

Proposition de plan
I. L’échappée dans le rêve
A. Des visions incroyables
B. Un texte lyrique et poétique
II. Une expérience mystique
A. Une expérience indescriptible
B. La recherche d’un absolu


III. La mission de l’écrivain
A. Une volonté de comprendre et d’expliquer
B. L’écriture, une nouvelle tentative d’approcher l’absolu

Texte 4
Les amants réunis dans la mort (pages 260-262)
Victor Hugo, L’Homme qui rit (1869)

➔➔ Objectif 
Analyser un topos de la littérature romantique amoureuse : la mort des amants.

➔➔ Présentation du texte
Le projet de L’Homme qui rit est d’abord politique : Hugo veut y dénoncer les excès de la
noblesse et la soumission du peuple. Mais le récit dépasse cette ambition et prend une
portée philosophique. Gwynplaine fait partie des héros à la fois sublimes et grotesques
chers à Hugo. Monstrueux d’apparence, mais d’une profonde bonté, ce personnage
permet de nous interroger sur ce qui serait l’essence de l’humanité.
L’extrait proposé met en scène la mort des amants, qui leur permet d’accéder à un au-delà
meilleur que le monde perverti qu’ils quittent. Le suicide de Gwynplaine n’a donc pas la
même dimension que celui de l’abbé de la Croix-Jugan dans L’Ensorcelée de Barbey d’Aure-
villy (p. 257-258) : il s’agit d’un acte sublime, d’une preuve d’amour et non de résignation.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce texte correspond bien à ce que les élèves associent généralement au romantisme
lorsqu’ils en ont une connaissance superficielle : en effet, la mort injuste de Dea, le
suicide de Gwynplaine, l’expression pathétique de leurs sentiments sont des motifs que
l’on associe généralement au mot « romantique ».
b. Ce texte est spectaculaire par la mise en scène de la mort de Gwynplaine, qui tombe
volontairement à l’eau pour rejoindre Dea. La scène est dramatisée, comme le montre-
ront les questions 3 à 5.
c. Le mot latin dea signifie « déesse » en français. Or, l’innocence et la pureté de Dea en
font une sainte, d’où la connotation religieuse de son nom.

Lecture analytique
Un adieu lyrique
1. Les dialogues présentent de nombreuses phrases exclamatives (l. 13-14, 21, 25-31,
36, 58). Ce type de phrases rend l’expression des sentiments plus poignante et contribue
aux registres lyrique et pathétique du texte.
2. Les répétitions des lignes 27 à 31 ont une fonction d’insistance et renforcent l’expres-
sivité des répliques marquée par les exclamations.
Une mort pathétique et dramatique
3. La mort de Dea peut sembler injuste car celle-ci est jeune et innocente. Contraire-
ment à Gwynplaine, elle n’a jamais quitté sa vie misérable. Sa candeur transparaît


dans la formulation naïve de ses phrases, maladroites, comme aux lignes 2 et 3. Elle
s’exprime comme une petite fille, avec un vocabulaire enfantin lorsqu’elle avoue par
exemple : « J’ai quelquefois été méchante. » (l. 3-4) ou populaire lorsqu’elle parle du
« bon Dieu » (l. 5 et 9).
4. La réplique d’Ursus à la ligne 39 est pathétique car il n’a pas le courage de prononcer
d’autre mot que l’adjectif « Morte ». Puis, son corps ne le soutient plus et il s’évanouit,
ce qui montre sa vulnérabilité et son amour pour Dea et suscite la pitié du lecteur.
5. Les gestes des autres personnages sont très théâtralisés : Dea se redresse soudainement
(l. 34-35) avant de retomber « étendue et immobile sur le matelas » (l. 38). De même, l’éva-
nouissement soudain d’Ursus (l. 42) est digne d’une pièce de théâtre. Les dialogues contri-
buent également à la théâtralisation de cet épisode. Alors que les répliques de la première
partie de l’extrait sont principalement des phrases exclamatives, on observe davantage
de phrases déclaratives après la mort de Dea, comme si Gwynplaine était résigné et ne
pouvait exprimer son désespoir par la parole. On peut ainsi relever les répliques des lignes
49, 64-65 et 72. Le calme apparent de Gwynplaine met en valeur ses gestes. La syntaxe
souligne également la solennité de la scène : les phrases sont presque toutes juxtaposées,
décomposant ainsi les mouvements du héros et annonçant la conclusion inexorable :
« Il allait droit devant lui. […] À chaque pas il se rapprochait du bord. […] Il marchait
tout d’une pièce […]. Il avançait sans hâte […]. Il traversa le tillac. […] Et il continua de
marcher. […] Il tomba. » (l. 55 à 75).
Un destin tragique
6. La rupture se situe à la ligne 43 et est introduite par l’adverbe « Alors » : cette phrase
correspond au moment où Gwynplaine se transforme et devient « effrayant » car il décide
de se donner la mort, même si le lecteur ne le sait pas encore.
7. Gwynplaine peut être comparé à un héros tragique car il est confronté à un destin
qu’il ne contrôle pas. Il perd injustement la femme qu’il aime. Comme certains héros
tragiques, il semble puni à cause de ses ancêtres : il est l’héritier d’un lord anglais et
n’appartient donc pas au même monde que Dea et Ursus. Le destin semble le punir pour
cette ascendance dont il n’est pas responsable.
8. Dea meurt comme une sainte et le suicide de Gwynplaine est une preuve d’amour et
un acte de courage qui le distingue des autres hommes. Ces deux morts sont sublimes et
peuvent donc être considérées comme une apothéose. Cependant, personne n’y assiste :
même Ursus est évanoui. La nature suit son cours comme si rien n’était arrivé ; « le navire
continu[e] de voguer et le fleuve de couler » (l. 78). L’indifférence du monde à cette mort
semble la rendre vaine et donc encore plus pathétique.
9. Dea évoque trois fois Dieu dans ses répliques (l. 5, 9 et 25) : sa mort est celle d’une
sainte que la divinité aurait rappelée à ses côtés. Le mouvement final de l’héroïne
semble animé par une force surnaturelle, qui se manifeste par le « profond éclair »
(l. 34) dans ses yeux. Sa dernière réplique annonce un miracle puisqu’elle affirme : « Je
vois. » (l. 36). Cette vision annonce celle de Gwynplaine à la ligne 55 : « Il semblait voir
quelque chose. ». Le héros arrive à voir vers l’au-delà puisqu’il aperçoit ce qui semble
être l’âme de Dea (l. 56-57). Les deux personnages ont donc accès à un monde que les
autres hommes ne perçoivent pas, ce qui confère cette dimension mystique à l’épisode.


Vers le bac
La question d’entretien
La mort de ses deux amants peut rappeler de nombreux couples de la littérature.
L’influence de Shakespeare est évidente et revendiquée par Hugo, qui voit en lui le précur-
seur du romantisme. Roméo et Juliette se termine ainsi sur un double suicide. En effet,
Juliette, pour échapper au mariage arrangé par ses parents, a ingéré une potion la plon-
geant dans un état proche de la mort. Roméo pense l’avoir vraiment perdue et boit un
poison mortel. Juliette le découvre mort à son réveil et se poignarde, afin de le rejoindre.
Hugo s’inspirera de ce motif pour le dénouement d’Hernani : Doña Sol et Hernani se suici-
dent en s’empoisonnant à la fin de la pièce, pour échapper à Don Gomez, qui réclame la
vie du héros avec qui il avait fait un pacte.
Dans Ruy Blas, le héros éponyme se suicide également par amour à la fin de la pièce car
il a été repoussé par la reine, qui revient trop tard sur son refus.
Dans Notre-Dame-de-Paris, Quasimodo se laisse mourir, enlaçant la dépouille d’Esmeralda,
condamnée à la pendaison. La mort et l’amour sont donc souvent liés dans l’œuvre de
cet auteur.

Histoire des Arts


Une mort pathétique (page 263)
➔➔ Objectif 
Analyser comment la mise en scène pathétique magnifie la mort.

B i b l i o g r a p h i e
– Sylvain Amic et Michel Hilaire, Alexandre Cabanel : La tradition du Beau, Somogy Éditions
d’Art, 2010.
– Caroline Mathieu, Guide du Musée d’Orsay, RMN, 1986.
– Isabelle Compin, Geneviève Lacambre, Anne Roquebert, Musée d’Orsay. Catalogue sommaire
illustré des peintures, RMN, 1990.

S i t o g r a p h i e
Commentaire succinct du tableau sur le site du musée d’Orsay.
http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/recherche/commentaire/
commentaire_id/mort-de-francesca-da-rimini-et-de-paolo-malatesta-8822.html?no_cache=1

➔➔ Présentation de l’œuvre
Cabanel fait partie des peintres pompiers de la seconde moitié du xixe siècle. Son esthé-
tique croise les influences néo classiques et romantiques. Peintre officiel du second
Empire, il connaît à l’époque un grand succès et enseigne à l’académie des Beaux-Arts.
Il fait partie des jurys des salons officiels et s’oppose aux innovations picturales de son
époque : il refusa ainsi plusieurs toiles de Manet. Le sujet de la Mort de Francesca de
Rimini et Paolo Malatesta s’inspire d’un fait divers du xiiie siècle, rapporté par Dante dans
le chant V de La Divine Comédie. Francesca de Rimini a été mariée de force par son père à
Lanciotte Malatesta. Mais elle s’éprend de son beau-frère, Paolo. Les deux amants sont
surpris par Lanciotte alors qu’ils échangent leur premier baiser : le mari, furieux, les tue


d’un coup d’épée. Bien que la facture de ce tableau soit caractéristique de l’art officiel de
l’époque, reconnaissable par la rigueur de la composition et la précision du trait, on repro-
cha au peintre d’avoir trop théâtralisé un événement réel et la pose de Paolo Malatesta
fut jugée peu convenable.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les personnages représentés sont Francesca de Rimini et Paolo Malatesta. Leur posi-
tion indique qu’ils sont morts enlacés, comme le prouve le bras de l’homme passé
autour du cou de sa maîtresse. On distingue également leur assassin portant l’arme du
crime, au fond à droite.
2. Cette vision exacerbée de la passion rejoint la façon dont Victor Hugo dépeint la mort
de Dea et Gwynplaine, à la fois pathétique et tragique.
3. Ce tableau est à la fois pathétique car ces deux amants suscitent la pitié du specta-
teur et dramatique car la scène est théâtralisée, malgré l’immobilité des amants. C’est
leur pose artificielle qui confère cette dimension dramatique à la scène.
4. La lumière semble venir de la fenêtre dont on voit un coin en haut à gauche. Elle met
en valeur la robe jaune de la morte et le visage des deux amants, ainsi que leurs mains.
5. La position de Paolo Malatesta, allongé perpendiculairement au plan du tableau,
permet de mettre en valeur les deux corps et de briser une structure trop figée. S’ils
avaient été allongés parallèlement, le peintre n’aurait pas pu mettre en valeur les deux
personnages à la fois.
6. Dans les deux œuvres, la mort est sublimée par la théâtralisation : l’influence du
drame romantique est forte. Les personnages de Cabanel regardent vers le haut du
tableau, comme s’ils fixaient un au-delà auquel le spectateur n’aurait pas accès, de la
même manière que Dea et Gwynplaine. Le peintre joue avec les effets de clair-obscur,
de même que l’épisode de L’Homme qui rit se passe la nuit, mais fait intervenir des
lumières surnaturelles. Les deux œuvres relèvent donc bien de la même esthétique.

Séquence 2
Les chimères et la réalité, du romantisme au début du xxe siècle
Corpus de textes B

La folie des grandeurs


chez les personnages réalistes
B i b l i o g r a p h i e
Romans réalistes et naturalistes sur ce thème
– Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.
– Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, 1833.
– Honoré de Balzac, La Recherche de l’absolu, 1834.


– Honoré de Balzac, César Birotteau, 1837.
– Honoré de Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, 1838-1847.
– Honoré de Balzac, Illusions perdues, 1843.
– Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.
– Émile Zola, La Fortune des Rougon, 1871.
– Émile Zola, Son Excellence Eugène Rougon, 1876.
Textes critiques
– Georg Lukács, Balzac et le réalisme français, Maspero, 1967.
– David Baguley, « Le Capital de Zola : le Fétichisme de la monnaie dans L’Argent », Currencies:
Fiscal Fortunes and Cultural Capital in Nineteenth-Century France, Oxford, Peter Lang, 2005
(p. 31-42).
– Antonia Fonyi, « Zola : question d’argent : ambivalences financières et modèles inconscients
dans L’Argent », Romantisme, n° 119, 2003 (p. 61-71).
– Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert : une encyclopédie en farce, Belin,
2000.

Texte 1
La folie de l’Or, (pages 264-265)
Honoré de Balzac, Gobseck (1830)

➔➔ Objectif
Comprendre la satire sociale qui se cache dans le discours de Gobseck.

➔➔ Présentation du texte
Gobseck a une structure enchâssée : le récit-cadre présente M. Derville en train de conver-
ser avec la famille Grandlieu. Il apprend que Camille, la fille de Mme de Grandlieu, est
amoureuse d’Ernest de Restaud, mais sa mère désapprouve cet amour car la famille de
cet homme ne serait pas respectable. Derville intervient alors et commence un récit
enchâssé : il explique qu’il a connu dans sa jeunesse un usurier, Gobseck, qui l’a rensei-
gné sur la fortune d’Ernest de Restaud. L’importance de ce récit enchâssé éclipse le récit-
cadre à cause de la figure de Gobseck, personnage exceptionnel qui fait de l’usure un art.
Derrière ce personnage, c’est la société tout entière que Balzac critique.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le discours de Gobseck peut sembler moralement inadmissible puisque aucune
valeur humaine n’y est défendue à part la richesse. Cependant, certains élèves pour-
ront trouver ce discours pertinent, à une époque où la richesse matérielle est valorisée
socialement, plus que d’autres formes de richesse.
b. Le discours de Gobseck est très long et rien ni personne ne l’interrompt, comme si
ce personnage ne laissait aucune place à son interlocuteur. Cela montre son assurance
et son arrogance : Gobseck s’enivre de sa propre parole et de son obsession pour l’or.
c. La question que pose Gobseck (l. 1) est rhétorique et trahit l’arrogance du person-
nage, qui ne doute pas un seul instant du modèle de vie dont il fait l’apologie.


Lecture analytique
Une leçon amorale
1. Gobseck veut prouver que l’Or, est la seule chose que l’homme doit rechercher ; la
richesse doit être son but.
2. La syntaxe des phrases permet de souligner l’opposition entre les deux personnages.
Par exemple, aux lignes 2 à 4, Gobseck juxtapose trois propositions commençant
par « vous » puis une seule par « moi », qui est comme une chute lapidaire : Gobseck
compare l’exaltation de la jeunesse de Derville, qui voit des « figures de femme dans
[ses] tisons » (l. 3), à son propre pragmatisme : « je n’aperçois que des charbons ». On
peut aussi relever un parallélisme mettant en valeur une antithèse aux lignes 4-5 :
« Vous croyez à tout, moi je ne crois à rien. »
3. Le premier argument de Gobseck concerne la relativité de la morale en fonction des
sociétés humaines : d’après lui, il serait ridicule de suivre les règles morales puisqu’elles
changent selon les pays (l. 12-13). La syntaxe permet de soutenir son raisonnement,
grâce à des parallélismes et des antithèses : « Ce que l’Europe admire, l’Asie le punit.
Ce qui est un vice à Paris, est une nécessité quand on a passé les Açores. » Son second
argument est la constance de la nature humaine. Cette idée est mise en valeur par les
mêmes procédés : « partout le combat entre le pauvre et le riche est établi, partout il
est inévitable ; il vaut donc mieux être l’exploitant que l’exploité » (l. 25-27).
Un discours excessif
4. L’objet de l’obsession de Gobseck, l’or, est mis en valeur par les points de suspension,
qui retardent son évocation et par les lettres capitales (l. 22).
5. Par amour de l’or, Gobseck a renoncé aux voyages – les lieux ne signifient rien pour lui
(l. 24-25) –, au jeu (l. 34-36), aux femmes (l. 36-39), à l’engagement politique (l. 39-42), à
la vie sociale en général (l. 42-47). Enfin, il rejette l’Art et la Science (l. 53), qui sont pour
lui la manifestation d’une inutile curiosité (l. 51). Ses propos sont excessifs car la vie qu’il
mène est d’une grande tristesse : rien ne lui apporte de plaisir ; il méprise tout ce qui est
le propre de la nature humaine.
Une lucidité pervertie
6. Malgré la portée excessive et caricaturale du discours de Gobseck, ses propos ne sont
pas entièrement faux. Par exemple, ce qu’il dit sur la relativité des coutumes des pays
est juste : ce qui semble être une vérité universelle pour les Parisiens ne l’est pas dans
d’autres régions du monde. Ce qu’il dit sur la stérilité de certaines pratiques sociales est
pertinent : on peut citer les lignes 45-47, qui évoquent la gloire des hommes à acquérir des
biens pour rendre leur voisin jaloux. Derrière la satire de l’usurier, Balzac parvient donc
également à critiquer l’ensemble de la société.
7. Gobseck emploie une anaphore avec la répétition de la tournure restrictive « Il n’y
a que ». Cette figure introduit le constat de la futilité de la société humaine, qui pense
s’intéresser à des choses importantes, qui ne le sont pas d’après l’usurier, comme le
jeu, les femmes, la politique. La société n’est donc pas lucide à propos de son fonc-
tionnement : tous les hommes sont guidés par la vanité, mais peu en ont conscience.
Or, c’est cette lucidité qui permet à Gobseck d’asseoir sa supériorité et de s’enrichir au
détriment des autres.


8. La dernière phrase du texte montre l’arrogance du personnage. Pourtant, cette affir-
mation est discutable : en effet, l’usurier a besoin de débiteurs pour s’enrichir. La ruine
des autres permet la richesse de Gobseck. Or, la société que Gobseck condamne est une
société égoïste, dont les membres sont guidés par de vains désirs. Elle ne peut donc
pas créer la richesse pour tous et elle est nécessaire à l’enrichissement personnel de
Gobseck. Sans le monde, il ne prêterait pas d’argent et ne pourrait donc pas en gagner ;
il dépend donc de l’objet de sa condamnation.

Vers le bac
L’écriture d’invention
Cet exercice a pour objectif de faire rédiger un discours argumenté. Peu d’élèves ont
conscience que l’écriture d’invention vise dans la plupart des sujets à évaluer les capaci-
tés d’argumentation, même si l’objet d’étude sur lequel on les interroge n’est pas celui
des genres argumentatifs. Cet exercice permet également de réviser le discours direct.
Critères d’évaluation
– La thèse de M. Derville s’oppose bien à celle de Gobseck.
– Il oppose des contre-arguments à ceux de Gobseck. On bonifiera les élèves proposant
une stratégie concessive.
– Ses arguments sont variés et recevables, qu’ils soient logiques, historiques, etc.
– Les procédés rhétoriques sont riches et variés : questions rhétoriques, parallélismes,
antithèses, etc.
– M. Derville prend en compte son interlocuteur pour mieux le persuader.
– L’élève n’introduit pas d’incohérences ou d’anachronismes dans son texte.
– Les codes du discours direct sont respectés.

Texte 2
Un acharnement comique (pages 266-267)
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881)

➔➔ Objectif
Étudier la dimension comique des personnages.

➔➔ Présentation du texte
Flaubert est mort avant d’avoir fini ce roman. Son objectif était de réaliser une ency-
clopédie comique des sciences et techniques. L’auteur avait pensé au sous-titre :
« Encyclopédie de la bêtise humaine ».
Alors que le personnage de Gobseck peut être inquiétant par ses propos excessifs, ici,
Flaubert semble s’inspirer de la joie rabelaisienne pour faire la satire de la société de
son époque.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Bouvard et Pécuchet sont entêtés, obtus, résolus, mais aussi comiques, ridicules. À
la fin du texte, on peut les qualifier de pathétiques.


b. Le début du texte montre l’enthousiasme et la résolution des personnages, impliqués
dans les travaux de la ferme. Mais à partir de la ligne 33, le chaos naît : ils perdent le
contrôle de leur exploitation.

Lecture analytique
Un enthousiasme naïf
1. L’enthousiasme des personnages se manifeste par leurs dépenses irréfléchies.
L’énumération des bêtes et des employés recrutés (l. 7 à 10) souligne cette frénésie qui
les habite. Cette confiance leur vient de la richesse de Bouvard, due à un héritage. Elle
leur procure un sentiment de toute-puissance.
2. Dès le début, on peut comprendre que cet enthousiasme n’est pas justifié, grâce à
certains commentaires du narrateur. Dès les lignes 1-2, il explique que l’argent investi
est supérieur de quatre fois à ce qu’il devrait être : les deux hommes ne maîtrisent pas
leurs dépenses. De plus, leur terrain n’est pas exceptionnel : la « Butte » couverte de
cailloux n’est pas exploitable, par exemple (l. 5-6). Le contentement des personnages
révèle donc leur amateurisme, leur naïveté, leur inconséquence, voire leur bêtise.
3. Les accumulations et les énumérations sont nombreuses : on compte les hectares
(l. 4-6), le cheptel (l. 7-8), le personnel (l. 9), pour montrer la richesse apparente de
l’exploitation. Mais l’accumulation des lignes 34-35 s’oppose à celles du début : elle
décrit le chaos qui s’installe, avec l’arrivée de personnes indésirables qui accompagnent
le personnel trop nombreux.
L’ordre et le chaos
4. De nombreux termes techniques sont associés aux actions des personnages, ce
qui tend à faire croire qu’ils maîtrisent l’art agricole : « Ils haletaient en serrant la vis,
puchaient dans la cuve, surveillaient les bondes » (l. 16-17). Si ce vocabulaire peut
sembler étrange aux élèves, il l’était tout autant pour les lecteurs citadins de l’époque.
5. Cette maîtrise de l’art agricole n’est qu’une illusion : Bouvard et Pécuchet
commettent des erreurs graves, qui compromettent l’avenir de l’exploitation. Ils suppri-
ment ainsi les prairies artificielles, nécessaires à l’élevage de leur cheptel (l. 19-20), pour
cultiver du blé, alors qu’ils n’ont pas d’engrais (l. 21). De même, ils perdent leur récolte
de blé car ils l’ont mal semé (l. 23-24). Finalement, les deux hommes sont tellement
occupés par leurs travaux qu’ils ne peuvent plus diriger leurs employés : c’est ainsi que
le chaos s’installe.
6. L’accumulation des lignes 35 et 36 est un écho à celle des lignes 9 et 10 : les rêves de
grandeur se retournent contre Bouvard et Pécuchet et le personnel, trop nombreux, va
ruiner l’exploitation. On peut donc parler d’un renversement comique.
L’ironie du narrateur
7. Le narrateur n’intervient pas directement dans son récit et n’interpelle jamais le
lecteur explicitement. Cependant, plusieurs passages sont ironiques et demandent une
complicité entre le narrateur et le lecteur. Certains modalisateurs sont des indices de la
distance ironique entre le narrateur et ses personnages : « l’Or, des napoléons […] leur
parut plus reluisant » (l. 12-13). De même, la syntaxe peut être un indice de cette ironie :
on peut citer la juxtaposition de phrases brèves aux lignes 23-24, qui peut sembler


neutre, mais souligne en réalité l’inconséquence des personnages : « L’année suivante,
ils firent les semailles très dru. Des orages survinrent. Les épis versèrent. » La critique
du narrateur est donc implicite.
8. Cette phrase est comique car elle décrit les personnages – des petits bourgeois – dans
une situation ridicule. Bouvard et Pécuchet jouent aux fermiers, ils accomplissent des
travaux qu’ils ne devraient pas faire puisqu’ils ont engagé un personnel nombreux. On
peut deviner également une répartition des rôles : Bouvard tient le fouet, c’est donc
celui qui domine tandis que Pécuchet se trouve dans l’auge, ses pieds écrasant les
pommes, ce qui est une position plutôt dégradante. Cette opposition entre les deux
personnages les rend comiques.
9. On peut lire cet extrait comme une satire des nouveaux riches qui prétendent maîtri-
ser un art qui n’est pas le leur. Mais on peut y voir également une critique beaucoup
plus large, celle de l’humanité en général. En effet, Bouvard et Pécuchet pensent maîtri-
ser le monde à l’aide de leur argent et de la technique, mais ils ne produisent que le
chaos. Leur bête arrogance pourrait représenter celle de l’espèce humaine, qui croit
dominer la nature, alors que ce n’est pas le cas.

Vers le bac
Le commentaire
Ce récit des expériences agricoles de Bouvard et Pécuchet pourrait sembler neutre à
première vue. Mais un lecteur attentif peut facilement comprendre que le narrateur se
moque ironiquement de ses personnages. Dès le début du texte, les deux hommes font
preuve d’un grand enthousiasme, qui se manifeste par leurs dépenses. L’énumération
des bêtes et des employés recrutés (l. 7 à 11) souligne leur confiance et leur richesse,
due à un héritage de Bouvard. Mais on comprend rapidement que cet enthousiasme
n’est pas justifié grâce à certains commentaires du narrateur. Dès les lignes 1-2, il
explique que l’argent investi est supérieur de quatre fois à ce qu’il devrait être : les deux
hommes ne maîtrisent pas leurs dépenses. De plus, leur terrain n’est pas exceptionnel :
la « Butte » couverte de cailloux n’est pas exploitable par exemple (l. 5-6). Le contente-
ment des personnages révèle donc leur amateurisme, leur naïveté, leur inconséquence,
voire leur bêtise. D’autres procédés visent à établir une complicité entre le lecteur et le
narrateur. Certains modalisateurs sont des indices de la distance ironique entre le narra-
teur et ses personnages : « l’Or, des napoléons […] leur parut plus reluisant » (l. 12-13).
De même, la syntaxe peut être un indice de cette ironie : on peut citer la juxtaposition
de phrases brèves aux lignes 23-24, qui peut sembler neutre, mais souligne en réalité
l’inconséquence des personnages : « L’année suivante, ils firent les semailles très dru.
Des orages survinrent. Les épis versèrent. » Le narrateur n’a pas besoin de commenter
les actions des personnages pour que le lecteur se rende compte de leur ridicule ; ainsi,
la phrase des lignes 14 à 16 est comique car elle décrit les personnages – des petits
bourgeois – dans une situation ridicule. Bouvard et Pécuchet jouent aux fermiers, ils
accomplissent des travaux qu’ils ne devraient pas faire puisqu’ils ont engagé un person-
nel nombreux. On peut deviner également une répartition des rôles : Bouvard tient le
fouet, c’est donc celui qui domine tandis que Pécuchet se trouve dans l’auge, ses pieds
écrasant les pommes, ce qui est une position plutôt dégradante. Cette opposition entre


les deux personnages les rend comiques. On peut donc lire cet extrait comme une satire
des nouveaux riches qui prétendent maîtriser un art qui n’est pas le leur. Mais on peut
y voir également une critique beaucoup plus large, celle de l’humanité en général. En
effet, Bouvard et Pécuchet pensent maîtriser le monde à l’aide de leur argent et de la
technique, mais ils ne produisent que le chaos. Leur bête arrogance pourrait représenter
celle de l’espèce humaine, qui croit dominer la nature, alors que ce n’est pas le cas.

Texte 3
La folie spéculative (pages 267-268)
Émile Zola, L’Argent (1891)

➔➔ Objectif
Analyser la dimension épique et critique du texte, qui dépasse l’ambition naturaliste
de Zola.

➔➔ Présentation du texte
L’Argent permet à Zola d’étudier le milieu de la Bourse. Ce texte, qui trouve un écho
dans l’actualité, peut particulièrement intéresser des élèves de 1re ES. On y retrouve
Aristide Saccard, personnage de La Curée. Le texte choisi permet de remettre en ques-
tion la définition du personnage naturaliste que les élèves ont pu élaborer en classe de
Seconde. En effet, Saccard est pris d’une folie pour l’argent qui se traduit par la dimen-
sion épique de l’extrait. Zola parvient ainsi à décrire un univers très fermé et complexe
sans le rendre trop ennuyeux. Le vocabulaire technique peut effrayer certains élèves :
on peut leur expliquer que le lecteur n’a pas besoin de comprendre exactement les
stratégies financières du personnage ; ce qui compte le plus, c’est la manière dont Zola
fait de cet homme un guerrier fou, transfigurant ainsi la réalité.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. La spéculation boursière est comparée à une « bataille » (l. 5) : Saccard est un « chef
d’armée » (l. 14) qui tient « sa place de combat » (l. 12). Les actions sont des « soldats »
(l. 15) que l’on sacrifie « pour barrer la route aux assaillants » (l. 18-19). Ces métaphores
relèvent du registre épique et révèlent la démesure du personnage : il pense accomplir
les mêmes exploits qu’un général d’armée, alors que ses victoires ne sont pas réelles
puisqu’il s’agit de spéculation.
2. L’alternance de phrases courtes et longues mime l’état d’esprit de Saccard : les
phrases courtes montrent la rapidité des événements et l’angoisse qu’elle peut susciter
chez le personnage. On peut citer pour illustrer cette idée les phrases des lignes 4 à 6.
Les phrases plus longues miment l’élan de Saccard, l’ampleur de ses ambitions. La très
longue phrase des lignes 25 à 33 montre comment la folie de Saccard s’accroît au fur
et à mesure de ses spéculations.
3. Comme souvent chez Zola, on hésite entre le récit et le discours indirect libre. En
effet, aucune marque de discours direct n’est présente et aucun verbe de parole n’in-


troduit de discours indirect. Cependant, plusieurs phrases peuvent être attribuées à
Saccard à cause de leur syntaxe et de leur lexique ; c’est le cas, par exemple, des phrases
exclamatives aux lignes 37 à 45.
Le discours indirect libre apporte plus de vivacité au récit et fait davantage comprendre
au lecteur l’esprit du milieu que le narrateur étudie. En donnant ainsi la parole à
Saccard, le narrateur lui permet d’exprimer indirectement sa folie.
4. Le narrateur porte un jugement critique sur son personnage. Le discours indirect
libre permet de dénoncer la manière de penser de Saccard, qui veut dominer les
autres et rend le personnage effrayant et antipathique. Ainsi, la volonté de soumettre
Gundermann prouve la violence de Saccard, notamment lorsqu’il s’exclame : « Ah ! s’il
avait traqué, effaré Gundermann jusqu’à le tenir, impuissant à découvert ! » (l. 37-38).
Le discours indirect libre permet de reproduire la véhémence des pensées pour mieux
la dénoncer.
5. Saccard ne semble plus vivre dans le monde réel : son obsession de conquête finan-
cière est tellement grande qu’il ne semble plus capable d’arrêter la spéculation.
L’émission de papier de circulation est le signe de la chute prochaine de sa société,
mais son acharnement contre ses ennemis semble l’empêcher d’accepter cette défaite,
qu’il ne fera qu’amplifier par ses transactions frauduleuses. Il en perd la valeur de
l’argent (l. 45-46) et la « fièvre » (l. 46) qui le saisit est une manière de faire comprendre
au lecteur que ce personnage risque d’échouer.

Proposition de plan
I. Une étude naturaliste du milieu boursier
A. L’étude d’un système social
B. L’étude de la psychologie d’un individu
II. Le dépassement du projet naturaliste
A. Le récit d’une bataille
B. L’étude d’une folie hors du commun
III. Une critique implicite
A. Un personnage antipathique
B. La dénonciation d’un système

Texte complémentaire
Rêves de fortune (pages 269-270)
Georges Perec, Les Choses (1965)

➔➔ Objectif
Analyser la critique humoristique de la société de consommation et des rêves de
richesse.

➔➔ Présentation du texte
Perec critique dans Les Choses la société consumériste des Trente Glorieuses. Sylvie
et Jérôme, les deux personnages, appartenant à la classe moyenne, ne sont jamais


satisfaits de ce qu’ils possèdent. Mais plus que ces personnages, ce sont les objets,
les « choses », qui sont au centre du roman : ces bibelots accumulés par le couple ne
suffisent pas à donner un sens à leur vie, qui tend à s’effacer au profit de leurs rêves
de richesse.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le regard du narrateur sur les personnages est ironique ; on peut, par exemple,
relever des antiphrases dans lesquelles le narrateur se moque de la fascination des
deux personnages pour la richesse, comme aux lignes 3 à 8, où il tourne en dérision les
qualités des gens ayant réussi socialement. D’autres expressions ont une connotation
plus clairement péjorative, comme « les dents longues » (l. 15-16) ou « les imbéciles
heureux » (l. 34). Le ton est donc satirique.
2. On retrouve dans le texte de Perec une alternance entre phrases courtes et longues,
qui mime la discordance entre la démesure des rêves de ces personnages et la réalité.
Quand ils pensent à leur future richesse, les phrases s’allongent, comme aux lignes 3 à
8 et 9 à 13. On retrouve le même principe d’amplification dans le texte de Zola.
3. La dernière phrase présente un oxymore : « des cauchemars de millions de joyaux ».
Leur obsession, exprimée par l’hyperbole des « millions », est si forte qu’elle en devient
dangereuse et cauchemardesque ; les personnages ne peuvent plus trouver le repos.
4. Perec critique ici la soumission de la classe moyenne à un ordre social imposé par
les plus riches et qui ferait de l’argent la seule valeur d’un individu. Jérôme et Sylvie
ont intégré ce principe et ne sont pas capables de le remettre en cause. Le premier
paragraphe oppose explicitement ceux qui dominent financièrement la société et ceux
qui souffrent de son organisation et « mordent la poussière » (l. 7-8). L’accumulation des
lignes 9 à 13 offre une vision critique des puissants qui fascinent la classe moyenne.
Mais le rêve de devenir comme eux n’est qu’un leurre : le désir de posséder la richesse
matérielle détourne l’individu de sa propre vie ; Jérôme et Sylvie en viennent même à
s’inventer un héritage insoupçonné. Cette soumission à un idéal chimérique dangereux
les empêche d’être critiques à l’égard de la société dans laquelle ils vivent.

Lecture complémentaire
Émile Zola, La Curée (1872)

➔➔ Présentation de l’œuvre
La lecture de ce roman permet de mieux comprendre le projet de Zola d’étudier une
famille sous le second Empire. La Curée est peu étudié en Seconde ; sa lecture complé-
tera la connaissance d’autres œuvres des « Rougon-Macquart » abordées l’année précé-
dente.

➔➔ Réponses aux questions


1. Aristide Saccard s’appelle en réalité Aristide Macquart, mais il doit changer de nom
pour ne pas gêner la carrière de son frère Eugène Macquart. Il choisit d’orthographier
ce nom avec deux « c » en disant : « Il y a de l’argent dans ce nom-là ; on dirait que l’on
compte des pièces de cent sous. »


2. Aristide vient de Plassans. À Paris, son frère Eugène lui trouve un travail de commissaire
voyer à l’Hôtel de Ville. Il gagne alors 2 500 francs par an. Puis il est promu et gagne 4 000
francs. Il se marie ensuite avec Renée Béraud du Châtel grâce à sa sœur Sidonie, une
entremetteuse. À l’aide de la dot et de ses connaissances du marché parisien, il spécule
en rachetant des immeubles et devient immensément riche.
3. Conscient que Renée aime Maxime, Aristide lui propose un marché : il gardera le
silence à condition qu’elle lui cède sa fortune en demandant un prêt à son père.
4. Aristide est atteint de la folie des grandeurs car il n’est jamais satisfait de sa situa-
tion. Eugène lui reproche d’ailleurs son impatience au début du roman. Il est capable
de sacrifier sa propre femme pour accroître sa richesse. Cependant, sa fortune est due
à la spéculation : elle n’est donc pas vraiment réelle, mais il continue à vouloir la déve-
lopper. En cela, il annonce ce qu’il deviendra dans L’Argent (texte 3). On peut aussi le
rapprocher de Gobseck, qui tire une jouissance à maîtriser le monde, de même qu’Aris-
tide a l’impression de maîtriser tout Paris.
5. Aristide est méprisable car c’est un parvenu immoral, qui accroît sa fortune à l’aide
de procédés illégaux. Il profite de sa place de commissaire voyer pour obtenir des rensei-
gnements, racheter au meilleur prix des immeubles et les revendre à la ville beaucoup
plus cher que leur valeur. Cependant, on peut l’admirer pour sa persévérance et son
intelligence. Son ascension sociale est finalement très rapide.
6. Le regard de Zola n’est pas neutre. Il fait au moins deux reproches à la très grande
bourgeoisie. Elle est d’abord corrompue socialement : Aristide progresse dans la société
grâce à l’appui de son frère et à la complicité de ses collègues qui lui permettent d’obte-
nir des informations illégalement. Mais elle est également corrompue moralement :
Renée mène une vie de débauche, jusqu’à l’inceste avec son beau-fils.
7. Le personnage naturaliste doit représenter de manière neutre un type social, que
Zola se propose d’étudier comme objet scientifique. Mais Aristide échappe en partie à ce
modèle par sa folie des grandeurs qui en fait un personnage hors norme et romanesque.

Séquence 2
Les chimères et la réalité, du romantisme au début du xxe siècle
Parcours de lecture

« Un amour de Swann » (1913),


la puissance de l’imagination
B i b l i o g r a p h i e
Autres romans sur le thème de la jalousie
– Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
– Marcel Proust, Albertine disparue, 1925.
– Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, 1957.
– Catherine Millet, Jour de souffrance, 2008.


Textes critiques
– David Galland, Sandra Lecardonnel, Un Amour de Swann, Connaissance d’une œuvre, Bréal,
2006.
– Thierry Laget, Un Amour de Swann, Foliothèque, Éd. Gallimard, 1991.
– Catherine Durvye (dir.) Les Puissances de l’imagination – Cervantès, Don Quichotte ;
Malebranche, La recherche de la vérité, Proust, Un amour de Swann, Armand Colin, 2006.

Extrait 1
Une rencontre sans passion (pages 272-273)
➔➔ Objectif
Analyser la subversion de la scène de rencontre.

➔➔ Présentation du texte
La rencontre entre Odette et Swann renverse le cliché de la rencontre amoureuse
puisque leur relation semble vouée à l’échec dès le début. On informera les élèves
que le lecteur sait déjà qu’ils se marieront et auront une fille, Gilberte. Ce qui peut
permettre de trouver la problématique de la séquence : pourquoi annoncer l’histoire
d’un échec, si l’on a déjà dit que les deux amants se marieront ?
La première approche d’un texte de Proust est déstabilisante pour beaucoup d’élèves,
qui seront désarçonnés par la syntaxe complexe qui rend la lecture très difficile. La ques-
tion de préparation c permet de désamorcer ces réserves et de leur faire comprendre
que même pour un très bon lecteur, cette langue peut poser des problèmes de compré-
hension. Déchiffrer la phrase proustienne peut alors devenir un jeu intellectuel, une
énigme à résoudre.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Cette première rencontre diffère de ce que le lecteur pourrait attendre car Odette ne
plaît pas à Swann, elle ne lui inspire « aucun désir » (l. 11) mais « une sorte de répulsion
physique » (l. 12). Rien n’indique alors que Swann pourrait s’éprendre d’elle et ressentir
de la jalousie. Le portrait d’Odette s’oppose aux scènes de première rencontre où la
beauté de la femme fascine l’homme, comme dans La Princesse de Clèves ou L’Éducation
sentimentale par exemple.
b. La dernière phrase est un constat au présent de vérité générale, contrairement au
reste du récit qui est au passé simple et au plus-que-parfait : le narrateur tire un ensei-
gnement sur l’évolution des mœurs à partir de l’exemple de Swann.
c. Mais tandis que chacune de ces liaisons ou chacun de ses flirts, avait été la réalisa-
tion plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann
avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un
jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui
avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à
quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de
paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître,


elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté
qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de
répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes
pour chacun et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament.
Proposition principale
2 propositions subordonnées conjonctives (circonstancielle)
2 propositions subordonnées conjonctives (comparative)
8 propositions subordonnées relatives
Le but de cette question n’est pas que les élèves identifient avec précision et exactitude
chaque proposition, mais qu’ils comprennent que la phrase proustienne est extrême-
ment complexe, souvent très longue, enchâssant plusieurs niveaux de propositions
subordonnées, ce qui peut perdre le lecteur.
d. home : maison ; confortable : installé confortablement ; smart : chic.
Lecture analytique
Une première rencontre atypique
1. L’apparition d’Odette est retardée par la construction syntaxique de la première
phrase (voir question de préparation c). Son nom n’apparaît qu’à la cinquième ligne et
le narrateur commence à la décrire seulement à la ligne 10.
2. Le point de vue choisi est celui de Swann, comme le prouvent les lignes 9 et 10 : « elle
était apparue à Swann non pas certes sans beauté ». Le portrait qui en est fait aux lignes
15 à 25 dépend de la précision de la ligne 14 : « Pour lui plaire »  : ce portrait n’est que la
vision d’Odette selon Swann et non ce qu’elle pourrait être dans la réalité.
3. Le portrait est cruel car il ne s’attarde que sur les défauts d’Odette, le narrateur
employant des termes péjoratifs pour la décrire. De plus, la figure de l’accumulation
donne l’impression que rien ne plaît chez Odette, qui a « un profil trop accusé, la peau
trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés » (l. 15-17). La répétition
de l’adverbe « trop » contribue à rendre le portrait cruel. De plus, lorsque le narrateur
pourrait lui faire un compliment, celui-ci est désamorcé par une critique : « Ses yeux
étaient beaux mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse » (l. 18-20).
Une relation impossible
4. Aux lignes 5 à 9, les commentaires de l’ami de Swann sous-entendent qu’Odette
est une femme que l’on possède facilement. En effet, cet ami annonce à Swann qu’il
pourrait se passer quelque chose entre eux, mais le narrateur ajoute un commentaire
assez perfide : les probabilités seraient encore plus grandes que ce que prétend cet ami,
qui veut se faire valoir. En réalité, Odette est une demi-mondaine, c’est pour cela que
Swann n’aura pas de difficulté à entretenir une liaison avec elle.
5. La relation est d’abord déséquilibrée socialement : Swann fréquente la haute société
– on précise, dans le roman, qu’il est l’ami du prince de Galles – tandis qu’Odette
est entretenue par ses riches amants. De plus, Swann est prévenu par son ami de la
facilité avec laquelle il pourra séduire Odette, ce qui est un avantage pour lui. Après
leur rencontre, Odette est la première à lui écrire, dévoilant ainsi son intérêt pour
lui ; de même, chez Swann, elle lui avoue son bonheur de le revoir. Mais Swann reste


très distant. Il ne tombera amoureux d’elle qu’à partir du moment où il se saura aimé
d’Odette. La nature de leur amour n’est donc pas réciproque.
6. Le narrateur cite certaines paroles d’Odette entre guillemets afin de prendre une
distance ironique à son égard, pour montrer au lecteur ses manières un peu ridicules,
comme sa prétention à introduire des termes anglais dans son langage.
L’analyse du narrateur
7. On retrouve dans le texte un passé simple (« il fut présenté », l. 5), mais surtout le plus-
que-parfait, qui est employé pour les actions antérieures dans un système passé (« elle
lui avait écrit », l. 25-26 ; « elle lui avait dit », l. 35-36). Le texte raconte donc des événe-
ments antérieurs à d’autres événements. On peut rappeler aux élèves qu’« Un amour de
Swann » est un récit enchâssé dans le récit principal de La Recherche du temps perdu, ce
qui explique ce décalage temporel.
8. Les lignes 41 à 52 donnent un propos général tiré de l’exemple de Swann. On peut
relever le pronom indéfini « on » et plusieurs présents de vérité générale. Le narrateur
explique qu’à partir d’un certain âge, savoir qu’une personne est amoureuse de nous
suffit à ce que l’on tombe amoureux d’elle, même si elle ne nous plaisait pas a priori,
contrairement à la jeunesse, où l’on veut conquérir le cœur de la femme que l’on aime.
L’amour est donc un sentiment dont la nature évolue avec l’âge, il n’est pas toujours
un désir d’absolu, mais peut se limiter à une simple satisfaction.
9. Odette, en partant de chez Swann, avoue sa tristesse de le quitter et sous-entend
donc qu’elle éprouve des sentiments pour lui, à la manière d’une héroïne de roman.
Elle espère que ce sentiment est réciproque, mais Swann n’a pas le même âge qu’elle
et a perdu ce désir d’un amour absolu et réciproque. Le sous-entendu d’Odette lui
fait seulement plaisir et l’amuse. Mais le rapprochement des cœurs est une idée qui
reste associée à celle de l’amour, même lorsque l’on vieillit : Swann pourrait s’éprendre
d’Odette parce qu’elle l’aime et qu’elle réveille en lui, sans qu’il le sache, cette volonté
d’une union absolue.

Vers le bac
L’écriture d’invention
L’objectif de cet exercice est la maîtrise du changement de point de vue, en fonction du
caractère d’un personnage. De plus, il introduit une autre contrainte : celle de la trans-
position d’un récit à la 3e personne en une lettre à la 1re personne, ce qui suppose que les
codes des deux genres soient maîtrisés.
Critères d’évaluation
– La lettre reflète la personnalité d’Odette : faussement ingénue, se prenant pour une
héroïne romanesque.
– Cette lettre intègre et amplifie ce qui est dit dans le texte de Proust aux lignes 34 à 41.
– Le langage d’Odette révèle sa fausse naïveté ; elle emploie des mots anglais pour faire
chic, mêle langage soutenu et syntaxe familière, etc.
– Il s’agit d’une lettre visant à séduire Swann et l’on y trouve donc des procédés tendant
à ce but.
– Il n’y a pas d’incohérence psychologique.
– Il n’y a pas d’anachronismes.


Extrait 2
Les affres de la jalousie (pages 274-275)
➔➔ Objectif 
Analyser l’ambivalence de la jalousie, entre souffrance et plaisir.

➔➔ Présentation du texte
Cet extrait permet d’expliquer aux élèves ce qu’est un roman d’analyse psychologique.
La jalousie est essentiellement due à ce que le jaloux ne sait pas : obligé d’émettre
des hypothèses douloureuses, il ne peut être paradoxalement satisfait que lorsqu’elles
sont vérifiées. La jalousie est aussi une volonté de maîtriser l’autre : Odette échappe
à Swann, elle ne lui appartient pas. Il est même privé de sa vue dans cet extrait. On
pourra donner à lire, après l’étude du texte, les quelques lignes qui suivent l’extrait
proposé et qui nous apprennent que Swann s’était trompé de fenêtre.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La comparaison des deux extraits souligne le changement de Swann : alors qu’il
affectait le détachement dans le premier extrait, il est maintenant épris d’Odette au
point d’en être jaloux.
b. L’expression « Et pourtant » marque la rupture entre les deux étapes du texte. Le
premier paragraphe raconte la souffrance de Swann, le second, le plaisir qu’il tire de
cette situation. En effet, en surprenant Odette, il regagne l’emprise qu’il a perdue dans
le paragraphe précédent.
c. Le point de vue adopté est celui de Swann, ce qui permet de mieux comprendre la
nature de sa jalousie, mais aussi de susciter l’attente du lecteur, qui a autant envie que
le personnage de savoir ce que fait Odette.

Lecture analytique
L’imagination du jaloux
1. La jalousie de Swann l’incite à interpréter la réalité en fonction de ce sentiment. Ainsi,
la fatigue d’Odette serait-elle simulée (l. 4). La lumière perçant à travers les volets lui
parlerait, lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait » (l. 22-23). L’idée qu’Odette
mente lui est insupportable car cela signifierait qu’il ne maîtrise plus les sentiments de
la jeune femme, alors qu’il s’en est épris. Le déséquilibre dans leur relation s’inverserait
et Odette prendrait l’ascendant.
2. Swann est lucide car Odette est effectivement une demi-mondaine qui peut avoir
plusieurs amants à la fois. Mais sa lucidité est pervertie par son désir de contrôler sa
maîtresse ; la jalousie obscurcit son regard. C’est ce que symbolisent les lames obliques
des volets entre lesquelles il ne peut rien voir (l. 25-26) malgré son désir de savoir.
En complément à la réponse de cette question, on pourra faire lire aux élèves la suite du
texte, qui confirme l’aveuglement de Swann, qui en devient ridicule puisque le « couple
invisible et détesté » (l. 31) n’est pas celui d’Odette et de son amant, mais celui de deux
hommes, que Swann dérangera.


La souffrance amoureuse
3. La phrase est construite sur une accumulation de propositions subordonnées complé-
tives, qui complètent la proposition principale « l’idée lui vint brusquement ». Cette
accumulation mime l’amplification des soupçons de Swann, l’accroissement de son
obsession ; chaque idée en amenant une autre, jusqu’à l’hypothèse la plus douloureuse :
Odette aurait fait entrer « celui qui devait passer la nuit auprès d’elle » (l. 7).
La syntaxe montre donc comment Swann construit lui-même l’objet de sa souffrance
par sa propre imagination.
4. Les propositions des lignes 7 à 14 sont juxtaposées en asyndète : aucun lien logique
ne relie ces propositions qui sont toutes principales, donc toutes au même niveau. Cela
mime la rapidité presque frénétique de Swann, qui se hâte de rejoindre Odette pour
confirmer ses soupçons.
5. Les perceptions de Swann sont diminuées par des obstacles. Les volets fermés
l’empêchent de voir ce qui se passe dans la pièce, les murmures sont trop bas pour
qu’il puisse entendre la conversation. Swann compense donc l’absence d’informations
perceptibles par son imagination, qui lui fait penser qu’il est en train d’espionner Odette
avec un autre homme, ce qui n’est pas le cas.
Un « plaisir de l’intelligence »
6. La jalousie de Swann est comparée à une torture (l. 22). Sa souffrance est psycholo-
gique, c’est son imagination qui en est en grande partie responsable. Son obsession,
traduite par la construction des phrases (voir question 3) amplifie cette souffrance.
7. L’expression « la pulpe mystérieuse et dorée » (l. 17) connote une forme de sensualité.
Le nom « pulpe » renvoie au toucher et l’adjectif mélioratif « dorée » renvoie à la vue.
Cette expression connote une douceur sensuelle et indéfinissable et pourrait symboli-
ser la sensualité féminine d’Odette. La place de cette expression est étonnante car elle
apparaît au moment où la souffrance de Swann est à son paroxysme. C’est certainement
parce qu’il croit qu’un autre homme peut jouir de cette « pulpe dorée » que ces mots sont
employés à cet endroit.
8. Swann éprouve du plaisir car Odette, d’après lui, ne sait pas qu’il l’espionne. Il renverse
donc la situation – d’après lui, il n’était pas censé savoir qu’Odette le trompait – afin de
regagner une certaine emprise sur cette femme. Il tire une jouissance perverse à l’idée
de troubler Odette en frappant aux volets sans se faire voir, afin qu’elle comprenne qu’il
a tout vu. L’idée d’en savoir plus que l’autre et d’en tirer un certain pouvoir sur lui, est
donc la cause du plaisir de Swann.

Histoire des Arts


L’artiste face à la rupture (page 276)
B i b l i o g r a p h i e
Œuvres de Sophie Calle
– Les Dormeurs, Actes Sud, 2001.
– M’as-tu vue ?, Éd. du Centre Pompidou, 2003.
– En finir, avec Fabio Balducci, Actes Sud, 2005.
– Prenez soin de vous, Actes Sud, 2007.


Études sur Sophie Calle
– Anne Sauvageot, Sophie Calle, l’art caméléon, Presses universitaires de France, 2007.
– Cécile Camart, Une esthétique de la fabulation et de la situation : Sophie Calle, 1978-2007,
Université Rennes 2 Haute Bretagne, 2007.

➔➔ Objectif
Analyser la part d’humour et de mauvaise foi derrière le portrait de l’amant.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Sophie Calle est la fille d’un collectionneur d’art, Robert Calle (créateur du Carré d’Art, le
musée d’Art contemporain de Nîmes). Elle a ainsi fréquenté dans sa jeunesse de nombreux
artistes, comme Christian Boltanski, qui influence sa décision de devenir elle-même
artiste. Elle souhaite faire de sa vie une œuvre. Elle voyage pendant plusieurs années en
fréquentant les milieux maoïstes et pro palestiniens d’extrême gauche, puis rentre en
France sans emploi et sans repères. Elle décide alors de suivre des gens dans la rue et les
photographie, ce qui aboutit à son œuvre Filatures parisiennes en 1979.
À la même époque, elle invite des gens, qu’elle connaît ou non, à dormir dans son lit.
Elle les photographie et note le moindre de leurs gestes ; elle intitule cette œuvre Les
Dormeurs. La plupart de ses œuvres ont ainsi un lien avec l’intimité, qu’il s’agisse de
la sienne ou de celle des autres. Dans Prenez soin de vous, elle demande à 107 femmes
de disséquer un courriel de rupture qu’elle a reçu. Ces femmes exercent des activités
ou des métiers très différents : juriste, psychologue, professeure, chanteuse, comé-
dienne, avocate, etc. Chacune lit ce courriel en fonction de son regard professionnel ; les
démarches sont très variées, mais toutes visent à élucider le sens de ce message. Il s’agit
donc d’une œuvre féministe, d’un règlement de compte jouissif, qui souligne le déséqui-
libre de la relation amoureuse entre un homme et une femme, mais elle est empreinte
d’un humour qui tient à distance un discours trop vindicatif. Cette œuvre permet d’inter-
roger le lien entre l’image, le texte et la démarche d’interprétation que tout individu
conduit face au discours des autres. On pourrait d’ailleurs demander aux élèves de prati-
quer eux-mêmes ce jeu, en faisant un commentaire composé du courriel.

➔➔ Réponses aux questions


1. La criminologue a l’air pensif, elle regarde au loin à travers la fenêtre, tenant à la
main le courriel de rupture reçu par Sophie Calle, comme si elle réfléchissait au portrait
qu’elle pourrait faire de son rédacteur.
2. L’image qu’elle donne de cet homme est très critique. Si elle évoque d’abord ses
nombreuses qualités, elle affirme qu’il en tire de l’orgueil. Elle émet ses hypothèses à
partir des mots qu’il emploie, comme le pronom « je », répété vingt-trois fois, ce qui
révélerait, d’après elle, son narcissisme.
3. La criminologue fait preuve d’assurance dans ses propos : elle emploie le présent
de l’indicatif dans des phrases affirmatives pour énoncer ses hypothèses : « C’est un
homme intelligent, cultivé […]. C’est un authentique manipulateur […] » Le portrait
qu’elle fait de cet homme à partir d’un simple courriel est très cruel et méchant, au
point qu’on peut la soupçonner de mauvaise foi. L’humour de cette femme transparaît
dans certaines remarques : les « chandails à cols roulés » donnent une image vieillotte


de cet homme. L’adjectif « petit », répété deux fois à propos de sa cuisine et de ses plats,
laisse entendre que ce ne sont pas les seules choses « petites » chez cet homme.
4. La confrontation de l’œuvre de Sophie Calle au roman de Proust permet de montrer
que l’analyse psychologique de Swann se vérifie chez de nombreux individus et artistes.
En effet, la relation que Sophie Calle a entretenue avec cet homme est réinterprétée a
posteriori, en fonction du courriel de rupture, de la même manière que Swann, dans
l’extrait 4, prétendra ne jamais avoir aimé Odette, par déception.

Extrait 3
L’oubli impossible (pages 277-278)
➔➔ Objectif
Étudier le fonctionnement de la mémoire d’après Proust.

➔➔ Présentation du texte
Cet extrait est caractéristique des théories de Proust sur le fonctionnement de notre
mémoire, qui fait renaître un monde à partir d’une simple sensation. La petite sonate de
Vinteuil, leitmotiv du roman, est ce qui déclenche le souvenir et invite Swann à reconsi-
dérer sa relation avec Odette comme une période de bonheur.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Swann cherche à s’éloigner d’Odette car il comprend qu’il n’exerce pas l’emprise qu’il
souhaite sur elle. Mais cet éloignement est douloureux. Cette souffrance est renforcée
par la société dans laquelle évolue Swann, ignorante de son amour pour Odette. Or,
puisque personne ne connaît cet amour, il n’existe que pour Swann et personne d’autre
ne peut en confirmer la réalité, ce qui lui donne cet « état subjectif ». Cette souffrance
est exprimée par le rejet de cette société, à laquelle sont associés des termes péjoratifs
comme « la bêtise et les ridicules » (l. 4-5), « enfantillage » (l. 8). Swann ne peut donc
pas être compris par les gens qu’il fréquente.
2. Le temps le plus employé dans le premier paragraphe est l’imparfait à valeur de durée.
Il montre que la scène semble interminable pour Swann. Cet imparfait s’oppose au passé
simple du deuxième paragraphe : « ce fut comme si elle était entrée » (l. 15). La musique
interrompt soudainement les pensées de Swann et lui évoque alors Odette, avec laquelle
il a écouté de nombreuses fois la sonate de Vinteuil.
3. La répétition du mot « attente » vise à en souligner la longueur. Cette attente est musi-
cale : le musicien tient les notes longtemps ; il attend « l’objet de son attente » (l. 19-20),
c’est-à-dire le moment où il pourra relâcher sa note. Mais cette attente renvoie symboli-
quement à celle de Swann, qui espère en vérité voir entrer Odette.
4. Les souvenirs du temps où Odette était éprise de Swann sont comparés à des oiseaux.
Ils sont d’abord animalisés avec les termes « trompés », « ils crurent être revenus »,
« s’étaient réveillés » (l. 28-29), puis le lecteur comprend que cette image représente des
oiseaux à l’aide des expressions « à tire d’aile » et « chanter » (l. 30). Cette métaphore
est motivée par la musique, qui peut rappeler le chant des oiseaux. Elle permet ainsi la


transition avec le troisième paragraphe, dans lequel Swann se remémore les souvenirs
du temps passé avec Odette.
5. La syntaxe des phrases peut rappeler un rythme musical : on peut prendre comme
exemple la phrase des lignes 17 à 24, avec ses effets d’attente, de répétition, de chan-
gement de rythme dus aux fragments de phrase entre virgules, qui imposent des temps
de silence, de respiration. Le même phénomène peut être étudié dans la phrase des
lignes 24 à 31, qui montre comment la musique réveille les souvenirs de Swann. La
syntaxe de cette phrase peut également mimer le cheminement de son esprit, de sa
prise de conscience. Les souvenirs « remontent » (l. 30) progressivement, jusqu’à ce que
Swann prenne conscience de son ancien bonheur : ce mot est mis en valeur à la fin de
la phrase car il s’agit de la conclusion à laquelle le personnage arrive.
6. La phrase des lignes 24 à 31 souligne la volonté de Swann de refouler les souvenirs
partagés avec Odette, ce qu’il n’arrive pas à faire. Cet échec est annoncé dès le début
de la phrase puisque Swann n’a pas le temps de se dire « n’écoutons pas » (l. 24-26). La
suite de la phrase décrit l’effort de Swann pour occulter ses souvenirs, « qu’il avait réussi
jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être » (l. 27-28). Mais la
sonate de Vinteuil est comme un signal qui réveille ses souvenirs ; la dernière partie de la
phrase décrit leur ascension jusqu’à la conscience du personnage, grâce à la métaphore
de l’oiseau.
7. L’accumulation montre la rapidité avec laquelle ces souvenirs arrivent à la conscience
de Swann, l’un bousculant l’autre au point d’étourdir le personnage. Ces souvenirs sont
liés aux sens : les pétales du chrysanthème à la vue, au toucher et à l’odorat, voire au
goût (puisqu’il les garde contre ses lèvres), la lettre d’Odette et le rapprochement de
ses sourcils à la vue, le fer du coiffeur à l’odorat, les pluies et le froid au toucher. Un
sens est absent : celui de l’ouïe car il est sollicité par la sonate de Vinteuil. Un seul sens
sollicité peut donc raviver des souvenirs liés aux quatre autres sens.
8. La mémoire, d’après ce texte, peut être contrôlée dans une certaine limite : Swann
tente d’abord de refouler les souvenirs heureux pour éprouver moins de chagrin à
l’égard d’Odette. Mais la sollicitation d’un sens peut rappeler d’anciennes sensations
que l’on cherche à refouler et qui sont liées à des épisodes précis de la vie. On observe
dans ce texte le même phénomène que celui de la fameuse madeleine trempée dans
le thé, qui fait revivre Combray. On pourra d’ailleurs faire lire cet extrait célèbre en
lecture cursive, pour montrer la récurrence de ce thème dans le cycle de La Recherche
du temps perdu.

Proposition de plan
I. Le malaise de Swann
A. Un personnage malheureux
B. Un personnage seul et incompris
C. La nostalgie du personnage
II. Une réflexion sur la mémoire
A. L’échec du refoulement
B. La musique comme déclencheur du souvenir
C. La mémoire des sens


Extrait 4
La prise de conscience et la désillusion (pages 278-279)
➔➔ Objectif 
Comprendre le fonctionnement de la mauvaise foi du personnage.

➔➔ Présentation du texte
Ce texte est la dernière page d’« Un amour de Swann ». Il pourra décontenancer les
élèves à qui l’on aura dit que Swann et Odette sont mariés et ont une fille, ce qui ne
semble guère probable à la lecture de ce passage. On leur montrera comment un indi-
vidu peut donner un sens différent à des événements en fonction de son état d’esprit,
ce qui leur permettra de comprendre en quoi le personnage de roman est un outil
d’exploration de la conscience humaine.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce texte est difficile à comprendre pour les élèves, par sa complexité syntaxique, qui
elle-même reflète la complexité de l’analyse de la conscience. Les élèves ayant étudié
le premier extrait et répondu à la question de préparation c seront peut-être moins
perturbés par cette complexité.
b. Il est difficile de placer les différents moments auxquels il est fait allusion dans ce
récit car ils ne sont pas abordés chronologiquement et Swann se souvient de lui en
train de se souvenir (de sa rencontre avec Odette notamment), ce qui peut troubler la
compréhension de l’ordre de ces moments.

Rencontre Swann Swann Soirée de Mme Voyage


d’Odette se rappelle a oublié les Saint-Euverte. en train
au théâtre. de cette impressions de (moment
rencontre. cette première du récit).
rencontre.
c. Le pronom « nous » dans la première phrase a une valeur générale : l’exemple de
Swann sert à illustrer une vérité qui concerne tous les hommes d’après le narrateur.

Lecture analytique
Le mécanisme de la mémoire
1. L’amour ne naît pas nécessairement au moment où nous rencontrons une personne
et nous pouvons la revoir par hasard après la mort de cet amour ; c’est pour cela qu’une
première rencontre, à un moment où l’amour n’est pas né et où l’esprit est plus lucide,
pourra sembler avoir été un avertissement une fois cet amour fini.
C’est le cas pour Odette, qui n’a pas plu à Swann lors de leur première rencontre. Après
la fin de leur amour, Swann se dit que sa première impression, mauvaise, était un signe
de cet échec.


2. Le portrait d’Odette fait à la fin du récit est similaire à celui de leur première
rencontre. Elle a « le teint pâle […], les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux
battus » (l. 30-31). Ces nombreux termes péjoratifs rappellent ceux du premier portrait.
Swann repense à elle de cette manière car il n’en est plus amoureux, de même qu’il ne
l’était pas quand il la vit la première fois, ce qui lui permet d’être plus lucide.
Lucidité et illusion
3. Swann est un être lucide car il est capable d’analyser rétrospectivement les senti-
ments éprouvés pour Odette et le rôle de la soirée de Mme de Saint-Euverte dans sa
prise de conscience.
4. Cependant, il fait également preuve de mauvaise foi. L’adverbe « rétrospectivement »
(l. 5) peut signifier que Swann interprète différemment sa rencontre avec Odette main-
tenant que leur histoire semble terminée, mais que cette interprétation est uniquement
due à son état d’esprit actuel, sans être nécessairement juste. Le narrateur fait preuve
d’un regard critique à l’égard du personnage, dont l’esprit est « incapable de se poser
longtemps une question difficile » (l. 21-22).
5. Cette distance critique prend une forme ironique et sarcastique à la fin du texte. Swann
fait ainsi preuve de « muflerie » (l. 36) d’après le narrateur. Là encore, il reconsidère les
événements différemment en fonction de son état d’esprit ; il fait preuve de méchanceté
lorsqu’il n’est plus malheureux. Le narrateur le présente donc comme un personnage de
mauvaise foi et peu sympathique.
Une leçon d’analyse
6. Les conclusions auxquelles arrive Swann sont modalisées par le narrateur : « il n’était
pas loin de voir quelque chose de providentiel » (l. 18-19), « considérait dans les souf-
frances […] et les plaisirs […] une sorte d’enchaînement nécessaire » (l. 23-26). Le narra-
teur prend ses distances avec cette analyse, notamment dans la question des lignes
15-17 : « Qui sait même […] si d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas
arrivés et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables ? »
7. On peut relever dans ce texte le présent de vérité générale, qui exprime la pensée du
narrateur sur le fonctionnement de la conscience humaine (l. 1-6 et l. 10-13). On trouve
également le plus-que-parfait, pour narrer des événements antérieurs au temps du récit
(« Swann s’était souvent reporté à l’image d’Odette », l. 7). Le narrateur emploie l’im-
parfait à valeur durative (« il se rappelait maintenant », l. 8-9), qui ancre l’action dans
le temps du récit. On relève également le conditionnel passé de la deuxième forme (« il
se fût trouvé », l. 15), qui permet au narrateur de faire une hypothèse dans le passé. On
trouve aussi le passé simple dans le dernier paragraphe (« il repensa », « il revit », l. 29,
« il s’écria », l. 38), temps du récit qui marque une rupture avec l’imparfait du début du
texte. Enfin, Swann utilise le passé composé dans la phrase qu’il prononce à la fin ; ce
temps permet de parler d’actions passées ayant un rapport avec la situation actuelle.
8. Les nombreux présents de vérité générale invitent le lecteur à réfléchir sur lui-même
et à chercher ce qu’il peut avoir en commun avec le personnage de Swann. Il peut ainsi
apprendre que l’homme cherche toujours à réinterpréter les moments antérieurs de sa
vie en fonction de ce qu’il a vécu entretemps, afin de justifier sa vie actuelle, comme
le fait Swann, qui affirme à la fin que ce fut une erreur d’aimer Odette. Or, la suite du


roman prouvera le contraire et le narrateur l’annonce déjà : « il n’est pas rare que dans
une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas soient posés à côté de
l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. » (l. 11-13).

Vers le bac
La dissertation
Dans la plupart des romans, le lecteur a accès aux pensées, à la psychologie des person-
nages, contrairement au théâtre, où l’on ne connaît que leurs paroles. Le narrateur
peut offrir un regard distant sur ses personnages afin de les analyser avec lucidité.
Le personnage peut alors devenir un miroir pour le lecteur, qui comprendra mieux
comment fonctionne sa propre conscience. « Un amour de Swann » de Proust est le
récit de l’amour impossible entre Odette et Swann, selon le point de vue de ce dernier,
ce qui n’empêche pas le narrateur de commenter, voire de critiquer ce point de vue.
Le lecteur peut ainsi prendre conscience du sentiment amoureux. En effet, l’amour
de Swann grandit quand il comprend qu’Odette lui échappe, ce qui est le cas dans de
nombreuses relations amoureuses. La jalousie du personnage se développe quand il
prend conscience qu’il ne maîtrise pas les agissements et les sentiments d’Odette :
cette analyse de la jalousie peut servir d’enseignement au lecteur, qui se rendra compte
qu’il peut lui arriver de réagir de la même manière. Cette jalousie maladive pousse
Swann à surinterpréter les moindres faits et gestes de sa maîtresse, au point d’en être
ridicule, lorsqu’il se trompe de fenêtre en espionnant Odette, par exemple. Le lecteur
peut ainsi analyser sa propre jalousie afin de ne pas ressembler à Swann. Enfin, ce récit
propose une réflexion sur la mémoire et l’impossibilité d’oublier les moments heureux.
Une sensation, comme l’écoute de la sonate de Vinteuil, fait renaître les souvenirs de
Swann liés à Odette. Le lecteur apprend ainsi comment sa propre mémoire fonctionne :
en associant des sensations à des lieux ou des événements précis, qui reviendront à
la mémoire à chaque fois que la même sensation sera perçue par l’individu. On peut
donc affirmer que l’analyse psychologique d’un personnage permet au lecteur de mieux
comprendre le fonctionnement de l’âme humaine.


Séquence 3
Le personnage aux xx e
et xxie siècles : effacement et reconstruction
Parcours de lecture

Voyage au bout de la nuit (1932),


le personnage face
à la violence du monde
B i b l i o g r a p h i e
Textes critiques
– Henri Godard, Céline, Éd. Gallimard, 2011.
– Henri Godard, Céline scandale, Éd. Gallimard, coll. « Folio », 1998.
– Henri Godard, Poétique de Céline, Éd. Gallimard.
– Philippe Muray, Céline, Éd. Gallimard, 2001.
Romans sur les thèmes du parcours
– Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839.
– Henri Barbusse, Le Feu, 1916.
– Ernst Jünger, Orages d’acier, 1920.
– Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure, 1922.
– Claude Simon, La Route des Flandres, 1960.
– Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, 2011.

F i l m o g r a p h i e
Films sur les thèmes du parcours
– Charlie Chaplin, Les Temps modernes, 1936.
– Francis Ford Coppola, Apocalypse now, 1979.

Extrait 1
L’absurdité de la guerre (pages 284-285)
➔➔ Objectif
Étudier la condamnation de la guerre et la représentation pessimiste de l’homme.

➔➔ Présentation du texte
Cet épisode de Voyage au bout de la nuit peut être étudié dans une séquence sur le
roman, mais aussi dans une séquence sur l’argumentation puisque Céline y dénonce
l’absurdité de la guerre et la cruauté des hommes. Ce texte permet également d’aborder
la notion d’antihéros. On pourra ainsi amorcer une réflexion sur la nature du rapport
qui unit un lecteur à un personnage romanesque : doit-on ressentir de l’empathie ou
de la sympathie pour lui ? La question se pose de manière évidente pour Bardamu, qui
montre peu de compassion pour les victimes de son propre camp.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. Ce texte suscite l’indignation et l’horreur du lecteur : la guerre semble n’avoir aucun
sens, les hommes sont cruels et la description des cadavres est effrayante. Les élèves
les plus fins percevront également l’ironie et l’humour noir de l’épisode, qui peuvent
susciter un sourire gêné chez le lecteur.
b. Le point de vue choisi est celui de Bardamu, le narrateur-personnage. Le récit est à
la première personne, ce qui ne laisse aucun doute.
c. Le niveau de langue est familier, tant du point de vue du lexique que de la syntaxe.
On peut citer, par exemple, la phrase des lignes 49 à 52, qui présente une dislocation
du sujet (« C’est qu’il avait été déporté […], le messager ») et un langage imagé familier
(« fini lui aussi » employé pour « mort »).
d. Le burlesque consiste à traiter un sujet noble et épique sur un mode prosaïque, trivial
et familier, en le dégradant. Le grotesque est une esthétique qui représente des êtres
étranges et inquiétants mêlant des aspects humains, animaux et végétaux. Ce terme
a été inventé à la Renaissance lorsque l’on découvrit à Rome les ruines ensevelies de
la villa aurea construite par Néron et ornée de telles figures. Puisque la maison était
enfouie sous terre, on a cru qu’il s’agissait d’une grotte en la découvrant, d’où le terme
« grotesque ».

Lecture analytique
L’horreur de la guerre
1. L’ouïe est sollicitée dans cet extrait avec le bruit des mitrailleuses allemandes qui
craquent (l. 2-3) puis le « bruit » de l’explosion (l. 24 et 30). La chaleur du « feu » (l. 23, 29
et 31), peut relever du toucher. L’odorat est sollicité par « l’odeur pointue de la poudre
et du soufre » (l. 35-36). La vue est sollicitée par le spectacle des cadavres à la fin de
l’extrait. L’impression d’horreur est donc totale car tous les sens sont perturbés par cet
événement.
2. La description des cadavres est rendue choquante par l’accumulation de précisions
anatomiques très crues : « le cavalier n’avait plus sa tête » (l. 53), « Le colonel avait son
ventre ouvert » (l. 55). Les comparaisons très familières sont peu respectueuses à l’égard
des morts, comme le « sang […] qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans
la marmite » (l. 54-55). Des termes péjoratifs caractérisent également les cadavres avec
irrespect : « il en faisait une sale grimace » (l. 56).
Une scène burlesque
3. Cette scène de guerre pourrait être épique, mais le narrateur traite ce thème de
manière très prosaïque. Les personnages ne partagent rien avec les héros épiques : les
soldats ne meurent pas au combat, mais en plein dialogue, sans avoir pu agir. Le colonel
est préoccupé par des choses triviales comme le pain (l. 19) au lieu de s’intéresser au
combat qui se déroule autour de lui. Bardamu lui-même ne fait preuve d’aucune gran-
deur d’âme puisqu’il se réjouit de la mort du maréchal des logis (l. 38 à 40). Enfin, la
description des cadavres s’oppose à celle que l’on peut trouver dans les épopées homé-


riques. En effet, le corps des héros est protégé par les dieux (comme celui d’Hector, par
exemple, indemne après avoir été traîné par le char d’Achille autour de Troie), ce qui
est loin d’être le cas pour les soldats de Céline.
4. Il est difficile d’éprouver de l’empathie pour ces victimes de la guerre. D’une part, on
ne s’est pas attaché à eux, on ne connaît ni leur nom ni leur histoire, etc. D’autre part,
ils ne sont pas sympathiques : le colonel est un homme colérique. Ainsi n’éprouve-t-on
aucune tristesse lorsqu’on apprend leur mort.
5. La langue de Céline mêle des tournures familières et orales à des expressions et des
images plus soutenues et poétiques. On peut citer ici les lignes 4 et 5 : « tout autour de
nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des guêpes ».
Cette image poétique peut sembler incongrue dans ce contexte, ce qui souligne l’absur-
dité de cette guerre : Bardamu, comme les autres soldats, perd le sens des événements
et emploie des métaphores qui rendent la violence du combat moins réelle.
6. On peut parler de registre burlesque car la guerre est un thème traditionnellement
associé au genre de l’épopée, qui met en scène des héros valeureux et courageux, dans
un style sublime. Or, c’est exactement l’inverse chez Céline : les personnages n’ont
aucune qualité et même leur mort est ridiculisée par les images employées. La défini-
tion de « burlesque » donnée dans la question de préparation d correspond donc à ce
texte.
La cruauté humaine
7. Le dialogue est violent car les deux personnages ne communiquent pas vraiment.
La répétition de la question « Et alors ? » (l. 10 et 13) exprime le mépris du colonel à
l’égard du messager et son indifférence à la mort du maréchal des logis, qui est moins
importante que le ravitaillement en pain.
8. La guerre révèle l’égoïsme des individus et leur manque d’humanité. Chacun pense à
son intérêt et personne ne se soucie du sort des hommes de son propre camp. Au-delà
de la dénonciation de l’absurdité de la guerre, Céline offre donc une vision très sombre
de la nature humaine dans ce texte.
9. Bardamu n’est pas un personnage sympathique, le lecteur peut même être choqué
par son égoïsme : il se réjouit de la mort du maréchal et décrit de manière grotesque
les cadavres des victimes de l’obus sans éprouver la moindre pitié pour eux. Le lecteur
est donc amené à se désolidariser du personnage, malgré le point de vue interne et la
narration à la première personne.

Vers le bac
Le commentaire
Céline, dans cet épisode de Voyage au bout de la nuit, dénonce la violence et l’absurdité
de la guerre. L’atmosphère est étouffante, angoissante, tous les sens sont sollicités :
l’ouïe par le bruit des mitrailleuses allemandes qui craquent (l. 2-4) puis le « bruit » de
l’explosion (l. 24 et 30), le toucher par la chaleur du « feu » (l. 23, 29 et 31), l’odorat
par « l’odeur pointue de la poudre et du soufre » (l. 35-36), la vue par le spectacle des
cadavres. L’impression d’horreur est donc totale car tous les sens sont perturbés par cet
événement. De plus, la description des cadavres est rendue choquante par l’accumu-


lation de précisions anatomiques très crues : « le cavalier n’avait plus sa tête » (l. 53),
« Le colonel avait son ventre ouvert » (l. 55). Les comparaisons très familières sont peu
respectueuses à l’égard des morts, comme le « sang […] qui mijotait en glouglous
comme de la confiture dans la marmite » (l. 54-55). Des termes péjoratifs caractérisent
également les cadavres avec irrespect : « il en faisait une sale grimace » (l. 56). Mais il
est difficile d’éprouver de l’empathie pour ces victimes de la guerre. D’une part, on ne
s’est pas attaché à eux, on ne connaît ni leur nom ni leur histoire, etc. D’autre part,
ils ne sont pas sympathiques : le colonel est un homme colérique. Ainsi n’éprouve-t-on
aucune tristesse lorsqu’on apprend leur mort. La guerre révèle l’égoïsme des individus
et leur manque d’humanité. Chacun pense à son intérêt et personne ne se soucie du
sort des hommes de son propre camp. Au-delà de la dénonciation de l’absurdité de la
guerre, Céline offre donc une vision très sombre de la nature humaine dans ce texte.
En effet, Bardamu n’est pas un personnage sympathique, le lecteur peut même être
choqué par son égoïsme méchant : il se réjouit de la mort du maréchal et décrit de
manière grotesque les cadavres des victimes de l’obus sans éprouver la moindre pitié
pour eux. Le lecteur est donc amené à se désolidariser du personnage, malgré le point
de vue interne et la narration à la première personne.

Texte complémentaire
L’horreur du front (page 286)
Jean Giono, Le Grand Troupeau (1931)

➔➔ Objectif
Comparer la dénonciation de la guerre chez Giono et Céline.

➔➔ Présentation du texte
Le texte de Giono et celui de Céline sont proches en de nombreux points. Ils dénoncent
tous deux la guerre en adoptant un point de vue interne (mais à la troisième personne
chez Giono) et en la décrivant de manière crue, sans idéalisation épique. Cependant,
Giono n’a pas recours à l’humour comme Céline et le personnage principal n’est pas
condamné. On pourra demander aux élèves lequel des deux textes ils trouvent le plus
efficace.

➔➔ Réponses aux questions


1. Ce « moi » plusieurs fois répété n’est compris qu’à la fin de l’extrait, lorsque Olivier
se rend compte qu’il n’a pas de sang sur les mains et qu’il dit « Non, pas moi » (l. 19) : il
s’agit donc de l’expression de la peur d’avoir été soi-même touché par les obus.
2. Le point de vue choisi est interne, il s’agit de celui d’un soldat. Ainsi, la guerre
semble-t-elle plus réaliste, perçue à hauteur d’homme, ce qui permet de mieux se
rendre compte de sa violence. De plus, le simple soldat n’a pas conscience des enjeux
plus larges du conflit : la guerre est absurde car elle n’a pas de sens pour lui.
3. La description de Chauvin suscite l’horreur, le dégoût et la pitié. La description est à
la fois très crue (« Il pataugeait à deux mains dans son ventre ouvert », l. 13) et poétique
(« il regardait ce morceau de ciel bleu », l. 12).


4. Le texte de Giono a un ton beaucoup plus grave que celui de Céline, on n’y perçoit
aucun humour. Olivier n’a rien d’antipathique, contrairement à Bardamu. Sa douleur
peut toucher le lecteur bien davantage que l’indifférence ou la satisfaction du person-
nage de Céline.

Histoire des arts


La guerre, un enfer sur terre (page 287)
➔➔ Objectif
Analyser les moyens mis en œuvre pour dénoncer la guerre.

B i b l i o g r a p h i e
– Otto Dix. Dessins d’une guerre à l’autre (catalogue d’exposition au Centre Georges
Pompidou), Éd. Gallimard, 2003.

S i t o g r a p h i e
Sur le site du CRDP d’Amiens, un dossier sur la représentation du soldat :
http://crdp.ac-amiens.fr/historial/soldat/somm_dix.html

➔➔ Présentation du tableau
Otto Dix est issu d’une famille modeste, mais sa mère était passionnée de musique et
de peinture. Il put suivre les cours de l’École des Arts appliqués de Dresde grâce à une
bourse d’étude. Il s’engage volontairement dans l’armée allemande lorsque la Première
Guerre mondiale éclate. Il combat sur le front français puis russe et restera traumatisé
par cette expérience. Cette guerre est ainsi le sujet de plusieurs de ses toiles. On pourra
montrer aux élèves Les Joueurs de skats et surtout son triptyque La Guerre, dont les
couleurs et le dessin rappellent Flandres. On pourra analyser la dimension grotesque du
tableau : les soldats semblent se fondre dans la boue, leurs uniformes sont de la même
couleur que les arbres morts. On pourra comparer cette dénonciation de la guerre avec
le texte de Céline, lui aussi grotesque. On pourra également travailler sur la différence
de registre entre le texte et le tableau, beaucoup plus sombre et tragique. L’ambiguïté
de la lumière en haut à gauche peut être l’occasion d’un débat oral en classe : cette
œuvre laisse-t-elle la place à l’espoir ou non ? Enfin, on rendra les élèves sensibles au
contexte de sa réalisation : en 1934, Hitler est arrivé depuis peu au pouvoir. Ses désirs
de pangermanisme se manifestent à cette époque ; commence alors une chasse aux
artistes « dégénérés », dont Otto Dix fait partie. Enseignant alors à l’Université, il est
renvoyé, considéré comme un partisan bolchevique.

➔➔ Réponses aux questions


1. L’atmosphère de ce tableau est sinistre, angoissante. Les couleurs sont sombres,
ternes. Le paysage est désolé et l’on observe des corps inanimés.
2. Les couleurs divisent le tableau en deux parties. La moitié inférieure est sombre, les
teintes brunes dominent. La partie supérieure est plus lumineuse, mais les couleurs
sont froides : le blanc, le gris, le bleu. Seule une pâle traînée rouge, à gauche, colore
ce ciel. Cet effet de contraste donne l’impression que les corps sont plus proches du
spectateur. En effet, les couleurs chaudes, par un effet d’optique, semblent plus proches


que les couleurs froides, qui apparaissent lointaines. Le spectateur a plus la sensation
d’appartenir au paysage désolé que de surplomber la scène depuis le ciel.
3. Il est difficile de distinguer la délimitation des corps et des éléments du décor, tout
semble fondu en une masse indéfinie, à cause des couleurs et de la forme des tissus,
qui se fondent dans la boue. Les hommes perdent leur identité et même leur huma-
nité, ils ne sont plus que des formes indistinctes. On peut donc comparer ce tableau
à la dernière phrase de l’extrait 1 de Voyage au bout de la nuit : « Toutes ces viandes
saignaient énormément ensemble », qui donne une vision grotesque de la guerre, où
les corps sont mêlés. L’individu n’est plus reconnaissable et n’existe plus que sous la
forme d’un tas de chair sanglant.
4. Il est difficile d’identifier le lieu exact de la scène : il s’agit d’un champ de bataille
désolé, dans une plaine qui semble interminable – il est très difficile de tracer la ligne
d’horizon avec exactitude. Ce paysage de désolation peut faire penser à un enfer, où les
hommes seraient punis. Les arbres déchiquetés, la pourriture et la rouille qui paraissent
tout dégrader peuvent rappeler ce lieu mythique.
5. La lumière venant du ciel pourrait faire penser à une lumière divine. On peut donc
l’interpréter comme un signe d’espoir, après la bataille. Mais on peut aussi y voir une
forme d’indifférence divine, qui laisse ce genre de conflits se produire. Ou peut-être que
cette désolation serait un châtiment divin punissant l’humanité. On peut aussi lire cette
lumière comme une simple manifestation naturelle : il peut s’agir du soleil qui se couche,
symbolisant le déclin de l’humanité ou du soleil qui se lève, apportant un renouveau. La
nature continuerait alors son cycle quelles que soient les actions humaines.

Extrait 2
La violence coloniale (pages 288-289)
➔➔ Objectif
Comprendre la nature exacte de la violence de cette scène.

➔➔ Présentation du texte
L’étude de cette scène confirmera les hypothèses émises lors de l’étude de l’extrait 1 à
propos de la vision très sombre de l’homme qui se dégage du roman. Cet épisode est
d’une grande violence, non seulement parce que cette famille africaine est victime du
racisme européen, mais aussi parce que d’autres Africains, ayant assimilé les clichés des
Blancs, se moquent de ces gens. La position de Bardamu est ambiguë : il ne participe
pas à la scène, il n’est donc pas coupable, mais il ne fait rien pour défendre cette famille
et le portrait qu’il en fait est loin d’être positif.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le lecteur est certainement indigné et choqué par cette scène. Cependant, elle
peut également avoir une dimension comique, la description du cache-sexe du père le
rendant ridicule.


b. Bardamu est un simple observateur, il n’intervient pas. À aucun moment il ne prend
directement la parole dans cette scène et on ne trouve aucune marque de la première
personne du singulier, contrairement à l’extrait 1, par exemple.
c. Il s’agit d’une périphrase désignant le mouchoir. Elle est employée pour refléter
l’incompréhension de celui qui le reçoit, qui n’en connaît ni l’usage ni le nom et le
perçoit donc en fonction de sa forme et de sa couleur.

Lecture analytique
La violence de la scène
1. Le niveau de langue employé dans les passages au discours direct est très familier,
voire vulgaire. Des insultes sont adressées au père de la famille : « bougnoule » (l. 8),
« couillon » (l. 40 et 41). La syntaxe est fautive, imitant avec mépris la manière de parler
des Africains ne maîtrisant pas le français : « Toi y en a parler quoi hein ? » (l. 39-40). Le
collègue au « corocoro » est très directif : il entraîne le père (l. 29) et lui enferme dans
le creux de la main quelques pièces (l. 30-31) ; le père est passif, il subit les vexations
qu’on lui impose sans avoir conscience de qui arrive. De la même manière, l’enfant
est contraint d’accepter le mouchoir, le Blanc le nouant « autour du cou d’autorité »
(l. 57). La violence est donc raciste : les membres de cette famille sont traités comme
des animaux qui ne seraient pas doués d’intelligence.
2. La famille est complètement passive, soumise. La femme qui porte le panier de
caoutchouc garde ainsi les yeux baissés (l. 13, 18-19). Ils restent tous à l’extérieur de la
boutique jusqu’à ce qu’on les oblige à entrer (l. 20). La passivité du père devient ridi-
cule puisqu’il reste « planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange
autour du sexe » (l. 34-35), n’osant pas se sauver (l. 43). La résignation de cette famille
est exprimée par la tournure restrictive de la dernière phrase : « Il n’y avait plus qu’à
l’accepter » (l. 61-62). Le lecteur peut être choqué par cette soumission à la violence
raciste. Cette famille est tellement passive qu’elle semble presque mériter son sort, ce
qui suscite un malaise chez le lecteur.
La dénonciation du système colonial
3. On peut parler de racisme car les individus ne sont considérés qu’en fonction de
clichés méprisants liés à leur couleur de peau. On dénie toute forme de culture à cette
famille, qualifiée de « sauvage » (l. 9 et 36). Le Blanc imite avec mépris la façon dont on
s’imaginait que les Noirs parlaient, en ajoutant le pronom « y » dans toutes ses phrases :
« Toi y en a pas parler “francé” dis ? » (l. 38-39 ; on pourra rappeler aux élèves le slogan
de la marque Banania, « Y a bon », choisi au début des années 1930, qui relève du même
cliché raciste.
4. Les commis sont des « indigènes » (l. 7), c’est-à-dire des Africains, comme la famille.
Or, ils sont aussi racistes à l’égard de cette famille noire que les Blancs. Céline dénonce
donc l’acculturation de ces Noirs qui intègrent les clichés racistes des Blancs sans se
rendre compte qu’ils sont eux aussi visés. Ces Noirs sont donc aussi stupides que les
Blancs, Céline critique ainsi la bêtise humaine en général.
Un narrateur ambigu
5. Le pronom « nous » (l. 8 et 42) sous-entend que le narrateur fait partie du groupe
de Blancs qui observent la scène. Mais il emploie également le pronom indéfini « on »


pour désigner ce même groupe (l. 20) : dans ce cas, le narrateur se désolidarise de
l’action (« On les fit entrer »). Le narrateur regarde donc la scène, mais il n’y prend pas
directement part.
6. La place du narrateur est ambiguë : il prend ses distances avec les actions des Blancs,
il n’intervient pas pour prendre la défense des Noirs. Il semble simplement s’amuser de
l’incongruité de la scène.
7. Le narrateur ne prend pas la défense de la famille. Au contraire, il en fait un portrait
peu flatteur, soulignant la bêtise de ses membres, comme aux lignes 17-18 : « Le
sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. »
8. On peut penser que Céline, à travers le récit du narrateur, dénonce la bêtise humaine,
que ce soit celle des Blancs ou des Noirs. Il s’agit donc d’une vision pessimiste de la
nature humaine.

Vers le bac
L’écriture d’invention
L’objectif de l’exercice est de comprendre l’intérêt du point de vue choisi pour narrer
une scène. Certains élèves pensent qu’un changement de point de vue n’entraîne que
des modifications grammaticales du texte source. On insistera donc sur les questions
qui les guident dans l’intitulé du sujet.
Critères d’évaluation
– Le point de vue est bien celui du père.
– Cet homme ne parle pas français, il ne doit donc pas comprendre ce qu’on lui dit. Les
élèves ne peuvent ainsi pas reproduire les propos des Blancs et des commis tels quels.
– Ce personnage ne connaît pas tous les objets qu’il voit (la balance, par exemple) : le
recours à des périphrases permet d’exprimer ce sentiment d’étrangeté.
– Le personnage est apeuré, impressionné : la cohérence psychologique doit être respec-
tée.
– Le personnage ne comprend pas ce qui lui arrive.

Extrait 3
L’envers du capitalisme (pages 290-291)
➔➔ Objectif
Étudier la dimension critique de cet épisode et la déshumanisation du personnage.

➔➔ Présentation du texte
Après la critique de la guerre et du colonialisme, cet extrait permet d’aborder la critique
du système économique et industriel qui broie les individus. L’étude de ces trois textes
permet de montrer que, pour Céline, toutes les composantes de la société sont perver-
ties. Une fois de plus, le point de vue de Bardamu permet d’observer les usines à
hauteur d’homme. La division des tâches fait perdre son sens au travail, le travailleur
est pris dans la répétition absurde de gestes qui déforment son corps et l’empêchent de
comprendre ce qu’il est en train de fabriquer. Céline a lui-même visité les usines Ford


alors qu’il travaillait pour la SDN : cet épisode de Voyage au bout de la nuit s’en inspire
certainement, même s’il paraît que Céline fut admiratif devant l’efficacité du système
productiviste de ces usines.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. On ne sait pas ce que construisent les ouvriers car les usines Ford fonctionnent selon
le principe de la division des tâches, qui permet, par la répétition mécanique d’un même
geste par une même personne, de gagner de temps et donc de la productivité. On le
voit aux lignes 51 à 54 : « mon reste de temps comme ceux d’ici s’en iraient à passer des
petites chevilles à l’aveugle d’à côté qui calibrait, lui, depuis des années les chevilles,
les mêmes. » Chacun des deux ouvriers doit donc accomplir une seule tâche, mais le
rôle de ces chevilles dans la production n’est pas défini.
2. Le pronom « on » est indéfini : on ne sait pas quelles personnes il désigne, ni leur
nombre. Les hommes se fondent donc dans une masse de travailleurs et perdent leur
individualité. On pourra opposer ce pronom « on », que l’on retrouve dans tout le
texte, au pronom « je », davantage employé dans le premier extrait, par exemple (qui
montrait, au contraire, l’individualisme des hommes pendant la guerre).
3. Le pronom « on » déshumanise les travailleurs (voir question 2), qui sont comparés
à une « machine » (l. 5) et à de la « viande » (l. 6), c’est-à-dire à de la chair inanimée.
La personnification des machines a aussi pour conséquence, à l’inverse, la déshu-
manisation des hommes, soumis à leur instrument de travail, comme on le voit aux
lignes 28-29 : « Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre
les outils. Qu’on se range ! » Enfin, les hommes perdent la parole et sont comparés à des
animaux, tel ce contremaître qui grogne « comme un cochon » (l. 48-49) et qui répond
« par les gestes seulement » (l. 49).
4. La syntaxe mime la pénibilité du travail, qui fait perdre tout repère à Bardamu. On
peut citer la première phrase, dont la construction est incorrecte, pour montrer que
le tremblement de l’édifice perturbe les travailleurs : « Tout tremblait dans l’immense
édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par les tremblements, il en venait des
vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. » La compré-
hension de cette phrase est malaisée, de même que les travailleurs ne comprennent pas
le sens de leur travail. De plus, la syntaxe de certaines phrases est heurtée, découpée
par de nombreuses virgules de la même manière que le travail est divisé en tâches : « Là,
j’en laissais trois, ici douze, là-bas quinze seulement » (l. 57-58).
5. Les sensations sont très sollicitées, au point d’abrutir les travailleurs. On peut relever
les « secousses » (l. 4) qui affectent les ouvriers, le « bruit de rage énorme » (l. 7), les
« bruits qui s’écrasent les uns contre les autres » (l. 24-25), « cette odeur d’huile, cette
buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge » (l. 36-37). Toutes ces
sensations sont désagréables, agressives, dysphoriques.
6. Dans le premier paragraphe, le terme « compagnons » (l. 12) peut faire penser qu’il
existe une solidarité ouvrière. Les ouvriers connaissent tous le même sort, comme le
montre l’expression « Tous ensemble ! » (l. 23), mais progressivement, le travail rend
les individus agressifs à l’égard des autres. Bardamu est ainsi écœuré (l. 34) par ses


collègues qui ont perdu leur humanité. « Personne ne me parlait », dit-il à la ligne 58.
La solidarité a donc laissé place à la solitude.
7. Bardamu donne une image très négative de son travail et des usines Ford. Cependant,
la critique est implicite : elle passe par la description des sensations et de la solitude.
Le personnage est progressivement soumis aux règles de fonctionnement de l’usine et
perd la conscience du sens de son travail. Or, cette perte de conscience empêche une
critique directe de ceux qui ont mis en place ce système et qui s’enrichissent grâce à lui :
il n’est nulle part fait allusion à eux, ce qui limite la portée de cette critique et montre
la difficulté pour ces ouvriers de se révolter contre le modèle social qu’on leur impose.
8. L’aliénation désigne les troubles psychologiques qui privent un individu de ses
facultés mentales. Il devient aliéné, c’est-à-dire étranger à lui-même (du latin alienus,
« étranger »). Ce mot peut également signifier la transmission d’une propriété person-
nelle ou d’un droit à quelqu’un d’autre. Ces deux définitions s’appliquent parfaitement
à la situation de Bardamu : son corps et son travail ne lui appartiennent plus, il devient
étranger à lui-même, « Un nouveau Ferdinand » (l. 68-69) qui perd progressivement ses
facultés mentales.

Proposition de plan
I. La déshumanisation des ouvriers
A. La comparaison avec les machines
B. La soumission aux machines
C. L’animalisation
II. La perte des repères
A. Des sensations dysphoriques
B. La perte de la sociabilité
C. L’absurdité des tâches
III. La critique du fordisme
A. Un système rigoureusement pensé
B. Un système aliénant
C. L’impossibilité de se révolter

Extrait 4
Une joie impossible (pages 292-293)
➔➔ Objectif
Étudier l’amertume qui pointe derrière l’affectation de la joie.

➔➔ Présentation du texte
Ce dernier extrait rompt avec les trois précédents car il ne s’agit pas de critiquer un
aspect précis de la société des années 1920-1930.
Le récit se recentre, dans la deuxième partie du roman, sur Bardamu en tant qu’indi-
vidu. Le contraste est intéressant car on constate que le bonheur, but que les codes
sociaux nous imposent, n’est pas possible. Bardamu a été transformé, voire perverti,


par les épreuves traversées dans la première partie. Il est donc incapable de retrouver
une vie normale, ce qui se manifeste dans sa vie amoureuse.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce texte se différencie des autres textes du parcours car il ne raconte pas une épreuve
ou un événement désagréable vécu par Bardamu. Au contraire, l’action se passe dans
une fête foraine, un lieu joyeux. Mais le point de vue choisi est toujours celui du person-
nage.
b. Le début du texte raconte l’étourdissement joyeux causé par la fête foraine, mais la
fin montre que les relations entre les personnages ne sont pas si bonnes qu’elles en ont
l’air : Madelon boude et agace Bardamu, qui lui préfère finalement Sophie.
c. Les nombreuses onomatopées ont pour fonction de donner un ton joyeux au texte,
elles imitent les bruits de la fête foraine.

Lecture analytique
La joie de vivre
1. On trouve dans le texte de très nombreuses phrases exclamatives ayant pour fonction
d’exprimer la joie du narrateur.
2. Les événements racontés sont passés, comme le prouve l’emploi du passé composé
(l. 1) ou de l’imparfait (l. 9). C’est le présent de narration qui est cependant le plus
employé. Il a pour fonction de rendre l’action plus vivante.
3. On trouve de nombreuses phrases courtes dans le texte : « Et que je te tourne ! Et que
je t’emporte ! Et que je te chahute ! » (l. 4-5). On retrouve également de nombreuses
phrases averbales comme « Et plein la tête aussi ! Bim et Boum ! Et Boum encore ! »
(l. 2-3). Cela donne une impression de rapidité et de désordre, qui correspond à l’am-
biance joyeuse d’une fête foraine.
La jalousie amoureuse
4. Le combat d’auto-tamponneuses peut symboliser la rivalité amoureuse entre
Bardamu et Robinson, le narrateur-personnage convoitant la petite amie de celui-ci,
Madelon.
5. Le sens propre de ces phrases est que Madelon n’aime pas être secouée dans son
auto. On peut aussi voir dans ces collisions une métaphore de l’acte sexuel : « elle
n’aime pas ça qu’on la bouscule Madelon. Lui non plus d’ailleurs Léon, il n’aime plus
ça. »
Un bonheur impossible
6. La « bise » (l. 15), qui fait grelotter le groupe (l. 43), vient nuancer l’euphorie du
personnage ainsi que la peur de trop dépenser d’argent, « d’être trop généreux avec
les distractions » (l. 16-17). Les « petits marins » qui pelotent les femmes comme les
hommes représentent l’aspect angoissant du désir sexuel (l. 42-43) : la fête foraine
est un monde où les repères sont différents et l’homosexualité est perçue à la fois
comme comique et menaçante : « On se défend. On rigole. » (l. 43-44). Enfin, la mauvaise
humeur de Madelon vient ternir cette joie (l. 51-52).


7. L’expression de la joie de Bardamu est forcée. L’accumulation des exclamations et
des onomatopées est peu naturelle et le narrateur lui-même avoue qu’il s’agit d’une
apparence : « Chacun essayait dans son pardessus de paraître à son avantage, d’avoir
l’air déluré » (l. 8 à 10). Il répète cette idée à la ligne 15 : « D’astucieux, allègres rigolos
qu’on se donnait l’air ». Enfin, malgré la mauvaise humeur de Madelon et son agace-
ment, Bardamu s’impose d’être joyeux : « Mais sourires ! On est dans la fête, c’est pas
pour pleurnicher ! Il faut fêter ! » (l. 61 à 63).
8. La fête semble donc être une mascarade visant à cacher la détresse des individus.
Elle permet d’oublier artificiellement les malheurs, à condition de s’imposer la joie.
Finalement, cette vision du divertissement est proche de celle de Pascal et l’on pourra
donner à lire la pensée de celui-ci à ce sujet.

Vers le bac
L’entretien
Comme l’indique le titre du roman, Voyage au bout de la nuit, Céline offre une image
très sombre de l’homme et de la société. Bardamu est en effet confronté sans cesse à la
violence du monde, mais il ne se révolte jamais vraiment : on pourrait parler d’une passi-
vité complice. Dans l’extrait 1, il se réjouit même de la mort de soldats de son propre
camp et n’éprouve aucune compassion. Il faut dire que le colonel est peu sympathique :
il maltraite le messager et il est indifférent à la mort du maréchal. La guerre révèle donc
l’égoïsme des hommes. Plus tard, Bardamu n’intervient pas en faveur de la famille
africaine spoliée (extrait 2). Céline montre le racisme colonial sans être manichéen : les
commis noirs ont intégré le racisme des Blancs et l’exercent contre d’autres Noirs, la
famille de récolteurs de caoutchouc ne brille ni par sa vivacité ni par son intelligence :
c’est la bêtise et la méchanceté humaines qui sont dénoncées dans ce texte. Enfin, dans
l’extrait 3, la société capitaliste déshumanise les ouvriers, qui deviennent des animaux
et perdent tout sens de la solidarité. L’extrait 4 peut sembler donner une image plus
positive de la société et de l’homme puisque la joie règne. Mais une lecture plus atten-
tive permet de déceler l’artifice de cette bonne humeur généralisée : on se force à être
heureux pour ne pas affronter la violence du monde.

Séquence 3
Le personnage aux xxe et xxie siècles : effacement et reconstruction
Corpus de textes A

L’instabilité du personnage
> B i b l i o g r a p h i e
Pièces de Beckett sur le délitement de l’individu
– Samuel Beckett, Fin de partie, 1957.
– Samuel Beckett, Oh les beaux jours, 1963.


Romans sur l’instabilité du sujet
– Albert Camus, La Chute, 1956.
– Emmanuel Carrère, La Moustache, 1986.
– Chloé Delaume, Une femme avec personne à l’intérieur, 2012.

> F i l m o g r a p h i e
Films sur le thème de l’instabilité du personnage
– Arnaud Desplechin, Rois et reines, 2004
– Darren Aronofsky, Black Swan, 2011.

Texte 1
L’évanescence du personnage (pages 294-295)
Louis Aragon, Aurélien (1944)

➔➔ Objectif
Analyser la subversion de l’incipit et du portrait de l’héroïne.

➔➔ Présentation du texte
Aurélien appartient au cycle romanesque du Monde réel, dans lequel Aragon évoque la
société de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle. Le personnage éponyme du roman
appartient à la génération de l’entre-deux-guerres, qui veut oublier les traumatismes
de la Première Guerre mondiale dans une vie joyeuse mais futile. Le choix de l’incipit
permet de rappeler aux élèves les fonctions de cette première étape d’un roman et
de leur montrer comment les romanciers du xxe siècle se plaisent à la subvertir. Cet
extrait permet également d’analyser l’étude de la conscience d’un personnage, Aragon
s’inspirant des recherches de la psychanalyse pour développer la psychologie de son
personnage.

➔➔ Réponses aux questions

Pour préparer l’étude


a. Aurélien ne ressemble pas à ce qu’on attendrait d’un héros de roman. Perdu dans
ses pensées, il n’agit pas dans l’extrait. De plus, les réflexions qu’il se fait à propos de
Bérénice sont la preuve d’une certaine goujaterie, qui n’est pas une qualité héroïque.
b. Le pronom « je » désigne Aurélien ; son emploi est étonnant car il est désigné par la
troisième personne dans tout le reste du texte.
c. Tite (Titus chez Racine) et Bérénice sont les personnages principaux de Bérénice de
Racine (mais aussi de Tite et Bérénice de Corneille). Cette tragédie s’inspire de l’his-
toire romaine : Titus, empereur de Rome, est amoureux de Bérénice, reine de Palestine.
Mais le peuple romain refuse qu’il épouse une étrangère : il décide donc, par nécessité
politique, de chasser de Rome la femme qu’il aime. L’héroïne d’Aragon porte le même
prénom que celle de Racine. C’est, d’après Aurélien, le seul point commun entre les
deux femmes. En revanche, le héros d’Aragon ne partage aucun point commun avec
celui de Racine, si ce n’est peut-être une certaine goujaterie dont se moque l’auteur.


Lecture analytique
Un incipit déroutant
1. La première phrase est surprenante pour deux raisons. D’une part, le narrateur
nomme les personnages comme si nous les connaissions déjà et étions au courant
des circonstances de leur première rencontre. D’autre part, cette phrase annonce un
portrait péjoratif de Bérénice, ce qui ne correspond pas à la scène de rencontre tradi-
tionnelle.
2. Rien n’est dit sur le cadre spatio-temporel du roman. De plus, la possibilité d’une
intrigue amoureuse semble impossible, d’après ce que pense Aurélien de Bérénice.
Les codes de l’incipit traditionnel ne sont donc pas respectés, ce qui déroute le lecteur.
3. Cette page peut sembler décousue car Aurélien passe rapidement d’une idée à l’autre,
sans que le lecteur ne devine la conclusion à laquelle il pourrait arriver : on passe ainsi
de l’apparence physique de Bérénice à un vers de Racine qui lui-même évoque le Proche-
Orient, ce qui a peu de rapport avec le début du texte. Cependant, la pensée du person-
nage progresse par associations d’idées, ce qui assure une certaine cohérence : le vers
de Racine est évoqué par le prénom de la femme et ce vers parle d’une ville du Proche-
Orient.
Un portrait impossible
4. Le portrait de Bérénice n’augure pas d’histoire d’amour entre les deux personnages. En
effet, on relève de nombreux termes négatifs pour caractériser la jeune femme : « laide »
(l. 2), « ternes », « mal tenus » (l. 7), « petite, pâle » (l. 11-12). De plus, elle provoque l’ennui
et l’irritation d’Aurélien (l. 10 et 13-14).
5. Il est difficile de se représenter le personnage de Bérénice car le point de vue choisi est
celui d’Aurélien, qui ne se souvient pas de son apparence : « Aurélien n’aurait pas pu dire
si elle était blonde ou brune. Il l’avait mal regardée » (l. 8-9). De plus, les divagations du
personnage le détournent sans cesse de son objet : au lieu de penser à la Bérénice qu’il a
rencontrée, il repense à celle de Racine.
6. Le vers de Racine a un pouvoir évocateur. C’est un leitmotiv qui prend la forme d’une
formule obsédante presque magique. Aurélien la prononce deux fois, comme si elle
allait faire apparaître la Bérénice de Racine ou peut-être la Bérénice qu’il a rencontrée.
Fascination et humour
7. Deux niveaux de langue se mêlent : certaines phrases sont soutenues, comme celle
aux lignes 4 à 6. D’autres sont plus relâchées du point de vue syntaxique (« En général,
les vers, lui… », l. 21) ou lexical (« comment s’appelait-il, le type qui disait ça », l. 30-31).
Ce décalage produit un effet plutôt humoristique. Le mythe racinien est dégradé par les
expressions familières d’Aurélien.
8. Cet incipit prend la forme d’un récit de pensées à la troisième personne. C’est donc
le narrateur qui permet au lecteur de connaître l’intériorité du personnage. Mais la
première personne du singulier apparaît deux fois (l. 12 et 29), comme si Aurélien inter-
rompait le narrateur ou que leurs voix se mêlaient. Cela peut déstabiliser le lecteur,
mais introduit également des remarques comiques comme « je deviens gâteux »
(l. 29-30). Si l’on considère que leurs deux voix se mêlent, alors cet adjectif péjoratif
peut s’appliquer également au narrateur.


9. Ce texte est humoristique, mais il est aussi empreint de poésie. De nombreuses répé-
titions et reprises créent un bercement poétique. La syntaxe suit le cheminement heurté
de la pensée d’Aurélien, ce qui peut créer un rythme musical, comme par exemple aux
lignes 18-19. La référence à Racine est une manière de revendiquer la portée poétique
du langage.

Vers le bac
L’écriture d’invention
L’objectif de ce sujet est de pasticher le ton poétique et humoristique du texte d’Aragon
et de réfléchir à la manière dont le portrait peut être détourné de sa fonction première,
qui est de donner l’impression de la réalité et de satisfaire la curiosité du lecteur à
propos du personnage.
Critères d’évaluation
– Le texte est poétique : l’élève emploie des figures de construction, d’insistance, des
métaphores, etc., mais on perçoit également une forme d’humour.
– Le niveau de langue mêle des tournures soutenues et familières.
– Le portrait d’Aurélien est flou, évanescent, comme celui de Bérénice.
– On bonifiera les élèves qui introduisent des références à des œuvres littéraires ou à
des personnages historiques appelés Aurélien, comme l’empereur romain, par exemple.

Texte 2
Dernières pensées (pages 295-297)
Samuel Beckett, Malone meurt (1951)

➔➔ Objectif
Comprendre comment ce monologue intérieur subvertit la notion de personnage roma-
nesque.

➔➔ Présentation du texte
Malone meurt est le deuxième roman d’une trilogie composée également de Molloy
et de L’Innommable. Malone ressemble d’ailleurs beaucoup à Molloy, au point que l’on
pourrait penser qu’il s’agit du même personnage. Cet homme attend la mort et confie
au lecteur ses dernières pensées. La forme de cet incipit désarçonnera les élèves : en
effet, rien n’indique qu’il s’agit d’une page de roman et encore moins de la première
page. On pourra comparer cet incipit avec celui d’Aurélien pour étudier différentes
manières de subvertir les codes de l’incipit. On pourra également faire des liens avec le
théâtre de Beckett, en proposant des extraits de Fin de partie (le personnage de Hamm
est lui aussi grabataire) ou d’Oh les beaux jours (Winnie disserte seule en attendant
d’être complètement ensevelie).

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. On ne connaît pas l’identité de celui qui parle ; on apprend uniquement qu’il est sur
le point de mourir. Le titre du roman nous apprend son nom : Malone.


b. Les temps principalement employés sont le présent de l’indicatif et le futur. Cela peut
être étonnant car ce ne sont habituellement pas des temps employés dans un récit ;
on privilégie en général le passé simple. Cela donne l’impression que Malone parle en
même temps que le lecteur lit, ce qui crée une plus grande proximité entre ces deux
instances.

Lecture analytique
Un monologue intérieur
1. Dès les premières phrases, on comprend que Malone est seul. Il a ainsi besoin de
« mille petits indices » (l. 3) pour connaître la date : personne n’est là pour la lui indiquer.
Pour pallier sa solitude, il se raconte des histoires (l. 32). Enfin, ce discours ne semble
s’adresser à personne d’autre que lui.
2. C’est pour cette raison (voir question 1) que ce texte est proche d’un monologue
théâtral : il n’y a pas de récit, seulement du discours ancré dans un système temporel
présent. Le personnage parle seul. On peut tout à fait imaginer un comédien réciter seul
sur scène ce texte, sans avoir à l’adapter.
3. Malone tente de briser son propre monologue en le transformant en dialogue avec
lui-même, comme c’est le cas lorsqu’il se pose des questions (l. 9-10, 25-26, 29, 36). Il
s’adresse également à un locuteur désigné par la deuxième personne du pluriel aux
lignes 40-41 : « Laissez-moi dire tout d’abord que je ne pardonne à personne. » On ne
sait pas avec certitude à qui s’adresse cette phrase, mais le lecteur peut considérer qu’il
en est le destinataire.
Le délitement du personnage
4. Les premières paroles de Malone peuvent sembler incongrues pour un incipit roma-
nesque car il commence par affirmer l’imminence de sa mort. Or, la mort du personnage
principal signifie souvent la fin du roman et non son début. On s’attendrait plutôt à ce
qu’un roman commence par la naissance du héros (comme c’est le cas dans l’incipit de
La Vie de Lazarillo de Tormès, p. 224).
5. On peut deviner que Malone est grabataire. Tout d’abord, il ne cesse de rappeler qu’il
est sur le point de mourir ; on imagine donc qu’il s’agit d’un vieil homme. De plus, il est
obligé d’interpréter des indices pour deviner le mois en cours : on peut supposer qu’il
n’est capable ni de se lever ni de sortir, il pourrait même être aveugle.
6. Malone tente de résister à sa propre disparition en se racontant des histoires (l. 32 à
38), ce qui lui permettra d’éviter le silence de la mort. Enfin, la malédiction lancée au
lecteur à la fin du texte est aussi une manière d’affirmer une volonté : « Je souhaite à
tous une vie atroce » (l. 41-42). En prononçant ces paroles, Malone montre qu’il est un
être qui désire encore des choses, même si elles sont négatives.
Un humour noir
7. La mort annoncée de Malone ne suscite pas la pitié car il la présente comme une déli-
vrance, une satisfaction (l. 37-38). De plus, ce personnage est loin d’inspirer la sympa-
thie du lecteur, qui sera donc difficilement touché par le sort de Malone.
8. Le registre de ces lignes semble véhément, violent. Ces phrases expriment l’amer-
tume et la méchanceté de Malone. Mais elles témoignent également d’un sens de
l’exagération quasi comique de la part d’un grabataire.


9. Le malaise que ce texte suscite vient du décalage entre la gravité de ce qui est
annoncé, une mort et la manière dont Malone en parle, en la comparant à un rembour-
sement, par exemple. La méchanceté du personnage associée à son impuissance le rend
ridicule. Mais sa solitude est en même temps tragique. Ces contradictions peuvent donc
déstabiliser le lecteur.

Vers le bac
La dissertation
L’un des plaisirs recherché par les lecteurs de roman est l’identification au personnage.
Or, on s’identifie plus facilement à un personnage sympathique qu’à un personnage qui
ne l’est pas. C’est pour cela que les romans picaresques connurent un grand succès dans
toute l’Europe : leurs héros sont de jeunes gens pleins de ressource et de bagout, sympa-
thiques car ils tournent en dérision les défauts de la société dans laquelle ils évoluent.
Un personnage peut aussi sembler sympathique par ses qualités morales : c’est le cas
de Gwynplaine dans L’Homme qui rit, qui peut être considéré comme un modèle pour le
lecteur, qui ressentira de l’empathie pour le personnage et aura envie de lire la suite de
ses aventures. Cependant, un personnage sympathique peut paraître niais ou ennuyeux
à certains lecteurs, qui préféreront des personnages incarnant des contre-modèles.
Un lecteur peut apprécier de lire les méfaits de personnages mauvais et redoutables,
comme la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses.
Le roman rend compte de la complexité humaine et ne peut donc pas mettre en scène
uniquement des personnages sympathiques. Bardamu, le personnage principal de Voyage
au bout de la nuit, par exemple, ne l’est pas : il fait souvent preuve d’égoïsme, voire
de méchanceté. Il reflète la perte de repères qu’un homme peut éprouver quand il est
confronté à la violence du monde : en cela, il peut intéresser le lecteur. De même, Malone,
le personnage de Beckett, incarne la solitude et la condition insignifiante de l’homme :
le lecteur est ainsi renvoyé à sa propre insignifiance et apprend des choses sur lui-même.

Texte complémentaire
Le plaisir du souvenir (pages 297-298)
James Joyce, Ulysse (1922)

➔➔ Objectif
Étudier la forme originale de ce récit de pensées.

➔➔ Présentation du texte
La comparaison entre l’incipit de Malone meurt et l’explicit d’Ulysse est porteuse car les
oppositions entre les textes sont nombreuses ; le « Oui » final de Molly annonce le début
de quelque chose, alors que le texte de Beckett s’ouvre sur la fin du personnage princi-
pal. Les auteurs poursuivent cependant le même but : analyser la conscience humaine.

➔➔ Réponses aux questions


1. Ce texte ne présente aucun signe de ponctuation, ce qui rend la lecture difficile car
la syntaxe des phrases est floue. Ce choix permet de montrer que les pensées de Molly
ne sont pas structurées, organisées : elles s’enchaînent en un flux qui ne s’arrête pas.


2. Il est très difficile d’établir un lien entre les idées de Molly, de nombreux souve-
nirs sont évoqués sans précision. Elle semble se souvenir d’un voyage en Espagne,
comme l’indiquent le mot « posadas » (l. 15), la référence à Algésiras (l. 17) et aux « filles
Andalouses » (l. 24).
3. Le registre du texte de Joyce est lyrique et plus joyeux que celui de Beckett. Le
paysage décrit est exotique et merveilleux et le roman s’achève sur une demande en
mariage, événement heureux.
4. Le verbe « demand[er] » (l. 27) et le « oui » plusieurs fois répétés font penser à une
demande en mariage dans un lieu idyllique. Cette répétition exprime également la jouis-
sance de ce moment, qui peut aussi faire penser à la jouissance sexuelle, la majuscule
du dernier « Oui » pouvant symboliser un état de bonheur extrême.
5. La difficulté de la lecture invite à relire le texte plusieurs fois, d’abord pour en déchif-
frer le sens littéral. L’absence de ponctuation peut aussi créer des ambiguïtés de sens
et être une invitation à la relecture. Enfin, les mots eux-mêmes peuvent avoir plusieurs
significations et l’on peut leur chercher un sens symbolique. Le lecteur est donc invité
à relire ce texte.

Texte 3
L’effacement du personnage (pages 298-299)
Marguerite Duras, L’Amour (1971)

➔➔ Objectif
Analyser comment Marguerite Duras remet en cause la notion de personnage roma-
nesque.

➔➔ Présentation du texte
Comme les deux textes précédents, celui-ci rompt de manière franche avec les codes
de l’incipit et remet en question, de manière encore plus évidente peut-être, le rôle du
personnage de roman. On pourra renvoyer les élèves à la séquence sur la réécriture
comme obsession puisque L’Amour se déroule à S. Thala, la ville du Ravissement de Lol
V. Stein (p. 517). Les ombres qui marchent sur la plage pourraient donc être celles des
personnages du cycle indien, sans que rien ne le prouve : le personnage, chez Duras,
n’a pas d’identité stable ou certaine.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Le texte met en scène deux hommes et une femme.
2. On ne sait rien des personnages : ni leur nom, ni leur âge, ni leurs intentions ne
sont dévoilés. Le premier homme est vaguement décrit : « Il est habillé de vêtements
sombres. Son visage est distinct. Ses yeux sont clairs » (l. 5-6). Mais ses vêtements ne
permettent pas de le distinguer du second homme « habillé de vêtements sombres »
(l. 11-12) lui aussi. L’apparence de la femme n’est pas décrite. Le cadre spatio-temporel
est également flou : on sait seulement qu’il s’agit d’une plage (l. 2) à la tombée du jour
(l. 27). Le lecteur peut être déstabilisé car ses attentes ne sont pas satisfaites. En effet,


il est fréquent de connaître les personnages principaux et le cadre spatio-temporel dès
l’incipit, dont l’une des fonctions est d’informer le lecteur.
3. Les retours à la ligne sont très fréquents. On observe peu de paragraphes consistants.
Le texte semble s’effacer de la page, de même que les personnages semblent sur le
point de disparaître.
4. La première phrase est une phrase nominale constituée uniquement d’un détermi-
nant indéfini et d’un nom commun générique : « Un homme. » Le lecteur peut être
déstabilisé par ce début abrupt, lapidaire. Peut-être est-ce une manière de rendre la
vision de cet homme plus puissante, en supprimant ce qui serait superflu.
5. Les phrases sont plutôt courtes et simplement juxtaposées en asyndète. Chaque
phrase est comme une notation visuelle, comme une image de film qui passerait au
ralenti, au point que l’action représentée perdrait son sens et deviendrait étrange.
6. On peut identifier une répétition et un parallélisme, qui soulignent que les mouve-
ments de l’homme sont dénués d’un sens clair : il ne se dirige pas vers un point précis,
mais erre sur cette plage. Les motivations du personnage restent donc mystérieuses.
7. Le triangle formé par la position des trois personnages peut être interprété comme
un symbole du triangle amoureux, souvent mis en scène par Marguerite Duras (voir l’ex-
trait du Ravissement de Lol. V. Stein dans le manuel, p. 517). Le titre du roman, L’Amour,
permet de soutenir cette hypothèse.
8. La confusion entre les deux personnages masculins est d’abord due à leurs vête-
ments similaires (l. 5 et 11-12). De plus, ils sont tous les deux désignés par l’expression
« l’homme » (l. 18 et 22, par exemple), ce qui rend leur identification difficile.
9. Ces personnages ne ressemblent pas à des personnages de roman car on ne sait rien
d’eux. Ils ne semblent pas poursuivre une quête, on ne peut pas s’identifier à eux ou
éprouver des sentiments à leur égard. Ils sont perçus de loin, uniquement d’un point
de vue externe.
10. Cette scène peut faire penser à un scénario de cinéma. Les notations par juxtapo-
sition de phrases nominales ou de phrases verbales très simples peuvent faire penser
à ce genre d’écrit. Les précisions sur le décor, peuvent aussi faire penser à un décor,
de cinéma, comme aux lignes 27 à 29. On peut également penser au théâtre car ces
phrases ressemblent parfois à des didascalies. Le « chemin de planches » (l. 4) peut faire
penser aux planches d’une scène de théâtre. Dans les deux cas, la mise en scène des
personnages dans un décor, semble plus importante que le récit.

Proposition de plan
I. Un incipit déroutant
A. L’absence d’informations sur le cadre
B. L’absence d’informations sur l’intrigue
II. Des personnages évanescents
A. L’absence d’informations sur les personnages
B. La confusion entre les personnages
III. La mise en scène du triangle amoureux
A. Des mouvements mystérieux
B. Un scène symbolique


Histoire des arts
La fragmentation de soi (page 300)
➔➔ Objectif
Comprendre que les arts plastiques partagent certaines interrogations avec le roman,
à propos de la perception de l’homme en tant que sujet.

> B i b l i o g r a p h i e
– Collectif, Annette Messager, hors-jeu, Actes Sud, 2002.
– Catherine Grenier, Annette Messager, Flammarion, 2000.
– Serge Lemoine, Annette Messager, Comédie tragédie. 1971-1989, musée de Grenoble, 1989.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Annette Messager est connue pour détourner des objets familiers du spectateur afin
de susciter une réaction ambiguë, entre amusement et malaise. L’une de ses premières
œuvres exposée, en 1972, intitulée Les Pensionnaires, est ainsi constituée de moineaux
empaillés et emmitouflés dans des tricots créés par l’artiste. L’artiste affectionne les
techniques relevant de l’artisanat ou de l’art populaire. Mes Vœux est une installa-
tion agglomérant deux cent soixante-deux clichés suspendus au plafond. Le choix de
cette œuvre permet de varier les supports artistiques étudiés, qui se limitent souvent
à la peinture, dans les séquences sur le roman. On insistera sur les dimensions de
cette installation : la sphère est suspendue à 3,20 mètres de hauteur et mesure 1,60
mètre de diamètre, ce qui en fait une œuvre imposante. Chaque cadre représente une
partie du corps humain et une photographie apparaît plusieurs fois dans la sphère.
Annette Messager représente la fragmentation du sujet, dont on sait, depuis le début
du xxe siècle, qu’il n’est pas une instance stable. On rattachera ainsi cette œuvre aux
personnages du corpus, dont l’identité n’est jamais figée, mais échappe au contraire à
la cohérence que les auteurs réalistes et naturalistes du xixe siècle ont voulu lui imposer.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les cadres sont organisés pour créer une forme régulière, une sphère. Toutefois,
la place de chaque cadre dans la sphère ne semble pas répondre à une quelconque
logique. Les parties hautes du corps ne sont pas nécessairement situées en haut de
l’œuvre, par exemple.
2. Il est impossible de reconstituer l’image des individus représentés à cause de la profu-
sion de cadres, qui rend ce puzzle insoluble. De plus, de nombreux cadres apparaissent
plusieurs fois : l’individu reconstitué se retrouverait ainsi avec trois nez ou quatre seins.
Annette Messager montre ainsi qu’il est impossible pour l’individu en tant que sujet
d’avoir une perception de l’unité de son corps, justement parce que cette unité est
fantasmée mais n’existe pas.
3. Puisqu’il est impossible de reformer l’image des individus photographiés, n’importe
quel spectateur peut se projeter dans cette œuvre et réfléchir à la manière dont il
perçoit son propre corps. Le titre Mes Vœux est ainsi ironique : un vœu a pour fonction
de demander la guérison de la partie du corps représentée sur la médaille. Mais il y a
peu de chance pour qu’Annette Messager soit dotée des attributs masculins qui appa-


raissent dans son œuvre. Le mélange des attributs masculins et féminins indique donc
que cette œuvre représente les vœux de tout le monde.
4. Les personnages des textes du corpus ne sont pas des instances unifiées et stables :
l’image de Bérénice est constituée de souvenirs flous d’Aurélien, le corps de Malone se
désagrège, les personnages de Marguerite Duras ne sont que des formes indistinctes.
Le sujet pensant et son corps sont donc insaisissables ; il est impossible d’atteindre une
connaissance exacte de la nature de l’être humain.

Texte 4
Un homme qui n’existe pas (pages 301-302)
Éric Chevillard, Dino Egger (2011)

➔➔ Objectif
Comprendre l’humour de la remise en question de la notion de personnage.

➔➔ Présentation du texte
Le dernier texte du corpus est très contemporain. Il permet de faire prendre conscience
aux élèves que la réflexion sur les genres littéraires et leurs codes n’est jamais close ; le
personnage, remis en question par le Nouveau Roman dans les années 1950-1960 (voir
le texte complémentaire de Robbe-Grillet pp. 302-303), est encore de nos jours un sujet
d’interrogation. Éric Chevillard revendique l’influence du Nouveau Roman dans son
œuvre, mais sa démarche est empreinte d’un humour qui introduit une distance par
rapport aux écrivains revendiquant la fin du personnage : ce texte montre bien qu’elle
ne peut se produire, même quand on le souhaite. Cet humour est proche de celui de
Laurence Sterne, qui se pose des questions similaires sur la naissance de son person-
nage dans La Vie et les opinions de Tristram Shandy, par exemple.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce portrait est surprenant car il s’agit de la description d’un homme qui n’existe
pas, même dans le cadre imaginaire de la fiction. La lecture d’un roman suppose par
convention que le lecteur accepte l’existence de l’univers fictionnel du récit et donc
des personnages qui le peuplent. Mais ici, le personnage n’appartient même pas à un
monde de fiction, il n’existe pas du tout.
b. Un cratère est une cavité dans le sol, due à l’activité d’un volcan ou à la chute d’un
météore. Il s’agit donc de vide : cette métaphore souligne l’absence de ce personnage
qui n’existe pas.

Lecture analytique
Un anti-personnage
1. On n’apprend qu’une chose à propos de Dino Egger : « Il n’a pas vu le jour du tout »
(l. 14-15). Tout le texte s’attache à définir ce qu’il aurait pu être mais qu’il n’est pas,
sans dire ce qu’il est vraiment puisqu’il n’est pas du tout.


2. Les phrases négatives sont très présentes dans le texte (l. 1-2, 14 à 38) car le narrateur
ne peut décrire Dino Egger qu’en fonction de ce qu’il n’est pas. Ce sont ces négations qui
dessinent le creux dans lequel la forme du personnage pourrait se dessiner.
3. Les dates choisies par le narrateur ne renvoient à aucun événement historique connu.
Elles semblent donc choisies au hasard, pour montrer que l’existence d’un personnage
n’est pas soumise à un destin déterminé. Éric Chevillard se moque peut-être également
de l’habitude de certains romanciers, héritée du réalisme et du naturalisme, à donner
au lecteur des informations sur le personnage qui n’ont pas d’intérêt pour l’intrigue,
comme le jour exact de sa naissance.
Un portrait contradictoire
4. Si Dino Egger n’existait pas, il n’aurait pas de nom et le narrateur ne parlerait pas de
lui pendant une page (pendant tout un livre en réalité).
5. En parlant de Dino Egger, le narrateur « l’am[ène] à la vie » (l. 2). Son « récit » (l. 36)
comble le creux laissé par l’inexistence de Dino Egger. Pour que Dino Egger n’existe pas,
il faudrait ne jamais en parler, donc ne pas écrire de livre à son sujet.
Le travail du romancier
6. L’auteur de fiction est comme un dieu qui donnerait la vie à des êtres qui n’existent
pas. La connotation religieuse du mot « limbes » (l. 38) confirme cette interprétation : la
démarche de l’écrivain s’apparente à celle d’un dieu qui aurait créé l’univers puisqu’il
pallie les manques de la création.
7. Le narrateur fait allusion, aux lignes 16 et 17, à un cliché que l’on peut trouver
dans les incipits romanesques : l’enfant abandonné par sa famille et qui découvrira
ses origines à la fin du roman. Il utilise également des clichés que l’on pourrait trouver
dans certains romans, comme « la brume rose d’un matin d’été ou les dessins du givre
sur la vitre » (l. 24).
8. Ce texte est empreint d’humour : le narrateur souligne l’insignifiance de l’existence
d’un personnage en évoquant des détails qui n’ont jamais leur place dans un roman.
Il explique ainsi l’inexistence de Dino Egger par un « léger retard d’ovulation » (l. 5). Mais
cette hypothèse est décalée par rapport aux hypothèses astronomiques et métaphysiques
qui la suivent, à propos de « l’idéale conjonction des astres » (l. 6) ou du « parfait agence-
ment mathématique » (l. 7-8). Le narrateur alterne également un langage soutenu et des
expressions plus familières qui contribuent à l’humour du texte, comme « quel clash ! »
(l. 12). Enfin, il s’imagine lui-même en train d’accoucher de Dino Egger (l. 29), jouant ainsi
à se déviriliser.

Vers le bac
La question de corpus
Les quatre textes du corpus remettent tous en question l’image du personnage roma-
nesque héritée du xixe siècle. Alors que les romanciers réalistes et naturalistes voulaient
donner l’impression d’une cohérence dans la construction de leurs personnages, de
nombreux romanciers du xxe siècle s’interrogent sur l’artificialité de cette démarche et
montrent que l’être humain ne peut se réduire à cette cohérence scientifique. La nature
humaine est insaisissable et c’est peut-être ce que veut montrer Aragon en refusant


de faire le portrait de Bérénice au début d’Aurélien et en réduisant la présentation du
personnage éponyme à un flux de pensées décousues. Éric Chevillard, dans Dino Egger,
remet aussi en cause cette construction en s’attachant à un personnage qui n’existe
pas : il souligne ainsi l’artifice de la création des personnages, qui ne sont que des êtres
de fiction nés de l’imagination de leur auteur. Marguerite Duras, dans L’Amour, ne décrit
les personnages que de loin et de l’extérieur, sans livrer leurs pensées. On dirait presque
des fantômes. Le narrateur ne sait rien de plus que le lecteur : c’est une manière pour
elle de montrer que l’être humain est opaque, on ne peut le connaître aussi bien que
le prétendent certains romanciers. Enfin, Beckett met en scène un personnage en train
de se désagréger, comme s’il n’avait plus de corps et devait se contenter de la parole.

Texte complémentaire
La mise en question du personnage (pages 302-303)
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman (1963)

➔➔ Présentation du texte
Cet essai, qui recueille des articles écrits entre 1956 et 1963, est présenté par son
auteur comme le manifeste du Nouveau Roman, mouvement qui s’est développé dans
les années 1950. Le ton est polémique puisque le personnage y est qualifié de « notion
périmée ». L’extrait proposé permettra aux élèves de comprendre facilement les ques-
tions que l’on a pu se poser à cette époque et qui ont conduit à renouveler le genre
romanesque.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le type est un genre de personnage stéréotypé que l’on retrouve fréquemment dans
des œuvres littéraires différentes. Certains personnages donnent leur nom à un type,
comme Cosette, le personnage d’Hugo, qui désigne une petite fille misérable ou les
Thénardier, ses tortionnaires.
2. Le Père Goriot est le personnage éponyme d’un roman de Balzac, les frères Karamazov
sont les personnages éponymes d’un roman de Dostoïevski. Ce sont des personnages
réalistes. Ce modèle de personnages est persistant car il répond à l’horizon d’attente du
lecteur, à sa curiosité. En effet, le lecteur est rassuré quand il sait comment s’appelle
un personnage, ce qu’il fait dans la vie, à quoi il ressemble, etc. Si certaines de ces
informations lui manquent, il est déstabilisé et peut renoncer à sa lecture.
3. L’emploi des guillemets est ironique et souligne les antiphrases : le « vrai » romancier
n’est pas celui qui « crée des personnages » (l. 7) pour Alain Robbe-Grillet qui rejette
cette définition du travail du romancier.
4. Le dernier paragraphe est ironique car il souligne l’artificialité et les contradictions
du modèle réaliste. Les antithèses entre « particularité » et « généralité » (l. 28-29) et
entre « irremplaçable » et « universel » (l. 29) montrent qu’un tel personnage ne peut
exister. Les modalisateurs employés sont aussi des indices de l’ironie de Robbe-Grillet,
lorsqu’il dit par exemple : « quelque impression de liberté » (l. 30), alors que la liste
qui suit est une accumulation de clichés romanesques : « un enfant trouvé, un oisif,
un fou » (l. 31-32)… Ces conseils qu’il donne aux romanciers ont pour but de ne pas


les « condui[re] tout droit au roman moderne » (l. 34) comme s’il s’agissait d’un grand
danger. Or, Robbe-Grillet défend justement un roman plus moderne et défait des clichés
qui lui sont associés.
5. Éric Chevillard s’amuse de ces clichés en refusant de les employer : il préfère parler
de quelqu’un qui n’existerait pas pour ne pas avoir à donner son état civil, son métier,
son apparence physique, etc. Ainsi, il échappe à cette norme trop artificielle héritée
du xixe siècle.
6. Malgré tout, il est plus facile pour un lecteur de s’attacher à un personnage doté
d’un nom, d’une histoire familiale, d’une apparence physique clairement déterminée,
etc. car le lecteur peut se le représenter plus facilement, donc éprouver de la sympa-
thie, comprendre ses sentiments, etc. Cette illusion est souvent nécessaire pour que le
personnage soit considéré par le lecteur comme un miroir de lui-même.

Lecture complémentaire
Franz Kafka, La Métamorphose, 1915 (page 303)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Ce texte est proposé en lecture cursive car sa brièveté et sa simplicité apparente n’ef-
frayeront pas les élèves, même ceux de la série technologique qui ont parfois plus de
difficulté à étudier une œuvre intégrale en autonomie. Le rejet dont est victime Grégoire
Samsa à cause de la transformation de son apparence pourra toucher les adolescents,
souvent confrontés à ces problématiques.

➔➔ Réponses aux questions


1. Grégoire Samsa est transformé en insecte géant. On l’apprend grâce au regard et aux
remarques de ses proches, le personnage principal ne se rendant pas compte immédia-
tement de sa métamorphose.
2. La famille de Grégoire est dégoûtée par son apparence et l’enferme dans sa chambre.
Cependant, sa mère a peur qu’il meure de faim : elle demande à sa fille, Grete, de lui
apporter à manger. Grégoire est obligé de se cacher pour ne pas la dégoûter. Enfin,
son père aura une réaction très violente à son égard : alors que son fils est sorti de sa
chambre, il lance une pomme qui atteint sa carapace et la brise. Cette blessure sera à
l’origine de la mort du personnage. L’image de la famille ainsi donnée est cruelle : elle
rappelle La Lettre au père du même auteur, dans laquelle il relate les relations difficiles
entretenues avec son père.
3. Le lecteur, grâce au point de vue choisi, est invité à éprouver de la compassion pour
Grégoire, qui est resté profondément humain malgré sa métamorphose. En revanche, il
aura un jugement beaucoup plus critique à l’égard des autres personnages, intolérants
et égoïstes. Seule la servante de la famille, qui continue d’apporter à manger à Grégoire
et à lui parler, échappe à ce jugement.
4. Grégoire est déjà métamorphosé au début de la nouvelle, mais il va évoluer en
prenant conscience de la cruauté des hommes. De même, sa famille va se transformer
en réaction à son changement d’apparence : chacun va révéler son vrai visage. Le titre
La Métamorphose peut ainsi s’appliquer à l’ensemble des personnages.


5. La métamorphose de Grégoire peut symboliser l’instabilité du sujet et le hiatus qui
peut exister entre le corps et la conscience de ce corps : en effet, le personnage n’a pas
changé intérieurement, il ne se rend pas compte du changement extérieur. Finalement,
son corps n’existe qu’au travers du regard méprisant des autres.
6. La microsociété formée par la famille Samsa et les locataires est méprisante,
cruelle, intolérante. Elle juge les individus en fonction de leur apparence et non de
leur conscience. Les individus ne sont plus capables de communiquer, ce qui crée une
violence symbolique et réelle puisque le père de Grégoire finira par le tuer. La vision de
l’homme est donc pessimiste. Cependant, Grégoire reste un être bon ; il peut être un
modèle pour le lecteur, qui se sentira touché par son histoire. Les situations d’exclu-
sion sont fréquemment vécues par les adolescents, qui pourront se retrouver dans ce
personnage.

Séquence 3
Le personnage aux xxe et xxie siècles : effacement et reconstruction
Corpus de textes B

Le personnage en quête de sens


> B i b l i o g r a p h i e
Essais
– Albert Camus, Le Mythe de Sysiphe, 1942.
– Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, 1943.
Récits
– Ivan Gontcharov, Oblomov, 1859.
– Jean-Paul Sartre, Le Mur, 1939.
– Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, 1951.
– Charles Bukowski, Journal d’un vieux dégueulasse, 1969.
– Marie NDiaye, Rosie Carpe, 2001.
Théâtre
– Gogol, Le Mariage, 1842.
– Emmanuel Roblès, Montserrat, 1948.
– Albert Camus, Les Justes, 1949.

Texte 1
L’homme face à ses actes (pages 305-306)
André Malraux, La Condition humaine (1933)

➔➔ Objectif
Comprendre la dimension métaphysique de cette scène.


➔➔ Présentation du texte
Ce roman permet à Malraux d’exposer une vision de l’existence paradoxale : la vie des
hommes est absurde, mais on peut lutter contre cette absurdité en s’engageant dans
l’Histoire. C’est ce que fait Tchen, jeune révolutionnaire sur le point d’assassiner un trafi-
quant d’armes, la veille de l’insurrection communiste de Shanghai. Ce meurtre, qu’il
accomplira, le transformera : il envisagera alors sa mission comme une cause mystique.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce texte tient le lecteur en haleine par sa forte tension dramatique. Le personnage de
Tchen peut susciter la réprobation ou l’admiration du lecteur – il s’apprête à commettre
un meurtre pour défendre un idéal.
b. Le narrateur emploie des questions dès les premières lignes pour créer un effet d’at-
tente. Pour une fois, il ne s’agit pas de questions rhétoriques, mais bien de questions
dont la réponse n’est pas figée.
c. In medias res signifie « au milieu des événements » : l’intrigue de La Condition
humaine a déjà commencé avant le début du roman, il n’y a pas de présentation des
événements passés, le lecteur est plongé immédiatement au cœur de l’action, ce qui
rend le récit plus dynamique.

Lecture analytique
La tension dramatique
1. Le narrateur crée un effet d’attente chez le lecteur en retardant le moment où Tchen
agira et en s’interrogeant sur l’action qu’il entreprendra ou non. Pour cela, il étire le
temps grâce à des effets de ralentissement, qui correspondent aux pensées du person-
nage, notamment grâce à des phrases longues et complexes qui miment son hésitation,
comme aux lignes 2 à 7. L’interruption des klaxons (l. 10-11) casse cette pause réflexive,
comme un retour à la réalité, mais elle retarde encore plus le geste de Tchen, renforçant
l’attente du spectateur. Le narrateur insiste également sur les hésitations du héros,
qui « se rép[ète] que cet homme [doit] mourir » (l. 18). Il emploie également l’adjectif
« hésitantes » (l. 27). Le lecteur est ainsi invité à partager l’hésitation du personnage.
2. La première action réellement accomplie par Tchen commence à la ligne 28 : il enfonce
les mains dans ses poches, puis il lâche le rasoir (l. 31) pour faire passer le poignard dans
sa main droite (l. 33) avant d’élever le bras (l. 34-35). Ces gestes n’ont rien de spectacu-
laire : plus qu’une scène d’action, il s’agit d’une scène d’attente et de réflexion.
3. Cette scène peut faire penser à une scène de cinéma, par son intensité dramatique.
On pourra dire aux élèves que Malraux mettra en scène L’Espoir quelques années après
la rédaction de La Condition humaine, ce qui prouve son intérêt pour cet art.
Un combat intérieur
4. Le point de vue est interne, le narrateur adopte celui de Tchen. Les lignes 11 à 12 sont
du discours indirect libre et doivent être attribuées à Tchen. L’intérêt de ce discours est
de rendre dynamique le récit tout en exposant les pensées du personnage.
5. Le trouble de Tchen est causé par la vue du pied de sa victime, qui lui indique qu’il
s’apprête à tuer un être vivant. Il se manifeste par un moment de panique lorsqu’il


entend le bruit des voitures et pense être découvert (l. 10-12) : les phrases interrogatives
et exclamatives soulignent ce trouble.
6. Les autres verbes expriment principalement des pensées : « il connaissait » (l. 2),
« songer » (l. 3), « Il se répétait » (l. 18), « il savait » (l. 18-19), « Tchen découvrait en lui »
(l. 22), « Tchen sentait » (l. 30). L’alternance des verbes d’action et de pensées permet de
ralentir l’action et de souligner le doute qui empêche le personnage d’agir.
7. Trois interrogations (l. 1-2 et 11) ainsi qu’une exclamation (l. 11-12) rendent compte
de l’hésitation et de la panique de Tchen grâce à leur expressivité.
Une réflexion existentielle
8. On ne sait rien de la victime de Tchen, à part qu’il s’agit d’un homme. On ne voit
que son pied, qualifié de « chair d’homme » (l. 7), ce qui a tendance à faire oublier qu’il
s’agit d’un être doué de conscience, d’une histoire, etc. Le lecteur ressent donc peu de
choses pour cette victime.
9. Des métaphores à connotation religieuse donnent à ce meurtre une dimension sacrée.
Tchen se compare ainsi à un « sacrificateur » (l. 23) et la révolution à des « dieux » (l. 24)
auxquels ce sacrifice est adressé.
10. Tchen est maître de son destin car c’est à lui que revient la décision d’assassiner
ou non cet homme et de choisir l’arme avec laquelle il commettra ce meurtre. Mais
il est soumis à son angoisse (l. 2), certainement due au « monde de profondeurs » qui
« grouill[e] » sous ce sacrifice (l. 24-25) et qui témoigne de la capacité des hommes à
faire le mal sous prétexte de défendre un idéal. Cette pensée l’empêche d’agir : il n’est
donc pas complètement maître de lui-même.

Vers le bac
L’entretien
Le terme « héros » peut convenir dans un certain sens à Tchen puisqu’il agit pour un idéal,
celui de la révolution (l. 24-25). On peut d’ailleurs donner deux sens à l’expression « sous
son sacrifice à la révolution » : le sacrifice peut désigner la victime, mais également Tchen,
qui sacrifie son innocence en commettant ce meurtre afin de défendre cette révolution.
Cependant, son angoisse et ses doutes le rendent beaucoup moins héroïque, comme
lorsqu’il panique en entendant le bruit des klaxons. Cela le rend beaucoup plus humain
et peut-être plus proche du lecteur, qui peut se demander jusqu’où il irait lui-même pour
défendre un idéal.

Texte 2
Le procès d’un homme (pages 306-308)
Albert Camus, L’Étranger (1942)

➔➔ Objectif
Comprendre que la satire de la justice permet une réflexion sur l’absurdité du monde.

➔➔ Présentation du texte
L’Étranger fait partie du cycle de l’absurde, composé également du Mythe de Sisyphe,
de Caligula et du Malentendu. Meursault est un personnage qui plaît aux élèves car


il n’est ni un héros ni un antihéros, c’est un homme médiocre qui prend conscience
de l’absurdité de sa vie et du monde qui l’entoure. L’emploi de la première personne
permet de ressentir de l’empathie pour cet homme qui n’est pourtant pas sympathique.
L’extrait proposé permet aussi d’étudier la satire de la justice et pourrait être abordé
dans une séquence sur l’argumentation. On pourra étudier en parallèle une scène du
film de Visconti dans le cadre de l’Histoire des arts.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. On peut ressentir des sentiments ambivalents pour Meursault : il est coupable d’un
meurtre et ne se rend pas compte de la gravité de son geste, ce qui peut inspirer la
réprobation. Mais il subit les événements et le président du tribunal est de mauvaise
foi lors du procès puisqu’il ne parle presque que de la mère de Meursault et non du
meurtre. On peut alors ressentir de l’empathie pour le personnage principal, notam-
ment lorsqu’il avoue avoir envie de pleurer (l. 60-61).
b. Le point de vue adopté est celui de Meursault, qui mène le récit à la première
personne, ce qui contribue à faire éprouver de l’empathie au lecteur.
c. « Maman » a une connotation enfantine et innocente. Meursault parle comme s’il
était un enfant que l’on gronde parce qu’il a fait une bêtise, comme s’il ne comprenait
pas les enjeux de son procès.

Lecture analytique
La satire de la justice
1. Le président du tribunal évoque la mort de la mère de Meursault pour prouver que
celui-ci est un homme insensible. Pourtant, les rapports qu’entretenaient Meursault et
sa mère n’ont rien à voir avec le meurtre de l’Arabe pour lequel le personnage est jugé
dans cette scène. L’évocation de sa mère est donc déplacée dans ce contexte.
2. Aux lignes 1 à 3, le procureur affirme que le meurtre de l’Arabe et la mort de la mère
sont peut-être liés. Il essaie de persuader son auditoire en faisant appel aux sentiments
et en faisant passer Meursault pour un fils indigne. Mais il ne cherche pas à susciter
la compassion pour la victime réelle de Meursault, certainement parce que la vie d’un
Arabe comptait peu à cette époque.
3. Le procureur pose des questions jusqu’à temps qu’il obtienne la phrase qu’il désire.
Ainsi, lorsque Meursault dit : « nous nous étions habitués tous les deux à nos vies
nouvelles » (l. 11-12), les questions à ce sujet s’arrêtent à la demande du président, qui
est le complice du procureur. Meursault passe ainsi pour un être insensible auprès du
tribunal, sans pouvoir expliquer l’origine de ses rapports froids avec sa mère. La ques-
tion suivante porte sur le meurtre de l’Arabe : cet enchaînement lie ainsi les deux faits,
qui n’ont pourtant aucun rapport.
Un être sans consistance
4. Meursault est souvent le complément d’objet des verbes et non le sujet, ce qui
montre qu’il subit l’action : « On m’a emmené, fait monter dans la voiture cellulaire et
conduit à la prison » (l. 31-32), « on est revenu me chercher » (l. 34).


5. Meursault se conduit comme un enfant : il appelle sa mère « maman », il est contraint
d’obéir aux autres (voir question 4) et a finalement envie de pleurer parce que tout le
monde le déteste.
6. Dans le dernier paragraphe, on interroge un témoin, le directeur de l’asile où vivait
la mère de Meursault. Or, cet homme connaît très peu Meursault, même si son témoi-
gnage va être un argument pour la condamnation du personnage. La vie de Meursault
ne lui appartient donc pas, il n’est que le témoin des événements qui se déroulent
autour de lui et qui le concernent.
L’absurdité du monde
7. La mort de l’Arabe n’a pas de sens en elle-même puisque personne ne semble vrai-
ment s’en soucier. On reproche beaucoup plus à Mersault de ne pas avoir aimé sa mère
que d’avoir tué un homme. Le fait que le nom de l’Arabe ne soit pas cité lors du procès
montre bien l’indifférence que sa mort suscite.
8. La mort de la mère de Meursault, qui est une mort naturelle, compte plus que le
meurtre de l’Arabe auprès de l’assistance du procès. Cependant, aux yeux de Meursault,
aucune n’a vraiment d’importance. S’il a envie de pleurer à la fin du texte, ce n’est pas
parce qu’il est ému par le souvenir de sa mère ou parce qu’il regrette d’avoir tué un
homme, c’est uniquement parce qu’il sent qu’on le déteste.
9. Les phrases s’enchaînent principalement en asyndète, sans lien logique. Pour Meur-
sault, le procès n’est qu’une succession de micro-événements et de prises de parole qui
n’ont pas d’autres liens que la simple succession temporelle. Meursault ne semble pas
comprendre le piège rhétorique dans lequel le procureur veut l’enfermer en lui faisant
parler de sa mère, puis de l’Arabe, pour ensuite revenir à la mère avec le témoignage du
directeur de l’asile. C’est pourtant cet enchaînement qui conduira à la condamnation
à mort de l’accusé.

Vers le bac
Le commentaire
Meursault est un personnage qui ne comprend pas le sens de ses actes et de son exis-
tence. Tout d’abord, il ne comprend pas ce qui lui arrive lors du procès. Il est passif et ne
cherche pas vraiment à se défendre, alors qu’il risque la peine de mort. Il est souvent le
complément d’objet des verbes et non le sujet, ce qui montre qu’il subit l’action : « Om
m’a emmené, fait monter dans la voiture cellulaire et conduit à la prison » (l. 31-32),
« on est revenu me chercher » (l. 34). De plus, il se conduit comme un enfant : il appelle
sa mère « maman », il est contraint d’obéir aux autres (voir question 4) et a finalement
envie de pleurer parce que tout le monde le déteste. Le destin de Meursault se joue
donc sans qu’il ne puisse intervenir. Ainsi, le témoignage d’un homme qui le connaît
à peine, le directeur de l’asile, va grandement contribuer à sa condamnation. La vie
de Meursault ne lui appartient donc pas, il n’est que le témoin des événements qui se
déroulent autour de lui et qui le concernent. Mais lui-même ne comprend pas la portée
de ses propres gestes.
La mort de l’Arabe n’a pas plus de sens que celle de sa mère pour lui. S’il a envie de
pleurer à la fin du texte, ce n’est pas parce qu’il est ému par le souvenir de sa mère ou
parce qu’il regrette d’avoir tué un homme, c’est uniquement parce qu’il sent qu’on


le rejette. Le fait que le nom de l’Arabe ne soit pas cité lors du procès montre bien
l’indifférence que sa mort suscite. Enfin, la structure du texte et l’enchaînement des
phrases soulignent que Meursault ne comprend pas ce qui arrive. En effet, les phrases
s’enchaînent principalement en asyndète, sans lien logique.
Pour Meursault, le procès n’est qu’une succession de micro-événements et de prises de
parole qui n’ont pas d’autres liens que la simple succession temporelle. Meursault ne
semble pas comprendre le piège rhétorique dans lequel le procureur veut l’enfermer
en lui faisant parler de sa mère, puis de l’Arabe, pour ensuite revenir à la mère avec le
témoignage du directeur de l’asile. C’est pourtant cet enchaînement qui conduira à la
condamnation à mort de l’accusé.

Texte complémentaire
Une arrestation absurde (pages 308-309)
Franz Kafka, Le Procès (1925)

➔➔ Objectif
Analyser comment l’absurdité d’une situation peut être violente.

➔➔ Présentation du texte
Cet extrait du Procès permet d’ouvrir les élèves à la culture européenne. La comparaison
avec L’Étranger montre que, face à une situation absurde, il est possible de se révolter,
comme Joseph K. le fait, à la différence de Meursault.

➔➔ Réponses aux questions


1. La situation est absurde car Joseph K. est arrêté sur ordre officiel alors qu’il n’a rien
fait : il n’y a aucune cause logique à son arrestation.
2. Le mot « comédie » est une allusion au genre théâtral. Joseph K. pense ainsi qu’il
pourrait s’agir d’une plaisanterie de la part de ses collègues. Ce terme signifie peut-être
que la scène est tellement absurde qu’elle pourrait en être comique. Enfin, il s’agit aussi
d’une allusion au jeu social, qui ressemble à celui de la comédie.
3. Le monde dans lequel vit K. est angoissant : il existe des lois puisqu’il vit dans un
« État constitutionnel » (l. 2), mais elles ne le protègent pas. Les inspecteurs, représen-
tants de cet ordre, sont eux aussi inquiétants. Toutefois, K. semble déterminé à ne pas
se résigner face à cette absurdité : l’homme peut donc résister à ce qui n’a pas de sens.
4. K. est l’opposé de Meursault car il n’est pas passif et il est conscient des enjeux de la
situation. Il semble plus intelligent et plus résolu. Il est un modèle beaucoup plus positif
que le personnage de Camus.

Texte 3
Un homme immobile (pages 310-311)
Julien Gracq, Un balcon en forêt (1958)

➔➔ Objectif
Analyser la manière dont le personnage refuse son rôle en se retirant du monde.


➔➔ Présentation du texte
Inspiré de l’expérience de Julien Gracq, qui a participé à la « drôle de guerre », Un balcon
en forêt qui raconte le bonheur d’attendre, en espérant que rien n’arrive. Grange, le per-
sonnage principal (dont le nom est proche de Gracq), n’a donc rien d’un héros ; il ne veut
surtout pas que la guerre arrive car il serait alors obligé de quitter sa retraite.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. L’imparfait exprime ici la durée et la répétition : la situation du personnage est celle
de l’attente, qu’aucun événement ni aucune action ne vient perturber.
2. Le pronom « on » représente Grange de manière indirecte, comme s’il percevait ce
qui se passe autour de lui s’en vouloir s’engager émotionnellement : « on eût dit que
sur le cœur de l’Europe, sur le cœur du monde, était descendue une énorme cloche à
plongeur et on se sentait pris sous cette cloche » (l. 7 à 9). La guerre à venir n’émeut
pas Grange, qui semble lui-même se dissoudre dans l’attente, d’où l’emploi de cette
forme impersonnelle.
3. Le terme « camping » connote les vacances et non la guerre. Ce mot semble presque
trop familier dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.
4. Les premières métaphores connotent l’isolement : Grange contemple le monde « au
travers d’un hublot épais » (l. 6), sous une cloche à plongeur (l. 7 à 11). L’univers sous-
marin auquel est comparée la situation de Grange empêche les sons de se propager ;
le bruit de la guerre n’est plus qu’un « bourdonnement léger » (l. 10-11). On retrouve
l’univers marin dans la citation cachée de Rimbaud : « le sommeil bien ivre sur la grève »
(l. 31), qui souligne l’engourdissement de Grange, comparé à une « maladie de langueur »
(l. 19) : dans son isolement, Grange n’est plus capable d’agir. Sa situation est analogue à
celle de la France, personnifiée aux lignes 31 à 33, qui se cache sous un drap pour ne pas
voir le conflit à venir.
5. Dès la première phrase, on comprend que la réalité a peu de sens pour Grange : « Que
pouvait bien signifier une guerre en Finlande ? » La guerre se limite, pour le personnage,
à une « gesticulation […] muette » (l. 5-6), qui n’a donc pas de sens. Mais la nature dans
laquelle il vit n’a pas plus de signification, comme cette feuille sèche tombant d’une
branche et qualifiée d’« insignifiante » (l. 21). Cette absence de signification donne ainsi
une tonalité absurde à la situation d’attente de Grange.
6. La littérature est d’abord un moyen de tromper l’ennui, mais aussi une manière de ne
pas écouter les bruits provenant de l’extérieur et annonçant la guerre.
7. Le narrateur souligne implicitement l’égoïsme du personnage. Aux lignes 33 à 35,
l’énumération des actions de Grange peut interpeller le lecteur par son insignifiance, si
on la compare au conflit qui a déjà commencé ailleurs en Europe. En effet, Grange lit les
journaux, fume, boit du café. S’il ne veut pas que le conflit s’étende, ce n’est pas parce
qu’il défend un idéal pacifiste, mais parce qu’il a envie de continuer à mener cette vie
tranquille, isolé du monde. La dernière phrase (l. 42 à 44) confirme cette hypothèse. Le
lecteur n’est donc pas invité à éprouver de sympathie pour ce personnage indifférent
au sort des autres hommes.


8. Tchen est un personnage qui engage sa vie pour une cause qu’il pense juste.
Meursault est un personnage qui subit l’absurdité du monde sans se révolter et sans la
comprendre. Grange a conscience de cette absurdité, mais son isolement est volontaire.
Contrairement à Tchen, il refuse de s’engager dans le monde des hommes. Chacun de
ces personnages incarne donc une posture différente face à cette absurdité.
9. Grange n’a rien à voir avec le personnage de Joseph K., qui veut lutter contre l’absur-
dité de la situation dans laquelle il se trouve. Grange, lui, aimerait que sa situation
perdure infiniment.
Proposition de plan
I. Un homme immobile
A. Un personnage isolé du monde
B. Un récit sans action
II. Un aveuglement volontaire
A. Le plaisir de l’attente
B. Un personnage égoïste
III. L’insignifiance de la réalité
A. L’analyse d’un monde qui s’effondre
B. La résignation face à l’absurdité du monde

Texte 4
Humiliation et affirmation de soi (pages 311-313)
Marie NDiaye, Trois Femmes puissantes (2009)
➔➔ Objectif
Comprendre l’évolution du personnage jusqu’à son affirmation.
➔➔ Présentation du texte
L’objectif de Marie NDiaye en écrivant ce roman était de créer trois femmes exception-
nelles, qui méritent leur statut d’héroïne romanesque. On pourra opposer cet extrait
à ceux du corpus de textes A, dont les personnages se délitent ; ici, la démarche est
inverse : Khady passe de l’inexistence à l’affirmation d’elle-même.
➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. On peut ressentir de la pitié pour Khady, victime de maltraitance de la part de sa
belle-famille, mais aussi de l’admiration pour sa fierté.
b. Khady apparaît résignée et soumise au début du texte, mais la fin montre qu’elle n’a
jamais douté de ses propres qualités.
c. Le point de vue choisi est interne, c’est celui de Khady. Ainsi, l’auteure fait naître plus
facilement l’empathie du lecteur pour son personnage.
Lecture analytique
Un personnage malmené
1. Les termes associés à Khady au début du texte sont très péjoratifs : « la nullité,


l’absurdité de son existence de veuve sans biens ni enfants » (l. 2-3). Ses tâches sont
ingrates : « éplucher les légumes ou préparer le poisson » (l. 4). Elle n’a rien d’une femme
puissante, les adjectifs qui la qualifient montrent qu’elle voudrait presque disparaître :
elle est « accroupie dans son pagne, resserrée sur elle-même » (l. 5-6).
2. On peut parler de réalisme à propos de ce texte car il décrit une réalité très prosaïque :
des femmes font la cuisine, vont au marché, etc. Le milieu social est plutôt pauvre, les
personnages ne sont pas idéalisés.
3. Khady peut faire penser à Cendrillon, l’héroïne de Perrault, maltraitée par ses deux
demi-sœurs à la suite du décès de son père. La situation n’est pas exactement la même
pour Khady, mais elle est similaire : elle a perdu son mari et se trouve à la merci de ses
belles-sœurs. Elle est contrainte à accomplir des tâches ingrates et elle est méprisée
comme Cendrillon.
Un portrait poétique
4. Khady fuit la réalité qui l’entoure en se repliant sur elle-même et en évitant les
membres de sa belle-famille. Elle « évit[e] de se montrer » (l. 1) et reste « resserrée sur
elle-même » (l. 6) quand elle est contrainte de travailler sous le regard des autres. Elle
atteint alors « un état de stupeur mentale » (l. 10-11) pour s’évader dans un monde
poétique, avoir « l’impression de dormir d’un sommeil blanc, léger, dépourvu de joie
comme d’angoisse » (l. 13-14).
5. Les sonorités du texte contribuent à sa poésie. On peut relever, aux lignes 19 à 31,
des allitérations qui connotent la douceur. On trouve ainsi une allitération en sifflantes :
« cette sensation de torpeur parcourue de songeries laiteuses, inoffensives, plaisantes »
(l. 24-25) et une allitération en fricatives : « de longs voiles agités par le vent sur lesquels
apparaissaient de temps en temps le visage flou de son mari » (l. 25 à 27).
6. La plupart des phrases de cet extrait sont longues et complexes. Leur construction
syntaxique suit le mouvement de la rêverie de Khady. La phrase des lignes 19 à 31 est
caractéristique de ce procédé : alors que le début de la phrase est consacré aux deux
belles-sœurs de Khady, elle se prolonge en introduisant progressivement des motifs de
la rêverie du personnage, jusqu’à ce que le lecteur oublie le début de la phrase et donc
les deux belles-sœurs et quil ne se concentre que sur les souvenirs positifs de la jeune
femme.
Une femme puissante
7. Cette phrase signifie que, malgré les vexations dont elle est victime, Khady est fière
d’être la personne qu’elle est. Il n’y a pas de différence entre l’image qu’elle a d’elle-
même et la réalité.
8. Khady est une « femme puissante » non parce qu’elle accomplit des exploits
héroïques, mais parce qu’elle est consciente de sa valeur, malgré ce que veulent lui
faire croire les membres de sa famille.

Vers le bac
La dissertation
Le personnage est la clé d’entrée dans un roman. Sans lui, il ne peut y avoir de récit. On
peut toutefois s’interroger sur ce qui fait qu’un personnage est intéressant : doit-il être
exceptionnel ou ordinaire ? Un personnage exceptionnel permettra au lecteur de vivre


par procuration des aventures qu’il ne pourrait jamais vivre. C’est le cas des chevaliers
de Chrétien de Troyes, comme Lancelot (p. 501). De plus, un personnage exceptionnel
peut servir de modèle au lecteur, comme par exemple la Princesse de Clèves, qui impres-
sionne par sa vertu (p. 232). Cependant, un personnage qui serait exceptionnel du début
à la fin d’un roman pourrait ennuyer le lecteur par sa perfection. Un personnage plus
ordinaire peut ainsi plaire au lecteur pour d’autres raisons. Il est d’abord plus facile
de s’identifier à un personnage ordinaire, qui a des défauts, qui n’est pas sûr de lui,
comme c’est le cas, par exemple, de Tchen, que ses hésitations rendent humain (p. 305).
Un héros ordinaire peut aussi servir de contre-modèle, renvoyer au lecteur une image
qu’il ne faut pas imiter, comme Djerzinski, le personnage des Particules élémentaires
(p. 313). Mais peut-être que les personnages qui plaisent le plus au lecteur sont ceux
qui évoluent et qui acquièrent une forme de gloire au cours du roman, par leur persé-
vérance, leurs efforts ; c’est le cas notamment de Khady, qui résiste aux brimades de sa
famille jusqu’à devenir une « femme puissante ».

Texte
La solitude de l’homme moderne (pages 313-314)
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires (1998)

➔➔ Objectif
Étudier un exemple de dégradation du personnage romanesque.

➔➔ Présentation du texte
Le titre de ce roman renvoie aux théories de la physique quantique étudiées par
Djerzinski, mais également aux rapports humains : les individus sont des particules
élémentaires qui n’arrivent pas à s’agglomérer. On pourra étudier ce texte comme le
miroir inversé de Trois Femmes puissantes : les conceptions du personnage chez Marie
NDiaye et chez Michel Houellebecq sont diamétralement opposées.

➔➔ Réponses aux questions


1. Djerzinski est un homme médiocre. Il ne peut susciter aucune admiration du lecteur,
qui éprouvera du mépris ou, au mieux, sera amusé par ses mésaventures.
2. Ce texte est empreint d’une ironie très noire : l’achat puis la mort du canari sont
ridicules, de même que les espoirs de Djerzinski à propos de la rédactrice de 20 Ans.
3. Les termes en italique font référence à un magazine féminin et à une marque de
produits alimentaires d’une chaîne de supermarché. Leur présence dans le texte contri-
bue à donner une impression de réalité. Ils permettent à l’auteur de critiquer la société
moderne : le mot « Gourmet » semble inapproprié pour un plat préparé à réchauffer.
Le magazine 20 Ans est un magazine superficiel. La vie de ces deux personnages est
médiocre, mais la société de consommation tente de leur faire croire le contraire.
4. Khady résiste aux humiliations dont elle est victime et elle est certaine d’être une
personne exceptionnelle. Djerzinski est médiocre, seul et ses tentatives pour sortir de
cette solitude échouent. Il n’a rien de glorieux ou d’exceptionnel qui pourrait susciter
l’admiration et on a même du mal à éprouver de la pitié pour lui. Khady incarne donc


une vision optimiste de la vie tandis que Djerzinski incarne une vision sombre et pessi-
miste de la condition humaine.

Lecture complémentaire
Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938 (page 314)

➔➔ Présentation de l’œuvre
Dans L’Être et le Néant, Sartre décrit ainsi ce qu’il a voulu montrer dans La Nausée : « La
conscience ne cesse pas d’avoir un corps. […] Une nausée discrète et insurmontable
révèle perpétuellement mon corps à ma conscience. » Roquentin est donc un person-
nage qui ne supporte pas cette dichotomie du sujet et qui cherche à la résoudre. Pour
cela, il devra donner un sens à l’existence de son corps dans le monde ; à ce titre, il a sa
place parmi les personnages du corpus.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le journal intime donne l’impression que ce récit est authentique et non fictif. Il
permet une plus grande proximité entre le narrateur et le lecteur, qui a accès à des
pensées que l’on ne peut exprimer dans un autre cadre.
2. Au début du roman, le narrateur fait le constat que les objets ont changé et
provoquent son dégoût. Les objets les plus ordinaires – une pipe, une fourchette, une
poignée de porte – obligent Antoine Roquentin à prendre conscience de son corps et
de son rapport au monde puisqu’il les perçoit à l’aide de sensations. Cette prise de
conscience est en partie à l’origine de la nausée qui saisit le personnage.
3. L’Autodidacte est à la fois proche de Roquentin par certains aspects mais lui est
opposé par d’autres. La solitude les rapproche : l’Autodidacte passe des journées
entières seul à la bibliothèque, lisant les ouvrages par ordre alphabétique. Mais il veut
rompre cette solitude en sympathisant avec Roquentin. Il lui avoue, lors d’un déjeuner,
être socialiste et aimer l’humanité. Or, cette idée est insupportable pour Roquentin, qui
est pris subitement de nausée et quitte l’Autodidacte soudainement : il sent que son
existence est de trop, qu’elle n’a pas de sens.
Anny est l’ancienne maîtresse de Roquentin : lorsqu’ils s’aimaient, elle lui faisait oublier
la banalité de l’existence. Un jour, il reçoit une lettre d’elle. Il part à Paris pour la
retrouver. Elle lui explique comment elle essayait, auparavant, de créer des « moments
parfaits » à l’aide d’un cérémonial complexe qui lui permettait de transfigurer le quoti-
dien. Mais elle ne croit plus à ces moments. Elle donne donc à Roquentin l’image d’un
passé qui n’était constitué que d’illusions et le renvoie à sa propre solitude.
4. Roquentin écoute un morceau de blues intitulé « Some of these days », qui lui permet
d’échapper temporairement à la nausée. À la fin du roman, il se rend compte que cette
musique n’est pas tangible, qu’elle n’appartient pas à la réalité au même titre que les
objets. C’est pour cela qu’elle ne provoque pas la nausée. Il étend alors cette réflexion
aux autres arts et pense que la création artistique permet d’échapper à la nausée : il
envisage alors d’écrire un roman.
5. On pourrait rapprocher Roquentin de Grange dans Un Balcon en forêt de Julien Gracq
(p. 310). Tous deux ont l’impression de ne pas appartenir au monde, d’en être exté-


rieurs. Tous deux se réfugient dans l’art : la musique pour Roquentin, la littérature pour
Grange. Cependant, celui-ci vit à l’écart de la société et en tire de la satisfaction tandis
que la solitude de Roquentin lui est insupportable.
On peut également rapprocher Roquentin de Djerzinski, qui est aussi un personnage
seul et dont l’existence n’a pas de sens. Mais le personnage de Houellebecq se complaît
dans cette existence, ce qui n’est pas le cas de Roquentin.

Atelier cinéma
Le Silence de Lorna, un personnage entre désengagement
et résistance (pages 316-317)
➔➔ Réponses aux questions
L’histoire d’un parcours moral
1. Le Silence de Lorna s’ouvre sur le gros plan d’une liasse de billets entre les mains de
Lorna. L’argent est donc central et premier et concentre d’emblée toute l’attention,
comme le donnent à sentir à la fois la légère plongée qui oriente la prise de vue et le
geste des mains disposées en calice autour des billets. La portion du décor, prélevée par
le cadre, détail du guichet et de l’hygiaphone qui sépare Lorna, à peine visible, d’une
employée totalement invisible dans le hors-champ, ajoutée aux matériaux froids (inox,
verre) et à la lumière crue, suffisent à installer l’environnement déshumanisé d’une
banque. Réduite à ses mains, la figure humaine est, pour l’heure, assujettie à l’argent.
2. La fuite de Lorna, à la fin du film, la mène dans une forêt. Le cadre élargi en plan
américain, l’angle de prise de vue frontal, la lumière douce qui baigne l’arrière-plan
et les couleurs naturelles du bois et des mousses qui recouvrent le sol manifestent
un nouvel équilibre, voire une sensation d’ouverture. Vêtue de rouge comme si la vie
s’était mise à battre plus fort en elle, le bras tendu derrière elle, Lorna a posé sa main
sur le tronc d’un arbre. Ce geste a une symbolique forte pour le personnage, qui s’ouvre
alors à la confiance et au rapport à l’autre. Cet appui et ce contact vrai remplacent l’ar-
gent envisagé jusque-là comme unique ressource, à la fois moyen et fin de toute chose.
Le choix de la forêt prend alors tout son sens. Sauvage et vierge de tous système et
organisation humains, la forêt symbolise l’espace en friche, informe et incertain, où la
naissance à la conscience de Lorna est possible.
Personne et personnage
3. Assise à une table de bar, Lorna est entourée de trois hommes. L’éclairage qui tombe
sur son visage et ses vêtements rouges tranchent avec les tons sombres de la scène.
Ce jeu d’oppositions a un double effet : il met Lorna en évidence tout en insistant sur la
situation précaire dans laquelle elle se trouve. Le cadre serré qui rapproche les person-
nages, le décor, neutre, les vêtements sombres et les expressions soucieuses des trois
hommes, la présence de l’alcool font planer une sensation de trafic et d’arrangement
souterrain qui renvoie directement au polar et au film noir. Victime ou femme fatale,
Lorna est bien la pièce centrale d’une machination qui risque de la broyer.
4. Pour sceller leur accord d’un mariage en blanc et construire une preuve de leur
relation, Lorna danse avec le Russe. Par le cadre serré et la mise en lumière de la jeune


rieurs. Tous deux se réfugient dans l’art : la musique pour Roquentin, la littérature pour
Grange. Cependant, celui-ci vit à l’écart de la société et en tire de la satisfaction tandis
que la solitude de Roquentin lui est insupportable.
On peut également rapprocher Roquentin de Djerzinski, qui est aussi un personnage
seul et dont l’existence n’a pas de sens. Mais le personnage de Houellebecq se complaît
dans cette existence, ce qui n’est pas le cas de Roquentin.

Atelier cinéma
Le Silence de Lorna, un personnage entre désengagement
et résistance (pages 316-317)
➔➔ Réponses aux questions
L’histoire d’un parcours moral
1. Le Silence de Lorna s’ouvre sur le gros plan d’une liasse de billets entre les mains de
Lorna. L’argent est donc central et premier et concentre d’emblée toute l’attention,
comme le donnent à sentir à la fois la légère plongée qui oriente la prise de vue et le
geste des mains disposées en calice autour des billets. La portion du décor, prélevée par
le cadre, détail du guichet et de l’hygiaphone qui sépare Lorna, à peine visible, d’une
employée totalement invisible dans le hors-champ, ajoutée aux matériaux froids (inox,
verre) et à la lumière crue, suffisent à installer l’environnement déshumanisé d’une
banque. Réduite à ses mains, la figure humaine est, pour l’heure, assujettie à l’argent.
2. La fuite de Lorna, à la fin du film, la mène dans une forêt. Le cadre élargi en plan
américain, l’angle de prise de vue frontal, la lumière douce qui baigne l’arrière-plan
et les couleurs naturelles du bois et des mousses qui recouvrent le sol manifestent
un nouvel équilibre, voire une sensation d’ouverture. Vêtue de rouge comme si la vie
s’était mise à battre plus fort en elle, le bras tendu derrière elle, Lorna a posé sa main
sur le tronc d’un arbre. Ce geste a une symbolique forte pour le personnage, qui s’ouvre
alors à la confiance et au rapport à l’autre. Cet appui et ce contact vrai remplacent l’ar-
gent envisagé jusque-là comme unique ressource, à la fois moyen et fin de toute chose.
Le choix de la forêt prend alors tout son sens. Sauvage et vierge de tous système et
organisation humains, la forêt symbolise l’espace en friche, informe et incertain, où la
naissance à la conscience de Lorna est possible.
Personne et personnage
3. Assise à une table de bar, Lorna est entourée de trois hommes. L’éclairage qui tombe
sur son visage et ses vêtements rouges tranchent avec les tons sombres de la scène.
Ce jeu d’oppositions a un double effet : il met Lorna en évidence tout en insistant sur la
situation précaire dans laquelle elle se trouve. Le cadre serré qui rapproche les person-
nages, le décor, neutre, les vêtements sombres et les expressions soucieuses des trois
hommes, la présence de l’alcool font planer une sensation de trafic et d’arrangement
souterrain qui renvoie directement au polar et au film noir. Victime ou femme fatale,
Lorna est bien la pièce centrale d’une machination qui risque de la broyer.
4. Pour sceller leur accord d’un mariage en blanc et construire une preuve de leur
relation, Lorna danse avec le Russe. Par le cadre serré et la mise en lumière de la jeune


femme tandis que l’homme, de dos, est effacé, la mise en scène gomme totalement les
éléments narratifs de la scène pour rendre visible le dilemme du personnage. Masse
sombre au premier plan, le personnage masculin incarne une menace tandis que le
vêtement rouge et le regard fuyant de Lorna expriment la perturbation qui la traverse
et menace son équilibre.
5. Par le plan rapproché qui saisit Lorna et le surcadrage dans l’encadrement de la
porte qui marque une position d’entre-deux, la mise en scène construit spatialement
le moment crucial que Lorna est en train de vivre. Le regard empli de douleur et de
doute, uniquement vêtue d’une nuisette qui laisse son corps à demi nu, Lorna dévoile
son extrême fragilité. Son geste – les bras croisés sur sa poitrine – esquisse l’idée d’un
ressaisissement tandis que le décor, absolument vide ménage la possibilité du chan-
gement.
De l’image 3 à l’image 5, la notion de personnage s’estompe pour laisser apparaître la
personne morale.
Se redresser
6. Pathétique grain de sable qui fait pourtant dérailler la machination de Fabio et
rappelle Lorna à son humanité, Claudy, qui a renoncé à la drogue, traverse une effroy-
able crise de manque. Pour pallier la douleur qui déforme son corps, fait disparaître son
visage et l’empêche de se tenir debout seul, il s’accroche à Lorna. Elle, les poings serrés
et détournant la tête, tente d’échapper à la prise de Claudy. Stylisé par la gestuelle des
personnages et mis en relief sur le mur vide et blanc, ce corps à corps prend une valeur
symbolique. L’homme comme la femme luttent ici pour leur dignité et leur humanité.
En un contrepoint absurde, le téléphone portable, sans effet dans la main de Claudy,
rappelle la nécessité vitale du lien humain, seul moyen d’une véritable communication.
7. Lorna et Claudy cheminent côte à côte dans une rue, en pleine journée. Filmé dans
un plan américain qui élargit le cadre autour de lui et selon un angle frontal, le jeune
couple semble avoir conquis à la fois une relation harmonieuse et une place sociale.
Sensiblement de la même taille et du même âge, portant des vêtements qui trahissent
une même origine sociale populaire, les personnages sont à la fois semblables et
complémentaires, comme le suggèrent la blondeur de l’un et les cheveux bruns de
l’autre. En marchant et avançant vers la caméra, ils ont retrouvé le sens de la vie. Ce
nouvel élan est symbolisé par le vélo que pousse Claudy, motif qui renvoie à l’enfance,
à la santé et au mouvement. Enfin, lui, dirige son regard confiant droit devant tandis
qu’elle le regarde avec attention, la mise en scène exprimant à quel point le souci de
l’autre est la condition même de l’existence.

Sujet Bac (pages 318-321)


➔➔ Réponses aux questions
I. Le corpus est composé de trois textes mettant en scène les rapports d’une mère et
de son enfant : un extrait de Du côté de chez Swann, premier tome d’À la recherche du
temps perdu de Marcel Proust, publié en 1913, l’incipit du Sagouin, roman de François
Mauriac paru en 1951 et un extrait du Planétarium, roman de Nathalie Sarraute publié
en 1959.


femme tandis que l’homme, de dos, est effacé, la mise en scène gomme totalement les
éléments narratifs de la scène pour rendre visible le dilemme du personnage. Masse
sombre au premier plan, le personnage masculin incarne une menace tandis que le
vêtement rouge et le regard fuyant de Lorna expriment la perturbation qui la traverse
et menace son équilibre.
5. Par le plan rapproché qui saisit Lorna et le surcadrage dans l’encadrement de la
porte qui marque une position d’entre-deux, la mise en scène construit spatialement
le moment crucial que Lorna est en train de vivre. Le regard empli de douleur et de
doute, uniquement vêtue d’une nuisette qui laisse son corps à demi nu, Lorna dévoile
son extrême fragilité. Son geste – les bras croisés sur sa poitrine – esquisse l’idée d’un
ressaisissement tandis que le décor, absolument vide ménage la possibilité du chan-
gement.
De l’image 3 à l’image 5, la notion de personnage s’estompe pour laisser apparaître la
personne morale.
Se redresser
6. Pathétique grain de sable qui fait pourtant dérailler la machination de Fabio et
rappelle Lorna à son humanité, Claudy, qui a renoncé à la drogue, traverse une effroy-
able crise de manque. Pour pallier la douleur qui déforme son corps, fait disparaître son
visage et l’empêche de se tenir debout seul, il s’accroche à Lorna. Elle, les poings serrés
et détournant la tête, tente d’échapper à la prise de Claudy. Stylisé par la gestuelle des
personnages et mis en relief sur le mur vide et blanc, ce corps à corps prend une valeur
symbolique. L’homme comme la femme luttent ici pour leur dignité et leur humanité.
En un contrepoint absurde, le téléphone portable, sans effet dans la main de Claudy,
rappelle la nécessité vitale du lien humain, seul moyen d’une véritable communication.
7. Lorna et Claudy cheminent côte à côte dans une rue, en pleine journée. Filmé dans
un plan américain qui élargit le cadre autour de lui et selon un angle frontal, le jeune
couple semble avoir conquis à la fois une relation harmonieuse et une place sociale.
Sensiblement de la même taille et du même âge, portant des vêtements qui trahissent
une même origine sociale populaire, les personnages sont à la fois semblables et
complémentaires, comme le suggèrent la blondeur de l’un et les cheveux bruns de
l’autre. En marchant et avançant vers la caméra, ils ont retrouvé le sens de la vie. Ce
nouvel élan est symbolisé par le vélo que pousse Claudy, motif qui renvoie à l’enfance,
à la santé et au mouvement. Enfin, lui, dirige son regard confiant droit devant tandis
qu’elle le regarde avec attention, la mise en scène exprimant à quel point le souci de
l’autre est la condition même de l’existence.

Sujet Bac (pages 318-321)


➔➔ Réponses aux questions
I. Le corpus est composé de trois textes mettant en scène les rapports d’une mère et
de son enfant : un extrait de Du côté de chez Swann, premier tome d’À la recherche du
temps perdu de Marcel Proust, publié en 1913, l’incipit du Sagouin, roman de François
Mauriac paru en 1951 et un extrait du Planétarium, roman de Nathalie Sarraute publié
en 1959.


Deux des textes présentent une mère aimante. Chez Proust, elle est celle qui rassure
l’enfant, elle est capable de « concession » (l. 13), de gestes tendres puisqu’elle embrasse
son fils avant qu’il s’endorme. La mère de Gisèle, dans le texte de Sarraute, est égale-
ment une mère aimante, « pleine de sollicitude » (l. 1-2) puisqu’elle offre deux fauteuils
à sa fille et à son gendre. Il s’agit presque d’un sacrifice puisqu’elle n’a pas les moyens
de se les offrir, comme elle le dit aux lignes 27-28 : « Je les aurais achetés pour nous si
j’avais pu en ce moment… » En revanche, la mère du Sagouin hait son fils (l. 26). Elle le
frappe même à deux reprises (l. 3 et 9-10). L’enfant la vouvoie tandis qu’elle le tutoie, ce
qui montre la dissymétrie de leurs rapports. Elle s’oppose donc aux deux autres mères.
Cependant, chez Proust et Sarraute, l’amour qui lie la mère à l’enfant est probléma-
tique. Chez Proust, l’enfant est trop dépendant d’elle, il est incapable de s’endormir
sans sa présence. Il n’accepte pas qu’elle mène une vie sociale les soirs où elle reçoit
du monde à dîner (l. 23-24). Leur rapport privilégié agace le père du narrateur (l. 14).
Chez Sarraute, la mère est trop intrusive, elle voudrait imposer un cadeau à sa fille alors
que celle-ci n’en veut pas. Ce refus est humiliant pour la mère, prise alors d’une « rage
haineuse » (l. 22), qui peut rappeler la haine de la mère du Sagouin. Elle se sent isolée
par rapport à la complicité du couple ; elle imagine alors les pensées et les critiques
qu’ils s’échangent du regard.
Les rapports entre la mère et son enfant ne sont donc jamais complètement heureux
dans aucun de ces textes, même si chez Proust, la mère est plus proche de son enfant
que celle du Planétarium, dont la haine ne va pas jusqu’à la violence, comme celle du
roman de François Mauriac, Le Sagouin.
II.
• Commentaire (série générale)
NB. Les titres des parties et des sous-parties ne doivent pas apparaître dans le commen-
taire.
Introduction
Nathalie Sarraute, romancière du Nouveau Roman, nomme les mouvements de la
conscience qui se manifestent parfois à la surface des individus sous la forme de désirs,
d’envies, de certitudes, etc., « les tropismes ». Dans Le Planétarium, paru en 1959, elle
étudie les tropismes en mettant en scène un couple, Alain et Gisèle Guimier, qui se sont
installés en ménage. La mère de Gisèle veut leur offrir deux fauteuils en cuir, mais le
couple préfère une bergère, un fauteuil plus cher et plus bourgeois, ce qu’elle prend
comme une humiliation. Le passage proposé ne livre que le point de vue de la mère, qui
fait de cette conversation anodine un drame personnel. On peut donc se demander ce
que ce drame minuscule apprend au lecteur de la psychologie humaine et du fonction-
nement de la conscience. Pour cela, nous montrerons d’abord l’ambivalence de l’amour
maternel, puis nous verrons ce qui fait de cet épisode une tragédie minuscule, avant
d’étudier ce que cette comédie sociale nous apprend de l’individu.
I. Un amour ambivalent
L’amour de cette mère est ambivalent car sa générosité est la preuve de sa sollicitude
mais aussi de sa volonté de contrôler la vie de sa fille.


A. Une mère généreuse
La mère considère le cadeau des fauteuils comme une preuve de son amour maternel
et de sa générosité. Les questions rhétoriques posées au début du texte empêchent de
remettre en cause cette idée : « Quoi de plus simple, de plus naturel ? […] que n’a-t-elle
pas fait pour cette enfant, que ne ferait-elle pas ? » (l. 1-2). Les adjectifs mélioratifs
qu’elle emploie à propos de ce cadeau soulignent aussi sa gentillesse : il s’agit de « deux
superbes fauteuils » (l. 4), « confortables, solides et très jolis » (l. 7), d’un « cuir splen-
dide » (l. 7), conçus par un « bon fabricant » (l. 3). Cet acte est très généreux car elle n’a
pas les moyens de les acheter pour elle-même, comme elle le dit aux lignes 27-28. Selon
elle, ce don prouve donc l’amour qu’elle porte à sa fille et à son gendre.
B. Une mère possessive
Cependant, ce geste n’est pas désintéressé : en leur offrant les fauteuils, elle espère
gagner leur reconnaissance. La question rhétorique « Quoi de plus simple, de plus
naturel ? » (l. 1) est d’ailleurs rapidement contredite par le trouble dans la voix du
personnage, souligné par l’accumulation « une hésitation, une gêne, un manque de
confiance en soi » (l. 8-9). En réalité, offrir ces fauteuils revient à conserver une forme
d’autorité sur sa fille et donc à rester sa mère en exerçant un contrôle. Ce désir est
irrépressible puisqu’elle avoue ne pas avoir pu « résister » (l. 27). Elle n’est toutefois
pas capable d’en analyser les causes. Cependant, le dialogue qu’elle imagine entre son
gendre et sa fille prouve qu’elle sait au fond d’elle qu’elle est « autoritaire… posses-
sive… » (l. 37). Ces deux mots ne sont pas prononcés par le couple, c’est bien la mère
qui les imagine, ce qui montre que le cadeau qu’elle fait n’est pas désintéressé.
Transition
Nathalie Sarraute met en scène un personnage dont les sentiments ambivalents
affleurent à l’occasion de cette scène, qui devient alors un événement quasi tragique
pour cette mère.
II. Une tragédie minuscule
Le refus du couple est, en effet, vécu comme une humiliation, que la mère va transfor-
mer en tragédie par sa réaction disproportionnée.
A. Une scène d’humiliation
La réaction de Gisèle lorsque sa mère lui parle des deux fauteuils est humiliante : le
remerciement de la ligne 13 est immédiatement chassé par un refus clair : « ce n’est pas
du tout ce qu’on voudrait » (l. 14). La locution adverbiale « du tout » n’est pas nécessaire
à la compréhension de la phrase, mais elle renforce la violence du refus. On retrouve
un adverbe d’insistance à la ligne 17 : « c’est tellement plus joli ». L’emploi de l’adverbe
« tellement » rend le refus encore plus humiliant pour la mère car il sous-entend que
les fauteuils en cuir ne sont pas jolis. Enfin, l’humiliation est également sociale : la
bergère achetée chez un antiquaire est un meuble bourgeois tandis que les fauteuils
en cuir récents sont des meubles qui rappellent davantage la classe moyenne. La mère
comprend donc qu’elle n’appartient pas au même milieu social que sa fille.
B. Une réaction disproportionnée
Cependant, la mère donne à cette humiliation une importance démesurée, comme
s’il s’agissait d’une tragédie familiale. Elle compare ainsi méchamment le couple à des


« chiens qu’excite la peur » (l. 10). Son ton exprime une « rage haineuse » (l. 22) : la scène
n’est plus une conversation, mais un affrontement, un combat. La mère observe alors
les réactions de l’ennemi, comme le montre l’accumulation de verbes aux lignes 29-30 :
« Leurs yeux se cherchent, se trouvent, s’immobilisent, se fixent, tendus, comme pleins
à craquer. » La mère a l’impression d’avoir perdu le combat, comme l’indique le terme
à la connotation guerrière « terrassée » (l. 32). L’humiliation va jusqu’à provoquer « une
sourde douleur » (l. 41) chez le personnage : la conversation anodine s’est transformée
en tragédie pour cette mère.
Transition
Nathalie Sarraute parvient donc à rendre romanesque une scène banale et a priori peu
intéressante. On peut alors s’interroger sur l’enseignement qu’elle veut transmettre
au lecteur par ce biais.
III. Le jeu social et la conscience du sujet
L’objectif de l’auteur est d’étudier la comédie sociale, elle-même soumise aux tropismes
des individus, qui finalement montrent leur solitude.
A. La comédie sociale
Cette conversation entre le couple et la mère montre que les rapports familiaux sont
soumis à une comédie sociale. La mère est ainsi contrainte de dissimuler le trouble de
sa voix, sa peur du refus, mais « même cachée ils la sentent » (l. 10-11), bien que ce
« vacillement [soit] à peine perceptible » (l. 11). Le corps est ce qui trahit la conscience
des individus puisque Gisèle rougit légèrement et baisse les yeux (l. 13-14) pour ne pas
montrer sa gêne, de même que sa mère rougit (l. 21). Son rire est « faux » (l. 23), ce
qui montre l’artificialité des rapports entre ces personnes. Le terme « comédie » (l. 40)
confirme cette idée : chacun porterait un masque pour ne pas dévoiler ce qu’il pense ou
ressent, mais des signes sont perceptibles, dans les yeux par exemple, comme le montre
le dialogue imaginaire entre la fille et le gendre aux lignes 32 à 40.
B. La solitude du sujet
La mère a conscience de ce jeu social et le joue elle-même. Le choix du point de vue
interne permet cependant de souligner la solitude de ce personnage. Elle ne peut dire
ce qu’elle pense à personne, contrairement à sa fille qui a son mari comme interlocu-
teur. Le récit de pensées montre comment la mère est réduite à se poser des questions
à elle-même, face à ses adversaires. Son exclusion est renforcée par les jeux de regards :
Gisèle évite celui de sa mère « en baissant les yeux » (l. 13-14), mais communique par ce
moyen avec son mari, ce qui contribue à l’humiliation de la mère puisqu’ils échangent
des regards « au-dessus d’elle » (l. 31).
Conclusion
Ainsi, ce récit d’une conversation anodine, qui ne semble pas un sujet romanesque
intéressant a priori, est l’occasion de mieux comprendre les rapports entre les indivi-
dus, guidés par leurs propres désirs : celui de la mère est de garder sa fille « en tutelle »
(l. 38) pour continuer d’exister, celui de la fille est de s’élever socialement. Leurs envies
contradictoires sont à l’origine de la violence de la scène et du sentiment d’humiliation
de la mère. Le lecteur comprend alors que les individus poursuivent des désirs différents
qui les contraignent à une solitude que le jeu social ne peut combler.


• Commentaire (série technologique)
NB. Les titres des parties et des sous-parties ne doivent pas apparaître dans le commen-
taire.
Introduction
François Mauriac est connu pour ses romans offrant une vision très sombre des rapports
familiaux. C’est le cas du Sagouin, paru en 1951, qui raconte l’histoire d’un jeune garçon
en conflit avec sa mère Paule. Ce récit s’ouvre ainsi sur une violente dispute entre les
deux personnages à propos des devoirs scolaires du garçon, qui est giflé deux fois par
Paule avant d’être renvoyé dans sa chambre. Nous nous demanderons quelle image du
rapport entre la mère et son enfant se dégage de cet incipit. Pour cela, nous montrerons
qu’il s’agit d’une scène de conflit familial avant d’étudier le portrait de la mère.
I. Un conflit familial
Ce conflit familial est une scène à la fois violente et humiliante pour le jeune garçon.
A. Une scène violente
En effet, cet incipit est très violent : la première action rapportée est « Une gifle claqua »
(l. 2). Celle qui donne la gifle n’apparaît pas dans cette phrase (le narrateur aurait pu
dire : « La mère le gifla. »). Le choix du narrateur permet toutefois de souligner la
violence du geste et le bruit qui l’accompagne, comme si cette gifle venait de nulle part.
Le lecteur est immédiatement pris par ce conflit familial : il s’agit d’un incipit in medias
res, la scène ayant commencé avant le début du roman, qui s’ouvre sur le sommet de
cette dispute. La violence est redoublée par la « seconde gifle » (l. 10) administrée à
l’enfant, dont le « bras fluet » (l. 9) montre qu’il n’est pas de taille à se défendre. De
plus, aux lignes 13-14, le narrateur emploie une accumulation de verbes qui expriment
la rage de la mère : « Elle le poussa dans le couloir, ferma la porte, la rouvrit pour jeter
à Guillaume son livre et ses cahiers. » Le lecteur peut donc être désarçonné par cet
incipit très violent.
B. Une scène humiliante
Paule ne se contente cependant pas de gifler son fils, elle cherche aussi à l’humilier. Dans
sa première réplique, elle le gronde en employant des phrases interrogatives et exclama-
tives qui marquent son agacement et n’attendent aucune réponse de l’enfant, qui n’a
pas le droit à la parole : « Pourquoi me soutenir que tu sais ta leçon ? Tu vois bien que tu
ne la sais pas !... Tu l’as apprise par cœur ? Vraiment ? » La supériorité humiliante de la
mère s’exprime aussi dans le tutoiement qu’elle emploie lorsqu’elle s’adresse à son fils,
qui lui la vouvoie à la ligne 7 : « vous m’avez fait mal ! » Paule abuse ainsi de sa situation
de supériorité pour rabaisser son fils. Ses gestes eux-mêmes sont humiliants : elle jette
les livres et les cahiers de l’enfant (l. 13-14) au lieu de les lui donner, après l’avoir poussé.
Transition
Mauriac arrive ainsi en peu de lignes à faire comprendre au lecteur que l’intrigue de
son roman sera familiale et aura pour sujet la violence qui peut exister entre un enfant
et sa mère. Mais Paule prend plus d’importance que son fils dans cet incipit car c’est ce
personnage qui reste en scène après le départ du garçon. On peut alors se demander
quel portrait de la figure maternelle l’auteur a voulu dessiner.


II. Le portrait de la mère
Paule rejette la maternité, peut-être parce qu’en réalité, elle ne s’aime pas elle-même.
A. Le rejet de la maternité
En chassant son fils de la pièce, Paule exprime son désir de ne plus le voir (l. 4) et donc
de ne plus jouer son rôle de mère. Elle considère le garçon non comme son fils, mais
comme un adversaire, comme le prouve la phrase entre parenthèse aux lignes 7-8 :
« (Il marquait un point, il prenait son avantage.) ». L’idée que l’on puisse éprouver de
l’affection pour le garçon lui est insupportable : c’est pour cette raison que le terme
« Mamie » est mis entre guillemets à la ligne 19 ; Paule dédaigne ce nom, qui connote
l’affection familiale. Fräulein, la cuisinière, remplit davantage le rôle de mère que Paule
puisqu’elle porte un « regard attendri » (l. 21) sur l’enfant. Elle dresse également un
portrait extrêmement négatif de son garçon, en employant des termes péjoratifs : « des
genoux cagneux, des cuisses étiques » (l. 23). On comprend, aux lignes 28-29, que le
dégoût que son fils lui inspire est dû à la ressemblance avec son père : elle retrouve chez
son fils la « bouche détestée » (l. 29) de son mari.
B. La haine de soi
Ainsi, Paule n’a plus la patience d’élever son fils et semble avoir perdu l’espoir d’y
arriver. Sa première réplique exprime son agacement : les points de suspension de la
ligne 2 peuvent être lus comme un soupir d’exaspération, qui se transforme ensuite
en rage et en haine. D’après le narrateur, Paule n’arrive plus à analyser ses propres
émotions : « il n’est pas si aisé de discerner l’exaspération de la haine » (l. 31). Le lecteur
peut s’interroger sur les raisons de cette haine qu’elle éprouve. Le reflet de Paule dans
la glace peut être un indice : le personnage aurait du dégoût pour lui-même. En effet,
le portrait que Paule fait d’elle-même est très négatif. Elle porte, par exemple, une
« blouse de laine verdâtre » (l. 33) : le suffixe « -âtre » est péjoratif, de même que le déter-
minant démonstratif « cette », qui se teinte, lui aussi, d’une connotation péjorative.
Cette blouse est « trop large » (l. 34) et tachée, tout comme la « jupe marron, mouchetée
de boue » (l. 35). Le dégoût que Paule éprouve pour elle-même pourrait ainsi expliquer
la haine qu’elle manifeste à l’égard de son fils.
Conclusion
Cet incipit in medias res, qui plonge immédiatement le lecteur au milieu d’un conflit
familial, n’empêche donc pas l’analyse psychologique du personnage de Paule. En peu
de lignes et à l’aide de sous-entendus, le narrateur dessine les rapports que la mère
entretient avec des personnages absents de cet incipit : le père, la grand-mère, Fräulein.
Ce texte remplit donc les fonctions principales de l’incipit : présenter les personnages et
donner envie de lire la suite du récit ; mais Mauriac parvient, par cette scène de conflit,
à éviter la lourdeur que l’on peut trouver dans les premières pages de certains romans.

• Dissertation

Introduction
Un proverbe populaire affirme que les gens heureux n’ont pas d’histoire. En effet, le
bonheur suppose l’absence de trouble ; les gens heureux ont tout ce qui leur faut, ils
ne sont en quête de rien de plus et rien ne les perturbe. Dans ce cas, leur vie n’a peut-


être rien d’intéressant à raconter. Un lecteur préférera certainement lire les aventures
d’un héros à qui il arrive de nombreux malheurs qu’il doit affronter. C’est pour cette
raison qu’on peut se demander si un personnage de roman heureux est un bon person-
nage ou même s’il est possible qu’il existe. Dans un premier temps, nous expliquerons
pourquoi les romans racontent souvent les histoires de personnages malheureux, puis
nous montrerons qu’un romancier peut tout de même mettre en scène des personnages
heureux qui plaisent au lecteur, avant de démontrer que ces personnages peuvent vivre
des histoires, en fonction du sens que l’on donne à ce mot.
I. Les romans mettent souvent en scène les histoires
de personnages malheureux
La plupart des romans mettent en scène des personnages malheureux afin d’intéresser
plus facilement le lecteur et de l’émouvoir.
A. Car les histoires de ces personnages sont plus intéressantes…
En effet, un personnage malheureux traverse souvent des épreuves difficiles ou peut
être en quête de ce qui le rendra heureux. Le récit de sa vie et de ses aventures peut
plaire davantage au lecteur, qui espérera, tout au long de l’histoire, que ce person-
nage trouve enfin le bonheur. Gwynplaine, le héros de L’Homme qui rit de Victor Hugo,
traverse ainsi de nombreuses épreuves qui sont autant de rebondissements dans la
construction générale du roman.
Ce jeune homme à l’âme pure connaît un destin injuste mais aussi de nombreuses
aventures : le lecteur a envie de lire ce roman car il veut savoir si Gwynplaine trouvera
enfin le bonheur à la fin du récit. Or, le roman s’achève sur la mort de Dea, l’amour de
Gwynplaine et sur le suicide de celui-ci : cette fin tragique est sublime, l’intérêt de ce
roman vient en partie du fait que le héros, malgré sa bonté, ne trouve pas le bonheur
qu’il mérite, ce qui souligne la cruauté de la société dans laquelle il vit. On peut donc
affirmer qu’un personnage malheureux est à même de vivre des épreuves dignes d’un
grand roman.
B. … et elles touchent davantage le lecteur
De plus, ce type de personnage est souvent très émouvant. Un lecteur sera davantage
touché par un personnage qui traverse des épreuves difficiles que par un personnage
heureux, ce qui explique pourquoi l’on trouve davantage de personnages malheureux
dans les romans. L’incipit du Sagouin de François Mauriac peut ainsi toucher et révol-
ter le lecteur car Guillou, le fils de Paule, est victime de la méchanceté de sa mère et
des humiliations qu’elle lui inflige. Si la mère avait aimé son enfant et fait preuve de
tendresse à son égard, la scène aurait été beaucoup moins marquante pour le lecteur,
elle aurait même pu sembler niaise. Paule est un personnage intéressant car elle
incarne la noirceur humaine qui peut se développer à cause de l’aigreur due à une vie
malheureuse. En cela, même si Paule est une femme méchante, elle peut toucher le
lecteur par la haine qu’elle éprouve pour elle-même et sa propre vie.
Transition
Un personnage malheureux est donc plus susceptible d’être un sujet de roman inté-
ressant à cause des histoires qui lui arrivent. Cependant, il existe des personnages de
roman heureux : on peut alors s’interroger sur l’intérêt de les mettre en scène.


II. Cependant, un roman peut mettre en scène des personnages heureux
Un lecteur peut avoir envie qu’un roman lui apporte de la joie, de la gaieté ; un person-
nage heureux est souvent un modèle positif pour lui.
A. Car le lecteur peut avoir envie que la lecture d’un roman
lui apporte des sentiments joyeux…
La lecture peut avoir une fonction de divertissement ; on peut lire des romans pour
se détendre, s’amuser. Un personnage malheureux aura peut-être moins de chance
de satisfaire ce désir du lecteur tandis qu’un personnage heureux le permettra plus
facilement. L’héroïne éponyme de Zazie dans le métro de Raymond Queneau est ainsi
une petite fille joyeuse, heureuse de découvrir Paris. Sa bonne humeur et sa gouaille
peuvent être contagieuses et rendre le lecteur lui-même joyeux. Un romancier peut
donc mettre en scène ce type de personnage déluré et fantaisiste sans ennuyer le
lecteur : il n’est pas nécessaire de raconter une histoire malheureuse pour l’intéresser.
B. … et ces personnages peuvent servir de modèles positifs pour le lecteur
De plus, les personnages heureux peuvent servir de modèle positif au lecteur et l’inci-
ter à mener lui aussi une vie heureuse. Les héros de Sur la route de Jack Kerouac, Sal
Paradise et Dean Moriarty, mènent ainsi une vie libérée des conventions sociales et des
règles morales et trouvent le bonheur dans leurs voyages, lors desquels ils apprennent
à voir la beauté du monde. Le lecteur est invité à imiter leur mode de vie qui permet
d’atteindre une forme de bonheur. Or, l’une des fonctions de la littérature romanesque
est justement d’offrir des modèles au lecteur : c’est pour cette raison que les person-
nages heureux peuvent être de bons personnages de roman.
Transition
Penser qu’un personnage ne peut être que malheureux dans un roman est donc réduc-
teur. De plus, être heureux ne signifie pas ne jamais vivre d’« histoires ».
III. Ces personnages heureux peuvent avoir des « histoires »
En effet, on peut donner des sens différents à ce terme et des événements anodins
peuvent prendre une grande importance. Le travail du romancier peut ainsi consister à
chercher ce qui est romanesque dans un quotidien apparemment sans histoires.
A. Un événement anodin peut prendre une grande importance
pour ces personnages
Si l’on considère que l’absence de troubles est l’une des conditions essentielles au bon-
heur, on peut penser que les personnages heureux ne peuvent pas vivre d’« histoires » au
sens de « mésaventures », de « malheurs » à affronter. Un événement anodin peut toute-
fois prendre une importance démesurée pour les personnages qui vivent une vie appa-
remment sans histoire. Ainsi, dans Du côté de chez Swann de Proust, le fait que la mère
du narrateur-personnage ne reste pas assez longtemps avec lui le temps qu’il s’endorme
est vécu comme un abandon. Pourtant, l’enfance de ce personnage est heureuse, sa mère
est aimante, capable de faire des concessions pour plaire à son fils. Ce qui semble anodin
peut donc être vécu comme quelque chose de douloureux par le personnage.
B. Le quotidien peut devenir romanesque
Le travail du romancier consiste alors à rechercher dans l’existence quotidienne et


banale du lecteur ce qui peut devenir romanesque. C’est ce que fait Nathalie Sarraute
dans Le Planétarium. Gisèle Guimier vit avec son mari une existence de petit-bourgeois
sans réel problème. Mais lorsque sa mère lui offre deux fauteuils en cuir qui ne lui
plaisent pas, l’événement se transforme en micro-drame familial. Le bonheur apparent
des personnages ne les met donc pas à l’abri des « histoires » qui viendraient perturber
leur quotidien presque ennuyeux.
Conclusion
Il est abusif de dire que les romans ne mettent en scène que des personnages aux vies
malheureuses. Les romanciers, par leurs personnages, cherchent à rendre compte de
la complexité de l’être humain, qui peut connaître le malheur comme le bonheur. Ils
détiennent le pouvoir de montrer au lecteur ce qu’il y a de romanesque dans toute
existence, même monotone.

• Invention
L’objectif de cet exercice est de pasticher le style de Proust et d’imiter la manière dont
le narrateur retranscrit à la première personne des événements s’étant déroulés dans
son enfance, en faisant l’analyse de ses propres angoisses.
Critères d’évaluation
– Le récit est à la première personne, au passé simple et à l’imparfait.
– Le narrateur analyse rétrospectivement les angoisses de l’enfant qu’il était.
– L’épisode révèle la nature des rapports que l’enfant entretenait avec sa mère et fait
l’éloge de celle-ci.
– La syntaxe suit le mouvement de cette analyse, à la manière de Proust.
– Le niveau de langue est soutenu.
– Le texte de l’élève est cohérent avec le texte source.
– Il n’y a pas d’anachronismes.
Un soir, cette consolation que j’espérais si fiévreusement dans ma chambre tendue
d’obscurité, dévotement recueilli dans mon lit, ce baiser qui occupait mon esprit depuis
cinq heures, que j’imaginais doux et presque suave, parfumé comme ses joues et ses
rubans au myosotis, à la bergamote, à quelque essence secrète et que je connaîtrais ce
soir, qui m’avait occupé toute l’après-midi tandis que je le parais d’accords orientaux,
des épices les plus précieuses, ce baiser ne vint pas. En vain j’attendis ses pas dans
l’escalier, que j’imaginais pressés, angoissés et presque douloureux, à l’image de ce
que j’éprouvais, moi, inquiet de ce que ce baiser ne me fût pas offert, scrutant encore le
moindre bruit, le travail du bois, le plus petit écho qui eût été, alors, le signe infaillible
de la venue de maman. Pareillement, les doux mouvements de la robe, l’ondulation des
étoffes, que je voyais, ce soir-là, brunes et tachetées de rose, jaunes, bleues comme les
iris que nous cueillions ensemble chaque matin et qui résumaient ces années, les iris et
les crèmes aux amandes, qu’elle dérobait parfois, au repas et m’amenait avec une petite
cuillère d’argent dont le léger tintement résonne encore, ne frôlèrent pas les murs de
ma chambre, ni ne défirent le silence, si bien que lorsque chaque lumière fut éteinte,
que les couverts se turent et que notre porte massive se referma, la nuit de souffrance
que je m’étais préparée commença.


Objet d’étude

Le texte théâtral et sa représenta-


tion, du xviie siècle à nos jours
Plaçant résolument l’accent sur la dimension scénique du texte de théâtre, le
programme demande à aborder le théâtre « en tenant compte des éléments sonores
et visuels qui caractérisent la représentation ». Le traitement de l’objet d’étude invite
donc à la fois à analyser d’un point de vue synchronique le dialogue s’instaurant entre
le texte et la scène pour chaque période abordée, mais également à étudier en diachro-
nie l’évolution des formes, des genres et des esthétiques qui caractérisent le théâtre
européen depuis la seconde moitié du xviie siècle.
En complétant ainsi l’apport de la 2de, le programme de 1re veut insister sur la nature
non exclusivement textuelle du genre théâtral, tout en offrant un parcours à travers
les trois siècles et demi de théâtre qui nous séparent de Molière. Trois séquences s’at-
tachent ainsi dans le manuel à aborder sur un plan thématique les principaux enjeux
du texte et de la représentation, tout en respectant chacune un découpage à même de
poser les grands jalons esthétiques de l’histoire théâtrale.
La séquence 1 montre la continuité entre le programme de 2de et celui de 1re en abor-
dant la question des règles de la représentation, en montrant que celles-ci traduisent
les formes d’un goût qui évolue progressivement avec le xviiie siècle et l’idée de drame.
Reflet de ces évolutions du goût, également, mais aussi de changements survenant
dans les rapports entre théâtre et société, la séquence étudie les modifications intro-
duites dans le fonctionnement du couple maître / valet, avant d’aborder l’étude d’un
chef-d’œuvre du théâtre du xviiie siècle, Le Mariage de Figaro. Un parcours de lecture
est consacré à la virtuosité de l’écriture dramatique de Beaumarchais, ainsi qu’à son
approche particulièrement novatrice de l’espace scénique.
La séquence 2 invite d’emblée à mesurer les profonds bouleversements subis par le
théâtre au tournant du xixe siècle. Un parcours de lecture dans Lorenzaccio de Musset
permet ainsi d’aborder les principales caractéristiques du drame romantique, mais
également d’interroger dans sa représentation un texte toujours jugé impossible à
mettre en scène. Il est complété par une étude de la figure du héros romantique et de
ses héritiers dans le théâtre du xxe siècle. Enfin, inaugurant un rapport du théâtre au
monde fondé sur la contestation, le drame romantique trouve son héritage dans un
théâtre critique, que celle-ci soit politique, pacifiste, anticolonialiste ou simplement
attentive à l’état du monde, cela jusqu’à l’époque contemporaine.
C’est dans la séquence 3 qu’est abordé spécifiquement le théâtre contemporain. La
question de la représentation est d’abord soulevée par le biais de la tentation régu-
lièrement « méta-théâtrale » du répertoire du xxe siècle, où se lit l’enjeu fondamental
de la mimesis, qui fait dialoguer illusion théâtrale et réalité. C’est ensuite à travers la


question de la condition humaine et de son langage, que le théâtre contemporain se
trouve défini. Enfin, un parcours de lecture permet d’aborder une œuvre emblématique
des questionnements dont le théâtre se fait l’écho au xxe siècle, avec Fin de partie, de
Beckett.

Dans chaque séquence, des textes complémentaires accompagnent le corpus principal


étudié. Ils permettent d’offrir un aperçu sur les fondements théoriques d’une concep-
tion théâtrale (chez Chapelain, chez Diderot), mais rendent aussi aux dramaturges euro-
péens la place qui leur est due. La présence de textes de Schiller, mais aussi de Brecht
ou de Fo montre la dimension naturellement transnationale de l’histoire du théâtre,
des origines à nos jours.
L’objet d’étude et sa spécificité requièrent enfin la présence particulièrement abondante
d’une iconographie susceptible de donner la preuve par l’image de la dimension mimé-
tique du théâtre et de sa richesse plastique. À plusieurs reprises, des analyses compa-
ratives de mises en scène sont proposées ainsi que des études de dispositifs scéniques.

Pour cet objet d’étude, on pourra se reporter au Coffret ressources qui propose des
entretiens avec quatre metteurs en scène contemporains qui évoquent leur travail
autour d’un texte de théâtre. Ils abordent notamment la question de l’espace scénique.
Un autre chapitre est consacré au théâtre comme espace privilégié de l’engagement.
Pour accompagner l’étude de la scène d’exposition du Mariage de Figaro, nous propo-
sons les captations de deux mises en scène commentées par leur metteur en scène.


Séquence 1
Des règles de la représentation classique à leur assouplissement (xviie-xviiie siècles)
Corpus de textes A

Jeux et enjeux du langage,


de la comédie de mœurs
au drame bourgeois
B i b l i o g r a p h i e
– Denis Diderot, Le Paradoxe sur le comédien, 1773.
– Jean Jacques Roubine, Jean-Pierrre Ryngaert, Introduction aux grandes théories du théâtre,
Armand Colin 2007.
– Dominique Bertrand, Lire le théâtre classique, Armand Colin, 2005.
– Pierre Frantz et Sophie Marchand (sous la direction de), Le Théâtre français du xviiie siècle, Avant-
Scène, coll. « Anthologie de L’avant-scène théâtre », 2009.

Texte 1
Langue commune et beau langage dans la comédie classique
(pages 326-328)
Molière, Les Femmes savantes (1672)

➔➔ Objectif
• En quoi la représentation théâtrale évolue-t-elle vers un goût et des codes nouveaux ?
• Définir à travers une scène de théâtre une conception réglée du langage classique.

➔➔ Présentation du texte
Reflet de la société des salons du xviie siècle, le théâtre de Molière pose partout la ques-
tion du comportement civil et vertueux, de la juste morale opposée aux vices ou aux
excès. Ici, le passage porte (comme dans les Précieuses ridicules) sur la définition du
beau langage, envisagé comme le « juste milieu » entre deux formes d’excès opposées.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La structure de cet extrait fait alterner plusieurs moments distincts. Dans un premier
mouvement, (l. 1-16), Bélise et Philaminte cherchent à persuader Chrysale que Martine
est renvoyée à juste titre. C’est dans un second moment que Martine se met à plaider
pour elle-même : elle multiplie de façon comique les fautes de langage, ce qui a le don
d’agacer prodigieusement Philaminte (v. 17-44).
b. L’auteur qui sert de référence à Philaminte et Bélise est Vaugelas. Ce grammairien
fut l’un des premiers membres de l’Académie Française et travailla pendant longtemps
au premier dictionnaire. Il est aussi l’auteur des Remarques sur la langue française : on


cherchait alors en effet à ériger les règles du discours et à définir le « bel usage », c’est-
à-dire l’usage du français de la cour. Ces règles sont avant tout le naturel et la clarté. Il
faut bannir les mots vulgaires ou trop concrets et parler pour se faire comprendre, sans
artifices inutiles, mais avec précision et correction.
c. L’image de la page 327 montre Philaminte et Bélise faisant littéralement front
devant Chrysale. Elles se tiennent l’une près de l’autre, comme en signe de solidarité.
Cette scène correspond donc au passage (vers 15) où Bélise vient prêter main-forte à
Philaminte dans sa condamnation des usages linguistiques de Martine. L’air affecté des
deux femmes, l’insistance sur leurs accessoires, en particulier sur l’éventail, qui sert à
l’une à éventer l’autre, font d’elles deux précieuses excessives.

Lecture analytique
Un conflit comique
1. La scène se divise en deux moments : Chrysale, dans un premier temps, tente de
trouver des défenses à Martine, sans succès. C’est cette dernière qui se trouve, dans un
second temps, obligée de répondre directement à Philaminte et Bélise. Tout le dyna-
misme de la scène provient ici d’un procédé d’accumulation : Martine, accusée de parler
un langage incorrect, aggrave son cas en ne comprenant pas les réprimandes que lui
font Philaminte et Bélise (v. 19, 23, 31, 37, etc.). Ces dernières sont à leur tour de plus
en plus outrées par les paroles de la domestique.
2. Le comique de ce passage repose sur plusieurs éléments : un comique de situation
est mis en place à partir du moment où Chrysale découvre, surpris, que la seule raison
pour laquelle Philaminte veut renvoyer Martine est qu’elle s’exprime mal ! Ce comique
se prolonge dans la « leçon de grammaire » que deux bourgeoises donnent… à leur
domestique : il est en effet comique, à l’époque de Molière, que des bourgeoises soient
si peu conscientes de la séparation des conditions et qu’elles cherchent à faire parler
leur domestique comme Vaugelas. Le comique verbal est également présent à plusieurs
titres dans l’extrait : dans les exclamations des personnages (« L’impudente ! », « Mon
Dieu ! », « Ah ! » « diantre » « friponne »), qui suggèrent parfois un comique gestuel
(notamment chez Philaminte et Bélise). Le vocabulaire employé par Martine, qui imite
le parler populaire (« étugué », « cheux », « biaux dictons »), propose également des
déformations comiques. Enfin, le vocabulaire hyperbolique employé par Philaminte et
Bélise, « crime impardonnable », « horrible », appliqué à la situation, produit également
des effets comiques.
3. L’opposition qui se manifeste dans cette scène est celle de Philaminte (secondée par
Bélise) et de Martine. Tandis que les deux premières sont des bourgeoises, la troisième
est la domestique de la maisonnée. L’opposition qui se manifeste concerne le langage :
Martine heurte l’oreille de ses maîtresses à cause de son parler populaire et incorrect.
Philaminte et Bélise entreprennent donc une nouvelle fois de corriger Martine comme
elles le rappellent : « malgré nos remontrances », « je t’ai dit déjà », « on l’a cent fois
instruite ».
4. La scène est écrite en alexandrins, caractérisés par une succession de rimes plates.
Or, la disposition des vers et des rimes sert l’opposition entre personnages. Ainsi, on
peut observer que Philaminte et Bélise appartiennent au même parti, celui du « beau


langage », dans la mesure où leurs répliques se complètent à plusieurs reprises (v. 23,
30, 36). À d’autres endroits, l’opposition des rimes d’un personnage à l’autre produit un
effet de contraste et souligne l’incompréhension des personnages (au « bel et bon », au
« grammaire » de Philaminte répond le « jargon » et le « grand-père » de Martine aggravé
par la rime intérieure : « grand’mère » etc…).
Le ridicule partagé
5. Les paroles de Martine créent, comme on l’a vu, une dynamique d’aggravation dans
le passage. Elles reposent sur la confusion entre sens propre et sens figuré d’un mot
(comme dans le cas du verbe « venir », v. 39-40), entre substantif ou nom propre (« nomi-
natif », « substantif ») ou celle entre deux paronymes (« grammaire » / « grand’mère »).
Toutes ces méprises relèvent du procédé comique du qui pro quo.
6. On pourrait croire que Philaminte et Bélise incarnent face à Martine l’idéal d’un
langage châtié : il n’en est rien. Les exagérations (« insolence », « insulter », « termes
décisifs », « condamne ») et hyperboles (« crime impardonnable », « tuer une oreille
sensible », « solécisme horrible ») qui gouvernent leur discours montrent que ces
deux personnages se méprennent sur la nature du langage. Remarquons en effet que
Philaminte comme Bélise emploient un vocabulaire emprunté : invocation burlesque
(« ô cervelle indocile »), ordre des phrases perturbé (« Grammaire est prise à contre-
sens par toi ») ou choix de formules appartenant au lexique juridique ou grammatical
(« congrûment », « nominatif », « substantif »).
7. Il semble qu’au terme de cette scène, Molière renvoie les personnages dos-à-dos.
Entre le ridicule des « femmes savantes » entreprenant d’imposer une leçon de gram-
maire à Martine et l’incompréhension de cette dernière, entre le pédantisme des
premières et la trivialité de la seconde, Molière rappelle les principales valeurs accor-
dées au langage à l’époque classique : simplicité, naturel et raison et disqualifie ceux
qui, dans un sens comme dans l’autre s’éloignent de cet idéal.
La langue en débat
8. Dans ce passage, Molière a voulu mettre en scène deux personnages opposés incar-
nant chacun une conception particulière du langage. Philaminte est attachée à un
langage reposant sur l’idée de norme. Elle invoque des autorités comme « Vaugelas »,
rappelle que la grammaire exerce le pouvoir de ses « lois » (terme récurrent : v. 10, 16,
43…) sur les plus puissants puisqu’« [elle] sait régenter jusqu’aux rois » et qu’elle s’in-
culque donc grâce à des « leçons ». Le langage est donc « fondé sur la raison et sur le
bel usage » (v. 20) : il existe dans le langage la même distinction qu’entre l’aristocratie
et le peuple.
9. Martine défend quant à elle un langage d’une nature toute autre. Elle récuse
les discours d’autorité, les « dictons » (v. 23) et les « prêches » (v. 18) que supposent
« l’étugue ». L’essentiel, pour elle ne consiste pas à maîtriser la norme rigide du langage
des salons, mais à être simplement comprise : « quand on se fait entendre, on parle
toujours bien » (v. 22), « Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous » (v. 30).
Martine considère donc que le langage est avant tout communication et que la norme
peut nuire à son intelligibilité comme le montrent les tournures négatives qu’elle
emploie.


Vers le bac
Le commentaire
Pour Molière, homme de théâtre, la langue n’est pas le lieu des dogmes et doit
répondre à l’usage. En opposant deux excès du langage, l’hypercorrection et le parler
relâché du peuple, il vise surtout à faire rire le spectateur.
On pourrait croire que Philaminte et Bélise incarnent face à Martine l’idéal d’un langage
châtié : il n’en est rien. Les exagérations (« insolence », « insulter », « termes décisifs »,
« condamne ») et hyperboles (« crime impardonnable », « tuer une oreille sensible »,
« solécisme horrible ») qui gouvernent leur discours montrent que ces deux personnages
se méprennent sur la nature du langage. Remarquons en effet que Philaminte, comme
Bélise, emploie un vocabulaire emprunté : invocation burlesque (« ô cervelle indocile »),
ordre des phrases perturbé (« Grammaire est prise à contre-sens par toi ») ou choix de
formules appartenant au lexique juridique ou grammatical (« congrûment », « nomina-
tif », « substantif »). Philaminte et Bélise ne sont donc pas loin d’incarner des figures de
pédants, dans ce passage : le personnage de Martine et son parler populaire semble les
y inviter.
Avec Martine, en effet, Molière montre un véritable plaisir à mimer les expressions
typiques du parler populaire. Les paroles de Martine créent une dynamique d’aggra-
vation dans le passage. Elles reposent sur la confusion entre sens propre et sens figuré
d’un mot (comme dans le cas du verbe « venir », v. 39-40), entre substantif ou nom
propre (« nominatif », « substantif ») ou celle entre deux paronymes (« grammaire » /
« grand’mère »). Toutes ces méprises relèvent du procédé comique du qui pro quo. Ici,
ces effets suscitent le rire du spectateur parce qu’ils engendrent la colère des deux
pédantes face à cette fille qui parle mal.
Entre le ridicule des « femmes savantes » entreprenant d’imposer une leçon de gram-
maire à Martine et l’incompréhension de cette dernière, entre le pédantisme des
premières et la trivialité de la seconde, il semble que Molière renvoie ici les person-
nages dos-à-dos et que cette scène se justifie surtout par le plaisir qu’elle procure au
spectateur. Cependant, l’équilibre de ces deux contraires permet aussi de définir le
langage idéal comme étant celui du juste milieu. Molière rappelle les principales valeurs
accordées au langage à l’époque classique – simplicité, naturel et raison – et disqualifie
ceux qui, dans un sens comme dans l’autre, s’éloignent de cet idéal.

Texte complémentaire
Les règles du théâtre classique (page 329)
Jean Chapelain, Discours de la poésie représentative (vers 1635)

➔➔ Objectif
Analyser les règles du théâtre classiques formulées par un texte théorique

➔➔ Réponses aux questions


1. Les analyses ayant trait à la règle des trois unités correspondent au troisième para-
graphe : « Ils ont toujours eu pour but l’unité de l’action principale. Sur le fondement
de la vraisemblance si requise les anciens ont compris l’action scénique dans le jour


naturel pour sa plus grande étendue. Pour cette raison, ils ont désiré l’unité du lieu,
tout fondé sur ce que l’œil est aussi bien que l’esprit des actions de la scène et que l’œil
ne peut être persuadé que ce qu’il voit en trois heures et sur un même lieu se soit passé
en trois mois plus ou moins et en des lieux différents, au contraire de l’esprit qui conçoit
en un moment et se porte facilement à croire les choses arrivées en plusieurs temps et
en plusieurs provinces. »
2. La tragédie et la comédie se distinguent d’après Chapelain par le fait que « Dans la
tragédie, l’on imite les actions des grands ; dans la comédie, celle des personnes de
basse ou de médiocre condition. » (l. 1). Il est vrai que Phèdre, Britannicus et tous les
héros des tragédies raciniennes sont des monarques ou des princes. Les comédies de
Molière, en revanche, sont peuplées en majorité de bourgeois et de valets.
3. Jean Chapelain insiste sur la règle de la « vraisemblance » car elle est au cœur de
l’illusion dramatique : il faut en effet que le spectateur accepte de considérer vraisem-
blable ce qu’il regarde. La « vraisemblance » est donc ce qui oblige le dramaturge à
respecter la règle des trois unités, mais également à ne faire entrer des personnages
sur scène de façon « nécessaire », c’est-à-dire lorsqu’ils ont un but précis à accomplir.
4.
Fondement Règle
Respect de Les entrées et actions des personnages
la vraisemblance doivent être nécessaires
Règle des trois unités Unité de lieu
Unité d’action
Unité de temps
Respect de Respect de la séparation des genres Comédie
la bienséance
Tragédie
Plaire au spectateur Structurer habilement l’intrigue, avec un
nœud et un dénouement, respecter la
division en actes et leurs effets respectifs.

5. La comédie de Molière Les Femmes savantes se plie en apparence à la règle énoncée


par Chapelain. En effet, la présence de Martine, une servante de « basse condition »,
place le texte d’emblée dans le registre comique, si l’on en croit Chapelain. D’ailleurs,
on voit que si la bourgeoisie est incarnée ici par Bélise et Philaminte, leur comporte-
ment ridicule en matière de langage fait de celles-ci des personnages de comédie.

Texte 2
Sentiments et langage : jeux et détours dangereux (pages 330-331)
Marivaux, La Seconde Surprise de l’amour (1727)

➔➔ Objectif
Analyser les ressorts du marivaudage.


➔➔ Présentation du texte
La règle du marivaudage, au théâtre, fait de l’amour un mélange de jeu, de stratégie
et de désillusions. L’auteur de La Seconde Surprise de l’amour l’a mis en scène à de
nombreuses reprises. Or, le jeu atteint ici une proportion considérable puisqu’il manque
presque d’éloigner pour toujours le chevalier et la marquise.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Parmi les termes relevant du lexique de l’amour, on relève : « il parlait d’amour et non
pas d’amitié » (l. 8), « le cœur plus tendre que je ne mérite », « des sentiments équi-
voques » (l. 21). Ici, la marquise joue sur une ambiguïté du chevalier qu’elle ne cherche
surtout pas à lever : « à votre place, je n’aurais pas seulement voulu les distinguer,
qu’il devine » (l. 10). Le chevalier est quant à lui plus précis, mais ne définit l’amitié que
comme l’inverse de l’amour : « absolument il ne s’agissait point d’amour entre nous
deux, absolument » (l. 15-16).

Lecture analytique
Des amants piégés
1. La présence du comte, dissimulé durant la scène 8, a pour effet de contrain-dre le
discours du chevalier. Les paroles qu’il prononce durant cette scène sont destinées à
apporter au chevalier la preuve de son soutien. Les « pures visions », terme fort puisqu’il
renvoie à l’idée de folie, le cœur de la marquise « plus tendre que [le chevalier] ne le
mérite », la répétition du terme « absolument » (l. 15 et l. 16) montrent que le chevalier
s’adresse ici à un spectateur invisible, comme pour le convaincre. La sortie du comte, à
la scène 9, oblige les deux personnages, y compris la marquise, à assumer ce qu’ils se
sont dit durant la scène précédente.
2. Dans la mise en scène de Luc Bondy, le témoin caché se trouve dissimulé sous une
gaze transparente noire et se tient debout derrière la marquise. Sa position en retrait
semble traduire ici l’impression de menace qu’il fait peser sur le couple et ne peut-on
voir dans la gaze noire le symbole d’un mariage sinistre ?
3. Le chevalier est ici responsable du double mariage qui menace. Soumis aux soupçons
du comte, il n’a eu en effet d’autre choix que de nier l’amour existant entre la marquise
et lui-même, dans une « réponse décisive ». Cette réponse a suscité la joie du comte
(l. 27), qui a proposé sa sœur au chevalier, lequel l’a acceptée (l. 30). Dès lors, l’annonce
de cette union force la marquise à accepter celle avec le comte (l. 45). Tout découle donc
du simple fait que le chevalier a nié l’amour existant entre lui et la marquise.
4. Le chevalier et la marquise se piègent ici réciproquement. Les didascalies montrent
en effet que les discours sont contraires à ce que les personnages ressentent. Le cheva-
lier commence par nier « sérieusement » (l. 3) leur amour et la marquise se déclare « froi-
dement » en faveur du comte. Voyant le résultat de ses actes, le chevalier prend un « air
agité » (l. 49). Leurs répliques montrent par ailleurs la difficulté qu’ont le chevalier et la
marquise à nier qu’ils s’aiment. Soumis à la question qui les concerne tous les deux, ils
cherchent à en refuser l’idée. Les compléments circonstanciels de manière insistent sur


ce refus, comme si les personnages cherchaient à convaincre (notamment, pour le
chevalier, convaincre le comte, qui est caché), mais aussi à se convaincre eux-mêmes :
« absolument il ne s’agissait point d’amour entre nous deux, absolument » (l. 15-16),
« d’un ton bien vrai […] du ton d’un homme qui le sent ? » (l. 18)
Un langage trompeur
5. Le lexique de l’amour et de la passion est présent dans cet extrait à travers les
termes « aimer », « amour », « tendre », « sentiments », « attachement », etc. Son utilisa-
tion équivoque provient du fait qu’il désigne tour à tour l’amour et l’amitié (« demander
si je vous aimais », « il parlait d’amour », « le cœur plus tendre », « il ne s’agissait point
d’amour », « cela n’est pas douteux »). Il entretient donc la confusion des sentiments
entre le chevalier et la marquise. À l’inverse, cette confusion existe également dans les
sentiments de la marquise et du comte : « le Comte ne m’a jamais déplu » : une manière
de prétendre une affection qu’elle ne ressent pas en réalité.
6. Les didascalies montrent ici très manifestement que les véritables enjeux de la scène
ne sont pas ceux que le langage révèle. Le « sérieux » du chevalier, dans sa première
réplique, montre qu’il est bien loin de considérer l’amour entre lui et la marquise
comme « de pures visions », comme il le prétend. Du côté de la marquise, la froideur
avec laquelle elle témoigne de son affection pour la sœur du comte (« médiocrement »)
puis pour le comte (« Non, Monsieur, je vous avoue que le Comte ne m’a jamais déplu »)
suffit largement à faire sentir que ce « penchant » n’existe pas. Enfin, « l’air agité » puis
l’aparté du chevalier entre en contradiction avec la dernière réplique du chevalier, qui
prétend ne faire que son devoir. Ce n’est qu’avec la dernière phrase, « je me meurs » en
aparté, que le langage ne parvient plus à cacher la vérité.
7. Afin de combattre son amour, le chevalier a recours à l’exagération, « de pures visions
de sa part » et à la litote « il vous faisait pour moi le cœur plus tendre que je ne mérite »,
« mon attachement pour vous est trop délicat » (l. 22). Il a aussi recours à la périphrase :
« je l’ai dit de l’air dont on dit la vérité » (l. 20). Le principal argument auquel le cheva-
lier a recours pour justifier la négation de leur amour est la préservation de l’honneur
de la marquise (l. 10-15). À l’inverse, les paroles du Comte sont directes et font état de
ses « transports », de sa « joie » (l. 43) et de son bonheur (l. 46). L’explicite remplace ici
l’équivoque.
Une analyse des passions amoureuses
8. On trouve parmi le champ lexical du jeu ou de la ruse les expressions suivantes :
« qu’il devine », « jouer là-dessus », « il se trompait », « cela était sérieux, il fallait une
réponse décisive », « me le cacher à moi-même », etc. Ces expressions montrent que
l’image de la passion amoureuse ici construite est ambivalente : elle n’est pas unique-
ment affaire de sentiments, mais aussi de stratégie.
9. La marquise, qui aime le chevalier, est contrainte de jouer un rôle face à lui. Elle
n’avoue jamais son amour, mais tente d’abord de préserver l’ambiguïté de leur affection
en refusant de choisir entre amitié et amour. (l. 10). Cette réplique montre qu’elle a
un intérêt certain à maintenir l’ambiguïté. Par la suite, ses répliques indiquent qu’elle
craint que le chevalier ne se soit fait comprendre trop bien : elle l’interroge sur la
persuasion qu’il a mise dans ses dénégations (l. 17). La brièveté de ses répliques montre


dans la fin du texte qu’elle cherche surtout à se contenir par amour-propre et qu’elle
est probablement ébranlée.
10. Dans ce passage, le spectateur connaît pertinemment les sentiments du chevalier
et de la marquise. Il est donc détenteur d’un savoir que les personnages n’ont pas sur
eux-mêmes. Marivaux, ce faisant, place son spectateur en situation « savante » et fait de
celui-ci l’analyste des cœurs, en même temps qu’il lui donne à ressentir les tourments
éprouvés par deux personnages contraints de dissimuler à eux-mêmes ainsi qu’à autrui
leur amour.

Vers le bac
Le commentaire
Dans le jeu d’amitié amoureuse qu’entretiennent ensemble le chevalier et la marquise
de La Seconde Surprise de l’amour, de Marivaux, un importun vient bientôt jouer sa
propre partition : il s’agit du comte, amoureux de la marquise. Celui-ci soupçonne
d’abord qu’un lien amoureux existe entre la marquise et le chevalier, mais ce dernier
l’en détrompe et pour prouver sa bonne foi, imagine de lui faire entendre les aveux
de la marquise elle-même. Dans cette scène de l’acte III, le comte est donc caché et le
chevalier a pour projet de lui démontrer, à l’insu de la marquise, que leurs sentiments
ne sont qu’une vision de sa part. Entre la marquise et le chevalier commence donc un
jeu étrange de dénégation amoureuse, où transparaissent pourtant tous les signes de
l’amour, mais au terme duquel les amants se piègent eux-mêmes à force de nier et
concluent un double mariage… que l’interruption du comte vient bientôt officialiser.
Comment le discours amoureux procède-t-il ici par dénégation ? Quelle image de la
passion, tour à tour stratégie et piège, en découle ?

Histoire des arts


Peindre la représentation théâtrale (page 332)
➔➔ Objectif
Analyser une représentation théâtrale donnée par la peinture du xviie siècle

➔➔ Présentation du tableau
La scène représentée ici illustre un passage d’un roman de Scarron, Le Roman comique.
Ce roman burlesque raconte la vie d’une troupe de comédiens arrivant dans la ville du
Mans et son cortège inévitable de farces et de quiproquos. Ce type de romans, destinés
à un public bourgeois, inspirait également les peintres qui, comme ici, pratiquent alors
la peinture réaliste dite « de genre ». L’attention réaliste aux détails, les jeux de lumière,
la théâtralité jouée à plusieurs niveaux, l’exagération des gestes sont ici caractéristiques
d’un même regard satirique porté sur la scène et sur le monde.
Jean-Baptiste Coulom (ou de Coulom, 1670-1735) est un peintre originaire de la ville
du Mans, surtout célèbre pour la suite qu’il représenta pour le roman très en vogue
de l’époque : Le Roman comique de Scarron. Ce dernier raconte la vie d’une troupe de
théâtre dans la campagne française. Coulom fut parmi les premiers à restituer grâce à
sa palette la vie quotidienne d’une troupe de théâtre au xviie siècle.


➔➔Réponses aux questions
1. Cette scène représente un spectacle de théâtre. Elle se situe manifestement dans
une salle très simple, où les spectateurs sont debout pour la plupart et à la hauteur des
comédiens. La salle est dans l’ombre et la scène est vivement éclairée par des bougies
placées en hauteur. Les personnages représentés sont des comédiens (on devine des
rôles de comédie italienne) et leur public.
2. Les attitudes des personnages présents sont ici théâtralisées à l’excès. Une jeune
fille sur scène mime la timidité ou la pudeur tandis qu’un Matamore semble l’implorer.
Dans le public, c’est une dispute qui vient apparemment d’éclater : un personnage en
blanc lève une raquette sur un homme fier, en habit de gentilhomme. Théâtralité et
émotions exacerbées prédominent donc ici.
3. L’impression de théâtralité ressort notamment du soin accordé aux costumes et aux
attitudes (bras levé ou tendus, visages détournés ou au contraire impassibles). Elle
ressort également des jeux de lumières habilement répartis dans cette scène, ainsi que
de la symétrie observée par les personnages.
4. On observe une correspondance entre le jeu des comédiens et celui des deux specta-
teurs au premier plan. Le mouvement des deux personnages de droite (bras tendu ou
levé, le pied avancé pour marcher vers l’autre) semblent s’accompagner et contrastent
avec la retenue des deux personnages situés à droite.
5. On peut déduire de cette scène amusante que le peintre a ici voulu montrer que le
spectacle n’était pas toujours où on le croit. Ce ne sont pas tellement les événements
sur scène qui importent, ici, mais bien la dispute réelle en train d’éclater dans la salle
et qui est au moins aussi divertissante que l’action dramatique en cours. Le peintre
Coulom a ainsi souhaité montrer que le réel peut parfois concurrencer le théâtre dans
le burlesque et les éclats des disputes.

Texte 3
Émotion et naturel : les nouvelles règles du drame bourgeois (page 333-334)
Denis Diderot, Le Fils naturel (1757)

➔➔ Objectif
Analyser l’esthétique nouvelle proposée par le drame bourgeois de Diderot.

➔➔ Présentation du texte
La pensée de Diderot, si essentielle pour le théâtre du xviiie siècle, concerne aussi bien
l’esthétique que la pratique du théâtre. Tout en pensant et en théorisant un goût théâ-
tral nouveau, Diderot fut aussi l’auteur de plusieurs drames, dont Le Fils naturel.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Cet extrait appartient à une typologie de scène bien définie au théâtre : la scène d’aveu.
Dépassant les contraintes qui pèsent sur lui ou sur la parole, le personnage doit ici accom-
plir symboliquement l’aveu pour en faire un moteur de l’action. Il existe de nombreuses
scènes d’aveu au théâtre, dont le célèbre aveu de Phèdre.


Lecture analytique
La difficulté d’un aveu
1. L’aveu de Rosalie est progressif. Elle commence par admettre qu’elle n’aime plus
Clairville (l. 8), avoue qu’elle « en aime un autre » (l. 25) et enfin avoue à demi-mots
qu’elle aime Dorval (l. 50). Cet aveu est progressivement « conduit » par les questions
de Dorval, « pourquoi n’aimez-vous plus Clairville ? » (l. 23) et « Si vous aimez, on vous
aime sans doute ? », qui ont moins pour but de connaître la vérité que de guider l’aveu.
On remarque que Dorval passe progressivement de questions ouvertes à des questions
fermées (l. 47-49).
2. On constate l’évolution dans le rythme et la longueur des phrases de Rosalie selon
qu’elle parle de Clairville ou de Dorval. En effet, ses répliques sont brèves au début de
l’extrait, afin de faire ressentir la gêne qu’éprouve Rosalie à se confier à Dorval pour
lui avouer qu’elle n’aime plus Clairville. Ses phrases s’allongent naturellement dès lors
qu’elle ressent émotionnellement la passion amoureuse à l’évocation de Dorval. Diderot
met ainsi en avant les émotions à travers le discours.
3. Rosalie évoque l’homme qu’elle aime de façon indirecte. Elle utilise des périphrases,
comme « l’écueil de ma constance et de notre bonheur », « cet objet doux et terrible »,
« la vérité de toutes ces chimères de perfection que je m’étais faites » et offre également
une description par fragments qui évoque l’art du blason : « les traits, l’esprit, le regard,
le son de la voix ». Cette évocation indirecte, alors qu’elle est en réalité face à Dorval,
permet d’envisager un jeu de scène où elle parle de son interlocuteur indirectement,
tout en laissant transparaître les signes de son penchant.
Un dilemme partagé
4. Dorval oppose à la déclaration de Rosalie l’amitié qu’il doit à son ami Clairville et
l’amour promis entre Rosalie et Clairville. Ici, donc, ce sont les conventions et les obliga-
tions sociales qui retiennent la passion des amants. Ces principes s’expriment à travers
des phrases au présent de vérité générale qui font de la promesse d’amour une loi :
« Clairville est l’amant que votre cœur a préféré » et « croyez-vous qu’il soit permis à
une honnête femme de se jouer du bonheur d’un honnête homme ? » (l. 18), plus loin,
renforcée par une anaphore : « C’est Clairville. C’est mon ami. C’est votre amant » (l. 57)
5. Dans sa tirade, Rosalie désigne indirectement Dorval par le pronom « il » dont elle
fait un usage associé au pronom « je », pour montrer l’harmonie de leurs caractères :
« Ce qu’il disait, je le pensais toujours. Il ne manquait jamais de blâmer ce qui devait
me déplaire ; je louais quelquefois d’avance ce qu’il allait approuver », etc. Par la suite,
Dorval comprend progressivement à travers le glissement du pronom « il » au pronom
« on », puis du « on » au « vous » que l’homme dont il est question n’est autre que lui-
même. « Et ce mortel heureux, connaît-il son bonheur ? », « Si vous aimez, on vous aime
sans doute ? » (l. 49) « Dorval, vous le savez ». (l. 50).
Le règne des sentiments
6. On trouve, parmi les didascalies de ce passage les expressions « un peu ému », « à ces
mots, Rosalie paraît étonnée », « avec un étonnement mêlé de reproches », « un geste
de commisération », « en baissant les yeux et la voix », « Rosalie et Dorval se regardent
un moment en silence. Rosalie pleure amèrement », « Elle lui tend une main ; Dorval


la prend et laisse tomber tristement sa bouche sur cette main ». Les comportements
des personnages sont donc déterminés par leurs émotions et c’est en fonction de ces
dernières que les personnages agissent. La commisération, l’étonnement, le trouble,
la tristesse, la gêne servent de moteur à l’action dramatique.
7. Le trouble et la confusion des personnages sont donnés à lire dans le texte et notam-
ment par le recours de Diderot à plusieurs procédés d’écriture. L’utilisation de phrases
courtes, dans le début du texte, ainsi que la répétition du pronom « je » (l. 19-20) met
en valeur le trouble de Rosalie, tandis que les successions d’interrogation montrent
chez Dorval un besoin de comprendre (l. 14-18). Lorsqu’approche le moment de l’aveu et
que celui-ci est accompli, on note le même procédé d’écriture pour traduire le trouble :
l’utilisation de phrases interrogatives et de points de suspensions. (l. 51-54)
8. Cet extrait illustre principalement le registre du pathétique. Les lamentations de
Rosalie le montrent (« Je m’accable sans cesse de reproches ; je suis désolée ; je voudrais
être morte » (l. 20) comme la douleur des deux amants exprimée à travers les didas-
calies et le mot final « Adieu, Dorval […] Adieu. Quel mot ! ». On remarque cependant
l’extrême retenue des sentiments dans la fin du passage : à aucun moment, l’amour ne
transparaît au grand jour, à aucun moment, la nécessité de se séparer n’est formulée,
comme par respect d’une pudeur inhérente aux personnages.

Vers le bac
La dissertation
La question de l’aveu amoureux, présente dans ce texte, évoque les aveux des héroïnes
raciniennes, donc du modèle de la tragédie. Pour autant, Diderot a profondément
modifié la nature de ce tragique, de façon à le rendre plus quotidien (Clairville et Dorval
sont des bourgeois), plus « domestique », plus proche des émotions naturelles. Notons
tout d’abord la présence d’un dilemme amoureux puisque l’aveu amoureux est en effet
interdit, alors même qu’il est proféré, par des convenances sociales : « C’est mon ami.
C’est votre amant ». On a donc bien ici, la présence d’une passion interdite qui conduit
le héros tragique à sa perte, même si celle-ci, dans un souci de réalisme, est remplacée
par la séparation. En outre, on peut remarquer que la révélation ne prend pas ici un
caractère grandiloquent, elle n’emprunte pas au registre tragique, mais qu’au contraire,
Diderot invente ici un pathétique (du grec « pathos », la douleur) extrêmement retenu,
où la tristesse et le trouble suscitent un langage de l’émotion. La douleur s’y fait voir
par le jeu du comédien plus qu’elle ne se déclame. S’il respecte donc les enjeux propres
à la tragédie, cet extrait s’en distingue radicalement par les procédés d’expression qu’il
met au service de ces enjeux.

Texte complémentaire
L’invention du « genre sérieux » (page 335)
Denis Diderot, Entretiens sur le Fils naturel (1757)

➔➔ Objectif
Montrer la convergence esthétique entre une scène de théâtre et un texte théorique


➔➔ Présentation du texte
La complémentarité du Fils naturel et des entretiens qui le suivent semble aller de soi ;
Le héros du Fils naturel, Dorval, est également l’un des interlocuteurs des Entretiens
sur le Fils naturel (1757). Diderot place dans la bouche de ses propres personnages un
discours théorique dans lequel il définit ce « genre sérieux » qu’est le drame bourgeois.

➔➔ Réponses aux questions


1. Dorval s’adresse ici à un interlocuteur, « vous », qui n’est pas précisément identifié,
mais qui peut s’apparenter à un auteur. Dorval semble ici donner des conseils à un futur
dramaturge, notamment pour lui assurer la recette du succès, des « applaudissements »
et de l’« immortalité » (l. 5). Ce texte, où est définie une nouvelle esthétique pour le
futur (cf. l’utilisation de ce temps) peut donc s’apparenter à une forme de manifeste.
2. Le théâtre doit se transformer selon Dorval car il a épuisé ses ressources et appelle
désormais d’autres sujets. La tragédie, pour Dorval, est un genre qui ne peut plus être
traité « de façon neuve et frappante ». Il faut donc explorer ces voies encore « incultes »
(inexplorées).
3. Le théâtre que Dorval appelle de ses vœux dépasse la tragédie comme la comédie : il
se situe « entre » eux. (l. 1), dans le mélange de leurs composantes. Il veut ainsi « domes-
tiquer » la tragédie (l. 12) et faire réfléchir la comédie pour en faire un genre sérieux
(l. 4).
4. Dorval récuse l’utilisation des « coups de théâtre » car il considère que ceux-ci relèvent
d’une conception artificielle du spectacle, qui vise à créer des effets qui n’existent pas
dans le réel.
5. Le genre sérieux, selon Dorval, est situé à la croisée des genres traditionnels, la
comédie et la tragédie. Il a pour fonction d’émouvoir les « grandes passions » et de
susciter le « sublime » (l. 13), sans pour autant se départir de sa qualité première, être
proche de « la vie réelle » et de la nature.
6. Le terme de « tableau » désigne une disposition des personnages et de leurs attitudes
dans l’espace scénique, qui évoque l’efficacité dramatique d’un tableau pictural. Les
tableaux sont généralement créés lors de l’expression de sentiments. Le passage où
Rosalie avoue son amour pour Dorval est tout à fait propice au tableau, comme peut
d’ailleurs le montrer Watteau, page 334. Par « pantomime », Dorval désigne le jeu de
l’acteur, qui est souligné dans le texte de Diderot par l’importance accordée aux didasca-
lies. Enfin, le terme de « sublime » désigne la création par l’œuvre d’art d’un sentiment
indicible d’élévation des sentiments.

Texte 4
La représentation des passions dans le drame bourgeois (pages 336-337)
Beaumarchais, La Mère coupable, (1792)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif 
Analyser l’esthétique nouvelle du drame bourgeois


➔➔ Présentation du texte
Beaumarchais suscite, après Diderot, une autre remise en cause de la distinction clas-
sique entre tragédie et comédie. Le drame bourgeois nait des conceptions qu’il expose
dans l’Essai sur le genre dramatique sérieux. Il l’illustre dans la pièce qui fait suite au
Mariage de Figaro : La Mère coupable.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Les répliques entre le comte et la comtesse montrent ici une progression en intensité.
La colère du comte ne semble plus connaître de limites à partir de la question de la
comtesse visant à savoir ce que Léon a fait. Il répète donc cette phrase à de nombreuses
reprises (l. 8, l. 11 et l. 19) chaque fois sur un mode d’intensité croissante, avant d’accu-
ser violemment la comtesse, l’empêchant de se dérober (l. 27 et l. 32). Celle-ci, « trou-
blée », au départ, est soudain prise de frayeur puis d’une terreur que les didascalies
mettent en évidence.
2. Le jeu scénique ici est celui d’une scène qui croît en violence, tout au long de l’extrait.
La colère du comte, la détresse de la comtesse vont croissant. Surtout, les didascalies
concernant les mouvements des personnages sont ici nombreuses : « levant les bras »,
« veut se lever » (l. 25), « la coulant sur son fauteuil », « priant » (l. 45 et l. 57). Elles
semblent ici impliquer tout un jeu de scène tumultueux.
3. Le dramaturge cherche à produire un effet de pitié sur le public, moyennant un
recours au registre pathétique : « l’explosion du ressentiment qu’un respect humain
enchaînait » (l. 15-16), « femme perfide » (l. 21), « écriture tracée de votre main
coupable » (l. 29-30), « ces caractères sanglants qui lui servent de réponse » (l. 30),
« votre crime, le mien reçoit sa punition » (l. 34), « l’horreur que j’éprouve » (l. 49). On
remarque que le pathétique repose ici sur des emprunts au vocabulaire de la tragédie.
4. Plusieurs éléments font de cette scène un tribunal : le lexique, tout d’abord, avec les
termes « conviction qui vous presse », « crime », « plaidez pour l’enfant de ce malheu-
reux », « son arrêt et le vôtre » (l. 17) ; la situation, aussi, lorsque le comte empêche la
comtesse de se redresser et produit devant elle des pièces à conviction, comme la lettre.
5. La lettre a ici le rôle d’une pièce à conviction, dans le tribunal intime organisé par le
comte. Cependant, elle a également une autre fonction. Elle permet de faire entendre
directement la voix de Chérubin et donc de faire la lumière sur des événements passés
dont le lecteur a eu connaissance, mais jamais dans un tel détail. Le fait d’entendre
parler la comtesse et Chérubin produit ici un effet de mise en abyme, qui participe à
l’effroi et à l’égarement de la comtesse.
6. Le sens moral de la comtesse est ici mis en évidence par l’exacerbation de son
émotion. Elle n’endure pas l’accusation impassiblement, mais semble au contraire ici
sur le point de mourir (l. 31). Elle avoue son crime et s’en remet à Dieu (l. 40) qu’elle
invoque à plusieurs reprises, dans un égarement de plus en plus total. Une telle attitude
incite au pardon, comme le montre l’attitude du comte, à partir de la ligne 67.
7. La comtesse est ici sujette à un égarement croissant. Elle se met à implorer dieu
et à s’adresser directement à lui à partir de la ligne 38. Le style de l’invocation (apos-


trophes, exclamations, impératifs et subjonctifs) s’accompagne d’un jeu de scène où la
comtesse prie. Ce moment précède immédiatement une aggravation de la situation où
la comtesse se met à avoir des visions. Elle témoigne elle-même de cet état de trouble
en s’exclamant, en ayant recours à des interjections, par où on comprend qu’elle voit
Chérubin s’avancer vers elle à la place du comte : « ce n’est plus vous, c’est lui » (l. 65).
On voit le comte se radoucir en voyant la violence des effets de son accusation sur son
épouse, comme le montrent les didascalies.
8. Le passé de la comtesse ressurgit ici grâce au procédé dramaturgique qu’est la lettre
de Chérubin. Plus que d’offrir un certain nombre d’informations sur le passé, cette lettre
fait également revivre celui-ci en faisant résonner sur scène la voix du mort.

Proposition de plan
I. Un paroxysme dramatique
A. Le crescendo des émotions
B. Une esthétique du tableau
C. Une scène pathétique
II. Un tribunal intime
A. La mise en place d’une scène de procès
B. La lettre : une pièce à conviction
C. Un comte en position d’accusateur
III. La présence de la mort sur scène
A. Le fantôme de Chérubin et la mise en abyme des voix
B. L’inversion brutale du rapport de force
C. L’égarement de la comtesse, le pardon du comte : signe d’une rédemption morale

Séquence 1
Des règles de la représentation classique à leur assouplissement (xviie-xviiie siècles)
Corpus de textes B

Deux figures théâtrales


du pouvoir et de l’émancipation :
le maître et le valet
B i b l i o g r a p h i e
Autre pièce de théâtre sur le même thème
– Carlo Goldoni, Arlequin serviteur de deux maîtres, 1753.
Texte critique
– Le maître et le valet : figures et ruses du pouvoir, Éd. SEDES, coll. « Cahier de littérature générale
et comparée », 1998.


Texte I
Un valet de comédie classique confronté à son maître (pages 339-340)
Molière, Dom Juan (1665)

➔➔ Objectif
Analyser une représentation classique du couple maître/valet.

➔➔ Présentation du texte
Si le théâtre du xviie siècle réactive le couple maître/valet du théâtre antique, celui de
Molière ne le fait pas sans apporter des nuances de taille dans la mise en scène du
binôme, en particulier du valet. L’évolution de Sganarelle le montre puisqu’il passe d’un
emploi typiquement farcesque (dans Le Cocu imaginaire ou Le Médecin malgré lui) à
une plus grande ambiguïté, comme le montre son rôle dans Dom Juan.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Dans cette scène, Don Juan et Sganarelle se trouvent dans la forêt. Le premier semble
calme, impassible, tandis que le second, échauffé par l’effort de sa démonstration joint
le geste à la parole. « Je veux frapper des mains, hausser les bras, lever les yeux au ciel,
baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner… »
(l. 52-54), s’emporte-t-il. Il achève sa tirade à terre sous la moquerie de Don Juan. L’effet
comique découle de la dimension performative du langage ainsi que du contraste entre
la posture des deux personnages, l’un passionné, l’autre imperturbable.
b. Le maître et son serviteur s’opposent par leur tempérament. Don Juan apparaît tout
à fait pondéré et contemple avec amusement, voire dédain, son valet qui s’agite de plus
en plus à mesure qu’il avance dans son raisonnement. Le jeu scénique s’appuie donc
sur les attitudes opposées des personnages pour créer un effet de comique.

Lecture analytique
Une « dispute » entre maître et valet
1. La discussion se déroule à bâton rompu sous l’impulsion de Sganarelle. C’est visible-
ment lui qui mène la danse. Au début, les deux hommes échangent quelques répliques
de façon rapide, à la façon d’une stichomythie. Mais très vite Sganarelle, confronté à
l’impiété de son maître, se lance dans une démonstration de plus grande envergure : il
s’emploie à prouver l’existence de Dieu. Cette évolution est visible à travers la longueur
des répliques de chacun des protagonistes. Celles de Sganarelle sont de plus en plus
longues, jusqu’à l’apothéose : la tirade finale. Le déséquilibre des discours montre donc
que Sganarelle parle ici en toute liberté, observé par son maître qui ne joue pas vérita-
blement le rôle d’interlocuteur.
2. Les costumes des personnages renforcent l’effet comique de la scène car ils sont en
inadéquation complète avec leurs propos. Sganarelle porte un vêtement de médecin
et incarne donc la figure du scientifique, tout en tenant un discours d’apologie de
l’existence de Dieu. De son côté, Dom Juan « en habit de campagne » n’a pas l’assise du
grand aristocrate qu’il est.


3. Dom Juan tente de balayer les questions de Sganarelle. Il se montre tantôt lapidaire
dans ses réponses « laissons cela » (l. 9), tantôt dédaigneux « la peste soit du fat » (l. 18),
« Ah ! ah ! ah ! » (l. 15). Il apparaît donc un brin excédé devant les assauts répétés de
Sganarelle pour connaître sa position concernant « le Ciel ». Pour autant, ce dernier ne
se laisse pas démonter et revient systématiquement à la charge. « C’est-à-dire que non.
Et à l’enfer ? » (l. 10), « Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ? » (l. 12). Sganarelle
multiplie les questions et rebondit sur chacun des propos de Don Juan pour creuser un
peu plus le sujet. Porté par cet « habit qui (lui) donne de l’esprit » (l. 2), il ne renonce pas
à « la dispute » qui lui tient à cœur. Même si son maître se montre fort peu loquace.
4. Sganarelle s’interrompt car il est à court d’arguments. Après avoir décrit de façon
exhaustive l’intégralité « de la machine de l’homme » (l. 41), « ces nerfs, ces os, ces
veines, ces artères, ces…, ce poumon, ce cœur, ce foie et tous ces autres ingrédients
qui sont là » (l. 42-44), il ne sait tout simplement plus quoi dire. Tout au long de sa
tirade, il espérait que son maître alimenterait le débat en l’interrompant, le relançant,
le contredisant. Mais celui-ci ne souffle mot et « attend que [s]on raisonnement soit
fini » (l. 47). Sganarelle s’enferre donc dans ses propos ce qui montre que sa tirade est
une mécanique irréfléchie.
Le comique d’un renversement des rôles
5. En apparence, les rôles du maître et du valet sont inversés puisque chacun porte un
costume inhabituel. Sganarelle est ici médecin et Don Juan porte une grande cape qui
cache ses habits d’aristocrate. Pour autant, l’échange reflète bien le véritable rapport
de force : c’est toujours Don Juan qui conserve l’ascendant en observant mi-amusé,
mi-dédaigneux son valet s’épuiser à une vaine démonstration.
6. Le champ lexical du savoir et de la connaissance est très présent dans la tirade de
Sganarelle. On peut citer plusieurs éléments : « l’arithmétique », « étudié », « appris »,
« sens », « jugement », « les livres », « je comprends fort bien ce monde », « raisonne-
ment », « savants ». Cependant, le discours de Sganarelle en donne une représentation
paradoxale car il les considère comme n’étant pas nécessaires à la compréhension du
monde. Confiant dans son jugement, il fait en réalité une démonstration comique d’un
univers créé par Dieu, ce qui ne joue pas en faveur de sa démonstration.
7. Les procédés anaphoriques sont fréquemment utilisés par Sganarelle : « avec mon
petit sens, mon petit jugement » (l. 33), « je voudrais bien vous demandez qui a fait ces
arbres-là, ces rochers, cette terre et ce ciel… » (l. 36-37), « ces nerfs, ces os, ces veines,
ces artères, ces…, ce poumon, ce cœur, ce foie et tous ces autres ingrédients qui sont
là » (l. 42-44), « je veux frapper mes mains, hausser les bras, lever les yeux au ciel,
baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner… »
(l. 53-55). Sganarelle enrichit donc souvent son propos par des listes inutiles… De
même, pour prouver l’existence de Dieu, il emploie plusieurs expressions mélioratives :
« pouvez-vous voir toutes ces inventions dont la machine de l’homme est composée ? »
(l. 40-41), « admirer », « admirable », « merveilleux ». Ces expressions qui témoignent
d’une admiration naïve pour lui-même produisent à nouveau un effet comique.
8. Quelques expressions viennent parfois rappeler sa condition de valet créant un effet
comique tout au long de la tirade. Celui qui justement revendique son illettrisme,


son « petit sens » (l. 33) et « son petit jugement » (l. 33) pour prouver que cela ne l’em-
pêche pas de mener de grandes réflexions, se voit rattraper par quelques locutions qui
trahissent sa véritable condition : « Et dites-moi un peu le Moine Bourru qu’en croyez-
vous eh ! » (l. 17-18), « le Moine Bourru et je me ferai pendre pour celui-là » (l. 20) ou
encore « Oh ! dame, interrompez-moi » (l. 44).
Philosophie burlesque, philosophie impie
9. Plusieurs expressions triviales (voir ci-dessus) contrastent avec le thème de l’argu-
mentation de Sganarelle qui se veut tout à la fois érudite et scientifique. Sganarelle,
tel un grand professeur, désigne successivement toutes les raisons qui portent à croire
en Dieu, il étaye chacun de ses dires par de nombreux exemples. Sauf que ces quelques
expressions, appartenant à un registre moins soutenu, rappellent que sous l’habit de
médecin se cache toujours le valet…
10. Le lexique du corps succède à celui de la nature dans la tirade de Sganarelle. Il
commence prosaïquement : « n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère
pour vous faire ? » (l. 39-40). Puis poursuit avec l’énumération des détails anatomiques
de l’homme symboles de la perfection de l’œuvre divine. Chaque élément est précédé
d’un démonstratif, accentuant l’effet comique de la scène. En effet, on imagine qu’il
pointe directement les parties du corps en les nommant : « ces nerfs, ces os, […] ce
foie… » (l. 42-43). Le décalage entre l’évocation d’une présence divine à l’origine de
l’univers et la trivialité des éléments cités rend ce passage particulièrement amusant.
11. La philosophie défendue par Don Juan est une philosophie accordant la primauté aux
mathématiques, par exemple celle du cartésianisme. À travers cette fameuse réplique,
il montre une attitude sceptique vis-à-vis de la religion et explique ne croire qu’en la
vérité des sciences et non en celle de Dieu sur lequel il refuse de se prononcer (voir l. 9,
11, 13, etc.). Selon lui, la seule chose en laquelle il est possible de croire reste la raison.
On devine aisément qu’à l’époque de tels propos avaient de quoi choquer : au xviie siècle,
l’influence du parti dévot est très importante sur la cour de Louis XIV au point d’avoir
fait interdire certaines pièces de Molière telles que Tartuffe.
12. La pensée de Dom Juan transparaît clairement en une seule ligne tandis que
Sganarelle s’embourbe dans une longue tirade. Les difficultés du valet à s’exprimer, l’in-
congruité de ses exemples ou encore ses apostrophes familières décrédibilisent quelque
peu son intervention. Au contraire, la réplique synthétique de Don Juan assoit sa supé-
riorité dans l’échange. Sganarelle joue malgré lui un rôle de faire-valoir. À côté de ses
empêtrements, les déclarations de son maître apparaissent d’une clarté lumineuse.

Vers le bac
Le commentaire
Dans ce passage de Molière, deux visions du monde, deux philosophies se confrontent.
Or, le théâtre opère cette confrontation sur le mode comique et place face à face la
philosophie libertine du grand seigneur et celle, burlesque, du valet.
C’est à cause de Sganarelle que la dispute (au sens de disputatio : polémique) entre les
deux hommes s’engage (l. 3). On comprend lors de son interrogatoire que la philosophie
défendue par Don Juan est une philosophie sceptique. À travers une réplique « je crois


que deux et deux sont quatre, Sganarelle et que quatre et quatre sont huit » (l. 25) il
souligne son cartésianisme et explique ne croire qu’en la vérité des sciences et non en
celle de Dieu, sur lequel il refuse de se prononcer (l. 9, 11, 13, etc.). Il réserve son juge-
ment sur la question de l’existence divine ou diabolique. L’attitude qu’il manifeste vis-à-
vis de Sganarelle est quant à elle teintée d’ironie : il attend la fin du raisonnement et se
moque de la chute de Sganarelle en y voyant le signe d’un mauvais raisonnement (l. 56).
Si l’exposé de Dom Juan est sobre et concis, Sganarelle, lui, se laisse emporter par une
longue tirade. Il revendique son « petit sens » et « son petit jugement » et défend une
philosophie de l’expérience concrète. Tel un grand professeur, il étaye chacun de ses
dires par de nombreux exemples. Sauf que ces quelques expressions, appartenant à
un registre moins soutenu, rappellent que sous l’habit de médecin se cache toujours le
valet. Le lexique du corps est très présent et prosaïque : « n’a-t-il pas fallu que votre père
ait engrossé votre mère pour vous faire ? » (l. 39). Puis il poursuit avec l’énumération des
détails anatomiques de l’homme symboles de la perfection de l’œuvre divine. Chaque
élément est précédé d’un démonstratif, accentuant l’effet comique de la scène. En effet,
on imagine qu’il pointe directement les parties du corps de Don Juan (ou le sien) en
les nommant : « ces nerfs, ces os […] ce foie » (l. 42-43). Le décalage entre l’évocation
d’une présence divine à l’origine de l’univers et la trivialité des éléments cités rend ce
passage particulièrement comique.

Texte 2
La comédie au xviiie siècle, un jeu de rôles entre maîtres et valets
(pages 341-342)
Marivaux, L’Île des esclaves (1725)

➔➔ Objectif
Analyser le couple maître/valet à travers la question du renversement des rôles

➔➔ Présentation du texte
Le théâtre de Marivaux a parfois été décrit comme un théâtre de jeux et d’expériences
amoureuses, où la nature des sentiments et celle des positions sociales sont interro-
gées dans le cadre d’utopies sentimentales… ou politiques. C’est le cas ici, avec l’Île des
esclaves, où les jeux amoureux sont perturbés par l’inversion des rôles entre le valet
et son maître.

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Cléanthis qualifie ici Arlequin de « galant ». Ce terme désigne un idéal amoureux
caractérisé par la connaissance et la pratique des règles du monde et le respect dû à la
femme aimée. Une conversation et un amour « galants » associent donc l’amour à la
civilité.
2. La conversation entre Arlequin et Cléanthis suit ici la progression d’un discours amou-
reux. Faisant mine de s’aborder par des amabilités (l’évocation du jour, l. 5), ils en
viennent rapidement à faire du ciel la métaphore du sentiment amoureux. Cléanthis,


mimant sa maîtresse, feint un temps de décourager les avances d’Arlequin et il est
bientôt question de sa déclaration amoureuse (l. 21). Arlequin se met à genoux et s’exé-
cute, ce qui provoque l’indignation simulée de Cléanthis. De la rencontre à la séduction,
puis de la séduction à l’aveu, le passage mime donc la rencontre amoureuse.
3. Pourtant, dans ce jeu de séduction amoureuse, les écarts par rapport aux codes de
la galanterie sont nombreux. Tout d’abord, Arlequin détourne le langage : il fait de
« tendre », employé dans un sens précieux, un terme légèrement grivois (l. 8) ; il fait
allusion aux « grâces » de Cléanthis, le terme étant pris ici probablement dans son
acception physique. Les sauts (l. 11), les applaudissements, contrastent également avec
ses phrases et montrent que, chez lui, le langage ne parvient pas à exprimer tout ce
qu’il ressent. Chez Cléanthis, l’anticipation de la déclaration amoureuse (l. 21) est tout
aussi inhabituelle.
4. Les effets de comique découlent logiquement de ces écarts par rapport à la séduc-
tion galante. Le comique de situation tient au fait que Cléanthis et Arlequin jouent
ici à représenter leurs maîtres. L’intention de caricaturer est donc évidente chez eux :
il s’agit de montrer la « bouffonnerie » des patrons (l. 32). Le comique de gestes est
présent à travers les sauts et les applaudissements d’Arlequin et les allusions qu’il fait
aux « grâces » de Cléanthis. Le comique de langage, quant à lui, provient du détourne-
ment des termes comme « tendre » ou « grâces », de l’utilisation d’interjections comme
« palsambleu » (l. 10) ou de la surenchère de politesses que se font Arlequin et Cléanthis
et qui tourne à l’absurde : « Et moi, je vous remercie de vos dispenses. » (l. 20). La prière
qu’Arlequin fait à Cléanthis, à partir de la ligne 24, est manifestement exagérée et
caricaturale : elle produit donc elle aussi un effet burlesque.
5. Les termes renvoyant au lexique de la littérature et du théâtre sont les termes : « je
m’applaudis » et « rayez ces applaudissements », « nous sommes aussi bouffons que
nos patrons ». Par le choix de ces termes, Arlequin et Cléanthis montrent qu’ils sont
conscients, tous les deux, de participer à un spectacle qui caricature le comportement
de leurs maîtres.
6. Cet extrait commence par un ordre, lancé à Iphicrate et Euphrosine, qui leur ordonne
de se retirer « à dix pas ». Les deux personnages, devenus muets (ils font « des gestes
d’étonnement et de douleur »), sont donc contraints d’assister au spectacle caricatural
auquel les soumettent Arlequin et Cléanthis. Ces derniers vont, de surcroît, accentuer
exprès leur jeu de scène, afin de montrer toute la grandiloquence de l’amour galant,
comme l’indiquent ici les didascalies (l. 4, 11, 24 et 31).
7. Arlequin et Cléanthis sont « plus sages que leurs patrons » car ils jouent la comédie
de l’amour, tout en sachant précisément qu’il s’agit là d’une comédie. Tandis que le jeu
de séduction galant constitue la véritable nature d’Iphicrate et Euphrosine, les valets
en montrent ici le caractère artificiel et ridicule.

Proposition de plan
I. Le détournement des codes d’un amour galant
A. Le déroulement d’un jeu de séduction amoureuse
B. Comique et jeux de langage
C. De l’amour galant à l’amour grivois


Une mise en scène des ridicules amoureux
A. Deux personnages conscients qu’ils mettent en scène
B. Un jeu scénique cruel pour Iphicrate et Euphrosine
C. Une leçon de sagesse de la part des valets

Texte 3
Le valet au xviiie siècle : un rôle de premier plan (pages 342-344)
Marivaux, Les Fausses Confidences (1737)

➔➔ Objectif
Analyser l’évolution du personnage du valet à travers l’exemple de Dubois

➔➔ Présentation du texte
Le valet marivaldien montre l’évolution significative qui se dessine dans les débuts du
xviiie siècle, entre renversement des rôles (cf. supra) et initiatives nouvelles. Dubois est
ici un intrigant de premier plan, qui plaide en faveur de l’amour de son maître tout en
jouant sa propre partition.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Dubois est ici en quelque sorte le porte-parole amoureux de son maître. Il cherche
donc à attirer les faveurs d’Araminte. Il lui dresse un portrait de son maître tout à fait
élogieux : « il est bien fait, d’une figure passable, bien élevé et de bonne famille » (l.3),
« ce bon sens, cet esprit jovial, cette humeur charmante », il l’assure de ses sentiments
(« il a un respect, une adoration, une humilité pour vous » l. 71), mais prend garde
également de susciter l’intérêt et la curiosité de la jeune femme. Pour cela, Dubois lui
laisse croire que Dorante est la cible des assiduités d’autres femmes, notamment d’une
« grande brune piquante » (l. 10) et il lui affirme également que Dorante sera capable
de taire son amour (l. 73) et lui suggère, (tout en sachant qu’il n’y parviendra pas) de
renvoyer Dorante.

Lecture analytique
Un aveu amoureux fait par procuration
1. La rhétorique amoureuse de Dubois se caractérise par l’excès : elle a recours à la
métaphore de l’amour comme folie, comme le montrent les expressions suivantes :
« sa démence » (l. 1), « il perdit la raison », « extasié », « air égaré », « vous ferez un incu-
rable » (l. 61). Ces hyperboles ont pour fonction de montrer que l’amour est ici une folie
grave puisqu’elle menace d’avoir les pires conséquences : la « santé s’altérait » (l. 43).
La rhétorique amoureuse de Dubois procède également par accumulation de phrases
courtes ou de groupes nominaux juxtaposés qui donnent de la rapidité à son récit et
manifestent aussi le fait que Dorante ne connaît plus le repos depuis qu’il est amou-
reux (voir l. 33 à 40). Tout se passe donc comme si Dubois était ici le fidèle traducteur,
auprès d’Araminte, des états amoureux de Dorante.


2. Une analyse des pronoms dans les répliques de Dubois montre que la solidarité des
deux hommes est totale et que le valet vaut ici le maître puisqu’il s’exprime comme
lui et ressent comme lui : le « je » et le « il », renvoyant respectivement à Dubois et à
Dorante, alternent de façon étroite comme pour montrer que les deux hommes sont
ici totalement solidaires. « J’eus beau lui crier : Monsieur ! Point de nouvelles, il n’y
avait personne au logis. À la fin, pourtant, il revient à lui avec un air égaré ; je le jetai
dans une voiture et nous nous retournâmes à la maison ». (l. 22-26). Dans les répliques
concernées, l’alternance du « je » et du « il » tend à devenir un « nous » : « nous allions
toute la soirée habiter la rue […] tous les deux morfondus et gelés car c’était dans
l’hiver ». (l. 37-40).
3. Les répliques d’Araminte sont ici singulièrement brèves, comme on peut le voir aux
lignes 9, 14, 21, 31, 41, etc. Ces répliques témoignent toutes de l’étonnement apparent
d’Araminte. On peut hésiter quant au fait de savoir si cet étonnement est réel ou s’il est
simulé et quant aux sentiments que ces aveux suscitent chez Araminte. Le vocabulaire
qu’elle emploie (« quelle aventure ! », « y a-t-il rien de si particulier ? », l. 51), montre
qu’elle n’est pas insensible à cet aveu amoureux. Cet étonnement pourrait donc être en
partie simulé et susciter chez elle un vrai plaisir. Elle fait néanmoins état d’une réserve
et d’une distance « négligente », comme l’indique la didascalie ligne 9, qui montre
qu’elle est surtout ici curieuse.
Un valet metteur en scène
4. Le portrait de Dorante n’est pas ici sans ambiguïtés. Dubois insiste, comme on l’a vu,
sur les qualités de son ancien maître et le décrit naturellement plein de « bon sens »,
d’ « esprit jovial » et d’ « humeur charmante ». Pourtant, il sait le décrire également
comme un être que la maladie amoureuse a totalement rendu étranger à lui-même,
« extasié » (l. 20) et comme un personnage désormais effacé et humble : « Il ne veut
que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille » (l. 75).
Dubois suggère même à Araminte de renvoyer purement et simplement son ancien
maître (l. 55).
5. Parmi les principaux procédés utilisés par Dubois pour rendre son récit vivant, on
peut relever l’usage des paroles rapportées, « Je les tromperais, me disait-il », « j’eus
beau lui crier : Monsieur ! »(l. 22). Dubois enrichit également sa narration de détails et
conserve à son récit un rythme soutenu. Il a également recours à une variation extrême
des registres. Dubois passe du pathétique (« Ce qu’il disait quelquefois la larme à l’œil ;
car il sent bien son tort », l. 13 ou encore « Il dit que dans l’univers il n’y a personne
qui le mérite ». l. 72) au comique (« Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est
plus, un garçon fort exact, qui m’instruisait et à qui je payais bouteille », l. 32-33). Il a
recours à l’argumentation (« Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit madame, plus
il s’achève », l. 55-56) ou au lyrisme (« J’espérais que cela se passerait ; car je l’aimais :
c’est le meilleur maître ! » (l. 25-26). Enfin, pour attester la véracité de son récit, Dubois
s’implique dans celui-ci. Il prétend avoir rencontré la « grande brune très piquante » ou
avoir lié amitié avec « un garçon fort exact » qui est le domestique d’Araminte.
6. Les deux principales répliques de Dubois montrent un personnage qui s’évertue à
persuader au moyen d’un récit vivant et animé. On peut donc tout à fait imaginer ici


le personnage jouant véritablement les épisodes qu’il décrit, notamment en mimant
la folie amoureuse et la privation de repos que les sentiments de Dorante ont suscité :
« C’est à la comédie qu’on va, me disait-il ; et je courais faire mon rapport, sur lequel,
dès quatre heures, mon homme était à la porte. »

Vers le bac
L’entretien
Le valet Dubois illustre une évolution de l’idée du valet dans le théâtre du xviiie siècle.
Il est d’un certain point de vue fidèle à la représentation traditionnelle du type, dans la
mesure où il apparaît étroitement lié à son maître et à ses intérêts. Les caractéristiques
traditionnelles du valet comme la ruse ou l’amour du vin, sont ici également illustrées
(l. 33). Pourtant, le valet qu’est Dubois présente également des caractères nouveaux :
il se fait ici le porte-parole de son maître amoureux et il en dresse un portrait tout à
fait contrasté à Araminte. Cela ne va pas sans faire du valet un personnage doué d’élo-
quence, qui multiplie les registres et les stratégies pour influencer Araminte.

Texte 4
Un valet œuvrant pour lui-même (pages 344-346)
Alain-René Lesage, Turcaret (1709)

➔➔ Objectif
Analyser la figure du valet fourbe, dans le théâtre satirique de Lesage

➔➔ Présentation du texte
Auteur satirique, Lesage fait du valet la conscience aiguë d’une société qui tend à se
corrompre, à se pervertir. Il marque ainsi avec Frontin le point d’aboutissement de
l’émancipation d’un valet qui, de rusé et fourbe, devient ici un trompeur achevé jouant
contre son maître.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Dans cet extrait, plusieurs personnages sont présents. Le marquis et le chevalier sont
des aristocrates, qui se moquent, avec la marquise, de Turcaret, un financier que cette
dernière essaye de dépouiller de ses biens en profitant de ses sentiments amoureux.
Frontin et Lisette sont les domestiques. Frontin est attaché au chevalier.

Lecture analytique
L’argent, moteur dramatique ?
1. Le lexique de l’argent est ici présent de façon constante : les personnages ne font
qu’en parler puisque leur objectif est de « ruiner Turcaret » (l. 1) en prenant possession
de son « argent » (l. 3). Le financier est d’ailleurs déjà bien mal en point, financièrement
parlant puisque ses « créanciers » (l. 11) viennent saisir ses biens. Le « billet » dont était
porteur Frontin (l. 12) et celui de Turcaret (l. 15) ont selon lui été saisis par les créanciers.
Cette révélation fait éclater le mensonge du chevalier, qui n’a pas changé le billet de la


baronne (l. 25). On apprend cependant à la fin du texte que Frontin s’est accaparé tous
les billets, qu’il a soigneusement conservés. (l. 42).
2. L’attitude du marquis contraste ici avec celle du chevalier : en effet, ce dernier montre
une affliction considérable de la perte des billets. Il s’exclame « juste ciel ! » (l. 14),
insulte Frontin et finit par le chasser. Le marquis, par opposition, semble tout relativi-
ser, à la fois la ruine de Turcaret (l. 3) et la découverte de la ruse du chevalier (l. 32). Un
contraste comique résulte de cette opposition des caractères.
3. Frontin a acquis sa fortune en volant les deux billets qu’il prétend avoir été obligé de
remettre aux créanciers. Il a « payé d’audace », c’est-à-dire qu’il a échangé son audace
contre les billets, en n’ayant pas recours à des échanges monétaires, mais en introdui-
sant la ruse et donc la valeur individuelle.
Un dénouement multiple
4. Le dénouement de Turcaret passe par plusieurs péripéties successives. Tout d’abord,
Frontin annonce l’arrivée de la justice chez Turcaret et révèle la ruine du financier. Il
révèle ensuite que, en y étant présent, il n’a pu faire autrement que de donner les billets
qu’il portait sur lui : c’est donc le chevalier et la baronne qui se trouvent ici fortement
lésés (l. 23). Enfin, il révèle à Lisette que les trois pertes financières évoquées sont en
fait synonymes de son enrichissement (l. 42 : « j’ai déjà quarante mille francs. Si ton
ambition veut se borner à cette petite fortune, nous allons faire souche d’honnêtes
gens »).
5. Un dénouement de comédie traditionnel procède sous forme d’une réunion heureuse
de tous les protagonistes. Il s’agit alors de montrer que la réconciliation s’opère, parfois
sous la forme d’un mariage. Ici, c’est la situation inverse qui s’opère : les personnages,
à plusieurs reprises, affirment, ne plus jamais vouloir se revoir (l. 30 et 37). Si l’union
des domestiques est réelle, comme le montre le consentement symbolique et sans
cérémonie de Lisette (l. 45), il se fait au détriment des puissants et en toute discrétion.
6. Le dénouement de Turcaret est satirique dans la mesure où il montre une critique
des rapports existant entre les membres d’une société. Le chevalier et la baronne,
supposés représenter l’aristocratie donc l’élite, sont en réalité attachés à s’accaparer
les ressources du financier Turcaret. Tous ces personnages, qui veulent être trompeurs,
se trompent les uns les autres (l. 24-29) et se trouvent finalement trompés par le plus
humble d’entre eux, le valet Frontin. En se moquant des vices et en terminant sa pièce
par ce qui semble être une leçon (à trompeur, trompeur et demi ?), Lesage est ici un
auteur satirique.
Le triomphe d’un valet hypocrite
7. Le récit que Frontin fait de la saisie est mené de façon habile : il commence par
insister sur la ruine totale de Turcaret pour montrer l’évidence de la saisie, puis il
glisse l’information selon laquelle « [il] étai[t] chez lui quand ses associés y sont venus
mettre garnison ». En racontant ainsi l’épisode, il fait de sa présence passive un hasard
malchanceux puisque, comme s’il s’était agit d’un meuble appartenant à Turcaret,
Frontin a aussi été « arrêté et fouillé » : il n’est donc responsable de rien. Enfin, Frontin
raconte l’épisode en insistant sur le caractère officiel (et donc incontestable) de l’épi-
sode et en ayant recours aux expressions telles que « la justice […] nous a prévenus »,
« mettre garnison », « le profit des créanciers », « à telle fin que de raison ». Tout, dans


le récit de Frontin, vise donc à dissimuler sa responsabilité.
8. Le récit de Frontin est, comme on l’a vu, d’une grande sobriété. Il se borne en effet
à raconter peu à peu les événements afin d’en tirer avantage. On peut imaginer ici que
le comédien chargé de jouer ce rôle simulerait la gêne, l’embarras, afin de faire croire
à son maître sa bonne foi. Il ne s’agit pas ici de montrer l’indignation du personnage,
mais plutôt d’insister sur le contraste qui se produit dès la ligne 38, où l’on apprend que
Frontin a menti et volé.
9. Le triomphe de Frontin ne peut pas apparaître véritablement moral, dans la mesure
où le personnage a volé un argent qui n’est pas le sien, pour près de « quarante mille
francs » (l. 43). Pourtant, dans le milieu social totalement corrompu et satirique décrit
par Lesage, Frontin n’apparaît certainement pas comme le pire des personnages.
Surtout, il semble que son triomphe final soit dû à certaines de ses qualités, au premier
rang desquelles l’« audace » (l. 40) et l’esprit : « vive l’esprit, mon enfant ! » (l. 39).
Comme le personnage l’affirme lui-même, son « règne peut commencer » : règne ambigu
puisqu’il s’agit de celui d’un voleur, mais d’un voleur qui a volé des trompeurs, ce qui
permet malgré tout d’envisager faire « souche d’honnêtes gens ». (l. 44).
La représentation théâtrale
10. La mise en scène de Gérard Desarthe est intéressante parce qu’elle restitue dans le
choix des maquillages et des costumes la volonté satirique de Lesage. On y trouve en
effet Lisette, Turcaret et Frontin, tous vêtus de façon voyante et de couleurs criardes, ce
qui peut apparaître comme étant de mauvais goût. L’exagération des maquillages vise
à montrer elle aussi la corruption des caractères et des mœurs.
11. On devine d’après ces costumes un certain nombre d’éléments sur les personnages.
Lisette est dotée d’un décolleté largement échancré, ce qui traduit sa nature sans
doute légère et séductrice. Turcaret, lui, est vêtu d’un costume doré (il est riche), mais
fait ici triste mine (il est ruiné). Frontin, les cheveux noués en arrière pour dégager le
« front », est aussi un « effronté ». Son costume, sans être celui d’un gentilhomme, s’en
rapproche, ce qui peut montrer son désir d’ascension sociale.

Vers le bac
Proposition de plan
Deux personnages inséparables
A. Un couple solidaire
B. La diligence du valet pour son maître
C. La protection du maître pour son valet
II. Des différences profondes
A. Une opposition des caractères
B. Une opposition des registres
C. Vers l’opposition des intérêts ?
III. Deux personnages complémentaires
A. Le valet, plus sage que son maître ?
B. Le maître, plus fourbe que son valet ?
C. Deux rôles qui se définissent réciproquement


Texte complémentaire
Maître et valet dans une société de « classes » (pages 346-347)
Bertolt Brecht, Maître Puntila et son valet Matti (1948)

➔➔ Objectif
Définir un rapport entre maître et valet dans le théâtre moderne

➔➔ Présentation du texte
La question des rapports entre maître et valet prend un relief tout à fait particulier avec
la transition progressive qui mène l’Europe vers un âge démocratique. Chez Brecht,
la vision de la lutte des classes le conduit à réinsuffler dans le couple traditionnel du
théâtre des enjeux contemporains.

➔➔ Réponses aux questions


1. Matti décide de quitter Puntila parce que ce dernier ne lui apparaît plus comme un
bon maître. Puntila s’est en effet saoulé et on devine qu’il peut être violent dans ce
genre d’occasion (« j’aime mieux éviter le réveil », dit Matti l. 5). Puntila est aussi décrit
comme « familier » (l. 14). Cela est paradoxal dans la mesure où c’est plutôt le valet,
d’ordinaire, qui fait l’objet de ce genre de reproches. Ici les rapports semblent donc
s’inverser entre un valet vertueux et son maître vicieux.
2. La situation de Matti est injuste car il semble totalement dépendant de son maître.
La question du « certificat » montre par exemple que sans l’attestation écrite de son
maître, un valet ne peut pas obtenir facilement de travail.
3. L’impossibilité qu’ont Puntila et Matti à s’entendre tient à ce qu’ils sont de natures
différentes. Matti utilise pour le montrer la métaphore de l’huile et de l’eau qui ne
peuvent jamais se mélanger. La nature de leurs rapports est également dénoncée
comme étant un « faux contrat » (l. 22)
4. Les émotions des personnages montrent une nette différence entre Laïna, triste, qui
cherche à retenir Matti et qui « renifle » (l. 16). À l’opposé, Matti semble plutôt soulagé
d’avoir quitté son maître. Il lui souhaite « longue vie » (l. 19).
5. Le texte de Brecht s’achève par des vers tout d’abord parce que Matti les adresse à
Puntila en partant : il s’est mis en marche et les vers accompagnent sa marche, comme
une chanson de travail. Enfin, les vers closent la pièce de théâtre de façon à résonner
comme une forme de morale finale et ce sont d’ailleurs les mots les plus forts de Matti
que l’on trouve en dernier « Un bon maître, ils en auront un lorsque chacun sera le
sien ».
6. Matti est fondamentalement différent de Frontin en cela qu’il demeure vertueux.
Il n’éprouve pas de besoin de revanche, par rapport à son maître et ne cherche pas à
obtenir « la moitié de la forêt » que Puntila a promise (l. 6). Il serait donc plutôt proche
de Sganarelle : attaché à son maître, mais préoccupé par le vice de celui-ci.


Séquence 1
Des règles de la représentation classique à leur assouplissement (xviie-xviiie siècles)
P a r co u r s d e l e c t u r e

Le Mariage de Figaro (1784),


un jeu virtuose avec
les conventions théâtrales
➔➔ Présentation de l’œuvre
La pièce de Beaumarchais a été décrite à de nombreuses reprises comme une pièce révo-
lutionnaire. Si révolutionnaire elle s’avère effectivement, ce n’est pas tant parce qu’elle
devancerait la révolution française en dépeignant la rivalité amoureuse d’un serviteur et
de son maître, c’est surtout par l’approche du théâtre éminemment scénique qui est ici
celle de Beaumarchais. Pleinement conscient de l’utilisation de l’espace, de la dramatur-
gie, de la définition des caractères, Beaumarchais a conçu Le Mariage de Figaro comme
une « folle » journée où s’entrelacent sur le théâtre les intrigues amoureuse, juridique
et filiale, où la gaieté paraît seule loi. La plus magistrale œuvre théâtrale de la fin du
siècle des Lumières vient donc clore en un parcours de lecture les travaux entamés dans
cette première séquence.

B i b l i o g r a p h i e
– Jacques Scherer, La Dramaturgie de Beaumarchais, Nizet, 1954.
– Gabriel Conesa, La Trilogie de Beaumarchais, P.U.F., 1985.
– Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Œuvres, P. Larthomas éd., avec la collaboration de
J. Larthomas, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1988.

Extrait 1
La scène d’exposition (pages 349-350)
➔➔ Objectif
Étudier la scène d’exposition du Mariage de Figaro.

➔➔ Coffret ressources
On pourra regarder avec les élèves les captations de la scène d’exposition du Mariage de
Figaro dans deux mises en scène : l’un de Jean-Pierre Vincent au théâtre de Chaillot en
1988, l’autre de Christophe Rauck à la Comédie Française en 2008. On pourra, soit avant,
soit après, leur montrer les entretiens avec ces deux metteurs en scène qui évoquent
leur travail sur cette pièce.

Travail préparatoire
Pour amorcer le travail et, avant de visionner, les mises en scène, on fera travailler les
élèves sur le texte en leur posant, par exemple, les questions suivantes.


Relever les indications scéniques proposées par Beaumarchais : où se passe l’action ?
Quelle est la situation de la chambre par rapport aux appartements des maîtres
de Suzanne et de Figaro ? Que fait Figaro au début de la scène ? En quoi cet espace
engage-t-il le futur ? (Il s’agit de la chambre à coucher des futurs époux, sa situation
« commode » devrait faciliter le désir du comte à l’égard de Suzanne.) Qu’est-ce que
cela implique pour le lecteur ? (le lecteur ne peut qu’être amusé par l’esprit de Suzanne
et curieux de connaître la manière dont Figaro va déjouer les plans de son maître.)
Pour le metteur en scène ? (c’est à lui qu’il revient de trouver un dispositif astucieux
pour donner du sens à ce lieu stratégique) et pour l’acteur ? (Figaro mesure son espace
personnel qui devient sa chasse gardée : l’acteur doit jouer de la volonté du personnage
et de l’habileté de son esprit.)
On pourra également proposer à la classe des activités en relation avec les arts plas-
tiques. Après avoir lu en classe la scène d’exposition du Mariage de Figaro, on deman-
dera aux élèves de proposer une maquette pour le décor. Selon les possibilités, on
envisagera une maquette à plat (un croquis avec éventuellement collage de matériaux)
ou en volume. Chaque élève rédigera une fiche d’intention dramaturgique, expliquant
ses choix et les justifiera devant ses camarades. On peut imaginer une séance d’expo-
sition des maquettes et de présentation des travaux : lecture de la note d’intention,
commentaires des « spectateurs-élèves », etc.
Le visionnage de la scène d’exposition du Mariage de Figaro
Le texte de théâtre, écrit pour être joué sur scène, implique une part d’imagination du
lecteur. À partir des didascalies externes et internes, celui-ci imagine les personnages
évoluant dans l’espace proposé par la fiction. La mise en scène, en s’emparant du texte
de théâtre pour en proposer une réalisation scénique, le projette dans le corps des
acteurs de la distribution et dans l’espace scénographique. Ce faisant, elle propose une
interprétation particulière du texte liée au projet et à la personnalité du metteur en
scène. Il est donc intéressant de découvrir plusieurs mises en scène d’un même texte
car cela permet de comprendre que le texte de théâtre ne s’épuise jamais et offre au
spectateur à chaque nouvelle mise en scène une nouvelle approche de l’œuvre.
Analyse des deux mises en scène
• Dans la mise en scène de J.-P. Vincent, Figaro est déjà dans la chambre, il mesure
la pièce avec une toise – un bâton de bois qu’il gardera à la main. Suzanne entre en
cousant sa coiffe de mariée. Les deux personnages semblent absorbés par leur activité :
il s’agit de préparatifs pour le mariage. La femme, coquette, s’occupe de sa toilette,
tandis que l’homme est préoccupé par l’installation domestique. Les deux musiciens
apportent une dimension festive à cette scène offrant au spectateur les coulisses du
mariage.
Dans celle de C. Rauck, Figaro entre par la salle, il traverse l’espace du public avant de
monter sur scène, un plan d’architecte à la main. Suzanne le rejoint devant le rideau de
scène qui est baissé. Les acteurs jouent donc dans l’espace étroit situé entre le rideau
et le bord de la scène.
Comment caractériser ces deux approches de l’espace ? L’une donnant à voir la profon-
deur et la largeur d’un espace presque vide au centre duquel se trouve le lit qui n’est pas
encore fait, l’autre, exhibant la théâtralité de la salle Richelieu de la Comédie Française,


dont on admire l’architecture, les dorures, le rideau peint par l’artiste Olivier Debré.
Laquelle est la plus fidèle au texte ? Qu’est-ce que le jeu entre l’espace fictionnel et
l’espace du lieu théâtral peut apporter à la mise en scène de C. Rauck ? (On pourra
rappeler l’histoire de la création de la pièce, mais évoquer également le piège qui se
trame, l’idée du simulacre, de donner la représentation, etc.)
• L’esthétique de la mise en scène passe évidemment par le choix des costumes. Quels
sont les deux partis pris opposés de ces mises en scène ? (Les costumes de Dominique
Blanc et de André Marcon sont visiblement ancrés dans une référence historique ; la
robe pigeonnante de Suzanne met en valeur la féminité et le charme du personnage. La
robe rouge d’Anne Kessler, elle, est intemporelle, elle pourrait être portée de nos jours.
Sobre, fluide et vive, elle appartient à une Suzanne moderne, énergique et intelligente.)
On réfléchira sur le traitement du « bouquet de la mariée » dans les deux propositions.
• Compréhension des enjeux dramaturgiques de la scène à partir de sa représentation.
Qu’est-ce que le metteur en scène J.-P. Vincent met en avant dans cet extrait ? Qu’est-ce
que le metteur en scène C. Rauck  met en avant dans cet extrait ? Tandis que la première
mise en scène montre un couple très amoureux, la sensualité est au centre de la scène
(le lit qu’il faut faire, le costume de Suzanne, le jeu entre les deux acteurs sur le lit,
etc.), la seconde montre davantage les rouages de l’intrigue à venir (Figaro arrive avec
un plan, la matérialité du théâtre est mise en valeur, les personnages de l’intrigue sont
convoqués et montrés comme dans un théâtre de marionnettes, etc.).
Cette scène d’exposition montre à la fois l’amour sincère et sensuel qui lie les deux
personnages et annonce le talent de Figaro pour « l’intrigue » à venir.

➔➔ Présentation du texte
L’exposition de la pièce de Beaumarchais est remarquable par la rapidité avec laquelle
le nœud de l’intrigue se forme. Elle permet également de caractériser de façon très
détaillée le couple des valets qui est ici inventé par Beaumarchais.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Généralement, la comédie se termine par un mariage, symbole d’une harmonie retrou-
vée entre les personnages. Or, dans cette pièce, l’union n’est pas un accomplissement ou
un dénouement mais elle est l’origine de l’intrigue. Figaro doit épouser Suzanne mais un
opposant va perturber le cours des choses : le Comte Almaviva. Cette scène d’ouverture
laisse prévoir de « l’intrigue et de l’argent », selon les mots de Suzanne.
b. On peut déduire de la pugnacité de Figaro qu’il n’est guère un valet comme les
autres : il semble malin, audacieux et prêt à tout pour préserver ses fiançailles avec
Suzanne malgré l’immixtion d’un rival. D’ailleurs, sa soumission à son maître s’arrête
lorsqu’il est question de sa future femme que ce dernier entend lui ravir.

Lecture analytique
Une scène d’exposition pleine de vivacité
1. Cette scène présente les protagonistes de la pièce : Suzanne et Figaro. Elle suggère
également le nœud de l’intrigue : les deux amants s’apprêtent à s’unir mais un élément


perturbateur va venir troubler leur quiétude. Le comte Almaviva, maître de Figaro,
entend bien profiter de la présence de Suzanne sous son toit… Sauf que le valet est, lui,
déterminé à ne pas partager les faveurs de son épouse : « s’il y avait un moyen d’attra-
per ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège et d’empocher son or ! »
(l. 52-54). Ruse, amour et argent seront donc au cœur de la pièce.
2. Le rythme de cette scène d’exposition est très rapide. Tout commence par un badi-
nage amoureux : « Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ? » (l. 7-8).
Puis, lorsque Suzanne dit ne pas vouloir vivre au château, les répliques s’accélèrent
et donnent lieu à un effet de stichomythie que sous tend la reprise des pronoms dési-
gnant la chambre. « Dans cette chambre ? », « Il nous la cède. », « Et moi, je n’en veux
point. », « Pourquoi ? », « Je n’en veux point […] », elle me déplaît » (l. 15-21). L’échange
des répliques est donc vif et rythmé, serti de traits d’esprits : « Prouver que j’ai raison
serait accorder que je puisse avoir tort » (l. 25), « Que les gens d’esprit sont bêtes ! »
(l. 49).
3. Plusieurs paroles de Suzanne sont volontairement ironiques : « mais quand il aura
tinté le matin pour te donner quelque bonne et longue commission, zeste, en deux pas,
il est à ma porte et, crac, en trois sauts… » (l. 33-35), dit-elle en reprenant exactement
les termes précédents de Figaro (« tinté », « zeste », « crac ») pour les détourner de leur
usage initial. Cela provoque, bien sûr, un effet comique. De la même manière, on peut
citer une autre réplique ironique : « tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me
donne était pour les beaux yeux de ton mérité ? » (l. 46-47). Une fois encore, Suzanne
cherche à souligner la naïveté de Figaro et la situation ne manque pas d’agacer ce
dernier ( « si jamais volée de bois vert appliquée sur une échine, a dûment redressé la
moelle épinière à quelqu’un »).
Un mariage retardé
4. Le comte Almaviva est le maître de Figaro. C’est un noble lassé par la vie conjugale
qui ne semble pas pour autant renoncer aux plaisirs féminins. Il représente une menace
pour son valet car il convoite Suzanne, sa fiancée.
5. D’un côté, on trouve les motifs de l’ordre : Figaro prend les mesures de la chambre du
château pour y faire installer un lit que leur cède le comte Almaviva. De l’autre côté, une
scène de désordre s’organise : Suzanne refuse cette habitation et introduit une compli-
cation en révélant que le Comte Almaviva fomente des plans visant à la séduire. On peut
également suivre le basculement de l’ordre au désordre à travers l’évolution de l’humeur
des personnages. Au début, les personnages semblent accordés et en parfaite harmonie.
Puis, à mesure que Suzanne se fait précise dans ses révélations, Figaro perd sa bonne
humeur.
6. Cette chambre est située entre celle du Comte Almaviva, le maître de Figaro et
celle de la maîtresse de Suzanne. Elle sera donc un centre de passage, un lieu d’inten-
sité dramatique comme de situations cocasses. Elle représente surtout la position de
Suzanne qui va se trouver tiraillée entre deux hommes : le comte puissant et son mari
promis.
La rénovation d’un couple traditionnel au théâtre
7. Les deux personnages de la scène sont Suzanne et Figaro. Les didascalies renforcent
l’idée d’un jeune couple : « Figaro lui prend les mains » (l. 9) ainsi que les répliques dans


lesquelles Suzanne minaude : « voilà mon petit chapeau, le trouves-tu mieux ainsi ? »
(l ; 7-8). Ce dernier lui répond sur le même ton câlin : « Sans comparaison ma char-
mante. Oh, ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une belle fille est doux, le matin
des noces, à l’œil amoureux d’un époux !... » (l. 9-11). Les jeunes gens semblent donc
très épris l’un de l’autre. Cela ne les empêche pas de se montrer spirituels : Suzanne
recourt à l’ironie tandis que Figaro imagine déjà des stratagèmes pour conserver sa
promise. Contrairement au personnage de valet de la comédie traditionnelle, Figaro
fait donc preuve d’un esprit aussi rusé qu’alerte et surtout prêt à affronter son maître
pour défendre sa promise.
8. Des lignes 18 à 26, Suzanne affiche un refus buté de vivre dans cette chambre. Elle ne
fournit aucune explication quant à cette opinion, se contentant d’une négation catégo-
rique. Par la suite, elle formule un idéal amoureux courtois : « Es-tu mon serviteur oui
ou non ? » (l. 26) Cet idéal, exprimé par la jeune fiancée, est tout à fait contraire avec
le récit qu’elle fait par la suite : « zeste, en deux pas il est à ma porte et crac, en trois
sauts… » (l. 35).
9. Cette scène mêle plusieurs éléments de la farce. Tout d’abord : le lit. En effet, c’est
le Comte Almaviva qui va leur offrir ce meuble symbolique dont il entend faire égale-
ment bon usage… On note d’ailleurs plusieurs références grivoises dans les propos de
Suzanne : « zeste en deux pas il est à ma porte et crac en trois sauts… » (l. 33-35) ou
encore « le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c’est
sur la tienne entends-tu qu’il a jeté ses vues » (l. 38-40). De plus, le comique de geste
accompagne le basculement de la situation : au début de la scène Figaro « prend les
mains » de Suzanne, à la fin il menace de battre Basile.
10. Tout l’extrait est écrit au présent, ce qui contribue à donner à la scène une grande
vivacité. Le mariage paraît imminent (« que ce joli bouquet virginal est doux, le matin
des noces, à l’œil amoureux d’un époux », l. 1) et la dot paraît déjà acquise (« cette dot
qu’on me donne »). L’utilisation du présent crée également des effets de connivence,
comme dans l’expression « que les gens d’esprit sont bêtes » (l. 49) : un mot d’esprit
censé plaire au spectateur.

Vers le bac
L’entretien
Le personnage de Figaro est à la fois fidèle à ses modèles antérieurs, les valets de la
comédie classique, les zanni de la commedia dell’arte et moderne car il leur ajoute
une évolution significative. Par ses caractéristiques, il montre une certaine constance :
espièglerie, goût pour l’argent et pour l’intrigue (l. 55), appétit pour les femmes (l. 11),
langage fleuri (« zeste […] crac », l. 30-32), souci du service de son maître (l. 48). Figaro
menace ici de donner à Basile le bâton, un accessoire qui renvoie directement à l’univers
de la commedia dell’arte.
Pour autant, le valet qu’est Figaro est ici tout à fait moderne. La scène d’exposition
le décrit comme un futur mari comblé, ayant une situation, installé avec sa future
épouse, au château. Cette satisfaction des besoins du valet contraste avec le manque
essentiel dont les valets de comédie se plaignaient (manque de nourriture, d’argent, de
femme…). La seule ombre au tableau de la situation de Figaro est la rivalité amoureuse


qui menace ici d’éclater avec le comte. Là encore, il s’agit là d’une innovation : maître et
valet ne sont habituellement pas rivaux sur un plan amoureux et la comédie classique
se clôt plus fréquemment sur un double mariage : celui des maîtres et celui des valets.

Extrait 2
L’espace scénique en action (pages 351-353)
➔➔ Objectif
Analyser la dramaturgie de l’espace dans une scène.

➔➔ Présentation du texte
L’acte III est l’un des sommets de la dramaturgie de Beaumarchais. En plus de camper
Chérubin, personnage si éminemment charmeur et emblématique de son théâtre,
l’auteur se livre ici à une véritable écriture de l’espace dramatique, qui permet donc de
comprendre les logiques à l’œuvre dans l’espace scénique, mais aussi dans la tension
entre la scène et l’extérieur.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude

Lecture analytique
Un manège interrompu
1. Suzanne et la Comtesse se trouvaient, jusqu’au début de la scène, dans une situation
d’intimité comme le montre l’évocation d’un univers typiquement féminin, celui de
la chambre, de l’alcôve et du cabinet de toilette. La comtesse évoque une « retraite »
(l. 4), où Suzanne serait « presque nue » (l. 3), pour essayer des « hardes ». Ce contexte


a toute son importance ici puisqu’il rend de fait scandaleuse la présence d’un homme,
fût-il jeune, comme l’est Chérubin, auprès des deux femmes.
2. Suzanne et la comtesse semblent très préoccupées du sort du page. La comtesse se
reproche son « étourderie funeste », qui lui a fait oublier le détail de la clé sur la porte
du cabinet et qui menacerait d’enfermer pour de bon Chérubin. Suzanne, quant à elle,
trouve le page charmant, « aussi leste que joli » : les deux femmes sont donc pleines
d’attachement pour le jeune page.
Une situation de comédie
3. La scène entre Chérubin et Suzanne mélange le comique et l’héroïsme : la situation
prête en elle-même à sourire puisqu’il s’agit de faire sortir le jeune homme au plus vite,
de crainte qu’il ne soit découvert. Chérubin, dans ce moment précis, joue au héros et
use de l’hyperbole : « dans un gouffre allumé, Suzon ! oui, je m’y jetterais plutôt que
de lui nuire… » (l. 54-55). Cette envolée héroïque contraste avec l’action à laquelle il se
prépare (sauter dans la melonnière) et offre donc un effet comique.
4. La puissance du comte se traduit ici par ses ordres (l. 1), ainsi que la crainte qu’il
inspire (l. 5). La comtesse, d’ailleurs, accuse la « tyrannie » de son époux (l. 12), mais
elle lui oppose cependant ses propres ordres (l. 11) et se met en travers de son passage
lorsque le comte envisage d’entrer dans le cabinet par la force. Par la suite, le comte
pense enfoncer la porte avant de se raviser : il décide d’aller chercher des outils pour
en ouvrir la serrure. Tous ces éléments font du comte un être à craindre, capable
d’« écraser » (l. 45) quiconque se met sur son passage.
5. Il s’agit aussi ici d’une scène de ménage, comme le montre l’enchaînement des
répliques. Les deux protagonistes principaux tentent de se prendre au piège mutuelle-
ment grâce à des raisonnements par implication, (« si elle craint tant de se montrer, au
moins elle peut parler », l. 7), en se contredisant (« Suzon, je vous défends de répondre »,
l. 11) ou en menaçant de recourir à la force (l. 14 et 17). La comtesse parvient à écarter le
scandale public, mais se voit obligée en retour de suivre le comte à la recherche d’instru-
ments pour ouvrir la serrure. Ce jeu des portes, fonctionnant comme un chantage (porte
à ouvrir, celle du cabinet, contre porte à refermer, celle de la chambre) traduit ici le jeu
d’opposition.
Le rôle de l’espace scénique
6. Le rôle de l’espace est ici essentiel puisqu’il oriente toute la scène vers le dévoile-
ment de ce que le cabinet contient. Or, l’espace est organisé de façon à permettre l’ac-
tion dramatique. On voit que l’espace permet des entrées et des sorties clandestines :
Suzanne réussit à substituer un contenu du cabinet à l’autre, sans se faire remarquer
car elle est depuis le début de la scène 13 cachée contre le mur du fond, près de l’alcôve
(l. 8). Chérubin, quant à lui, sort de scène par un stratagème puisqu’il saute depuis la
fenêtre du jardin qui donne sur le dehors. La scène, en apparence close (pour le comte)
comporte donc ici toutes les échappatoires nécessaires : le cabinet et la fenêtre.
7. Le jeu de scène met en valeur ici le personnage de Suzanne. Elle traverse en effet les
différents espaces puisqu’elle vient du dehors (l. 2), passe par la chambre pour se cacher
dans l’alcôve (l. 8) et qu’elle profite de l’absence du comte et de la comtesse pour venir
prendre la place de Chérubin dans le cabinet (l. 62).


8. L’espace hors scène joue ici un rôle essentiel dans la mesure où il concerne l’enjeu
principal des échanges entre les personnages. Le comte et la comtesse s’affrontent en
effet autour d’un personnage absent et que l’on ne voit pas (Chérubin). Le hors scène
est ici l’espace qui permet à la fois d’escamoter les personnages (Chérubin saute par la
fenêtre) ou de les substituer l’un à l’autre (Suzanne prend sa place dans le cabinet).

Vers le bac
Le commentaire
Le dynamisme de la scène est porté ici par une conception extrêmement dramatique
de l’espace scénique, mis au service d’une dramaturgie complexe.
Tout d’abord, la façon dont l’espace est organisé suppose un cloisonnement omnipré-
sent. La « retraite » est coupée de l’extérieur, ce qui offre une protection, tout en laissant
le page à la merci du comte. À la clôture du cabinet répond la fermeture de la porte de
la chambre demandée par le comte. C’est donc un « espace-piège » que le comte vise à
installer. Or, pourtant, on voit que l’espace permet des entrées et des sorties clandestines :
Suzanne réussit à substituer le contenu du cabinet à l’autre, sans se faire remarquer car
elle est depuis le début de la scène 13 cachée contre le mur du fond, près de l’alcôve (l. 8).
Chérubin, quant à lui, sort de scène par un stratagème puisqu’il saute depuis la fenêtre
du jardin qui donne sur le dehors. La scène, en apparence close (pour le comte) comporte
donc ici toutes les échappatoires nécessaires : le cabinet et la fenêtre.
Le jeu de scène met en valeur le personnage de Suzanne. Elle traverse en effet les diffé-
rents espaces puisqu’elle vient du dehors (l. 2), passe par la chambre pour se cacher dans
l’alcôve (l. 8) et qu’elle profite de l’absence du comte et de la comtesse pour venir prendre
la place de Chérubin dans le cabinet (l. 62). Son espièglerie est constitutive du climat de
rapidité de la scène : elle défie le comte (l. 61) et semble trouver un réel plaisir au tour
en train de se jouer. Elle se substitue au personnage de Chérubin dans le cabinet, où elle
demeure cachée, ce qui prépare une nouvelle surprise, lors du retour du comte. Enfin,
l’espace hors scène joue ici un rôle essentiel dans la mesure où il concerne l’enjeu principal
des échanges entre les personnages. Le comte et la comtesse s’affrontent en effet autour
d’un personnage absent et que l’on ne voit pas (Chérubin). Le hors scène est ici l’espace
qui permet à la fois d’escamoter les personnages (Chérubin saute par la fenêtre) ou de
les substituer l’un à l’autre.

Extrait 3
La mise en scène des désirs (pages 353-354)
➔➔ Objectif
Comprendre le théâtre dans le théâtre et ses ressorts

➔➔ Présentation du texte
Le jeu de miroirs et le chassé-croisé amoureux n’est jamais aussi finement mis en scène,
dans Le Mariage de Figaro, que dans la scène 6 de l’acte V. Dans la pénombre, les cœurs
parlent chacun leur langage, multipliant les différents niveaux d’écoute et d’interpré-
tation.


➔➔ Réponses aux questions
Travail en autonomie
1. Ce passage met en évidence les conventions de la représentation théâtrale car il
met en scène le spectacle auquel se livrent le comte et la comtesse se parlant dans la
pénombre et observés par Figaro et Suzanne. L’importance prise par les apartés qui
sont censés ne pas être entendus, mais qui sont ici surpris, est également une façon de
mettre en évidence ces conventions.
2. Le comte pense ici avoir affaire à Suzanne. C’est en pensant tenir dans ses bras la
fiancée de Figaro qu’il lui fait ces compliments (l. 8-9 et 11-12). Suzanne sait qu’il s’agit
de la Comtesse et trouve par conséquent la scène amusante : elle se réjouit de voir le
comte séduire sa propre femme et trouve celle-ci « charmante » de lui opposer une résis-
tance toute symbolique (« des libertés ! », l. 5). Figaro, lui, ignore que la femme dans la
pénombre n’est pas Suzanne mais la Comtesse. Il bout donc d’indignation et accuse sa
fiancée, en la traitant de « coquine ! » (l. 6).
3. Conformément à la remarque précédente, Suzanne et Figaro ne donnent pas le même
sens à la scène à laquelle ils assistent. Figaro croit assister à une scène adultère entre
Suzanne et le comte. Suzanne sait quant à elle que c’est la comtesse qui tient son rôle.
Son « ni moi » signifie donc que, jeune fiancée, elle profite de cette leçon qui lui est ici
donnée pour l’avenir, afin de garder son fiancé. Figaro, quant à lui, prononce « ni moi »
avec ironie : il pense Suzanne perdue et c’est donc avec dépit qu’il prononce ces termes.
4. La situation du spectateur est ici une position surplombante qui lui permet d’avoir
accès aux différentes scènes du jeu. Il profite à la fois de la scène entre le comte et la
comtesse, dont il connaît les ressorts, mais savoure également les attitudes opposées
de Suzanne et de Figaro.
5. Pour décrire Suzanne, le comte a recours à un vocabulaire galant et passionné. Il
met en valeur « sa peau », « la main », « le bras », « les doigts » (l. 8-12)… Il évoque la
comtesse comme étant ici moins séduisante que Suzanne, plus commune et surtout,
plus « respectable » du fait de trois ans de mariage. L’ironie provient ici bien sûr du fait
qu’il adresse ses compliments… à la comtesse elle-même.
6. La comtesse joue ici un rôle qui est celui de Suzanne. Les didascalies nous montrent
qu’elle adopte la voix et le ton de sa suivante : « (de la voix de Suzanne) » (l. 13) et
cependant, la plupart de ces phrases sont à double entente. « Des libertés ! » exprime
aussi bien la coquetterie de la fausse Suzanne séduite que le sentiment de scandale
qu’éprouve ici la comtesse, « Donc elle doivent tout » dit autant l’ingénuité de la fausse
Suzanne, qui reçoit ici une leçon du comte, que l’indignation de la comtesse à l’énoncé
de cette théorie. « Ce ne sera pas moi » exprime, pour la fausse Suzanne, une promesse
de savoir à l’avenir retenir le comte… et la leçon cuisante que vient de subir la comtesse
qui promet qu’on ne l’y reprendra plus.
7. La comtesse est ici dans une posture ambiguë : elle veut faire admettre au comte
son comportement infidèle, tout en craignant d’en avoir la confirmation. Elle pousse
donc son mari à développer sa séduction, en l’incitant à parler en interrompant ses
phrases – « Ainsi, l’amour ? » (l. 13) « Donc elles doivent tout ?... » (l. 35) – en reprenant
les derniers mots du comte « La leur ? »… (l. 40) ou par des questions, « Vous ne l’aimez
plus ? » « Que vouliez-vous en elle ? » (l. 16-19).


8. Le comte expose, dans cette réplique, une conception de l’amour essentiellement
fondée sur le plaisir et la nouveauté, c’est-à-dire sur une séduction passagère plutôt que
durable (le seul verbe à l’imparfait est : « on recherchait le bonheur » (l. 28). Il explique
au contraire, en utilisant le présent de vérité générale, que les femmes sous-estiment
le besoin de nouveauté des hommes et ne font pas assez pour les garder auprès d’elles.
L’utilisation du pronom « on » montre ici la force de cette opinion entre les hommes, qui
seraient, à en croire le comte, tous sensibles à un « je ne sais quoi », pronom indéfini
qui traduit le caractère indéfinissable de la séduction.
9. La conception de l’amour révélée par le comte est une conception de grand seigneur,
libertine et considérant avant tout la femme comme un plaisir. Il l’expose au moyen
de traits d’esprit et de formules tels que « L’amour n’est que le roman du cœur : c’est
le plaisir qui en est l’histoire », afin de montrer que l’illusion (le roman) repose ici sur
l’amour dont la seule réalité (l’histoire) serait en réalité le plaisir. Ou encore « Notre
tâche fut de les obtenir, la leur […] fut de les retenir » (l. 39), qui montre que la respon-
sabilité de la femme tient dans le maintien du désir.

Proposition de plan
I. Les conceptions amoureuses d’un grand seigneur libertin
A. Une leçon qui s’adresse à tous les personnages
B. Un exposé libertin
C. Un éloge de l’amour
II. Un théâtre dans le théâtre
A. Une mise en évidence des conventions théâtrales
B. Un jeu de double entente
C. Une scène que le spectateur est seul à comprendre intégralement


Séquence 2
Théâtre et politique : du drame romantique au théâtre du xxe siècle
Parcours de lecture

Lorenzaccio (1834),
l’héroïsme romantique
B i b l i o g r a p h i e
– Anne Ubersfeld, Le Drame romantique, Belin, 2002.
– Thanh-Vân Ton-That, Étude sur Lorenzaccio de Musset, Ellipses, 2008.
– Henri Lefebvre, Alfred de Musset dramaturge, L’Arche, 1955.
– Ariane Charton, Alfred de Musset, Éd. Gallimard, 2010.

Extrait 1
Regards sur un héros déchu (pages 358-360)
➔➔ Objectif
Comprendre la construction du personnage romantique, héros déchu à travers un
portrait indirect.

➔➔ Présentation du texte
Le choix du drame romantique le plus célèbre de Musset, qui peut apparaître relativement
traditionnel, se justifie à plusieurs titres : tout d’abord, grâce à son héros qui rassemble
comme dans un concentré l’essentiel des caractéristiques du héros romantique musse-
tien, gouverné (plus que chez Hugo, par exemple) par le thème du double. Ensuite, par
sa coloration historique, le choix d’une intrigue politique et sa dimension d’œuvre totale
puisque le mélange des registres s’y fait ressentir en même temps que la libération de la
forme. Enfin, parce qu’il interroge comme nul autre drame romantique le rapport problé-
matique d’une œuvre théâtrale à la scène et permet de montrer aux élèves que l’espace
et l’action dramatique peuvent également se penser et se lire en dehors d’elle. En lisant
donc de façon complémentaire les extraits proposés de Lorenzaccio et Hernani (séquence
2, corpus de textes A, p. 370-371), les élèves pourront comparer deux visions différentes
du jeune drame romantique.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. On reconnaît dans « mélancolie » le terme qui renvoie étymologiquement à la « bile
noire » selon la théorie médicale antique des humeurs. La mélancolie désigne un état
d’abattement extrême. L’adjectif « étrange » est également riche d’échos dans le roman-
tisme naissant puisqu’il qualifie ce qui est inexplicable, inconnu. L’expression « mélanco-
lie étrange » traduit bien l’énigme nouvelle qu’est, au début du xixe siècle, la profondeur
de l’âme.


b. Selon la tradition chrétienne, Marie est la mère de Jésus. Catherine est une sainte
ayant consacré sa vie à ce dernier, de telle sorte que la tradition la considère parfois
comme étant la « fiancée du Christ ».

Lecture analytique
Premier portrait d’un héros ambigu
1. Le portrait de Lorenzo oppose ici les temps du passé et ceux du présent. Le passé
composé (« N’ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d’une noble ambi-
tion ? », l. 28-29), les infinitifs passés (l. 60-61) ou l’imparfait (« un saint amour de la
vérité brillait sur ses lèvres », l. 36-37) s’opposent au présent (« il n’est même plus
beau », l. 48 ; « un spectre hideux qui vous tue », l. 63-64). À l’image idéalisée d’un fils
qui promettait toutes les qualités s’oppose celui que la rumeur traite déjà de lâche et
qui dégoûte sa propre mère.
2. Le personnage de Lorenzo est ici caractérisé par un double réseau lexical. À des termes
péjoratifs tels que « spectre » (l. 63), « ironie ignoble » (l. 52), « souillure de son cœur [qui]
lui est montée au visage » (l. 49-50), s’opposent des termes qui associent encore Lorenzo à
la noblesse et la grandeur : « un éclair rapide » (l. 31). De façon plus précise, c’est un voca-
bulaire péjoratif qui associe Lorenzo à une figure satanique (« soufre », l. 51 ; « souillure »,
« fumée malfaisante », l. 49), tandis que le réseau lexical opposé évoque un être plutôt
céleste (« jeunesse semblable aux fleurs », l. 50-51 ; « diadème d’or », l. 57). Lorenzo serait
ainsi une figure d’ange déchu, une figure luciférienne.
3. Le portrait de Lorenzo procède par étapes successives. Dans un premier mouvement
(l. 1 à 22), Marie et Catherine évoquent la réputation de Lorenzo mise en cause et
notamment sa couardise. Catherine argumente même un temps en faveur du droit à la
faiblesse (l. 13), mais elle aggrave également le trait : Lorenzo n’est pas « un honnête
homme » (l. 25). Afin de comprendre les causes de son état, Marie se remémore la
jeunesse de Lorenzo (l. 23 à 48). Par contraste, l’actuel Lorenzo apparaît dans toute sa
dimension corrompue et monstrueuse (l. 49 à 64).
4. Cette scène participe à la scène d’exposition puisqu’elle offre l’un des premiers portraits
du personnage éponyme. Lorenzo s’y trouve donc déterminé en tant qu’être au ban des
valeurs de la société (la noblesse, le courage).
Pour autant, ce portrait est ambigu puisqu’il est un portrait in absentia : il repose entiè-
rement sur le point de vue des deux femmes présentes sur scène et ne traduit donc pas
toute la vérité du personnage.
5. Lorenzo est un personnage mélancolique car la noirceur (« mélancolie » signifie « bile
noire ») semble, aux dires de sa mère, le ronger. L’allusion à la « fumée », à la « souillure »
le montre, tout comme dans l’évocation des « yeux noirs » (l. 37) du jeune Lorenzo ou
de son goût pour la « solitude » (l. 34). Cependant, cette noirceur s’accompagne chez le
personnage d’une difficulté à exister, d’une tristesse (il ne sourit plus) et d’un « mépris de
tout » (l. 52).
6. L’ambiguïté du personnage de Lorenzo rend problématique son appartenance à
l’idéal héroïque. Selon sa mère et sa tante, Lorenzo n’est pas un être vertueux. Il est
lâche et il est même digne de mépris. Pourtant, on comprend au cours du texte que
cette situation de marginalité n’est pas aussi simple : Lorenzo lui-même manifeste du


mépris envers ce qui l’entoure (l. 52). Il aurait été « gâté » par Florence et par le duc
Lorenzo serait ainsi l’incarnation de la corruption morale de Florence.
La douleur d’une mère
7. La mère de Marie s’inquiète et se désole de voir l’évolution de son fils. Elle est « affli-
gée » (l. 10 et 42) et ses répliques sont caractérisées par le registre pathétique. Les excla-
mations, (« Ah ! ») et les apostrophes employées (« Catherine, Catherine ») le montrent,
mais aussi les interrogations rhétoriques (l. 55 à 58) et l’emploi d’un vocabulaire hyper-
bolique et imagé au travers duquel Lorenzo est comparé à un monstre ou un spectre.
8. Le songe de Marie est riche d’effets stylistiques et notamment d’antithèses. Au
« palais des fées » s’oppose en effet la « masure ensanglantée », aux « cantiques des
anges », les « débris d’orgie » ; le « berce[ment] » évoqué se transforme en « bras d’un
spectre hideux ». Le songe oppose donc le sommeil idéal et la réalité affreuse dans un
réseau d’antithèses qui sont aussi hyperboliques : l’élévation sublime des rêves faits
durant la jeunesse de Lorenzo est suivie d’une dégradation inverse qui s’achève sur
l’évocation monstrueuse de sang et de « débris humains ».
9. Selon Catherine, la dépravation morale de Lorenzo est due à la vie qu’il mène à
Florence aux côtés du duc : « Ah ! cette Florence ! c’est là qu’on l’a perdu » (l. 28). Cette
remarque fait de Lorenzo une victime de la corruption généralisée du monde politique
florentin. Catherine précise en outre que cette corruption n’est pas irréversible : « Et
souvent encore aujourd’hui il me semble qu’un éclair rapide… – je me dis malgré moi
que tout n’est pas mort en lui » (l. 30 à 32). C’est cette impression que Lorenzo confirme
par la suite en assassinant le duc.
10. Marie et Catherine rappellent par leur prénom les deux reines de France, Marie et
Catherine de Médicis. Elles sont aussi respectivement la mère et la « fiancée » de Jésus
selon la tradition chrétienne. Ces remarques montrent que le portrait de Lorenzo est en
réalité celui d’une figure exceptionnelle caractérisée par une marginalité qui est unique
et élective. À la fois figure christique (cf. les allusions faites par Catherine à « Dieu », au
« saint amour de la vérité ») et figure princière, Lorenzo est ici une figure exceptionnelle
et héroïque, même dans la noirceur. On pense volontiers à une figure d’ange déchu telle
que celle de Lucifer.

Vers le bac
Le commentaire
On trouve réalisé dans ce passage l’un des premiers portraits du personnage de Lorenzo,
portrait indirect et in absentia réalisé par sa mère et sa tante. Prolongeant l’exposition,
cette scène offre donc un aperçu ambigu sur le personnage.
Ce portrait de Lorenzo s’ouvre sur le constat d’un gâchis. Le Lorenzo actuel, déshonoré
par sa couardise, gâté par les plaisirs, n’a plus rien à voir avec le Lorenzo chéri dans
sa jeunesse par sa mère. L’opposition des temps montre la dégradation inéluctable du
personnage lorsqu’au passé composé (« n’ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux
le feu d’une noble ambition ? »), aux infinitifs passés (« avoir vécu », « s’être endormie »)
ou à l’imparfait (« un saint amour de la vérité brillait sur ses lèvres ») s’oppose le présent
(« il n’est même plus beau », « un spectre hideux qui vous tue »).
Lorenzo est donc paradoxalement un héros présenté comme dégradé, avili. Dans cette


scène, l’habileté de Musset consiste à créer une progression dans le portrait qui accom-
pagne la présentation contrastée du héros corrompu. L’effet d’exposition que cette
scène entend prolonger est ici remarquable dans la mesure où le portrait du héros est
fait de façon indirecte, par le discours. Dans un premier mouvement, Marie et Catherine
évoquent la réputation de Lorenzo mise en cause et notamment sa couardise. Catherine
argumente même un temps en faveur du droit à la faiblesse (l. 13), mais elle aggrave
également le trait : Lorenzo n’est pas « un honnête homme » (l. 25). Enfin, par contraste
avec sa jeunesse, les deux femmes tracent un portrait accablant de Lorenzo en être
corrompu et monstrueux.
Le personnage de Lorenzo est ici caractérisé par un double réseau lexical. Certains termes
péjoratifs très forts, tels que « spectre » (l. 63), « ironie ignoble » (l. 52), « souillure de son
cœur [qui] lui est montée au visage » (l. 49-50), proposent du personnage de Lorenzo un
portrait luciférien. La noirceur (« mélancolie » signifie « bile noire ») le ronge, comme le
montre l’allusion à la « fumée malfaisante », à la « souillure » (l. 49), tout comme l’évo-
cation de ses « yeux noirs » (l. 37) ou de son goût pour la « solitude » (l. 34). Cependant,
cette noirceur s’accompagne chez le personnage d’une difficulté à exister, d’une tristesse
qui constituent un second réseau lexical présent dans le texte, lequel associe le jeune
Lorenzo à une figure d’adolescent céleste, à la « jeunesse semblable aux fleurs » (l. 50-51),
au « diadème d’or » (l. 57), à la « mélancolie étrange » (l. 53-54) et au « mépris de tout »
(l. 52) qui peuvent constituer, selon Catherine, un espoir de salut et que Lorenzo, en appa-
raissant lui-même sur scène, viendra expliquer par la suite.
Dans ce prolongement de l’exposition, le portrait du héros est éminemment ambigu.
Effectué par le biais de discours qui en dessinent une silhouette encore imprécise, il laisse
surtout dans l’ombre les vraies motivations du héros, mais permet en revanche d’en offrir
une image luciférienne qui concentre l’essentiel de la figure du héros déchu romantique.

Extrait 2
Les discours d’un héros énigmatique (pages 360-361)
➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Étude d’une tirade théâtrale exposant les motivations et les sentiments du héros roman-
tique.

➔➔ Présentation du texte
La tirade de Lorenzo adressée à Philippe Strozzi est importante à plusieurs titres : elle
dévoile un peu plus l’âme du héros et constitue une interrogation sur le sens de ses
actes. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques essentielles du héros romantique que
de lier si étroitement l’être et l’action.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Il s’agit ici d’une tirade qui a besoin d’être dramatisée, comme c’est le cas de la plupart


des répliques longues ou des monologues au théâtre. On imagine donc volontiers
un Lorenzo qui s’anime en parlant, en faisant, par exemple, résonner de façon véhé-
mente ses interrogations (l. 1 à 15), en passant peut-être par la colère lors des phrases
commençant par « voilà ».
Probablement présent autour de Philippe au début du passage, il en vient peut-être à
se déplacer pour s’adresser à un public absent, à partir du vers 28 : « Que les hommes
me comprennent ou non »…

Lecture analytique
L’éloquence du régicide
1. Ce discours se découpe en trois moments principaux. Le premier est caractérisé par
une succession d’interrogations rhétoriques, à travers lesquelles Lorenzo prend à partie
Philippe Strozzi afin de lui montrer que le meurtre est inévitable. Le deuxième moment
(l. 12) est caractérisé par des affirmations marquées, la récurrence de l’adverbe « assez »,
qui montre que la décision de Lorenzo est le résultat d’un excès, d’une situation insoute-
nable. Le meurtre étant assumé (« dans deux jours j’aurai fini »), Lorenzo défie l’huma-
nité, en ayant recours à des subjonctifs (l. 28) et se pose, seul, face au jugement de ses
semblables.
2. Lorenzo s’adresse à Philippe Strozzi. En conséquence, la tirade fait fréquemment
allusion à son destinataire en mettant en évidence les signes de l’interlocution : « Tu
me demandes » (l. 1), « toi qui me parles » (l. 15-16), « vois-tu » (l. 17). Cette situation
influence la forme de la tirade puisqu’elle lui permet d’être théâtralisée, en passant
notamment par les interrogations rhétoriques.
3. La justification du meurtre du duc est existentielle : le meurtre est pour Lorenzo la seule
raison qui le rattache à l’honneur et à la vie (sans lequel il est « spectre », l. 3 ; « ombre »,
l. 4 ; le meurtre étant le « seul fil qui [l]e rattache [à la vie] », l. 5-6…). On peut être étonné
de constater que le meurtre que projette Lorenzo n’est pas un meurtre politique. Il s’agit
pour le héros du seul salut possible, envisagé en termes moraux : « ce meurtre, c’est tout
ce qui me reste de ma vertu » (l. 7), « c’est mon meurtre que tu honores » (l. 16), mais
d’une morale évidemment personnelle.
4. La fin de la tirade de Lorenzo laisse entrevoir un mouvement de généralisation
lorsqu’il évoque le jugement des hommes. Sont contre lui : « les républicains » (l. 17-18),
puis « ceux qui tournent autour de [lui] » (l. 25-26), « les hommes » (l. 28), « le monde »
(l. 23) et enfin « l’humanité » (l. 31) et « la nature humaine » (l. 35). Lorenzo ne se
contente pas seulement de se décrire dans l’adversité, il fait de l’adversité une part
essentielle de la condition du héros qu’il incarne. Surtout, il se place, seul, face au
jugement de l’humanité entière, face à celui de la Providence même (c’est-à-dire de
Dieu), dans un geste de défi extrême (« le soufflet de mon épée marqué en traits de
sang » (l. 31-32) qui dénote sa dimension héroïque.
Le combat du vice et de la vertu
5. Cette tirade donne l’image d’une délibération retardée et qui n’a engendré qu’une
situation de plus en plus insoutenable, comme l’indiquent les expressions adverbiales
comme « Voilà assez longtemps » ou les tournures verbales contenant l’adverbe « assez »
comme « j’en ai assez ».


6. Le meurtre que veut commettre Lorenzo est caractérisé par des métaphores comme
« le seul fil qui rattache mon cœur à […] mon cœur d’autrefois » (l. 5-6), « le seul brin
d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles » (l. 9-10), « Ma vie entière » (l. 33-34). Ces
métaphores montrent que le meurtre est pour Lorenzo la condition nécessaire pour
continuer à vivre et conférer un sens à son existence. Elles indiquent que la décision de
tuer le duc relève du destin de Lorenzo.
7. Dans ce passage, Lorenzo oppose vice et vertu. Il décrit son penchant pour « le vin, le
jeu et les filles » (l. 14) comme une « glissade » (l. 8), un « apprentissage » (l. 13) qui l’a
conduit vers le vice et qui est la cause de sa situation présente, qualifiée d’« infamie »
(l. 18) par ses ennemis. Seul sursaut, la possibilité du meurtre, qui concentre le voca-
bulaire mélioratif de la « vertu » (l. 7 et 12), de l’honneur (l. 15-16) et de l’ambition (l. 23
et 33).
8. L’expression « l’énigme de ma vie » renvoie chez Lorenzo à l’idée selon laquelle il est
sur terre pour l’accomplissement d’un destin. Cette expression traduit donc l’opacité de
ce destin et l’incertitude qui pèse sur ses épaules si le meurtre ne propose pas de sens à
sa vie. La didascalie à travers laquelle « il frappe sa poitrine » (l. 4) tend à montrer que le
personnage se sent lui-même creux.
Le héros romantique, un être énigmatique
9. L’image récurrente par laquelle Lorenzo désigne l’humanité et ceux qui le méprisent
est l’image du vacarme produit par ses ennemis (« les oreilles me tintent » (l. 19),
« conspué » (l. 20), « assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain »
(l. 22-23), « sac à paroles » (l. 28), etc.). L’évocation de l’humanité est donc celle d’une
cacophonie dont le but n’est que de salir, de « couvr[ir] de boue et d’infamie » (l. 18),
voire d’« empoisonn[er] » (l. 19-20), au sens figuré.
10. On trouve dans le terme « lucidité » l’étymologie latine « lux » qui signifie « lumière ».
Lorenzo est un personnage qui prône pour lui-même le crime afin d’espérer la gloire et
en cela, il pourrait être considéré comme un personnage aveuglé. Cependant, le crime
représente véritablement pour lui un moyen sublime d’accéder à la gloire et à une forme
de supériorité vis-à-vis du reste de l’humanité.
11. Lorenzo se compare à des héros célèbres ayant gagné la postérité par des moyens
criminels. Brutus, meurtrier de César et Érostrate, destructeur du temple d’Artémis, sont
les modèles d’une forme d’immortalité du crime, qui permet à Lorenzo de se définir
comme un héros maudit, à la destinée marginale.

Vers le bac
L’entretien
L’exposé proposé avant l’entretien rappellera avec profit la distinction entre la tirade et
le monologue. Il pourra notamment préciser les points suivants :
– une tirade sert à un personnage à exposer les motivations de ses actes (fonction
argumentative) ;
– une tirade sert à un personnage à exprimer ses sentiments (fonction lyrique) ;
– une tirade sert à un personnage à raconter ce qui se passe en dehors de la scène
(fonction narrative).


Extrait 3
Un dilemme tragique (pages 362-363)
➔➔ Objectif
Étudier l’expression du dilemme dans la personnalité du héros romantique.

➔➔ Présentation du texte
L’expression du dilemme de Lorenzo se traduit ici par une vision du héros romantique
en être monstrueux. Le monologue de l’acte IV, scène 3 traduit de surcroît l’héritage,
en Lorenzo, du héros de la tragédie.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Oreste et Égisthe sont des héros de l’Antiquité grecque et de la mythologie. Oreste est
un Atride et le fils du roi Agamemnon. Égisthe est son beau-père. Ils apparaissent dans
le cycle de l’Orestie d’Eschyle et dans les Électre d’Euripide et de Sophocle.
b. Lorenzo prend ces personnages pour exemple car ce sont des héros de la tragédie
grecque. Ils sont donc soumis à un destin sur lequel ils n’ont pas de prise : exactement
comme l’image que Lorenzo donne de sa propre vie.
c. Le monologue diffère profondément de la tirade de l’extrait 2 dans la mesure où
la tirade est adressée à Strozzi, tandis que le monologue se déroule quand le person-
nage est seul en scène. Si la tirade exprime le défi et la résolution, le monologue est
ici délibératif et montre le doute, ainsi qu’une volonté d’introspection de la part du
personnage. À la véhémence des prises à partie de la tirade, le jeu de l’acteur pourrait
ici opposer le calme et le questionnement.

Lecture analytique
Un monologue exprimant un dilemme
1. Lorenzo se compare successivement à un « tigre » (l. 4), à l’enfant d’« entrailles
fauves » (l. 9) et s’interroge sur son humanité (l. 25). Il se compare donc à un monstre,
à une bête. Il établit également une métaphore à travers laquelle il comparait en
« archange » (l. 33), allant jusqu’à s’imaginer être « le bras de Dieu » (l. 28). De la mons-
truosité à l’être divin en charge d’une mission, on peut constater que Lorenzo exprime
le dilemme jusque dans l’image qu’il donne de lui-même.
2. Les marques monologiques du passage sont l’interrogation (par exemple « Pourquoi
cela ? », l. 16) ou l’exclamation (« Ô Dieu ! », l. 7). L’importance accordée au pronom
« je » montre également que le monologue est un moment où le sujet se tourne vers
lui-même. En outre, si le monologue n’est adressé à personne ou bien au personnage
lui-même, on peut remarquer que Lorenzo semble désigner des interlocuteurs invisibles,
« Dieu » ou bien un homme l’interrogeant sur le motif de son crime : « Pourquoi l’as-tu
tué ? » (l. 12).
3. Un monologue peut avoir plusieurs fonctions. Il conduit souvent le personnage à
réfléchir sur le sens de son action, à délibérer. Ici, Lorenzo s’interroge sur les raisons
de son acte (« Pourquoi l’as-tu tué ? », l. 12 ; « M’avait-il offensé alors ? », l. 17). La fonc-


tion délibérative est donc dominante. La fonction lyrique du monologue est celle à
travers laquelle le personnage exprime ses émotions, comme ici l’allusion à une « joie
brûlante » (l. 8) ou les expressions « Cela est étrange » (l. 12), « Sont-ce bien les batte-
ments d’un cœur humain que je sens là ? » (l. 24-25). Enfin, à travers la fonction expli-
cative du monologue, Lorenzo développe les raisons du meurtre. On remarque que
cette fonction est nettement moins présente dans ce monologue, qui a pour fonction
d’exprimer le doute plus que l’explication.
L’incertitude d’un meurtrier
4. Les émotions du personnage sont ici contradictoires : une « joie brûlante » (l. 8) peut
apparaître comme un oxymore. En sentant son propre cœur battre, Lorenzo s’interroge
sur sa nature d’être humain, ce qui, là encore, est paradoxal. À la décision de tuer se
mélange la « peur » (l. 32). L’euphorie et l’inquiétude semblent ici se mêler étroitement.
5. Le meurtre de Lorenzo est désigné dans ce passage par l’expression « un corbeau
sinistre » (l. 20-21) qui appelle Lorenzo à le commettre. Cette expression fait du meurtre
un présage, un destin (« sinistre » renvoie en effet aux augures des Latins) et il est lié à
la dimension tragique du personnage de Lorenzo. L’opposition entre le bien et le mal,
dans cet extrait, montre également que le mal répond à une gratuité nécessaire : « Il a
fait du mal aux autres, mais il m’a fait du bien » (l. 12-13).
6. Dans cet extrait, le trouble de Lorenzo se manifeste jusque dans la syntaxe. On
remarque en effet que les phrases sont juxtaposées, parfois interrompues (« Quand je
pose ma main là et que je réfléchis […] », l. 10-11) et que les propositions sont séparées
par un point-virgule (l. 18 à 21) comme pour montrer les pauses qui doivent les entre-
couper. En outre, l’enchaînement d’une phrase à l’autre ne procède pas toujours d’un
développement logique, mais d’une pensée dont l’écriture mime l’égarement : « j’ai
entendu deux hommes parler d’une comète. Sont-ce bien les battements d’un cœur
humain que je sens là […] ? » (l. 23 à 25).
Le signe d’un destin exceptionnel
7. L’opposition entre le futur et le passé, dans cet extrait, montre que Lorenzo inscrit
son monologue dans le temps et se trouve confronté à l’inexplicable parcours qui l’a
conduit à devenir un meurtrier. Lorsqu’il évoque sa naissance et son enfance (l. 4 à 6),
il leur oppose aussitôt la perspective imminente du meurtre, « à ce soir ». Cette opposi-
tion violente, qui fait de la jeunesse un « spectre », a pour fonction de faire « tomber en
poussière les rêves de [s]a vie » (l. 19-20) et Lorenzo envisage le meurtre et ses suites,
avant même de l’avoir commis. Il craint l’instant fatidique : « Quand j’entrerai dans cette
chambre et que je voudrai tirer mon épée du fourreau, j’ai peur […] » (l. 30 à 32). En
outre, il s’interroge sur sa responsabilité et le sens de son geste : « qui donc m’entendra
dire demain : Je l’ai tué, sans me répondre : Pourquoi l’as-tu tué ? » (l. 11-12).
8. Le destin tragique de Lorenzo est souligné par l’évocation de signes surnaturels, confor-
mément aux pratiques divinatoires des Romains. Lorenzo se souvient avoir « entendu
deux hommes parler d’une comète » (l. 23-24) et s’interroge sur la présence d’une « nuée
au-dessus de [s]a tête » (l. 29) : signe électif du héros tragique. Selon Lorenzo, ce destin
trouve son explication dans les rêves de sa mère et dans les circonstances de sa concep-
tion : un autre signe de la superstition tragique du héros dans ce passage.


9. Le destin de Lorenzo est tragique car il est gouverné par le principe d’une nécessité
supérieure. L’ambiguïté du héros tient ici au fait qu’il ignore quelle est cette nécessité :
il formule l’hypothèse selon laquelle cette nécessité pourrait être divine (« Suis-je le bras
de dieu ? », l. 28), mais il sait également que la force qui le pousse à agir est de nature
monstrueuse, comme le montrent l’allusion à sa conception (« De quelles entrailles
fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti ? », l. 9-10) ou le souvenir du
spectre du père (« Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un
nouvel Égisthe ? », l. 16-17).

Vers le bac
La dissertation
Proposition de plan
I. Le héros romantique est un homme marginal
A. Un personnage qui suscite le mépris ou le désintérêt.
B. Comme les autres hommes, il peut faillir et connaît des faiblesses.
C. Il méprise à son tour le monde, le critique vigoureusement ou en refuse les codes.
II. Une marginalité unique
A. Cette marginalité, revendiquée, constitue la spécificité du héros.
B. Sa différence le pousse à dévoiler son âme.
C. En étant marginal, le héros fait la preuve de sa liberté.
III. Un héros hors du commun
A. Il est différent des autres car il accomplit un destin.
B. Il remet en question les rapports entre le bien et le mal.
C. Il est capable d’accomplir des actes extraordinaires.

Extrait 4
L’assassinat (pages 363-365)
➔➔ Objectif
Montrer comment est traitée la scène du meurtre du prince, traditionnelle au théâtre.

➔➔ Présentation du texte
La scène du meurtre, dans Lorenzaccio, laisse transparaître à la fois la distance prise par
l’écriture de Musset vis-à-vis des conventions dramatiques et un paradoxal moment de
félicité totale qui envahit le héros. Elle permet donc d’envisager la double signification
du meurtre : acte politique collectif et métaphysique personnel.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Les signes de la violence dans cette scène sont aussi bien verbaux (lorsque le duc se
prépare à être « cavalier », l. 20), que physiques. Lorenzo frappe en effet le duc à deux
reprises de son épée, sans lui laisser la possibilité de se défendre, sinon de le mordre
(l. 27). De fait, cet extrait suggère une violence scénique qui dépasse le texte lui-même.


b. L’attitude de Lorenzo est surprenante dans la mesure où le meurtre du duc semble
lui procurer une joie exceptionnelle. Il semble revenir à la vie au moment où il supprime
celle du duc.

Lecture analytique
La mort d’un tyran
1. Musset dépeint le duc comme un être haïssable jusque dans les derniers moments de
sa vie. Il en souligne la trivialité (le duc appelle Lorenzo « mignon », l. 2) et les manières
cavalières. Le duc est gourmand, excessif (« j’ai soupé comme trois moines », l. 17-18)
et il ne doute pas qu’il va parvenir à ses fins avec Catherine, la tante de Lorenzo, qu’il
envisage de surprendre à son arrivée dans la chambre (l. 18 à 21).
2. La nature des rapports entre le duc et Lorenzo est ambiguë. Le terme « mignon » (l. 2)
évoque l’intimité de leurs rapports. La « bague sanglante » (l. 28) fait également partie
de ces signes traduisant l’ambiguïté des rapports puisqu’elle représente symbolique-
ment l’union du meurtrier et de sa victime, comme le confesse Lorenzo lui-même : « Je
garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant » (l. 27-28).
3. Cette scène fait alterner des moments de rapidité et des moments d’attente que
la lecture doit déterminer. L’endormissement du duc, l’entrée de Scoronconcolo
sont des moments caractérisés par une durée relative puisque Lorenzo interroge le
duc :  « Dormez-vous, Seigneur ? » (l. 22). À l’inverse, la rapidité prédomine dans le
meurtre du duc, ainsi que lorsque Scoronconcolo veut persuader son maître de prendre
la fuite. L’écriture de Musset suggère donc implicitement un rythme qu’elle n’explicite
pas toujours, laissant ici au lecteur (ou au metteur en scène) le soin de le recréer.
Un héros revivifié
4. Scoronconcolo doit intervenir juste après le meurtre du duc, mais il n’est pas prévenu
de sa mort. Il sert donc à faire la découverte, le premier, du cadavre et à chercher à
prendre la fuite. Son attitude pressante (l. 41) contraste dans le passage avec l’euphorie
de Lorenzo et donne à la scène son sentiment ambigu d’urgence et de félicité mélan-
gées.
5. Lorenzo est totalement transformé après le meurtre du duc. Il parle peu avant le
meurtre et s’occupe essentiellement de détails matériels qui lui sont liés (empêcher
l’épée de sortir du fourreau, préparer des chevaux de poste). Après le meurtre, il est
en revanche gagné par une euphorie extraordinaire. Le héros sombre et mélancolique
semble s’ouvrir à la beauté du monde et à sa douceur.
6. Scoronconcolo dit de Lorenzo que « son âme se dilate singulièrement », au sens
figuré, à cause des paroles étrangement lyriques et exaltées de celui-ci. Au sens propre,
l’âme de Lorenzo se dilate car celui-ci vient d’accomplir ce qui était pour lui une mission
d’ordre supérieur et il s’en trouve par conséquent grandi.
7. Les répliques de Lorenzo après le meurtre témoignent d’une rêverie proprement
lyrique. Les exclamations « Que le vent du soir est doux et embaumé ! comme les fleurs
des prairies s’entrouvrent ! Ô nature magnifique ! ô éternel repos ! » (l. 34 à 36) montrent
que Lorenzo savoure la plénitude d’un instant qui est pour lui exceptionnel. 
8. La photo de la page 364 montre Lorenzo à genoux, appuyant son bras sur un élément
de décor, le poignard à la main et les yeux fixes. Le jeu du comédien vise ici à traduire


l’épreuve surmontée (la posture est celle d’un homme se reposant). La mise en scène
de Jean-Louis Martin Barbaz fait donc bien ressentir l’égarement et le soulagement
profonds du héros.

Vers le bac
La question de corpus
S’il n’est pas totalement vertueux, Lorenzo se définit en revanche comme un être excep-
tionnel. Sa marginalité relative (il est critiqué, insulté même par ses proches) en fait
un être en rupture, mais cependant grand jusque dans ses plus bas instincts. Destin et
liberté se conjuguent en lui pour interroger sur scène le rapport de l’homme avec le
sens de son action et de son existence.
Le personnage se définit, en outre, par un rapport au monde en crise. En souhaitant
la mort du duc, Lorenzo accomplit en effet un projet à la fois politique et individuel : il
intériorise la nécessité de tuer qui devient pour lui une nécessité vitale. Musset montre
ainsi comment les tourments de l’individu trouvent écho dans ceux de l’univers.
Cette prééminence de l’individualité, de l’intériorité du héros romantique figure égale-
ment parmi ses caractéristiques. Lyrique, ce dernier expose les dilemmes de son âme
durant la pièce, en recourant à des tirades ou à des monologues. En cela, il illustre l’idée
fondamentale du romantisme qui suppose possible la communication des sentiments,
dans la mesure où les hommes sont considérés comme semblables.

Extrait 5
Une mort héroïque ? (pages 365-367)
➔➔ Objectif
Étude d’une scène de mort du héros, problématisation de la dimension héroïque du
personnage.

➔➔ Présentation du texte
Analyser la mort du héros dans la scène 7 de l’acte V permet de compléter le parcours
d’analyse de la figure du héros romantique. La mort infâme de Lorenzo vient en effet
couronner un parcours caractérisé par le thème du destin tragique.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’expression « faire placarder ma condamnation éternelle » mélange les registres
élevés (Dieu) et bas (faire placarder une condamnation). Dans cette mention burlesque,
Lorenzo explique qu’aux yeux de Dieu, son honneur est définitivement perdu et qu’il
figure donc sur les « placards » (les affiches) informant l’univers entier de sa condam-
nation.
b. On peut comparer la mort du héros de Musset avec, par exemple, celle de Mithridate,
chez Racine. Tandis que le héros tragique meurt sur scène environné de gloire, la mort
de Lorenzo a lieu en coulisses, comme s’il s’agissait d’une mort honteuse.


Lecture analytique
La déception du héros
1. On comprend, d’après ce texte, que la mort d’Alexandre n’a pas été suivie de la prise du
pouvoir par les républicains, mais par l’élection de Côme. Une « proclamation de mort »
(une condamnation à mort) à l’encontre de Lorenzo a été lancée et la mère de Lorenzo
est morte peu de temps après. Lorenzo a trouvé quant à lui refuge à Venise, chez les
Strozzi. Il n’y est pourtant pas incognito et risque sa mort chaque fois qu’il sort, comme
le lui rappelle Philippe. Lorenzo semble étrangement indifférent à tous ces événements,
à l’exception de la prise de pouvoir de Côme, qu’il évoque de manière sarcastique.
2. Lorenzo se décrit dans cette scène comme étant « sonné à son de trompe dans toute
l’Europe » (l. 9), « plus creux et plus vide qu’une statue de fer-blanc » (l. 16-17), « plus
vieux que le bisaïeul de Saturne » (l. 20), « une machine à meurtre, mais à un meurtre
seulement » (l. 33-34). Ces différentes images expriment l’idée selon laquelle le héros,
traqué, n’est désormais plus animé de raison. Le « vide » et la « vieillesse » qu’il éprouve
montrent que Lorenzo vivait pour le meurtre.
3. La mélancolie de Lorenzo se lit à travers les termes « gaieté […] triste comme la nuit »
(l. 12), « plus vieux que le bisaïeul de Saturne » (le dieu associé à la mélancolie, l. 20)
ou « creux » et « vide » (l. 16-17). Cette mélancolie a pour conséquence d’entraîner de
façon accélérée le destin de Lorenzo. En effet, c’est elle qui lui fait refuser avec ironie
les recommandations de Philippe et le précipite vers la mort.
Un dialogue ultime
4. Dans cette scène, Philippe cherche à dissuader Lorenzo d’abandonner la vie et le
conjure de retourner parmi les hommes : « Quand vous ne devriez faire désormais qu’un
honnête homme, qu’un artiste, pourquoi voudriez-vous mourir ? » (l. 36-37). Il l’incite
à la prudence dans ses promenades. Son ton caractérisé par les impératifs (« Je vous en
supplie mon ami, ne tentez pas la destinée », l. 3 ; « Partons ensemble » ; redevenez un
homme », l. 18), relève autant du conseil que de la supplique. On observe en outre que
Philipe s’adresse à Lorenzo en le vouvoyant (l. 1 à 42), puis en le tutoyant (l. 43), comme
si ses suppliques étaient de plus en plus véhémentes.
5. Lorenzo répond à toutes les questions de Philippe de façon évasive. Ses répliques
portent sur le mot et non sur le fond. Il répond au terme de « proclamation » (l. 6), puis
à « vous n’êtes pas changé » (l. 14), puis sur le mot « travers » (l. 23), comme s’il évitait
de répondre directement à Philippe qui lui demande de « redeven[ir] un homme » (l. 18).
Hormis cela, Lorenzo manifeste une ironie qui se traduit vis-à-vis de lui-même (« plus
vide qu’une statue de fer-blanc », l. 16-17) mais également vis-à-vis des républicains,
incapables de renverser la tyrannie (l. 23-24).
6. Durant tout le passage, Lorenzo demande à Philippe de sortir se promener avec
lui. On peut y voir comme un signe avant-coureur annonçant sa mort puisque celle-
ci survient dès qu’il a quitté la scène. Ces souhaits réitérés contribuent également à
donner à la scène son sens tragique puisqu’ils lui confèrent un caractère nécessaire.
La mort du héros
7. Les expressions qui laissent présager la mort du héros sont des expressions telles
que « tente[r] la destinée » (l. 3) et l’allusion faite à la mort du personnage. Lorenzo,


quant à lui, semble déjà anticiper cette mort puisqu’il prévoit sa suite : « à ma mort, le
bon Dieu ne manquera pas de faire placarder ma condamnation » (l. 9-10). Qu’il fasse
allusion à sa vieillesse (l. 20), au fait que son rôle sur terre est accompli (l. 33), Lorenzo
se définit surtout comme un héros qui n’a plus envie (l. 41-42). Philippe a donc raison de
l’avertir, de façon prémonitoire : « Tu te feras tuer dans toutes ces promenades » (l. 43).
8. Le récit de Pippo est un commentaire simultané des événements qui se déroulent
en dehors de la scène. Comme durant la scène du meurtre, la lecture donne l’impres-
sion que ces événements se suivent de façon accélérée, comme le confirme le jeu des
entrées et des sorties de scène. Jean, le domestique, n’a pas le temps de sortir accom-
plir l’ordre de son maître que Pippo entre pour révéler la mort du héros. L’impression de
cette scène, où le rythme s’accélère, peut difficilement être celle d’une mort héroïque :
Lorenzo meurt rapidement, hors scène ; Musset ne lui accorde pas une mort grandiose.
9. La mise en scène choisie par Jean-Louis Martin Barbaz n’est pas exactement fidèle
au texte de Musset : la mort du héros a en effet lieu sur scène et il est étranglé et non
poignardé ou battu. Cette mise en scène permet de restaurer Lorenzo dans un statut de
héros romantique que sa mort, impropre, semble (en tout cas chez Musset) lui refuser.

Texte complémentaire
La théorie du drame romantique (page 368)
Victor Hugo, Préface de Cromwell (1827)

➔➔ Objectif
Analyser la théorie du drame romantique dans un discours de préface.

➔➔ Présentation du texte
Le texte de Victor Hugo, extrait de la Préface de Cromwell, est un texte incontournable
pour définir de façon précise l’esthétique de l’œuvre romantique. Dans cet extrait, Hugo
n’énonce pas seulement les traits de l’œuvre romantique, il en distingue également les
origines : dans la nature de l’homme comme créature de Dieu.

➔➔ Réponses aux questions


1. L’origine du drame, selon Victor Hugo, provient de la nature de l’homme d’après
le dogme chrétien. Celui-ci est en effet divisé selon « le christianisme » en une part
périssable, charnelle et une autre part immortelle, éthérée. Le drame provient donc de
l’association de ces deux parts contraires, que Victor Hugo définit comme « ce contraste
de tous les jours » (l. 6-7).
2. Le drame est, selon Hugo, de nature antithétique puisqu’il oppose deux dimensions
a priori irréconciliables de l’homme sous forme d’une « lutte […] entre deux principes
opposés qui sont toujours en présence dans la vie et qui se disputent l’homme depuis
le berceau jusqu’à la tombe » (l. 7 à 9).
3. Le drame correspond à la nature humaine : il la traduit dans le domaine esthétique. À
la part corporelle et périssable répond en effet le goût du grotesque, tandis qu’à la part
immortelle et spirituelle répond le goût du sublime.


4. La source principale de l’œuvre d’art est, selon l’auteur, la nature : « tout ce qui est
dans la nature est dans l’art » (l. 16). C’est d’ailleurs la nature humaine qui donne au
drame son principe antithétique.
5. Le personnage de Lorenzaccio illustre le drame hugolien en cela qu’il est lui-même
à la fois le prisonnier de ses sens et de ses passions, sujet aux faiblesses du corps (la
luxure, la peur) et qu’il est sublime dans ses résolutions idéalistes, notamment son
aspiration au meurtre.

Histoire des arts


Incarner Lorenzaccio (page 369)
➔➔ Objectif
Analyser les constantes et les variations dans la mise en scène du personnage de
Lorenzo.

➔➔ Présentation des mises en scène


La mise en scène du personnage de Lorenzo est traditionnellement un dilemme théâ-
tral. Représenté très tardivement, à la toute fin du xixe siècle, par une femme, le rôle
a ensuite été longtemps réservé presque exclusivement à des femmes jusqu’à ce qu’il
soit joué par Gérard Philippe, en 1952. On retient souvent depuis lors, entre ces deux
extrêmes, des comédiens jeunes ou à la beauté androgyne, comme Redjep Mitrovitsa,
dans la mise en scène de Georges Lavaudant.

➔➔ Réponses aux questions


1. Les caractéristiques récurrentes du héros Lorenzo tel qu’il apparaît dans les trois
mises en scène sont sa jeunesse et sa beauté. Tous trois portent les cheveux mi-longs.
Tous trois expriment dans leur regard un sentiment entre la mélancolie et la passion
intérieure. Il est à noter que trois interprétations radicalement différentes s’opposent
ici : le choix d’une femme (Sarah Bernhardt), d’un homme doté d’une barbe (Gérard
Philipe) et d’un homme à la beauté androgyne (Redjep Mitrovitsa).
2. Le personnage de Sarah Bernhardt sur l’affiche de Mucha est étonnant à plus d’un
titre. Il est vêtu de noir, le visage pâle, les yeux cernés. Il exprime la dimension mélan-
colique du personnage et une sorte de désinvolture.
3. Le costume de Lorenzo est, dans les trois cas, un costume dit « d’époque ». En réalité,
il s’agit d’un costume qui doit « faire d’époque » plus qu’un costume réaliste. On remar-
quera cependant le costume splendidement décoré de Sarah Bernhardt, où le noir
traduit l’obscurité du personnage. Chez Gérard Philipe, le costume laisse apparaître
des manches bouffantes et des flammes claires et foncées, comme pour symboliser la
dualité du personnage. Redjep Mitrovitsa porte quant à lui un costume simplifié, même
si la forme du col évoque toujours un costume historique. Le noir est ici à nouveau
retenu pour manifester la part d’ombre de Lorenzo.
4. La noblesse du personnage transparaît aisément d’après l’étude des costumes vue
ci-dessus. La beauté, la dignité, la richesse des ornements font de ces trois Lorenzo des
proches du duc de Florence. La dualité du personnage s’exprime différemment selon


les documents présents. Sarah Bernhardt porte un livre et un poignard : deux objets qui
révèlent la nature ambiguë de Lorenzo. Les flammes sur le costume de Gérard Philippe,
de couleurs opposées et en sens inverse, peuvent évoquer un effet similaire. Enfin,
c’est plutôt l’ambiguïté sexuelle du personnage qui est mise en scène par le choix du
comédien dans la mise en scène de Lavaudant.
5. Dans les mises en scène de Vilar et Lavaudant, les comédiens sont saisis dans une
attitude comparable, même si ces attitudes ne sont pas tout à fait équivalentes. Redjep
Mitrovista serre le poing en signe de détermination, tandis que Gérard Philippe semble
plus lointain et mélancolique. Le costume adopte une forme simplifiée par rapport
à celui de Sarah Bernhardt ; il évoque de façon lointaine (surtout pour Lavaudant) le
costume d’époque, plus qu’il ne le reproduit.

Séquence 2
Théâtre et politique : du drame romantique au théâtre du xxe siècle
Corpus de textes A

Une incarnation théâtrale


de la liberté : le héros romantique
B i b l i o g r a p h i e
– Hélène Sabbah, Le Héros romantique : thèmes et questions d’ensemble, Hatier, 1992.
– Anne Ubersfeld, Victor Hugo et le théâtre, Le Livre de Poche, 2002.
– Hélène Laplace-Claverie, Sylvain Ledda, Florence Naugrette, Le Théâtre français du
xixe siècle : histoire, textes choisis, mises en scène, L’avant-scène théâtre Éditions, 2008.

Texte 1
La liberté et la fraternité des bannis (pages 370-371)
Victor Hugo, Hernani (1830)

➔➔ Objectif
Analyser une tirade pour définir l’héroïsme romantique de Victor Hugo.

➔➔ Présentation du texte
L’intrigue amoureuse et le rapport à la passion, relativement peu présents dans
Lorenzaccio, complètent nécessairement le portrait du héros romantique, personnage
caractérisé avant tout par sa liberté. Or, dans le premier texte de ce corpus, il s’agit
d’assumer à la fois la liberté du marginal et la passion amoureuse. Un choix que le
lyrisme des alexandrins du jeune Hugo permet de présenter également comme un
rapport de force.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
En comparant l’ampleur des répliques d’Hernani et de Doña Sol, on remarque que cette
scène laisse la parole à Hernani et n’offre que trois répliques à Doña Sol. Cependant, ce
déséquilibre est contrecarré par le caractère décisif des répliques de Doña Sol puisqu’il
lui revient, à elle, de décider ou non de son départ avec le proscrit.

Lecture analytique
La liberté du héros romantique
1. La marginalité d’Hernani se lit dans sa pauvreté (v. 9) et son blason « délustr[é] »
(v. 12). Fils d’un gentilhomme condamné à l’échafaud, il a été forcé de prendre
la fuite, avec ses « proscrits » (v. 23) et vit dans la montagne, avec ses compagnons
« libres, pauvres et graves » (v. 31). C’est donc une vie de proscrite qu’il offre à Doña Sol
(v. 41-42). Pourtant, cette vie marginale s’accompagne d’une certaine part d’héroïsme
et de noblesse.
Le courage des compagnons d’Hernani (v. 24) et leur appétit de vengeance (v. 25), la
proximité qu’ils entretiennent avec la terre de Catalogne (v. 30) fait par conséquent du
principal d’entre eux un roi, un chef parmi sa « bande » (v. 25) de « montagnards » (v. 31
à 34). Par ailleurs, Hernani précise qu’il a peut-être des droits et un titre de noblesse à
recouvrer (v. 11 à 14).
2. Les termes qui caractérisent Hernani et ses compagnons sont les suivants : « rudes
compagnons » (v. 22), « proscrits dont le bourreau sait d’avance les noms » (v. 23),
« bande » (v. 25), « bandit » (v. 26), « montagnards, libres, pauvres et graves » (v. 31),
« braves » (v. 32), « hommes pareils aux démons de vos rêves » (v. 36). Si l’évocation par
Hernani de ses compagnons est parfois péjorative (« démons, bandits »), il en renverse
aussi la signification grâce aux qualificatifs employés (« libres, pauvres, graves, braves,
rudes », etc.).
3. La nature est ici évoquée à travers « l’air, le jour et l’eau » (v. 18) prodigués au pros-
crit, mais aussi dans les « forêts », les « hautes montagnes » et les « rocs » (v. 28-29) qui
lui donnent abri. C’est une nature humble, qui permet juste de « dormir sur l’herbe,
boire au torrent » (v. 38). Cependant, cette pauvreté est synonyme de liberté. Elle en
devient donc une valeur en soi.
4. L’évocation de la vie de proscrit par Hernani recouvre en réalité une conception de
la vie en harmonie avec la nature. C’est bien la Catalogne qui est ici personnifiée sous
la forme d’une allégorie maternelle, « la vieille Catalogne en mère m’a reçu » (v. 30).
On retrouve ici l’aspiration de l’homme romantique à se rapprocher de la condition
« naturelle », ce qui implique un rejet de la société de son temps.
Le choix de Doña Sol
5. Hernani soumet ici Doña Sol à un choix : le suivre ou épouser le duc Ruy de Silva. Il
met en balance les deux versants de ce choix en les décrivant successivement (épouser
le duc, v. 1 à 9 et 43 à 46 ; suivre Hernani, v. 9 à 18 et 21 à 42). Chacune des évocations
de la vie future de Doña Sol procède par accumulation de propositions ou de groupes
nominaux.


6. La formulation du choix soumis à Doña Sol est structurée par des antithèses. L’état
de richesse du « duc de Pastraña / Riche homme d’Aragon, comte et grand de Castille »
(v. 2-3) s’oppose à un Hernani « pauvre et [qui n’eut] / Tout enfant, que les bois »
(v. 9-10). L’offrande d’« or, de bijoux, de joyaux » (v. 5) s’oppose à la « rouille de sang »
(v. 12), tout comme le fait le vers 44 : « le duc n’a pas de tache au vieux nom de son
père » et l’allusion au « rang » (v. 7) qui s’opposent aux « droits, dans l’ombre ensevelis »
(v. 13).
7. Le jeu de scène suggéré dans cet extrait fait d’Hernani celui qui propose un choix à
Doña Sol. Contrairement à ses attentes, elle persiste dans le choix de le suivre. Il faut
donc supposer un jeu de scène qui s’accompagne d’une gradation, Hernani insistant
pour que Doña Sol pèse avec soin toutes les implications de son choix : « Écoutez » (v. 1),
« Voilà donc ce qu’il est » (v. 9). On remarque que plus Hernani insiste sur les trésors du
duc (« Le duc peut tout. Le duc vous offre avec sa main / Trésors, titres , bonheur… »,
v. 45-46), plus la détermination de Doña Sol semble renforcée.
8. Les répliques de Doña Sol suscitent l’admiration du spectateur. Elles montrent, par leur
répétition, la fermeté du personnage et le caractère irrévocable de sa décision. L’évolution
de ses répliques de « Je vous suivrai » à « Nous partirons demain » lui laisse le dernier mot
de l’extrait où elle domine puisqu’elle coupe court à la dernière réplique d’Hernani.

Vers le bac
Le commentaire
Dans la scène 2 de l’acte I, Hernani propose un choix à Doña Sol : épouser le duc ou le
suivre dans sa vie de proscrit. En mettant son amour à l’épreuve, Hernani la met donc
en garde, en évoquant une vie à la fois dangereuse et attirante.
La marginalité d’Hernani transparaît dans sa pauvreté (v. 9) et son blason « délustr[é] »
(v. 12). Fils d’un gentilhomme condamné à l’échafaud, il a été forcé de prendre la fuite,
avec ses « proscrits » (v. 23), selon le terme qu’il choisit pour les désigner. Hernani vit
dans la montagne, avec ses compagnons « libres, pauvres et graves » (v. 31). C’est donc
une vie de proscrite qu’il offre à Doña Sol (v. 41-42). Les mousquets (v. 40) et le bourreau
(v. 23) sont pour eux des dangers menaçants et en font des exclus de la société des
hommes. Hernani, quant à lui, revendique le terme de « bandit » au vers 26.
Pour autant, la vie décrite par Hernani n’est pas évoquée comme un repoussoir, en
dépit de l’évocation d’hommes « pareils aux démons [des] rêves » (v. 36). Au contraire,
la simplicité de sa vie frugale et surtout l’évocation de la fraternité des « rudes compa-
gnons » (v. 22) que redoublait le courage et le sens de la loyauté (« trois mille de ses
braves […] Viendront », v. 32 à 34) font de cette évocation un idéal héroïque. Hernani
n’est donc pas un véritable proscrit, il est le chef d’un groupe de « montagnards, libres,
pauvres et graves » dont il « commande [la] bande » (v. 25). Ces hommes sont associés
par le goût de la vengeance, qui fait coïncider leur intérêt avec celui des armes (v. 16
et 24) et sont donc également sensibles à l’honneur. Loin d’être isolé, Hernani incarne
donc au contraire une légitimité différente. Le cor, attribut du chasseur, mais aussi du
soldat, fait ici partie des accessoires symbolisant sa supériorité. Héroïsée par l’évocation
d’une fraternité guerrière, la vie d’Hernani s’apparente enfin à un idéal romantique. Le
héros mène en effet une vie dominée par la figure de la « vieille Catalogne » (v. 30), qui est


ici une allégorie à la fois politique et naturelle. Protégé par la « vieille Catalogne » (v. 30),
Hernani légitime sa prétention à retrouver un rang en affirmant son appartenance à une
lignée ancienne ancrée dans la terre, celle de la « mère » Catalogne. La Catalogne natu-
relle, enfin, décrite par énumération (« l’air, le jour et l’eau », v. 18 ; « dans ses forêts, dans
ses hautes montagnes / Dans ses rocs », v. 28-29 ; « dans les bois, dans les monts, sur les
grèves », v. 35), apparaît comme un lieu d’hospitalité où mener la vie simple et naturelle
du héros. L’attirance et la résolution manifestées par Doña Sol s’expliquent donc outre
l’amour, par le portrait qu’Hernani fait de sa vie avec les proscrits : celle-ci est moins
l’évocation d’un bannissement subi que la revendication d’appartenance à un groupe
dont les valeurs d’honneur et de fraternité sont garanties par la vertu naturelle.

Texte 2
Se libérer d’une société qui ne reconnaît pas l’art (pages 372-373)
Alfred de Vigny, Chatterton (1835)

➔➔ Objectif
Étude d’un monologue précédant la mort du héros.

➔➔ Présentation du texte
La liberté du héros romantique ne se manifeste jamais aussi totalement que dans le
choix de mourir. Dans Chatterton, ce moment ultime est précédé d’un monologue et de
plusieurs coups de théâtre rapprochés. La mort grandiose du héros Chatterton permet
ainsi d’offrir un contraste avec celle, escamotée, de Lorenzo.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Ce monologue se compose de quatre moments différents. Le premier (l. 1 à 10) fait
état des récents bouleversements dans la vie de Chatterton. Ce dernier s’étonne que
« sa destinée change tout à coup » et évoque des perspectives d’avenir plutôt réjouis-
santes : il s’est vu proposer un emploi de commis. Grâce à ce poste, il pourrait se consa-
crer à la poésie et non plus à « écrire les choses communes qui font vivre ». Dans un
second temps (l. 10 à 16), il parle de Kitty Bell et prend la résolution de ne plus la voir
plutôt que de la tuer : « Cela vaut mieux et je ne la verrai plus ». Dans le troisième
moment (l. 16 à 25), le jeune homme tombe sur un article de journal dans lequel il est
accusé de ne pas être « l’auteur de ses œuvres ». Il est qualifié d’imposteur. Dans une
quatrième partie, il apprend que la place qu’on lui réserve est celle de valet de chambre.
Le texte se referme donc dans une ambiance très noire, où Chatterton, gagné par un
profond désespoir, envisage de confier son sort à la « mort, Ange de délivrance ».
b. Plusieurs objets jouent un rôle important dans ce monologue. Il faut mentionner
d’abord le journal qui révèle à Chatterton que son nom est désormais lié à l’imposture.
Ensuite, il y a cette lettre qui bouleverse ses espérances en lui apprenant que la place
qu’on lui réserve est celle d’un valet de chambre. La fiole d’opium lui sert alors de
remède contre ses tourments. Enfin, il jette ses poèmes dans le feu. Finalement, c’est le
papier sous toutes ses formes qui joue un rôle capital dans la dramaturgie de cet extrait.


Lecture analytique
Un ultime monologue
1. Il s’agit ici d’un monologue du jeune Chatterton, qui s’exprime tout en se prome-
nant sur l’avant-scène. C’est principalement au spectateur qu’il livre le récit de ses
états d’âme. Il l’apostrophe dans ses lamentations, comme par exemple : « Ah !... pays
damné ! terre du dédain ! sois maudite à jamais » (l. 28), l’interpelle dans ses question-
nements : « Dois-je le croire ? » (l. 11) et le lie indéfectiblement à son destin : « Adieu
humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, angoisses, misères,
tortures du cœur, adieu ! ». (l. 34 à 36).
2. Au début du monologue, le jeune Chatterton semble assez joyeux ainsi que le
montre le champ lexical : « Je tiens là ma fortune » (l. 3), « tant mieux » (l. 7), « cela
est honorable » (l. 7-8), « paix de son âme » (l. 9). Après la lecture du journal et de la
lettre, son humeur change radicalement. Il s’agit de deux mauvaises nouvelles coup sur
coup. D’abord, son nom est sali : « mon nom est étouffé, ma gloire éteinte, mon honneur
perdu ! » (l. 23-24). Cette gradation suivant un rythme ternaire marque la progression
d’un abattement qui atteint son apogée à la fin du texte. Alors qu’il se sait voué à
devenir valet de chambre, les phrases exclamatives se multiplient. Le champ lexical est
désormais celui du désespoir : « humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants,
incertitudes, angoisses, misères, tortures » (l. 34-35).
3. Chatterton semble être un jeune homme au caractère instable et tourmenté. Il se
laisse sombrer dans un désespoir vertigineux dont la seule issue est, selon lui, la mort.
Il n’est cependant dépourvu ni d’une grande noblesse ni d’une grandeur d’âme. C’est
surtout un personnage intransigeant, qui place l’œuvre artistique au-dessus de tout.
Le portrait d’un héros romantique
4. Chatterton se désigne comme un poète talentueux mais malmené et incompris. Bale,
l’auteur de l’article blessant, est qualifié de « serpent » sortant d’un « égout » (l. 23). De
cette façon, Chatterton marque une opposition claire entre cet art noble – la poésie –,
dont il est empêché faute de moyens et de reconnaissance et ses ennemis obscurs et
méprisants. Il incarne ainsi la figure du héros romantique en proie à l’iniquité du sort
comme à l’hostilité de ses contemporains.
5. Pour Chatterton, il s’agit d’abord d’un suicide littéraire. En effet, il se consume de
l’intérieur en brûlant ce qu’il a de plus intime : ses poèmes. Il s’agit, pour lui, du plus
noble et difficile des sacrifices. Paradoxalement, cet acte douloureux est libérateur. Cela
lui permet d’atteindre le « bonheur », la « délivrance », de « conquérir » et finalement
de « purifier » son âme (l. 37 à 44). On retrouve cette antithèse avec le champ lexical de
la mort : « dernière heure » (l. 33), « adieu » (l. 34 et 36), « Ange sévère » (l. 40)…
6. L’image du héros romantique révélée par ce passage reste celle d’un être à la merci
de ses émotions. En proie à une vive exaltation, il peut se trouver, quelques minutes
plus tard, dans un état de détresse intense proche du suicide. Le héros romantique est
un homme entier et exalté qui ne connaît pas la demi-mesure. Son art est son bien le
plus précieux mais également la cause de ses éternelles turpitudes.
Un éloge de la liberté de l’art
7. Chatterton parle de ses poèmes dans les termes suivants : « nobles pensées écrites


pour tous ces ingrats dédaigneux » (l. 43). Cette définition appelle l’image d’une
œuvre littéraire quasiment sacrée ou en tout cas inaccessible à une foule de profanes.
Chatterton crée ainsi une rupture entre ses poèmes et le reste du monde qui n’a pas su
en apprécier la valeur. L’œuvre d’art devient un idéal ne pouvant s’offrir aux incultes.
8. L’effet dramatique de la situation se trouve renforcé par les didascalies. En effet, ces
indications accompagnent la détresse du personnage en jouant un rôle d’emphase.
Chatterton « s’écrie avec indignation » (l. 26), « il jette au feu tous ses papiers » (l. 42),
il a une « attitude grave et exaltée » (l. 45-46).
9. Un lien entre cet extrait et celui d’Hernani de Victor Hugo peut être envisagé : en
effet, ces deux figures de l’héroïsme romantique, amoureux tous deux, ont cela de
commun qu’ils refusent la compromission avec une société qui les méprise ou les
condamne et érigent un système de valeurs qui lui est opposé. Courageux, Hernani
rappelle à Doña Sol qu’il côtoie constamment la mort. Chatterton, quant à lui, se la
donne intentionnellement. Tous deux partagent également une forme d’aristocratie :
aristocratie salie d’un nom à redorer dans le cas d’Hernani, aristocratie littéraire et
métaphorique dans le cas du jeune lord Chatterton.

Vers le bac
La dissertation
Proposition de plan
I. Le danger de mort et le héros
A. Le héros romantique risque la mort dans le combat qu’il mène (ex. : Hernani).
B. Il peut craindre la mort pour des êtres qu’il aime (ex. : Chatterton).
C. C’est par sa façon de faire face à la mort que le personnage romantique est héroïque
(ex. : Chatterton).
II. La mort comme liberté
A. Le héros romantique côtoie la mort comme une parente. Il est parfois lui-même
meurtrier (ex. : Lorenzo).
B. En se suicidant, le héros romantique fait la preuve de sa liberté absolue (ex. :
Chatterton).
C. La mort du héros confirme également le caractère exceptionnel de son destin (ex. :
Lorenzo).

Texte complémentaire
Karl, un brigand libre, précurseur du héros romantique (page 374)
Friedrich Schiller, Les Brigands (1781)

➔➔ Objectif
Analyser la représentation d’un précurseur du héros romantique.

➔➔ Présentation du texte
Le choix du texte de Schiller comme texte complémentaire se justifie à plusieurs titres.
Il prolonge tout d’abord la figure du brigand d’honneur qu’est Hernani, un héros à la


fois marginal rejetant la société et lui opposant un système de valeur meilleur. Il montre
également le sentiment de singularité de l’homme romantique dans un univers qui lui
est étranger n’est pas né avec le romantisme.
Dès 1781, le préromantisme allemand met en avant ces thèmes au théâtre, à travers
l’étrange mélancolie de Karl.

➔➔ Réponses aux questions


1. Karl se définit par rapport à l’humanité comme le spectateur d’un « jeu », « le jeu
varié de la vie » (l. 4), comme s’il lui était extérieur. Dans son évocation de l’humanité,
il a recours à des images antithétiques, où s’opposent (l. 1-2) le minuscule (« abeilles »,
« souris ») et le gigantesque (« géants », « divins »). Le personnage prend ainsi un recul
important par rapport à la société de ses semblables.
2. Le spectacle de l’humanité « tire les larmes des yeux en même temps qu’il vous dilate
la rate » (l. 7-8). Celui de la nature remplit Karl d’émotion. C’est la beauté de la nature
qui le subjugue (l. 11). Cette contemplation est proprement romantique : en effet, le
spectacle de la nature suscite, dans la pensée du spectateur, un écho et des émotions
intimes.
3. La part de mélancolie dans ce passage provient de la formulation par Karl d’un senti-
ment de rupture totale avec le monde. Karl se définit lui-même comme « un monstre »
(l. 23), tout en aspirant à ressembler au soleil : double ambition qui résume la formation
du héros romantique.
4. L’attitude de Karl est une attitude mélancolique qui peut également laisser poindre
chez le dramaturge une part d’ironie. En effet, c’est le contraste de l’attitude de
Karl avec ses compagnons qui permet d’interpréter la scène ainsi. L’impossibilité
qu’éprouvent Schwarz et Grimm à raisonner Karl et à le rendre gai se trouve ainsi réaf-
firmée de façon comique lorsque ce dernier « se laiss[e] tomber à la renverse » (l. 22),
accablé, malgré leurs encouragements.
5. Chatterton et Karl partagent une vision de la mort vécue comme une apothéose. Ici,
Karl se compare dans la mort à un coucher de soleil, tandis que pour Chatterton, elle
est le seul moyen pour échapper à un siècle qui le dégoûte. Cependant, Chatterton, qui
songe au suicide, quitte la vie avec l’impression d’un échec, tandis que Karl l’envisage
ici comme une rêverie héroïque.

Texte 3
Un valet qui défie le roi (pages 375-376)
Victor Hugo, Ruy Blas (1838)

➔➔ Objectif
Analyser l’aveu amoureux vécu comme transgression.

➔➔ Présentation du texte
Comme dans Hernani, l’amour de Ruy Blas est une transgression des normes sociales. Il
inverse néanmoins le sens de cette transgression, en étant ce « ver de terre amoureux
d’une étoile » qui se livre ici à un aveu où transparaît une liberté héroïque.


➔➔ Réponses aux questions
Travail en autonomie
1. Les phrases qui constituent l’aveu de Ruy Blas sont majoritairement exclamatives,
impératives ou interrogatives. Ces signes montrent ici que l’aveu est théâtralisé et que
Ruy Blas prend à partie Don César, comme pour le faire participer au dévoilement de
son âme.
2. Les apostrophes et interjections sont nombreuses dans le texte : les apostrophes
(« Frère », v. 10 ; « Zafari ! », v. 12) et les interjections (« Eh bien ! », v. 36 ; « Hé ! », v. 21 et
39 ; « Oh ! », v. 41 ; la reprise sur le mot « Espère ! / Espérer ! », v. 6-7) laissent envisager
un jeu où domine la surprise (pour Don César) tandis que Ruy Blas révèle ici son amour
de façon éclatante.
3. L’aveu de Ruy Blas suscite une ironie contre lui-même. Il se considère dans toute la
médiocrité de sa condition et met en évidence la présomption de son amour (« Hé, qui
devinerait ? », v. 21) en rappelant, par une insistance sur les pronoms « moi » et « lui »,
la distance gigantesque qui le sépare de l’être aimé ainsi que de son rival, le roi : « Eh
bien ! – moi, le laquais, – tu m’entends, – eh bien ! oui, / Cet homme-là ! le roi ! je suis
jaloux de lui ! » (v. 36-37).
4. Dans cette scène, Ruy Blas est habillé en laquais. Il se comporte, au départ, confor-
mément à son habit, notamment lorsqu’il répète les paroles de Don Salluste et qu’il
évoque « l’habit odieux » (v. 4) sous lequel Don César le voit. Mais il invite rapidement
son ami à voir sous « cet habit qui souille et déshonore » (v. 8), le « dedans » (v. 13) de
son âme. Le lexique de la recherche (« fouille », « cherches », « creuse », v.  15 et 18)
accompagne la révélation progressive de l’intériorité du personnage de Ruy Blas.
5. L’importance du roi est restituée au moyen d’une anaphore constituée de subordon-
nées relatives introduites par les pronoms « que », « qui » et « dont ». Les caractéristiques
du roi (majesté, grandeur, honneur, puissance, inspirant la crainte, etc.) sont ainsi
énumérées pour produire l’effet de grandeur. Les antithèses contribuent également à
montrer la disproportion qui sépare le monarque de ses sujets : « un homme » (v. 26) /
« comme pour Dieu » (v. 28), « d’en bas » (v. 27) / « Dans une majesté redoutable » (v. 34),
mais aussi les hyperboles, « Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signe » (v. 31) ou
« dont on sent le poids dans la moitié du monde » (v. 35).
6. Le discours de Ruy Blas oppose l’honneur et la honte. Tandis qu’il est concerné par le
premier, sous un « habit odieux » (v. 4) qui « souille et déshonore » (v. 8), c’est au roi que
reviennent les honneurs, le « dais orné du globe impérial » (v. 24). Ruy Blas a honte d’un
être qui n’est pas lui-même, mais qui se révèle progressivement au moyen des infinitifs
(« Vivre […] Avoir perdu […] Être », v. 8 à 10). Le roi manifeste au contraire sa puissance
au présent : « un homme / Qu’à peine on voit […] qu’avec terreur on nomme […] Qui
vit », etc. (v. 26 à 35)
7. Ruy Blas apparaît ici en héros du fait de la révélation d’un amour transgressif. Cette
« hydre » (v. 11) qui le dévore évoque les travaux d’Hercule, de même que sa révélation
caractérisée par les hyperboles : « quelque chose / D’étrange, d’insensé, d’horrible et
d’inouï » (l. 15-16). Les métaphores du sentiment amoureux comparent celui-ci à « une
fatalité », « un abîme » (v. 17-18) : autant de dangers auxquels un héros est confronté.


8. La dimension tragique du personnage transparaît dans la versification et l’accumu-
lation des impératifs, « invente, imagine, suppose » (v. 14) ou des épithètes « quelque
chose / D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï » (v. 15-16). Ces accumulations sont
accompagnées d’hyperboles (« Plus sourd que la folie et plus noir que le crime », v. 19)
ou encore d’un travail sur les rythmes comme celui du vers 16 (2/4/2/4) ou du vers 18
(1/2/5/4), qui montre une accélération du discours. Urgence et transgression se mêlent
donc pour révéler que Ruy Blas est ici un héros qui transgresse toutes les lois admises,
non pas volontairement, mais sous l’emprise d’une « fatalité dont on [est] ébloui » (v. 17).
Proposition de plan
I. Un aveu libérateur
A. Un aveu qui conduit de l’extériorité à l’intériorité du personnage
B. Une révélation faite sur un mode théâtral
C. Un amour héroïque
II. Un amour scandaleux
A. L’ironie de Ruy Blas à sa propre révélation
B. La rivalité absurde d’un laquais et du roi
C. La dimension tragique de Ruy Blas

Histoire des arts


La mort d’un héros romantique (page 377)
➔➔ Objectif
Étudier une représentation musicale du héros romantique.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Œuvre représentative de la musique romantique, la Symphonie fantastique transpose
tout en la romançant la propre histoire amoureuse de son compositeur, HectOr, Berlioz.
En 1827, celui-ci tombe amoureux d’une actrice jouant le rôle d’Ophélie dans Hamlet :
Harriet Smithson.
Cet amour lui inspire l’idée d’une symphonie descriptive, où chaque mouvement forme-
rait une partie du récit musical de la vie d’un artiste : c’est la Symphonie fantastique,
en 1830.
La capacité de Berlioz à varier les atmosphères et les orchestrations, du calme pastoral
jusqu’aux hurlements du sabbat des sorcières, constitue l’une des spécificités de sa
musique. Le mouvement 4, intitulé « Marche au supplice », permet d’offrir un parfait
équivalent musical de la scène de Chatterton (étudiée p. 373).

➔➔ Réponses aux questions


1. La foule bruyante et la solitude du condamné contrastent au moyen d’une utilisation
de l’orchestre différente. Les rythmes précipités, l’accent mis sur les cuivres, dans ce qui
ressemble à une fanfare et la tonalité majeure caractérisent l’impression d’une foule en
liesse. À l’inverse, les instruments à cordes, dans une tonalité mineure, plus sombre,
servent à évoquer la solitude du condamné. Il est question ici d’un héros s’apprêtant à
subir un supplice car il s’est empoisonné à l’opium, comme dans le texte de Vigny (p. 372).


2. Le terme « marche » a ici un double sens : il renvoie en effet au pas du condamné,
illustré par les timbales marquant le temps. Il peut également signifier une musique
militaire gaie, ce que les passages évoquant la fanfare mettent en évidence.
3. L’attitude manifestée par la foule est ambiguë à déterminer. On constate, dans le
texte de Berlioz, qu’il s’agit d’éclats bruyants. On peut s’imaginer, dès lors, une foule
venue assister au supplice, à la fois curieuse, indifférente, pleine de pitié ou bien huant
le condamné.
4. L’idée de la mort est représentée par l’utilisation de notes graves et d’un rythme lent,
mesuré.
5. L’idée de mélancolie est représentée ici à la fin du morceau. Dans un dernier chant de
hautbois, l’artiste se souvient de la femme aimée, sur un mode qui évoque la nostalgie.
6. Après les « quatre notes » descendantes représentant la tête du condamné qui roule, on
entend, sur la note de fin, une sonnerie triomphale de fanfare. Cette fanfare ultime laisse
penser que l’exécution a été juste et que la sentence est désormais rendue. Cet effet est,
bien entendu, ironique de la part du compositeur.
7. Les procédés utilisés par Berlioz afin de rendre sa musique descriptive sont majo-
ritairement des procédés de couleur instrumentale. Il utilise en effet, de façon très
différenciée, les bois, les cordes, les vents, pour évoquer des atmosphères toujours
différentes et violemment contrastées. Berlioz est également connu pour être l’un des
plus importants introducteurs des instruments à percussion dans l’orchestre, comme
ici les timbales, mises au service de cette « Marche au supplice ».

Séquence 2
Théâtre et politique : du drame romantique au théâtre du xxe siècle
Corpus de textes B

Théâtre, politique et société


au xxe siècle : un rapport critique
B i b l i o g r a p h i e
Textes critiques
– Jean Duvignaud, Spectacle et société, Éd. Denoël Gonthier, 1970.
– Jean-Jacques Roubine, Jean-Pierre Ryngaert, Introduction aux grandes théories du théâtre,
Armand Colin, 2004.
– Franck Evrard, Le Théâtre français du xxe siècle, Ellipses, 2001.
Textes de théâtre
– Bertolt Brecht, La Résistible Ascension d’Arturo Ui, 1941.
– Jean-Paul Sartre, Les Mains sales, 1948.
– Jean-Paul Sartre, Le Diable et le bon dieu, 1951.
– Jean Giraudoux, Théâtre complet, coll. « La Pléiade », Éd. Gallimard, 1982.


Texte 1
Le théâtre et la critique de la guerre (pages 378-379)
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935)

➔➔ Objectif
Étude d’une scène de dénouement où le théâtre propose un discours sur le réel.

➔➔ Présentation du texte
Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux propose en 1935 une lecture actua-
lisée du mythe antique. Peu de temps avant le déclenchement du conflit européen
mondial, la pièce comporte, notamment dans son dénouement, une forme de mise en
garde du théâtre adressée au monde. La relecture du mythe se conjugue donc ici avec
un propos d’actualité immédiate.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. En 1935, Giraudoux, comme de nombreux intellectuels, semble s’apercevoir que la
guerre approche. La guerre de Troie n’aura pas lieu est une pièce qui entend donc offrir
une vision théâtrale de l’actualité. Or, pour cela, Giraudoux a choisi de représenter sur
scène un mythe guerrier : la guerre de Troie. Le choix de héros de l’Antiquité s’explique
ainsi par celui d’avoir représenté un symbole de la guerre, plutôt que la guerre elle-
même.
b. Cet extrait final de la pièce de Giraudoux est caractérisé, jusqu’au bout, par une issue
incertaine. Cinq retournements de situation ont successivement lieu, orchestrés par
Oiax, par le javelot d’HectOr, et surtout par Démokos.

Lecture analytique
Un dénouement tragique
1. Cet extrait final de la pièce de Giraudoux est caractérisé, jusqu’au bout, par une
issue incertaine. En effet, l’issue semble plutôt pacifique, jusqu’au comportement scan-
daleux d’Oiax (l. 10 à 29), qui menace de se faire tuer par le javelot d’Hector, ce qui
aurait pour conséquence immédiate la guerre. Pourtant, Oiax se résigne et quitte la
scène, laissant ouverte la possibilité d’une paix (« HectOr, baisse imperceptiblement
son javelot », l. 30). Mais Démokos survient, dans le camp troyen et entonne le chant
de guerre… qu’il n’a pas le temps de prononcer puisqu’il est tué par le javelot d’Hec-
tOr, qui se pose, à nouveau, en protecteur de la paix. C’est finalement la dénonciation
calomnieuse d’Oiax par un Démokos mourant qui fait basculer la scène dans la guerre :
« Elle aura lieu », dit HectOr, (l. 51). Cinq retournements de situation se succèdent donc
avec une grande rapidité, ce que montrent les didascalies et notamment les locutions
adverbiales indiquant la simultanéité : « pendant que » (l. 21), « À ce moment » (l. 30) ou
encore l’importance des verbes conjugués au présent (par exemple, « Quelle est cette
lâcheté ? Tu rends Hélène ? Troyens, aux armes ! On nous trahit… », l. 32-33).
2. Les jeux de scène semblent illustrer la dimension tragique de l’extrait. Le javelot
d’Hector tout comme le rideau de scène sont successivement baissés, puis se relèvent


et finissent par commettre et accompagner l’irréparable. L’impression donnée est donc
celle d’une mécanique fatale, qui ne peut pas ignorer la provocation d’Oiax, puis celle
de Démokos. Enfin, dans une dernière vision, le spectateur voit Hélène embrassant
Troïlus, ce qui montre l’absurdité de la guerre, mais également son caractère inévitable.
3. Cette scène oppose les analyses de ceux qui considèrent que la guerre va éclater
et ceux qui pensent que la paix peut s’imposer. Parmi les premiers, Cassandre (l. 20),
Démokos (l. 34) et Oiax considèrent que les rivalités sont trop exacerbées entre Grecs et
Troyens. Cassandre est ce personnage doué du don de divination, qui peut donc prédire
les événements, Oiax manque de faire éclater la guerre par sa rudesse et Démokos la
déclenche. HectOr, et Andromaque tentent au contraire de préserver la paix, considé-
rant qu’il vaut mieux endurer les insultes d’Oiax (l. 20 à 30).
Une critique de la guerre
4. Andromaque et HectOr, symbolisent ici le pacifisme, qui fait d’eux des personnages
qui endurent les affronts (comme celui d’Oiax). Le personnage d’Oiax leur est contraire
en cela qu’il est intempérant (il est ivre, l. 7 et désire Andromaque).
5. HectOr, veut s’empêcher de tuer Oiax car il sait que le meurtre d’un de ses ennemis
entraînera immédiatement la guerre. Il tue en revanche Démokos, le poète troyen, par
conséquent l’un des siens. Le dénouement est donc ici ironique puisque c’est en tuant
le belliciste qu’HectOr, déclenche la guerre, alors qu’il pensait que sa mort permettrait
de préserver la paix.
6. Le responsable de la guerre est le poète Démokos. Il invoque la « lâcheté » (l. 32)
d’HectOr, et prône au contraire le combat, en s’adressant aux Troyens sur un mode
impératif : « On nous trahit… Rassemblez-vous… Et votre chant de guerre est prêt !
Écoutez votre chant de guerre ! » (l. 33-34). À travers l’allusion à ce « chant de guerre »,
Giraudoux accuse les idéologues guerriers qui veulent déclencher les hostilités entre
peuples.
Un théâtre qui s’adresse à l’Histoire
7. Plusieurs événements ont lieu en dehors de la scène. Comme s’il existait une conti-
nuité entre la scène et ceux-ci, ils sont commentés au présent par les personnages
puisqu’ils symbolisent en réalité la décision de guerre ou de paix. Le retour d’Ulysse à
bord (l. 1 et 15), accompagné d’Hélène (l. 32) semble indiquer l’espoir de paix, mais le
meurtre d’Oiax (l. 50) intervient pour déclencher la guerre finale.
8. La dernière phrase de la pièce est ambiguë : elle donne la parole au poète qui appar-
tient au camp des assaillants (les Grecs) comme pour montrer que, dorénavant, c’est
le chant de guerre qui va triompher. Mais en même temps que Démokos, c’est la pièce
qui s’achève. « La parole au poète grec » pourrait donc également signifier que si le
théâtre a échoué, c’est au réel, désormais, de s’exprimer. Cette phrase semble donc
préparer une guerre à venir sur la scène du réel… et Giraudoux faisait donc preuve ici
d’une troublante perspicacité.
9. Les événements historiques que cette scène symbolise concernent l’opposition, avant
une guerre que l’on sait inéluctable, entre pacifiques et bellicistes. Elle rappelle donc le
climat politique existant en France au milieu des années 1930, où la menace de l’Alle-
magne (ici représentée par Oiax ?) était déjà nettement perceptible.


Texte 2
Le théâtre et la question éthique (pages 380-381)
Albert Camus, Les Justes (1949)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Montrer les enjeux sous-jacents d’un débat entre personnages.

➔➔ Présentation du texte
Dans la question des rapports critiques unissant théâtre, politique et société, le théâtre
engagé d’Albert Camus s’impose par l’acuité avec laquelle il interroge l’action politique
et la morale. Dans cet extrait bien connu, la polémique éclate entre les révolutionnaires
autour de la question des fins et des moyens : une manière pour le théâtre d’interroger
le sens de l’action dans le réel.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Deux groupes de mots entrent ici en opposition : ceux ayant trait au bien et ceux ayant
trait au mal. La question éthique est ainsi posée dans la dispute qui oppose les justes
et cela de façon ambiguë. On voit ainsi que, pour les justes, « tuer le grand-duc » (l. 9)
est un bien tandis qu’« assassiner des enfants » (l. 10-11) est un mal et Stepan quali-
fie les considérations morales des autres membres comme des « niaiseries » (l. 39). La
« destruction » (l. 44) est assumée, mais uniquement si elle connaît « un ordre », « des
limites » (l. 44).

Lecture analytique
Une dispute entre révolutionnaires
1. Le rapport de force évolue entre les personnages. Si Kaliayev est au départ le person-
nage envers lequel tous les justes sont tentés de formuler leurs reproches, rapidement,
plusieurs se rallient à son hésitation (Voinov, l. 18 ; Dora, l. 21). Et c’est bien grâce à
Dora (l. 13), que le rapport de force évolue définitivement : ce n’est plus Kaliayev qui est
interrogé, mais Stepan et ce n’est plus un manquement qui est critiqué, mais l’absence
de sentiment moral de Stepan.
2. La tension est extrême dans cette scène. Camus, pour créer cette impression, a utilisé
des phrases très courtes (« Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu. […] Il devait obéir.
[…] Je suis le responsable », l. 12 à 14), des didascalies (« avec violence », l. 21 ; « violem-
ment », l. 46) et fait des allusions à l’état psychologique des personnages (« mes mains
tremblent », l. 19 ; « j’ai honte de moi », l. 59), qui mettent en évidence la tension de la
scène. Avec l’évolution de la scène, les personnages se critiquent de manière virulente,
Stepan dénonçant les « niaiseries » (l. 39) de ses camarades, qui lui dépeignent à leur tour
une révolution « haïe » (l. 43).
3. Stepan accuse violemment ses camarades de ne pas croire à la révolution. Sa longue


réplique (l. 46 à 57) fait un usage permanent de la négation, présente dans pratiquement
toutes les phrases : il refuse à ses camarades le statut de révolutionnaires et les accuse
donc de ne pas avoir de convictions. On observe également que Stepan utilise la négation
en même temps que le conditionnel « Si vous… […] ne pas ». C’est donc à un chantage
idéologique que se livre ici Stepan.
4. La mise en scène de Stanislas Nordey restitue l’idée d’embrigadement au moyen de
grands pardessus gris, ternes et tous identiques. Hommes et femme (Dora) sont, de ce
fait, tout à fait uniformes, par le choix de ce costume.
Une question difficile à trancher
5. Les révolutionnaires des Justes débattent des fins qu’ils souhaitent obtenir et des
moyens pour y parvenir. Le « devoir » et le « pouvoir » s’y rencontrent donc de façon
conflictuelle. « Vous ne pouviez pas vous tromper », commence par dire Kaliayev (l. 3-4),
qui attend de ses camarades une vérité incontestable en faisant de la révolution une
vérité toute-puissante. Conformément à cela, tous « [doivent] obéir » (l. 13) et « ne [pas
pouvoir] hésiter » (l. 15). Mais Dora admet qu’elle ne « pourrai[t] pas faire » (l. 22) ce que
Kaliayev a refusé d’accomplir : préoccupation d’ordre éthique allant à l’encontre de la
morale révolutionnaire qui suppose un attachement inébranlable pour la cause. Pour
Stepan, il faut « pou[voir] si l’Organisation le command[e] » (l. 35). En somme, ce dernier
ignore tout autre « devoir » que celui du dogme révolutionnaire, sur lequel il fonde son
« pouvoir ». Les autres révolutionnaires veulent aussi accomplir leur « devoir » révolu-
tionnaire, mais ils n’en ont pas toujours le « pouvoir » puisqu’ils sont rappelés à un autre
devoir, qui est celui de la morale humaine. Cette hésitation entre deux devoirs moraux
(au sens révolutionnaire et au sens juridique) fonde la question éthique de ce passage.
6. Stepan tente ici de persuader ses camarades au moyen de procédés anaphoriques qui
montrent son insistance. Il met sous les yeux de ses camarades les difficultés traversées
(« Deux mois de filatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à
jamais », l. 24-25), le sort de ceux qui ont été pris par les autorités (« EgOr, arrêté pour
rien. Rikov pendu pour rien », l. 25-26), mais il dénonce aussi leurs réticences à agir (« Si
vous y croyiez […] si vous étiez sûrs […] si vous ne doutiez pas […] si cette mort vous
arrête », l. 48 à 56). Il leur dresse l’image idéalisée d’« une Russie libérée du despotisme,
une terre de liberté » (l. 50-51). 
7. Stepan fonde son action sur la certitude inébranlable de la révolution comme seule
vérité. Pour lui, il faut « oublier les enfants » et se « reconnaît[re] tous les droits »
(l. 54-55). « Cro[ire] à la révolution » (l. 57) signifie pour lui une soumission totale à
ses impératifs et tous les moyens sont bons pour atteindre cette fin ultime. Les autres
personnages sont plus scrupuleux et ne combattent pour l’Organisation qu’en tant
qu’elle doit faire triompher un ordre juste ; ils croient donc en « un ordre » et « des
limites » au combat (l. 44-45).
La révolution et l’homme en question
8. On trouve, dans le lexique de l’émotion et des sentiments, les expressions : « Il fallait
que […] personne ne pût hésiter » (l. 14-15), « Mes mains tremblent » (l. 19), « Je n’ai
pas assez de cœur pour ces niaiseries » (l. 39), « j’ai honte de moi et pourtant je ne
te laisserai pas continuer » (l. 59-60). On remarque qu’émotions et sentiments sont


toujours considérés comme des influences négatives sur l’individu. Ils sont soit niés,
soit combattus par les personnages.
9. La mort des deux enfants du duc est désignée comme un événement imprévu de
l’opération (l. 12). Mais à cette première désignation abstraite vient s’ajouter une évoca-
tion concrète lorsque Dora évoque « des enfants […] broyés par nos bombes » (l. 37-38).
Ce que Stepan qualifie de « niaiseries » (l. 39), à savoir « la mort de deux enfants »
(l. 54-55, Stepan ne fait plus allusion au fait de les tuer), n’en est pas moins considéré
dès lors comme un « assassin[at] » par les révolutionnaires (l. 62). Le sens donné à la
mort des deux enfants (mal nécessaire ou crime impardonnable) montre donc les deux
visages de la révolution.
10. Le combat des justes doit faire aboutir la révolution pour renverser le pouvoir du
grand-duc. Deux avenirs de cette révolution se dessinent cependant.
Stepan imagine un monde idyllique, débarrassé de la domination et des superstitions
(« l’homme, libéré de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des
vrais dieux », l. 53-54), amené à devenir universel (« une terre de liberté qui finira par
recouvrir le monde entier », l. 51-52) et souhaite un futur où les justes « seron[t] les
maîtres du monde » (l. 41). Ce désir peut corroborer la crainte de Kaliayev qui a peur
que s’annonce « un despotisme […] qui […] fera de [lui] un assassin » (l. 60 à 62) et Dora
précise que la révolution, ce jour-là, « sera haïe de l’humanité entière » (l. 43-44).
11. Dans le document page 380, le comédien Wajdi Mouawad représente l’expression
du dilemme. Les mains jointes expriment l’incertitude et l’hésitation entre deux solu-
tions contraires et égales. Le visage baissé indique la préoccupation et sa place, sur un
escalier, pourrait représenter ce moment où la situation des révolutionnaires, forts de
leur droit, s’apprête à basculer dans l’« assassinat » (l. 62).

Vers le bac
L’entretien
L’entretien peut commencer par l’exposé détaillé des points suivants.
– Le théâtre, comme toute œuvre d’art, est un art de la représentation. Il peut donc être
mis au service d’une vision du réel, y compris critique. Le développement d’un théâtre
« engagé », des années 1930 aux années 1960, est le signe d’une réelle affinité entre
certaines périodes de l’histoire et le théâtre.
– Le théâtre est un art vivant. Le fait de voir sur scène des décors réels, des comédiens
en chair et en os constitue une expérience inédite, où le réel et la représentation sont
intimement liés. Le théâtre est donc particulièrement adapté à la réflexion politique,
qui concerne spécifiquement le réel.
– Contrairement aux autres arts, le théâtre passe par la mise en scène : toute pièce
peut donc s’adapter aux enjeux de son époque, par la magie de la mise en scène qui en
change sans cesse l’aspect et le propos. Ainsi, les pièces de l’Antiquité s’adressent-elles
encore à nous, plusieurs millénaires après leur écriture.
– Le théâtre est un art collectif qui semble apte, dans son dispositif même, à susciter le
questionnement collectif. Le rôle du public au théâtre est de représenter symbolique-
ment la cité. C’est du moins la fonction du théâtre grec antique que de représenter,
devant une assemblée de citoyens, des mythes fondateurs de la vie publique.


Texte 3
Le théâtre et la dénonciation du colonialisme (pages 382-384)
Jean Genet, Les Paravents (1961)

➔➔ Objectif
Analyser un texte théâtral comme représentation critique de la guerre.

➔➔ Présentation du texte
Outre le choix du thème, la colonisation française en Algérie, le texte Les Paravents de
Jean Genet doit intervenir dans ce groupement de textes en raison du mode critique
qu’il met en place. En effet, ce n’est pas en proposant un discours que le théâtre oppose
ici au monde sa critique, mais en lui soumettant un miroir qui le reflète et le caricature
en en grossissant les traits.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
La création des Paravents, en 1966, cinq ans après la publication du texte et peu de
temps après la fin de la guerre d’Algérie (1962), déclenche l’opposition farouche des
nostalgiques de la colonisation et des mouvements d’extrême droite.
Invoquant la salissure et le déshonneur qui sont infligés à l’armée française dans la
pièce de Genet, les manifestants perturbent les représentations et réclament l’arrêt
immédiat de la pièce. Cet événement théâtral crée des remous dans la vie politique,
obligeant le ministre de la Culture, André Malraux, à prendre la parole devant l’Assem-
blée nationale.

Lecture analytique
Entre comédie et tragédie
1. Dans cet extrait, de façon surprenante, c’est la Mère qui a l’ascendant sur le soldat.
Pierre est en situation de faiblesse (il a envie de vomir) et il s’est débarrassé de son équi-
pement de soldat. La Mère le désigne par les termes « un homme », « une braguette »
(l. 7-8) et le soldat désigne la Mère par le terme « mémée » (l. 49, 53 et 59). C’est pour-
tant la « mémée » (l. 49, 53 et 59) qui devient ici l’assassin puisqu’elle étrangle Pierre
tout en faisant mine de le rhabiller.
2. Plusieurs éléments font ici sourire. La reconnaissance de la « braguette » du soldat,
chez une femme âgée (l. 8) venue « se soulager dans la caillasse » (l. 20-21) sont autant
d’indices de la présence, dans cet extrait du corps grotesque.
Le tragique et le comique, la mort et le rire sont également présents de façon simulta-
née : « À l’idée que c’est vous qui nous ferez tous crever, je chante et je ris » (l. 24 à 26).
3. Jean Genet fait ici usage d’une langue volontiers lyrique et poétique lorsque, par
exemple, la Mère compare le mot à un pauvre petit « […] oiseau tombé d’un fil télé-
graphique » (l. 4) ou qu’elle évoque la « vertigineuse beauté du panorama » (l. 14-15).
Cette poésie devient violente lorsque les représailles des soldats sont comparées à « une
petite tache de sang rouge sur la carte » (l. 27 à 29) et surtout après le meurtre, où est
évoqué le « cou satiné » de Pierre (l. 65).


Dans un rougeoiement tragique, la couleur du ciel symbolise l’assassinat : « Comme un
geyser, jusqu’au ciel le sang n’a pas jailli, pourtant, d’un bord à l’autre du monde, que
la nuit est rouge ! » (l. 66-67).
Le langage et la violence
4. On trouve ici plusieurs termes argotiques, qui traduisent la violence du langage
comme celle du contexte, ainsi que le montrent les termes « dégueule[r] » (l. 9),
« barda » (l. 31), « le bide le cul », « Tu joues au con » (l. 59), etc. La Mère est, comme
son nom l’indique, une figure maternelle qui aide le soldat, le soutient lorsqu’il manque
de vomir (l. 12, 24 et 33) et l’aide à se rhabiller. Elle lui prête assistance, mais elle le tue
aussi : la Mère joue ici plusieurs rôles simultanément, ce qui a pour effet de troubler la
scène en rendant le personnage de la Mère énigmatique et imprévisible.
5. Le meurtre de Pierre ne semble pas véritablement prémédité, ce qui ajoute à la
surprise causée dans cet extrait. L’impression est plutôt que ce meurtre survient par
accident ou plutôt qu’il est dans le prolongement des événements qui le précèdent.
Juste auparavant, en effet, la Mère est consciente du fait que les soldats français repré-
sentent pour le village un danger, susceptible de transformer celui-ci en « tache de
sang rouge » (l. 28). Ce sont surtout ses répliques des lignes 38 à 52 qui montrent que
le langage a précédé l’étranglement : la Mère y mime en effet les nœuds qu’elle fait
autour du cou de Pierre : « L’envers, l’endroit ?… Le chaud et le froid ?… Où est vrai nord,
faux sud ?... » (l. 47-48).
6. Le « pauvre petit mot », c’est-à-dire le langage, est ici dépeint sous la forme d’un
oiseau tombé du nid. Ramasser le mot, le réchauffer, c’est adopter une conception
performative du langage : le spectateur s’attend donc à ce que la Mère trahisse. De fait,
le langage adopte bel et bien une dimension performative et tragique puisqu’il prépare
et accompagne la mort de Pierre.
La dénonciation de la guerre
7. Les didascalies sont ici utilisées de façon précise. Elles montrent tout d’abord que
Genet écrit bel et bien pour la scène : « Pierre est sur le point de quitter la scène, en
passant derrière le paravent » (l. 1) et que son esthétique vise à montrer l’artifice du
théâtre. Les didascalies insistent par ailleurs sur les gestes : « haut-le-cœur » (l. 9), « lui
soutenant la tête » (l. 12), « s’essuyant la bouche avec sa manche » (l. 17-18), etc., qui
sont importants puisque ce sont ces gestes qui se transforment peu à peu en mise à
mort à partir de la ligne 32. 
8. L’intimité entre Pierre et la Mère provient de leur rencontre nocturne. Ils sont seuls.
L’allusion sexuelle à peine voilée de la Mère qui évoque la « braguette » (l. 8) de Pierre
peut laisser envisager une intimité sexuelle, de même que le fait que les personnages
« s’embrouille[nt] dans les courroies » (l. 41), dans un passage qui suggère le rapproche-
ment des corps.
9. Genet amorce une critique de la guerre en introduisant la violence dans cet extrait,
malgré la proximité que l’on sent naître entre Pierre et la Mère : cette scène, à la fois
charnelle et maternelle, montre que Pierre et la Mère n’ont rien pour se combattre l’un
l’autre. Ils se demandent d’où ils viennent (l. 17 à 21) et semblent même entretenir une
relative proximité au long de l’extrait. Enfin, la situation ridiculement inversée (la vieille
femme tue le soldat) jette un discrédit sur l’institution militaire et son efficacité.


Texte complémentaire
Mettre en scène Les Paravents (pages 384-385)
Jean Genet, « Quelques indications » (1961)

➔➔ Objectif
Analyser les conceptions scéniques et dramaturgiques de l’auteur des Paravents.

➔➔ Représentation
Le choix de ce texte comme texte complémentaire tend à montrer que, chez Jean Genet,
l’écriture dramatique n’est pas dissociable d’une conception de la scène et qu’elle se
prolonge dans différents domaines plastiques. Scénographie, dessins, mise en scène :
Genet s’explique largement sur les choix du décor, (et de ces fameux paravents), des
costumes, des comédiens. À l’origine, il prévoyait même d’ajouter à son texte une série
de dessins, qui ne seront jamais réalisés.

➔➔ Réponses aux questions


1. La fonction des paravents et des objets réels présentés à côté d’eux est de produire
une rencontre entre le réel et la représentation. La représentation concomitante du réel
et du « trompe-l’œil » (l. 11) doit se faire, selon Genet, sur le mode de la confrontation
(l. 11), il s’agit de « confronter sa propre réalité avec les objets dessinés » (l. 27-28). Jean
Genet défend ainsi une conception théâtrale qui remet en question l’illusion drama-
tique, en exhibant les ficelles du théâtre comme artifice (la toile peinte étant l’état
le plus sommaire du décor) et en montrant aussi, à l’inverse, que le réel n’est qu’une
émanation de l’artifice, qu’il n’en est que le produit.
2. Les roulettes silencieuses doivent, selon Genet, permettre de « déplacer [les para-
vents] dans un rigoureux silence » (l. 20). Cette mention semble d’abord contradictoire
avec le souhait même d’introduire un artifice visible sous la forme de paravents. En
réalité, Genet veut un théâtre qui exhibe la théâtralité et les artifices, mais de façon
presque mécanique, comme si cette mécanique visible et artificielle était le réel lui-
même.
3. Genet préconise des personnages très maquillés, pourvus de postiches, de perruques,
dans la mesure où son esthétique emprunte au grossissement burlesque, aux marion-
nettes et où il veut faire voir l’artifice théâtral pour mieux dénoncer le réel. Ce trai-
tement des personnages correspond tout à fait à celui des décors, où Genet visait
également à dénoncer l’illusion théâtrale en exhibant l’artifice.
4. Le terme « paravent » indique le procédé de mise en scène utilisé par Jean Genet, qui
choisit de traiter tous les décors en ayant recours à des toiles peintes, mais il désigne
également l’idée selon laquelle le théâtre de Genet est un théâtre qui caricature, met
en scène et songe à dénoncer les faux-semblants du réel. Les paravents, en définitive,
sont peut-être moins les artifices présents sur scène que les idées des personnages et
leurs convictions.


Texte 4
Une vision tragique des rapports sociaux (pages 386-388)
Joël Pommerat, Je tremble (2008)

➔➔ Objectif
Analyser la vision sous-jacente des rapports sociaux mis en scène au théâtre.

➔➔ Présentation du texte
Même concurrencé dans la représentation qu’il offre du monde par les nouveaux
médias, tels que le cinéma ou la télévision, le théâtre contemporain n’a pas aban-
donné son rôle de critique sociale. Bien au contraire, comme chez Pommerat, il s’érige
implicitement en critique des représentations médiatiques et dénonce la rhétorique
émotionnelle des médias de masse.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Que l’écriture de Joël Pommerat soit une écriture pour la scène, c’est ce que
montrent notamment les didascalies de ce passage. L’attention prêtée à la lumière y est
importante (l.1), comme le prouve aussi la photographie de la mise en scène de l’auteur
(p. 388). On note en outre que l’utilisation du passé composé (« s’est rapproché », l. 87)
ou de tournures d’aspect inaccompli (« est en train de », l. 4) suppose que le texte est
avant tout spectacle. Enfin, l’absence de ponctuation (hormis les points) et les retours
à la ligne suggèrent une mise en page qui prépare la mise en voix du texte.
b. Cette scène peut susciter, de façon variable, l’attente ou l’inquiétude. La sympa-
thie professée par l’Homme le plus riche du monde pour celui qui n’existait pas est en
effet profondément menaçante, du fait de la disparité de leurs conditions sociales. La
présence d’un fusil, porté par l’homme au fond, est là pour renforcer ces effets.

Lecture analytique
Une inquiétante amitié
1. La longueur des répliques des deux personnages montre une nette prédominance
de l’Homme le plus riche du monde. En effet, il semble que l’importance de la parole,
qui enveloppe littéralement l’interlocuteur, soit synonyme d’emprise et de pouvoir sur
autrui. Le sentiment produit est que l’Homme le plus riche du monde noie littéralement
l’Homme qui n’existait pas sous un flot de paroles, ne lui laissant la possibilité que de
répondre par des phrases très brèves. Il y a donc contradiction entre ce que l’Homme le
plus riche du monde dit et l’impression causée par son insistance et sa loquacité.
2. L’Homme le plus riche du monde utilise le présent du dialogue, c’est-à-dire le présent
d’énonciation, mais il emploie aussi de façon importante le présent de vérité générale,
notamment à partir de la ligne 34. Le mélange de ces deux valeurs donne à son discours
une dimension d’autorité très forte. Cet effet est renforcé par l’utilisation massive
par l’Homme le plus riche du monde des pronoms « nous », désignant la société des
hommes, sans nécessairement que cela soit justifié (« nous devons chaque jour faire
quelque chose pour entretenir en nous le sentiment de notre existence », l. 72-73). De


fait, l’Homme le plus riche du monde utilise souvent le « nous » à la place du « je », ce
qui renforce, là encore, l’autorité de son discours.
3. La présence de plusieurs personnes silencieuses qui « entourent » l’Homme qui n’exis-
tait pas (l. 1), le fait que l’un d’eux porte un fusil sont des éléments scéniques qui contri-
buent à donner à ce passage une signification ambiguë. En effet, la menace exprimée
par le dispositif scénique vient contredire les propos rassurants et amicaux de l’Homme
le plus riche du monde.
Une étrange atmosphère
4. La désignation des personnages est ici énigmatique. Ils n’ont ni nom ni même d’iden-
tité. Ils sont évoqués par des épithètes qui leur attribuent une place sociale à l’un et
à l’autre des extrêmes : l’un par sa richesse superlative (« le plus riche du monde »),
l’autre par son insignifiance telle qu’il « n’exist[e] pas ». Cette désignation, qui n’est pas
réaliste, tend au contraire à faire des deux personnages des spécimens uniques, sur le
mode des prodiges ou des monstres du cirque ou des spectacles forains.
5. La mise en page évoque ici le langage poétique. Les répliques ne s’enchaînent pas
comme elles le font habituellement dans un dialogue mais elles représentent au contraire
l’hésitation de l’Homme qui n’existait pas (« Oui… / Enfin / Pardon / De quoi / Est-ce qu’on
parle exactement ? » (l. 14 à 18) ou l’insistance de l’Homme le plus riche du monde (« Si je
vous offre le cadeau que je vais vous faire, c’est pour exister encore plus / Exister / Dans
votre esprit / Vous comprenez ? », l. 51 à 55). Cette mise en page répond aussi, pour Joël
Pommerat, à une mise en voix.
6. Les marques de l’énonciation sont ici minimes. Les interlocuteurs ne sont identifiés
que par les pronoms « je » et « vous », auxquels s’ajoute un « nous » collectif et indistinct.
Ce sont tous deux des « hommes ». Ni le lieu ni l’époque ne sont précisément situés. Sans
faire directement référence au monde contemporain, cet extrait a par conséquent un
caractère abstrait et prend de ce fait une valeur symbolique et exemplaire.
7. D’après la photographie (p. 388), la mise en scène de Je tremble vise à créer des
effets d’ombre et de lumière. Les personnages ne sont pas éclairés directement, mais
violemment, à contre-jour, de façon à n’en dégager que des silhouettes. Cette mise en
scène, à la fois onirique et inquiétante, s’accorde à décrire visuellement l’impression
dégagée par le texte de Pommerat.
Une réflexion critique sur le lien social
8. C’est une justification paradoxale qu’introduit l’Homme le plus riche du monde pour
expliquer ses dons. Ceux-ci ne sont, en effet, pas justifiés, ils ne sont pas réciproques et
ils ne sont pas faits de façon amicale. C’est, comme il l’explique, l’existence d’un lien
de dépendance entre les êtres qui justifie le don et la volonté « d’exister encore plus »
(l. 52). Les raisons du don sont donc des raisons profondément égoïstes et qui semblent
aller à l’encontre même de la logique de générosité (l. 58).
9. Le terme « lié(s) » revient à plusieurs reprises dans l’extrait (l. 43, 60, 81, 83, 85 et
86). Ce lien est à la fois un lien social, un lien d’interdépendance et un lien de dépen-
dance. Les mots de l’Homme le plus riche du monde évoquent en effet le « tissu » (l. 44),
comme dans l’expression « tissu social ». Mais ce lien semble également avoir un sens
négatif puisqu’il s’agit, pour l’Homme le plus riche du monde, « d’exister […] Dans [l’]
esprit » (l. 53-54) de l’Homme qui n’existait pas, grâce à ses dons. De l’interdépendance


à la dépendance, de la dépendance à la soumission, le terme « lié(s) » est donc tour à
tour positif ou dangereux puisqu’il devient même la condition de l’existence (« si le
courant qui passe même à distance entre eux et les autres vient un jour à se couper […]
Ils peuvent ressentir alors d’un coup l’impression de ne plus exister », l. 65 à 70).
10. Le don du fusil fait basculer l’interprétation du passage dans la mesure où il fait
comprendre que le don proposé par l’Homme le plus riche du monde est dangereux.
Il s’agit en effet d’offrir à l’Homme qui n’existait pas le moyen de tuer ou de se tuer
lui-même. Criminel ou suicidaire, l’Homme qui n’existait pas ne se voit offrir que deux
échappatoires, également repoussantes, de la part de celui qui incarne la domination
sociale.

Vers le bac
Le commentaire
Cet extrait propose, sur un mode symbolique, une réflexion sur le lien social. Les rapports
qui existent entre les deux hommes, où l’un domine et l’autre est dominé, définissent en
réalité un lien à la fois affectif et un lien d’asservissement.
Le terme « lié(s) » revient à plusieurs reprises dans l’extrait (l. 43, 60, 81, 83, 85 et 86). Ce
lien est à la fois un lien social, un lien d’interdépendance et un lien de dépendance. Les
mots de l’Homme le plus riche du monde évoquent en effet le « tissu » (l. 44), comme
dans l’expression « tissu social ». Mais ce lien semble également avoir un sens négatif
puisqu’il s’agit, pour l’Homme le plus riche du monde, « d’exister […] Dans [l’]esprit »
(l. 53-54) de l’Homme qui n’existait pas, grâce à ses dons. De l’interdépendance à la
dépendance, de la dépendance à la soumission, le terme « lié(s) » est donc tour à tour
positif ou dangereux puisqu’il devient même la condition de l’existence (« si le courant
qui passe même à distance entre eux et les autres vient un jour à se couper […] ils
peuvent ressentir alors d’un coup l’impression de ne plus exister », l. 65 à 70).
C’est une justification paradoxale qu’introduit l’Homme le plus riche du monde pour
expliquer ses dons. Ceux-ci ne sont, en effet, pas justifiés, ils ne sont pas réciproques et
ils ne sont pas faits de façon amicale. C’est, comme il l’explique, l’existence d’un lien
de dépendance entre les êtres qui justifie le don et la volonté « d’exister encore plus »
(l. 52). Ses motivations sont donc profondément égoïstes et semblent aller à l’encontre
même de la logique de générosité (l. 58). Le don du fusil fait basculer l’interprétation du
passage dans la mesure où il fait comprendre que le don proposé par l’Homme le plus
riche du monde est dangereux. Il s’agit en effet d’offrir à l’Homme qui n’existait pas le
moyen de tuer ou de se tuer lui-même. Criminel ou suicidaire, l’Homme qui n’existait
pas ne se voit offrir que deux échappatoires, également repoussantes, de la part de celui
qui incarne la domination sociale.

Texte complémentaire
Une dénonciation des inégalités sociales (page 389)
Dario Fo, Faut pas payer ! (1973)

➔➔ Objectif
Étudier une représentation satirique du monde contemporain.


➔➔ Présentation du texte
Homme de théâtre protéiforme, Dario Fo a élaboré une œuvre théâtrale fortement
marquée par la tradition comique italienne (Ruzzante, la commedia dell’arte…), mais
aussi par la contestation politique. Influencé par le marxisme, il critique vigoureuse-
ment et par le rire, la société capitaliste ou encore l’influence du clergé en Italie.
➔➔ Réponses aux questions
1. Giovanni met en œuvre un certain nombre de procédés comiques. Il utilise tout
d’abord des insultes à son propre endroit (« Allez-y, traitez-moi de voleur, de voyou,
de… », l. 9-10), ce qui montre l’ironie de son propos. Cette ironie se fonde sur un procédé
d’antiphrase, sensible lorsque Giovanni invite le policier à goûter la pâtée : « Deux
gouttes de citron et ça descend comme du pissat de chat » (l. 23-24). Le policier utilise
également un certain nombre de formules comiques, dont la litote « la marchandise
achetée à prix réduit » (l. 7-8).
2. Les deux hommes sont ici dans des rôles opposés : le policier est chargé du maintien
de l’ordre, tandis que Giovanni est suspecté de vol. Pourtant, certains indices montrent
qu’ils ne sont pas si opposés qu’ils en ont l’air. Tout d’abord, on remarque que le poli-
cier cherche à ne pas heurter Giovanni lorsqu’il évoque « la marchandise achetée à prix
réduit » et il s’étonne de voir Giovanni manger de la « pâtée homogénéisée pour chiens
et chat » (l. 15-16). Giovanni, de son côté, cherche à le sensibiliser à sa pauvreté (l. 18
à 21). Giovanni et le policier sont donc en réalité plutôt proches dans la mesure où le
policier est surtout présenté ici comme quelqu’un qui exécute les ordres (l. 11-12).
3. Giovanni et le policier s’apparentent à des types sociaux. On devine en Giovanni
l’ouvrier travailleur mais pauvre, préoccupé par un problème d’ordre alimentaire. Le
policier, quant à lui, apparaît comme un représentant paradoxal de l’ordre puisqu’il
semble sur le point de prendre le parti du peuple, mais il ignore cependant le sort de ce
dernier. C’est donc peut-être le type du valet et celui du maître, qui transparaissent ici
sous la plume de Dario Fo.
4. La vision de la société mise en scène par Dario Fo est à la fois cruelle et burlesque.
On devine que la pauvreté y est un mal grandissant et qu’elle contraint les hommes aux
dernières extrémités : manger de la nourriture pour animaux. Pourtant, l’ironie dont
fait preuve Giovanni dans cette scène montre également une volonté satirique de la
part de l’auteur. En outre, le rapport entre Giovanni et le policier montre que les deux
hommes ne sont peut-être pas si loin de découvrir la ressemblance de leurs intérêts.
5. Ce texte se distingue des autres textes du corpus principalement par sa dimension
comique. Il montre en effet que la dénonciation des inégalités sociales et le souhait
d’une fraternité plus grande d’une classe sociale à l’autre peut passer par le langage de
la comédie. Le théâtre est ici satirique : il dépeint les vices et les travers de la société.


Séquence 3
Un nouveau langage scénique pour explorer la condition humaine
Corpus de textes A

Crises du langage, crise de l’homme ?


B i b l i o g r a p h i e
– Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1972.
– Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Belin, 2002.
– Jean-Pierre Ryngaert, Lire le théâtre contemporain, Nathan, 2000.
– Valère Novarina, Le Théâtre des paroles, POL, 1989.

Texte 1
Un détournement du langage (pages 394-395)
Jean Tardieu, Un mot pour un autre (1951)

➔➔ Objectif
Analyser le dépassement des conventions théâtrales.

➔➔ Présentation du texte
Tardieu illustre la problématique du corpus par un texte qui mêle jeu linguistique et jeu
sur des codes génériques, comme pour montrer ici que le nouveau langage scénique
qui caractérise le théâtre contemporain n’est pas uniquement le résultat de « crises »
qui lui seraient extérieures, mais aussi celui d’un dépassement des conventions, avec
lesquelles les auteurs ont souvent joué.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La première lecture livre un certain nombre d’informations sur le canevas plutôt que
sur le fond lui-même : le comte de Perleminouze est surpris par sa femme alors qu’il
entre chez une de ses amies. Le ton mondain des dialogues est également nettement
perceptible. La jalousie éprouvée par Mme de Perleminouze laisse percevoir nettement
une forme d’intimité entre le comte et Madame. En revanche, l’objet précis des dialo-
gues demeure parfois obscur à première lecture.
b. L’impression dominante, à la lecture de ce texte, relève du comique. Le brouillage
du langage et l’incongruité des mots choisis sont mis au service d’un comique de mots,
que renforce le comique de la situation d’un adultère ici surpris. Ce type de scène au
théâtre est traditionnellement comique.

Lecture analytique
Une scène stéréotypée
1. Le canevas de cet extrait est éminemment simple à relever : il a été popularisé
au xixe siècle par le vaudeville et le théâtre de boulevard. Un riche comte entre chez


Madame, sa maîtresse. Il y surprend (et s’y fait surprendre) par sa propre épouse, qui
se met aussitôt à avoir des soupçons.
Le trouble des deux personnages, amant et amante, sert ici le comique de situation.
Dans un premier temps, le comte rencontre son épouse, qui comprend qu’il est l’amant
de son amie et s’en désole (l. 1 à 19). Afin de faire diversion, Madame entre en comman-
dant une collation raffinée.
2. Le nom des personnages sert évidemment à susciter le rire. Le titre de comte appar-
tient aux clichés du genre du vaudeville, tandis que le patronyme « Perleminouze »,
association de « perlouze » (« perle », en argot) de « minou », dénonce à lui seul la futilité
et le ridicule de cette noblesse bouffonne.
3. Ce qui est ici imité et moqué est le genre théâtral du théâtre de boulevard ou du
vaudeville, déjà daté à l’époque où Jean Tardieu écrit. En reprenant les canons d’une
scène type, Tardieu effectue un pastiche. La dimension caricaturale qu’il lui ajoute et,
surtout, le brouillage qu’il impose au langage font évoluer cette scène vers la parodie.
Un détournement du langage
4. Tardieu n’a pas choisi les termes de substitution d’un mot pour un autre au hasard.
Il a, en effet, souhaité conserver la lisibilité du texte. On devine que la « pitance »
désigne l’épouse (l. 5), de même que « palme » (l. 11) et « bizon » (l. 12), que le « zébu »
(l. 6) désigne l’époux et les « tourteaux » (l. 18) les enfants : autant de termes peu
flatteurs et qui en disent long sur la conception du mariage et de la famille ! La liste
des commandes de Madame, quant à elle, laisse place à des noms aux étymologies
exotiques : « dolmans », « sweaters », « pacha »… (l. 22 à 24). Tous les termes renvoient
à des pratiques sociales mondaines (« Je vais les sussurer toutes les deux », l. 32 ; « On a
frétillé, rançonné, re-rançonné, re-frétillé », l. 37) ou à l’attitude du comte : « le masca-
ret, le beau boudin noir » (l. 16) qui vient, « le sous-pied sur l’oreille » (l. 46), faire le « joli
pied » (l. 16-17), c’est-à-dire le « joli cœur » ? La substitution obéit donc à un principe de
connotation comique, d’incongruité destinée à créer la surprise, mais toujours de façon
à ce que le sens comique demeure perceptible.
5. Le comique de la scène tient à plusieurs facteurs. D’une part, il s’agit d’un comique
de situation suscité par la description d’une scène qui, en elle-même, est traditionnelle-
ment comique : celle d’un adultère surpris ou presque. Or, un second effet de comique
de situation provient de la distance avec laquelle Tardieu s’approprie cette scène en
pastichant, voire en parodiant celle-ci, grâce à un détournement du langage. C’est ce
langage comique, enfin, qui fonctionne par référence et multiplie les sous-entendus, le
comte vient « faire […] le mascaret, le beau boudin noir, le joli pied » (l. 16-17), « susur-
rer » (l. 32), « ronger ses grenouilles » (l. 45-46).
6. Dans cet extrait, Tardieu fait un théâtre du théâtre. Il prend en effet comme réfé-
rence, non pas le réel, mais un univers théâtral déjà constitué avant lui, figé et dont il
propose ici une vision caricaturée destinée à faire rire. Mais son intention ne s’arrête pas
là : Tardieu veut aussi proposer un détournement poétique du langage qui, moyennant
des procédés arbitraires, permet de transformer une scène archétype en une scène
nouvelle et étrange.


Vers le bac
L’entretien
Au théâtre, types et stéréotypes renvoient presque explicitement à l’univers théâtral de
la comédie. C’est en effet dans le genre comique que le type s’affirme comme l’une des
formes simplifiées et accentuées du personnage ou bien comme situation récurrente
et codifiée.
I. Pourquoi avoir recours aux types au théâtre ?
Le type est une constante de l’univers comique : types et stéréotypes créent un univers
familier du spectateur, susceptible, par conséquent, de produire des effets comiques.
L’univers traditionnel de la commedia dell’arte constitue un exemple : des personnages
typés comme Arlequin sont mis en scène dans des situations stéréotypées dont on
connaît par avance les caractéristiques et les règles.
Le type se caractérise également par sa dimension caricaturale. Mettre en scène un type
(comme le fait par exemple Molière dans Les Femmes savantes, avec le personnage de
Philaminte), permet de peindre un travers (ici, l’excès de préciosité). Le type, au théâtre,
est donc mis fréquemment au service d’une visée satirique. Parmi ceux qu’affectionne
Molière, on peut ainsi citer le vieillard amoureux, le médecin, le pédant, etc.
II. Pour quelle raison les auteurs de théâtre peuvent-ils également dépasser les types
théâtraux ?
Dépasser le type peut également s’avérer un moteur d’écriture fécond. Généralement,
c’est en ayant recours à une psychologie et à une biographie plus développées qu’un
auteur permet au type de devenir progressivement personnage. L’exemple de Figaro
montres chez Beaumarchais, une prise en compte du type du valet italien, mais égale-
ment une complexification considérable qui conduit Figaro à exister comme person-
nage. Chez Lesage, le personnage de Frontin procède d’une évolution similaire. Type et
innovation entretiennent donc un rapport souvent fructueux.
Enfin, certains auteurs peuvent également jouer avec des types théâtraux de façon à
les détourner et à en faire des objets théâtraux. Le théâtre moderne et contemporain
fait du jeu sur les situations typiques l’un des moteurs de son écriture. Tardieu, dans Un
mot pour un autre, propose un exemple de détournement d’une situation théâtrale qui,
de parfaitement connue, devient soudain énigmatique et renouvelle ainsi sa dimension
comique.

Texte 2
Le langage déréglé, symptôme d’un mal social (pages 395-397)
Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959)

➔➔ Objectif
Repérer les modalités de la mise en question du langage.

➔➔ Présentation du texte 
Dans sa pièce Rhinocéros, Ionesco montre avec éclat un exemple où le théâtre s’érige
en vigile et traduit par des symptômes linguistiques les maux de la société, présents


ou passés. Qu’il s’agisse d’une allusion à la collaboration durant une Seconde Guerre
mondiale encore proche, aux idéologies agressives alors en cours ou à toute autre forme
de dogmatisme amené à se répandre, Ionesco montre que le danger porte avant tout
sur le langage.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. On sent, dans ce passage, que Jean obtient l’avantage grâce à l’agressivité dont il fait
preuve. Plus véhément, il coupe la parole à Bérenger et propose des solutions radicales
qui produisent des effets de rupture par rapport aux propos de Jean.
b. Le personnage de Jean semble inquiétant. Sous couvert de défendre les rhinocéros,
il réfute la morale, la mentalité et les valeurs « humaines ». Enfin, d’un point de vue
scénographique, Jean subit progressivement une transformation physique qui le rend
peu à peu monstrueux.

Lecture analytique
Une situation incongrue
1. Dans cet extrait, la situation est fort étrange. Jean semble, en effet, être parasité
par un mot incongru qui est celui de « rhinocéros ». Il évoque M. Bœuf comme étant
« deven[u] rhinocéros » (l. 6 et 10-11), une transformation que le spectateur (ou le
lecteur) a de la difficulté à comprendre immédiatement. Entre l’« anima[l] » (l. 25 et
41), connu de chacun et la signification de cette transformation qui semble préoccuper
Béranger, il existe un rapport d’incongruité.
2. Jean n’apparaît pas encore totalement atteint par la rhinocérite, mais il semble être
en cours de transformation. La didascalie est ici importante car elle montre la surprise
scénique que la sortie de Jean de la salle de bains doit créer sur le spectateur. Il est
en effet « encore plus vert » (l. 5), ce qui souligne donc un processus entamé avant et
destiné à se poursuivre et « [s]a voix est méconnaissable » (l. 5-6). Il éprouve enfin une
certaine difficulté à respirer, comme s’il était pris d’une sorte de malaise. Pour autant,
sa transformation psychologique semble plus avancée : Jean est catégorique lorsqu’il
s’agit de la place à donner aux rhinocéros.
3. La transformation étrange de Jean en rhinocéros est fortement accentuée par le
jeu de scène. Jean est, en effet, en partie en dehors de la scène dans cet extrait : il
entre et ressort de la salle de bains à plusieurs reprises (l. 4, 22, 29, 31, 36…). Si la
première entrée de Jean dans la chambre crée un effet de surprise dû à sa transfor-
mation physique, ses autres allers et retours montrent, quant à eux, que Jean piaffe,
qu’il est en passe de se transformer totalement en rhinocéros et qu’il a déjà adopté un
comportement animal.
4. Certains termes, dans le discours de Jean, montrent que celui-ci a changé de valeurs
et se transforme peu à peu en rhinocéros. Son rejet de la « morale », qu’il invite à
dépasser (l. 26-27), se fait au profit de la « nature » (l. 29), qui « a ses lois » (l. 31). On
comprend peu à peu que le rejet de la morale s’explique par le fait qu’elle n’existe pas
dans la nature, qu’elle est « antinaturelle » (l. 31). L’expression « intégrité primordiale »,


employée ligne 37 par Jean, montre également qu’il considère désormais la vie humaine
civilisée comme un dévoiement par rapport à la situation de l’animal dans la nature.
Un langage en crise
5. Bérenger ne sait plus véritablement comment faire entendre raison à Jean. Par oppo-
sition, Jean manie une rhétorique péremptoire et agressive. Il n’argumente à aucun
moment, mais cite au contraire les propos de son interlocuteur, comme un moyen de
les remettre violemment en cause : « La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez
de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale ! » (l. 26-27).
6. Jean prône la fin des valeurs humaines, qui sont, selon lui, dépassées. Ces valeurs
humaines sont notamment constituées par les considérations morales (l. 31), ainsi que
par ce que l’on peut résumer sous le terme « civilisation ». À la place, Jean souhaite la
réinstauration des lois de la nature (l. 31), que Bérenger qualifie de « loi[s] de la jungle »
(l. 33). Jean en appelle donc à une démolition (l. 44) de l’édifice des valeurs humaines.
7. Jean parle ici de façon « méconnaissable » (l. 6). Ionesco en fait un personnage mouve-
menté puisqu’il entre et sort de la salle de bains de façon continue, bruyant (« soufflant
bruyamment », l. 39) et grossier, puisqu’il interrompt son ami. Ses répliques sont des
attaques ad hominem à plusieurs reprises : « Vous voyez le mal partout » ou des posi-
tions dogmatiques : « parlons-en », « démolissons tout cela » (l. 10), « Il faut dépasser
la morale » (l. 27), « Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à
l’intégrité primordiale » (l. 36-37).
8. Jean ne considère pas la rhinocérite comme une maladie mais comme une différence
qui a ses droits. Il se fait même l’apologiste de ces droits lorsqu’il nie que la rhinocérite
soit un « mal » et y voit, au contraire, l’exercice d’une liberté, d’un « plaisir » (l. 11). Le
discours de Jean est donc ambigu en cela qu’il semble revendiquer un droit égal pour les
hommes et les rhinocéros (« [ils] ont droit à la vie au même titre que nous », l. 18-19),
tout en avertissant son ami sur le fait que les rhinocéros ne souhaitent pas respecter la
morale.
9. Jean emploie fréquemment les phrases exclamatives, par opposition à son ami, plus
calme et plus modéré : « puisque ça lui fait plaisir ! » (l. 11), « Je vous dis que ce n’est pas
si mal que ça ! » (l. 17), etc. Jean s’exprime comme un individu dogmatique, sans respect
de la parole d’autrui. En cela, Ionesco a souhaité représenter dans sa pièce toutes les
formes de dogmatisme et les dangers totalitaires.
La représentation
10. Le décor, de Jacques Noël pour Jean-Louis Barrault montre un animal étrange sortant
de sous une tenture qui le recouvrait en entier. De museau et de dents carrées, cet
animal porte la corne du rhinocéros. L’intention du décorateur est donc de montrer l’in-
fluence progressivement dangereuse (à travers l’image du dévoilement) d’un monstre
à la fois systématique et n’accordant de respect ni à autrui ni à l’homme en général.

vers le bac
Dissertation
I. Le langage dramatique, un langage pluriel
Comme l’énonce Ionesco, « il n’y a pas que la parole » : le spectacle de théâtre offre

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un langage pluriel, composé de signes linguistiques, visuels, sonores. Il est un art du
geste, comme le montre le soin des auteurs lorsqu’ils indiquent, par le biais des didas-
calies, les déplacements ou les gestes des comédiens. Si ces indications sont anciennes
au théâtre, c’est avec Diderot que l’art de la pantomime devient constitutif de l’art du
comédien. La mise en scène qui se développe au tournant du xxe siècle voit également
son rôle affirmé de façon de plus en plus claire dans la production du sens. Au départ
conçu comme art de la décoration, la mise en scène s’achemine progressivement vers
le statut d’un langage à part entière. Les objets sont, comme l’énonce Ionesco, très
significatifs. Dans Les Paravents, de Genet, ils occupent même une place de choix dans
l’esthétique voulue par l’auteur puisqu’ils symbolisent la remise en question de l’illu-
sion dramatique au profit d’un théâtre dénonçant les conventions de la représentation.
II. Théâtre de mots ? Théâtre de paroles ?
Comment opposer « mots » et « paroles », comme semble le faire Ionesco ? En montrant
que le langage n’est pas toujours une parole claire et intelligible, mais qu’il est aussi,
en lui-même, une interrogation sur le langage que les mots permettent de mettre en
évidence. Ionesco plaide ici pour un théâtre qui donne une place entière au mot plutôt
qu’au discours. Rhinocéros traduit fort bien cette volonté puisque le choix d’un mot
incongru y sert de symbole d’une réalité préoccupante : la remise en question de la
morale humaniste par des dogmatismes dangereux. Dans Un mot pour un autre, Jean
Tardieu s’amuse, de façon comparable, à maintenir le spectateur dans une situation
intermédiaire entre compréhension des enjeux dramatiques et incompréhension du
langage utilisé par les personnages. Si ces exemples fournissent des cas où le mot, dans
sa concrétude sonore ou son incongruité, fait écran à la communication, c’est surtout la
logorrhée de Lucky, dans En attendant Godot, de Samuel Beckett, qui montre l’exemple
d’un langage dramatique qui ne vaut plus que par sa dimension de bruit. Ce n’est plus
véritablement une parole que ce langage et s’il est constitué de mots, il n’a plus pour
fonction que de dénoncer l’inanité du langage. Le théâtre est donc capable de proposer
une critique de l’homme et de son discours qui passe par le langage lui-même.
III. Un langage au-delà du message
Le terme « langage » suppose la transmission d’un message. Cependant, le théâtre
ne permet pas, dans toutes ses composantes, de transmettre de façon univoque ce
message. En effet, le théâtre est, en tant qu’œuvre d’art, un domaine dans lequel le
sens ne saurait être définitif. Le choix des décors, des lumières, des sons associés à la
représentation n’a pas pour fonction de constituer un message parfaitement défini,
parfaitement clair, mais de constituer un ensemble de sentiments et de significations
variés. Le théâtre, en cela, s’adresse à la sensibilité du spectateur autant qu’à sa raison,
et il suscite des effets de flou et d’ambiguïté. Dans Je tremble, de Joël Pommerat, il
appartient au metteur en scène de créer un sentiment de malaise qui n’est pas toujours
aisé à définir : « les mots, les gestes, les objets » au théâtre ne sont donc pas toujours
un langage, du moins pas si l’on considère le langage comme un outil destiné à trans-
mettre sans ambiguïté un message. Enfin, il faut signaler que le « théâtre » dont parle
Ionesco est une réalité à géométrie variable : si l’auteur est traditionnellement le prin-
cipal dépositaire du langage dramatique, son rôle n’est plus dissociable, aujourd’hui,


du langage de ses collaborateurs que sont les metteurs en scène, scénographes, tech-
niciens son et lumière, etc., chacun disposant d’un langage qui lui est propre.

Texte 3
Toucher autrui par la parole, un enjeu théâtral (pages 397-398)
Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts (1977)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Étudier l’expression de l’individualité.

➔➔ Présentation du texte
Il fallait que l’écriture de Bernard-Marie Koltès vienne ici faire entendre sa voix propre :
toute entière tournée vers la figure de l’autre et sa difficile réconciliation, elle semble
témoigner d’une conscience criante de l’individualité et de la solitude de la parole.
C’est ici l’un des tous premiers textes de Koltès, mais aussi l’un des plus fréquemment
mis en scène.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La ponctuation de ce texte est inhabituelle dans le sens où il n’y a qu’une seule
et longue phrase qui court dans tout l’extrait. La Nuit juste avant les forêts, texte de
plusieurs dizaines de pages, est en réalité entièrement constitué de cette même longue
phrase et ne crée de pauses qu’en ayant recours à des virgules.
b. Conformément à la réponse à la question précédente, on peut penser que c’est d’une
même traite que ce texte devrait être prononcé. Puisque cela semble difficile, compte
tenu de la longueur du texte, l’acteur peut aussi veiller à ne pas laisser retomber l’atten-
tion du spectateur en enchaînant les phrases sans marquer de véritable pause.

Lecture analytique
Un monologue adressé à un inconnu
1. Les indices de la situation d’énonciation montrent que le « je » s’adresse ici à un
personnage absent et cela dès la première phrase : « Tu tournais le coin de la rue ». La
scène se déroule dans un espace qui n’est pas précisément situé (« là-bas, le coin de
la rue », l. 14-15) et à un moment que l’on devine être celui qui suit immédiatement la
rencontre. Le locuteur a une demande à formuler (l. 17), mais en l’absence de réponse,
ce long monologue exprime la solitude de celui qui le prononce.
2. Ce monologue se déroule dans un lieu public, probablement un café (l. 20). Le locu-
teur principal désigne ce lieu de façon imprécise par l’adverbe « là » (l. 21). L’indication
« en bas » (l. 4, 7) confirme aussi le fait que les deux personnages sont dans un lieu clos,
à l’étage. Cependant, ce lieu est avant tout imprécis, un lieu de rencontre.


3. Les marques de l’oralité dans cet extrait sont de plusieurs types. Les plus évidentes
sont les termes argotiques tels que « fringues » (l. 2), « cons » (l. 7), « pisser » (l. 9). On
remarque aussi la place des adverbes (« mais quand même j’ai osé », l. 3) ou l’utilisation
du pronom « on » plutôt que « nous ». Cette dimension orale, nettement affirmée dans le
texte, est concurrencée par des signes d’un discours non pas familier mais plus soutenu,
comme l’utilisation des adverbes « lorsque » (plutôt que « quand », plus familier) ou de
« cependant » (l. 13-14) et de « cela », au lieu de « ça » ou dans l’expression : « en bas sont
les cons, qui stationnent » (l. 7), de construction soutenue.
Une solitude accablante
4. Le locuteur principal est un personnage dont la parole parvient à dessiner peu à peu
un portrait. Il est visiblement marginal. Sans domicile précis, (« chez moi […] je ne peux
pas y rentrer », l. 12-13 ; il « cherche une chambre », l. 12). Il semble seul et n’a pas de
famille puisqu’il évoque « les appartements où il y a des familles » (l. 36-37). Sa situation
de marginalité le pousse vraisemblablement à habiter dans des hôtels : « je vis à l’hôtel
depuis presque toujours » (l. 24-25).
5. Le monologue fait état d’un sentiment de menace matérialisée par la présence de
personnes « dans le dos ». Ce sont tout d’abord « les cons, qui stationnent [qui] guettent
dans le dos » (l. 7 à 9), mais également le propre reflet du locuteur : « il est difficile de
ne pas se regarder, tant ici il y a de miroirs, dans les cafés, les hôtels, qu’il faut mettre
derrière soi, comme maintenant qu’on est là, où c’est toi qu’ils regardent, moi, je les
mets dans le dos » (l. 19 à 22). L’identité et l’altérité se mélangent donc pour créer le
sentiment dérangeant d’être « observé » par « cent mille glaces » (l. 23-24).
6. La présence d’autrui est ici profondément ambiguë. D’une part, le locuteur s’adresse
à un inconnu pour l’arrêter dans la rue ou dans un café. D’autre part, « les autres » et
leur regard, les miroirs sont vécus comme une menace multiple. Dans le texte de Koltès,
on a en réalité le sentiment que la présence de l’autre est le seul moyen de contrecarrer
la menace des autres.
Une prose entre poésie et folie
7. Sonorités et rythmes sont importants, dans ce texte de Koltès, qui affirme à plusieurs
égards sa dimension poétique. Les échos sonores entre « vu » et « rue » (l. 1), entre
« pleut » et « cheveux » (l. 2), entre « et maintenant qu’on est là » et « retourner là
en bas » (l. 3-4) créent une impression de régularité que renforcent les rythmes des
phrases : « Tu tournais (3) le coin de la rue (4) lorsque je t’ai vu (5) », ou les segments de
phrases de longueur semblable : « mais quand même j’ai osé (6) et maintenant qu’on
est là (6), que je ne veux pas me regarder (7) ».
8. Ce monologue met en évidence le ressassement de certains thèmes. Le thème de la
pluie, tout d’abord, est omniprésent en tant qu’il ne met pas le personnage principal
« à son avantage » (l. 2) puisqu’il a les cheveux et les habits mouillés (l. 5, 10, 17-18). La
recherche d’un abri « là en bas » (l. 4) ou d’une chambre (l. 16, 26-27, 38) occupe égale-
ment le discours du personnage. Ces deux thèmes entêtants se rencontrent dans celui
de la rencontre de l’interlocuteur, « au coin de la rue ».
9. Le ressassement des thèmes mentionnés montre la situation de détresse du person-
nage et l’espoir qu’il place dans le nouveau venu. L’alternance et la répétition de ces


différents thèmes produisent l’impression selon laquelle le personnage essaie ici déses-
pérément de convaincre son interlocuteur, d’aller vers lui, de se faire comprendre, en
oscillant entre solitude essentielle et volonté d’atteindre l’autre.

Vers le bac
La question de corpus
Suggestion de plan
I. Les dérèglement de la parole au théâtre comme signes d’un jeu sur le langage
II. Les dérèglements de la parole au théâtre comme signes d’un discrédit jeté sur le
langage
III. Les dérèglements de la parole au théâtre comme signes d’une nouvelle définition
de l’homme

Histoire des arts


Mise en espace et scénographie d’un monologue (page 399)
➔➔ Objectif
Comprendre une mise en scène.

➔➔ Présentation de la mise en scène


Figurant parmi les plus importants metteurs en scène de sa génération, Patrice Chéreau
s’est fait connaître par ses mises en scène au théâtre de Sartrouville, au Piccolo Teatro
de Milan et surtout par sa collaboration avec Pierre Boulez, pour lequel il met en scène
la Tétralogie de Wagner, à Bayreuth. Directeur du théâtre des Amandiers de Nanterre, il
choisit d’y représenter les pièces d’un auteur alors inconnu, Bernard-Marie Koltès, dont
il est, pour une large mesure, le découvreur. Plus de vingt ans après la mort de l’auteur,
il a mis en scène l’un des premiers textes de Koltès, La Nuit juste avant les forêts, avec
le comédien Romain Duris.

➔➔ Réponses aux questions


1. L’espace scénique se constitue d’un plateau nu, sur lequel est situé, face au public,
un lit d’hôpital sans matelas et une table de chevet. Un sac en toile plastifiée est posé
à côté de la table. Les chaussures du personnage sont jetées au sol.
2. Les accessoires montrent l’arrivée imprévue du personnage. Le sac de toile renferme
les affaires du personnage et fait écho aux lignes 24 à 39 du texte. L’absence de matelas
fait ressentir une impression d’inconfort, de précarité, comme les chaussures jetées au
hasard.
3. Les vêtements de l’acteur sont tout à fait simples : une chemise à carreaux largement
déboutonnée et un pantalon troué au genou.
4. La solitude du personnage se traduit par l’idée d’un enfermement dans un milieu
hospitalier. Les attitudes de Romain Duris montrent un personnage éploré, debout sur
le lit, blessé au front et de toute évidence désemparé.
5. Patrice Chéreau a choisi d’évoquer un hôpital comme lieu de la solitude du person-
nage. Ce lieu est à la fois en contradiction avec le texte (puisque plusieurs indices


montrent, dans le texte, que la scène se déroule en réalité dans un café ou peut-être
dans la rue), mais il exprime également l’une des facettes importantes du texte : l’im-
pression de solitude et d’enfermement (peut-être de folie ?) de ce personnage.

Texte 4
Difficulté d’être, difficulté de dire (pages 400-401)
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990)

➔➔ Objectif
Observer l’impossibilité du langage à dire.

➔➔ Présentation du texte
Comme celui de Koltès, auquel on le compare souvent, le théâtre de Lagarce met en
scène les difficultés de la parole à advenir et à tisser entre les êtres un semblant d’huma-
nité. Le mot y est en effet toujours confronté à la froideur, aux ressentiments, d’autant
plus criants qu’ils sont sensibles au sein des familles. Sur la prose poétique koltésienne,
Lagarce privilégie les corrections, l’épanorthose, comme si ce qui est dit ne pouvait
jamais l’être qu’imparfaitement.

Pour préparer l’étude


a. Ce passage se caractérise par une atmosphère familiale paradoxalement plutôt froide.
Une dispute est proche d’éclater, mais le récit de la mère vient ici faire une diversion.
b. Les personnages prêtant attention au récit de la mère sont Catherine et Louis. Celui
qui n’y prête que très peu attention est Antoine. On devine en effet que Catherine et Louis
sont plus attentifs à leur mère. Louis, compte tenu du fait qu’il est malade, accorde une
attention plus importante à ses proches.

Lecture analytique
Un récit de souvenirs
1. La mère offre un récit de ses souvenirs, ce que montre l’utilisation d’un imparfait
d’habitude ainsi que plusieurs interventions de la narratrice (« je raconte, n’écoute
pas », l. 8 ; « ce que je raconte », l. 18-19). Suzanne caractérise aussi ce récit comme étant
celui de « l’histoire d’avant » (l. 22), tout comme la mère qui oppose le temps de son
récit avec le présent (« aujourd’hui, vous ne faites plus ça », l. 24-25). Les personnages
ne réagissent pas de la même manière à ce souvenir. Antoine est visiblement agacé,
Louis très attentif, ainsi que Catherine. Suzanne, quant à elle, se situe personnellement
par rapport au récit, comme s’il s’agissait pour elle d’une préhistoire.
2. Le récit de la mère est interrompu par l’intervention des autres personnages notam-
ment par Antoine, qui cherche à quitter la pièce bien que Catherine s’adresse à lui (l. 12)
en lui demandant de rester. On comprend par les allusions qu’il fait – « Elle connaît
ça par cœur » (l. 4) ou « On lui fait confiance » (l. 32) – qu’il a l’habitude de ce type de
cérémonie familiale et que celle-ci lui déplaît.
3. Le contenu du souvenir de la mère est en réalité plutôt mince. Il se limite à l’évoca-
tion d’un dimanche où, en famille, tous allaient se promener en voiture. En réalité, le


véritable enjeu de cette scène n’est pas de révéler le contenu somme toute banal d’un
souvenir familial, mais de montrer comment le souvenir familial émerge, comment il
émerge difficilement et la position de chacun par rapport au souvenir.
Des retrouvailles familiales douloureuses
4. Le personnage d’Antoine semble être ici en colère. Il cherche à interrompre sa mère
(l. 2), puis à quitter la pièce (l. 12), mais il est retenu par Catherine et Louis (l. 15). Il est
décrit par sa mère comme ayant « mauvais caractère », « borné » (l. 16-17). Contraint de
rester dans la pièce, il ironise finalement sur le récit de sa mère (l. 32).
5. Pour Lagarce, les relations familiales sont détériorées dans la mesure où les person-
nages ne parviennent plus à communiquer les uns avec les autres. Le conflit (l. 1 à 6), la
gêne (l. 7), l’indifférence (l. 12), l’ironie (l. 32) semblent parasiter la communication des
personnages ainsi que leurs rapports. Si Antoine semble agacé du comportement de sa
mère, celle-ci le lui rend en le décrivant comme « mauvais, borné […] et rien d’autre ! »
(l. 16-17).
6. L’opposition des temps entre passé et présent montre une situation familiale dégradée,
où le souvenir du passé ne parvient pas à rassembler le présent. Les verbes au présent
concernent, en effet, essentiellement la dispute (« Laisse-la parler », l. 5 ; « Cela le gêne »,
l. 7 ; « Où est-ce que tu vas », l. 12 ; « tu vois là comme il a toujours été », l. 18 ; « on lui fait
confiance », l. 32). La mère est le seul personnage qui parvient à faire émerger le souvenir
et à mettre en relation passé et présent. Elle mélange donc le présent (qui concerne une
situation conflictuelle) et le souvenir : « Bon, on prenait la voiture, aujourd’hui vous ne
faites plus ça, on prenait la voiture, nous n’étions pas extrêmement riches, non, mais
nous avions une voiture » (l. 24 à 26).
Une parole difficile
7. Plusieurs verbes sont répétés dans cet extrait : « parler », par exemple (l. 5-6), est
employé dans plusieurs constructions différentes : « Laisse-la parler, tu ne veux laisser
parler personne. Elle allait parler » ou encore pendant le récit de la Mère : « Avant même
que nous nous mariions, avant qu’on se soit mariés, je le voyais déjà – je le regar-
dais » (l. 27-28). L’impression donnée est que les personnages reformulent sans cesse
et ne parviennent pas à faire coïncider le langage avec ce qu’ils ressentent ou ce qu’ils
veulent dire.
8. L’évocation du souvenir de la Mère est parfois redondante (par exemple, « On travail-
lait, leur père travaillait, je travaillais », l. 7-8 ; « on prenait la voiture […] nous avions une
voiture », l. 24 à 26 : on pourrait presque affirmer que son récit présente un intérêt très
limité. En réalité, ce qui importe dans le récit, c’est la modestie du souvenir et sa répéti-
tion, à l’image du contenu du souvenir dans lequel elle raconte les dimanches après-midi
répétitifs (« impossible d’y échapper », l. 21) d’une famille modeste.
9. Le personnage de Louis semble attentif. Il n’a qu’une seule réplique, dans laquelle
il demande à Antoine de rester parmi les membres rassemblés de la famille. Il tient
manifestement à ce que tous restent ensemble, soudés ou bien « [c]’est triste » (l. 15).
L’enjeu, pour lui, tient au fait qu’il a une nouvelle à annoncer, celle de sa maladie.
Au moment d’accomplir cet acte difficile, il doit faire face à une famille dans laquelle
l’indifférence règne.


10. Prendre la parole semble ici une grande difficulté. Cette difficulté provient d’autrui,
ce que montre notamment l’attitude d’Antoine lorsqu’il interrompt sa mère, mais aussi
le fait que le personnage soit « gên[é] » (l. 7) et ne parle que de façon agressive. La
Mère elle-même fait allusion à plusieurs reprises à sa propre narration en train de se
construire : « je raconte, n’écoute pas » (l. 8), « ce que je raconte » (l. 18-19), comme si
elle avait sans cesse besoin de réaffirmer l’acte de raconter.
Étude de la représentation
11. L’espace imaginé par François Berreur se compose d’une sorte de cloison séparant
le dedans et le dehors : un paysage nocturne. Devant cette cloison dans laquelle se
découpent deux fenêtres et une porte, on trouve une table où sont assis trois person-
nages, auxquels s’ajoutent deux, dont l’un est adossé à la cloison tandis que l’autre est
assis dans l’encadrement de la fenêtre.
12. Les différents éléments de l’espace montrent une séparation symbolique entre les
deux personnages visibles à gauche de la porte et les trois personnages visibles à droite
de celle-ci, assis à table. On peut donc interpréter cette disposition scénique comme
étant déjà propre à représenter l’idée d’un malaise ou d’un conflit familial.

Vers le bac
L’entretien
Les deux textes de Koltès et de Lagarce illustrent, chacun à leur manière, une difficulté
à communiquer avec autrui. L’entretien pourra notamment s’attacher à détailler les
points suivants.
Ils insistent en effet sur la difficulté à dire. Les rancœurs, les gênes, les différends fami-
liaux rendent la parole souvent complexe chez Lagarce. Chez Koltès, la parole doit
également franchir l’anonymat, l’inconnu, pour atteindre autrui. Dans les deux cas, la
parole apparaît comme un lien entre les personnages, mais un lien menacé.
Pourtant, les causes des difficultés de la parole à restaurer un lien entre les êtres ne
sont pas identiques. Chez Lagarce, c’est le langage qui apparaît lui-même comme un
outil imparfait puisqu’il faut sans cesse reformuler les messages, corriger la formulation
qui vient d’être dite. Chez Koltès, au contraire, la parole prend une dimension poétique,
ce qui manifeste une confiance vis-à-vis de cet outil qu’est le langage.

Texte 5
La mise en question du langage (pages 402-403)
Valère Novarina, La Scène (2003)

➔➔ Objectif
Analyser les manifestations de la crise du langage.

➔➔ Présentation du texte
La crise de l’homme et du langage se comprend, avec Novarina, comme une crise subie
par l’homme soudain dépassé par ce qu’il pensait être jusqu’alors un simple outil de
communication. Dans cette tentative extrême de faire résonner la contradiction, le
théâtre de Novarina atteint simultanément à l’absurde, à la poésie et au spectaculaire.


Pour préparer l’étude
a. Ce texte peut déstabiliser à première lecture. Il ne semble, en apparence, s’adresser à
personne en particulier, ne crée pas véritablement de situations de dialogue, multiplie
des personnages qui semblent abstraits et se constitue essentiellement d’un discours
d’ordre général sur le mot ou le langage.
b. Parmi les personnages présents, on trouve certains personnages ou concepts
bibliques (Rachel, Trinité, Isaïe), issus de l’Antiquité philosophique (Diogène) ou reli-
gieuse (la Sibylle), du xvie siècle (Pascal) ou du xixe siècle (Fregoli). Seul « Le pauvre »
(l. 32) ne renvoie pas à une existence historique ou culturelle précise.

Lecture analytique
Une scène allégorique
1. Cette scène semble parfois offrir, dans le discours des personnages, un propos bien
énigmatique. On peut se demander si le plus important, ici, est dans le contenu littéral
de ce qui est dit ou bien dans sa matérialisation scénique, comme par exemple lorsque
le « mot chien » mord (l. 6-7). Cette scène semble avoir plutôt pour fonction d’illustrer
l’incarnation du langage ou sa « passion » (l. 18).
2. Il est difficile de trouver un rapport entre ce théâtre et les scènes du théâtre tradition-
nel. Ici, les personnages ne sont pas tant des individus autonomes que plusieurs actants
qui parlent du langage, tout en mettant en action cette parole. Le véritable sujet de la
scène, c’est donc le langage lui-même, tel qu’il est utilisé par les personnages.
3. Cet extrait est une réflexion sur le langage et les personnages y contribuent de trois
façons : ils énoncent un propos abstrait ou théorique, comme Rachel (l. 15) : « Le langage
est un outil immonde […] » ou Trinité (l. 9) : « Changez le langage […] ». Ils peuvent aussi
faire l’expérience de l’incarnation du langage, comme lorsque Rachel saigne à cause du
mot « chien » (l. 8) ou que Trinité envisage la passion de la parole. Enfin, les personnages
présents mettent en évidence la vacuité du langage lorsqu’ils échangent des propos
vides de sens et contradictoires (l. 24 à 34).
4. Les personnages de cet extrait se répartissent en personnages ayant trait à la religion
(la Sibylle, Rachel, Trinité, Isaïe) et plus précisément à la religion grecque antique, au
judaïsme et au christianisme. Les philosophes sont, quant à eux, Diogène (représentant
du cynisme) et Pascal, un scientifique et philosophe chrétien.
Un comique ambigu
5. La ligne 5 de l’extrait fournit l’exemple d’un jeu de mots : un aboyeur est un personnage
présent dans le théâtre de tréteaux : il sert à attirer l’attention du public sur la pièce qui
va se jouer et à présenter les comédiens. Ici, le mot « aboyeur » désigne un personnage de
théâtre, mais il évoque aussi le mot « chien », qui aboie et mord. « L’aboyeur parle » (l. 5)
est donc l’inverse du « mot chien [qui] n’aboie pas » (l. 1, 6, 13) : Valère Novarina double
ici d’un humour langagier sa réflexion sur l’homme et le langage.
6. De la ligne 25 à la ligne 31, les personnages se livrent à une série d’exclamations
désordonnées en apparence. Elles répondent en réalité au principe antithétique de la
contradiction (« Oui oui oui oui et non ! », l. 31) et de l’oxymore (« Les êtres n’existent
pas », l. 24). Il semble que les personnages cherchent à mettre en évidence la part
gratuite et insignifiante du langage, réalité intangible et malléable jusqu’à l’absurde.

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7. La mise en scène de l’auteur montre également son souci de provoquer l’amusement
autant que la réflexion. Ces boîtes miniatures dans lesquelles les personnages sont
enfermés évoquent bel et bien la « boîte muette » (l. 16) dont il faut tirer le langage.
Ils évoquent également des miniatures, des sortes de poupées, de marionnettes. Du
point de vue scénographique, Novarina a donc cherché à restituer l’une de ses idées
fondamentales : l’homme n’est qu’une mécanique qui subit et s’anime par le langage.
Une réalisation du langage ?
8. Les deux issues de cette crise du langage qu’évoque Novarina sont la mort et le
silence. Le langage est en effet une arme dangereuse dès lors que « le mot chien […]
mord » (l. 6-7) ou qu’il est possible de se « couper la gorge avec le mot couteau » (l. 14),
ou de « faire sauter la machine » (l. 17). À l’inverse, le silence est une autre issue possible
à la crise, dès lors qu’il s’agit de rentrer le langage dans sa « boîte muette » (l. 16) : une
métaphore qui rappelle la boîte de Pandore et les tourments qui ont découlé de son
ouverture. L’homme doit donc risquer le danger de l’incarnation du mot ou se taire,
« vivre la passion de la parole » (l. 18) ou retourner au silence.
9. Le langage est, pour Novarina, une mécanique qui détermine la pensée humaine et
fait de l’homme une « machine » (l. 17 à 22). C’est sous forme d’une métaphore tech-
nique que Novarina compare la machine et le langage, considéré comme un « outil
immonde » (l. 15). C’est la raison pour laquelle Pascal en appelle à des « êtres qui ne
soient pas qu’en langage » (l. 35).
10. Le théâtre est un art de l’incarnation, qui met en scène le langage. Dans cette crise
dénoncée par Novarina, qui est une crise de l’incarnation du mot, le théâtre est à la
fois le symptôme de la crise et son remède. Si l’incarnation du mot « chien » constitue,
on l’a vu, un risque, c’est bien à des « êtres qui ne soient pas qu’en langage » (donc en
chair, donc incarnés) que Pascal fait appel (l. 35-36).

Vers le bac
Le commentaire
Réflexion en apparence tragique sur la véritable nature du langage et de l’homme, le
théâtre de Novarina n’oublie pas de dépeindre également ceux-ci sous des couleurs
comiques, non sans ambiguïté.
L’incarnation des mots, comme « chien » ou « couteau », provoque un étonnement chez
le spectateur, mêlé d’humour. En effet, l’auteur se livre ici à un jeu de mots sur le terme
« aboyeur », personnage présent dans le théâtre de tréteaux : il sert à attirer l’attention
du public sur la pièce qui va se jouer et à présenter les comédiens. Ici, le mot « aboyeur »
désigne à la fois un personnage de théâtre, mais il évoque aussi le mot « chien », qui
aboie et mord. « L’aboyeur parle » est donc l’inverse du « chien qui n’aboie pas » : Valère
Novarina double ici d’un humour langagier sa réflexion sur l’homme et le langage.
Ce jeu sur les mots s’accompagne parfois d’un détournement de formules célèbres, dont
le lecteur peut percevoir en filigrane la référence, comme « Donnez-moi du langage et
je vous fais sauter la machine », qui rappelle le point d’appui réclamé par Archimède
pour soulever le monde. Surtout, c’est la dimension mécanique et gratuite du langage
qui permet de créer des effets d’absurdité. De la ligne 25 à la ligne 31, les personnages
se livrent à une série d’exclamations désordonnées en apparence. Elles répondent en


réalité au principe antithétique de la contradiction (« Oui oui oui oui et non ! », l. 31) et
de l’oxymore (« Les êtres n’existent pas », l. 24). Il semble que les personnages cherchent
à mettre en évidence la part gratuite et insignifiante du langage, réalité intangible et
donc malléable jusqu’à l’absurde.

Séquence 3
Un nouveau langage scénique pour explorer la condition humaine
Corpus de textes B

La représentation théâtrale :
un dialogue entre illusion et réalité
Texte 1
Une définition du théâtre par le théâtre (pages 405-406)
Paul Claudel, L’Échange (1951)

➔➔ Objectif
Interroger l’illusion dramatique.

➔➔ Présentation du texte
Le théâtre de Claudel est l’héritier d’une vaste tradition théâtrale antérieure, en
particulier du théâtre baroque, dont Le Soulier de satin montre un écho évident.
Conformément à cet héritage, Claudel a toujours interrogé l’illusion dramatique, son
prestige et ses ressorts, ce dont il donne ici un exemple, en offrant avec le personnage
de Lechy Elbernon une définition du théâtre par le théâtre.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Les spectateurs de la scène peuvent s’envisager à deux niveaux. Il s’agit tout d’abord,
bien sûr, des spectateurs assis dans la salle de théâtre. Mais il pourrait aussi bien s’agir
des personnages comme Thomas, Marthe ou Louis Laine, qui se trouvent véritable-
ment en train d’assister au numéro de Lechy Elbernon. Un metteur en scène pourrait
volontiers en tirer un parti tout à fait intéressant, en jouant sur ces deux niveaux de
représentation. Lechy Elbernon pourrait ainsi monter en scène de façon concrète ou
symbolique, sur un élément de décor, prévu à cet effet. À l’inverse, on peut imaginer des
dispositifs où Louis Laine, Marthe ou Thomas Pollock Nageoire feraient partie du public.

Lecture analytique
Un numéro de comédienne
1. Les indices qui montrent que Lechy Elbernon joue un rôle sont d’abord les didas-


calies  qui la montrent en train de cabotiner : « Elle prend position et en avant la
musique ! » (l. 6), « Toute cette ligne dite d’un seul trait » (l. 34), mais également les
phrases qui font d’elle une figure de metteur en scène, d’opérateur :  « Attention !
attention ! il va arriver quelque chose ! » (l. 12-13), voire de comédienne : « C’est moi,
c’est moi qui arrive ! » (l. 30), « je suis là qui leur arrive à tous » (l. 39). Le rôle est d’ail-
leurs commenté par Louis Lane et Thomas : « Regardez-la ! J’ai peur ! Le personnage lui
sort par tous les pores ! » dit Louis Laine (l. 47-48), qui peu auparavant se croit déjà au
théâtre : « Maintenant, on est quelqu’un tous ensemble » (l. 26).
2. L’effet produit par le théâtre sur le public se comprend ici en termes paradoxaux.
Elle décrit en effet le théâtre comme une « sacrée mâchoire ouverte pour vous englou-
tir, pour se faire du bien avec » (l. 32-33), « à grands coups » (l. 37), « leur arracher
le cœur, avec art, avec furie, terrible, toute nue ! » (l. 45). Ce sont des images para-
doxales qui dénotent à la fois une grande violence (« arracher le cœur », « une mâchoire
ouverte » « à grands coups ») et un grand plaisir (« se faire du bien », « voir quelque
chose qui arrive », l. 22).
3. Les expressions récurrentes de Lechy Elbernon renvoient à l’idée que quelque chose
arrive, survient : « C’est moi, c’est moi qui arrive ! » (l. 30), « je suis là qui leur arrive à
tous » (l. 39), « c’est toujours une femme qui arrive » (l. 52). Le théâtre est donc conçu
comme événement, irruption de l’événement dans une réalité qui n’en comporte pas.
Surtout, c’est l’expression « avec art, avec furie » (l. 33-34, 35-36, 46) qui revient régu-
lièrement dans la bouche de Lechy Elbernon. La comédienne considère ainsi l’acteur
comme un être inspiré par un feu presque sacré, comme la pythie (l. 64) qui est celui de
l’art.
4. Lechy ELbernon montre ici la puissance de son art théâtral de façon à intimider Louis
Laine et Marthe. Marthe ne semble pas véritablement comprendre la nature du théâtre,
comme le montrent ses questions, ainsi que celles de Thomas Pollock Nageoire. Louis
Laine se considère, quant à lui, face à Lechy Elbernon comme au théâtre : l’évocation
du théâtre est déjà pour lui du théâtre, comme le montre sa réplique : « Maintenant,
on est quelqu’un […] qui regarde » (l. 26-27).
Un théâtre poétique
5. La disposition des répliques dans la scène montre une volonté de la part de Claudel
d’organiser la lecture ainsi que la diction de la comédienne, pour traduire l’éloquence
(la grandiloquence ?) de Lechy Elbernon. On remarque en effet les retours à la ligne qui
surviennent, par exemple, aux lignes 31, 39, 41, 45, 58, 62, 63, 64, 67. La parole théâ-
trale se rapproche ici du rythme et de l’ampleur de la parole poétique et Lechy Elbernon
fait une évocation de son art qui prend l’apparence d’un acte artistique.
6. L’importance de la conjonction « et » est sensible dans le discours de Lechy Elbernon
(l. 11, 35, 39, 45, 67). L’actrice utilise cette conjonction pour créer dans son discours
l’impression d’une continuité poétique, d’une parole sans cesse recommencée. Claudel
s’est inspiré de la versification biblique pour introduire cet effet poétique du mot « et »
dans son écriture.
7. Les didascalies de la scène insistent sur la dimension théâtrale, musicale et rythmée
des répliques de Lechy Elbernon. Cette dimension désigne et s’adresse successivement
à Louis, puis à Marthe, qu’elle cherche à impressionner et pour lesquels elle déclame


sa passion du théâtre. La parole s’accompagne de musique, ce qu’indique la didasca-
lie : « Elle prend position et en avant la musique ! » (l. 6) et Claudel a porté une atten-
tion toute particulière à la façon dont la comédienne devait, ici, mettre en voix ses
répliques : « Toute cette ligne dite d’un seul trait » (l. 34).
Une définition du théâtre
8. Certains termes montrent le statut ambigu de la relation du théâtre avec la réalité. Il
s’agit en effet de « [q]uelque chose de pas vrai comme si c’était vrai » (l. 13). Le théâtre
suppose donc une illusion, formulée par Lechy Elbernon comme étant celle du « comme
si » et que le « rideau » vient matérialiser. Or, cette illusion apparaît plus importante que
le réel lui-même puisque le vrai, ce n’est que le rideau : « Le vrai, tout le monde sent
bien que c’est un rideau ! » (l. 15-16).
9. L’image du théâtre telle qu’elle est donnée dans cet extrait est celle d’un art à voca-
tion collective, comme le montre la réflexion de Louis Laine à la ligne 26. Le passage des
pronoms indéfinis « on », « quelqu’un » à des pronoms indéfinis pluriels « on », « tous »
montre que le public est une réalité à la fois singulière et plurielle. Le théâtre est donc
un art s’adressant à des individus, mais permettant de les fédérer dans une collectivité
que Louis Laine symbolise par ce « quelqu’un tous ensemble » (l. 26).
10. La définition de la vie et du théâtre qui est proposée dans cet extrait vise à montrer
que le théâtre est paradoxalement une réalité plus parfaite que la vie. En effet, par
rapport à une vie où « rien n’arrive » (l. 20), le théâtre apparaît comme un absolu,
comme le lieu de l’événement, qui permet d’aller « partout » (l. 1) et de vivre plus inten-
sément que la vie elle-même (l. 39 à 44). Aussi, Lechy Elbernon peut-elle affirmer que
son interprétation du rôle de Marthe sera plus réelle que Marthe elle-même : « voulez-
vous que je vous joue son rôle ? / Je le jouerai mieux qu’elle ! » (l. 56 à 58). 

Vers le bac
Le commentaire
Cet extrait de L’Échange, fonctionnant comme une scène de théâtre dans le théâtre,
apporte une définition de l’art théâtral.
L’art théâtral apparaît comme entretenant une relation ambiguë avec la réalité, qu’il
pemet en fait de dépasser. Il s’agit en effet de « [q]uelque chose de pas vrai comme
si c’était vrai » (l. 13). Le théâtre suppose donc une illusion, formulée ici par Lechy
Elbernon comme étant celle du « comme si » et que le « rideau » vient matérialiser. Or,
cette illusion apparaît plus importante que le réel lui-même puisque le vrai, ce n’est que
le rideau : « Le vrai, tout le monde sent bien que c’est un rideau ! », l. 15-16). Le théâtre
permet donc d’accéder à une réalité plus parfaite située au-delà du réel, au-delà du
rideau et où « quelque chose […] arrive pour de bon » (l. 22-23).
Étant l’art qui permet d’accéder à un au-delà du réel, le théâtre joue donc un rôle collec-
tif, comme le montre la réflexion de Louis Laine à la ligne 26. Le passage des pronoms
indéfinis « on », « quelqu’un » à des pronoms indéfinis pluriels « on », « tous » montre
que le public est une réalité à la fois singulière et plurielle, que le théâtre généralise
et individualise à la fois. Lechy Elbernon confirme plus loin (l. 39 à 45) que son jeu lui
permet de s’adresser collectivement à tous les spectateurs et d’être un événement,
même pour ceux dont la vie en connaît de difficiles.

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Finalement, la définition de la vie et du théâtre qui est proposée dans cet extrait vise à
montrer que le théâtre est paradoxalement une réalité plus parfaite que la vie. En effet,
par rapport à une vie où « rien n’arrive » (l. 20), le théâtre apparaît comme un absolu,
comme le lieu de l’événement qui permet d’aller « partout » (l. 1) et de vivre plus inten-
sément que la vie elle-même (l. 39 à 44). Aussi, Lechy Elbernon peut-elle affirmer que
son interprétation du rôle de Marthe sera plus réelle que Marthe elle-même : «  voulez-
vous que je vous joue son rôle ? / Je le jouerai mieux qu’elle ! » (l. 56 à 58). 

Lecture complémentaire
Henrik Ibsen, Une maison de poupée (1879)

➔➔ Présentation de l’œuvre
À la définition grandiose du théâtre par Lechy Elbernon répond, quelques années aupa-
ravant, la vision d’un théâtre familial figé dans lequel Nora doit jouer son rôle idéal de
mère. À la psychologie claudélienne répond donc celle des personnages d’Ibsen et la
remise en cause éclatante de rôles sociaux que Nora juge désormais révolus. Le théâtre,
ici, dénonce l’artifice des conventions sociales.

Texte 2
Le théâtre et la fabrique du théâtre (pages 408-409)
Jean Anouilh, La Grotte (1961)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Faire dialoguer le théâtre et le réel.

➔➔ Présentation du texte
La Grotte est une pièce tardive de Jean Anouilh, qui marque son évolution vers un théâtre
plus moderne d’un point de vue formel. En reprenant explicitement un procédé de
Pirandello, il fait ici dialoguer théâtre et réel en imaginant un auteur s’adressant direc-
tement au public et lui avouant que la pièce qu’il est venu voir n’est pas encore écrite.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Luigi Pirandello (1867-1936) est un auteur de théâtre, romancier et poète italien. Il a
obtenu le prix Nobel de littérature en 1934. Son théâtre se caractérise par une tonalité
à la fois humoristique et sombre et met en scène des jeux de mise en abyme entre
réalité et jeu théâtral.

Lecture analytique
Un discours en apparence improvisé
1. La situation d’énonciation est déterminée par l’adresse de « l’auteur » au public. Il se

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trouve devant le rideau de scène, juste avant le début de la pièce (« Ce qu’on va jouer
ce soir », l. 1). Cette situation est inhabituelle au théâtre dans la mesure où l’auteur,
l’inventeur du texte, ne fait généralement pas partie de la représentation.
2. Plusieurs indices du style montrent qu’Anouilh cherche à créer l’impression
de naturel et d’improvisation. L’importance des formes emphatiques dénote une
volonté d’insistance : « Ce qu’on va jouer ce soir, c’est une pièce que je n’ai jamais pu
écrire » (l. 1-2), « Les directeurs, quand ils tiennent un spectateur » (l. 8-9), « C’est une
vieille vérité, que les comédiens ne manquent jamais de vous redire » (l. 23-24), « c’est
le public qui fait la pièce » (l. 25) ou l’influence de l’oralité dans le discours : « cela s’est
révélé un peu compliqué à mettre au point, cette idée-là » (l. 31-32). Les pronoms indé-
finis, « On va essayer » (l. 5), « On passe par des alternatives d’espoir et de désespoir »
(l. 21), sont aussi caractéristiques du discours oral, de même que la tendance de l’auteur
à faire ici des phrases complexes : « D’abord, vous vous apercevrez que ce n’est pas
exactement la même chose et puis, ensuite, cela prouverait seulement qu’il a dû avoir
des ennuis avec une pièce, lui aussi, Pirandello » (l.35 à 37).
3. L’improvisation de l’auteur est également à relativiser : son « numéro » est bel et bien
écrit, comme le montrent les signes d’humour et les effets de chute qu’il introduit. Les
allusions lancées au public et notamment au « critique qui dit à l’oreille de son voisin
qu’il a déjà vu ça dans Pirandello » (l. 34-35) est un signe d’écriture préalable. La répéti-
tion de « il y en aura » à deux reprises (l. 12-13 et 14) crée un effet parallèle de chute qui
opère une connivence avec le public. On retrouve un effet similaire dans la chute de la
phrase : « Mais nous, nous nous sommes entraînés six semaines, pas vous » (l. 29), qui,
en interpelant le public, crée à nouveau un effet humoristique.
Les éléments de la satire
4. Les éléments satiriques sont présents et l’auteur ne se prive pas d’adresser quelques
pointes. Les directeurs de théâtre sont décrits comme ceux qui « tiennent les spec-
tateurs » (l. 9), comme un bien rare puisqu’il paie sa place. Ces mêmes spectateurs
sont évoqués par l’auteur avec humour, comme des individus toujours prêts à exiger le
remboursement de leurs billets (l. 7) ou comme des « maladroits » (l. 27) incapables de
participer au spectacle. Avec le tableau de critiques dramatiques tatillons se chuchotant
à l’oreille des remarques désobligeantes (l. 34-35), l’auteur achève son portrait satirique
du monde théâtral… sans s’oublier lui-même puisqu’il fait référence à sa pièce comme
étant « une pièce difficile, une pièce où on ne rit pas tout le temps et qui n’a pas eu un
bon article dans Le Figaro » (l. 8 à 11).
5. La proposition de « faire répéter aussi les spectateurs et les critiques » est à la fois
ironique et intéressante dans la mesure où elle vise à abolir le rapport entre la scène et
la salle. En effet, il y a là une forme d’humour de la part d’un auteur qui sous-entend
que ces répétitions permettraient d’assurer un succès maximal aux pièces jouées. Elles
permettraient aussi d’intégrer le public au spectacle… et par conséquent de le supprimer.
6. La mise en scène de ce passage repose sur le traitement accordé à la connivence
qui existe entre l’auteur et le spectateur, mais aussi à l’incongruité de la présence de
l’auteur à ce moment de la pièce. Que l’auteur apparaisse en scène, devant le rideau de
scène, ou bien dans la salle, qu’il soit habillé de façon banale ou particulière, qu’il soit


assisté d’effets techniques (lumière, son) ou qu’il prenne simplement la parole lorsque
les lumières sont encore allumées et l’effet créé ne sera pas tout à fait le même. On
peut dire que plus l’auteur est ici un personnage intégré à la représentation théâtrale
et plus l’effet ironique de son apparition s’estompe.
Un humour de connivence
7. Les expressions appartenant au vocabulaire du théâtre sont les suivantes : « pièce »
(l. 1), « applaudir » (l. 3), jouer » (l. 5), « payé votre place » (l. 6), « la sortie » (l. 7), « direc-
teurs » (l. 8), « spectateur » (l. 9), « un critique qui dit à l’oreille de son voisin » (l. 34),
« carafe » (l. 40), etc. L’auteur qui est ici également le premier personnage de la pièce,
s’efforce d’établir une coïncidence entre l’univers dramatique et l’univers du réel. Pour
ce faire, il établit une connivence avec le spectateur en faisant allusion à des éléments
qui sont partie intégrante de l’univers réel, tels que le journal Le Figaro ou l’auteur
Pirandello.
8. Les éléments produisant un effet comique sont, majoritairement, les moments où la
connivence entre l’auteur et le spectateur semble ne pas fonctionner. Cet effet de jeu
fait soudain de l’auteur un personnage isolé. Les applaudissements auxquels s’attend
l’auteur (l. 30-31), les signes de mécontentement qu’il feint d’anticiper (l. 6 et 13-14),
la gêne qu’il manifeste par rapport à l’idée du remboursement que réclameraient des
spectateurs insatisfaits (l. 17-18) ou bien les allusions qu’il fait au rôle que devront jouer
les spectateurs (l. 29-30 et 33) en sont les principaux moments.
9. La connivence avec le public s’établit dès que l’auteur fait mine de s’adresser direc-
tement à lui, soit en le faisant réellement, soit en supposant par avance ses réactions
et ses réponses. Il a, en effet, recours au pronom « vous », à plusieurs reprises : « Je
sais : vous avez payé votre place sans savoir ce détail » (l. 5-6), « La pièce de ce soir
n’est pas faite, elle est à faire et on compte particulièrement sur vous… » (l. 32-33). À
d’autres reprises, il anticipe les réactions du public : « (il attend un peu comme si on
allait applaudir, puis il dit enfin :) Merci » (l. 3-4).

Vers le bac
L’entretien
La séparation entre la scène et la salle est fondatrice de l’illusion dramatique. Pourtant,
les auteurs remettent parfois en question cette séparation, afin notamment de créer
des effets de plusieurs natures.
– Une façon de parler du monde : la remise en question de la séparation entre scène et
salle peut avoir pour but d’énoncer un discours sur le monde, par le biais du théâtre. Si
le théâtre parle du monde, alors le monde peut aussi devenir un théâtre, critiquable en
tant que tel. Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, par exemple,
la dernière phrase « le poète troyen est mort, la parole est au poète grec » invite le
spectateur à considérer que le réel (et la guerre qu’il couve) prolonge la représentation.
– Une façon de parler du théâtre : le rapport entre la scène et la salle peut également
être aboli afin d’intégrer le spectateur dans la représentation. Le théâtre peut alors être
montré comme un objet d’artifice, comme c’est le cas dans la pièce La Grotte, de Jean
Anouilh. En montrant une pièce en train de se construire, Anouilh fait du théâtre un art
contributif et met en question le statut de l’œuvre d’art.

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Texte 3
La représentation théâtrale et le cérémonial tragique (pages 409-411)
Jean Genet, Les Bonnes (1947)

➔➔ Objectif
Analyser le dialogue entre théâtre et réalité.

➔➔ Présentation du texte
Si l’auteur a parfois nié s’en être inspiré, le crime des sœurs Papin est trop proche du
texte de Jean Genet, Les Bonnes, pour que l’on puisse douter de son influence. En plus
de faire dialoguer ainsi le fait divers réel et la scène, cet extrait montre également une
mise en abyme, où les rôles s’échangent entre les sœurs, afin de créer un théâtre dans
le théâtre. C’est d’un meurtre simulé qu’il s’agit, mais d’une simulation qui trouve son
équivalent dans le crime réel. Théâtre et réalité dialoguent donc ici à plusieurs titres.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le crime des sœurs Papin est un double meurtre ayant eu lieu en 1933. Les sœurs
Léa et Christine Papin, domestiques, ont assassiné sauvagement leurs deux maîtresses
avant d’avouer sans difficulté leur meurtre. Leur procès, extrêmement suivi, fut l’occa-
sion d’une interrogation collective sur les raisons de ce crime horrible et de nombreuses
interprétations furent proposées : débordement violent d’un ressentiment social, phéno-
mène de psychose à deux, etc.
b. Cette scène paraît à la première lecture profondément étrange : Claire est manifeste-
ment en train de « jouer » le rôle de la patronne et insulte Solange qui, prise apparem-
ment de colère, décide de l’assassiner, en la prenant véritablement pour sa patronne.
Le sentiment qui domine est un sentiment de peur, face à la haine (« Je hais les domes-
tiques […] je vous vomis », l. 1 à 5), face à la violence et à la folie des deux femmes.

Lecture analytique
Une vision impitoyable des rapports sociaux
1. Dans la description que fait Claire des domestiques, la métaphore de la pourriture
domine. Claire parle en effet d’une « espèce » […]qui coul[e] » (l. 1-2), d’une « exhalai-
son » (l. 3) qui « corrompt » (l. 4) et qui est « fétide » (l. 10), ou encore d’une « lie » (l. 14).
Les domestiques sont décrits également comme « n’appart[enant] pas à l’humanité »
(l. 12) ou alors comme les représentants d’une humanité méprisable, terrifiante et cari-
caturale : « miroirs déformants » (l. 14), « gueules d’épouvantes », « corps pour porter
nos défroques » (l. 13-14).
2. À travers le jeu de Claire, Madame est décrite comme un être haineux et méprisant.
Elle se considère avant tout comme la représentante d’une catégorie sociale supérieure,
ce qu’indiquent les pronoms « nos » et « nous » (l. 3 à 5), opposés au « vous » désignant
les domestiques dans leur ensemble. Mais Claire la dépeint également comme une
femme sensible au « chant de tourterelle » (l. 26-27), et attirée par son laitier (l. 27) : un
être paradoxal, à la fois pleine de haine et d’attirance pour les classes les plus modestes.

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3. Les deux sœurs envient à Madame « son chant de tourterelle, ses amants, son
laitier […] matinal, […] son maître pâle et charmant » (l. 26 à 30). Elles lui prêtent
donc une relation secrète avec le laitier (c’est-à-dire celui qui est chargé de livrer le lait
chaque matin, qui, comme s’il était confondu avec le lait lui-même, est décrit comme
« pâle ») et jalousent les « amants » supposés de Madame.
4. Le meurtre simulé de Claire est comparé à un « bal » (l. 31). Il suppose donc un jeu
scénique au cours duquel les deux femmes s’empoignent (et surtout, où Solange
empoigne sa sœur) et miment ensemble un meurtre. Ce meurtre est déclenché par la
lâcheté de Claire (l. 58), qui tente jusqu’au bout de raisonner sa sœur et de ne pas la
pousser jusqu’à l’irréparable.
Un jeu théâtral
5. Claire essaie, au début du passage, d’entrer dans le rôle de Madame. L’opposition
marquée entre « je » et « ils », entre « vous » et « nous », ce dernier pronom désignant la
bourgeoisie, doit manifester son mépris pour ceux qu’elle considère comme des subal-
ternes et des êtres méprisables. Son entrée dans un rôle se manifeste non seulement
par les phrases de Solange qui l’encourage (l. 7 et 11), mais aussi par l’emploi récurrent
de formules anaphoriques qui montrent que Claire cherche à accumuler les marques de
mépris qui caractérisent d’ordinaire Madame : « J’en hais » (l. 1), « qui nous pénètre […]
qui nous corrompt » (l. 4), « vos coudes plissés, vos corsages démodés » (l. 12-13).
6. Solange semble perdre la notion des frontières entre la réalité et le jeu lorsqu’elle
décide de punir Madame (qui est en fait Claire) en l’étranglant. Elle décide de punir
Claire de sa lâcheté (Claire, en effet, a peur, ce que montrent ses répliques, l. 42, 48,
52…) mais c’est Madame qu’elle étrangle : « Enfin ! Madame est morte ! étendue sur le
linoléum » (l. 61-62).
7. Le « tu » et le « vous » alternent ici en fonction des rôles changeants de Solange et
Claire. Répondant à Solange qui la vouvoie dans le rôle de Madame (l. 11), Claire alterne
le « vous » et le « tu » : « Je suis au bord, presse-toi, je t’en prie. Vous êtes… vous êtes… »
(l. 16-17), mais même lorsqu’elle se sent en danger, elle continue de faire alterner la peur
réelle et le jeu où elle campe Madame : « Tu vas trop loin ! » (l. 34), « Vous me tuez » (l. 36).
À la fin de l’extrait, Solange aussi mélange le « tu » destiné à Claire et le « vous » réservé à
Madame, dans une confusion des rôles : « Je t’en prie, Claire, réponds-moi » (l. 50) et « Je
continuerai, seule, seule, ma chère. Ne bougez pas » (l. 54-55).
8. La phrase « Vous n’aurez pas à aller jusqu’au crime » est ambiguë dans la mesure où
elle s’adresse à Madame (qui est en fait Claire) et rappelle la haine que celle-ci éprouve
pour ses domestiques. En réalité, elle fait allusion au projet des deux sœurs d’empoi-
sonner Madame et produit donc un effet de double entente.
Le rituel tragique
9. On comprend que ce rituel fait partie d’un jeu habituel pour les deux sœurs, dans
la mesure où Claire et Solange cherchent à se conditionner dans un moment qui
requiert leur concentration. Les répliques de Solange, « Je monte, je monte… » (l. 7)
ou « Continuez. Continuez » (l. 11 et 15), montrent que celle-ci cherche à atteindre un
état d’identification absolue à Claire, sa sœur et surtout à la colère que celle-ci peut
éprouver. Claire, quant à elle, semble à court d’inspiration : « Je suis au bord […] je suis
vide, je ne trouve plus. Je suis à bout d’insultes » (l. 17-18).


10. La scène tend à s’accélérer, le jeu des deux sœurs devient de plus en plus dangereux,
l’identification de plus en plus parfaite. Les répliques de Claire montrent cette accéléra-
tion : elles deviennent de plus en plus brèves (l. 32 à 42) : « Qu’est-ce que tu fais ? », « Tu
vas trop loin ! », « Vous me tuez ! », « Tais-toi », « Solange ! », et se composent de phrases
brèves juxtaposées : « Solange, arrêtons-nous. Je n’en peux plus. Laisse-moi » (l. 52).
11. Le jeu de scène contribue à créer cet effet d’amplification. En effet, les mouvements
de Solange la conduisent vers la fenêtre, dont elle est détournée une première fois (l. 5),
puis une seconde (l. 21) par Claire. Elle parvient finalement « sur le balcon » (l. 23) et a
ouvert la fenêtre. Ce jeu de scène, où « les gens d’en face vont [les] voir » (l. 22), parti-
cipe à l’amplification du passage. Si aucune didascalie ne précise que Solange rentre
dans la cuisine, elle est, après son simulacre d’étranglement, « dans un coin » (l. 61),
ce qui laisse penser que ce mouvement s’arrête brutalement.
12. Le rôle du destin intervient dans la description que donne Solange d’elle-même : « je
sais à quoi je suis destinée » (l. 35). À travers le terme « destin » se mêlent la condition
de domestique et le meurtre qu’elle envisage, le second étant considéré comme la
conséquence du premier : « Ah, nous étions maudites ! » (l. 38).
13. La mise en scène de Jacques Vincey montre l’ambivalence des deux sœurs en souli-
gnant leur ressemblance physique : chacune d’elles est ainsi susceptible de prendre
la place de l’autre, ce qui est au fondement de la scène de jeu de rôle qu’elles jouent
ici. Leur vêtement noir, qui est un uniforme de domestique, leur pâleur extrême mani-
festent à la fois leur anonymat et leur dimension inquiétante.

Vers le bac 
Le commentaire
Claire et Solange jouent ici une scène dont elles ont l’habitude : tandis que Claire joue
Madame et exprime le mépris qu’elle ressent pour ses domestiques, Solange joue Claire
et l’explosion du ressentiment que cela suscite en elle. Cette scène est donc fortement
théâtralisée.
La théâtralité extrême du passage est à souligner puisqu’elle s’opère sur le mode d’une
amplification progressive : le « bal » des deux sœurs, leur empoignade suggèrent un jeu
théâtralisé, ce que montre aussi l’ouverture de la fenêtre, aux lignes 20-21. Claire et
Solange veulent des spectateurs et se mettent en situation de jouer une scène de haine
qu’elles connaissent bien. C’est la raison pour laquelle Solange s’exclame : « Nous allons
parler au monde. Qu’il se mette aux fenêtres pour nous voir, il faut qu’il nous écoute »
(l. 19-20).
Les rôles des deux sœurs sont marqués par un jeu complexe sur les pronoms. L’opposition
marquée entre « je » et « ils », entre « vous » et « nous », ce dernier pronom désignant la
bourgeoisie, doit manifester le mépris de Madame pour ceux qu’elle considère comme
des subalternes et des êtres méprisables. L’entrée de Claire dans son rôle se manifeste
donc non seulement par les phrases de Solange qui l’encourage (« Je monte, je monte… »,
l. 7 ; et « Continuez. Continuez », l. 15), mais par l’emploi récurrent de formules anapho-
riques qui montrent que Claire cherche à accumuler les marques de mépris qui caracté-
risent d’ordinaire Madame : « J’en hais l’espèce odieuse » (l. 1), « une exhalaison […] qui
nous pénètre […] qui nous corrompt » (l. 4), « vos coudes plissés, vos corsages démodés »

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(l. 12-13). Chacune des deux sœurs emprunte donc le discours du personnage qui est le
sien, ce que la mise en scène doit ici probablement contribuer à accentuer.
Rapidement, cependant, le jeu menace de brouiller les repères des deux femmes. Le « tu »
et le « vous » alternent en fonction des rôles changeants de Solange et Claire. Répondant à
Solange qui la vouvoie dans le rôle de Madame (l. 11), Claire alterne le « vous » et le « tu » :
« Je suis au bord, presse-toi, je t’en prie. Vous êtes… vous êtes… » (l. 16-17), mais même
lorsqu’elle se sent en danger, elle continue de faire alterner la peur réelle et le jeu où elle
campe Madame : « Tu vas trop loin ! » (l. 34), « Vous me tuez ! » (l. 36). À la fin de l’extrait,
Solange aussi mélange le « tu » destiné à Claire et le « vous » réservé à Madame, dans
une confusion des rôles : « Je t’en prie, Claire, réponds-moi » (l. 50-51) et « Je continuerai,
seule, seule, ma chère. Ne bougez pas » (l. 54-55). Solange semble perdre la notion des
frontières entre la réalité et le jeu lorsqu’elle décide de punir Madame (qui est en fait
Claire) en l’étranglant. Elle décide de punir Claire de sa lâcheté (Claire, en effet, a peur, ce
que montrent ses répliques, l. 42, 48, 52…), mais c’est Madame qu’elle étrangle : « Enfin !
Madame est morte ! étendue sur le linoléum » (l. 61-62).

Séquence 3
Un nouveau langage scénique pour explorer la condition humaine
Parcours de lecture

Fin de partie (1956), une métaphore


de la condition humaine
B i b l i o g r a p h i e
– Beckett par lui-même, Le Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1969.
– Clément Bruno, L’Œuvre sans qualités – Rhétorique de Samuel Beckett, Le Seuil, 1994.
– Didier Alexandre, Lire En attendant Godot et Fin de partie, PUL, 1999.
– Emmanuel Jacquart, Le Théâtre de dérision, Beckett, Ionesco, Adamov, Éd. Gallimard, 1974.

Extrait 1
Une métaphore burlesque et tragique de l’humanité
➔➔ Objectif
Étudier une scène d’exposition inhabituelle.

➔➔ Présentation du texte
L’influence décisive du théâtre de Beckett sur toute la littérature de la seconde moitié
du xxe siècle pourrait justifier à elle seule qu’un parcours de lecture lui soit consacré.
Outre cela, la représentation si pessimiste et si fortement teintée de nihilisme de
l’œuvre de Beckett et en particulier de sa seconde pièce majeure après En attendant

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Godot, Fin de partie (1956), permet d’envisager dans un même mouvement l’écriture
théâtrale et la vision qu’elle porte.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Les négations sont importantes dans le passage : « On ne peut plus me punir » (l. 4),
« Non, je suis seul » (l. 24), « Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq
minutes » (l. 34), « Non » (l. 38 et 41), « Il ne pleuvra pas » (l. 50), « Je ne me plains pas »
(l. 53), « Je te dis que je ne me plains pas » (l. 53). Elles nous montrent que les person-
nages sont en situation d’incapacité fondamentale à exister et à agir.

Lecture analytique
Une scène d’exposition paradoxale
1. Cette scène d’exposition fonctionne de façon paradoxale : elle semble clore plutôt
qu’ouvrir. La première phrase de Clov, « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir »
(l. 1-2) n’est pas propre à une entrée en scène, mais ressemble plutôt à un épuisement
prolongé, que confirme Hamm : « il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi »
(l. 25), qui veut aller se coucher. Outre cela, la pauvreté en événements de cet extrait
est aussi significative : «  je regarderai le mur, en attendant qu’il me siffle » (l. 7), « plus
on est grand et plus on est plein […]. Et plus on est vide » (l. 22-23).
2. Hamm et Clov vivent dans « un refuge » (l. 25), extrêmement confiné puisqu’il n’y
circule pas d’air (l. 30). Cette pièce possède une cuisine, immédiatement contiguë, qui
a la forme d’un cube parfait : « trois mètres sur trois mètres sur trois mètres » (l. 5). Il
s’agit vraisemblablement d’un lieu où le temps s’est arrêté (l. 48) et duquel tout événe-
ment est proscrit.
3. Les répliques d’Hamm et de Clov évoquent leur quotidien, la cuisine de Clov, les rêves
de Hamm. Ce dernier se plaint de sa « misère » (l. 17). Tous les deux semblent décompter
le temps qui s’écoule : « Les grains s’ajoutent aux grains, un à un » (l. 2) en évoquant des
préoccupations banales : le temps, l’heure, etc. L’enchaînement des répliques de Hamm
et de Clov ne paraît guère motivé et celles-ci sont souvent séparées par la mention « Un
temps ». L’impression générale est que Hamm cherche à retenir Clov qui « [a] à faire »
(l. 35), sans véritablement trouver de motif (ni ses yeux, ni le temps, ni l’heure).
4. La didascalie « Un  temps » vise à installer dans l’extrait un rythme lent, où les
répliques s’entrecoupent parfois de longues pauses durant lesquelles personne ne parle.
Elle vise également à mettre en évidence l’un des thèmes principaux de cette scène
d’exposition qui est le sentiment tangible de l’immobilité du temps.
Des corps étranges
5. Les indices physiques de Hamm et Clov font d’eux des êtres étranges. Clov a comme
caractéristiques : le « regard fixe », la « voix blanche » (l. 1) ; à l’inverse, Hamm a le
« Teint très rouge » et des « [l]unettes noires » (l. 10-11). Il est manifestement aveugle.
Ces indices physiques semblent opposer la pâleur et la rougeur, la vision et l’aveugle-
ment, pour créer un contraste entre les deux personnages, accentué par le rapport
hiérarchique qui existe entre eux.


6. Hamm apparaît légèrement plus distingué que Clov. Il a pour accessoires un
« mouchoir », des « lunettes », qu’il « essuie » (l. 13-14) et il « plie soigneusement le
mouchoir et le met délicatement dans la poche du haut de sa robe de chambre » (l. 14
à 16). Sa gestuelle, il « joint le bout des doigts » (l. 16), marque également une forme
de distinction. À l’inverse, Clov apparaît comme un personnage servile, répondant aux
coups de sifflet (l. 29-30).
7. Le langage de Hamm est parasité par des bâillements. Beckett utilise ici le bâillement
pour faire s’interrompre Hamm dès que celui-ci prononce la voyelle « a ». Le parasitage
du bâillement montre que la fatigue menace ces deux corps en scène, mais aussi que
le langage n’est qu’une émanation du corps, comme l’est le bâillement. Cette impor-
tance du corps est soulignée à plusieurs reprises par l’auteur : c’est ce corps qu’il faut
« appu[yer] à la table » (l. 6-7), qui souffre (l. 21), à la fois « plein » et « vide » (l. 22-23)
comme un ballon, qui bâille, qui est aveugle. Le corps paraît être un rebut pesant,
infirme, inutile, qui fait écho à la situation d’enfermement vécue par les personnages.
Une image de la condition humaine
8. Le monologue initial d’Hamm évoque la « misère » (l. 17) de l’homme. Le choix de ce
thème pascalien montre un personnage qui philosophe de façon pessimiste sur l’exis-
tence, en n’y voyant partout que la souffrance.
On peut cependant déjà ressentir, d’après l’information donnée par les didascalies, que
son éclaircissement de gorge et sa pause, les mains jointes, relèvent d’une attitude de
cabotin qui peut prêter à sourire.
9. Hamm et Clov sont conscients de la fuite du temps. « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va
peut-être finir » (l. 1), commence Clov, qui évoque la métaphore du sablier : « Les grains
s’ajoutent aux grains, un à un et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible
tas » (l. 2-3). Hamm confirme plus loin cette impression de fuite du temps : « il est temps
que cela finisse, dans le refuge aussi » (l. 25).
Les deux personnages sont également conscients du fait qu’ils jouent un rôle et notam-
ment Hamm : « À – (bâillements) – à moi. (Un temps.) De jouer » (l. 12). Clov, quant à
lui, attend un signal (le sifflet) pour faire son entrée (l. 7 et 29).
10. Cette scène étrange présente certains aspects qui peuvent prêter à rire. La façon
dont Hamm désigne son mouchoir, un peu grandiloquente (« Vieux linge », l. 13) et
surtout le caractère burlesque de son monologue.
Au cours de celui-ci, en effet, Hamm emploie un vocabulaire élevé qui rappelle celui
des monologues de tragédie (« Peut-il y avoir misère plus… plus haute que la mienne »,
l. 16-17) tout en lui donnant des applications basses (« Mon… chien ? », l. 9). Même
effet de chute lorsque Hamm dit : « plus on est grand et plus on est plein […] plus on
est vide » (l. 22-23).
11. La mise en scène de Bernard Lévy prête manifestement une attention scrupuleuse aux
didascalies. D’après la photographie p. 414, on peut en effet remarquer que Hamm est
conforme à la description du texte de Beckett.
Il faut toutefois noter l’accentuation très expressive de son jeu, bouche grande ouverte,
au moment où il prononce les mots : « Peut-il y a – (bâillements) – y avoir misère plus…
plus haute que la mienne ? » (l. 16-17).

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Extrait 2
Des personnages en prise sur le temps
➔➔ Objectif
Analyser un couple de personnages du théâtre contemporain.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Les relations entre Nagg et Nell sont radicalement différentes de celles d’Hamm et de
Clov. Ceux-ci sont en effet mari et femme, et manifestent l’un à l’égard de l’autre, une
grande tendresse et une grande solidarité. On devine pourtant que la situation dans
laquelle ils se trouvent (ils sont privés de leurs jambes) engendre chez eux de l’inconfort
physique.

Lecture analytique
Un second couple solidaire
1. Nagg et Nell se trouvent chacun dans une poubelle, située à l’avant-scène. On ne voit
donc d’eux que leur buste ou leur tête. Ils apparaissent et disparaissent au cours de la
pièce de façon inattendue.
2. Nagg et Nell ne sont pas liés par un rapport hiérarchique, comme c’est le cas pour
Hamm et Clov. Ils semblent, au contraire, s’apprécier véritablement. Ils s’appellent
« mon gros » (l. 15), évoquent en riant leurs souvenirs, « guibolles » (l. 34) perdues et
veulent « gueuler » (l. 59) pour qu’on leur change le sable de leur litière. Ils évoquent le
passé et ont des réactions pragmatiques face à la faim ou à l’inconfort. Nagg et Nell, de
ce fait, apparaissent comme des êtres plus proches de l’humanité que Clov et Hamm.
Ce sont également les seuls à évoquer un lieu réel : les Ardennes et la ville de Sedan
(l. 36-37).
3. La situation tragique de Nagg et Nell, qui provient du fait qu’ils sont privés de leurs
jambes, n’est pas sans effets comiques. Tout d’abord, leur situation dans une poubelle
est à la fois cruelle et drôle. De façon burlesque également, Nell songe à « la bagatelle »
(l. 15-16), ce qui, compte tenu de leur état, est dérisoire et comique, tout comme l’est
leur tentative de se donner un baiser (l. 22-23). Nell évoque d’ailleurs à ce sujet une
« comédie [de] tous les jours » (l. 24).
Une métaphore de l’humanité
4. Les principaux besoins de Nagg et Nell sont des besoins primaires : dormir (l. 17), être
propre (l. 45 à 58), manger (l. 60), etc. Ces besoins sont imparfaitement satisfaits dans
la mesure où Nagg propose de « gueuler » (l. 59). Le bout de biscuit, le sable en place
de la sciure, l’impossibilité de se toucher montrent que les besoins de Nagg et Nell sont
insatisfaits.
5. Nagg et Nell, dans leurs poubelles, sont rabaissés par Hamm au rang d’objets indé-
sirables. Ils y ont été jetés probablement suite à l’accident de tandem qu’ils évoquent
(l. 33-34). Ils ne peuvent plus se toucher, sont tenus enfermés et évoquent la situation
de pénurie ou le défaut de soins auquel les soumet Hamm (l. 53 à 60).


6. Les rapports de Hamm, Nell et Nagg montrent que Hamm demeure tout à fait insen-
sible à l’inconfort physique dont souffrent ses parents. Au contraire, il leur intime l’ordre
de se taire (l.65) et n’aspire lui-même qu’à se rendormir. De cet extrait, une vision de
l’humanité surgit, gouvernée par l’indifférence à autrui pour ce qui concerne Hamm et
par l’impotence et la réduction de l’homme à ses besoins primaires pour ce qui concerne
Nagg et Nell.
Le temps en question
7. Nagg et Nell ont accès à des souvenirs, ce qui ne semble pas être le cas de Hamm et
Clov. Si Clov essaie de s’en aller depuis sa naissance (l. 7-8), Nagg et Nell montrent, en
racontant leurs souvenirs, qu’ils ont été heureux. La didascalie « (élégiaque) » (l. 29) de
Nell, appliquée au terme « hier », montre en effet que le temps est synonyme de perte
et de déchéance : perte de la « dent » (l. 26), perte des « guibolles » (l. 34), salissure du
sable (l. 45 à 58).
8. Le personnage d’Hamm laisse ici transparaître certains de ses désirs. Conformément
à l’état qui était le sien quelques scènes auparavant, il est « angoissé » et aspire toujours
à dormir. Le sommeil apparaît, pour le personnage, comme l’unique échappatoire
puisqu’il permet d’envisager enfin une vie libérée du corps et du lieu, où il devient
possible de « [faire] l’amour, [aller] dans les bois, [voir] le ciel, la terre » (l. 67-68).
9. La sensation du temps qui passe est rendue perceptible grâce à Hamm et Clov, d’une
part, mais aussi par Nagg et Nell. Hamm est angoissé de sentir que « [ç]a avance »
(l. 10), que « [q]uelque chose suit son cours », comme le dit aussi Clov (l. 3). Non seule-
ment le temps fuit, mais la vie est aussi une fuite puisque Clov prétend qu’il cherche
à s’en aller « [d]epuis [s]a naissance ». Nagg et Nell, de leur côté, évoquent le passé,
l’« hier » (l. 28 et 29), leur échange donne le sentiment d’un temps qui s’éternise.
Beckett, pour faire ressentir cette impression, indique à de nombreuses reprises des
pauses grâce à la didascalie « (Un temps.) » (l. 15, 38, 40, 44, 46, 50, etc.) et fait du
dialogue entre Nagg et Nell un dialogue qui n’avance pas, comme le montrent les
réponses de Nell, de la ligne 52 à la ligne 61. Ce temps qui s’écoule de façon désespé-
rément lente est celui de la représentation théâtrale, symbole, ici, de l’existence.
10. La mise en scène de Bernard Lévy montre Nagg et Nell à l’avant-scène côté jardin,
vivement éclairés, contrairement à Hamm, qui se situe côté cour, dans la pénombre.
Le metteur en scène a respecté les didascalies « Bonnet de dentelle. Teint très blanc »
(l. 14), mais il a choisi de faire apparaître les deux personnages de front et dans ce qui
ressemble peu à des poubelles. Cette mise en scène accentue donc probablement la
dimension burlesque de ce couple de personnages, plus que leur dimension tragique.

Vers le bac
La dissertation
La façon dont le théâtre contemporain définit l’attente, c’est tout d’abord comme le
contraire de l’événement. Le théâtre traditionnel a en effet habitué le spectateur à des
intrigues, des péripéties. Par opposition à celles-ci, le théâtre contemporain se distingue,
il est vrai, par une économie plus restreinte, débarrassée des effets de surprise. Nulle
œuvre ne donne mieux la mesure de cette attente que le théâtre de Beckett, où les
personnages, privés d’événements, sont par conséquent privés de temps, privés d’être. À


partir de cette privation d’existence, qui caractérise aussi, d’une certaine façon, Solange
et Claire, dans Les Bonnes, de Genet, les personnages n’envisagent plus que la mort (la
leur, pour Hamm et Clov), celle de leur maîtresse pour Claire et Solange, parce que rien
ne semble plus pouvoir leur arriver. L’attente est également un moment métaphysique
d’incertitude et de questionnement, opposé à l’action. Le théâtre contemporain se donne
pour objectif de représenter les incertitudes liées à l’homme et au monde qui l’entoure.
Si c’est le tragique de la condition humaine qui est interrogé dans les pièces de Beckett,
la question porte chez Camus sur le sens de l’action, plus que sur l’action en elle-même,
dans Les Justes. L’attente devient donc un moment privilégié, pour le théâtre, permettant
d’offrir un questionnement fondamental sur l’homme et sur son être au monde. Ce n’est
qu’à partir du moment où une réponse semble trouvée que l’attente peut se rompre et
que le personnage du théâtre contemporain peut, comme le héros de Koltès dans La Nuit
juste avant les forêts, courir pour rattraper le jeune homme aperçu au coin de la rue.

Extrait 3 
Une conscience douloureuse de la représentation (pages 417-418)
➔➔ Objectif
Montrer le théâtre contemporain comme exprimant un tragique de la contingence et
non de la nécessité.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Une lunette est un instrument permettant de grossir les objets sur lesquels elle est
braquée ; elle est notamment utilisée pour la navigation. Une gaffe est un objet de
marine ou de pêche, constitué d’une perche au bout de laquelle se trouve un crochet,
destiné à attraper des cordages. Ces deux objets sont incongrus puisqu’ils appar-
tiennent à l’univers maritime. Ils sont des métaphores théâtrales de l’isolement des
personnages.
b. Cette scène inspire un sentiment angoissant. On découvre ici qu’Hamm et Clov entre-
tiennent une attitude hostile vis-à-vis de toute présence extérieure. De victimes, ils
tendent presque à devenir bourreaux potentiels lorsqu’ils projettent d’aller exterminer
l’enfant.

Lecture analytique
Un événement nouveau ?
1. L’inquiétude de Hamm et Clov dans ce passage se fait ressentir de façon plus pres-
sante, ce que montrent les didascalies : « (implorant) » (l. 1), « (avec violence) » (l. 43
et 51), ou les phrases exclamatives nombreuses. Les deux personnages traduisent un
sentiment d’urgence lié à la conscience qu’ils ont que le temps passe sans aboutir à
une fin : « que ça finisse ! » (l. 4), « Et que ça saute ! » (l. 5).
2. Les propositions interrogatives ont pour objet l’enfant qu’Hamm et Clov ont aperçu. Il
est, au départ, désigné par des pronoms démonstratifs lorsque les personnages s’inter-


rogent sur sa nature : « C’est une feuille ? Une fleur ? Une toma – (il bâille) – te ? » (l. 27)
puis par le terme familier « un môme » (l. 40). Hamm et Clov associent l’enfant à une
époque désormais révolue (celui-ci fait « [c]e que faisaient les mômes, l. 44-45). La dési-
gnation orale et banale contraste donc étrangement avec l’apparition exceptionelle de
l’enfant, qui détermine Hamm à se livrer à un interrogatoire autoritaire que remarque
avec étonnement Clov (l. 53). L’enfant symbolise donc chez le personnage un mélange
de peur et d’espoir.
3. Hamm et Clov semblent ici incertains de l’existence de l’enfant. « On dirait un môme »
(l. 40) est une phrase qui laisse planer un doute sur ce qu’a aperçu Clov. Hamm met
même en question son existence : « S’il existe […] s’il n’existe pas » (l. 61). En réalité,
l’hypothèse faite par Hamm d’une « feuille », d’une « fleur », d’une « tomate » (l. 27)
dénonce la rareté de la nature autour de la maison et montre, comme le manifeste
l’interjection « Aïeaïeaïe » (l. 26), le caractère exceptionnel de l’apparition.
L’ombre de la mort
4. Dans cet extrait, Hamm et Clov semblent envisager leur disparition prochaine. Hamm
réclame son cercueil (l. 2) et dit qu’il amorce son « dernier soliloque » (l. 14). Cependant,
la pénurie semble gagner les cercueils, empêchant le personnage de mourir. Clov, lui
aussi, prétend qu’il regarde la « dégoûtation » (l. 16) pour « la dernière fois » (l. 17).
L’enfant, au contraire, paraît comme une menace de régénération. Il est jeune et est
considéré comme un « procréateur en puissance » (l. 60), ce que pourrait symboliser le
fait qu’il regarde « [s]on nombril. Enfin par là » (l. 52-53).
5. Hamm et Clov cherchent à « exterminer » l’enfant (l. 30). Ce paradoxe est évoqué
par Hamm comme relevant d’un « devoir » (l. 31) : il s’agit de tuer un « procréateur en
puissance » (l. 60). Cette réplique montre donc qu’Hamm et Clov semblent avoir une
fonction si imprécise qu’ils en ont oublié eux-même la raison et que Hamm juge désor-
mais que « ce n’est pas la peine » (l. 32 et 58).
6. L’expression « pierre levée » et la référence à Moïse mourant font partie des symboles
religieux que l’on peut interpréter de plusieurs façons. Ils suggèrent que le lieu où se
trouvent Hamm et Clov est une terre promise. Dans l’univers gris et déshumanisé où
ils vivent, enfermés, cette phrase n’est pas sans montrer l’ironie de l’auteur  car elle
compare la précarité du sort de Clov et Hamm à une terre idéale. Elle peut également
démontrer son pessimisme radical, dès lors qu’aucun autre lieu du monde n’est préfé-
rable à celui où sont enfermés Hamm et Clov.
Deux personnages prisonniers de la scène
7. On observe que le pronom « ça » est présent à de nombreuses reprises dans le texte :
« que ça finisse ! » s’exclame Hamm (l. 4), « Et que ça saute ! » (l. 5), « C’est pour moi que
tu dis ça ? » répond Clov (l. 10-11), « Pourvu que ça ne rebondisse pas ! » (l. 23) ajoute
Hamm. Si « ça » désigne parfois ce que les personnages disent ou font, Hamm l’utilise,
lignes 4 et 23, de façon à désigner la situation à la fois temporelle et théâtrale dans
laquelle les personnages sont pris. La notion de « rebondissement » renvoie en effet à
un schéma dramatique : Hamm est un personnage qui souhaite que la pièce s’achève,
en même temps sans doute que sa vie.
8. L’utilisation des mots « aparté » et « soliloque » (l. 13-14) montre que les personnages
en scène (et surtout Hamm) sont ici pleinement conscients d’apparaître dans une pièce


de théâtre. En parlant de son « dernier soliloque », Hamm confirme la vision à la fois
théâtrale et tragique qu’il se fait de sa propre existence.
9. Les objets utilisés par Clov sont l’escabeau, la lunette et la gaffe. Le premier compense
la petite taille de Clov (ou bien l’élévation extrême de la fenêtre), le second sert à aperce-
voir le paysage au dehors et le troisième permet à Clov d’attraper (ou d’« exterminer » ?,
l. 30) le nouveau venu. Ces trois outils sont censés compenser l’incapacité des person-
nages et leur isolement. Quant à la gaffe, plus précisément, il s’agit à la fois d’une arme
et du seul moyen que les deux personnages ont d’interagir avec l’extérieur.
10. La mise en scène de Bernard Lévy propose un choix intéressant : celui d’avoir trans-
formé la lucarne en un rectangle dessiné sur le mur.
Ce choix relève à la fois d’une convention de théâtre (un rectangle peut, moyennant
cette convention, représenter une fenêtre), mais il exprime surtout l’idée de l’enferme-
ment des deux personnages. Enfermement physique, tout d’abord puisqu’ils sont dans
une maison dont ils ne peuvent pas sortir, enfermement psychique ensuite puisque ce
rectangle symbolise aussi l’impossibilité que « ça s’arrête », c’est-à-dire que s’arrête la
situation théâtrale, qui est aussi leur vie.

Vers le bac
La question de corpus
– Des personnages qui traduisent le tragique contemporain
Tous les personnages de Fin de partie semblent n’avoir aucune prise directe sur le
temps. Dans sa pièce, Beckett ne propose aucune direction pour une éventuelle intrigue,
une quelconque action et cette conception contingente du temps dramatique sert de
métaphore pour exprimer l’absence de sens de la vie humaine. Dans ce théâtre, l’exis-
tence est donc une attente privée de sens que déplorent perpétuellement les person-
nages : « ça va finir, ça va peut-être finir »…
– Le refus du devenir et du mouvement
Remarquablement statiques, les personnages de Fin de partie semblent englués dans
un espace clos, ce que traduit parfaitement l’infirmité de Nagg et Nell. Tout comme
eux, Hamm et Clov sont enfermés dans la maison et n’interagissent avec le dehors qu’à
travers une lucarne et au moyen d’une longue vue. Cette incapacité à bouger s’accom-
pagne d’un refus du devenir : Hamm et Clov ont, selon eux, le « devoir » d’exterminer
toute présence vivante. Ils négligent les parents d’Hamm et refusent d’accueillir l’enfant
qu’ils aperçoivent. Ils expriment, à eux deux, ce refus du passé comme celui du devenir.
– Des relations marquées par la violence ou l’indifférence
Loin d’engendrer entre les personnages une forme de solidarité, les rapports des person-
nages de Fin de partie ne semblent plus constitués que d’autoritarisme (Hamm envers
Clov), de servilité (Clov envers Hamm), de négligence (Hamm envers ses parents),
d’indifférence (Hamm et Clov envers Nell) et de cruauté (Hamm et Clov envers l’en-
fant). Seule exception dans cet univers où les relations humaines semblent s’étioler,
la tendresse que manifestent l’un pour l’autre Nagg et Nell. Si cette tendresse est déri-
soire, compte tenu de leur infirmité, elle montre également que la condition humaine
n’est pas exemple de beauté et qu’elle laisse prise à un certain optimisme.


Atelier cinéma
L’Esquive, une réflexion sur la mise en scène théâtrale
➔➔ Réponses aux questions
Marivaux dans la cité
1. L’affiche de L’Esquive est structurée en strates. Ce feuilletage rend bien compte des
différentes articulations du film entre le théâtre et le cinéma, entre les enjeux littéraires
et linguistiques et les problématiques sociales et entre les codes communautaires et les
sentiments intimes. Une image en gros plan des visages de Lydia et Krimo tient le haut
de l’affiche : elle, solaire, un grand sourire aux lèvres, regarde le jeune homme tandis
que lui dirige son beau regard grave vers le bord gauche de l’image – à l’inverse du sens
de la lecture et du défilement de la pellicule – Krimo semble absorbé par le hors-champ.
En bas de la composition, toute à son jeu de séduction, se tient Lydia en costume de
Lisette, l’éventail à la main. Cadrée en plan taille, telle une miniature délicate, elle
occupe une très petite portion de l’ensemble mais sa position à la base en fait parado-
xalement le socle de la composition. Semblable à une figurine de danseuse tournoyant
dans une boîte à musique, Lydia insuffle son énergie à l’affiche comme sa passion du
jeu et de la vie anime le film. Entre les deux zones d’images, le titre occupe le centre
de l’affiche. Sa situation, la police de caractère qui le compose, le champ lexical auquel
il appartient créent une dynamique dans laquelle il s’avère à la fois un trait d’union et
un élément de rupture. Synonyme de feinte et d’évitement, le terme « esquive » fait
écho à la posture badine et à l’air enjoué de Lydia qui joue de son éventail et de son
regard pour inviter d’emblée le spectateur au Jeu de l’amour et du hasard. La police de
caractère épaisse et fracturée annonce aussi l’échec de Krimo à ce même jeu, son regard
manquant ostensiblement l’appel à l’amour. Enfin le style contemporain voire urbain
de la typographie, renforcé par la jeunesse des personnages et leurs types physiques,
opposé au costume xviiie de Lydia, réalise la greffe que le film opère entre le texte de
Marivaux et la représentation des réalités et des aspirations d’une jeunesse française
populaire d’aujourd’hui.
2. Lydia et ses camarades répètent Le Jeu de l’amour et du hasard dans l’amphithéâtre à
ciel ouvert construit au beau milieu de la cité. Du plan d’ensemble et de la focale courte
qui crée une grande profondeur de champ résulte un espace filmique monumental. La
mise en scène, renforcée par la légère contre plongée qui semble faire converger les
immeubles vers le lieu de la répétition, transforme le paysage urbain en un décor de
théâtre. La ligne des toits et le quadrillage des étages et des fenêtres sur les murs réper-
cutent la forme des gradins du théâtre en hémicycle. Le monde devient véritablement
ici une scène.
Enfin l’organisation complexe de l’espace et des rapports qu’il entretient avec les
personnages offre une représentation nuancée de la cité. La disproportion entre les
personnages et l’espace qui les entoure, entre leurs silhouettes fines et la masse des
bâtiments procure tout d’abord une sensation d’écrasement. Cette première impres-
sion semble aller dans le sens de la banlieue comme un lieu socialement et émotion-
nellement aliénant. Mais la trouée entre les blocs qui ménage une perspective vers le
ciel dans l’alignement même des apprentis comédiens vient pulvériser le cliché. Pour


A. Kechiche et ses acteurs, la banlieue est avant tout un terrain de fiction, un espace
qui n’est sensible que par la sensibilité de ceux qui y vivent et dont L’Esquive est la
Carte du Tendre.
Filmer le théâtre
3. Sur le tournage de L’Esquive, A. Kechiche dirige Sara Forestier qui interprète le rôle
de Lydia. Le réalisateur et son actrice préparent une scène. Rapprochés par le gros
plan, ils se tiennent face à face, de profil. La longue focale qui annule la profondeur de
champ les isole au premier plan de l’image. Cette photographie de tournage prise par
un photographe de plateau ne se trouve pas parmi les plans qui composent le film. Elle
fait partie des matériaux qui servent à la constitution du dossier de presse et autres
outils promotionnels nécessaires à la sortie du film. Venant faire écho aux questions
de mise en scène et de représentation qui travaillent le film, elle acquiert cependant
ici un sens symbolique et donne surtout à voir les partis pris qui fondent l’esthétique
de L’Esquive. Les mains devant le visage de son actrice, le réalisateur prend des repères
pour son cadre. Il construit un cadre serré qui, isolant le visage et faisant disparaître
hors-champ le reste de l’espace, se concentre sur le personnage et ses sentiments. La
mise en scène repose ici sur un rapport étroit aux corps et aux mots.
4. En classe, Lydia et Krimo répètent une scène du Jeu de l’amour et du hasard sous les
yeux de leur professeur de français. Simplement vêtue d’habits noirs qui la différencient
des costumes de théâtre bariolés de ses deux élèves comédiens, assise sur le bureau
quand eux se tiennent debout, face au public de la classe hors-champ, et tenant le texte
de Marivaux entre les mains, le professeur assume le rôle de metteur en scène. Elle
incarne ici le double dramaturgique du réalisateur. Mettant en abyme le geste créateur
de Kechiche par son projet pédagogique, elle exprime à la fois les enjeux politiques
du texte et la croyance du cinéaste dans la transmission et le savoir comme moyen
d’émancipation : bouleversant par sa posture l’ordre classique de la classe, associée à
la fenêtre synonyme d’ouverture et d’envol, son regard insistant fait grandir Lydia et
tente de propulser Krimo au premier plan.
5. Filmée depuis la scène de théâtre derrière les comédiens, l’image réunit le spectacle
et le public. La grande profondeur de champ permet de lier les comédiens au premier
plan au public occupant tout le fond du plan qui s’élargit à la mesure de la salle. Cadrés
en plan américain – de la tête qui pense aux mains qui dégainent par tradition dans le
Western – les comédiens déploient leurs membres et leurs arguments dans l’espace.
Ils l’occupent dans toutes ses dimensions, géographiques mais aussi sensibles, par la
fascination qu’ils exercent sur le public et le plaisir qu’ils lui donnent. Avec son cadre
englobant, la mise en scène cinématographique parvient à révéler l’essence de l’expé-
rience théâtrale : le partage et l’échange inhérents au spectacle vivant.
Se libérer par le langage
6. Interrompant le rendez-vous arrangé de Krimo et Lydia, une brigade de police a surgi
en voiture. Le plan est issu de cette séquence de contrôle de police qui fait violemment
irruption dans L’Esquive. Ceinturant les jeunes gens et les plaquant contre leur voiture,
deux policiers procèdent à une fouille musclée. Situés au centre du cadre serré et filmés
frontalement, ils semblent une force centripète à laquelle rien ne résiste et qui rejette


les autres personnages dans les bords du cadre. La couleur sombre de leurs uniformes
et les expressions dures de leurs visages renforcent cette impression de violence. La
caméra portée, la lumière crue et la banalité de l’événement accroissent le réalisme de
la scène et nourrissent la veine naturaliste voire documentaire de L’Esquive.
7. Tranquillement assis à la table de la salle à manger de son appartement, Krimo lit Le
Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Tous les choix de mise en scène concourent
à une impression d’harmonie. Le plan taille et l’angle frontal organisent l’espace à la
mesure du personnage sans l’asphyxier dans un cadre trop serré ni le perdre dans un
cadre trop large. Le décor est familier et quotidien, comme le suggèrent les restes
du petit déjeuner, mais la banalité s’estompe au profit d’une représentation pleine et
positive de l’humain. La présence de la plante verte et la lumière douce qui inonde la
pièce par la fenêtre qui occupe tout l’arrière-fond manifestent la vie qui bat doucement.
Concentré, Krimo fait face au texte absolument vital pour lui, tellement consistant et
nourrissant qu’il en oublie son petit déjeuner.
8. S’opposant à la sensation de désordre et de violence générée par les policiers, se
dégage du groupe des filles une impression de concorde et de sagesse. Organisées
autour de Lydia qu’elles entourent comme une perle dans son écrin, Nanou, Hanane
et Frida sont elles aussi tranquillement assises sur un banc. À l’extrémité gauche et en
position haute, Nanou s’exprime tandis que les trois autres l’écoutent. La parole circule,
claire comme la lumière naturelle qui réchauffe la scène, performative et capable de
percer le mur d’incompréhension comme les brèches entre les barreaux des fenêtres
qui trouent le bâtiment derrière les jeunes filles.

Sujet Bac (page 422-425)


I. Quelles ressemblances et quelles différences les disputes des textes A B et C ont-
elles entre elles ?
Les disputes de ces trois textes ont pour point commun de mettre en scène deux person-
nages manifestant des avis contradictoires. Dans le texte A, c’est de la valeur d’un
sonnet dont Trissotin est l’auteur dont il est question. Dans le texte B, Marianne se
moque du rôle d’entremetteur joué par Octave, qui en retour, l’accuse de ne savoir « ni
aimer, ni haïr ». Dans le texte C, Ionesco imagine une scène de dispute abstraite dont
les motifs ne nous sont nullement connus.
Caractéristiques des disputes au théâtre, les répliques courtes, enchaînées parfois sur
le mode de la stichomythie, sont présentes notamment chez Molière : « La ballade pour-
tant charme beaucoup de gens […] Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise […] Elle
n’en reste pas pour cela plus mauvaise », etc… (l. 21-23). On retrouve la symétrie des
répliques dans le texte de Ionesco (texte 3), où elle est poussée jusqu’à l’exagération
puisque les personnages se répètent de façon mécanique. Chez Musset, cette rapidité
est également de mise.
Pourtant, ces trois scènes ont pour différences les passions qui sont ici à l’origine de la
dispute : le texte A met en scène l’orgueil et la jalousie des deux écrivains. Le texte B
montre une « guerre des sexes » où Marianne se moque de la prétention des hommes
à séduire sans discernement, tandis qu’Octave lui rétorque qu’elle ne sait qu’être indif-


les autres personnages dans les bords du cadre. La couleur sombre de leurs uniformes
et les expressions dures de leurs visages renforcent cette impression de violence. La
caméra portée, la lumière crue et la banalité de l’événement accroissent le réalisme de
la scène et nourrissent la veine naturaliste voire documentaire de L’Esquive.
7. Tranquillement assis à la table de la salle à manger de son appartement, Krimo lit Le
Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Tous les choix de mise en scène concourent
à une impression d’harmonie. Le plan taille et l’angle frontal organisent l’espace à la
mesure du personnage sans l’asphyxier dans un cadre trop serré ni le perdre dans un
cadre trop large. Le décor est familier et quotidien, comme le suggèrent les restes
du petit déjeuner, mais la banalité s’estompe au profit d’une représentation pleine et
positive de l’humain. La présence de la plante verte et la lumière douce qui inonde la
pièce par la fenêtre qui occupe tout l’arrière-fond manifestent la vie qui bat doucement.
Concentré, Krimo fait face au texte absolument vital pour lui, tellement consistant et
nourrissant qu’il en oublie son petit déjeuner.
8. S’opposant à la sensation de désordre et de violence générée par les policiers, se
dégage du groupe des filles une impression de concorde et de sagesse. Organisées
autour de Lydia qu’elles entourent comme une perle dans son écrin, Nanou, Hanane
et Frida sont elles aussi tranquillement assises sur un banc. À l’extrémité gauche et en
position haute, Nanou s’exprime tandis que les trois autres l’écoutent. La parole circule,
claire comme la lumière naturelle qui réchauffe la scène, performative et capable de
percer le mur d’incompréhension comme les brèches entre les barreaux des fenêtres
qui trouent le bâtiment derrière les jeunes filles.

Sujet Bac (page 422-425)


I. Quelles ressemblances et quelles différences les disputes des textes A B et C ont-
elles entre elles ?
Les disputes de ces trois textes ont pour point commun de mettre en scène deux person-
nages manifestant des avis contradictoires. Dans le texte A, c’est de la valeur d’un
sonnet dont Trissotin est l’auteur dont il est question. Dans le texte B, Marianne se
moque du rôle d’entremetteur joué par Octave, qui en retour, l’accuse de ne savoir « ni
aimer, ni haïr ». Dans le texte C, Ionesco imagine une scène de dispute abstraite dont
les motifs ne nous sont nullement connus.
Caractéristiques des disputes au théâtre, les répliques courtes, enchaînées parfois sur
le mode de la stichomythie, sont présentes notamment chez Molière : « La ballade pour-
tant charme beaucoup de gens […] Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise […] Elle
n’en reste pas pour cela plus mauvaise », etc… (l. 21-23). On retrouve la symétrie des
répliques dans le texte de Ionesco (texte 3), où elle est poussée jusqu’à l’exagération
puisque les personnages se répètent de façon mécanique. Chez Musset, cette rapidité
est également de mise.
Pourtant, ces trois scènes ont pour différences les passions qui sont ici à l’origine de la
dispute : le texte A met en scène l’orgueil et la jalousie des deux écrivains. Le texte B
montre une « guerre des sexes » où Marianne se moque de la prétention des hommes
à séduire sans discernement, tandis qu’Octave lui rétorque qu’elle ne sait qu’être indif-


férente. Peu de passions en apparence chez Ionesco, où la « mécanique plaquée sur du
vivant » (Bergson) sert ici les effets comiques.
Vadius et Trissotin en sont au début de leur dispute : ils n’ont pas encore commencé à
s’insulter et préfèrent pour le moment s’aiguillonner indirectement en faisant porter la
dispute sur le sonnet ou sur la ballade. Octave et Marianne sont dans un affrontement
direct : le premier traite la seconde de rose « sans épines et sans parfum », tandis que
cette dernière lui reproche sa comparaison digne d’une « perruche ». Chez Ionesco,
Dupont et Durant mettent en évidence la progression d’une dispute qui apparaît sans
aucun fondement, et qui procède de façon formelle : elle part d’une opposition frontale
oui/non, qui évolue sur l’accusation, lancée par Durand contre Dupont, d’être « têtu »,
avant de s’attacher aux « preuves ». Entre Octave et Marianne, également, la dispute
concernant Coelio s’élargit bientôt à l’accusation portée contre Marianne de ne pas
être sensible à la séduction, tandis qu’elle reproche à Octave d’être le figurant d’une
séduction maladroite.
Ces trois textes mettent donc en valeur différentes formes de l’opposition et du conflit
réglé par le théâtre. Ils montrent également, sous leurs constantes, les différents choix
esthétiques de la comédie classique, du drame romantique et du théâtre contemporain.

Commentaire (séries générales)


Archétype du beau parleur servant d’intermédiaire amoureux à son triste ami Coelio,
Octave a cherché dans les scènes précédentes à exprimer à Marianne la flamme de
son ami. Jusqu’à excéder celle-ci, qui refuse l’amour que Coelio lui porte, mais trouve
cependant un charme certain à son « ambassadeur ». Dans cette scène, Octave annonce
à Marianne que Coelio s’en désintéresse, ce qui laisse indifférente la jeune fille, qui
répond ironiquement à Octave, et critique son rôle d’intermédiaire. Comment la dispute
révèle-t-elle l’attachement naissant entre les deux personnages ?
I. Une dispute virulente
Les deux personnages ont ici recours à l’attaque verbale ou au sarcasme. Marianne
considère Octave comme un « interprète » un « ambassadeur » de Coelio : une fonction
noble si elle n’étais mise au même niveau que celui de « nourrice ». Octave traite quant
à lui Marianne de rose « sans épine et sans parfum », c’est-à-dire de femme sans séduc-
tion et sans capacité à aimer. La harangue d’Octave est selon Marianne du niveau d’une
« perruche », et il lui reproche son « indifférence ».
La vigueur de l’échange se traduit dans l’enchaînement des répliques qui se fait à plus
d’une reprise sur un seul mot. Ce procédé est caractéristique de la dispute. Le terme
« cœur de Coelio » est repris dans la réplique de Marianne par l’expression « un amour
comme celui-là ». Dans la suite du texte, les expressions « sage nourrice » (l. 16 et 18),
« lait » (l. 19-21) sont les termes pivots sur lesquels les répliques s’articulent.
Marianne fait ici montre d’une ironie virulente. Les moqueries d’Octave visent à infor-
mer la jeune fille que Coelio n’est plus épris d’elle. Cette dernière se moque de cette
nouvelle, et son discours se caractérise dès lors par l’antiphrase ironique : (« quel
dommage », l. 5, « quel grand malheur », « voyez comme le hasard me contrarie », « bien
dit » l. 24). Octave n’est pas, quant à lui, capable d’ironie dans cette scène. On devine


au contraire la colère qui se dessine dans ses répliques, lorsqu’il l’attaque personnelle-
ment : « vous ne savez ni aimer ni haïr ».
II. La guerre des sexes ?
C’est une guerre des sexes que se livrent les personnages, comme le montre le choix
d’un vocabulaire de la guerre et de la diplomatie : « nous ne vous craignons plus » « je
lui appartenais », « interprète » « ambassadeur ». Dans cette guerre, l’évocation de l’atti-
tude d’Octave ne peut passer que pour ridicule : « vous l’aurez laissé tomber la tête la
première en le promenant par la ville ».
Les insultes et les sarcasmes donnent donc des deux personnages une image soit ridi-
cule, soit méprisante. Octave est dépeint comme une simple fonction vide de sens
(« ambassadeur » ou « nourrice », comme un beau parleur inutile, comparable à une
« perruche »). En filigrane, on peut donc lire ce que lui reproche Marianne : ne pas
parler en son nom propre, n’être que le faire-valoir de son ami. Peut-être est-ce une
façon d’attendre de lui un aveu amoureux authentique. En effet, on peut penser que la
comparaison avec une « rose du Bengale, sans épine et sans parfum » est une compa-
raison amoureuse détournée. Les reproches qu’Octave adresse à Marianne sont compa-
rables. En lui reprochant de ne savoir « ni aimer ni haïr », Octave n’en appelle-t-il pas à
ses sentiments ?
Cette dispute a également pour fonction de dessiner deux images opposées de l’amour :
l’amour. Les comparaisons (« un amour comme celui-là », « un ambassadeur tel que
vous ») servent à railler ce que Marianne considère comme un amour futile et passa-
ger, et auquel elle répond donc de la même façon en affirmant y être prête « ce soir ou
demain matin dimanche au plus tard ». Au contraire, elle oppose à cette forme d’amour
celui qui « s’explique tout seul ».
La dispute est donc ici un aveu. En critiquant Coelio, Marianne en appelle à un amour
vrai et authentique. En critiquant l’indifférence de Marianne, Octave en attend exac-
tement la même chose, même si la fin de la pièce ne confirmera pas cette attente. La
dispute a donc lieu parce que les personnages n’abordent pas le véritable sujet qui les
sépare ou qui pourrait les réunir, la question de leur propre amour.

Commentaire (série technologique)


L’entrée en scène des deux pédants, Vadius et Trissotin dans Les Femmes savantes,
constitue une scène de bravoure, puisque les deux personnages vont rivaliser de pédan-
terie pour s’attirer les bonnes grâces de Philaminte et Bélise.
Dans cette scène, les deux pédants entament une dispute qui va aller croissant tout
au long de l’extrait. Ils se quitteront bel et bien fâchés. En quoi cette dispute est-elle
comique et constitue-t-elle un passage où Molière offre au spectateur un double portrait
satirique ?
I. La vivacité de la dispute
Les répliques sur le mot sont ici un procédé mis au service de la vivacité de l’échange :
« vous serez de mon goût » et « je n’en suis point du tout » se répondent, tout comme
« un tel sonnet » et « de semblables ». La succession des formules par lesquelles les deux
pédants se donnent congé, « allez », participe aussi à produire cette vivacité comique.


Cette dispute de théâtre n’est donc en rien un conflit désordonné, c’est une scène écrite
de façon extrêmement précise.
Les effets de rythme contribuent à donner à cette scène une vivacité qui en accentue
la dimension comique. Le choix par Molière de phrases courtes et de propositions indé-
pendantes sert à accélérer le rythme des phrases comme dans « La ballade, à mon goût,
est une chose fade. Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps ». Aux lignes 21
à 23, on remarque l’importance de l’accentuation du vers de Trissotin : 2/2/2/2/2/2 ;
qui contraste avec le précédent (3/3/2/2/2) et le suivant (3/3/3/3). L’agacement de
Trissotin, et sa volonté de critiquer à son tour Vadius sont ici perceptibles.
La chute des vers montre des effets de pointe qui placent à la fin les paroles les plus
acerbes des deux pédants : « son sonnet ne vaut rien », « j’en suis l’auteur ». « elle ne
me déplaise ». On imagine volontiers au cours de cet échange la susceptibilité des
deux pédants aller croissant. Les rimes soulignent parfois par des antithèses violentes
le différend des deux hommes : « fort bien / ne vaut rien » (l. 4-5) « admirable / misé-
rable » (l. 6-7). Cette scène de dispute animée oppose en réalité, comme à travers un
miroir, deux pédants qui se valent. À travers leur opposition, Molière cherche à faire
rire le spectateur.
II. La symétrie satirique des personnages
La symétrie des personnages est volontairement accentuée. Vadius et Trissotin sont
deux pédants, orgueilleux, comme le montre le vers où Trissotin feint de questionner
Vadius sur son sonnet : « En savez-vous l’auteur ? », et celui où ce dernier propose de
« laiss[er] ce discours » pour en venir à sa « ballade ». La symétrie des personnages
s’exprime dans leurs termes mêmes, dans le grand cas qu’ils font chacun de leur
« goût » (l. 8 chez Trisssotin et 19 chez Vadius) en jugeant les productions littéraires
« misérable(s) » ou « mauvaise(s) ».
Après le sonnet vient la « ballade » de Vadius. On devine, rien qu’à la façon dont
Trissotin la qualifie « chose fade [qui] sent son vieux temps », qu’il a été vexé. La symé-
trie comique vient du fait que les deux personnages, comme en miroir, sont à la fois
polis et de plus en plus agacés. Les deux pédants font assaut de formules concessives,
qui traduisent le fait que la courtoisie cède peu à peu la place à l’agacement : « Non ;
mais » (l. 4), « pourtant » (l. 6), « Cela n’empêche » (l. 7). Cet agacement se traduit par
des verbes d’opinion : « je sais », « je soutiens ». Le second versant de la symétrie est
marqué par le retour à des formules concessives : « poutant », « cela n’empêche », « elle
n’en reste pas » (l. 21-23).
Les effets comiques reposent dans cette scène sur le fait que Vadius critique vigoureu-
sement l’auteur du sonnet sans en connaître l’identité… qui n’est autre que Trissotin.
La logique du « qui pro quo » est donc ici sensible, jusqu’à ce que Trissotin se révèle
selon un procédé d’accentuation : « vous ! » « moi ». Le parallèlisme entre le « sonnet »
de Trissotin et la « ballade » de Vadius, montre que les deux pédants, sont à égalité dans
le ridicule. Ils tirent une gloire usurpée de leurs « œuvres », et sont surtout jaloux les
uns des autres… car manquant autant de talent l’un que l’autre.
Double portrait en miroir, cette scène de dispute est donc également une scène profon-
dément comique. Les deux pédants y paraissent dans tous leurs défauts et Molière se
plaît à accentuer leurs ressemblances.


Dissertation
La dispute au théâtre constitue la forme prise par l’affrontement entre deux person-
nages. Le terme a plusieurs sens : le premier sens du mot dispute vient de la « disputa-
tio », c’est-à-dire le débat, l’échange et la confrontation d’idées. Disputer, c’est donc
dialoguer, et le terme, pris dans ce sens, est donc très différent de « se disputer », il
suppose au contraire l’idée d’un dialogue. Il y a donc dans la « dispute » une part néces-
saire d’entente, terme que l’on peut à la fois comprendre par l’accord existant entre
deux parties, mais également, dans son sens premier, par référence au sens de l’ouïe.
La représentation théâtrale, avec ses codes et ses contraintes, montre là une dispute
comme étant conditionnée par une entente.
I. La dispute au théâtre : un conflit dramatisé
a. L’écriture polémique
La dispute au théâtre se traduit par des paroles véhémentes, qui font apparaître les
contradictions, les enjeux de pouvoir, les rivalités, entre les personnages. Les attaques
ad hominem, l’ironie, le mépris : autant de signes de l’écriture (comme ici chez Musset)
qui montrent que l’entente est impossible et que le conflit prend ici la forme des mots :
« Vous êtes une rose du Bengale, sans épines et sans parfum ».
b. L’art de la répartie
L’écriture dramatique vise généralement à imiter de façon la plus naturelle possible la
dispute réelle. Elle travaille donc sur les effets de rapidité, de vivacité, comme l’illustre
l’échange de Trissotin et Vadius, qui tend à s’organiser selon le procédé de stichomythie,
ou bien les répliques de Marianne et Octave, caractérisées par le procédé de réplique
sur le mot.
c. La dispute est un moteur de l’action dramatique
L’échange de paroles, qu’il soit ou non mouvementé, ou encore la confrontation de
points de vue contraires constitue au théâtre l’un des moteurs de l’action dramatique.
Il suffit même à créer l’illusion du théâtre, comme dans l’extrait de la pièce de Ionesco
Scène à quatre, où les deux personnages paraissent se disputer au cours d’une scène
qui est vaine, mais qui n’en est pas moins dramatique.
II. La dispute au théâtre est conditionnée par l’entente
a. S’entendre pour disputer
Le théâtre est un art de la parole, et la parole suppose l’écoute. Les paroles de chacun
des protagonistes montrent, dans les extraits étudiés, qu’ils écoutent attentivement la
partie adverse : « Je sais que […] Je soutiens que » insiste Trissotin lorsqu’il est contredit
par Vadius (l. 9-12). « Puisque je vous dis que non » prononcent chacun leur tour Dupont
et Durand en se répétant l’un l’autre. Ainsi, la dispute est avant tout l’art de la réponse
et de la contradiction, plus que celui de l’attaque.
b. La dispute au théâtre comporte des règles
Nous ne pouvons dire que la dispute au théâtre procède comme dans la vie réelle. Elle
doit en effet rester intelligible, et ne peut s’interrompre brutalement, elle doit contri-
buer à la progression dramatique. La dispute au théâtre est donc une dispute représen-
tée, qui s’accompagne de règles afin de faire perdurer l’échange, et créer une tension
dramatique qui n’est pas sans effets comiques et suscite ainsi le plaisir du spectateur :


Vadius et Trissotin sont ridiculisés chacun de façon symétrique. L’affrontement entre
Marianne et Octave met en relief la répartie des deux personnages.
c. Un référent commun
Les personnages au théâtre ne sont jamais mis en scène par hasard. Il faut donc qu’ils
partagent un certain nombre de points communs. Vadius et Trissotin sont deux écri-
vains, deux orgueilleux, ils ont donc de nombreux points communs. L’évolution des
sujets dont ils discutent, le sonnet « sur la fièvre qui tient la princesse Uranie », est la
preuve de leur entente. Ionesco caricature ce référent commun en faisant répéter à
ses personnages sans arrêt : « attention au pot de fleur » pour insister sur le fait qu’ils
sont d’accord sur une chose triviale. C’est d’ailleurs ce que relève Martin lorsqu’il lance
ironiquement : « Enfin, vous voilà donc d’accord tous les deux » (l. 44).
Se disputer n’est donc pas au théâtre l’expression d’un conflit véritable. C’est plutôt une
péripétie momentanée qui participe pleinement à l’action dramatique. La représenta-
tion du conflit a beau multiplier les signes de ressemblances avec la dispute réelle et
violente, la dispute au théâtre n’en est pas moins que la représentation et de ce fait
peut-être, l’exact contraire.


Objet d’étude

Vers un espace culturel européen :


Renaissance et humanisme
La finalité de cet objet d’étude spécifique aux classes de première littéraire est, selon
le programme, « d’élargir le champ des références culturelles des élèves et de leur faire
découvrir, à partir de textes littéraires de divers genres, un mouvement culturel et artis-
tique d’ampleur européenne ». Le programme invite, d’une part, à donner aux élèves
« une vue d’ensemble des grands traits de l’humanisme », notamment en mettant
en évidence « les valeurs qu’il promeut », d’autre part, à les amener « à réfléchir sur
les sources antiques de la culture européenne ». Il s’agit donc de proposer aux élèves
d’élaborer les fondements d’une histoire littéraire et culturelle européenne qui trouve
sa cohésion dans les époques abordées. Dans la perspective d’une histoire des idées,
l’étude des textes littéraires ne saurait se passer de celle du contexte de la Renaissance,
qui vient notamment compléter les objets d’étude d’argumentation et de poésie.
Afin de permettre aux élèves d’appréhender la dimension culturelle et morale de l’hu-
manisme, nous proposons deux séquences, qui ont pour but de cerner l’unité d’un
mouvement culturel et littéraire.
La séquence 1 vise à mettre en évidence les liens étroits que les humanistes établissent
entre culture et épanouissement de l’homme. À travers deux groupements de textes
qui montrent l’importance accordée à l’étude des belles lettres de l’Antiquité, les élèves
seront amenés à réfléchir à la place que prend le savoir dans la construction de soi.
L’éducation apparaît comme un thème de réflexion fondamental pour les humanistes
qui mettent au premier plan la formation de l’enfant et celle des femmes. Ainsi, un
parcours dans le chapitre « De l’institution des enfants » du premier livre des Essais de
Montaigne clôt cette première séquence, en soulignant la modernité de son question-
nement pédagogique.
La séquence 2 cherche à montrer comment les humanistes réagissent aux réalités
historiques qui les entourent. Un premier corpus permet d’étudier la manière dont les
écrivains prennent en compte le fait religieux : la critique sociale prend pour cible le
clergé, reflétant ainsi les tensions et les contradictions entre idéal et réalité ; la poésie
témoigne de la violence avec laquelle les guerres de Religion bafouent un modèle
éthique. Un second groupement de textes est construit sur les bouleversements induits
par la découverte du Nouveau Monde et la prise de conscience du pluralisme culturel.
À l’ensemble des textes qui constituent ces deux séquences viennent s’adjoindre des
textes complémentaires aptes à illustrer la dimension européenne de la Renaissance et
de l’humanisme (Érasme, More) et à le situer en perspective avec l’Antiquité.


Séquence 1
Une culture qui humanise l’homme
Corpus de textes A

L’humanisme,
une réflexion sur la culture
B i b l i o g r a p h i e
– François Rigolot, Louise Labé Lyonnaise ou La Renaissance au féminin, Champion, 1997.
– François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Droz, 1972.
– Daniel Ménager, Introduction à la vie littéraire du xvie siècle, Bordas, 1968.
– L’Humanisme et la Renaissance, anthologie de Caroline Trotot, Flammarion, coll. « G.F. Étonnants
classiques », 2003.
– Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, Éd. Gallimard, coll. « Poésie »,
1967.
– François Roudaut, Joachim du Bellay, Les Regrets, Études littéraires, PUF, 1995.
– André Gendre, L’Esthétique de Ronsard, SEDES, 1997.
– Alexandre Tarrête, Les Essais de Montaigne, Éd. Gallimard, coll. « Foliothèque », 2007.

Texte 1
Imiter les Anciens (pages 430-431)
Pierre de Ronsard, Continuation des Amours (1555)

➔➔ Objectif
Montrer que les auteurs humanistes fondent l’écriture des leurs œuvres sur les auteurs
de l’Antiquité.

➔➔ Présentation du texte
Continuation des Amours est l’un des recueils de Ronsard qui constitue Les Amours,
publiés entre 1552 et 1578. Adressés successivement à Cassandre Salviati, à Marie du
Pin puis à Hélène de Surgères, ces recueils de poèmes amoureux s’inspirent notam-
ment du poète italien Pétrarque. Continuation des Amours propose des sonnets en
alexandrins.
Ce poème présente l’intérêt de montrer un poète en recherche d’une inspiration qu’il
compte puiser chez Homère.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poète souhaite s’enfermer trois jours pour lire l’Iliade d’Homère. Cette lecture
revêt une telle importance pour lui qu’il s’enferme dans sa chambre et interdit à
quiconque d’y entrer.
b. Pour un humaniste, l’Iliade d’Homère représente le fondement de toute la littérature
occidentale. Homère apparaît comme le père des poètes.


Lecture analytique
La place de l’héritage antique
1. La culture antique occupe une place fondamentale dans le poème. Le sonnet s’ouvre
sur l’œuvre d’Homère, dont les références apparaissent clairement dans le premier vers.
Cette œuvre, à l’origine de la poésie, prend un caractère quasiment sacré : sa lecture n’au-
torise en effet aucun dérangement. Le serviteur, Corydon, « sentira[it] combien pesante
est [l]a colère » de son maître s’il ne parvenait à garder close l’entrée de la chambre.
D’autre part, l’imaginaire antique influence le poète qui évoque la possibilité qu’« un
Dieu » (v. 13) vienne le visiter. Le déterminant indéfini rappelle le polythéisme antique.
Enfin, même si le poète s’adresse à une femme que l’on a pu identifier, Cassandre Salviati,
le prénom de celle-ci (v. 9) sert les intentions humanistes de Ronsard. Cassandre est en
effet un personnage bien connu dans la littérature antique et que l’on retrouve justement
dans l’œuvre d’Homère. Fille de Priam, roi de Troie, elle est dotée de dons de prophé-
tie mais est condamnée à n’être jamais crue. Elle aura une fin tragique, que raconte
Eschyle dans sa tragédie Agamemnon, puisqu’elle sera assassinée par Clytemnestre. Dans
ce poème, on doit certainement voir en Cassandre, non plus la dédicataire des poèmes
amoureux, mais le personnage évocateur d’Homère.
2. On retrouve le vocabulaire de la nourriture dans ce poème avec deux expressions : « de
quoi / Je mange » (v. 6-7) et « bonne chère » (v. 8). Il rappelle la notion d’innutrition qui
caractérise la façon dont les humanistes travaillent. Ce mot est composé du préfixe « -in »,
qui signifie « dedans, à l’intérieur », et du mot « nutrition ». Les humanistes conçoivent
en effet les œuvres antiques comme une nourriture spirituelle qu’il s’agit d’ingérer méta-
phoriquement pour la faire sienne. Une fois parfaitement « avalées », les œuvres antiques
sont suffisamment ancrées dans l’esprit de l’écrivain humaniste pour que celui-ci pense et
écrive à la manière antique. C’est ici le but du poète. S’il refuse la nourriture que pourrait
lui préparer sa chambrière pendant trois jours entiers, il sait aussi qu’il fera « après un an
de bonne chère » (v. 8) grâce aux bienfaits de la lecture de l’Iliade : il pense à son plaisir
de lecture, mais aussi certainement à sa capacité à écrire.
La réclusion du poète
3. Le poète présente sa réclusion comme un choix qui lui apporte des bienfaits. La
répétition du verbe « vouloir » (v. 1, 5, 7 et 12), montre bien que le poète ne subit pas
son sort. Il organise ainsi son enfermement en donnant des ordres à son serviteur (voir
les verbes à l’impératif présent, v. 2, 10 et 14). Le vocabulaire de la fermeture apparaît :
« ferme bien l’huis » (v. 2), « ferme la porte et ne le laisse entrer » (v. 14).
Il exclut volontairement tout importun : de la chambrière dont il se passe pour assurer
les contingences matérielles (v. 5 à 7) à « un Dieu » qui viendrait « [d]u ciel » (v. 13) et
qui devrait rester en dehors de la chambre.
4. En revanche, la venue de « quelqu’un » envoyé par Cassandre (v. 9) suscite l’enthou-
siasme du poète. Des mots expriment sa précipitation à accueillir le visiteur : « tôt »,
« ne le fais attendre », « Soudain » (v. 10-11).
Au vers 10, le premier hémistiche « Ouvre lui tôt la porte » s’oppose à la volonté ferme-
ment affirmée de maintenir la porte fermée (v. 2 et 14). Le poète adopterait donc une
attitude inverse de celle qu’il souhaite avoir pendant la lecture d’Homère dans le cas
d’une visite d’un envoyé de Cassandre.


Ce visiteur est mis en valeur par l’enthousiasme du poète à le recevoir et par la façon
dont toute autre personne serait traitée par le poète. Il se trouve ainsi préféré à « un
Dieu », ce qui lui donne un statut privilégié. Enfin, venu « de la part de Cassandre », ce
visiteur est à la fois un envoyé de la femme aimée et, certainement aussi, un envoyé
indirect d’Homère lui-même. (Voir la réponse à la question 1.)
Une mission divine
5. Le poète adopte une attitude qui rappelle celle des ascètes ou, plus généralement,
des croyants en certaines périodes de jeûne. En effet, il se décide à vivre reclus, comme
pourrait le faire un ermite et refuse toute nourriture, comme en attestent les vers 6
et 7. D’autre part, sans contact avec l’extérieur, sans nourriture terrestre, il se consacre
entièrement à une activité intellectuelle qui peut rappeler la méditation après la lecture
de textes religieux. Cependant, malgré cette période de trois jours de réclusion et de
jeûne, le poète n’est pas affaibli : il prévoit, au contraire, que ces privations vont être
suivies d’« un an de bonne chère » (v. 8). C’est donc bien à une expérience revivifiante
que le poète s’expose.
6. Les trois jours de réclusion dans la chambre peuvent rappeler les trois jours que le
Christ passe au tombeau. La chambre du poète s’apparente à un sépulcre qui se referme
sur lui. À la manière d’un tombeau, l’entrée en est bien fermée. Une fois à l’intérieur, le
poète n’a plus de besoins corporels : inutile ainsi de faire son lit ou encore de lui prépa-
rer à manger. Enfin, comme le Christ, le poète sort de ces trois jours d’enfermement,
non pas affaibli, mais bien renouvelé. Le poète, une fois la lecture d’Homère accomplie,
compte certainement se lancer revivifié dans l’écriture. L’envoyé de Cassandre, qui est
peut-être un envoyé indirect d’Homère, serait ainsi le symbole de l’inspiration poétique.
7. Ainsi, le poète semble s’attribuer le rôle de fils spirituel d’Homère, capable, après
toute une période d’innutrition, de produire à la manière du père fondateur de la
poésie : de même que le Christ, fils de Dieu, renaît après ses trois jours passés au
tombeau, l’héritier d’Homère doit renaître après trois jours de réclusion avec l’Iliade.

Vers le bac
Le commentaire
Projet de lecture : dans quelle mesure ce texte illustre-t-il la notion d’innutrition?
« Lis et relis de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins » : voici
comment du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française (1549),
s’adresse au poète idéal. Dans cet ouvrage reconnu comme le traité qui fonde le mouve-
ment de la Pléiade, l’un de ses chefs de file rappelle ce précepte profondément huma-
niste : il n’est point de réussite littéraire qui ne passe par la lecture approfondie des
ouvrages de l’Antiquité. Il semblerait ainsi que le poète décrit par Ronsard dans son
sonnet LXV de la Continuation des Amours applique parfaitement le conseil délivré
par du Bellay : pendant trois jours, il va se cloîtrer dans sa chambre avec pour seule
compagnie l’œuvre d’Homère, l’Iliade, refusant jusqu’aux repas de sa servante pour se
consacrer entièrement à la lecture et peut-être, si l’inspiration vient à lui, à l’écriture :
c’est bien le seul prétexte qui lui ferait ouvrir sa porte. Car dès lors que le poète a décidé
de s’enfermer avec Homère, il choisit de vivre en ascète, de renoncer au monde et à
toute compagnie.


Or, loin d’en souffrir, le poète semble tirer parti de cette retraite volontaire, de cette
vie désormais éloignée de toute contingence matérielle et consacrée toute entière à la
littérature : dans quelle mesure ce poème illustre-t-il le principe de l’innutrition ?
Après avoir vu dans quelle mesure le poète met l’héritage antique au centre de sa vie,
il faudra s’intéresser aux raisons qui le poussent à rester reclus. On s’interrogera enfin
sur la mission que le poète s’octroie à travers son parcours littéraire.

Texte 2
Un exemple d’imitation (pages 431-432)
Joachim du Bellay, Les Regrets (1558)

➔➔ Objectif
Illustrer la notion abstraite d’innutrition par un exemple concret qui permet de confron-
ter un texte source à sa recréation.

➔➔ Présentation du texte
Le recueil des Regrets est l’une des œuvres les plus connues de du Bellay. Publiée en
1558 au retour de son auteur en France, elle est composée en grande partie pendant
le séjour de du Bellay à Rome. On y lit la nostalgie du poète éloigné de son pays, mais
cette lecture biographique doit être nuancée : c’est en partie un exercice de style où
l’influence d’Ovide, notamment, est importante. Par ailleurs, le recueil propose, en
alexandrins, des poèmes aux tons divers, de la satire à la poésie encomiastique. L’étude
du sonnet 36 des Regrets permet d’illustrer de façon concrète la façon dont les auteurs
humanistes conçoivent leurs rapports aux auteurs antiques. En regard de son hypotexte
(l’extrait des Tristes d’Ovide), le sonnet 36 montre dans quelle mesure un auteur huma-
niste copie un auteur antique et dans quelle mesure il s’en éloigne. Ces deux textes
peuvent aussi être utilisés pour l’objet d’étude spécifique à la série L, les réécritures.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Dans les deux poèmes, les poètes écrivent à la première personne et se présen-
tent comme des exilés dès le début (premier vers de chaque poème). Les deux poètes
signalent que la durée de leur exil est trop grande et la comparent tous deux au siège
de Troie. En réalité, dans les deux textes, il s’agit d’une durée de trois ans. Enfin, pour
tous deux, le temps semble s’allonger.
b. Le temps qui passe est un thème essentiel dans les deux poèmes. Il est signalé avant
tout par le changement des saisons. L’hiver et l’été sont évoqués, par du Bellay à travers
les expressions « froid Capricorne » (v. 10) et « le Cancre » (v. 11) ; par Ovide à travers le
retour des rigueurs de l’hiver (« trois fois le Danube a été pris par les glaces / et trois fois
la mer Noire a gelé », v. 2-3). D’autre part, le temps qui passe se trouve au cœur du poème
dans la mesure où il paraît plus lent à ces deux poètes que pour le reste des hommes :
« Il fait son tour si lent et me semble si morne » (du Bellay, v. 9) ; « le temps […] ne coule
plus / il va si lentement » (Ovide, v. 7 à 9).


c. On peut parler de registre lyrique pour chacun de ces poèmes. Mettant au centre les
sentiments personnels, ces poèmes sont écrits sur le mode de la plainte : « je vois dans
toutes choses s’éterniser mon mal » (Ovide, v. 14) ; « Il fait son tour si lent et me semble
si morne, / Si morne et si pesant » (du Bellay, v. 9-10).

Lecture analytique
La figure de l’exilé
1. La ville de Rome est désignée par une périphrase : il s’agit du lieu « où le Tibre
aux flots tortus ondoie » (v. 2). Aux vers 7 et 13, en revanche, la ville de « Paris » et la
« France » sont désignées directement, sans le détour d’une périphrase. Pour le poète,
l’absence de périphrase marque un lien de proximité avec les lieux évoqués, dont il est
pourtant physiquement loin.
2. Le destinataire, Morel, est directement interpellé par son nom dans le poème. Une
apostrophe (vers 7) permet de le mettre en valeur. Il se trouve exactement au cœur de
ce poème de quatorze vers, entre deux virgules et à la césure, sous l’un des accents
fixes. Le destinataire est à nouveau interpellé au vers 12. La proximité du poète avec
Morel est affirmée par l’adjectif mélioratif « cher ». Enfin, le tutoiement (v. 13) renforce
l’idée selon laquelle le destinataire, bien que loin géographiquement, est proche du
poète qui donne l’impression de lui parler directement.
3. L’absence de déterminant devant le nom « France » fait du nom de ce pays quasiment
un prénom. Cela donne l’impression d’une grande proximité entre l’exilé et son pays
natal.
Une perception nouvelle du temps
4. Le poète se trouve à Rome depuis trois ans : « Le ciel a vu trois fois par son oblique
voie / Recommencer son cours la grande lampe du jour » (v. 3-4). Au vers 6, il emploie
une comparaison et fait de son séjour de trois ans un « siège de Troie ». C’est ainsi l’occa-
sion pour lui de signaler combien le temps à Rome lui semble long puisque le siège de
Troie a duré dix ans.
5. Les mots ou expressions qui suggèrent l’idée que le temps est cyclique sont les
suivants : « oblique voie » (v. 3), « Recommencer » (v. 4), « fait lentement son tour » (v. 8),
« Il fait son tour si lent » (v. 9). Cette vision est désolante puisqu’elle signifie que le poète
est prisonnier d’un temps qui revient sur lui-même et ne permet pas d’aller vers l’avenir.
6. Ainsi, le temps semble s’allonger pour le poète. L’usage du pronom personnel
complément de première personne signale que cette vision du temps est propre au
poète. On le trouve dans les expressions suivantes : « ces trois ans me sont plus qu’un
siège de Troie » (v. 6), « Tant me tarde » (v. 7), « le ciel pour moi fait lentement son tour »
(v. 8), « et me semble si morne » (v. 9), « Ne m’accourcit les jours » (v. 11), « combien le
temps me dure » (v. 12). Le désarroi du poète se lit à travers divers procédés : la fin du
vers 8 est quasiment identique au début du vers 9, où le ralentissement du temps est
exprimé par le polyptote « lentement / lent » ; l’adjectif « morne » qui clôt le vers 9 est
repris au vers 10 ; le poète formule un paradoxe puisque les saisons n’ont aucune prise
sur la durée des jours et des nuits (v. 10-11) ; du vocabulaire péjoratif met en valeur la
souffrance du poète face à ce temps qui ne s’écoule pas : « tarde », « lentement », « si
lent », « si morne », « si pesant », « me dure », « ennuis ».


La nostalgie
7. Le mot « ennuis » peut prendre le sens de problèmes ou celui du sentiment qu’on
éprouve face à un manque d’occupation. Il est le dernier mot du poème : il souligne
donc l’embarras du poète et son envie de retrouver son pays natal.
8. L’impatience du poète est exprimée par sa perception du temps qui s’allonge (voir
réponse à la question 6), mais aussi par son enthousiasme à retrouver son pays d’ori-
gine. Il a ainsi « si grand désir de [s]e voir de retour » (v. 5) qu’il souhaite « que Paris [il]
revoie » (v. 7). Ce sentiment d’impatience semble conforme à l’idée sous-entendue par
le titre du recueil, Les Regrets. Le poète semble bien nostalgique du pays qu’il a quitté.
9. L’adverbe d’intensité « si » est utilisé cinq fois dans ce court poème. Il souligne l’exa-
cerbation des sentiments du poète.
10. Les vers 9 et 10 s’enchaînent sur le mode de la répétition : le second hémistiche du
vers 9 est quasiment identique au premier du vers 10. On remarque une allitération en
[s] et en [m] qui suggère la monotonie.

Vers le bac
L’oral
La confrontation du poème de du Bellay à son hypotexte permet de mettre en valeur
concrètement la façon dont les auteurs humanistes conçoivent la notion d’innutrition.
On remarque des points communs très forts entre les deux poèmes : le thème traité, le
registre, la figure du poète et parfois même les procédés d’écriture. Pour autant, du Bellay
ne s’est pas contenté de recopier le texte d’Ovide. Il s’en est donc inspiré pour le réadapter
aux besoins de son recueil. C’est le but exprimé par Ronsard dans son sonnet « Je veux lire
en trois jours l’Iliade d’Homère ». Attachés à la littérature antique, les auteurs humanistes
doivent s’en nourrir au point de la faire leur, mais celle-ci doit leur donner la possibilité de
créer à nouveau. L’innutrition ne doit pas être conçue comme un servile recopiage, mais
comme un moyen d’innover dans le bon goût de l’Antiquité.

Texte complémentaire
L’humanisme, un idéal pacifiste (page 433)
Stefan Zweig, Érasme. Grandeur et décadence d’une idée (1935)

➔➔ Objectif 
Comprendre l’idéal humain des idées humanistes.

➔➔ Présentation du texte 
La biographie que Stefan Zweig consacre à Érasme en 1935 est l’un des nombreux
travaux que l’auteur rédige sur les écrivains ou personnages historiques qui le fascinent,
comme Verhaeren, Balzac ou Marie-Antoinette. L’écriture d’Érasme intervient au
moment où Hitler arrive au pouvoir : c’est le moyen pour l’auteur allemand de montrer
son hostilité au nouveau régime. Ce texte, écrit au xxe siècle, permet aux élèves de
comprendre que l’humanisme n’est pas qu’un mouvement littéraire attaché à la seule
production de textes : c’est aussi un mouvement de pensée né autour d’une vision
idéale de l’homme qui peut avoir des retentissements sur la pensée du xxe siècle.


➔➔ Réponses aux questions
1. L’humanisme d’Érasme apparaît comme un mouvement de pensée au centre duquel
se trouve un « idéal humanitaire et humaniste » (l. 9) qui suppose une « concorde univer-
selle » (l. 16). Cet idéal abolit les différences entre les hommes qui peuvent tous accéder
au statut d’humaniste. Ainsi, « tout individu, quelle que soit sa profession, homme ou
femme, chevalier ou prêtre, roi ou marchand, laïc ou clerc, peut entrer dans cette commu-
nauté libre » (l. 18 à 20). Cette union est possible grâce à une langue commune : le latin.
2. S. Zweig développe la métaphore d’un régime politique autoritaire mais c’est par
opposition à celui-ci que se définit l’humanisme d’Érasme. Il apparaît ainsi comme une
pensée originale par l’usage d’adverbes de sens adversatif, comme « Contrairement »
(l. 7) ou « En revanche » (l. 16). L’usage de la négation contribue à définir l’humanisme
par opposition aux usages des régimes politiques habituels (voir lignes 6 à 17). Ainsi,
Érasme a imposé son « règne » (l. 1), mais il l’a fait de façon originale puisque l’huma-
nisme est fondé sur la « concorde universelle » (l. 16). Zweig qualifie « l’internationa-
lisme » (l. 22) de l’humanisme de « concept nouveau [qui] apparaît » (l. 21-22).
3. Le vocabulaire politique est massivement employé dans le texte. On peut relever
les expressions suivantes : « règne » et « autorité » (l. 1), « il a été élu uniquement per
acclamationem » (l. 5), « Érasme n’exerce aucune dictature » (l. 5-6), « lois » et « invisible
empire » (l. 7), « Contrairement aux pratiques des princes […] la règle érasmienne se refuse
à assujettir les hommes » (l. 7 à 9). Par cette métaphore filée, Zweig insiste sur la douceur
avec laquelle les idées humanistes d’Érasme se sont imposées : c’est parce qu’elles sont
foncièrement justes et humaines qu’un tel « règne » a pu s’imposer tandis que les régimes
iniques ont nécessairement besoin de la force pour maîtriser les hommes.

Texte 3
Un amoureux de l’Antiquité (pages 434-435)
Michel de Montaigne, Essais (1580)

➔➔ Objectif
Montrer que les humanistes aiment l’érudition, mais que celle-ci doit avoir du sens.

➔➔ Présentation du texte 
Les Essais de Montaigne apparaissent comme une somme de réflexions personnelles,
mais aussi comme une somme de connaissances. En effet, Montaigne cite directement
en latin de nombreux auteurs dans chacun de ses chapitres. Il établit ainsi une sorte de
dialogue avec les Anciens, à qui il répond par ses propres pensées. Montaigne fait donc
figure d’auteur compliqué car très érudit. Ce texte met en avant un portrait modeste
de ce puits de savoir puisque l’auteur se présente comme un lecteur qui n’aime pas
rencontrer de difficultés.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Alors que l’on a l’habitude de sacraliser les livres et la connaissance, Montaigne
montre ici qu’un lecteur a le droit d’être ennuyé par sa lecture : « Si un livre [l’]ennuie,


[il] en pren[d] un autre » (l. 21). Aussi estime-t-il que rien, « même pas la science », ne
mérite que l’on se « casse la tête » (l. 4). Cette vision de la lecture est originale et peut
paraître arrogante dans la mesure où Montaigne revendique le droit d’affirmer qu’il est
rebuté par certains auteurs, à l’exemple de Platon avec l’Axioche.
b. Montaigne souhaite rencontrer dans ses lectures « la science qui traite de la connais-
sance de [lui]-même » (l. 7). Ainsi, la discipline qu’il semble privilégier est la philosophie.
c. Montaigne semble particulièrement attaché à la littérature antique. Il affirme qu’il
n’est « pas très attiré par les livres récents car ceux des Anciens [lui] semblent plus
pleins et plus solides » (l. 23-24). D’autre part, il cite des auteurs antiques, Ovide et
Platon ou des humanistes, nécessairement attachés à la culture antique : Rabelais, Jean
Second et Boccace.

Lecture analytique
Un lecteur décomplexé
1. La lecture peut être associée à la souffrance chez Montaigne. Les expressions
suivantes en témoignent : « laborieusement » (l. 3), « je me casse la tête » (l. 4), « l’obs-
tination et la tension trop forte étourdissent mon jugement » (l. 15-16), « Ma vue se
brouille » (l. 17). Face à l’état de souffrance que l’on peut ressentir pendant une lecture,
Montaigne propose de ne pas insister et de changer de livre.
2. Montaigne agit sans complexe face aux livres qu’il abandonne s’il les juge ennuyeux.
Aussi donne-t-il « librement [s]on avis sur toutes choses » (l. 37). Il n’hésite pas, par
exemple, à affirmer qu’il n’aime plus Ovide ou encore que l’Axioche est un ouvrage
« sans force pour un tel auteur » (l. 42).
3. Selon Montaigne, le but de la lecture est avant tout de procurer du plaisir. C’est le
moyen pour lui de « passer tranquillement » le temps qui lui « reste à vivre » (l. 2-3). Les
livres doivent apporter « une honnête distraction » (l. 6), adaptée à son « esprit prime-
sautier » (l. 13). Aussi affirme-t-il qu’il ne fait rien, « si ce n’est gaiement » (l. 15).
D’autre part, les livres doivent apporter à l’auteur une meilleure connaissance de soi
ainsi que des enseignements sur la manière de « bien mourir » et « bien vivre » (l. 8).
4. Cette attitude décomplexée de Montaigne face aux livres n’est pourtant pas pour
lui l’occasion d’exprimer un quelconque dédain. Au contraire, c’est avec une grande
modestie qu’il présente sa façon de lire et de juger les auteurs. S’il passe à un autre
livre parce que le premier l’ennuie, ce n’est pas tant l’auteur que les défaillances de son
raisonnement qu’il pointe du doigt. Aller au-delà de certaines difficultés de compréhen-
sion demanderait ainsi trop d’efforts : il faudrait « en payer le prix » (l. 2), « se cass[er]
la tête » (l. 4) ou encore se « ronge[r] […] les ongles » (l. 10-11). D’autre part, lorsqu’il
émet un jugement négatif sur Platon, il affirme bien qu’il « ne préten[d] nullement
avoir de l’autorité » (l. 39) et que son avis ne montre que « la largeur de [s]es vues et
non la mesure des choses » (l. 40-41). Ainsi, il « doute de [s]on jugement » (l. 42), préfé-
rant laisser aux « Anciens » le soin de porter un jugement juste puisqu’ils restent pour
Montaigne « ses maîtres et ses professeurs » (l. 44 à 46).
Un amoureux des bonae litterae
5. Montaigne affirme préférer les auteurs de l’Antiquité « car les livres des Anciens [lui]
semblent plus pleins et plus solides » (l. 23-24) que ceux de ses contemporains. Comme


les humanistes, Montaigne semble avoir en aversion la littérature médiévale qu’il n’a
pas su apprécier même enfant : « Quant aux Amadis et aux écrits de ce genre, ils n’ont
même pas eu de succès auprès de [lui] dans [son] enfance » (l. 30 à 32). Enfin, lorsque
Montaigne aime des auteurs contemporains, il s’agit d’auteurs humanistes : Boccace,
Rabelais ou Jean Second.
6. Montaigne délaisse la littérature médiévale : Amadis de Gaule et l’Arioste, auteur
de Roland furieux, sont méprisés. Cela est caractéristique du goût des humanistes
puisqu’ils considèrent le Moyen Âge comme une période obscure après laquelle il faut
faire renaître l’Antiquité, d’où le nom de Renaissance. D’autre part, Montaigne délaisse
aussi les auteurs grecs, tout simplement parce qu’il ne maîtrise pas leur langue. Enfin, il
repousse Ovide, qualifié pourtant de « brave » (l. 35). Malgré ses qualités, « sa facilité et
ses inventions » (l. 35), Montaigne ne l’apprécie plus. Il semblerait que l’âge et la matu-
rité expliquent ce changement de goût. Il repousse aussi certaines œuvres à cause de
la difficulté qu’elles posent, comme l’Axioche de Platon. Cela est conforme au portrait
de lecteur que Montaigne a dressé dans le texte.
7. Les lectures de Montaigne sont choisies en fonction de leur capacité à « traiter de la
connaissance de [soi]-même » (l. 7) car Montaigne place la philosophie au centre de sa
réflexion. Il utilise deux fois le mot « science » qui signifie « la connaissance, le savoir » :
à la ligne 4, il s’agit de désigner le savoir dans un domaine qui n’est pas précisé et qui
est rejeté par l’auteur ; à la ligne 7, en revanche, il s’agit bien de celle qui « instrui[t] à
bien mourir et à bien vivre » (l. 8), soit la philosophie.

Vers le bac
La dissertation
Après avoir considéré depuis le Moyen Âge que le héros de roman devait posséder
des qualités supérieures, la littérature intègre progressivement de plus en plus d’élé-
ments réalistes qui rendent le personnage plus proche du lecteur. Chez Rabelais, déjà,
quelques éléments démythifient le monde romanesque. Chez des romanciers comme
Sorel, au xviie siècle ou Marivaux, au siècle suivant, les personnages prennent une épais-
seur plus concrète. Mais ce sont le roman réaliste et le roman naturaliste du xixe siècle
qui offrent au lecteur des protagonistes vraiment différents des héros romanesques
dotés de qualités innombrables. En effet, il se définit non plus comme un personnage
au caractère héroïque, mais comme le protagoniste de l’intrigue, qu’il soit ou non
digne d’admiration. Fondé sur la notion de vraisemblance, le roman réaliste forge ses
héros sur le modèle des hommes qui évoluent dans la société du xixe siècle. Ainsi, le
temps de l’action est contemporain du temps de l’écriture : les lecteurs de Balzac ou de
Flaubert doivent pouvoir reconnaître leur propre société pour s’identifier aux person-
nages décrits. D’autre part, les personnages sont issus de tous les milieux sociaux : s’ils
font rêver, les personnages de chevalier ou de princesse ne permettent pas toujours une
identification entre le personnage et son lecteur. Les préoccupations des personnages
sortis tout droit de la réalité peuvent faire écho chez le lecteur, à l’exemple des person-
nages d’ambitieux. Au moment où les classes sociales commencent à être bouleversées
et où la bourgeoisie côtoie la noblesse, un lecteur du xixe siècle peut se retrouver dans
les personnages de Rastignac, Julien Sorel ou encore Bel-Ami.


Par ailleurs, les défauts des personnages leur donnent une certaine humanité qui les
rend enfin accessibles au lecteur : la cupidité, les désordres amoureux, les pulsions de
meurtre sont autant de thèmes traités par le roman réaliste ou naturaliste, à l’exemple
de La Bête humaine de Zola. Les romans deviennent alors l’occasion de réfléchir à ses
propres défauts. Certaines expériences, comme la déception amoureuse ou la perte
d’un être cher, permettent au lecteur de voir exprimées par un auteur des réactions
qu’il a peut-être lui-même éprouvées. La lecture du roman de Maupassant Une vie ou
de Madame Bovary de Flaubert peut émouvoir une jeune fille du xixe siècle qui sort du
couvent ou qui attend impatiemment le mariage. Le lecteur peut ainsi approfondir
la connaissance qu’il a de lui-même par la distanciation que le roman permet d’opé-
rer, mais aussi avoir la preuve qu’il n’est pas seul à ressentir certains tourments dont
d’autres ont pu faire l’expérience.

Séquence 1
Une culture qui humanise l’homme
Corpus de textes B

L’éducation selon les humanistes


B i b l i o g r a p h i e
– Marie-Madeleine Fragonard, Les Dialogues du Prince et du Poète, Éd. Gallimard, coll. « Décou-
vertes », 1990.
– François Rigolot, Louise Labé Lyonnaise ou La Renaissance au féminin, Champion, 1997.
– François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Droz, 1972.
– Gérard Milhe-Poutingon, Pantagruel de Rabelais, Éd. Gallimard, coll. « Foliothèque », 2010.

Texte 1
L’éducation humaniste : un programme ambitieux (pages 437-439)
François Rabelais, Pantagruel (1532)

➔➔ Objectif
Montrer que l’humanisme est un mouvement de pensée qui s’étend à de très nombreux
domaines de la connaissance.

➔➔ Présentation du texte
Pantagruel est le deuxième récit du cycle des géants de Rabelais. Il est publié sous le
pseudonyme anagrammatique d’Alcofybras Nasier à Lyon en 1532, mais c’est en 1542
que le texte est fixé dans sa forme définitive. Après l’enfance de Pantagruel, dont la
naissance provoque la mort de sa mère Badebec, le roman s’intéresse à la formation
du héros. L’extrait de la lettre que Gargantua adresse à son fils apparaît comme l’un des
textes les plus représentatifs de l’esprit humaniste.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
Le terme « utopie » vient de l’œuvre de Thomas More, Utopia, publiée en 1516 et dont
on trouvera un extrait à la suite du texte de Rabelais (pp. 439-440). Le mot est construit
à partir du grec « ou », « non » et « topos », « lieu ». Il s’agit donc d’un lieu imaginaire qui
ne trouve de localisation nulle part. La notion d’utopie se fonde sur un idéal politique
envisageable dans une société où tous les hommes sont vertueux. On reconnaîtra une
utopie au fait que les hommes n’exercent aucune violence entre eux ou encore que les
institutions judiciaires n’existent pas, dans la mesure où la justice s’exerce naturelle-
ment. Les habitants d’un lieu utopique vivent dans le mépris de la richesse puisque
chacun dispose de tout ce dont il a besoin. Ainsi, la nature fournit en abondance la
nourriture nécessaire à la subsistance de l’homme. C’est pourquoi le climat dans un lieu
utopique est particulièrement clément. Enfin puisqu’il doit être inaccessible et protégé,
un lieu utopique est souvent une île, par définition difficile à atteindre.

Lecture analytique
La lettre d’un père à son fils
1. Parmi les marques du genre de la lettre, on trouve les éléments suivants : l’adresse
du père au fils au début (« Très cher fils »), la signature de la fin, la date et le lieu d’écri-
ture. Le ton est affectueux, ce qui est visible par l’expression « Très cher fils », mais
aussi protecteur. La volonté de protéger le fils par des conseils avisés est exprimée par
les nombreux verbes à l’impératif présent. D’autre part, le père se préoccupe du salut
de son fils et formule des recommandations en matière de religion (« il te faut servir,
aimer et craindre Dieu », l. 59) afin d’avoir la protection de Dieu : « la paix et grâce du
Seigneur soit avec toi » (l. 70). Enfin, Gargantua protège Pantagruel en créant un relais
auprès de lui quand lui-même est absent : c’est ce à quoi sert la présence du précepteur
Épistémon chargé d’instruire le fils.
2. Cette lettre au ton protecteur donne une leçon de vie à Pantagruel. Les verbes à
l’impératif présent expriment le conseil (« Continue le reste ; et sache tous les canons
d’astronomie ; laisse l’astrologie divinatrice… », l. 29-30) qui semble parfois se faire
injonction, comme en témoigne l’usage du verbe « admonester » (l. 18) ou encore la
récurrence du verbe « vouloir » (l. 22, 31, 34). Celui-ci est parfois sous-entendu dans
les phrases où l’on trouve du subjonctif de souhait, à l’exemple des lignes 24-25 : « et
que tu formes ton style ». Enfin, les phrases formulées au présent de vérité générale
apparaissent comme des maximes parfaitement adaptées à l’expression d’une leçon à
suivre. Il en est ainsi des deux propositions suivantes : « sagesse n’entre pas dans une
âme mauvaise » et « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». (l. 57 à 59).
La vision du savoir au début du xvie siècle
3. Le monde dans lequel évolue Pantagruel semble particulièrement propice à l’exten-
sion du savoir. Gargantua insiste sur le caractère universel de la connaissance et de sa
diffusion : « Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de
bibliothèques très amples » (l. 1-2). On remarquera ici l’effet produit par la répétition de
l’adverbe d’intensité « très » et par le rythme ternaire qui donne un effet d’accumulation.


D’autre part, Gargantua compare son époque à l’Antiquité évoquée par l’expression
« temps de Platon, […] de Cicéron, [et] de Papinien » (l. 4) assurant qu’« il n’était aussi
facile d’étudier » au temps des Anciens qu’au moment où il écrit (l. 4-5).
L’adverbe « dorénavant » (l. 5) signale un changement dans les mœurs qui privilégient
les hommes « bien poli[s] en l’officine de Minerve » (l. 6).
4. La diffusion du savoir semble concerner tout le monde, comme le suggère l’asso-
ciation des pronoms à valeur générale « celui qui » (l. 5). D’ailleurs, toutes les classes
sociales ont un accès à la culture, même les plus basses. Selon Gargantua, les
« brigands, bourreaux, aventuriers, palefreniers [sont] plus doctes que les docteurs de
prédicateurs de [s]on temps » (l. 7 à 9).
Même « les femmes et les filles » peuvent prétendre à l’acquisition « de la bonne
science » (l. 10-11). Les propos du père sont donc étonnants : dans une société où seules
les classes sociales privilégiées offrent aux enfants la possibilité d’apprendre et où les
femmes sont encore dévalorisées, il est peu probable que les affirmations de Gargantua
soient vraies. Cependant, elles traduisent au moins un idéal de société où chacun aurait
accès au savoir.
5. L’Antiquité est mise en valeur dans ce texte. En effet, celui-ci regorge de références à
Platon, Cicéron, Caton, Plutarque, etc. La connaissance des langues anciennes semble
fondamentale puisqu’elle apparaît comme le moyen d’accéder au savoir (voir l. 21 à
24). Enfin, les textes religieux, issus de l’époque antique (l. 45-47), sont essentiels.
Un programme utopique
6. Le programme proposé par le père est très ambitieux. En effet, de très nombreuses
disciplines sont mentionnées : le droit, les langues anciennes, les arts libéraux, l’astro-
nomie, la cosmographie, la philosophie, l’anatomie, etc. Non seulement les matières
à étudier sont nombreuses, mais elles doivent être travaillées de façon exhaustive,
à l’exemple des sciences naturelles : « qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine dont tu ne
connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air ; tous les arbres, arbustes et frui-
tiers des forêts, toutes les herbes de la terre » (l. 35 à 38). Aussi faut-il que Pantagruel
s’adonne au travail « avec zèle » (l. 35), « avec soin » (l. 41) pour atteindre une « parfaite
connaissance » (l. 43). L’ambition se résume d’ailleurs ainsi : « En somme, que je voie un
abîme de science » (l. 47-48). L’apprentissage semble n’avoir aucune limite et Gargantua
exhorte son fils à ne revenir auprès de lui que lorsqu’il aura « acquis tout le savoir de
par-delà » (l. 68).
7. Gargantua n’est pas crédible dans sa lettre : le programme prévu pour l’instruction
de son fils est exagéré (voir réponse à la question 6). Pour géant qu’il soit, Pantagruel
ne pourra certainement pas atteindre le degré de connaissances exigé par son père. Son
raisonnement est ainsi spécieux : même si l’on peut toujours apprendre davantage, on
ne peut maîtriser « tout le savoir de par-delà » (l. 68).
8. La lettre est composée d’Utopie : elle est donc écrite depuis un lieu idéal, mais qui
n’existe pas. Le programme de Gargantua s’en trouve éclairé : il s’agit pour lui d’expri-
mer son désir de faire de l’acquisition du savoir un véritable art de vivre qui saurait
s’étendre à toute la société.
9. Ainsi, cette lettre est célèbre et passe pour un véritable manifeste de l’humanisme
car on y retrouve une vision idéale de l’homme qui fonde le mouvement de pensée


humaniste. La formation de l’homme passe par un apprentissage qui doit s’étendre à
une société tout entière et doit concerner tous les domaines de la connaissance dans
lesquels le xvie siècle fait justement des progrès. Au-delà du savoir purement théorique
et livresque, les humanistes s’intéressent au monde et à son évolution, surtout depuis
les Grandes Découvertes (d’où l’allusion à la cosmographie et aux sciences naturelles,
l. 27 et 34) ; à l’esprit de l’homme, mais aussi à son corps (« et, par de fréquentes dissec-
tions, acquiers la parfaite connaissance de ce second monde qu’est l’homme », l. 42 à
44).

Vers le bac
L’entretien oral
L’adage d’Érasme : « On ne naît pas homme, on le devient », signifie que l’humanité
n’est pas inhérente à l’homme : elle est le fruit d’une formation, d’un apprentissage.
Aussi ce texte de Rabelais peut-il illustrer cet adage. Gargantua marque par sa lettre
l’attachement qu’il a pour son fils et son souci de le voir devenir, non pas seulement
instruit, mais moralement grand. La formation de Pantagruel passe par l’étude de
nombreuses disciplines, très diverses, depuis l’apprentissage des langues anciennes
aux différentes sciences naturelles ou à la géographie.
Mais le père garde le programme essentiel de la formation de Pantagruel pour la fin
de la lettre. Ainsi, afin de devenir parfaitement homme, Gargantua invite son fils à
étudier le corps humain (« par de fréquentes dissections, acquiers la parfaite connais-
sance de ce second monde qu’est l’homme », l. 42 à 44), mais aussi à s’intéresser à sa
dimension spirituelle par le biais des « Saintes Écritures » (l. 45-46). Devenir homme
nécessite ainsi de forger son âme : Gargantua rappelle l’importance de la « sagesse » et
de la « conscience » dans le dernier paragraphe de la lettre (l. 57 à 59). C’est pourquoi ce
dernier passage est constitué de conseils formulés à l’impératif présents dont certains
rappellent le discours judéo-chrétien, à l’exemple de « Sois serviable à ton prochain […]
et aime-le comme toi-même » (l. 64-65) ou encore « ne mets pas ton cœur aux choses
vaines » (l. 62-63).
La formation de Pantagruel cherche donc à faire de lui un homme bon et doué de
vertus, et pas seulement un homme docte.

Texte complémentaire
Une cité idéale (pages 439-440)
Thomas More, L’Utopie (1516)

➔➔ Objectif 
Montrer quelques caractéristiques de l’utopie à travers une description imaginaire.

➔➔ Présentation du texte
Publié en 1516 en latin, l’œuvre de Thomas More acquiert très vite un grand succès
dans toute l’Europe humaniste et connaît de nombreuses publications. Elle est traduite
en français dès 1550. Ce texte témoigne de la dimension européenne du mouvement
humaniste comme les textes d’Érasme, ami de Thomas More.


➔➔ Réponses aux questions
1. La ville d’Amaurote est très fortement entourée d’eau. L’évocation de la mer (l. 3)
rappelle qu’Amaurote est située sur une île. D’autre part, un fleuve est mentionné,
l’Anydre (l. 8), dans lequel se jette « un autre cours d’eau, pas très grand celui-là » (l. 5).
En outre, la ville bénéficie d’un climat exceptionnel puisque toutes les maisons sont
équipées de « jardin[s] spacieux » (l. 26) dans lesquels s’épanouissent « la vigne, les
arbres fruitiers, les plantes potagères, les fleurs » (l. 33-34). Le narrateur souligne le
caractère « luxuriant » (l. 35) de ces jardins, preuve que la terre d’Amourote est fertile.
2. Les aménagements urbains ont pour but de rendre la vie des habitants simple et tran-
quille. Les fortifications construites autour de la ville doivent la protéger de l’ennemi,
ce que permet aussi l’espace naturel de la ville où l’on trouve « un fossé sans eau, mais
profond et large, rendu impraticable » (l. 17-18). La ville est aussi conçue pour que l’eau
soit acheminée auprès de tous les habitants, y compris auprès de ceux qui se trouvent
dans « les quartiers […] situés en contrebas » (l. 12-13). Enfin, l’organisation de l’espace
assure la facilité de la « circulation » et la « protection contre le vent » (l. 21-22).
3. L’usage de noms fictifs rappelle que le lieu n’existe pas ; c’est le cas d’Amaurote et de
l’Anydre. L’attitude des habitants est aussi un indice : laisser sa porte ouverte et estimer
que tout appartient à tous sont des preuves du caractère fictif de la ville.
4. On comprend que les Amaurotains vivent de façon communautaire car ils possèdent
tous les mêmes biens. Les maisons sont identiques puisqu’elles semblent toutes de la
même taille et sont toutes assorties de jardins identiques. Leur possession est si indiffé-
rente que les habitants s’échangent les maisons « tous les dix ans après tirage au sort »
(l. 32). Ainsi, tout est à tous : « nulle part on ne trouve la moindre trace de propriété
privée » (l. 30-31). Cette organisation abolissant la propriété abolit de fait toute tentative
de vol : « Entre donc qui veut » (l. 30).

Texte 2 
L’éducation des enfants : une préoccupation humaniste (pages 440-442)
François Rabelais, Gargantua (1534)

➔➔ Objectif
Montrer que l’éducation ne saurait se concevoir sans exercices physiques.

➔➔ Présentation du texte
Publié en 1534, La Vie très horrifique du grand Gargantua exploite le succès de Panta-
gruel. Contrairement à ce qu’annonce l’épilogue de 1532, on trouve, non pas la suite des
aventures de Pantagruel, mais un retour en arrière sur la vie du père, Gargantua. Rabelais
n’invente pas ce personnage de géant déjà connu par des légendes populaires et par un
récit publié de façon anonyme en 1532. Il emprunte quelques épisodes, mais il trouve
sa matière à la fois dans le roman de chevalerie et dans l’actualité immédiate. Avant
d’établir le texte définitif, Rabelais l’expurge d’un certain nombre de railleries formulées
à l’encontre des théologiens de la Sorbonne.
Ce texte, qui aborde la question de la formation de Gargantua alors qu’il a été question
de celle de Pantagruel dans le texte précédent, montre combien la question de l’édu-


cation des enfants est importante aux yeux de Rabelais et des humanistes de façon
générale.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude

Indication de temps Activité « physique » Activité intellectuelle


« quatre heures • Réveil
du matin » (l. 19) • On « l’asti[que] » (l. 20). → On lui lit la Bible.
• Il se « retir[e] aux lieux → On lui explique ce qui vient
d’aisances » (l. 26). d’être lu.
• On le prépare. → Les leçons de la veille sont
répétées (2-3 heures parfois).
« Puis pendant trois « on lui fai[t] la lecture » (l. 38)
bonnes heures » (l. 38)

« Cela fait » (l. 39) Ils jouent au jeu de → « en conversant toujours


paume. du sujet de la leçon » (l. 39)
« Au début du repas » Restauration → « on continuait la leçon »
(l. 51) (l. 53). Les livres en lien
« Par la suite » (l. 64) avec le repas sont apportés.
« ils parlaient des leçons lues
le matin » (l. 64).

On constate que Gargantua a toujours une activité intellectuelle et que son emploi du
temps n’est pensé qu’en fonction des apprentissages qu’il peut faire. Il n’y a pas un
seul moment de repos.

Lecture analytique
Un esprit sain dans un corps sain
1. Ponocrates impose à Gargantua certaines mesures d’hygiène qui prennent une bonne
partie de la matinée. Comme la médecine du xvie siècle le préconise, Pronocrates croit
en la vertu de la purification. Le texte insiste sur la purgation du corps du héros qui
subit une toilette apparemment soignée puisqu’« on l’astiquait » (l. 20). La mention
des « lieux d’aisances pour se purger de ses excréments naturels » (l. 26-27) contribue à
libérer le corps de Gargantua. Enfin, le sport a pour vertu de faire transpirer le corps :
« quand ils étaient bien en sueur […] ils changeaient de chemise » (l. 44-45). La réussite
de la formation de Gargantua passe par le soin de son corps qui doit être purifié.
2. On peut relever dans ce texte des mots qui appartiennent au champ lexical de la méde-
cine : « savant médecin » (l. 5-6), « examiner » (l. 6), « purgea » (l. 7) ; « ellébore d’Anticyre »
(l. 8), « remède » (l. 8). On se souviendra que Rabelais pratiquait la médecine et la dissec-
tion des cadavres. La connaissance de l’anatomie et les progrès accomplis en médecine
doivent beaucoup aux humanistes du xvie siècle, qui considèrent que le corps humain est
un « second monde » (voir le texte précédent de Rabelais). On se rappellera aussi que c’est
l’époque d’Ambroise Paré qui fait faire de nets progrès à l’art de la chirurgie.

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3. Gargantua subit une purgation du corps (cf. réponse à la question 1), mais aussi une
purgation de l’esprit. Pour accomplir son travail correctement, Ponocrates commence
par purger le cerveau de Gargantua à l’aide d’ellébore d’Anticyre et en faisant appel à
un médecin. Il semblerait ainsi que Ponocrates conçoive l’éducation selon le mode des
vases communicants : afin de faire entrer de nouveaux apprentissages dans l’esprit de
Gargantua, on doit purger son cerveau pour y faire de la place et pour ne pas risquer de
« polluer » le nouveau contenu. De même, le corps doit se défaire des substances qui
l’encombrent, la saleté ou les sécrétions corporelles. Ce même mouvement de purifica-
tion va ainsi aider aux apprentissages.
4. La religion a une place a priori fondamentale dans les apprentissages de Gargantua.
La lecture d’une « page de la divine Écriture » (l. 20) accompagne le réveil du géant.
Il doit se consacrer « à vénérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu » (l. 23-24). Les
passages difficiles lui sont ensuite expliqués.
Un apprentissage en douceur
5. Le jeu fait partie intégrante de la formation de Gargantua : après ses leçons du matin,
« ils allaient se récréer au Jeu de Paume du Grand Braque ou dans une prairie » (l. 40-41).
Cette activité sportive est avant tout ludique, comme en témoignent les mots « se
récréer » et « jouaient » (l. 41). Elle est associée à l’absence de contraintes puisque les
personnages jouent « librement, abandonnant la partie quand ils voulaient » (l. 43).
6. Toutes les activités quotidiennes sont le prétexte à apprendre à travers des expé-
riences concrètes. Il s’agit en effet pour Ponocrates d’enseigner à la fois « les Lettres et
le savoir utile » (l. 17-18). Le savoir n’est donc pas que livresque. Ainsi, l’observation du
ciel permet de s’interroger sur les questions d’astronomie (l. 29 à 31). Le repas est aussi
l’occasion d’apprendre : les aliments consommés permettent d’entrer dans les théories
d’auteurs antiques dont certains sont reconnus pour leurs connaissances scientifiques
(l. 59-60) et dont « ils faisaient souvent, pour plus de sûreté, apporter à table les livres
en question » (l. 61-62).
7. La méthode de Ponocrates semble efficace puisque Gargantua apprend à toute heure
de la journée sans en souffrir dans la mesure où il « s’exer[ce] le corps aussi lestement
qu’[il l’avait] fait auparavant de [son] esprit » (l. 41-42). On peut cependant émettre
un doute sur l’efficacité des méthodes de Ponocrates : Gargantua semble en effet peu
actif dans sa formation et il est souvent dans l’écoute des lectures qui lui sont faites.
Même si « lui-même […] récitait [les leçons de la veille] par cœur et en tirait quelques
conclusions pratiques sur la condition humaine » (l. 33 à 35), la réflexion personnelle de
Gargantua est peu sollicitée.
L’humour de Rabelais
8. La méthode de Ponocrates est décrite avec exagération. Celui-ci parvient en effet à
« impos[er] un tel rythme d’étude » à Gargantua qu’il « ne perdait pas un moment de la
journée, mais passait tout son temps à étudier » (l. 16-17). Exploiter chaque moment de la
journée pour apprendre, y compris le temps passé à la toilette ou au repas, semble impos-
sible. (Voir le tableau de l’emploi du temps de Gargantua dans « Pour préparer l’étude ».)
9. L’exagération avec laquelle Rabelais décrit l’éducation de Gargantua participe de l’hu-
mour qu’il manifeste dans ce texte avec les allusions triviales aux sécrétions du corps.

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D’autre part, Rabelais traite avec ironie les textes religieux. S’ils figurent en bonne place
dans l’éducation de Gargantua, quelques détails révèlent que Rabelais se montre irré-
vérencieux à leur égard. L’ironie se lit à travers le caractère hyperbolique des mots asso-
ciés à la lecture d’une « page de la divine Écriture » (l. 20) qui « montrait la majesté et le
jugement merveilleux » du « bon Dieu » (l. 24-25). Enfin, c’est pendant que Gargantua se
trouve « aux lieux d’aisances » (l. 26) que le page chargé de la lecture des textes religieux
lui explique « les points les plus obscurs et difficiles » (l. 28). Cette très grande trivialité
associée à la « divine Écriture » permet bien d’affirmer que Rabelais se fait ici ironique.

Vers le bac
La question sur le corpus
Les textes sur l’éducation extraits de Pantagruel et de Gargantua sur l’éducation présen-
tent tous deux de fortes exagérations : on ne peut ainsi concevoir que Pantagruel maîtrise
« tout le savoir de par-delà », de même que l’on ne peut imaginer un enseignement qui
se dispenserait à chaque « moment de la journée ». Même si l’on a affaire à des person-
nages de géants, Pantagruel et Gargantua ne peuvent satisfaire les exigences de ces
programmes plus qu’ambitieux. Cependant, ils reflètent une vision humaniste de l’édu-
cation. Dans un premier temps, on remarquera que la présence du thème de l’éducation
dans les volets principaux de l’œuvre de Rabelais marque l’intérêt de l’auteur pour cette
question à une époque où l’enfant occupe encore une place minime pour la société. Au
xvie siècle, en effet, le taux de mortalité infantile est tel que l’enfant ne prend de l’impor-
tance que lorsqu’il est grand. D’autre part, l’enfance est encore associée au manque
de raison : c’est donc une époque où l’on écoute peu ce que l’enfant peut avoir à dire.
Rabelais se montre ainsi novateur en s’intéressant au thème de l’éducation de l’enfant.
D’autre part, l’éducation imaginée pour Pantagruel rappelle les préoccupations huma-
nistes qui s’attachent à de très nombreux domaines de connaissances fondés sur l’ap-
port des Anciens. (Voir réponse à la question 9, p. 439.)
Enfin, l’extrait de Gargantua propose un principe nouveau : les enseignements ne se
trouvent plus exclusivement dans les livres. Rabelais donne à l’expérience concrète et
à l’observation du monde une place fondamentale dans l’apprentissage. Il revient aussi
à des principes antiques pour rendre l’enseignement efficace : celui-ci doit privilégier le
jeu et ne doit pas négliger le bien-être du corps.

Texte 3
De l’éducation des femmes (pages 443-444)
Louise Labé, Œuvres (1555)

➔➔ Objectif
Montrer comment des femmes du xvie siècle se réclament de l’idéal humaniste de la
diffusion du savoir.

➔➔ Présentation du texte
La lettre de dédicace adressée à Mlle Clémence de Bourges est fondamentale pour l’his-
toire de l’humanisme et du féminisme. Elle est en effet la démonstration que les aspi-


rations humanistes ne sont pas que de la théorie. Louise Labé, jouissant de la situation
d’un riche mari, a bénéficié d’une instruction exceptionnelle pour une femme de cette
époque. Elle lit les auteurs de l’Antiquité, parmi lesquels Ovide, dont on retrouve forte-
ment l’influence dans son œuvre. Avec sa poésie inspirée des Anciens et de Pétrarque,
Louise Labé est rattachée à l’école lyonnaise.

Pour préparer l’étude


a. L’usage de la première personne du singulier et des allusions à la vie de l’auteur
montrent que cette lettre est autobiographique. Louise Labé fait ainsi référence à sa
jeunesse dont une partie a été consacrée à la musique et à son attachement à la litté-
rature.
b. Dans la première phrase, le pronom « nous » représente l’ensemble des femmes. À
la ligne 30, en revanche, il renvoie à l’auteur et Mlle de Bourges, dédicataire de cette
lettre.

Lecture analytique
Une lettre de dédicace
1. On retrouve les marques d’énonciation caractéristiques de la lettre : l’adresse directe
au destinataire à la première ligne, « Mademoiselle » et l’usage des pronoms « je » et
« vous », qui renvoient à l’auteur et au destinataire de la lettre.
2. La première personne à qui cette lettre est adressée est Mlle de Bourges, désignée
ligne 1 par « Mademoiselle » et à qui renvoie le pronom « vous », à partir de la ligne 31.
Mais cette lettre s’adresse aussi aux femmes en général, comme c’est le cas dans la
première phrase du texte. Enfin, elle s’adresse à tout lecteur des Œuvres de Louise Labé,
y compris s’il s’agit d’un lecteur masculin.
La lettre peut alors assumer diverses fonctions. Elle est avant tout une dédicace, clai-
rement identifiable par l’adresse directe à « Mademoiselle » et par le titre « Épître
dédicatoire ». Elle a aussi pour but d’exhorter les femmes à l’étude pour « précéder »
les hommes. C’est ainsi que Louise Labé « pri[e] » les femmes de laisser de côté leurs
activités domestiques pour se consacrer aux études. Cela apparaît comme un devoir :
« celles qui ont la commodité doivent employer cette honnête liberté […] à apprendre »
(l. 3 à 5). Cette exhortation à se consacrer à l’étude s’adresse à l’ensemble des femmes
qui peuvent avoir accès à la culture, mais aussi particulièrement à Mlle de Bourges qui
se trouve associée à Louise Labé dans la démarche de celle-ci : « Pour cela nous faut-il
animer l’une l’autre à si louable entreprise » (l. 30-31). Enfin, cette lettre a pour fonction
de diriger l’horizon d’attente du lecteur, quel qu’il soit : par cette épître, il comprend les
raisons pour lesquelles Louise Labé a publié son œuvre.
3. Dans sa lettre, Louise Labé faite preuve d’une grande modestie. Malgré l’œuvre
qu’elle publie et que le lecteur a sous les yeux lorsqu’il découvre cette lettre, elle met
en avant ses incompétences, prétendant n’être pas « favorisée des Cieux, que d’avoir
l’esprit grand assez pour comprendre ce dont Il a envie » (l. 14-15). Elle prétend aussi ne
pas pouvoir servir d’exemple à cause de la « rudesse de [s]on entendement » (l. 18) et
du temps qu’elle a consacré à l’étude de la musique dans sa jeunesse. Faute de pouvoir
donner l’exemple par son œuvre, Louise Labé se contente de conseiller les femmes et


de « prier les vertueuses Dames d’élever un peu leurs esprits » (l. 21-22). Cette modestie
concourt à mettre en place une captatio benevolentiae, afin de se rendre sympathique
et attachante au lecteur.
Incitation à l’étude
4. La première phrase du texte souligne que la Renaissance offre des possibilités
nouvelles aux femmes. Louise Labé présente en effet son époque comme une révolu-
tion qui met un terme à un temps désuet, ainsi qu’en témoigne l’expression « Étant le
temps venu ». L’adverbe de temps « autrefois » (l. 4) et l’adverbe de négation « plus »
(l. 2) montrent bien qu’une période est révolue et qu’une autre est en marche. Louise
Labé oppose deux modes de vie des femmes : l’un où de « sévères lois » (l. 1) les empê-
chaient d’apprendre et l’autre où elles jouissent de « cette honnête liberté […] autrefois
tant désirée » (l. 4-5).
5. Deux expressions renvoient à l’image stéréotypée de la femme-objet dans ce texte :
les femmes sont associées aux « chaînes, anneaux et somptueux habits » (l. 9-10) ainsi
qu’aux « quenouilles et fuseaux » (l. 22-23). Louise Labé rejette l’image de la femme
que révèlent ces expressions, la première la cantonnant au rôle vain qui consisterait à
simplement paraître, la seconde faisant d’elle l’exécutrice de tâches domestiques. La
femme passive est à l’opposé de ce que Louise Labé souhaiterait pour son sexe.
6. L’auteur cherche, par son argumentation, à inciter à l’étude. Les deux expressions
relevées précédemment (question 5) dégradent l’image de la femme et peuvent donc
susciter l’envie pour des lectrices de ne pas s’y conformer. D’autre part, Louise Labé
utilise des expressions mélioratives pour évoquer les bienfaits de l’étude qui est une
« louable entreprise » (l. 31) : « bien » (l. 6), « honneur » (l. 6, 11 et 34), « gloire » (l. 9),
« réputation » (l. 26). Enfin, elle présente l’étude comme un devoir à accomplir : l’usage
du verbe « devoir » (l. 31) ou encore du verbe « falloir » (l. 30) en témoigne.
Les bénéfices de l’éducation pour les femmes
7. La pratique de l’étude procurera avant tout de l’honneur : « l’honneur que la science
nous procurera sera entièrement nôtre » (l. 11-12). Ce sera aussi le moyen pour les
femmes de se libérer de leur condition. Elles se délivreront ainsi d’une image dégra-
dante véhiculée par leurs habituelles activités et pourront plus « être dédaignées pour
compagnes tant dans les affaires domestiques que publiques » (l. 24-25). Par ailleurs, la
pratique de l’étude fait naître « un contentement de soi, qui […] demeure plus longue-
ment » (l. 40-41) que toutes les autres activités qui ne permettent que de passer le
temps.
8. L’éloge de l’éducation, du savoir et de la littérature passe par des termes mélioratifs
(voir réponse à la question 6). Cet éloge donne de Louise Labé la vision d’une femme
précurseur d’un mouvement nouveau. L’œuvre que le lecteur a sous les yeux apparaît
comme un modèle à suivre.
9. Le texte répond à une intention féministe. En effet, il s’agit de réparer « le tort [que
les hommes faisaient aux femmes en les] privant du bien et de l’honneur qui [leur]
pouvait en venir » (l. 5 à 7). Les hommes sont désignés comme les responsables de la
situation peu enviable des femmes avant la Renaissance, d’autant qu’ils sont à l’origine
des « sévères lois » (l. 1) qui empêchaient les femmes d’étudier.


Il s’agit donc, pour les femmes, de lutter contre une situation imposée par les hommes.
D’autre part, la pratique de l’étude doit conduire les femmes à occuper une place
maîtresse « tant dans les affaires domestiques que publiques » (l. 25) afin de se faire
entendre au même titre que les hommes. L’objectif affiché par Louise Labé est bien de
« passer ou égaler les hommes » (l. 20-21), ce qui fait d’elle une féministe avant l’heure.

Vers le bac
L’écrit d’invention
Chère Madame,
Je ne saurais vous exprimer ma reconnaissance pour l’honneur que vous avez bien
voulu me faire en m’adressant une épître dédicatoire en tête des œuvres que vous venez
de publier en recueil. Je suis touchée de la considération que vous m’accordez et de
l’extrême bienveillance avec laquelle vous daignez traiter mon modeste entendement.
En m’unissant à vous dans une même entreprise, en faisant de votre disciple une égale,
vous m’honorez plus que je ne le mérite. Aussi n’ai-je d’autre fin que de vous satisfaire
et de me rendre, autant qu’il se peut, digne de vous. Comme je souhaite entrer plus
avant dans l’intelligence du monde ! Comme les ambitions que vous avez pour moi me
sont chères ! C’est pourquoi je m’adonne chaque jour volontiers à l’étude des langues
grecque et latine : je comprends aujourd’hui de quelle brume se couvrait le monde tant
que mon œil était étoupé par l’ignorance de l’enfance. Homère, Plutarque, Ovide et
Catulle me sont des compagnons précieux, guides de mon esprit et de mon cœur. Je ne
sais si je puis prétendre un jour écrire des œuvres tant parfaites qu’elles m’accorderaient
la renommée et l’honneur que vous me prédisez, mais je souhaite suivre le modèle de
vertus que vous incarnez.
Cependant, ce n’est pas sans crainte que je vois se profiler mon avenir. Si Monsieur
de Bourges, mon cher père, a toujours accordé à mon instruction une importance dont
je lui sais un gré infini, un jour viendra peut-être où mariée, je serais prisonnière de
mon rôle d’épouse et de mère. Dès lors que j’appartiendrai à mon mari, mon devoir
sera de le servir. Comment savoir en effet si celui-ci acceptera que sa femme continue
de passer du temps dans les livres? Comment être sûre qu’il me laissera m’entretenir
auprès de vous et de vos amis ? Comment ne pas craindre enfin qu’il considère comme
dangereuse pour son propre honneur une femme qui aurait plus d’esprit que lui ? Vous
pourriez me répondre que votre vie reste une preuve de ce qui est désormais possible
dans notre société, mais vous savez aussi en toute conscience que vous jouissez d’une
situation exceptionnelle que tous les hommes ne sauraient accepter.
Je vous fais donc le serment, chère Madame, de continuer à suivre la voie que vous
m’indiquez, mais je ne puis vous garantir que les obstacles que je rencontrerai peut-être
ne me décourageront pas.
Je reste, chère Madame, votre obligée,
Ce premier de septembre 1555,
Mlle Clémence de Bourges

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Histoire des arts
L’escalier du château de Chambord (page 445)
➔➔ Objectif
Étudier une œuvre architecturale de la Renaissance.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Installé en France depuis 1516 à la demande du roi François Ier, Léonard de Vinci (1452-
1519), incarnation du génie de la Renaissance, a probablement dessiné l’escalier du
château de Chambord, construit entre 1519 et 1537. Des croquis d’escaliers à double
ou à quadruple révolution du maître ont en effet été retrouvés et un témoignage de
l’architecte Andrea Palladio (1508-1580) faisant allusion à ces projets semble confirmer
cette attribution.
Cet escalier de pierre est une prouesse architecturale qui occupe le cœur du château et
dessert quatre corps de logis. Il est surmonté d’une tour-lanterne haute de trente-deux
mètres, qui évoque le clocher d’une chapelle. L’escalier hélicoïdal à double révolution
existe depuis le xive siècle ; les principes mathématiques en étaient déjà bien connus ;
mais Léonard lui a donné ici des dimensions inédites. Dans son roman Les Escaliers de
Chambord (1989), Pascal Quignard décrit ainsi l’étonnant effet de cet escalier : « […] les
deux montées conçues jadis par Léonard de Vinci autour du vide central, vertigineux
[…] superposaient leur révolution de telle sorte qu’on ne cessait de voir l’autre sans le
rencontrer jamais ».

➔➔ Réponses aux questions


1. La rampe de l’escalier et la forme hélicoïdale contribuent incontestablement à créer
une impression de mouvement, de dynamisme. Les marches et les rampes rappellent le
mouvement circulaire d’une vis. Vinci paraît s’inspirer de ses connaissances d’ingénieur
en hydraulique : l’escalier peut suggérer le mouvement d’une turbine.
2. Les éléments décoratifs de l’escalier et de ses alentours sont nombreux. On remarque,
notamment, des piliers imposants ornés d’épais pilastres couverts de chapiteaux ioniques
ou délicatement ouvragés. Les balustres, qui soutiennent la lisse, sont ornés de moulures
horizontales au milieu de leurs fûts renflés. On devine, sur la voûte à droite de l’escalier,
des caissons décorés. Enfin, de larges cheminées décorent les alentours. On a donc, en
plein cœur de ce donjon qui garde des aspects médiévaux, des éléments de décoration
raffinés qui soulignent le luxe, la richesse de cette résidence royale.
3. L’escalier attribué à Vinci s’affirme comme une démonstration de la puissance royale
de François Ier : par son volume, ses proportions, il reflète la force et le caractère impo-
sant du monarque. En même temps, l’ingéniosité de sa structure et l’élégance de son
dessin et de ses ornements soulignent l’attachement de François Ier aux arts et aux tech-
niques modernes venus de l’Italie renaissante, qu’il a lui-même découverte lors de la
conquête du Milanais (bataille de Marignan en 1515). Chef militaire et prince bâtisseur
et protecteur des arts, François Ier trouve en Chambord une demeure à son image. On
rappellera que la tour qui surmonte l’escalier est dominée par une gigantesque fleur
de lys sculptée, image de la puissance royale.

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Séquence 1
Une culture qui humanise l’homme
P a r co u r s d e l e c t u r e

« De l’institution des enfants »,


Essais (1580), une proposition
d’idéal pédagogique
B i b l i o g r a p h i e
– Alexandre Tarrête, Les Essais de Montaigne, Éd. Gallimard, coll. « Foliothèque », 2007.
– Marie-Luce Demonet, Michel de Montaigne, Les Essais, PUF, coll. « Études littéraires », 1985.
– Jean Starobinski, Montaigne en mouvement (1983), Éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1993.

Extrait 1
Une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine (pages 446-447)
➔➔ Objectif
Montrer que les humanistes sont novateurs en matière d’éducation.

➔➔ Présentation du texte 
Les deux premiers livres des Essais sont publiés en 1580 à Bordeaux. Un troisième livre
accompagne une version augmentée des deux premiers en 1588. La version définitive
de 1595 est posthume (Montaigne meurt en 1592). Le chapitre 26 du livre I consacré à
l’éducation des enfants est fondamental : il est l’un des plus développés par l’auteur. Ce
passage fait le portrait du précepteur idéal dont dépend toute l’éducation de l’enfant.

Pour préparer l’étude


a. Montaigne pense que le choix du précepteur d’un enfant est fondamental et qu’il
doit être motivé avant tout par l’intelligence et les qualités de pédagogue de celui-ci.
Ainsi, Montaigne utilise-t-il les arguments suivants : un simple puits de science qui ne
serait pas habile ne serait d’aucune utilité pour un enfant ; on doit mettre l’enfant en
activité et non considérer que son éducation est une simple répétition des apprentis-
sages qu’on lui aura imposés ; il faut que le précepteur descende au niveau de compré-
hension de son élève ; il faut individualiser les apprentissages ; l’élève doit éprouver, à
travers des situations différentes, un même enseignement pour l’ingérer et le maîtriser
complètement.
b. On trouve une métaphore filée par laquelle l’élève est comparé à un cheval et son
précepteur à celui qui le dirige. On trouve ainsi les termes « guide » (l. 14), « mettre celui-
ci sur la piste » (l. 23), « lui ouvrant le chemin » (l. 24), « Il est bon qu’il le fasse trotter »
(l. 30), « son allure » (l. 30), « le guider en restant à son pas » (l. 35-36).

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c. Ce chapitre des Essais a un destinataire précis : c’est ce que l’on comprend par la
première phrase grâce à l’usage du pronom personnel « vous », qui désigne Diane de
Foix, enceinte au moment où Montaigne écrit pour elle ce chapitre. Cependant, il prend
aussi une dimension générale, ainsi qu’en témoigne le début du deuxième paragraphe.
Le déterminant indéfini « un » devant « enfant de bonne famille » montre que Montaigne
étend la portée de son discours qui s’adresse bien à toutes les familles désireuses de
donner une bonne éducation à leurs enfants. L’usage fréquent du présent de vérité
générale dans le texte montre que Montaigne réfléchit au-delà de la situation particu-
lière de Diane de Foix (par exemple, « on ne cesse de crier à nos oreilles », l. 19).

Lecture analytique
Un modèle de précepteur
1. Les expressions qui permettent de définir le rôle du précepteur en tant que guide
des enfants sont les suivantes : « guide » (l. 14), « mettre celui-ci sur la piste » (l. 23),
« lui ouvrant le chemin » (l. 24), « Il est bon qu’il le fasse trotter » (l. 30), « le guider en
restant à son pas » (l. 35-36). Le précepteur a donc pour rôle, non pas d’imposer des
connaissances ou un enseignement, mais de tenir compte du rythme d’apprentissage
de l’enfant qu’il s’agit simplement d’orienter. La métaphore filée repérée en question
b contribue à mettre en place cet argument.
2. Montaigne n’attend pas du précepteur qu’il soit un puits de science. Il voudrait ainsi
que l’on choisisse pour l’enfant « un guide qui eût plutôt la tête bien faite que la tête
bien pleine » (l. 14-15). Il doit posséder une qualité essentielle, celle de l’intelligence :
« qu’on exige de lui ces deux qualités » (l. 15-16 ; c’est-à-dire à la fois la science et l’intel-
ligence avec une préférence pour l’intelligence), « mais plus encore la valeur morale et
l’intelligence que le savoir » (l. 16-17 ; il doit être doué de vertus et être intelligent).
Des méthodes nouvelles
3. Montaigne est désireux de voir l’éducation des enfants évoluer. Il souhaite ainsi
que le précepteur « se comporte dans l’exercice de sa charge d’une nouvelle manière »
(l. 17-18) et qu’il « change cela » (l. 21).
4. Montaigne accorde à l’enfant une place centrale où il serait actif. Contrairement
à l’habitude selon laquelle on demande aux enfants « de redire » les leçons que l’on
a « cri[ées] » à leurs oreilles (l. 19 à 21), les enfants ne doivent pas être de simples
auditeurs. Montaigne souhaite que le précepteur « écoute son élève parler à son tour »
(l. 26). L’élève, en effet, doit pouvoir « apprécier, choisir et discerner les choses de lui-
même » (l. 23-24).
5. Les méthodes nouvelles que Montaigne propose sont fondées sur la métaphore filée
du cheval dirigé par son guide. Le précepteur doit simplement conduire dans la bonne
direction, « ouvrant le chemin » (l. 24), mais l’élève doit aussi faire ses propres décou-
vertes. Le maître doit « parfois le lui laiss[er] ouvrir » (l. 24-25). C’est donc parfois en
retrait que le précepteur doit se placer afin que l’élève éprouve ses apprentissages par
lui-même : « L’autorité de ceux qui enseignent nuit généralement à ceux qui veulent
apprendre » (l. 28-29). D’autre part, le précepteur doit écouter son élève parler et
n’être pas le seul à dispenser le savoir. Il doit en outre s’adapter au niveau de l’élève
et « descendre pour s’adapter à ses possibilités » (l. 31-32). Montaigne est loin de consi-


dérer cette attitude comme une dégradation ; c’est au contraire « le propre d’une âme
élevée et forte que de savoir descendre au niveau de l’enfant » (l. 34-35). Il doit s’adapter
au rythme auquel l’enfant avance : la métaphore filée relevée en question b le montre.
Le maître doit enseigner « en restant [au] pas » de l’élève (l. 36). Le maître doit prendre
en compte les différences qui existent entre les enfants : dans un groupe, en effet, où
un même enseignement est dispensé, « il n’est pas étonnant [qu’il] s’en trouve deux
ou trois qui tirent quelque profit mérité de l’enseignement qu’ils ont reçu » (l. 40 à 42).
Enfin, le maître doit inviter son élève à réinvestir un même enseignement dans des
situations différentes afin que celui-ci appartienne complètement à l’enfant : « Qu’il
lui fasse reprendre de cents façons différentes ce qu’il vient d’apprendre, en l’adaptant
à autant de sujets différents, pour voir s’il l’a vraiment bien acquis et bien assimilé. »
(l. 46 à 49)
6. Montaigne s’inspire de modèles antiques. Il cite en effet Cicéron et donne en exemple
Socrate et Arcésilas (l. 26), connus pour faire « d’abord parler leurs élèves » (l. 27) avant
de parler à leur tour. À la fin du texte, Montaigne conseille au maître de régler « sa
progression selon les principes pédagogiques de Platon » (l. 49-50).

Vers le bac
La question sur le corpus
Entre les textes de Rabelais et de Montaigne, quelques différences peuvent être rele-
vées. La lettre de Gargantua à son fils Pantagruel propose un programme d’apprentis-
sage très ambitieux, emblématique du désir de toute une époque de faire du savoir l’un
des fondements de l’homme. Même s’il s’agit dans cette lettre d’un programme exces-
sif, ce texte montre combien la science est au cœur des préoccupations humanistes.
Montaigne montre, quant à lui, que le savoir n’est pas tout. Selon lui, « une tête bien
faite » vaut mieux qu’« une tête bien pleine ». Le savoir a donc une place secondaire
dans le mode d’éducation que propose Montaigne.
D’autre part, l’éducation de Gargantua par Ponocrates montre que l’enfant apprend à
chaque heure du jour, en toutes circonstances, mais que ses leçons lui sont imposées
sans qu’il soit actif. Ainsi, on lui fait la lecture, on lui explique des passages obscurs des
textes religieux et il récite les leçons qu’il a apprises la veille. Son raisonnement n’est
donc quasiment pas sollicité et il est souvent réduit à endosser le rôle d’auditeur. L’élève
de Montaigne prend, au contraire, une part très active dans son éducation : c’est lui
qui parle avant son précepteur et qui donne le rythme des apprentissages qu’il va faire.
Cependant, on retrouve chez les deux auteurs la même volonté de mettre au centre
l’enfant et son éducation.
Dans les deux cas, on trouve le désir d’éduquer les enfants avec de nouvelles méthodes :
pour Rabelais, ils s‘agit d’accorder au bien-être du corps et au jeu une place fondamen-
tale dans les apprentissages qui ne doivent pas être que livresques ; pour Montaigne,
il s’agit d’écouter l’enfant et de s’adapter à son niveau. Chez les deux humanistes, on
retrouve l’attachement à l’expérience : Gargantua reçoit des enseignements à partir
de sa vie quotidienne (ce qu’il mange, l’observation du ciel chaque jour) ; l’élève de
Montaigne doit « reprendre de cents façons différentes ce qu’il vient d’apprendre » et
confronter ainsi les enseignements reçus à diverses expériences.


Histoire des Arts
Un hommage aux grandes figures de la pensée (page 448)
➔➔ Réponses aux questions
1. La maîtrise de la perspective par Raphaël est visible par la composition de la fresque.
Le point de fuite, en plein cœur de l’œuvre, permet de placer au centre Platon et
Aristote, autour desquels s’organise tout l’espace. Les lignes verticales scandées par la
courbe des voûtes permettent de créer un effet de profondeur. La proportion de chaque
élément architectural est fonction de son éloignement. Le dallage que l’on observe au
premier plan est encore un moyen de montrer la maîtrise de la perspective par Raphaël.
2. Le décor, architectural rappelle à la fois l’inspiration antique et les goûts de la
Renaissance. Les statues situées dans des niches de part et d’autre de la voûte, le drapé
des vêtements des personnages, les courbes sont inspirés de l’esprit antique. Les goûts
de la Renaissance sont visibles par le dallage de premier plan ou encore par les voûtes
à caisson richement ornées.
3. Les personnages sont, pour beaucoup, occupés à lire ou à écrire. Ils sont organisés par
groupes dans lesquels semblent se tenir des conversations : les personnages échangent
donc des idées. Cette fresque met en valeur la vie intellectuelle et les échanges qu’elle
permet entre des personnages emblématiques du savoir, mais qui n’ont pas vécu en
même temps.
4. Tandis que le personnage de gauche, Platon, montre le ciel par un bras levé, Aristote,
placé à côté, montre la terre. Platon représente ainsi le monde des idées, tourné vers le
haut. Aristote symbolise, quant à lui, l’attachement à l’univers des sciences naturelles qui
partent de l’observation concrète du monde. Avec ces deux penseurs, les deux dimensions
du savoir sont donc représentées.
5. Diogène de Sinope, philosophe grec du ve et ive siècles avant J.-C., représente l’école
cynique et il est connu pour avoir vécu dans le plus grand dénuement, proche de la nature,
se contentant d’une jarre pour dormir. Il est représenté par Raphaël dans une attitude désin-
volte qui serait le reflet de la réputation que l’on attribue à Diogène.
Héraclite d’Éphèse, philosophe grec du vie siècle avant J.-C, est caractérisé par son humeur
mélancolique, voire sa misanthropie. Ici, il est représenté à l’écart des autres, le visage
penché sur la main dans une attitude méditative et de repli sur soi. Il incarnerait ainsi un
adage qu’il aurait défendu : « Connais-toi toi-même. »
6. Cette fresque est emblématique du mouvement de pensée humaniste. En effet,
elle permet de mettre en valeur les plus grands penseurs de l’Antiquité qui, réunis
dans cette œuvre, incarnent la grande activité intellectuelle qui fait l’admiration des
humanistes. Regroupés dans un décor, mi-antique, mi-Renaissance, les Anciens commu-
niquent leur mode de pensée et leur idéal aux hommes du xvie siècle.

Extrait 2
Apprendre en observant le monde (pages 449-451)
➔➔ Objectif
Montrer que le savoir vient aussi de l’expérience du monde.

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➔➔ Présentation du texte
Voir présentation de l’extrait 1.

Pour préparer l’étude


a. Montaigne pense qu’il faut sortir des livres pour compléter l’éducation d’un enfant :
l’observation du monde doit être riche par sa concrétude.
b. Montaigne fait appel à deux arguments d’autorité. Il évoque, d’une part, Socrate, qui
disait venir du monde et non simplement d’Athènes (l. 4-5) et, d’autre part, Pythagore,
qui compare la vie aux « Jeux Olympiques » (l. 46-47).
c. Le raisonnement par analogie est très fréquemment utilisé dans ce texte : Montaigne
signale, à partir de la ligne 9, la réaction du curé de son village quand les vignes gèlent,
mais cette analogie ne sert qu’à illustrer le principe général selon lequel « nous […] ne
regardons que le bout de nos pieds » (l. 8-9). Une autre comparaison est faite avec la
situation de la France où sévissent les guerres de Religion (l. 13 et suivantes). Montaigne
utilise, en outre, une analogie avec les événements politiques (l. 34 et suivantes).

Lecture analytique
Relativiser son jugement
1. Le pronom « nous » désigne les hommes de façon générale. Le défaut que Montaigne
leur associe est leur incapacité à relativiser leur jugement faute de voir assez loin.
2. Le philosophe Socrate est cité en exemple parce qu’il sait agir précisément à l’in-
verse des autres hommes. Alors que ces derniers restent repliés sur eux-mêmes et ne
connaissent du monde que leur univers restreint, Socrate affirme qu’il appartient « au
monde » et non pas seulement à Athènes. Il montre ainsi combien il est ouvert puisqu’il
ne considère pas qu’Athènes puisse résumer à elle seule le reste du monde.
3. Voici les mots ou expressions qui appartiennent au champ lexical de la vue : « éclai-
rage » (l. 1), « vue » (l. 3 et 41), « regardons » (l. 8), « voir » (l. 15, 18 et 29), « image »
(l. 22), « voit » (l. 24 et 30), « miroir » (l. 28), « regarder » (l. 29 et 50-51), « sans plisser les
yeux » (l. 42) et « spectateurs » (l. 51).
Voici les mots ou expressions qui appartiennent au champ lexical du jugement :
« compréhension » (l. 2), « tire argument » (l. 10), « penser » (l. 11), « je m’étonne » (l. 18),
« s’imagine » (l. 19), « se représente » (l. 21), « de jugements, d’opinions » (l. 30-31),
« juger » (l. 32 et 52), « jugement » (l. 32) et « raisonnements » (l. 53).
Montaigne signale dans son texte que le jugement des hommes dépend de la vision
qu’ils ont : il préconise donc d’étendre la vue que l’on peut avoir du monde afin de ne
pas limiter son jugement.
Une voie d’apprentissage originale
4. La figure de style utilisée est la métaphore : Montaigne compare le monde à un livre
dans lequel l’enfant doit apprendre. Sa proposition est originale dans la mesure où,
selon lui, le savoir ne se trouve pas que dans la théorie. Étudier, c’est aussi sortir du
savoir purement livresque pour se confronter concrètement à une expérience du monde.
5. Montaigne place les exemples au cœur de l’enseignement de l’enfant car ils servent
de fondement aux raisonnements philosophiques (l. 53-54). Ces « exemples » sont appor-
tés par la « fréquentation du monde » (l. 1) et permettent d’avoir connaissance de « tant


de caractères, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes » (l. 30-31)
ou encore de « [t]ant de bouleversements politiques et de changements dans le destin
commun » (l. 34-35). Cette connaissance concrète « nous apprend à juger sainement »
(l. 31-32) de nos propres lois et coutumes. On pourra montrer aux élèves que cette thèse
n’est pas que théorique pour Montaigne : son chapitre consacré aux cannibales montre
précisément la capacité de l’auteur à s’ouvrir à d’autres habitudes pour mieux réfléchir
à celles de sa société (voir texte pp. 470-471).
Un écolier philosophe
6. L’adage « Connais-toi toi-même », qui fonde la pensée des philosophes depuis l’Anti-
quité, semble au cœur des préoccupations de Montaigne. En effet, ces observations
doivent conduire l’élève à « savoir reconnaître son imperfection et sa faiblesse naturelle »
(l. 33-34). Après avoir été confronté à divers exemples et après les avoir éprouvés aux
raisonnements philosophiques, l’élève qui aura suivi une éducation telle que Montaigne
la défend apprendra « à se connaître et à savoir vivre et mourir comme il faut » (l. 67-68).
7. L’accomplissement de cet adage passe par la connaissance des autres puisque ce sont
les autres qui apporteront les exemples sur lesquels fonder un jugement personnel :
« on pourra faire correspondre à ces exemples les raisonnements les plus profitables de
la philosophie » (l. 53-54).
8. Montaigne veut mener l’enfant vers une forme de sagesse. Il considère en effet qu’il
doit être mené vers la philosophie qui est « la pierre de touche des actions humaines »
(l. 54-55). On pourra rappeler aux élèves que le mot « philosophie » signifie « amour de
la sagesse ». D’autre part, Montaigne souhaite voir l’enfant apprendre à se connaître
lui-même afin de « savoir vivre et mourir comme il faut » (l. 67-68). À la fin du texte,
Montaigne défend l’enseignement de la matière « qui nous faits libres », à savoir la
philosophie.

Vers le bac
L’oral
Les humanistes qui proposent une réflexion sur l’éducation sont novateurs, mais ils
n’ont pas exactement la même vision de la façon d’apprendre.
Si Montaigne considère que « savoir par cœur n’est pas savoir », Rabelais semble ne pas
avoir le même point de vue. En effet, l’éducation de Gargantua passe par des leçons
qu’on lui « répèt[e] » et « lui-même les récit[e] par cœur » (p. 441, l. 33-34). D’autre
part, Pantagruel est soumis à un programme d’apprentissage qui vise l’exhaustivité
des savoirs, quitte à ce qu’il consiste en l’assimilation de listes complètes de nomencla-
tures, comme cela semble être le cas lorsque Gargantua demande à son fils de connaître
« tous les oiseaux de l’air ; tous les arbres, arbustes et fruitiers des forêts, toutes les
herbes de la terre » (p. 438, l. 36 à 38).
Montaigne semble aller à l’encontre de cette vision de l’éducation. Il propose en effet
que ce soit l’enfant qui trouve par lui-même ce qu’il y a à apprendre (p. 446, l. 23-24) et
que le précepteur ne soit pas celui qui « cri[e] » les leçons aux oreilles de l’enfant, mais
bien celui qui le met en activité et qui l’écoute avant de parler.
Par ailleurs, les deux auteurs s’accordent sur l’importance de l’expérience. Même si
les leçons de Gargantua passent par un apprentissage par cœur de certaines données,


il doit lui-même tirer des leçons « quelques conclusions pratiques sur la condition
humaine » (p. 441, l. 34-35). En ce sens, pour Rabelais aussi, « savoir par cœur n’est pas
savoir », d’autant qu’il montre que Gargantua apprend à partir d’observations issues
de son quotidien. Quant à l’élève de Montaigne, il doit forger ses propres jugements à
partir de l’observation du monde, des « lois » et des « coutumes » (l. 31 de ce texte), et
des événements politiques qui l’entourent.
Enfin, on pourra signaler que les apprentissages prônés par Montaigne cherchent plus
à fonder un comportement, une vertu, qu’à former un amas de connaissances dans
l’esprit des enfants : apprendre par cœur ne serait donc d’aucun recours puisque la
philosophie, matière à enseigner prioritairement aux enfants, trouve une manière
concrète de s’appliquer dans les actions des hommes.

Extrait 3
Philosopher dès l’enfance (pages 451-453)
➔➔ Objectif
Montrer que Montaigne conçoit l’enseignement avec un certain pragmatisme.

➔➔ Présentation du texte
Voir présentation de l’extrait 1.

Pour préparer l’étude


a. L’étude de la philosophie est généralement considérée comme difficile : dans notre
société, son apprentissage ne concerne que les élèves de terminale, qui ont presque
atteint l’âge adulte. Les philosophes ont la réputation d’être complexes et difficiles à
lire. Montaigne adopte donc une position originale puisqu’il prétend que la philosophie
doit faire partie des premiers enseignements qu’un enfant peut recevoir, avant même
de savoir lire ou écrire (l. 19-20) et que les sujets philosophiques « sont plus faciles à
comprendre qu’un conte de Boccace » (l. 17-18).
b. Le présent employé dans ce texte a une valeur générale, par exemple dans la proposi-
tion suivante : « un enfant en est capable » (l. 18-19). Ce présent de vérité générale permet
à Montaigne de sortir du cas particulier de l’enfant de Diane de Foix pour qui il écrit ce
chapitre des Essais : tous les enfants sont donc concernés par les idées de Montaigne.

Lecture analytique
La mise en valeur de la jeunesse
1. Montaigne place la jeunesse et la vieillesse à égalité. Il use ainsi d’antithèses pour
associer les deux âges opposés de la vie dans les expressions suivantes : « l’enfance, tout
autant que les autres âges » (l. 2), « la philosophie traite du premier âge des hommes
aussi bien que de leur décrépitude » (l. 20-21). Jeunesse et vieillesse sont également
associées dans les citations que Montaigne choisit de faire dans son texte, dans celle
de Perse, « jeunes gens et vieillards » (l. 33) et dans celle d’Épicure : « Que le plus jeune
ne se refuse à philosopher et que le plus vieux ne s’en lasse » (l. 36-37). Cette idée, selon
laquelle la jeunesse a autant besoin de la philosophie que la vieillesse, est originale,


surtout pour le xvie siècle, où l’on considère encore que la jeunesse et l’enfance, tout
particulièrement, sont liées au manque de raisonnement. D’autre part, la vieillesse est
naturellement vue comme le moment où l’on atteint une certaine forme de sagesse
grâce à l’expérience de la vie : c’est bien un moyen d’entrer plus avant dans la philo-
sophie au sens étymologique du terme. Enfin, la réputation de la philosophie en tant
que discipline difficile à aborder l’exclut en général de la formation des plus jeunes.
Montaigne propose donc bien un raisonnement original.
2. Pour Montaigne, la philosophie est facile à apprendre. En effet, il considère que
les sujets philosophiques « sont plus faciles à comprendre qu’un conte de Boccace »
(l. 17-18) et qu’un enfant tout juste sevré, « dès qu’il a quitté sa nourrice » (l. 19), est
plus apte à philosopher qu’à apprendre la lecture et l’écriture.
Il pense aussi que la philosophie est familière puisqu’elle traite de « sujets simples »
(l. 16) mais très utiles dans la mesure où cette discipline agit à l’inverse « des subtilités
épineuses de la dialectique qui sont sans effet sur notre vie » (l. 15-16). C’est donc pour
son pragmatisme que Montaigne affectionne la philosophie et qu’il prône son appren-
tissage dès le plus jeune âge.
3. La philosophie est utile dans l’exercice de la vie courante. Montaigne donne l’exemple
de la tempérance (l. 8) qui doit être apprise au plus jeune âge et non pas seulement
quand on atteint la vieillesse. Pour démontrer l’utilité d’apprendre jeune la philosophie,
Montaigne énonce un paradoxe : « On nous apprend à vivre quand la vie est passée »
(l. 6). L’auteur rappelle ainsi que les jeunes sont ceux qui ont le plus besoin d’apprendre
la philosophie dans la mesure où ils en ont besoin pour aborder leur propre vie.
Un point de vue original
4. Le pronom « on » (l. 6) a un sens général (on pourra, à ce propos, rappeler aux élèves
qu’il s’agit d’un pronom faussement personnel puisqu’il vient du mot « homme » : la
présence du déterminant « l’ » placé parfois devant « on » rappelle sa nature nominale).
Montaigne n’est pas en accord avec ce « on ». Pour lui, la philosophie doit s’enseigner
dès le plus jeune âge : le paradoxe de la ligne 6 et l’exemple des étudiants atteints de
vérole soulignent l’ironie avec laquelle Montaigne considère cette déplorable habitude.
5. Montaigne développe le champ lexical de l’inutilité à travers les mots ou expressions
suivants : « ergoteurs » (l. 10-11), « tristement inutiles » (l. 11), « choses superflues »
(l. 14-15), « subtilités épineuses » (l. 15), « sans effet sur notre vie » (l. 16). Ce champ
lexical permet de mettre en valeur la philosophie car elle est douée de sens pratique,
tandis que les matières constituant habituellement la formation des jeunes sont dépré-
ciées pour leur manque de pragmatisme.
6. Montaigne démontre l’utilité de la philosophie en se servant d’un argument d’auto-
rité : il recourt en effet à l’exemple d’Aristote qui a été le précepteur d’Alexandre le
Grand. Montaigne insiste sur les valeurs qu’Alexandre a pu apprendre auprès de son
maître, comme « la vaillance, la bravoure, la magnanimité, la modération » (l. 25-26),
armes qui lui ont permis de « soumettre le monde » (l. 27-28), bien plus que les « syllo-
gismes, ou les principes de la géométrie » (l. 23-24). Sans nier l’intérêt de ces matières,
(Montaigne rappelle qu’Alexandre le Grand « louait leur excellence et leur noblesse »,
l. 30), l’auteur souligne combien la philosophie a aidé au succès de cet « éminent élève »
(l. 23).


Apprendre de façon plaisante
7. On trouve, à la fin du passage, le champ lexical de la contrainte : « emprisonne »
(l. 40), « on le livre » (l. 40), « soumettant à la torture et au travail » (l. 42-43) et « porte-
faix » (l. 44). Ce champ lexical permet de dénoncer les méthodes d’enseignement que
Montaigne souhaiterait révolutionner.
8. On trouve, dans l’avant-dernier paragraphe, l’anaphore « je ne veux pas » (l. 39-40,
40, 42, 44). Elle souligne l’indignation de Montaigne qui marque, par cette négation
répétée, son opposition à la façon dont les enfants sont éduqués à son époque.
9. Dans le dernier paragraphe, on peut relever une accumulation : « une chambre, un
jardin, une table, un lit » ainsi que deux antithèses : « la solitude et la compagnie » et
« le matin et le soir ». Ces deux figures de style permettent d’exposer le programme de
Montaigne pour l’éducation des enfants en soulignant qu’elle doit se faire dans la plus
grande des variétés, « à toute heure, en tout lieu », au bon plaisir de l’enfant. Cette
méthode s’oppose ainsi à la contrainte exercée habituellement sur lui.

Vers le bac
Le commentaire
En consacrant son chapitre le plus long de ses Essais au problème de « l’institution des
enfants », Montaigne montre combien la formation intellectuelle de la jeunesse est au
cœur des préoccupations humanistes.
Avant lui, Rabelais a déjà proposé une vision neuve de l’éducation à travers Pantagruel
et Gargantua, mais Montaigne prolonge la réflexion dans le chapitre 26 du premier
livre de son œuvre. Ce chapitre est écrit à l’occasion de la grossesse de Diane de Foix
à qui Montaigne donne des conseils pour l’éducation de son futur enfant. Très vite,
cependant, les propos de l’auteur dépassent le cas particulier de son dédicataire pour
embrasser un raisonnement plus large.
Après avoir prôné le choix d’un précepteur intelligent qui sache écouter l’enfant et
après avoir mis l’observation du monde au centre de la formation des jeunes esprits,
Montaigne montre une nouvelle fois son originalité en affirmant, dans cet extrait, que
les enfants doivent apprendre la philosophie dès le plus jeune âge. Il s’agira ainsi de
montrer dans quelle mesure Montaigne parvient à présenter la philosophie comme
une discipline pragmatique, supérieure en cela aux autres disciplines qui ne relèvent
que de la théorie.

Extrait 4
Une proposition d’idéal pédagogique (pages 453-454)
➔➔ Objectif
Montrer que ce chapitre reflète la façon dont Montaigne procède dans son œuvre :
son expérience personnelle se mêle à des réflexions théoriques pour aboutir au texte
original que sont les Essais.

➔➔ Présentation du texte
Voir présentation de l’extrait 1.


➔➔ Réponses aux questions
Travail en autonomie
1. On peut relever, dans le premier paragraphe de cet extrait, une métaphore filée
qui assimile l’étude des langues anciennes à une marchandise que l’on achète. En
témoignent les expressions suivantes : « on l’achète », « trop cher », « l’acquérir », « à
moindres frais » (l. 3 à 5). Cette métaphore permet à Montaigne de montrer combien
l’apprentissage de ces langues peut représenter d’efforts.
2. Le père de Montaigne était lui-même un humaniste. En effet, il était attaché aux
savoirs : il appartenait à la catégorie des « gens savants et intelligents » (l. 8). D’autre
part, il s’est intéressé de près aux questions de l’éducation des enfants, thème déjà
traité par Rabelais. Aussi a-t-il réfléchi à « une excellente méthode d’éducation » (l. 8-9) à
laquelle il a consacré « toutes les recherches qu’un homme peut faire » (l. 7). Montaigne
montre son admiration pour son père en mettant en avant l’originalité de l’éducation
qu’il a conçue. L’auteur souligne ainsi que la méthode selon laquelle il a été éduqué
a été « trouvée par [s]on père » (l. 15) et que celui-ci a tout mis en œuvre pour la faire
appliquer au mieux puisqu’il « avait fait venir exprès pour cela » un précepteur allemand
qui ne parlait que latin et qu’il « le payait fort bien » (l. 20).
3. Quelques expressions mélioratives sont utilisées pour évoquer les méthodes d’ap-
prentissage du latin imaginées par le père de Montaigne : le « bénéfice […] extraordi-
naire » (l. 28), « latin aussi pur que celui de mon maître » (l. 39-40). Les idées de Pierre
Eyquem sont d’autant plus mises en valeur qu’elles ont eu un impact positif sur « tout
le monde » (l. 28), y compris sur les « domestiques » (l. 31) et « les villages alentour »
(l. 33-34). Les méthodes utilisées pour apprendre le latin, pourtant réputé difficile, ont
donc été si efficaces que tout l’entourage plus ou moins immédiat de l’auteur a su en
profiter.
4. L’adverbe « sans » apparaît de très nombreuses fois : cinq fois aux lignes 38-39 et
encore trois fois entre les lignes 52 et 55. Cette récurrence souligne l’efficacité de la
méthode à laquelle l’auteur a été soumis tout en mettant en valeur les contraintes
auxquelles l’apprentissage des langues anciennes est associé.
5. L’efficacité des méthodes d’apprentissage est liée à l’absence de contraintes marquée
avant tout par l’usage de l’adverbe « sans » et par le vocabulaire de la torture dont
Montaigne sous-entend qu’elle est utilisée habituellement pour enseigner les langues
anciennes. On trouve ainsi « fouet » et « larmes » (l. 39), « forcer ma volonté » (l. 52),
« rigueur » et « contrainte » (l. 54). Montaigne utilise au contraire des termes mélioratifs
pour évoquer les méthodes employées : « en suivant mes désirs », « élever mon âme en
toute liberté », « avec la plus grande douceur » (l. 52-54). Enfin, l’auteur signale qu’il
n’a eu besoin ni de « méthode », ni de « livre », de « grammaire » ou de « règles » pour
apprendre le latin (l. 38-39). En faisant du latin une langue maternelle, Pierre Eyquem
semble avoir évité à son fils les souffrances du latin et avoir atteint son objectif dans la
mesure où Montaigne a appris « un latin aussi pur que celui de [s]on maître » (l. 39-40).
6. Pour apprendre le grec, Montaigne a pu tester des méthodes ludiques comme on
peut le remarquer grâce à l’expression « exercices sous forme de jeux » (l. 48). L’auteur
compare par ailleurs l’apprentissage des déclinaisons à un jeu de « balles » (l. 48-49).


Enfin, il fait un rapprochement entre sa façon d’apprendre et « certains jeux de tables »
(l. 50) qui permettent d’acquérir l’arithmétique et la géométrie.

Proposition de plan
Problématique : dans quelle mesure Montaigne vante-t-il l’expérience dont il a été lui-
même l’objet ?
I. Un problème d’éducation épineux
A. Les langues anciennes sont essentielles, mais difficiles.
B. Pierre Eyquem : un humaniste aux idées novatrices
C. Le latin conçu comme une langue maternelle : un bénéfice pour tous
II. Apprendre sans contraintes ?
A. Les méthodes d’apprentissage peuvent être comparées habituellement à de la torture.
B. Les méthodes testées par Montaigne prônent la liberté et le jeu.
C. Deux expériences qui font réfléchir : Montaigne a su maîtriser un latin très « pur », mais
il n’a pas su apprendre le grec.


Séquence 2
L’humanisme : l’homme du xvie siècle face aux bouleversements de son temps
Corpus de textes A

De la critique de la religion  
aux guerres de Religion
Texte 1
La satire du monde monacal (pages 456-457)
François Rabelais, Gargantua (1534)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Étudier la façon dont Rabelais se moque de son propre univers.

➔➔ Présentation du texte
Le titre complet de l’ouvrage est La Vie très horrifique du grand Gargantua. Le roman est
publié dans sa version définitive en 1542 après avoir subi de nombreuses modifications
depuis sa première publication à Lyon en 1534.
Rabelais a notamment expurgé son livre de certaines railleries contre les théologiens de
la Sorbonne. Bien que parue deux ans après Pantagruel, l’œuvre propose un retour en
arrière et non une suite du premier ouvrage : c’est l’histoire du père de Pantagruel qui
est racontée. Gargantua se nourrit de légendes populaires, mais aussi de l’actualité. Les
guerres picrocholines en sont un exemple.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Rabelais a été moine : le milieu monacal lui est donc particulièrement bien connu.
Or, il fait l’objet de ses moqueries dans ce texte. D’autre part, on sait aussi que l’auteur
s’intéresse à la médecine, qu’il pratique avec succès (il approfondit ses connaissances
par des dissections, pourtant interdites). La présence des termes qui désignent avec
précision les différentes parties du corps montre que Rabelais est savant en ce domaine
(on pensera, notamment, au terme « suture lambdoïde » (l. 44) qui nécessite, pour être
employé, d’être un initié).
b. Rabelais affectionne les jeux que l’on peut pratiquer avec la langue : c’est l’un des
procédés qu’il utilise pour rendre ses textes comiques. On trouve dans ce texte un néolo-
gisme avec l’invention du verbe « moiner » (l. 6). D’autre part, il fait un jeu de mots par
paronomase en associant l’expression « service divin » à l’expression « service du vin »
(l. 21-22). Ces jeux permettent de faire la critique des moines.


Lecture analytique
Le portrait d’un religieux peu orthodoxe
1. Le portrait de Frère Jean des Entommeures n’est pas conforme à celui que l’on atten-
drait d’un moine. En effet, le premier paragraphe du passage présente une série d’ad-
jectifs qui conviennent peu à la description d’un moine. On trouve ainsi des adjectifs
caractérisant les qualités physiques de Frère Jean (l. 2-3) parmi lesquels certains seraient
plus adaptés au portrait d’un chevalier ou d’un combattant : « vigoureux, gaillard […]
hardi ». On constate aussi que les adjectifs « beau/bel » (l. 4) sont utilisés de façon
ironique et qu’ils ne sont pas mélioratifs dans le contexte dans lequel ils sont employés.
Il s’agit en effet de qualifier des expressions (« débiteur de prières » et « expéditeur de
messes ») qui montrent d’ores et déjà le détachement de Frère Jean pour sa fonction.
2. La comparaison établie au dernier paragraphe entre « l’ermite Maugis » et « le moine
face aux ennemis » participe du comique dans le texte. En effet, les missions de l’ermite
et de Frère Jean sont mises sur le même plan, mais le lecteur restera sensible à la diffé-
rence qu’il y a entre les croisades, motivées par une ferveur religieuse certaine et celle
de Frère Jean, qui veut simplement s’assurer de la production de vin de l’abbaye.
3. Frère Jean apparaît comme un provocateur. Il est avant tout celui qui ose « troubler
[…] le service divin » (l. 20-21) et qui se moque de la façon dont les moines chantent. En
proposant plutôt une chanson qui vante les vendanges et le vin (l. 14), il se montre imper-
tinent et anticonformiste. D’autre part, Frère Jean se permet de jurer à de nombreuses
reprises. On relèvera, par exemple, « Ventre Saint-Jacques ! » (l. 17) ou encore « cordieu »
(l. 16). Frère Jean déclare aussi se « donne[r] au diable » (l. 15) si l’abbaye ne se fait piller.
Enfin, la prière adressée à Dieu par Frère Jean est déplacée puisqu’il lui demande du vin :
« Seigneur Dieu, donne-moi à boire ! » (l. 18).
Une vision satirique du monde monacal
4. Les moines chantent de façon mécanique sans prononcer correctement les mots
latins. On n’a plus de la phrase initiale que quelques syllabes, parfois réduites à des
voyelles. On peut supposer soit que les moines s’endorment en ânonnant leur chanson,
soit qu’ils ne connaissent pas les mots latins qu’ils doivent prononcer. Peut-être s’agit-il
des deux hypothèses réunies. Devant les moines, Frère Jean se moque donc en ironi-
sant : « c’est bien chié chanté » (l. 13). Tout cela permet de faire une critique des moines
qui perdent de leur prestige par la façon dont l’office religieux se déroule puisqu’ils n’y
manifestent aucun sérieux.
5. Les moines rendent la phrase latine inaudible en la réduisant à quelques syllabes :
peut-être ne comprennent-ils pas ce qu’ils ânonnent. Leur façon de prononcer montre
en tout cas une certaine indifférence pour ce qu’ils font. La situation est particulière-
ment comique puisque les moines chantent une phrase qui signifie « ne craignez pas
l’assaut des ennemis ». Or, ils sont précisément confrontés à un assaut et ne comptent
pas affronter les ennemis qui ont envahi l’enclos de vigne.
6. Le prieur est ridicule dans cet extrait. En effet, alors qu’il défend le « service divin » qu’il
ne veut pas voir troubler, il ne s’implique pas plus que les autres moines dans le chant
mutilé qu’ils offrent. Le portrait du prieur par Jean des Entommeures peut s’étendre à
l’ensemble des moines. Ainsi, celui-ci interpelle le prieur en l’accusant d’aimer boire du
vin. Frère Jean utilise le présent de vérité générale afin de faire du prieur un homme


comme les autres ; d’autre part, le prieur doit se sentir impliqué par le discours de Frère
Jean qui parle de l’ « homme de bien » et de « l’honnête homme » (l. 24-25).
Une chanson de geste revisitée
7. Le bâton de la croix et le froc du moine sont détournés de leur usage habituel. En
devenant des accessoires qui permettent à Frère Jean d’aller au combat, ils sont le
moyen par lequel Rabelais se moque du monde monacal.
8. À partir de la ligne 32, la figure de style privilégiée est l’hyperbole. Cette figure
de l’exagération se trouve dans les exemples suivants : « il les renversait comme des
porcs, frappant à tort et à travers selon l’ancienne escrime », « Aux uns il écrabouillait la
cervelle, aux autres il rompait bras et jambes […], émiettait les tibias ». L’usage de l’hy-
perbole est caractéristique du registre épique : ce récit de combat mené par un moine
métamorphosé en féroce soldat rappelle donc les combats narrés dans les épopées ou
les chansons de geste. Cependant, ce combat n’est pas à prendre au sérieux : on relèvera
une intention parodique dans le texte de Rabelais.
9. Rabelais joue volontiers avec le langage : entre les lignes 38 et 46, on peut relever
l’usage de nombreuses accumulations. Les termes qui désignent le corps humain
rappellent que Rabelais a une parfaite connaissance de celui-ci et qu’il s’en amuse.
L’effet comique est intensifié par le lien fait avec la boucherie grâce à deux comparai-
sons : « il les renversait comme des porcs » (l. 34) et « l’éreintait comme un chien » (l. 42).
10. Une comparaison de Frère Jean avec « l’ermite Maugis, avec son bourdon » occupe
tout le dernier paragraphe. Cette comparaison permet bien d’orienter la lecture du
texte : il s’agit pour Rabelais de faire de ce texte sur le monde monacal une parodie des
récits épiques. L’effet obtenu est une satire de l’univers des moines.

Vers le bac
La dissertation
Avec sa série de romans consacrés à ses personnages de géants, Rabelais reste fidèle au
principe antique qui consiste à allier l’art de plaire à celui d’instruire (placere et docere).
Ainsi, avec le chapitre XXV de Gargantua, l’auteur brosse avec humour un portrait sati-
rique du monde monacal. Les moines du roman sont confrontés à une guerre dont la
cause est absurde puisqu’il s’agit avant tout d’une querelle née d’un vol de fouaces. La
guerre qui oppose Grandgousier à Picrochole sévit ainsi entre deux voisins, à la manière
des guerres de Religion qui dévastent l’Europe du xvie siècle. Gargantua permet bien de
montrer une réalité déplaisante, les guerres de Religion et l’inconséquence du monde
monacal, sous un jour agréable. La distanciation que l’humour permet d’opérer est un
moyen efficace de dénoncer les événements vécus par les Européens.

Texte complémentaire
La déraison des prêtres (pages 458-459)
Érasme, Éloge de la folie (1511)

➔➔ Objectif
Montrer que la pensée humaniste permet de porter un regard éclairé sur la société :
bien que prêtre catholique, Érasme remet en cause le clergé.

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➔➔ Présentation du texte
Éloge de la folie, publié en 1511, est inspiré de l’œuvre satirique du Grec Lucien (v. 125-
v. 192). En donnant la parole à la folie, Érasme démontre que c’est bien elle qui régit
le monde.

➔➔ Réponses aux questions


1. Érasme dénonce la cupidité des membres du clergé qui se battent « pour défendre
la juste cause de leurs dîmes » (l. 4-5). Ainsi, cette passion les détourne de leurs devoirs
religieux oubliant « les services qu’en échange ils doivent rendre au peuple » (l. 9).
D’autre part, les membres du clergé exercent sur le peuple une pression malhonnête
fondée sur la peur : « ils ont la vue perçante pour dénicher dans quelque manuscrit
poussiéreux le passage capable de faire peur au menu peuple » (l. 5-6). Enfin, l’attrait
pour l’argent souligne que les hommes d’église oublient les vœux qu’ils prononcent
en se faisant religieux : loin « d’être affranchi[s] de tous les désirs de ce monde », les
membres du clergé apparaissent comme des êtres motivés par l’appât du gain.
2. Les obligations des prêtres et des laïcs sont rappelées par l’usage du verbe « devoir »
à la ligne 9 (« ils doivent rendre au peuple ») et par le mot « devoir » à la ligne 10 (« a
pour devoir d’être affranchi »). On trouve aussi le terme « obligations » (l. 13). Ainsi,
les membres du clergé sont tenus de rendre des « services » au peuple, de respecter
leur « devoir d’être affranchi[s] de tous les désirs de ce monde ». Enfin, ils doivent
comprendre les prières qu’ils récitent.
3. La Folie évoque l’attitude des membres du clergé de façon ironique. Elle utilise ainsi
une antiphrase, « ces exquis personnages » (l. 12), pour les désigner ; elle choisit des
termes péjoratifs pour décrire la façon dont ils prient, « ils ont marmonné vaille que
vaille leurs petites prières » (l. 13-14). D’autre part, elle invoque un dieu des religions
polythéistes de l’Antiquité, Hercule, pour se moquer de l’attitude des membres du
clergé par la dégradation des prières qu’ils adressent.
4. On peut relever dans le deuxième paragraphe des termes hiérarchiques : « princes »
(l. 22), « ministre(s) » (l. 22 et 23), « sous-fifre » (l. 23). Ces termes donnent l’impression
qu’il existe toujours un subalterne à qui confier les tâches, en l’occurrence celle de faire
preuve de piété et d’assumer les devoirs des religieux auprès du peuple. Ces termes
rappellent ainsi le pouvoir que les religieux se donnent et leur capacité à échapper à
leurs propres responsabilités.

Texte 2
Les mœurs des gens d’Église tournées en dérision (pages 459-460)
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron (1559)

➔➔ Objectif
Montrer que la satire passe par le pouvoir de plaire (« placere »).

➔➔ Présentation du texte
L’œuvre de Marguerite de Navarre, dite aussi Marguerite de Valois ou d’Angoulême, est
inachevée. Elle est composée de soixante-douze contes et nouvelles. La première édition


paraît à titre posthume en 1558 sous le titre Histoire des amants fortunés. Mais cette
édition, incomplète et désordonnée, est remaniée à la demande de Jeanne d’Albret,
héritière de la reine de Navarre. Claude Gruget réalise donc une édition plus complète,
intitulée Heptaméron des nouvelles de la reine de Navarre, en 1559. L’idée de réali-
ser cet ensemble de récits est peut-être venue à Marguerite de Navarre au début des
années 1540 lorsqu’elle incite l’humaniste Antoine Le Maçon à traduire le Décaméron
de Boccace. L’influence de l’Italien est de toute façon incontestable. La reine trouve
aussi son inspiration dans les fabliaux médiévaux et dans les Cent nouvelles Nouvelles
(anonyme, xve siècle).

➔➔ Réponses aux questions


Travail en autonomie
1. Le fabliau est un genre narratif propre au Moyen Âge. Il est composé en octosyllabes
et conte des aventures le plus souvent puisées dans la tradition orale et qui privilégient
le style bas. Ce genre non animalier aime à prendre pour héros des gens d’Église ou du
peuple. Le fabliau peut comporter une morale, mais il est avant tout conçu pour faire
rire. C’est un genre précurseur de la nouvelle.
Le texte de Marguerite de Navarre semble relever du genre du fabliau. En effet, les
personnages principaux de ce récit court appartiennent aux catégories sociales volon-
tiers utilisées dans ces récits. D’autre part, l’aventure d’adultère racontée dans un
registre comique a pour but de tourner les mœurs de l’Église en dérision. L’intervention
des « devisants » à la fin du récit montre que le texte a une visée morale.
2. Ce texte relève du registre comique. En effet, on peut parler de comique de situation :
le récit d’un mari trompé sous son propre toit suffit à faire de ce fabliau un texte drôle.
On pourra relever, en outre, une sorte de comique qui est propre au théâtre, le comique
de geste : la chute du curé et le commentaire du mari rendent les personnages ridicules.
3. On peut relever plusieurs termes rappelant l’univers de l’Église : le statut de « curé »
du protagoniste est répété plusieurs fois, on trouve le mot « l’Église » (l. 5), « péché »
et « absoudre » (l. 6) ainsi qu’une métaphore : « souvent venait visiter sa brebis » (l. 7).
Enfin, on trouve le verbe « confesser » (l. 12). Le fait de placer au centre de ce récit comi-
que un personnage d’Église qui accomplit des tâches propres à sa fonction permet de
faire une satire de ce fabliau.
4. Le récit de Marguerite de Navarre présente de façon péjorative les personnages
principaux qui sont représentatifs d’une certaine catégorie sociale. Le curé est emblé-
matique des gens d’Église et la femme du laboureur de la gente féminine. Les mésaven-
tures du mari trompé par sa femme avec le curé du village font rire et mettent ainsi en
place une satire.
5. Le narrateur semble porter un regard compatissant sur la femme du laboureur dont
il précise en effet qu’elle est « une belle jeune femme » alors que le laboureur l’épouse
« en sa vieillesse » (l. 2). On retrouve ici une situation habituelle dans les textes médié-
vaux : celui de la mal mariée. Préciser que la jeune femme « n’eut de lui nul enfant »
(l. 3) permet aussi au narrateur d’excuser la conduite du personnage qui cherche à « se
réconfort[er] » de « cette perte » (l. 3).


6. Les « devisants » ont pour rôle de commenter l’histoire qui vient de leur être racon-
tée. Ils doivent aussi tirer une morale du récit qu’ils ont entendu. L’anecdote permet
aux auditeurs de conclure au destin funeste du curé qui sera puni pour ses péchés dans
l’au-delà : selon Geburon, le curé sera « plus longuement […] posséd[é] et tourment[é] »
(l. 38-39) si Dieu lui a permis de se sortir sans dommage de sa situation. D’autre part,
c’est l’occasion pour les devisants de faire un constat de mœurs : les personnes issues
du peuple ne sont pas « exempt[e]s de malice » (l. 40-41) malgré la simplicité de leur
état, bien au contraire. Enfin, Parlamente s’étonne de constater que l’amour vient
« tourment[er] » tout le monde et « qu’en un cœur vilain une passion si gentille se
puisse mettre » (l. 47 à 50). Si des différences sont constatées dans les mœurs entre le
peuple et les gens de qualité, l’amour, en revanche, les unit.

Proposition de plan
I. Un récit plaisant aux airs de fabliau
A. Un schéma narratif identifiable : c’est un récit bien construit.
B. L’inspiration médiévale : thèmes et personnages propres au genre du fabliau
II. La satire des mœurs
A. Le comique dans le texte : un récit conçu pour faire rire.
B. La visée morale du texte : la morale implicite du récit / le rôle des « devisants ».

Texte 3
L’horreur de la Saint-Barthélemy (pages 461-462)
Théodore Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (1616)

➔➔ Objectif
Montrer que la puissance évocatrice de la poésie peut se mettre au service de la dénon-
ciation.

➔➔ Présentation du texte
Épopée en vers, l’œuvre de d’Aubigné paraît dans une première édition de façon anonyme
en 1616. Une seconde édition, parue sans date ni lieu d’impression pendant l’exil de
l’auteur en Suisse, est intitulée Les Tragiques ci-devant donnés au public par le larcin
de Prométhée et depuis avoués et enrichis par le sieur d’Aubigné. Fervent défenseur de
la cause protestante, Agrippa d’Aubigné fait des sept livres de son poème le témoin de
l’actualité politico-religieuse de son temps. Il lui consacre une quarantaine d’années.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le poète cherche à susciter avant tout l’indignation de son lecteur. Le début du
passage est en effet marqué par une inversion des valeurs : « les heures de justice » se
trouvent ainsi consacrées aux « forfaits » ; le « palais du droit [est] contre droit choisi ».
Le ton accusateur de la fin du texte, perceptible par l’usage de la deuxième personne
(v. 31 et 33-34), et le ton prophétique (usage d’un futur à valeur prophétique au vers 30)


contribuent à créer l’indignation. D’autre part, le lecteur doit être sensible à la descrip-
tion des massacres qui met en évidence un contraste entre les victimes innocentes et
sans défense présentées comme des « agneaux » (v. 29) et leurs agresseurs. On relèvera
ainsi l’opposition entre la « cuirasse » et la « peau ou la chemise tendre » (v. 6). Enfin, le
lecteur doit ressentir de la stupéfaction et de l’horreur face au nombre de victimes du
grand massacre (v. 33 et 35) et face à la vivacité des combats.
Les registres qui permettent d’obtenir ces réactions de la part du lecteur sont les
registres polémique, tragique et épique.
b. Ce poème s’ancre dans la réalité d’un événement historique, celui de la Saint-
Barthélemy. On peut identifier des lieux parisiens précis : le palais de justice (v. 3), le
Pont-aux-Meuniers (v. 25 et 33) ou encore les quais de Seine. Les indices temporels sont
précis. On trouve l’expression « le tragique jour » (v. 23) ou encore « une fatale nuit »
(v. 35) qui font référence au massacre des protestants par les catholiques. Par ailleurs,
le poète fait allusion à l’aventure du vicomte de Léran qui a pu trouver refuge dans la
chambre de la reine Margot (v. 21 à 24).

Lecture analytique
Un tableau violent
1. Le passé simple de l’indicatif est l’un des temps verbaux dominant dans ce texte. On
le trouve, par exemple, aux vers 18-19. Il exprime le caractère unique des événements
narrés. L’usage du présent à valeur de narration (v. 1 et 5, par exemple) permet de
rendre le récit dynamique.
On sera aussi sensible au présent à valeur de vérité générale (v. 11-12), qui donne au
récit d’un événement historique précis une universalité qui inquiète. Enfin, parmi les
temps verbaux que l’on peut relever, le futur à valeur prophétique (v. 30 et 31) permet
au poète d’adopter un ton accusateur.
2. On trouve trois occurrences du verbe « voir » dans ce passage des Tragiques : « être
vu » (v. 14), « on vit » (v. 19) et « on voit » (v. 27). Le verbe est d’abord utilisé pour
renvoyer à un événement passé puis il est conjugué au présent : le lecteur se trouve
ainsi pris à partie comme témoin du récit.
3. Le poète parvient à donner l’impression d’un texte dynamique. Parmi les procédés
utilisés, on peut relever des parallélismes de structures corrélatives avec équilibre par
hémistiche : « L’un… l’autre » (v. 7 et 8) ou « Tout… tout » (v. 11). L’usage du présent de
narration et des verbes d’action (« se défend », « assaut », « porte le fer », « égorger »,
etc.) contribue à donner l’impression que le récit est en mouvement. Enfin, le rythme
de la narration s’accélère grâce à l’enchaînement des propositions indépendantes juxta-
posées (parataxe) et courtes.
4. On peut relever de nombreuses expressions qui mettent en valeur l’horreur du
massacre décrit dans le texte : « tuerie extrême » (v. 18), « violés » (v. 20), « horreur »
(v. 22), « membres / Sanglants et détranchés » (v. 22-23), « échafaud de la fureur civile »
(v. 26), « passage de mort » (v. 28), « cramoisi » (v. 28), « funeste vallée » (v. 29), « meur-
trière » (v. 29), « bourreaux » (v. 31), « précipices » (v. 33). L’abondance des expressions
témoigne de la saturation de la violence. Le lecteur doit en éprouver du dégoût, de
l’horreur.


Un poème épique et apocalyptique
5. On relève dans ce texte de nombreux procédés littéraires qui rapprochent ce passage
du registre épique. On trouve ainsi :
– des hyperboles (v. 11 et 13) : « Tout pendard parle haut », « Il n’est garçon […] » ;
– une gradation (v. 17) : « leur pouvoir, leur secret, leur sein même » ;
– une accumulation (v. 15-16) ;
– des allitérations dures en [k], [p] et [R] (v. 15 à 17) ;
– des répétitions binaires obsessionnelles : « cramoisi » (v. 4 et 28), « « sacré(s) » (v. 16 et
19), « horreur » (v. 22 et 32), « lits » (v. 16 et 21), « funeste » (v. 27 et 29) ;
– des polyptotes : « égorger » / « gorge » (v. 10) ; « sang » / « Sanglants » (v. 13 et 23) ;
– des personnifications de la Seine ou de Paris.
6. Les vers 5 à 10 montrent que le massacre n’a rien d’un acte héroïque. La guerre
menée l’est en effet « sans ennemi » (v. 5) : c’est donc une fausse guerre qui est à l’ori-
gine d’un tel épanchement de violence. Si le registre utilisé est épique, il concerne une
guerre dégradée. Ainsi, l’épopée n’est pas valorisante puisque l’acte guerrier devient
crime. D’autre part, cette fausse guerre met en opposition des acteurs aux forces désé-
quilibrées : les nombreuses antithèses témoignent de ce décalage (« voix » / « main »,
v. 7 ; « Cuirasse » / « peau », v. 6 ; « fer » / « sein », v. 8). Enfin, les rôles de chacun sont
inversés : le pendard « parle haut » et peut donc être fier, tandis que le juste a peur,
« l’équitable craint » (v. 11). Les enfants adoptent un même comportement paradoxal
puisque l’innocence se trouve associée à la honte : « Il n’est garçon, enfant, qui quelque
sang épanche / Pour n’être vu honteux s’en aller la main blanche » (v. 13-14).
Un poème militant et engagé
7. D’Aubigné voit dans la Saint-Barthélemy un renversement de toutes les valeurs
sociales. En effet, la « [t]rompette des voleurs » (v. 2) qui signale le début du massacre
est associée à la notion de justice ; le droit est combattu dans son propre palais (v. 3) ;
l’enfant se fait criminel (v. 13-14), le roi profanateur et sacrilège (v. 19-20) ; l’amour noble
devient adultère (c’est le « faux amour » des princesses, v. 24) et le pont nourricier qui
mène sur le chemin du pain se transforme en lieu de mise à mort (v. 25-26). Les valeurs
chrétiennes se trouvent elles aussi ébranlées par les événements : les autels sont consa-
crés à la mise à mort (v. 20) et l’amour marital cède la place à l’adultère (v. 21 à 24).
8. De nombreux indices invitent à considérer que le ton du poète à la fin de son texte
est accusateur.
– Des termes péjoratifs porteurs d’un jugement moral négatif : « fureur » (v. 26), « funeste »
(v. 27 et 29), « meurtrière » (v. 29), « bourreaux » (v. 31), « infamie » (v. 32).
– On note une antithèse entre les « agneaux », symboles de l’innocence, et les « bour-
reaux » (v. 29 et 31) ; on relève la même figure de style entre les « criminels » et « les
innocents » (v. 36).
– Une métaphore biblique, celle des agneaux, répond à celle de la louve, à laquelle Paris
est comparée pour sa sauvagerie.
– Les apostrophes adressés à des inanimés et leur tutoiement agressif permettent de
formuler des accusations. Il en est ainsi du pont et de la « louve », Paris, qui sont pris
directement à partie en tant que coupables par métonymie du massacre des protes-
tants.


9. Le poète propose de ces événements une interprétation favorable aux protestants.
Le pont qui s’écroule en tuant les coupables (v. 35-36) apparaît comme la manifestation
de la justice divine. Celle-ci condamne les criminels qui ont tué les innocents par le
doublement du nombre de leurs morts (on passe de quatre cents, v. 33, à huit cents,
v. 35). D’autre part, les huguenots étant présentés comme les « agneaux » victimes
d’une violence inique, le poète leur annonce indirectement un avenir glorieux, placé
sous le dessein de Dieu.

Vers le bac
L’oral
Le poème d’Agrippa d’Aubigné, au titre évocateur, montre un humanisme moins opti-
miste que celui qui s’est développé au début de la Renaissance. D’une part, il offre la
vision d’une réalité où la violence peut prendre des formes démesurées, voire apocalyp-
tiques, sans qu’aucune raison ne justifie de tels excès (la guerre se déploie sans ennemi).
Toutes les valeurs sont ainsi mises à mal au point que le bien et le mal subissent une
inversion. Même le sacré se trouve entaché de sang. La noblesse, la royauté ne suffisent
plus à garantir la morale, pas même la morale religieuse. L’ordonnance du monde se voit
profondément bouleversée : l’enfance disparaît (ce sont les enfants qui tuent), condamnée
à mourir (les « agneaux » sont bien les victimes). Cependant, Agrippa d’Aubigné laisse
entendre que la justice divine rétablira les torts causés au peuple victime : la justice
humaine qui a perdu la raison sera reprise par Dieu.

Texte complémentaire
Grandeur et misère dans les conflits religieux (pages 463-464)
Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir (1968)

➔➔ Objectif
Montrer comment un texte contemporain peut traiter le thème de la violence exercée
au xvie siècle en Europe.

➔➔ Présentation du texte
L’Œuvre au noir est le fruit d’un travail d’amplification. De la nouvelle « D’après Dürer »,
paru dans un recueil intitulé La mort conduit l’attelage (1934), Marguerite Yourcenar
tire le roman L’Œuvre au noir, qui lui vaudra le prix Fémina en 1968. Le personnage
principal, Zénon, est l’incarnation de l’humanisme.

➔➔ Réponses aux questions


1. Le texte crée l’impression que la violence est omniprésente grâce aux expressions
évocatrices de la brutalité. On trouve ainsi : « le hurlement d’une sentinelle égorgée »
(l. 2), « Les supplices recommencèrent » (l. 22), les « reîtres » (l. 25), « vermine dégoûtante
qu’il était facile et juste d’écraser » (l. 25-26), « désordre » et « vindicte publique » (l. 27),
« brutes » (l. 38). On peut aussi relever « un grand ciel rouge » (l. 32), qui rappelle l’idée du
sang versé dans la ville. Enfin, la violence est suggérée par ses conséquences : les morts
s’amoncèlent partout dans la ville : les « mourants » sont signalés ligne 29 ; par ailleurs,


Hilzonde reconnaît « parmi les morts des gens qu’elle connaissait » (l. 46) tandis qu’ils
forment un « tas encore chaud » (l. 47) sur lequel elle se laisse tomber. L’amas des corps
témoigne du nombre d’exécutions qui ont été commises.
2. Malgré la violence qu’ils déploient, les mercenaires restent « humains ». Des qualités
leur sont ainsi attribuées par un oxymore : « c’étaient d’honnêtes brutes qui faisaient
leur métier » (l. 38). La mention de la vie privée des mercenaires rappelle, par ailleurs,
qu’ils sont avant tout des hommes attachés à « une vieille mère, une femme économe »
ou « une petite métairie » (l. 20). L’évocation de leur simplicité et des sentiments filiaux
ou conjugaux qu’ils peuvent éprouver concourt à redonner à ces soldats une part de
l’humanité qu’ils perdent dans les actes perpétrés. Enfin, leur avenir signale leur
faiblesse et donc leur caractère humain puisqu’ils sont décrits comme des hommes
« éclopés et vieillis » (l. 21) à leur retour.
Le narrateur évoque aussi les qualités humaines des mourants, capables de pardonner
au moment où ils comprennent qu’ils ont été trompés. Ainsi, « [t]rès peu maudissaient
l’homme qui les avait entraînés » (l. 32-33).
Le texte montre des qualités humaines à la fois chez les victimes et chez les hommes
chargés de mener les exécutions : il propose une vision foncièrement optimiste de
l’homme capable de grandeur.
3. À la foule d’anonymes s’opposent les personnages nommés. Ils sont au nombre
de trois dans le texte et présentent tous un aspect misérable, voire ridicule. Bernard
Rottmann est vu en tenue de nuit puisqu’il a été surpris dans son sommeil, « ses pans
de chemise battant grotesquement ses jambes maigres » (l. 5-6). L’adverbe « grotes-
quement » souligne le ridicule du personnage. Le narrateur fait preuve d’ironie pour
évoquer son sort en utilisant des termes antithétiques, « il fut miséricordieusement
tué » (l. 6) et en insistant sur le fait que sa mort est le fruit de la bêtise du « Hongrois qui
n’avait pas compris les ordres de l’évêque » (l. 7). Celui qui se fait appeler « le Roi » est
désigné ainsi dans le texte (l. 8), mais le prestige du titre qu’il se donne vient s’opposer
au sort qui lui est réservé. Il est ainsi comparé à un « chat traqué par des dogues » (l. 10).
La métaphore animale est prolongée par la façon dont le « Roi » est traité, « plié en deux
sous le fouet » (l. 12), réduit à devoir entrer « dans une grande cage » (l. 13). Il apparaît
ici comme un animal de cirque que l’on aurait su dompter ; cependant, on peut noter
que le choix de l’animal n’a pas été le lion comme le titre de roi aurait pu le faire penser,
mais un autre félin beaucoup moins prestigieux, le chat. À l’égard de Jean de Leyde, on
peut aussi percevoir l’ironie du narrateur qui se moque de « ses oripeaux de théâtre »
(l. 11) et qui montre que le sort permet d’inverser les rôles : la cage dans laquelle le
Roi entre est précisément celle « où il avait coutume d’enfermer les mécontents et les
tièdes avant leur jugement » (l. 13-14). Enfin, un troisième personnage est nommé,
Knipperdolling, qui semble si peu important qu’il est « laissé pour mort sur un banc »
(l. 15). Son prestige est donc particulièrement remis en cause.
Par contraste avec ces fins ridicules, la mort d’Hilzonde fait d’elle une héroïne tragique.
Elle montre une grande dignité, d’abord par son allure. Tandis que les hauts person-
nages sont à moitié nus et qu’ils se présentent sous un jour ridicule, Hilzonde prend
soin de mettre « la plus belle robe » (l. 36-37) qui lui reste et d’assortir à ses nattes « des
épingles d’argent » (l. 37). Elle semble ainsi appartenir à un rang social prestigieux,


comme c’est le cas des héros de tragédie ; c’est ce que suggère le titre de « reine » (l. 47)
auquel elle a accédé elle aussi en tant que femme du « Roi » (mais elle accède à une
vraie forme de noblesse, ce qui n’est pas le cas de Jean de Leyde). D’autre part, elle
accepte la mort avec courage et va même au-devant d’elle. Tandis que les chefs ont
tenté de fuir la mort, Hilzonde court à elle : « Elle allait si vite que ses exécuteurs durent
presser le pas » (l. 43). Son abandon de la dernière phrase, « Elle se laissa tomber »,
« tendit la gorge », montre son abnégation et sa capacité à se sacrifier, ainsi, par
exemple, que l’héroïne Iphigénie. Sa mort produit donc de l’admiration chez le lecteur.

Lecture complémentaire
Alexandre Dumas, La Reine Margot (1845)

➔➔ Présentation de l’œuvre
La Reine Margot est publiée dans un premier temps en feuilleton, du 25 décembre 1844
au 5 avril 1845, dans La Presse. Dumas pratique ici le genre du roman historique. Il
revient sur les guerres qui opposent les protestants aux catholiques depuis le mariage
de Marguerite de Valois avec le futur Henri IV. Aux vrais faits historiques qui fondent le
roman, Dumas mêle des inventions romanesques propres à rendre le récit dynamique.

➔➔ Objectifs
Lire les seize premiers chapitres du roman pour mieux comprendre la Saint-Barthélemy ;
découvrir le genre du roman historique.

➔➔ Réponses aux questions


1. Charles IX et sa mère organisent un mariage de convenance dont les objectifs sont
politiques. Il s’agit, officiellement, de rapprocher le parti des protestants et celui des
catholiques à travers le roi de Navarre, futur Henri IV et la sœur de Charles IX, surnom-
mée par son propre frère Margot. Le roman de Dumas présente Catherine de Médicis
comme l’instigatrice de ce mariage. Le mariage permet en effet de rassembler à Paris
un grand nombre de chefs du parti huguenot, ce qui permettra, après l’attentat manqué
contre Coligny, de tuer beaucoup d’entre eux.
2. Alexandre Dumas fait de Catherine de Médicis un personnage maléfique dans la
mesure où elle semble se servir de tout le monde, y compris de ses propres enfants,
pour accomplir ses desseins. La reine Margot comprend, dans le roman, combien elle
a été l’objet de sa mère ; c’est pourquoi elle va défendre ardemment le mari dont elle
n’est pourtant pas amoureuse, Henri de Navarre.
D’autre part, Catherine de Médicis fréquente assidûment un parfumeur, René, connu
pour son art de faire des poisons qu’il dissimule aisément. C’est grâce à son aide que
Catherine de Médicis aurait obtenu des gants qui seraient à l’origine de la mort de
Jeanne d’Albret, la mère du roi de Navarre. Le goût de Catherine de Médicis pour les
empoisonnements sera exploité par Dumas dans l’ensemble du roman puisqu’elle
souhaite faire mourir Henri de Navarre après son mariage avec sa fille.
3. Réponse libre de l’élève à partir du moment où elle est justifiée.
4. La Mole est attaché à Henri de Navarre, à qui il doit remettre une importante missive.

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Il rencontre, le soir de son arrivée à Paris, le 24 août 1572, le comte de Coconnas, un
Piémontais attaché, quant à lui, au parti des catholiques. Tous deux sympathisent très
vite autour d’une affaire d’auberge. Mais au moment où le signal du massacre est lancé,
La Mole et Coconnas vont se battre l’un contre l’autre avec acharnement. La Mole,
gravement blessé, est recueilli et soigné par la reine Margot tandis que sa grande amie,
la duchesse de Nevers, soigne Coconnas. Dans le dernier chapitre du passage délimité,
les deux hommes se retrouvent, se reconnaissent après avoir cru l’un et l’autre que
leur ennemi était mort et se battent à nouveau malgré des blessures encore récentes.
La Mole parvient à asséner à Coconnas un coup rude qui terrasse son adversaire mais
qui l’entraîne, lui aussi, dans une chute. Les deux ennemis sont à nouveau grièvement
blessés et sont ramenés au Louvre sur ordre de la reine Margot. La relation entre ces
deux personnages est emblématique des guerres de Religion : la guerre concerne de
faux ennemis puisque les deux hommes, avant de savoir pour quel parti l’autre se
battait, se sont trouvé assez de points communs pour se dire amis dans un premier
temps. Leur relation montre, d’autre part, que les guerres de Religion ont fait perdre la
raison de tous : La Mole et Coconnas s’acharnent l’un sur l’autre même une fois que la
folie de cette nuit meurtrière est retombée. Ils ne savent plus voir qu’ils sont en réalité
très proches, suivant un même chemin et un sort parallèle.
5. La reine Margot est montrée comme une femme intelligente, qui échappe au fana-
tisme et à la folie de la Saint-Barthélemy. Bien que catholique, elle prend très vite le
parti du mari qu’on lui a imposé, mettant tout en œuvre pour lui sauver la vie. Elle est
aussi celle qui soigne avec passion La Mole, huguenot lui aussi. La reine Margot fait
donc figure de femme tolérante, qui se place au-dessus des partis.
6. L’auteur semble considérer que les événements narrés sont le fruit de la folie
humaine. De nombreux acteurs de la Saint-Barthélemy sont ainsi présentés comme
des êtres qui ont perdu tout sens de l’humanité, à l’exemple de l’aubergiste qui reçoit La
Mole et Coconnas. Alors qu’il s’agit d’un homme du peuple, il se montre manipulateur
et cruel. Il est heureux de voir un huguenot pris au piège dans sa propre auberge. Par
ailleurs, Dumas insiste, par exemple, sur la cruauté de la famille royale qui vient voir
avec plaisir le corps pendu de Coligny au gibet de Montfaucon. Outre la condamnation
des actes barbares qui ont marqué ce 24 août 1572, Dumas semble donc prendre parti
pour la tolérance religieuse : l’exemplarité de son héroïne, la reine Margot, et le carac-
tère emblématique de la relation qui unit La Mole à Coconnas en sont les témoins.
7. Le roi Charles IX et la reine Margot sont montrés comme des humanistes. Ainsi, le roi
fait de la poésie avec l’un des poètes les plus célèbres, Ronsard. D’autre part, la reine
maîtrise parfaitement le latin et possède de bonnes connaissances en médecine. Tout
cela prouve que le roi et sa sœur sont des lettrés, nourris des connaissances que les
humanistes affectionnent.
8. Le roman d’Alexandre Dumas relève du genre du roman historique. Il s’inspire donc
de faits historiques réels, mais reste tout de même un roman où la part de l’imagina-
tion de l’auteur ou les besoins de la narration poussent à modifier la véracité des faits.
Dumas fait donc de nombreux anachronismes : il modifie, par exemple, l’âge de certains
protagonistes, comme celui de Coconna. Pour les besoins de son récit, Dumas concentre
parfois les faits historiques sur la période traitée par son roman, c’est le cas des dates

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des liaisons que les personnages entretiennent (la liaison de Coconna avec la duchesse
de Nevers est postérieure de deux ans ; celle de la reine Margot avec le duc de Guise est
terminée depuis deux ans au moment de l’intrigue). Dumas s’est inspiré des mémoires
que la reine Margot a effectivement écrits et où elle raconte qu’elle a sauvé un jeune
homme du massacre la nuit de la Saint-Barthélemy. Il s’agit dans la réalité de M. de
Léran. Dumas s’est servi de cette anecdote pour faire naître la relation passionnée entre
Marguerite de Valois et La Mole. Dans la réalité, l’amant de la reine s’appelle La Molle,
il se trouve en Angleterre en août 1572 et œuvre pour le parti des catholiques. Ainsi, le
lecteur est invité à apprécier le récit de Dumas pour ses qualités romanesques et doit
faire bien attention de ne pas le considérer comme un document d’histoire.

Séquence 2
L’humanisme : l’homme du xvie siècle face aux bouleversements de son temps
Corpus de textes B

Les humanistes face au choc de la


découverte d’un Nouveau Monde
Texte 1
La confrontation avec l’Autre (pages 466-467)
Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre de Brésil (1578)

➔➔ Objectif
Montrer quelle réaction la confrontation avec l’Autre peut provoquer.

➔➔ Présentation du texte
Jean de Léry (1536-1613) est l’un des participants à l’expédition organisée par Ville-
Gagnon pour installer une communauté protestante face à l’actuelle Rio de Janeiro.
Lorsque Léry accomplit son voyage, il a vingt ans. Ce n’est qu’en 1578 qu’il publie
son Histoire d’un voyage en terre de Brésil, en réponse aux écrits d’André Thevet, qui
fait paraître trois ans avant une Cosmographie universelle dans laquelle Léry note de
nombreuses erreurs qu’il souhaite rectifier. Ce récit de voyage, fort apprécié de Claude
Lévi-Stauss, apparaît comme l’un des premiers travaux d’ethnologue.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Même si Jean de Léry précise qu’il consacrera un chapitre entier à la description des
« sauvages », il montre une certaine impatience de le faire dès le début de son ouvrage.
Il écrit ainsi : « si en veux-je dès maintenant ici dire quelque chose en passant » (l. 4-5).


sont en effet coupables d’avoir « semé la connaissance de beaucoup de vices » et d’être
« beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice » (l. 24 à 26). En appor-
tant le mal, les Européens vont être responsables de la perversion morale d’un peuple
foncièrement vertueux.

Vers le bac
L’oral
Montaigne n’a pas voyagé vers le Nouveau Monde. Il tire donc toutes ses informations
des récits de voyage et d’une rencontre qu’il a faite avec des Américains menés en
Europe et qu’il relate dans son chapitre « Des Coches ». Il a lu avec beaucoup d’intérêt
le texte de Jean de Léry et celui d’André Thevet.
Ce que Montaigne rapporte de la cérémonie anthropophage est semblable à ce que
l’on peut lire dans l’extrait proposé pages 468-469 du manuel. On y reconnaît ainsi le
caractère « festif » de la cérémonie : il s’agit pour les cannibales de faire un partage avec
des amis. Montaigne reprend certaines informations étonnantes, notamment celles qui
concernent la façon dont le prisonnier est traité avant la cérémonie. Il reprend ensuite
la façon dont le prisonnier est mis à mort, puis le partage du corps. D’André Thevet, on
reconnaît la manière de caractériser le peuple américain qui apparaît avant tout comme
un peuple courageux qui n’a pas peur de se confronter à la mort.
En revanche, Montaigne s’éloigne un peu du passage tiré des Singularités de la France
antarctique. L’auteur des Essais va au-delà d’André Thevet en présentant le peuple canni-
bale comme un peuple proche de l’état naturel et donc comme un peuple innocent.
Enfin, consacrer tout son chapitre 31 aux cannibales permet à Montaigne de mener une
réflexion sur les événements européens. Les Américains apparaissent ainsi comme un
prétexte à revenir sur la gravité des guerres de Religion qui opposent « des voisins et
concitoyens » (l. 38) et non « des ennemis anciens » (l. 37). Ce texte sur l’Autre est avant
tout une manière de porter un regard sur soi.

Sujet Bac (pages 474-477)


➔➔ La question de corpus
Le thème du courtisan apparaît comme une préoccupation des auteurs humanistes,
ainsi qu’en témoignent l’Éloge de la folie d’Érasme (1511), Le Livre du courtisan de
Baldassare Castiglione (1528), le sonnet 86 des Regrets de Joachim Du Bellay (1558) et
le Dialogue du nouveau langage français italianisé d’Henri Estienne (1578). L’ensemble
des extraits de ces œuvres permet de dégager la vision que les écrivains du xvie peuvent
avoir du personnage du courtisan.
Seul Castiglione offre une vision méliorative du courtisan, mais son texte est original :
il présente en effet le portrait idéal du courtisan qu’il souhaiterait voir évoluer dans les
cours, et non pas un constat, contrairement à ce que les trois autres textes proposent.
Castiglione commence donc le premier et le dernier paragraphe de l’extrait par l’expres-
sion « je veux », renforcée par la présence du subjonctif présent à valeur de souhait, à
l’exemple du début du deuxième paragraphe, « qu’il pratique les poètes… ».
La vision idéale du courtisan par Castiglione est fondée sur des valeurs humanistes.


L’auteur place en effet au centre de sa pensée la formation du courtisan qui doit être
« plus que médiocrement instruit dans les lettres ». On retrouve chez l’auteur italien
l’attachement des humanistes pour les langues antiques, le latin et le grec, « à cause
de nombreuses et diverses choses qui sont divinement écrites dans cette langue ».
Le courtisan ne se conçoit donc sans la connaissance des « humanités » qui doivent
concrètement servir : ainsi, le courtisan doit pouvoir composer de la poésie et exploiter
son savoir pour mener « de plaisants entretiens avec les dames ». Ce souci révèle aussi
chez Castiglione l’importance qu’il accorde au comportement social et aux qualités
morales que requiert la fréquentation d’un monde cultivé et fin. L’auteur exige donc de
son courtisan qu’il soit modeste, « timide plutôt qu’audacieux et qu’il se garde de se
persuader faussement qu’il sait ce qu’il ne sait pas ».
C’est entre autre sur ce point que diffèrent Henri Estienne et Érasme de l’auteur italien.
Ceux-ci, en effet, voient au contraire dans le courtisan un personnage caractérisé par
le contentement de soi. Alors que Castiglione insiste pour que son homme de cour
maîtrise les langues anciennes et la littérature pour s’exprimer de façon galante, le
langage du courtisan est tourné en dérision dans le Dialogue du nouveau langage fran-
çais italianisé. Celtophile se moque ouvertement du « langage qui est parlé en la cour » :
par le rapprochement qu’il crée entre les courtisans et les ânes ( il évoque les oreilles
« qui approchent le plus des asinines »), et par ses jeux de mots (il fait, par exemple
une paronomase « braver » / « baver » qui ridiculise l’orgueil des courtisans ; il fait une
accumulation d’adverbes péjoratifs dans la dernière phrase du passage qui a pour but
de répondre à la série d’adverbes de Philausone), Celtophile trace un portrait à charge
du courtisan, qui apparaît ici bien loin de l’idéal imaginé par Castiglione. La raillerie
est par ailleurs exprimée indirectement par le personnage de Philausone. On remar-
quera chez lui la volonté de montrer l’étendue de son savoir. Il utilise, par exemple, un
adverbe « sadement », bâti sur le latin : Philausone se montre donc pédant, ce qui est un
défaut traditionnellement moqué dans la littérature. Admiratif de la cour, Philausone
donne certainement à entendre le langage qui s’y pratique. Or, le sien se caractérise
par de l’emphase (usage du suffixe –issime dans l’adjectif « grandissime » ; accumulation
d’adverbes mélioratifs ridiculisés par le ton ampoulé qui transparaît). Aussi le texte
d’Henri Estienne rejoint-il la conclusion d’Érasme qui constate, devant la vacuité de leur
existence, que les courtisans « se croient en la compagnie des Dieux ».
Si Castiglione se montre exigeant dans le domaine du travail intellectuel, Érasme
souligne au contraire par une gradation que les courtisans laissent le temps s’écou-
ler, « les heures, les jours, les mois, les années, les siècles », sans jamais travailler. La
critique est acerbe. Les courtisans semblent consacrer leur temps aux plaisirs futiles, en
« amusements » et « bavardages », et à la consommation de nourriture. Or, on constate
que celle-ci se dégrade (on passe de « collations » à « souper », à « beuveries »).
Érasme et Du Bellay se rejoignent sur l’attachement des courtisans à l’apparence. La
série des verbes à l’infinitif dans le sonnet de Du Bellay vise à montrer le courtisan dans
une attitude figée et édictée par un protocole : il se résume à une allure, « un grave
pas » et un à air composé d’« un grave sourcil » ou d’un « grave sourire ». Érasme met ce
défaut en valeur par l’accumulation des ornements, « l’or, les pierreries » qui façonnent
l’apparence des courtisans.


Ces deux auteurs proposent un texte satirique. La plume d’Érasme est vive et n’hésite
pas à comparer les courtisans avec des animaux (usage de l’adjectif « rampant » et du
terme « museau »). Le ton est véhément dès le début du passage à cause de l’accumu-
lation de la première phrase, « il n’y a rien de rampant, de plus servile, de plus sot, de
plus vil que la plupart d’entre eux ». L’auteur insiste sur la flagornerie qui caractérise les
hommes de cour, avides de « prodiguer des titres officiels où il est question de Sérénité,
de Souveraineté, de Magnificence ». C’est le même constat que Du Bellay dresse dans
son sonnet. On peut ainsi y relever des termes qui rappellent le besoin de flatter les
hauts personnages : « Messer non », « Messer si », « Son servitor », « Seigneuriser chacun
d’un baisement de main ».
Ainsi, les auteurs partagent la même vision dégradée du courtisan qui constitue une
cible parfaite pour la raillerie. Seul le texte de Castiglione se distingue par sa singula-
rité : il s’agit d’un portrait idéal du courtisan, mais dont on doit bien remarquer qu’il
n’est pas construit sur un constat.

➔➔ Sujet au choix
Commentaire
Composé pour une grande part à Rome où Joachim Du Bellay se trouve en mission
quelques années, le recueil des Regrets publié en 1558 fait état de l’expérience de son
auteur. Le titre annonce un ton nostalgique : c’est en effet ce que le lecteur trouvera
pour certains poèmes, mais Du Bellay aime à créer de la variété dans son recueil. Ainsi,
toute une section de poèmes consacrés à la cour du Pape reflète le goût du poète pour
la satire. Le sonnet LXXXVI, « Marcher d’un grave pas » est l’occasion de faire un portrait
incisif des courtisans dont Du Bellay se moque, en même temps que de lui-même.
Il s’agit d’étudier ici les moyens mis en œuvre par Du Bellay pour faire de ce sonnet une
satire des hommes de cour romains.
Dans un premier temps, il faudra mettre en évidence la mécanique de la cour papale où
évoluent des êtres risibles. Nous montrerons ensuite combien le courtisan est attaché
à l’art de la dissimulation. Enfin, nous nous intéresserons au rôle de l’expérience du
poète dans la satire.
À la cour de Rome, l’attitude des courtisans semble réglée selon une mécanique figée.
Le sonnet fait apparaître une série de verbes à l’infinitif : « marcher », « balancer »,
« répondre », « entremêler », « contrefaire », « discourir » et « cacher ». Leur place est
privilégiée dans le vers (ils ouvrent le vers ou le second hémistiche) : ces verbes consti-
tuent donc l’essence de la vie de cour. La récurrence des infinitifs est signifiante. En
effet, en présentant des verbes non conjugués, le poète ne les associe à aucun sujet.
Perdant la marque d’individualité qu’aurait pu leur donner la présence d’un sujet,
tous ces verbes semblent s’appliquer à tous ceux qui fréquentent la cour : l’attitude de
chacun se trouve ainsi généralisée dans une attitude convenue et figée. Par ailleurs,
refuser de conjuguer les verbes, c’est aussi ne pas les inscrire dans le temps : cela donne
à l’infinitif une valeur atemporelle. Enfin, le seul pronom utilisé dans le sonnet, « on »
(vers 7 et 14) prend un sens généralisant, de même que « chacun » (vers 2 et 9). La cour
de Rome semble ainsi fonctionner de façon mécanique, sans que personne ne déroge
au protocole instauré.


L’attitude imposée aux courtisans par ce fonctionnement permet de valoriser l’art des
apparences. Le mot apparaît d’ailleurs vers 11 : il s’agit de « cacher sa pauvreté d’une
brave apparence ». Tout l’être du courtisan semble alors se réduire à ce que l’on verra
de lui. Les infinitifs signalés ci-dessus donnent le sentiment que les hommes de cour se
comportent comme des pantins qui se résument aux seuls gestes qu’ils font. Ils doivent
ainsi « balancer » tous leurs mots, ce qui peut suggérer aussi un mouvement de la tête
comme la fin du vers permet de le penser. Ainsi que l’idée du balancement le suggère,
on trouve de part et d’autre de la césure du vers 4 deux expressions antithétiques
formulées en italien, « Messer non ou bien Messer si ». Le revirement dont le courtisan
est capable le rend bien évidemment ridicule.
La priorité accordée aux apparences se voit aussi par les deux premiers vers qui
montrent combien l’allure et l’expression doivent être travaillées à la cour : il faut ainsi
adopter « un grave pas » et avoir une mine conforme aux exigences de la cour, « un
grave sourcil » et « un grave sourire » (l’expression est oxymorique) ; il faut donc être
particulièrement artificiel. Le poète lui-même semble avoir adopté le comportement
imposé par la cour papale. Il fait certainement allusion à sa propre expérience dans le
dernier tercet puisqu’un retour en France est évoqué. Or, il a visiblement fait comme
les autres courtisans, c’est ce que laisse entendre le vers 10 : le poète a dû suivre « la
façon du courtisan romain ». Ainsi, la mécanique de la cour romaine laisse penser que
tout homme qui y évolue suit nécessairement les habitudes imposées, parmi lesquelles
l’art de la dissimulation occupe une place privilégiée.
Le courtisan se caractérise avant tout par son habileté à dissimuler. On trouve dans le
sonnet deux verbes évoquant la dissimulation : « contrefaire » et « cacher ». Par un jeu
de répétitions sonores, le verbe « cacher » trouve un écho dans le pronom « chacun »
présent à la fois au vers 2 et 9. La solennité de l’attitude des courtisans est suggérée
par la répétition au début du poème de l’adjectif « grave » : cette répétition montre une
attitude artificielle qui contribue à faire de l’art de la dissimulation une valeur de la
cour romaine.
Le poète donne à son sonnet un ton satirique. Ainsi, il fustige avec humour le défaut
principal qu’il a pu observer à Rome : la flagornerie. La soumission aux hauts person-
nages apparaît de diverses manières. Le discours rapporté direct en italien montre
combien le courtisan se fait docile puisqu’il déclare « Son servitor », « je suis votre servi-
teur ». En outre, il s’agit de flatter les hommes bien placés en leur faisant « fête » ou
par « un baisement de main ». Le poète crée un néologisme, « seigneuriser », suggérant
ainsi que l’art du courtisan consiste à s’adresser aux puissants en insistant sur les titres
qui mettent en valeur leur rang dans la société. Mais le poète signale bien aussi que
tout cela n’est que mensonge : il s’agit simplement de « contrefaire l’honnête » et de
s’éloigner du respect de la vérité.
Cette attitude qui consiste à faire semblant se retrouve dans la conversation du courti-
san qui se permet de « discourir sur Florence, et sur Naples aussi ». La parole, signalée
par le verbe « discourir » s’oppose à l’action de la « conquête ». Alors qu’il s’agit d’évo-
quer les guerres, les courtisans jugent les événements « comme si l’on eût sa part en
la conquête ». L’expression « comme si » montre combien le discours des courtisans
est éloigné de la réalité des guerres. Cela rappelle implicitement que le rôle du noble


est d’utiliser son épée : les courtisans romains, qui se contentent de « discourir » ne
semblent pas le faire.
Aussi le poète se moque-t-il des hommes de cour : leur allure « grave » paraît exagé-
rée comme le signale la répétition de l’adjectif ; ils ont l’air de pantins soumis à leur
maître ; ils sont ridicules par leur capacité à se désavouer aussitôt (vers 4) et à flatter
de façon mensongère ; ils parlent quand ils devraient plutôt agir. Cependant, le poète
ne s’épargne pas pour autant et se moque volontiers de lui-même.
Le dernier tercet montre que le poète a lui-même vécu à la cour de Rome avant son
retour en France. C’est donc de son expérience personnelle qu’il se sert pour établir la
satire de la cour romaine. On reconnaît ainsi à ce sonnet la valeur de témoignage ancré
dans la réalité.
Les expressions citées en italien témoignent de l’envie de rapporter directement, sans
les avoir contrefaites, les paroles des courtisans romains. Enfin, l’exposition des mœurs
de la cour montre une observation attentive de la part du poète.
C’est presque comme une morale que le dernier tercet doit se lire. La conclusion offerte
par l’expérience personnelle du poète s’ouvre sur le déictique « Voilà », qui résume la
vie à la cour romaine. C’est le moment pour le poète de faire preuve d’ironie par une
antiphrase, « la plus grande vertu » de cette cour.
L’expérience personnelle du poète lui permet ainsi, à la fois de faire la satire de ce
qu’il a observé, mais aussi de tourner en dérision son propre rôle au sein de la cour.
Le retour en France est peu glorieux : le poète, dissimulé derrière le pronom à valeur
générale « on », rentre « mal monté, malsain, et mal vêtu ». Le rythme ternaire obtenu
par la répétition de l’adverbe « mal » signale combien l’expérience a été douloureuse.
Le dénuement qui est signifié par cette accumulation est accentué par l’usage de la
préposition « sans » dans le dernier vers. Répété dans le premier hémistiche, le mot
trouve un nouvel écho dans l’expression « s’en retourne ».
Le poète propose de lui-même un portrait risible. Il est physiquement diminué,
« malsain », et se présente sous un jour ridicule puisqu’il est « mal monté », « mal vêtu »
et n’a plus de barbe. C’est bien la pauvreté qui semble accompagner son retour en
France. L’expérience du poète confronté à la cour de Rome démontre ainsi la vanité des
courtisans. Comme les autres, « suivant la façon du courtisan romain », le poète a dû
se laisser aller au cérémonial imposé par la vie à la cour et aux flatteries hypocrites.
Malgré cela, le poète revient « sans argent » et particulièrement diminué. Il n’a donc
rien gagné à adopter la bêtise du courtisan qui, comme lui, vit dans un monde d’appa-
rence sans jamais obtenir de reconnaissance.
Ainsi, le sonnet LXXXVI des Regrets fait de la cour romaine un portrait peu flatteur. En
effet, évoluant dans un monde figé où l’individu disparaît, le courtisan romain adopte
une attitude ridicule qui le transforme en machine incapable de manifester un compor-
tement personnel. C’est pourquoi le poète le ridiculise par le biais de la satire qui met
en évidence les défauts du courtisan : la flagornerie et l’inaction. Cependant, le poète
propose de lui-même un portrait tout aussi risible que celui des courtisans dont il a
visiblement adopté les manières. C’est dans le plus grand dénuement qu’il rentre en
France. Son expérience personnelle invite à tirer une leçon sur la vanité de la vie de
courtisan qui n’apporte rien, pas même de confort matériel.


Si ce sonnet semble inspiré de la biographie de l’auteur, il ne faut cependant pas en être
tout à fait dupe. Le thème de ce poème et son traitement par la satire apparaît avant
tout comme le témoignage d’une préoccupation humaniste.

➔➔ Dissertation
Ce n’est qu’au xixe siècle que le terme « humanisme » apparaît dans la langue française :
il faut donc attendre trois siècles pour que des critiques théorisent le mouvement des
penseurs du xvie siècle. Or, le choix du terme « humanisme » semble bien traduire la
volonté d’être bienveillant pour le genre humain, ainsi placé au cœur des réflexions de
la Renaissance. Mouvement d’ampleur européenne, l’humanisme est donc fondé sur
un espoir quasiment universel que l’homme peut s’améliorer.
Dans quelle mesure le mouvement humaniste propose-t-il un idéal moral ?
Ce mouvement de pensée s’est effectivement constitué autour d’une philosophie de
l’homme de bien, éduqué et ouvert d’esprit. Mais il a aussi montré un optimisme parfois
défaillant.
Avec la chute de Constantinople, l’Europe accède à nouveau à certains textes de l’Anti-
quité jusqu’alors conservés dans les grandes bibliothèques de la ville. L’événement est
d’importance pour la vie intellectuelle : c’est ainsi que Platon, entre autre, va se diffuser
dans toute l’Europe. L’humanisme profite d’un contexte qui permet la propagation des
savoirs, et notamment de la philosophie. On retrouve donc naturellement parmi les
sujets de réflexion des humanistes des thèmes traités par les philosophes de l’Antiquité
dont l’esprit semble revivre au cœur de la Renaissance.
Comme les hommes de l’Antiquité, les humanistes rêvent d’une sorte d’Âge d’or où
le philosophe, le possesseur de la sagesse, occupe les fonctions les plus hautes de la
société. L’homme instruit apparaît comme un idéal à atteindre. C’est pourquoi le thème
de l’éducation hante les textes humanistes. Dans l’œuvre de Rabelais, la place de l’édu-
cation de Pantagruel et de Gargantua est essentielle. Cette réflexion donne notamment
l’occasion au père de Pantagruel de composer pour son fils une lettre programmatique
dans laquelle il révèle les ambitions qu’il nourrit pour lui : si la liste des connaissances
est trop ambitieuse elle montre bien que certains domaines d’apprentissage sont fonda-
mentaux pour les humanistes. On trouve dans l’œuvre de Montaigne un long chapitre
consacré à l’éducation des enfants. Situé au milieu de son premier livre d’Essais, « De
l’institution des enfants » montre une façon nouvelle de mener les apprentissages :
c’est l’enfant qui doit être amené à exercer sa propre réflexion grâce à un précepteur
intelligent et capable de s’adapter au niveau de compréhension de son élève. À une
époque où la personne de l’enfant a peu d’importance encore, les humanistes montrent
qu’ils ont à cœur de forger les hommes futurs. Montaigne accorde à la philosophie la
première place dans l’éducation, pensant en effet qu’il vaut mieux éduquer un enfant à
des valeurs morales qu’à la maîtrise de savoirs. On reconnaît ici la tendance du mouve-
ment humaniste à proposer un idéal moral pour l’homme.
Par leurs écrits, les humanistes espèrent mener l’homme vers une réflexion construite
sur l’ouverture d’esprit. Face à la découverte des peuples d’Amérique aux mœurs éton-
nantes, certains auteurs remettent en cause la façon dont les Européens choisissent
de considérer les habitants du Nouveau Monde. C’est ce que fait Jean de Léry dans son

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récit de voyage Histoire d’un voyage en terre de Brésil. Il rapporte en effet les pratiques
cannibales de ces peuples sans les juger trop sévèrement, non qu’il ne soit pas horrifié
par cette coutume, mais il profite de son expérience pour réfléchir à l’attitude des
Européens pendant les guerres de Religion. Montaigne adopte la même attitude que
Léry dans son chapitre « Des Cannibales » : observer l’Autre est avant tout un moyen de
se remettre soi-même en cause. On peut donc affirmer que les penseurs du xvie siècle
fondent leur idéal moral sur l’ouverture d’esprit. Alors que l’ancien continent trouve un
Nouveau Monde, il faut pouvoir aborder l’avenir de l’homme en prenant en compte ce
grand bouleversement pour les esprits.
S’ils rêvent d’un idéal moral pour l’homme du xvie, les humanistes ont cependant
conscience de ne proposer qu’un idéal, et qu’il naît, en partie, des événements malheu-
reux qui caractérisent ce siècle. Face aux guerres de Religion et aux violences répandues
dans toute l’Europe, les écrivains humanistes s’insurgent. C’est le cas de Montaigne
dans ses Essais qui se font l’écho des problèmes de son temps. Rabelais, quant à lui,
utilise l’humour pour donner à ses textes un registre satirique. Les guerres picrocho-
lines sont ainsi l’occasion pour l’auteur de fustiger le monde clérical et les auteurs de
toute forme de violences nées de la bêtise des hommes. Rappelons que dans l’œuvre
de Rabelais, le conflit naît d’une histoire de vol de fouaces. Aussi Rabelais préfère-t-il se
réfugier dans la satire, déclarant en tête de Gargantua qu’il vaut mieux rire que pleurer
des malheurs que l’on vit. Face aux violences ou aux aberrations, Érasme choisit lui
aussi la satire. Son Éloge de la folie permet d’exercer une condamnation acerbe des
responsables du désordre du monde.
C’est aussi pendant le siècle des humanistes que naît le genre de l’utopie sous la plume
de Thomas More. Utopia propose en effet pour la première fois un modèle de société
idéale, par définition inaccessible comme le choix de son nom le suggère. Ce genre
littéraire va connaître un grand succès : Rabelais place son personnage de Gargantua
à Utopie lorsqu’il rédige la lettre qu’il consacre à l’éducation de son fils. Montaigne
semble s’inspirer lui aussi de cette œuvre quand il évoque des cannibales d’Amérique.
Si la société de la Renaissance rêve bien d’un idéal moral pour l’homme, elle a donc
aussi pleinement conscience qu’il ne s’agit que d’un idéal, ou plutôt, que cet idéal ne
peut trouver de champ d’application que dans une société choisie.
L’humanisme propose ainsi un modèle aristocratique. Le mouvement des Lumières
puisera son esprit chez les penseurs du xvie, mais souhaitera que cet idéal de morale et
de culture puisse, d’une certaine façon, se démocratiser. Face à ce désir utopique d’un
homme rendu parfait à force de culture et de philosophie, Céline signale au xxe siècle
combien les affects doivent aussi avoir leur place dans l’avancée morale de l’homme.
Dans Voyage au bout de la nuit, il parodie en effet une lettre que Montaigne adresse
à sa femme au moment de la perte de leur fille. L’humaniste envoie avec sa lettre une
traduction d’une lettre de Plutarque qui tente de consoler sa femme de la mort d’un
enfant. Le personnage de Bardamu se moque alors des sentiments que le mari exprime
à l’égard de sa femme. Si l’idéal moral imaginé par les humanistes est incontestable, il
semble ne pas toujours résister face aux sentiments purement humains.
Très fortement inspirée des philosophies antiques, l’humanisme conçoit l’homme avec
bienveillance et optimisme, espérant voir revivre à la tête de la société des hommes


nourris de vertu et de sagesse. Mais les auteurs qui prônent ce retour au modèle déjà
pensé par les Anciens, se heurtent aux événements de leur époque. Par leurs écrits, ils
démontrent aussi que l’idéal moral ainsi conçu relève bien de l’idéal et qu’il est difficile
de le voir concrètement appliqué, d’autant que cet idéal ne peut se concevoir que dans
une société choisie.
Cependant, constater les limites des projets humanistes ne remet pas en cause leur
intérêt ni la fortune qu’ils ont connues. On a longtemps étudié les « humanités » après
le xvie siècle et aujourd’hui encore, il serait difficile de concevoir une société sans cet
idéal.

➔➔ Invention
Sire,
C’est de mon domaine de Bourgogne que je vous adresse cette missive qui vous trou-
vera, je l’espère, en bonne santé. Bien qu’ayant toujours ressenti pour votre Grandeur
un respect dont je ne saurais vous dire l’ampleur, je me vois dans l’obligation morale
de ne pas revenir vivre à votre cour.
Pendant quelques années j’ai fait partie de vos plus fidèles courtisans, participant à
chacune des parties de chasse que vous meniez, faisant en sorte de travailler chaque
jour à votre plaisir. J’ai fréquenté assidûment les salons des personnes les plus
influentes et les bals donnés en l’honneur de chacun d’eux. J’ai vécu dans la magnifi-
cence de votre cour avec laquelle aucune autre cour ne pourrait rivaliser.
Mais il me faut quitter l’artifice d’une vie si vaine et si futile. J’ai reçu de mon père
le titre de gentilhomme, mais je ne lui dois pas seulement un nom et un titre : il m’a
enseigné les valeurs morales qui donnent sens à mon rang et j’ai conscience que pour
lui rendre tout l’honneur que je lui dois, m’éloigner de votre cour est nécessaire. N’allez
pas croire, Sire, que c’est de vous que je m’éloigne : je le fais à regret ; ce sont vos cour-
tisans que je fuis car je n’ai que trop appris à les connaître.
Ils discourent sans fin des conflits qui secouent notre royaume, dissimulant leur inaction
derrière ce bavardage. Leur ton se fait vif quand il s’agit de s’insurger contre l’ennemi,
mais jamais aucun n’aurait le courage de quitter la mollesse de son existence. J’ai appris
de mon père l’usage de l’épée, et c’est bien malgré moi qu’elle ne m’est plus qu’un
ornement. Je souhaite, Sire, retrouver les vrais gentilshommes qui défendent vos terres
et portent vos couleurs.
J’aime mieux vivre dans l’inconfort des camps que de rester à la cour à déplorer la
vacuité des conversations que vos courtisans entretiennent. Ce n’est que persiflage et
futilité, et je suis fatigué de feindre un intérêt pour des sujets qui m’importent peu.
D’autant que le ridicule des uns rivalise avec celui des autres. Chacun pense briller en
employant à la cour un langage pédant et un ton ampoulé. On latinise ainsi médiocre-
ment à votre cour, mais c’est peu rendre hommage aux Anciens que de défigurer ainsi
leur langue et d’en faire un usage si grotesque.
Pourtant, jamais le gentilhomme n’a pu accéder davantage aux savoirs livresques qu’au-
jourd’hui. Les bibliothèques se multiplient, les imprimeurs exercent leur métier dans les
plus grandes villes de France. Jamais on n’a tant écrit, jamais on n’a tant pensé. Quant
aux ouvrages antiques, ils sont partout accessibles. Il est du devoir des gens de bien de

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se cultiver sans cesse afin de faire de l’aristocratie une élite véritable. La compagnie de
vos courtisans m’a trop longtemps détourné de mes obligations.
Pardonnez-moi, Sire, ma retraite ; mais elle sera plus active à vous servir que les années
que j’ai passées à votre cour. Veuillez ainsi trouver en moi votre serviteur le plus dévoué,
D’Avallon, ce premier de mars 1540,
Albert de Guermante

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Objet d’étude

Les réécritures,
du xviie siècle à nos jours
L’objectif de cet objet d’étude, d’après le programme, est double : il s’agit de comprendre
que la littérature et l’art en général sont intrinsèquement liés à la pratique de la réécri-
ture, mais également de percevoir qu’une œuvre est déterminée par un « contexte histo-
rique et social ». Les notions de norme et de code sont centrales pour saisir les enjeux
des réécritures. Les élèves sont aussi invités à « prendre conscience du caractère relatif
des notions d’originalité et de singularité stylistique », qui n’ont pas toujours eu la même
importance en fonction des époques.
Trois séquences sont proposées, permettant aux élèves de construire une classification
simple et claire des différentes pratiques de réécriture.
La séquence 1 porte sur la réécriture comme variation. Elle a pour objectif de montrer
qu’une œuvre s’inspire très souvent des œuvres qui l’ont précédée, sans pour autant
être la simple répétition d’un motif éculé. Le premier corpus propose trois versions du
conte « La Barbe bleue » et fait réfléchir aux différents publics auxquels peut s’adres-
ser une histoire. Le second corpus porte sur le mythe de Salomé en littérature et en
peinture.
La séquence 2 s’intéresse à la réécriture comme subversion, qu’il s’agisse d’une subver-
sion des codes et des catégories littéraires, comme les genres et les registres, au travers
de la parodie ou du pastiche ou d’une subversion des valeurs morales portées par un
texte. Le premier corpus propose des subversions de l’épopée et permet d’aborder le
burlesque et l’héroï-comique. Le second corpus est consacré au mythe de la chute de
Satan et aux leçons morales que les auteurs en tirent.
La séquence 3 porte sur la réécriture comme obsession. Son objectif est d’analyser
les phénomènes de réécriture au sein de l’œuvre d’un même auteur – ici, Marguerite
Duras. Le thème de la danse, récurrent chez elle, permet aussi de s’interroger sur la
transposition d’un motif d’un genre artistique à un autre, du roman à l’autobiographie
ou du théâtre au cinéma.

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Séquence 1
La réécriture comme variation
Corpus de textes A

Du conte merveilleux
au récit réaliste
B i b l i o g r a p h i e
Sur les contes
– Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et tradition populaire, 1968.
– Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées, du classicisme aux Lumières, 2005.
Autre réécriture du conte
– Anatole France, Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue, 1909.
Autre exercice de réécriture à partir d’un conte
– Éric Chevillard, Le Vaillant Petit Tailleur, Éd. de Minuit, 2003.

F i l m o g r a p h i e
– Georges Méliès, Barbe-Bleue, 1901.
– Ernst Lubitsch, La Huitième Femme de Barbe-Bleue (Blue Beard’s Eighth Wife), 1938.
– Edgar George Ulmer, Barbe-Bleue, 1944.
– Catherine Breillat, Barbe Bleue, 2009.

O p é r a s
– André Grétry et Michel-Jean Sedaine, Raoul Barbe-Bleue, 1789.
– Jacques Offenbach, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, Barbe-Bleue, 1866.
– Paul Dukas et Maurice Maeterlinck, Ariane et Barbe-Bleue, 1907.

Texte 1
Un conte angoissant (pages 482-483)
Charles Perrault, Les Contes de ma mère l’Oye (1697)

➔➔ Objectif
Comprendre à quel public s’adresse un conte.

➔➔ Présentation du texte
Les origines exactes du conte de « La Barbe bleue » sont inconnues. Perrault s’inspire du
folklore et de plusieurs figures légendaires ou historiques, comme Henri VIII ou Gilles de
Rais. Le texte source du corpus est donc déjà une réécriture et une synthèse d’histoires
qui le précèdent. L’objectif de son étude est d’analyser la manière dont l’auteur suscite
l’angoisse du lecteur et condamne implicitement la frivolité féminine. Les élèves doivent
alors comprendre que Perrault ne s’adresse pas à des enfants mais à un public d’adultes,
fréquentant les salons précieux, ce qui n’est pas le cas de la version des frères Grimm.

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➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. Ce conte ne s’adresse pas à de jeunes enfants car la découverte des cadavres des
anciennes épouses de la Barbe bleue est trop effrayante à leur âge.
b. Lignes 1 à 3 : le départ de la Barbe bleue.
Lignes 3 à 18 : l’exploration de la demeure en compagnie des amies de l’héroïne.
Lignes 18 à 26 : l’exploration de l’appartement bas.
Lignes 26 à 33 : la découverte horrifiante des corps.
Lignes 33 à 41 : la tentative de camouflage de cette désobéissance.
Lignes 41 à 56 : le retour de la Barbe bleue et la menace de mort.

Lecture analytique
Un conte moral
1. Les amies de l’héroïne sont impatientes (l. 5) au point de manquer à la bienséance
puisqu’elles n’attendent pas qu’on les envoie « quérir pour aller chez la jeune mariée »
(l. 4). Elles sont très curieuses et intrusives, comme le montre l’accumulation aux lignes
7-8 : « Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes ». Elles
sont aussi envieuses, elles ne cessent « d’exagérer et d’envier le bonheur de leur amie »
(l. 15-16).
2. La phrase est construite en deux temps : la première partie décrit les scrupules de
l’héroïne, qui a peur d’être punie. La conjonction de coordination adversative « mais »
(l. 24) introduit la seconde partie de la phrase : l’héroïne n’écoute pas ses propres
craintes et désobéit. Or, cette seconde partie est plus courte que la première, comme
pour souligner la rapidité du passage à l’acte : la jeune femme n’a pas vraiment hésité
à entrer.
3. Le narrateur dresse un portrait peu flatteur des femmes : on a vu, dans la réponse
à la question 1, que les amies de l’héroïne sont malpolies, impatientes, curieuses et
envieuses. Le narrateur emploie plusieurs procédés pour dénoncer ironiquement leur
frivolité : les accumulations des mots qui connotent la richesse et le rythme rapide
des phrases soulignent leur avidité. Leur bonheur dépend des richesses matérielles.
L’héroïne elle-même est implicitement critiquée. Elle est curieuse et désobéissante et le
narrateur décrit son empressement avec humour, notamment aux lignes 20-21, lorsqu’il
raconte qu’« avec tant de précipitation », « elle pensa se rompre le cou deux ou trois
fois ». On peut donc parler d’une satire des comportements féminins à propos de ce
texte : Perrault s’inspire d’ailleurs des figures mythiques d’Ève et de Pandore, deux
femmes qui causèrent le malheur des hommes par leur curiosité.
Un renversement angoissant
4. La richesse de la maison est soulignée par divers procédés. L’accumulation de
termes au pluriel (l. 7-8) sous-entend que la demeure est très grande, elle compte de
nombreuses pièces : « Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-
robes ». On trouve d’autres accumulations qui produisent le même effet : « elles ne
pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sophas,
des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs » (l. 10 à 12). Les matériaux décrits

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sont nobles, comme [l’]argent et [le] vermeil doré » (l. 13-14). Le narrateur emploie
aussi des hyperboles comme « toutes plus belles et plus riches les unes que les autres »
(l. 8-9) ou « les bordures […] étaient les plus belles et les plus magnifiques qu’on eût
jamais vues. » (l. 13 à 15).
5. La découverte des femmes mortes est progressive : l’héroïne se trouve d’abord dans
le noir, situation angoissante, « parce que les fenêtres étaient fermées » (l. 26-27). Puis
son regard est attiré par les taches de sang caillé au sol : elle y voit alors le reflet des
cadavres. Elle relève ensuite probablement la tête puisque le narrateur précise que ces
femmes sont « attachées le long des murs » (l. 29-30). Cette progression dramatise cette
découverte et la rend encore plus effrayante.
6. La Barbe bleue est effrayante physiquement : son nom la réduit métonymiquement
à un aspect de son corps qui n’est pas normal et qui fait « peur » aux femmes (l. 7). Lors
de son retour, il se montre inquisiteur et pose des questions à sa femme (l. 47-48, l. 52).
Or, il en connaît déjà les réponses puisqu’il devine « sans peine » (l. 47) ce qui s’est passé
avant de les poser. De même, on peut soupçonner que son retour était préparé et qu’il
s’agit d’une ruse pour piéger sa femme : la Barbe bleue apparaît donc comme un être
pervers, qui s’amuse à tenter son épouse pour le plaisir de la punir ensuite. Enfin, la
menace finale adressée à sa femme achève d’en faire un être monstrueux et effrayant.
7. Le rythme de la narration contribue à susciter l’angoisse du lecteur car le passage de
la frivolité des femmes à la découverte effrayante des corps des victimes de la Barbe
bleue est très rapide. De même, le retour du mari a lieu immédiatement après cette
découverte, ce qui donne l’impression que ce récit est un piège dont le dénouement
est joué d’avance.
Une épreuve symbolique
8. L’emplacement du cabinet en bas de la maison n’est pas innocent : cet escalier que
descend l’héroïne peut représenter une descente aux Enfers. Ce qui se trouve sous nos
pieds représente une menace invisible, donc plus angoissante.
9. Perrault exploite le thème baroque du reflet pour composer son conte. On observe
en effet des jeux de symétrie dans la construction de l’histoire. En haut de la maison, se
trouvent des femmes vivantes et frivoles, qui se mirent dans des miroirs d’une grande
beauté. En bas, se trouvent les cadavres de femmes certainement coupables de la même
frivolité ; elles ne se mirent plus dans des miroirs, mais se reflètent dans les taches de
leur propre sang. Ce renversement soudain et effrayant symbolise la fragilité de notre
existence, que l’on tente d’oublier par les richesses matérielles, qui ne protègent en rien
de la mort.
10. La clé tachée de sang symbolise la culpabilité de l’héroïne. On peut toutefois s’inter-
roger sur la faute qu’elle a commise. Le topos du mari absent invite à voir dans ce conte
le symbole de l’infidélité conjugale.
11. On peut parler d’une épreuve car l’héroïne est confrontée à son désir, qu’elle n’arrive
pas à maîtriser. La curiosité est considérée comme une passion au xviie siècle, il faut donc
apprendre à s’en libérer. La Barbe bleue met ainsi à l’épreuve sa propre femme, afin de
voir si elle est capable de résister à ce désir. On peut aussi considérer que ce conte est
un récit d’initiation : la jeune femme découvre la violence des rapports conjugaux et,
implicitement, des rapports sexuels.

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Vers le bac
Le commentaire
Dans « La Barbe bleue », le narrateur ménage l’attente du lecteur afin de rendre le conte
plus angoissant. Pour cela, il joue sur le rythme du récit et sa construction. En effet,
ce rythme contribue à susciter l’angoisse du lecteur car le passage de la frivolité des
femmes à la découverte effrayante des corps des victimes de la Barbe bleue est très
rapide. La construction des phrases permet aussi de créer cette attente par des effets de
retardement. Par exemple, la phrase aux lignes 21 à 26 est construite en deux temps : la
première partie décrit les scrupules de l’héroïne, qui a peur d’être punie. La conjonction
de coordination adversative « mais » (l. 24) introduit la seconde partie de la phrase :
l’héroïne n’écoute pas ses propres craintes et désobéit. Or, cette seconde partie est
plus courte que la première, comme pour souligner la rapidité du passage à l’acte :
la jeune femme n’a pas vraiment hésité à entrer, mais le narrateur a retardé, par la
construction de la phrase, la description de cette action. La découverte des femmes
mortes est aussi progressive : l’héroïne se trouve d’abord dans le noir, situation angois-
sante, « parce que les fenêtres étaient fermées » (l. 26-27). Puis son regard est attiré
par les taches de sang caillé au sol : elle y voit alors le reflet des cadavres. Elle relève
ensuite probablement la tête puisque le narrateur précise que ces femmes sont « atta-
chées le long des murs » (l. 29-30). Cette progression dramatise cette découverte et la
rend encore plus effrayante. Le lecteur redoute alors le retour de la Barbe bleue, qui a
étonnamment lieu immédiatement après cette découverte, ce qui donne l’impression
que ce récit est un piège dont le dénouement est joué d’avance. Le lecteur partage
ainsi la crainte de l’héroïne face à son mari, qui est physiquement effrayant : son nom
le réduit métonymiquement à un aspect de son corps qui n’est pas normal et qui fait
peur aux femmes (l. 7). Lors de son retour, il se montre inquisiteur et pose des questions
à sa femme (l. 47-48, l. 52). Or, il en connaît déjà les réponses puisqu’il devine « sans
peine » (l. 47) ce qui s’est passé avant de les poser. De même, on peut soupçonner que
son retour était préparé et qu’il s’agit d’une ruse pour piéger sa femme : la Barbe bleue
apparaît donc comme un être pervers, qui s’amuse à tenter son épouse pour le plaisir de
la punir ensuite. Enfin, la menace finale adressée à sa femme achève d’en faire un être
monstrueux et effrayant. Le narrateur joue donc avec l’angoisse et l’attente du lecteur
pour captiver son attention.

Texte 2
Un conte pour enfant ? (pages 484-485)
Jacob et Wilhem Grimm, Contes de l’enfance et du foyer (1812)

➔➔ Objectif
Comparer ce conte à celui de Perrault pour comprendre qu’ils s’adressent à des publics
différents.

➔➔ Présentation du texte
Ce conte, intitulé « Fitchers Vogel » en allemand, est parfois intitulé « Barbe bleue » en
français, selon les traductions, ce qui prouve que cette histoire a toujours été reçue


comme une réécriture du conte de Perrault, malgré les dissemblances. La comparai-
son des deux histoires, assez tôt dans la séquence, permet aux élèves de comprendre
facilement les enjeux de la réécriture comme variation, notamment grâce au sujet
de réflexion proposé page 485. On insistera sur les publics visés, qui sont différents
pour chaque œuvre, même si ces publics ont aussi évolué avec le temps. La dimension
merveilleuse est très présente chez Grimm, beaucoup plus que chez Perrault : la mort,
réversible, est donc moins effrayante, même si les auteurs montrent une certaine jubi-
lation à décrire les membres des femmes coupées en morceaux flottant dans un bac
plein de sang.

Commentaire comparé
Modèle et contre-modèle
1. Les deux sœurs aînées ressemblent aux femmes dans « La Barbe bleue » car elles
sont toutes deux intéressées par les richesses et ne parviennent pas à résister à leur
curiosité.
2. La troisième sœur diffère de l’héroïne de Perrault car elle fait preuve de courage et
parvient à sauver ses sœurs.
Des publics différents
3. Les frères Grimm tentent de retranscrire l’ambiance des veillées lors desquelles on se
racontait ce genre d’histoires. C’est pour cette raison que l’on trouve des marques d’ora-
lité comme la question du narrateur à la ligne 18 : « Et que vit-elle, lorsqu’elle entra ? »,
qui pourrait être adressée à un auditoire. Le dernier paragraphe présente également des
traces d’oralité, avec ses nombreuses phrases expressives : « Hélas ! Que n’y vit-elle pas ? »
(l. 50-51), « Quelle joie ! quelles embrassades ! quel bonheur pour toutes trois ! » (l. 59-60).
On ne retrouve pas ce procédé chez Perrault, qui s’adresse à un public mondain et non à
des enfants.
4. La représentation de la mort est plus démonstrative chez les frères Grimm puisque la
sœur aînée trouve « un grand bac plein de sang où nageaient des membres humains »
(l. 19-20), quand les cadavres de Perrault ne sont perçus que par leur reflet dans les
taches de sang. Mais la mort, chez Perrault, est beaucoup plus angoissante car elle est
définitive, alors qu’elle est réversible grâce au merveilleux chez les frères Grimm, ce qui
en atténue fortement la gravité et rassure les enfants.
5. Le merveilleux est assez discret dans le conte de Perrault. Il se limite à la couleur de la
barbe du mari, qui n’a pas d’incidence sur le déroulement du récit et à la tache de sang
qui ne peut être effacée sur la clé, qui est « fée ». Le merveilleux a principalement une
fonction symbolique puisque cette tache représente la culpabilité de l’héroïne. Chez les
frères Grimm, le merveilleux est bien plus présent : la Barbe bleue est remplacée par un
sorcier qui se sert de la magie pour enlever les femmes, de même que la cadette arrive
à réanimer ses sœurs coupées en morceaux simplement en reconstituant leurs corps.
Ce merveilleux permet de rendre le récit moins réaliste, donc moins angoissant pour les
enfants.
Un même sens symbolique ?
6. Pour Bruno Bettelheim, la clé de Perrault et l’œuf des frères Grimm ont le même


sens symbolique : ils représentent la culpabilité due à un écart sexuel. Le symbole est
peut-être plus explicite chez Perrault puisque la clé est un objet phallique que l’on
introduit dans une serrure, image du sexe féminin. La symbolique de l’œuf, dans le
conte des frères Grimm, est moins explicite, mais il peut représenter l’enfantement :
les jeunes filles enlevées sont en âge de devenir l’épouse d’un homme et donc la mère
de ses enfants.
7. Ces deux contes ne transmettent pas exactement le même message : Perrault
critique implicitement la futilité des femmes, mais également la violence de leur mari.
Il s’agit principalement d’un message adressé à un public d’adultes. Les frères Grimm
s’adressent à un public plus enfantin : la réversibilité de la mort est rassurante ; la
découverte de la sexualité est une étape difficile à franchir mais la jeune fille coura-
geuse parvient à surmonter l’épreuve symbolique à laquelle elle est confrontée.

Vers le bac
La dissertation
Lire plusieurs versions d’une même histoire peut sembler a priori sans réel intérêt car la
connaissance de l’intrigue générale gâche le plaisir de la surprise. Si on lit, par exemple,
« L’Oiseau d’Ourdi » après avoir lu « La Barbe bleue », on ne se demande pas ce que
cache le cabinet interdit, on le sait déjà. Or, ce mystère qui avive la curiosité de l’héroïne
est un ressort important pour captiver l’attention du lecteur et susciter son envie de
lire la suite de l’histoire. Cependant, la réécriture d’une histoire n’est jamais une simple
répétition ; de nombreux éléments varient. « L’Oiseau d’Ourdi » met ainsi en scène trois
sœurs et un sorcier, quand « La Barbe bleue » ne mettait en scène qu’un couple. Le
merveilleux est bien plus présent dans le conte des frères Grimm que dans le conte de
Perrault et l’on ne s’attend pas à ce que la plus jeune des sœurs parvienne à ressusciter
les deux autres jeunes filles. Lire une autre version d’une histoire que l’on connaît déjà
réserve donc quelques surprises. De plus, lorsqu’un auteur décide de raconter ce qu’un
autre a déjà raconté, c’est toujours parce qu’il pense que ce récit peut nous transmettre
un autre enseignement, que la première version ne mettait pas en valeur. Ainsi, « La
Barbe bleue » s’adresse à un public mondain et adulte, qui connaît la sexualité et que
la violence du conte n’effraie pas vraiment car il est capable d’en comprendre la portée
symbolique. En revanche, le conte de Grimm montre que cette épreuve symbolique peut
être dépassée : cet enseignement complète celui du conte de Perrault. On peut donc
prendre plaisir à lire plusieurs versions de la même histoire et peut-être est-ce encore
plus vrai pour les contes de fées, qui plaisent aux enfants par la répétition et la variation
de motifs récurrents.

Texte complémentaire
Le sens d’un conte (page 486)
Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (1976)

➔➔ Objectif
Comprendre la portée symbolique des deux contes.


➔➔ Présentation du texte
Bien que certaines interprétations de Bettelheim puissent être critiquées (il ne prend
pas en compte que les contes de Perrault sont d’abord destinés à des adultes, par
exemple), son analyse de « La Barbe bleue » a le mérite d’être claire pour les élèves, qui
comprendront plus facilement la dimension symbolique de cette histoire.

➔➔ Réponses aux questions


1. « La Barbe bleue » raconterait symboliquement l’histoire d’un adultère, puni par le
mari de l’épouse coupable de cette faute. On peut émettre la même hypothèse pour
« L’Oiseau d’Ourdi », qui présente les mêmes symboles : la clé tachée de sang, la curio-
sité féminine, les cadavres des femmes.
2. La clé est un symbole phallique ; associée à la serrure, elle représente l’acte
sexuel. L’œuf peut symboliser l’enfantement, conséquence du rapport sexuel symbo-
lisé par la clé et la serrure.
3. Un conte a plusieurs niveaux de lecture. On peut l’apprécier simplement pour son
histoire, notamment lorsque celle-ci est effrayante, comme c’est le cas de « La Barbe
bleue ». De plus, un enfant, d’après Bettelheim, perçoit « à un niveau préconscient »
(l. 13) le sens symbolique du conte, sans qu’il soit encore capable d’exprimer et d’ana-
lyser ce qu’il a saisi.
4. Les contes évoquant la découverte de la sexualité sont nombreux, parmi lesquels on
peut citer « Le Petit Chaperon rouge », qui raconte symboliquement une scène de viol,
ou « La Belle au bois dormant », qui parle implicitement de l’adolescence et de l’éveil
à la sexualité.

Histoire des arts


Un opéra symboliste (page 487)
➔➔ Objectif
Comparer les personnages de l’opéra à ceux du conte.

➔➔ Bibliographie
Jean-François Boukobza, Bartók et le folklore imaginaire, Cité de la musique, 2005.

➔➔ Présentation de l’œuvre
Le Château de Barbe-bleue est l’unique opéra de Bartók et se caractérise par la simpli-
cité de l’action : le décor, est composé de seulement sept portes et seuls deux person-
nages se trouvent sur scène : Barbe-bleue, joué par un baryton-basse et Judith, jouée
par une soprano. Bartók et Balazs se sont inspirés de l’opéra symboliste de Maeterlinck
et Dukas, où l’on retrouve le motif des sept portes. Dans les deux opéras et contraire-
ment au conte de Perrault, les anciennes épouses de la Barbe bleue n’ont pas été assas-
sinées, mais seulement cloîtrées et réduites au silence. Le sens symbolique de l’opéra de
Bartók n’est pas le même : il ne s’agit pas de parler symboliquement de la découverte de
la sexualité, mais de montrer que tout amour est voué à l’échec. La Barbe-bleue n’est
plus un monstre, c’est un homme qui souffre de l’impossibilité d’aimer et dont Judith
veut comprendre la souffrance en ouvrant les portes du château.


➔➔ Réponses aux questions
1. Les artistes chantent en tchèque.
2. Il s’agit de la piste 9 à l’adresse donnée ci-dessus.
3. La répétition des mêmes notes jouées à la harpe crée une musique obsédante et
mystérieuse. Les violons contribuent également à créer une tension angoissante. Alors
que cet opéra est joué par un orchestre, très peu d’instruments interviennent en même
temps ; leurs musiques ne se superposent pas, ce qui donne aussi l’impression d’un
dénuement angoissant.
4. La curiosité grandissante de Judith se traduit par la plus grande intensité du son des
instruments à cordes.
5. Judith est une héroïne volontaire, capable de tenir tête à son mari et même de lui
donner des ordres, contrairement à l’héroïne de Perrault. Elle est également jalouse des
anciennes femmes de son mari. De son côté, la Barbe-bleue n’est plus comme le monstre
de Perrault : il ne cherche pas à piéger sa femme, mais veut la préserver du secret qu’il
cache. Cependant, Judith ne peut accepter de vivre avec un homme qu’elle ne connaît
pas. C’est donc une image du couple très sombre qui se dégage de ce passage. Le livret
de cet opéra offre une réflexion sur l’impossibilité de l’amour, quand le conte de Perrault
parle symboliquement de la sexualité.

Texte 3
Un fait divers sordide (page 488-489)
Annie Proulx, Les Pieds dans la boue (1999)

➔➔ Objectif
Analyser la transposition d’un conte dans un autre genre littéraire.

➔➔ Présentation du texte
Le dernier texte du corpus est une réécriture beaucoup plus radicale que celle de
« L’Oiseau d’Ourdi » car elle implique un changement de genre littéraire. En effet, ce récit
n’est pas un conte merveilleux, mais une nouvelle réaliste se déroulant au xxe siècle, aux
États-Unis. Son étude permet de souligner à quel point les contes ont marqué l’imaginaire
artistique et restent une référence pour les auteurs contemporains comme Annie Proulx,
qui reprend certains codes de ce genre, comme la présence d’une moralité à la fin de
son histoire, dont l’ironie n’est pas sans rappeler celle que l’on trouve très fréquemment
chez Perrault. La réflexion sur le public visé par les réécritures pourra être prolongée avec
l’étude de cette nouvelle, qui n’a rien d’un récit pour les enfants.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le titre de la nouvelle donne une indication sur le lieu du récit, qui serait isolé de tout
puisqu’il se trouve à cinquante-cinq miles de la station-service la plus proche.
b. Le texte est composé de trois parties, distinctes grâce à la présentation en para-
graphes. Le premier paragraphe raconte le suicide de Croom le Rancher. Le deuxième
met en scène sa femme, qui découvre les cadavres des victimes de son mari. Enfin, le


dernier donne la moralité de l’histoire. Chaque paragraphe n’est constitué que d’une
seule phrase.
c. La nouvelle n’est constituée que de trois phrases, formant chacune un paragraphe.
Les deux premières sont très longues et syntaxiquement complexes ; elles retardent,
notamment, l’information principale : le suicide du rancher pour la première, la décou-
verte des cadavres dans la deuxième. Peut-être miment-elles d’abord l’hésitation de
Croom à sauter dans le vide, puis la difficulté de sa femme à pénétrer sous le toit de la
maison ? Enfin, la brièveté de la dernière phrase crée une rupture qui met en valeur la
cruauté de la moralité, lapidaire et cinglante.
d. Le texte d’Annie Proulx et les tableaux d’Edward Hopper donnent une image réaliste
et prosaïque de l’Amérique profonde, où de nombreuses personnes des classes moyennes
ou populaires habitent loin de tout.

Lecture analytique
Une réécriture brouillée
1. On peut comprendre qu’il s’agit d’une réécriture de « La Barbe bleue » à partir du
moment où Mme Croom découvre les cadavres des victimes de son mari, cachés dans
le grenier, ce qui rappelle clairement la découverte des corps dans le conte de Perrault.
2. Le récit est réaliste car le narrateur donne de nombreux détails prosaïques sur l’appa-
rence de M. Croom, qui porte des « bottes sur mesure » et un « chapeau crasseux » (l. 1) ;
l’allusion à la bière qu’il conçoit lui-même (l. 5) est aussi une remarque prosaïque qui
contribue à ce réalisme. On est donc loin du merveilleux de Perrault et des frères Grimm.
3. La syntaxe est très complexe et les phrases sont très longues. De nombreuses incises
retardent l’information principale contenue dans chaque phrase, ce qui perturbe la
compréhension globale du texte, comme si le narrateur voulait que la syntaxe reflète
les efforts pour arriver jusqu’au secret de Croom. Cette construction du texte permet
aussi de retarder l’identification du texte source de Perrault, qui n’est possible qu’à la
vingtième ligne.
Un conte noir
4. Croom le Rancher a peu de choses à voir avec la Barbe bleue. Il ressemble plus à un
minable crasseux et décoiffé qu’à un seigneur riche et puissant. On peut penser que son
suicide est dû à sa culpabilité : il n’est pas capable d’assumer sa folie meurtrière et sa
mort prouve sa faiblesse. Sa mort est décrite de manière ridicule, comme s’il s’agissait
d’un cartoon américain, notamment à cause des effets de ralentissement, lorsqu’il « fait
un pas dans le vide, fend l’air dans un dernier rugissement, ses manches flottant sur ses
bras en ailes de moulin » (l. 9 à 11). La comparaison avec le moulin ou avec un « bouchon
dans un seau de lait » (l. 13) achève de rendre cette mort ridicule.
5. La description très précise et réaliste des cadavres permet à l’auteure de se distinguer
de Perrault ou des frères Grimm. En effet, le narrateur s’attarde sur des détails dégoû-
tants, ces femmes sont « racornies comme du bœuf séché » (l. 22), « d’autres moisies
à force d’être restées sous les fuites du toit » (l. 23 à 25), toutes sont « couvertes de
traces de doigts noirs de goudron, de marques de talons » (l. 26-27). Chez Perrault, au
contraire, les cadavres ne sont pas décrits et chez les frères Grimm, la mort est presque
grotesque, contrairement à la nouvelle d’Annie Proulx.


Un récit immoral
6. La moralité est ironique : elle sous-entend que Croom a tué toutes ces femmes pour
tromper son ennui, lui qui vit à cinquante-cinq miles de la première station-service.
7. Voici les deux moralités de « La Barbe bleue » :
– La curiosité, malgré tous ses attraits,
Coûte souvent bien des regrets ;
On en voit, tous les jours, mille exemples paraître.
C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ;
Dès qu’on le prend, il cesse d’être.
Et toujours il coûte trop cher.
– Pour peu qu’on ait l’esprit sensé
Et que du monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passé.
Il n’est plus d’époux si terrible,
Ni qui demande l’impossible :
Fût-il malcontent et jaloux.
Près de sa femme on le voit filer doux ;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître.
La première moralité est une critique de la curiosité féminine ; la seconde contredit la
première : puisque les maris violents comme la Barbe bleue n’existent plus, il n’est plus
nécessaire de leur obéir. Les moralités, chez Perrault, sont souvent ironiques, comme c’est
le cas de cette contradiction. Chez Annie Proulx, la moralité n’est pas à prendre au sérieux
car elle est justement immorale : les deux auteurs partagent donc un esprit commun.
8. La portée symbolique du récit d’Annie Proulx est moins évidente que celle des contes
car il s’agit d’une nouvelle réaliste. Cependant, Croom est beaucoup moins effrayant
que la Barbe bleue et il fait preuve de lâcheté en se suicidant. Or, il est amusant de
noter que la clé, symbole phallique, est remplacée par une scie, élément prosaïque mais
également symbole de castration. Les rôles de l’homme et de la femme sont presque
inversés par rapport au conte de Perrault.

Vers le bac
L’écriture d’invention
L’objectif de cet exercice est de faire pratiquer la réécriture aux élèves afin qu’ils
prennent conscience de la difficulté de cette pratique, mais aussi de la jubilation qu’elle
offre. Il s’agit ici d’une transposition générique qui implique un changement d’époque.
On veillera à ce que les élèves comprennent le principe de l’analogie, nécessaire à
l’identification du texte source par le lecteur.
Critères d’évaluation
– Le texte de l’élève est un récit réaliste se déroulant au xxie siècle.
– Le texte source est identifiable, sans que le texte de l’élève soit une simple imitation.
– Le texte de l’élève est empreint d’humour ou d’ironie, comme chez Annie Proulx.
– Le récit propose une moralité immorale.


Séquence 1
La réécriture comme variation
Corpus de textes B

Le mythe de Salomé
B i b l i o g r a p h i e
Études sur le mythe
– Étude du mythe de Salomé en littérature, Éditions du CRDP de Paris.
– Claudine Gauthier, Saint Jean et Salomé. Anthropologie du banquet d’Hérode, Éditions
Lume, 2008.
Autres versions littéraires du mythe
– Jacques de Voragine, La Légende dorée, 1261-1266.
– Théodore de Banville, Hérodiade, 1874.
– Stéphane Mallarmé, Les Noces d’Hérodiade, 1887.

Texte 1
Le mythe biblique (pages 490-491)
Nouveau Testament (vers 70 après J.-C.)

➔➔ Objectifs
Comprendre le sens de cet apologue et prendre conscience de son laconisme.

➔➔ Présentation du texte
Le mythe de Salomé apparaît dans deux Évangiles : celui de Mathieu (14, 3-11) et celui
de Marc (texte du manuel). Les deux versions sont très proches, mais Marc insiste
davantage sur le rapport entre Salomé et Hérodiade car il insert un dialogue entre les
deux femmes, lors duquel la fille demande à sa mère ce qu’elle peut réclamer à Hérode.
Dans la version de Mathieu, Salomé réclame la tête de Jean-Baptiste sans l’avis de sa
mère. Les auteurs du corpus se réfèrent souvent aux deux versions, en fonction du
personnage qui les intéresse le plus, la mère ou la fille.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. La mort de Jean est choquante car elle est injuste : cet homme n’a pas commis de crime
et il n’est pas jugé. Elle est due au caprice d’une jeune femme et la rapidité de l’exécution
ne peut que renforcer l’indignation du lecteur.
b. Lignes 1 à 8 : exposition de la situation.
Lignes 8 à 12 : la danse de la fille d’Hérodiade.
Lignes 12 à 16 : la proposition d’Hérode.
Lignes 16 à 18 : le dialogue entre Hérodiade et sa fille.
Lignes 18 à 24 : la demande de la fille d’Hérodiade.
Ligne 24 à 28 : l’exécution de Jean et son inhumation.


c. « Évangile » vient du grec et désigne étymologiquement une « bonne nouvelle ». Les
Évangiles sont des livres qui annoncent la résurrection prochaine du Christ.

Lecture analytique
La séduction et la mort
1. La danse de la fille d’Hérodiade est une danse de séduction qui lui sert à obtenir
l’exécution de Jean, requête cruelle et injuste. La mort est donc la conséquence du désir
suscité par la jeune femme.
2. Ce contraste est choquant car le lecteur ne s’attend pas à ce que la danse, qui
connote la sensualité, ait pour conséquence l’exécution rapide et brutale d’un homme.
Le lien de cause à effet n’est pas justifié par une quelconque justice, ce qui provoque
l’indignation du lecteur.
Le rôle des figures féminines
3. Hérodiade fait preuve d’ascendant à l’égard de sa fille. Le fait qu’on ne connaisse pas
le nom de celle-ci montre qu’elle n’est que le jouet de sa mère. La construction de la
phrase des lignes 24 à 26 le souligne aussi : la répétition du groupe verbal « la donna »
montre que la fille d’Hérodiade n’est qu’un intermédiaire qui sert les désirs de sa mère
et lui donne finalement la tête de Jean.
4. La femme, dans ce texte, est soit manipulatrice, comme Hérodiade, soit tentatrice,
comme sa fille. Les deux femmes font également preuve de cruauté. L’image de la
femme est donc négative. Quant à Hérode, il est lâche car il craint Jean (l. 5) et faible
car il succombe à la tentation de la fille de son épouse, ce qui relève de l’inceste. Son
autorité est en réalité soumise à celle des femmes. Cet homme et ces femmes forment
donc une société pervertie. Seul Jean est un personnage positif, « juste et saint » (l. 6).
L’apologue et le mythe
5.
Frères
Anciens
Mariés époux
Hérode Antipas Hérodiade Philippe

La fille d’Hérodiade
et de Philippe
(Salomé)

L’union d’Hérode et d’Hérodiade est condamnée car Hérodiade est l’ancienne épouse du
frère de celui-ci, Philippe, père de la fille d’Hérodiade, qui est donc la nièce d’Hérode.
6. Cet apologue dénonce les relations incestueuses et la soumission du pouvoir à la
séduction des femmes. Mais cette leçon est ambiguë car les pécheurs ne sont pas punis
et Jean, pourtant « juste et saint » (l. 6), meurt, ce qui en réalité fait de lui un martyr.


7. Cette histoire a pu inspirer de nombreux artistes car elle fait intervenir des principes
contradictoires, la séduction et la mort et des personnages cruels mais fascinants. Le
laconisme du récit, qui donne très peu d’informations sur la fille d’Hérodiade, a aussi
pu contribuer à cette fascination des artistes, qui ont pu facilement créer leur propre
image de Salomé, grâce aux lacunes du récit biblique.

Vers le bac
L’entretien
La beauté de ce récit tient en sa concision, en l’économie des moyens déployés par le
narrateur qui parvient à faire cohabiter en peu de lignes les principes contraires de la
séduction et de la mort. Du point de vue formel, la langue peut sembler neutre, mais
on peut repérer des effets qui contribuent à captiver le lecteur, comme les répétitions
de « demander » (quatre occurrences), « donner » (six occurrences) ou « la tête » (quatre
occurrences), qui constituent comme un refrain poétique et résument à elles seules ce
mythe.

Texte 2
Un mythe littéraire et pictural (pages 491-493)
Joris-Karl Huysmans, À Rebours (1884)

➔➔ Objectifs
Comprendre que le mythe de Salomé touche tous les arts et comprendre l’intérêt de
l’ekphrasis.

➔➔ Présentation du texte
À Rebours marque la rupture définitive de Huysmans avec le naturalisme de Zola.
L’auteur se rapproche du symbolisme, ce qui explique l’importance accordée à l’œuvre
de Gustave Moreau dans son roman. L’étude de cette ekphrasis permet donc d’aborder
la réécriture en tant que dialogue entre les arts. On pourra, en complément, étudier
différentes versions du mythe de Salomé peintes par Moreau.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le narrateur parvient à faire oublier qu’il décrit un tableau en lui donnant vie, à l’aide
de nombreux verbes d’action au présent, qui confèrent une impression de durée et de
mouvement, comme aux lignes 6-7 : « elle commence la lubrique danse ». Cette propo-
sition introduit une action qui se déroule dans le temps ; or, un tableau ne présente
qu’une image fixe, qui interdit la dimension temporelle.
b. Le présent est employé aux lignes 1 à 26 : il s’agit de la description du tableau de
Moreau. Le tableau ne changeant pas avec le temps, le présent indique son immuabi-
lité. Ce temps rend aussi cette description plus animée. Le passé simple et l’imparfait
sont employés dans le reste du texte : il s’agit du retour au récit. Le dernier paragraphe
livre une réflexion sur le mythe de Salomé à travers l’histoire, ce qui explique aussi
l’emploi de temps du passé.


Lecture analytique
Le tableau d’une danse
1. Les termes associés à Salomé dans le deuxième paragraphe connotent d’abord la
sensualité : sa danse est « lubrique » (l. 7), « ses seins ondulent » (l. 8) et « leurs bouts
se dressent » (l. 9), sa peau est moite (l. 9), couleur « rose thé » (l. 15). D’autres termes
connotent la richesse : « ses bracelets, ses ceintures, ses bagues » (l. 10), « sa robe triom-
phale, couturée de perles, ramagée d’argent, lamée d’or, la cuirasse des orfèvreries »
(l. 11-12). Le lexique des couleurs est très présent à la fin du paragraphe : « marbrés de
carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu d’acier, tigrés de vert paon. » (l. 16
à 18). L’écrivain cherche à représenter la richesse et la sensualité de Salomé, qui sont
à l’origine de la fascination d’Hérode, mais aussi des artistes. Il fait concurrence au
peintre car l’accumulation de détails, d’adjectifs de couleur ou de matière fait penser à
la richesse de la toile de Moreau.
2. Les deux premiers paragraphes sont chacun composés d’une seule phrase longue et
complexe. L’apparition du sujet de la première phrase, « Salomé » (l. 2), est retardée par
deux compléments circonstanciels et se trouve très éloignée du verbe « s’avance » (l. 4)
par des incises. Ce retardement ralentit le rythme de la phrase, ce qui souligne ainsi la
lenteur des gestes de la danseuse. La deuxième phrase compte beaucoup plus de verbes
et de propositions principales juxtaposées, qui miment peut-être la complexité de sa
danse, mais aussi l’accélération de ses mouvements.
3. On peut relever dans les deux premiers paragraphes de nombreux jeux de sonori-
tés qui contribuent à l’harmonie poétique des phrases. À la ligne 1, on trouve ainsi
la paronomase « perverse »/« parfum » et une allitération en fricatives : « perverse »,
« parfum », « atmosphère, surchauffée ». Dans le deuxième paragraphe, une allitération
en [s] mime la sensualité de la danse : « face », « solennelle, « auguste », « commence »,
« danse », « sens assoupis », « ses seins », « se dressent ». À la fin du paragraphe, des
allitérations en labiales et en dentales donnent l’impression d’un rythme plus violent
et saccadé : « des insectes splendides aux élytres éblouissants, marbrés de carmin, ponc-
tués de jaune aurore, diaprés de bleu d’acier, tigrés de vert paon. »
Un mythe artistique
4. De nombreuses références font appel à l’érudition du lecteur, comme l’allusion à la
Bible de Pierre Variquet, un imprimeur du xviie siècle, lorsque le narrateur cite les diffé-
rentes versions du mythe de Salomé dans les Évangiles ou lorsqu’il parle du tableau de
Rubens. Seul un lecteur très cultivé peut connaître toutes ces références culturelles.
Cette érudition est l’une des caractéristiques du dandy fin de siècle tel que l’imagine
Huysmans et qui se doit d’être un esthète instruit.
5. La description de la danse de Salomé, inspirée par la toile de Moreau, est une amplifi-
cation du texte biblique, qui ne donne pas autant de précisions à propos de l’apparence
de la jeune femme et de la lascivité de ses mouvements. Huysmans crée une nouvelle
version du mythe en palliant les lacunes de la Bible.
6. D’après le narrateur, Moreau est parvenu à peindre la sensualité de Salomé, contrai-
rement à Rubens, par exemple. L’écrivain se fait le rival du peintre symboliste, mais il
s’agit d’une émulation artistique. Moreau fait partie des « cervelles ébranlées, aigui-


sées, comme rendues visionnaires » (l. 52). Ces adjectifs pourraient renvoyer au person-
nage de Des Esseintes, mais également à Huysmans. Il s’agit donc bien d’un éloge
adressé à Moreau.
Une impossible représentation
7. Un mythe est toujours constitué de plusieurs versions, sans qu’aucune n’en soit la
source véritable. Au contraire, il faut que les artistes puissent disposer d’un espace vide,
de lacunes, pour laisser cours à leur rêverie et donner leur propre version de l’histoire.
Si Salomé est un personnage « si hantant pour les artistes » (l. 27-28), c’est parce que la
version laconique du Nouveau Testament en fait une femme mystérieuse et donc fasci-
nante. Chaque artiste peut ainsi projeter ses propres fantasmes et ses représentations
personnelles dans sa version du mythe.
8. Le narrateur affirme que Salomé est « incompréhensible pour tous les écrivains qui
n’ont jamais pu rendre l’inquiétante exaltation de la danseuse, la grandeur raffinée de
l’assassine » (l. 54 à 56). Or, c’est justement ce que vient de faire le narrateur en décri-
vant la danse de la jeune femme : Huysmans, indirectement, affirme la supériorité de
son art décadent sur celui de ses prédécesseurs qui ne sont pas parvenus à percer le
mystère de Salomé.

Vers le bac
La dissertation
Si l’histoire de Salomé a si souvent été réécrite, c’est d’abord parce que le texte des
Évangiles fascine. Cette alliance de sensualité et de cruauté est une contradiction fasci-
nante, mise en valeur par le dépouillement poétique du texte. Mais c’est aussi parce
que le mythe ne dit pas tout et laisse aux artistes la possibilité de l’amplifier. En effet,
le personnage de Salomé est mystérieux, très peu décrit et pourtant à l’origine du
martyre d’un très grand saint. On ne sait rien de sa beauté, par exemple : Moreau et
Huysmans ont pu ainsi l’imaginer telle qu’ils la souhaitaient, pour qu’elle corresponde
à la beauté vu par les symbolistes. On ne sait rien non plus de ses réelles intentions :
la Bible dit qu’elle obéit à sa mère, mais rien n’explique pourquoi elle lui est si obéis-
sante. Certains artistes, comme Oscar Wilde, vont ainsi prêter des intentions à la jeune
femme et prétendre qu’elle aime Jean et le fait tuer par dépit. Ce mythe laisse ainsi aux
artistes la possibilité de projeter leurs propres fantasmes et leurs propres images sur
le personnage de Salomé, ce qui explique les nombreuses variations de cette histoire.

Histoire des arts


Salomé, un mythe pictural (page 494)
➔➔ Objectif
Étudier l’évolution de la représentation de Salomé en fonction des époques.

B i b l i o g r a p h i e
– Max J. Friedlaender et Jakob Rosenberg, Les Peintures de Lucas Cranach, Flammarion,
1978.
– Philippe Muray, La Gloire de Rubens, Grasset, 1991.


– Peter C. Sutton (dir. ; collectif), Le Siècle de Rubens, Albin Michel, 1994.
– Angelika Baümer, Klimt et la représentation des femmes, Hazan, 2001.

➔➔ Présentation des œuvres


Ces trois tableaux donnent une image différente de Salomé.
Cranach l’Ancien représente la jeune femme en habit de la Renaissance. Ses épaules et
le haut de sa poitrine sont nus et rappellent la sensualité de la jeune femme. Les bijoux
et les vêtements connotent la séduction mais aussi l’excès de richesse. Le paysage en
arrière-plan donne une impression de perspective, même si elle n’est pas encore vraiment
maîtrisée : on sent encore l’influence de la peinture médiévale dans ce portrait.
L’évolution est nette avec le tableau de Rubens, qui date du xviie siècle. La femme en
rouge est Hérodiade, la femme en bleue est Salomé. L’homme est le bourreau. Là aussi,
les vêtements et les bijoux rappellent l’excès de richesse de cette Cour pervertie. Comme
chez Cranach, Salomé est blonde, ce qui est étrange pour une femme méditerranéenne :
les peintres l’ont représentée en fonction des canons de leur époque. On pourra renvoyer
au texte de Huysmans, qui fait allusion à la Salomé de Rubens, « qui la déguisa en une
bouchère des Flandres » (l. 53-54) : la rondeur des personnages correspond au goût de
l’époque.
Enfin, le portrait de Klimt est l’héritier du symbolisme de Moreau : les motifs géométriques
et les arabesques semblent cacher un sens indéchiffrable, contribuant au mystère de cette
femme, qui associe la séduction, représentée par sa poitrine et la mort, représentée par
la tête de Jean, en bas à droite.

➔➔ Réponses aux questions


1. Cranach représente Salomé comme une princesse de la Renaissance allemande. Cette
femme est couverte, mais ses épaules dénudées sont un symbole de séduction. Ses
vêtements et ses bijoux sont le signe de sa richesse et de la séduction qu’elle exerce
sur les hommes. On retrouve cette richesse dans le tableau de Rubens, mais le corps de
Salomé est plus couvert. La couleur bleue de sa robe, qui correspond aux vêtements de
l’aristocratie flamande du xviie siècle, est la même que celle attribuée à la vierge Marie :
le peintre montre ainsi que l’innocence de cette jeune fille est pervertie par sa mère,
Hérodiade, représentée en rouge, la poitrine mise en valeur par le décolleté. Enfin,
les habits de la Salomé de Klimt sont beaucoup moins réalistes : ils sont constitués
de motifs géométriques colorés et oniriques, dont le sens symbolique est mystérieux.
Mais aucune de ces Salomé n’est habillée comme une princesse du ier siècle : chaque
artiste s’est approprié le mythe en la représentant en fonction des canons de beauté
de son époque.
2. Le regard de la Salomé de Cranach exprime une froide satisfaction : un sourire à peine
perceptible se dessine sur ses lèvres. Celui de la Salomé de Rubens est adressé au bour-
reau, comme si elle le regardait dans le dos de sa mère ; il exprime la satisfaction de
manière plus franche que la Salomé de Cranach. Enfin, le regard de la Salomé de Klimt
est le plus mystérieux car on ne distingue pas les yeux de cette femme qui les plisse et
semble impassible malgré la mort de Jean.
3. Dans le tableau de Cranach, la tête de Jean est mise en valeur au premier plan.
L’expression de la douleur qui se lit sur son visage s’oppose à celle de Salomé. La couleur


du sang au niveau du coup est la même que celle de la coiffe de la jeune femme : ce jeu
d’écho est symboliquement violent, il associe le rouge de la séduction au rouge de la
mort. Chez Rubens, la tête de Jean n’est pas mise en valeur : elle n’est pas centrée et la
lumière ne l’éclaire pas, contrairement aux visages de Salomé et d’Hérodiade. Aucun
des personnages ne la regarde, comme si sa mort était un caprice déjà oublié. Enfin, la
tête de Jean est escamotée dans le tableau de Klimt : on la voit à peine en bas à droite.
Salomé la tient par les cheveux et la dissimule dans les pans de sa robe : cette femme
apparaît comme une sorcière Victorieuse qui fait presque disparaître son ennemi et le
fait oublier grâce à ses pouvoirs de séduction.
4. La sainteté de Jean n’est explicite dans aucun des tableaux : on a l’impression de voir
des portraits profanes chez Cranach et Rubens. La tête du saint n’est pas magnifiée,
la couleur de la mort est visible sur son visage. Chez Klimt, la tête semble encore en
vie, comme si Jean dormait (ses yeux sont fermés). Mais Salomé est davantage mise
en valeur, comme si la dimension profane du mythe, la sensualité de la femme étaient
plus importantes que le message divin transmis par Jean.
5. On insistera sur l’argumentation des élèves et on pourra organiser un débat en classe.
Il s’agit de leur faire comprendre qu’un tableau reflète souvent les goûts esthétiques
d’une époque et peut ne pas plaire à des spectateurs du xxie siècle, mais une œuvre d’art
peut également toucher quelqu’un qui la contemple des siècles plus tard.

Texte 3
De la variation à la subversion (pages 495-496)
Guillaume Apollinaire, Alcools (1913)

➔➔ Objectif
Comprendre comment la variation autour d’un mythe conduit souvent à sa subversion.

➔➔ Présentation du texte
Ce poème aurait été rédigé après qu’Annie Playden, gouvernante de la famille dont
Apollinaire était alors le précepteur, a éconduit les avances du poète. Le poète choisit
alors le mythe de Salomé pour représenter la cruauté et la folie des femmes, mais il le
transpose dans un univers médiéval, peut-être inspiré d’une miniature du Moyen Âge.
On pourra travailler sur le rapport entre la tradition et la modernité de ce poème, aussi
bien du point de vue formel que du point de vue de l’appropriation du mythe, qui est
ici subverti par l’ingénuité cruelle de la danseuse et la tonalité comique, qui dégrade
la dimension sacrée de la mort de Jean.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. L’action du poème se déroule après la mort de Jean, réduit à sa « tête » (v. 15) au
« front […] déjà froid » (v. 16).
b. C’est Salomé qui parle dans ce poème : on le devine car elle s’adresse à sa mère au
vers 3. Donner la parole à Salomé permet de lui prêter des intentions plus explicites que
dans le mythe biblique et de montrer sa cruauté.


c. Le poème est composé majoritairement d’alexandrins : l’emploi d’un décasyllabe
(v. 14) et de trois hexasyllabes (v. 21 à 23) produit donc une irrégularité. Mais certains
alexandrins sont eux-mêmes irréguliers car la césure n’y est pas respectée :
– aux vers 6 et 11, elle sépare le déterminant du nom : « le / fenouil » ; « vos / soldats » ;
– au vers 16, elle sépare le sujet du verbe : « son front / ma mère est déjà froid » ;
– au vers 20, elle sépare l’auxiliaire du participe passé : « j’aurai / perdu ».

Lecture analytique
Une gaieté inquiétante
1. L’irrégularité des vers observée dans la question c. peut mimer les mouvements
saccadés d’une danse rythmée. Les phrases sont plutôt courtes, ce qui rappelle la rapi-
dité d’une danse. Cette impression est renforcée par l’absence de ponctuation. Les
sonorités peuvent aussi faire penser à une danse.
Dans la première strophe, on relève ainsi une allitération en [s], qui connote la sensua-
lité et une allitération en dentales, qui donne un rythme saccadé aux phrases :
Pour que sourie encore une fois Jean-Baptiste
Sire je danserais mieux que les séraphins
Ma mère dites-moi pourquoi vous êtes triste
En robe de comtesse à côté du Dauphin
Dans la deuxième strophe, c’est une allitération en labiales qui imprime le rythme aux
phrases :
Mon cœur battait battait très fort à sa parole
Quand je dansais dans le fenouil en écoutant
Et je brodais des lys sur une banderole
Destinée à flotter au bout de son bâton
Le poète se sert donc des outils propres à la poésie pour évoquer la danse de la jeune
femme.
2. Les quatre premières strophes ont des systèmes de rimes croisées, mais la cinquième
strophe présente des rimes embrassées. Deux rimes sont irrégulières, aux vers 6/8 et
13/15 puisque deux voyelles nasales sont confondues. Les rimes perdent donc leur
rigueur au cours du poème, qui prend la forme d’une chanson populaire, voire d’une
comptine, notamment dans les trois derniers hexasyllabes en rimes plates. La forme se
dégrade donc progressivement et souligne la subversion du mythe.
3. Dès le vers 3, la tristesse d’Hérodiade est le signe d’un malaise : la mort de Jean ne
l’a pas satisfaite. Cette tristesse est reprise au vers 14, avec les pleurs du fou du roi. Elle
contamine même la nature puisque les lys « se sont flétris » (v. 12). On comprend que Jean
est mort lorsque Salomé parle de sa tête froide aux vers 15-16.
4. Ce poème peut susciter le malaise du lecteur car le sujet est grave – il s’agit de la
décapitation injuste d’un saint – mais son traitement est très léger et prend la forme
d’une comptine enfantine. Ce décalage est ainsi à l’origine du trouble que peut ressentir
un lecteur qui connaît le mythe biblique.
La transformation du mythe
5. L’attitude et le langage de Salomé rappellent ceux d’une enfant qui s’adresse à sa
mère sans se rendre compte de la gravité de ses propos. Elle emploie des mots qui font


croire à une forme d’innocence lorsqu’elle dit, par exemple : « Ne pleure pas ô joli fou du
roi » (v. 14). La syntaxe est parfois malmenée, comme au vers 16 où le sujet « son front »
est séparé du verbe par l’apostrophe « ma mère ». Salomé affiche une désinvolture qui
ne convient pas à la situation.
6. Les personnages semblent appartenir au Moyen Âge français, comme le sous-
entendent plusieurs indices. Hérodiade est en « robe de comtesse à côté du Dauphin »
(v. 4), ce qui fait penser à la cour du roi de France, ce que corroborent les « lys » brodés
« sur une banderole » (v. 7). Le « fou » (v. 14) est aussi une figure de Cour médiévale. Il est
possible qu’Apollinaire se soit inspiré d’une enluminure pour écrire ce poème. Mais on
peut aussi y voir une forme de dégradation du mythe, qui de lointain devient historique.
7. Cette reprise du mythe est un jeu car Apollinaire s’amuse à en détourner certains
éléments du mythe. La forme de la comptine participe du ludisme du texte. C’est aussi
une dégradation car la dimension sacrée de Jean est transgressée, sa mort est ridicu-
lisée par le chant de Salomé et sa désinvolture. On peut parler d’un affadissement à
propos de la légèreté du poème, mais sa tonalité générale le rend plaisant et en même
temps angoissant. C’est en cela qu’Apollinaire approfondit le mythe : il donne à Salomé
une dimension qui n’apparaît pas aussi explicitement chez les autres artistes, celle de
l’enfant perverse et cruelle, qui fait de la mort de Jean un simple jeu.

Vers le bac
La question de corpus
Salomé, dans le Nouveau Testament, est soumise à sa mère, dont elle satisfait les
volontés. La femme apparaît comme une tentatrice, une nouvelle Ève qui pervertit les
hommes. Chez Huysmans, Salomé est une femme mystérieuse qui fascine les artistes
par sa sensualité que peu d’entre eux ont su retranscrire, en littérature comme en pein-
ture. Huysmans parle même de « dépravations » (l. 49) : Salomé incarne une décadence
qui fait écho à celle de Des Esseintes. La robe qu’elle porte dans le tableau de Moreau et
que Huysmans décrit est un chef-d’œuvre de raffinement et de richesse, qui laisse voir
le corps sensuel de la jeune femme et contribue à le magnifier. La main qu’elle tend en
fait une femme autoritaire, capable d’ordonner au roi de sacrifier Jean pour une simple
danse. Ces réécritures ne s’éloignent pas trop du mythe originel. En revanche, celle de
Wilde lui donne une autre dimension : Salomé est prise d’une passion mortifère pour
Jean. Le texte biblique est profané puisque la jeune femme va jusqu’à embrasser la
tête de Jean. Elle est finalement exécutée par les soldats d’Hérode, ce qui n’est pas le
cas dans le texte source. Elle représente un vice dangereux et contre-nature, mais elle
est aussi une incarnation de la souffrance amoureuse, dimension absente des versions
précédentes. Enfin, le poème d’Apollinaire introduit un subversif changement de tona-
lité, en racontant le mythe à la manière d’une comptine, faisant de ce personnage une
femme-enfant cruelle et désinvolte.

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Texte complémentaire
La mort de Salomé (pages 496-497)
Oscar Wilde, Salomé (1891)

➔➔ Objectif
Comprendre comment Wilde s’approprie le mythe et le subvertit en faisant de Salomé
une femme amoureuse.

➔➔ Présentation du texte
Oscar Wilde écrivit cette pièce en français pour la comédienne Sarah Bernhardt, qui
devait jouer le rôle de Salomé à Londres avant son interdiction. La pièce fut jouée en
France en 1896, son programme était illustré par Toulouse-Lautrec. Wilde était alors en
prison, à la suite de son procès pour conduite immorale. Dans cette pièce, Salomé est
souvent comparée à la lune (qui l’éclaire d’ailleurs à la fin de l’extrait) : il s’agirait d’une
allusion à Cybèle, déesse de la Lune qui préserve sa chasteté, de même que Salomé
veut rester vierge et fait donc condamner Iokanaan, dans un délire de préservation de
sa propre passion. Salomé prend donc une dimension nouvelle par rapport aux autres
textes du corpus, elle devient un personnage tragique soumis à la perversion de ses
ascendants, soumis à son désir et à ses passions, monstrueux, coupables et innocents.

➔➔ Réponses aux questions


1. Salomé est sous l’emprise d’une passion destructrice. Elle éprouve du désir pour
Iokanaan et l’accuse de l’avoir « déflorée » (l. 4). Elle emploie ce mot dans un sens
symbolique : le saint a refusé les avances de la jeune fille, mais le désir intense qu’elle
éprouve pour lui l’a transformée : c’est pour cela qu’elle dit qu’elle n’est plus chaste.
2. Hérodias est en retrait par rapport à sa fille, elle parle peu dans cette scène et
se contente d’approuver ce qu’a fait Salomé (l. 12-13), tandis que dans le Nouveau
Testament, c’est elle qui dirige les actes de sa fille. Wilde renverse donc l’équilibre de
leurs rapports pour donner plus d’importance à Salomé.
3. Salomé est un personnage tragique, qui inspire terreur et pitié. Elle est coupable du
meurtre de Iokanaan et le baiser qu’elle a donné à sa tête est monstrueux. Sa passion
amoureuse la conduit à une folie effrayante. Mais en même temps, elle inspire la pitié
car elle n’est pas entièrement responsable de ses actes : elle est la fille d’une « épouse
incestueuse » (l. 14) et elle est soumise à sa passion.

Lecture complémentaire
Flaubert, « Hérodias », Trois Contes (1877)

➔➔ Présentation de l’œuvre
L’unité du recueil des Trois Contes pose problème car le rapport qu’entretiennent les
trois récits n’est pas évident. On peut remarquer que Flaubert part d’une histoire qui
lui est contemporaine, puis il s’éloigne dans le temps, passant par le Moyen Âge pour
remonter jusqu’au mythe antique, aux sources de l’humanité. On peut également
voir une évolution dans le rapport des personnages au bien et au mal : Félicité est


vertueuse, Julien doit expier une faute, Hérodias et Salomé sont des images de la tenta-
tion. Finalement, cette évolution va à l’encontre de l’idée d’une décadence morale de
l’homme puisque le personnage contemporain de l’auteur incarne le bien, contraire-
ment à Salomé.

➔➔ Réponses aux questions


1. Flaubert reprend la trame du récit biblique mais il l’amplifie. Il choisit de suivre prin-
cipalement le point de vue d’Hérode Antipas. L’intrigue met ainsi en avant les enjeux
politiques de ce récit, qui devient presque un récit historique sur la Galilée et la nais-
sance du christianisme. Mais des éléments tendent vers le merveilleux, comme la mort
des serpents jetés dans la cellule de Iokanaan et confirment la dimension sacrée de
l’épisode.
2. Dans le premier chapitre, Hérode, alors qu’il se dispute avec Hérodias à propos de
Iokanaan, aperçoit, depuis la terrasse de son palais, une jeune femme sur le toit d’une
maison : il s’agit de Salomé, mais le lecteur ne le sait pas encore, bien que des indices
sur son apparence physique permettent de le deviner. Sa vision suscite le désir d’Hé-
rode : sa respiration devient plus forte et des flammes s’allument dans ses yeux. Le
lecteur est intrigué par cette femme mystérieuse et sensuelle. À la fin du deuxième
chapitre, Salomé se trouve dissimulée par un rideau et tend le bras pour attraper une
tunique. Hérode la prend pour une esclave, mais le lecteur, toujours intrigué, peut
comprendre qu’il s’agit de Salomé puisque Hérodias vient d’affirmer qu’on lui a apporté
de Rome une médaille de Tibère ; Salomé est certainement celle qui lui a fait ce cadeau.
Enfin, elle apparaît dans le troisième chapitre lors du banquet : elle effectue sa danse
qui captive Hérode et fascine le lecteur par sa sensualité.
3. En intitulant cette nouvelle « Hérodias », Flaubert met en valeur la mère de Salomé,
au rôle très important dans le Nouveau Testament, mais minoré dans les diverses réécri-
tures du mythe. Ce titre permet aussi de rendre Salomé encore plus mystérieuse car
elle est absente du récit pendant presque toute la nouvelle et son nom n’apparaît qu’au
troisième chapitre.
4. Cette version diffère des précédentes en plusieurs points. Tout d’abord, le point de
vue principal est celui d’Hérode : c’est à travers son regard que l’on découvre Salomé,
on partage son trouble causé par la sensualité de la jeune femme. Elle en diffère aussi
par l’amplification, qui permet à Flaubert d’introduire de nombreux personnages dont
le Nouveau Testament ne parle pas, comme Vitellius et Aulus.
Cette multiplication des personnages est nécessaire à l’intrigue politique développée
dans la nouvelle.
5. Flaubert parvient à faire revivre la Palestine antique par l’évocation des richesses du
palais d’Hérode, par le nombre des personnages appartenant à des peuples différents,
par la description des intrigues politiques, qui opposent Hérode à Rome et aux Juifs. Il
donne également de la profondeur à la relation qui lie Hérode et Hérodias, à l’avilisse-
ment que cette femme parvient à maintenir chez son mari en faisant naître sa passion
pour Salomé. Malgré cette richesse qui fait revivre une époque, Flaubert n’oublie pas
la dimension sacrée de la mort de Iokanaan. Ces raisons peuvent être des arguments,
parmi d’autres, qui font apprécier cette version du mythe.


Séquence 2
La réécriture comme subversion
Corpus de textes A

Le duel épique, un cliché littéraire


B i b l i o g r a p h i e

– Gérard Genette, Palimpsestes, La Littérature au second degré, 1982.


– Simone Weil, « L’Iliade ou le poème de la force », La Source grecque, Éd. Gallimard, 1953.
– Jean-Louis Backès, Iliade d’Homère, Éd. Gallimard, coll. « Foliothèque », 2006.
– Hubert Laizé, Leçon littéraire sur l’Iliade, PUF, 2000.
– Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables, Klincksieck (1992), 3e édition revue et rema-
niée, 2010.

Texte 1
Un combat héroïque (pages 500-501)
Homère, Iliade (ixe siècle av. J.-C., fixé par écrit au vie siècle av. J.-C.)

➔➔ Objectif
Analyser les caractéristiques du récit d’un duel épique.

➔➔ Présentation du texte
Ce duel, souvent parodié, oppose les deux personnages à l’origine de la guerre de Troie,
Pâris et Ménélas. Il présente toutes les caractéristiques traditionnelles de ce genre de
duel héroïque : des guerriers hors du commun, de noble extraction, qui se menacent
verbalement avant de se livrer des assauts d’une grande violence, soutenus par les dieux.
On fera repérer aux élèves tous ces éléments, qui seront détournés dans les autres textes
du corpus.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le combat commence par une provocation verbale de Ménélas, qui atteint ensuite
Pâris de sa lance (v. 1 à 6). Ménélas lui donne ensuite un coup de glaive, qui se brise sur
le casque de son adversaire (v. 7 à 9). Il implore alors Zeus (v. 11 à 14). Il parvient à saisir
Pâris par son casque et le traîne au sol (v. 15 à 18), mais Aphrodite intervient pour sauver
son champion, en rompant la lanière du casque (v. 19 à 24) puis en le transportant dans
sa chambre (v. 25 à 28) à l’aide de sa magie divine.
b. Zeus est le roi des dieux de l’Olympe. Il est l’ancêtre de Ménélas : en effet, il est le père de
Tantale, lui-même père de Pélops, père d’Atrée, père de Ménélas. Aphrodite est la déesse de
l’Amour : elle protège Pâris car il l’avait choisie comme la plus belle déesse face à ses rivales,
Athéna et Héra. Aphrodite, pour le récompenser, fit en sorte qu’Hélène s’éprenne de lui,
bien qu’elle soit mariée à Ménélas.


Lecture analytique
L’art du conteur
1. Le point de vue choisi par Homère est externe : le combat est perçu de l’extérieur,
sans que le narrateur ne prenne parti pour un des personnages. Le duel semble ainsi
plus terrible, plus violent car on ne connaît pas les pensées des personnages. Cela
permet de dramatiser le combat car le narrateur ne rapporte que les actions et les
paroles des deux héros.
2. Le narrateur suscite l’attente du lecteur en plaçant Pâris dans une situation déses-
pérée : il n’arrive pas à éviter la lance de Ménélas et se retrouve rapidement à terre. Le
lecteur craint alors pour sa vie. Mais l’intervention soudaine d’Aphrodite crée un effet
de surprise qui désamorce cette attente.
Un duel épique
3. La description des guerriers les magnifie grâce à de nombreux termes mélioratifs
désignant leur équipement, comme « le brillant bouclier, la robuste / lance » (v. 3-4), « la
cuirasse ouvragée, précieuse » (v. 4), « son glaive clouté d’argent » (v. 7), « aux jambières
solides » (v. 16), « La courroie ouvragée » (v. 17). Ménélas est aussi désigné par le nom
de « héros » (v. 23), qui rappelle son ascendance divine.
4. Le narrateur alterne entre des ralentissements et des accélérations, pour dramatiser le
récit du combat. Ainsi, il lui faut six vers pour dire que Ménélas touche Pâris avec sa lance,
ce qui est très long par rapport à la rapidité de l’action. En revanche, il ne lui faut que deux
vers pour dire que le roi grec traîne le prince troyen vers les Argiens ; Or, cette action est
plus longue que le jet de la lance : on peut donc parler d’accélération du rythme du récit.
De même, le sauvetage d’Alexandre par Aphrodite est extrêmement rapide par rapport à
la durée du combat : cela crée un effet de chute qui surprend le lecteur.
Un récit merveilleux
5. Zeus est l’ancêtre de Ménélas, qui est donc un héros. Lorsque le roi l’invoque, il lui
transmet la puissance et le courage. Aphrodite est la protectrice de Pâris, elle le sauve
par sa magie. Elle introduit donc un élément merveilleux dans ce combat, suscitant
ainsi l’étonnement et l’admiration du lecteur.
6. Ces héros sont hors du commun car ils résistent à des coups létaux pour le commun
des hommes. Pâris évite ainsi « la Kère noiraude » (v. 6). Son casque résiste à l’assaut du
glaive grec, au point de le briser en morceaux, ce qui n’est pas normal. Mais Ménélas
ne relâche pas ses efforts et fait preuve d’une volonté et d’un courage exceptionnels ;
il parvient finalement à mettre à terre son ennemi. Les deux personnages sont donc
des héros qui se distinguent des autres combattants par leurs exploits et leurs qualités.

Vers le bac
L’entretien
Les combats homériques ont inspiré de nombreux artistes jusqu’à aujourd’hui. On peut
citer les combats chevaleresques des romans médiévaux, les romans de cape et d’épée
au xixe siècle, les westerns et même les comics américains qui mettent en scène des super-
héros. Les exemples sont donc très nombreux et connus des élèves pour la plupart, ce qui
montre l’iifluence de l’épopée homérique sur notre culture.


Texte complémentaire
Un duel chevaleresque (page 501)
Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier à la charrette (xiie siècle)

➔➔ Objectif
Comprendre l’influence des épopées antiques dans les romans de chevalerie.

➔➔ Présentation du texte
Chrétien de Troyes aurait rédigé Lancelot ou le Chevalier à la charrette pour répondre
à une commande de Marie de Champagne, fille d’AliénOr, d’Aquitaine et de Louis VII.
Il met en scène le personnage éponyme à la recherche de la reine Guenièvre, enlevée
par Méléagant. Lancelot traverse de nombreuses épreuves initiatiques pour retrouver
sa dame. Nous étudierons cet extrait pour montrer les analogies entre les romans de
chevalerie et les épopées grecques, ces deux genres littéraires constituant un fonds très
souvent parodié dans la littérature occidentale.

➔➔ Réponses aux questions


1. Ce texte est épique car il raconte un combat violent entre deux chevaliers aux quali-
tés guerrières exceptionnelles. Les verbes d’action sont très nombreux et contribuent
à ce registre.
2. La violence du combat est exprimée par la connotation de nombreux termes appar-
tenant au champ lexical du combat : « le choc » (l. 2), « tranchent » (l. 4), « brisent »
(l. 4-5), « frappent » (l. 8), « abattent » (l. 9), « sauvagement » (l. 11-12), « frappent à
coups répétés » (l. 12). L’extrait se clôt sur une énumération ternaire qui souligne cette
violence : « un combat farouche, implacable et cruel » (l. 15-16).
3. Aucun combattant ne prend le dessus : la plupart des verbes sont conjugués à la troi-
sième personne du pluriel car les deux chevaliers agissent de la même manière, sans
que l’un prenne l’avantage sur l’autre.
4. Comme dans le texte d’Homère, les deux personnages s’affrontent violemment. La
haine qui les anime leur confère du courage. Malgré leurs blessures, ils continuent à
se battre. Le narrateur insiste également sur leur équipement, pour montrer la magni-
ficence des deux chevaliers.

Texte 2
Un duel héroï-comique (pages 502-503)
Jean de La Fontaine, Fables (1678)

➔➔ Objectif
Analyser le registre héroï-comique et la relation de cette fable avec l’Iliade.

➔➔ Présentation du texte
Ce récit est inspiré d’une fable d’Ésope, « Les deux Coqs et l’Aigle ». Mais La Fontaine y
ajoute des références à l’Iliade, absentes du texte source. Son étude permet un travail
sur le registre héroï-comique, que l’on retrouve dans de très nombreuses réécritures,
notamment au xviie siècle.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. Choisir des animaux de basse-cour n’est a priori pas approprié pour représenter des
héros. On peut donc parler de dégradation. Cependant, la fierté est une qualité souvent
associée au coq, ce qui justifie le choix de La Fontaine.
b. La moralité se trouve aux vers 29 à 33. Elle apprend au lecteur que le sort est chan-
geant et qu’une victoire peut être suivie d’une défaite, ce qui nous invite à la modestie
et à la vigilance.
c. Une épithète homérique est l’association d’une qualité à un personnage, souvent
sous la forme d’un complément du nom ou d’un groupe adjectival. Philippe Brunet,
dans sa traduction de l’Iliade, les forme en associant un nom commun et un adjectif,
liés par un trait d’union, ce groupe qualifiant un autre nom, comme « Argiens jambières-
solides » (l. 23). La Fontaine a recours à une proposition relative, « La gent qui porte
crête » (v. 8) et à un complément du nom, « Hélène au beau plumage » (v. 9), pour imiter
les épithètes homériques. Cet usage est parodique, il permet de jouer avec la culture
littéraire du lecteur, qui se plaira à reconnaître le style homérique.

Lecture analytique
L’art du récit
1. Tout d’abord, le narrateur présente la situation initiale (v. 1) et l’arrivée de l’élément
perturbateur, c’est-à-dire la poule (v. 1-2). En très peu de mots, la situation est donc
perturbée. Le combat est raconté des vers 3 à 10. Les vers 11 à 18 racontent ce qui
advient au perdant, qui se cache et prépare sa revanche. Les vers 19 à 23 racontent
comment le vainqueur, par sa fierté, se fait tuer par un vautour : sa victoire est donc de
courte durée, comme le montre le peu de vers qui lui sont accordés. Enfin, les vers 24
à 28 racontent le renversement de situation, très rapide lui aussi : le vaincu revient et
séduit la poule.
2. Les vers employés sont l’alexandrin et l’octosyllabe. Leur alternance permet de rendre
le récit moins monotone, plus plaisant. Elle permet aussi des effets de ralentissement
ou d’accélération, comme aux vers 1 et 2 : l’octosyllabe sous-entend que la guerre arrive
subitement, sans que l’on s’y attende, la paix qui régnait jusque-là étant exprimée par
un alexandrin.
3. On peut relever six enjambements dans cette fable (v. 3-4, 9-10, 14-15, 19-20, 25-26,
31-32). Ils donnent au récit sa vivacité, en assouplissant le cadre rigide et monotone
des vers. Ils miment parfois la rapidité de l’action, comme aux vers 3 et 4, qui montrent
comment l’amour est responsable de la réaction immédiate des deux coqs.
Un duel héroï-comique
4. Le registre héroï-comique consiste à parler d’un sujet prosaïque dans un style soutenu
et noble, ce qui crée un décalage comique. C’est le cas ici puisqu’un combat entre
deux volailles est raconté comme s’il s’agissait d’un duel épique entre deux héros de
l’Antiquité.
5. Les animaux donnent à la fable un aspect plaisant et enfantin. Ils permettent de
représenter indirectement les hommes grâce à un rapport d’analogie. Cela permet


d’exprimer une critique sans qu’elle soit trop violente pour le lecteur, qui rira de ses
défauts et ainsi les corrigera.
6. Peu de vers sont accordés au combat car il ne s’agit pas de l’enjeu principal de cette
fable, qui est de montrer l’inconstance de la Fortune et de dénoncer l’orgueil des
hommes. C’est pour cela que ce qui se passe après le combat occupe beaucoup plus de
vers dans la fable.
7. Le vautour apparaît subitement, au vers 21, qui est un octosyllabe dont la brièveté
mime la rapidité de l’apparition du rapace. Il n’y a aucun combat contre le vautour, qui
tue avec une grande facilité le fier coq, ce qui produit un décalage comique.
Une réécriture parodique
8. La Fontaine transpose la rivalité entre Ménélas et Pâris pour Hélène dans une basse-
cour, les deux coqs se battant pour une poule. Mais il ajoute le vautour, dont l’arrivée
rompt le triangle amoureux.
9. La Fontaine reprend plusieurs procédés caractéristiques de l’épopée. Il emploie ainsi
des épithètes homériques et de nombreux verbes d’action, il joue avec les effets de ralen-
tissement et d’accélération. Les allusions aux dieux sont également inspirées de l’épopée
d’Homère. La Fontaine instaure donc un jeu avec le lecteur, qui doit mobiliser sa culture
littéraire pour reconnaître les procédés épiques repris par le fabuliste. Un lecteur qui ne
connaît pas le texte d’Homère peut apprécier cette fable, mais celui qui le connaît l’appré-
ciera encore plus, voire prendre plaisir à reconnaître la référence à l’Iliade.

Vers le bac
La dissertation
La parodie implique une distance moqueuse à l’égard du texte imité. Souvent, l’objectif
de l’auteur est de faire sourire ou rire. C’est le cas dans « Les deux Coqs », grâce au registre
héroï-comique. En effet, La Fontaine traite d’un sujet prosaïque comme s’il s’agissait
d’un sujet noble, en l’occurrence un combat épique. Ce décalage est une dégradation du
texte homérique et amuse le lecteur. La Fontaine se moque des procédés récurrents dans
l’épopée d’Homère, tellement employés que leur effet perd de son efficacité.
C’est le cas des épithètes homériques, reprises par La Fontaine dans sa fable. La reprise
de ce procédé permet de reconnaître le texte source et de tourner en dérision ses facilités
stylistiques. Cependant, la pratique de la parodie est également une forme d’hommage,
qui se fonde sur le partage d’une culture commune avec un lecteur savant, qui peut
reconnaître les allusions au texte imité. En reprenant Homère, La Fontaine montre sa
culture classique et prouve qu’il est un fin lecteur du poète grec, capable d’en reproduire
le style. Le fabuliste est d’ailleurs un partisan des Anciens, qui pensent qu’il est impossible
de dépasser le talent des auteurs de l’Antiquité.

Texte complémentaire
Un combat trivial (pages 503-504)
Émile Zola, L’Assommoir (1877)

➔➔ Objectif
Analyser la dimension héroï-comique du texte.

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➔➔ Présentation du texte
Cette scène de L’Assommoir permet aux élèves de prendre conscience de l’importance
du registre héroï-comique dans l’histoire littéraire. Zola, dans le dossier préparatoire de
son roman, affirmait qu’il y aurait « très peu de scènes et des plus ordinaires ». On voit
ici qu’il n’a pas complètement respecté son idée initiale, emporté certainement par la
jubilation à raconter le combat entre ces deux femmes.

➔➔ Réponses aux questions 


1. Zola dégrade le motif du duel épique en faisant combattre deux femmes d’un milieu
très populaire, qui ne font preuve d’aucun honneur et parlent dans un langage très
vulgaire. On peut donc parler d’une parodie qui prend le contrepied du texte homérique.
2. Le registre de ce texte est héroï-comique, comme celui des « Deux Coqs ». En effet,
Zola parle d’un sujet prosaïque, le milieu ouvrier parisien, sur un mode héroïque.
Cependant, son texte est réaliste, contrairement à celui de La Fontaine et il n’y a pas
de référence explicite à l’Iliade, au contraire de la fable.
3. Zola donne une vision réaliste de ce qu’est un lavoir à Paris au xixe siècle ; il s’était
lui-même déplacé pour en observer un, d’après son dossier préparatoire. Gervaise et
Virginie représentent le monde ouvrier parisien ; elles parlent très vulgairement. Zola
souhaitait ainsi reproduire avec fidélité le langage du peuple. C’est pour cette raison
que les deux combattantes ne sont pas magnifiées. Cependant, cette scène va au-delà
de la simple étude naturaliste d’un milieu : Zola prend plaisir à amplifier la bataille pour
lui donner un tour épique et susciter le rire du lecteur.
4. On peut parler d’une « bataille formidable » car Zola emploie des procédés similaires à
ceux que l’on trouve dans les textes épiques. Les provocations verbales des deux femmes
rappellent les invectives des héros homériques avant chaque combat. Les seaux d’eau et
de savon remplacent les projectiles lancés par les guerriers grecs. De nombreux verbes
d’action animent le récit de ce duel. Le narrateur exprime une jubilation certaine en
faisant de cette bagarre un épisode épique.

Texte 3
Un pastiche épique (pages 505-506)
Voltaire, La Pucelle d’Orléans (1755)

➔➔ Objectifs
Comprendre ce qu’est un pastiche et analyser le registre burlesque.

➔➔ Présentation du texte
La Pucelle d’Orléans peut être lue comme un pendant comique à La Henriade : les deux
œuvres retracent des épisodes prestigieux de l’histoire de France, mais la tonalité du
premier est burlesque et Jeanne d’Arc est violemment raillée. Pour la rédaction de cette
œuvre, Voltaire s’est inspiré d’Homère et de L’Arioste. On peut parler de pastiche plutôt
que de parodie car l’objectif de Voltaire n’est pas de se moquer des codes de l’épopée
qu’il emploie. La raillerie, dans l’extrait proposé, est destinée à la religion chrétienne,
non au texte homérique.


➔➔ Réponses aux questions
Pour préparer l’étude
a. Ce combat n’est pas sérieux car chaque saint est ridiculisé par les invectives de
l’autre, aucun ne semble donc héroïque.
b. Le décasyllabe est le vers employé traditionnellement dans les romans de chevalerie
médiévaux, à la tonalité épique.
c. Saint Denis (mort entre 250 et 272), appelé aussi Denis de Paris pour le distinguer de
ses homonymes, est le premier évêque de cette ville, alors appelée Lutèce. Venu d’Ita-
lie, il avait pour mission d’évangéliser la France. Il connaît le martyre à Montmartre (le
mont du martyre), où il est décapité. La légende raconte que son corps décapité saisit
sa tête et marcha en la tenant jusqu’à l’actuelle ville de Saint-Denis, où fut érigée la
basilique qui porte son nom. Il est fait allusion à cet événement aux vers 13 à 20.
d. Le pastiche est une pratique de réécriture qui consiste à imiter des traits stylistiques
propres à un auteur ou à un mouvement littéraire, sans nécessairement les tourner en
dérision. La parodie imite de la même manière un texte source, mais en se moquant
des codes du genre imité.

Lecture analytique
Une joute verbale
1. On trouve du récit aux vers 1 à 4, 21 et 22, 44 à 53, 55 et 56.
On trouve du discours aux vers 5 à 20, 23 à 43, 54.
Les vers consacrés au dialogue sont donc beaucoup plus nombreux que les vers consa-
crés au récit : les deux saints passent plus de temps à s’insulter qu’à combattre, ce qui
remet en cause leur héroïsme.
2. Le discours de chaque saint a pour fonction de provoquer l’autre en l’humiliant verba-
lement. Mais il permet aussi de retarder l’affrontement, ce qui explique la longueur de
chaque réplique.
3. Chaque saint s’adresse à l’autre sur un ton moqueur et arrogant. Ils emploient tous les
deux un vocabulaire péjoratif pour désigner leur adversaire. George qualifie ainsi Denis de
« rival faible » (v. 5) au « bras féminin » (v. 10), au « triste chef » et au « cou tors » (v. 13), à
la « tête chauve » (v. 16). De même, Denis provoque George en le qualifiant de « [m]alheu-
reux saint », de « pieux atrabilaire » et de « [p]atron maudit d’un peuple sanguinaire »
(v. 40-41), ce qui a pour conséquence de susciter la haine du patron des Anglais.
Un pastiche homérique
4. Les deux saints ont recours aux provocations verbales avant le combat, comme c’est
le cas pour les héros homériques. Ils sont tous les deux des champions divins, représen-
tant Dieu sur terre. Enfin, ils semblent invincibles puisque le narrateur rappelle « [q]ue
jamais saint n’a pu perdre la vie » (v. 56), de même que Pâris et Ménélas échappent à la
mort lors de leur affrontement.
5. On ne trouve que trois verbes d’action dans le texte, aux vers 49 à 51 : « fond » (v. 49),
« Vole » (v. 50) et « recule » (v. 51). L’attaque soudaine et rapide de George est ainsi esqui-
vée par Denis : l’affrontement n’a donc pas vraiment lieu.


6. Voltaire pastiche les combats homériques : les paroles de George ressemblent aux
menaces proférées par les combattants avant un duel dans l’Iliade. Cependant, les
insultes adressées à Denis sont mesquines puisqu’il critique principalement son appa-
rence physique et non son courage ou sa vertu. Il fait preuve de peu d’honneur, à
l’inverse des héros homériques. En cela, on peut lire le vers 4 de manière ironique.
Un récit impie
7. « Monsieur Denis » a une connotation ironique et dégradante car son nom devrait
normalement être précédé du titre de « saint ». Le terme « monsieur » le rabaisse au
même rang qu’un homme mortel.
8. Les deux saints n’ont donc rien d’héroïque : ils retardent le combat, qui tourne court
à peine commencé. Leur apparence n’est pas celle de héros grecs, comme le prouvent
les termes péjoratifs relevés dans la réponse à la question 3. L’attitude de Denis, quali-
fié de « prudent » (v. 51), est plutôt lâche puisqu’il demande à son âne de le défendre
(v. 53-54).
9. Voltaire tourne en dérision la religion chrétienne et l’idolâtrie pour les saints, ici
ridiculisés, plus que l’épopée. C’est pour cette raison qu’on peut parler de pastiche : les
codes du genre épique ne sont pas la cible de l’écrivain.

Vers le bac
Le commentaire
Voltaire s’approprie les codes épiques tels qu’on les connaît depuis Homère. Le duel des
deux saints peut ainsi faire penser à l’un des nombreux affrontements de l’Iliade. En
effet, ils ont recours aux provocations verbales avant le combat, comme c’est le cas pour
les héros homériques. Ils sont tous les deux des champions divins, représentant Dieu
sur terre. Enfin, ils semblent invincibles puisque le narrateur rappelle « [q]ue jamais
saint n’a pu perdre la vie » (v. 56), de même que Pâris et Ménélas échappent à la mort
lors de leur affrontement. Mais ces codes sont détournés afin de ridiculiser les deux
personnages. On ne trouve que trois verbes d’action dans le texte, aux vers 49 à 51 :
« fond » (v. 49), « Vole » (v. 50) et « recule » (v. 51).
L’attaque soudaine et rapide de George est ainsi esquivée par Denis : l’affrontement
n’a donc pas vraiment lieu car Denis, qualifié de « prudent » (v. 51), est plutôt lâche
puisqu’il demande à son âne de le défendre (v. 53-54). Quant à George, il fait preuve
de mesquinerie en insultant son adversaire à propos de son apparence physique. Les
deux personnages ressemblent donc plus à des hommes médiocres qu’à des saints.
C’est pour cette raison que Denis est appelé « Monsieur Denis » et non « saint Denis ».
Voltaire tourne donc en dérision la religion chrétienne et l’idolâtrie pour les saints, ici
ridiculisés, plus que l’épopée. C’est pour cette raison qu’on peut parler de pastiche : les
codes du genre épique ne sont pas la cible de l’écrivain.

Histoire des arts


La subversion d’un chef-d’œuvre (page 507)
➔➔ Objectif
Analyser la dimension parodique et critique de cette réécriture picturale.


B i b l i o g r a p h i e
Sur Jacques-Louis David
– Antoine Schnapper, David, témoin de son temps, la Bibliothèque des Arts, 1980.
– Régis Michel et Marie-Catherine Sahut, David, l’art et le politique, Éd. Gallimard, coll.
« Découvertes », 1988.
– Simon Lee, David, Phaidon, 2002.
– Guillaume Faroult, David, Éd. Gisserot, coll. « Pour la peinture », 2004.
Sur Vladimir Dubossarsky et Alexander Vinogradov
– Stephan Lévy-Kuentz, Transversalistes Russes, 2004.
– Sophie Schmit, « La biennale de Moscou et moi », Art Actuel, n° 37, mars-avril 2005,
pp. 62-63.
– Dubossarsky-Vinogradov, interview par Harry Kampianne, Art Actuel, n° 42, janvier-février
2006, pp. 114-115.

➔➔ Présentation des œuvres


Jacques-Louis David est l’un des chefs de file du néoclassicisme, mouvement artistique
qui s’inspire des règles du classicisme, privilégiant la pureté du trait à la couleur. Ce
mouvement apparaît pendant la Révolution française : les révolutionnaires revendiquant
l’héritage démocratique grec, l’art antique redevient une source d’inspiration pour les
peintres et les sculpteurs. Jacques-Louis David, proche de Robespierre, se met au service
de Bonaparte lorsqu’il accède au pouvoir. Il devient peintre officiel de Napoléon et immor-
talisera de nombreux épisodes de son règne.
Le célèbre portrait du consul franchissant les Alpes à cheval fut réalisé en cinq exem-
plaires : le premier fut commandé par le roi d’Espagne Charles IV, en signe d’amitié avec
la France. Trois autres furent commandés par Bonaparte et exposés à Saint-Cloud, aux
Invalides et au palais de la République cisalpine. Il s’agit donc d’une œuvre de propa-
gande, visant à magnifier Bonaparte grâce à la rigueur et à la simplicité de la composition
caractéristique du néoclassicisme. Jacques-Louis David conserva toute sa vie la cinquième
et dernière version.
En 2009, Vladimir Dubossarsky et Alexander Vinogradov présentent une parodie de ce
tableau, mettant en scène Barack Obama. Ces deux artistes contemporains travaillent
ensemble depuis 1994. Ils se sont fait connaître pour leurs tableaux colorés mettant
en scène des personnalités connues du spectacle, de l’art et de la politique, dans des
univers surréalistes et oniriques. S’inspirant du pop art, ils se servent de ces références
pour critiquer la société russe, où la censure contre l’art est encore forte. Yes, We Can
mêle deux mythes : celui de Bonaparte et celui de saint Georges terrassant le dragon. Ce
saint est le patron de la Russie. Cette confusion entre le président des États-Unis et ce
personnage légendaire est ambiguë : s’agit-il d’un hommage à Barack Obama, nouveau
sauveur de la Russie ou d’une critique de l’hégémonie des États-Unis, qui prétendent
faire le bien des peuples étrangers sans leur demander leur avis ?

➔➔ Réponses aux questions


1. Le registre du tableau de David est épique : il s’agit d’une scène militaire, animée
par le mouvement du cheval qui se cabre, la cape du consul qui flotte au vent, le bras
tendu de Bonaparte.


2. Barack Obama, président des États-Unis élu en 2008, remplace Bonaparte dans Yes,
We Can. Sa fonction est symbolisée par le drapeau des États-Unis, qui remplace la cape
et la Maison Blanche, que l’on distingue en arrière-plan à droite. Il partage la même
posture fière que son modèle et certains éléments de son costume sont les mêmes que
ceux de Bonaparte. Tous les deux sont à la tête d’une nation qui domine les autres,
notamment grâce à la force militaire.
3. Le dragon, la lance et l’épée sont des allusions au mythe de saint Georges terrassant
le dragon pour libérer la ville de Silcha, en Lybie. Barack Obama prend donc le rôle de
défenseur de la Russie, ce qui est paradoxal puisque, malgré la fin de la guerre froide,
les relations entre les deux pays sont empreintes de méfiance. On peut se demander ce
que représente le dragon : est-ce le terrorisme ? Sont-ce les régimes autoritaires, comme
celui de Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev ? On peut aussi proposer une autre
lecture du tableau : peut-être s’agit-il d’un renversement du mythe de saint Georges, le
dragon représentant la Russie, que les États-Unis renverseraient.
4. Ce tableau est à la fois épique et élogieux puisqu’il représente Barack Obama en
héros terrassant un dragon, mais aussi ironique car, implicitement, les deux artistes se
moquent de la prétention des États-Unis à vouloir sauver le monde.
5. Le jugement que portent les artistes à l’égard de Barack Obama est donc ambigu :
on peut y voir une forme d’éloge et d’admiration pour le Président américain, dont la
politique s’oppose à celle de son prédécesseur, George W. Bush, mais aussi une dénon-
ciation de l’arrogance d’un tel personnage, que l’on considère comme le plus puissant
au monde. La référence à Bonaparte étaye cette hypothèse : lorsque David a peint son
portrait, le consul était sur le point de devenir empereur et d’imposer avec brutalité la
domination de la France sur l’Europe, jusqu’à vouloir envahir la Russie. Dubossarsky et
Vinogradov semblent vouloir dénoncer une telle dérive possible avec le président des
États-Unis.

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Séquence 2
La réécriture comme subversion
Corpus de textes B

L’ange déchu, la subversion


d’un mythe biblique
B i b l i o g r a p h i e
– Henry Ansgar Kelly, Satan. Une biographie, Le Seuil, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, 2010.
– Michaël Langlois, Le Premier Manuscrit du Livre d’Hénoch, Éd. du Cerf, 2008.
– Sébastien Lapaque, Georges Bernanos encore une fois, Actes Sud, 2010.

F i l m o g r a p h i e
– Maurice Pialat, Sous le soleil de Satan, 1987.

Texte 1
Le mythe originel (pages 508-509)
La Bible

➔➔ Objectif
Comprendre la leçon transmise par le mythe originel de la chute des anges.

➔➔ Présentation du texte
Bien qu’il s’agisse de la seule source antique parlant de la chute des anges, le livre d’Hé-
noch est reconnu seulement par le canon de l’Église orthodoxe éthiopienne. Les Juifs et
les autres branches du christianisme n’en reconnaissent pas l’authenticité. Certaines
incohérences rendent l’identification de l’auteur et la compréhension de la chronologie
assez difficiles. En effet, Hénoch, qui est censé l’avoir écrit, est l’arrière-grand père de
Noé, lui-même fils de Lamech. Or, d’après la tradition, Hénoch est mort cinq ans avant
le déluge, à l’âge de 777 ans : il est donc impossible qu’il ait pu raconter l’épisode du
déluge auquel il est fait allusion dans cet extrait. Ce texte était certainement connu, au
moins indirectement, en Occident puisque c’est de lui que vient le mythe de la chute de
Satan. La question d’entretien propose un rapprochement avec le mythe de Prométhée :
les élèves prendront ainsi conscience de la manière dont les mythes se forment, en
assimilant souvent les mythes d’autres croyances.

➔➔ Réponses aux questions

Pour préparer l’étude


a. Azaël, condamné par Dieu et chassé du paradis, fait penser à la figure de Lucifer ou de
Satan, chassé du paradis de la même manière d’après l’imaginaire collectif occidental.
b. Le « fils de Lamech » est Noé, qui échappera au déluge en construisant une arche.


Lecture analytique
La faute des anges
1. La faute originelle des anges est de transmettre la connaissance aux hommes. Ils leur
apprennent d’abord la technique, notamment le travail des métaux. Les hommes sont
alors capables de forger des armes pour faire la guerre. Les anges leur enseignent aussi
la manière de se parer pour séduire, à l’aide de bijoux et de maquillage. Puis ils leur
enseignent les savoirs astronomiques et magiques. Les hommes se détournent ainsi de
Dieu et deviennent arrogants. Ils se battent et périssent (l. 12).
2. Le premier paragraphe est structuré par plusieurs accumulations : « des épées, des
armes, des boucliers, des cuirasses » (l. 1-2), « les bracelets, les parures, l’antimoine, le
fard des paupières, toutes les sortes de pierres précieuses et les teintures » (l. 3 à 5),
« Les hommes se débauchèrent, s’égarèrent et se perdirent » (l. 5-6), « Shemêhaza leur
enseigna les charmes et la botanique, Hermoni les exorcismes, la magie, la sorcelle-
rie et les tours, Baraqiel l’astrologie, Kokabiel les signes des étoiles, Ziqiel les signes
des météores, Arataqif les signes de la terre, Shamshiel les signes du soleil, Sahriel
les signes de la lune » (l. 7 à 11). Ces accumulations montrent que sans l’enseigne-
ment transmis par les anges, les hommes vivraient à l’état quasi sauvage. Elles sous-
entendent également que la faute commise est très grave.
La fin d’un monde
3. Le deuxième paragraphe donne l’impression d’un monde qui s’effondre d’abord grâce
à une métaphore hyperbolique à la connotation grave : « toute la terre était pleine de
vice et de la violence qui y était commise » (l. 15-16). Si la terre s’est remplie de sang
et de violence, c’est parce que certains anges ont couché avec des femmes, qui ont
enfanté des titans (l. 27-31). La corruption est donc complète. Les allusions aux cris
des victimes encadrent le paragraphe : le narrateur parle de la « clameur » (l. 12) et
des « âmes des victimes [qui] crient » (l. 31). C’est un spectacle de fin du monde auquel
assiste le lecteur.
4. Dans le troisième paragraphe, il est fait allusion au déluge : tous les hommes périssent
lors de cet épisode, sauf la famille de Noé, qui a pu construire une arche après avoir été
prévenu par Dieu du châtiment divin.
Un mythe sur l’homme
5. Dieu est représenté comme un être autoritaire, qui ne se préoccupe guère du monde
des hommes. Ce sont Michel, Sariel, Raphaël et Gabriel qui le préviennent de ce qui se
passe sur terre. On peut le qualifier d’intransigeant, voire de cruel puisqu’il condamne
l’ensemble de l’humanité par le déluge.
6. Ce mythe enseigne l’humilité : la connaissance est un attribut divin auquel les
hommes ne doivent pas prétendre. Il condamne donc l’arrogance et la violence des
hommes.

Vers le bac
L’entretien
Prométhée a volé le feu de l’Olympe, symbole de la Connaissance, pour l’offrir aux
hommes. Il leur enseigne ainsi la technique, qui nécessite la maîtrise de l’art de la forge.


La technique permet aussi la connaissance. Les hommes risquent alors d’égaler les dieux.
Zeus punit donc Prométhée en l’enchaînant à un rocher : chaque jour, un aigle vient lui
dévorer le foie, qui régénère pendant la nuit, rendant le supplice interminable. Prométhée
est donc proche d’Azaël et de ses compagnons, qui offrent également la connaissance aux
hommes et sont finalement punis par Dieu.

Histoire des arts


Une vision grotesque du mythe (page 510)
➔➔ Objectif
Comprendre la vision du monde qui se dégage de cette version grotesque du mythe.

B i b l i o g r a p h i e
– Philippe et Françoise Roberts-Jones, Pierre Bruegel l’Ancien, Flammarion, 2011.
– Manfred Sellink, Bruegel : l’œuvre complète, peintures, dessins, gravures, Éd. Ludion,
coll. « Les classiques de l’art », 2007.

➔➔ Présentation de l’œuvre
On sait très peu de choses sur la vie de Bruegel l’Ancien car il n’existe presque aucune
source écrite permettant de retracer avec exactitude son parcours. Il aurait étudié à Anvers
et à Rome, mais s’affranchit rapidement de l’influence italienne. Connu pour ses scènes
populaires et joyeuses, représentant la réalité des villages flamands de la Renaissance,
il s’interroge dans d’autres toiles sur le rapport de l’homme au divin. La Chute des anges
rebelles est un avertissement : l’orgueil conduit au chaos et provoque le courroux de Dieu.
La composition du tableau donne l’impression du désordre, à cause de l’accumulation de
figures grotesques qui saturent l’espace. Cette abondance de personnages ne laisse pas de
place au paysage, ce qui donne aussi une impression de suffocation, d’étouffement. Seul
Dieu est capable de remettre de l’ordre dans le monde : le ciel est un espace moins saturé
par les personnages et permet au spectateur de reposer son regard.

➔➔ Réponses aux questions


1. L’impression générale qui se dégage de ce tableau est celle du désordre, du chaos, à
cause de l’accumulation de personnages qui rend la composition difficilement lisible.
2. Les anges rebelles occupent principalement la partie inférieure du tableau, qui
symbolise l’enfer vers lequel ils sont précipités. Ils sont représentés sous la forme de
figures grotesques difformes.
3. Le peintre rend les anges rebelles monstrueux en les représentant sous la forme de
créatures associant des éléments appartenant à différents êtres vivants : ils mêlent
des traits humains à des traits d’insectes, de mammifères, d’oiseaux, de poissons, etc.
4. La partie haute symbolise le ciel, le séjour divin et la partie basse l’enfer. Les anges
fidèles à Dieu semblent l’emporter sur les anges rebelles : ils occupent la partie supé-
rieure et repoussent vaillamment leurs adversaires vers le bas du tableau. Cependant,
proportionnellement, l’enfer occupe les deux tiers du tableau, ce qui donne une impres-
sion d’étouffement, comme si le désordre l’emportait sur l’ordre : l’issue du combat est
donc incertaine.


5. L’impression de désordre qui se dégage du tableau est due à la profusion des person-
nages, entassés les uns sur les autres, au point que l’on ne distingue pas les limites
physiques de chacune des créatures. Cette accumulation dissimule le paysage et la
perspective, brouillant ainsi les repères spatiaux du spectateur. On peut interpréter ce
désordre de deux manières : on peut considérer que Dieu est celui qui impose l’ordre sur
terre, à l’aide des anges qui lui sont fidèles, comme Michel. Mais on peut aussi penser
qu’il échoue à imposer cet ordre, la cohorte d’anges rebelles envahissant le tableau,
comme le mal envahit la terre. Le monde serait composé de deux forces contraires qui
s’affrontent sans que l’une prenne le dessus sur l’autre.

Texte 2
Une Genèse inversée (pages 511-512)
Victor Hugo, La Fin de Satan (1886)

➔➔ Objectif
Analyser comment l’auteur renverse les valeurs du mythe chrétien dans cette Genèse
inversée.

➔➔ Présentation du texte
Vaste projet épique de 5 700 vers, La Fin de Satan fut publiée de manière posthume. Hugo
présente ce poème comme un complément à La Légende des siècles. Satan, chassé du
paradis par Dieu, tombe dans l’abîme, mais sa fille Lilith-Isis propage le mal sur terre.
L’auteur voulait mêler les mythes anciens à l’histoire récente puisque la fin du poème
raconte la prise de la Bastille. Satan est alors libéré et pardonné par Dieu. L’extrait étudié
est le début du poème : on le comparera au texte 1, pour montrer comment Satan devient
une figure qui s’individualise, contrairement aux anges rebelles. Ce héros est l’exact
opposé de Dieu puisque sa parole crée le mal sur terre. On peut donc lire ce début comme
une Genèse inversée.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le premier vers est mis en valeur typographiquement par le blanc qui le sépare de la
suite du poème. Le sujet de la phrase est le pronom défini « il », mais on n’en connaît
pas l’antécédent, ce qui est surprenant pour un premier vers.
b. L’alexandrin est le vers le plus noble : son emploi contribue à la dimension épique
du poème.

Lecture analytique
Une chute sans fin
1. La répétition du verbe « tomber » à l’imparfait permet de rendre compte de la durée
de la chute, qui semble interminable. Il est mis en valeur en début de vers (v. 6, 7 et 12).
2. Victor Hugo emploie de nombreuses hyperboles, comme « Depuis quatre mille ans »
(v. 1), « son front démesuré » (v. 3), « les nuits éternelles » (v. 5), « l’horreur immense »


(v. 17), « mille ans » (v. 23). La récurrence de cette figure contribue à l’amplification
épique de la chute de Satan.
Une réécriture biblique
3. Le titre fait allusion à la célèbre phrase « Et lux facta est » (« Et la lumière fut »), qui
suit « Fiat lux » (« Que la lumière soit »). Dans la Genèse, Dieu crée le monde simplement
par sa parole, qui a un pouvoir performatif. Victor Hugo renverse ce mythe : ici, Satan,
par sa parole, crée le mal et l’obscurité.
4. Caïn, Judas et Barabbas sont trois personnages de la Bible qui incarnent le mal.
Caïn est responsable du meurtre de son frère Abel, Satan lui donne vie à l’aide du mot
« Mort ! » (v. 10). Judas a trahi Jésus, Satan lui donne donc vie à l’aide des mots « Tu
mens ! » (v. 21). Barrabas est un condamné qui échappe à la mort, de même que Satan
méprise la justice divine en crachant (v. 28).
5. Satan s’oppose à la parole divine car la sienne est une force qui donne forme au
mal, tandis que celle de Dieu crée la vie. Satan ose la contredire lorsque Dieu lui dit
que « [les] soleils s’éteindront autour de [lui] » (v. 16). Malgré sa déchéance, Satan est
capable par ses mots et son crachat, qui sont des marques de son mépris à l’égard de
Dieu, de créer le mal : on peut donc parler d’une Genèse inversée.
Un être fascinant
6. Étrangement, Dieu est quasi absent du poème : il n’apparaît qu’une fois, désigné
par le pronom indéfini « Quelqu’un » (v. 15). Le narrateur ne dit pas que c’est lui qui est
responsable de la chute de Satan, qui est le véritable héros de ce poème.
7. Satan est décrit comme un être effrayant et hors du commun, au « front démesuré »
(v. 3). Le narrateur souligne sa solitude puisque l’adjectif « seul » est mis en valeur au
début du vers 5. Il le décrit ensuite comme un personnage «[t]riste » (v. 8), « morne,
silencieux » (v. 7), presque mélancolique, ce qui ne correspond pas à l’image tradition-
nelle de Satan. Les traits qui lui sont associés sont ceux d’un héros romantique, au teint
« pâle » (v. 18), incompris des autres et rejeté. Satan devient ainsi un être ambivalent,
qui pourrait paradoxalement susciter la sympathie ou la pitié du lecteur.
8. On peut parler de subversion du mythe de la chute de Satan car Victor Hugo n’en
fait pas seulement l’incarnation du mal. Il le présente presque comme une victime de
l’intransigeance divine. Satan connaîtra la rédemption à la fin du poème, ce qui n’est
pas envisagé dans le mythe originel.

Vers le bac
Le commentaire
Dans son long poème La Fin de Satan, Victor Hugo réécrit le mythe de la chute de l’ange
maudit. Son texte est empreint d’une dimension poétique. Il est rédigé en alexandrins,
vers réservés aux sujets nobles depuis le xviie siècle. Le poète se sert de la structure de
ces vers pour mettre en valeur certains termes qui contribuent à la dimension épique
du récit. Ainsi, le verbe « tomber » est-il mis en valeur trois fois en début de vers (v. 6,
7 et 12), pour souligner la durée interminable de cette chute. Cette dimension épique
est également due aux nombreuses hyperboles qui ont une fonction d’amplification.
On peut citer, par exemple, « Depuis quatre mille ans » (v. 1), « son front démesuré »
(v. 3), « les nuits éternelles » (v. 5), « l’horreur immense » (v. 17), « mille ans » (v. 23).


Hugo réécrit le texte biblique de la Genèse. Le titre fait allusion à la célèbre phrase « Et
lux facta est » (« Et la lumière fut »), qui suit « Fiat lux » (« Que la lumière soit »). Dans
la Genèse, Dieu crée le monde simplement par sa parole, qui a un pouvoir performatif.
Hugo renverse ce mythe : ici, Satan, par sa parole, crée le mal et l’obscurité. On peut
donc comparer Satan à Dieu, mais aussi au poète, capable de créer un monde par sa
parole. Hugo offre ainsi une nouvelle vision de Satan, double du poète romantique.

Texte 3
Une subversion angoissante (pages 512-513)
Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan (1926)

➔➔ Objectif
Comprendre que la dégradation de la figure de Lucifer ne le rend pas moins inquiétant.

➔➔ Présentation du texte
L’affrontement du bien et du mal est un thème cher à Bernanos, que l’on retrouve dans
d’autres romans, comme le Journal d’un curé de campagne. Bernanos commence la rédac-
tion de Sous le soleil de Satan en 1920 : le traumatisme de la Première Guerre mondiale,
à laquelle il a participé en tant que volontaire, lui rend le monde difficile à supporter. Le
roman garde la trace de cet état d’esprit et son auteur lui-même affirmera que ce récit est
« né de la guerre ». L’abbé Donissan est inspiré du curé d’Ars et symbolise le combat des
hommes contre leur propre orgueil. Lucifer, étymologiquement le « porteur de lumière »,
apparaît sous les traits d’un maquignon : il n’a donc a priori rien d’effrayant, sa figure
est dégradée par cette incarnation et perd son aspect épique. Mais la rencontre entre
les deux personnages est d’une grande violence symbolique et peut être comparée à un
viol. Bernanos apprend ainsi au lecteur que le mal est familier, ce qui le rend encore plus
inquiétant.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Tous les passages au discours direct rapportent des paroles du maquignon et non
celles de Donissan : c’est donc Lucifer qui domine cet échange, qui n’est pas un dialogue.
b. Le vouvoiement exprime le respect que le maquignon doit à Donissan qu’il ne connaît
pas. Mais il se met à le tutoyer lorsqu’il révèle sa vraie nature. Ce tutoiement peut avoir
deux valeurs : il peut marquer le mépris de Lucifer pour Donissan ou exprimer la proximité
intime entre les deux personnages ; Lucifer se trouvant en réalité dans le cœur de tous les
hommes, il connaît ainsi leurs faiblesses. Le tutoiement fait alors disparaître la distance
qu’instaure le vouvoiement.

Lecture analytique
Une prise de conscience
1. La deuxième réplique permet de deviner l’identité du maquignon puisqu’il insulte le
prêtre, en le traitant de « bête stupide » (l. 10) et avoue l’avoir « chassé » comme une proie
(l. 11). Mais ce n’est qu’à la ligne 44 qu’il prononce son nom, Lucifer.


2. On pourra lire aux élèves le paragraphe qui précède l’extrait sélectionné et constitué
par une succession de phrases interrogatives qui indiquent l’état d’esprit du person-
nage. « Était-ce la crainte ? Était-ce la conviction désespérée que ce qui devait être était
enfin, que l’inévitable était accompli ? Était-ce cette joie amère du condamné qui n’a
plus rien à espérer ni à débattre ? Ou n’était-ce pas plutôt le pressentiment de la desti-
née du curé de Lumbres ? »
3. Le changement d’attitude du maquignon est très rapide. Dès la fin de sa première
réplique, il tient des propos déplacés à l’égard d’un inconnu, lorsqu’il dit : « Je suis vrai-
ment votre ami – mon camarade – je vous aime tendrement » (l. 3-4). Puis il se met à
tutoyer Donissan dans la réplique suivante, en mêlant des termes à connotation affec-
tueuse et des termes insultants. Le ton devient plus véhément, comme le montre l’emploi
de nombreuses phrases exclamatives. Sa dernière réplique est la plus inquiétante et mena-
çante : Donissan est pris au piège et ne peut échapper à Lucifer.
Une figure inquiétante
4. Le maquignon désigne Donissan à l’aide d’une métaphore animale lorsqu’il le traite
de « bête stupide » (l. 10). Il est comparé à du gibier que l’on chasse (l. 11). Il est ensuite
comparé à un « chérubin » (l. 13), c’est-à-dire un ange aux traits enfantins. En l’appelant
ainsi, Lucifer exprime sa supériorité sur Donissan.
5. Le baiser de Lucifer donné à Donissan est une forme de malédiction s’opposant à la
bénédiction divine. Lucifer marque ainsi les bêtes de son troupeau, il insuffle l’idée du
mal en eux. Ce baiser a aussi une connotation érotique : la phrase « Je vous baise tous »
(l. 39) est une syllepse ; le verbe « baiser » est porteur de son sens premier et de son sens
dérivé, comme le confirme l’expression « Je t’ai rempli de moi » (l. 36). Lucifer entretient
un rapport charnel très intime avec les bêtes de son troupeau.
6. D’après Lucifer, l’humanité porte en elle le mal, sans le savoir. Lucifer affirme ainsi :
« Vous me portez dans votre chair obscure » (l. 42). L’humanité est donc sans cesse
soumise à la tentation de céder au mal et c’est cette tentation que Donissan combat
dans tout le roman, notamment par des pratiques de mortification, pour briser son
propre orgueil. Mais en prétendant pouvoir combattre le mal, il fait justement preuve
d’un orgueil encore plus grand : l’homme ne peut donc pas échapper au Malin.
Une figure dégradée
7. Un maquignon est un simple vendeur de chevaux, un personnage qui appartient à
une réalité prosaïque et familière très éloignée des figures effrayantes que peut prendre
le diable habituellement.
8. Dans ces lignes, le narrateur explique que Donissan a conscience que le mal ne s’in-
carne pas dans des figures épiques, comme le représente, par exemple, Hugo dans La
Fin de Satan. Au contraire, Donissan sait que le mal fait partie de la vie quotidienne et
prend des formes familières, comme celle du maquignon.
9. La représentation de Lucifer en maquignon est dégradante puisqu’elle fait du mal
absolu un être familier à l’apparence banale. Mais cette représentation est tout aussi
effrayante car elle signifie que le mal est présent partout et étend son influence chez
tous les hommes, sans qu’ils en aient conscience, ce qui est beaucoup plus pernicieux
et dangereux.


Séquence 3
La réécriture comme obsession
Corpus de textes

La danse dans l’œuvre


de Marguerite Duras
B i b l i o g r a p h i e
– Jean Rousset, « La communication entravée : Mme de Lafayette », Leurs yeux se rencontrèrent,
la scène de première vue dans le roman, José Corti, 1984, pp. 104-108.
– Anne Tomiche, « Le bal chez Marguerite Duras (du Ravissement de Lol V. Stein à Son nom de
Venise dans Calcutta désert) », in Sociopoétique de la danse, sous la direction d’Alain Montandon,
Anthropos, 1998, pp. 389-407.
– Alexandra Saemmer (dir.), Stéphane Patrice (dir.), Les Lectures de Marguerite Duras, Presses
Universitaires de Lyon, 2005.

Texte 1
Une métaphore de l’insouciance (pages 516-517)
Marguerite Duras, L’Après-midi de Monsieur Andesmas (1962)

➔➔ Objectif
Analyser ce que symbolise la danse pour le personnage de M. Andesmas.

➔➔ Présentation du texte
L’Après-midi de Monsieur Andesmas, contrairement à la plupart des romans de Marguerite
Duras, ne met pas en scène l’amour d’un couple d’amants, mais l’amour d’un père esseulé
pour sa fille, qui a grandi et n’a plus besoin de lui. Le bal sur la place du village est un des
leitmotivs du roman : il symbolise ce qu’a perdu M. Andesmas, qui se tient à l’écart de la
fête. La danse symbolise ainsi l’insouciance, voire l’égoïsme, de la jeunesse. On pourra
montrer aux élèves comment le style dépouillé de Duras, son écriture courante accordent
la forme, le rythme et la musicalité des phrases au thème de l’extrait choisi, la danse.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Les phrases s’enchaînent selon le principe de l’asyndète : aucun lien logique n’est
exprimé, les propositions sont juxtaposées. Le rythme du texte en est plus fluide, reflé-
tant celui d’une danse.

Lecture analytique
Une réflexion sur le temps
1. M. Andesmas se qualifie de « vieillard » (l. 4), qui repense à « sa jeunesse envolée »
(l. 25). Son « corps [est] ruiné » (l. 13) et l’empêche de danser. Le lecteur peut être
touché par la figure de ce vieil homme qui se sent délaissé par sa fille.


2. M. Andesmas aime sa fille. Il lui offre une maison pour lui témoigner son amour. Mais
Valérie s’est éloignée de lui : c’est pour cette raison qu’elle est absente. Elle continue de
l’aimer malgré cet éloignement, comme le prouve les lignes 29 à 30 : « Loin de toi. Mais
je viendrai, chaque jour, chaque jour, chaque jour. Il est temps. Loin de toi. »
3. Il ne se passe rien d’autre que l’attente de M. Andesmas, qui attend seul l’entre-
preneur à la place de sa fille. Le vieil homme se trouve à l’écart de la fête du village,
comme si sa vieillesse était un motif suffisant pour l’exclure du monde. Il ne lui reste
que les souvenirs de sa « jeunesse envolée » et la nostalgie de l’époque où Valérie était
une enfant.
Les symboles de la danse
4. M. Andesmas est devant la maison de Valérie, d’où il peut entendre la musique jouée
sur la place du village. Il ne perçoit le monde de sa fille qu’à travers l’écoute de ces
airs dansants. Métaphoriquement, sa situation symbolise son exclusion du monde et
l’éloignement de Valérie, évoqué aux lignes 29 et 30.
5. La danse de Valérie symbolise l’insouciance et l’impatience de la jeunesse. C’est un
moyen pour elle de tromper l’ennui : lorsqu’elle s’impatiente, elle traverse les longs
couloirs de la maison en dansant (l. 16-17).
La danse de l’écriture
6. Les mots suivants sont répétés dans le texte : « chant[er] » (l. 7, 8), « pass[er] » (l. 8,
9), « couloirs » (l. 8, 9, 17, 19-20), « air » (l. 6, 10), « danse[r] » (l. 13, 16, 19, 31), « chaque
fois » (l. 20), « pieds » (l. 26, 27), « Loin de toi » (l. 29, 30), « chaque jour » (l. 29, 30). Ces
répétitions symbolisent le rythme d’une danse dont les pas se répètent et soulignent
aussi l’ennui de M. Andesmas, qui n’arrive pas à penser à autre chose qu’à cette danse
dont il est exclu.
7. La syntaxe de cette phrase est très complexe. Si elle est correcte grammaticalement,
l’ordre des mots, la présence de l’incise « disait-elle » et les nombreuses propositions
participiales rendent sa compréhension difficile. Mais son rythme rappelle celui d’une
danse, celle de Valérie ; sa longueur reflète celle des couloirs dont il est question.
8. Aux lignes 16 à 21, la construction des phrases mime les pas de Valérie grâce à une
syntaxe particulière : le sujet ne se trouve pas au début de la phrase, mais il est retardé.
Dans la première phrase, deux propositions participiales retardent ainsi l’apparition d’un
premier sujet grammatical, « Valérie ». De plus, le pronom personnel complément « les »
(l. 16) est cataphorique : il faut attendre la suite de la phrase pour savoir qu’il désigne « les
longs couloirs de la maison ».
Le sujet principal de la phrase est « M. Andesmas », mais il apparaît entre deux complé-
ments circonstanciels que l’on s’attendrait à voir juxtaposés. La compréhension
syntaxique de cette phrase demande donc une lecture complète pour que le rôle de
chaque mot soit élucidé.
Cette syntaxe reflète ainsi la complexité des pas de danse de Valérie et la musicalité de
l’air sur lequel elle danse. La seconde phrase du paragraphe présente également une
construction complexe, avec une dislocation avant le complément du verbe, repris par
le pronom « l’ », qui désigne « Le martèlement des pieds nus de Valérie qui danse dans
les couloirs ». La répétition de « chaque fois » reflète aussi la répétition des pas de la
jeune femme.

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Vers le bac
Le commentaire
Lors d’un entretien accordé à Bernard Pivot dans son émission « Apostrophes », Marguerite
Duras commente son style et la tournure particulière de ses phrases, en disant : « La
phrase s’attache aux mots, les prend et s’accorde à eux comme elle le peut. » Cette
remarque s’applique à cet extrait de L’Après-midi de Monsieur Andesmas. En effet, le
sens des mots semble avoir plus d’importance que le respect d’une syntaxe claire. La
construction de la phrase ne leur impose pas un ordre, c’est plutôt la phrase qui doit
s’adapter aux mots, pour refléter la danse de Valérie. L’auteure a ainsi recours à des
répétitions qui ne sont pas nécessaires pour la compréhension du texte, mais miment le
mouvement de la jeune femme, comme aux lignes 8 et 9 : « elle passait les couloirs de
leur maison, les couloirs étant trop longs, disait-elle et elle s’y ennuyant, les passant ».
Ces propositions font partie d’une phrase plus longue, qui s’étend des lignes 7 à 9 et dont
la syntaxe est très complexe. Si elle est correcte grammaticalement, l’ordre des mots, la
présence de l’incise « disait-elle » et les nombreuses propositions participiales rendent sa
compréhension difficile. Mais son rythme rappelle celui d’une danse, celle de Valérie ; sa
longueur reflète celle des couloirs dont il est question. On retrouve cette syntaxe parti-
culière aux lignes 16 à 21. La construction des phrases mime les pas de Valérie : le sujet
ne se trouve pas au début de la phrase, mais il est retardé. Dans la phrase des lignes 16 à
19, deux propositions participiales retardent ainsi l’apparition d’un premier sujet gram-
matical, « Valérie ». De plus, le pronom personnel complément « les » (l. 16) est catapho-
rique : il faut attendre la suite de la phrase pour savoir qu’il désigne « les longs couloirs
de la maison ». Le sujet principal de la phrase est « M. Andesmas », mais il apparaît entre
deux compléments circonstanciels que l’on s’attendrait à voir juxtaposés. La compréhen-
sion syntaxique de cette phrase demande donc une lecture complète pour que le rôle
de chaque mot soit élucidé. Cette syntaxe reflète ainsi la complexité des pas de danse
de Valérie et la musicalité de l’air sur lequel elle danse. Marguerite Duras n’hésite pas à
soumettre l’ordre habituel des mots à l’idée qu’elle veut exprimer, ce qui fait de la lecture
de son roman une expérience déstabilisante.

Texte 2
Un traumatisme fascinant (pages 517-519)
Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)

➔➔ Coffret ressources
On pourra proposer aux élèves la lecture de ce texte par des comédiens.

➔➔ Objectif
Étudier ce que symbolise la danse dans cette scène de ravissement amoureux.

➔➔ Présentation du texte
Le Ravissement de Lol V. Stein marque un tournant dans la carrière littéraire de
Marguerite Duras. C’est à partir de ce roman qu’elle abandonne définitivement la
facture classique de ses premiers récits. L’auteur affirme que le personnage de Lol est


inspiré d’une femme rencontrée lors d’un bal organisé dans une institution psychia-
trique. Le motif de la danse est donc l’une des origines du roman. Le Ravissement de Lol
V. Stein est la première œuvre d’un ensemble que l’on appelle le « cycle indien », dont
font partie India Song et Le Vice-consul. Or, la scène de bal décrite dans cet extrait est
l’épisode matriciel à partir duquel tout le cycle se développe.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
a. Le narrateur est Jacques Hold, dont le nom n’est pas cité dans l’extrait. Il rapporte
le récit de Tatiana Karl (ce que l’on comprend à la ligne 10 grâce à l’incise « raconte
Tatiana »), qui a assisté à la scène.
b. Le point de vue est celui de Tatiana Karl : on ne sait donc pas avec certitude ce que
pensent ou ressentent Michael Richardson, Anne-Marie Stretter ou Lol V. Stein.

Lecture analytique
Une femme fatale
1. La beauté d’Anne-Marie Stretter est dérangeante car le portrait que Tatiana fait d’elle
est oxymorique. En effet, il associe des termes mélioratifs et péjoratifs, comme « cette
grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort » (l. 19). Cette femme possède une « ossa-
ture admirable » (l. 23) mais montre aussi sa « maigreur » (l. 20). Sa beauté associe des
éléments associés à la séduction, comme la « robe noire à double fourreau de tulle »
(l. 21) et des éléments associés à la mort, comme l’« oiseau mort » ou l’« ossature », qui
fait penser à un squelette.
2. Anne-Marie Stretter est comparée à un « oiseau mort » (l. 19) car la grâce de son
corps décharné est inquiétante. Puis elle est comparée à une « Ève marine » (l. 41-42) :
sa rousseur symbolise la tentation, incarnée dans la Bible par Ève. L’adjectif « marine »
fait d’Anne-Marie Stretter une espèce de sirène inquiétante.
3. La beauté d’Anne-Marie Stretter est artificielle : elle est due en partie à sa robe noire
décolletée et à ses cheveux roux, certainement teints. C’est elle-même qui construit
sa propre beauté, comme l’indique la phrase des lignes 22 et 23 : « Elle se voulait ainsi
faite et vêtue et elle l’était à son souhait, irrévocablement. » C’est pour cette raison que
le narrateur parle d’une « obscure négation de la nature » (l. 9).
De plus, le comportement de cette femme va à l’encontre des règles naturelles de la
séduction : déjà mère d’une jeune fille, elle séduit un homme beaucoup plus jeune
qu’elle, alors qu’il aurait été plus naturel que Michael Richardson soit séduit par une
femme de l’âge de Lol.
Le jeu des regards
4. On peut parler de « scène » à propos de ce passage pour plusieurs raisons. Tout
d’abord, le lieu de la piste de danse peut rappeler celui d’une scène de théâtre. De plus,
la sortie de scène des danseurs, à la ligne 2, correspond à la fin d’une scène ; l’entrée
d’Anne-Marie Stretter et de sa fille marque le début de la scène suivante, comme au
théâtre, où l’on délimite les scènes en fonction de l’entrée et de la sortie des person-
nages. Le point de vue choisi est interne puisque l’on suit la scène en fonction du regard


de Tatiana, et rappelle le procédé cinématographique qui consiste à filmer une scène en
fonction du regard d’un personnage précis, qui ne connaît pas les pensées des autres
personnages.
5.

LOL
✧✧ ✧ ✧ Plantes vertes
Tatiana
Bar

M. R.

Orchestre
A.-M. S. La fille d’A.-M. S.

Regards

Regard incertain Déplacement d’A.-M. S.


et de sa fille

On constate que tous les regards convergent vers Anne-Marie Stretter. Michael
Richardson est observé par Tatiana et Lol, mais il ne les regarde pas, fasciné par Anne-
Marie Stretter. Tatiana est le seul personnage à observer tous les autres, elle est celle
qui a donc la meilleure compréhension de la scène.
6. Anne-Marie Stretter s’oppose aux autres personnages car son regard est indéchif-
frable et l’on ne sait pas si elle regarde Michael Richardson ou non. Cette indifférence à
ceux qui l’entourent en fait un personnage mystérieux et inaccessible, donc fascinant
à la fois pour Michael Richardson et pour Lol.
Une scène de ravissement
7. La scène est en réalité très courte : elle ne dure que le temps pour Anne-Marie Stretter
et sa fille de traverser la salle de bal et pour Michael Richardson d’inviter Lol à danser.
Pourtant, la longue description d’Anne-Marie Stretter et les analyses de Tatiana à
propos du changement de Michael Richardson étirent la scène, donnant l’impression
qu’elle dure plus longtemps ou que la temporalité ne s’applique pas à cette rencontre.
8. Lol est simplement spectatrice de la scène, elle est « frappée d’immobilité » (l. 18).
Anne-Marie Stretter peut être comparée à Méduse, qui transforme en pierre ceux qui
la regardent. De plus, Lol ne ressent pas de souffrance, bien qu’elle ait compris que
Michael Richardson est tombé sous l’emprise de sa rivale.
9. Lol ne ressent aucune souffrance car elle est fascinée par le spectacle qui se joue sous


son regard. Elle semble avoir anticipé cet événement, comme le narrateur l’explique
aux lignes 48 à 50 : « Lol sans aucun doute s’aperçut de ce changement. Elle se trouva
transportée devant lui, parut-il, sans le craindre ni l’avoir jamais craint, sans surprise,
la nature de ce changement paraissait lui être familière ».
10. Le mot « ravissement » peut désigner un rapt, un enlèvement : celui commis par
Anne-Marie Stretter et subi par Michael Richardson. Ce mot désigne également un état
de béatitude dont toute souffrance est exclue, comme c’est le cas de Lol, ravie par ce
spectacle.

Vers le bac
La dissertation
On ne peut réduire cette récurrence thématique à la monotonie. En effet, les signi-
fications symboliques de la danse varient dans chaque œuvre. Dans L’Après-midi de
Monsieur Andesmas, la danse symbolise la jeunesse, l’insouciance. Dans Le Ravissement
de Lol V. Stein, elle est plus inquiétante : il s’agit d’une pratique de séduction ayant pour
conséquence la rupture de Michael Richardson et Lol. Dans L’Amant, la danse pourrait
symboliser la joie, mais en réalité, elle dissimule les rivalités familiales qui divisent et
opposent les personnages. Elle est aussi un tabou car la narratrice s’interdit de danser
avec son frère, par peur de l’attraction quasi incestueuse qu’il voudrait exercer sur elle.
La danse peut donc symboliser des valeurs contraires.
Le talent de Marguerite Duras réside donc en partie dans sa capacité à transformer
l’obsession d’un motif en support d’une réflexion sur les hommes et leurs désirs, qui
varient selon les individus.

Texte complémentaire
L’origine d’un motif (page 520)
Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678)

➔➔ Objectif
S’interroger sur les sources d’inspiration de Marguerite Duras et sur la nature topique
de la scène de bal.

➔➔ Présentation du texte
Marguerite Duras n’a jamais parlé de La Princesse de Clèves comme source d’inspiration
pour la scène du bal du Ravissement de Lol V. Stein. Pourtant, les analogies sont suffi-
samment nombreuses pour autoriser ce rapprochement. En effet, Madame de Lafayette
compose une scène de bal où le regard joue un rôle d’une grande importance. Cette
première rencontre déterminera la suite du roman, comme le bal du Ravissement. La
comparaison des deux textes permettra de mener en classe une réflexion sur le topos
littéraire, nécessaire dans le cadre de l’objet d’étude.

➔➔ Réponses aux questions


1. La beauté des personnages est décrite à l’aide de plusieurs procédés. Le narrateur
a recours à une périphrase pour décrire la beauté exceptionnelle de M. de Nemours,
qui est « fait d’une sorte qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on


ne l’avait jamais vu » (l. 5-6). On peut identifier une litote dans ce passage : « difficile
de n’être pas surprise », qui sous-entend que la princesse est surprise par la beauté du
prince. On retrouve le même procédé à propos de Mme de Clèves. En effet, il est dit
qu’« il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un
grand étonnement » (l. 8-9). La description est beaucoup moins précise que celle d’Anne-
Marie Stretter et de sa fille, mais leur beauté n’a rien d’inquiétant.
2. Le champ lexical de la vue est très présent dans ce passage. Mme de Clèves
commence par « chercher des yeux quelqu’un » (l. 1-2). Puis elle voit un homme (l. 3).
Le verbe « voir » est ensuite répété plusieurs fois sous des formes différentes (il s’agit
donc d’un polyptote) : « il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne
l’avait jamais vu […], mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves » (l. 5 à 8). On
retrouve ce verbe à la ligne 14, « ils ne s’étaient jamais vus » et à la ligne 15, « les voir
danser ensemble ». Les deux danseurs sont donc également l’objet des regards de toute
la Cour. Mais contrairement à la scène du Ravissement de Lol V. Stein, il n’y a pas de
dissymétrie entre les deux amants : il s’agit d’une scène de reconnaissance mutuelle,
alors que chez Duras, il s’agissait d’une scène de ravissement.
3. La surprise de M. de Nemours et de Mme de Clèves est réciproque (voir réponse à la
question 1). Cette surprise trahit les émotions des personnages, dans un monde où le
contrôle de soi est nécessaire à la bienséance. Ainsi, le prince ne peut « s’empêcher de
donner des marques de son admiration » (l. 11-12). Chez Duras, au contraire, l’arrivée
d’Anne-Marie Stretter ne provoque pas la surprise (le narrateur le dit à la ligne 50) car
Lol ne ressent pas d’émotion, pas de douleur : elle n’a donc rien à cacher que la surprise
pourrait révéler.
4. Marguerite Duras subvertit la scène du bal car dans son roman, cet épisode annonce
la rupture entre Lol et son fiancé, Michael Richardson. Elle renverse ainsi le schéma de
La Princesse de Clèves, où la scène de bal est l’occasion de la première rencontre des
deux amants. Cependant, on peut parler d’un hommage car Marguerite Duras reprend
de nombreux codes de la scène de bal et ne parodie pas le motif originel, elle ne cherche
pas à le tourner en dérision. Au contraire, elle reprend l’idée que la séduction de la
danse est dangereuse : ces histoires d’amour, dans les deux romans, finiront mal. La
danse est un piège qui soumet les personnages à leurs désirs.

Histoire des arts


Une réécriture cinématographique (page 521)
B i b l i o g r a p h i e
– Sémir Badir, « India Song ou le temps tragique », dans Cinémas : revue d’études cinématogra-
phiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 5, no 1-2, 1994, pp. 123-133.
– Thierry Jutel, « Marguerite Duras et le cinéma de la modernité : tout [est] ce qu’il n’y a pas dans
India Song », dans The French Review, vol. 66, no 4, mars 1993, pp. 638-647.

➔➔ Objectif
Analyser la composition du photogramme, qui révèle les jeux du désir perceptibles dans
le regard.

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➔➔ Présentation de l’œuvre
India Song est d’abord une pièce de théâtre avant d’être adapté par son auteur au
cinéma en 1975. La particularité du film est le décalage entre les paroles des person-
nages et les images : les acteurs ne parlent en effet qu’en voix off. Ce choix fut dicté par
des contraintes techniques imprévues à l’origine : il n’était pas possible d’enregistrer la
musique et les voix en même temps, Marguerite Duras fit alors le choix de ne conser-
ver que la musique lors du tournage, les voix étant enregistrées ensuite en studio. Le
personnage principal est Anne-Marie Stretter, femme de l’ambassadeur de France en
Inde. Son amant, Michael Richardson, l’y a rejointe. Elle s’entoure de plusieurs hommes
qui lui font la cour et trompent son ennui. Le photogramme du manuel présente une
scène de danse entre Anne-Marie Stretter et Michael Richardson, regardée par un invité.
On retrouve un schéma proche de celui du Ravissement de Lol V. Stein : cet homme est
fasciné par la danse, mais il ne semble pas éprouver de jalousie. Le reflet du miroir
permet au spectateur de saisir la scène dans son ensemble, mais il fait aussi douter de
la réalité de cette danse, qui se déroule hors-champ.
➔➔ Réponses aux questions
1. L’image est composée de deux parties distinctes : au premier plan à droite, adossé à
un miroir, l’invité regarde les danseurs, qui apparaissent au second plan à gauche, dans
le reflet du miroir. Ils se trouvent en réalité hors champ.
2. Le décor, est chargé et sombre. Il connote une richesse défraîchie. L’action se déroule
dans l’ambassade de France à Calcutta : le décor, symbolise la déliquescence de son
atmosphère, où l’on cherche à tromper l’ennui grâce aux jeux de la séduction.
3. Le jeune homme au premier plan semble fasciné par le couple qui danse et qu’il
observe. En revanche, les deux autres personnages ne le regardent pas, même s’ils
savent qu’il est là. On peut supposer que l’homme au premier plan éprouve du désir
ou des sentiments pour Anne-Marie Stretter. Mais il reste impassible, figé, comme l’est
Lol dans le texte 2.
4. La danse peut symboliser l’amour, le désir, voire l’acte sexuel, médusant le spectateur
qui ne peut y participer. On peut deviner que les trois personnages sont engagés dans
un triangle amoureux dominé par Anne-Marie Stretter, qui met en scène l’exclusion du
jeune homme afin de le séduire.
5. On retrouve le même triangle que dans Le Ravissement de Lol V. Stein. La caméra
remplace le rôle joué par le récit de Tatiana Karl. Le jeu des regards est rendu perceptible
par l’image, qui symbolise l’exclusion du tiers en séparant les personnages à l’aide du
hors-champ. À l’inverse, la lecture du texte permet de mieux deviner les motivations et
les sentiments des personnages, qui peuvent rester mystérieux pour un spectateur qui
n’est pas familier de l’œuvre de Duras.

Texte 3
Le danger des corps (page 522)
Marguerite Duras, L’Amant (1984)

➔➔ Objectif
Analyser une autre dimension de la danse chez Duras, celle du danger.


➔➔ Présentation du texte
Prix Goncourt en 1984, L’Amant fait découvrir Marguerite Duras à un large public.
Récit autobiographique, on y retrouve les thèmes chers à l’auteur, dont celui de la
danse. Mais ici, la danse n’évoque en rien l’insouciance, contrairement à L’Après-midi
de Monsieur Andesmas. Elle est le signe de la décadence de la famille de la narratrice,
dont les deux frères jalousent l’amant. Associée à la sensualité, elle est un danger pour
la jeune fille et son frère aîné, qui entretiennent un rapport de haine quasi incestueuse.

➔➔ Réponses aux questions


Pour préparer l’étude
Le présent a deux valeurs dans ce texte : on distingue le présent de narration, qui
rapporte des souvenirs en leur donnant plus de vivacité (par exemple, « On commande
tous des Martel Perrier », l. 13) et un présent d’énonciation, qui correspond au moment
où le locuteur parle (« D’en parler maintenant me fait retrouver l’hypocrisie du visage »,
l. 4-5).

Lecture analytique
Une famille oppressante
1. La narratrice est soumise au jugement négatif de son frère aîné, qui rejette l’amant
chinois de celle-ci, considéré comme « un scandale inavouable » (l. 1). En revanche, la
narratrice exerce encore un ascendant sur son petit frère (l. 3). Les deux frères n’entre-
tiennent donc pas le même rapport avec leur sœur, mais tous deux adoptent le même
comportement impoli devant son amant. La mère, dans cet extrait, semble en retrait :
elle ne boit pas, ne danse pas et se contente d’être le témoin de la rivalité des trois
hommes à propos de sa fille.
2. La Source est un restaurant cher, où la famille est invitée par l’amant. Mais les deux
frères boivent et deviennent « très vite saouls » (l. 15). Ils ne parlent pas à l’amant et
se plaignent du restaurant, pour exprimer leur mépris. L’amant est ainsi considéré car
il est chinois, fortuné et plus âgé que la narratrice, encore adolescente. La famille de
celle-ci se sent donc humiliée par rapport à cet homme et reprochent à la jeune fille de
s’émanciper grâce à cette relation amoureuse.
3. La narratrice n’appelle pas les personnages par leur prénom pour mettre en valeur
l’importance de leur fonction : elle peut ainsi opposer l’« amant », qui est un terme
connotant l’interdiction, aux frères et à la mère, donc à la famille officielle. De plus, elle
exprime ainsi la distance qui la sépare de ces personnages, pour lesquels elle éprouve
peu d’affection.
La danse comme danger
4. La relation entre la narratrice et son frère aîné est ambiguë car on sent qu’elle ne
l’aime pas et lui fait des reproches, mais elle avoue en même temps être incapable de lui
désobéir : « Je ne peux pas lutter contre ces ordres muets de mon frère », dit-elle (l. 2-3).
Il exerce une emprise sur elle dont elle ne peut se défaire.
5. Le comportement du frère aîné fait penser à de la jalousie amoureuse. En effet, la
relation avec l’amant n’est scandaleuse qu’à ses yeux. La narratrice refuse de danser


avec lui, à cause du danger du « rapprochement de [leurs] corps » (l. 22-23) : elle cherche
ainsi à éviter le désir qui peut exister entre eux.

Lecture complémentaire (page 523)


Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), et India Song (1973)

➔➔ Présentation des œuvres


Les deux lectures cursives proposées permettent de mieux saisir la démarche de réécri-
ture de Marguerite Duras. India Song peut être lu comme la suite du Ravissement de
Lol V. Stein, mais la cohérence des deux histoires n’est pas évidente. Le motif du bal
et la récurrence de certains personnages assurent leur unité, mais l’atmosphère qui
se dégage de chacune de ces œuvres est différente de l’autre. Le fait que l’une soit un
roman et l’autre une pièce de théâtre permet aussi de montrer aux élèves que la réécri-
ture peut être une démarche transgénérique.

➔➔ Réponses aux questions


1. Dans les deux œuvres, les scènes de danse se déroulent dans un bal : celui du casino
d’une station balnéaire huppée dans Le Ravissement de Lol V. Stein, celui de l’ambas-
sade de France à Calcutta dans India Song. Il s’agit, dans les deux cas, d’une pratique
sociale mondaine.
2. Anne-Marie Stretter, dans les deux œuvres, est une séductrice qui fascine les hommes,
notamment lorsqu’elle danse en public. Michael Richardson est soumis à son pouvoir
de séduction : il n’est pas un personnage qui agit, il est la victime des envoûtements de
cette « Ève marine ».
3. Le regard joue le rôle de vecteur du désir dans les deux œuvres. Dans Le Ravissement
de Lol V. Stein, le personnage éponyme, exclu de la relation entre Michael Richardson
et Anne-Marie Stretter, ne peut plus vivre son désir que par la procuration du voyeu-
risme : la scène de bal est le premier épisode du roman où Lol est cantonnée au rôle de
spectatrice, qu’elle tient ensuite tout au long du roman. Dans India Song, Anne-Marie
Stretter est au centre des regards, à l’inverse de Lol. Les salons de l’ambassade sont
comme une scène où elle se donne en spectacle pour attiser le désir des hommes,
réduits à son regard.
4. Dans la scène du bal du Ravissement de Lol V. Stein, Michael Richardson et Anne-
Marie Stretter sont proches physiquement et Lol est exclue de ce rapprochement : elle
n’est plus qu’un regard qui ne peut se joindre à ce couple, bien qu’elle le désire. De
même, dans India Song, l’invité est exclu de la danse entre Michael Richardson et Anne-
Marie Stretter. L’exclusion du tiers par la danse cause la folie du vice-consul, amoureux
de la femme de l’ambassadeur.
5. La récurrence des personnages et des thèmes laisse à penser qu’India Song est la
suite du Ravissement de Lol V. Stein. Mais Duras brouille les repères, en modifiant le
nom de Michael Richardson (qui devient Michael Richard dans India Song), en trans-
posant l’histoire en Inde, en évinçant complètement Lol et en écrivant une pièce de
théâtre et non un récit. On peut lire les deux œuvres indépendamment et dans n’im-
porte quel ordre.


Atelier cinéma
Grizzly Man, la réécriture : une reconstitution (pages 524-525)
Un palimpseste cinématographique
1. Issu des rushes de Timothy Treadwell, ce plan représente la tête d’un grizzly vivant.
Totalement concentrée sur l’élément animal que vient rehausser le fond de nature,
cette image semble tout droit sortie d’un documentaire animalier. Pourtant, le gros
plan et l’angle de prise de vue frontal instaurent un caractère sensationnaliste qui,
ajouté au regard caméra de l’animal, vient inquiéter la représentation. La neutralité
objective visée par ce type de productions audiovisuelles est ici perturbée par une sensa-
tion d’intrusion et une mise en scène de la confrontation qui renvoie le spectateur à
lui-même.
2. Filmé par T. Treadwell et monté par W. Herzog en ouverture de Grizzly Man, le plan
se structure selon trois zones et trois éléments distincts. Au premier plan, Treadwell
se tient accroupi face caméra sur le bord droit de l’image. Légèrement tourné vers la
gauche, son corps invite le regard du spectateur dans l’arrière-plan de l’image, au fond
de la prairie verdoyante où un grizzly paît tranquillement. Enfin, barrant le tiers haut de
l’image, une chaîne de montagnes se découpe sur le ciel limpide clôturant solidement
l’espace comme la représentation. La place prépondérante de Treadwell, sa position
avantageuse, son regard caméra ainsi que la présence des lunettes noires qui signale
une certaine mise en scène de soi, tout cela suggère que l’objet de la représentation
est sans doute davantage l’homme que l’animal. Le documentaire animalier devient
prétexte à l’autoportrait d’un homme instable, tiraillé par une nature ambiguë, mani-
festée ici par la distance et la tension que la mise en scène instaure entre lui et l’animal. 
3. L’affiche de Grizzly Man représente un face-à-face entre Treadwell de dos et un
énorme grizzly de face, menaçant, arc-bouté sur ses quatre pattes et la gueule ouverte.
Le mouvement de l’homme en marche et l’expression agressive de l’animal indiquent
qu’un point d’équilibre est sur le point d’être perturbé. Cette impression d’instabilité
est renforcée par le texte sous les personnages, opposant la nature et l’homme, et
convoquant le champ lexical de la transgression (« crossing », « franchir »). Le vêtement
sombre de l’homme qui vient se fondre sur la fourrure brune de l’animal transforme
le face-à-face en corps-à-corps. Cette représentation, qui suggère déjà la dévoration,
substitue au couple proie-prédateur une entité mythique mi-homme mi-animal. Cette
idée est renforcée par le choix du titre, Grizzly Man qui renvoie à l’univers des comics
et à ses super héros hybrides.
Enfin le décor, la lumière et les couleurs produisent un resserrement dramatique d’une
grande intensité. Le vaste paysage sauvage réduit la figure humaine tandis que le ciel
bas et lourd, envahi de nuages, pèse sur elle. La dominante noire du ciel d’orage au
crépuscule et le coucher de soleil qui incendie l’horizon colorent de tragique la destinée
du personnage.
Ainsi, les partis pris de composition de l’affiche opèrent un glissement sensible du film
vers la fiction. Produit marketing ou révélation de l’identité secrète du film, l’affiche
traduit avant tout la mainmise de W. Herzog sur le matériau cinématographique de
Treadwell et le penchant du cinéaste à franchir, à l’instar de son personnage, la fron-
tière entre documentaire et fiction.


Réécriture de soi
4. Les deux plans sont construits de manière identique. Filmés en plan moyen selon un
angle de prise de vue frontal, le grizzly et Treadwell se dressent face à la caméra. Autour
d’eux, la nature sauvage fait un écrin de verdure qui les met en évidence tout en renfor-
çant l’impression de solitude. La tenue de Treadwell, un treillis militaire, le rapproche
encore de la violence et de la sauvagerie de l’ours. La symétrie de ces deux plans révèle à
la fois l’attraction de Treadwell pour l’animal puissant auquel il rêvait d’être assimilé et
la fascination de W. Herzog pour l’humain et ses désirs plus grands que nature.
5. Enfin, réunis et occupant la même portion d’espace dans le plan d’ensemble, Tread-
well et le grizzly sont côte à côte sur le bord d’un torrent qui dévale un paysage de
verdure. La nature luxuriante et l’eau libre qui bondit entre les blocs de rochers du
torrent évoquent un Éden au sein duquel l’homme et l’animal peuvent enfin vivre
ensemble. La mise en scène incarne ici le rêve de Treadwell.
Un cinéma de la subversion
6. En amorce au premier plan de l’image et cadré de trois quart dos, W. Herzog se
tient face à Jewel Palovak, l’amie intime de Treadwell et la cofondatrice de l’associa-
tion « Grizzly People ». Le cinéaste écoute la cassette audio enregistrée à la mort de
Treadwell et qui a été restituée à Jewel avec les effets personnels de son ami. Debout
ou assis sur un siège bien plus haut que le fauteuil bas dans lequel Jewel est installée
et obstruant tout le bord gauche du cadre, W. Herzog domine physiquement son inter-
locutrice. Muni du casque audio qui est censé diffuser l’enregistrement, il possède et
maîtrise les outils techniques, et détient l’information tandis que Jewel, scrutant ses
réactions et supportant sa caméra, incarne la position du spectateur soumis au pouvoir
du cinéaste.
7. Parmi les témoignages rassemblés dans Grizzly Man se trouve celui du médecin Franc
Fallico qui, à l’institut médico-légal où le plan est tourné, décrit avec grand enthou-
siasme et force détails macabres les derniers instants de Treadwell dans sa lutte avec le
grizzly. L’expression extasiée de son visage, ses traits grimaçants et son geste exagéré
sont autant de signes qui, mis en évidence par le plan rapproché et l’angle de prise de
vue frontal, feraient presque douter de la réalité et de la fonction du témoin. La mise en
condition sur le tournage conjuguée aux choix de mise en scène brouillent la frontière
entre personne et personnage. L’outrance du jeu et la déformation de l’image par le
choix de la focale font glisser le témoignage objectif vers une prestation grotesque qui
évoque davantage un pastiche de film d’horreur qu’un documentaire.

Sujet Bac (pages 526-529)


I. Le corpus, composé d’un sonnet de Ronsard extrait des Amours (1533), de l’« Ariette IX »
de Romances sans paroles (1874) de Verlaine et d’un extrait des « Fragments du Narcisse »
(1922) de Valéry, invite à comparer ces trois versions du mythe de Narcisse au texte source
d’Ovide, Les Métamorphoses. D’après Ovide, Narcisse est amoureux de son propre reflet.
On retrouve cette idée dans le sonnet de Ronsard, où Narcisse affirme être de lui-même
« envieux » (v. 5). Cette envie, ce désir sont également présents dans le poème de Valéry,
où Narcisse souhaite « saisir enfin » (v. 1) le reflet de son propre corps. En revanche, cet


Réécriture de soi
4. Les deux plans sont construits de manière identique. Filmés en plan moyen selon un
angle de prise de vue frontal, le grizzly et Treadwell se dressent face à la caméra. Autour
d’eux, la nature sauvage fait un écrin de verdure qui les met en évidence tout en renfor-
çant l’impression de solitude. La tenue de Treadwell, un treillis militaire, le rapproche
encore de la violence et de la sauvagerie de l’ours. La symétrie de ces deux plans révèle à
la fois l’attraction de Treadwell pour l’animal puissant auquel il rêvait d’être assimilé et
la fascination de W. Herzog pour l’humain et ses désirs plus grands que nature.
5. Enfin, réunis et occupant la même portion d’espace dans le plan d’ensemble, Tread-
well et le grizzly sont côte à côte sur le bord d’un torrent qui dévale un paysage de
verdure. La nature luxuriante et l’eau libre qui bondit entre les blocs de rochers du
torrent évoquent un Éden au sein duquel l’homme et l’animal peuvent enfin vivre
ensemble. La mise en scène incarne ici le rêve de Treadwell.
Un cinéma de la subversion
6. En amorce au premier plan de l’image et cadré de trois quart dos, W. Herzog se
tient face à Jewel Palovak, l’amie intime de Treadwell et la cofondatrice de l’associa-
tion « Grizzly People ». Le cinéaste écoute la cassette audio enregistrée à la mort de
Treadwell et qui a été restituée à Jewel avec les effets personnels de son ami. Debout
ou assis sur un siège bien plus haut que le fauteuil bas dans lequel Jewel est installée
et obstruant tout le bord gauche du cadre, W. Herzog domine physiquement son inter-
locutrice. Muni du casque audio qui est censé diffuser l’enregistrement, il possède et
maîtrise les outils techniques, et détient l’information tandis que Jewel, scrutant ses
réactions et supportant sa caméra, incarne la position du spectateur soumis au pouvoir
du cinéaste.
7. Parmi les témoignages rassemblés dans Grizzly Man se trouve celui du médecin Franc
Fallico qui, à l’institut médico-légal où le plan est tourné, décrit avec grand enthou-
siasme et force détails macabres les derniers instants de Treadwell dans sa lutte avec le
grizzly. L’expression extasiée de son visage, ses traits grimaçants et son geste exagéré
sont autant de signes qui, mis en évidence par le plan rapproché et l’angle de prise de
vue frontal, feraient presque douter de la réalité et de la fonction du témoin. La mise en
condition sur le tournage conjuguée aux choix de mise en scène brouillent la frontière
entre personne et personnage. L’outrance du jeu et la déformation de l’image par le
choix de la focale font glisser le témoignage objectif vers une prestation grotesque qui
évoque davantage un pastiche de film d’horreur qu’un documentaire.

Sujet Bac (pages 526-529)


I. Le corpus, composé d’un sonnet de Ronsard extrait des Amours (1533), de l’« Ariette IX »
de Romances sans paroles (1874) de Verlaine et d’un extrait des « Fragments du Narcisse »
(1922) de Valéry, invite à comparer ces trois versions du mythe de Narcisse au texte source
d’Ovide, Les Métamorphoses. D’après Ovide, Narcisse est amoureux de son propre reflet.
On retrouve cette idée dans le sonnet de Ronsard, où Narcisse affirme être de lui-même
« envieux » (v. 5). Cette envie, ce désir sont également présents dans le poème de Valéry,
où Narcisse souhaite « saisir enfin » (v. 1) le reflet de son propre corps. En revanche, cet


amour de soi est absent du poème de Verlaine, bien qu’on y trouve, comme dans les
deux autres poèmes, le thème du reflet, au vers 9, avec le verbe « mirer ». Chez Ovide, le
thème du reflet est associé à celui de la tristesse. Dans le sonnet de Ronsard, Narcisse se
plaint « d’une cruelle peine » (v. 3) ; chez Verlaine, les « espérances noyées » sont « tristes »
(v. 10-11). En revanche, dans « Fragments du Narcisse », le jeune homme semble exalté à
l’idée de se joindre à son reflet et non mélancolique. La fascination pour sa propre beauté
a pour conséquence la mort du jeune homme, qui se transforme en fleur. Ronsard reprend
cette idée : du « beau sang » de Narcisse naît « une belle fleur » (v. 14). Chez Valéry, la mort
est évoquée, notamment au vers 19 : « Entre la mort et soi, quel regard est le sien ! » Mais
le motif de la fleur n’est pas évoqué dans cet extrait. La mort et la fleur sont absentes dans
le poème de Verlaine, qui est celui qui s’éloigne le plus du mythe original. En effet, le nom
de Narcisse n’apparaît pas chez Verlaine : il s’agit plus d’une évocation du personnage à
l’aide du thème du reflet. La mélancolie plus que l’amour de soi semble être le thème
de ce sonnet. L’homme qui se reflète est un « voyageur » (v. 8), contrairement à Narcisse,
immobilisé par son reflet. Valéry, plus proche d’Ovide, donne au mythe une dimension
chrétienne, en faisant référence à l’âme qui se perd dans cet amour impossible. Le sonnet
de Ronsard est le plus proche du mythe originel : l’imitation était davantage valorisée à
la Renaissance qu’aux xixe et xxe siècles. On peut donc parler de réécritures car, à partir
d’un texte source, ces poètes offrent leur vision personnelle du mythe, qu’ils adaptent en
fonction des questions qui leurs sont chères.

Commentaire
Introduction
D’après Les Métamorphoses d’Ovide, Narcisse est un jeune homme qui s’éprend de son
propre reflet, au point d’en mourir et de se transformer en fleur. À la Renaissance, les
poètes de la Pléiade redécouvrent les mythes antiques et Ronsard consacre un sonnet de
ses Amours à cette histoire. Le sujet de son poème se concentre sur la peine de Narcisse
et fait disparaître le personnage d’Écho, nymphe amoureuse du jeune homme d’après
le mythe d’Ovide. Pourquoi Ronsard a-t-il fait ce choix ? Nous verrons d’abord comment
le poète réécrit le mythe originel en l’adaptant à la forme du sonnet, avant de nous
interroger sur les pouvoirs de sa poésie.
I. Une réécriture du mythe de Narcisse
A. Les éléments repris
Ronsard, comme de nombreux poètes de la Renaissance, tire une grande part de
son inspiration chez les auteurs antiques. Ce sonnet est une réécriture du mythe de
Narcisse raconté par Ovide dans ses Métamorphoses. L’imitation des modèles antiques,
que l’on cherchait à égaler, était un critère de réussite littéraire. On retrouve donc de
nombreux éléments présents chez Ovide : chez Ronsard, Narcisse reproche à ses yeux
de le « tromper » (v. 1), tandis qu’il affirme ne plus être « dupe » (l. 2) chez le poète
latin. Dans les deux poèmes, on retrouve la métaphore de l’amour qui « brûle » (v. 7
et l. 2). Ronsard reprend également la comparaison de la cire qui fond (v. 11), présente
chez Ovide (l. 23-24) pour parler du dépérissement du jeune homme. Enfin, le motif de
la fleur clôt les deux poèmes. Dans les deux cas, Narcisse est victime de l’amour qu’il
éprouve pour lui-même, ce que Freud appellera le « narcissisme » au xxe siècle.


B. Leur adaptation à la forme du sonnet
Cependant, si Ronsard s’éloigne peu du mythe originel, la forme de son poème est
caractéristique de la Renaissance, qui voit naître le sonnet en Italie, puis en France.
Ronsard adapte le mythe à cette forme poétique et tire parti des contraintes du sonnet
pour mettre en valeur certains motifs. Par exemple, les rimes embrassées des quatrains
imposent à ces strophes une structure en miroir, qui rappelle le thème du reflet. Les
jeux d’échos sonores sont aussi adaptés à cette idée. Les vers 5 et 8 sont ainsi construits
en fonction de la même allitération en [m], qui encadre la strophe et produit un effet
de symétrie. La structure des décasyllabes, dont la coupe se trouve après la quatrième
ou la sixième syllabe, permet aussi des jeux de reflet. Au vers 5, le pronom « moi » est
ainsi répété de chaque côté de la coupe : « Faut-il que moi // de moi-même envieux ».
Ronsard ne se contente donc pas d’imiter simplement le texte d’Ovide : il l’adapte à la
forme à la mode à son époque, afin de prouver sa virtuosité, qu’il espère égale à celle
de son prédécesseur.
C. Une lecture personnelle du mythe
La forme très courte du sonnet a obligé Ronsard à choisir certains éléments du mythe et
à en occulter d’autres. Or, ces choix sont signifiants car ils nous renseignent sur ce qui
intéressait le plus le poète dans le mythe de Narcisse. Ainsi, la figure d’Écho, pourtant
centrale chez Ovide, n’apparaît pas dans ce sonnet. On peut donc se demander pourquoi
Ronsard n’a pas voulu la mentionner : il s’agit certainement de mettre en valeur la figure
de Narcisse, qui l’intéresse davantage car il pourrait représenter un double du poète ; en
effet, jusqu’à la dernière strophe, le lecteur ne peut pas savoir qu’il s’agit du récit de la
mort de Narcisse, il peut croire que c’est le poète qui s’exprime à la première personne. Ce
n’est que dans le dernier tercet que l’on comprend qu’il s’agit de Narcisse, désigné par la
périphrase « l’amoureux Céphiside » (v. 12). On peut donc penser que Ronsard s’identifie
à ce personnage, qui le touche personnellement.
Transition
Ronsard ne se contente donc pas d’imiter Ovide, mais il s’approprie le mythe qu’il
adapte au goût de son époque et à sa propre sensibilité. On peut alors s’interroger sur
les raisons qui font que Ronsard est fasciné par cette figure.
II. Les pouvoirs de la poésie
A. L’expression de la souffrance
Tout d’abord, l’expression de la souffrance de Narcisse permet à Ronsard de montrer
son art de poète lyrique. Les trois premières strophes sont uniquement constituées de
phrases expressives, exclamatives ou interrogatives, qui soulignent la souffrance du
jeune homme. Celui-ci s’interroge sur la nature de ses sentiments, mais ses questions
restent sans réponse car il n’est sensible qu’à sa propre parole et non à ce qu’aurait pu
dire Écho, absente du poème.
L’accumulation ternaire d’apostrophes aux vers 3 et 4 contribue aussi au registre
lyrique : « Ô nouveauté d’une cruelle peine, // Ô fier destin, ô malice des cieux ! »
L’accumulation de marques de la première personne dans tout le sonnet est aussi un
procédé lyrique qui a pour intérêt de souligner l’amour que Narcisse éprouve pour lui-
même et qui contribue à la confusion entre le poète et le personnage.


B. La transfiguration de la souffrance en beauté
La fin du poème justifie également ce rapprochement : le dernier vers narre la naissance
d’une jonquille à partir du sang de Narcisse. La mort est donc transformée en beauté ;
l’adjectif « beau » apparaît deux fois dans ce vers. Or, cette transfiguration fait penser à
la démarche du poète lyrique qui, de sa douleur, fait naître un beau chant, similaire à
celui de Narcisse. Le poème est ainsi une manière de fixer cette beauté et d’aller contre
la disparition qu’il est en train paradoxalement de raconter. La forme du sonnet reflète
ainsi l’affaiblissement progressif de Narcisse, qui « s’amenuise » en même temps que
les strophes deviennent plus courtes, de quatre à trois vers. Mais cette forme est aussi
un beau cadre, qui sert d’écrin au mythe et l’empêche de tomber dans l’oubli.
Conclusion
Ronsard, tout en restant fidèle à Ovide, parvient donc à s’approprier le mythe et en tire
une nouvelle leçon, sur la parole poétique. Narcisse est présenté comme un double du
poète lyrique qui refuse que sa voix plaintive se perde, en la figeant dans un sonnet, un
beau poème que l’on peut comparer à une fleur.

Dissertation
Introduction
Les mythes sont des légendes, la plupart issues de la culture antique, ayant une portée
morale. Ils se caractérisent aussi par le nombre important de versions, parfois d’époques
différentes, qui racontent la même histoire. On peut se demander pourquoi les mythes ont
souvent été l’objet de réécritures : continuent-ils à fasciner les hommes parce qu’ils sont
universels et intemporels ? Si les réécritures d’un mythe tendent, la plupart du temps, à
montrer que la leçon qu’il délivre est toujours valable, les écrivains les adaptent toujours
en fonction de leur époque.
I. La réécriture d’un mythe montre souvent son universalité et son intemporalité
A. Les mythes parlent de ce qui est invariant chez les hommes
Les mythes ont pour fonction de transmettre un enseignement aux hommes et de
leur apprendre à mieux se connaître. Ils permettent, notamment, de comprendre que
certains comportements sont inhérents à la nature humaine. Par exemple, le mythe
de Narcisse, raconté par Ovide dans Les Métamorphoses, nous apprend que l’amour
d’un homme pour lui-même est dangereux et ne peut lui permettre de vivre : l’amour
doit être adressé à une autre personne que soi car l’homme ne se suffit pas à lui-même.
Or, cette leçon est vraie à toute époque et pour tous les hommes. C’est pour cette
raison que ce mythe fut réécrit par de nombreux écrivains, comme Ronsard qui, dans
un sonnet des Amours, raconte la légende de ce jeune homme. La réécriture d’un mythe
peut donc avoir pour fonction d’affirmer son intemporalité.
B. Leur réécriture permet de perpétuer une tradition et de contribuer
à son intemporalité
De plus, la pratique de la réécriture permet de perpétuer une tradition et vise à rendre
un mythe intemporel. Ainsi, au xviie siècle, les partisans des Anciens affirmaient qu’il
était impossible de surpasser les auteurs de l’Antiquité. En réécrivant les mythes dont
parlaient ces auteurs antiques dans leurs œuvres, les auteurs classiques du xviie siècle

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voulaient assurer que cette culture soit transmise à leurs contemporains et aux géné-
rations à venir. Racine écrit, par exemple, Iphigénie (1674), en s’inspirant d’Iphigénie
à Aulis d’Euripide. La culture antique constitue ainsi un fonds culturel commun que les
écrivains contribuent à entretenir par les réécritures des mythes.
C. La réécriture est souvent un hommage au mythe originel
La réécriture peut alors prendre la forme d’un hommage rendu à la version première du
mythe. Affirmer que la nouvelle version d’un mythe n’égale pas cette version originelle
est une pose courante chez les écrivains. Ils affirment ainsi que le mythe est intemporel,
qu’il ne perd pas de sa puissance et de son pouvoir de fascination malgré le temps qui
passe. Le narrateur d’À Rebours, de Huysmans, dit ainsi qu’aucun artiste n’a su saisir
le caractère insaisissable de Salomé, personnage biblique qui a inspiré de nombreux
écrivains et peintres. Malgré le passage du temps, ce mythe n’a rien perdu de l’intérêt
qu’il suscite depuis des siècles.
Transition
Réécrire un mythe est donc une démarche qui consiste souvent à affirmer la perma-
nence et l’universalité des leçons que l’on peut en tirer. Cependant, la réécriture n’a
d’intérêt que si elle apporte quelque chose de différent du mythe originel, en faisant
évoluer celui-ci en fonction de l’époque.
II. Mais la nature d’un mythe est d’évoluer avec le temps
A. La réécriture d’un mythe implique l’adaptation à une nouvelle époque
En effet, réécrire un mythe aurait peu d’intérêt s’il s’agissait uniquement d’imiter servi-
lement un modèle écrit il y a des centaines d’années. L’une des fonctions principales
de la littérature est de donner une image du monde dans lequel vit l’écrivain ; réécrire
un mythe implique donc souvent de l’adapter à une nouvelle époque. Par exemple,
« Fragments du Narcisse », de Paul Valéry, est chargé d’une signification chrétienne : le
poète s’interroge sur la part sombre de l’âme humaine, réflexion absente de la version
d’Ovide : Valéry adapte donc le mythe en fonction d’un contexte culturel différent.
B. La réécriture peut aussi montrer qu’un mythe est dépassé
Certains auteurs peuvent aussi réécrire un mythe de manière parodique, pour dire que
la leçon que l’on en tirait est dépassée. Charles Perrault a ainsi écrit l’Énéide travestie,
parodie burlesque de l’épopée de Virgile : cette œuvre tourne en dérision l’histoire
mythique du héros à l’origine de la fondation de Rome. L’Énéide avait été commandé
par Auguste à Virgile afin de donner une image glorieuse de son empire et de vanter les
vertus des ancêtres du peuple romain. Perrault, au contraire, les ridiculise. Partisan des
Modernes dans la querelle qui les oppose aux Anciens, il veut montrer que les valeurs
héroïques chantées plusieurs siècles auparavant ne doivent pas constituer un modèle
pour les hommes du xviie siècle. Les auteurs doivent défendre d’autres valeurs, adaptées
à leur époque.
C. La leçon d’un mythe change souvent en fonction des époques
Enfin, la leçon d’un mythe peut fortement changer en fonction des époques. Par
exemple, le mythe de la chute des anges, dont il est question dans le livre d’Hénoch et
qui fait partie de l’imaginaire collectif occidental, condamnait à l’origine l’orgueil des
anges qui ont voulu transmettre la connaissance aux hommes. Mais la leçon du mythe

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a fortement évolué selon les auteurs et la sensibilité de leur époque. Hugo, dans La Fin
de Satan, dépeint, par exemple, un ange romantique, à la fois monstrueux et sublime,
qui connaîtra finalement la rédemption. Il change donc la leçon du mythe, qui devient
un chemin vers le pardon et non une simple condamnation. Or, cela fut possible car le
poète romantique est sensible à la noblesse du personnage maudit, rejeté.
Conclusion
Les objectifs des auteurs qui réécrivent des mythes sont donc variés et parfois contra-
dictoires : la réécriture peut être un hommage ou une émancipation, une variation ou
une subversion du mythe originel. Pourtant, les mythes conservent leur pouvoir de
fascination sur les artistes, malgré les siècles qui passent.
Invention
L’objectif de cet exercice est de faire pratiquer la réécriture par les élèves. Le choix du
point de vue d’Écho le rend plus facile : les élèves ne se sentiront pas prisonniers des
quatre textes du corpus. Il permet aussi de réfléchir aux différentes leçons que peut
enseigner un mythe, selon les motifs que l’on choisit de mettre en valeur. Les élèves
sont donc invités à réfléchir à ce que peut nous apprendre l’expérience d’Écho sur la
nature humaine.
Critères d’évaluation
– Le point de vue choisi est celui d’Écho.
– On retrouve de nombreux éléments du mythe : le thème du reflet, la transformation
de Narcisse, l’explication du phénomène de l’écho.
– La morale du mythe propose une réflexion sur l’amour déçu ; la copie ne se contente
pas de condamner le narcissisme.
– Les procédés poétiques sont nombreux et variés : allitérations et assonances, jeux sur
les rythmes, accumulations, métaphores, comparaisons, etc.
– Le registre sera lyrique.

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Outils de l’analyse littéraire > Exercices

Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours (pages 576-578)
➔➔ Identifier les différentes formes poétiques, les vers, les rimes, les strophes
Exercice 1
Ce poème est un sonnet en alexandrins, composé de deux quatrains et de deux tercets
avec des rimes de type : abba–abba–ccd–ede.
Exercice 2
Il s’agit de deux strophes de quatre vers, composées chacune de trois alexandrins et
d’un hexasyllabe. Les rimes sont alternées.
Exercice 3
La croisée est ouverte : il pleut
Comme minutieusement
À petit bruit et peu à peu
Sut le jardin frais et charmant.
Exercice 4
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé !
Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre/pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers

➔➔ Analyser le pouvoir de l’image et des figures de style


dans un texte poétique
Exercice 5
A. « Comme un point sur un I » : comparaison inattendue, graphique ; effet moqueur.
B. « Faucille d’or » : métaphore pour décrire la lune, filée par l’emploi du mot « champ ».
Le ciel est comparé à un champ de blé : la comparaison connote beauté et richesse.
C. « Mouette à l’essor, mélancolique » : métaphore qui rend la pensée sensible en l’incar-
nant dans un oiseau de mer. Les vers contiennent une allitération en [m] qui fait écho
à l’adjectif « mélancolique ».
D. Suite de personnifications du fleuve, du lac et de l’étoile au moyen de verbes d’ac-
tion : « gronde », « serpente », « étend », « se lève ». Le fleuve est assimilé à un dragon ;


effet de contraste entre le fleuve tourmenté et le calme qui s’établit sur le lac à la venue
de la nuit.
E. Personnification de la cloche assimilée à une voix humaine par les mots ou expres-
sions « gosier », « vieillesse », « alerte et bien portante » ; l’emploi du verbe d’action
« Jette », l’adjectif affectif « fidèlement » et la comparaison au soldat vigilant.
Exercice 6
A. Énumération et gradation des trois verbes à l’infinitif dans le premier hémistiche,
formant contraste avec le groupe verbal dont ils sont sujets (deuxième hémistiche).
Exprime avec force la morale stoïcienne à laquelle invite Vigny dans « le loup ».
B. Allitération en [m] (« ma », « morte », « mon ») qui aboutit au nom « Mélancolie » ;
opposition entre lumière / vie (« Étoile », « constellé ») et obscurité / mort (« morte »,
« noir »).
C. Anaphore de « plus » et reprises de la construction (« plus […] que », « plus que ») ;
effet d’insistance : le poète célèbre son Anjou natal. Deux chiasmes dans la construction
des comparaisons (aux vers 3 et 6), où l’élément romain est mentionné en premier, ce
qui permet de clore chaque tercet sur l’évocation du pays natal (« l’ardoise fine », « la
douceur angevine »). Diérèse dans l’adjectif « audacieux » pour souligner l’orgueil et la
vanité des monuments romains.
D. Hugo décrit la retraite désastreuse de la campagne de Russie : énumération des
projectiles qui s’abattent sur les soldats. Le procédé crée un effet d’intensité renforcé
par le rejet au vers suivant du verbe « Pleuvaient ».
Exercice 7
Ce sonnet dans lequel du Bellay, depuis Rome, déplore sa condition, qu’il ressent
comme un exil, repose sur la répétition d’une construction qui oppose jusqu’à l’avant-
dernier vers les deux hémistiches de chaque vers. Le premier hémistiche exprime les
goûts du poète (liberté, franchise, simplicité), ses aspirations (repos, silence, loisir
d’écrire) et son état (maladie). Le second exprime les souffrances que lui impose la
réalité qui le fait agir en tous points contrairement à ses goûts et lui impose soumission,
hypocrisie, dissimulation, agitation, conversation, occupations triviales. Le dernier vers
constitue une sorte d’envoi qui prend à témoin le destinataire du poème en une phrase
conclusive.
Exercice 8
La description de l’homme engagé contre les injustices est rendue intense par le recours
à l’anaphore : « Ceux qui », « Ceux », « C’est », le procédé de l’énumération (comme au
vers 8). Anaphore et énumération dessinent de l’homme idéaliste un portrait déve-
loppé qui se conclut par l’emploi d’une phrase exclamative (vers 10) pour le célébrer et
s’oppose au dernier hémistiche drastique où se règle, en une formule méprisante, le
destin des hommes indignes : « les autres, je les plains ».

➔➔ Analyser les sonorités et le rythme du poème


Exercice 9
A. Allitération en [m] renvoyant à la notion de mort : « Moi », « meurs », « mon »,
« âme », « moment », « comme », « mélodieux ».


B. Allitération en [v] et [f] renvoyant au vent et au froid.
C. Allitération en [v] pour évoquer la force du vent.
Exercice 10
A. Assonances en « o » fermé et ouvert, « an », « on », « eur », créant une unité sonore
qui exprime la souffrance du poète et établit une correspondance entre la saison et les
sentiments éprouvés par le poète.
B. Assonances des rimes qui jouent sur le retour des sons « an » et « èm » ; ces sonori-
tés sont reprises en écho à l’intérieur des vers : « étrange », « comprend », « j’aime »,
« m’aime ».
C. Répétition en écho du son « or » entendu dans « cor » au début de la phrase, avec les
mots « nord » et « porte » dans la fin de la phrase. Écho sonore qui est une harmonie
imitative faisant entendre le son de l’instrument.
Exercice 11
– Rimbaud
Vers 1 : coupe expressive après la troisième syllabe, isolant l’expression « Il est pris »,
qui est mise en valeur. Coupe en 4 pour l’exclamation.
Vers 2 : rejet et coupe en 2 mettant en valeur « Tressaille ».
Vers 3 : coupe à le premier hémistiche donnant au vers une platitude ironique qui corres-
pond au sens.
– Lamartine
Vers 1 : coupes en 2, 6, 8, 12 avec points d’exclamation : chaque terme est mis en valeur.
Vers 2 : coupe en 1 mettant en valeur l’interpellation « Vous ».
Vers 3 : coupe en 6 et 8 mettant en valeur l’anaphore de « Gardez » et produisant un
effet d’insistance.
– Hugo
Le rythme des passages en style direct donne vie aux héros et exprime leur personna-
lité :
• le pêcheur : coupes nombreuses pour créer un discours en phrases courtes au vocabu-
laire pauvre, exprimant les réflexions d’un homme simple inconscient de son héroïsme
et de sa générosité, puis son étonnement devant l’attitude de sa femme : vers 4 : 1, 5,
6 ; vers 5 : 2, 4, 3, 3 ; vers 6 : 4, 12 ;
• la femme : sa réponse est écrite pour créer un effet théâtral rendu par le rythme (les
coupes en 1 et 9 mettent en valeur les paroles de la femme : « Tiens, […] les voilà ! »,
tout en isolant au centre du vers un geste de théâtre : « en ouvrant les rideaux »).

➔➔ Identifier et analyser les registres lyrique, élégiaque et pathétique


Exercice 12
Marques de première personne (« Je », « Mon », « m’ », « ma ») montrant la présence du
locuteur, vocabulaire affectif traduisant les sentiments éprouvés, désarroi et inquié-
tude : « inquiète », « cher », « effroi », « mélancolique » ; recours aux phrases interroga-
tives : « Pourquoi, pourquoi ? »
Exercice 13
Thème : la mort qui emporte la femme aimée.


Propos : acceptation de la séparation créée par la mort.
Registre élégiaque : la mort est douce, acceptée.
Marques de première personne ; exclamation : « Adieu ! » ; vocabulaire de la plainte :
« pleurs », « plainte » ; vocabulaire affectif : « aimais », « En souriant ».

Objet d’étude

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation,


du xvie siècle à nos jours (pages 578-581)
➔➔ Analyser une argumentation explicite : enjeu, nature et structure
de l’argumentation
Exercice 1
Thème : interrogation sur les forces qui guident l’action de l’homme.
Thèse : l’homme doit écouter une voix intérieure, celle de sa conscience, qui lui dicte
ce qu’il est bien de faire, alors que la raison, d’une part et les passions, d’autre part, le
trompent : la conscience est la voix de l’âme.
Exercice 2
Sujet : l’importance de la littérature.
Thèse : la littérature seule permet d’accéder à une pleine conscience de ce qu’est la vie ;
c’est donc elle qui véritablement fait vivre.
Arguments : les hommes ne perçoivent pas ce qu’est la vie ; ils le pourraient, mais par
paresse et faute de réellement penser, ils n’ont à l’esprit de leur vie passée que des
images toutes faites. L’écrivain, au contraire, donne à voir non seulement sa propre vie,
mais aussi celle des autres. Par son écriture, son « style », qui équivaut à l’usage des
couleurs pour le peintre, il révèle la manière secrète dont chacun appréhende le monde.
Il est seul à être capable de sortir de lui-même et à pouvoir accéder à la conscience des
autres hommes.
➔➔ La progression de l’argumentation, les liens logiques
Exercice 3
A. Cause/conséquence → Comme il pouvait lui-même être broyé par la pièce, il ne
bougeait pas.
B. Opposition → Bien que les gens de Paris aient toujours l’air occupés, en réalité, ils ne
font que se promener du matin jusqu’au soir.
C. Cause conséquence → Puisque je pense, j’existe.
D. Opposition → Bien qu’il protestât vivement, on ne le crut pas.
E. Condition et conséquence → Si vous achetez la presse, alors vous serez les maîtres
de l’opinion, c’est-à-dire les maîtres du pays.
Exercice 4
A. Le peuple, dès qu’il est soumis oublie la liberté à un tel point qu’il est impossible
pour lui de combattre pour la retrouver.
B. Celui qui sait écouter a déjà en lui les éléments qui le rendent capable de répondre.
C. Si les lois sont respectées, ce n’est pas parce qu’elles sont justes, mais seulement
parce qu’elles s’imposent comme lois.


D. Ce prince était tellement beau qu’une femme ne pouvait qu’être étonnée la première
fois qu’elle le voyait.
E. Si la paix règne un jour sur le monde entier, ce ne sera pas dû à un progrès moral des
hommes, mais à des facteurs politiques, scientifiques et économiques.
Exercice 5
Le texte est une réfutation de l’utilité de la peine de mort.
Arguments :
– La crainte d’être condamné à mort n’a jamais arrêté les criminels.
– Une exécution capitale impressionne sur le moment, mais la peur qu’elle engendre
ne dure pas.
– C’est la durée du châtiment qui compte pour faire peur.
– L’emprisonnement et les travaux forcés sont donc bien plus efficaces.
– Le criminel paie ainsi à la société les torts qu’il lui a causés.

➔➔ Identifier et analyser les différents types d’arguments


Exercice 6
– Montaigne : argument d’autorité. Référence à Pythagore qui adoptait la même
conduite que Montaigne. La référence à un savant grec, admiré des hommes de la
Renaissance, valorise la conduite décrite.
– Pascal : argument par définition, qui tire sa force de l’image employée et parle à
l’imagination.
– Condorcet : argument cause/conséquence doublé d’un argument sur les valeurs. Si la
mère est ignorante et que, pour cela, ses enfants la méprisent, elle n’aura plus d’auto-
rité. Ce qui est senti comme une valeur : l’amour maternel.
– Fénelon : argument cause/conséquence. Les femmes ont un esprit inquiet et instable ;
l’étude de certaines matières ne saurait qu’accentuer leur déséquilibre (Fénelon pense
à la philosophie et conseille de faire étudier aux jeunes filles l’économie domestique).
Exercice 7
Le portrait de Napoléon III est constitué d’une série d’arguments ad hominem qui ridi-
culisent l’empereur et le rabaissent :
– l’empereur est laid (phrase 1 et fin du premier paragraphe) ;
– ses talents de chef militaire se résument à l’art du canonnier (phrase 2) ;
– il a l’accent allemand (phrase 4) ;
– c’est un comédien, il aime la coquetterie et les paillettes, c’est un être superficiel ;
– il ne ressemble au grand Napoléon que par le déguisement qu’il adopte (dernière
phrase).
Enfin, le texte abonde en termes péjoratifs (l. 6, 12, 17).

➔➔ L’argumentation implicite : dénoncer et persuader par la représentation,


la description et le récit
Exercice 8
Le passage décrit les deux camps, protestants et catholiques, qui s’opposent pendant
les guerres de Religion. Ceux qui brûlent le temple (vers 12) sont les catholiques, dont
le portrait est péjoratif : ils sont liés à Satan (vers 3) ; leur sont associées les expres-


sions « bande meurtrière », « armes effroyables », « impitoyable », « Farouche » « incen-
diaires »… Le texte décrit les massacreurs en action (vers 8-9).
Face à eux, les protestants sont liés à Dieu (vers 3) à qui ils sont « fidèle[s] », se
montrant pleins de « piété » et de « zèle ». Ils sont présentés comme un « troupeau »
(vers 7), c’est-à-dire des brebis (image biblique) sans défense, sans armes (vers 10).
La thèse implicite est que les catholiques sont condamnables. On rappellera que d’Aubi-
gné est protestant (voir séquence 1 de la partie « poésie »).
Exercice 9
Les procédés stylistiques employés rendent saisissante la description de la cadène :
– énumération (l. 1 à 11) dans une description générale de visages impressionnants,
puis mention d’un détail (« un nègre » l. 10) ;
– parallélisme (l 15 à 19) pour établir l’équivalence dans le malheur entre « ignorance /
hébètement » et « intelligence / désespoir » ;
– personnification des différentes chaînes, sous la forme d’une allégorie du désespoir
(l. 20 à la fin).
Les registres vont du pathétique au tragique, le texte fait naître les sentiments d’horreur
et de pitié. Les idéaux de l’écrivain sont de combattre la misère, l’horreur du bagne,
l’ignorance (cf. les engagements littéraires et politiques d’Hugo).
Exercice 10
Cette fable de Florian (xviiie siècle) prend la forme d’un dialogue entre un jeune homme
niais qui veut devenir riche et son père. La forme du dialogue permet de faire réfléchir
le lecteur car elle apporte des réponses d’homme sage à des questions naïves ; les
répliques du père exposent les moyens de réussir dans l’existence : le mérite personnel
et l’effort, d’une part, les intrigues, d’autre part. Le refus du fils qui ne veut ni du travail
ni des compromissions permet de conclure sous une forme plaisante qui est aussi source
de réflexion puisqu’elle fait l’éloge de la bêtise.

➔➔ La rhétorique au service de l’argumentation, les registres


Exercice 11
A. Les phrases courtes, nominales, interrogatives traduisent l’émotion du défenseur
des Indiens et son indignation.
B. La phrase est longue, bâtie comme une période (procédés d’insistance) : répétition du
verbe « voir », énumération de trois groupes nominaux d’ampleur croissante (protase)
et sens établi dans l’apodose « adaptés à d’épouvantables desseins ».
C. Répétition d’une phrase exclamative nominale, suspension oratoire (points de suspen-
sion), puis phrase exclamative.
Exercice 12
Le Persan décrit avec un regard « neuf » les travers des Français et de la royauté. Les
Français ont un caractère naïf, sont soumis et crédules. Le roi est critiqué pour sa poli-
tique dispendieuse, pour le système de Law qui était un échec et parce qu’il abuse de la
crédulité du peuple en se donnant des pouvoirs divins (depuis le Moyen Âge, les rois de
France et d’Angleterre étaient supposés détenir le pouvoir de guérir les « écrouelles » [la
tuberculose] par simple contact). Montesquieu use de l’ironie en parlant par antiphrase


(« un grand magicien »), en donnant un ton admiratif et élogieux au discours dont le
contenu est critique.
Exercice 13
Prévert décrit les membres d’une famille de gens simples (le père, la mère, le fils), qui
ne réfléchissent pas, acceptent tout et sont des victimes de l’histoire collective. Les
cibles sont, d’une part, les membres de la famille, mais, d’autre part, implicitement, les
gens de pouvoir qui sacrifient les gens simples dans les guerres. Le poème se construit
autour de la répétition et de la variation. Les parents sont vus dans une activité unique
et dérisoire qui les résume : le tricot, les affaires ; le fils est vu dans une activité tragique,
la guerre, qui le conduira à la mort, le « cimetière », chute expressive du dernier vers.
Leur soumission et leur absence de réflexion sont rendues par la répétition de « tout
naturel ».

Objet d’étude

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours (pages 581-584)


➔➔ L’auteur, le narrateur, le point de vue
Exercice 1
A. Le narrateur se confond avec l’auteur dans ce récit autobiographique à la première
personne.
B. Le narrateur est extérieur au récit.
C. Le narrateur est un personnage du récit.
Exercice 2
A. Deux phrases où le narrateur est omniscient (la première et la dernière) encadrent
un passage où la focalisation est interne : le paysage est décrit à travers la perception
qu’en a Angelo. La deuxième phrase, affirmative, se termine pourtant par un point
d’interrogation qui la désigne comme un questionnement intérieur. Les mots ou expres-
sions « paysage cristallin », « fantasmagorie » et « prismes » expriment l’émerveillement
d’Angelo.
B. Le point de vue est omniscient pour donner à connaître le personnage de Mouret
(« nuit et jour ») dans son comportement, ses goûts, ses pensées, sa stratégie commer-
ciale.
C. Le point de vue est externe : Bouvard et Pécuchet sont montrés au moment de leur
première rencontre par un narrateur-témoin qui ne commente rien. La description
apprend pourtant au spectateur plusieurs éléments sur les deux héros. Ce portrait,
uniquement physique, centré sur les deux chapeaux, révèle des personnages de styles
et de tempéraments opposés, les chapeaux qui entraînent un geste permettant de
dévoiler aux personnages eux-mêmes et au lecteur le nom des protagonistes. La foca-
lisation externe apporte au texte une distanciation humoristique.
Exercice 3
Emma est décrite au travers des yeux de Charles, comme l’annonce le verbe « fut
surpris ». Ainsi, le regard va-t-il des ongles décrits avec une précision qui exprime la
fascination de Charles, à la main puis aux yeux, pour finir par le regard.


Intérêt de ce choix de point de vue : c’est la première fois que Charles voit Emma ; le
lecteur comprend que le personnage est séduit et va s’éprendre de la jeune fille.

➔➔ Analyser l’espace et le temps dans le récit


Exercice 4
De la description émane une atmosphère de rêve, de charme et de calme qui renvoie au
bonheur éprouvé par le héros et correspond à l’apaisement qu’il ressent. Les personnages
renvoient au monde pur de l’enfance : « une femme ou une jeune fille ». Les lieux sont
imprécis et renvoient au rêve : « une sorte de petit salon-parloir ». La musique renvoie à la
douceur et à l’enfance : « très doucement », « rondes », « chansonnettes ».
Exercice 5
Éléments réalistes donnés au travers de détails précis : lieu, fenêtres, nom du café,
description de la lanterne, écriteaux, salle à manger (murs, sols), tables.
Tous ces éléments prennent une dimension symbolique par la façon dont ils sont carac-
térisés et renvoient à la pauvreté, à la vulgarité et à la misère : la vitre est fendue,
l’éclairage mauvais, les dessins grossiers, le sol boueux. Enfin, est signalé ce qu’on ne
voit pas : les chambres nommées « taudis ».

➔➔ La création du personnage de roman


Exercice 6
La scène du taureau constitue, dans Un cœur simple, un récit enchâssé dans la nouvelle
qui permet de révéler, par un portrait en actes, l’héroïsme de Félicité et une grandeur
dont elle n’aura même pas conscience. Le cadre (brouillard), la présence invisible du
monstre (perçue d’abord par l’ouïe), sa description effrayante, l’opposition entre le
comportement de calme de Félicité et celui de Mme Aubain, « éperdue », mettent en
valeur le personnage de Félicité. Son héroïsme est montré dans ses paroles (recours au
style direct pour dire les paroles rassurantes et les conseils de la servante : l. 13, 24, 25),
dans ses gestes : elle caresse les bêtes, elle fait face au monstre. Elle est ainsi un héros
comparable à Thésée combattant le Minotaure.

➔➔ La fonction du personnage de roman et sa remise en cause


dans le roman contemporain
Exercice 7
La description des paysans normands allant au marché fait voir la Normandie rurale de
la fin xixe siècle : les hommes sont appelés « mâles », ce qui dit implicitement que les
hommes se sentent supérieurs aux femmes ; les corps déformés par le travail renvoient
à la dureté de la vie paysanne ; le texte évoque le caractère pénible des labourages et
des moissons. Enfin, le costume (l. 10-11 ; une grande blouse) est typique des paysans
normands.
Exercice 8
Fantine représente les femmes misérables de son temps : elle ne connaît pas ses
parents. Elle n’a aucune existence officielle : pas de prénom choisi par un parrain ou
une marraine, pas de nom de famille. Elle n’existe pour personne.


Exercice 9
L’Innommable est un long monologue prononcé par un personnage qui a perdu son
identité, le sens de la vie, la capacité de communiquer et presque le langage même.
Les propos disent cette perte de soi : « je ne sais plus », « ma vieille histoire, que j’ai
oubliée ». L’écriture adoptée renvoie à cette perte de l’identité : la forme du « mono-
logue » atteste la perte de la communication ; la syntaxe renvoie à la perte de la langue
structurée : une seule phrase, sans construction complexe, faite de courts segments
indépendants et juxtaposés, un langage hésitant, déstructuré.
Exercice 10
Les personnages sont connus de l’extérieur : point de vue externe qui demande au
lecteur de tout imaginer. On connaît deux prénoms : Franck et Christiane ; ceux-là
forment un couple qui a un enfant. On devine que chacun est assez indifférent à l’autre.
Le récit met en scène un autre couple (puisqu’il y a quatre couverts), dont on ne connaît
que A…, personnage féminin désigné par son initiale (effacement du personnage). À la
lecture de la dernière phrase, on devine une attirance réciproque entre Franck et A…
Exercice 11
Allusions littéraires : « L’être ou le néant » : titre d’un ouvrage philosophique de Sartre ;
« la tour n’y prend garde » : parodie d’une chanson populaire ; « Paris n’est qu’un
songe » : parodie du titre de la pièce La vie est un songe (Caldéron) ; renvoie aussi à
Shakespeare (Le Songe d’une nuit d’été).
Ces allusions établissent une complicité avec le lecteur, qui s’amuse. Le comique vient
aussi des expressions plaisantes : « citrons empoilés », « guide complémentaire » et du
procédé de crase d’une expression en un mot : « Kouavouar » (cf. l’expression « Doukipu-
donktan » qui ouvre le roman).
Exercice 12
Thèmes tragiques : la fatalité, la mort, la solitude du héros qui pense à sa communauté
la violence, le sang.
Procédés d’écriture : répétition du verbe « mourir », champ lexical de la mort (« mourir »,
« mort », « sanglant », « cyanure ») ; syntaxe exprimant l’angoisse et la solitude du
héros : toutes les phrases commencent par l’anaphore du sujet « il » suivi d’un verbe
exprimant l’état d’esprit du héros.
Exercice 13
Le narrateur-témoin participe à l’émotion générale (« Ce ne fut qu’un cri de douleur
parmi nous »). Le recours au style direct qui fait parler le narrateur, Paul et le marin
permet le recours aux phrases exclamatives et interrogatives qui expriment l’intensité
des sentiments éprouvés.

Objet d’étude

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours (pages 584-588)


➔➔ Analyser l’énonciation et les formes du discours dans le texte théâtral
Exercice 1
Contexte des années 1930 : la montée du nazisme entraîne des menaces de guerre ;


Giraudoux est germanophile et pacifiste. Les paroles qu’Andromaque adresse à son
père envoient aussi un message au spectateur : la guerre est présentée comme un sport
auquel l’homme se livre par plaisir pour assouvir son besoin d’exercice et montrer son
courage ; elle se trouve par là condamnée.
Exercice 2
La tirade de Cyrano est l’expression d’une « morale de l’écrivain ». Elle affirme l’atta-
chement à l’indépendance, le refus de la compromission et de la flatterie pour obtenir
protection et succès.
Procédés d’écriture : comparaisons dépréciatives avec le lierre et le crapaud ; énuméra-
tion des comportements refusés ; anaphore correspondante des « Non, merci ». La forme
de la tirade permet de développer un ton oratoire enflammé.
Exercice 3
Les répliques courtes donnent à l’échange un rythme rapide : Don Juan coupe sans cesse
la parole à M. Dimanche, qui ne parvient pas à réclamer son argent. Le rythme choisi
souligne la force de Don Juan qui mène le jeu avec brio et fait rire.

➔➔ Maîtriser le vocabulaire de l’analyse d’un texte de théâtre


Exercice 4
L’identité du personnage en scène est connue au vers 10.
La scène d’exposition apprend au spectateur :
– que Petit-Jean est Picard (vers 4 et 7) ;
– qu’il est portier (concierge) chez un juge (vers 3 et 12) ;
– qu’il ne laisse entrer personne sans recevoir un pourboire (vers 14) ;
– que le juge s’appelle Perrin-Dandin (vers 17) ;
– qu’il a un fils (vers 28) ;
– que le juge est fou et ne songe qu’à plaider (vers 22) ;
– que son fils le fait surveiller et l’empêche de sortir (vers 31).
Exercice 5
Horace confie qu’il est amoureux et Arnolphe commence par se réjouir (vers 7) puis
comprend (vers 19). Les propos d’Horace, qui ignore à qui il s’adresse, font rire le specta-
teur : après un portrait élogieux d’Agnès propre à attiser la jalousie du barbon, Arnolphe
assiste à sa description peu flatteuse (hésitation comique sur le nom, ridicule souligné)
et se voit invité à donner son avis (« Le connaissez-vous point ? », vers 25).
Exercice 6
A. Registre soutenu : inversions, vocabulaire soutenu (« empressements, imputer, trans-
ports »). Les personnages appartiennent à la noblesse : Iphigénie est une princesse.
B. Registre courant : le spectateur doit se reconnaître et reconnaître les gens de son
temps dans les personnages sur scène. Le théâtre rend compte de l’époque : le père
de famille est un bourgeois du xviiie siècle qui peut servir de modèle aux spectateurs.
C. Anouilh reprend le mythe antique mais il renonce au registre élevé traditionnelle-
ment attaché au genre tragique pour adopter un registre courant, voire familier et
contemporain : « amoureux », « le pauvre », « c’est du joli ». Ce choix d’écriture crée un
rapprochement entre le héros et le spectateur ; l’histoire d’Antigone devient une histoire


moderne ; par l’actualisation du langage, on obtient l’actualisation des personnages et
des thèmes.
Exercice 7
Pour exprimer la méchanceté de Don Salluste, Hugo recourt aux interjections (anaphore
de « Ah ! ») et aux phrases exclamatives. La haine s’exprime dans une série de construc-
tions parallèles qui énoncent le comportement passé de la Reine, puis la vengeance
imaginée. Les griefs s’expriment au vers 11 par le recours à l’énumération.
Exercice 8
Pour singer le langage de leurs maîtres et s’amuser, les deux valets filent avec gaucherie
une métaphore qui est un cliché de la littérature précieuse : l’amour représenté sous
forme d’un bébé (les putti/Cupidon). Termes qui filent la métaphore : « amour nais-
sant », « berceau », « grand garçon », « établir », « mère », « marâtre », « abandonné ».

➔➔ Analyser le nouveau rapport établi entre les didascalies et le texte


dans le théâtre contemporain
Exercice 9
– « Allons, mon maître » : indique à l’acteur qui joue le professeur de danse qu’il doit se
lever et se mettre en place.
– « Un chapeau » : le bourgeois doit prendre cet accessoire.
Les précisions sur les gestes que donne le maître à danser indiquent différents jeux de
scène au comédien qui joue le bourgeois.
Exercice 10
a. Pièce classique. Didascalie minimale (lieu). L’écrivain est ici aussi le metteur en scène.
b. Théâtre contemporain : didascalie développée mais absurde, qui se moque du prin-
cipe même de la didascalie. Tout en disant des absurdités, elle insiste avec humour sur
une idée : le décor, doit faire penser à l’Angleterre (« feu anglais », « moustache […]
anglaise », « dix-sept coups anglais »…).
c. Théâtre romantique : effort de reconstitution historique. La didascalie cherche à être
très précise, l’auteur donne le maximum de précisions pour que soit reconstitué sur
scène l’intérieur d’un palais espagnol. Il décrit également la façon dont les acteurs
doivent entrer en scène et leur costume.
d. Théâtre contemporain : Sartre donne des précisions sur le décor, en caractérisant
comme Ionesco, l’effet qu’il veut obtenir mais sans effet humoristique (on est dans la
tragédie). Il indique aussi les bruits qu’il veut faire entendre.
Exercice 11
Sources du comique : le sens des répliques, la situation scénique (deux hommes couchés
sur et sous un billard), le mélange des niveaux de langue (registre courant, situation
triviale, mais imparfait du subjonctif).
Exercice 12
Pièce à thème tragique : trois personnages se retrouvent enfermés ensemble après leur
mort.
– Inès : le ton est celui de la vie quotidienne ; registre familier (« c’est bête », « C’est
bien ça »).


– Garcin : registre plus soutenu qui exprime le désarroi et la crainte (« Prenez garde à
ce que vous allez dire »).
Exercice 13
– Éléments de la situation dramatique qui pourraient renvoyer à la tragédie : le statut
social des personnages (Ubu officier royal, lui-même ancien roi détrôné), le roi détrôné
que sa femme pousse à reconquérir le trône par un complot et des crimes (c’est une
situation shakespearienne empruntée à Hamlet).
– Éléments renvoyant à la comédie : le niveau de langue familier et le mélange des
registres, les jeux sur la langue (« Merdre »), la parodie du langage tragique (« De par
ma chandelle verte », « vous estes content »), le nom des personnages qui renvoie à la
farce (« Père/Mère Ubu »).

Objet d’étude

Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme (pages 588-589)


➔➔ La modalisation, les marques du jugement et de la subjectivité dans l’essai
Exercice 1
– La certitude :
1. L’éducation des filles est absolument nécessaire.
2. Assurément, la réforme de la loi est difficile.
3. Nous affirmons avec certitude que cet armistice est une capitulation.
4. Il est indubitable que la crise va entraîner un accroissement de la pauvreté.
– La probabilité :
1. L’éducation des filles est sans doute nécessaire.
2. Il est probable que la réforme de la loi sera difficile.
3. Cet armistice est probablement une capitulation.
4. On peut présumer que la crise va entraîner un accroissement de la pauvreté.
– Le doute :
1. Je doute que l’éducation des filles soit une nécessité.
2. La réforme de la loi serait-elle difficile ? Je ne le crois pas.
3. Cet armistice est peut-être une capitulation.
4. Il y a peu de chance, selon moi, que la crise entraîne une augmentation de la pauvreté.
– La fausseté :
1. Il est erroné de trouver nécessaire l’éducation des filles.
2. Je ne pense pas que la réforme de la loi soit difficile.
3. Cet armistice n’est nullement une capitulation.
4. Il est faux de dire que la crise entraîne une augmentation de la pauvreté.
Exercice 2
L’adverbe « malheureusement » exprime normalement le regret. Il est ici employé ironi-
quement par antiphrase.
Exercice 3
Thèse de Montaigne : les peuples du Nouveau Monde ne sont pas des sauvages ; ils sont
conformes à la nature. Au contraire, c’est peut-être nous qui sommes des barbares car


nos artifices nous éloignent de la nature. Chacun juge barbare ce qui est différent de soi.
Marques de modalisation : « je trouve », « il semble », « Comme de vrai », « à la vérité ».
La troisième phrase a une tonalité ironique.

➔➔ L’intertextualité dans les Essais : la citation et la paraphrase,


la question de la traduction
Exercice 4
Thèse : les inventions humaines sont inférieures à ce que la nature produit elle-même.
Cet émerveillement devant la nature s’appuie sur une citation de Properce qui fournit
des exemples à la thèse : « terre », « arbouses », « oiseaux ». La paraphrase de Platon,
qui établit une classification, joue comme un argument d’autorité.
Exercice 5
Voltaire cite Rousseau pour le tourner en dérision. Rousseau voit, dans le droit à la
propriété et le désir de possession, la source de tous les conflits entre les hommes.
Voltaire conteste la position de Rousseau. Où Rousseau voit « égoïsme », « crime »
« misère », « horreurs », Voltaire voit « progrès », « entraide », « bonheur », « paix »,
« justice distributive ».
Exercice 6
Les lignes 2, 3 et 4 sont une parodie du « Pont Mirabeau » d’Apollinaire.
Dans le texte, on peut trouver les parodies de sept proverbes et expressions populaires :
« retirer ses billes », « mettre la chance de son côté », « manger son blé en herbe », etc.
La dernière phrase s’inspire du procédé employé par Rabelais pour décrire Gargantua
au moyen de proverbes ; on reconnaît des formules encore employées aujourd’hui :
« revenir à ses moutons », « mettre la charrue avant les bœufs ». Perec joue avec les
références littéraires pour amuser son lecteur ; un livre se lit à plusieurs niveaux, il est
porteur d’un héritage.

Objet d’étude

Les réécritures, du xviie siècle jusqu’à nos jours (pages 589-591)


➔➔ L’imitation au service de la création
Exercice 1
Le texte de La Fontaine date du xviie siècle et le texte d’Ésope du vie siècle avant J.-C. Deux
mille ans les séparent donc. La Fontaine reprend au fabuliste grec les personnages et le
destin du pot de terre qui est brisé ; il crée, à partir du court récit en prose, une histoire
développée en vers variés : heptasyllabes pour la narration, alexandrins pour le dénoue-
ment.
L’histoire est enrichie par La Fontaine. Ainsi, chez Ésope, la rencontre est due au hasard
(pas de début à l’histoire) alors que chez La Fontaine, le pot de terre répond à une invi-
tation du pot de fer de partir à l’aventure (vers 1 à 3). La Fontaine établit des relations
subtiles entre les deux personnages qui auront une personnalité et seront responsables
de leur destin. Le pot de fer mène le jeu, se veut un protecteur rassurant (vers 14 à 19),
le pot de terre hésite, puis se laisse convaincre (vers 20) ; il a une personnalité fragile.


Par ailleurs, La Fontaine modifie le lieu du récit, qui est un fleuve chez Ésope, et devient
alors un voyage pédestre. Cela permet d’humaniser les personnages, qui se déplacent
comme des hommes (vers 21 à 26 : « camarade », « Mes gens », « Clopin-clopant »).
Le dénouement est ajouté par La Fontaine puisque, chez Ésope, on ne connaît que les
craintes du pot de terre. Chez La Fontaine, le pot de terre est « mis en éclats » (vers 28),
dénouement tragique redouté dès le départ.
Enfin, la morale de La Fontaine va au-delà de celle d’Ésope. Il y a une dimension plus
contemporaine et plus pessimiste. Pour Ésope, les pauvres doivent craindre le voisinage
des puissants, alors que pour La Fontaine, le pot de terre est brisé par son ami qui ne lui
a pas nui volontairement ; cela signifie que les faibles doivent redouter l’aide et l’amitié
des puissants qui, même s’ils veulent les aider, leur font involontairement du tort (on
peut penser au destin de La Fontaine lui-même, qui fut limogé après la disgrâce du
surintendant Fouquet).
Exercice 2
Éléments conservés :
– les noms des personnages et le statut familial ;
– l’action dramatique : Antigone va enterrer son frère ;
– la dimension tragique : l’héroïne sait quelle va mourir.
Éléments de modernisation :
– le registre de langue familier et moderne : « Voilà » ;
– la description des personnages : « la petite maigre », « noiraude » ;
– l’énonciation du statut de la fiction : on est au théâtre, allusion aux spectateurs : « ce
rideau s’est levé ».
Exercice 3
La lettre qui a disparu est le « e ».

➔➔ La parodie et le pastiche. La citation et l’allusion


Exercice 4
Reboux et Muller parodient la poésie romantique et empruntent à Lamartine : le thème
du lever de soleil dans une nature magnifique, les multiples personnifications (de la
nature , de l’aube, de la cloche), les métaphores (« les larmes du matin » [Reboux et
Muller], les « pleurs de la nuit » [Lamartine]), la présence du divin (Reboux et Muller :
vers 10, 11 et 12 ; Lamartine vers 5), la nature des sentiments éprouvés (émerveillement
et enthousiasme, envie de vivre).
Exercice 5
Contemporain de Reboux et Muller, Proust donne au pastiche une dimension plus riche ;
loin d’être un simple divertissement destiné à amuser un public lettré, le pastiche
est pour lui une manière privilégiée de connaître le style d’un écrivain, de lui rendre
hommage (Proust ne pastiche que les écrivains qu’il admire) et d’en faire une critique
constructive pour forger son propre style.
Bien que le pastiche ne soit pas la reprise d’un texte singulier mais celle de traits
typiques d’un ensemble de textes, on pourra confronter le pastiche de Proust à l’incipit
du Père Goriot de Balzac :


Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans,
tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le
quartier latin et le faubourg Saint-Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la
Maison-Vauquer, admet également des hommes et des femmes, des jeunes gens et
des vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les mœurs de ce respectable
établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s’y était-il jamais vu de jeune personne
et pour qu’un jeune homme y demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien maigre
pension. Néanmoins, en 1819, époque à laquelle ce drame commence, il s’y trouvait
une pauvre jeune fille. En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière
abusive et tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littéra-
ture, il est nécessaire de l’employer ici ; non que cette histoire soit dramatique dans le
sens vrai du mot, mais l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes
intra muros et extra. Sera-t-elle comprise au-delà de Paris ? Le doute est permis. Les
particularités de cette scène pleine d’observations et de couleurs locales ne peuvent
être appréciées qu’entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge, dans
cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomber et de ruisseaux noirs de
boue ; vallée remplie de souffrances réelles, de joies souvent fausses et si terriblement
agitée qu’il faut je ne sais quoi d’exorbitant pour y produire une sensation de quelque
durée. Cependant il s’y rencontre çà et là des douleurs que l’agglomération des vices
et des vertus rend grandes et solennelles ; à leur aspect, les égoïsmes, les intérêts,
s’arrêtent et s’apitoient ; mais l’impression qu’ils en reçoivent est comme un fruit savou-
reux promptement dévoré. Le char de la civilisation, semblable à celui de l’idole de
Jaggernat, à peine retardé par un cœur moins facile à broyer que les autres et qui enraie
sa roue, l’a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse. Ainsi ferez-vous, vous qui
tenez ce livre d’une main blanche, vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil
en vous disant : Peut-être ceci va-t-il m’amuser. Après avoir lu les secrètes infortunes du
père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de
l’auteur, en le taxant d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah ! Sachez-le : ce drame
n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que chacun peut en recon-
naître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être.
La maison où s’exploite la pension bourgeoise appartient à madame Vauquer. Elle est
située dans le bas de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, à l’endroit où le terrain s’abaisse
vers la rue de l’Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent
ou la descendent rarement. Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans
ces rues serrées entre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monu-
ments qui changent les conditions de l’atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y
assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles. Là, les pavés
sont secs, les ruisseaux n’ont ni boue ni eau, l’herbe croît le long des murs. L’homme
le plus insouciant s’y attriste comme tous les passants, le bruit d’une voiture y devient
un événement, les maisons y sont mornes, les murailles y sentent la prison. Un Parisien
égaré ne verrait là que des pensions bourgeoises ou des institutions, de la misère ou
de l’ennui, de la vieillesse qui meurt, de la joyeuse jeunesse contrainte à travailler. Nul
quartier de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu.


Proust reprend à Balzac le principe de la description des lieux qui servent de cadre aux
événements racontés : Proust décrit une maison dans un quartier chic comme Balzac
décrit au début du père Goriot la pension Vauquer dans un quartier triste. Il reprend
le souci de précision de la description réaliste : noms de lieux réels correspondant à un
endroit précis de Paris, géographie précise du quartier. Il imite les commentaires de
l’écrivain sur son époque et sa vision souvent négative de la société. Enfin, il emprunte
à Balzac le rythme de la phrase, énumération, accumulation.


Cahier Bac
Le commentaire littéraire (pages 538-547)

Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (pages 539-541)
(Sujet du bac page 562)

➔➔ Exercice 1
a. Le poème parle de la bouche cariée d’une femme en train de rire.
b. Ce sujet prosaïque est traité sur un mode précieux et burlesque. Le lecteur doit être
dégoûté mais il doit rire également de cette femme raillée par le poète.
c. Ce poème est baroque et précieux. L’objectif de l’auteur était peut-être de proposer
un renversement de l’image de la femme. Il s’agit en effet d’un contre-blason, type de
sonnet très apprécié dans les milieux précieux et dans l’esthétique baroque.

➔➔ Exercice 2
La question de corpus demande d’étudier les procédés servant à décrire la laideur : cela
permet de trouver un axe de lecture pour le commentaire. La dissertation sous-entend
que la beauté est le plus souvent représentée en poésie : on peut donc deviner que
l’intention de Scarron est parodique. Enfin, la consigne de l’écriture donne des noms
de procédés, que l’on peut chercher dans le sonnet de Scarron.

➔➔ Exercice 3
Le plan A n’est pas pertinent car il sépare l’étude de la forme de celle du sens du sonnet.
Le plan C ne l’est pas non plus car l’étude est uniquement formelle. Le plan B est le plus
efficace car il propose une réflexion littéraire sur ce sonnet, dont on cherche à élucider
le sens.

➔➔ Exercice 4
Le plan A est intéressant car il s’interroge sur le sens général du poème, sans s’éloigner
du plan proposé. Il n’est pas uniquement formel, contrairement au plan B. Le plan C
décompose des idées qui ne constituent en réalité qu’une seule sous-partie : on risque
de se répéter.

➔➔ Exercice 5
Citation Nature du procédé Analyse
« Je n’ai plus que les os » Tournure restrictive Le corps ne se réduit à presque
(v. 1) plus rien.
« un squelette je semble » Comparaison péjorative Le poète donne une image
(v. 1) effrayante de son corps, qui
annonce sa mort.
« Décharné, dénervé, Accumulation d’adjectifs Le corps semble se décomposer
démusclé, dépoulpé » péjoratifs, commençant tous en même temps que l’on lit
(v. 2) par le préfixe privatif « dé- » cette accumulation.


« descendre où tout se Paronomase et périphrase La mort est perçue à travers
désassemble » (v. 8) qui désigne l’inhumation la décomposition du corps.

➔➔ Exercice 6
Citation Nature du procédé Analyse
« des os » (v. 1) Métaphore pour désigner Les dents, ainsi décrites,
les dents font penser à la mort.
« ne sont guère blancs » (v. 2) Litote ironique Les dents sont noires.
« des fragments noirs comme Périphrase qui semble Le poète se moque
de l’ébène » (v. 3) méliorative mais ne l’est pas des caries d’hélène.
« cariés et tremblants » (v. 4) / Adjectifs péjoratifs Le sourire d’hélène est
« déchaussés et sanglants » (v. 8) repoussant.

➔➔ Exercice 7
– En quoi ce sonnet est-il poétique ? → Cette question est trop vague, elle pourrait
s’appliquer à n’importe quel poème et elle ne prend pas en compte le sens du sonnet.
– Comment le poète décrit-il la laideur ? → Cette problématique est acceptable, mais
elle n’aborde pas la question de la mort, importante dans le sonnet.
– Comment l’expérience personnelle du poète permet-elle une réflexion générale sur
la mort ? → Cette problématique est pertinente car elle met en tension deux idées
contraires : l’expérience personnelle et la réflexion générale et interroge le sens du poème.
– Quel est le sens de ce sonnet ? → Cette problématique est vague et peut s’appliquer
à n’importe quel texte.
– En quoi ce sonnet est-il intéressant ? → Cette problématique est vague et peut s’appli-
quer à n’importe quel texte. Il faut éviter de porter un jugement de valeur sur le texte.
– En quoi ce sonnet est-il caractéristique de la poésie de la Pléiade ? → Le devoir risque
de plaquer des connaissances d’histoire littéraire sans prendre en compte la particula-
rité et le sens de ce sonnet.

➔➔ Exercice 8
– En quoi peut-on parler d’un contre-blason à propos de ce sonnet ? → Cette probléma-
tique est recevable car elle cerne l’enjeu principal du sonnet.
– Comment Scarron se moque-t-il d’Hélène ? → Cette problématique est acceptable.
– Quelle image de la femme est donnée dans ce poème ? → Cette problématique peut
gagner en précision car il faut que l’on comprenne dès l’introduction ce que la copie
cherche à prouver.
– Pourquoi Scarron a-t-il écrit ce sonnet ? → Cette problématique est vague et peut
s’appliquer à n’importe quel texte.
– En quoi ce texte est-il comique ? → Cette problématique peut gagner en précision en
rappelant le sujet du sonnet.
– Dans quelle mesure ce sonnet est-il baroque ? → Le devoir risque de plaquer des
connaissances d’histoire littéraire sans prendre en compte la particularité et le sens
de ce sonnet.


– Par quels moyens le poète se venge-t-il des moqueries d’Hélène ? → Cette probléma-
tique est intéressante car elle montre une compréhension fine de l’implicite du sonnet.

➔➔ Exercice 9
Ronsard, poète de la Renaissance faisant partie de la Pléiade, est l’un de ceux qui, à
cette époque, introduisirent en France le sonnet, poème de quatorze vers à la tonalité
lyrique. Cette forme était ainsi associée à la poésie amoureuse. Cependant, dans « Je
n’ai plus que les os, un squelette je semble », Ronsard aborde un thème plus grave, celui
de sa propre mort, en décrivant de manière crue la déchéance de son corps. Il prévient
ses amis à la fin du sonnet : leur sort sera finalement le même que le sien. On peut
donc se demander comment l’expérience personnelle du poète permet une réflexion
générale sur la mort. Nous étudierons d’abord la manière dont est décrite la laideur,
avant d’étudier la plainte du poète.

➔➔ Exercice 10
L’esthétique baroque connut son apogée en France à la moitié du xviie siècle. Ce courant
artistique étudie la fragilité de la vie, la réversibilité de la réalité, l’impuissance de
l’homme face à l’écoulement du temps… Scarron, poète cul-de-jatte et bossu, est l’un des
artistes ayant réfléchi à ces thèmes, mais sur un mode burlesque : en dégradant certains
motifs poétiques par ce registre, il tient à distance l’angoisse suscitée par cette fragilité.
Son sonnet est un contre-blason, une parodie des poèmes qui font la louange d’une partie
du corps de la femme aimée. Il raille ainsi la laideur d’une femme, Hélène, qui ne cesse
de rire malgré ses dents cariées.
Cette femme se moque peut-être du poète, lui-même difforme. On se demandera
comment le poète se venge des moqueries de cette femme. Nous montrerons d’abord
qu’il s’agit d’un contre-blason des dents, puis nous analyserons la manière dont se venge
le poète, avant d’étudier le thème du renversement.

➔➔ Exercice 11
Ce sonnet de Ronsard exprime donc une vision personnelle de la mort, mais le poète ne
se contente pas de ne livrer que sa propre expérience : il dépasse sa propre angoisse par
une réflexion générale adressée à ses amis et à ses lecteurs. La description de son corps
se délitant renvoie à la peur que tous les hommes ont de leur propre mort et la plainte
du poète prend une portée universelle. Mais peut-être que la poésie est justement un
moyen de résister à cette angoisse et de s’opposer à la mort.

➔➔ Exercice 12
Ce sonnet est donc un poème moqueur et vengeur, où s’exprime la jubilation du poète à
décrire la laideur de la femme. Il s’inscrit dans la tradition baroque, par la réflexion qu’il
propose sur le temps qui passe et sur la beauté qui n’est qu’éphémère. Le burlesque ne
s’oppose pas à cette esthétique : au contraire, il s’agit d’une forme de renversement,
d’inversion, qui reflète l’inconstance chère aux poètes baroques. Ce qui ne semblait être
qu’un jeu parodique prend ainsi une dimension peut-être plus sérieuse qu’en apparence.

➔➔ Exercice 13
L’exemple a est plus pertinent que le b car la seconde transition est trop artificielle : on


ne comprend pas le raisonnement logique qui permet de passer de la première partie
à la seconde.

➔➔ Exercice 14
a. L’exemple a est plus pertinent que le b car la seconde transition est trop artificielle :
on ne comprend pas le raisonnement logique qui permet de passer de la première partie
à la seconde.
b. On peut donc lire ce poème comique comme une vengeance du poète à l’égard
d’Hélène. Pourtant, n’est-il pas réducteur de simplement lire ce sonnet comme un jeu ?
N’offre-t-il pas une réflexion plus sérieuse sur l’inconstance des apparences ?

➔➔ Exercice 15
En répétant le terme « adieu » (v. 7 et 13), le poète veut rappeler l’irréversibilité de la mort.
Mais il répète aussi l’adjectif mélioratif « chers » au vers 13 pour exprimer son attache-
ment à ses amis, qu’il va regretter et pleurer, comme l’indique le groupe nominal « œil
triste et mouillé » au vers 10. Il souligne aussi ses regrets en parlant au vers 7 du « plaisant
soleil », l’adjectif mélioratif exprimant la beauté du monde qu’il ne verra plus.

Objet d’étude

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation,


du xvie siècle à nos jours (pages 541-543)
(Sujet du bac page 565)

➔➔ Exercice 16
– Montaigne est un auteur humaniste de la Renaissance.
– Le texte parle de la peur de la mort éprouvée par les hommes.
– Ce sujet est traité sur un mode léger. Le lecteur peut sourire et se sentir rassuré.
Le texte appartient au genre de l’essai, son registre est humoristique et didactique,
l’auteur se parle à lui-même et s’adresse également au lecteur puisqu’il emploie la
première personne du pluriel dans la première phrase.
– L’objectif de l’auteur était de persuader le lecteur de ne pas craindre la mort et de se
satisfaire de son existence, en apprenant à en jouir.

➔➔ Exercice 17
La question de corpus invite à réfléchir sur les avantages des formes littéraires : il faudra
donc s’interroger sur le choix de l’essai pour parler de la mort. La dissertation demande
si la littérature permet de réconforter le lecteur : il peut s’agir aussi d’une piste sur les
intentions de Montaigne. En revanche, il est plus difficile de trouver des indices dans le
sujet d’invention, qui porte sur la fable de La Fontaine ; mais les deux textes ont pour
point commun de parler de la peur de l’homme face à la mort.

➔➔ Exercice 18
Le plan A est intéressant car il déploie une réflexion progressive, sans séparer l’étude
de la forme de celle du fond. Le plan B, au contraire, dissocie la forme plaisante, de
l’étude des arguments (le fond).


➔➔ Exercice 19
Le plan A est plus pertinent que le plan B car il ne sépare pas l’étude de la forme et
l’étude du fond.

➔➔ Exercice 20
Citation Nature du procédé Analyse
L’auteur implique le lecteur
« notre carrière » (l. 1) Première personne du pluriel
dans sa réflexion.
Ainsi, le lecteur a l’impression
« On fait peur à nos gens » L’auteur distingue le lecteur
d’être aussi lucide que
(l. 4) et lui-même des autres gens.
l’auteur.
Il montre au lecteur qu’il
L’auteur donne une
« Je naquis entre onze heures est sincère et se livre
information très
et midi » (l. 13) personnellement pour mener
personnelle.
sa démonstration.
Il se rend ainsi plus
sympathique aux yeux du
« pauvre fol que tu es » (l. 21) L’auteur se dénigre lui-même.
lecteur car il fait preuve
d’autodérision.

➔➔ Exercice 21

Citation Nature du procédé Analyse


L’adjectif dénote la pauvreté, mais
« pauvre » (v. 1) Syllepse
connote aussi un sort malheureux.
Adverbe d’intensification Le travail semble encore plus
« tout couvert » (v. 1)
associé à un adjectif pénible.
Le bûcheron continue à subir une
« Sous le faix du fagot aussi
Zeugme tâche très pénible malgré son très
bien que des ans » (v. 2)
grand âge.
« Gémissant et courbé » (v. 3) Adjectifs négatifs Ils rendent cet homme pathétique.
Les deux mots sont mis en valeur
« douleur » / « malheur »
Rime en fin de vers pour rendre l’homme
(v. 5-6)
encore plus pathétique.
« Sa femme, ses enfants,
Les charges financières et
les soldats, les impôts / Énumération
matérielles qui pèsent sur cet
Le créancier et la corvée » sur deux vers
homme sont très nombreuses.
(v. 10-11).

➔➔ Exercice 22
– Quelle est la leçon de ce texte ? → Cette problématique est un peu vague, il faudrait
déjà annoncer des pistes à propos de la leçon.
– Comment la forme du texte met-elle en valeur les idées de l’auteur ? → Cette problé-
matique peut s’appliquer à tous les textes littéraires, elle n’est donc pas pertinente.


– Quels sont les arguments de Montaigne ? → Cette problématique est imprécise et
annonce un devoir trop paraphrastique.
– Par quels moyens Montaigne parvient-il à rassurer le lecteur à propos de la mort ?
→ La problématique est pertinente, mais il faudra éviter un commentaire trop descriptif.
– Ce texte est-il humaniste ? → La réponse est oui, il n’y a pas vraiment d’ambiguïté, ce
n’est pas une problématique.
– En quoi ce texte parle-t-il de la mort ? → La formulation est un peu creuse, on ne
comprend pas où l’élève veut en venir.

➔➔ Exercice 23
– Quelles sont les leçons de cette fable ? → Cette problématique est un peu vague, il
faudrait déjà annoncer des pistes à propos de ces leçons.
– En quoi cette fable est-elle plaisante ? → La problématique est réductrice, elle esca-
mote la dimension argumentative du texte.
– Que veut dire La Fontaine dans cette fable ? → Cette problématique peut s’appliquer
à tous les textes, elle n’est donc pas pertinente.
– En quoi cette fable est-elle caractéristique des fables de La Fontaine ? → Le devoir
risque de plaquer des connaissances d’histoire littéraire sans prendre en compte la
particularité et le sens de ce sonnet.
– Comment la forme plaisante de la fable permet-elle une réflexion plus grave sur la
mort ? → Cette problématique est intéressante car elle souligne un paradoxe, l’inadé-
quation apparente entre la forme et le sens de la fable.

➔➔ Exercice 24
Montaigne, auteur du xvie siècle, a reçu une éducation humaniste qui a fortement influencé
ses Essais, œuvre monumentale dans laquelle il mène une réflexion personnelle sur sa vie
et sur le monde. Dans « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », il explique au lecteur
que la peur de la mort empêche de profiter de la vie. On se demandera par quels moyens il
parvient à rassurer le lecteur à ce sujet. Pour cela, nous étudierons la simplicité, l’érudition
et l’optimisme de sa leçon.

➔➔ Exercice 25
En 1668, La Fontaine dédie six livres de fables au Dauphin, le fils du roi, pour son
instruction. La littérature, à l’époque classique, devait avoir une fonction morale, ce
qui explique le succès de tels apologues, qui associent un court récit plaisant à une
moralité. « La Mort et le Bûcheron » raconte l’histoire d’un homme qui souffre à cause
de son labeur et qui appelle la mort ; mais la chute de la fable est ironique : il désire
simplement que celle-ci l’aide à porter son fardeau. Nous nous demanderons comment
cette fable plaisante permet cependant une réflexion plus grave sur la mort. Nous
montrerons que ce bûcheron est pathétique, avant d’étudier la critique des hommes
qui se dégage de cet apologue.

➔➔ Exercice 26
La conclusion n’apporte rien de plus que l’introduction et l’ouverture est artificielle, son
lien avec la fable étudiée n’est pas clair.


La Fontaine, en mettant en scène ce bûcheron pitoyable mais malin et en proposant
une chute ironique, invite donc à une réflexion plus grave que ne pourrait laisser penser
la forme plaisante du texte. Mais cet apologue n’offre qu’un constat sur la nature
humaine : la moralité ne prescrit aucun comportement à adopter. La Fontaine a peut-
être conscience que cette fable ne peut changer la nature humaine.

➔➔ Exercice 27
Montaigne parvient ainsi à réconforter le lecteur grâce à son humour, à la légèreté de
sa démonstration et à la complicité qu’il parvient à créer avec son lecteur. Mais cette
facilité n’empêche pas l’érudition, preuve que la connaissance permet aussi de relati-
viser sa propre expérience.

➔➔ Exercice 28
a. L’exemple a est le plus adroit car on comprend l’enchaînement logique des deux parties,
ce qui n’est pas le cas dans l’exemple b, où l’enchaînement est beaucoup plus artificiel
et l’expression est alourdie par des références trop explicites au découpage en parties.
b. L’érudition de Montaigne tend à faire de lui une figure d’autorité en laquelle le lecteur
peut avoir confiance. Mais il ne s’agit pas de cuistrerie : au contraire, elle est mise au
service d’un message joyeux et optimiste.

➔➔ Exercice 29
L’exemple b est le plus adroit car il met au jour une tension qui permet de dynamiser
l’enchaînement entre les deux parties, ce qui n’est pas le cas dans l’exemple a, trop sec.

➔➔ Exercice 30
L’auteur cherche à réconforter le lecteur par divers moyens. Tout d’abord, il emploie, à
la ligne 2, une question rhétorique : « si elle nous effraie, comme est-il possible d’aller
un pas en avant, sans fièvre ? » Il présente donc sa réflexion comme une évidence que
l’on ne peut contredire : l’homme doit apprendre à profiter de sa vie au lieu de penser à
la mort. Il essaie aussi de montrer que cette peur n’est pas naturelle, mais qu’on nous
l’impose sans la remettre en question : l’emploi du pronom indéfini « on » à la ligne 4
souligne ainsi que l’on a peur sans savoir qui nous impose ce sentiment. Pourtant, la
mort est une échéance « si éloignée » (l. 17) : l’adverbe d’intensité renforce l’adjectif
pour le mettre en valeur. Montaigne procède aussi par comparaison lorsqu’il pense à
« combien il en est mort avant [s]on âge » (l. 25) : il prouve ainsi qu’il faut se satisfaire
d’avoir vécu plus vieux que beaucoup d’autres hommes. Il mène le même raisonnement
comparatif avec le Christ, dont il faut « prendre exemple » (l. 29). Par tous ces procédés,
il parvient ainsi à rendre la mort moins angoissante.

Objet d’étude

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours (pages 543-545)


(Sujet du bac page 568)

➔➔ Exercice 31
a. Le texte parle de la mort d’Emma Bovary.


b. Le sujet est traité avec réalisme et ironie. Le lecteur doit être choqué, dégoûté par
cette représentation crue de l’agonie, mais il peut aussi sourire à cause des moque-
ries implicites du narrateur. Le point de vue choisi est externe : la scène est perçue de
l’extérieur, sans que l’on ne connaisse les pensées des personnages. Madame Bovary
est un roman réaliste.
c. Flaubert a voulu représenter l’agonie d’une femme sans l’embellir, en s’opposant ainsi
au topos de la belle mort, que l’on retrouve par exemple dans Atala de Chateaubriand.

➔➔ Exercice 32
La question de corpus demande d’étudier la vision de la mort dans chaque texte : on
peut supposer que les trois auteurs ont pris des partis différents et l’on peut donc analy-
ser le texte de Flaubert en l’opposant aux deux autres. La dissertation nous renseigne
sur cette opposition : des romans embelliraient la réalité, d’autres non, ce qui est le
cas chez Flaubert. Enfin, l’écriture d’invention sous-entend que certains lecteurs ont pu
s’indigner de ce passage : Flaubert a peut-être voulu déstabiliser le public, peu habitué
à une représentation si crue de la réalité.

➔➔ Exercice 33
Le plan A ne propose pas de progression claire, on ne comprend pas les idées que veut
démontrer la copie. Le plan B est plus pertinent, mais il semble dissocier l’étude du
sens de celui de la forme. C’est finalement le plan C qui fonctionne le mieux : les enjeux
littéraires sont compris et on remarque très facilement la progression du raisonnement
en lisant le titre des parties.

➔➔ Exercice 34
Le plan A est recevable, mais il est peut-être trop technique, au détriment de l’étude
du sens général du texte. Le plan B annonce un devoir paraphrastique : les sous-parties
devraient plutôt annoncer des idées que l’on doit démontrer et non des idées que l’on
se contente d’illustrer. Le plan C est le plus pertinent : il associe des concepts littéraires
à l’étude du sens de la scène.

➔➔ Exercice 35
Citation Nature du procédé Analyse
Tournure exprimant une Immédiateté de l’irruption
« À peine […] qu[e] » (l. 5)
conséquence rapide du merveilleux
Cette lumière n’est pas naturelle
Adverbe qui exprime
« soudain illuminée » (l. 8-9) car elle arrive soudain sans que
l’immédiateté
rien de naturel n’en soit à l’origine.
Les termes « frémissements » et
« les paroles des anges
Éléments appartenant « célestes » sont mélioratifs : cette
et les frémissements des
au merveilleux chrétien intervention merveilleuse est
harpes célestes » (l. 9-10)
bienfaisante.
Cette intervention divine est
« je crus voir Dieu » (l. 11) Verbe de modalité incroyable, extraordinaire,
d’où la modalisation.


➔➔ Exercice 36
Citation Nature du procédé Analyse
« Sa poitrine aussitôt se mit Redondance des termes Le changement d’état du
à haleter rapidement » (l. 6) qui connotent la rapidité personnage est brutal.
L’attention portée au corps n’a
« La langue » (l. 6), « la Termes anatomiques
rien de romanesque, elle est
bouche » (l. 7) peu nobles
même malséante pour l’époque.
« comme deux globes de Le visage d’emma perd son
Comparaison péjorative
lampe qui s’éteignent » (l. 7-8) humanité et se déforme.
Elle mime le souffle inquiétant
« souffle furieux » (l. 9) Allitération en [f]
d’emma.

➔➔ Exercice 37
– Par quels moyens Chateaubriand raconte-t-il la mort d’Atala ? → Cette problématique
est trop vague, on pourrait se poser une question similaire pour n’importe quel texte.
– Comment Chateaubriand transforme-t-il un événement a priori pathétique en un événe-
ment positif ? → Cette problématique est intéressante car elle souligne un paradoxe.
– En quoi Atala est-elle une sainte ? → La problématique est recevable, mais le devoir
risque d’être descriptif et peu dynamique car cette question ne pose pas de véritable
problème.
– Comment Chateaubriand parvient-il à intéresser le lecteur ? → Cette problématique
est creuse, elle pourrait s’appliquer à tout texte et ne s’interroge pas sur le sens de
l’extrait.
– Quelles émotions Chateaubriand veut-il faire naître chez le lecteur ? → La question
n’est pas assez précise, il faut émettre des hypothèses dès l’introduction.
– En quoi ce texte est-il romantique ? → Le devoir risque de plaquer des connaissances
d’histoire littéraire sans prendre en compte la particularité du texte.
– En quoi cette scène romanesque a-t-elle une portée morale ? → Cette question est perti-
nente car elle souligne un paradoxe ; pendant longtemps, le roman fut jugé immoral, mais
Chateaubriand s’en sert comme un moyen d’exprimer sa foi chrétienne.

➔➔ Exercice 38
– Que cherche à démontrer Flaubert dans ce texte ? → Cette problématique est trop floue
et l’on pourrait croire que l’on étudie un texte argumentatif, ce qui n’est pas le cas.
– Comment Flaubert parvient-il à introduire un jugement ironique dans une scène
réaliste ? → Cette problématique est pertinente car elle souligne un paradoxe littéraire ;
le réalisme n’étant jamais une vision neutre de la réalité.
– Quelle est la portée parodique de ce texte ? → La question est intéressante, mais le
devoir risque de ne pas étudier le texte pour lui-même, mais d’en faire simplement la
comparaison avec les autres textes du corpus, par exemple.
– Pourquoi ce texte est-il choquant ? → Cette problématique est acceptable car elle
propose d’étudier l’intention de l’auteur.
– Quelle vision de la mort nous est donnée dans ce texte ? → Cette problématique est


acceptable, mais elle pourrait faire apparaître plus explicitement les enjeux littéraires
du texte.
– En quoi cette scène est-elle caractéristique du réalisme ? → Le devoir risque de plaquer
des connaissances d’histoire littéraire sans prendre en compte la particularité du texte.

➔➔ Exercice 39
En 1801, Chateaubriand, l’un des premiers auteurs romantiques français, publie Atala.
Ce roman met en scène Chactas, un Indien de la tribu des Natchez, qui raconte à René
son histoire d’amour avec Atala, jeune Indienne convertie au christianisme. Le récit
s’achève par la mort de l’héroïne. Mais lors de son inhumation, des phénomènes
surnaturels d’ordre divin se produisent. Nous pouvons donc nous demander comment
Chateaubriand transforme un événement a priori pathétique en un événement positif.
Nous montrerons d’abord que cette mort est magnifiée, puis nous étudierons la dimen-
sion sacrée de cette scène.

➔➔ Exercice 40
Dans les premières années du second Empire, le monde artistique était soumis à un
ordre moral et à la censure. Il ne fallait pas heurter la sensibilité bourgeoise ni remettre
en cause les bonnes mœurs. En 1857, Flaubert fut ainsi jugé pour son roman Emma
Bovary, jugé immoral, parce que son héroïne est infidèle. Ce roman réaliste raconte la
vie médiocre d’une femme qui finit par se suicider.
Le récit de son agonie est très cru et précis et il est aussi empreint de l’ironie du narra-
teur, au point qu’il a pu indigner certains lecteurs. On se demandera donc ce qui rend
ce texte choquant. Nous montrerons d’abord que le récit de cette mort est très réaliste,
puis nous étudierons sa tonalité ironique, avant de nous interroger sur sa dimension
parodique.

➔➔ Exercice 41
Chateaubriand idéalise donc la mort d’Atala, qui acquiert une dimension sacrée, trans-
formant ainsi cet événement pathétique en un événement positif. Il s’agit d’une belle
mort, thème cher à l’esthétique romantique, qui sera remise en cause quelques années
plus tard par les réalistes, dont Flaubert, qui fera mourir Emma Bovary d’une manière
beaucoup plus cruelle.

➔➔ Exercice 42
Flaubert raconte la mort de son héroïne avec réalisme, sans l’idéaliser, mais on perçoit
également une certaine jubilation à faire mourir ainsi Emma et à susciter l’indignation
des lecteurs. L’auteur nous invite ainsi à nous défaire des clichés romanesques auxquels
on peut être attaché. Emma Bovary est donc bien une rupture dans l’histoire du roman
et influencera de nombreux romanciers du xixe et du xxe siècle, comme Zola ou Proust.

➔➔ Exercice 43
L’exemple a est un peu lourd et l’enchaînement logique entre les deux parties n’est pas
expliqué, au contraire de l’exemple b, plus pertinent, qui relance le devoir à l’aide de
questions qui rendent la réflexion plus dynamique.


➔➔ Exercice 44
a. L’exemple a est trop abrupt, la transition est artificielle. L’exemple b est plus adroit :
il souligne le rapport logique entre les deux parties et relance la réflexion à l’aide d’une
question qui rend la démonstration plus dynamique.
b. Le réalisme n’interdit donc pas au narrateur d’émettre implicitement un jugement
sur ses personnages. Mais ils ne sont pas la seule cible de cette ironie : Flaubert invite
le lecteur à prendre conscience des clichés romanesques auxquels il est habitué. Cette
scène a en effet une dimension parodique.

➔➔ Exercice 45
La dimension sacrée de la mort d’Atala se traduit par l’apparition du registre merveil-
leux. Cette irruption est soudaine. En effet, le narrateur emploie le présent de narration
pour rendre compte de cette soudaineté, notamment aux lignes 5-6, lorsqu’il dit : « une
force surnaturelle me contraint de tomber ». Cette proposition signifie aussi que cette
force dépasse l’entendement humain. Le pronom « me », qui est un COD, indique que
Chactas est soumis à cette force surnaturelle. De plus, ces phénomènes merveilleux
sont indescriptibles, les hommes ne peuvent les comprendre, comme le montrent les
verbes de modalité : « parut » (l. 8) et « crus » (l. 11). La beauté de ces manifestations se
retrouve dans les sonorités, comme dans le groupe nominal « les frémissements des
harpes célestes » (l. 9-10), où l’allitération en [s] évoque la beauté de la musique qui
accompagne la mort de l’héroïne.

Objet d’étude

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours (pages 545-546)


(Sujet du bac page 572)

➔➔ Exercice 46
– Le texte parle de l’amour impossible entre Hernani et Doña Sol. Celui-ci, considéré
comme un brigand, doit vivre caché. Leur échange est espionné par Don Carlos, le roi.
– Le ton des deux amants est tragique et lyrique, on doit ressentir de la compassion
pour eux. Mais l’intervention du roi, enfermé dans une armoire, est comique.
– À quel mouvement littéraire ce texte appartient-il ? → Hernani est un drame roman-
tique.
– Hugo subvertit le modèle de la tragédie classique en introduisant des éléments comi-
ques dans une scène grave.

➔➔ Exercice 47
La question de corpus demande d’étudier les registres de chaque scène. On peut donc
raisonner par comparaison : le texte d’Hugo ne sera ni tragique comme Britannicus,
ni comique comme La Dame de chez Maxim. Le sujet de dissertation demande une
réflexion sur les genres théâtraux. Or, le drame romantique mêle des traits de la tragé-
die et des traits de la comédie.

➔➔ Exercice 48
Le plan B est le moins pertinent : c’est un plan à tiroirs qui manque de dynamisme ; on


ne comprend pas ce que la copie veut démontrer. Les plans A et C sont très proches,
mais le I. du plan A est plus pertinent que celui du plan C, qui est trop vague. Le plan A
propose une réflexion littéraire et n’oublie pas le sens général du texte.

➔➔ Exercice 49
Le plan B est le moins pertinent : c’est un plan à tiroirs qui manque de dynamisme. Le
plan C est acceptable, mais certaines sous-parties seront peut-être trop techniques et
descriptives. Le plan A est le plus pertinent car chaque sous-partie porte explicitement
sur le sens du texte.

➔➔ Exercice 50
Citation Nature du procédé Analyse
v. 1, 2, 9, 10, 11-12, Nombreuses phrases Le ton est accusateur
25, 28 interrogatives et véhément.
« Quel accueil ! Phrases exclamatives nominales Le ton est accusateur
Quelle glace ! » (v. 1) très courtes et véhément.
Ordre qui exprime l’agacement
« Parlez » (v. 3) Verbe à l’impératif
de Britannicus.
Adverbe interrogatif mis en valeur Ce procédé souligne l’incompré-
« Quoi ? » (v. 10, 25)
en début de vers, deux fois hension de Britannicus.

➔➔ Exercice 51
Citation Nature du procédé Analyse
« mon démon ou mon Hernani est un personnage
Antithèse
ange » (v. 3) ambivalent.
« Savez-vous qui je suis Hernani est un personnage
Interrogation
[…] ? » (v. 17-18) mystérieux.
Hernani désigne celle Hernani est un personnage aimant
« Ange » (v. 14) / « faible
qu’il aime par des termes et autoritaire, il peut même se
femme » (v. 18)
mélioratifs ou péjoratifs. révéler effrayant.
« quel nom, quel rang, Hernani est mystérieux et l’accumu-
quelle âme, / Quel destin Gradation lation amplifie ce mystère et retarde
est caché » (v. 19-20) le dévoilement de la vérité.

➔➔ Exercice 52
– En quoi cette scène est-elle tragique ? → Cette problématique est recevable, mais elle
peut gagner en précision car elle pourrait s’appliquer à n’importe quelle scène tragique.
– Comment cette scène captive-t-elle le spectateur ? → Cette problématique est beau-
coup trop vague et n’interroge pas la particularité du texte.
– En quoi la situation du personnage caché contribue-t-elle à la tension tragique de
cette scène ? → Cette problématique est intéressante car elle cerne les enjeux spéci-
fiques de cette scène et tire parti de la question de corpus.


– Quels sentiments le spectateur éprouve-t-il en assistant à cette scène ? → Cette problé-
matique est beaucoup trop vague.
– Pourquoi Racine a-t-il écrit cette scène ? → Cette problématique est beaucoup trop
vague et n’interroge pas la particularité du texte.
– Que laisse présager cette scène de la suite de la pièce ? → La question est intéressante
en soi, mais elle trouverait sa place dans une conclusion, pas en introduction.

➔➔ Exercice 53
– En quoi cette scène s’oppose-t-elle à celle de Britannicus ? → La question est inté-
ressante, mais on y a répondu dans la question de corpus ; la problématique doit être
centrée sur le texte à étudier.
– Quel est le registre de cette scène ? → Cette problématique est beaucoup trop vague
et n’interroge pas la particularité du texte.
– Comment Hugo subvertit-il le motif du personnage caché ? → Cette problématique est
pertinente car elle cerne l’enjeu littéraire de la scène.
– Quelles réactions ce texte suscite-t-il chez le spectateur ? → La question est trop vague,
il faut déjà annoncer la nature de ces réactions (le rire, la peur, etc.).
– Quel est l’intérêt de cette scène ? → Cette question est creuse et peut s’appliquer à
tous les textes.

➔➔ Exercice 54
Cette introduction est un peu lourde et la présentation du texte ne permet pas d’intro-
duire correctement la problématique : Jean Racine est le plus fameux représentant de
la tragédie classique.
En 1669, il écrit Britannicus, pièce racontant l’histoire de Néron, empereur romain qui
veut conserver le pouvoir en éliminant Britannicus, son frère adoptif. Ils sont tous deux
amoureux de Junie, mais celle-ci aime Britannicus. Néron la fait enlever et organise
une entrevue entre les deux amants, en la prévenant qu’il espionnera leur entretien.
En quoi la situation du personnage caché contribue-t-elle à la tension tragique de cette
scène ? Nous montrerons d’abord qu’il s’agit d’un dialogue amoureux impossible, avant
d’étudier la tension mise en scène.

➔➔ Exercice 55
Le début du xixe siècle est marqué par un regain d’intérêt pour l’esthétique classique
du xviie siècle, qui impose aux artistes de nombreuses règles, dont la bienséance et la
vraisemblance. Mais une nouvelle génération d’écrivains romantiques, dont Hugo est
le chef de file, s’oppose à ce courant. Hernani, représentée la première fois en 1830,
est ainsi une pièce qui fit scandale à cause des nombreuses libertés prises par l’auteur
par rapport à cet idéal classique. Chaque soir, des partisans et des opposants de la
pièce s’affrontaient verbalement lors des représentations, au point que l’on parla de la
« bataille d’Hernani ». Ce drame romantique, qui mêle intrigue politique et amoureuse,
met en scène un noble héros, banni de la société. Il est l’amant de Doña Sol, dont Don
Carlos, le roi, est également amoureux. Un soir, celui-ci s’introduit chez la jeune femme
et se cache dans une armoire pour l’espionner. Hernani arrive ensuite et Doña Sol lui
dévoile son amour. Le roi, ne pouvant pas en supporter plus, sort alors de l’armoire. La


scène mêle ainsi une tension tragique et une dimension comique. On se demandera
donc comment Hugo subvertit le motif du personnage caché. Nous étudierons d’abord
le lyrisme du dialogue amoureux, puis nous analyserons la nature ambivalente de ces
héros romantiques, avant de montrer que cette situation est tragi-comique.

➔➔ Exercice 56
Racine parvient donc à créer, grâce au personnage caché, une tension tragique qui
suscite la crainte et la pitié du spectateur. Néron apparaît comme un monstre manipu-
lateur, dont Junie et Britannicus seraient les victimes. Leur sort semble alors incertain :
l’auteur parvient ainsi à tenir en haleine le spectateur, qui tremblera pour ces deux
personnages.

➔➔ Exercice 57
Victor Hugo parvient donc à subvertir le motif du personnage caché en refusant d’en
faire un élément tragique. Au contraire, le personnage du roi est dégradé comiquement,
sans qu’il ne perde pour autant son aspect inquiétant. L’auteur mêle ainsi sublime et
grotesque, tragique et comique, remettant en cause une partition ancienne de plusieurs
siècles. Hernani marque ainsi un tournant dans l’histoire du théâtre français, ce qui
explique certainement la postérité de la pièce.

➔➔ Exercice 58
Le premier exemple est artificiel, l’emploi de la conjonction « mais » n’est pas très rigou-
reux, l’enchaînement logique entre les deux parties n’est pas très clair, contrairement
à l’exemple b, beaucoup plus pertinent.

➔➔ Exercice 59
– Le dialogue amoureux est donc empreint d’un lyrisme presque pathétique puisque
l’amour entre les deux héros semble impossible. En effet, Hernani est un être double
et cette dualité l’empêche d’aimer Doña Sol normalement : les personnages de cette
scène sont des archétypes de héros romantiques, partagés entre des sentiments et des
valeurs contraires.
– Hugo met donc en scène des personnages ambivalents et complexes caractéristiques
du romantisme. Cette dualité se retrouve également dans les registres contradictoires
qui se mêlent dans cette scène tragi-comique.

➔➔ Exercice 60
Dans cette scène, Doña Sol déclare son amour à Hernani sur un ton lyrique. Au vers 11,
le verbe « j’aime » est d’ailleurs mis en valeur à la rime. Elle s’exprime avec exaltation,
comme le montre l’exclamation des vers 12-13 : « il me souvient // Que je vis et je
sens mon âme qui revient ! » Au vers 4, le sujet et l’attribut sont séparés par la césure :
« je suis // votre esclave », ce qui met en valeur la soumission de la jeune femme.
Elle exprime aussi son désir par la répétition du verbe « voir » aux vers 7 et 8. Cette
répétition est renforcée par la gradation des adverbes « encore » et « toujours », qui
signifie que Doña Sol ne peut maîtriser cet amour sans cesse grandissant. Son trouble
est également représenté par la séparation du sujet et de l’attribut au vers 10 : « je


suis // absente », qui désarticule l’alexandrin pour rendre compte de l’état d’esprit
de l’héroïne. Victor Hugo tire ainsi parti de la forme de l’alexandrin pour rendre cette
déclaration d’amour plus poignante.

Vers le commentaire (page 547)


1. Le lecteur a souvent des attentes précises lorsqu’il lit l’incipit d’un roman. Celui-ci
doit lui donner les renseignements nécessaires à la compréhension du récit : il présente
généralement le personnage principal, définit le cadre spatio-temporel, rappelle des
faits antérieurs au récit et annonce éventuellement ceux qui vont suivre. Le narrateur
établit un pacte avec le lecteur : en lisant l’incipit, ce dernier doit comprendre les codes
du roman, notamment son registre principal et les accepter pour continuer sa lecture.
2. Le narrateur emploie parfois un langage très familier et oral, qui reflète celui des
personnages et un langage plus précieux (quand il parle de « l’hominisation première »,
à la ligne 28, par exemple). C’est étonnant car ces deux niveaux s’opposent et créent
un décalage amusant pour le lecteur.
3. Gabriel est le personnage le plus sympathique ; le narrateur suit d’ailleurs son point
de vue grâce à la focalisation interne, ce qui incite le lecteur à l’apprécier davantage que
les autres personnages. Le couple avec lequel il se dispute est qualifié par des termes
péjoratifs comme « rombière » (l. 16) ou « moucheron » (l. 30). Le lecteur est invité à les
mépriser.
Proposition de commentaire
Introduction
Raymond Queneau, écrivain membre de l’Oulipo, développa le concept du néo-français,
une nouvelle langue écrite presque phonétique, plus proche de celle parlée à l’oral que
le français écrit traditionnel. Le premier mot de Zazie dans le métro, « Doukipudonktan »,
appartient à cette langue fantaisiste. L’incipit de ce roman paru en 1959 met en scène une
dispute dans le métro entre Gabriel et un couple se plaignant des mauvaises odeurs. C’est
l’occasion pour le narrateur de rapporter une joute oratoire jubilatoire, qui fait oublier ce
que l’on attend traditionnellement dans un incipit, à savoir la présentation des person-
nages, du cadre spatio-temporel et de l’intrigue. On se demandera donc comment l’auteur
subvertit les codes de l’incipit. Nous étudierons d’abord la dispute ridicule des person-
nages, avant de montrer que cet incipit est étonnant. Enfin, nous nous interrogerons sur
le pacte de lecture qui s’établit entre le lecteur et le narrateur.
I. Une scène de dispute ridicule
Cette scène de dispute est rendue ridicule et drôle par le langage des personnages et
la prise de parti du narrateur.
A. Un affrontement verbal
La dispute entre Gabriel et le couple peut sembler absurde car son origine est un constat
partagé par les deux partis : le « Doukipudonktan » (l. 1) de Gabriel est repris par la dame
qui demande : « Qu’est-ce qui pue comme ça ? » (l. 11). Mais Gabriel garde cette pensée
pour lui car il comprend que « c’est tout de même pas un choix parmi les plus crasseux
de Paris » (l. 4-5) tandis que la rombière n’éprouve aucune compassion pour celui qui
sent mauvais. Gabriel se moque alors de sa délicatesse, la nommant « ptite mère » d’un


ton condescendant et moqueur, à plusieurs reprises (l. 14, 18 et 19). Il emploie aussi
une périphrase très ironique sous-entendant qu’elle sent mauvais : « tu crois que ton
parfum naturel fait la pige à celui des rosiers. Eh bien, tu te trompes » (l. 18-19). La dame
s’indigne alors, mais elle n’a pas le courage de répondre directement à Gabriel. Par
exemple, quand elle le traite de « gros cochon » (l. 22), elle s’adresse à son mari, ce qui
prouve sa lâcheté. Celui-ci prend la défense de sa femme de manière ridicule : il n’a pas
la même répartie que Gabriel puisqu’il ne trouve qu’à lui dire « Tu pues, eh gorille »
(l. 26), qui fait penser à une insulte de cour de récréation. Cet affrontement verbal est
donc comique car le couple est ridiculisé par Gabriel.
B. Un narrateur qui prend parti
Mais celui-ci est également aidé par le narrateur, qui prend clairement parti pour lui
au détriment du couple. En effet, la focalisation est interne : on suit le point de vue
de Gabriel, on est donc incité à croire qu’il a raison. De plus, le narrateur emploie des
termes très péjoratifs à propos du couple. Il parle ainsi d’« une bonne femme » (l. 11)
qu’il traite ensuite de « rombière » (l. 16). Le narrateur partage ainsi le point de vue de
Gabriel sur le couple. Il qualifie d’ailleurs le mari de « ptit type » (l. 23), qui rappelle le
« ptite mère » employé par le personnage principal. Le narrateur fait également preuve
de la même ironie que Gabriel, aux lignes 12-13 : « Elle pensait pas à elle en disant ça,
elle était pas égoïste, elle voulait parler du parfum qui émanait de ce meussieu. » Le
lecteur est donc incité par le narrateur à prendre parti pour Gabriel dans cette scène de
dispute, dans laquelle le couple est ridiculisé, ce qui suscite l’amusement.
Conclusion partielle et transition
Cet incipit est donc drôle et dynamique, mais n’est-ce pas au détriment de ses fonctions
traditionnelles ?
II. Un incipit étonnant
Le récit semble en effet avoir déjà commencé avant l’incipit, qui ne donne pas toutes
les informations que l’on pourrait attendre.
A. Un incipit in medias res
En effet, on peut parler d’un incipit in medias res, c’est-à-dire qui s’ouvre au milieu d’une
action qui a déjà commencé. Le premier mot, « Doukipudonktan » (en réalité, une phrase
interrogative), est déstabilisant par son orthographe phonétique, mais également parce
que le pronom « il » (sous-entendu par la lettre « i » du mot) n’a pas d’antécédent dans
le texte : on ne sait donc pas de qui parle Gabriel, qui est déjà « excédé » dès la première
phrase. On comprend qu’il attend quelque chose ou quelqu’un à la gare d’Austerlitz.
Mais le narrateur n’a pas pris le temps d’expliquer les raisons de cette attente, comme
si le début du récit avait été tronqué. Cela contribue à la vivacité de l’incipit, mais peut
cependant déstabiliser le lecteur.
B. Un incipit lacunaire
De plus, cet incipit ne satisfait pas toutes les attentes qu’un lecteur pourrait avoir. En
effet, on ne sait rien de Gabriel, qui semble être a priori le personnage principal. Il n’est
pas décrit physiquement et l’on sait uniquement de lui qu’il a « de la vitesse dans
la repartie » (l. 14). En réalité, sa nièce Zazie est l’héroïne du roman, mais Queneau
s’amuse à retarder l’arrivée du personnage éponyme pour susciter l’attente du lecteur.


Si l’on comprend que la scène se passe à Paris au xxe siècle, en revanche, on ne sait rien
des motivations du personnage : qu’attend-il dans cette gare ? Quelles sont ses moti-
vations ? Enfin, le narrateur donne peu d’indices sur ce qui va se passer dans la suite
du roman : on peut s’attendre à ce que la dispute tourne mal, mais on comprend aussi
qu’il ne s’agit pas de l’enjeu principal du récit.
Conclusion partielle et transition
Le narrateur joue donc avec le lecteur dans cet incipit. Il lui propose ainsi un pacte de
lecture original, qu’il faut accepter pour apprécier le texte à sa juste valeur.
III. Un pacte de lecture original
Le lecteur est en effet invité dans un univers plein d’humour et de fantaisie, où le
langage devient un jeu.
A. Une scène pleine d’humour et de fantaisie
Cette scène est plaisante par sa légèreté. Le cadre peut sembler réaliste puisque l’action
se passe dans une gare parisienne, mais le sujet est peu sérieux, il est même prosaïque.
On peut percevoir la jubilation du narrateur à parler de la saleté et des mauvaises
odeurs. De même, l’échange entre les personnages est très rapide et incisif, faisant
penser à une scène de comédie plus qu’à un dialogue de roman. Le rythme de la scène
est enlevé et joyeux et l’on comprend que Gabriel est un personnage excentrique et
comique. On peut observer un décalage amusant entre la préciosité de sa « pochette de
soie couleur mauve » (l. 9) et le « tarin » (l. 10) qu’il tamponne avec, ce mot désignant
un gros nez peu gracieux.
B. Une recherche ludique sur le langage
Ce mélange entre préciosité et prosaïsme se retrouve dans le langage. Queneau montre
une jubilation certaine en jouant avec les mots, pour créer des effets comiques. La
vulgarité du premier mot est frappante. Le verbe « puer », familier, est répété trois fois
dans la scène. Si la nature de cette odeur n’est pas explicitement décrite, certains mots
la révèlent. Gabriel parle ainsi de « Barbouze, un parfum de chez Fior » (l. 15). On entend
les mots « bouse » et « fion », dissimulés dans cette phrase qui parodie les noms des
parfums chics comme ceux de Dior. L’extrait se termine aussi sur un jeu de mots, avec le
verbe « emmerder » à la ligne 29. Le narrateur sous-entend que le « ptit type » est fina-
lement plus emmerdant que celui qui sentait la « merde ». Mais en même temps qu’il
prend plaisir à ces vulgarités, l’auteur emploie des expressions plus soutenues, comme
« l’hominisation première » (l. 28) ou « Gabriel extirpa de sa manche une pochette de
soie couleur mauve » (l. 9). Le lecteur comprend donc que la poésie de ce roman repo-
sera sur cette capacité à jouer avec les mots, à les mélanger et à les détourner.
Conclusion
On peut donc bien parler d’une subversion des codes de l’incipit à propos de ce texte
car Queneau fait rapidement comprendre au lecteur que son roman déjoue avec jubila-
tion de nombreuses règles : celle de l’horizon d’attente du lecteur, celles de la langue
française, mais aussi celles de la bourgeoisie, raillée dans cette dispute. Tout le roman
est construit en fonction de ces attentes qui ne sont pas satisfaites, de même que Zazie
ne verra pas le métro puisqu’il est en grève.

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Cahier Bac
La dissertation littéraire (pages 548-553)

Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (page 549)
La poésie ne doit-elle parler que de ce qui est beau ? (Sujet du bac page 562)

➔➔ Exercice1
La poésie ne doit -elle parler que de ce qui est beau  ?
La poésie est un genre littéraire dont la forme est généralement contrainte. Elle a
pendant longtemps été considérée comme le genre le plus noble, donc celui capable
de parler de sujets élevés, comme le beau. Le beau est un concept artistique, qui peut
varier selon les époques. La beauté doit susciter l’émotion et l’admiration du lecteur.
On associe souvent le beau à l’idée d’harmonie. Le verbe « devoir » peut impliquer une
obligation que quelqu’un ou quelque chose imposerait. Il peut aussi désigner une néces-
sité, quelque chose que l’on ne peut éviter, contrairement à l’obligation, à laquelle on
peut refuser de se soumettre.

➔➔ Exercice 2
a. Le verbe « devoir » implique que l’on a longtemps considéré que la fonction de la
poésie était de parler de ce qui est beau. On peut dire qu’il s’agit d’une obligation,
imposée par les critères esthétiques et les goûts de chaque époque. Pour que son art
soit reconnu, un poète doit alors se soumettre à ces critères.
b. La poésie a longtemps été définie par les contraintes formelles, comme les vers ou
les rimes. Ces contraintes avaient pour objectif la création de beaux textes, aux rythmes
et aux sonorités harmonieux. C’est pour cette raison qu’elle fut longtemps considérée
comme le genre le plus noble, capable de parler de la beauté et de la représenter.
On peut donc formuler la problématique suivante : la beauté formelle d’un poème
implique-t-elle qu’il ne parle que de la beauté ?
c. Ce sujet demande un plan dialectique car il est facilement discutable.

➔➔ Exercice 3
a. Les trois poèmes du corpus contredisent le sujet de la dissertation puisque la descrip-
tion de la laideur est leur point commun.
b. Les poèmes suivants parlent de la beauté :
– la chanson de trouvère (p. 26), qui décrit une belle femme ;
– le sonnet de L’Olive de Joachim du Bellay (p. 34), où la femme aimée est comparée à
une nymphe ;
– « L’invitation au voyage » de Charles Baudelaire (p. 54), qui décrit un pays où « tout
n’est qu’ordre et beauté ».
Les poèmes suivants ont pour sujet la laideur :
– la Ballade de François Villon (p. 30), qui décrit la décomposition du corps humain ;
– « Les Pâques à New-York » de Blaise Cendrars (p. 92), qui décrit une ville froide et
menaçante ;


– « Les charniers » d’Eugène Guillevic (p. 96), qui évoque les massacres collectifs de la
Seconde Guerre mondiale.
c. La plupart des poèmes qui parlent de la laideur ont tendance à la rendre poétique
et peuvent donc également servir d’exemple pour une éventuelle troisième partie. On
peut citer :
– « Une charogne » de Baudelaire (p. 111), dont le sujet est repoussant, mais est trans-
formé en objet poétique ;
– « La ville » d’Émile Verhaeren (p. 88), qui compare la ville à une « pieuvre ardente » et
un « ossuaire », mais qui rend ce paysage étrangement beau ;
– « Ville la nuit » de Paul Claudel (p. 90), qui décrit une ville chinoise et rend sa laideur
mystérieuse.

➔➔ Exercice 4
Le plan A se contredit, il n’est donc pas logique. Le plan B est historique et trop sché-
matique au point d’être inexact. Le plan C est le plus pertinent car il est dialectique et
nuancé.

➔➔ Exercice 5
I. On associe traditionnellement la poésie, genre le plus noble, à la beauté.
A. La beauté de la forme est appropriée pour ce thème.
Ex. : L’Olive de Du Bellay, p. 34.
B. La poésie permet d’exprimer l’inexprimable et donc de rendre compte d’une beauté
indescriptible.
Ex. : la chanson de trouvère, p. 26.
II. Pourtant, un poète peut subvertir cette règle en parlant de la laideur.
A. La poésie a pour fonction de décrire le monde, y compris sa laideur.
Ex. : « Ville la nuit » de Claudel, p. 90.
B. La forme poétique peut rendre la laideur perceptible.
Ex. : sonnet à Hélène de Scarron, p. 563.
III. Finalement, le poète est celui qui parvient à magnifier ce qui est laid.
A. La poésie permet de transfigurer le réel.
Ex. : « La ville » de Verhaeren, p. 88.
B. Elle permet aussi de voir ce qui se cache derrière la laideur.
Ex. : « Les aveugles » de Baudelaire, p. 563.

➔➔ Exercice 6
L’introduction est maladroite, imprécise et parfois naïve. La problématique est mal
amenée, les termes du sujet mal définis.
→ Depuis l’Antiquité, la poésie est considérée comme le genre littéraire le plus noble,
au point qu’elle désignait presque l’ensemble de la production littéraire, les épopées
et les tragédies étant rédigées en vers. On considérait que la musicalité de la poésie et
sa forme versifiée contrainte la rendaient plus appropriée pour parler de sujets nobles
et beaux, ceux qui pouvaient émouvoir les hommes. Mais certains poètes ont détourné
ce genre de la fonction qu’on lui attribuait, pour décrire la laideur des hommes et du
monde. On peut donc se demander si la poésie ne doit parler que de ce qui est beau.

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Si la poésie est appropriée pour parler de la beauté, cette idée fut souvent subvertie :
finalement, le vrai poète n’est-il pas celui qui parvient à magnifier la laideur ?

➔➔ Exercice 7
Cette conclusion est maladroite et n’ajoute rien à l’introduction.
Il est donc réducteur de limiter la poésie à la simple expression de la beauté. Si les poètes
disposent de nombreux moyens pour la retranscrire, ils sont également capables d’em-
ployer ces mêmes moyens pour parler de la laideur. Certains vont même jusqu’à montrer
que cette laideur peut cacher une forme de beauté. Il serait donc maladroit d’affirmer
qu’une forme littéraire empêche d’aborder certains thèmes : le poète est celui qui, au
contraire, joue avec la concordance et la discordance entre cette forme et le fond.

➔➔ Exercice 8
a. La première transition est beaucoup plus efficace que la seconde car elle met au
jour une tension qui permet de relancer le devoir de manière dynamique, en articulant
les deux parties. L’autre transition est artificielle et ne permet pas de comprendre la
logique du devoir.
b. La poésie peut donc autant parler de la beauté que de la laideur puisqu’il s’agit d’un
genre qui cherche à donner une nouvelle vision du monde, qu’il soit beau ou laid. Le
poète voit ainsi ce que d’autres ne voient pas : il est même capable de transfigurer la
laideur et de voir la beauté qu’elle dissimule.

Objet d’étude

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation


du xvie siècle à nos jours (page 550)
La littérature peut-elle apporter le réconfort au lecteur par rapport aux questions
graves qu’il se pose ? (Sujet du bac page 565)

➔➔ Exercice 9
La littérature peut-elle apporter le réconfort au lecteur par rapport aux
questions graves qu’il se pose ?
La littérature est l’ensemble des textes ayant une visée esthétique, en plus d’autres
visées (argumentative, narrative, explicative, etc.).
On peut entendre dans le mot « réconfort » l’idée que la littérature console, aide à
accepter ou fait oublier certains problèmes.
Les questions graves désignent certainement les peurs propres aux hommes : le deuil,
la mort, la vieillesse, etc.

➔➔ Exercice 10
a. Le verbe « pouvoir » sous-entend peut-être que cela n’est pas toujours possible.
b. On peut lire pour se divertir, échapper à la réalité, ressentir des émotions diffé-
rentes comme la joie ou la tristesse, s’informer, se cultiver, mieux se connaître, mieux
connaître le monde et ainsi l’affronter plus facilement, etc.
c. Le verbe « pouvoir » indique implicitement que le plan doit être dialectique : ce
pouvoir connaît certainement des limites.


➔➔ Exercice 11
a. Montaigne cherche à réconforter le lecteur, à lui montrer qu’il ne faut pas penser à
la mort. Ce n’est pas le cas de Sponde qui, au contraire, rappelle au lecteur que sa vie
est fragile et éphémère. La Fontaine constate que les hommes craignent la mort, mais il
ne cherche pas à réconforter le lecteur. Enfin, Pascal cherche à démontrer logiquement
que la mort permet d’échapper à l’impureté du corps : l’homme doit donc l’accepter
comme un cadeau de Dieu.
b. Exemples de textes du manuel qui pourraient réconforter le lecteur :
– « Les Deux Amis », de La Fontaine, p. 121 : les hommes sont capables d’amitié ; on peut
compter sur ses amis ;
– l’utopie des troglodytes dans les Lettres persanes de Montesquieu, p. 152 : une société
meilleure est possible ;
– Lettre à un otage de Saint-Exupéry, p. 207 : l’humanité peut apprendre de ses erreurs
et devenir meilleure ;
– Trois femmes puissantes de NDiaye, p. 311 : l’individu peut résister aux brimades et
aux vexations.
Exemples de textes du manuel qui, au contraire, ne réconfortent pas le lecteur :
– « Souvenir de la nuit du quatre » d’Hugo, p. 163 : les individus sont broyés par la soif
de pouvoir des puissants ;
– La Crise de l’esprit de Valéry, p. 201 : les civilisations humaines ne sont pas éternelles
et peuvent être responsables de leur propre disparition ;
– Les Particules élémentaires de Houellebecq, p. 313 : les hommes sont des êtres qui
souffrent de la solitude et n’arrivent pas à y échapper.
c. – Réflexions ou Sentences et Maximes morales de La Rochefoucauld, p. 123 : ces
maximes donnent une vision ambiguë de l’amitié, soulignant qu’elle n’est qu’une mani-
festation de l’amour-propre, mais qui est nécessaire ;
– L’Espèce humaine de Antelme, p. 187 : l’auteur fait le constat que l’humanité est inalié-
nable, mais cela n’a pas empêché la barbarie ;
– La mort de Paul dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, p. 146 : Paul reste
inconsolable de la mort de Virginie et finit par mourir lui aussi. Mais c’est une belle
mort.

➔➔ Exercice 12
Le plan A se contredit, il n’est donc pas valable. Le plan C n’est pas concessif et n’est pas
problématisé. Le plan B est efficace car il s’organise logiquement, sans contradiction,
mais avec nuance.

➔➔ Exercice 13
I. La littérature apporte parfois du réconfort au lecteur à propos de questions graves.
A. Car elle peut le divertir.
– La fable de La Fontaine « Les Deux Amis » est un texte plaisant et divertissant, qui
donne une vision réconfortante des rapports amicaux.
B. Car elle peut lui permettre de réfléchir et de relativiser ses peurs.
– Montaigne, dans ses Essais, invite le lecteur à relativiser sa peur de la mort.


C. Car elle permet d’imaginer un monde meilleur.
– C’est le cas de l’utopie des troglodytes de Montesquieu.
II. Mais certains auteurs offrent un regard pessimiste sur le monde, peu réconfortant.
A. La littérature permet de témoigner des horreurs du monde.
– « Fugue de mort » de Paul Celan (p. 98) rend compte de l’atrocité de la Shoah.
B. C’est un moyen de corriger l’homme et la société pour qu’ils deviennent meilleurs.
– Hugo incite implicitement les hommes à se soulever contre Napoléon III dans
« Souvenir de la nuit du quatre »
C. C’est un moyen de montrer ce que l’on refuse parfois de voir.
– Sponde rappelle aux hommes leur condition mortelle dans son sonnet.
III. La littérature permet de soulever des problèmes, mais pas toujours d’y répondre.
A. Le pouvoir de la littérature est limité.
– La Rochefoucauld observe les hommes, mais il ne pense pas qu’il soit possible de les
changer.
B. La fonction morale de la littérature peut être remise en cause.
– La Fontaine fait le constat de la peur de la mort dans « La Mort et le Bûcheron », mais
il ne propose pas de solution pour s’en affranchir. Le récit plaisant est peut-être plus
important que la moralité.
C. La littérature peut apprendre à trouver le réconfort en dehors de la littérature.
– Pour Pascal, c’est la foi plus que la lecture de son œuvre qui doit réconforter l’homme.
➔➔ Exercice 14
La fonction de la littérature est sans cesse interrogée par les écrivains et les lecteurs.
Lit-on pour se divertir ? se cultiver ? mieux connaître le monde qui nous entoure et en
savoir plus sur nous-mêmes ? Certains lecteurs y cherchent les réponses à des questions
graves, communes à presque tous les hommes, comme la peur de la mort, par exemple.
Mais on peut se demander si la littérature a vraiment pour fonction de réconforter les
lecteurs et par quels moyens elle y parviendrait. Si certains auteurs ont pour objectif
évident de répondre à ces questions graves, d’autres, au contraire, offrent un regard
pessimiste sur le monde. L’écrivain soulèverait alors plus de questions qu’il n’en résout.
➔➔ Exercice 15
La conclusion est maladroitement rédigée et n’est pas assez précise. L’ouverture est
artificielle et naïve.
→ Il n’est donc pas complètement vain de chercher le réconfort dans la littérature
lorsque l’on est confronté à des questions graves d’ordre existentiel. La littérature
permet justement de garder une distance par rapport à ces questions, qui deviennent
moins angoissantes. Mais tous les écrivains ne partagent pas cet objectif et lire peut
aussi soulever de nouvelles questions, nous faire prendre conscience de problèmes que
nous ignorions. C’est peut-être la fonction essentielle de la littérature : apprendre à se
poser des questions auxquelles on n’aurait jamais pensé.
➔➔ Exercice 16
a. L’exemple b est plus pertinent que l’exemple a. En effet, celui-ci est trop artificiel et
superficiel, tandis que le b souligne davantage la logique qui guide le passage d’une
partie à l’autre.


b. La littérature peut donc donner une image sombre de notre condition humaine et
amplifier certaines angoisses au lieu de les apaiser. Mais peut-être que la fonction essen-
tielle de la littérature se trouve justement dans sa capacité à nous montrer les choses que
nous ne voyions pas, nous invitant ainsi à nous poser de nouvelles questions.

Objet d’étude

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours (pages 550-551)


Selon vous, le roman doit-il embellir la réalité ou, au contraire, la montrer telle
qu’elle est ? (Sujet du bac page 568)

➔➔ Exercice 17
Selon vous, le roman doit-il embellir la réalité ou, au contraire,
la montrer telle qu’elle est  ?
Le roman est un genre littéraire narratif, qui offre une très grande variété de sous-genres
(romans policier, de science-fiction, sentimental, etc.). Il est peu codifié et peut aborder
tous les sujets possibles, étudier toutes les classes sociales, mettre en scène des person-
nages très différents. La réalité désigne le monde dans lequel nous vivons, indépendam-
ment de la perception subjective que nous en avons. Certains romans l’embellissent,
l’esthétisent, d’autres essaient, au contraire, de nous la montrer telle qu’elle est car nous
refusons parfois de la voir ainsi. La conjonction « ou » implique que ces deux démarches
sont opposées : un plan concessif est nécessaire pour répondre à cette question.

➔➔ Exercice 18
a. Le verbe « devoir » sous-entend ici une obligation : certains artistes s’imposent d’ap-
pliquer des théories ou des codes esthétiques, mais un roman pourrait exister sans que
ces règles soient suivies. Ces théories ou ces codes sont suivis pour séduire le lecteur ou
obtenir une reconnaissance artistique de la part des pairs de l’écrivain.
b. Embellir la réalité permettrait au lecteur d’oublier plus facilement sa vie quotidienne,
de se divertir, de s’émerveiller. Mais on peut vouloir décrire la réalité telle qu’elle est
afin que le lecteur prenne conscience de ce qu’il ne voit pas.
On peut donc formuler la problématique suivante : lit-on des romans pour s’échapper
d’une réalité trop triste ou pour, au contraire, se confronter à cette réalité ?
c. Le plan doit être concessif.

➔➔ Exercice 19
a. Les textes de Prévost et de Chateaubriand embellissent la réalité car la mort des
personnages est rendue pathétique ou sublime et l’on oublie l’aspect prosaïque de cette
mort. Au contraire, Flaubert s’attache à rendre compte de ce qui peut être effervescent
dans l’agonie d’une personne.
b. Textes qui embellissent la réalité :
– Histoire d’une Grecque moderne de Prévost, p. 234 : le cadre oriental rappelle l’univers
merveilleux des Mille et Une nuits ;
– L’Homme qui rit d’Hugo, p. 260 : les morts de Dea et Gwynplaine sont sublimes et
peu réalistes ;


– Trois femmes puissantes de NDiaye, p. 311 : la vie misérable de Khady devient
poétique.
Textes qui cherchent à représenter la réalité telle qu’elle est :
– La Vie de Lazarillo de Tormès, p. 224 : ce roman picaresque décrit les conditions de vie
misérables d’une partie de la société espagnole ;
– Voyage au bout de la nuit de Céline, p. 284 : la vision de la guerre n’a rien d’héroïque ;
– Les Particules élémentaires de Houellebecq, p. 313 : ce roman décrit la vie d’un
homme médiocre.
c. – Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage, p. 226 : le texte décrit une réalité prosaï-
que, mais sur un mode héroïcomique ;
– Bouvard et Pécuchet de Flaubert, p. 266 : le texte décrit une réalité prosaïque, mais
sur un mode héroïcomique également ;
– L’Argent de Zola, p. 267 : le texte est réaliste et épique à la fois.
d. On pourra rappeler, à l’occasion de cette question, que tous les exemples n’ont pas
la même valeur : il faut citer des textes dont la valeur littéraire est certaine.

➔➔ Exercice 20
Le plan A propose une démarche historique trop schématique et inexacte. La partie III
est trop imprécise.
Le plan B se contredit : il faut nuancer et non dire une chose puis son contraire.
Le plan C est le plus pertinent : les parties s’enchaînent selon un raisonnement logique
clair et nuancé.

➔➔ Exercice 21
I. La fonction du roman est de refléter la réalité.
A. La variété de ses personnages et de leurs milieux sociaux donne une image plus
proche de la réalité que les autres genres.
Ex. : Lazarillo de Tormès, qui met en scène un personnage du peuple et décrit avec
réalisme l’Espagne du xvie siècle.
B. Il aborde des sujets prosaïques rejetés par d’autres genres.
Ex. : Le Roman comique de Scarron, qui parle de la sexualité.
C. Sa grande liberté formelle lui permet de représenter plus facilement la réalité.
Ex. : le niveau de langue familier dans Voyage au bout de la nuit de Céline.
II. Mais il est impossible d’en offrir le reflet exact et cela n’aurait qu’un intérêt relatif.
A. Le langage d’un roman ne permet pas de tout exprimer.
Ex. : L’Amour de Duras. L’intérêt du roman repose sur ce qui n’est pas dit car il est impos-
sible de donner une représentation réaliste des sentiments amoureux.
B. La réalité est parfois ennuyeuse et n’a rien de romanesque, c’est pour cela qu’on
l’embellit.
Ex. : Histoire d’une Grecque moderne de Prévost. Le cadre oriental rend l’intrigue plus
romanesque.
C. On lit souvent des romans pour échapper à la réalité.
Ex. : L’Homme qui rit d’Hugo. Ce roman est plein de péripéties et s’achève sur la mort
romantique des deux héros. Le lecteur oublie son propre quotidien.


III. Il s’agit donc de transfigurer cette réalité pour mieux en rendre compte.
A. L’exagération permet de mieux expliquer les réalités sociales.
Ex. : L’Argent de Zola. La dimension épique du texte accentue la folie de la spéculation.
B. Déformer la réalité la rend plus perceptible.
Ex : La Métamorphose de Kafka, qui parle de la violence de la société, sous la forme
d’un apologue fantastique.
C. Le prosaïsme romanesque peut avoir une dimension poétique.
Ex : Trois femmes puissantes de NDiaye. La vie difficile de Khady est racontée avec une
tonalité poétique.
➔➔ Exercice 22
L’introduction est mal organisée et parfois naïve.
→ Le roman, genre né au Moyen Âge, a toujours oscillé entre la tentation de rendre
compte de la réalité le plus fidèlement possible, d’étudier ce qui nous entoure et que
nous ne voyons pas toujours ou, au contraire, d’embellir la réalité, afin de divertir le
lecteur et de susciter son admiration. L’une de ces démarches est-elle préférable à l’autre ?
Nous nous interrogerons d’abord sur l’intérêt d’embellir la réalité dans un roman, puis
nous étudierons les raisons qui incitent de nombreux auteurs à vouloir la représenter
telle qu’elle est, pour finalement montrer que l’écriture d’un roman consiste souvent à
transfigurer cette réalité.
➔➔ Exercice 23
Cette conclusion est un peu lourde car l’élève commente sa propre démarche. Les exem-
ples ne doivent pas apparaître dans la conclusion.
→ Si de nombreux romanciers prétendent donc représenter fidèlement la réalité, afin que
le lecteur soit plus attentif au monde qui l’entoure, cette démarche peut sembler presque
ennuyeuse pour certains lecteurs, qui veulent lire des histoires extraordinaires et non
retrouver dans un roman ce qu’ils connaissent déjà. C’est pour cela qu’il est nécessaire
de transfigurer la réalité quand on cherche à la représenter : c’est peut-être ce qui permet
de distinguer les grands romanciers des autres.
➔➔ Exercice 24
a. L’exemple a est le plus pertinent car il propose un vrai raisonnement logique permet-
tant de passer d’une partie à une autre, contrairement à l’exemple b, trop sec et artificiel.
b. Représenter la réalité exactement telle qu’elle est semble donc une quête vaine ; c’est
pour cette raison que certains écrivains y ont renoncé. Faut-il pour autant renoncer à se
confronter à cette réalité ? Ne faut-il pas la représenter autrement, en la transfigurant ?

Objet d’étude

Le théâtre et sa représentation, du xviie siècle à nos jours (page 552)


Pensez-vous que certaines situations théâtrales soient plus appropriées à la tragédie
ou à la comédie ? (Sujet du bac page 572)
➔➔ Exercice 25
Pensez-vous que certaines situations théâtrales soient plus appropriées à la tragédie
ou à la comédie  ?


Une situation est théâtrale quand elle offre des possibilités de mise en scène intéres-
santes et riches : c’est pour cela que certaines situations sont fréquentes au théâtre,
comme le quiproquo, le personnage caché, etc.
La tragédie est un genre théâtral mettant en scène des personnages légendaires ou
historiques de haut rang confrontés à un destin funeste. Une telle pièce doit susciter la
crainte et la pitié et ne peut aborder de sujets prosaïques.
La comédie est un genre théâtral qui met en scène des personnages de n’importe quelle
catégorie sociale, souvent doués de défauts et dont les aventures suscitent le rire.
➔➔ Exercice 26
a. Une situation théâtrale propre à la tragédie devrait susciter la crainte et la pitié du
spectateur. Une situation propre à la comédie devrait susciter le rire.
b. Le sujet propose une opposition entre tragédie et comédie, mais il faudra certaine-
ment la dépasser. Un plan en trois parties serait ainsi bonifié.
➔➔ Exercice 27
a. Les trois textes du corpus mettent en scène une situation commune : celle du person-
nage caché. Ce motif est, selon les textes, comique (La Dame de chez Maxim), tragique
(Britannicus) ou les deux (Hernani) et peut se trouver dans des genres théâtraux diffé-
rents : la tragédie (Britannicus), le drame (Hernani), la comédie (La Dame de chez Maxim).
b. – La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, p. 397, qui met en scène la
solitude d’un personnage.
– Je tremble de Joël Pommerat, p. 386, qui raconte les derniers moments de la vie d’un
homme seul.
– Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce, p. 400, qui met en scène les retrouvailles
d’un homme malade avec sa famille.
c.– L’Île des esclaves de Marivaux, p. 341, qui met en scène un travestissement comique.
– Un mot pour un autre de Jean Tardieu, p. 394, où les jeux de langage suscitent le rire.
– Les Femmes savantes de Molière, p. 422. Il s’agit d’un quiproquo qui sert la visée sati-
rique de l’auteur.
d. – Lorenzaccio de Musset, p. 360. Lorenzaccio a un projet politique, celui d’assassiner
le duc. Ce pourrait être un monologue tragique. Toutefois, par l’évocation de réalités
vulgaires, par le portrait très peu flatteur caricatural ou grotesque par moments, il
emprunte de nombreux traits à la comédie.
– Ruy Blas d’Hugo p. 375. La scène est à la fois tragique et comique : c’est un amour
voué à l’échec, dont l’issue sera fatale, mais il est impensable, dans une tragédie, que
des valets aiment et, surtout, que leur amour se porte sur une reine.
– Fin de partie de Beckett, page 413. Hamm exprime sa « misère » morale et rien n’est
plus tragique que ce désespoir. Cependant, il bâille en le faisant, il évoque sa cuisine,
son chien, il renifle, donne un coup de sifflet, etc., autant de gestes et de paroles dignes
d’une comédie.
➔➔ Exercice 28
Le plan A est trop descriptif, pas assez problématisé. Le plan C également. Le plan le
plus pertinent est le plan B car il cerne les enjeux du sujet et propose une progression
dynamique et logique.


➔➔ Exercice 29
I. Traditionnellement, certaines situations sont associées à des genres ou des registres
théâtraux particuliers.
A. Tout ce qui est prosaïque relève de la comédie.
Ex. : Les Femmes savantes de Molière, page 326.
B. Tout ce qui est noble relève de la tragédie ou du drame.
Ex. : Chatterton de Vigny, page 372.
C. Des textes théoriques codifient et régissent ce qui les sépare.
Ex. : Discours de la poésie représentative de Chapelain, page 329.
II. Cependant, cela relève parfois d’une norme arbitraire.
A. On peut trouver des motifs tragiques dans une comédie, comme la confrontation.
Ex. : Dom Juan de Molière, page 339.
B. On peut trouver des motifs comiques dans une tragédie.
Ex. : scène de voyeurisme de Britannicus de Racine, page 572.
C. Une même scène peut émouvoir et faire rire.
Ex. : Lorenzaccio de Musset, page 360.
III. Parfois, les metteurs en scène jouent avec l’ambiguïté de ces situations.
A. On peut jouer gravement une comédie.
Ex. : Didier Bezace, qui met en scène Les Fausses confidences de Marivaux, page 343.
B. On peut rendre bouffon un drame.
Ex. : Anne-Cécile Moser, qui met en scène Lorenzaccio de Musset, page 359.
C. Doit-on rire nerveusement ou pleurer d’effroi ?
Ex. : Bernard Lévy, qui met en scène Fin de partie de Beckett, page 414.

➔➔ Exercice 30
L’introduction est trop courte, pas assez problématisée, naïve et inexacte.
→ Le théâtre grec antique se divise en deux grands genres : la comédie et la tragédie ;
l’un fait rire, l’autre suscite terreur et pitié. Cette même division se retrouve deux mille
ans plus tard, à la cour du Roi-Soleil avec Racine et Molière. Pourtant, en assistant à Fin
de partie de Beckett, un spectateur peut successivement rire, frissonner ou s’émouvoir
et parfois même simultanément. On peut donc se demander si cette opposition entre
tragique et comique permet de classer efficacement les pièces ou si elle n’est que pure
convention. Nous verrons d’abord que certaines situations sont associées à des genres
ou des registres théâtraux particuliers. Nous remarquerons ensuite que cela relève
parfois d’une norme arbitraire. Enfin, nous verrons que les metteurs en scène jouent
avec l’ambiguïté de ces situations et peuvent évoluer entre tragédie et comédie.

➔➔ Exercice 31
La conclusion est maladroite. « Comme nous venons de le prouver » est maladroit et
presque arrogant. Il ne faut pas donner d’exemple en conclusion. La conclusion ne
résume pas tout le parcours de la dissertation, mais seulement la dernière partie.
→ La tragédie et la comédie ont bien leurs domaines réservés, un univers noble,
héroïque, périlleux et soumis à la fatalité pour la première ; l’humour, les situations
basses, vulgaires, amusantes pour la seconde. Pourtant, de nombreuses situations


relèvent à la fois des deux genres, des motifs se retrouvent dans l’un et l’autre genre et
les deux genres se mélangent et se prêtent leurs langages respectifs, leurs héros, leurs
préoccupations. C’est surtout au metteur en scène que revient cette décision et non à
l’auteur. Il peut rendre triste la plus comique des scènes, faire rire au moment le plus
terrible et même, parfois, faire simultanément rire et pleurer le spectateur.

➔➔ Exercice 32
a. « Nous avons vu » et « nous allons montrer » sont des expressions à bannir. Il faut
davantage détailler ce qui a été vu dans les parties. Il ne faut pas juxtaposer les grandes
parties. L’articulation doit être logique. Par exemple, ici, il faut dire que la séparation
relève d’une norme et que de nombreux auteurs ont joué avec la norme.
→ La classification des tragédies et des comédies est donc héritée de la tradition litté-
raire antique actualisée au xviie siècle et c’est pour cela qu’on associe à ces genres
théâtraux des situations stéréotypées. Mais cette séparation relève d’une norme, qui
fut souvent remise en question par les auteurs.
b. Ainsi, certains auteurs dénoncent ou ignorent les normes du théâtre, ils s’en jouent
parfois et rendent inopérante l’opposition entre tragédie et comédie. C’est pourtant le
metteur en scène qui montre le mieux la plasticité des genres. Chaque mise en scène
revisite, réinterprète une pièce et peut la rendre grave, joyeuse, sinistre ou bouffonne.

Vers la dissertation (page 553)


1. Les phénomènes de la première strophe sont étranges et inquiétants, mais ils appar-
tiennent à l’ordre naturel, jusqu’au vers 8. Ensuite, tous sont impossibles et relèvent
de la folie ou du surnaturel. Toutes les images de la deuxième strophe reposent sur une
inversion des lois de la nature : le rocher, inanimé, devient animé et saigne, un serpent
s’accouple avec une ourse, etc.
2. Le poète a des hallucinations et devient peut-être fou : un arbre ne peut bouger, la
Lune ne peut tomber, un bœuf ne peut monter un rocher, il voit des monstres impos-
sibles et inquiétants. Mais cette folie lui permet de voir un monde différent de la réalité,
non pas fou, mais autre. Il voit ce que nous ne voyons pas, le centre de la terre, les
horreurs et les merveilles de la nature. La nature est transfigurée, elle est à la fois
inquiétante et magique.
3. Ce texte montre que le poète, en effet, crée un monde différent de la réalité parce
qu’il ne perçoit pas le monde comme nous. Les eaux ne descendent pas des sources
mais y remontent, les arbres sont instables.
Proposition de dissertation
Introduction
Dans « Ode », Théophile de Viau raconte une promenade faite à cheval. Angoissante
de prime abord, ponctuée de cris de corbeau, d’ombres, de coups de tonnerre, elle
devient merveilleuse : « Le Soleil est devenu noir », « Cet arbre est sorti de sa place »,
écrit-il. Nous ne savons pas ce qu’il a vu, s’il narre une vision, s’il rêve ou imagine ou s’il
hallucine. Écrit-il une histoire merveilleuse ou nous permet-il de comprendre que notre
monde n’est pas celui qu’on croit ? Plus généralement, nous pouvons nous demander


si la poésie sert à créer un monde différent de la réalité, plus fantasque ou plus harmo-
nieux, ou si, au contraire, elle doit transcrire la réalité, quitte à nous montrer ce que
nous ne voyions pas de prime abord. Ainsi, la poésie permet la création de mondes
imaginaires, harmonieux ou incongrus, qui nous permettent d’échapper à la réalité.
Toutefois, plutôt que de la fuir, la poésie permet surtout de corriger ou de voir différem-
ment une réalité triste ou malheureuse.
I. La poésie permet de créer un monde
A. Elle permet d’oublier la tristesse du monde réel.
Afin de fuir un monde triste ou morne, le poète peut créer un monde, plus heureux et
harmonieux que le nôtre, afin de s’y réfugier et de goûter un bonheur qui lui est refusé.
Ainsi, dans son poème « La chevelure », Baudelaire utilise de nombreuses métaphores
et transforme la chevelure de sa maîtresse en « noir océan », « oasis », « gourde ». Une
fois métamorphosée, la chevelure lui permet de s’enfuir dans un rêve :
« La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum. »
Cette Afrique et cette Asie n’existent pas, bien sûr : le poète les invente. Elles sont le
contrepoint de notre monde désespérant.
B. Elle permet de rendre compte d’un monde intérieur.
La rêverie permet par ailleurs aux poètes de créer un monde intérieur, fantaisiste,
merveilleux, incongru parfois. La poésie surréaliste explore l’inconscient et met au
jour toutes les folies et les beautés cachées dans l’esprit humain. Paul Eluard voit la
terre « bleue comme une orange ». Grâce à l’écriture automatique, André Breton, dans
Poisson soluble, crée un monde imaginaire et féerique : « Le parc, à cette heure, éten-
dait ses mains blondes au-dessus de la fontaine magique. Un château sans signification
roulait à la surface de la terre. » Les métaphores, les symboles se mêlent et forment un
univers enchanté.
Conclusion partielle et transition
Ainsi, la poésie, par le jeu des métaphores, des hyperboles, par son pouvoir suggestif,
peut créer un autre monde. Elle permet l’essor, de l’imagination, de la rêverie, elle
recompose les éléments mornes ou tristes de notre monde quotidien, elle en invente
d’autres. Pourtant, il est peut-être inutile de chercher ailleurs que dans notre monde
les merveilles et les folies. Elles y sont déjà. Le poète peut, plutôt que de créer un autre
monde, percevoir autrement, de manière plus aiguë, notre monde.
II. La poésie permet de voir le monde tel qu’il est
A. Elle permet de dénoncer les dysfonctionnements de notre monde.
Plutôt que de le transformer, il vaut mieux montrer notre monde tel qu’il est, non pas le
fuir, mais dénoncer ses injustices, afin de l’améliorer. Ainsi, Victor Hugo a pu déclarer :
« Ce siècle est à la barre et je suis son témoin » et s’engager en faveur des prostituées,
des enfants et de tous les opprimés. Dans Melancholia, il peint de manière saisissante
le travail des enfants :


« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules. »
Nous pouvons lire des métaphores ou des hyperboles dans ce poème. Elles ne servent
pas à créer un monde différent du nôtre, mais à accentuer ses contours, afin de rendre
plus sensibles ses injustices. Hugo veut créer un nouveau monde, non pas dans ses
poèmes, mais dans la réalité.
B. Elle permet au lecteur de voir la véritable nature des choses.
Qu’y a-t-il de plus banal qu’un pain ? Peu de choses et pourtant, Ponge y voit, dans son
poème « Le pain », « les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes ». La simple croûte
devient « vallées, crêtes, ondulations, crevasses… », il voit dans la mie des « feuilles »
ou des « fleurs ». Ponge ne crée pas un monde différent de la réalité, il perçoit ce que la
sensibilité des hommes ordinaires ne permet pas de percevoir. Le poète est moins un
créateur qu’un être disponible à la beauté et l’étrangeté du monde.
Conclusion
Ainsi, le poète n’entretient pas le même rapport au monde que les hommes ordinaires.
Il le vit plus intensément, plus sensiblement. Le monde lui semble plus douloureux ou
merveilleux. Deux possibilités s’offrent à lui : il peut délaisser notre monde pour en
créer un autre, imaginaire, plus doux, habiter des lieux enchanteurs. Au contraire, il
peut rendre le nôtre meilleur, en s’engageant et en le corrigeant ou, plus modestement,
en percevant, même dans ses éléments les plus modestes, ce qu’il a de différent et
d’extraordinaire.


Cahier Bac
L’écriture d’invention (pages 554-557)

Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (page 555)
Écrivez un texte de prose poétique qui fera l’éloge d’un élément de la beauté
du visage masculin ou féminin. Vous utiliserez des procédés tels que les figures
d’analogie ou d’opposition ; vous serez attentif aux sonorités et au rythme des
phrases. (Sujet du bac page 562)

➔➔ Exercice 1
Il s’agit d’un exercice de réécriture. Il faut pasticher le genre du blason. Le correcteur
évaluera la capacité à imiter un genre, le blason, à utiliser une langue soutenue, à écrire
un texte en vers, à utiliser des figures de style, à travailler le rythme et la sonorité des
phrases.
Il faudra toutefois faire l’inverse des textes du corpus : louer et non se moquer.

➔➔ Exercice 2
La question demande d’utiliser les procédés suivants : l’énumération, les comparaisons,
les allitérations, les assonances, les hyperboles, les paradoxes, les antithèses.

➔➔ Exercice 3
Texte A
– « Je n’ai plus que les os » : négation restrictive qui montre la maigreur.
« Vous n’êtes qu’un regard » : restriction qui montre la beauté des yeux.
– « Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé » : énumération qui se moque de la
maigreur.
« Svelte, mince, fine, longue » : énumération qui vante la minceur.
– « un squelette je semble » : métaphore qui se moque de la maigreur.
« Un ange elle semble » : métaphore qui loue la beauté.
– « Apollon et son fils […] Ne me sauraient guérir » : hyperbole qui montre que personne
ne peut le guérir, en faisant référence à un dieu antique il insiste sur sa faiblesse.
« Vénus ne vous saurait égaler » : hyperbole qui montre que personne n’est aussi belle,
utilisation d’un dieu antique pour insister sur sa beauté.
– « dépouillé » : métaphore qui insiste sur la maigreur.
« sculpté » : métaphore qui insiste sur la beauté du torse.
Texte B
– « guère blancs » : litote satirique pour dire « noir ».
« Votre taille n’est guère épaisse » : litote élogieuse pour dire la minceur.
– « noirs comme de l’ébène » : comparaison qui se moque de la couleur des dents.
« Vos cheveux dorés comme le soleil » : comparaison qui loue la couleur des cheveux.
– « vous éclatez » : métaphore qui exagère le rire.
« La beauté de vos yeux éclate » : métaphore qui dit l’intensité du regard.


– « vilaine bête » : métaphore moqueuse par le recours à un animal.
« Ô magnifique biche » : métaphore élogieuse par le recours à un animal.
– « rompre les flancs » : hyperbole qui dit la fragilité d’Hélène.
« flancs inaltérables » : hyperbole qui dit la solidité des flancs.
Texte C
– « Pareils aux mannequins » : comparaison dévalorisante pour désigner leurs mouve-
ments mal coordonnés.
« Votre marche pareille à celle du lion » : comparaison laudative pour désigner des
mouvements sveltes et nobles.
– « comme les somnambules » : comparaison dévalorisante pour désigner leurs mouve-
ments mal coordonnés.
« comme un danseur » : comparaison laudative pour désigner des mouvements sveltes
et nobles.
– « Vaguement ridicule » : adverbe péjoratif qui montre leur peu de consistance.
« infiniment belle » : adverbe mélioratif et hyperbolique.
– « affreux » : adjectif péjoratif qui insiste sur la laideur.
« superbe front » : adjectif mélioratif qui insiste sur la beauté.
– « Comme s’ils regardaient au loin » : comparaison dévalorisante pour désigner leur
regard vague.
« Comme si tu fixais l’éternité » : comparaison méliorative pour désigner un regard fixe
et déterminé.

➔➔ Exercice 4
a. La main : les doigts, le poignet, la paume, les ongles, les veines.
b. La métaphore, l’hyperbole, la comparaison, l’adjectif mélioratif, la négation restric-
tive, l’énumération, l’adverbe mélioratif.
c. – Doigts infiniment fins ! (adverbe mélioratif)
Doigts comme des aiguilles ! (comparaison)
– Poignet fort, tendre, puissant, ferme et doux (énumération)
Poignet plus fort qu’une serre (hyperbole)
– Paume telle une plaine (comparaison)
Paume merveilleuse (adjectif mélioratif)
– Ongles qui sont des perles (métaphores)
Ongles roses et doux (adjectifs mélioratifs)
– Veines tels de petits ruisseaux bleus (comparaison)
Veines extrêmement bleues (adverbe mélioratif)

➔➔ Exercice 5
– « blanches comme la neige » est un cliché.
– « roses comme des roses » est à la fois un cliché et une maladresse.
– « De votre bouche ne sortent que des mots doux » est puéril.
→ Hélène, vous faites voir des perles quand vous riez. La neige tombe sur une montagne
rose : ce sont vos dents qui se meuvent. Vos lèvres ont été volées, on a semé des roses à
leur place. Mon rêve commence lorsque vous riez et j’y vois des diamants, des fleurs et


des colombes. Le son cristallin des oiseaux me fait me souvenir de votre rire. Dans votre
bouche, les mots doux se mêlent aux pétales, aux plumes et aux pierres précieuses.

Objet d’étude

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation,


du xvie siècle à nos jours (page 555)
À la manière de La Fontaine, vous rédigerez un apologue (en vers ou en prose)
mettant en scène un personnage ayant peur de vieillir. Votre texte comprendra
un récit et une moralité explicite. (Sujet du bac page 565)

➔➔ Exercice 6
Il s’agit d’un pastiche. Il faut écrire une fable à la manière de Jean de la Fontaine. Il faut
identifier les codes de la fable : le récit plaisant puis la morale ; le vers ; la langue soute-
nue mais parfois familière et populaire, des emprunts à l’Antiquité grecque et romaine.

➔➔ Exercice 7
a. Il s’agira d’un jeune acteur, très beau, mince, les yeux bleus et les cheveux bruns
bouclés, extrêmement arrogant et sûr de lui, désagréable et angoissé à l’idée de vieillir.
b. Vers 1 à 6 : le pauvre bûcheron marche. Situation initiale.
Vers 7 à 12 : réflexion pessimiste du bûcheron sur l’existence. Élément perturbateur.
Vers 13 à 16 : la mort vient parce qu’il l’a appelé. Entretien. Péripétie.
Vers 17 à 20 : morale. Résolution.
c. Situation initiale : un bel acteur.
Élément perturbateur : il voit une ancienne vedette et comprend qu’il vieillira aussi.
Péripétie : il se ronge d’angoisse et vieillit sans penser à vivre.
Résolution : il est vieux sans s’en apercevoir.
d. Redouter la vieillesse nous empêche de vivre.

➔➔ Exercice 8
Le but de cet exercice est d’inciter les élèves à enrichir leur lexique et à travailler davan-
tage leur brouillon.

Objet d’étude

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours (page 556)


Un lecteur du xixe siècle, admirateur du romantisme, est indigné par la manière dont
Flaubert fait mourir son héroïne. Il écrit à l’auteur pour lui exposer son point de vue.
Vous rédigerez cette lettre. (Sujet du bac page 568)

➔➔ Exercice 9
Ce sujet est à la fois un exercice d’argumentation et un exercice de commentaire : la
lettre doit proposer des arguments étayés par des analyses précises du texte. Les codes
de la lettre doivent être respectés.


➔➔ Exercice 10
a. – Argument 1 (esthétique) : la mort est rendue prosaïque et abjecte (« La langue tout
entière lui sortit hors de la bouche », l. 6-7) ; or, il faudrait plutôt la magnifier, comme
Chateaubriand.
– Argument 2 (religieux) : ce n’est pas une mort chrétienne et Flaubert ridiculise la
religion. Seule la servante stupide s’agenouille, la soutane du prêtre traîne dans tout
l’appartement, comme une robe de conte de fées, les prières se mêlent aux sanglots.
Il faudrait une mort religieuse, comme pour Chateaubriand.
– Argument 3 (moral) : pour que le lecteur soit instruit moralement, il faudrait que
l’héroïne survive et se repente ou bien meure en regrettant ses erreurs, ce qui n’est
pas le cas.
b. On pourrait prendre Flaubert à partie : « Ne pensez-vous pas, monsieur, que… »
– Utiliser un argument d’autorité : le prestige de Chateaubriand ou celui de Rousseau,
plus religieux et moraux.
– Utiliser une preuve par l’absurde : imaginer tout ce que peut ressentir un lecteur de
ce roman et en tirer toutes les conséquences, à savoir qu’il n’est ni diverti ni instruit
moralement.
– Faire parler un absent ou un mort (prosopopée) : « Que dirait Rousseau ? Il dirait
que… »
– Faire un faux dialogue entre un partisan d’une vision romantique et un partisan de
l’école réaliste.
– Un argument ad hominem : prendre à part Flaubert et pointer la laideur de sa vie (ses
mœurs, son irréligion, etc.).
– Utiliser l’ironie.
– Utiliser un récit, de belle mort par exemple, pour illustrer son point de vue.
c.
I. Votre mort est prosaïque et abjecte.
A. Exemples qui le prouvent.
B. Montrer le contraste avec Chateaubriand.
C. Ironie et argument ad hominem : on dénonce ironiquement la vie de Flaubert en
sous-entendant que si son récit de mort est ignoble, c’est que sa vie à lui l’est. Qu’il
n’est pas capable de voir la beauté de la vie, son nihilisme.
II. C’est une mort d’athée.
A. Lecture qui montre que c’est une mort anti-chrétienne.
B. Montrer le contraste avec Chateaubriand.
C. Prosopopée : que dirait Chateaubriand ? Il dirait que… Dialogue au cours duquel
Chateaubriand l’apostrophe.
Il faut montrer une mort chrétienne, la seule qui puisse être comprise.
III. C’est une mort amorale ou immorale.
A. Aucun enseignement ne peut être tiré de cette mort.
B. Montrer la différence avec la mort de Manon Lescaut, où l’on voit clairement que
c’est une punition de sa vie de débauche.
C. il faut utiliser une argumentation par l’absurde. Que peut comprendre une lectrice


en lisant ce livre ? Qu’il faut pécher et tromper son mari, mais ne surtout pas avoir de
remords, qui conduisent à ce suicide, qu’il faut tenir écarté le curé, pareillement ridi-
cule, qu’il faut pécher et ne pas s’en vouloir.

➔➔ Exercice 11
a. Ce début est maladroit : la formule de politesse est familière et il est peu poli de
commencer une lettre par le pronom « je ». Il manque la date.
b. Le ton de cette lettre n’exprime pas l’indignation, contrairement à ce que demande
la consigne.
c. Il s’agit de la meilleure proposition. Les codes de la lettre sont respectés et le ton est
indigné.

➔➔ Exercice 12
La description de la mort d’Emma est choquante : les détails répugnants que vous offrez
peuvent déranger le lecteur. Vous écrivez ainsi : « La langue tout entière lui sortit hors
de la bouche » ; or, le lecteur ne désire pas qu’on s’attarde sur des éléments prosaïques.
De plus, vous vous moquez des personnages, à l’aide notamment de comparaisons
négatives, comme lorsque vous comparez les yeux d’Emma à des « globes de lampes ».
Il est inacceptable pour un illustre auteur de se livrer à ces bassesses. Pourquoi ne pas
vous être inspiré d’Atala de Chateaubriand ou de Manon Lescaut de l’abbé Prévost, qui
magnifient la mort ? Je ne lis pas pour qu’on me montre la réalité telle qu’elle est, mais
pour admirer des personnages exceptionnels pris dans des intrigues hors du commun.

Objet d’étude

Le théâtre et sa représentation, du xviie siècle à nos jours (page 556)


Madame Petypon vient de trouver la robe de la Môme. Continuez la scène
en imaginant comment son mari et Mongicourt vont se sortir de cette situation.
Vous prévoirez des didascalies. (Sujet du bac page 572)

➔➔ Exercice 13
Il s’agit d’écrire une suite en pastichant un auteur. On évaluera notamment la capacité
à employer des procédés comiques et le respect des codes du vaudeville.

➔➔ Exercice 14
a. Comique de mots : Petypon.
Comique de situation : Mme Petypon revient alors qu’il y a une danseuse du Moulin
Rouge.
Comique de situation : M. Petypon et le docteur tentent de la tromper et de prévenir
la Môme.
Comique de gestes : il brusque sa femme et la fait virevolter.
Comique de mœurs : on se moque de l’habitude des bourgeois d’entretenir une
maîtresse.
Comique de caractère : les deux hommes n’ont aucun courage, aucun esprit d’à-propos,
aucune répartie (« Mais si ! »).


b. 1. Mme Petypon, furieuse, hurle qu’il y a une femme qu’ils cachent. Elle tente de
rentrer dans la chambre attenante.
2. M. Petypon et le docteur tentent de l’en empêcher sous des prétextes ridicules et
contradictoires (il y a un courant d’air, l’air est vicié, la porte ne s’ouvre pas).
3. Mme Petypon tente de forcer la porte. Les deux hommes l’en empêchent. Elle les
bouscule et défonce la porte en hurlant.
4. Elle trouve une dame. M. Petypon la présente comme leur nouvelle voisine anglaise,
Mme Bigbridge.
c. 1. Comique de caractère : Mme Petypon hurle et manifeste son caractère colérique,
jaloux et ridicule à la fois.
2. Comique de caractère : les hommes se révèlent sots et ridicules.
3. Comique de gestes : les mouvements pour enfoncer la porte ou la protéger font rire.
+ Comique de situation : elle tente de voir la femme enfermée derrière la porte.
4. Comique de mots : Mme Bigbridge.

➔➔ Exercice 15
Le but de cet exercice est d’inciter les élèves à enrichir leur lexique et à travailler davan-
tage leur brouillon.

Vers l’écrit d’invention (page 557)


1. « Interpréter » signifie d’abord émettre des hypothèses à propos du sens implicite
d’un texte, à l’aide d’indices repérés grâce à une analyse littéraire. Au théâtre, ce verbe
désigne aussi le jeu des comédiens, qui repose sur le travail d’analyse précédent. Le
metteur en scène et les comédiens doivent penser au rythme de la scène, à la diction,
au ton des phrases, aux gestes, aux déplacements, aux costumes, au décor, au public,
etc.
2. Le spectateur sait que les personnages sont déguisés, ce qui n’est pas le cas de ces
derniers. On peut souligner cet avantage en soulignant le ridicule d’Arlequin qui croit
séduire une aristocrate alors qu’il s’agit d’une servante.
3. La scène 6 est une scène de théâtre dans le théâtre et non la scène 7. Silvia et Lisette
doivent donc changer leur manière de parler et de bouger pour montrer ce changement.
Proposition d’écrit d’invention
Le metteur en scène. – Arnaud, Scapin n’est pas aussi vulgaire. Tu ne dois pas rouler des
yeux ou tendre la langue ainsi et tenter de saisir Lisette par les hanches.
Arnaud. – Mais c’est un valet !
Le metteur en scène. – C’est un valet qui joue un maître ! Il n’est pas vulgaire, il est ridicule.
Quand il dit « reine de ma vie », il est persuadé de parler comme un marquis ! Et quand il
peste « les sottes gens que nos gens ! », il ne comprend pas que cette remarque pourrait
s’appliquer à son propre cas.
Arnaud. – Alors, il faut aussi parler au costumier, cet habit est trop beau ! Arlequin ne
saurait s’habiller ainsi !
Le metteur en scène. – Il ne faut pas le changer, peut-être serrer les nœuds plus étroite-
ment, défaire la cravate, comme s’il ne savait pas comment le mettre.
Sandrine. – Moi, plutôt, je l’ajusterais bien. Seulement, il faut même rajouter un gilet,


mettre des chaussures plus coûteuses, rajouter de l’Or, et des paillettes, comme si un
enfant s’était introduit dans l’armoire de son père et avait mis tout ce qui brillait.
Le metteur en scène. – Très bien et pour ta robe, même reprisée et sale par endroits, tu dois
la porter parfaitement et sembler très digne.
Sandrine. – Et mon ton, te convient-il ?
Le metteur en scène. – Tu dois prononcer ta première réplique, « J’aurais à vous parler,
Madame », d’une manière plus solennelle, comme si tu étais envoyée à l’échafaud. Tu
es mortifiée par ce que te font subir les domestiques.
Sandrine. – Ne dois-je pas être agacée plutôt ? Elle dit plus tard : « cet animal-là ! », ce
n’est pas ainsi que parle une future condamnée.
Le metteur en scène. – Ce que je vous demande, c’est de bien jouer un personnage qui joue
mal son rôle ! Un maître qui, même valet, garde un ton et des habitudes de maître, un
valet qui veut jouer au maître et qui ne s’extrait pas de sa condition de valet.
Livia. – Je dois être vulgaire, moi aussi ?
Le metteur en scène. – Toi, Livia, tu te venges d’années de service ! Tu feras rire le specta-
teur si, par des regards agacés, par des gestes insolents et des petites mines, tu lui fais
comprendre que tu es folle de joie de jouer enfin à la marquise et que tu peux, enfin,
toi aussi, faire des caprices.


Cahier Bac
L’oral (pages 558-561)

Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (page 559)
Vous avez étudié les trois textes du corpus dans le cadre d’une séquence sur
« le laid en poésie ». Le jour de l’oral, l’examinateur vous interroge sur le sonnet
de Baudelaire et vous pose la question suivante : « Les aveugles dont parle ce sonnet
sont-ils uniquement repoussants ? » (Sujet du bac page 562)

➔➔ Exercice 1
a. On attend un plan concessif, qui montre que les aveugles peuvent être repoussants,
mais qu’ils possèdent des qualités supérieures à cette apparence. L’adverbe « unique-
ment » donne un indice au candidat, qui est invité à remettre en question cette idée.
b. Le plan A ne montre pas que les aveugles ont des qualités que les autres hommes
n’ont pas. Le plan C sépare le fond et la forme et n’est pas concessif. Le plan B est le
plus pertinent car il répond à la question avec nuance, dans une démarche concessive.

➔➔ Exercice 2
Citation Procédé Interprétation
« globes Les aveugles sont inquiétants
Métaphore péjorative
ténébreux », (v. 4) et repoussants.
Les aveugles ne sont pas seulement
« rêveusement »
Adverbe mélioratif des êtres repoussants, ils voient au-delà
(v. 8)
de la réalité.
« chantes, ris et Dégradation de la La ville est un lieu perverti plus
beugles » (v. 11) connotation des verbes repoussant que ce qu’il n’y paraît.

➔➔ Exercice 3
Les Fleurs du mal, recueil poétique de Baudelaire, fit scandale à sa parution en 1857 pour
son immoralité. L’originalité de ce recueil est due à ses thèmes, notamment celui de la
laideur de la ville moderne. « Les aveugles » est ainsi un sonnet qui décrit l’aspect repous-
sant de ces personnages privés de la vue, mais progressivement, on comprend que la ville
dans laquelle ils évoluent est plus laide qu’eux.
On peut se demander si ces aveugles sont uniquement repoussants : le poète s’attache à
décrire leur laideur mais ils sont doués d’une vision différente.

➔➔ Exercice 4
a. Ainsi, les aveugles sont bel et bien repoussants : laids, difformes, aveugles, ridicules,
inquiétants, ils appartiennent au groupe des monstres terribles que croise le poète lors
de ses déambulations parisiennes. Toutefois, le poète n’est pas seulement horrifié : il
est aussi fasciné par ces êtres monstrueux si proches de lui, également condamnés et


incompris par la société, également rêveurs, comme lui, aveugles à ce que voient la
foule et les hommes ordinaires. Surtout, ils révèlent la laideur de la ville, sa violence
et sa vulgarité. La laideur, dans le poème de Baudelaire, n’est pas seulement comique
ou satirique. Elle permet une interrogation sur la cité, sur l’identité du poète et, de
manière plus générale, sur l’art.
b. Ainsi, les aveugles sont bel et bien repoussants : laids, difformes, aveugles, ridicules,
inquiétants, ils appartiennent au groupe des monstres terribles que croise le poète
lors de ses déambulations parisiennes. Par ailleurs, ils révèlent la laideur de la ville,
sa violence et sa vulgarité. Toutefois, le poète n’est pas seulement horrifié : il est aussi
fasciné par ces êtres monstrueux si proches de lui. Mais ce n’est pas, à la différence
de Scarron, son aspect physique, sa décrépitude et la vieillesse qui le tourmentent.
Les vieillards, comme lui, sont incompris par la société, ils sont également ridicules et
rêveurs, inadaptés à la violence de la cité.
c. Ainsi, les aveugles sont bel et bien repoussants : laids, difformes, aveugles, ridicules,
inquiétants, ils appartiennent au groupe des monstres terribles que croise le poète
lors de ses déambulations parisiennes. Par ailleurs, ils révèlent la laideur de la ville,
sa violence et sa vulgarité. Toutefois, le poète n’est pas seulement horrifié : il est aussi
fasciné par ces êtres monstrueux si proches de lui. Les vieillards, comme lui, sont incom-
pris par la société, qu’elle traite violemment. Ils sont les doubles du poète, sans qu’on
sache si ce double est entièrement négatif : certes, ils ont perdu « la divine étincelle », la
vue et l’inspiration poétique, mais ils regardent « on ne sait où », des vérités invisibles,
auxquelles les hommes ordinaires n’ont pas accès.

➔➔ Exercice 5
Le candidat a des difficultés à développer ses réponses, il attend que l’examinateur
le relance pour préciser sa pensée. Plus qu’un entretien, ce dialogue ressemble à un
interrogatoire car le candidat se laisse guider par l’examinateur sans comprendre immé-
diatement où celui-ci veut l’amener.

Objet d’étude

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation,


du xvie siècle à nos jours (pages 559-560)
Vous avez étudié pendant l’année les trois textes du corpus dans le cadre de l’objet
d’étude « La question de l’homme ». À l’oral, l’examinateur vous interroge sur
l’extrait des Essais de Montaigne et vous pose la question suivante : « Comment
Montaigne parvient-il à rendre léger un sujet grave ? » (Sujet du bac page 565)

➔➔ Exercice 6
a. L’adjectif « léger » est ici synonyme de « badin », voire « drôle ».
b. « Comment Montaigne parvient-il à rendre léger un sujet grave ? »
I. Un sujet qui a toutes les raisons d’être grave
A. La vision terrible de la mort proposée (grave = terrible)
B. Un sujet traité avec érudition (grave = solennel)


II. Un sujet toutefois traité avec simplicité
A. Un auteur qui se veut complice avec son lecteur
B. L’humour de l’auteur
III. Une leçon optimiste pour un sujet grave
A. Une leçon réconfortante qui permet d’envisager ce grave sujet
B. Une réflexion qui permet d’envisager la vie avec plus de légèreté

➔➔ Exercice 7
Une leçon traitée avec légèreté et familiarité
– « la plupart s’en signe, comme du nom du diable » (l. 4-5) : exagération ou anecdote qui
montre les ridicules des superstitions : le lecteur se désolidarise de ces hommes et de ces
femmes.
– « ils vous le pâtissent » (l. 8) : métaphore comique et burlesque (du pâté à propos de
mort !) : le lecteur sourit.
– « Pourvu que ce soit vie, soit-elle passée, ils se consolent » (l. 12) : humour qui se
moque des périphrases qu’il dénonce comme inutiles, des Romains : le lecteur prend
ses distances avec ces habitudes superstitieuses.
– « tant qu’il voit Mathusalem devant » (l. 19-20) : référence biblique pleine d’humour,
sorte d’hyperbole impossible à atteindre (900 ans) : le lecteur peut sourire.
– « pauvre fol que tu es » (l. 21) : adresse au lecteur, que l’on peut lire comme complice,
reproche bienveillant : le lecteur peut accepter plus facilement la leçon, vue cette fami-
liarité bienveillante.
– « il finit sa vie à trente et trois ans » (l. 29-30) : référence ultime du chrétien, argument
d’autorité, mais ici humoristique puisqu’on l’envisage du point de vue de son âge, plus
que de sa divinité : le lecteur peut non seulement être réconforté par l’exemple proposé,
mais sourire, par la manière désinvolte dont Jésus est traité.

➔➔ Exercice 8
L’humanisme, mouvement culturel qui se développe à la Renaissance, place l’homme
au centre de ses réflexions. Il le définit comme un être de raison et de savoir, capable
de s’interroger sur le monde qui l’entoure.
Montaigne est l’un des plus grands représentants de ce mouvement. Il est l’auteur des
Essais, somme de réflexions personnelles sur des sujets variés et parfois graves, comme
celui de la mort.
Mais une grande liberté de ton lui permet de rendre ces sujets plus légers : c’est le cas
dans le chapitre intitulé « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », où il s’interroge
sur la manière dont les hommes appréhendent la mort. On se demandera comment il
parvient à rendre cette question grave plus légère. Pour cela, nous étudierons la simpli-
cité puis l’optimisme de la leçon qu’il enseigne.

➔➔ Exercice 9
a. Montaigne, dans ce texte, se penche sur le plus grave des sujets : la mort. Rien
n’est plus effrayant et l’érudition qu’il mobilise pourrait le rendre plus grave encore :
les exemples tirés des Anciens ou celui de Jésus lui-même. Toutefois, Montaigne rend
légère cette question grave. Bienveillant et affable, il réconforte le lecteur et lui offre


une leçon de vie généreuse. Il lui permet d’envisager la mort avec lucidité et sans
désespoir. Il pique sa leçon d’anecdotes, tisse des liens de complicité avec le lecteur,
fait preuve d’humour, d’irrévérence, il exagère, devient burlesque. Cette leçon de vie
est ainsi bien plus plaisante que celle donnée par Jean de Sponde, terrible et grandilo-
quente par moments.
b. Montaigne, dans ce texte, se penche sur le plus grave des sujets : la mort. Rien n’est
plus effrayant et l’érudition qu’il mobilise pourrait le rendre plus grave encore, les
exemples tirés des Anciens ou celui de Jésus lui-même. Toutefois, Montaigne rend légère
cette question grave. Il la pique d’anecdotes, tisse des liens de complicité avec le lecteur,
fait preuve d’humour, d’irrévérence, il exagère, devient burlesque. Surtout, bienveillant
et affable, il réconforte le lecteur et lui offre une leçon de vie généreuse. Il lui permet
d’envisager la mort avec lucidité et sans désespoir. Ainsi, il se montre bien moins pessi-
miste que Jean de la Fontaine dont la fable a pour morale « Mais ne bougeons d’où nous
sommes. / Plutôt souffrir que mourir, / C’est la devise des hommes. »
c. Montaigne, dans ce texte, se penche sur le plus grave des sujets : la mort. Rien
n’est plus effrayant et l’érudition qu’il mobilise pourrait le rendre plus grave encore,
les exemples tirés des Anciens ou celui de Jésus lui-même. Toutefois, Montaigne rend
légère cette question grave. Il la pique d’anecdotes, tisse des liens de complicité avec
le lecteur, fait preuve d’humour, d’irrévérence, il exagère, devient burlesque. Surtout,
bienveillant et affable, il réconforte le lecteur et lui offre une leçon de vie généreuse.
Il lui permet d’envisager la mort avec lucidité et sans désespoir. Ainsi, cette leçon de
sagesse modérée et quasi épicurienne s’oppose fortement à la vision pascalienne de la
mort. Le janséniste n’y voit que l’occasion pour le pécheur de retrouver le Dieu qu’il ne
peut atteindre tant qu’il a un corps.
d. Montaigne, dans ce texte, se penche sur le plus grave des sujets : la mort. Rien
n’est plus effrayant et l’érudition qu’il mobilise pourrait le rendre plus grave encore,
les exemples tirés des Anciens ou celui de Jésus lui-même. Toutefois, Montaigne rend
légère cette question grave. Il la pique d’anecdotes, tisse des liens de complicité avec
le lecteur, fait preuve d’humour, d’irrévérence, il exagère, devient burlesque. Surtout,
bienveillant et affable, il réconforte le lecteur et lui offre une leçon de vie généreuse.
Il lui permet d’envisager la mort avec lucidité et sans désespoir. Le lecteur peut se
demander dans quelle mesure ce texte est chrétien et si l’irrévérence à l’égard des
Écritures est seulement une forme d’humour ou, au contraire, une remise en question
plus radicale de la Révélation.

➔➔ Exercice 10
a. – De quel(s) texte(s) du corpus pouvez-vous rapprocher celui-ci ? Au(x)quels pouvez-
vous l’opposer ? Pourquoi ? → Ces questions peuvent être posées car elles permettent
de vérifier si le candidat connaît tous ces textes et s’il a compris l’enjeu de la séquence.
– Quelle éducation Montaigne a-t-il reçue ? → Cette question est pertinente car elle
permet d’aborder la question de l’éducation humaniste et donc de parler de la culture
de Montaigne, qui sert sa démonstration.
– En quelle année est mort Montaigne ? → Cette question est trop précise et ne permet
pas de mieux comprendre le texte.


– Pensez-vous que la leçon de Montaigne soit pertinente à notre époque ? → Cette
question est pertinente car elle permet de montrer que la littérature aide à réfléchir
sur les travers de notre époque.
– Avez-vous peur de la mort ? → Cette question est trop personnelle et n’a rien à voir
avec la littérature.
– Connaissez-vous l’étymologie du mot « essai » ? → Cette question peut être posée car
elle vérifie les connaissances du candidat sur ce genre littéraire. Mais il s’agit d’une
question difficile qui ne pénaliserait pas un élève ne sachant pas répondre.
b. – Texte B :
1. Quelle morale propose-t-il aux hommes ?
2. Cette vision de la mort vous semble-t-elle optimiste ou pessimiste ?
3. Cette vision de la mort vous semble-t-elle chrétienne ?
4. Quel texte du corpus pourrait-on opposer à ce texte ?
5. Jean de Sponde envisage-t-il la mort comme Pascal ?
– Texte C :
1. Quels éléments historiques vous permettent d’expliquer cette fable ?
2. Louis XIV n’aimait pas La Fontaine. Pourquoi, selon vous, à la lecture de cette fable ?
3. Cette vision de la mort vous semble-t-elle plus optimiste ou plus pessimiste que celle
de La Fontaine ?
4. Quelle morale La Fontaine propose-t-il ?
5. Cette vision de la mort vous semble-t-elle chrétienne ?
– Texte D :
1. Connaissez-vous un élément de la vie de Pascal qui pourrait éclairer ou expliquer
cette pensée ?
2. Comment Pascal a-t-il composé les Pensées ?
3. Pascal considère-t-il la mort comme Montaigne ?
4. Notre époque considère-t-elle la mort comme Pascal ?
5. Ce texte vous semble-t-il plus optimiste ou plus pessimiste que celui de La Fontaine ?

➔➔ Exercice 11
Ce genre d’exercice permet aux élèves de dédramatiser l’exercice de l’oral et de prendre
conscience des attentes implicites des examinateurs. Il permet de corriger certains
défauts grâce aux remarques des autres élèves, parfois mieux acceptées que celles du
professeur.

Objet d’étude

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours (pages 560-561)


Vous avez étudié les trois textes du corpus dans le cadre d’une séquence sur la mort
de l’héroïne romanesque. À l’oral, l’examinateur vous interroge sur l’extrait d’Atala
et vous pose la question suivante : « La mort d’Atala est-elle pathétique ? »
(Sujet du bac page 568)

➔➔ Exercice 12
a. L’adjectif « pathétique » signifie « suscitant la pitié ». La question attend une réponse


concessive (« Oui…, cependant… »), comme c’est souvent le cas pour une question
fermée.
b. Le plan A ne répond pas à la question. Le plan B y répond, mais sans proposer de
nuance. Le plan C, concessif, est le plus efficace.

➔➔ Exercice 13
François-René de Chateaubriand est l’un des premiers auteurs romantiques français.
Contraint à l’exil lors de la Révolution française, il voyage en Amérique du Nord, lieu qui
a inspiré Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert, roman qui narre l’histoire
d’amour entre Chactas, membre de la tribu des Natchez et Atala, jeune Indienne conver-
tie au christianisme. La mère de celle-ci avait promis à Dieu que sa fille resterait vierge :
Atala, plutôt que de rompre ce vœu, préfère s’empoisonner. Accompagné du père Aubry,
un missionnaire, Chactas assiste à la mort de sa bien-aimée. On s’attendrait à ce que les
funérailles soient l’occasion d’un récit très pathétique, mais des phénomènes merveil-
leux donnent une tonalité sacrée à cet épisode : on se demandera donc comment le
narrateur parvient à dépasser cette dimension pathétique. Nous montrerons d’abord
que cet épisode peut toucher le lecteur, mais nous prouverons ensuite que cette mort
n’est pas si attristante.

➔➔ Exercice 14
a. Ainsi, la mort d’Atala réunit tous les éléments d’une mort pathétique : elle est injuste,
elle sépare des amants qui s’étaient enfin retrouvés, elle pourrait empêcher le narrateur
de tenir sa promesse : embrasser la religion chrétienne. Le narrateur pleure. Le lecteur
ne peut qu’être attristé et compatir. Pourtant, la mort est idéalisée, d’un point de vue
moral et esthétique à la fois. Elle gagne une dimension sacrée et semble surnaturelle, à
la fin. Elle n’est pas une mort, mais plutôt le début de la vie éternelle. Cette mort s’op-
pose ainsi fortement à celle de Manon Lescaut. Aucunement idéalisée, subite, terrible,
elle est le juste châtiment d’une catin.
b. Ainsi, la mort d’Atala réunit tous les éléments d’une mort pathétique : elle est injuste,
elle sépare des amants qui s’étaient enfin retrouvés, elle pourrait empêcher le narrateur
de tenir sa promesse : embrasser la religion chrétienne. Le narrateur pleure. Le lecteur
ne peut qu’être attristé et compatir. Pourtant, la mort est idéalisée, d’un point de vue
moral et esthétique à la fois. Elle gagne une dimension sacrée et semble surnaturelle,
à la fin. Elle n’est pas une mort, mais plutôt le début de la vie éternelle. Cette scène de
mort sera bientôt moquée et parodiée par Flaubert, dans Madame Bovary, qui décrit
avec précision les symptômes physiques, rend à la fois atroce et ridicule l’agonie et la
prive de toute dimension surnaturelle.
c. Ainsi, la mort d’Atala réunit tous les éléments d’une mort pathétique : elle est injuste,
elle sépare des amants qui s’étaient enfin retrouvés, elle pourrait empêcher le narrateur
de tenir sa promesse : embrasser la religion chrétienne. Le narrateur pleure. Le lecteur
ne peut qu’être attristé et compatir. Pourtant, la mort est idéalisée, d’un point de vue
moral et esthétique à la fois. Elle gagne une dimension sacrée et semble surnaturelle,
à la fin. Elle n’est pas une mort, mais plutôt le début de la vie éternelle. Toutefois, la
dimension chrétienne de cette scène est ambiguë. Certes, Chateaubriand en appelle


à « Dieu lui-même », mais il a besoin pour cela d’« or », de « soie », de « harpes », d’une
« hostie blanche », autant d’accessoires de théâtre sans spiritualité et des chrétiens le
lui reprocheront.

➔➔ Exercice 15
Le candidat ne justifie pas ses réponses : l’examinateur est obligé de lui demander de le
faire. Les exemples ne sont pas analysés avec suffisamment de précision. Le candidat a
du mal à expliquer ses goûts littéraires. L’expression est parfois un peu relâchée. Citer
Harry Potter comme seul roman peut montrer que le candidat n’a pas beaucoup lu au
lycée.

Objet d’étude

Le théâtre et sa représentation, du xviie siècle à nos jours (page 561)


Vous avez étudié pendant l’année les trois textes du corpus dans le cadre de l’objet
d’étude « Le texte théâtral et sa représentation ». Le jour de l’oral, l’examinateur
vous interroge sur le texte de Racine et vous pose la question suivante : « En quoi
ce texte est-il tragique ? » (Sujet du bac page 572)

➔➔ Exercice 16
a. Le registre tragique suscite la crainte et la pitié d’un lecteur ou d’un spectateur
envers des personnages soumis à un destin cruel. Ce registre a pour fonction de purger
les passions du public.
b. I. Une situation intenable et tragique
A. Le piège de Néron
B. Une scène de tension
II. Des personnages soumis à leurs passions
A. L’amour des deux amants
B. La colère de Britannicus
III. Une scène qui suscite terreur et pitié
A. La pitié pour Junie et Britannicus
B. La terreur suscitée par Néron

➔➔ Exercice 17
– « Quel accueil ! Quelle glace ! » (v. 1) : phrases exclamatives → Le lecteur est accablé
de voir que le piège terrible de Néron fonctionne.
– « Notre ennemi trompé » (v. 3) : erreur → Britannicus dit devant Néron lui-même, mais
caché, qu’il l’a trompé : crainte de la colère de Néron.
– « Heureuse absence » (v. 5) : erreur → il est présent : crainte du spectateur des repré-
sailles. Empathie
– « Ces murs même, Seigneur, peuvent avoir des yeux » (v. 7) → métaphore qui se révèle
littérale, les murs ont des trous par lesquels Néron les observe : crainte de la puissance
de Néron
– « Ce cœur qui me jurait toujours / De faire à Néron même envier nos amours » (v. 11-12) :
révélation → crainte du spectateur des représailles. Empathie.


– « La mère de Néron se déclare pour nous » (v. 16) : aveu → crainte du spectateur des
représailles.
– « Louer l’ennemi dont je suis opprimé » (v. 28) : périphrase pour Néron, aveu de ses
sentiments → crainte du spectateur des représailles.

➔➔ Exercice 18
La puissance de Néron grandit d’heure en heure. Le peuple se déclare pour lui. Sa folie
et sa haine croissent dans le même temps, ainsi que son amour pour Junie. Junie, quant
à elle, aime Britannicus, le demi-frère de Néron, qui pourrait, lui aussi, prétendre au
trône. Néron oblige Junie à rencontrer Britannicus, mais il reste caché. Britannicus court
dire son amour à Junie tandis que Junie, mortifiée, doit le taire. La vengeance de Néron
serait terrible s’il venait à l’apprendre.
Tous les éléments du tragique sont ainsi présents : un destin cruel opprime les hommes,
des êtres innocents souffrent et suscitent la pitié, des bourreaux suscitent la crainte.
Nous verrons d’abord comment que le piège de Néron, figure du destin, est tragique.
Nous étudierons ensuite les passions auxquelles sont soumis les personnages et qui les
privent de liberté. Nous verrons enfin que la scène suscite terreur et pitié.

➔➔ Exercice 19
a. Ainsi, la situation imposée par Néron est tragique. Elle est intenable, c’est un piège
mortel auquel les amants ne peuvent se soustraire. Elle est une source de tension et
d’affrontement. Néron apparaît comme une figure du destin. Les passions le sont aussi
puisque l’amour de Junie et de Britannicus les condamne, ainsi que celui que Néron
porte à Junie. Parce qu’un tyran et leurs sentiments les vouent à la mort, le spectateur
ne peut qu’éprouver pitié et terreur : pitié pour les êtres innocents et qui souffrent,
terreur devant un tyran tout-puissant.
Un roi écoute aussi les amants Hernani et Doña Sol, dans Ruy Blas : c’est Don Carlos.
Mais il n’est pas tragique, il reste caché dans une armoire et permet au spectateur, non
d’éprouver crainte et pitié, mais de sourire.
b. Ainsi, la situation imposée par Néron est tragique. Elle est intenable, c’est un piège
mortel auquel les amants ne peuvent se soustraire. Elle est une source de tension
et d’affrontement. Néron apparaît comme une figure du destin. Les passions le sont
aussi puisque l’amour de Junie et de Britannicus les condamne, ainsi que celui que
Néron porte à Junie. Parce qu’un tyran et leurs sentiments les vouent à la mort, le
spectateur ne peut qu’éprouver pitié et terreur : pitié pour les êtres innocents et qui
souffrent, terreur devant un tyran tout-puissant. Mais un personnage caché n’est pas
seulement le signe d’un destin invisible et qui opprime. Dans La Dame de chez Maxim,
c’est une danseuse du Moulin Rouge qui est cachée ! Et il ne faut surtout pas que
Madame Petypon le découvre. Le spectateur ne peut que rire.
c. Ainsi, la situation imposée par Néron est tragique. Elle est intenable, c’est un piège
mortel auquel les amants ne peuvent se soustraire. Elle est une source de tension et
d’affrontement. Néron apparaît comme une figure du destin. Les passions le sont aussi
puisque l’amour de Junie et de Britannicus les condamne, ainsi que celui que Néron
porte à Junie. Parce qu’un tyran et leurs sentiments les vouent à la mort, le spectateur


ne peut qu’éprouver pitié et terreur : pitié pour les êtres innocents et qui souffrent,
terreur devant un tyran tout-puissant. C’est pour cela que le personnage de Néron
compte parmi les plus fascinants du théâtre racinien : otage de ses désirs, cruel et
injuste envers les hommes, meurtrier de ce qu’il aime.
d. Ainsi, la situation imposée par Néron est tragique. Elle est intenable, c’est un piège
mortel auquel les amants ne peuvent se soustraire. Elle est une source de tension
et d’affrontement. Néron apparaît comme une figure du destin. Les passions le sont
aussi puisque l’amour de Junie et de Britannicus les condamne, ainsi que celui que
Néron porte à Junie. Parce qu’un tyran et leurs sentiments les vouent à la mort, le
spectateur ne peut qu’éprouver pitié et terreur : pitié pour les êtres innocents et qui
souffrent, terreur devant un tyran tout-puissant. Le théâtre est ainsi capable de susciter
des émotions très fortes.

➔➔ Exercice 20
Ce genre d’exercice permet aux élèves de dédramatiser l’exercice de l’oral et de prendre
conscience des attentes implicites des examinateurs. Il permet de corriger certains
défauts grâce aux remarques des autres élèves, parfois mieux acceptées que celles du
professeur.

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Cahier Bac
La question de corpus (pages 532-537)

Objet d’étude

Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours (page 533)
À l’aide de quels procédés ces sonnets décrivent-ils la laideur ? (Sujet du bac page 562)

➔➔ Exercice 1
a. La question de corpus permet ici de nourrir un axe d’étude des commentaires des
sonnets de Ronsard et de Scarron, qui décrivent tous deux une femme laide.
b. La question de corpus demande de comparer des textes qui parlent de la laideur. Or,
le sujet de dissertation demande si la poésie ne doit parler que de la beauté : les sonnets
du corpus offrent donc des contre-exemples.
c. La question de corpus demande d’identifier des procédés stylistiques pour décrire la
laideur. Le sujet d’invention demande d’écrire un poème parlant de la beauté : il faudra
reprendre les procédés identifiés dans la question de corpus.

➔➔ Exercice 2
Le sonnet de Ronsard décrit le poète sur son lit de mort, le corps décharné. Le sonnet de
Scarron décrit la bouche cariée d’Hélène. Le sonnet de Baudelaire décrit des aveugles,
rendus affreux par leur handicap, qui ne leur permet pas d’avoir conscience de leur
propre apparence.

➔➔ Exercice 3
Procédés Texte A Texte B Texte C
Comparaisons « un squelette je « des fragments noirs « pareils aux
semble » comme de l’ébène » mannequins »
« singuliers comme
les somnambules »
Métaphores « vilaine bête » « globes ténébreux »
« creviez de rire »
Accumulation de « Décharné, dénervé, « entiers ou non « vaguement
termes péjoratifs démusclé, dépoulpé » cariés et tremblants » ridicules / Terribles,
singuliers »

➔➔ Exercice 4
Si le plan A répond à la question en étudiant des procédés stylistiques, il n’est pas
synthétique : il faudrait confronter les textes et repérer les procédés communs à deux
sonnets au moins.
Le plan B sépare l’étude de la forme de l’étude du fond. Il faudrait montrer, au contraire,
comment la forme sert le fond. Le plan C est le plus pertinent des trois car il compare les
trois textes et ne sépare pas le fond de la forme.


➔➔ Exercice 5
a. La copie omet de citer les textes ; il faut éviter de désigner les textes par une lettre.
Les poèmes de Scarron et de Baudelaire présentent des vers déséquilibrés car la construc-
tion de certaines phrases ne respecte pas le rythme de l’alexandrin. Par exemple, la césure
du deuxième vers du sonnet à Hélène sépare le nom « fragments » de l’adjectif « noirs »,
pour mimer l’anarchie de la dentition cariée de la femme. Au troisième vers du sonnet
de Baudelaire, l’enjambement entre les vers 8 et 9 sépare le verbe de son complément :
« vers les pavés / Pencher », pour représenter la démarche disgracieuse des aveugles. Ces
procédés reflètent la laideur des personnages dépeints.
b. La copie omet de citer les textes ; il faut éviter de désigner les textes par une lettre.
– Ronsard emploie une allitération en dentales dans son sonnet : « Décharné, dénervé,
démusclé, dépoulpé » (v. 2).
– Baudelaire emploie une allitération en gutturales dans la première strophe des
« Aveugles » : « Contemple / mannequins / vaguement ridicules / singuliers / comme
/ globes ». Ces sonorités soulignent la laideur des personnages.
c. Le procédé n’est ni analysé ni interprété ; les citations sont mal introduites dans le
développement.
Ronsard et Baudelaire ont tous deux recours à l’accumulation d’adjectifs péjoratifs.
On peut relever chez Ronsard : « Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé » (v. 2) et chez
Baudelaire : « Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ; / Terribles, singuliers comme
les somnambules » (v. 2-3). Ces accumulations accentuent la laideur des figures décrites.

Objet d’étude

La question de l’homme dans les genres de l’argumentation,


du xvie siècle à nos jours (pages 533-534)
Quelles formes littéraires les auteurs du corpus emploient-ils pour parler de la mort ?
Quels sont les avantages et les limites de chacune de ces formes ? (Sujet du bac page 565)

➔➔ Exercice 6
a. La consigne du commentaire de la série technologique permet de savoir que le
texte de La Fontaine est une fable du genre plaisant. On peut supposer que le corpus
confronte des genres plaisants et des genres plus sérieux.
b. La dissertation porte sur l’idée que la littérature pourrait réconforter le lecteur qui
fait face à des questions graves. La question de corpus, qui confronte des textes parlant
de la mort, permet de comparer différents moyens d’aborder cette question, qui peut
être un exemple pour la dissertation.
c. La consigne de l’écriture d’invention insiste sur la différence entre récit et moralité,
importante chez La Fontaine. En revanche, les autres textes du corpus ne proposent pas
de récit. Les avantages de la forme plaisante de la fable, analysés dans la question de
corpus, devront être exploités dans l’écriture d’invention.

➔➔ Exercice 7
a. Montaigne défend la thèse selon laquelle il ne faut pas avoir peur de la mort. Sponde
défend la thèse selon laquelle tout doit périr et est donc vain. La Fontaine défend la


thèse selon laquelle tout homme préfère souffrir plutôt que de mourir. Pascal défend la
thèse selon laquelle il ne faut pas avoir horreur de la mort.
b. Le texte de Montaigne est extrait d’un essai, qui relève de l’argumentation directe :
l’auteur exprime explicitement sa thèse et ses arguments, sans dissimuler la portée
argumentative de son œuvre. Celui de Sponde est un sonnet, forme poétique de
quatorze vers. L’argumentation est directe car l’auteur défend également sa thèse expli-
citement. Le texte de La Fontaine est une fable, forme d’apologue constitué d’un récit
et d’une moralité. L’argumentation est indirecte dans le récit car la leçon est implicite ;
mais la moralité l’explicite finalement. Enfin, le texte de Pascal est une pensée, texte
philosophique court qui défend explicitement une idée ; il s’agit donc d’une argumen-
tation directe.

➔➔ Exercice 8
Montaigne Sponde La Fontaine Pascal
Genre Essai Sonnet Fable Pensée
Type
Directe Directe Indirecte Directe
d’argumentation
Registre Didactique Lyrique Comique Didactique
Type d’énonciation L’auteur L’auteur L’auteur inclut L’auteur
emploie la s’adresse au le lecteur dans n’inclut pas
deuxième lecteur la moralité le lecteur
personne (deuxième (première dans son texte.
du singulier personne). personne
pour parler du pluriel).
de lui-même,
mais le lecteur
peut se sentir
concerné.
Raisonnements
Oui Non Non Oui
logiques

➔➔ Exercice 9
Les plans A et C sont moins efficaces que le plan B car ils ne proposent pas une vraie
confrontation des textes, qui sont étudiés en fonction de l’ordre du corpus. De plus,
ces plans ressemblent à des coquilles vides, sans que l’on sache ce que contiennent
les parties. Le plan B est plus pertinent car il propose explicitement trois critères de
comparaison qui permettent de confronter clairement les avantages et les désavantages
de chaque forme littéraire.

➔➔ Exercice 10
On peut repérer les défauts suivants :
– certaines analyses doivent être développées ;
– Sponde n’emploie pas le pronom « vous », même s’il emploie la deuxième personne
du pluriel à l’impératif ;


– l’analyse de l’emploi de la deuxième personne du singulier est inexacte à propos
du texte de Montaigne car elle désigne l’auteur qui s’adresse à lui-même (même si le
lecteur peut se sentir impliqué par l’emploi de cette personne) ;
– les textes sont nommés par une lettre et non par leur titre ;
– les textes ne sont pas cités.
Montaigne emploie la deuxième personne du singulier lorsqu’il réfléchit à sa condition
et s’adresse à lui-même ; par exemple, lorsqu’il affirme « Tu te fondes sur les contes des
médecins » (l. 22). Mais le lecteur peut se sentir concerné par l’emploi de cette personne,
d’autant plus que l’auteur emploie également la première personne du pluriel en parlant
du « but de notre carrière » (l. 1), par exemple.
Jean de Sponde emploie la deuxième personne du pluriel pour impliquer les lecteurs, en
leur disant « Vivez » (v. 14), mais il s’implique aussi personnellement avec la première
personne du singulier, que l’on trouve au vers 9.
La Fontaine ne s’implique pas directement dans sa fable mais donne une leçon à tous les
hommes, sous la forme d’une moralité.
Enfin, Pascal ne s’implique pas directement dans son texte, pas plus qu’il ne cherche à
impliquer le lecteur, afin de garder l’apparence d’un raisonnement neutre, libre de toute
subjectivité.

Objet d’étude

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours (pages 534-535)


Quelle vision de la mort est donnée dans chacun des textes du corpus ?
(Sujet du bac page 568)

➔➔ Exercice 11
a. La consigne du commentaire pour la série technologique indique que la mort d’Atala
est idéalisée. On pourra se demander si c’est le cas dans les autres textes. C’est d’ail-
leurs la réflexion proposée par la dissertation, qui oppose l’embellissement de la réalité
à une représentation plus réaliste.
b. La question de corpus demande d’opposer la mort réaliste d’Emma Bovary à la mort
romanesque de Manon Lescaut et à la mort idéalisée d’Atala : les textes fournissent
donc des exemples pour la dissertation et permettent de la problématiser.
c. L’écriture d’invention donne un indice sur la manière dont fut reçu le texte de Flaubert,
qui offre une représentation trop crue de la réalité et peut donc choquer le lecteur.

➔➔ Exercice 12
Le texte de l’abbé Prévost donne une vision romanesque et pathétique de la mort.
Celui de Chateaubriand en donne une vision romantique et idéalisée. Enfin, Flaubert
en propose une vision très crue et réaliste.


➔➔ Exercice 13
Abbé Prévost Chateaubriand Flaubert
Point de vue
Interne Interne Externe
du narrateur
Type de narrateur Narrateur-personnage Narrateur-personnage Narrateur externe au récit
Termes associés Lexique pathétique Lexique religieux Lexique du corps très
à l’héroïne et mélioratif et mélioratif réaliste et dysphorique
Registre Pathétique
Pathétique Ironique
et merveilleux

➔➔ Exercice 14
Le plan A propose une analyse précise des textes, mais il ne les confronte pas : il faudrait
synthétiser les remarques et comparer les enjeux de chaque extrait.
Le plan B est le plus pertinent : il répond clairement à la question en comparant les
textes.
Le plan C ne répond pas directement à la question : il est trop descriptif et pas assez
problématisé.

➔➔ Exercice 15
L’extrait de Manon Lescaut, roman de l’abbé Prévost paru en 1753, celui d’Atala, roman
de Chateaubriand paru en 1801 et celui de Madame Bovary, roman de Flaubert paru
en 1857, décrivent tous trois la mort du personnage principal et l’on s’interrogera sur
la vision de la mort qu’ils nous offrent.
Les narrateurs des textes de Prévost et de Chateaubriand sont impliqués dans leur récit
en tant que personnages puisqu’ils emploient la première personne du singulier. Tous
deux sont affectés par la mort de l’héroïne. Des Grieux dit ainsi : « j’achève en peu de
mots un récit qui me tue » (l. 1), tandis que Chactas dit « Navré de douleur, je promis
à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne » (l. 1-2). En revanche, le narrateur
de Madame Bovary mène le récit à la troisième personne, il est donc plus distant par
rapport à son histoire et n’est pas touché par la mort du personnage. Il est même
parfois ironique, notamment lorsqu’il compare les yeux d’Emma à « deux globes de
lampe » (l. 7-8), image prosaïque et péjorative.
Les registres des trois textes sont donc différents. Le récit de Des Grieux est pathé-
tique, comme l’indique le champ lexical du chagrin, avec les termes « malheur » (l. 2),
« pleurer » (l. 3), « déplorable événement » (l. 19), qui suscite la pitié du lecteur. L’extrait
d’Atala est également pathétique, mais aussi merveilleux : on y trouve des éléments
surnaturels, comme « les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes »
(l. 9-10). Le récit suscite ainsi l’admiration.
Le texte de Flaubert, au contraire, est ironique et réaliste. Les termes « effrayante » (l. 8)
et « furieux » (l. 9) sont péjoratifs. Certains détails suscitent le dégoût, comme la langue
qui « sor[t] hors de la bouche » (l. 6-7).
Ces trois visions de la mort permettent donc d’affirmer que Chateaubriand est l’héritier
de la sensibilité du xviiie siècle, mais que Flaubert s’y oppose radicalement.


Objet d’étude

Le théâtre et sa représentation, du xviie siècle à nos jours (pages 535-536)


Quel(s) registres(s) littéraire(s) pouvez-vous associer au motif du personnage caché
dans chacun des textes du corpus ? (Sujet du bac page 572)

➔➔ Exercice 16
a. Le plan du commentaire permet de savoir que la scène de Britannicus est tragique.
On peut alors supposer qu’il faudra chercher le même registre ou un registre opposé
dans les deux autres textes.
b. Les trois textes mettent en scène un personnage caché, mais leur registre est diffé-
rent : Britannicus est une pièce tragique tandis que La Dame de chez Maxim est comique.
On peut donc réfuter, à l’aide de ces deux exemples, la thèse proposée dans le sujet de
dissertation.
c. La situation proposée dans le sujet d’invention est un lieu commun comique. On atten-
dra que la copie exploite les procédés comiques analysés dans la question de corpus.

➔➔ Exercice 17
L’extrait de Britannicus est tragique ; celui d’Hernani mêle registres tragique, dramatique
et comique ; tandis que celui de La Dame de chez Maxim est comique, voire satirique.

➔➔ Exercice 18
Racine Hugo Feydeau
Statut des
Noblesse romaine Noblesse espagnole Bourgeoisie française
personnages
Enjeux amoureux Enjeux amoureux
Enjeux de la scène Enjeux amoureux
et politiques et politiques
Tragique,
Registres Tragique Comique, satirique
dramatique, comique
Aucune, donc peu Deux didascalies :
Importance Très nombreuses
de mouvements sur l’une tragique,
des didascalies et comiques
scène l’autre comique

➔➔ Exercice 19
Le plan A ne confronte pas les textes, sa démarche n’est pas synthétique. Il faut éviter,
dans la mesure du possible, de parler des textes en fonction de l’ordre du corpus. Le
plan B est plus pertinent car il confronte les textes et propose des pistes littéraires qui
montrent une compréhension des enjeux de ce corpus.

➔➔ Exercice 20
Cet exemple de réponse est intéressant et mériterait une note de 3 ou 3,5 sur 4 ou de
4,5 ou 5 sur 6, selon la série. Elle est synthétique et cerne bien les enjeux du sujet.
Cependant, quelques maladresses et l’absence d’une phrase de conclusion l’empêche
d’obtenir la note maximale.


Les scènes extraites de Britannicus, tragédie classique de Racine datant de 1669, d’Her-
nani, drame romantique de Hugo de 1830 et de La Dame de chez Maxim, comédie de
Feydeau de 1899, présentent toutes un personnage caché, en traitant ce thème dans
un registre différent.
Britannicus, Néron et Junie sont des héros tragiques, nobles et exceptionnels, soumis
à leurs passions et à celles des autres personnages. C’est également le cas de Don
Carlos et de Doña Sol, dont le titre indique un haut rang. Mais Hernani a le statut d’un
brigand : il est l’archétype du héros romantique qui incarne des valeurs contradictoires.
En revanche, les personnages de Feydeau n’ont rien de noble, ce sont des bourgeois
vivant à la même époque que leur auteur. Ce sont des stéréotypes comiques qui visent
à produire le rire du spectateur par la satire.
Le langage de la scène de Racine est soutenu, les personnages emploient des méta-
phores comme « Quelle glace » (v. 1) ou des personnifications poétiques comme
« votre amour souffre qu’on le captive » (v. 10). Hugo, en revanche, introduit des mots
prosaïques comme « armoire » (v. 22), qui s’opposent au langage soutenu de la scène : ce
contraste est propre au drame romantique et fait osciller le texte entre registre tragique
et registre comique.
Enfin, la situation du personnage caché est traitée différemment selon les textes : chez
Racine, Néron est soumis à ses passions et impose à Junie une épreuve cruelle ; le spec-
tateur est partagé entre la terreur et la pitié. Chez Hugo, le motif du personnage caché
pourrait être tragique, mais la réplique de Don Carlos a une dimension comique car son
statut royal est dégradé. Chez Feydeau, la situation est comique car la danseuse cachée
est peu vêtue, le sujet est presque grivois. De plus, des enjeux politiques sont associés
aux enjeux amoureux dans Britannicus et Hernani, ce qui contribue au tragique. Or, ce
n’est pas le cas dans La Dame de chez Maxim, uniquement comique.
La confrontation de ces textes permet de montrer qu’un même lieu commun peut être
traité de manière très variée au théâtre.

Vers la question de corpus (page 537)


1. Le premier texte est une préface. L’argumentation est directe car l’auteur réfute direc-
tement la thèse qu’il combat et prend explicitement le lecteur à partie, en employant la
deuxième personne du pluriel. Le second texte est extrait d’une nouvelle ; l’argumenta-
tion est indirecte car on déduit la thèse implicite de l’auteur en lisant le récit.
2. Le premier texte est polémique car l’auteur prend à partie le lecteur et contredit avec
conviction l’opinion générale afin de faire évoluer les consciences. Le second texte est
pathétique car le narrateur cherche à émouvoir le lecteur en évoquant l’exécution de
Claude Gueux.
3. Les stratégies argumentatives des deux textes ont chacune leurs avantages et
leurs inconvénients. L’argumentation directe et le registre polémique sont effi-
cace car l’implication de l’auteur est plus forte, son message est clair, le lecteur est
contraint de remettre en cause ses préjugés. Mais le ton véhément empêche la conni-
vence entre l’auteur et le lecteur, qui peut alors renoncer à changer de point de vue.
L’argumentation indirecte est plus subtile et joue avec les sentiments du lecteur. Mais
il est possible que celui-ci ne perçoive pas l’objectif de l’auteur. De plus, le narrateur ne


propose pas de raisonnement logique, comme dans le premier texte, ce qui peut nuire
à l’efficacité de cette stratégie.
Réponse à la question de corpus
Victor Hugo a combattu la peine de mort par des moyens variés. Il emploie ainsi des
stratégies différentes dans la préface du Dernier Jour d’un condamné, publié en 1832
et dans sa nouvelle Claude Gueux.
En effet, les genres de ces textes et leur type d’argumentation diffèrent. Le premier
texte est une préface. L’argumentation est directe car l’auteur réfute directement la
thèse qu’il combat et exprime explicitement sa propre thèse : « Pas de bourreau où le
geôlier suffit » (l. 7). Il prend explicitement le lecteur à partie, en employant la deuxième
personne du pluriel : « Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux de fer, comment
osez-vous avoir des ménageries ? » (l. 5-6). Le second texte est extrait d’une nouvelle ;
l’argumentation est indirecte car on déduit la thèse implicite de l’auteur en lisant le
récit.
Les registres de ces textes sont également différents. Le premier est polémique car
l’auteur prend à partie le lecteur et contredit avec conviction l’opinion générale, afin
de faire évoluer les consciences. Le second texte est pathétique car le narrateur cherche
à émouvoir le lecteur à propos de l’exécution de Claude Gueux, en faisant un portrait
pitoyable de cet homme qui ne semble pas dangereux : « pâle, l’œil fixé sur le crucifix »
(l. 2).
Les stratégies argumentatives des deux textes ont chacune leurs avantages et leurs
inconvénients. L’argumentation directe et le registre polémique sont efficaces car
l’implication de l’auteur est plus forte, son message est clair, le lecteur est contraint
de remettre en cause ses préjugés. Mais le ton véhément empêche la connivence
entre l’auteur et le lecteur, qui peut alors renoncer à changer de point de vue.
L’argumentation indirecte est plus subtile et joue avec les sentiments du lecteur. Mais
il est possible que celui-ci ne perçoive pas l’objectif de l’auteur. De plus, le narrateur ne
propose pas de raisonnement logique, comme dans le premier texte, ce qui peut nuire
à l’efficacité de cette stratégie.
Ces textes peuvent donc toucher des publics différents et c’est peut-être pour cela que
Victor Hugo a employé des formes littéraires variées dans son combat.

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