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sous la direction de

jean-pierre aubrit denis labouret


ancien élève de l’ens docteur ès lettres
agrégé de lettres classiques agrégé de lettres classiques

français
TexTes
1re
eT PersPecTives
Livre du Professeur

bernard Gendrel
ancien élève de l’ens
agrégé de lettres modernes

Guilhem labouret
ancien élève de l’ens
agrégé de lettres modernes
collège descartes (antony)

joël loehr
agrégé de lettres modernes
lycée Blomet (paris)

Florence nauGrette
ancienne élève de l’ens
agrégée de lettres modernes
université de rouen

coralie nuttens
agrégée de lettres modernes
lycée stanislas (paris)
édition : elsa lebigot
mise en page : thomas Winock
Fabrication : Jean-philippe dore

© Bordas/sejer 2007, isBn : 978-2-04-732265-9

Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur, ou de ses ayants droit, ou
ayants cause, est illicite (article L. 122-4 du Code de la Propriété Intellectuelle). Cette représentation ou reproduction, par quelque
procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par l’article L 335-2 du Code de la Propriété Intellectuelle. Le Code
de la Propriété Intellectuelle n’autorise, aux termes de l’article L. 122-5, que les copies ou reproductions strictement réservées
à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, d’une part, et, d’autre part, que les analyses et les
courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration.
Avant-propos
chers collègues,

ce livre du professeur n’a d’autre ambition que de vous faciliter la tâche et de vous faire
gagner du temps. il propose des réponses détaillées et précises à tous les exercices du livre de
l’élève : questionnaires sur les textes, exercices des pages « méthode », questions et sujets des
rubriques « l’objet d’étude au Bac » et « corpus Bac ».

chaque texte est introduit par une brève section intitulée « pour commencer », qui complète
l’information littéraire donnée sur le livre de l’élève, et précise au besoin la perspective pédago-
gique dans laquelle peut se situer l’étude du texte. ces suggestions n’ont rien de contraignant :
là comme dans l’ensemble du manuel, nous avons voulu laisser au professeur sa liberté de
méthode et de progression.

viennent ensuite les réponses aux questions « observation et analyse » qui peuvent
être données aux élèves à titre de préparation à la maison. elles s’efforcent d’être concrètes
et de s’appuyer sur un examen précis du texte. les réponses aux questions de la rubrique
« perspectives » permettent d’apporter des éclairages originaux et des références complémen-
taires. la rubrique « vers le Bac », en relation avec les exercices écrits et oraux de l’e.a.F., fait
toujours l’objet d’une réponse. dans le cas de l’écriture d’invention, nous proposons parfois
des versions rédigées, à titre d’exemple ; mais, le plus souvent, nous précisons les attentes du
sujet, les compétences à mettre en œuvre, les critères d’évaluation.

enfin, une section « pour aller plus loin » conclut l’examen du texte en suggérant des
prolongements à son étude : rapprochement avec d’autres textes du manuel pour construire
une séquence, élargissement à une lecture cursive ou à une adaptation cinématographique,
précisions bibliographiques, citation qui apporte un point de vue original sur le texte ou
l’auteur, etc.

à la fin de chaque partie, on trouvera des réponses précises aux questions des pages
« méthode », aux questions qui portent sur le texte-exemple de la page « l’exposé » et sur le
groupement de textes de la page « l’entretien » (« pour préparer l’oral »), aux questions de
« travail préparatoire » sur le corpus d’entraînement (« pour préparer l’écrit »). on trouvera
enfin des pistes de travail largement développées (plans détaillés, exemples, éléments rédigés…)
pour les questions et sujets d’écriture des neuf « corpus Bac » qui ne sont pas accompagnés
d’un appareil pédagogique dans le manuel.

ainsi conçu, l’ouvrage doit vous permettre d’adapter le plus efficacement possible les
ressources du manuel à vos objectifs pédagogiques. nous espérons qu’il satisfera toutes vos
attentes.

les auteurs.

n 3
sommaire
1re partie 7. malraux, la condition humaine 57
8. martin du gard, l’été 1914 58
le roman et ses personnages 9. guilloux, le sang noir 60
Vers la lecture de l’œuvre 61
1. le romanesque à l’épreuve du monde
(xviie-xviiie siècles) 4. voix et voies du roman depuis 1950
1. d’urfé, l’astrée 14 1. giono, le moulin de Pologne 64
2. mme de la Fayette, la Princesse de clèves 15 Vers la lecture de l’œuvre 66
3. rousseau, julie ou la nouvelle héloïse 16 2. duras, le ravissement de lol v. stein 67
4. cervantès, don quichotte de la manche 17 3. gary (ajar), gros-câlin 69
5. tristan l’hermite, le Page disgracié 18 4. Yourcenar, mémoires d’hadrien 71
Vers la lecture de l’œuvre 20 5. simon, le jardin des Plantes 72
6. prévost, manon lescaut 21 6. le clézio, révolutions 74
7. Lecture d’image : 7. robbe-grillet, la jalousie 76
hogarth, « le contrat de mariage » 22 8. Beck, la décharge 77
8. laclos, les liaisons dangereuses 23 9. oster, loin d’odile 78
9. cyrano de Bergerac,
les états et empires de la lune 24 5. héros et anti-héros de roman
10. lesage, le diable boiteux 25 1. rabelais, gargantua 81
11. montesquieu, lettres persanes 27 2. dumas, les trois mousquetaires 82
3. Joseph roth, la marche de radetsky 84
2. Miroirs de la société : 4. lesage, histoire de gil blas de santillane 85
le roman du xixe siècle 5. diderot, jacques le Fataliste et son maître 87
6. Flaubert, l’éducation sentimentale 89
1. stendhal, le rouge et le noir 29
7. huysmans, À rebours 91
2. Balzac, le Père goriot 31
8. céline, voyage au bout de la nuit 92
3. hugo, les misérables 33
9. aragon, aurélien 94
4. Flaubert, madame bovary 35 10. queneau, les Fleurs bleues 95
5. Zola, au bonheur des dames 37 Vers la lecture de l’œuvre 97
6. maupassant, Pierre et jean 39
7. Barbey d’aurevilly, Méthode
le chevalier des touches 41 les discours du roman 99
8. tolstoï, la guerre et la Paix 42 le personnage de roman 101
9. vallès, le bachelier 44 L’objet d’étude au bac : le roman 103
Vers la lecture de l’œuvre 45
2e partie
3. le personnage entre la pensée la poésie
et l’action (1900-1950)
1. proust, le côté de guermantes 47 6. chants d’amour et de peine :
2. mauriac, thérèse desqueyroux 48 la poésie du xvie au xviiie siècle
3. Bernanos, monsieur ouine 49 1. louise labé, sonnets 109
4. gide, les caves du vatican 51 2. pétrarque, canzoniere 110
5. giono, que ma joie demeure 53 scève, délie, objet de plus haute vertu 111
6. camus, la Peste 55 3. ronsard, sonnets pour hélène 111

5 n
4. malherbe, Poésies 113 5. ponge, le Parti pris des choses 162
5. du Bellay, les regrets 114 6. roy, la France de profil 164
6. ronsard, derniers vers 116 7. réda, les ruines de Paris 166
7. Lecture d’image : 8. maulpoix, une histoire de bleu 167
Bruegel l’ancien, le triomphe de la mort 117 9. char, seuls demeurent 169
8. saint-amant, Œuvres 119 10. Bonnefoy,
9. la Fontaine, Fables 120 du mouvement et de l’immobilité de douve 171
10. du Bellay, les antiquités de rome 121 11. Jaccottet, airs 172
11. d’aubigné, les tragiques 123 Vers la lecture de l’œuvre 173
12. chénier, iambes 124 12. dupin, gravir 175

7. Poésies du Moi, 10. Poésie et arts visuels


des romantiques à Baudelaire 1. Baudelaire, les Fleurs du mal 177
1. lamartine, méditations poétiques 127 2. verlaine, Fêtes galantes 179
2. hölderlin, odes 128 Vers la lecture de l’œuvre 180
nerval, odelettes 128 3. laforgue, Poésies complètes 182
3. hugo, les Feuilles d’automne 129 4. claudel, l’œil écoute 183
4. Lecture d’image : 5. char, recherche de la base et du sommet 184
carus, monument à la mémoire de goethe 130 6. Bonnefoy, ce qui fut sans lumière 186
5. musset, les nuits 131 7. Bertrand, gaspard de la nuit 187
nodier, stances à m. alfred de musset 131 8. rimbaud, illuminations 188
6. vigny, Poèmes antiques et modernes 132 9. mallarmé, Poésies 189
7. Baudelaire, Petits Poèmes en prose 133 10. aragon,
8. gautier, émaux et camées 135 celui qui dit les choses sans rien dire 190
9. Baudelaire, les Fleurs du mal 136 11. segalen, stèles 192
10. leconte de lisle, Poèmes barbares 137 12. cendrars, sonnets dénaturés 193
11. verlaine, Poèmes saturniens 138 13. apollinaire, calligrammes 194
Méthode
8. La poésie entre rêve et révolution
le vers 196
(1870-1945) genres et formes poétiques 198
1. lautréamont, les chants de maldoror 140 L’objet d’étude au bac : la poésie 201
2. rimbaud, Poésies 141
une saison en enfer 141 3e partie
3. apollinaire, alcools 143
4. michaux, la nuit remue 144
le théâtre :
5. Breton, Poisson soluble 145 texte et représentation
6. desnos, corps et biens 147
11. Le théâtre du xviie siècle en scène
7. Lecture d’image :
de chirico, mélancolie d’une rue 148 1. corneille, médée 207
8. reverdy, sources du vent 149 molière, dom juan 207
9. supervielle, les amis inconnus 150 2. corneille, le cid 208
10. césaire, cahier d’un retour au pays natal 152 3. racine, britannicus 210
11. prévert, Paroles 153 molière, george dandin 210
12. aragon, la diane française 154 4. Barrault, mise en scène de Phèdre 212
5. vitez, le théâtre des idées 213
9. La poésie contemporaine : 6. Lecture d’image :
présence du poète au monde racine/chéreau, mise en scène de Phèdre 215
1. eluard, le Phénix 157 7. chéreau, interview 216
2. senghor, éthiopiques 158
3. saint-John perse, oiseaux 160 12. Libertés du drame (xviiie et xixe siècles)
4. Lecture d’image : 1. diderot, entretiens sur « le Fils naturel » 219
Braque, l’ordre des oiseaux 161 le Père de famille 219

n 6
2. Beaumarchais, la mère coupable 220 4e partie
3. hugo, hernani 222
4. musset,
l’argumentation : convaincre,
on ne badine pas avec l’amour 224 persuader et délibérer
5. rostand, cyrano de bergerac 226
6. Lecture d’image : 15. Fiction et argumentation :
rostand/podalylès, la fable et le conte
mise en scène de cyrano de bergerac 227 1. ésope & la Fontaine, Fables 285
7. Becque, les corbeaux 228 2. la Fontaine, Fables 286
8. ibsen, hedda gabler 229 3. Florian, Fables 287
Vers la lecture de l’œuvre 231 4. rousseau, émile ou de l’éducation 288
9. maeterlinck, intérieur 233 5. hugo, châtiments 290
6. anouilh, Fables 291
13. le théâtre au xxe siècle : 7. voltaire, Zadig ou la destinée 292
de nouveaux langages 8. voltaire, candide ou l’optimisme 294
1. Jarry, ubu roi 236 9. maupassant, le diable 295
2. Beckett, en attendant godot 236 10. Borges, Fictions 297
3. Bourdet, le saperleau 238
4. claudel, le soulier de satin 240 16. l’argumentation polémique,
5. Brecht, l’opéra de quat’sous 241 de la satire au pamphlet
6. Brecht, additifs au Petit organon 243
1. Boileau, satires 299
7. artaud, le théâtre et son double 245
2. Lecture d’image :
8. ionesco, victimes du devoir 246
Bertall, le diable à Paris 300
Vers la lecture de l’œuvre 247
3. rimbaud, Poésies 302
9. ionesco, notes et contre-notes 248
4. eco, la guerre du faux 303
10. mnouchkine, l’art du présent 249
5. pascal, les Provinciales 304
11. Lecture d’image :
6. voltaire, lettre à m. j.-j. rousseau 306
mnouchkine & le théâtre du soleil,
rousseau, réponse 306
1793 251
7. voltaire, traité sur la tolérance 308
Vers la lecture de l’œuvre 309
14. le théâtre dans le théâtre, 8. Baudelaire, salon de 1846 310
du baroque à nos jours 9. Zola, préface à mes haines 312
1. shakespeare, hamlet 253 10. Bloy, le crétin des Pyrénées 313
2. genet, les bonnes 255 11. aragon, Breton, péret, etc.,
3. anouilh, l’alouette 257 pamphlets surréalistes 314
4. pirandello,
six personnages en quête d’auteur 258 17. l’essai, un art d’argumenter
5. Lecture d’image :
1. montaigne, essais 317
pirandello/demarcy-mota, mise en scène de
2. Bachelard, l’eau et les rêves 318
six personnages en quête d’auteur 260
3. sartre, situations iii 320
6. giraudoux, ondine 261
4. rousseau,
7. dumas / sartre, Kean 263
discours sur l’origine et les fondements
8. rotrou, le véritable saint genest 265
de l’inégalité parmi les hommes 321
9. marivaux, les acteurs de bonne foi 267
5. diderot,
Vers la lecture de l’œuvre 268
entretien entre d’alembert et diderot 322
10. simovitch,
6. camus, l’homme révolté 323
le théâtre ambulant chopalovitch 270
7. tocqueville,
Méthode de la démocratie en amérique 325
du texte à la représentation 272 8. valéry, variété i 326
L’objet d’étude au bac : le théâtre 276 9. malraux, le musée imaginaire 328

7 n
10. Lecture d’image : 8. viau, « élégie à une dame » 366
victoire de samothrace 329 9. marbeuf,
recueil des vers de m. de marbeuf 367
Méthode
10. scarron, le roman comique 368
les formes de l’argumentation 331
11. saint-amant, moïse sauvé 370
les figures de rhétorique 334
L’objet d’étude au bac : l’argumentation 336 12. Lecture d’image :
rubens, l’union de la terre et de l’eau 371

5e partie 20. le classicisme : idéaux et modèles


les mouvements littéraires et 1. Lecture d’image :
culturels du xvie au xviiie siècle poussin, la mort de germanicus 373
2. la Fontaine, épître à huet 374
18. conquêtes et doutes humanistes 3. racine, préface de Phèdre 375
4. desportes, les amours d’hippolyte 377
1. Lecture d’image :
pinturicchio, le retour d’ulysse 341 malherbe, Poésies 377
2. rabelais, Pantagruel 342 5. racine, andromaque 379
3. du Bellay, Boileau, l’art poétique 379
défense et illustration 6. mme de la Fayette,
de la langue française 344 la Princesse de clèves 381
4. ronsard, continuation des amours 345 valincour, lettres sur le sujet de
5. érasme, éloge de la folie 346 la princesse de clèves 381
6. marot, l’enfer 348 7. corneille, cinna 382
7. calvin, traité des reliques 349 guez de Balzac,
8. la Boétie, lettre à corneille sur cinna 382
discours de la servitude volontaire 350 8. pascal,
9. las casas, trois discours sur la condition des grands 384
très brève relation de la destruction 9. la rochefoucauld,
des indes 351 réflexions ou sentences et maximes morales 385
10. léry, 10. Lecture d’image :
histoire d’un voyage fait en la terre le vau & le nôtre,
du brésil 353 château et jardins de vaux-le-vicomte 387
11. montaigne, essais 354
12. Lecture d’image : 21. les lumières, ou la raison sensible
architecture renaissance, 1. Lecture d’image :
château de chambord 356 diderot & d’alembert, encyclopédie 389
2. dumarsais, le Philosophe 389
19. le baroque, 3. rousseau, émile ou de l’éducation 391
ou la gloire de l’apparence 4. voltaire, dictionnaire philosophique 392
1. Lecture d’image : 5. montesquieu, l’esprit des lois 394
le Bernin, apollon et daphné 358 6. diderot, réfutation d’helvétius 395
2. montaigne, essais 359 7. Kant, qu’est-ce que les lumières 398
3. chassignet, 8. Jefferson,
le mépris de la vie déclaration d’indépendance des états unis
et consolation de la mort 360 d’amérique 399
4. calderón, la vie est un songe 361 9. condorcet, esquisse d’un tableau historique
corneille, l’illusion comique 361 des progrès de l’esprit humain 400
5. sponde, sonnets sur la mort 362 10. diderot, salon de 1767 402
6. la ceppède, entretien entre d’alembert et diderot 402
théorèmes sur le sacré mystère 11. rousseau,
de notre rédemption 363 les rêveries du promeneur solitaire 404
7. d’aubigné, les tragiques 365 12. vivant denon, Point de lendemain 406

n 8
13. Lecture d’image : 7e partie
Fragonard,
les hasards heureux de l’escarpolette 407
les réécritures
Méthode 24. Mythes et réécritures
qu’est-ce qu’un mouvement culturel ? 409
la lecture de l’image 410 1. ovide, les métamorphoses 464
L’objet d’étude au bac : 2. offenbach, orphée aux enfers 465
les mouvements littéraires et culturels 413 3. rilke, les sonnets à orphée 467
4. cocteau, orphée 468
5. Lecture d’image :
6e partie
poussin,
l’autobiographie Paysage avec orphée et eurydice 470
6. goethe, Faust 472
22. le Moi et l’histoire : 7. Busoni, doktor Faust 473
des mémoires à l’autobiographie 8. ghelderode, la mort du docteur Faust 474
1. retz, mémoires 415 9. salacrou & clair, la beauté du diable 477
2. saint-simon, mémoires 417
3. voltaire, mémoires 419 25. réécritures et transpositions
4. chateaubriand, mémoires d’outre-tombe 421
5. malraux, antimémoires 423 1. Furetière, Boileau, racine,
6. musset, chapelain décoiffé 479
la confession d’un enfant du siècle 426 2. montaigne, lettres 480
7. Zweig, le monde d’hier 426 céline, voyage au bout de la nuit 480
8. levi, si c’est un homme 429 3. Bernardin de st pierre, Paul et virginie 482
9. semprun, l’écriture ou la vie 431 villiers de l’isle adam, « virginie et paul » 482
Vers la lecture de l’œuvre 432 4. Baudelaire, les Fleurs du mal 483
aymé, uranus 483
23. la vérité autobiographique 5. Lecture d’image :
en question goya, tres de mayo 485
1. colette, la maison de claudine 436 manet, exécution de maximilien 485
2. sartre, les mots 437 picasso, massacre en corée 485
3. duperey, le voile noir 439 6. diderot,
4. Juliet, lambeaux 441 jacques le Fataliste 487
Vers la lecture de l’œuvre 442 Bresson & cocteau,
5. rousseau, confessions 444 les dames du bois de boulogne 487
6. rétif de la Bretonne, monsieur nicolas 446
7. malet & tardi,
7. mauriac, mémoires intérieurs 448
brouillard au pont de tolbiac 489
8. Lecture d’image :
Bailly, vanité au portrait 450 Méthode
9. stendhal, vie de henry brulard 452 les registres 492
10. perec, W ou le souvenir d’enfance 453 L’objet d’étude au bac : les réécritures 494
11. sarraute, enfance 456
L’objet d’étude au bac : l’autobiographie 458 Méthode pour le bac 499
Bo n°40 du 2 novembre 2006
proGramme de l’enseiGnement de FranÇais en classe de premiÈre des
séries Générales et technoloGiQues

i – objectiFs jugement personnel argumenté, notamment dans un


commentaire ou dans une dissertation.
l’enseignement du français en classe de première
poursuit, pour les élèves de toutes les sections du ii – contenus
lycée d’enseignement général et technologique, les ii. 1 les perspectives d’étude
objectifs fondamentaux du français au lycée : une dans la continuité de la classe de seconde, il s’agit
maîtrise sans cesse accrue de la langue, la connais- avant tout d’amener les élèves à dégager les significa-
sance de la littérature, la constitution d’une culture tions des textes et des œuvres. à cet effet, on continue
et la formation d’une pensée autonome. de privilégier quatre perspectives d’étude :
pour la maîtrise de la langue, le but est d’amener – l’étude de l’histoire littéraire et culturelle ; – l’étude
les élèves, en fin d’année, à rédiger un texte composé, des genres et des registres ;
écrit dans une syntaxe et une orthographe correctes – l’étude de l’argumentation et des effets sur les
et avec un vocabulaire approprié, et de les conduire destinataires ;
à exprimer clairement leur pensée à l’oral. – l’étude de l’intertextualité et de la singularité des
pour la connaissance de la littérature, six œuvres textes.
intégrales seront lues dans l’année (étudiées en la progression entre la classe de seconde et celle de
lecture analytique, ou abordées en lecture cursive), première porte donc sur l’acquisition des connaissan-
mais un nombre plus élevé est, bien sûr, recommandé. ces et sur le développement des aptitudes suivantes :
des groupements de textes complèteront ces lectures. – la perception des grandes périodes qui ont marqué
ces textes sont étudiés parce qu’ils représentent le déroulement de l’histoire littéraire ;
des formes d’expression qui mettent en jeu les – la reconnaissance des principaux genres et regis-
propriétés des genres et des registres majeurs, parce tres littéraires, et la compréhension de leurs évolu-
qu’ils appartiennent à des périodes significatives de tions ;
l’histoire littéraire et culturelle, et qu’ils révèlent – la maîtrise des principales formes de l’argumen-
des enjeux de l’expérience humaine et participent tation (et notamment de la délibération) ;
de débats d’idées importants. en fin de première, – l’approfondissement des notions d’intertextualité
les élèves doivent disposer ainsi d’un ensemble de et de réécriture.
lectures constituant des références essentielles.
pour la constitution de leur culture, les élèves ii. 2 les objets d’étude
devront, en fin d’année de première, pouvoir se la liste des objets à étudier en classe de première
repérer dans le cadre chronologique de l’histoire complète celle de la classe de seconde. les objets
littéraire, en s’appuyant sur les textes abordés dans 1 à 5 sont communs à toutes les séries d’enseigne-
cette classe et dans les années antérieures. il ne s’agit ment général et technologique. l’objet d’étude 5 est
pas à cet égard d’entrer dans tout le détail de l’histoire facultatif dans les séries technologiques. pour la série
littéraire, mais de faire comprendre la nature et le littéraire, s’ajoutent les objets d’étude 6 et 7.
sens des changements d’orientation esthétiques ou 1. le roman et ses personnages :
culturels les plus décisifs. en série l, cette mise en visions de l’homme et du monde
perspective historique fera l’objet d’une attention à partir des questions que soulève l’étude des person-
particulière et sera plus approfondie. nages, il s’agira d’aborder le roman comme une forme
pour la formation d’une pensée critique autonome, littéraire privilégiée de représentation de l’homme et
au terme de l’enseignement commun obligatoire du du monde. en situant une œuvre dans son contexte
français, les lycéens devront être en mesure de littéraire, historique et culturel, on s’interrogera sur
lire, comprendre et commenter par eux-mêmes un l’évolution du genre romanesque.
texte, en repérant les questions de langue, d’histoire, corpus : un roman au choix du professeur (du
de contexte, d’argumentation et d’esthétique, qui xviie siècle à nos jours), accompagné de textes et de
peuvent être pertinentes à son sujet ; ils devront être documents complémentaires (les lectures cursives
capables, à partir de leurs lectures, de formuler un seront encouragées).

10 n
perspectives d’étude : connaissance des genres 4. l’argumentation : convaincre, persuader
et des registres ; approche de l’histoire littéraire et délibérer
et culturelle ; réflexion sur l’intertextualité et la il s’agira de réfléchir aux modalités de l’argumenta-
singularité des textes. tion directe ou indirecte à travers les problèmes que
2. la poésie posent les différentes formes de l’essai, de la fable
l’analyse des relations entre forme et signification ou du conte philosophique.
permettra de faire saisir aux élèves la spécificité du corpus : une œuvre littéraire ou un groupement de
travail poétique sur le langage. en situant les textes textes, au choix du professeur, accompagnés de textes
étudiés à l’intérieur des mouvements littéraires qui les et de documents complémentaires (pouvant inclure
ont influencés, on fera discerner les continuités et les des articles de presse et des images).
évolutions qui ont marqué l’histoire de la poésie. perspectives d’étude : analyse de l’argumentation
corpus : un recueil de poèmes ou un groupement et des effets sur le destinataire ; connaissance des
de textes poétiques (du xvie siècle à nos jours), au genres et des registres.
choix du professeur. 5. un mouvement littéraire et culturel
perspectives d’étude : connaissance des genres en partant des textes, et en ménageant des temps
et des registres ; approche de l’histoire littéraire de recherche autonome, on étudiera un mouvement
et culturelle ; réflexion sur l’intertextualité et la littéraire et culturel du xvie, du xviie ou du xviiie
singularité des textes. siècle, en le situant dans son contexte européen et
3. le théâtre : texte et représentation en le mettant en relation avec les éléments d’histoire
on analysera le texte de théâtre en tenant compte littéraire découverts en classe de seconde.
des éléments sonores et visuels qui caractérisent sa corpus : une œuvre littéraire ou un groupement
représentation. il s’agira de faire percevoir que ces de textes, au choix du professeur, accompagnés de
éléments varient selon les genres, les registres et les textes et de documents complémentaires (y compris
époques, et que la réception d’un texte de théâtre se iconographiques).
modifie à travers ses différentes mises en scène. perspectives d’étude : approche de l’histoire lit-
corpus : une pièce de théâtre, au choix du professeur téraire et culturelle ; connaissance des genres et
(du xviie siècle à nos jours), accompagnée de textes des registres ; réflexion sur l’intertextualité et la
et de documents complémentaires (en particulier de singularité des textes.
caractère visuel). 6. l’autobiographie
perspectives d’étude : connaissance des genres la lecture d’une œuvre autobiographique permettra
et des registres ; approche de l’histoire littéraire d’étudier les rapports entre réalité vécue et fiction
et culturelle ; réflexion sur l’intertextualité et la littéraire, en faisant apparaître les problèmes liés à
singularité des textes. l’expression de soi.

série séries séries


objets d’étude
L s/es technologiques

1 Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde

2 La poésie

3 Le théâtre : texte et représentation

4 L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer

5 Un mouvement littéraire et culturel [facultatif]

6 L’autobiographie

7 Les réécritures

n 11
corpus : une œuvre littéraire, au choix du pro- de l’œuvre intégrale. découverte dans un premier
fesseur, accompagnée de textes et de documents temps grâce à une lecture cursive, l’œuvre est ensuite
complémentaires. reprise et étudiée de façon analytique.
perspectives d’étude : connaissance des genres l’objectif de la lecture analytique est la construction
et des registres ; approche de l’histoire littéraire et et la formulation d’une interprétation fondée : les
culturelle ; analyse de l’argumentation et des effets outils d’analyse sont des moyens d’y parvenir, et
sur le destinataire. non une fin en soi. la lecture analytique peut être
7. les réécritures aussi une lecture comparée de deux ou plusieurs
on étudiera et on pratiquera les formes de réécriture textes ou de textes et de documents iconographiques,
dont elle dégage les caractéristiques communes, les
par amplification, par réduction et par transposition,
différences ou les oppositions.
en montrant comment elles peuvent s’adapter à des
la lecture cursive est la forme libre, directe et
situations, des destinataires et des buts différents.
courante de la lecture. elle se développe dans la
corpus : un groupement de textes littéraires, au
classe, et en dehors de la classe, afin de conduire
choix du professeur.
vers les livres des élèves qui n’en ont pas toujours
perspectives d’étude : réflexion sur l’intertextualité
l’habitude ni le goût. elle est avant tout une lecture
et la singularité des textes ; analyse de l’argumenta-
personnelle et vise à développer l’autonomie des
tion et des effets sur le destinataire ; connaissance
élèves. elle n’amène pas à analyser le détail des
des genres et des registres ; approche de l’histoire
textes, mais à saisir le sens et les caractéristiques
littéraire et culturelle.
d’ensemble. elle peut s’appliquer à des documents,
iii – démarche extraits et textes brefs, mais son objet essentiel est
le professeur assure la mise en œuvre du programme la lecture d’œuvres complètes. elle constitue ainsi
par des ensembles cohérents de travaux (ou « séquen- un moyen important pour former le goût de lire,
ces »), associant lectures, expression écrite et orale, et et permet aux élèves de déterminer des critères de
étude de la langue. comme en classe de seconde, un choix. en classe, le professeur propose des textes,
objet d’étude peut être abordé à l’intérieur d’une ou indique des orientations pour aider les élèves à avoir
plusieurs séquences ; et une séquence peut rassembler une lecture active, généralement en fonction d’un
et articuler des éléments issus de plusieurs objets projet, et il établit des bilans qui pourront permettre
d’étude. le professeur choisit les textes et les œuvres aux candidats, ainsi éclairés, de défendre à l’oral de
qu’il fait lire et étudier ; il organise son enseignement l’examen leur point de vue sur les textes lus.
en tenant compte du niveau de ses élèves et de son les lectures d’œuvres dans l’année se répartissent
projet pédagogique. la durée des séquences variera en entre lectures cursives et lectures analytiques (dont
fonction du projet du professeur (leur durée moyenne les études d’œuvres intégrales), si possible de façon
sera comprise entre 12 et 15 heures). équilibrée. les lectures documentaires (analyti-
ques ou cursives, selon les situations et les besoins)
iv – mise en Œuvre et pratiQues
deviennent en fin de première un moyen courant
iv. 1 la lecture d’information. on continue à utiliser les dictionnaires
la classe de première poursuit l’effort engagé en et encyclopédies, la presse et les bases de données.
seconde pour assurer des lectures aussi nombreuses on introduit des lectures de documents longs.
que possible. il convient que les élèves lisent au la lecture s’applique aussi à l’image (fixe et
moins six œuvres littéraires par an, ainsi que des mobile, y compris des films). l’analyse s’attache à
textes et documents très diversifiés. on s’attache à dégager les spécificités du langage de l’image et à
approfondir la maîtrise des deux formes de lecture : mettre en relation celui-ci avec le langage verbal. on
la lecture analytique et la lecture cursive. encouragera l’étude d’œuvres cinématographiques
la lecture analytique a pour but la construction fondées sur des adaptations de romans ou de pièces
détaillée de la signification d’un texte. elle constitue de théâtre. les documents et extraits sont organi-
donc un travail d’interprétation. elle vise à dévelop- sés en groupements de textes, étudiés en trois ou
per la capacité d’analyses critiques autonomes. elle quatre semaines au maximum. de même, l’étude
peut s’appliquer à des textes de longueurs variées : d’une œuvre intégrale ne s’étendra pas sur plus de
– appliquée à des textes brefs, elle cherche à faire trois ou quatre semaines. l’ensemble des lectures
lire les élèves avec méthode ; constitue le fondement du travail d’histoire littéraire
– appliquée à des textes longs, elle permet l’étude et culturelle : un mouvement est étudié à partir

12 n
d’une œuvre majeure, ou d’un groupement de textes, privilégie, en première, la réflexion sur le sens. il a
accompagnés de documents complémentaires ; des pour objectifs essentiels :
lectures cursives en enrichissent l’approche ; les – l’enrichissement du lexique, et plus particulière-
lectures documentaires nourrissent la réflexion à ment celui de l’abstraction et de la sensibilité ;
son sujet. en retour, l’histoire littéraire contribue à – la réflexion sur la subjectivité dans la langue, liée
contextualiser les lectures. à l’étude de l’énonciation ;
– la consolidation de la structuration et de la cohé-
iv. 2 l’écriture
rence des textes produits par les élèves ;
le but est d’amener les élèves à la maîtrise de
– l’étude des variations historiques, sociales et
l’expression écrite autonome dans les trois domaines
culturelles de l’usage langagier.
suivants qu’on veillera à équilibrer :
– écrits d’argumentation et de délibération, en v – relations avec les autres
relation avec les textes et œuvres étudiés : les exer- disciplines
cices d’analyse, de commentaire et de dissertation discipline carrefour, le français développe les com-
concourent à cette fin ; pétences indispensables dans toutes les disciplines.
– écrits d’invention, en liaison notamment avec des relations plus précises seront établies (et indi-
les différents genres et registres étudiés : lecture et quées comme telles aux élèves) avec les disciplines
écriture sont associées dans des travaux de réécriture suivantes :
qui contribuent à une meilleure compréhension des – les arts, notamment pour l’étude des genres et
textes ; on fait apparaître les liens entre invention et registres, de l’histoire culturelle et l’analyse de
argumentation ; l’image ;
– écrits fonctionnels, visant à mettre en forme – les langues anciennes, pour l’étude des genres
et transmettre des informations et à construire et et registres, de l’histoire littéraire et culturelle, du
restituer les savoirs (en français et dans les autres lexique ;
disciplines) : les exercices de comptes rendus, de – les langues vivantes, en particulier dans l’approche
synthèses et de résumés sont utilisés dans ce but. des mouvements culturels européens ;
– l’histoire, y compris l’histoire des sciences, pour
iv. 3 l’oral
la construction de problématiques d’histoire cultu-
en classe de première, l’objectif est de compléter
relle ;
l’analyse des spécificités de l’oral et d’en assurer une
– la philosophie, que les élèves aborderont en termi-
pratique effective. à cette fin, on associe :
nale, par la réflexion sur les registres, sur l’histoire
– l’écoute, que l’on continue à cultiver en insistant
culturelle et sur la langue, et par la formation au
sur les exercices de reformulation des propos
commentaire de texte et à la dissertation.
entendus ;
cette liste n’est pas limitative ; chaque professeur
– la lecture expressive des textes littéraires, qui porte
l’enrichira en fonction du projet pédagogique de la
sur des textes plus longs qu’en seconde ;
classe et de l’établissement. le programme accorde
– les pratiques de production orale, en privilégiant
une grande place au dialogue. les travaux person-
les comptes rendus, les exposés oraux de lectures
nels encadrés constituent un dispositif susceptible
et de points de vue personnels, les échanges et les
de faciliter cet apprentissage dans la mesure où
débats.
ils nécessitent discussion, débat, argumentation
iv. 4 l’étude de la lanGue et justification, dans le cadre d’une initiation à la
cette étude constitue toujours en première un objectif recherche autonome. ils développent les qualités
majeur. étroitement associée aux lectures analytiques d’expression des élèves, en supposant notamment
des textes ainsi qu’aux productions orales et écrites de leur part une aptitude à la relecture, la correction
des élèves – notamment dans les écrits d’invention, et la reformulation. les thèmes retenus sont choisis
dans le commentaire et la dissertation – elle doit être en relation avec les objets d’étude inscrits dans le
intégrée à chaque séquence. le travail sur la langue programme.

n 13
1re partie
le roman et ses personnages

le romanesque
1 à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles)
d’urfé de l’amour idéalisé et le début du récit nous avait
1 L’Astrée ▶ p. 17
présenté un couple fortement uni. cette scène marque
donc une rupture frappante : c’est la fin de l’idylle
et l’intrusion de la mort dans la bergerie.
Pour commencer
il s’agit ici de montrer aux élèves un exemple typique 3. Fonction et valeur des objets
de roman idéaliste (en l’occurrence le plus connu), le ruban et la bague sont deux objets précieux aux-
pour que l’évocation de ces romans – qu’on ne lit quels astrée est attachée et qui la représentent. elle
plus aujourd’hui – ne reste pas abstraite. attache des fleurs au ruban (l. 12-13) et affectionne
rappelons que l’astrée est une œuvre imposante vraisemblablement cette bague offerte par son père
de plus de cinq mille pages. l’héroïne doit son nom (l. 13-14). le ruban, associé aux fleurs et au prin-
au personnage mythologique d’astrée, fille de Zeus temps, est le symbole de la beauté, de la jeunesse et
et de thémis, liée au mythe de l’Âge d’or, qu’elle de l’amour d’astrée. la bague est dite par céladon
passa sur terre, parmi les hommes. lui-même symbole d’une entière et parfaite amitié
(l. 22). les deux objets, emportés par céladon au
n Observation et analyse fond des eaux, symbolisent l’amour éternel des deux
1. l’enchaînement des paroles amants et leur lien indissoluble.
les paroles des deux personnages ne s’enchaînent pas
comme on pourrait s’y attendre dans un dialogue entre 4. une scène théâtrale
deux amants. la communication est constamment ce passage nous offre une suite de grands discours et
interrompue, entrecoupée de silences. aux reproches de grands gestes, en deux scènes successives : astrée
d’astrée (l. 1-3) succède le mutisme de céladon (l. 4-5), et céladon (l. 1-11), puis céladon seul (l. 14-24).
qui finalement ne retrouve la parole que lors de la chaque réplique est formée d’une seule période
fuite de sa maîtresse (l. 6-9). elle ne répond pas, très rythmée : phrase équilibrée pour la première
brisant la réciprocité, moteur de leur amour (l. 9-10). réplique d’astrée (l. 1-3), cadences majeures pour
les déclarations de céladon au ruban (l. 17-21) et à les deux premières répliques de céladon (l. 6-9,
la bague (l. 22-24) sont ses ultimes tentatives pour 17-21) et retour à l’équilibre avec l’adresse finale à la
signifier son amour à astrée. bague (l. 22-24). on imagine très bien ici une scène
de tragédie avec ses beaux discours et surtout cette
2. une logique de rupture scénographie esquissée : bien-aimée retenue alors
les discours d’astrée et de céladon sont remplis qu’elle cherche à fuir (l. 6), ruban qui se détache
de connecteurs logiques exprimant la rupture : que (l. 11), monologue du discours au ruban (l. 17) et à
si (l. 1), toutefois (l. 1-2), mais (l. 7), plutôt que la bague (l. 22). céladon ne semble plus parler à la
(l. 18), pour le moins (l. 23). nous avons affaire, pour fin que pour le lecteur-spectateur.
astrée, à un discours de jalousie et, pour céladon, à
un discours de justification (on remarque d’ailleurs n Vers le Bac (dissertation)
que celui-ci essaye de maintenir une rhétorique de la réflexion de rousseau rapproche de manière
la relation : afin que, l. 19 ; plus… que, l. 20). au comique deux mondes apparemment opposés :
discours injonctif de l’une (va-t’en, l. 2) répond le monde réel, celui du travail, de la peine, du
le discours explicatif de l’autre (ne… pas pour…, « peuple de forgerons », et le monde de la fiction, du
mais… pour, l. 6-7). nous sommes dans un roman romanesque, « des dianes et des sylvandres ». ce

14 n 1re partie. Le roman et ses personnages


que cette confrontation met en évidence, c’est l’idéa- pourrait apprendre sa présence aux abords du pavillon
lisation caractéristique des romans du début du xviie lors de l’aveu, ainsi que son indiscrétion. le texte
siècle, qui peut paraître trompeuse : le monde décrit ne précise également que l’embarras dans lequel il voit
ressemble en rien au monde dans lequel nous vivons, mme de clèves par sa faute le peine profondément
et c’est sans doute la raison pour laquelle ce type de (l. 11-13), sans que l’on sache très bien s’il est plus
roman a attiré nombre de lecteurs – et ce jusqu’à affecté par sa situation à elle ou par sa situation à
rousseau, dont le désappointement est révélateur. lui. le trouble de nemours est complexe et cela fait
il ne faudrait pas pour autant faire de l’attachement au toute la richesse de cet épisode à trois. la phrase des
« réel » une découverte moderne : si l’astrée entend lignes 7 à 11, avec sa succession de subordonnées
divertir, il entend aussi atteindre une vérité d’ordre relatives, traduit cet inextricable nœud qui enserre
psychologique, en analysant tous les mouvements du nemours et l’empêche de répondre.
sentiment amoureux, comme ici la jalousie et le suicide
d’amour. les romans de mlle de scudéry se donneront 2. l’embarras de mme de clèves
les mêmes visées et des générations de galants appren- mme de clèves ressent un embarras dont la cause
dront l’amour dans l’astrée ou dans clélie. est beaucoup plus simple : elle voit que son histoire
a été dévoilée et a peur que son amour, gardé secret
Pour aller plus loin jusque-là, ne soit maintenant découvert (l. 4-6).
l pour le roman idéaliste au xviie siècle, lire des nemours est le personnage qui connaît le plus de
extraits du grand cyrus ou de clélie. on pourra choses dans cette scène, puisqu’il était présent au
expliquer aussi en quoi consiste la carte du tendre. moment de l’aveu. son savoir est égal à celui du
l sur l’aspect romanesque ou théâtral de cette lecteur. mme de clèves, elle, ne peut saisir tous les
scène, comparer par exemple avec les pièces de tenants de la situation.
shakespeare (roméo et juliette, beaucoup de bruit
3. l’habileté de nemours
pour rien…).
la deuxième partie de la scène est la reprise en main
l enfin, sur la vision du monde propre au roman
du discours par nemours (l. 17-35). après le mutisme
idéaliste, on consultera avec grand profit l’ouvrage
vient le discours mondain assuré qui, semble-t-il,
majeur de thomas pavel : la Pensée du roman, paris,
a l’effet prévu : qui ôta quasi à madame la dauphine
gallimard, « nrF essais », 2003.
les soupçons qu’elle venait d’avoir (l. 23-24).
nemours parvient à composer son visage et donc,
dans cette comédie mondaine, à donner le change.
Madame de La fayette
2 La Princesse de Clèves ▶ p. 18
mais il propose aussi une autre version, un autre
possible de l’anecdote révélé : il rejette la culpabi-
lité de l’indiscrétion sur le vidame, et se dédouane
Pour commencer en expliquant que l’histoire est celle d’un ami
cette scène a été célébrée dès la parution du roman (l. 21-22). l’argument final, en forme de galanterie
pour sa grande valeur psychologique. c’est une (l. 28-29), d’une part montre que nemours a
deuxième scène d’aveu (aveu de nemours exigé par retrouvé tous ses esprits et tout le brillant de sa
la reine dauphine), mais elle ne peut être équivalente conversation mondaine, et d’autre part permet de
à la scène d’aveu de mme de clèves puisque nous détourner l’attention de la reine dauphine (l. 31-32).
sommes ici au milieu de la cour et de ses intrigues.
rappelons que mme de la Fayette s’est adonnée 4. le mouvement du dialogue
elle aussi, avant son grand récit classique, au roman la parole est d’abord exclusivement le fait de la
héroïque et galant (Zaïde). reine dauphine, qui cherche à embarrasser nemours
(l. 1-3, 15-16). dans toute la première partie de l’ex-
n Observation et analyse trait, nemours et mme de clèves gardent le silence
1. le trouble de nemours parce qu’ils sont embarrassés. c’est nemours, pour
nemours est troublé pour de multiples raisons : se justifier auprès de la reine dauphine et auprès de
parce que le secret qu’il avait confié au vidame de mme de clèves, qui reprend la parole (l. 20), et de
chartres a été révélé (l. 20-22) ; parce que ce secret manière si assurée et si mondaine que l’on en vient
est venu aux oreilles de la reine dauphine, qu’il a à douter des véritables raisons de son embarras.
courtisée naguère (l. 7-8) ; et enfin parce que mme mme de clèves, quant à elle, reste cantonnée dans le
de clèves assiste à la scène (l. 4, 8, 11-12) et qu’elle silence, ce qui traduit son trouble extrême (l. 4).

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 15


5. des savoirs décalés des sentiments de mme de clèves (l. 4-6), alors qu’on
– mme la dauphine est ici celle qui en sait le moins. attendrait la description des sentiments de nemours,
elle a appris la rumeur, mais c’est tout. et elle ne c’est aussi mettre en avant de manière pathétique
pourrait assurer qu’elle est vraie. cette douleur profonde qui appelle la mort.
– mme de clèves, elle, est bien placée pour savoir qui
a fait l’aveu au mari et qui est l’amant en question ; Pour aller plus loin
mais elle ne comprend pas comment ce secret a pu valincour, qui trouvait invraisemblable la scène de
être révélé. l’aveu (➤ manuel, p. 391), avouait que cette scène
– nemours est celui qui en sait le plus : il a assisté à trois eût été impossible sans elle. on pourra faire
à l’aveu et il est responsable de l’indiscrétion. son réfléchir les élèves sur les scénarios possibles ou
savoir est égal à celui du lecteur, ce qui le rapproche impossibles du roman (comment aurait-on pu éviter la
psychologiquement de celui-ci. scène de l’aveu tout en gardant ce passage ?), pour leur
– le lecteur, au courant de tout, éprouve du plaisir à faire prendre conscience du montage romanesque.
voir cette scène d’embarras se nouer et se dénouer,
et il éprouve peut-être une sorte de jouissance devant rousseau
l’habileté de nemours à se sortir finalement d’affaire. 3 Julie ou la Nouvelle Héloïse ▶ p. 19

6. la conduite de nemours
nemours s’inquiète certes de l’embarras de mme Pour commencer
de clèves dont il est responsable, mais on ne sait nous avons affaire ici à une scène vive, remarquable
jamais vraiment s’il s’inquiète d’elle ou de l’image en raison de l’entremêlement des sentiments et de
qu’il pourrait donner de lui. de même, sa réputation la polyphonie. insister sur le jeu avec le modèle
auprès de la reine dauphine semble lui tenir beau- théâtral.
coup à cœur : elle est présentée en tête des raisons
d’embarras (l. 7-8). nemours semble avant tout ici n Observation et analyse
un mondain ; qui plus est, indiscret. sa satisfaction 1. émotion et raison
finale (l. 30) semble plus être de l’avoir emporté l’émotion n’est pas le seul fait de saint-preux dans
dans cette joute mondaine que d’avoir libéré mme ce passage ; claire elle-même, au début de l’extrait,
de clèves de son embarras. utilise toute une rhétorique des sentiments : agitations
(l. 1), plaisirs, douceur (l. 2), amertume (l. 4-5),
n Perspectives inquiétude (l. 6-7), effroi, (l. 7).
nemours et l’art de la conversation Fait suite à ce discours du souvenir et de l’émotion
nemours fait figure ici, du moins dans la deuxième un discours de la raison : claire élabore la stratégie à
partie du texte, de mondain. tout son long discours employer avec saint-preux : méditer, réfléchir (l. 9),
est assez représentatif de l’art de la conversation pour éviter (l. 16), précaution (l. 21), réponses suc-
en vogue au xviie siècle. sa pointe galante a déjà cinctes (l. 23-24), questionner (l. 24), sonder (l. 26),
été évoquée, mais l’ensemble du discours peut être l’usage (l. 31), j’ai mieux aimé (l. 34)…
étudié sous cet éclairage : art du non-dit (pour les le discours de l’émotion va regagner de plus en
révélations sur le vidame et pour l’amour de nemours plus de terrain, mais cette fois il est l’apanage de
envers la reine dauphine) et des faux-semblants, art saint-preux : inquiet, précipitamment (l. 12), cent
de la litote, art du masque... questions (l. 21-22), imagination fougueuse (l. 33),
comme un furieux (l. 39), frappant des mains, les
n Vers le Bac (commentaire) portant à son front (l. 40), s’est-il écrié (l. 41), ton
le statut du lecteur est très ambigu dans ce passage : qui m’a fait frémir (l. 41-42).
il prend plaisir à l’embarras des personnages et à la
maîtrise de nemours, et en même temps, comme 2. l’expression de l’amitié
le dit valincour, il souffre pour mme de clèves. ce toute la première partie (l. 1-10) est dédiée direc-
silence, auquel elle est constamment réduite, n’est tement à l’amitié. claire repense avec émotion à
pas pour rien dans ce dernier sentiment, tant le l’ancien temps et à leur bonheur passé : reviennent
contraste est fort avec les deux autres protagonistes les termes de première (l. 2) et d’ancienne (l. 3). mais
qui s’affrontent dans une joute verbale : elle est celle ce qui rend cette évocation peu ordinaire, c’est que
qui souffre véritablement ici. Faire suivre la réplique claire perçoit comme la fin d’une époque la fuite de
de la reine dauphine immédiatement de la description l’amant de son amie. l’amitié est poussée ici à son

16 n 1re partie. Le roman et ses personnages


paroxysme : claire se met véritablement à la place entre claire et saint-preux. il utilise à merveille
de Julie et croit perdre avec la moitié de Julie une l’art épistolaire en liant étroitement la destinataire
partie de [s]a propre existence (l. 6). à l’action de la scène : il fait peser son ombre sur
la deuxième partie (l. 11-43) est tout aussi dédiée tout le passage, et fait même imaginer sa mort à
à l’amitié, mais indirectement, puisque claire incite son amant. ainsi, il utilise la lettre à la fois comme
saint-preux à partir par attachement pour Julie. c’est une boîte à émotions, un réceptacle où peuvent
l’amitié qui guide tout le texte. s’exprimer tous les sentiments, et surtout ceux que
l’on n’ose se déclarer en face, et en même temps
3. julie présente-absente
comme le lieu naturel du récit et de l’information :
Julie ne parle pas dans ce texte : elle n’est que la
Julie autant que le lecteur a besoin d’être informée
correspondante de claire. mais elle n’en est pas
sur la situation.
moins le centre de l’extrait. tout se fait pour elle et
à partir d’elle : elle occupe constamment les pensées n Vers le Bac (invention)
de claire avant l’arrivée de saint-preux (on peut de saint-Preux à milord édouard
relever notamment l’abondance des références à la j’étais ce matin, milord, dans les plus grandes agita-
deuxième personne : l. 1, 4, 5-6, 8, 11), elle dirige tions. on me disait julie malade et j’allais m’enquérir
claire dans son action face à saint-preux, et elle de sa santé auprès de sa cousine. on me reçut avec
revient constamment et presque uniquement dans le la plus grande rigueur : impossible de rien savoir de
discours de celui-ci (il avait su que tu étais malade, son état. mes questions étaient détournées ; on me
l. 14 ; cent questions sur ton état, l. 21-22 ; julie est fit même croire à sa mort. quel ne fut pas le déchi-
morte ! julie est morte !, l. 41). rement de mon âme à cette supposition ! combien je
4. la personnalité de saint-preux souhaitais alors la fin de cette vie promise à tant de
saint-preux apparaît ici comme l’amant émotif, désespoir !... heureusement il n’en était rien : elle
emporté, mais influençable et facilement manipu- vit. quant à moi, on me demande de partir, mais je
lable. il ne fait rien véritablement dans cette scène. ne sais si je pourrai le supporter.
tout est prêt avant qu’il arrive, et claire n’a plus qu’à Pour aller plus loin
appliquer son stratagème (l. 29-31, 34-36). toutes pour situer le texte dans une perspective historique
ses réactions sont prévues par elle, et à l’annonce de plus large, évoquer la tradition amoureuse à l’origine
l’imagination fougueuse (l. 33) succède le discours de ce texte et de son titre : l’histoire et la corres-
emporté du héros (l. 40-43). malgré son amour fou, pondance d’héloïse et abélard ; et d’autre part,
saint-preux semble ici entièrement contrôlé par le mentionner la « descendance » de la nouvelle
personnage de claire. héloïse, avec des romans comme le lys dans la
5. une scène de théâtre ? vallée de Balzac.
cette scène présente de nombreuses caractéristiques
théâtrales. claire est ici l’auteur et le metteur en scène cervantès
de la pièce. elle va diriger saint-preux dans le rôle 4 Don Quichotte de la Manche ▶ p. 21
qu’elle lui fait endosser, celui de l’amant éploré : au-
delà des répliques au style direct des personnages et Pour commencer
du discours pathétique final de saint-preux, le texte il s’agit d’un épisode caractéristique du roman consi-
nous offre les commentaires de l’auteur-metteur en déré comme fondateur de la modernité. rappelons
scène en marge de la pièce : j’ai mieux aimé l’acca- que, pour michel Foucault, don quichotte, dans sa
bler d’abord pour lui ménager des adoucissements distance à l’égard du monde chevaleresque, marque
(l. 34-35) ; et ses didascalies : Prenant donc un ton le passage de l’épistémè renaissante (vision du monde
plus sérieux, et le regardant fixement (l. 36-37). basée sur l’analogie) à l’épistémè classique (vision
du monde basée sur la représentation).
n Perspectives
les possibilités du roman épistolaire n Observation et analyse
rousseau ici utilise le cadre de la lettre non pour 1. situation de don Quichotte
livrer un commentaire moral et politique, comme don quichotte commence ici son errance, à l’imita-
montesquieu (➤ manuel, p. 30), mais pour donner à tion des chevaliers médiévaux qui partaient sans but
un récit la dynamique d’un discours adressé, comme à la recherche d’aventures et d’exploits. le narrateur
laclos (➤ pp. 26-27) : ici, le récit de la rencontre nous précise bien le lieu réel où il arrive, une auberge

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 17


(l. 3, 5, 8, 12), et les personnages réels qu’il rencontre, pouvoir de poétiser le monde) que les risques d’une
deux prostituées (l. 1-2) et un porcher (l. 15). illusion totale et, à l’inverse, la pauvreté d’une réalité
brute que n’habiterait pas l’esprit du roman.
2. le comique de scène
le comique de scène provient du décalage constant
entre cette réalité décrite en sous-main par le narra- n Vers le Bac (commentaire)
teur et ce qu’imagine don quichotte. au début de on remarque que le narrateur ne laisse jamais l’ima-
l’extrait, l’auberge nous est présentée ainsi que les gination de don quichotte s’étendre longuement sans
deux filles […] publiques (l. 1-2). suivent les diva- que lui-même rectifie la perspective. sa méthode est
gations de don quichotte qui croit voir un château de donner pour l’auberge, les filles ou le porcher,
(l. 5-6) ; le luxe de détails ajoute au comique de la une description initiale du réel et de faire jouer
scène : quatre tours, chapiteaux d’argent, pont-levis après le contraste. au sein des passages où domine
et douves (l. 6-7). le fait de prendre les deux pros- l’imaginaire, le narrateur est toujours présent à travers
tituées pour deux gracieuses demoiselles (l. 13) ou les il crut (l. 5) ou les il prit (l. 12), qui rejettent
le porcher pour un nain chargé d’annoncer sa venue tout de suite les divagations du personnage dans
(l. 17-18) participe de la même veine. et le discours l’impossible et la chimère. l’effet est donc celui
de don quichotte, en décalage total lui aussi avec la de la distanciation constante, même si l’ambiguïté
situation, n’est pas le moindre ingrédient comique subsiste sur le jugement du narrateur à l’égard de
de l’extrait. son héros : critique certes, mais somme toute bien-
veillante et amusée.
3. un texte parodique
le genre parodié est le roman de chevalerie médiéval. Pour aller plus loin
on peut lire à travers ce texte le passage type des
ouvrir la perspective sur d’autres figures de lecteurs
romans du xiiie ou xive siècle : l’arrivée du chevalier
dans la littérature, à commencer par mme Bovary
errant devant un château où il demandera l’hospitalité
ou Bouvard et pécuchet.
et la rencontre avec de belles demoiselles dans la
tradition de la fin’amor. la description du château
imaginaire se présente ici comme une citation desdits
romans : et autres accessoires qui accompagnent Tristan L’Hermite
toujours la description des châteaux (l. 7-8). le 5 Le Page disgracié ▶ p. 22
nain qui annonce l’arrivée du chevalier (l. 17-18),
les nobles demoiselles à la porte (l. 12-14), l’armure
Pour commencer
(l. 19), l’écurie (l. 12), le nom donné au cheval (l. 9,
11), tout cela renvoie directement le lecteur au monde il est intéressant de montrer aux élèves un texte peu
littéraire et non au monde réel. connu de la tradition romanesque, à mi-chemin entre
plusieurs genres : roman d’apprentissage, roman
4. la leçon de l’épisode picaresque, roman sentimental, roman autobiogra-
ce texte se présente avant tout comme un texte phique... le passage a été choisi avant tout pour sa
comique et comme une parodie des romans de drôlerie et sa légèreté.
chevalerie ; mais au delà, c’est tout notre rapport
au monde qui est ici mis en doute par cervantès. n Observation et analyse
don quichotte est la figure du lecteur telle que 1. le comportement du page
la modernité, depuis le xvie siècle, l’a créée. son le page, qui feint d’abord le contentement (l. 2), a
portrait est une caricature évidemment, mais son l’âme de plus en plus sombre en voyant le mutisme
rapport au monde dit quelque chose de la relation de la linotte perdurer. il en vient même, dans la
de tout un chacun au réel. est-il possible d’accéder dernière partie de l’extrait, à faire des prières pour
au monde extérieur sans filtre culturel ou littéraire ? que la linotte daigne prononcer un son (l. 11). le
cette question ouverte par le roman de cervantès mouvement du passage semble donc aller d’une
reviendra tout au long de l’histoire littéraire, que situation stable où le page a sauvé la face à une
ce soit dans les romans comiques du xviie siècle ou menace possible pouvant peser sur lui (sa friponnerie
plus tard au xixe dans les romans de Flaubert. en risque à tout moment d’être découverte). la chute
ce sens, ce sont moins les valeurs chevaleresques en du passage renverse tout à l’avantage du page, qui
elles-mêmes qui sont mises en cause (elles gardent le sait rire et faire rire de la situation (l. 19).

18 n 1re partie. Le roman et ses personnages


2. Friponnerie et frayeur du page elle n’en pense pas moins (l. 19). on peut remarquer
le page est un fripon, car il trompe son maître, que l’exagération et l’hyperbole sont souvent à
dépense son argent au jeu et tente de lui faire passer l’origine de ces décalages comiques.
une linotte sauvage pour une linotte dressée. mais le
lecteur ne peut s’empêcher d’avoir de la sympathie 5. le narrateur et son humour
pour lui : parce qu’en tant que narrateur, sa proximité le narrateur n’est pas dupe de lui-même. si le
avec le lecteur est accrue, parce que l’objet de la décalage comique est possible, c’est parce que nous
friponnerie est de peu de conséquences, et enfin avons affaire à un narrateur plus âgé qui regarde ici
parce que le narrateur présente tous ces événements les errements de sa jeunesse. nous pouvons parler
avec beaucoup d’humour. si bien que l’on pourrait d’humour parce qu’il regarde avec amusement et
lire ce texte sans faire attention à la menace qui est tendresse cette époque de son passé et qu’il est
du moins constamment présente, celle du renvoi par lui-même conscient de la disproportion entre ses
le maître : la frayeur du page (un visage plus gai pensées et sa situation : car pour peu que ma linotte
que n’était mon âme, l. 1-2 ; sens fort de ennuyé, eût gringoté quelque ramage, j’eusse fait passer cela
l. 15 : « inquiet », « tourmenté ») fait rire ; mais se pour une merveille (l. 12-13).
cache derrière elle, tout de même, la possibilité de la
disgrâce, du déclassement et de la défaveur. n Perspectives
un personnage picaresque
3. la place du langage le page est un pícaro parce que c’est un fripon,
le langage est au centre du récit puisque toute qu’il s’adonne à ses passions (comme celle du jeu),
l’action est axée sur le chant de la linotte, qui reste, que sa situation est précaire auprès de son maître.
malgré toutes les sollicitations, résolument muette. contrairement au pícaro par contre, il n’est pas de
c’est donc la parole du page qui va remplacer cette naissance incertaine mais cadet d’une famille pauvre.
parole défectueuse : il a constamment conscience de ses méfaits et une
– d’abord par l’hyperbole, en grossissant l’achat de certaine naïveté l’habite.
l’oiseau : mon maître, qui ne fut pas peu réjoui d’ap-
prendre de moi que j’avais surmonté mille difficultés n Vers le Bac (invention)
pour lui faire avoir cet animal incomparable (l. 2-4) ; j’étais bien malade l’autre jour et mon page, pour
– ensuite par les excuses qu’il lui trouve (l. 8-9), me divertir, proposa de me rapporter une linotte
puis par les prières qu’il fait : je faisais mille vœux capable de siffler. ce divertissement inattendu me
secrets au ciel (l. 11) ; réjouissait par avance. j’attendis longtemps son
– ou encore par les paroles imaginées si elle venait à retour, pensant à la fin qu’il lui était arrivé malheur
parler : tant je m’étais préparé d’en dire de louanges et qu’il avait été détroussé par des voleurs de mon
extraordinaires (l. 13-14). argent et de sa vie. il n’en était rien mais la recherche,
toutes ces paroles réelles ou imaginaires, prononcées nous dit-il, avait été fort longue. la linotte ne disait
ou non, sont rapportées au discours indirect ou au mot. je fis fermer les fenêtres et sortir les gens
discours narrativisé, ce qui rend plus percutante pour la rassurer et l’enjoindre de chanter. rien n’y
encore la dernière réplique, celle-là au discours direct faisait. trois jours passèrent ainsi et je commençais
(l. 19), qui signe la fin de l’épisode de la linotte. à soupçonner quelque friponnerie de la part de mon
4. la progression du comique page lorsque je lui dis :
le rire est provoqué ici par le décalage constant « que veut dire cela, petit page, votre linotte ne dit
entre la situation et le comportement du page. tout mot ? »
d’abord le récit du page sur l’achat de l’oiseau il me répondit, sans se démonter :
(l. 3-4) ne peut manquer de faire rire celui qui a lu « monsieur, je vous réponds que si elle ne dit mot,
comment le page avait perdu tout l’argent de son elle n’en pense pas moins. »
maître au jeu. les prières du page adressées pour la
résolution d’une situation aussi ridicule (l. 11) ainsi Pour aller plus loin
que le décalage entre les louanges hyperboliques du on rapprochera ce texte de textes autobiographiques,
page (l. 13-14) et le bruit hypothétique de la linotte pour articuler les deux objets d’étude au programme :
sont du plus haut comique. enfin la réplique finale « le roman » et « l’autobiographie », et pour conduire
brille par son absurdité totale, puisque la linotte y les élèves à s’interroger sur les relations entre fiction
devient quasiment un être humain : si elle ne dit mot, et réalité dans l’écriture de soi.

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 19


Vers la lecture de l’œuVre plus en première ligne et le monde extérieur le rem-
place comme centre du regard et centre du récit.
Tristan L’Hermite
Le Page disgracié ▶ p. 23 n registres et genres
5. un roman picaresque ?
n récit et personnages nous sommes dans un roman picaresque tout d’abord
1. la structure du récit parce que nous avons affaire à une narration à la
les moments les plus importants de la jeunesse du première personne et que le narrateur erre de lieu
page sont sa vie chez son maître (apprentissage, en lieu, spectateur et acteur de diverses aventures
goût du jeu…), le meurtre qui entraîne la disgrâce, (➤ perspectives, manuel, p. 22). là pourtant où
l’épisode anglais (amour, tentative d’empoisonne- le texte se démarque de cette tradition, c’est dans le
ment à l’encontre du page, emprisonnement, fuite), personnage du page qui n’est pas vraiment un pícaro
l’épisode norvégien puis le retour en France. la au sens strict : certes, il est désargenté, mais il est
division en deux parties sépare bien l’époque de issu d’une bonne famille ; de plus ses friponneries ne
l’apprentissage et l’époque de l’observation, mais on sont pas rouerie ; et l’innocence, la naïveté, l’amour
pourrait subdiviser la première partie en deux parties, l’emportent souvent dans son cœur.
comme le suggère henri coulet dans le roman
jusqu’à la révolution (armand colin, 8e éd., 1991), 6. un épisode « romanesque »
ce qui donnerait : première partie, le jeu, jusqu’à tout d’abord cette inspiration romanesque est visible
la disgrâce ; deuxième partie, la passion (épisode dans les récits que conte le page à la jeune anglaise :
anglais) ; troisième partie, le spectacle. les éthiopiques, la jérusalem délivrée, Psyché et
cupidon… le page est celui qui connaît les romans
2. l’évolution du page
et celui qui, dans cette partie, tente de les vivre.
du premier au seizième chapitre se fait déjà sentir amour, mots échangés, cœurs embrasés, jalousie,
une marche vers la désillusion. le page apprend rivalité, empoisonnement, emprisonnement, éva-
la réalité de sa condition, la différence entre lui et sion… – autant d’ingrédients qui font de cet épisode
son maître. il subit de mauvaises influences qui le une réécriture des grands romans d’amour en vogue
poussent au jeu. la mélancolie, trait récurrent du à l’époque. la fin du passage est un retour brusque
personnage, commence à se dessiner chez lui. tout à la réalité. le procès et ses complications, la fuite
cela conduit le page jusqu’au meurtre, qui scelle son mais sans enlèvement de la belle, tout cela conduit à
destin, marque la disgrâce, et l’oblige à la fuite. mettre un point final à cette échappée romanesque.
3. le page et l’amour
7. le nain et le comique
nous avons affaire ici à un trio amoureux, dans
le nain est un personnage comique au plus haut point.
le plus pur style romanesque. il y a l’amant (le
Fourbe, il espionne tous les habitants du château,
page), la maîtresse, et le rival (l’écuyer). le page
mais a peur d’un coq d’inde qui vient voleter près
tombe véritablement amoureux de sa maîtresse (nous
de lui lorsqu’il passe dans la cour. de personnage
sommes loin ici du roman picaresque). son âme est
potentiellement néfaste, le nain devient personnage
embrasée, et la fin du chapitre xxvi décrit comment
comique. il l’est encore plus dans l’affaire des per-
son visage est à tout moment présent à sa pensée :
drix, où le carnavalesque atteint son sommet. le
« il me semblait que je la voyais toujours […]. elle
contraste entre la situation réelle (les perdrix dans
n’était pas seulement présente à mes veilles, je la
ses chausses) et l’attitude qu’il semble avoir (une
voyais encore en mes songes, si bien que je n’étais
envie pressante) prête à rire, de même plus tard que
plus un moment sans inquiétude. » l’opposition avec
le déchaînement des deux filles sur les chausses et
le rival ira jusqu’à la tentative d’empoisonnement,
sur le bas ventre du nain.
ce qui sonnera la fin de l’épisode anglais.
4. les changements de la deuxième partie n raison et sentiment
la deuxième partie change assez radicalement de la 8. mélancolie et désenchantement
précédente. ici nous sommes beaucoup moins dans la mélancolie se marque à toutes les étapes du
la confidence personnelle et dans la pseudo-autobio- récit. depuis le début (chapitre iv : « l’étude m’avait
graphie ; nous entrons dans l’histoire comique où le donné tant de mélancolie que je ne la pouvais plus
narrateur se fait spectateur du monde qui l’entoure supporter »), jusqu’à la fin. aux moments de désil-
(avares, châtelains, étudiants…). le narrateur n’est lusion, la mélancolie est forte, comme à la fin de

20 n 1re partie. Le roman et ses personnages


l’épisode anglais, lorsqu’il songe avec mélancolie l’impression laissée au lecteur par le dernier para-
sur le rivage de norvège. le mélancolique, dans la graphe, où des grieux se soucie peu de ce qui vient
tradition aristotélicienne, c’est bien évidemment de se passer, est donc assez contrastée.
celui qui est marqué par le génie, celui qui a des
2. l’impression de rapidité
dispositions à la folie, à l’art, et à la poésie. il n’est
pas indifférent que tristan poète se représente ainsi c’est la parataxe qui donne au texte cette impression
comme un mélancolique de toujours. constante de rapidité, que ce soit au début : j’aperçus
les clefs, qui étaient sur la table. je les pris, et je le
9. le narrateur et son « moi » passé priai de me suivre (l. 2-3), ou à la fin : c’était un
c’est un moi plus âgé qui se raconte, qui parle de puissant coquin, qui s’élança sur moi sans balancer.
son enfance, de sa jeunesse, qui annonce un livre je ne le marchandai point ; je lui lâchai le coup
à venir où sera contée la suite de son aventure. le au milieu de la poitrine. (l. 13-14). les paroles
regard du moi présent sur le moi passé installe un échangées sont elles-mêmes assez brèves (l. 1-2, 5-6,
décalage qui permet le jugement, l’amusement, la etc.), les gestes vifs et rapides (présent de narration :
mélancolie, et souvent l’humour. le narrateur n’a l. 11). les constructions syntaxiques insistent sur
jamais peur de se montrer ridicule (voir l’épisode de la simultanéité des actions : À mesure que (l. 4-5),
la linotte), mais il le fait avec un regard somme toute Pendant qu’il (l. 9), en le poussant (l. 16).
bienveillant sur les épisodes de sa jeunesse.
3. les aspects d’un roman d’aventures
10. les leçons du roman nous avons affaire ici à une scène qui fait référence
ce qui ressort le plus de tout ce roman, comme à à toute une tradition romanesque. le récit d’évasion
la fin des romans picaresques espagnols, c’est le est en effet présent dans tous les grands romans
desengaño, le désenchantement, après toutes ces d’aventures du xviie siècle. la situation de départ ici
aventures et tous ces malheurs. le page n’arrive pas à est assez typique : un jeune homme est enfermé dans
se fixer dans un lieu et, s’il rit souvent des événements une prison et cherche à s’en échapper pour libérer
qu’il vit sur son chemin, le chagrin l’emporte malgré sa bien-aimée. sur le chemin de la liberté, le héros
tout. la fin de l’épisode anglais marque la fin des rencontre des obstacles : le pistolet a remplacé l’épée
illusions. le dernier chapitre annonce du moins le mais peut faire attendre un duel. l’altercation avec le
futur état de poète de tristan : c’est là qu’il trouvera domestique pourrait être vue, dans cette perspective,
le lieu véritable où exprimer ses sentiments. quant comme l’équivalent du duel ancien.
au lecteur, il tire de ce roman une leçon de lucidité,
4. un héros « romanesque » ?
pragmatique et non idéaliste, sur les illusions de la
jeunesse et sur le fonctionnement de la société. mais des grieux apparaît pourtant peu romanesque.
le « duel » avec le domestique est plus un meurtre
qu’autre chose. et des grieux, non content d’avoir
tué un homme, se défausse sur le père supérieur
Prévost
6 Manon Lescaut ▶ p. 24
de la culpabilité du crime : voilà de quoi vous
êtes cause, mon Père, dis-je assez fièrement à
mon guide (l. 14-15) ; et même, peu après, sur
Pour commencer lescaut : c’est votre faute, lui dis-je ; pourquoi me
impossible d’écarter d’un parcours sur le roman l’apportiez-vous chargé ? (l. 20). tout le monde
du xviiie siècle le chef-d’œuvre de l’abbé prévost. est donc responsable sauf lui : on est loin de la
le but est ici d’étudier un passage moins attendu : générosité héroïque.
non pas une description de la passion amoureuse,
mais une scène d’évasion un peu ratée qui marque 5. les paroles de des Grieux
la distance avec le roman idéaliste. toutes les paroles au discours direct de des grieux
sont exprimées pour se dédouaner des conséquences
n Observation et analyse possibles de cette évasion. une casuistique peut
1. une évasion réussie ? alors se mettre en place en filigrane, qui permet
l’évasion est réussie dans la mesure où des grieux a au narrateur de se dire innocent du crime. le père
pu sortir de sa prison, d’où sa satisfaction (l. 21-22). supérieur va en effet contrevenir aux deux recom-
mais les choses ne se passent pas vraiment comme mandations initiales de des grieux : si vous voulez
prévu. de simples menaces à l’encontre du père, la vivre, ouvrez-moi la porte (l. 1), et Point de bruit mon
scène évolue vers le meurtre du domestique (l. 14). Père (l. 5-6). des grieux a beau jeu alors d’accuser

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 21


le père du meurtre du domestique : il s’exprime fiè- lecture d’image
rement (l. 15), ne semblant pas plus que cela choqué
Hogarth
par ce qui vient de se passer. le même schéma se 7 « Le Contrat de mariage » ▶ p. 25
reproduit avec lescaut : accusation et apparente
indifférence (cependant je le remerciai d’avoir eu
cette précaution, sans laquelle j’étais sans doute à Pour commencer
saint-lazare pour longtemps, l. 21-22). hogarth connaît une grande vogue actuellement
en France, où des expositions lui sont consacrées.
n Perspectives les élèves n’auront pas de mal à trouver des repro-
récits d’évasion ductions de son œuvre, très caractéristique, dans
le récit d’évasion, s’il a toujours un arrière-fond sa dimension satirique, du xviiie siècle. on trouve
romanesque, est souvent raconté de manière paro- représentée dans de telles scènes la réalité sociale
dique et humoristique, tant il joue sur des clichés qui, à la même époque, intéresse de plus en plus les
bien établis. retz, dans ses mémoires, a beau se romanciers (en particulier en angleterre : defoe,
donner généralement le beau rôle, il parsème son richardson…).
récit d’évasion de petites notations comiques sur sa
situation. de même casanova, dans l’histoire de ma n Observation et analyse
fuite des Plombs, ou stendhal dans la chartreuse 1. les personnages représentés
de Parme pour l’évasion de Fabrice del dongo. le comte se situe à droite du tableau : on le reconnaît
au contraire, des grieux n’a pas ce détachement à son habit luxueux et à l’arbre généalogique qu’il
amusé sur son action, et son indifférence paraît pointe du doigt comme pour prouver la grandeur
plutôt répréhensible au lecteur qui le voit commettre de ses origines et ainsi négocier de manière plus
un crime. avantageuse le contrat de mariage. il souffre appa-
remment de goutte, puisque son pied est bandé. en
n Vers le Bac (commentaire) face de lui, au centre du tableau, on peut reconnaître
ce texte vaut par la version qu’il nous donne d’une le marchand, avec son habit bourgeois et ses lunettes.
évasion (version du narrateur) et par ce que l’on peut le futur époux, habillé de manière élégante, se
reconstituer des points de vue des autres personnages trouve à gauche du tableau. Juste derrière lui on peut
et de l’auteur. reconnaître, timide et effacée, la fille du marchand
– le père supérieur s’exprime au style direct pour qui tend l’oreille aux propos de l’avocat.
dire : ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait cru ? (l. 5). il 2. composition picturale et hiérarchie sociale
condamne l’action de des grieux et ses menaces à le groupe des pères, à droite, est bien séparé du
l’encontre d’un homme d’église. groupe des époux, à gauche ; les pères prennent
– lescaut lui-même, sans condamner, s’interroge même possession de la majeure partie de l’espace,
sur les coups de feu (l. 19-20) : la réaction vive de puisque les deux époux se trouvent cantonnés à
des grieux et son accusation à l’encontre de son l’extrême gauche du tableau. les personnages
camarade font douter le lecteur des arguments du sont disposés de manière symétrique selon leur
chevalier. classe. aux deux extrêmes, les nobles (le comte et
– ce récit satisfait de l’évasion entre donc à certains son fils), et plus au centre, les bourgeois (le père
moments en conflit avec les faits, et provoque le et la fille). l’œil tombe naturellement, au milieu
doute sur l’action de des grieux : le lecteur peut de la toile, sur le marchand, objet ici de la satire :
dans ces contradictions apercevoir le point de vue c’est lui qu’on cherche à impressionner et dont
de l’auteur, plus distancié qu’on pourrait le croire on se joue.
de son personnage-narrateur.
3. les futurs époux
Pour aller plus loin les corps des deux jeunes gens ont beau être juxta-
lire des extraits de l’« avis de l’auteur » qui précède posés sur l’espace plat du tableau, en fait ils ne se
le récit de manon lescaut, à propos de des grieux – touchent pas, ne communiquent pas, et se tournent
« un caractère ambigu, un mélange de vertus et de même le dos. l’époux, nouveau narcisse, se regarde
vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et dans le miroir (il s’aime d’abord lui-même), et
d’actions mauvaises » –, pour poser la question du l’épouse, le visage dirigé dans l’autre sens, tend
roman comme « traité de morale », qui enseigne la l’oreille à un jeune homme habillé en avocat (elle
vertu par l’exemple de ce qu’il faut éviter. aime d’abord les conditions du contrat, si ce n’est

22 n 1re partie. Le roman et ses personnages


l’avocat lui-même). on peut imaginer que ce mariage pourrez faire alterner récit, description et discours
arrangé ne sera pas heureux et que l’incompréhension rapporté. le narrateur sera extérieur à l’histoire
régnera dans le ménage. racontée (récit à la troisième personne).
4. le décor : tableaux dans le tableau
le comte reçoit le marchand dans une salle richement Laclos
décorée, encombrée de toiles, donnant sur un palais 8 Les Liaisons dangereuses ▶ p. 26
en construction. tout cela est certainement fait pour
impressionner le bourgeois. le portrait d’un ancêtre Pour commencer
trône au centre de la pièce, juste au-dessus du mar- la lettre de valmont, déjà réjouissante de drôlerie
chand, comme un écho à l’arbre généalogique. la et de méchanceté par elle-même, gagne à être lue
tête de méduse, juste au-dessus de la future épouse, à la lumière de la lettre qui suit dans le roman,
ainsi placée sous le signe de la gorgone qui pétrifie celle de mme de tourvel. on peut ainsi saisir tout
quiconque la regarde, est évidemment un mauvais l’intérêt de la construction épistolaire mise en place
présage : l’on peut en venir à soupçonner l’apparente par laclos.
innocence de la jeune fille.
n Observation et analyse
5. potentialités romanesques 1. les différences entre les deux récits
nous pouvons en effet comparer ce premier tableau le premier texte est le récit fait par le responsable
d’une série de six à un incipit de roman. situation de toute cette machination. la scène de bienfaisance
romanesque type : l’organisation d’un mariage. est donc racontée avec distance et cynisme : tout est
enjeux visibles : arriver pour le comte à marier son faux ici pour le personnage-narrateur, et lui seul le
fils avec le meilleur contrat possible. tensions déjà sait (mais il s’empresse de tout dire à sa complice,
sensibles : l’indifférence des deux époux. enfin, une mme de merteuil). au contraire, le deuxième texte
intrigue qui semble se nouer entre la future mariée nous offre le récit et l’analyse de l’événement par
et le jeune avocat. une spectatrice indirecte et bienveillante. entre le
6. une scène comique premier récit ironique à l’égard de la morale et le
le marchand, qui est au centre du tableau, est celui deuxième, portant aux nues la bonté de valmont, le
qui va se faire berner par le comte. mais il n’est pas le contraste est saisissant.
seul caricaturé dans cette toile. le vieux comte avec 2. un pathétique trompeur
son arbre généalogique et ses ancêtres portraiturés on remarque dans le premier texte tout un vocabulaire
ne laisse pas de faire rire. la situation d’ensemble pathétique pour décrire les réactions des villageois ou
d’ailleurs est comique, et c’est plus de l’usage de de valmont : prosternée à mes genoux (l. 4), mouillés
ces mariages arrangés que de tel ou tel personnage de larmes (l. 5), remerciements (l. 11). la seule
que se moque le peintre. la dichotomie entre pères parole au discours direct : « tombons tous aux pieds
et époux, répétée entre les époux eux-mêmes, prête à de cette image de dieu » (l. 3) est l’expression type
rire et laisse envisager une fin désastreuse. les deux d’une émotion vive. ce pathétique (c’est d’ailleurs
chiens, symboles de la fidélité, semblent là comme un valmont qui emploie le mot, l. 11) est vrai pour les
contrepoint ironique à cette union mal engagée. villageois mais faux pour valmont, qui a organisé
la scène de bienfaisance et regarde tout cela avec un
n Perspectives œil amusé. son émotion et son plaisir ne sont que la
une série de tableaux réponse vaniteuse à l’admiration publique.
les autres tableaux nous montrent une jeune fille
beaucoup moins réservée que sur cette première toile. 3. une scène théâtrale
le mariage la libère moralement. elle va s’adonner au valmont lui-même explique qu’il ressemble au héros
jeu et tromper son mari, ce qui conduira à la mort de d’un drame, dans la scène du dénouement (l. 15).
ce dernier. les prémisses romanesques se confirment la comparaison avec le drame bourgeois, alors en
donc, ainsi que la portée satirique. vogue, s’impose (➤ manuel, p. 219). nous avons,
comme dans ces pièces, un village, des mères de
Pour aller plus loin famille, des enfants, des pères, tout le monde éploré
écriture d’invention : imaginez une première page de mais heureux parce que la pièce se termine pour
roman mettant en scène les données (personnages, le mieux. la scène qui se joue devant l’espion de
situations…) rassemblées dans ce tableau. vous mme de tourvel est une scène de drame bourgeois.

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 23


valmont lui-même se prête au jeu, dispense l’argent et en plus de cela immoral, cherchant à séduire une
et prend le rôle sacrilège de dieu vivant. prude non par amour mais par défi. ce jeu avec les
sentiments, cette indifférence totale à la morale sont
4. valmont et mme de tourvel
bien des caractéristiques libertines.
la confrontation des deux lettres nous montre tout
l’ascendant de valmont sur mme de tourvel. c’est n Vers le Bac (dissertation)
lui qui mène le jeu, qui tente de séduire, qui trompe laclos en effet nous offre le portrait d’un libertin
pour arriver à ses fins. même si valmont s’impose et d’un cynique, et cela pourrait nous conduire à
le jeu de la vertu pour obtenir mme de tourvel, ce le détester et à proscrire son libertinage. mais la
n’est pas la vertu mais le mensonge qui est au cœur situation est beaucoup plus ambiguë que cela : le
de leur relation. en croyant à cette scène du plus lecteur se sent proche de valmont, parce que son
haut pathétique, en relayant l’émotion des villageois savoir est souvent égal au sien et supérieur à celui
de paroles hyperboliques telles que : c’est le projet des dupes. il y a donc un plaisir de connivence qui
formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la s’installe avec le criminel et l’on prend intérêt à ses
bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles entreprises et à ses succès. d’autant que certaines
âmes (l. 16-17), elle montre la séduction opérée sur de ses remarques cyniques sur la société et la morale
elle par valmont. établie (par exemple : j’ai été étonné du plaisir
5. l’aveuglement de mme de tourvel qu’on éprouve en faisant le bien ; et je serais tenté
le fait que valmont se soit informé de la situation de de croire que ce nous appelons les gens vertueux
la famille avant d’arriver par hasard dans le village n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous le dire,
devrait mettre la puce à l’oreille de mme de tourvel : l. 6-8) pourraient fort bien figurer dans des recueils
il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre de moralistes et, par leur apparence de perspicacité
eux et avec lui, avaient dit qu’un domestique, qu’ils et d’universalité, soulèvent l’approbation du lecteur
ont désigné, et que le mien croit être celui de m. de plus que sa désapprobation.
valmont, avait pris hier des informations sur ceux des
habitants du village qui pouvaient avoir besoin de Pour aller plus loin
secours. (l. 11-14). elle a ici l’information majeure comme dans le texte de rousseau (➤ manuel, p. 19),
qui devrait lui faire soupçonner la bonté de valmont ; on a ici une présence du genre théâtral au sein du roman
mais il n’en est rien et mme de tourvel l’analyse épistolaire. mais la parodie y est plus présente : en ce
comme un surcroît de vertu, aveuglée qu’elle est par qui concerne cette technique de réécriture, on pourra
son sentiment naissant pour valmont. rapprocher avec profit ce texte du chapitre 25.

6. position du lecteur
cyrano de Bergerac
le lecteur est informé de toutes les manœuvres de
valmont par valmont lui-même. il en sait donc plus
9 Les États et Empires de la Lune ▶ p. 28

que mme de tourvel, ce qui instaure une sorte de


complicité dans le crime (qui n’est pas pour rien dans Pour commencer
le scandale suscité par le roman). le lecteur en sait « histoire comique » qui entraîne son héros dans
même plus que valmont lui-même puisqu’il connaît les l’espace et sur la lune, le roman de cyrano vaut
réactions de mme de tourvel à l’événement : il peut par son originalité, son comique, et sa valeur
donc jouir pleinement du succès de la machination philosophique.
de valmont et de l’aveuglement de sa victime, donc n Observation et analyse
supposer la réussite future des plans du libertin. 1. le narrateur devant l’inconnu
la position du narrateur quant aux habitants de la lune
n Perspectives
évolue. il les prend d’abord pour des animaux (l. 1),
un parfait libertin
puis pour des êtres mythologiques (sirènes, faunes,
le libertinage est au départ une position philoso-
satyres, l. 7) ou des bêtes-hommes (l. 10), et enfin pour
phique qui remet en cause l’existence de dieu et
des hommes (l. 12). le texte, par la voix du narrateur,
se rapproche des thèses matérialistes. il n’y avait
va donc vers une humanisation des séléniens.
qu’un pas à faire, du « libertin » athée à un homme
de plaisir et de mauvaise vie, puisqu’il ne connaît 2. la réaction des habitants de la lune
plus les barrières de la morale chrétienne et du il est amusant et intéressant de voir que le narrateur
péché. valmont est ici sacrilège, cynique, ironique, est progressivement animalisé par les habitants de la

24 n 1re partie. Le roman et ses personnages


lune. il est tout d’abord un monstre (l. 9), c’est-à- apparemment la plus sûre d’entre elles (notre huma-
dire au sens originel du terme un prodige, une chose nité) peut être remise en cause.
incroyable qui attire l’attention. puis les séléniens
concluent de sa posture qu’il n’est pas un homme n Vers le Bac (commentaire)
(l. 16), pour voir en lui non seulement un animal, le narrateur se souvient des récits de son enfance
mais en plus une femelle (l. 26). (l. 6-7) et repense plus tard à son aventure et au
raisonnement des séléniens (l. 18-24). cela offre au
3. une démarche scientifique lecteur l’impression d’une rencontre de divers espaces
le narrateur est une figure d’explorateur, de curieux. temporels (passé qui est le présent de l’action, passé
grâce à ses inventions, il parvient à atteindre la lune des souvenirs d’enfance, présent de l’écriture qui est le
et à découvrir cet univers étrange et inversé. s’il futur par rapport au moment de l’action). ces passages
utilise continuellement les relations de cause ou de incessants aux diverses strates de temps indiquent la
conséquence, c’est à deux fins : pour informer de présence forte du narrateur, qui ne peut s’empêcher
ses propres conjectures, passées (l. 2-4) ou présentes de commenter son aventure, de l’éclairer par ce qu’il
(l. 18-24), ou pour entrer dans le raisonnement des connaissait ou ce qu’il a appris depuis. cela lui permet
séléniens (l. 14, 16, 25-26). cela montre son atta- de donner un récit clair et vraisemblable qui peut aller
chement au raisonnement et à la science. il cherche jusqu’à sa chute (la notation : à ce que je me suis fait
des explications à tout ce qui lui arrive, et il cherche depuis interpréter, l. 25, permet d’inclure la conclusion
à comprendre les raisons des autres et à leur donner comique même si elle était incompréhensible pour le
des assises philosophiques. narrateur à l’époque). en cela, le narrateur est proche
des auteurs de récits de voyage, ce qui ajoute une
4. le comique du récit touche comique au texte puisque nous sommes ici
le récit fait ici sourire, même si, ici ou là, la dans un voyage totalement imaginaire.
menace se fait sentir (nombre des séléniens qui
entourent le narrateur, comparaison avec le loup
Pour aller plus loin
on pourra inscrire cyrano dans le contexte du liber-
et la brebis, jugement des séléniens à son égard).
tinage intellectuel (avec gassendi, tristan l’hermite,
le comique naît avant tout du décalage entre
théophile de viau…) et montrer la portée philoso-
l’humanisation des habitants de la lune par le
phique de ce matérialisme. on montrera par ailleurs
narrateur et, inversement, l’animalisation du nar-
comment rostand, tout en transformant cyrano en
rateur par ces mêmes habitants. cette inversion
héros de théâtre (➤ manuel, p. 226), a conservé
des rôles prête d’autant plus à rire que la raison
certains traits du vrai cyrano, y compris des allu-
alléguée par les séléniens (le fait qu’il marche sur
sions aux états et empires de la lune (cyrano de
deux jambes) est justement la raison alléguée sur
bergerac, iii, 13).
terre en faveur de l’humanité. le narrateur se voit
devenir non seulement un animal de compagnie
mais en plus une femelle : l’inversion est totale, Lesage
et le fait que tout cela suive une déduction logique 10 Le Diable boiteux ▶ p. 29
avec prémisses et conclusion (l. 25-26) rend la
situation encore plus cocasse. Pour commencer
auteur surtout connu pour son roman picaresque,
5. la leçon de l’épisode histoire de gil blas de santillane (➤ manuel,
cette inversion des perspectives et des rôles n’est p. 85), lesage est l’un des principaux représentants
pas là uniquement pour faire rire. ce texte montre, du courant hispanisant, qui popularise en France des
aux hommes que nous sommes, la relativité de toute formes utilisées au-delà des pyrénées.
connaissance et de toute position philosophique.
les habitants de la lune se trompent certes sur n Observation et analyse
le narrateur, mais le narrateur lui-même les prend 1. la situation des personnages observés
pour des animaux au début. qui a raison contre les deux textes décrivent des scènes au sein de
l’autre ? le narrateur reconnaît même le bien-fondé la haute société madrilène. l’un des personnages
de leur argumentation (l. 18-24). peu importe les appartient sans doute à la haute aristocratie puisqu’il
positions soutenues finalement ; l’important est dans peut prétendre à une vice-royauté (l. 5). la première
la confrontation de ces positions, et dans l’évidence scène (l. 1-5) nous décrit un riche seigneur, vrai-
que rien n’est ferme dans nos connaissances, puisque semblablement joué par une dame qui profite avant

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 25


tout de sa fortune. la deuxième scène (l. 6-17) nous 5. des intrigues de comédies
présente une autre scène de duperie : un vieillard les intrigues traitées ici pourraient sortir tout droit
s’agite pour la naissance de son héritier, qui est en d’une comédie de molière : on a les barbons amou-
fait le fils de son domestique. reux qui sont dupes des plus jeunes, on a le mari
cocu, le décor bourgeois… le comique est créé
2. la fonction du regard constamment par le décalage entre ce qui est vu
tout repose ici sur le regard et la description. le et ce qui est réel : empressement du mari qui n’est
diable soulève les toits des maisons, et nous ne pas le père, par exemple. lesage se moque ici de la
connaissons l’intérieur que grâce au discours des société et de ses faux-semblants. la satire touche
deux protagonistes. jetez les yeux, vous y verrez non seulement la haute société mais l’humanité en
(l. 1), Y démêlez-vous (l. 7-8), vous voyez (l. 10), général, qui ne fonctionne que par mensonges.
j’en aperçois (l. 14), autant de termes qui renvoient
à la vue. asmodée et leandro donnent à voir au n Perspectives
lecteur ; et les décors, les situations, les gestes le lieu de l’action et la portée du roman
semblent figés dans des petits tableaux pris sur le le roman espagnol est encore très en vogue au début
vif. dans le premier cas, l’attention s’affine depuis du xviiie siècle, et lesage avoue lui-même dans sa
le cadre général (cet hôtel magnifique, l. 1) jusqu’au préface qu’il s’inspire pour le diable boiteux du
sujet humain (un seigneur couché, l. 2) et au détail diablo cojuelo de guevara. le cadre est donc lié
des objets (l. 2-3). l’enchaînement d’un tableau à avant tout à ce roman fondateur et à cette mode his-
l’autre se fait ensuite par un déplacement du regard, panisante. sinon, comme dans bon nombre de romans
d’un lieu à l’autre (la maison prochaine à main français de l’époque, les situations décrites sont
gauche, l. 7). dans le second tableau, le regard se autant françaises qu’ibériques. voltaire, dans Zadig,
fixe successivement sur les trois personnages (l. 8-9, choisit Babylone pour parler de la situation politique
10-14, 14-17). et religieuse de la France et de l’europe (notamment
pour éviter la censure). lesage, quant à lui, ne fait
3. voir et savoir pas œuvre de polémiste : il cherche à donner, dit-il,
pourtant la vue n’est rien, elle ne livre à leandro que « un tableau des mœurs du siècle ». avec le diable
les apparences, et seul asmodée peut lui donner les boiteux, il fait œuvre de moraliste et décrit la nature
clefs pour tout comprendre. chaque tableau fonc- humaine dans ce qu’elle a d’universel.
tionne selon un schéma bipartite : 1) description de
ce que l’on peut voir ; 2) explication par asmodée, n Vers le Bac (invention)
qui fournit des informations complémentaires (car, doña Fabula. – ciel ! je crois que le temps presse,
l. 3-5 ; qui vient d’envoyer, l. 9-10 ; la chose, l. 16-17). monsieur mon mari ; et qu’il faudrait aller quérir
soulever les toits des maisons ne sert donc à rien en la sage-femme.
soi, cela ne livre que d’autres apparences, et il faut don torribio. – mon dieu ! est-il possible ? mon
le bon herméneute pour interpréter les faits et gestes fils va bientôt naître !
de toute cette société comique. à une servante. – courez trouver la sage-femme !
doña Fabula. – ne m’abandonnez pas, mon époux !
4. le rôle d’asmodée je souffre le martyre.
asmodée a le rôle de l’omniscient, du connaisseur, de don torribio. – en souriant : je m’en veux d’être
l’herméneute : il sait expliquer toutes les situations, un peu cause de tout cela.
notamment les intrigues amoureuses, à leandro. doña Fabula, souriant elle aussi. – oh, si peu !
il est l’auxiliaire indispensable de celui-ci et du
lecteur. il connaît tout mais ne livre pourtant pas Pour aller plus loin
aussitôt son savoir. il interroge leandro, et à travers approfondir le sens de cet acte : soulever les toits, et
lui le lecteur, en le prenant à témoin : n’êtes-vous de l’omniscience qu’il suppose, à mettre en rapport
pas charmé du bon naturel de cet époux ? (l. 11). avec l’omniscience romanesque. est-ce que tout
la chute qui suit n’en est que plus comique et roman moderne ne cherche pas à entrer dans les
plus cinglante. il montre comment la société est un maisons et dans les mœurs pour découvrir ce qu’elles
monde aux apparences trompeuses. le regard tout- recèlent ? on pourra comparer la planche du diable
puissant d’asmodée permet de lever les masques, à Paris (➤ manuel, p. 302), ouvrage directement
pour montrer au grand jour les vices les plus divers inspiré du diable boiteux, à d’autres extraits de
de l’humanité ordinaire. romans (➤ p. 34, par exemple).

26 n 1re partie. Le roman et ses personnages


4. l’enchaînement des répliques
Montesquieu
11 Lettres persanes ▶ p. 30
les répliques sont toutes au discours direct et les trois
protagonistes semblent se répondre les uns les autres :
Pour commencer monsieur, vous parlez là… (l. 7-8), et comptez vous
mêlant tout à la fois intrigue orientale et observation pour rien… (l. 10). mais en fait il n’y a pas de vrai
sociale, le roman nous offre des figures ambiguës dialogue : chacun est enfermé dans son monde, dans ses
avec rica et usbek, bons analystes de la situation passions, dans ses intérêts. seul les unit le même éloge
européenne, mais condamnables pour leur propre des premiers temps du règne de louis xiv. cette appa-
intransigeance. rente unité pour des raisons si diverses est évidemment
comique, ajoutée au ridicule des différentes répliques.
n Observation et analyse rica enregistre les informations, les paroles, mais ne
1. la thèse du texte les commente pas : il est observateur et retransmet
la thèse de ce passage, la partialité des hommes dans tout ce qui se dit, même les remarques ironiques de
tous leurs jugements, est formulée dans la maxime l’un des participants à l’égard du « lâche ». c’est le
des lignes 15-16 : il me semble, usbek, que nous ne deuxième paragraphe qui nous offre la pensée de rica,
jugeons jamais des choses que par un retour secret juge sévère de la partialité des hommes.
que nous faisons sur nous-mêmes. cette phrase est le 5. l’effet de la dernière phrase
centre nodal du passage autour duquel se répartissent
la dernière phrase produit un effet comique. nous
plusieurs exemples : les trois exemples français (le
avons ici une supposition totalement absurde, les
vieux seigneur, l’ecclésiastique, et le lâche) qui
triangles se choisissant un dieu, mais l’exemple
amènent la maxime et les trois exemples exotiques
montre tout le ridicule de la situation. au-delà de
(nègres, peuples divers, idolâtres) qui la suivent, en
son aspect comique, la chute accroît l’universalité du
une symétrie parfaite.
message, grâce à l’abstraction de l’image géométri-
2. les raisons des regrets que. il ne s’agit pas seulement de la France, comme
le vieux seigneur regrette colbert parce qu’il servait pourrait le laisser entendre le premier paragraphe ;
ses intérêts et lui faisait payer [s]a pension (l. 4-5). mais, dans le droit fil de l’élargissement du deuxième
l’ecclésiastique pense aux intérêts de l’église et à sa paragraphe, cette partialité dans les jugements touche
lutte contre l’hérésie (l. 9-10). on pourra ajouter que toute l’humaine nature.
le lâche, quant à lui, se félicite d’une loi qui lui permet
6. la tradition moraliste
de ne pas se battre (l. 13-14). tous trois regardent
cet élargissement final permet de rattacher ce texte
donc avant tout leur satisfaction personnelle ; cette
à la tradition moraliste. la maxime centrale pourrait
partialité est évidemment contraire à tout jugement
fort bien figurer dans un recueil et la petite scène
rationnel et juste, ce que souligne rica dans la
du début pourrait former l’un des caractères de la
maxime qu’il énonce.
Bruyère. le message ne se réduit pas à tel ou tel pays
3. les arguments des personnages (évocation des peuples africains au même titre que
et l’ironie de l’auteur des Français) ou à telle ou telle époque (évocation
tout le passage montre que l’auteur dénonce cette des dieux antiques humanisés au même titre que des
partialité inhérente aux jugements des hommes. le idolâtries modernes).
caractère grotesque des différentes répliques signale
l’ironie de montesquieu : dire le bel ordre qu’il y n Perspectives
avait dans les finances ! (l. 5-6) alors qu’il s’agit la France vue par un étranger
seulement du paiement d’une pension particulière est les lettres persanes n’inventent pas le principe de
évidemment excessif ; de même que parler du temps le l’étranger à paris. déjà en 1684-1689, le gênois
plus miraculeux de notre invincible monarque (l. 8-9) gian-paolo marana faisait paraître en français
pour évoquer la lutte contre le protestantisme. il y a l’espion du grand-seigneur, roman épistolaire contant
un fossé entre l’emphase dans l’éloge et la médiocrité le séjour en France d’un turc au début du règne de
des intérêts en jeu. à l’égard du troisième homme, louis xiv. le ton était assez différent du roman de
c’est un relais de l’auteur, à l’intérieur du texte, qui montesquieu, plus louangeur à l’égard de la France ; et
commente ironiquement les propos (charmé et observe l’étrangeté de paris pour un turc était moins marquée ;
si bien, l. 13 ; pour ne le pas violer, l. 14, s’opposent mais les descriptions de la ville et les analyses de la
aux douloureux cent coups de bâton, l. 14). situation politico-religieuse étaient abondantes.

1. Le romanesque à l’épreuve du monde (xviie-xviiie siècles) n 27


à côté de ce roman, on peut évoquer évidemment étrangers pour les autres peuples et leurs coutumes
le regard critique des séléniens, anciens voyageurs, peuvent êtres jugées, elles aussi, déraisonnables.
sur l’europe dans les états et empires de la lune de au « comment peut-on être persan ? » répond le
cyrano de Bergerac (➤ manuel, p. 28), ou celui de « comment peut-on être Français ? »
micromégas dans le roman de voltaire (➤ manuel,
p. 340). de plus en plus, le recours à la vision
Pour aller plus loin
étrangère devient un moyen de critiquer l’europe
le texte peut être mis en relation avec d’autres textes
et ses institutions.
dans trois directions :
n Vers le Bac (dissertation) – la question du genre : formes et enjeux du roman
la fiction, dans le cas des lettres persanes ou des épistolaire au xviiie siècle (voir rousseau et laclos
états et empires de la lune, permet la mise en place dans ce chapitre) ;
d’un écart salutaire pour juger nos mœurs et notre – l’esprit du mouvement : les lumières (voir en
savoir. difficile en effet de se regarder soi-même et particulier l’autre extrait de montesquieu, ➤ manuel,
de se critiquer. les habitudes passent très vite pour p. 405) ;
la norme, et, les populations étrangères n’obéissant – littérature et philosophie : le même et l’autre
pas à ces normes, elles sont jugées inférieures. (voir notamment, outre le texte de cyrano de
montesquieu, par son procédé fictif, montre comment Bergerac dans ce chapitre, ceux de pascal et voltaire,
les Français eux-mêmes sont perçus : ils sont des ➤ manuel, pp. 340).

28 n 1re partie. Le roman et ses personnages


Miroirs de la société :
2 le roman du xixe siècle
stendhal restauration. c’est une réaction agressive également
1 Le Rouge et le Noir ▶ p. 33
à l’égard du marquis de la mole, qui l’a toujours bien
traité jusqu’à présent, et qu’il s’apprête à trahir, au
mépris de son devoir et de ses engagements. le lecteur
Pour commencer peut se demander pourquoi Julien ne repousse pas à son
rappels sur le contexte historique de la fiction retour de mission le projet de posséder mathilde.
(➤ histoire politique et sociale du xixe siècle, cette réaction s’explique à la fois par la jeunesse
p. 47) : et l’impétuosité de Julien, et par des raisons plus
1814 : 1re restauration. louis xviii (frère de louis xvi) profondes dans la logique sociale et politique qui
rétabli par les alliés sur le trône de France. sous-tend le parcours du héros stendhalien. la
1er mars-18 juin 1815 : les cent-Jours : napoléon restauration est un régime réactionnaire où les aris-
revient au pouvoir. tocrates, qui avaient perdu leurs privilèges pendant
18 juin 1815 : défaite française à Waterloo. la révolution française, reviennent aux affaires avec
exil à sainte-hélène. 2e restauration : retour de le retour sur le trône des deux frères de louis xvi
louis xviii. (louis xviii et charles x). Julien incarne les forces
1824 : charles x succède à son frère. populaires, libérales, bonapartistes ou républicaines,
1830 : révolution de Juillet (les trois glorieuses : maintenues sous le boisseau, mais qui ressurgiront en
27, 28 et 29 juillet 1830). changement de régime : force à l’occasion des révolutions qui ponctuent les
monarchie de Juillet. louis-philippe d’orléans « roi changements de régime au xixe siècle. son compor-
des Français ». tement individuel est le reflet d’un désir de revanche
mise au point sur les courants politiques en présence politique et sociale.
en 1830 : légitimistes, orléanistes, républicains,
bonapartistes. rappeler que stendhal était libéral, 2. le « je » et le « moi »
et définir la notion à l’époque. le souci de son intérêt personnel prime, pour Julien,
dans cette circonstance où sa loyauté envers son
n Observation et analyse employeur pèse moins que la satisfaction de ses
désirs, et où son amour pour mathilde pèse moins
1. sentiments et réactions de julien
que la joie de posséder une fille de haut rang. la
les sentiments de Julien sont mêlés : fréquence des pronoms de la première personne
– humiliation (de devoir obéir aux ordres de la famille (particulièrement je et moi) dans le discours de
de la mole, de porter un habit qui trahit sa condition Julien traduit son individualisme. dans le premier
subalterne, de subir les manifestations de mépris de et le dernier paragraphe, l’anaphore de moi (l. 1,
certains aristocrates de la famille de mathilde) ; 2, 4, 5, 28, 30) permet à Julien d’exprimer le
– jalousie (à l’égard de ses rivaux, notamment le scandale de sa pauvreté et de son sort injustement
marquis de croisenois) ; exaltation (fierté d’être subalterne.
l’homme de confiance du marquis, et de se voir
confier de nouvelles responsabilités, bonheur d’être 3. Gestuelle, postures et déplacements de julien
aimé de mathilde) ; l’agitation d’esprit dans laquelle se trouve Julien se
– nostalgie (de l’époque où les jeunes gens méri- traduit, de manière assez théâtrale, dans ses gestes,
tants comme lui pouvaient espérer faire carrière, ses postures et ses déplacements, qui offrent un
➤ perspectives) ; contrepoint comique à son discours :
– désir de revanche sociale (fondé sur la conscience – son échauffement progressif est marqué tout
de ses capacités). d’abord par le mime du duel qu’il envisage avec
sa réaction est violente et agressive ; il ne s’agit pas le marquis de croisenois : et il faisait le geste du
d’une douce exaltation amoureuse – ce mot n’est coup de seconde (l. 16). étant plébéien, Julien ne
d’ailleurs jamais prononcé. pour Julien, posséder saurait se battre avec son rival, car le duel est une
mathilde est avant tout une revanche sociale, et un pas pratique aristocratique ; cette gestuelle est donc
décisif dans sa stratégie de conquête de la société de la le mime d’un combat égalitaire impossible. le

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 29


comique est dû au fait qu’ici Julien, étant seul, un type unique de héros romantique, et les mettre
se donne en représentation, narcissiquement, à en garde contre le contresens profond qui consiste à
lui-même ; donner à l’adjectif « romantique » le sens qu’il a pris
– il en va de même à la ligne 19 : en parlant lente- dans le vocabulaire usuel (où sont surtout activées
ment signifie que Julien, s’écoutant parler, cherche les connotations de douceur, de sentimentalité, voire
à se convaincre lui-même, et solennellement, de sa de mièvrerie).
supériorité sur son rival bien né ;
6. l’image de l’aristocratie
– quand Julien quitte sa chambre pour descendre au
jardin (l. 26-27), son déplacement est symbolique : selon Julien, les aristocrates de la restauration
l’étroitesse de sa chambre est la métaphore de l’en- se caractérisent par leur morgue dédaigneuse, leur
fermement dans sa condition sociale : au grand air, complexe de supériorité dû à leur sentiment d’ap-
dans le jardin, Julien se sent plus en phase avec son partenance à une caste (l. 2, 11-12). cette attitude
désir d’accomplissement personnel et de liberté ; est d’autant plus inacceptable, selon Julien, que
– la dernière phrase de l’extrait ironise sur la posture leur supériorité sociale n’est plus justifiée depuis la
de héros qu’il prend à ses propres yeux. chute de l’ancien régime. Julien regrette l’époque
la gestuelle, la posture, et les déplacements de Julien de la révolution et de l’empire où un homme du
révèlent donc son impétuosité, son désir de liberté, peuple pouvait faire carrière dans l’armée s’il se
et son narcissisme. montrait méritant (l. 30). les nobles qu’il fréquente
ne ressemblent plus en rien aux chevaliers du
4. le monologue intérieur moyen Âge ou aux grands serviteurs de l’état de
les pensées de Julien sont présentées sous la forme l’ancien régime. ils se comportent au contraire en
du monologue (puisqu’il est seul). les verbes intro- bourgeois capitalistes et vont jusqu’à commettre
ducteurs de ce discours indiquent qu’il s’agit le plus des délits d’initiés (l. 2-4), signe de leur corruption,
souvent d’un monologue intérieur (se dit-il, l. 1 ; se et non d’une quelconque noblesse de caractère.
disait-il, l. 19 ; se répétait-il, l. 28) ; mais il semble
que parfois, Julien se laisse aller à parler tout haut, ce 7. le narrateur et son héros
qui traduit de manière assez comique son exaltation comme souvent dans les romans de stendhal, le
(dit, l. 15 ; s’écria-t-il, l. 21). narrateur présente son héros avec une distance bien-
seul le verbe introducteur médiatise le discours, veillante. l’alternance du monologue intérieur et
qui est ensuite livré par le narrateur au discours de la narration (qui permet d’introduire de discrets
direct. on entend directement la voix de Julien, commentaires) permet cette mise à distance.
comme en témoignent les nombreuses marques l’ironie est perceptible à divers indices :
d’émotion (interrogations, exclamations, formules – la subtilité de certaines périphrases (par exemple :
indignées, syntaxe parlée). aux lignes 6-7, les la déroute de ce souvenir de vertu, l. 13-14) ;
italiques imitent graphiquement l’accentuation – les contrepoints gestuels (l’effet « grotesque »
du propos. de la scène de duel mimée, l. 16, où Julien joue les
5. l’individualisme romantique matamores) ;
le registre est polémique, et en partie argumentatif. – les commentaires incidents sur sa posture et son
il ne s’agit pas d’un monologue lyrique, où tout un intonation (l. 19, où l’hyperbole infinie souligne le
chacun pourrait se reconnaître : Julien n’exprime narcissisme du personnage) ;
pas un sentiment universel, mais ses revendications – le contraste implicite entre la posture sublime et
propres. son effet grotesque (dernière phrase).
il correspond à un certain type de personnage mais cette ironie n’est pas caustique pour autant :
romantique : le héros affirmant la légitimité de ses la fonction de Julien comme jeune premier de cette
sentiments, de ses opinions, et de ses aspirations histoire, sa quête amoureuse et sociale qui soutient
individuelles, face à une société perçue, dans ses le suspens de ce roman d’apprentissage, sa naïveté
lourdeurs historiques, comme un frein à l’épanouis- touchante, sa fragilité sociale objective, son caractère
sement de l’individu. la principale valeur de Julien bien trempé, ne peuvent qu’attirer la sympathie du
est le mérite (l. 19), valeur démocratique que reven- lecteur. aussi les commentaires légèrement ironi-
diquait déjà Figaro dans le mariage de Figaro de ques du narrateur font-ils paradoxalement partie
Beaumarchais. de la bienveillance qu’il semble éprouver pour le
n.-b. : faire remarquer aux élèves qu’il n’existe pas personnage.

30 n 1re partie. Le roman et ses personnages


n Perspectives la présence de l’homme du peuple dans le roman
le mythe napoléonien du xixe siècle est variable. il peut être représenté
le dernier paragraphe, qui évoque les guerres de collectivement, comme dans certains romans de
l’empire, convoque, avec la référence au glorieux hugo (notre-dame de Paris, les misérables), ou
général sorti du rang (l. 29-30), le fantôme de individuellement, comme dans le rouge et le noir,
napoléon Bonaparte. et sa figure peut être ou non valorisée (le peuple est
le mythe napoléonien est à son comble en 1830. décrit comme une foule sanguinaire et avilie dans
après l’exil de napoléon, au début de la restaura- l’éducation sentimentale, dans le passage qui narre
tion, son image était au plus bas : il incarnait alors le sac du palais des tuileries en 1848). inviter les
encore les défaites militaires françaises face aux élèves à ne pas généraliser à partir d’un seul exemple
puissances monarchiques européennes alliées, et on et à nuancer leur propos.
lui reprochait d’avoir entraîné dans la mort un fort le paragraphe commentant cet extrait pourra mettre
contingent de soldats français avec ses ambitions en lumière les points suivants :
impérialistes. mais l’annonce de sa mort, en 1821, – Julien, héros solitaire, individuel et individualiste,
fait sensation, et la publication de ses mémoires, le revendiquant une meilleure position sociale liée à
mémorial de sainte-hélène, propos consignés par son seul mérite ;
son aide de camp las cases, en 1823, est un succès. – expression d’une lutte entre les classes dans le
c’est le livre que Julien sorel tient caché dans sa discours de Julien : fonction critique du roman
chambre chez les de rênal. le mythe culmine en (rappeler que stendhal est un libéral) ;
1830 : pendant la révolution de Juillet, le bruit – évocation du contexte historique actuel (la
court même qu’il n’est peut-être pas mort et pourrait restauration) et ancien (l’empire) ;
revenir sauver la situation politique troublée de la – le désir de revanche et d’ascension sociale de
France. à l’été et à l’automne 1830, les théâtres l’homme du peuple comme moteur de ce roman
multiplient la programmation de pièces racontant sur d’apprentissage.
le mode hagiographique la vie de napoléon (dont
une écrite par alexandre dumas). Pour aller plus loin
non sans quelque distorsion avec la réalité, la figure l Groupement de textes sur le rôle des femmes dans
mythique de napoléon incarne l’homme du peuple l’ascension du héros au xixe siècle :
parvenu au faîte du pouvoir par son seul mérite – Stendhal, Le Rouge et le Noir (➤ manuel, p. 33) ;
individuel. pour la génération romantique, il est un – Balzac, Le Père Goriot ;
« génie », obéissant à sa seule voix intérieure, comme – Hugo, Ruy Blas ;
les génies de la littérature et des arts. – Maupassant, Bel-Ami.
l Groupement de textes sur le mythe napoléonien :
n Vers le Bac (dissertation) – Stendhal, Le Rouge et le Noir (➤ manuel, p. 33) ;
l’homme du peuple n’est pas une découverte du – Tolstoï, La Guerre et la Paix (➤ p. 43) ;
roman du xixe siècle ; on le trouve depuis l’origine – Hugo, « L’Expiation », Châtiments.
dans la veine réaliste du roman. au xviiie siècle, il l Bibliographie :
est présent dans les romans d’apprentissage comme – Paule Petitier, Littérature et idées politiques en
jacques le Fataliste, de diderot, ou les contes France au xixe siècle, Nathan, « 128 », 1996 ;
philosophiques comme candide, de voltaire. – Michel Crouzet, Le Rouge et le Noir. Essai sur le
au xixe siècle, sa promotion romanesque s’explique romanesque stendhalien, PUF, 1995.
par le contexte historique : la révolution française,
en prononçant la déclaration des droits de l’homme,
Balzac
et en abolissant les privilèges aristocratiques, a
proclamé l’égalité (de droit, sinon de fait) de tous
2 Le Père Goriot ▶ p. 34

les citoyens ; ce changement de perspective a des


conséquences esthétiques en arts et en littérature : Pour commencer
le culte d’un Beau sublime et unique n’a plus lieu indiquer aux élèves que le Père goriot est le premier
d’être ; tout a désormais droit de cité en poésie, en roman de la comédie humaine où Balzac met en
littérature et dans les arts, ce qui explique le succès œuvre le principe du retour des personnages. ce
du courant réaliste. le héros n’est plus forcément sera le cas de vautrin et de rastignac, tous deux
un être supérieur. pensionnaires de madame vauquer.

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 31


rappeler l’ambition de Balzac, affirmée dans – champ lexical de la couleur altérée : passées,
l’« avant-propos » de la comédie humaine, de se reteintes, déteintes, glacés (l. 23-24), rousses (l. 25) ;
faire l’ « historien des mœurs » de son temps – ce – l’emploi systématique des participes passés
qui signifie, en langage moderne, le « sociologue » employés comme adjectifs, qui disent l’empreinte
de son époque : souligner la dimension scientifique, et du temps : délabrés (l. 20), élimé (l. 22), passées,
non pas seulement romanesque, du projet balzacien. reteintes, déteintes, raccommodées, glacés (l. 23-24),
éraillés (l. 25) ;
n Observation et analyse – le jeu sur les préfixes disant la perte : délabrés
1. le point de vue narratif (l. 20), déteintes (l. 23), éraillés (l. 25), ou la répa-
le point de vue narratif varie légèrement. il est ration : reteintes (l. 23), raccommodées (l. 24) ;
globalement omniscient, comme l’indiquent les – les images : n’avaient plus que l’âme (l. 23).
connaissances déployées par le narrateur sur les les pensionnaires ne sont pas dans la misère, car ils
sentiments de madame vauquer (enfants gâtés, l. 11) réussissent à maintenir les apparences de la décence
et sur sa situation générale (bon an, mal an, l. 4). le de leurs vêtements, mais ils sont dans la gêne.
commentaire sociologique du narrateur (l. 15-16)
contribue à cette impression. 4. technique du portrait collectif
mais dans la seconde partie du texte, consacrée au ce portrait collectif sert d’introduction à une galerie
portrait physique collectif (l. 18-28), le point de de portraits individuels. il vise à donner une impres-
vue devient extérieur (focalisation externe) : les sion d’ensemble des hôtes de madame vauquer.
personnages sont vus par un œil « photographique », Balzac peint d’abord les différents étages de la
qui dépeint les signes, et les interprète ensuite (voir pension. notre extrait commence à la fin de cette
question 3) non pas en fonction d’un savoir préala- géographie sociale des lieux, qui se conclut, de bas
ble, mais en fonction d’une déduction à partir des en haut, par l’identification des habitants du grenier
signes visibles. après ceux du troisième étage.
le narrateur ne se contente pas de décrire de manière les personnages ne sont pas encore individualisés ;
neutre (ce qui, du reste, n’est guère possible) : il peint ils constituent une sorte de famille (l. 8) :
en sociologue et en psychologue, montrant à la fois – emploi des pronoms indéfinis : chacun (l. 8),
les choses et leur envers. tous (l. 26) ;
2. les énumérations – groupes nominaux collectifs : ces sept pension-
sont énumérées successivement : naires (l. 11), ces êtres rassemblés par le hasard
– les tenues vestimentaires des hommes (l. 20-23) ; (l. 14), ces pensionnaires (l. 17), ses habitués,
les hommes (l. 20), les femmes (l. 23) ;
– celles des femmes (l. 23-25) ;
– pronoms de la troisième personne du pluriel :
– les caractéristiques corporelles communes aux
leur (l. 12) ;
locataires (l. 25-28).
ces énumérations servent à dessiner le portrait de – articles indéfinis : des redingotes (l. 20), des corps
groupe, puisque, malgré leurs différences personnelles, (l. 26), des faces froides (l. 27) ;
tous les personnages ont une apparence commune. – les énumérations (voir question 2), qui contribuent
cette impression est renforcée par l’emploi de l’article aussi à l’indifférenciation ;
défini à valeur généralisante (voir question 3). – les remarques généralisantes du narrateur, qui
les énumérations donnent aussi une impression classent les personnages dans une même catégorie
de monotonie et d’ennui, de manque de variété ou sociale : qui ne se rencontre… (l. 15), comme il s’en
d’originalité, renforcé par le caractère peu flatteur du jette… (l. 21) ;
portrait collectif : les personnages, désindividualisés, – très gros plan sur des détails qui n’individualisent
sont ici réduits à des types sociaux. pas pour autant la personne : les bouches flétries
(l. 28) ;
3. les costumes et l’usure du temps – images chosifiantes : comme celles des écus
les vêtements des pensionnaires sont usés par le démonétisés (l. 27-28).
temps, signe de la pauvreté de leurs propriétaires
qui n’ont pas les moyens de les renouveler. plusieurs 5. le « drame » balzacien
procédés stylistiques sont utilisés pour dire cette dans l’« avant-propos » de la comédie humaine,
déchéance et cette laideur : Balzac emploie plutôt le mot « drame » que le
– champlexicaldel’usure :élimé(l. 22),éraillés(l. 25) ; mot « roman » pour qualifier son entreprise. dans

32 n 1re partie. Le roman et ses personnages


les lignes 29-32, le mot, répété en anaphore prend teur sous la forme de commentaires généralisants
un sens de plus en plus dense. (l. 15-16, 27-28). les personnages correspondent à
Balzac écarte le sens trop exclusivement théâtral du des types sociaux qui classent les humains en fonc-
terme (non pas de ces drames joués à la lueur des tion de catégories, à l’image des typologies animales
rampes, entre des toiles peintes, l. 29-30). selon de cuvier ou Buffon, dont s’inspire Balzac. pour les
lui, le drame n’est pas seulement un genre théâtral établir, Balzac scrute les détails discriminants (comme
à la mode (le drame romantique et le mélodrame) ; la redingote décolorée, ou les bouches flétries). il
la notion désigne aussi les épreuves et les soucis montre les personnages en situation, influencés par leur
intériorisés (muets… glacés, l. 30-31) de tout être milieu qui les explique (parallélisme entre l’intérieur de
humain, et qui ponctuent (vivants… continus, l. 31-32) la maison et les costumes, l. 19-20). enfin, il fait voir
son existence. le portrait collectif laisse deviner l’envers des décors, donnant à comprendre la causalité
des histoires encore inconnues du lecteur (malheurs collective à l’œuvre dans les destins individuels.
plus ou moins apparents, l. 18), mais que la suite du
roman lui fera sans doute découvrir : le récit de tous Pour aller plus loin
ces drames individuels tresse le grand drame de Bibliographie :
la comédie humaine. – régine Borderie, balzac, peintre de corps, « la
comédie humaine » ou le sens du détail, sedes,
la dernière phrase du texte est ainsi une manière
2002 ;
de captatio benevolentiæ pour le lecteur, avide d’en
– philippe hamon, introduction à l’analyse du
savoir plus sur les secrets des personnages, qui
descriptif, hachette, 1981.
relèvent de la seule invention de l’auteur, et que
le narrateur pourra dévoiler à son rythme, pour les
besoins du suspens. Hugo
3 Les Misérables ▶ p. 36
n Perspectives
portraits d’une société Pour commencer
Juste après ce texte, suivent les portraits des sept situer le passage dans l’intrigue : l’arrivée de Jean
pensionnaires, dans l’ordre suivant : mademoiselle valjean à digne, l’accueil de mgr myriel, le vol des
michonneau, monsieur poiret, victorine taillefer chandeliers, l’arrestation, la générosité de myriel qui
et madame couture (juste évoquée), eugène de le disculpe, lui offre les chandeliers et ses couverts
rastignac, vautrin, et le père goriot. malgré leurs en argent ; la rechute avec le vol de la pièce à petit
origines diverses, tous ont en commun une forme gervais. puis on perd la trace de Jean valjean. le
de déchéance ; des incertitudes pèsent sur les mœurs livre suivant évoque le destin de Fantine, fille-mère
passées et/ou présentes de mademoiselle michonneau, abandonnée qui confie son enfant à des aubergistes
de monsieur poiret, et de vautrin, dont on ne sait pas malhonnêtes, les thénardier, et s’engage comme
exactement d’où ils tirent leur subsistance. un fort ouvrière dans une usine à montreuil-sur-mer. rappe-
soupçon pèse sur la légitimité de victorine taillefer. ler que le maire de montreuil-sur-mer, m. madeleine,
l’état de madame couture n’est pas précisé. les est arrivé dans la ville un soir d’incendie, ce qui l’a
situations financières et familiales du père goriot dispensé de montrer ses papiers aux autorités. pour
et de rastignac, en revanche, ne font pas mystère. le lecteur, donc, un doute plane sur sa véritable
pour des raisons diverses, tous doivent ménager leurs identité. les ressemblances entre m. madeleine et
dépenses. la pension vauquer donne l’image d’une Jean valjean sont troublantes mais le narrateur n’a
société parisienne interlope et mystérieuse, où les pas encore levé les doutes, que le lecteur partage
destins se font et se défont selon des lois sociales donc encore avec Javert.
où l’argent a une fonction décisive.
n Observation et analyse
n Vers le Bac (commentaire) 1. la construction dramatique
le point de vue du narrateur (omniscient et exté- ce passage est une scène dramatique, d’abord parce
rieur) est celui d’un analyste qui scrute les signes. qu’elle est construite comme un drame :
ce portrait collectif fonctionne par accumulation – l. 1-31 : le défi : m. madeleine propose une
d’indices qui demandent à être interprétés. le monde récompense à qui sauvera Fauchelevent, sous l’œil
s’offre au lecteur balzacien comme une énigme à soupçonneux de Javert, qui le met implicitement au
déchiffrer, grâce aux indices donnés par le narra- défi de révéler sa véritable identité ;

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 33


– l. 32-47 : l’exploit : m. madeleine prend le risque qui semble l’accuser. l’absence de réponse aux
de confirmer les soupçons de Javert, et réalise un soupçons de Javert, qu’il ne dément ni ne confirme,
exploit ; entretient elle aussi le doute.
– l. 48-55 : le dénouement : tous participent au mais la prolongation du mystère fait partie du
sauvetage ; apothéose de madeleine. suspens, et le narrateur laisse au lecteur le plaisir
les trois parties sont disproportionnées : l’attente de conjecturer à loisir.
initiale est longue, pour ménager le suspens et faire Jean valjean changera encore d’identité par deux fois
monter la tension dramatique. le sauvetage est dans le roman, prenant les noms de Fauchelevent,
soumis à des rebondissements (puis, avant même puis de m. leblanc. cette difficulté à assumer un nom
que, tout à coup) marqués par la brièveté des phrases qui est lui-même le redoublement de son prénom (le
et leur enchaînement par parataxe. même simplicité personnage s’était un temps appelé Jean vlajean) fait
de la syntaxe dans le dénouement de l’épisode, qui partie de la composition étrange du personnage.
indique, par sa rapidité, l’effet prodigieux produit
par le courage de m. madeleine sur la foule, dont 4. le héros misérable
l’admiration se communique ainsi au lecteur. dans cette scène, plusieurs éléments dénotent une
distance entre la fonction sociale de m. madeleine
2. un dialogue simple et intense (industriel et notable de la ville) et son origine : il est
– phrases nominales : l. 3, 20, 24 ; peu loquace, répondant à Javert par monosyllabes,
– interjections : l. 19 ; s’adressant à la foule avec simplicité, voire familiarité
– cris de Fauchelevent : l. 24, 31 ; (ce pauvre vieux, l. 26-27). c’est surtout sa vigueur
– prédominance des phrases simples, au schéma colossale qui laisse deviner un travailleur de force. la
syntaxique élémentaire (par exemple l. 18) ; simplicité de sa réaction après le sauvetage indique à
– formules toutes faites : ce n’est pas la bonne la fois sa modestie et sa confiance (son œil tranquille,
volonté qui leur manque (l. 5) ; l. 54) en une force supérieure.
– dialogue d’autant plus lapidaire que m. madeleine m. madeleine préfère mettre en danger sa sécurité en
évite de répondre à Javert dont les sous-entendus éveillant les soupçons de Javert plutôt que de laisser
sont embarrassants pour lui : cette tension crée de mourir un homme, fût-il son ennemi. il témoigne
l’intensité. ainsi d’une charité chrétienne que lui a enseignée
mgr myriel. après avoir accompli son exploit, il ne
3. la véritable identité de m. madeleine
cherche pas à tirer profit du bienfait dispensé.
le lecteur se doute déjà depuis quelque temps (et, s’il
est particulièrement observateur, depuis le début) que 5. les échanges de regard
m. madeleine n’est autre que Jean valjean, dont on Javert regarde m. madeleine fixement (l. 11), puis ne
avait perdu la trace. son horizon d’attente lui faisait le quitte plus des yeux (l. 16). après avoir tout à la
souhaiter retrouver ce personnage disparu du récit fois mis en garde et défié madeleine, il attache sur
après l’épisode du vol de la pièce à petit gervais. lui son œil de faucon (l. 32), métaphore indiquant
certains indices sont particulièrement révélateurs : un regard perçant. après l’exploit, madeleine peut
m. madeleine, le narrateur nous l’a dit, donne affronter de son œil tranquille celui de Javert toujours
toujours de l’argent aux petits savoyards de passage rivé sur lui (l. 54-55).
à montreuil-sur-mer. le regard de Javert, froid et perçant, est défiant et accu-
il y a donc un jeu savamment entretenu entre sateur. il indique à Jean valjean une surveillance sans
le narrateur et le lecteur complice. l’identité de relâche, et un jugement impitoyable. le regard tran-
m. madeleine sera ouvertement dévoilée, dans le quille du héros signifie sa force d’âme, son courage, et
récit, au moment où il décidera de se dénoncer au la confiance dans le bien qu’il incarne et qui l’inspire :
procès de champmathieu, arrêté à sa place en tant Jean valjean se sait protégé par la force supérieure de
que Jean valjean. mgr myriel, à qui il doit sa conversion.
dans ce passage, c’est Javert qui donne des rensei- le motif de l’œil est récurrent dans le roman, comme
gnements supplémentaires : s’il ne connaît qu’un dans l’œuvre de hugo, pour désigner la conscience
seul homme assez fort pour soulever cette charrette, (➤ pour aller plus loin).
et que m. madeleine y parvient, tout laisse à penser
que m. madeleine est Jean valjean. les réactions 6. une « souffrance heureuse et céleste »
psychosomatiques de m. madeleine (il tressaillit, l’oxymore entre le substantif souffrance et les
l. 15 ; devint pâle, l. 21) laissent paraître un trouble deux épithètes traduit une contradiction interne du

34 n 1re partie. Le roman et ses personnages


personnage. on ne sait ici si la souffrance ressentie par sa bonté, mgr myriel a « acheté » son âme pour
par m. madeleine est physique (consécutivement la mener vers le Bien.
à l’effort surhumain qu’il a produit, et à l’état de dans cet épisode, Jean valjean met en péril la respec-
fatigue et de saleté dans lequel il se trouve après le tabilité nouvelle que son changement d’identité lui
sauvetage, l. 51-52) ou morale. a permis d’acquérir. en venant en aide à un pauvre
les deux adjectifs font pencher pour la seconde hypo- paysan, il se met doublement en danger. son geste
thèse. m. madeleine souffre d’avoir risqué sa vie pour touche au sublime.
sauver Fauchelevent, mais surtout d’avoir pris le risque
immense de se retrouver au bagne si Javert continue à n Vers le Bac (oral)
s’acharner contre lui. les marques de gratitude qu’il – registre dramatique : l’action. tension produite
reçoit de Fauchelevent peuvent lui rappeler la faute par la construction du récit (voir question 1), le
qu’il ne cessera jamais d’expier : le vol de la pièce rôle du discours direct dans l’animation de la
au petit savoyard. « céleste », par sa connotation scène (voir question 2), le suspens sur l’identité de
religieuse, nous invite à penser que m. madeleine m. madeleine.
(nom de la pécheresse dans l’évangile) poursuit ici – registre pathétique : l’émotion. la souffrance du
son chemin de croix vers la rédemption ; son bonheur vieillard ; les effets produits par l’intervention de
vient d’avoir surmonté cette épreuve qu’il peut penser m. madeleine : tous pleuraient (l. 52).
envoyée par dieu. le geste de m. madeleine prend une – registre épique : la grandeur. dimension héroïque
dimension christique, comme le souligne la réaction et collective de la scène (l. 48-49) ; sens symbolique
de Fauchelevent (le vieillard lui baisait les genoux du geste quasi surnaturel de m. madeleine, qui touche
et l’appelait le bon dieu, l. 52-53). au sublime (voir question 6).

n Perspectives Pour aller plus loin


les combats de hugo en matière de justice l Prolonger l’étude du motif de l’œil accusateur chez
– lutte contre la peine de mort : le dernier jour de Hugo : dans Les Misérables, à la fin de l’épisode
d’un condamné (1829), claude gueux (1re version de Petit Gervais, quand Jean Valjean relève son pied
en 1832) ; sous lequel il a immobilisé la pièce volée à l’enfant,
« il recula de trois pas, puis s’arrêta, sans pouvoir
– mise en cause du régime pénitentiaire criminogène
détacher son regard de ce point que son pied avait
dans claude gueux ;
foulé l’instant d’auparavant, comme si cette chose
– 1841 : témoigne en faveur d’une prostituée dans le
qui luisait là dans l’obscurité eût été un œil ouvert
dos de laquelle un jeune élégant avait jeté un paquet
fixé sur lui » (I, ii, 13).
de neige (l’épisode est repris dans les misérables,
Même effet sidérant dans le poème « La Conscience »
où Fantine est agressée par m. Bamatabois) ;
de La Légende des siècles, où l’œil de Dieu poursuit
– 1847 : se documente pour la loi sur les prisons et
Caïn malgré toutes les tentatives de ce dernier pour
la loi sur le travail des enfants ;
lui échapper, même dans la mort, comme l’indique
– juillet 1848 : intervient en faveur de nombreux la célèbre chute : « L’œil était dans la tombe et
prisonniers politiques, menacés d’exécution ou de regardait Caïn ».
déportation ; l Bibliographie :
– pendant l’exil, participe au comité de soutien – Victor Hugo, Actes et paroles, dans Politique, Robert
de John Brown (1859), militant anti-esclavagiste Laffont, « Bouquins », 1985 (rééd. 2002) ;
américain condamné à mort ; – Arnaud Laster, Pleins feux sur Victor Hugo, Comédie-
– milite pour les droits des femmes et les droits de Française, 1981 ;
l’enfant ; – Myriam Roman, Hugo et le roman philosophique,
– se bat pendant dix ans pour « l’amnistie pleine et Champion, 2000.
entière » des communards.
le parcours de Jean valjean est exemplaire parce
flaubert
que sa faute première n’est pas entièrement de sa
responsabilité (c’est le chômage qui le pousse à
4 Madame Bovary ▶ p. 38

voler un pain pour nourrir ses frères et sœurs) : le


système judiciaire fait de lui un dangereux malfaiteur. Pour commencer
il se rachète en suivant l’exemple que lui a donné expliquer ce qu’est une « scène de genre » : scène à
mgr myriel en lui pardonnant le vol des chandeliers. faire, correspondant à un topos pictural ou romanesque.

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 35


ici, la noce de campagne. la scène de genre joue avec leur description trahit une certaine distance du
l’horizon d’attente du lecteur, qui reconnaît un motif narrateur à l’égard de ces deux personnages typiques
attendu. l’ironie peut particulièrement s’exercer sur fortement différenciés.
cet horizon codé, qu’il est aisé de décevoir.
4. le ménétrier
n Observation et analyse le personnage du ménétrier est le fil rouge de ce
1. le cortège nuptial passage (ce qu’a bien compris l’illustrateur gerlier
le cortège nuptial se présente comme une bande en le situant au premier plan). un ménétrier est un
ondulante. diverses métaphores sont utilisées pour violoniste de village, pas un virtuose (il joue sur un
dépeindre ce mouvement : comparaison avec une crin-crin, l. 25). il interprète des airs traditionnels
écharpe de couleur qui ondulait (l. 4), métaphore de circonstance lors des bals, fêtes et cérémonies.
lexicalisée du serpent (serpentant, se coupa en son rôle social est de divertir et fédérer le peuple en
groupes différents, l. 5-6). à la faveur de la sépa- une communauté festive.
ration du cortège en groupes, le portrait s’attarde ici, sa fonction romanesque est plurielle : il guide le
ensuite sur chacun des personnages en gros plan. cortège, le menant à bon port tout en le divertissant.
dans les lignes 1-13, la syntaxe participe à cette il est peint par le narrateur de manière à la fois char-
impression de mouvement ondulé, grâce à mante (son violon empanaché de rubans à la coquille,
l’enchaînement complexe des subordonnées relatives l. 7-8) et triviale (son métier est peint comme une
et participiales, et au tronçonnement de la phrase tâche matérielle et répétitive plus qu’artistique,
par le jeu des épithètes détachées. l’accumulation l. 26-29). ce contraste donne à la description du
(l. 7-9) imite la succession des groupes. la syntaxe mariage une tonalité en demi-teinte.
très souple de la dernière phrase (6 virgules) donne 5. une description poétique
un équivalent du mouvement représenté dans le il s’agit d’une scène de genre (la noce villageoise).
rythme même du texte. l’usage de l’imparfait aide Flaubert la traite avec un mélange d’ironie (voir
à fixer cette procession dans la durée. questions 2, 3, 4 et vers le Bac) et de poésie.
2. les deux époux le cadre champêtre apporte sa tonalité idyllique
en une phrase (l. 11-16), les deux époux sont peints (la campagne, l’étroit sentier, les blés verts, l. 4-5).
en un diptyque contrasté : emma apparaît gracieuse des éléments de la nature sont évoqués au cœur du
et coquette (délicatement, doigts gantés), soucieuse portrait (clochettes des brins d’avoine, l. 10 ; char-
de son confort et de son élégance ; charles adopte dons, l. 15). des métaphores et comparaisons servent
une posture légèrement grotesque (les mains vides), à embellir le dessin du cortège (voir question 1).
indiquant son manque d’initiative et son caractère la simplicité des personnages est touchante. les
falot, son incapacité à être à l’unisson d’emma et efforts du ménétrier le rendent sympathique. la
à faire preuve de la moindre galanterie. il ne s’agit scène est non seulement donnée à voir, comme un
ici que d’infimes détails, mais la suite de l’histoire tableau, mais à entendre : au son du violon se mêlent
leur donnera rétrospectivement du sens. les effets de voix (l. 23-24) et les mouvements de la
nature (l. 29-30).
3. les deux pères
un charme désuet et bon enfant se dégage de cette
dans le cas des deux pères, l’analyse sociologique peinture.
passe par une description contrastée des costumes.
– le père rouault est élégamment vêtu (chapeau de 6. un texte réaliste
soie neuf, l. 16-17), mais la longueur des parements le réalisme du texte est repérable à deux éléments
est excessive, ce qui lui donne un air gauche et importants : le sens du détail, et le regard scrutateur
endimanché. ce costume dénote le paysan mal à du narrateur-analyste.
l’aise dans les grandes circonstances. emma n’aura – les détails sont pittoresques, depuis les rubans à
de cesse d’échapper à ses origines rustiques. la coquille (l. 8) qui empanachent le violon jusqu’au
– le père Bovary, plus bourgeois, est aussi moins mouvement du manche (l. 29), en passant par les détails
conformiste (méprisant au fond tout ce monde-là, vestimentaires (doigts gantés d’emma, parements trop
l. 19-20) ; c’est pourquoi il n’a pas fait d’effort longs du père d’emma, redingote militaire du père
vestimentaire particulier. mais s’il se croit supérieur de charles). ils signalent un œil acéré du narrateur.
aux autres, il ne s’en comporte pas moins avec une le réalisme n’est pas une reproduction plate du réel :
grande vulgarité (l. 21-22). chaque détail fait signe (voir questions 2, 3 et 4).

36 n 1re partie. Le roman et ses personnages


– derrière la peinture d’un monde semblable au réel, Pour aller plus loin
l’auteur livre du monde réel une analyse. ici, ce sont l On pourra comparer cette scène de mariage au
les codes sociaux de la noce de campagne qui sont repas de noces de Cosette, dans Les Misérables,
passés à la loupe : le romancier se fait ethnographe. attristé par l’absence inexpliquée de Jean Valjean,
ou à celui de Gervaise dans L’Assommoir. Pour un
n Perspectives traitement satirique de la cérémonie de mariage au
transposition filmique théâtre, voir Labiche, Un chapeau de paille d’italie,
la scène pourrait être composée des plans suivants : et Brecht, La Noce chez les petits-bourgeois.
– plan d’ensemble sur le cortège (l. 1-7) ; l Groupement de textes : Portraits de groupe :
– plan de demi-ensemble avec le ménétrier au – Balzac, Le Père Goriot (➤ manuel, p. 34) ;
premier plan (l. 7-8) ; – Flaubert, Madame Bovary (➤ p. 38) ;
– plan moyen sur charles et emma, entrecoupé d’un – Hugo, Les Misérables, « La cadène », Iv, iii, 8.
gros plan sur les mains d’emma retirant les dards
l Bibliographie : Philippe Dufour, Flaubert et le
des chardons (l. 8-16) ;
pignouf, Presses Universitaires de Vincennes, 1993 ;
– deux plans américains sur les deux pères (l. 16-22) ;
Flaubert ou la prose du silence, Nathan, 1997 ; Le
– un champ/contre-champ montrant le père Bovary Réalisme, de Balzac à Proust, PUF, 1998.
entreprenant la jeune paysanne, et la réaction gênée
de cette dernière ;
– plan d’ensemble sur la noce (l. 23-26) ; Zola
– plan moyen sur le ménétrier (l. 26 à la fin). 5 Au Bonheur des Dames ▶ p. 39

n Vers le Bac (commentaire)


l’ironie flaubertienne n’est pas toujours perceptible. Pour commencer
elle est souvent étroitement mêlée au portrait, à la octave mouret est un héros de roman d’apprentis-
description ou à la narration, et ne se signale pas sage, qui utilise son intelligence du monde et de ses
forcément par des indices stylistiques repérables. elle transformations économiques pour satisfaire son
dépend d’un univers de représentation partagé entre le ambition sociale. il apparaît dans la conquête de
lecteur et l’auteur. le glissement imperceptible d’un Plassans (1874), commence son ascension comme
point de vue de narratif à l’autre, habilement pratiqué « calicot » dans Pot-bouille (1882), et la parachève
par Flaubert, rend parfois difficile (mais d’autant plus dans au bonheur des dames : deux romans situés
efficace) l’identification de la focalisation adoptée : dans les milieux du commerce, du magasin au grand
le lecteur, sans s’en rendre compte, adopte sur les magasin.
personnages le même regard à la fois complice et
critique que le narrateur sur ses personnages. n Observation et analyse
ici, c’est le contraste entre la solennité de la céré- 1. stratégies de vente
monie et le caractère bucolique du paysage d’un mots de liaison temporels et logiques : aussi (l. 4),
côté, et les petits détails triviaux de l’autre, qui crée déjà (l. 5), Puis (l. 6), mais (l. 9), maintenant (l. 20),
une légère distance empêchant toute identification même (l. 21), du reste (l. 25), ainsi (l. 26), et, sur
joyeuse à l’atmosphère festive. la posture « gro- cette observation (l. 28), Puis (l. 31), et (l. 34),
tesque » du marié est en discordance avec la grâce maintenant (l. 35).
de sa jeune épouse. l’attitude du père de charles le texte combine trois types de discours roma-
n’est pas très digne pour un jour aussi solennel. la nesque : le portrait de mouret (sorte de génie du
performance du ménétrier est montrée sous l’angle « marketing »), le récit d’intrigue (l’établissement
du travail et de la peine, non sous l’angle artistique. d’un empire commercial), et l’analyse des techniques
dernier détail « grotesque » : sa musique fait fuir les de vente. les articulations logiques y indiquent le
oiseaux, ce qui peut se comprendre dans la mesure où savant déploiement de toute la tactique de mouret.
elle constitue un bruit parasite dans la nature ; mais le chaque étape s’enchaîne par voie logique (comment
lecteur ne peut s’empêcher d’imaginer que le son qui séduire la femme) et chronologique (une étape mène
sort de son « crin-crin », étant donné les grincements à une autre, une innovation en appelle une autre).
évoqués (l. 28), n’est guère harmonieux. les champs lexicaux de la séduction et du combat
tout le charme de cette scène tient au subtil mélange thématisent cette conception de la vente comme
de poésie (voir question 5) et d’ironie. une stratégie.

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 37


2. mouret « grand moraliste » – cadences majeures (l. 4) ;
dans cette expression, l’adjectif grand modalise le – rythmes ternaires : buffet, salon de lecture,
substantif moraliste d’une tonalité ironique. « mora- galerie monumentale (l. 6-8), catalogues, annon-
liste » ne signifie pas « qui fait la morale », mais ces, affiches (l. 18), murailles, journaux, rideaux
« qui sait analyser les mœurs de l’humanité et plus (l. 23-24) ;
précisément de ses contemporains », « qui connaît – appositions : l. 13-16, fidèle, (l. 30), « les rendus »,
les faiblesses du cœur humain ». c’est ce que fait un chef d’œuvre de séduction jésuitique (l. 32-33), une
octave mouret, qui conçoit ses stratégies de vente dernière excuse, la possibilité… (l. 34-35).
en fonction des connaissances qu’il a acquises non
seulement sur les nouvelles techniques de vente, 5. « un chef-d’œuvre de séduction jésuitique »
immédiatement mises à profit, mais surtout sur la la réputation des jésuites était d’utiliser tous les
psychologie féminine. ses techniques découlent arguments, même les plus fallacieux (par exemple,
d’une observation personnelle (il avait découvert que, la pureté de l’intention, ou la restriction mentale),
l. 24 ; sur cette observation, l. 28 ; il avait pénétré pour excuser l’immoralité de leur comportement
plus avant, l. 31). il va même jusqu’à théoriser sa ou de celui des grands qu’ils servaient en tant que
pratique : il professait que (l. 24). directeurs de conscience (➤ pascal, extrait des
en réalité, le véritable « grand moraliste », c’est-à- Provinciales, p. 305). « Jésuite » devient synonyme,
dire, tel Balzac, l’historien des mœurs de son temps, dans le langage courant, d’« hypocrite ». ici, le
c’est l’auteur, le journaliste Zola, qui prête son savoir raisonnement est fallacieux, donc « jésuitique »,
sur la société contemporaine à son personnage. car mouret sait que son système des « rendus » va
lui attirer de nombreuses clientes, mais que très peu
3. un « temple » du dieu argent d’entre elles oseront rendre l’article. il fait donc
l’image du temple a plusieurs connotations : la vasti- semblant d’être généreux, puisque le sacrifice appa-
tude, la hauteur monumentale, l’ampleur architectu- rent lui rapporte au centuple. le jugement implicite
rale (l. 8), tout d’abord, qui frappa les contemporains tenu par le narrateur est une condamnation morale
au moment de l’édification des grands magasins. de cette recherche exclusive du profit.
mais la connotation la plus forte est religieuse. un
6. séduire la femme
temple est un lieu de culte. la liturgie mise en place
par mouret a aussi ses signes visibles (les ballons les champs lexicaux de la séduction et du combat
rouges, l. 14), ses livres de culte (les catalogues, révèlent la relation passionnelle de mouret avec sa
l. 18), sa prédication (documents publicitaires traduits pratique commerciale et avec la femme, au centre
dans toutes les langues, l. 20, comme la Bible). quel de son univers : passion de vaincre la femme, la
dieu adore-t-on dans cet édifice ? apparemment, la voulait reine (l. 1), l’y tenir à sa merci (l. 2), tactique,
femme (l. 1). mais il s’agit moins de l’honorer que de griser, exploiter (l. 2-3), donnait gratuitement (l. 7),
la vaincre (l. 1) et de l’exploiter. la femme est moins conquérir (l. 10), offrant (l. 12), lui tendait des pièges
objet de culte que victime d’un piège. en réalité, (l. 25-26), elle ne résistait pas (l. 27), séduction
le dieu célébré dans ce temple moderne est le dieu jésuitique (l. 32-33).
argent, nouvelle idole du capitalisme triomphant au sa philosophie commerciale s’appuie sur une concep-
xixe siècle. l’image a donc une portée critique. tion de la femme plutôt misogyne : celle-ci est
considérée comme un être frivole, sans défense, attiré
4. la griserie du profit par le bruit, aveuglé par les apparences, ne sachant
la majorité des phrases de ce passage sont construites pas résister à la tentation, facilement exploitable – la
selon un rythme croissant ou accumulatif, qui imite consommatrice idéale.
à la fois l’abondance des produits mis en vente, les
efforts incessants de mouret pour améliorer l’offre aux n Perspectives
clientes, le tourbillon de plaisirs et de tentations dans nouvelles méthodes du commerce moderne
lequel il les enserre, et la fascination pour le profit. les « grands magasins » apparaissent en France
plusieurs procédés concourent à cette impression : après 1850. leur essor est favorisé par la politique
– enchaînement des propositions par parataxe ou libérale (en matière économique) du second empire.
anaphore : il la voulait… il lui avait (l. 1-2), la Zola prend pour modèle le bon marché, grand
griser… exploiter (l. 3), ne perdait… spéculait… magasin ouvert sur la rive gauche de paris en
créait… arrêtait (l. 10-12), que la femme… qu’elle 1852 ; le Printemps ouvre en 1865. de nouvelles
(l. 24-25) ; techniques de commerce y apparaissent : entrée

38 n 1re partie. Le roman et ses personnages


libre, affichage de prix, soldes, publicité, échange sponsors des sportifs, qui utilisent leurs vêtements
des articles. comme supports. quant aux soldes, ils sont devenus,
méthodes modernes utilisées par mouret : assurer le deux fois par an, une véritable institution.
confort des clientes (ascenseurs, l. 6 ; salon de lecture,
l. 7), combiner agréments en nature et activités cultu- n Vers le Bac (invention)
relles (buffet, l. 6 ; salon de lecture, l. 7; expositions de les éléments suivants pourront être valorisés :
tableaux, l. 9), créer des désirs chez l’enfant et faire – adresse flatteuse à la cliente ;
jouer la fibre maternelle (l. 9-13), associer le client – éloge des produits vendus ;
à la réclame du magasin (ballons, l. 13-16), étendre – mise en valeur du lieu de vente ;
et diversifier les astuces publicitaires : publicité par – mise en valeur des facilités d’achat et de
catalogues, annonces et affiches (l. 18), large diffu- remboursement ;
sion (l. 23) et présentation séduisante, échantillons – expression claire, engageante, sens du slogan (de
(l. 21), opérations de « promotion » par soldes, rabais la formule choc).
(l. 29), rendus (l. 32).
ces méthodes n’ont rien perdu de leur actualité, Pour aller plus loin
certaines sont très développées aujourd’hui. ainsi, Bibliographie :
la publicité télévisée joue sur le désir supposé de – philippe Bonnefis, l’innommable. essai sur l’œuvre
l’enfant pour susciter une pulsion d’achat chez de Zola, sedes, 1984 ;
les parents ; aux états-unis, les grands magasins – Jean-claude Yon, le second empire, armand
pratiquent le système des rendus ; on connaît aussi colin, 2005 ;
le système « satisfait ou remboursé ». la publicité – colette Becker, lire le réalisme et le naturalisme,
par voie de « réclame vivante » est pratiquée par les nathan, 1998.

Maupassant
6 Pierre et Jean ▶ p. 41

Pour commencer s’appuie sur le droit romain (« pater est quem nup-
rappels sur la notion d’horizon d’attente. quelles tiae demonstrant » = le père est celui que désignent
questions le lecteur se pose-t-il à la lecture du titre les noces, c’est-à-dire le mari de la mère). questions
de ce roman ? de légitimité très sensibles au xixe siècle, pour des
si le professeur choisit de dévoiler le nœud et la réso- raisons de transmission du patrimoine, notamment.
lution de l’intrigue romanesque, rappels sur le statut dans le roman, c’est l’héritage inattendu de Jean qui
de l’enfant naturel au xixe siècle : le code civil va faire naître des doutes sur sa filiation.

n Observation et analyse
1. portrait en diptyque

caractéristiques pierre jean

Âge de cinq ans plus âgé (l. 9)

Études études chaotiques, indécis dans son choix professionnel études de droit faites
(l. 9-12) ; choisit finalement la médecine (l. 13-15) tranquillement (l. 18-19)

Diplôme docteur (l. 20) licencié (l. 19)

Caractère exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d’utopies calme (l. 17) ; doux (l. 18)
et d’idées philosophiques (l. 15-16), emporté, rancunier
(l. 18)

Physique brun (noir, l. 17) blond (l. 17)

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 39


les symétries apparaissent à la lecture du second sur quel terrain ? (le travail, l’amour, l’argent, autre
portrait, conçu en fonction du premier, et qui le chose ?) à quelle extrémité pourrait-elle pousser les
complète. Formules de comparaison : aussi… que personnages ? quelle pourrait être la réaction des
répété trois fois (l. 17-18), en même temps que (l. 19). parents en cas de conflit entre leurs deux fils ?
impression de contraste : chacun semble être l’anti-
5. les signes du conflit
thèse de l’autre.
le déséquilibre entre les deux frères est en faveur
2. un portrait réaliste et romanesque de Jean. pierre a eu plus de difficultés à finir ses
le portrait physique est pour l’instant à peine études et à choisir son métier, son tempérament est
esquissé. seule la différence de couleur des cheveux plus agité, et il a l’impression d’avoir été moins
est évoquée. mais cette différence aura de l’impor- choyé que son cadet.
tance dans la suite de l’histoire, qui remet en cause la jalousie de pierre à l’égard de Jean est un élément
la filiation commune des deux garçons. ce n’est de perturbation posé dès le début du roman. il est
donc pas un détail innocent. interne au portrait en diptyque présentant les deux
le narrateur insiste sur la différence de caractère, héros, et donc donné comme structurel. le mais
qui favorise Jean, plus raisonnable. les difficultés qui sert de mot de liaison adversatif introduisant le
rencontrées par pierre dans ses études dénotent un dernier paragraphe (l. 24) lance déjà la piste du nœud
caractère instable, en tout cas plus difficile que celui de l’action. on ne sait pas encore comment celui-ci
de son frère. les deux personnages ne partent pas à va s’opérer, mais on pressent que l’intrigue du roman
égalité dans la vie, ni dans l’histoire. tournera autour de cette jalousie enfouie.

3. situation initiale n Vers le Bac (dissertation)


la narration est très claire, progressive, sans apprêt : à l’époque où maupassant écrit cette phrase, la
tous les détails sont utiles pour exposer la situation photographie est un art neuf, perçu comme concurrent
initiale. progression en trois temps : d’abord le de la peinture et de la littérature dans la faculté à
moment de l’action en ce début de roman (le père, reproduire le réel. les romanciers réalistes reven-
en mer ; 1er paragraphe) ; puis un retour en arrière diquent pour leur art la capacité non seulement à
présentant le passé du père et de ses deux fils peindre, mais à expliquer les choses par le sentiment
(l. 3-20) ; enfin le retour à la situation actuelle, avec qu’ils en donnent. ils reprochent à la reproduction
une relation de jalousie qu’éclaire le passé (l. 21-30). photographique de ne montrer que la surface des
la première phrase (qui n’est pas l’incipit du roman, choses (Flaubert et maupassant n’aimaient guère
cependant) décrit une situation stable. la présentation du la photographie, qu’ils considéraient comme plate
père en retraité (2e paragraphe) pose implicitement les et réductrice).
deux fils comme dépositaires de l’avenir de la famille. la vision romanesque est « plus complète, plus
le titre du roman a justement déjà créé une attente chez saisissante, plus probante que la réalité même » :
le lecteur : quels rapports les deux frères entretiennent- cela signifie que le roman dit plus de choses que la
ils ? le portrait en diptyque, qui favorise Jean, instaure seule image (« plus complète »), qu’il produit sur le
d’emblée entre les deux frères un déséquilibre que le lecteur une émotion plus forte (« plus saisissante »),
lecteur attend de voir se confirmer ou s’infirmer. le et qu’il rend compte du fonctionnement du réel, sur
dernier paragraphe laisse entrevoir des complications lequel il délivre un savoir (« plus probante »).
dans la suite de l’intrigue (voir question 5). dans le texte 2 (le Père goriot), la vision saisissante
est opérée par le caractère collectif du portrait, qui met
4. « une fraternelle et inoffensive inimitié » à distance les individus pour faire ressortir la fatalité
il s’agit d’un double oxymore : deux adjectifs au sociale à l’œuvre dans leur regroupement de fortune.
sens incompatible (par opposition sémantique) avec le regard de l’analyste cherche à percer les apparences
le substantif qu’ils qualifient. l’expression rend bien en déchiffrant les détails significatifs, particulièrement
compte, par la contradiction qu’elle exhibe, de la bien choisis. plaçant la scène dans le huis-clos de la
rivalité entre les deux frères. il ne s’agit pas d’une pension, l’auteur crée une atmosphère dramatique.
inimitié consciente, déclarée, mais d’une émulation dans le texte 4 (madame bovary), la scène est peinte
nourrie par des jalousies remontant au plus jeune âge. avec une poésie (voir question 5, p. 39 du manuel)
l’expression nourrit la curiosité du lecteur pour la tout aussi évocatrice de l’ambiance idyllique qu’une
suite de l’intrigue : quel événement pourrait réveiller description nourrie. il choisit pour chaque person-
cette rivalité latente ? comment s’exprimera-t-elle ? nage de ne peindre qu’un détail caractéristique (la

40 n 1re partie. Le roman et ses personnages


redingote, les doigts gantés…). l’ironie sous-jacente n Observation et analyse
délivre un savoir sur les mœurs campagnardes. 1. le plan de l’extrait
dans le texte 5 (au bonheur des dames), le savoir – l. 1-10 : exposition de l’obstacle principal à l’action
sociologique et historique délivré par Zola sur la des chouans : la résistance de la geôlière à toute
société de son époque passe par le portrait de son corruption.
héros, à qui il prête ses propres connaissances. la – l. 10-23 : retour en arrière : explication de la
peinture du grand magasin comprend une analyse résistance farouche de la hocson ; récit de la mort
de l’évolution de la société marchande contempo- atroce du fils hocson.
raine. la frénésie du profit est restituée par le style – l. 23-25 : conséquences pour les chouans venus
enivrant et tourbillonnant de la description (voir délivrer le chevalier.
question 4, p. 40). ce passage contient un récit enchâssé à l’intérieur
dans le texte 6 (Pierre et jean), l’observation des du récit principal. il s’agit avant tout de raconter
types humains se fait par le biais d’une rivalité entre les difficultés rencontrées par les chouans dans
les deux frères, productrice de contraste esthétique leur tentative de libération d’un des leurs. l’expli-
et de suspens narratif. cation nécessaire pour comprendre la résistance de
la geôlière donne lieu à son tour à un autre récit, de
Pour aller plus loin quelques lignes seulement, mais saisissant par son
groupement de textes sur les portraits en diptyque : horreur. le moment de la narration (présent de mlle
– la Bruyère, les caractères, « giton et phédon » ; de percy) se distingue donc de deux moments de
– Balzac, illusions perdues, lucien chardon et david l’histoire : celui de la tentative avortée de corruption
séchard ; de la geôlière (passé 1), et celui de la mort du fils
– maupassant, Pierre et jean. hocson (passé 2, plus éloigné encore du moment
de la narration). le sang versé laisse des traces qui
traversent le temps.
Barbey d’Aurevilly
7 Le Chevalier des Touches ▶ p. 42
2. un récit à la première personne
– adresse à l’auditeur : notez bien ce mot-là (l. 1) ;
– italiques soulignant l’intensité particulière de la
Pour commencer profération d’un mot : sans elle, et sans elle seule
rappels historiques sur la guerre de vendée : la (l. 1) ;
chouannerie (du surnom « Jean chouan » attribué à – avis et commentaires personnels : Pour moi, je le
un chef de la contre-révolution) désigne le mouve- pense (l. 4) ;
ment contre-révolutionnaire qui soulève la Bretagne, – phrases nominales : non pas tué au combat
la vendée, l’anjou, et la Basse-normandie à partir de (l. 10-11) ;
1791, et qui atteint son apogée en 1794. le général
– exclamations (l. 4, 20) ;
révolutionnaire hoche finit par « pacifier » la vendée
– pauses dans le récit, pour indiquer l’émotion,
(1795), qui pourtant connaîtra encore des troubles
marquées par les points de suspension (l. 22, 24, 25).
sporadiques jusqu’aux cent-Jours (1815). l’histoire
ces marques rappellent en permanence au lecteur
du chevalier des touches se déroule après la fin de
que ce récit est rapporté par mlle de percy, et est
la guerre de vendée, vers 1798-1799, dans la région
adressé non pas à lui directement, mais, dans un
du cotentin (département de la manche).
dispositif de double énonciation, indirectement,
le récit à la première personne : cas particulier de
par l’intermédiaire de ses premiers destinataires
l’énonciation romanesque. le narrateur est un témoin
fictifs, les amis de mlle de percy, eux-mêmes anciens
privilégié de l’histoire (comme dans dominique de
partisans de la chouannerie. une certaine distance
Fromentin), ou un personnage-clef (comme dans
historique est ainsi introduite dans la relation, non
l’étranger de camus). pas de différence stylistique
seulement en raison de son caractère à la fois fictif
avec l’autobiographie, mais le pacte de lecture
et rétrospectif, mais aussi du fait de la structure
implicitement passé entre l’auteur et le lecteur est
enchâssée du récit.
opposé : dans le cas de l’autobiographie, le lecteur
sait que l’auteur = le narrateur = le personnage, tandis 3. dire l’horreur
que dans le récit de fiction à la première personne, l’atroce supplice du fils hocson est raconté avec une
seul le narrateur = le personnage, mais l’auteur ≠ le précision réaliste macabre ; les détails du supplice
narrateur. ici, Barbey d’aurevilly ≠ mlle de percy. sont même décrits avec un raffinement supplémen-

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 41


taire grâce à la métaphore des quilles vivantes (l. 18) ; l’être, en tout cas), mais ne peut pas se dispenser d’un
il y a même une forme de poésie terrible, mais froide point de vue sur le passé, sous peine de rendre son
et sans pathos, dans le mouvement de va-et-vient de propos inintelligible. certains historiens sont du reste
la phrase (l. 21-23) qui imite dans le rythme le retour aussi passionnants à lire que des romanciers, grâce à
sanglant du boulet. leur art de faire revivre une époque, de donner sens
aux grands événements et d’analyser les mœurs de
4. le point de vue de la narratrice
nos aînés (par exemple : michelet au xixe siècle, ou
mlle de percy raconte les choses avec une acuité
georges duby au xxe siècle).
étonnante. elle ne livre pas ses sentiments personnels
sur la torture subie par le fils hocson : elle n’exprime Pour aller plus loin
aucun regret pour la barbarie dont se sont rendus groupement de textes sur le roman historique et la
coupables les soldats chouans (qui étaient du même révolution au xixe siècle :
côté qu’elle dans la guerre), tout en reconnaissant – Balzac, les chouans ;
l’atrocité (l. 24-25) de leur geste. mais une allusion
– george sand, nanon ;
aux pratiques expéditives des révolutionnaires est
– Barbey d’aurevilly, le chevalier des touches ;
glissée dans la périphrase cet endroit du cou qu’on
– hugo, quatrevingt-treize.
appelait dans ce temps là la place du collier de
la guillotine (l. 16-17). les horreurs de la guerre,
semble sous-entendre mlle de percy, sont les mêmes
Tolstoï
dans les deux camps. 8 La Guerre et la Paix ▶ p. 43

n Vers le Bac (dissertation)


rappeler que l’histoire s’est développée au xixe Pour commencer
siècle comme discipline scientifique à part entière, rappel historique : la campagne de russie s’ouvre
distincte des Belles-lettres auxquelles on l’intégrait pour les Français sous les meilleurs auspices. l’armée
à l’âge classique. à côté de la science historique de napoléon attaque une russie isolée que l’angleterre,
universitaire, qui se développe avec la création en crise, ne peut aider. elle aligne en tout 700 000
de chaires et d’écoles spécialisées, l’intérêt pour hommes, contre 300 000 russes. mais cette armée
l’histoire du grand public, soucieux de comprendre est hétérogène, compte seulement 300 000 Français,
les bouleversements récents (révolution, empire, le reste étant composé de contingents étrangers
restauration sur le trône des frères du roi guillotiné, commandés de façon inégale.
puis révolutions de 1830 et 1848, etc.) et l’agitation l’armée française se rassemble sur le niemen fin
politique du siècle, se porte aussi sur des genres plus juin 1812 et avance très vite, car l’armée russe a pour
accessibles, moins spécialisés : le théâtre et le roman, tactique de se dérober en pratiquant la politique de la
qui, par le biais de fictions pittoresques, émouvantes terre brûlée, et d’attirer napoléon au centre du pays.
et haletantes, peuvent l’instruire et développer son après avoir hésité, l’empereur marche sur moscou,
sens critique tout en le divertissant. dont la prise lui paraît décisive pour un futur traité.
c’est le cas dans cet extrait : le lecteur s’intéresse commandées par le vieux maréchal Koutouzov,
aux mémoires fictifs de mlle de percy, s’imagine les troupes russes se barricadent devant la capitale,
écouter par un trou de serrure ce récit au coin du feu, sur les collines traversées par la moskova, près de
et peut vivre en toute sécurité l’expérience cathar- Borodino. elles sont vaincues, mais les Français
tique de l’identification à des personnages fictifs. ont perdu beaucoup de temps et d’hommes face
d’autre part, là où l’historien se doit de rappeler à une résistance farouche. napoléon occupe donc
des données factuelles indispensables, et délivre moscou le 14 septembre 1812. mais c’est une ville
son analyse des faits sous la forme du commentaire abandonnée et en flammes, où ne se trouvent guère
savant, le romancier situe ses personnages dans un d’approvisionnements. il faut donc faire retraite
milieu personnel, moins abstrait : les faits et gestes le 19 octobre. harcelée, en proie à la faim et au
sont racontés comme des aventures, les personnages froid (« le général hiver » !), l’armée française est
sont naturellement héroïsés par la fiction. décimée. elle perd un demi-million d’hommes, tous
relativiser la thèse proposée : il n’y a pas d’histoire ses chevaux et son matériel. les conséquences de
sans récit, et tout historien est nécessairement aussi cette campagne sont désastreuses.
un conteur. l’historien ne raconte pas tout le passé, l’extrait se situe donc pendant la phase conquérante
il s’appuie certes sur des faits établis (qui doivent de la campagne de russie.

42 n 1re partie. Le roman et ses personnages


n Observation et analyse colonel, généraux, aide de camp), seul le valet de
1. étapes du récit chambre a une véritable relation de proximité avec
– l. 1-4 : arrivée des émissaires ; lui. le lecteur est surpris de découvrir cette scène de
– l. 5-11 : attente des émissaires ; toilette, inattendue dans une grande fresque historique
– l. 12-20 : toilette de l’empereur ; où sont plus volontiers décrits les combats. tradition-
– l. 21-27 : rapport de l’aide de camp et instructions nellement, les grands hommes historiques sont plutôt
de napoléon. dépeints dans l’exercice de leur fonction.
le point de vue, d’abord omniscient et distant (la les gestes relatifs à la toilette de napoléon contri-
veille de la bataille, l. 1), se rapproche progressive- buent au grotesque de la scène, par les connotations
ment (de l’extérieur à l’intérieur de la tente, l. 10-13) animales associées à la gestuelle de l’empereur
pour présenter l’empereur en focalisation externe (voir question 3), et par l’allure affairée du valet
(l. 12-27), ce qui donne l’impression de voir la scène de chambre, qui prend son rôle très à cœur et lui
avec l’œil d’une caméra, comme dans un reportage. accorde une importance excessive (l. 16-17). les
d’où une impression globale d’objectivité, de neu- détails (poitrine velue, l. 14 ; le doigt sur le goulot
tralité, qui permet de faire d’autant mieux passer le d’un flacon, l. 15 ; épaules grasses, l. 27) concourent
portrait-charge (voir question 3). à transformer cette cérémonie solennelle en scène
comique. le romancier introduit le lecteur dans
2. l’attente des émissaires l’intimité du grand homme par le choix de ce moment
le narrateur donne de l’importance à l’arrivée intime, et par sa mise en scène : la tente, avec ses
des deux émissaires en en faisant le sujet central compartiments et ses seuils, jusqu’au « saint des
du paragraphe introducteur. leurs titres (m. de saints », constitue un lieu sacré où l’on ne pénètre
beausset, préfet du palais de l’empereur, l. 1-2 ; pas sans autorisation. d’où une dramatisation de
le colonel Fabvier, l. 2) contribuent à asseoir leur l’accès à l’empereur. le lecteur a accès à sa personne,
prestige. que m. de Beausset revête son uniforme par le biais de la narration, avant les émissaires qui
de cour (l. 5) est le signe d’une grande rigueur cherchent à lui parler.
protocolaire, même en temps de guerre. le lecteur
5. l’empereur vu de russie
est d’autant plus impressionné, dans les deux
paragraphes suivants, de constater que l’empereur il s’agit d’une démystification du grand homme. non
n’est pas pressé de recevoir les deux émissaires : sa seulement napoléon est montré dans une intimité
poitrine velue (l. 14), dénudée, contraste avec le peu flatteuse, mais la chute de l’extrait insiste sur
grand uniforme de ses visiteurs... son dédain témoigne sa cruauté : il préfère tuer les prisonniers de guerre
de sa supériorité et de son autocratisme. plutôt que de s’embarrasser à les entretenir aux
frais de l’armée française. la périphrase Point de
3. le portrait physique de napoléon prisonniers (l. 25), lapidaire et elliptique, lancée
les détails physiques sélectionnés sont peu flatteurs, entre deux frictions à l’eau de cologne, souligne le
non pas individuellement (car chacun séparément manque d’humanité du grand chef de guerre.
peut paraître insignifiant), mais par les connotations
communes qui se dégagent de leur accumulation : n Perspectives
– connotations animales : s’ébrouant et soufflant deux regards sur napoléon
(l. 13), poitrine velue (l. 14), en se secouant et en les romanciers du xixe siècle montrent parfois,
s’ébrouant (l. 20) ; pour reprendre l’expression de dumas, « les grands
– corps massif : large dos (l. 13-14), grasse poitrine hommes en robe de chambre ». c’est une manière
(l. 14), épaules grasses (l. 27) ; de démystifier les puissants conforme à l’historio-
– détails grotesques : cheveux humides et emmêlés graphie du xixe siècle, qui vise à redonner au peuple
(l. 18), visage jaune et bouffi (l. 19) ; lui-même le rôle qui est le sien dans l’histoire, et
– expression rebutante : fronçant les sourcils […] dont on a constaté l’ampleur en France et en europe
regarda par en dessous (l. 23-24). pendant le « siècle des révolutions ». c’est la position
au total, un corps bien grossier, aux antipodes de la adoptée ici par tolstoï. dans la guerre et la Paix, on
finesse aristocratique des cours européennes. suit les histoires entrecroisées de plusieurs familles
russes pendant les campagnes napoléoniennes. pour
4. le grand homme vu dans l’intimité le romancier russe tolstoï, napoléon est un grand
de tous les personnages qui gravitent autour de l’em- homme étranger contre lequel son pays a été en
pereur dans cette scène (préfet du palais de l’empereur, guerre, d’où l’image négative qu’il en donne.

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 43


hugo, lui, ne s’intéresse pas tant à l’intimité des – dumas, les trois mousquetaires (pour richelieu :
puissants qu’au symbole historique qu’ils incar- noter que dumas concourt à la légende de richelieu
nent. ainsi, dans « l’expiation », la campagne de autant qu’il s’en inspire) ;
russie est représentée comme un des avatars de – tolstoï, la guerre et la Paix (napoléon ➤ manuel,
l’impérialisme napoléonien, et la déroute est l’un p. 43) ;
des « châtiments » infligés à napoléon ier pour le – martin du gard (Jaurès), p. 58.
coup d’état du 18 Brumaire. mais le chef de guerre
est représenté dans sa grandeur. il surplombe le
champ de bataille de son regard dominant de stra- vallès
tège. l’œil du conteur plonge ensuite au cœur de la 9 Le Bachelier ▶ p. 44
mêlée, au milieu des grognards de la grande armée
en déroute. même dans la défaite, pour hugo, les Pour commencer
soldats de l’empire restent des héros, et l’empereur
quelques repères historiques : la « jeunesse des
un être supérieur.
écoles », c’est-à-dire les étudiants des facultés et des
grandes écoles (le quartier des écoles = le quartier
n Vers le Bac (oral)
latin), était au xixe siècle un milieu particulièrement
le grand personnage historique, inclus dans une sensible aux idées républicaines. vallès témoigne
fiction, ne laisse qu’une marge de manœuvre partielle de l’indignation qui fit suite à la suppression du
au romancier, qui doit composer avec ce que le lecteur cours du grand historien républicain michelet par
connaît déjà du personnage. cette connaissance le régime autoritaire de louis-napoléon Bonaparte,
provient de l’image acquise par le personnage dans président de la seconde république. le 6 mars 1851
l’imaginaire collectif. ainsi, dumas, dans les trois déjà, michelet avait été convoqué devant le bureau
mousquetaires, reprend la vision traditionnelle de du collège de France (composé de ses collègues
richelieu comme grand commis de l’état supé- réunis en conseil), suite à une dénonciation : on
rieurement intelligent, habile et prêt à tout. tolstoï l’accuse d’être hostile au pouvoir. il reçoit un blâme,
présente napoléon comme un souverain autoritaire, et n’est pas défendu par ses collègues. son cours est
plein d’énergie, et craint de ses sujets. martin du gard suspendu le 13 mars ; dès le lendemain, les étudiants
campe Jaurès en tribun généreux, en orateur ardent. du quartier latin manifestent en sa faveur, et ils
dans chaque cas, les traits majeurs du personnage recommencent huit jours plus tard. le 8 avril, son
sont conformes à l’image que l’histoire en a gardée. traitement de professeur est suspendu ; quelques
mais pour que le grand homme historique présente mois plus tard, il refusera le demi-traitement qu’on
un intérêt romanesque, il faut autre chose : qu’il ait lui propose. le 2 décembre 1851, c’est le coup d’état
un rapport direct, par son action, avec un tournant de louis-napoléon Bonaparte.
de l’histoire – quand l’histoire devient elle-même préciser : crinières, l. 5 (les jeunes républicains
romanesque par ses péripéties ou ses bouleverse- affichent les cheveux longs), collège de France,
ments tragiques (ici la campagne de russie, là le l. 12 (= établissement d’enseignement prestigieux,
déclenchement de la première guerre mondiale) –, situé au quartier latin, ancien collège des lecteurs
et que le personnage retienne l’attention, au-delà de royaux fondé par François ier en 1530).
son rôle historique, par sa personnalité profonde,
par son épaisseur humaine (ici la « face cachée » de n Observation et analyse
napoléon, mis à nu au sens propre comme au sens 1. Le rôle de Jacques Vingtras
figuré ; là une certaine lassitude de l’homme Jaurès, matoussaint et vingtras apparaissent comme les
dont on perçoit les faiblesses). le romancier qui met dirigeants du groupe : c’est à eux qu’on confie le
en scène un grand homme revendique le droit d’entrer soin de rédiger la protestation, parce qu’ils sont
dans les coulisses du pouvoir et de l’histoire. les plus cultivés. vingtras, double de vallès, a des
talents d’auteur qui le prédisposent à écrire (il prend
Pour aller plus loin soin notamment de son style, refusant d’enchaîner
groupement de textes sur le grand personnage les adverbes en ment, l. 20-21). c’est lui qui écrit la
historique en littérature : version définitive, d’un trait, c’est-à-dire avec aisance,
– racine, britannicus (néron ➤ manuel, p. 210) ; sans hésiter, avant d’ajouter la formule que lui suggère
– hugo, le roi s’amuse (pour une vision anticon- son camarade (l. 28). son charisme apparaît dans les
formiste de François ier) ; acclamations finales de ses camarades.

44 n 1re partie. Le roman et ses personnages


On remarque que Vingtras a ici le beau rôle ; mais la n Vers le Bac (invention)
vie romanesque de Vallès fut effectivement dévouée, les éléments suivants pourront être valorisés :
sans faille, à ses idéaux républicains. – exposition claire de la cause défendue ;
2. le présent de narration – respect de la consigne d’alternance entre dialogue
l’emploi du présent de narration généralisé, dans et narration ;
le cadre de phrases brèves, incisives, crée un effet – mise en valeur de la relation entre le narrateur
de grande présence des personnages, de proximité (« vous ») et un groupe (« initiative collective ») ;
immédiate avec l’événement : l’écart semble s’effacer – vivacité du récit ;
entre le temps de la narration et le temps de l’action, – suspens ménagé.
entre le récit (rétrospectif) et le discours (les paroles
Pour aller plus loin
contemporaines des événements, rapportées au
Bibliographie : roger Bellet, jules vallès, Fayard,
discours direct). les étapes semblent se succéder
1995.
en temps réel, ce qui traduit un sentiment d’urgence
devant l’action à accomplir.
3. au cœur de l’événement Vers la lecture de l’œuVre
l’alternance rapide de discours rapporté au mode
direct et de récit contribue à l’effet de réel : elle vallès
donne l’impression qu’on vit un moment décisif de Le Bachelier ▶ p. 45

l’histoire.
la confusion générale se traduit dans l’emploi géné- n les personnages
ralisé du on, qui n’a pas toujours le même référent ; il 1. jacques vingtras, héros ou anti-héros ?
s’agit alternativement de l’autorité gouvernementale étapes du parcours : installation à paris (chapitres
(d’après la rumeur, l. 1), du peuple de paris (l. 5-6), i-iii). débuts professionnels et amoureux (iv-vi).
des révoltés (l. 8), des protestataires (dans les répli- militantisme politique (vii-xi). le coup d’état du
ques des l. 12, 14, 15), de quelqu’un (l. 19). 2 décembre et ses conséquences : déshérence des
plusieurs répliques n’ont pas de locuteur identifiable, républicains (xii). vingtras retourne chez ses parents
mis à part l’ordre de matoussaint (l. 18), son rapide (xiii-xv). retour à paris, nouvelle installation, triste
dialogue avec vingtras (l. 28-30), et les réponses de condition du précepteur (xvi-xxiv). nouvelle car-
celui-ci (l. 11-13, 15, 20-21, 24-27, 29). les remarques, rière : journaliste (xxv-xxvii). visite à sa mère
les questions et les exhortations (l. 2, 9-10, 14, 16, (xxviii). difficile retour à paris (xxix-xxx). épilogue
19, 32, 33) semblent ainsi pleuvoir de partout, ce qui, (xxxii-xxxiii).
comme l’emploi mobile de on, crée un effet de foule, Jacques vingtras est un héros par son courage, son
suggère la confusion et la multiplicité des acteurs, énergie, sa rage de vivre et de combattre pour ses idées.
leur agitation fébrile. l’effet est encore accentué par il est un anti-héros parce qu’il ne progresse pas dans la
la parenthèse (l. 16) et la phrase nominale (l. 33), qui société, comme c’est souvent le cas des héros de roman
reproduisent les réactions de l’assistance, comme dans d’apprentissage (Julien sorel, rastignac, rubempré).
un compte rendu de séance lors d’un débat public.
2. une vision apaisée des parents
4. la jeunesse des écoles dans l’enfant, vingtras souffre d’un manque de
l’agitation des étudiants est perceptible à la rapidité confort affectif. il n’a de cesse de quitter son milieu
avec laquelle ils réagissent, à l’unité de leur action, familial. dans le bachelier, il manifeste une plus
à l’ardeur de leurs serments. ils agissent au nom de grande compréhension pour ses parents. ses rapports
la liberté d’expression, pour défendre la démocratie avec son père sont toujours un peu conflictuels, mais
menacée par le président louis-napoléon Bonaparte, « la barrière de glace qui séparait vingtras senior et
qui est en train de préparer en sous-main l’opinion vingtras junior est trouée » (chapitre xv) ; quand il
au coup d’état du 2 décembre. revient voir sa mère seule, il comprend sa détresse
la tonalité générale du passage est exaltée. vallès, sentimentale (son mari l’a abandonnée pour une
reconstituant les événements de cette époque autre) ; la solitude ombrageuse dans laquelle elle
longtemps après, donne de la jeunesse estudiantine se retire l’émeut. au dernier chapitre, il apprend la
une image ardente, passionnée, enthousiaste, qui mort de son père, et lui demande pardon. il parle de
correspond au souvenir nostalgique des promesses ses parents avec moins d’acrimonie, étant lui-même
républicaines de février 1848. parvenu à l’âge d’homme.

2. Miroirs de la société : le roman du xixe siècle n 45


3. les personnages secondaires n idées et valeurs
les principaux types de personnages sont : 7. une satire virulente
– les étudiants et amis républicains (matoussaint, critique violente du régime de louis-napoléon
rock, legrand) ; Bonaparte. insistance sur la répression policière, le
– les philistins petits-bourgeois (logeurs, directeurs manque de liberté, la traque des intellectuels.
d’école) ; critique sociale : dénonciation des conditions de vie
– les grisettes (alexandrine). misérables du prolétariat, et de la prolétarisation des
ils correspondent à des catégories sociales contempo- intellectuels. critique des inerties, du philistinisme,
raines précises, et sont peints comme des archétypes du conservatisme petit-bourgeois.
autant que comme des individus. 8. le traumatisme du 2 décembre
l’essentiel de l’intrigue se passe pendant la seconde
n genre et registres république. l’événement central est le coup d’état
4. une autofiction ? du 2 décembre 1851, raconté de la manière dont il a
été vécu par l’homme de la rue, c’est-à-dire comme
le récit se rattache au genre romanesque par sa divi-
un événement imprévisible. cependant, l’épisode de
sion en chapitres centrés sur des épisodes marquants,
la suspension du cours de michelet au collège de
comme le coup d’état. des ellipses temporelles sont
France en est une préfiguration. la peinture de la
ménagées, où le lecteur se contente d’imaginer la
répression de la résistance après le 2 décembre est
poursuite de la vie du héros.
menée comme « caméra au poing », non pas selon
le récit se rattache au genre autobiographique le point de vue savant d’un historien analyste, mais
par sa forme à la première personne (narrateur = d’après le témoignage vivant d’un contemporain.
personnage) et surtout par la ressemblance entre le coup d’état de louis-napoléon Bonaparte est un
narrateur et auteur. on sait en effet que vallès écho au 18 Brumaire de son oncle. le rapprochement
s’inspire très directement de sa propre vie dans la entre les deux événements est classique (voir hugo,
trilogie de Jacques vingtras, comme le confirme châtiments). l’événement est d’autant plus traumatique
l’identité non pas stricte des noms (condition indis- pour les républicains comme vallès qu’il a été ratifié
pensable de l’équation autobiographique), mais par un plébiscite. la répression contre les manifestants
des initiales J.v. fut terrible, notamment avec la fusillade des boulevards
le 4 décembre, et l’exposition des victimes enterrées à
5. le style de vallès
mi-corps dans le cimetière montmartre, pour dissuader
les humeurs du personnage font alterner exalta- les républicains de reprendre le combat (voir hugo,
tion et abattement, idéalisme et distance cynique, « souvenir de la nuit du 4 »).
lyrisme et autodérision. cette tension se manifeste
dans le style. on étudiera tout particulièrement : 9. la dédicace
les exclamations, les phrases nominales, les cette dédicace émouvante témoigne de la difficile
phrases-paragraphes, les ruptures de ton (noble/ condition des intellectuels au xixe siècle, prolétarisés par
familier), la parataxe, la simplicité de la syntaxe, la société marchande, et suspects d’exercer leur liberté de
l’ironie. penser aux dépens du pouvoir. la formule repose sur une
asyndète qui oppose sans lien logique apparent « nourris
6. lyrisme et humour de grec et de latin » à « morts de faim ». il y a un jeu de
vingtras ne se présente pas seulement en héros ou en mots sur le double sens concret et métaphorique de
victime. il se moque aussi de son propre personnage, « mourir ». le lien logique sous-entendu par l’apposition
exhibant ses faiblesses et ses contradictions, comme est la contradiction. ne voyons pas seulement dans cette
dans la deuxième citation retenue en haut de page. formule une exagération. la misère noire a eu raison au
autres exemples : la honte que lui inspire son par- xixe siècle de nombreux auteurs, connus ou non. dans
dessus jaune à son arrivée à paris ; « je suis un sot » les années 1830, une vague de suicides d’écrivains
(chapitre xxix). et artistes avait même défrayé la chronique.

46 n 1re partie. Le roman et ses personnages


le personnage entre la pensée et l’action
3 (1900-1950)
Proust grand-mère » (l. 16-17). enfin, le désarroi s’exprime
1 Le Côté de Guermantes ▶ p. 49
par le réveil d’une angoisse de la perte qui est une
forme de panique (je palpitais de la même angoisse,
l. 8-9) rappelant d’autres moments douloureux (voir
Pour commencer question 3).
montrer l’intérêt de proust pour l’innovation tech-
nique du téléphone, qui semble rapprocher les 3. mémoire et anticipation
êtres tout en enveloppant leur relation d’une part c’est le mot angoisse (l. 9) qui met en rapport
de mystère. après la longue tradition du roman par trois expériences du narrateur, à trois moments
lettres, comment et pourquoi le téléphone entre-t-il différents :
dans le roman, au tournant du xxe siècle ? pour – au moment de la communication téléphonique
proust, cette technique moderne de communication, interrompue, angoisse de laisser sa grand-mère se
loin de nous faire entrer dans une ère matérialiste et perdre parmi les ombres (l. 15-16) ;
utilitariste où seul compterait le bénéfice pratique – à un moment du passé (bien loin dans le passé,
de l’opération, éveille par sa « magie » tout un halo autrefois, l. 9), angoisse de la séparation lorsque le
de références mythiques : les voix du standard par narrateur, petit enfant, avait perdu sa grand-mère
lequel, à l’époque, doit transiter toute communica- dans une foule (l. 9-12) ;
tion, sont celles d’« anges gardiens » qui veillent – le jour où on parle à ceux… (l. 12-13), dans le futur,
dans les ténèbres, de « danaïdes de l’invisible », angoisse de ne plus pouvoir s’adresser à un être cher
de « servantes du mystère », comme on peut le lire dont on est séparé par la mort ; anticipation sur la
dans les pages qui précèdent cet extrait. ici, c’est mort de la grand-mère, mais exprimée indirectement
au mythe d’orphée que fait songer la voix perdue en termes généraux, euphémisme qui permet d’atté-
au bout du fil. nuer la douleur (ceux qui…, on…, l. 13-14).
dans les trois cas, il s’agit d’une communication
n Observation et analyse impossible, en des circonstances où le narrateur
1. le téléphone et la séparation voudrait pouvoir rassurer l’être cher (l. 11-12, 14).
n’entendre que la voix (l. 2) sans voir le visage la relance de la longue phrase par la reprise du mot
de sa grand-mère, pour le narrateur, c’est déjà la angoisse (l. 9, 10, 12) et par les temps différents du
percevoir comme une ombre, un être disparu. comme verbe éprouver (plus-que-parfait, l. 9 ; futur dans
il n’y a pas de contact charnel possible (j’aurais voulu le passé, l. 12) fait de cette scène du téléphone
l’embrasser, l. 1 ; impalpable, l. 2), la voix désin- un moment central, qui éclaire à la fois le passé
carnée est comme un fantôme (l. 2) et anticipe sur et l’avenir, permettant au sujet de saisir son unité
l’état de la grand-mère quand elle serait morte (l. 3). par-delà les changements du temps, comme dans
avant même que la communication soit interrompue d’autres grandes pages de la recherche.
(l. 4-5), la relation téléphonique évoque donc déjà
4. la sensation auditive
la mort et la séparation.
l’importance de cette sensation est soulignée par
2. le désarroi du narrateur la place accordée au champ lexical de l’ouïe : voix
il s’exprime d’abord par la redondance et l’insis- (l. 2, 5), entendre (l. 5, 14), audibles (l. 7), appels
tance dans l’énoncé du constat : trois propositions (l. 8) – mots souvent mis en relief par leur place
indépendantes redisent en des termes très proches accentuée dans la phrase. elle est aussi soulignée
la même négation, la fin de la communication (ne… par la construction syntaxique de la troisième phrase
plus, n’… plus, nous avions cessé d’être, l. 5-6), (ma grand-mère…, l. 5-8) qui met en valeur le drame
traduisant le malaise du narrateur qui ne veut pas de son impossibilité (négations et redondances, voir
le croire. puis, à cet effacement de l’autre voix, le question 2). elle s’exprime enfin par l’équivalence
narrateur réagit par ses appels répétés, comme pour suggérée entre l’ouïe et la vue : ne plus entendre,
lutter contre le silence : je continuais à l’interpeller c’est être dans la nuit (l. 8), et l’être qu’on n’entend
(l. 7), je continuais à répéter en vain : « grand-mère, plus est comme une ombre (l. 15-16).

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 47


n Vers le Bac (commentaire) ne s’est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la
la voix de la grand-mère au téléphone évoque déjà place d’autrui (l. 10-12). Bernard est incapable de
un fantôme (quand ma grand-mère serait morte, la moindre attention envers autrui : il ne sait ni voir
l. 3). l’angoisse de la perte s’exprime ensuite par ni entendre (l. 13-16). thérèse ouvre les yeux quand
différents verbes : en tâtonnant dans la nuit (l. 7-8), elle est face à son mari : l’illusion disparaît quand
s’égarer (l. 8), je l’avais perdue (l. 10). et l’angoisse la distance est abolie.
de la communication impossible en vient à évoquer
2. le sourire de thérèse
clairement la séparation de la mort (ceux qui ne
peuvent plus répondre, l. 13). l’image de l’ombre thérèse se met à sourire quand elle prend conscience
(l. 15-16), préparée par celles du fantôme (l. 2) et de de la seule solution (l. 18) qui convienne à sa situa-
la nuit (l. 8), fait alors logiquement penser aux ombres tion : annoncer à Bernard son départ, sa disparition
des morts qui habitent les enfers dans la mythologie (l. 19-25). le sourire signifie la satisfaction de ne
grecque. et quand il s’agit d’un être aimé, l’ombre pas avoir été dupe et la sérénité de la décision prise :
ne peut que rappeler la figure d’eurydice, séparée elle savait ce qu’elle allait dire (l. 17-18). sourire
d’orphée par la mort (➤ manuel, p. 478). de soulagement, de libération. sourire qui témoigne
d’une supériorité conquise dans le détachement et
Pour aller plus loin la lucidité.
sur le téléphone dans la littérature (en rapport avec 3. l’emploi du nous
la séparation, la mort, la crise d’identité, etc.) : il apparaît dans deux phrases :
– Jean cocteau, la voix humaine, 1929 ;
– les êtres que nous connaissons le mieux, comme nous
– patrick modiano, rue des boutiques obscures, les déformons dès qu’ils ne sont plus là ! (l. 5-7) ;
1978 ;
– la solution la plus simple, c’est toujours à celle-là
– romain gary (émile ajar), l’angoisse du roi que nous ne pensons jamais (l. 18-19).
salomon, 1979 ;
dans les deux cas, l’histoire de thérèse laisse place
– christian oster, Paul au téléphone, 1996.
à un énoncé de portée générale, le récit à la maxime :
chacun de nous, sur ces deux points, le narrateur
Mauriac comme le lecteur, peut se reconnaître en thérèse.
2 Thérèse Desqueyroux ▶ p. 50
le personnage prend alors une valeur exemplaire,
universelle. le romancier se fait moraliste. mais ce
commentaire généralisant peut paraître paradoxal
Pour commencer si l’on se rappelle de quoi thérèse a été accusée :
rappeler que mauriac, romancier chrétien, montre c’est à un personnage de meurtrière, de « monstre »
l’âme humaine comme un champ de pulsions obs- à certains égards, que le lecteur est invité à s’assimiler.
cures, dont la psychologie rationaliste ne suffit pas à mauriac montre ainsi que thérèse n’est pas « l’autre »,
rendre compte. si thérèse desqueyroux s’inscrit dans un personnage totalement étranger, inhumain : elle
la tradition française du roman d’analyse, ce chef- reste un être humain comme nous, et n’est pas rejetée
d’œuvre de mauriac annonce aussi des textes plus dans sa singularité absolue.
modernes hantés par l’opacité de la conscience.
4. la focalisation
n Observation et analyse Bien que le récit soit écrit à la troisième personne,
1. bernard vu par thérèse avec un narrateur extérieur à l’histoire racontée,
d’abord, pendant son voyage, thérèse imagine un le point de vue adopté est celui du personnage de
Bernard capable de la comprendre, d’essayer de la thérèse (focalisation interne). seule l’hypothèse sur
comprendre(l. 7-9).elleadoncl’espoirdes’expliquer,de les pensées de Bernard (l. 16-17) pourrait suggérer
se confier (l. 5). loin de lui, elle tend à déformer l’image l’intervention d’un narrateur omniscient ; mais elle
de son mari (l. 6-7), à l’humaniser, à l’idéaliser. est si vague qu’elle peut elle-même être mise sur
mais dans un deuxième temps, cette représentation le compte de la conscience de thérèse, qui connaît
fausse et déformante s’effondre, parce que thérèse suffisamment son mari pour imaginer ce qu’il est en
retrouve le vrai Bernard. il lui suffit de marcher à train de « préméditer ». toutes les autres informations
ses côtés un instant (l. 2-3) pour redécouvrir sa vraie contenues dans l’extrait correspondent à ce que
nature (la seule approche de cet homme, l. 4) : il thérèsepeutvoir(l. 10),entendre(l. 15-16),comprendre
lui apparaissait tel qu’il était réellement, celui qui (l. 3-4, 10-13), et préméditer (l. 17-25).

48 n 1re partie. Le roman et ses personnages


ce choix de technique narrative permet au romancier voici les quelques répliques qu’il prononce, dans le
d’amener le lecteur à suivre de l’intérieur les états roman, à la suite de la phrase de thérèse :
de conscience successifs du personnage, à entrer – quoi ? vous osez avoir un avis ? émettre un vœu ?
dans l’intimité de sa crise morale, ce qui interdit de assez. Pas un mot de plus. vous n’avez qu’à écouter,
le juger du dehors mais donne au contraire accès à qu’à recevoir mes ordres, – à vous conformer à mes
sa complexité. décisions irrévocables. […]
– moi, je vous tiens, comprenez-vous ? vous obéirez
5. le regard et la parole
aux décisions arrêtées en famille,sinon… […]
– pour thérèse : un simple coup d’œil (l. 10) lui
suffit pour juger Bernard ; elle le voit marcher vers – je ne cède pas à des considérations personnelles.
la maison (l. 2-4) ou arpenter la grande pièce (l. 14), moi, je m’efface : la famille compte seule. l’intérêt
mais ne le regarde pas en face : elle n’en a pas besoin, de la famille a toujours dicté toutes mes décisions.
le connaissant assez pour deviner ses réactions. elle j’ai consenti, pour l’honneur de la famille, à tromper
tarde à parler mais sait ce qu’elle va dire (l. 17-18), la justice de mon pays. dieu me jugera.
elle prépare en elle-même sa réplique (l. 19-25) – il importe, pour la famille, que le monde nous croie
avant d’ouvrir la bouche (l. 27), et n’engage la unis et qu’à ses yeux, je n’aie pas l’air de mettre en
communication que pour demander qu’elle soit doute votre innocence […]. il faut qu’on vous voie
rompue (disparaître, l. 27). à mon bras. […]
– pour Bernard : il ne regardait pas sa femme (l. 16),
Pour aller plus loin
il prépare des paroles (l. 16-17) qu’il ne prononce pas
on rapprochera le personnage de thérèse desquey-
encore. c’est elle qui rompt le silence. il peine à affron-
roux de celui de meursault, « l’étranger » de camus :
ter sa femme en face : il fuit la relation directe.
chez l’une comme chez l’autre, les motivations sont
les deux époux marchent côte à côte (l. 2-3), mais
incertaines, la tentation du crime difficile à élucider,
n’ont pas de face à face. s’ils se ressemblent (elle
l’apparente « monstruosité » liée en fait à l’énigme
aussi, l. 17), c’est que tous deux évitent la confron-
même de notre humanité.
tation présente par l’échange (des regards et des
paroles) au profit d’un enfermement dans leurs
pensées et dans la « préméditation » des paroles à
Bernanos
venir (l. 16-19) : ces calculs parallèles font obstacle 3 Monsieur Ouine ▶ p. 51
à la spontanéité du dialogue.

n Perspectives Pour commencer


l’énigme de la conscience Bernanos a longtemps porté le projet de monsieur
la conscience, un « immense monde enchevêtré » : ouine et a eu du mal à le mener à bien pendant
cette remise en question de la psychologie humaniste cette dernière période de sa vie où il a délaissé
pour laquelle l’âme pouvait être objet d’explications le roman au profit des écrits polémiques et poli-
et qui prédominait encore dans le roman du xixe tiques. cette œuvre n’a d’ailleurs pas été bien
siècle, on peut la voir naître dans À la recherche comprise lors de sa première publication. il est
du temps perdu de proust et se poursuivre, dans la vrai que l’intrigue est complexe : elle mêle une
seconde moitié du xxe siècle, chez nathalie sarraute affaire de meurtre à la crise morale qui mine une
(Portrait d’un inconnu), marguerite duras (moderato communauté villageoise. l’enjeu métaphysique
cantabile), ou claude simon (la route des Flandres). (la perte du sens spirituel et de la relation à dieu)
dans le domaine étranger, on pensera à James Joyce émerge d’une forme romanesque neuve, elliptique
(ulysse), virginia Woolf (mrs dalloway), ou William et éclatée, qui annonce les innovations narratives
Faulkner (le bruit et la fureur). des années 50-60.

n Vers le Bac (invention) n Observation et analyse


on imaginera volontiers une réponse sèche et autori- 1. le lieu et le moment
taire : Bernard refuse la proposition de thérèse parce la route représente l’avenir, le champ des possibles
qu’il veut restaurer toutes les apparences d’un couple qui s’ouvre devant le personnage, l’espérance (l. 2).
bourgeois uni. s’il a cherché à étouffer le scandale et à elle matérialise le chemin de la vie, le départ, l’ar-
la faire libérer, ce n’est pas pour la voir « disparaître » rachement au monde clos de l’enfance. elle renvoie
et ébranler ainsi sa position sociale. donc au jeune homme l’image d’un moi euphorique

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 49


(si pareille à l’idée qu’il se formait en ce moment de 4. une situation exemplaire
lui-même, l. 20-21). Fraîche (l. 1-2, 20), vivante (l. 2), le présent de vérité générale est employé par le
pure (l. 20), elle évoque une eau limpide (l. 22) qui a personnage lui-même (on perd sa vie, l. 5). mais
une fonction baptismale : comme l’eau du baptême, la c’est surtout quand il est employé par le narrateur
route est un passage qui conduit à une renaissance : il qu’il permet de faire de la situation de philippe
aurait voulu y baigner ses mains et sa tête (l. 21). une situation exemplaire de la jeunesse en général :
ce moment de l’aube (l. 1), du matin clair (l. 6), qui n’a pas vu la route à l’aube […] ne sait pas ce
est une heure magique (l. 13-14, 16) parce que c’est que c’est que l’espérance (l. 1-2), heure magique
le moment où tout est possible et où tout se joue : lorsque la première jeunesse monte peu à peu des
demain il sera trop tard. l’occasion perdue ne se profondeurs (l. 13-16), heure magique, en effet, où
retrouvera pas (l. 4-5). moment passager, où la jeu- le petit animal humain donne un nom intelligible
nesse prend conscience d’elle-même (l. 14-18) avant (l. 16-18). dans ces phrases en forme de sentences,
de disparaître ; moment de liberté suspendu entre il ne s’agit pas seulement de philippe. tout animal
l’inconscience et la dépendance de l’enfance d’une humain (l. 17) est confronté à cette épreuve, au
part, et les nouvelles contraintes qui s’imposeront moment décisif où l’avenir s’ouvre devant lui et
à l’adulte d’autre part. où il est grisé par le sentiment de liberté. philippe
représente ce moment.
2. les pensées du personnage
le narrateur reproduit les pensées de philippe : 5. l’enjeu métaphysique du débat intérieur
– par le discours direct (l. 3-5, 7-8, 9-10, 18-19) ; l’occasion perdue (l. 4), on perd sa vie (l. 5) : le verbe
– par le discours indirect libre (il ne sait où, hélas !, perdre a d’abord le sens très humain de « manquer ».
l. 8) ; mais la voix caressante (l. 6), avec l’emploi redoublé
– par l’expression des sensations physiques, qui du même verbe à l’impératif, suggère qu’il y a là
traduit les idées en impressions sensibles : l’ivresse une force qui dépasse la conscience et qui menace
de la veille […] une espèce d’angoisse physique… la liberté. la référence tâtonnante et incomplète à
(l. 11-13), il aurait voulu y baigner ses mains […] l’évangile (l. 9-10) confirme que pour Bernanos,
s’y rouler… (l. 21-22). dans le choix qui s’offre à son personnage, il ne
ces procédés sont efficaces parce qu’ils combinent s’agit pas seulement de décision individuelle mais de
pensée consciente, articulée (discours direct), et transcendance et de salut. sauver ou perdre son âme
pulsions indistinctes (fièvre présentée par le narra- (l. 9-10), c’est autre chose que réussir ou manquer
teur, l. 12), ce qui permet à l’écriture romanesque sa vie : perdre son âme signifie être damné ; il en va
d’épouser l’élan mais aussi le désordre d’une jeune donc ici du salut de l’âme dans sa relation à dieu.
conscience encore balbutiante, dont l’exaltation est d’après l’évangile, c’est même quand on prétend
ambiguë. sauver sa vie (au plan matériel) qu’on la perd (au plan
spirituel), et inversement. philippe entrevoit la gravité
3. un narrateur à distance de l’enjeu (la route qu’il va prendre engage non
première ambiguïté : la tentation de perdre sa vie seulement un choix de vie mais le salut de son âme),
(l. 7-8) apparaît comme une séduction dangereuse mais il ne parvient pas à la formuler : son ivresse et
(voix caressante, terrible, l. 6) ; philippe ne retrouve son illusion risquent dès lors de l’entraîner dans la
pas le sens que l’évangile pourrait donner à cette voie d’une fausse liberté qui peut le perdre.
opposition perdre/sauver (voir la note 1) ; le discours
direct montre l’échec de la pensée (Zut !, l. 10), donc n Perspectives
la vulnérabilité de la conscience. images romanesques de la jeunesse
dès lors, le narrateur prend nettement ses distances Julien sorel, Frédéric moreau, et Jacques vingtras
en qualifiant d’illusion la lucidité que croit avoir le sont tous trois plus engagés dans la vie que le jeune
personnage (l. 13), et qui résulte en fait d’un état philippe. il faut donc apporter une réponse nuancée.
passager d’ivresse et de fièvre (l. 11-12) : la jeunesse mais on constate aisément que tous trois sont
qui l’exalte en cette heure magique est comparée à plongés, bien plus que le personnage de Bernanos,
une fleur vénéneuse (l. 15), à un poison (l. 16) ; autre- dans l’expérience de la réalité sociale et politique.
ment dit, la joie et la grâce de la jeunesse (l. 17-18) philippe, lui, semble confronté à sa seule liberté
exercent un charme trompeur et mortifère – charme intérieure, sans déterminations socio-historiques.
magique sans doute, mais la magie est négative quand aucun indice ne permet d’ailleurs de situer l’extrait à
elle dépossède la conscience d’elle-même. un moment précis de l’histoire. c’est que Bernanos,

50 n 1re partie. Le roman et ses personnages


à la différence des romanciers réalistes du xixe siècle, lafcadio en focalisation interne (on voyait, l. 1-2 ;
s’intéresse d’abord à l’aventure des âmes, ici comme on apercevait, l. 6-7 ; à présent, l. 19, 36 ; etc.) ;
dans sous le soleil de satan ou le journal d’un curé c’est la sphère de l’action (dérisoire : les gestes de
de campagne. Fleurissoire). les paragraphes 2, 4 et 6 rapportent
au discours direct les idées de lafcadio (incises :
n Vers le Bac (dissertation) pensait lafcadio, l. 10 ; continuait lafcadio, l. 26) ;
la réponse à la question posée pourra varier selon c’est la sphère de la pensée (inquiétante : le projet
le sens donné au mot « modèle ». criminel de lafcadio).
– ou bien l’on attend d’un modèle romanesque il y a donc alternance régulière entre la scène vue (les
un type cohérent qui puisse servir de référence, un mouvements du train, les faits et gestes de Fleurissoire)
modèle héroïque qui incarne des valeurs claires ; et et le projet qui mûrit (le scénario du meurtre dans
dans ce cas, l’extrait sera plutôt exploité dans le sens l’esprit de lafcadio). la progression de ces pensées
d’une réponse négative (l’ambiguïté de cette heure crée un effet de crescendo dramatique : le moment où
magique pour le personnage de Bernanos ne permet lafcadio va passer à l’acte se rapproche à chaque ligne ;
pas de dégager un modèle structurant). chaque geste de Fleurissoire prend de l’importance
– ou bien l’on insiste sur les « modèles » romanesques comme s’il était le dernier ; le lecteur attend le moment
capables de nourrir l’expérience parce que, justement, où les pensées de lafcadio vont se matérialiser dans la
ils explorent la complexité de la vie ; auquel cas sphère de l’action pour aboutir au crime.
le texte fournit bien un modèle qui peut aider de
2. le rythme du récit
jeunes lecteurs à mieux percevoir les détours et les
pièges que l’on rencontre sur la route de l’existence c’est le rythme d’une « scène » : la durée de la
(qu’est-ce que « gagner » ou « perdre » sa vie/son narration semble s’ajuster à la durée de l’action (ni
âme ?). effet accéléré d’un sommaire, ni arrêt de l’action
dans une pause). cet effet est produit :
Pour aller plus loin – par l’emploi de l’imparfait, qui exprime la durée du
Bibliographie : monique gosselin-noat, bernanos, voyage, le mouvement continu du train (l. 1, 4-6) ;
militant de l’éternel, michalon, 2007. – par l’attention accordée aux détails (« effets de
réel ») : jeux de lumière (l. 3-4, 36-37), cravate et
manchette de Fleurissoire (l. 18-21, 37), décors
Gide muraux du compartiment (l. 22-25) ;
4 Les Caves du Vatican ▶ p. 52 – par la focalisation interne : tout est vu, pensé
ou imaginé par lafcadio, dont on suit les pensées
désordonnées au fur et à mesure qu’elles naissent
Pour commencer dans son esprit (voir en particulier l. 29-35, le rapport
partir du problème des rapports entre roman et étroit entre ces pensées et les déplacements du train :
valeurs : gide, auteur de l’immoraliste, remet en tiens ! le talus cesse.). l’emploi du discours direct
question les conventions de la morale établie au nom permet de mimer le flux de conscience en respectant
de la liberté de l’individu. les caves du vatican, son rythme propre.
« sotie » et non « roman » selon l’auteur (autrement
dit : récit fantaisiste, fable ironique), est un texte à la 3. le portrait de Fleurissoire
fois ludique et critique, qui scandalisa la bourgeoisie Fleurissoire a une ombre falote (qualification péjo-
catholique de l’époque. gide ne défend nullement rative, l. 8), porte une cravate assez ridicule (un petit
pour autant, bien sûr, le geste de lafcadio. mais nœud marin tout fait, l. 18-19), manifeste un souci
en se libérant des lois de vraisemblance du roman assez mesquin de son apparence : une manchette
naturaliste ou du roman d’analyse psychologique, il (l. 20), rectifier la position de sa cravate (l. 37). on
donne à réfléchir, notamment sur les rapports entre ne sait rien de ses sentiments : le mode de narration et
pensée et action. de focalisation adopté fait de lui un pantin, une chose
plus qu’un homme. la cravate était mise (l. 18) :
n Observation et analyse c’est l’objet, le vêtement qui commande la phrase ;
1. la progression dramatique Fleurissoire est ainsi réduit à sa tenue vestimentaire.
six paragraphes en tout. les paragraphes 1, 3 et 5 dès lors, il n’y a pas de sympathie (au sens premier
sont pris en charge par le narrateur (3e personne, d’émotion partagée), ni d’identification possible avec
temps du passé), qui épouse le point de vue de un personnage ainsi réifié et tenu à distance.

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 51


4. les sensations visuelles au dehors (l. 4, 8-9) que dans la configuration du
elles sont mises en valeur : compartiment (4 côtés, 4 photographies, l. 23). en
– par le champ lexical de la vue : voyait (l. 2), ce sens, le crime est aussi « gratuit » qu’un jeu,
apercevait (l. 7), verrait (l. 10), examinait (l. 21), mais aussi motivé qu’un désir de victoire au jeu.
remarquer (l. 28), voir (l. 29), apparaissaient (l. 36),
regarde (l. 39), voir (l. 40) ; n Perspectives
– par les indications de cadrage et de lumière : les une scène de roman policier ?
carrés clairs projetés sur les talus par la lumière des l’action est centrée sur les préparatifs d’un meurtre :
compartiments (l. 1-6), Fleurissoire vu comme une c’est en soi un argument de roman policier. le meur-
ombre (l. 8, 29), la contemplation de la photographie trier pense aux détails matériels : la double fermeture
(l. 22-25), les reflets sur la vitre noire (l. 36-37). de la porte (l. 10-12, 38), la présence ou non d’un
le regard est capital dans cette scène sans paroles : talus au dehors (l. 28, 34), le risque ou non d’être
à partir de ce qu’il voit, lafcadio imagine ce qu’il surpris par des témoins (l. 10, 16, 28-30). il anticipe
va faire (imagination, l. 32, 34). mais son acte lui- sur l’embarras de la police (l. 27). mais plus encore
même suppose que Fleurissoire ne voie rien. d’où que la situation évoquée, c’est l’atmosphère créée par
l’importance que prennent les regards de Fleurissoire les procédés d’écriture qui crée un climat de roman
(pour la photo, pour lui-même) : il faut qu’il soit policier : jeux d’ombre et de lumière angoissants
distrait et regarde au loin devant lui (l. 38-39) ; (voir question 4), effet de suspense provoqué par la
d’où l’importance, aussi, que revêt l’absence de progression dramatique (voir question 1), attention
tout témoin visuel (qui le verrait ?, l. 10). l’extrait accordée aux moindres faits et gestes de la victime
coïncide avec le point de vue de lafcadio (en un sens potentielle (l. 18-25, 37).
véritablement visuel) : il doit tout voir lui-même, le roman de gide est contemporain de l’émergence
mais en s’assurant que les autres ne voient rien. du roman policier de langue française à la veille de
la première guerre mondiale, avec gaston leroux
5. un crime « immotivé » ? et maurice leblanc. c’est pourquoi on ne peut
cet acte de lafcadio est considéré comme l’exemple pas vraiment parler de parodie : le roman policier,
type du crime gratuit. or on peut estimer, d’après à l’époque, n’est pas encore constitué autour de
ce passage, qu’il y a malgré tout une forme de grandes constantes nettement repérables, familières
motivation. du public, même si l’on peut penser au grand modèle
– d’une part, le geste n’est pas accompli sur un coup d’edgar poe. c’est à la lumière du développement
de tête ; il est le fruit d’une longue réflexion : le crime du genre au xxe siècle que l’on est tenté de lire dans
immotivé (l. 26) est voulu et recherché comme tel, cette scène l’envers parodique d’un épisode-type : le
ce qui est tout de même paradoxal ! crime commis dans un train, scène que l’on trouvait
– d’autre part, lafcadio y voit une forme de pro- déjà, il est vrai, chez Zola (la bête humaine), mais
vocation contre l’ordre social : quel embarras pour que l’on retrouvera surtout, en rapport avec une
la police ! (l. 27) ; embarrasser la police, c’est un intrigue policière, chez agatha christie (le crime
mobile… et si l’on pense à ce motif de type anar- de l’orient-express, 1934) ou sébastien Japrisot
chiste, Fleurissoire est une marionnette bourgeoise (compartiment tueurs, 1962).
qui se prête assez bien au statut de victime.
– enfin, lafcadio cherche à se prouver à lui-même n Vers le Bac (oral)
qu’il en est capable ; il voit donc dans cet acte une question ouverte, qui invite l’élève à une argumen-
épreuve à surmonter (tel se croit capable de tout, tation personnelle. en un sens, le lecteur est rendu
l. 31-32) ; il est animé par une curiosité […] de soi- complice de lafcadio par le choix de focalisation et
même (l. 30-31) qui l’incite à voir s’il a le pouvoir d’énonciation (voir questions 1 et 2) : on est contraint
de passer de l’idée à l’acte : qu’il y a loin, entre d’adopter le point de vue du criminel, de fait. le
l’imagination et le fait ! (l. 32) ; il en fait un défi personnage de Fleurissoire, en outre, est présenté de
personnel, une affaire d’amour-propre. telle sorte que son élimination ne nous émeut guère
lafcadio est surtout un joueur : il laisse une der- (voir question 3).
nière chance à Fleurissoire en comptant (l. 40-42) ; mais la perspective narrative qui s’impose au lecteur
il se compare à un joueur d’échecs (l. 33), et la n’implique pas nécessairement un consentement
figure géométrique du carré, tel un plateau de jeu, moral envers l’acte envisagé. en donnant la parole au
apparaît aussi bien dans les lumières projetées personnage (discours intérieur) et en suivant son point

52 n 1re partie. Le roman et ses personnages


de vue, le narrateur invite aussi à le mettre à distance : et le ciel a été fleuri (l. 29). il suscite donc un nou-
comprendre lafcadio n’est pas l’approuver. veau rapport au monde, en mettant en relation les
situation ambiguë et instable en tout cas, qui peut éléments, le ciel et la terre, le lointain et le proche.
entraîner un certain malaise du lecteur, comme dans il crée donc, du même coup, un nouveau rapport
bien d’autres romans où le point de vue adopté est celui entre l’homme et le monde. celui qui sait entendre
d’un meurtrier, voire d’un monstre (voir le débat récent la métaphore et qui entre dans ce nouveau tissu
autour des bienveillantes de Jonathan littell). de relations acquiert une joie nouvelle, retrouve
le goût de vivre. la métaphore a donc un pouvoir
Pour aller plus loin pragmatique et même thérapeutique : elle soigne
sur le rapport entre « crime immotivé » et énigme les lépreux (l. 5, 7), c’est-à-dire ceux qui ont perdu
du cœur humain, on mettra en rapport cet extrait de le goût de vivre parce qu’ils ont perdu le contact
gide avec un roman de giono, autre que celui qui vivant avec le monde.
figure sur la page suivante du manuel : il s’agit d’un
roi sans divertissement, où une série de meurtres 2. le rappel de la première rencontre
laisse la police tout aussi « embarrassée », parce que les paysans hésitent à mettre leurs terres en commun
le seul mobile est le « divertissement ». (voir la présentation du texte). Bobi veut bousculer
leur égoïsme de propriétaires. or son argumentation
ne peut pas reposer sur des données matérielles et
Giono
5 Que ma joie demeure ▶ p. 53
économiques, puisqu’il s’agit au contraire de les
inciter au partage et à la générosité. la meilleure
façon de persuader Jourdan, et à travers lui les autres
Pour commencer habitants du plateau, c’est donc de raviver la flamme
mettre les valeurs du texte en rapport avec son poétique et magique de la première rencontre. Bobi
contexte : grand retentissement de ce roman dans la veut lui montrer que le choix qui se présente à eux
jeunesse en 1935-36. il est perçu comme un message maintenant, et qui consiste à renoncer à l’enrichisse-
en faveur d’une paix sociale et d’une joie humaine ment personnel au profit d’une richesse supérieure,
trouvées au contact de la nature et dans l’harmonie d’ordre spirituel, est la conséquence logique de la
d’une vie communautaire qui tourne le dos à la première rupture, qui marquait le commencement
société industrielle. à la suite de ce roman vont de la guérison (l. 31-32) : puisque Jourdan a accepté
naître les rassemblements du contadour, en haute- cette nuit-là de suivre Bobi sur le chemin d’une
provence, où giono fait figure de guide spirituel à la « joie » retrouvée, il ne peut qu’accepter à présent de
manière de son héros Bobi – voire de prophète – avant suivre encore Bobi dans une nouvelle étape. par ce
que le cataclysme de 1939 ne mette douloureusement rappel, Bobi cherche donc à faire renaître en Jourdan
fin à cette expérience utopique. la complicité fervente qu’il avait su éveiller en lui,
la nuit de leur première rencontre.
n Observation et analyse
1. le pouvoir de la métaphore 3. dialogue et récit
orion-fleur-de-carotte (l. 1, 19, 27, 35) : Bobi rap- le dialogue au discours direct prédomine :
proche deux réalités, cosmique et végétale ; d’un lignes 20, 23-32, 35-37, 39-41, 45-46. le récit,
côté orion, nom d’une constellation vue dans la nuit plus éclaté, précise les conditions et les effets de
(un petit paquet d’étoiles, l. 19-20), de l’autre fleur l’échange verbal, les silences et les gestes qui l’ac-
de carotte, qui désigne un végétal blanc en forme compagnent : lignes 21-22, 33-34, 38, 42-44. cette
d’ombelle très répandu. Bobi applique au comparé technique d’alternance entre discours et récit permet
orion le comparant fleur de carotte, en vertu d’un de théâtraliser la parole de Bobi et de mettre en
sémantisme commun (rondeur + blancheur ; unité + valeur l’action qu’elle exerce sur son auditoire :
dispersion). les deux termes sont directement mis ce ne sont pas seulement les mots qu’il prononce
en contact, comme assimilés l’un à l’autre, sans la qui ont de l’importance, mais ses silences (l. 33) et
médiation d’un terme de comparaison (comme). il ses gestes (l. 42-44), ainsi que la qualité de l’écoute
s’agit donc d’une métaphore. de Jourdan et des autres paysans (l. 21-22, 33-34,
mais l’opération n’est pas seulement verbale : par 38). les passages narratifs, loin de rompre avec le
la métaphore, Bobi change le regard sur le monde dialogue, lui donnent donc le statut d’une véritable
(l. 23-29) ; il donne à voir une fleur dans le ciel : scène, intense et vivante.

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 53


4. bobi poète et maître adressé individuellement : d’où le mouvement de
le discours de Bobi est à la fois poétique et didac- Jourdan vers les autres, l. 21).
tique. d’une part, il parle par métaphores (orion-
6. les valeurs de bobi
fleur-de-carotte, l. 1, 19, 23-29, 35 ; la « lèpre » de
l’articulation entre image poétique et thème moral se
l’ennui, l. 5-7 ; la grange du cœur, l. 45-46), et énonce
fait autour de la question du don et de la propriété :
des paradoxes qui supposent que les mots ont un sens
de cet orion-fleur de carotte […], je suis propriétaire
second, caché : c’est ce que vous donnez qui vous fait
(l. 35). c’est d’abord à propos de la métaphore que
riche (l. 40-41 ; comment comprendre alors le sens
Bobi célèbre les bienfaits du don (si je le dis, je
du mot « richesse » ?). d’autre part, il dispense un
le donne, l. 37) : il vaut mieux donner que garder.
enseignement, une morale ; propriétaire (l. 35) d’un
il peut alors passer de cet exemple particulier à la
langage qui donne des clés pour mieux nommer et
loi générale : c’est ce que vous donnez qui vous
habiter le monde, il cherche à le transmettre (l. 36-37),
fait riche (l. 40-41). la vraie propriété, celle qui
quitte à rappeler des leçons oubliées (jourdan, tu te
enrichit l’être, est la propriété symbolique, poétique
souviens… ?, l. 1). il peut donc apparaître comme
et morale : Bobi ne possède que son corps (rien
un maître au sens de « magister », s’adressant à des
que ses bras et ses mains, l. 43-44) et ses mots (la
disciples ou à des initiés : il détient un savoir et veut
parole poétique qui ouvre les yeux sur le monde),
le communiquer. mais il est aussi un maître au sens
ni argent ni biens matériels. l’image poétique figure
où il détient un pouvoir sur autrui : il maîtrise la
donc cette propriété spirituelle et morale opposée à la
situation, mène le dialogue, se présente en chef de
propriété matérielle qui corrompt le cœur et engendre
cette communauté (moi, je vous dis, l. 40).
la « lèpre ». la vraie richesse, c’est la pauvreté –
son talent de pédagogue consiste d’une part à relier
l’accord avec autrui et avec la nature par le don (d’où
l’enseignement présent aux savoirs déjà acquis (le
le titre les vraies richesses, essai publié par giono
rappel de la première rencontre/leçon), d’autre part
peu après). valeurs paradoxales parce qu’elles vont
à s’assurer de l’écoute et de l’accord de ses auditeurs
à l’encontre de la logique d’enrichissement, de profit
par ses questions (l. 1, 3, 16, 37), par sa reprise des
et de bien-être matériel qui tient lieu de « morale »
propos d’autrui (l. 5, 28) et par ses silences (l. 33),
pratique à la société occidentale moderne (vous
enfin à se donner lui-même en exemple, confirmant
croyez que […]. on vous l’a dit, l. 39-40, telle est
ses mots par sa personne, par ses gestes (l. 41-46).
la doxa, l’opinion dominante).

5. mots et silences de jourdan n Perspectives


Jourdan, dans ses répliques, se contente de confirmer l’évangile selon bobi
et d’approuver les propos de Bobi : sa collabora- comme Jésus, Bobi prône une morale du désintéres-
tion conversationnelle se limite au minimum : oui sement et du don qui s’oppose à morale dominante.
(l. 9, 32), non (l. 11, 13), je me souviens (l. 2, 4, 6, le moi, je vous dis de Bobi (l. 40) rappelle la formule
18, 30). c’est surtout Bobi qui restitue à sa place le du christ : « en vérité je vous le dis… ». il s’agit
cheminement de sa conscience (l. 8, 10, 12, etc.). dans l’un et l’autre cas de situer la vraie richesse
quand c’est Jourdan qui rappelle à Bobi ses propos dans le cœur (l. 46), non dans les choses. comme
(l. 6-7), c’est en parfait écho à la question rapportée Jésus, Bobi promet à ses disciples une forme de salut,
par Bobi (l. 5). seule initiative verbale de Jourdan, de guérison (Jésus aussi guérissait les lépreux) ; il
le mot vieillesse (l. 15), qui résume le sentiment ouvre les yeux de ceux qui ne voient pas (l. 36-37)
négatif qui était alors le sien et dont Bobi l’a libéré. et annonce une « bonne nouvelle » en s’exprimant
la voix de Jourdan se fait de plus en plus basse par images (la grange, l. 45), comme Jésus recourait
(l. 30) et laisse progressivement place au silence aux paraboles.
(l. 21, 33-34, 38). c’est le signe à la fois du travail toutefois, Bobi se présente comme seul détenteur
de la mémoire (rêverie suscitée par le rappel d’un d’une vérité (alors que Jésus se disait l’envoyé du
moment marquant), de l’embarras et d’une gêne père) et ne se réfère à aucune instance transcendance
un peu honteuse (conscience de ne pas avoir été à (dieu, l’au-delà) : pour Bobi, c’est en ce monde
la hauteur des attentes que Bobi a placées en lui), que se joue le sort de l’homme, et c’est dans cette
enfin d’un ébranlement intérieur, d’une réflexion et vie terrestre que l’on peut recueillir les fruits d’une
d’une prise de conscience (interrogation sur les suites conversion qui reste très humaine : nulle promesse
que ses camarades et lui-même pourront donner, ici de vie éternelle. d’où le titre de giono, sans
collectivement, à cet appel que Bobi lui avait d’abord référence chrétienne explicite. dès lors, on peut se

54 n 1re partie. Le roman et ses personnages


demander si l’échec final de la « joie » que Bobi a individu à lui-même, à sa responsabilité, à son action.
tenté d’instaurer sur le plateau ne s’explique pas par elle pose donc la question des valeurs au nom des-
cette hubris d’un personnage qui a voulu se faire quelles on agit, à un moment où les repères de la foi
lui-même « dieu » chrétienne ne s’imposent plus comme une évidence
partagée par le corps social.
n Vers le Bac (invention)
à la fin du roman, Bobi meurt foudroyé alors qu’il n Observation et analyse
quitte le plateau grémone, où son projet d’installa- 1. les étapes du dialogue
tion d’une joie communautaire a été entravé par le progression en trois temps :
désordre des passions. mais il n’est pas nécessaire – a) première réponse de rieux à la question « pour-
de connaître cet épilogue pour imaginer le récit de quoi ? » : l’urgence de l’action contre la maladie
Jourdan. celui-ci comprendra : (l. 1-16), ici et maintenant (Pour le moment, l. 14) ;
– une part de discours rapporté (direct ou indirect) – b) confidence de rieux : un retour en arrière qui
pour rendre compte des paroles de Bobi en respec- éclaire le présent (l. 17-32) ;
tant le contenu de l’extrait ; – c) conclusion provisoire, sur un plan plus général
– une part de récit au passé à la première personne, le (l. 33-46) : il faut lutter contre la mort sans lever les
narrateur livrant ses propres impressions au moment yeux vers le ciel (l. 39). loi qui vaut pour toujours
de la scène qu’il relate (voir question 5 pour le sens (l. 40-41, 43), comme le constat d’une interminable
possible de ses silences) ; défaite (l. 46), toujours recommencée.
– une part de commentaire, Jourdan donnant son c’est le passage par la confidence personnelle (b)
point de vue, après coup, sur l’enseignement de qui permet à rieux de dépasser le point de vue de
Bobi, l’espoir qu’il a fait naître et les difficultés qu’il l’action immédiate (a) pour dégager une morale de
a rencontrées. au moment de la narration, Jourdan l’existence (c). cet approfondissement est possible
peut en effet porter un jugement plus nuancé et sur grâce aux questions de tarrou (l. 1-2, 9, 17, 34),
Bobi (qui l’a tant fasciné alors) et sur lui-même (qui qui pousse rieux à aller plus loin, à se livrer (l. 20).
fut tellement passif). on peut imaginer aussi bien une quand tarrou pense avoir compris rieux, il n’a plus
idéalisation rétrospective, teintée de nostalgie, qu’un besoin de l’interroger, et le rejoint dans un même
jugement sévère sur une entreprise irréalisable. scepticisme lucide (l. 40-41, 44-45). il partage son
choix de l’action (non, ce n’est pas une raison, l. 44)
Pour aller plus loin en connaissance de cause. en incitant rieux à parler
on a pu reprocher à ce roman son « didactisme » : et à témoigner de son expérience de la lutte contre le
montrer en quoi ce reproche peut être fondé (à travers mal, tarrou y voit plus clair dans son propre choix :
son héros, c’est le romancier qui peut apparaître votre réponse m’aidera peut-être à répondre moi-
comme un donneur de leçons agaçant), mais aussi même (l. 2). il vérifie qu’il est possible d’allier en
comment cette tentation de l’auteur correspond à toute rigueur exigence morale (impératif de l’action
un trait d’époque : dans les années trente, le débat contre la mort et la maladie) et absence d’illusions
social et politique investit massivement la littérature. (constat du silence de dieu, l. 39).
on notera que giono lui-même a complètement 2. récit et discours
renoncé à une telle ambition morale du roman après récit : lignes 3, 11, 18-21, 33, 35-36, 42. discours :
la guerre en comparant cet extrait à celui du moulin lignes 1-2, 3-8 (discours indirect), 9-10, 12-17, 22-
de Pologne (➤ manuel, p. 65). 32, 34-35, 36-41, 43-46. si l’on entend discours au
sens de discours rapporté, les lignes 3-8 en relèvent ;
mais le choix du discours indirect permet d’intégrer
camus
6 La Peste ▶ p. 55
les paroles de rieux dans le récit (3e personne +
temps du passé).
les passages narratifs et descriptifs traduisent la
Pour commencer lutte intérieur de rieux (l. 19-21), les difficultés qu’il
pour le lecteur des lendemains de la seconde guerre éprouve à s’exprimer, à livrer sa conscience en pleine
mondiale, la peste représente moins un mal physique lumière : homme de l’ombre (l. 3), sombre en raison
qu’un mal social ou historique (comme le nazisme même du vain combat qu’il mène (l. 42), il se dévoile
ou toute forme de totalitarisme). l’essentiel est sa avec peine (revenant dans la lumière, l. 10) ; il oriente
fonction de révélateur : l’épidémie renvoie chaque ses regards dans des directions différentes, fuyant

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 55


parfois le face à face (l. 11, 18-19, 35-36) ; il traduit qu’il est (où règnent la souffrance et la mort) qu’il
sa fatigue (l. 19) en s’asseyant (l. 33), il s’interrompt convient, à ses yeux, d’agir contre cette création,
(l. 33), hésite (l. 35), a la bouche sèche (l. 33), c’est-à-dire contre un ordre du monde dominé par le
symptômes de l’effort qu’il déploie pour parler. mal (l. 7-8, 30, 37). l’incroyance fonde une nouvelle
autrement dit, camus accompagne constamment morale, une morale pratique, une morale de l’action.
l’énoncé (les paroles qu’il prête à ses personnages) il y faut de l’orgueil (l. 12), au sens où un simple
d’indications précieuses sur les conditions d’énon- docteur prétend ainsi lutter, à mains nues, contre un
ciation : alors que les propos rapportés pourraient mal qui affecte l’ordre du monde : ce n’est pas rien !
paraître orgueilleux (voir question 4), ces passages mais avec l’expérience et l’âge, rieux est devenu
qui ont une fonction de didascalies leur redonnent plus lucide et plus modeste (l. 30-31) : il sait qu’il
tout leur poids d’humanité. ne connaîtra jamais que des victoires partielles et
éphémères (l. 40-41). orgueilleux par sa volonté de
3. le trouble de rieux lutte contre des forces invincibles, rieux est modeste
la première réponse est sèche (dit qu’il avait déjà par la conscience qu’il a d’une inéluctable défaite,
répondu, l. 3), d’une froideur assez péremptoire que surtout devant la peste (l. 45-46).
traduit le discours indirect (l. 3-8). rieux cherche
ensuite à se justifier, sur un ton assertif qui pourrait n Perspectives
faire taire son interlocuteur : croyez-moi (l. 13), le point de vue du narrateur
voilà tout (l. 16). le propos se fait plus proche,
plus fraternel (l. 21), quand il comprend que la on notera le déséquilibre entre la présentation de
curiosité de tarrou n’a rien d’hostile. dominent alors tarrou et celle de rieux : dans le premier cas, le
l’expression du doute (l. 22, 25, 31-32, 37), les récit ne livre que des informations qui pourraient
phrases interrogatives (l. 26-28), le discours sus- venir d’un témoin extérieur : paroles prononcées
pendu (l. 32, 35), indices de ses hésitations (l. 35). (l. 1-2, 9, 17, 34, 40-41, 44-45), sifflement expressif
l’obstination patiente de tarrou qui cherche à le (l. 11). dans le cas de rieux, on entre dans les
comprendre (l. 1-2, 9, 17), par des questions de plus pensées et les sentiments du personnage : il devinait
en plus courtes qui respectent ses tâtonnements, a fini (l. 18), il éprouvait (l. 19), il se sentait (l. 33). s’il
par vaincre les résistances de rieux en montrant que s’agissait d’un narrateur omniscient (ce qui peut être
cette curiosité, loin d’être inquisitoriale, témoigne au l’impression dominante à la lecture de la Peste),
contraire d’une grande proximité, d’une sympathie les informations seraient singulièrement sélectives :
au sens fort du mot : c’est parce que tarrou est pourquoi ne sait-on rien des sentiments et des pensées
en quête de sa propre réponse (l. 2) qu’il pose ces de tarrou ? on peut donc émettre l’hypothèse d’une
questions, d’où le sentiment fraternel qui finit par focalisation interne : toute la scène est vue et perçue
naître chez rieux. le docteur appelle alors son du point de vue de rieux. c’est ce que confirmera la
interlocuteur par son nom (je n’en sais rien, tarrou, révélation finale du roman : c’est rieux le narrateur
l. 22) ; il est finalement convaincu que tarrou peut de cette « chronique ».
le comprendre (l. 36) parce qu’il se pose au fond les
mêmes questions que lui. n Vers le Bac (dissertation)
le débat d’idées a toute sa place dans la fiction,
4. pourquoi le dévouement ? surtout quand ces idées concernent la morale ou la
rieux justifie son choix par le constat insupportable politique. car ce qui est alors objet de discussion,
de la souffrance et de la mort : il y a des malades et il c’est la question de l’action. rien de tel qu’une
faut les guérir (l. 14). on ne peut s’habituer à la mort situation romanesque, par conséquent, avec des
(l. 29, 31), d’où l’exigence d’un combat constant. personnages confrontés à des choix douloureux, pour
quand la morale se fonde sur une religion, le choix mettre en rapport la pensée et l’action, le concret et
du dévouement peut être justifié par la promesse l’abstrait. Faut-il agir pour le bien si l’on ne croit
d’un au-delà qui récompense les « justes » (ce qui pas en dieu ? tel est par exemple le débat moral et
viendra après tout ceci, l. 13-14). c’est pourquoi philosophique qui occupe rieux et tarrou dans un
la question se pose (l. 1-2) : une morale (le choix célèbre passage de la Peste. or un tel sujet prend
du bien) est-elle possible sans le support d’une évidemment un relief nouveau et un intérêt aigu
métaphysique ? rieux renverse le problème : c’est quand il se présente au cœur d’une intrigue où une
justement parce que dieu est absent et qu’aucune épidémie de peste met l’homme en présence de la
métaphysique ne peut justifier l’ordre du monde tel violence du mal de façon très concrète, charnelle.

56 n 1re partie. Le roman et ses personnages


si de telles idées sont mises dans la bouche d’un – désignations déshumanisantes : l’ennemi est une
médecin qui se bat au jour le jour, avec ses doutes masse noire (l. 7), une ombre (l. 20), il n’était plus
et ses convictions, leur présence dans le roman ne un homme (l. 28-29).
peut que profiter à la fois à l’intérêt de la fiction, – hyperboles : prodigieusement tendue (l. 23),
qui gagne en gravité et en intensité dramatique, et jambes fortes comme des pieux (l. 35-36).
à la réflexion philosophique, illustrée ainsi par un – champ lexical de l’ombre et de la lumière qui
exemplum particulièrement frappant. traduit la perception trouble et incertaine du
personnage « focal », d’où une vision grossissante
Pour aller plus loin des objets (le pistolet, l. 8 ; la baïonnette, l. 28).
mettre en rapport le choix narratif original de tous ces éléments créent l’impression d’une vision
la Peste (un narrateur masqué jusqu’à la dernière de cauchemar, d’une hallucination : la souffrance
page du roman) avec les aventures de la voix narrative d’hemmelrich, ses obsessions et sa haine, ajoutées
dans le roman du second demi-siècle (voir chapitre 4) à une perception floue dans la semi-obscurité, abou-
et avec l’option narrative de camus dans la chute tissent à une vision déréalisante de la situation.
(une confession amorale à la première personne,
avec interpellation du lecteur). 3. une « ombre » symbolique
parce que l’homme est autre chose qu’un homme –
un monstre ou une ombre (voir question 2) –, il
Malraux se prête à une signification symbolique : pour
7 La Condition humaine ▶ p. 57 hemmelrich, il n’a ni nom, ni individualité ; il
représente la mort (l. 9) en général ; mais pour le
Pour commencer héros menacé, il rassemble plus précisément en
rappeler la part prise par malraux aux « aventures » lui toutes les forces mortifères contre lesquelles il
historiques de son temps : un écrivain témoin a lutté toute sa vie et qui ont cherché à l’écraser :
(➤ manuel, pp. 432-433), des fictions qui condensent c’était tout ce qui avait étouffé sa vie de tous les
une expérience des grands conflits de l’entre-deux- jours (l. 11). cet homme qui veut à présent le tuer
guerres, un sens de l’écriture qui lie l’immédiat et est comme ceux qui ont massacré les siens (l. 14) ;
la perspective historique, comme c’est le cas dans il incarne un certain camp politique, une volonté
cette page. d’oppression et de domination au profit des classes
dominantes qui s’appuie sur une idéologie structurée
n Observation et analyse (l. 19-22) et non sur un élan de folie. c’est pourquoi
1. la progression dramatique cette mort en marche est terrifiante : c’est une puis-
– le monstre est d’abord gêné par les barbelés (l. 6-7, sance meurtrière qui est persuadée d’avoir raison
20-21) ; (l. 22) et qui est sûre de son bon droit – comme le
– puis l’homme se redresse (l. 23), crie en réponse à sera le fascisme pour l’auteur de l’espoir et pour
un appel (l. 25-26), prépare sa baïonnette (l. 26-28) ; le malraux de la résistance.
– enfin il s’avance, la baïonnette en avant (l. 34), et
4. dans la conscience du personnage
c’est quand l’arme est au-dessus de sa tête (l. 36)
le narrateur adopte le point de vue du personnage
qu’hemmelrich la neutralise.
en employant des verbes de perception, de senti-
la tension dramatique tient à cette approche inéluc-
ment et de pensée : il sentit (l. 4, 16), hemmelrich
table de l’ennemi, à l’effet d’accélération des gestes
se sentait (l. 8), il savait (l. 17), hemmelrich la
et des mouvements (un être lent au début, l. 8-9 ;
haïssait (l. 21), il lui semblait que (l. 31), hem-
puis actions plus rapprochées dans les dernières
melrich s’accroupit et vit (l. 34-35). les impressions
lignes), à la perception imparfaite qui déréalise
du personnage sont rapportées au discours direct
l’adversaire (voir question 2) et ne retient que les
(l. 12-13, 32-33) et au discours indirect libre (l. 3-5,
gestes menaçants, associés à l’intention de tuer
18-20, 21-22). la diversité des moyens narratifs
(l. 28). la rencontre entre l’ennemi et le Belge doit
utilisés traduit le brouillard […] de haine (l. 15)
avoir lieu : elle est à la fois prévisible et différée, et
dans lequel se mêlent les sensations confuses du
l’issue en est jusqu’au bout incertaine.
héros. toutes les informations communiquées par
2. une « silhouette » irréelle le récit correspondent à ce que le personnage peut
– métaphores animales : le monstre composé d’ours, percevoir et savoir ; sa conscience est le foyer de
d’homme et d’araignée (l. 6). perception de la scène, comme le confirment les

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 57


repères spatio-temporels relatifs à sa position : psychique du personnage (brouillard d’impressions,
derrière, là-haut, en face (l. 1-2), dans ce couloir de pensées et de souvenirs). sur cet arrière-plan se
noir (l. 29-30), etc. détachent progressivement les rares actions pré-
sentées au passé simple, temps de l’événement, de
5. une haine raisonnée et folle
la succession : il sentit la tache de sang (l. 16), un
hemmelrich associe cet homme à ceux qui viennent cri d’appel s’éleva (l. 25), la ligne […] disparut
de tuer sa femme et son enfant, d’où sa haine (l. 15) ; (l. 26-27), hemmelrich s’accroupit et vit (l. 34-35), il
il le juge responsable de toutes ses souffrances. se releva, s’accrocha […], serra (l. 36-37). après la
haine instinctive, irraisonnée pour une part : en cet lente accumulation de la haine, la violence intérieure
homme unique se rassemblent tous ceux (ils, l. 12-13) explose enfin en une action rapide et brutale : accélé-
qui ont étouffé sa vie par le passé. il est fou de ration subite du rythme narratif, qui produit un effet
haine (l. 31). mais cette haine spontanée, presque de contraste saisissant entre la montée progressive
inconsciente, se double d’une hostilité raisonnée, de l’angoisse et le passage à l’acte, entre la pensée et
pensée, politique : cette ombre […] hemmelrich la l’action. effet de surprise aussi : le rapport de force
haïssait jusque dans sa pensée (l. 20-21). la haine était favorable à l’ennemi et on pouvait s’attendre,
se fonde alors sur le constat que, chez un tel ennemi, pour hemmelrich, à une fin tragique ; or c’est fina-
la violence meurtrière s’accompagne d’une parfaite lement le plus faible qui l’emporte, à la faveur de
bonne conscience (l. 22). ce corps à corps expéditif.
n Perspectives Pour aller plus loin
le tragique et l’épique
Bibliographie : Jean-claude larrat, andré malraux,
– registre tragique au sens où une force écrasante
l.g.F., le livre de poche, « références », 2001.
accable le héros (l. 9-13), confronté à l’approche
d’un sort fatal (comme la mort même, l. 9). motif
tragique du sang versé (l. 16, 31-32), qui appelle
Martin du Gard
encore le sang : le cycle infernal de la violence 8 L’Été 1914 ▶ p. 58
semble ne pas pouvoir cesser. hemmelrich apparaît
toutefois ici comme une pure victime, alors que le
héros tragique est le plus souvent hanté par la faute Pour commencer
(hubris grecque). rappeler le contexte de cet épisode, à la veille de la
– registre épique au sens où l’histoire est trans- guerre : climat de nationalisme exacerbé (thèmes de
figurée par le merveilleux ou le surnaturel (ici, la revanche, de l’alsace-lorraine à libérer du joug
l’aspect monstrueux de l’ombre), où l’événement allemand, etc.), courage et lucidité politiques d’une
ouvre sur le symbole, où les camps du bien et du opposition à la guerre qui va à contre-courant.
mal sont bien identifiés, où l’individu représente
une force collective supérieure (l’ennemi incarne n Observation et analyse
tout ce dont hemmelrich avait souffert jusque-là, 1. aspect physique et pouvoir verbal
l. 29). mais le combat, loin de la grandeur du combat Jaurès a une démarche […] pesante (l. 2), une silhouette
épique, se joue dans l’ombre, et doit se résoudre trapue qui n’annonce ni charisme ni dynamisme : il
par l’écrasement (ce à quoi hemmelrich s’attend) enfonçait le cou dans ses épaules ; sur son front bas,
ou par la surprise (son attaque finale), non par un ses cheveux, collés de sueur, s’ébouriffaient (l. 2-4).
face à face héroïque. son corps tassé (l. 4) et ses bras courts (l. 14)
même s’il faut introduire des nuances, on conclura suggèrent la passivité et la lenteur. son apparence
que malraux, dans son traitement de l’histoire, a exprime la lassitude. en revanche, sa voix fait forte
la stature d’un romancier qui a su renouer, en plein impression sur l’auditoire (l. 10-12, 16-18) : c’est une
xxe siècle, avec la dimension tragique et épique des voix tenace (l. 29), qui convertit la solidité terrienne
grands récits (d’homère à hugo). du personnage (il s’immobilisa […] et s’enracine
au sol, l. 5-6) en force vive, aérienne (ondulait
n Vers le Bac (commentaire) en larges volutes, l. 30). ce contraste entre corps
c’est l’imparfait qui domine : temps de l’attente, de tassé et voix élancée se résout dans le thème final
la situation dans son aspect le plus statique, de la de la certitude (l. 34-38) : l’immobilité même du
durée d’une approche qui s’étire (cet être si lent qui personnage semble garante de sa fermeté et renforce
s’approchait, l. 8-9), et de la représentation de l’état l’efficacité de la parole.

58 n 1re partie. Le roman et ses personnages


autre contraste : entre l’énoncé et l’énonciation. le 4. le lyrisme du récit
discours de Jaurès ne contient rien de nouveau (l. 21), le lyrisme de la dernière partie du texte est assuré
exprime une pensée […] simple (l. 23-24) par des non seulement par les images (harpe, l. 28 ; volutes,
termes pauvres et se réduit à des banalités généreuses l. 30 ; etc. – voir question 3) mais par l’harmonie
(l. 25). pourtant, il produit un effet considérable sur sonore et rythmique. on remarquera notamment :
la foule qui, subjuguée, est comme traversée par un – le rythme ternaire des lignes 27-28 (osciller…
courant de haute tension (l. 26-27), emportée par frémir… frémir…), 32-34 (trois couples de termes
la force de conviction de l’orateur. la relation de contraires), et 35-36 (paroles / voix / immobilité) ;
communication établie entre l’orateur et son auditoire – l’élan des phrases interrogatives, avec alternance
(la situation d’énonciation) est d’une qualité que de questions amples et brèves (l. 29-34) ;
n’explique pas le contenu médiocre de l’énoncé. – les allitérations des lignes 27-28 (frémir / frater-
le roman livre ici une observation intéressante nité), 34 (certitude têtue) et 38 (ne pourraient pas
sur le fonctionnement de la rhétorique politique, l’emporter sur celles de la paix) ;
où l’effet d’image (ici, l’impression de certitude) – l’anaphore de la certitude (l. 36-37) ;
l’emporte bien souvent sur l’intérêt du message. – l’équilibre de la protase qui souligne l’idée d’im-
rien de nouveau sous le soleil, donc ! mobilité (ce soir, particulièrement…, l. 34-36), avant
l’ampleur de la fin de phrase qui déploie l’antithèse
2. le discours rapporté guerre/paix (l. 37-38).
le discours de Jaurès est résumé par le narrateur dans c’est ainsi le lyrisme de l’expression, et non la fidélité
deux courts passages : il dénonçait, une fois de plus d’un discours rapporté, qui traduit le mieux les effets
(l. 21-23), et la certitude de la victoire toute proche… oratoires de Jaurès, dont la magie verbale, d’après cet
(l. 36-38). c’est donc du discours narrativisé, pris en extrait, tient plus de la poésie que de la politique.
charge par le récit. la brièveté de ces séquences peut
surprendre dans une page censée mettre en valeur un n Perspectives
discours politiquement et historiquement important. le roman et l’histoire
elle s’explique par le jugement de Jacques, relayé Jaurès est assassiné par un nationaliste le 31 juillet,
par le récit : ce discours importe peu par le détail la guerre est déclarée le 3 août, quelques jours après
de son contenu ; il est répétitif et peut être condensé ce discours. avec le recul de l’histoire, l’assurance
en une juxtaposition de formules (l. 21-23) ou tra- de Jaurès et sa confiance en la paix peuvent donc
duit par une idée générale (la certitude de la paix, apparaître comme des illusions, qui ne pouvaient pas
l. 36-38). ce qui compte, c’est la magie du rapport résister longtemps à la réalité d’une guerre devenue
établi entre l’orateur et son auditoire, ce que seul le inévitable. on comprend donc pourquoi l’auteur met
récit peut traduire. l’accent sur la forme du discours plutôt que sur son
contenu : la magie oratoire agit encore, à quelque
3. l’orateur et son auditoire jours de la guerre, mais l’analyse politique manque
l’auditoire est littéralement sous le charme de la de lucidité. le romancier ne condamne pas pour
voix ensorcelante (l. 29) de l’orateur. l’attitude autant l’homme politique, parce qu’il fait ressortir
de Jacques, qui ne perd pas une syllabe (l. 20), est l’authenticité et la générosité de ses convictions : son
représentative de l’attitude générale, puisqu’il fait amour si évident des hommes (l. 30-31).
corps avec la masse humaine (l. 26) qui est soudée
par la situation. après une première comparaison qui n Vers le Bac (commentaire)
valorise le pouvoir de la voix (comme une cloche, le point de vue adopté est celui de Jacques (l. 19-20),
l. 17 ; sonorité d’un beffroi, l. 18), les métaphores et qui est acquis à la cause de la paix défendue par
comparaisons insistent sur l’effet physique et dyna- Jaurès. le narrateur exprime donc logiquement
mique du discours sur la foule, qui oscille comme l’admiration de la foule, dont Jacques fait partie, pour
sous l’effet d’un courant de haute tension (l. 26-27), les talents de l’orateur dont l’âme unit les contraires
qui frémi[t] comme une harpe au vent (l. 28) et qui en une synthèse harmonieuse (l. 32-34) qui entretient
est enfin pénétr[ée] […] jusqu’aux moelles (l. 35). l’espérance collective (l. 34-38). mais la culture
il s’opère donc une véritable fusion entre l’orateur politique de Jacques autorise la lucidité critique : pour
et ses auditeurs. ces derniers sont rassemblés dans un auditeur exigeant, les propos énoncés ne sont que
une même disponibilité (ces milliers de visages des banalités (l. 25), des arguments entendus cent fois
tendus, l. 30), ce qui n’empêche pas chaque auditeur (l. 21), et on peut les juger démagogi[ques] (l. 24-25)
(l. 35) d’être personnellement touché. tout en partageant les mêmes idées. peut-être faut-il

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 59


d’ailleurs cette démagogie et cette simplicité pour toir (l. 9-11). cette vision l’incite à la révolte et à
toucher la masse humaine (l. 26) dans toutes ses l’audace (l. 11-12). mais la puissance de son esprit
composantes. critique entre en contradiction avec la faiblesse de
ses mouvements physiques : sa réaction instinctive
Pour aller plus loin est d’abord de s’effacer (l. 4), et il tarde à mettre ses
à propos de la représentation romanesque des actes en accord avec sa pensée : il s’arracha […] et
grandes figures de l’histoire, voir le napoléon de descendit (l. 11-12). la perte du binocle, bel acte
tolstoï (et vers le Bac), ➤ manuel, p. 43. manqué, montre que son corps est voué à manquer le
réel : il ne voit bien qu’à distance (Ô vision !, l. 4-5),
mais est aveugle dès lors qu’il s’agit de passer à
Guilloux
9 Le Sang noir ▶ p. 60
l’action (ténèbres, l. 13).
3. les phrases nominales
Pour commencer Ô vision ! (l. 4-5), ténèbres (l. 13), rafale (l. 20) :
un texte qui montre l’envers de la guerre, les cou- les phrases nominales se réduisent à des mots isolés.
lisses de l’histoire : non les événements du front, elles traduisent les impressions immédiates de cri-
mais les « arrières » au quotidien ; non l’héroïsme pure, la violence de ses sensations et l’effet immédiat
au combat, mais l’humanité ordinaire mise à nu sous de la réalité brute.
les aspects les plus vils et les plus veules. les pensées rapportées au discours direct comportent
aussi, sur le même modèle que Ô vision !, de brèves
n Observation et analyse exclamations : Ô vil troupeau ! (l. 9), Ô bassesse et
1. le mouvement de la scène bêtise humaines ! (l. 10). c’est le discours du constat,
on distingue deux mouvements antithétiques : l’accablement d’une vision qui défie la raison.
– d’une part, le flux continu des conscrits qui passent,
de leur apparition au bout de la rue, précédés de la 4. l’image des conscrits
bossue (l. 1-2), à leur disparition (les conscrits étaient la première vision du groupe donne plutôt l’image
déjà loin, l. 21), en passant par l’instant tumultueux d’une joyeuse bande : le cortège de toute une bande
de leur rencontre (les conscrits avançaient, l. 6 ; les de conscrits qui chantaient en se tenant par le bras
conscrits passaient, l. 14) ; (l. 2-3). mais la tonalité change bien vite quand
– d’autre part, l’agitation incertaine et contradictoire l’arrivée des conscrits est présentée comme agressive
de cripure, qui d’abord recule (l. 4), puis s’élance (envers la bossue, l. 4, 6-7 ; et potentiellement envers
(l. 11-12) avant de tituber, ayant perdu son binocle cripure, qui recule, l. 4), et quand les signes nationaux
(l. 13) : il ne peut plus que bat[tre] des bras (l. 14, et militaires paraissent franchement ostentatoires (l. 3,
20), comme un nageur […] dans un remous (l. 22), 7-8). dès lors, le groupe est déshumanisé, évoqué
condamné à un sur-place inefficace et pitoyable tandis comme une machine (comme en roulant, l. 6) ou
que les soldats continuent d’avancer en l’ignorant. comme un troupeau d’animaux (l. 9). il y a une parfaite
le déplacement des conscrits, présenté à l’impar- continuité entre le jugement de cripure rapporté au
fait, est régulier et mécanique. celui de cripure, discours direct (l. 9-11) et les appréciations qui précè-
présenté au passé simple, est désordonné mais dent (que ne leur avait-on mis…, l. 8-9) et qui suivent
semble davantage lié à l’exercice d’une volonté (un hurlement féroce, l. 15). pendant tout l’extrait, le
jusqu’au moment où le personnage est plongé dans narrateur épouse ainsi le point de vue de cripure, dont
les ténèbres (l. 13). la violence de la scène, due on suit les sensations visuelles et auditives, et dont on
d’abord à l’attitude ambiguë des conscrits envers la partage les émotions (hélas !, l. 12) et les sentiments
bossue (ou bien la pourchassaient-ils ?, l. 3-4), est (cette saloperie de binocle, l. 20-21).
due au crescendo qui fait coïncider leur hurlement le 5. une scène symbolique ?
plus agressif (l. 14-19) avec le moment où cripure,
la scène oppose la jeunesse en marche à la vieillesse
au comble de la colère (l. 11), perd pied.
ébranlée, la ferveur collective à l’effroi individuel,
2. le personnage de cripure l’action aveugle à la pensée lucide, le hurlement de
en bon philosophe, cripure est capable de penser, haine au silence accablé. ces antithèses fortement
d’analyser la situation : il porte un jugement sévère marquées mettent sur la voie d’une interprétation
sur l’aliénation de cette jeunesse qui se laisse symbolique. l’immense drapeau (l. 3) fait des
conduire à la guerre comme un troupeau à l’abat- conscrits l’image de la nation en guerre, qui entraîne

60 n 1re partie. Le roman et ses personnages


la jeunesse à la mort. ce vent de l’histoire, que rien Vers la lecture de l’œuVre
n’arrête, bouscule tout sur son passage, y compris
la raison qui, en la personne de cripure, perd pied Louis Guilloux
et sombre dans les ténèbres. d’un côté, la Force Le Sang noir ▶ p. 61

sans la raison, de l’autre, la raison sans la Force :


l’alternative ne laisse guère de place à l’espoir. on
n la tragédie de cripure
a dans cette scène où un vieux philosophe ne peut 1. le nom de « cripure »
arrêter une marche au suicide collectif, une allégorie cripure s’appelle en réalité merlin. son surnom,
de cette « crise de l’esprit » qu’analysera paul valéry explique son collègue nabucet, « vient de ce qu’il
au lendemain de la guerre. parle beaucoup de la critique de la raison pure,
dont les élèves ont fait la cripure de la raison tique,
n Perspectives d’où : cripure » (Folio, p. 71). ce nom est donc issu
Guilloux et martin du Gard d’une contrepèterie effectuée à partir du titre d’un
les deux auteurs adoptent le point de vue des par- ouvrage du philosophe Kant. il est utilisé par les
tisans de la paix : Jaurès avant la déclaration de élèves pour le ridiculiser et le provoquer.
guerre et cripure pendant le conflit tentent tous deux 2. cripure et les registres
d’enrayer la logique belliqueuse. les deux auteurs
l’extrait reproduit page 60 donne un exemple du
montrent aussi la difficulté d’ordonner un discours
registre pathétique : dans ce roman d’échec et de
pacifiste : Jaurès peine à renouveler ses arguments
mort, le lecteur est sensible aux souffrances et humi-
et dit sa certitude d’une paix qui ne vas pas durer ;
liations du personnage. le pathétique tourne au
cripure ne parvient pas à énoncer son opposition à
tragique au fur et à mesure que s’annonce la mort
l’attitude des jeunes conscrits. chez les deux auteurs
fatale de cripure, conscient de sa déchéance (voir
qui ont été profondément marqués par le premier
question 4). mais le personnage est aussi associé
conflit mondial, il y a un même souci, dans les
au grotesque, par son aspect difforme de géant
années trente, en pleine période de montée des périls,
maladroit, par l’apparence animale que lui donne sa
d’essayer d’éviter une nouvelle guerre en réfléchissant
« peau de bique », par le tandem qu’il forme avec
avec lucidité – et en faisant réfléchir le lecteur – sur
maïa. il est considéré par les potaches « comme un
les causes et les mécanismes de la précédente.
élément comique » (Folio, p. 170).
n Vers le Bac (dissertation) 3. le suicide de cripure
– argument favorable : le personnage de roman ne cause immédiate : cripure découvre les pages du
serait pas vraiment « romanesque » s’il était monoli- livre qu’il était en train d’écrire déchiquetées par
thique, parfaitement lisse et prévisible ; pour susciter les chiens. c’est l’œuvre de sa vie qui est ainsi mise
la curiosité du lecteur, il doit être traversé de contradic- en pièces. mais avant cette découverte, cripure
tions (par exemple : tension entre sentiment pacifiste souhaitait déjà en finir : il aurait voulu se battre en
et dénonciation violente chez cripure, entre certitude duel contre nabucet, même s’il était sûr d’être vaincu,
et illusion chez le Jaurès de martin du gard, entre pour connaître une mort honorable. en le privant de
ambition et humilité devant la mort chez camus) ; cette mort et en lui rappelant son infirmité physique,
– argument défavorable : le roman a besoin, pour ses amis qui croyaient bien faire en le protégeant
emporter l’adhésion du lecteur, d’être sous-tendu ne font que l’humilier davantage. en profondeur, le
par l’élan d’unpersonnage « vecteur », qui condense désespoir de cripure s’explique par l’échec de sa
en lui une vision du monde claire et cohérente, pro- vie privée (un fils, amédée, qui ne lui ressemble en
che de celle de l’auteur (par exemple : netteté de la rien ; une compagne grossière et inculte) autant que
condamnation par cripure de la « bêtise » nationaliste par le contexte d’une guerre et d’un nationalisme
et guerrière, clarté de la morale « laïque » de rieux qui le révulsent.
dans son combat contre la maladie, cohérence de la
vision poétique du monde au nom de laquelle Bobi, 4. l’unité de lieu et de temps
chez giono, invite à la conversion). l’action du roman se déroule en vingt-quatre heures,
du réveil de cripure, le matin du jour où va avoir
Pour aller plus loin lieu la réception au lycée, au matin suivant, où son
rapprocher cripure d’autres « anti-héros » façonnés par corps à l’agonie est promené à travers la ville, sur
la première guerre mondiale : Bardamu chez céline la « troïka » du père Yves. et l’on ne quitte pas la
(➤ manuel, p. 90), aurélien chez aragon (➤ p. 91). petite ville de province, jamais nommée, où tout

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 61


s’accomplit. pour une intrigue d’une telle ampleur, différents notables, le préfet, le général, l’inspecteur
cette double unité est remarquable. d’académie, etc., tous réunis en l’honneur de la
femme du député Faurel. enfin, mme de villaplane
n Parole et société incarne la noblesse déchue.
5. manières de dire
l’auteur reproduit des « idiolectes » très contrastés. n le regard sur la guerre
d’un côté, les propos précieux et pédants des pro- 8. le sentiment patriotique
fesseurs nabucet et Babinot, dont le texte traduit la vie du lycée illustre la vitalité du sentiment patrio-
l’accent : « nan ! nan ! Je vous dis que nan ! et tique, avec l’idée d’un musée consacré à des souve-
pour-re-quoi, maissieurs, vous dis-je que nan ? par- nirs du front, avec le sens politique que revêt la fête
ce-que-si-le-Bars é-tait-un-monvais-é-lève […] en l’honneur de mme Faurel, occasion de discours
il serait un monvais Fronçais. » (Folio, p. 198) à patriotiques, et avec la surenchère nationaliste des
l’opposé, le parler populaire de maïa (« i sait rien, enseignants, qui mentionnent constamment la guerre
çui-là ! ») ou d’amédée (« v’s’êtes pas d’accord ? »), lorsqu’ils s’adressent aux élèves dont les pères sont au
dont l’oralité est retranscrite à l’état brut. par cette front. Babinot représente bien l’emprise de la guerre
polyphonie, le roman rappelle ceux de céline, pres- sur les esprits, lui qui ne peut plus « exprimer autre
que contemporains, et annonce ceux de queneau. chose que les passions inhumaines du patriotisme
dans le cas de maïa, le discours ainsi reproduit est et de la guerre » (Folio, p. 318).
d’autant plus frappant qu’il côtoie dans le texte celui
de cripure, savant et recherché au contraire. 9. le drame des marchandeau
le proviseur et sa femme étaient sans nouvelles de
6. les professeurs et leur culture leur fils pierre, parti au front. mais une lettre les
les professeurs, pour la plupart, mettent leur savoir informe qu’il a été arrêté et doit être fusillé pour
et leur culture au service de l’exaltation de la patrie. avoir participé à des mutineries. marchandeau tente
ils pensent organiser au lycée un musée exposant des en vain de partir pour paris afin d’intervenir auprès
images et objets du front ; nabucet écrit des vers et des autorités, et mme marchandeau de faire agir
compose des discours à la gloire des combattants : le député Faurel. on comprend qu’ils ne pourront
la culture scolaire se confond alors avec la cause rien faire. le drame des marchandeau illustre non
nationale. cripure, au contraire, garde ses distances seulement les conséquences terribles de la guerre
vis-à-vis de ce nationalisme exacerbé. quand par dans les familles, qui sont très nombreuses à avoir
hasard, cédant à l’esprit du temps, il se lance lui aussi un enfant au front, mais aussi, plus précisément, la
dans une « apologie des héros », on le soupçonne d’en crise qui déchire le pays en 1917, à une époque où
faire un peu trop parce qu’on connaît ses réserves. l’unité nationale contre l’ennemi allemand a laissé
parmi ses anciens élèves, il est considéré comme un place à un profond scepticisme et où l’effort de
maître par ceux qui contestent le plus le nationalisme guerre à l’extérieur s’accompagne d’un régime de
dominant. il prône la liberté critique de l’individu répression, voire de terreur, contre toute forme de
contre la logique du « troupeau », surtout quand cette « défaitisme » à l’intérieur du pays et dans les rangs
logique est mortifère. la culture et le savoir, à ses de l’armée.
yeux, doivent servir l’homme, et non sa destruction
dans un conflit absurde. 10. échos de la révolution russe
les enseignants, entre eux, parlent de lénine et de
7. la représentation des classes sociales « la révolution en russie », mais surtout pour en
la ville comporte des bas quartiers, des « taudis » aux dire du mal : il n’est pas question de représenter la
yeux de nabucet et du capitaine. le roman donne russie par le « drapeau rouge » dans l’enceinte du
donc un aperçu des couches les moins favorisées lycée. cependant, l’influence de cette révolution
de la population. cripure lui-même a eu un enfant, internationaliste se fait sentir chez ceux qui critiquent
amédée, d’une « souillon d’hôtel ». nabucet, fils la guerre, comme montfort, qui rédige des poèmes
d’un menuisier et d’une épicière, dissimule son pacifistes, ou lucien Bourcier, qui rompt avec sa
origine sociale. le concierge du lycée regrette famille : « toutes les révolutions jusqu’à présent
amèrement d’avoir quitté la terre pour faire ce s’étaient faites à l’intérieur d’un cercle. il s’agissait
métier, et a une conscience douloureuse de son maintenant de briser le cercle, de poser un commen-
infériorité sociale. mais les classes dominantes cement, et c’était ce que venaient de faire les ouvriers
sont elles aussi largement représentées, à travers les et les paysans de russie, frères de tous ces petits

62 n 1re partie. Le roman et ses personnages


conscrits, les premiers » (Folio, p. 162). les émeutes par le deuil) et nourrit l’esprit d’intolérance, le culte
des conscrits qui secouent la petite ville parce qu’ils de la force, la haine de l’étranger. il s’agit donc d’une
veulent « faire comme les russes » témoignent de « immense saloperie », qui donne l’image d’« une
l’écho de la révolution bolchevique. humanité entièrement occupée à se détruire », comme
11. la vision de la guerre dit cripure. c’est bien le point de vue de guilloux
la première guerre mondiale, au total, est présentée qui s’exprime à travers cette condamnation de l’ab-
sous un jour très noir : elle brise des vies (il y a des surdité d’une guerre qui constitue, pour la civilisation
mutilés, des blessés défigurés, des familles frappées occidentale, une terrible régression.

3. Le personnage entre la pensée et l’action (1900-1950) n 63


voix et voies
4 du roman depuis 1950
Giono femme de ménage (elle expliqua les choses clai-
1 Le Moulin de Pologne ▶ p. 65
rement, l. 1) ; on délègue même des observateurs
chargés de rendre compte de ce qu’ils auront vu
(les garçons qu’on envoya jouer […] et à qui on
Pour commencer recommanda de grimper […] d’où l’on pouvait
dans les années cinquante, l’œuvre de giono est voir…, l. 10-15). en ce sens, les habitants mènent
fort éloignée de l’éloge parfois didactique de la vie une véritable enquête, avec interrogatoires, tactiques
paysanne que développait l’œuvre d’avant-guerre d’approche et démarche interprétative. en mettant
(➤ que ma joie demeure, p. 53). le romancier se en rapport indices et hypothèses (cela parlait d’un
fait moraliste, analyste du cœur humain. mais sous train de vie inimaginable, l. 33-34), ils cherchent à
les apparences de cette écriture « classique », le texte suivre une méthode logique. mais le lecteur peut
ébranle toute certitude humaniste : l’être humain est évidemment sourire de la faiblesse des témoignages
une énigme, pour lui-même comme pour autrui. les et du flou des conclusions : la femme de ménage
premières pages du moulin de Pologne font ainsi du ne sait pas lire (l. 5), les jeunes témoins ne voient
« personnage » une catégorie problématique. qu’un homme qui marche ou reste assis à lire chez
la petite ville représentée dans le roman ressemble à lui (l. 13-14), et la puissance prêtée à m. Joseph se
manosque, ville natale de giono, mais n’est jamais fonde sur un service de table.
nommée.
3. la position du narrateur
n Observation et analyse le narrateur ne dit qu’exceptionnellement je
1. le « mystère » de m. joseph (l. 17-18). il n’est qu’un représentant de la société
l’homme intrigue : locale : nous qui vivons dans un pays ennuyeux
– par l’écart entre son train de vie apparemment (l. 7). l’emploi du pronom indéfini on (l. 5, 10, 11,
simple et modeste (l. 2-5) et son magnifique linge 15, 21, 23-26 – et pas l. 12, où le on ne désigne
de table (l. 32-33) qui évoque une puissance passée pas l’ensemble de la communauté) et du pronom
(l. 31-36) ; personnel nous (l. 6-9, 20, 24-25, 29, 34-35) fait
– par le fameux livre qu’il lit à longueur de journée de lui le porte-parole d’un groupe : les habitants
et dont on ne connaît pas le titre (l. 5, 14-15) ; de la petite ville, que caractérisent une méchanceté
– par son indifférence envers les habitudes sociales très ordinaire (l. 6), des rivalités assez dérisoires
de la petite ville (l. 20-24) ; (les deux sociétés musicales, l. 20) et une méfiance
– par la manière surprenante dont il désarme l’agres- naturelle mêlée de lâcheté (l. 29-30). le narrateur
sivité potentielle des habitants, ce qu’ils ne compren- ne se singularise que pour exprimer la conscience
nent pas eux-mêmes (l. 6-10, 17-19, 24-28). lucide de cette médiocrité partagée (quand je m’en
m. Joseph ne se montre pas (dans les limites de cet aperçus…, l. 17-18) ; il ne laisse paraître par ailleurs
extrait, il ne sort pas de chez lui) et ne parle pas. on aucun trait personnel.
en est donc réduit à lui prêter un goût du secret qui de ce fait, pour le lecteur, c’est ce narrateur anonyme
incite à se poser des questions sur son mystère (l. 16) : qui est un mystère (l. 16), plus encore que m. Joseph.
il fut évident qu’il dissimulait quelque chose (l. 6). et on est en droit de se demander s’il ne prête pas
ses propres défauts à toute une humanité pour mieux
2. la curiosité des habitants s’en absoudre en se noyant dans la masse.
elle se manifeste par l’attention accordée à tous
les détails qui peuvent servir d’indices sur la vie, 4. le présent du chroniqueur
la mentalité et le statut de m. Joseph : précision on quitte le récit au passé pour le commentaire présent,
obsessionnelle des indications numériques (deux soit quand le narrateur analyse au moment où il raconte
draps, trois chemises…, l. 3-5), qualité des nappes sa manière de raconter (incises métanarratives : ceci
et des serviettes (l. 31). les habitants cherchent par est assez difficile à expliquer, l. 16-17 ; il faut le dire,
tous les moyens à voir pour savoir : d’où le recours l. 29), soit quand il présente la vie ordinaire de la
aux témoins visuels ; on interroge longuement la petite ville (présent d’habitude, ou d’état intemporel :

64 n 1re partie. Le roman et ses personnages


la méchanceté qui nous est naturelle ici…, l. 6-7 ; nous et d’autre part les résultats dérisoires auxquels il
pouvons être tellement habiles…, l. 8-10 ; nous avons parvient en définitive. on ne sait pas ce que lit
ici deux sociétés musicales…, l. 20 ; d’ordinaire, nous m. Joseph, ni d’où il vient, ni qui il est. mais la qualité
ne la pardonnons pas, l. 24). ces passages au présent de son service de table suffit à mouill[er]la poudre
mettent en rapport le passé de l’action et le moment du narrateur (l. 27-28), facilement impressionné
actuel de l’énonciation narrative, qui ont en commun par cette puissance (l. 36) qui lui échappe.
un même lieu : ici (l. 7, 20, 33). le romancier ne s’identifie donc nullement à son nar-
ainsi est soulignée la force des habitudes et des rateur : il le met ironiquement à distance et incite par
rites sociaux, toujours vivaces au moment de la là même le lecteur à occuper une position critique.
narration, qu’est venue déranger la présence de
m. Joseph. ainsi est mise en valeur, en outre, la loi n Perspectives
morale intemporelle d’une méchanceté liée à l’ennui. une « chronique » ?
le narrateur (qui raconte au passé) est aussi un giono engage avec un roi sans divertissement le
moraliste (qui commente au présent, au nom de ce cycle de ces récits qu’il appelle chroniques. dans cet
qu’il croit être la vérité de la nature humaine). tous extrait, on remarque d’une part l’intérêt pour le passé
deux se rejoignent dans la figure du chroniqueur, local, l’histoire d’une communauté (la chronique
capable de rapporter la mémoire d’un lieu précis, nous fait circuler dans le temps, chronos en grec),
en articulant le passé et le présent, parce qu’il y vit d’autre part la mise en place d’un narrateur-chroni-
et en connaît les lois). queur (celui qui « tient la chronique » de cette petite
ville, qui rapporte les nouvelles qui ont circulé). on
5. le « naturel » et l’insolite pourra rapprocher cette forme de la « chronique »
ce qui est « naturel », c’est la méchanceté (l. 6-7), de celle adoptée par camus dans la Peste, autre
la division (rivales, naturellement, l. 20), l’hostilité roman de l’immédiat après-guerre qui se présente
sans pardon (nos élans naturels, l. 29). la « nature aussi comme une chronique.
humaine », telle que la conçoit le narrateur, est portée
à la jalousie, à l’égoïsme, à l’exclusion de l’étran- n Vers le Bac (commentaire)
ger. or m. Joseph empêche cette méchanceté de – l’hyperbole est présente dans les propos sur la
s’exercer : il inqui[ète] (l. 17), c’est-à-dire qu’il trouble, méchanceté : nous pouvons être tellement habiles,
précisément par son attitude inhabituellement paisible nous arrivons à des résultats si extraordinaires…
(l. 13). il n’entre pas dans le jeu des divisions locales (l. 8-10) ; mais aussi dans l’évocation du linge de
et adhère simultanément aux deux sociétés musicales table : Personne n’en avait jamais eu de plus beau
rivales, ce qui tient du prodige (l. 25), le contraire du ici. cela parlait d’un train de vie inimaginable…
« naturel ». certes, m. Joseph bouscule les médio- (l. 32-36).
cres et trouble leurs habitudes parce qu’il semble – la métaphore s’applique aussi à l’exercice de la
bénéficier d’un pouvoir qui les effraie (l. 29-30, méchanceté, comparé à la puissance de feu d’une
34-36). mais surtout, par sa posture de lecteur artillerie (tous les canons, l. 26), ou à une extorsion
solitaire, par l’accueil bienveillant qu’il réserve à de fonds (il aurait payé, l. 30).
ses visiteurs (il la prit de bonne grâce, l. 22), par ces deux figures font ressortir la personnalité du
son charme singulier (l. 30), il reste à l’écart de narrateur : quelqu’un de très ordinaire mais qui
l’atmosphère de médisance, de curiosité malsaine et s’accorde, en parole, des pouvoirs extraordinaires ;
de rivalité sociale qui rythme la petite ville, donc à un médiocre qui justifie sa passivité par la puissance
l’écart de cette méchanceté qui semblait être la loi. démesurée qu’il accorde à autrui, en l’occurrence
m. Joseph ; un bavard, habile en effets oratoires
6. le romancier et son narrateur mais qui n’agit pas.
l’auteur prête à son narrateur une curiosité malsaine
de voyeur par délégation (l. 10-15), une méchanceté Pour aller plus loin
potentielle (l. 6-10, 24-27, 30-31) et une lâcheté rapprocher le thème de l’ennui, présenté ici comme
(l. 29-30, 34-36) qui font ressortir sa faiblesse morale et cause d’une méchanceté naturelle, du rapport entre
sa médiocrité. ce narrateur veut bien être « méchant », ennui et divertissement dans un roi sans diver-
à condition que ce soit en toute impunité. giono met tissement, « chronique » antérieure au moulin de
surtout en relief un décalage plaisant entre, d’une part, Pologne : l’ennui, provoqué par la perte d’une rela-
la curiosité intense du narrateur et l’illusoire habileté tion vivante au monde naturel, entraîne jusqu’au
des moyens qu’il met en œuvre pour la satisfaire, divertissement par le crime.

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 65


Vers la lecture de l’œuVre ces variations du rythme narratif rendent le récit à
la fois dynamique (élan du sommaire) et dramatique
Giono (tension de la scène), en donnant au narrateur une
Le Moulin de Pologne ▶ p. 67
place de premier choix, à la fois comme maître du
récit (qui choisit et agence efficacement les évé-
n le temps et le rythme du récit nements qu’il raconte) et comme acteur du drame
1. l’époque et la durée de l’action (puisqu’il assiste à la scène du bal et en éprouve les
le roman ne fournit pas d’indications chronologiques conséquences).
précises, ni de repères politiques permettant de
situer l’intrigue dans l’histoire. mais les moyens n le narrateur et les personnages
de locomotion, les habitudes vestimentaires et les 4. les fonctions du narrateur
modes de vie permettent de situer la plus grande le narrateur est un juriste, une sorte de tabellion.
partie de l’action au xixe siècle. l’accident du train m. Joseph a recours à lui pour régler la succession du
de versailles s’est réellement produit en 1842. moulin de pologne, pour sauver la situation judiciaire
l’action commence « un peu après la chute de l’em- de la famille de m…, puis pour le conseiller lui-même
pire » (chapitre 2) quand coste achète le domaine du dans ses affaires. c’est ainsi qu’il devient, à titre de
moulin de pologne (vers 1815 donc). cinq généra- conseiller juridique, un intime de m. Joseph : « il
tions, donc environ un siècle plus tard, c’est le début me jeta sur les pistes de la succession compliquée
du xxe siècle. relativement court, le roman couvre des de m… […] J’étais pour ainsi dire employé à
une durée étendue de plus de cent ans. demeure […] » (chapitre 5). en termes actantiels, il
devient dès lors un adjuvant des coste.
2. retours en arrière
le principal retour en arrière (ou analepse) est celui 5. la « morale » du narrateur
du chapitre 2 : « Je vais faire un assez long détour la seule « morale » du narrateur est celle de l’intérêt
en arrière avant d’en arriver à cette fameuse nuit. » individuel : chacun agit pour son propre compte,
le narrateur remonte aux origines de l’acquisition et il n’est pas interdit d’être méchant en savourant
du moulin de pologne par coste, alors que c’est le malheur d’autrui (➤ manuel, voir les citations
l’histoire de son arrière petite-fille, Julie, qui va p. 67), puisque c’est encore une manière de satisfaire
croiser celle de m. Joseph et que l’on va retrouver son plaisir personnel en se divertissant. tout l’art du
au chapitre 3. mais par rapport à la première phrase narrateur consiste à savoir tirer son épingle du jeu :
du roman : « le domaine du moulin de pologne […] « morale » pratique, dictée par le seul égoïsme.
tomba entre les mains d’un homme que tout le monde toutefois, entré au service de m. Joseph, le narrateur
appelait m. Joseph », c’est l’ensemble des chapi- évolue. sans aller jusqu’à se convertir à l’héroïsme
tres 1, 3 et 4 qui constitue un vaste retour en arrière, et à la générosité, il ne reste pas complètement
exposant les circonstances qui ont amené m. Joseph indifférent à la grandeur romanesque de m. Joseph
à épouser Julie. c’est là un procédé fréquent dans les et des descendants des coste, auxquels son récit rend
romans de Balzac : le récit commence par susciter d’une certaine façon hommage. à la fin du roman, sa
l’intérêt en plongeant le lecteur au cœur de l’action médiocrité et sa méchanceté passent au second plan,
(ici, l’arrivée de l’étrange m. Joseph), avant d’en- et il lui arrive d’être fasciné par ces êtres d’exception
gager un vaste mouvement rétrospectif. sont ainsi qu’il côtoie et qu’il assiste.
mis en évidence la permanence de la malédiction
d’une génération à l’autre et le lien inéluctable qui 6. la bourgeoisie de province
rattache le présent au poids du passé. le roman offre un tableau satirique des scènes de
la vie de province. quelques notables cherchent à
3. variations de rythme exercer le pouvoir : ce sont les « têtes », les « gros
– le chapitre 2 déroule en moins de cinquante pages bonnets ». la bourgeoisie est divisée en coteries
l’histoire de la famille depuis l’arrivée de coste au jalouses les unes des autres. elle compose une société
moulin de pologne jusqu’à la naissance de Julie, fermée, hiérarchisée, cloisonnée, où règnent rumeurs
son arrière petite-fille. c’est un « sommaire », un et médisances. c’est la loi de l’intérêt : les mariages
résumé au rythme rapide. sont toujours liés à des affaires d’héritages. c’est le
– au contraire, le chapitre 3 est une « scène », qui règne des apparences : le grand souci des dames, ce
détaille longuement les événements de la « nuit du sont les robes qu’elles porteront le soir du Bal de
scandale » au casino et de ses suites. l’amitié. la grandeur que les coste doivent à leur

66 n 1re partie. Le roman et ses personnages


destin tragique fait ressortir, par contraste, la médio- 9. le thème de la démesure
crité de cette bourgeoisie égoïste et mesquine. comme dans une tragédie grecque, les coste sont
atteints d’une forme de démesure, ou d’hubris, et
n tragédie ou parodie ? punis comme tels par les dieux. coste est revenu du
7. le destin des coste mexique avec la conscience que « dieu ne l’oublie
– coste a deux filles, anaïs et clara. pas ». il fait appel à mlle hortense, qui trouve
– anaïs et clara coste épousent pierre et paul « dans la bataille des coste un commandement à sa
de m… mesure », qui satisfait son orgueil. loin d’arracher
– anaïs et pierre ont trois enfants, deux garçons les filles coste à leur destin d’exception, les frères
et une fille. anaïs meurt en couches à la naissance de m. deviennent eux-mêmes des monstres. et c’est
du troisième, Jacques, après la mort de la seconde, surtout Julie qui perd tout sens de la mesure : « il
marie. l’aîné « disparaît » peu après. n’était plus question pour elle de mettre une mesure
– clara et paul, les de m… de la commanderie, quelconque dans quoi que ce soit. »
ont deux garçons, andré et antoine. tous les quatre mais la mise en scène de cette démesure, au centre
meurent dans l’accident de train. du roman, est moins tragique que parodique. le
– Jacques, fils d’anaïs, épouse Joséphine. ils ont « scandale » est provoqué, la nuit du bal, par la
deux enfants, Jean et Julie. Jean sera retrouvé mort danse solitaire de Julie qui fait rire : le chœur des
« défiguré par un coup de feu ». spectateurs, loin de souligner la distance tragique,
– Julie approche de la trentaine au moment de la est alors frappé de dérision. le récit grossit les effets
« nuit du scandale » ; elle épouse m. Joseph ; ils ont d’événements anodins : la démesure est alors dans
un fils, léonce. les excès du discours narratif, non dans la grandeur
– à la mort de m. Joseph, léonce « monte sur le d’un conflit entre l’homme et les dieux.
trône » du moulin de pologne. il part un jour avec
une « gourgandine », mettant un terme au « destin
des coste ».
duras
pour lutter contre le destin, coste marie ses filles à des
hommes médiocres, qui pourraient passer inaperçus,
2 Le Ravissement de Lol V. Stein ▶ p. 68

« oubliés de dieu » : échec (mort d’anaïs et de


marie). les de m… de la commanderie espèrent fuir Pour commencer
le sort en fuyant la région : échec (l’accident de train). duras, proche du nouveau roman, rompt avec la
m. Joseph cherche à sauver Julie en l’entourant de conception humaniste du personnage. lol v. stein
tout son amour : échec encore (puisque son héritier, est par excellence le personnage éclaté, défini par
léonce, subira à son tour le destin). la faille, la crise, l’énigme, et non par un catalogue
8. les circonstances des drames de « traits de caractère » cohérents. la question
coste a perdu sa femme et ses deux fils, frappés de son identité est l’objet même de ce début de
« par des morts accidentelles très spectaculaires ». roman.
sa propre mort est encore accidentelle (infection
consécutive à une piqûre d’hameçon), tout comme n Observation et analyse
celle de la petite marie (qui s’est étranglée avec une 1. la « maladie » de lol
cerise) ou d’anaïs (morte en couches). mais c’est lol connaît depuis longtemps une crise (l. 28, 30) qui
différent pour « l’aîné » d’anaïs, pour Jean ou pour fait corps avec elle : son cœur est comme inachevé
léonce, qui semblent tous aller au devant de leur (l. 27), c’est-à-dire qu’il reste à distance des autres
destin – la mort ou la déchéance. c’est que ce destin, êtres. elle semble ne pas être là (l. 7, 19), rester
devenu récit, histoire connue, finit par être entretenu toujours loin de vous (l. 15). elle est affectée d’un
par la population qui y collabore par ses rumeurs et manque affectif (l. 7), d’une anesthésie du cœur qui
ses rejets. le narrateur lui-même fait partie de ceux la rend comme absente : elle donnait l’impression
qui s’amusent à faire peur à Jean et à Julie, à les d’endurer dans un ennui tranquille une personne
exclure de la vie sociale, donc à « faire » leur destin qu’elle se devait de paraître […]. gloire de douceur
tout en le racontant. les crises nerveuses de Julie mais aussi d’indifférence […], jamais elle n’avait
sont provoquées par les enfants de son âge. on ne paru souffrir ou être peinée… (l. 7-12). lol fait
peut donc pas toujours accuser le destin : les coste illusion, en société, par son sourire, sa joie apparente,
sont aussi et surtout victimes des hommes. sa finesse séduisante (l. 10, 12-13, 14-15) ; mais c’est

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 67


alors une personne de surface dont elle ne revêt que (l. 5), ennui (l. 8), mémoire (l. 9), douceur ;
l’apparence (l. 8-9) : la part profonde d’elle-même indifférence (l. 10), souffrir ; être peinée ; larme
est ailleurs (l. 15). la maladie de lol v. stein (l. 2) (l. 11), drôle ; moqueuse (l. 14), fine (l. 15), rêve
réside dans cette dualité, dans ce clivage. (l. 16), cœur (l. 17, 18, 27), sentiment (l. 20), atten-
tion (l. 24), folle passion (l. 25-26), crise (l. 28, 30).
2. discours rapportés mais ce vocabulaire psychologique est mis en
le récit glisse très librement d’un type de discours question par l’expression de la négation et par le
rapporté à un autre : thème du manque, qui en montrent les limites :
– discours narrativisé (qui résume et reformule les manquait (l. 7), perdait (l. 9), loin (l. 15), rien (l. 17,
propos de tatiana en introduction) : l. 1-4 ; 31), inachevé (l. 27). le personnage de lol paraît
– discours indirect (avec subordination) : l. 12-14, ainsi à la fois double et fuyant, présent-absent.
29-30 ; son mal affecte « l’être-là » (l. 7, 19) : il n’est pas
– discours indirect libre : l. 4-6, 7-12, 14-16, 18-27 ; seulement psychologique mais ontologique.
– discours direct « libre » (sans guillemets) : l. 6-7,
16-17. 5. l’originalité du style
quant aux questions du narrateur, elles sont formu- – l’emploi des tirets souligne à deux reprises par un
lées soit directement (l. 16-17), soit indirectement décrochement l’expression de tatiana : – elle dit : là
(l. 18-19). le dialogue avec tatiana est donc restitué (l. 7, 19).
de façon souple et vivante, ce qui abolit l’écart – des tournures d’une élégance rare et précieuse
entre le moment de la narration et le moment de traduisent poétiquement le caractère irréel de lol :
l’entretien rapporté. le point de vue du narrateur sur une personne qu’elle se devait de paraître (l. 8-9),
lol semble ainsi se confondre avec celui de tatiana. gloire de douceur (l. 10), le peu que vous reteniez
d’où l’effet de surprise quand le narrateur exprime d’elle valait la peine de l’effort (l. 13-14), bien qu’une
ses doutes (l. 31). part d’elle-même eût été toujours en allée loin de
vous (l. 15), ne faisait-elle pas une fin de son cœur
3. le mouvement du texte
inachevé (l. 27).
– la plus grande partie du texte est constituée par
l’enquête sur le passé de lol auprès de tatiana (l. 1-30). – les répétitions de jamais (l. 10-11), non (l. 16),
rien (l. 17, 31), insistent sur le manque qui définit
on suit les trois étapes de la vie de lol : d’abord
négativement le personnage.
l’adolescence (l. 3-21), puis le temps des fiançailles
(l. 22-27), enfin la crise qui a suivi la rupture plus tard comme souvent chez duras, le style mêle étrange-
(l. 28-30), après ce fameux bal de t. beach (l. 1). ment la souplesse de l’oral (une parole vivante) et la
– les deux derniers paragraphes opèrent un renver- poésie du phrasé (une écriture travaillée).
sement (l. 31-34) : le narrateur s’exprime cette fois
6. un témoignage mis en doute
en son nom (je ne crois plus…, l. 31 ; je raconte-
rai…, l. 33-34), pour mettre radicalement en doute pendant toute la première partie du texte, consacrée
le témoignage qu’il a suivi jusque-là. si le récit de au témoignage de tatiana, le narrateur insiste sur
tatiana est un faux-semblant (l. 32), il peut à son l’origine du point de vue qu’il rapporte, comme pour
tour invente[r]…, racont[er] [son] histoire de lol montrer que ce n’est pas le sien : tatiana ne croit pas
v. stein (l. 33-34). (l. 1), tatiana Karl, elle (l. 3), dit-elle (l. 6), tatiana
dit encore (l. 12), tatiana aurait tendance à croire
4. champs lexicaux et images (l. 18), tatiana, elle (l. 22), etc.
– l’étrangeté de lol est exprimée par des images le narrateur manifeste nettement son scepticisme
matérielles : la métaphore de l’œuf (couvées, l. 4 ; dans sa dernière question : la preuve qu’elle se
éclore, l. 5), la comparaison avec l’eau (bien qu’elle trompait (l. 28-29). dès lors, il peut délaisser ce
fuît dans les mains comme l’eau, l. 13), la méta- témoignage et exprimer ouvertement ses réserves :
phore topographique (région du sentiment, l. 20). je ne crois plus à rien de ce que dit tatiana (l. 31).
la maladie est elle-même comme un être vivant qui il aura ainsi montré qu’il est impossible de saisir la
croît en secret, et le personnage a l’étrangeté d’un vérité objective d’un être : à chacun sa vérité. c’est
élément insaisissable : sa psychologie est une terre pourquoi il peut annoncer qu’il mêlera désormais
inconnue. à la fiction de tatiana (lol telle qu’elle l’invente)
– le champ lexical de la vie psychique et affective, sa propre fiction : je raconterai mon histoire de lol
certes, est logiquement bien représenté : affection v. stein (l. 33-34).

68 n 1re partie. Le roman et ses personnages


n Perspectives Gary (Ajar)
Quel « ravissement » ? 3 Gros-Câlin ▶ p. 69
le mot a deux sens : le fait d’être « ravi », emporté,
enlevé (voir le ravissement d’europe) ; et le fait d’être Pour commencer
enchanté, exalté, en extase (voir le ravissement d’un
un roman au sort romanesque, puisque gary le fit
saint). le titre de duras croise ces deux sens : lol,
envoyer de l’étranger afin de le faire publier sans
enfermée dans sa folie, est comme « enlevée » à elle-
être identifié, inventant de toutes pièces l’auteur
même et arrachée au monde de ses semblables (elle
« émile ajar », qui allait recevoir l’année suivante
n’est plus « là ») ; mais cette absence au monde et aux
le prix goncourt pour la vie devant soi. le succès
autres résulte d’un « enlèvement » psychique et non
des deux romans s’explique pour l’essentiel par
physique, à la manière d’une extase mystique.
l’invention verbale : on a pu parler d’ajarismes
pour ces trouvailles surprenantes et saugrenues qui
n Vers le Bac (invention)
émaillent les propos du narrateur dans chacun de
il s’agit de transposer au discours direct ce qui ces romans.
apparaît dans le texte sous des formes plus variées.
certains passages peuvent donc être repris sans chan- n Observation et analyse
gement. on ne recherchera pas un style plus simple 1. le but du commissaire
ou naturel : un dialogue de théâtre ou de film est aussi au début de l’entretien, le commissaire incarne le
écrit et construit qu’un dialogue de roman. bon sens et la raison. il rappelle gentiment la loi
exemple (début) : (l. 1-2), et cherche à comprendre : je voudrais vous
jacques (le narrateur ; la suite du roman nous demander à titre personnel pourquoi vous avez
apprendra qu’il a été l’amant de tatiana avant adopté un python et pas un animal plus comment
d’être celui de lol). – cette crise de lol, elle date dirais-je ? (l. 7-8). son assurance montre qu’il parle
bien de la nuit du bal ? et juge au nom de la norme sociale et morale : un
tatiana. – non, je ne crois pas. sa maladie remonte python, ce n’est tout de même pas… (l. 12-13). son
bien plus loin dans le passé. lol était ainsi depuis but est de dénouer une affaire qui, selon ce critère,
toujours, même avant que je la connaisse. les ori- est plutôt embrouillée.
gines de cette maladie, elles étaient là, en elle, à la fin du dialogue, dérouté, il per[d] pied (l. 33),
masquées seulement par l’affection de sa famille, disant un mot pour un autre, comme cousin un peu
et ensuite par l’amitié. au collège, et je ne suis pas plus haut (l. 15) : vous avez une façon de circuler
la seule à le penser, il lui manquait quelque chose très curieuse, dit-il. Pardon, une façon de penser
pour être… pour être là, avec nous. on avait l’im- circulaire, je veux dire (l. 34-35). les propos sinueux
pression qu’elle endurait dans un ennui tranquille et imprévisibles de cousin, qui rompent avec le droit
une personne qu’elle se devait de paraître mais dont fil du discours, rejaillissent ainsi sur les propos du
elle perdait la mémoire à la moindre occasion. gloire commissaire. il corrigeait à bon droit cousin quand
de douceur mais aussi d’indifférence, découvrait-on celui-ci disait bach pour beethoven (l. 21-22). en
très vite, jamais elle ne paraissait souffrir ou être revanche, il est plus surprenant qu’il perçoive une
peinée, jamais on ne lui voyait une larme de jeune allusion politique dans une remarque sur le « bonheur
fille. elle était jolie : au collège on se la disputait grec » (l. 38) : il se met lui-même à procéder par
[…] en allée loin de vous et de l’instant. coq-à-l’âne, comme cousin ; ou encore, à tourner
jacques. – où ? dans le rêve adolescent ? en rond par ses propos (comme le python), au lieu
tatiana. – non, non, on aurait dit dans rien encore, de suivre le cours linéaire du logos.
justement, rien. 2. la logique argumentative de cousin
jacques. – était-ce le cœur qui n’était pas là ? cousin réfute l’argument du commissaire (certains
tatiana. – en effet, tu as raison : c’était peut-être animaux sont plus « familiers » que d’autres) au
son cœur qui n’était pas là… nom de l’imprévisibilité des affinités électives (l. 14-
15) : l’affectif, par définition n’est pas rationnel :
Pour aller plus loin on rencontre, on rencontre pas (l. 18). l’amour et
Bibliographie : madeleine Borgomano, « le ravis- l’affection relèvent du hasard. d’où le thème du
sement de lol v. stein » de marguerite duras, destin (l. 28), qui appelle la référence à la tragédie
gallimard, « Foliothèque », 1997. grecque (l. 29). il y a donc bien une logique dans

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 69


ces enchaînements thématiques, mais c’est précisé- justement ; le destin serait cette force qui s’oppose
ment la logique d’une passion qui défie la raison. à ce que les êtres prédestinés se rencontrent –
paradoxe déroutant ;
3. les niveaux de langue
– l. 28-32 : les ruptures logiques et sémantiques
cousin mêle des niveaux de langue contrastés : s’accélèrent – de la tragédie grecque aux origines
– d’un côté, une langue familière ou vulgaire : on grecques, du thème de la rencontre au thème du
rencontre pas (négation sans « ne », l. 18), c’est baccalauréat ;
comme ça que c’est foutu (l. 24), emploi du démons- – l. 37-38 : on dit « la tragédie grecque », mais on
tratif ça (l. 23, 24, 31, 32, 36, voir question 4) ; ne dit pas « le bonheur grec » ; la remarque peut
– de l’autre, des tournures et expressions de niveau s’expliquer par la situation personnelle du narrateur,
élevé : affinités électives (l. 15), je suppose que qui souffre de la solitude parce qu’il n’a pas rencontré
c’est… (l. 15-16), je ne suis pas de ceux qui… (l. 18), l’âme-sœur ; il entend donc tragédie au sens de
l’homme et la femme qui sont prédestinés… (l. 24-25), « malheur », non en tant que genre littéraire, d’où
la première règle d’une démarche intellectuelle l’antithèse malheur/bonheur.
saine… (l. 36-37). le cheminement souterrain de la pensée de cousin
ces contrastes font du narrateur quelqu’un de bizarre échappe au commissaire. ces obscurités du discours
et d’inclassable. révèlent une difficulté de communication inhérente
4. les ambiguïtés du « ça » à toute relation humaine.
– l. 23 : ça semble désigner le fait que [l]a neuvième 6. la personnalité de cousin
symphonie est de beethoven (l. 23) ; en ce sens cousin est un rêveur solitaire. s’il trouble l’ordre
particulier, en contexte, le propos de cousin (il public avec son python, ce n’est nullement dans l’in-
est temps que ça change) est absurde et fait rire. tention de faire scandale. il garde son impertinence
mais la valeur générale du démonstratif permet de pour lui-même (l. 3-6). sa conduite et son propos
donner à la formule un sens plus large : il est temps sont surtout ceux d’un original un peu loufoque.
que ça – c’est-à-dire l’ordre des choses, les idées il n’agit pas par provocation ou pour se rendre
reçues, etc. – change. pour cousin, il n’y a rien intéressant. il est à la fois naïf, tendre et marginal,
d’impossible ; et n’est pas dépourvu d’une certaine culture, même
– l. 31-32 : dans ça fait partie du baccalauréat, s’il la convoque de manière brouillonne et fantaisiste
ça peut désigner [l]a tragédie grecque (l. 29) mais (l. 15-16, 28-29).
aussi, plus largement, tout ce thème du destin, sujet
de littérature ou de philosophie à l’examen. le n Perspectives
complément de cause (à cause de ça) suggère que Gary et Queneau
ce désordre des passions et du fatum est justement comme chez queneau, la fiction ne vise nullement
trop subversif pour que puisse subsister longtemps la vraisemblance : ni par la situation (un python dans
l’examen qui en traite. mais cousin se laisse ici paris), ni par les caractères, ni par les propos rapportés.
emporter par son propos, et c’est la circularité de comme chez queneau, les incohérences de l’épisode
la phrase autour de ce mot passe-partout qu’il faut (ici les anachronismes, là les ruptures logiques dans
surtout observer ; le dialogue) vont à l’encontre des lois du réalisme,
– l. 36 : ça fait des ronds – la formule s’applique mais se justifient par les jeux de langage et les enjeux
d’abord à la façon de penser (l. 34-35), à la démarche philosophiques qu’elles mettent au premier plan : ici,
intellectuelle (l. 37). mais étant donné le sujet initial l’antithèse sous lesallemands / sous les Français (l. 4),
de la discussion, on pense bien sûr à la démarche du les lapsus en forme de contrepèteries du narrateur
python, qui lui aussi fait des ronds et des anneaux. (l. 15) et du commissaire (l. 34-35), le court-circuit
syntaxique sur la petite annonce (l. 19), le comique dans
5. les obscurités du discours l’enchaînement des répliques (l. 22-23, 39-40) –, mais
– l. 15-16 : il est insolite de parler d’affinités électives aussi la réflexion très sérieuse sur un fatum que la faute
ou d’atomes crochus pour décrire des relations entre de latin (l. 28) ne fait que rendre plus étrange.
homme et animal ;
– l. 19 : une annonce […] qui désire rencontrer ; le n Vers le Bac (oral)
raccourci syntaxique fait de l’annonce l’antécédent l’extrait est comique, et il s’apparente même à une véri-
animé du relatif, ce qui surprend ; table scène de comédie en raison de la suprématie du
– l. 24-26 :engénéral[…]c’estcequ’onappelledestin, dialogue au discours direct. le comique provient :

70 n 1re partie. Le roman et ses personnages


– des caractères : deux interlocuteurs fortement (l. 1-3), tout bien contient le mal en germe (l. 10-12),
contrastés – le fonctionnaire rationaliste/le solitaire l’histoire est un mouvement cyclique où la mort
excentrique ; succède naturellement à la vie (l. 14-15).
– des jeux de langage : voir questions 4 et 5, et pers-
2. le temps de l’anticipation
pectives ; noter les effets d’écho dans les répliques du
c’est le conditionnel présent (formes en rais) qui
début (l. 8-11), et dans les lapsus qui se ressemblent
exprime le futur dans le passé : détruirions ; saurait
(l. 15 et 34-35) ;
(l. 7), viendraient (l. 8), seraient […] continués
– de l’intrusion de l’absurde dans le dialogue (l. 23,
(l. 10), croîtrait (l. 11), chercherait (l. 12), paraîtrait
25-26, 31-32, 39-40), qui rapproche la scène du
(l. 13), iraient ; viendraient (l. 18), ajouterait (l. 20),
théâtre de ionesco.
serait […] considérée (l. 22). on peut y ajouter
Pour aller plus loin l’expression du futur proche dans le passé, avec
l’emploi du verbe « aller » comme auxiliaire de
ouvrir le perspective sur « l’affaire ajar », ses effets
temps : allait continuer (l. 19).
sur l’institution littéraire et son sens dans l’itinéraire
de gary. l’invention d’ajar est tout autre chose ces formes verbales ont bien une valeur temporelle :
qu’un canular : elle traduit le mal-être de l’auteur, elles correspondent à la vision de l’avenir qui est celle
sa crise identitaire. on rappellera que gary est déjà d’hadrien dans un contexte au passé, par rapport à un
un pseudonyme. avec ajar, pseudo-auteur, créature temps de référence qui est l’imparfait de l’indicatif (je
de fiction, gary étend le pouvoir de la fiction jusqu’à me disais, l. 1 ; je voyais, l. 15). au milieu du texte
embrasser la figure même de l’auteur : la crise du (l. 7-14), cet avenir est présenté avec la force et la
personnage au xxe siècle, liée à une crise plus large cohérence d’une fatalité inéluctable. mais cette vision
de la conception humaniste du sujet, implique aussi ne repose en fait sur aucune certitude, et les verbes
une crise de « l’autorité » de l’auteur. s’accompagnent parfois de modalisations (peut-être,
l. 22) qui donnent aussi au conditionnel sa pleine valeur
modale : tel sera le futur, à certaines conditions.
Yourcenar il ne s’agit donc pas seulement de l’avenir envisagé
4 Mémoires d’Hadrien ▶ p. 71
par hadrien au moment du siège (dans le passé),
mais aussi des hypothèses actuelles du narrateur
au moment de la narration (l’avenir de rome pour-
Pour commencer rait bien être celui-ci). le futur tel que l’imaginait
partir du genre des mémoires (➤ manuel, p. 426 et l’hadrien d’autrefois reste de l’ordre de la vision, et
suivantes), pour comprendre l’intérêt de mémoires non de la réalisation, au moment où écrit l’hadrien
fictifs : le point de vue sur l’histoire d’un témoin mémorialiste.
qui en a été l’acteur.
3. la durée de l’histoire future
n Observation et analyse – certains mots s’appliquent encore à l’avenir de
1. l’avenir de l’empire l’empire romain, à court ou moyen terme : nos
hadrien pressent des temps de décadence et de successeurs (l. 10).
barbarie : l’empire connaîtra une déchéance irré- – mais l’expression du temps déploie souvent une
versible. il ne faut pas s’attendre à voir durer (l. 7) durée beaucoup plus vaste, au-delà de la chute de
une civilisation si exceptionnelle, qui a vu le jour rome : au cours des siècles (l. 11-12), cités futures
grâce à des circonstances éphémères. le règne de (l. 19), l’espèce en vieillissant (l. 20), un jour (l 22),
rome sur le monde cessera quand viendront d’autres âges d’or (cette dernière expression situant la rome
hordes d’envahisseurs (l. 8) et que les peuples las se actuelle dans un passé lointain, par rapport à un
chercheront d’autres maîtres (l. 12). moment de référence situé lui-même dans le futur,
ces craintes se fondent sur l’analyse lucide des l. 23). il s’agit alors de dessiner l’avenir de l’huma-
chances innombrables et rares (l. 5-6) qui ont rendu nité, et pas seulement le destin de rome.
possible le miracle romain, phénomène historique – enfin, d’autres indices de temps expriment l’idée
contingent et non nécessaire ; sur la conscience des de retour et de répétition, le principe d’un mouvement
menaces présentes (révolte juive ; invasions alaines, éternel de violence et d’instabilité opposé à une
l. 8) qui en annoncent d’autres à venir ; et plus conception statique de l’éternité (l. 2) : passage
généralement sur un constat fataliste et pessimiste : périodique, revenir (l. 15), éternellement (l. 17).
l’humanité est vouée à l’inconstance et à l’instabilité la durée qu’envisage hadrien, ce n’est donc pas

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 71


seulement celle qui le sépare d’un avenir plus ou en 476). le règne d’hadrien correspond à l’apogée
moins éloigné ; c’est le temps éternellement recom- de l’empire, qui connaît alors sa plus grande exten-
mencé d’une humanité jamais apaisée. sion. dès le iiie siècle, c’est le début du déclin. en
4. l’expression de la menace ce sens, Yourcenar fait d’hadrien un visionnaire
– vocabulaire : champs lexicaux de la sauvagerie qui voit juste. mais elle témoigne aussi d’un point
(hordes, l. 8 ; farouches, l. 16 ; barbares, l. 17), de de vue propre au xxe siècle, après deux guerres
la violence (détruirions, l. 7 ; sang, l. 15 ; implacables, mondiales. désormais les civilisations se savent
despotisme, l. 16 ; ennemis, l. 17 ; insécurité, « mortelles », comme le dit valéry au lendemain
l. 17-18 ; menacées, l. 18 ; cruel, l. 19) et du dégoût de la grande guerre (➤ manuel, p. 328). les
(monstrueusement, l. 11 ; abominable, l. 13 ; remarques d’hadrien paraissent ainsi anticiper sur
obscène, l. 19 ; horreur, l. 21). notre conscience moderne de la fragilité des civi-
lisations : la graine d’erreur et de ruine (l. 10-11)
– sonorités : allitérations expressives en [r] surtout
peut toujours revenir, même après des progrès scien-
(d’autres hordes viendraient, l. 8 ; graine d’erreur
tifiques considérables ; avec les guerres totales et
et de ruine, l. 10-11 ; croîtraient monstrueusement
la barbarie nazie, la race humaine a renoué avec le
au contraire, l. 11 ; chercherait d’autres maîtres,
bain de sang et la fosse funèbre (l. 14-15). hadrien
l. 12 ; raffinements d’horreur, l. 30-21), mais aussi
voit juste en imaginant l’homme capable d’inventer
en [f] (fosse funèbre, l. 15) ou en [t] (despotisme
de nouveaux raffinements d’horreur (l. 20-21) :
incontesté, l. 16).
c’est évidemment Yourcenar qui le fait parler ainsi,
– rythme : sécheresse du rythme binaire dans la
depuis le siècle des chambres à gaz et de la bombe
phrase des lignes 8-9 (opposée au raffinement de
atomique. la pax romana du iie siècle est bien un
la période qui exprime la réussite et la fragilité de
« âge d’or » (l. 21-23), comparée aux guerres du
la civilisation, l. 3-7) ; séquence majeure des lignes
moyen Âge mais aussi, et surtout, aux violences
9-12 qui mime la « croissance monstrueuse » du mal ;
destructrices du xxe siècle.
chiasme de la ligne 13 pour traduire l’inversion fatale
des valeurs ; énumération des lignes 15-18 (quatre
Pour aller plus loin
sujets de l’infinitif revenir) pour dire le poids des
pour une séquence sur « le roman et l’histoire »,
maux à venir.
on pourra mettre en rapport les trois extraits de
les menaces de barbarie sont ainsi non seulement
cette section (➤ manuel, pp. 71-73) avec les textes
signifiées par le vocabulaire et le sens des phrases,
de Barbey d’aurevilly (➤ p. 42), tolstoï (➤ p. 43),
mais suggérées par l’expressivité du signifiant.
vallès (➤ p. 44) et martin du gard (➤ p. 58). autres
5. les critères d’une civilisation lectures possibles, sur le même thème : les extraits
la civilisation se définit pour hadrien par des formes de roth (➤ p. 84), céline (➤ p. 90) et stendhal
savantes et compliquées de la vie (l. 3-4), par les (➤ p. 104).
raffinements de l’art et du bonheur (l. 4-5), par la
liberté de l’esprit qui s’informe et qui juge (l. 5).
à quoi s’opposent l’erreur et la ruine (l. 10-11), simon
l’intolérance et la tyrannie (l. 16), la division et 5 Le Jardin des Plantes ▶ p. 72
la violence (l. 17). la civilisation se construit par
l’équilibre politique et l’harmonie sociale (réussi-
Pour commencer
tes de l’empire romain aux yeux d’hadrien), ce
l’anglais raconta… (l. 7) : le romancier ne cherche
qui suppose le développement de la sagesse et du
pas ici à inventer mais à donner forme et sens au
savoir, de l’intelligence et du goût chez l’individu.
chaos de l’histoire, tout en respectant son opacité,
mais hadrien est conscient du caractère relatif de
sa complexité. c’est pourquoi claude simon écrit à
ces critères : le sage et le beau (l. 13-14) ne sont pas
partir d’autres écrits, en retravaillant des matériaux
des valeurs universelles.
existants (ici, les mémoires de churchill).
n Perspectives
les hypothèses d’hadrien et le point de vue n Observation et analyse
de m. Yourcenar 1. l’apparat de l’histoire
les invasions barbares, de fait, entraîneront la le romancier s’attarde sur les décorations du
chute de l’empire (pillage de rome par les Wisi- général : sa plaque de décorations aux chatoyan-
goths en 410 ; fin de l’empire romain d’occident tes couleurs de gloire… (l. 3-5). son aspect brillant

72 n 1re partie. Le roman et ses personnages


(miroitantes leggins, l. 5) se reflète dans le décor f) tandis que […] les aiguilles de bronze […] conti-
(miroitant parquet, l. 5-6) : l’homme s’accorde avec nuaient à se déplacer… (l. 22-24).
le lieu. à l’énumération des lignes 4-5 fait écho au centre de la phrase, les deux protagonistes :
la reprise du même procédé appliqué cette fois au churchill (c) et la carte (d). leur transfiguration
décor de la pièce : débauche de stucs, de fausses épique est assurée par les deux subordonnées intro-
colonnes, de cannelures et de feuilles d’acanthe duites par comme si (b et e, qui encadrent c et d) : le
(l. 16-17). même effet de surcharge, pour un décor formidable « taureau » churchill fait seul face à la
qui apparaît autant comme un faux-semblant que guerre elle-même (l. 20-21). le début de la phrase (a)
les décorations militaires. aux brillantes apparences met en place cette position singulière et héroïque
s’oppose la triste réalité, figurée bien plutôt par les de « l’anglais » (sans plus se soucier […] des trois
lauriers fanés et les fruits pâlis du tapis (l. 6-7) : le autres, l. 8-9), qui est seul en mesure de défier, par
général commande à une armée en déroute, et les son immobilité (comme arrêté en plein élan, l. 15), la
fastes trompeurs du palais (l. 20) sont cruellement marche de l’histoire représentée à l’autre extrémité
démentis par le chevalet (l. 16), support de la carte de la phrase (f) par les mouvements de la pendule.
où se lit l’ampleur de la défaite. le contraste est la phrase, sous sa complexité apparente, est donc
donc saisissant entre les traces de la gloire passée construite selon un rigoureux système de symétries
et les signes du désastre actuel. destiné à mettre en valeur les deux formidables
adversaires (l. 12).
2. le silence et les bruits
la scène fait suite aux explications du général, qui 4. la vision du temps et de l’histoire
cess[e] de parler (l. 1) : il se tient maintenant muet, la marche du temps est inébranlable (l. 23-24) ; elle
signe de son accablement (l. 2). les quatre respon- correspond dans le texte à la progression irrécusable
sables présents sont incapables d’articuler un mot (l. 22) de l’ennemi représentée sur la carte. elle est
(l. 7-8) devant l’ampleur du désastre. « l’anglais » ne aussi figurée par l’usure du tapis (entrelacs de lauriers
veut pas y croire (incrédule, l. 8). le silence qui règne fanés, l. 6). l’histoire est tissée de défaites répétées
signifie la gravité de la situation et l’impuissance de (une autre défaite, l. 19). contre ce temps cycli-
l’état-major et des politiques. il n’est troublé que par que et destructeur, l’homme semble impuissant, de
les crépitements des brasiers (l. 10-11) d’une part, l’empereur débile (l. 19) au général accablé (l. 1-2).
et par le tic-tac de la pendule d’autre part (l. 22-24) : seul churchill, dont l’immobilité contraste avec le
d’un côté, le feu destructeur (il ne faut pas laisser mouvement de la pendule, semble ici en mesure de
de documents officiels aux mains de l’ennemi lutter contre cette puissance négative du temps et
qui approche) ; de l’autre, la marche implacable d’infléchir le cours de l’histoire, parce qu’il semble
du temps. le silence des hommes, impuissants et précisément au-dessus de l’humanité commune.
vaincus, laisse place au rythme de l’histoire qui les
dépasse et les écrase. n Perspectives
anglais et Français devant la défaite
3. la construction des phrases après des mois de « drôle de guerre », les allemands
l’extrait comporte deux phrases (l. 1-7, 7-24). la lancent l’offensive le 10 mai 1940 par les ardennes.
seconde est composée d’amples mouvements qui les lignes françaises s’effondrent. à la fin du mois,
théâtralisent la confrontation immobile entre chur- les pays-Bas et la Belgique ont capitulé, et les anglais
chill et la carte d’état-major figurant l’invasion doivent rapatrier leurs troupes depuis dunkerque
allemande, en sept séquences : encerclée. début juin, le front établi sur la somme
a) l’anglais raconta qu’ils restèrent là […] lui et sur l’aisne est enfoncé ; le gouvernement français
incrédule […] ne songeant toujours pas à s’asseoir doit bientôt quitter paris pour Bordeaux, et pétain
(l. 7-10) ; signe l’armistice le 22.
b) comme si […] s’affrontaient deux formidables au moment où se situe la scène de cet extrait, le
adversaires sous les aspects… (l. 10-12) ; premier ministre britannique constate l’effondre-
c) d’une part, de l’incarnation sous forme humaine… ment des lignes françaises et la progression rapide
(l. 12-15) ; des troupes allemandes. mais rien n’est joué pour
d) et, d’autre part, d’une carte d’état-major… l’angleterre, qui va préserver ses forces et continuer
(l. 15-18) ; la guerre. churchill peut donc « rayer » mentale-
e) comme si […] la guerre elle-même avait grossiè- ment ses interlocuteurs français de son esprit et de
rement fait intrusion… (l. 18-22) ; l’histoire (l. 9) : il a déjà bien compris qu’il était

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 73


seul en europe, désormais, à pouvoir tenir tête à la n Observation et analyse
puissance hitlérienne. le général en chef des armées 1. burlesque et tragique
françaises, lui, montre par son geste d’impuissance le texte juxtapose ces deux registres, a priori
(l. 2) qu’il n’a plus de rôle à jouer. antithétiques, pour qualifier l’image des chaussures
des soldats égyptiens abandonnées (l. 5) :
n Vers le Bac (oral) – image burlesque parce qu’elle présente la guerre
les différents acteurs de la scène, animés et inani- sous son jour le plus dérisoire : non seulement les
més, sont érigés en symboles. le général français, soldats ont fui, mais ils se sont déchaussés pour courir
dont le visage est semblable à de la pâte molle (l. 3), plus vite, et les chaussures délaissées symbolisent
incarne la gloire perdue. au contraire, churchill la démission, le refus du combat. la chaussure est
représente la dureté inébranlable, la force person- le contraire de l’arme ; elle matérialise le rabaisse-
nifiée, grâce à la comparaison animale : il évoque ment, au sens le plus concret, des « nobles » valeurs
quelque animal de la famille des taureaux ou des guerrières : le burlesque tient à ce renversement de
dogues (l. 13-15). le chevalet qui supporte la carte, l’épique. on comprend que les chaussures perdues
quant à lui, devient l’emblème de la guerre à la les soldats qui s’étaient enfuis en courant composent
faveur de la subordonnée de comparaison (comme en ce sens une scène comique (l. 14-15) ;
si…, l. 18-22). c’est que l’homme et l’objet, par – image tragique, au contraire, si on l’associe à la
leur puissance symbolique, sont comme deux violence guerrière qui précède : des images dures,
formidables adversaires (l. 12) – comparaison qui violentes […] les chars égyptiens brûlés […] les
personnifie la carte d’état-major (animation de corps couchés dans le sable (l. 2-4). en lien avec ces
l’inanimé, à l’inverse de la comparaison qui réifie autres images, les chaussures abandonnées résument
le général). churchill devient ainsi une figure l’ampleur du désastre et signifient la misère des vic-
mythique, dont la force surhumaine fait face au mal, times : métonymie des soldats vaincus, elles peuvent
au temps et à l’histoire. on peut rapprocher cette susciter la crainte et la pitié, émotions tragiques par
stature du grand homme de la dimension mythique excellence.
qui sera celle de de gaulle, dans la conscience le film contient donc, potentiellement, les deux
nationale française, précisément à partir de l’appel registres : c’est au spectateur, selon qu’il ressent ou
du 18 juin 1940. non de la sympathie pour les victimes, d’actualiser
l’un ou l’autre. pour que la scène soit perçue comme
Pour aller plus loin burlesque ou comique, il faut qu’il y ait « anesthésie
situer ce texte dans l’histoire du nouveau roman et du cœur » (Bergson, à propos du rire), suspension
de ses suites : claude simon, après avoir été membre de l’émotion.
du groupe des éditions de minuit dans les années
cinquante, aux côtés de robbe-grillet (➤ manuel, 2. l’attitude des spectateurs
p. 74), et en avoir partagé les ambitions formelles, la salle réagit d’abord par la rumeur (l. 10), puis par
a connu une évolution marquée par le « retour du des applaudissements (l. 10-11), enfin par des rires
référent » (historique et biographique) à partir des (l. 14) et par des cris (l. 18).
années quatre-vingt, comme duras, robbe-grillet – cette réaction joyeuse s’explique d’abord par le
lui-même ou sarraute (➤ p. 455). le jardin des potentiel comique de l’image (voir question 1) :
Plantes témoigne de cette évolution tout en se signa- il s’agit d’ailleurs d’événements qui se déroulent
lant par un travail d’écriture qui hérite des recherches loin, et qui sont comme déréalisés par les faiblesses
du nouveau roman. techniques du film (l. 7-8, 13).
– le rire peut aussi être interprété comme une réac-
tion de défense devant la violence même des images,
Le clézio une manière de se libérer d’une charge d’angoisse. il
6 Révolutions ▶ p. 73 est entretenu en tout cas par le phénomène de groupe,
si bien que, même lorsque l’image ne prête plus du
tout à rire, les rires et les cris continu[ent] sur leur
Pour commencer lancée (l. 18-19) ; ils paraissent moins joyeux et plus
ce roman de la mémoire familiale et historique agressifs : et toujours cette rumeur dans la salle, qui
est assez représentatif de l’évolution du genre au s’enflait, qui menaçait (l. 22).
tournant du xxie siècle. – ce rire a enfin une signification politique : il reflète

74 n 1re partie. Le roman et ses personnages


une opinion assez largement acquise à israël à 5. mouvements divers
l’époque ; rire, c’est alors se moquer des vaincus – les déplacements de Jean et de mariam encadrent
égyptiens, battus sans gloire, rire de joie par sympa- la scène. ce sont les mouvements du dehors : ils sont
thie pour le vainqueur, qui a mené une guerre-éclair retournés… (l. 1) ; elle est partie […] et jean a dû
jugée héroïque par beaucoup. le rire alors n’a rien courir… (l. 23-25).
d’innocent ; il poursuit la guerre par d’autres moyens, – dans la salle, Jean et mariam ne bougent plus :
même si ce n’est pas conscient. c’est bien ainsi que ils sont là pour voir les mouvements sur l’écran
mariam, la jeune arabe, le ressent. (« cinéma », étymologiquement, veut dire « mouve-
le romancier montre cette violence contenue dans ment »). les actualités diffusées présentent d’abord
le rire de la foule, qui ne se contrôle pas et perd des successions d’images fixes, comme des photos
tout sentiment d’humanité : les spectateurs (l. 11), d’après la bataille (l. 2-4, 5-6) ; c’est le film qui
encore désignés comme sujet, laissent place à des bouge, non les scènes représentées : images sans
rires (l. 18) et à une rumeur (l. 22) qui deviennent fin, sautantes, cahotantes (l. 13). les images sont
des forces autonomes, déshumanisantes. ensuite plus affreuses (l. 18) quand ce sont les sujets
filmés qui bougent, ces prisonniers qui avancent en
3. les phrases nominales sautillant comme des animaux entravés (l. 20-21) :
et soudain une image… (l. 4-6), le silence… (l. 6-9), mouvements empêchés, dérisoires, mécaniques.
enfin […] la rumeur… (l. 9-15), Puis d’autres ima- – or le public lui-même ne reste pas immobile :
ges… (l. 17-21), et toujours cette rumeur… (l. 22) : il est animé par la rumeur qui gonfl[e] (l. 10), par
les nombreuses phrases nominales, qui prédominent la vague de rires (l. 11) qui s’enfl[e] (l. 22) ; il se
dans cet extrait, traduisent les sensations visuelles dresse et gesticul[e] (l. 11-12) – agitation qui reflète
et auditives à l’état brut, telles qu’elles s’imposent en définitive celle des images qui le font rire. ces
à la perception de Jean et mariam pétrifiés (l. 9), gesticulations de la foule indifférenciée, dont les
sans la médiation d’une analyse ou la mise en ordre ombres se projettent sur l’écran (l. 12), ressemblent
rétrospective d’un récit construit. les images sont de fait aux sautillements des malheureux prisonniers :
ainsi présentées dans leur soudaineté (soudain, l. 4) ceux qui voient ne sont pas plus humains que ceux qui
et leur discontinuité (sautantes, cahotantes, l. 13), ne voient pas (l. 19), traités comme des animaux.
dans le désordre d’un film d’actualités hâtivement mariam et Jean fuient pour échapper à cette malsaine
« monté ». elles alternent avec le mouvement continu transformation de l’horreur en spectacle : les images
des bruits et des cris de la salle, qui eux aussi débor- entretiennent les rires (l. 13-14) ; les spectateurs sont
dent et paralysent la conscience de Jean. complices du mal qui les fait rire. à cette dégradation
4. les réactions de jean et de mariam du mouvement humain qui n’est plus que sautille-
ment ou gesticulation, le couple réagit en courant au
– dans un premier temps, leur point de vue s’exprime
dehors, à l’air libre. aux mouvements uniformes de la
indirectement, par des indices de jugement qui
cohorte des prisonniers ou de la vague collective du
témoignent de la focalisation interne adoptée par le
public, mariam et Jean répondent par leurs courses
narrateur : insoutenable (l. 5), comme si un fleuve
séparées d’individus indépendants.
de boue s’était retiré (l. 6, comparaison qui va dans
le sens du tragique, non du burlesque. n Perspectives
– puis Jean et mariam, pétrifiés (l. 9), restent à l’absurdité de l’histoire ?
l’écart du mouvement de joie qui saisit la foule des l’histoire n’a pas de sens si l’humanité peut retourner
spectateurs ; et Jean, fasciné, s’attache à des détails à la barbarie après avoir connu une civilisation
du film (l. 16-17). extraordinaire (Yourcenar), si la grandeur des palais
– enfin, c’est mariam qui, terrifiée (l. 23), quitte la et la gloire des décorations ne garantissent pas
salle la première, bientôt suivie de Jean. contre l’intrusion grossière du désastre (simon),
les images étaient déjà par elles-mêmes insuppor- ou si le sort des nations est suspendu à la qualité
tables, affreuses (l. 18). mais c’est quand la rumeur des chaussures (le clézio) dans les trois textes, le
de la salle est perçue comme menaçante (l. 22) que devenir de l’humanité est perçu comme imprévisible,
mariam réagit. l’horreur du film est donc redoublée mêlant le trivial au tragique, et aucune transcendance
et aggravée par l’horreur que constitue pour elle, ne l’éclaire. chez Yourcenar et simon en particulier,
plus encore que pour Jean, la joie inhumaine et l’homme paraît sans prise sur un temps cyclique qui
agressive du public. tend à l’écraser.

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 75


toutefois, ce sentiment de l’absurde est tempéré : la main de a… à la table est consacré l’essentiel de
– par la sagesse humaniste d’hadrien, qui dit son la description (l. 6-15), qui s’intéresse ensuite à la
attachement à un modèle de civilisation au moment chaise (l. 16-18) et évoque un second verre (l. 19),
même où il en perçoit la fragilité ; même sa vision posé sur la table, ainsi qu’aux autres fragments de
fataliste de l’histoire est encore une tentative de chaises visibles (l. 22). alors que le mouvement du
rationalisation ; regard commençait par a… (l. 4-5), l’attention se
– par la figure héroïque de churchill, qui représente fixe ensuite sur les meubles, qui se succèdent par
la possibilité pour l’homme d’agir sur l’histoire et de une relation de contiguïté. la chaise acquiert plus
donner un sens à son action envers et contre tout ; d’importance que la personne assise dessus, c’est-à-
– par l’attitude scandalisée et libre de Jean et mariam, dire a…, qui fait obstacle à l’ambition descriptive.
qui manifeste le refus de toute soumission à une vio- de l’homme qui tient le second verre, on ne voit
lence aveugle et la capacité de distinguer le tragique que la main et le poignet d’une manche de veste
du burlesque (dont le brouillage est précisément un (l. 20-21). les autres sièges sont inoccupés (l. 23).
symptôme de l’absurde). les personnages sont donc relégués au second plan.
si la description conduit de la femme à l’homme,
n Vers le Bac (invention) d’un verre à l’autre, l’importance accordée aux objets
imaginer un film à visée pathétique dont les excès s’interpose entre l’un et l’autre pour creuser l’écart :
ou les maladresses peuvent comporter, aux yeux de ce sont la séparation et l’absence que signifie cette
certains spectateurs, une part de comique involon- présence envahissante des objets inanimés. ceux-ci
taire : une scène de larmes à laquelle on n’adhère finissent par exclure toute présence humaine : au
pas, une mort violente dont on perçoit le caractère début, a… est assise sur la terrasse (l. 4) ; à la
factice, une scène de rupture vue comme un « cliché » fin, [i]l n’y a personne sur cette terrasse (l. 23),
dont les ficelles sont visibles, une séquence où l’on comme si a… était, elle aussi, rejetée hors cadre,
ne remarque qu’un détail physique ou vestimentaire niée sur la photographie comme elle est absente de
ridicule (➤ manuel, voir les remarques de Barthes sur la maison.
la frange des romains au cinéma, p. 338), etc.
on vérifiera ainsi que le registre esthétique dépend de 2. la photo et les lieux
l’effet produit. on pourra constater aussi que l’effet dans le bureau de la maison se trouvent déjà deux
comique ne peut pas surgir de n’importe quelle scène chaises et une table, le massif bureau à tiroirs (l. 2).
initialement conçue dans un sens pathétique. c’est sur ce meuble que se trouve la photographie,
dans un petit cadre incrusté de nacre (l. 3). on
Pour aller plus loin retrouve sur cette photographie une table et deux
sur la légitimité et l’illégitimité du rire, voir pascal personnes, a… et un homme (celui qui regarde ?),
(➤ manuel, p. 305). on pourra aussi mentionner les même si le lieu est tout autre (au bord de la mer, en
réflexions de Baudelaire sur le caractère « satanique » europe […] à la terrasse d’un grand café, l. 4). le
du rire (de l’essence du rire et généralement du regard fixe sur l’image une présence (a…) qu’il n’y
comique dans les arts plastiques) : « le rire est a pas dans la maison, « vide » à ce moment. aussi ne
satanique […]. il est dans l’homme la conséquence s’attarde-t-il pas sur le mobilier […] très simple de la
de l’idée de sa propre supériorité. » pièce réelle, mais bien plutôt sur la forme compliquée
représentée sur la photo : souvenirs et fantasmes ont
plus d’importance que la réalité immédiate. le bureau
robbe-Grillet
7 La Jalousie ▶ p. 74
est rectiligne (classeurs et rayonnages, l. 1 ; massif
bureau à tiroirs logiquement rectangulaire, l. 2), le
mobilier du café tout en courbes, léger et percé de
Pour commencer trous (l. 6), non massif.
on a parlé à propos du nouveau roman, et de robbe- ces deux lieux antithétiques semblent cependant se
grillet en particulier, d’une « école de regard ». ce confondre dans la dernière phrase de l’extrait (l. 23-
texte en constitue un exemple représentatif. 24) : il n’y a personne sur cette terrasse (= le café
de la photographie), comme dans tout le reste de la
n Observation et analyse maison (= lieu actuel). c’est le thème de l’absence
1. objets et personnages qui ramène pour finir des sièges inoccupés de l’image
une chaise (l. 4), une table, et un verre (l. 5) dans à la maison vide de la réalité.

76 n 1re partie. Le roman et ses personnages


3. réalisme et poésie Pour aller plus loin
– la description frappe par sa précision méticuleuse. « il y a […], tout au moins tendanciellement, dans
la présentation du pied de la table, en particulier l’œuvre de robbe-grillet, à la fois refus de l’histoire,
(l. 10-15), a la rigueur d’un énoncé de géométrie de l’anecdote, de la psychologie des motivations, et
indiquant avec le maximum d’exactitude une figure refus de la signification des objets. d’où l’importance
à tracer : triple, converger, concavité, plans verti- de la description optique chez cet écrivain : si robbe-
caux, axe du système, spire inférieure… chaque grillet décrit quasi-géométriquement les objets,
phrase a pour point de départ l’objet même, pris c’est pour les dégager de la signification humaine,
comme sujet grammatical : sa chaise… (l. 4-5), la les corriger de la métaphore et de l’anthropomor-
table… (l. 6-9), le pied… (l. 10-15), la chaise… phisme. » (roland Barthes, « il n’y a pas d’école
(l. 16-17), ce qui rend la description « objective » robbe-grillet », essais critiques, seuil, 1964)
en apparence. l’impression de réalisme tient à cette
attention accordée à l’objet comme tel, dans sa nature
brute, indépendamment de toute signification, de Beck
toute interprétation explicite. 8 La Décharge ▶ p. 75

– ce faisant, la description paraît se déployer pour


elle-même, hors de toute contrainte narrative, avec Pour commencer
la gratuité et la rigueur d’un poème parnassien. Béatrix Beck est surtout connue pour léon morin,
la précision obsessionnelle entraîne en effet la prêtre, prix goncourt 1952, qui a été porté au cinéma.
recherche du mot juste, du mot rare : rosace (l. 7), roman terrible et admirablement construit, la décharge
volutes (l. 13), spire (l. 14) ; le champ lexical de la montre comment le rapport au langage détermine la
courbe et la métaphore végétale (tige et branches, construction de soi et la relation à autrui.
l. 10-11) évoquent la sculpture ou l’architecture, ce
qui transforme cette banale table de café en œuvre n Observation et analyse
d’art ; les « circonvolutions » de la phrase miment 1. les lieux de l’action
celles de la chose (l. 10-15). pour toutes ces raisons, deux lieux : d’abord la décharge (l. 10), où vit la
cette page est poétique. famille de noémi, non loin du bourg (l. 18), lignes
1-14, 17-22 ; ensuite la colo au bord de la mer (l. 15),
n Perspectives lignes 15-16, 23-31. le bord de mer rappelle la
l’image dans le texte décharge, d’une part parce qu’on l’a vu au cinéma
chez le clézio, l’image ne vaut que par ses effets du bourg avant de le découvrir en réalité (l. 15-16,
explicites sur les spectateurs, public joyeux ou couple 27) ; d’autre part parce que la marée dépose toutes
écœuré. seules comptent, à l’écran, les situations sortes de choses, comme celles qu’on trouve à la
humaines et leurs significations : les chaussures ren- décharge (l. 24-25, 28-29).
voient à des pieds vivants, à des corps, à des hommes.
2. les relations mère-fille
le mouvement est inverse chez robbe-grillet : on ne
la mère est enfermée dans sa misère (maintenant
sait rien de l’effet de l’image (qui n’est que suggéré) ;
on n’est plus des gens, l. 8), murée dans un langage
les personnes représentées sont évacuées au profit
minimal (ta gueule, l. 4), accrochée à la réalité brute
des choses seules, qui ne « signifient » rien d’autre
de l’existence immédiate (l. 17-22). par comparaison,
qu’elles-mêmes (du moins à première lecture).
noémi (à qui l’on peut attribuer les répliques dont
à cette différence s’ajoute l’opposition entre image-
la source énonciative n’est pas précisée) est polie,
mouvement et image fixe : ce qui intéresse ici le clé-
ouverte, sociable (bonjour maman, l. 3 ; mais c’est
zio, c’est le drame de l’histoire, l’action représentée ;
beau, tu verras, l. 21). les relations mère-fille sem-
et l’animation du public, autant que le mouvement
blent donc inversées : c’est la fille (et ses sœurs) qui
de fuite de mariam et Jean, rendent toute la scène
cherche à ouvrir la mère au monde et à lui montrer
dynamique. l’écriture de robbe-grillet, elle, est aussi
ce qu’elle ne connaît pas, quitte à user d’autorité
statique que la photographie : personne ne bouge,
(l. 17-18), alors que la mère résiste et pleure comme
ni sur l’image, ni dans la pièce, et le texte pose les
un enfant (l. 18-19).
observations l’une après l’autre en prenant soin de
les dépouiller de toute portée dramatique. ce n’est 3. des constructions familières
donc pas un hasard si les deux auteurs, ici, ont choisi insertion de ta gueule dans la phrase sans marque
l’un le film, l’autre la photo. de discours direct (l. 1) ; t’occupe pour « ne t’en

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 77


occupe pas » (l. 6) ; c’est pas tes oignons, locution – registre lyrique : même dans l’évocation sensible
familière évidemment dépourvue de la négation de la décharge (notre lac titicaca, l. 10), qui charge
« ne » (l. 6) ; sur la géo pour « dans le manuel d’émotion intime ce lieu sordide ; mais surtout dans la
de géographie » (l. 9) ; relance de la phrase sans découverte de la mer, souvenir marquant que traduisent
lien syntaxique en fin d’énumération : il n’avait de nombreuses images (l. 16, 23-26, 29-31).
plus de corps… (l. 13) ; retour à l’indicatif après la
participiale, alors qu’on attendrait une symétrie : la n Perspectives
décharge faisant […] la mer faisait… (l. 24-25) ; paroles d’enfants
amorce d’une nouvelle phrase par l’épithète coor- – mort à crédit : langue souvent familière, avec
donnée : et propre, l’écume… (l. 16). il n’y a donc marques d’oralité ; voix et point de vue de l’enfant
pas de grandes différences entre l’écrit (le journal et de l’adolescent (le jeune Bardamu).
de noémi) et l’oral : le texte préserve le caractère – Zazie dans le métro : invention verbale, langue
spontané et vivant d’une voix personnelle originale qui mêle l’écrit et l’oral, parole et point de vue de
– voix issue de ce milieu, même si noémi a été l’enfant Zazie souvent reproduits, mais Zazie n’est
formée par une institutrice qui a considérablement pas narratrice (récit à la troisième personne).
enrichi ses possibilités d’expression. – la vie devant soi : style qui imite les maladresses
et les inventions d’un enfant d’une dizaine d’années,
4. les mots et les choses momo, le narrateur ; point de vue qui fait entrer,
à la décharge comme sur la plage, noémi ramasse comme dans la décharge, dans les conditions de
des morceaux d’objets pour leur imaginer un nou- vie concrètes de milieux déshérités.
vel usage : pneus, casseroles, flacons… (l. 11-12) ;
morceau de liège, boule en bois… (l. 28-29). les n Vers le Bac (oral)
débris deviennent des trésors (l. 30), grâce au pouvoir l’imagination de noémi se manifeste dans l’usage
de la parole et de l’imagination (je me racontais, qu’elle fait des morceaux trouvés à la décharge
l. 29-30). (l. 10-13) et dans les histoires qu’elle invente à partir
de même, on s’exprime en famille avec des morceaux des choses trouvées sur la plage : je me racontais
de mots, qui permettent de se comprendre avec un qu’on était des naufrageuses… (l. 30-31). c’est aussi
usage inédit du langage : « tink tok tésogn » (l. 5). son imagination qui lui fait rapprocher la décharge
noémi est capable de bricoler ainsi son vocabulaire, du lac titicaca (l. 9), la mer réelle de la mer filmée
à partir de morceaux de mots existants : décabos- (l. 16, 27), la plage de la décharge (l. 24-26) : chaque
sait (l. 12), étrangeait (l. 27). elle utilise aussi des fois, la réalité immédiate est mise en rapport
fragments d’usage courant : géo (l. 9), colo (l. 15). avec une réalité absente ou distante qui éclaire et
mais elle propose surtout, à partir des mots existants enrichit l’expérience. non seulement noémi réutilise
cette fois, de nouveaux assemblages particulièrement les moindres morceaux qu’elle trouve, mais elle
expressifs en forme de métaphores : ça crevait l’écran constitue aussi son propre bric-à-brac imaginaire
à propos de l’entrée dans la mer (l. 16), des flaques à partir de ses lectures (le livre de géographie, le
sur une terre noire à propos des larmes maternelles thème romanesque des naufrageurs) et des films
(l. 19), l’écume on aurait dit de l’eau savonneuse qu’elle a vus.
(l. 26), on s’est apprivoisées pour la relation entre Pour aller plus loin
l’enfant et la mer (l. 28),etc. sur la relation mère-fille, du roman à l’autobio-
5. le mélange des registres graphie :
le comique n’exclut ni le pathétique ni le lyrisme : – colette, la maison de claudine (➤ manuel,
– registre comique : mécanique du langage (le p 443) ;
« machinal » ta gueule, l. 1-4) et comique de mots – sarraute, enfance (➤ p. 455).
(l. 5-6) ; humour (plutôt que pur comique) dans
les trouvailles verbales (voir question 4) et dans
oster
la représentation d’une certaine naïveté enfantine
(j’aimais mieux celle du cinéma, l. 27) ;
9 Loin d’Odile ▶ p. 76

– registre pathétique : portrait de la mère, consciente


de sa dégradation (l. 8), et qui résiste en pleurant Pour commencer
pour ne pas aller au cinéma (image poignante des romancier d’aujourd’hui, christian oster a obtenu le
larmes qui ne coul[ent] pas, l. 18-19) ; prix médicis en 1999 pour mon grand appartement.

78 n 1re partie. Le roman et ses personnages


il est assez représentatif de ce que l’on appelle parfois 3. le discours intérieur
la « nouvelle école de minuit », caractérisée par un au début de l’extrait, la réflexion du skieur est intégrée
détachement « postmoderne » qui rompt avec les dans le récit : j’escomptais donc bien amorcer un
hautes ambitions esthétiques de la génération du virage (l. 13). dans les trois derniers paragraphes, elle
nouveau roman. est mise en scène sous la forme d’un véritable dialogue
intérieur, comme si l’auteur prenait à la lettre l’ex-
n Observation et analyse pression « se dire » (l. 25) ; le moi se dédouble pour
1. vitesse de la descente et rythme du récit s’adresser à lui-même à la deuxième personne : c’est
la vitesse de la descente est soulignée par la reprise ça […], rêve, déconcentre-toi […] tu ferais mieux de
du mot vitesse et par les images qui l’accompagnent : réfléchir, imbécile (l. 26-27) ; cherche une voie […]
je filais comme une flèche et, je dois le dire, la vitesse tâche de virer à droite […] sers-toi de tes bâtons…
commençait à me griser (l. 2-3), la vitesse seule… (l. 31-36). ce n’est pas seulement l’esprit qui s’adresse
(l. 9-10), ma vitesse […] atteignait alors des sommets au corps, puisque la part du moi ainsi morigénée est
(l. 22, image plaisante s’agissant d’une descente), aussi capable de réflexion (l. 27-29) et répond sur le
plus vite […] que je ne descendais (l. 28), et je même mode : d’accord, concédai-je finalement. tu
m’envolai (l. 43). le narrateur insiste par ailleurs vas voir ce que je sais faire (l. 37-38).
sur les effets physiques de cette vitesse : peinant à ces pensées sont donc rapportées au discours direct,
réunir mes jambes (l. 8), mes jambes me lâchaient, mais sans guillemets, ni tirets, ni ponctuation expres-
elles tremblaient (l. 24). sive (alors qu’il y a des phrases exclamatives, l. 27,
mais ce thème omniprésent de la vitesse ne corres- 31-33, 34-37, 37-38 ; et une interrogative, l. 34), ce
pond pas au rythme du récit : la durée de la narration qui contribue à les fondre dans le récit. si elles s’en
s’étire au point de paraître plus longue que celle de distinguent, c’est par les marques de l’énonciation
l’action. un récit au passé simple est d’ordinaire un propres au dialogue (marques de la 1re et de la
sommaire, un résumé (durée de la narration inférieure 2e personne, présent, impératif, etc.). cette mise
à la durée de l’action) ; ici, cette descente « tout en scène du débat intérieur alors que le sujet est en
schuss » est évoquée au contraire avec de tels détails, pleine action est particulièrement originale. et si le
impression par impression, que le récit en déploie moi est double, on comprend que pour finir chaque
les étapes successives au ralenti. il est paradoxal de ski suive sa voie propre : l’envol final matérialise cette
détailler longuement le cheminement des pensées division intérieure de la conscience de soi !
du narrateur dans le récit d’une scène de vitesse qui
s’achève sur une chute. 4. humour et image de soi
2. personnage, espace, objets le narrateur apparaît au total comme un débutant très
sur ses skis, le personnage du narrateur n’est pas maladroit, piteux et cocasse – surtout à un moment
maître de lui ni libre de ses actes : il subit le relief de où il prétend séduire une belle skieuse pleine de
la pente (une piste […] absolument plane et droite, talent (l. 16-21). il n’est pourtant pas dépourvu
l. 15-16) ; ce n’est pas lui qui choisit sa direction, mais d’une fierté naïve, et se présente volontiers sous un
[l]e mur de l’édifice qui se rapproch[e] de lui (l. 30) ; jour favorable : je filais comme une flèche (l. 2), où
or il ne peut lui-même s’écarter de sa trajectoire qui le se lisait sans peine l’admiration (l. 3-4), j’utilisais
conduit tout droit vers cet édifice (l. 12-15). le skieur une technique assez personnelle (l. 5), relever un
ne parvient pas davantage à commander à ses skis, tel défi (l. 10), j’étais en train de battre quelque
doués d’une force autonome : mes skis demeurant record (l. 23-24), tu vas voir ce que je sais faire
éloignés l’un de l’autre (l. 6-7), celui de gauche […] (l. 37-38). il y a donc un effet de décalage plaisant
partit sur la gauche (l. 39-41) ; son sort dépend d’eux, entre la situation physique évoquée, à la fois ridicule
et il les personnifie pour leur attribuer la responsabilité et dangereuse (le skieur ne maîtrise pas du tout la
de sa chute finale : c’est ça […], chacun pour soi, situation), et l’image que le narrateur cherche à
continuons comme ça […], on va sûrement arriver donner de lui-même, au moins jusqu’à ce qu’il se
quelque part, ensemble (l. 41-43). les bâtons sont en traite lui-même d’imbécile (l. 27).
outre tout aussi rétifs que les skis : Pourquoi tu ne te l’humour consiste dans cet art de désamorcer le
sers pas de tes bâtons (l. 34). celui qui semblait être drame par les mots, dans cette faculté de tenir à
le sujet de l’action est donc en réalité dépossédé de distance une situation d’échec lamentable grâce
toute puissance agissante : il est bien plutôt « agi » par aux subtilités du récit. Y contribuent ici la dualité
la situation, par le décor et par la force des choses. du rythme (écart entre vitesse de l’action et vitesse

4. voix et voies du roman depuis 1950 n 79


du récit, voir question 1) et la dualité du discours l. 5, 9, 20), l’emploi du plus-que-parfait du subjonctif
intérieur (voir question 3), mais surtout le niveau (l. 15, 25, 40-41), la syntaxe recherchée (l. 18-21,
de langue (➤ vers le Bac). par ex.), la succession de phrases brèves selon une
sobriété toute classique qui semble parodier le roman
n Perspectives d’analyse (§ 1). même dans le dialogue intérieur,
les objets et leur usage quand approche la catastrophe et que le style se
– dans l’extrait de la décharge, les objets sont des relâche, les verbes en incise sont étonnamment
morceaux ou des débris sans valeur, mais les enfants, recherchés : me fouettai-je (l. 21) ; concédai-je (l. 37),
qui manquent du nécessaire, sont les sujets qui savent pestai-je (l. 42). le choix de ce niveau de langue
en tirer parti pour un véritable usage personnel. contribue à l’humour par l’effet de décalage entre
– dans l’extrait de loin d’odile, au contraire, les la situation, triviale et désastreuse, et la narration,
objets (skis et bâtons) sont en état de fonctionnement élégante et raffinée.
et ont une relative valeur (ceux qui s’en servent
ont plus que le nécessaire), mais c’est leur usager Pour aller plus loin
qui ne sait pas s’en servir : loin d’être sujet, il est pour une séquence sur « l’humour du roman », outre
finalement leur victime. le rapport sujet-objet est cet extrait :
donc inversé. – tristan l’hermite, le Page disgracié (➤ p. 22) ;
n Vers le Bac (commentaire) – lesage, gil blas de santillane (➤ p. 85) ;
le niveau de langue est soutenu. c’est ce que mon- – queneau, les Fleurs bleues (➤ p. 92) ;
trent l’emploi très littéraire du passé simple, le respect – gary (ajar), gros-câlin (➤ p. 69) ;
de la concordance des temps (subjonctif imparfait, – calvino, le chevalier inexistant (➤ p. 105).

80 n 1re partie. Le roman et ses personnages


héros et anti-héros
5 de roman
rabelais le déchaînement de folie violente qui se déclenche
1 Gargantua ▶ p. 81
dans le culte de dionysos, dieu lié précisément au
vin et à l’ivresse.

Pour commencer 3. les niveaux de langue


on peut ouvrir l’étude de cet extrait en rappelant l’effet comique est assuré aussi par la juxtaposition,
que l’auteur de gargantua se projette lui-même à la coalescence ou le téléscopage de deux niveaux de
l’oblique dans l’univers de la fiction sous deux figu- langue normalement incompatibles et même aux
res au moins : celle d’un narrateur facétieux d’une antipodes l’un de l’autre :
part, sous le couvert de l’anagramme (alcofribas – le registre scientifique, donc de niveau élevé et
nasier) ; celle d’un personnage truculent d’autre soutenu d’une part : suture occipito-pariétale (l. 20),
part : Frère Jean des entommeures ne peut pas ne médiastin (l. 30) ;
pas renvoyer au moine défroqué qu’est rabelais – le vocabulaire du bas corporel, de niveau parfois
lui-même. grossier et vulgaire d’autre part : gueule (l. 15),
boyau du cul ; couilles (l. 33).
n Observation et analyse
1. les composantes de l’épopée 4. le personnage du moine
lors de la relation d’un combat, l’épopée joue volon- on relève que le moine met son froc en écharpe et
tiers de la disproportion des forces en présence pour que, sur le bâton de la croix dont il se sert comme
exalter la force et le courage du héros : ici Frère Jean d’une lance, les fleurs de lys sont presque toutes
défend seul le clos contre une multitude d’ennemis. effacées (l. 3-4). il semble ainsi s’affranchir com-
les ennemis, une fois introduits l. 5, se déclinent au plètement des deux ordres auxquels il devrait nor-
pluriel dans leurs différentes attributions (l. 5-11) ; malement faire allégeance et se soumettre : l’auto-
aux uns (l. 12) trouve son répondant démultiplié par rité religieuse d’une part, dont les insignes sont
la reprise anaphorique de à d’autres (l. 12-13 et à détournés de leur usage, l’autorité royale d’autre
nouveau l. 30-33). part, dont on reconnaît l’emblème mais plus qu’es-
l’épopée manifeste aussi habituellement l’extrême tompé par l’usure. le moine apparaît de la sorte
violence du combat : ici elle est trahie notamment comme une figure absolument autonome, n’agis-
par l’accumulation des verbes qui la suggèrent (voir sant que de sa propre initiative et d’une truculente
la syntaxe énumérative de l’unique longue phrase liberté qui lui assure la sympathie du lecteur, en
dont se compose le deuxième paragraphe). dépit de la cruauté sans merci dont il fait preuve.
c’est évidemment aussi l’humour de rabelais qui
2. le champ lexical du corps suscite sa connivence complice : le superlatif hyper-
le corps des combattants adverses apparaît comme bolique dans la clausule de l’extrait (le plus horri-
complètement désarticulé, démembré et disloqué. se ble spectacle qu’on ait jamais vu, l. 33-34) suffirait
trouvent dispersés membres (bras et jambes, l. 12 ; à dénoncer les procédés de grossissement caricatu-
jambes, l. 15) aussi bien qu’organes (reins, l. 13, ral et à désamorcer tout sentiment de compassion
18 ; cœur, l. 30 ; estomac, l. 31). pour les ennemis déchiquetés.
plus la précision anatomique dans l’évocation des
blessures infligées aux ennemis est grande (suture 5. l’enjeu du combat
occipito-pariétale, l. 20 ; il lui transperçait la poi- l’enjeu même du combat est matériel (une pro-
trine à travers le médiastin, l. 29-30), moins le récit priété terrestre). la vigne, qui pourrait être dotée
de la bataille paraît vraisemblable et plus il gagne d’un sens religieux ou spirituel (en lien avec le vin
en force et en effets comiques. du sacrement eucharistique), est ainsi ramenée à sa
on peut aussi reconnaître dans l’extrait une référence signification païenne et triviale. sans doute peut-
au diasparagmos, châtiment qu’infligent les ména- on lire aussi dans l’extrait, dans le souvenir des
des à orphée pour les avoir négligées et délaissées, fabliaux du moyen Âge, un rappel amusé de l’in-
et surtout démembrement des corps humains dans tempérance légendaire des moines. l’essentiel est

5. Héros et anti-héros de roman n 81


que rabelais transforme cette bataille en une bac-
dumas
chanale déchaînée. 2 Les Trois Mousquetaires ▶ p. 82

n Perspectives
Pour commencer
récits de bataille en guise d’ouverture, demander aux élèves l’image
on peut confronter cet extrait de gargantua et le qui leur a été léguée de d’artagnan, à partir notam-
passage de la chanson de roland (p. 104). on ment des transpositions télévisées ou cinématogra-
observera la manière dont rabelais, sur un plan phiques qu’ils ont pu voir. Faire préciser à partir
stylistique, a repris à l’épopée l’exagération et l’hy- de là le sens qu’il faut donner au terme même de
perbole, l’accumulation et l’énumération, pour faire « romanesque ».
basculer ces procédés dans le registre comique.
on mesurera aussi la manière dont il détourne le n Observation et analyse
manichéisme moral du genre et prend ses distances 1. les qualités du héros
avec l’exaltation du service du roi et de dieu qui dumas souligne que le courage de son personnage
caractérisait le chevalier du moyen Âge. est celui d’un être pondéré et mesuré et non d’un
inconscient intrépide. le texte commence signifi-
n Vers le Bac (oral) cativement par évoquer ses capacités de réflexion
le texte joue des procédés de la parodie burlesque. (l. 1). lorsqu’il voit s’abaisser dans sa direction
si l’on peut reconnaître des traits hérités de l’épo- un fusil braqué, il ne se précipite pas à corps perdu
pée ou des romans de chevalerie, ils font en effet dans la bataille avec un ennemi invisible, mais se
l’objet : jette ventre à terre (l. 14), et lorsque le coup part, il
pren[d] ses jambes à son cou (l. 24), ce qui semble
– de détournements et de décalages : le héros en
contraire à l’image habituelle du courage héroïque.
action est un moine qui se bat avec la croix et non
significativement, le narrateur interrompt le récit,
un soldat armé d’une lance, le champ de bataille
dans l’intervalle qui sépare ces deux moments, pour
est devenu un champ de vignes, l’enjeu n’est plus
opposer son personnage à l’image stéréotypée des
la conquête ou la défense d’un territoire mais la
héros inutilement braves qui cherchent une mort ridi-
sauvegarde des vendanges ;
cule pour qu’on dise d’eux qu’ils n’ont pas reculé
– de grossissements et d’exagérations : le héros com- d’un pas (l. 19-20).
bat seul contre une armée d’ennemis innombrables ;
le texte décrit moins des blessures qu’il n’énumère 2. la construction de l’extrait
avec jubilation une série de mutilations plus invrai- le texte joue de l’alternance de phases narratives
semblables les unes que les autres, et remplace données au passé simple et chronologiquement
l’amplification épique par l’outrance triviale. enchaînées et de phases réflexives données plutôt à
l’imparfait et logiquement articulées. ainsi, dans les
Pour aller plus loin deux premiers paragraphes, un donc (l. 8) succède
à un lorsque (l. 4). ce donc reviendra lignes 43-44
on pourrait saisir ce texte comme une occasion
pour rectifier la première conclusion qui avait été
de tracer, sur les marges d’une littérature sérieuse
tirée des événements survenus à la ligne 11 (c’était
parfois austère, la ligne d’une autre inspiration qui
évidemment une embuscade) : ce n’était donc pas
remonterait au moins jusqu’à anacréon et qui vient
une embuscade militaire. il y a donc en parallèle
se lier souvent à la célébration du vin (comme des
un enchaînement chronologique d’événements et
autres plaisirs de la vie corporelle et matérielle).
un mouvement de déduction logique dans l’esprit
rabelais y occupe une place que reconnaîtra
du personnage. à partir d’une charnière donnée
diderot dans un passage de jacques le Fataliste : il
ligne 33 (cet événement pouvait avoir trois causes),
y évoque la gourde du valet, remplie d’un vin divin
le texte, après avoir immobilisé son personnage, se
dont la prêtresse porte le nom de Bacbuc, et renvoie
livre entièrement à une activité purement mentale
ainsi à la quête poursuivie par les personnages
de réflexion, ordonnée selon une succession
du « curé de meudon », c’est-à-dire rabelais.
d’hypothèses méthodiquement examinées.
diderot situe Jacques dans la lignée « des sectateurs
distingués de Bacbuc, des vrais inspirés de la 3. les procédés de dramatisation
gourde », au nombre desquels rabelais figure en le premier procédé de dramatisation consiste à
bonne place. donner un fond avec des imparfaits d’arrière-plan

82 n 1re partie. Le roman et ses personnages


et à faire soudain surgir sur ce fond un événement n Perspectives
imprévu avec un passé simple, forme de premier roman et cinéma
plan : il lui sembla voir briller […] le canon d’un l’extrait se prêterait à une adaptation cinématographi-
mousquet (l. 4-5), avant de le dupliquer avec un que notamment parce que l’œil de la caméra narrative
second passé simple : il aperçut l’extrémité d’un suit les perceptions mêmes du héros dans une scène
second mousquet (l. 9-10). se déclenche ensuite une qui est une scène d’action, ménageant un certain
série d’actions exprimées par des verbes au passé suspense, et parce que ce suspense pourrait être
simple qui accélèrent le tempo narratif. soutenu par l’invisibilité des ennemis embusqués.
l’effet dramatique est accentué par le choix d’une il y a aussi des indications de régie qui donnent un
perspective narrative telle que le lecteur perçoive décor (un joli petit chemin ; le jour commençait à
le surgissement des différents événements qui le baisser, l. 1-4) et fixent les positions respectives des
menacent en même temps que le héros, et suive différents protagonistes (le premier mousquet est
aussi les moindres mouvements et soubresauts de caché derrière une haie, l. 7-8, le second derrière
sa conscience (voir question 4). un rocher, l. 9).
notons cependant que, sauf à recourir à l’artifice
4. les réflexions du personnage d’une voix off pour compenser l’absence d’un nar-
dans cet extrait, le narrateur use certes de privi- rateur ou à le faire monologuer à haute voix, le
lèges d’omniscience qui lui permettent de sonder cinéma ne pourrait transposer le discours intérieur
réflexions, réactions et pensées de son person- du personnage mis en scène : la deuxième partie du
nage. mais, en même temps, il reste au plus texte se prête beaucoup moins que la première à une
près des champs de perception et de conscience transposition filmique.
de ce dernier, en adoptant sa perspective et en
épousant sa démarche intellectuelle. ainsi, le n Vers le Bac (invention)
narrateur délivre au lecteur les informations sur l’exercice vise d’abord à évaluer la manière dont
la situation dans l’ordre où elles arrivent dans le les élèves sont sensibles à la place et au rôle d’un
champ du personnage lui-même : c’est en même narrateur dans le cadre d’un récit à la troisième per-
temps que d’artagnan que le lecteur perçoit le sonne. il vise ensuite à les conduire à tirer parti des
premier mousquet (l. 5), puis le second (l. 10). possibilités de transposition à la première personne
le narrateur restitue aussi son discours intérieur : que recèle l’extrait proposé, notamment grâce à la
soit au discours direct (l. 23), soit le plus souvent perspective narrative qui s’y trouve adoptée et à
au discours indirect libre (c’était évidemment proportion de la place qu’il fait au discours inté-
une embuscade, l. 11), prolongé lignes 40-41 rieur du héros. il vise enfin à les amener à ajuster
et 43-44, et sans doute encore lignes 51-52. on à la nouvelle voix narrative et les procédés de dra-
note que ces fragments de discours intérieur du matisation et les modes de reproduction du discours
personnage transposé au style indirect libre (qui du personnage.
lui-même a pour caractéristique de mêler presque si certains passages peuvent n’appeler qu’un chan-
inextricablement leurs voix respectives) alternent gement grammatical de personne (transposition du il
avec des commentaires du narrateur. au je, par ex. § 1), d’autres supposent aussi un chan-
gement de temps (je ne suis pas…, l. 19), tandis que
5. l’humour du narrateur ceux qui révélaient le point de vue d’un narrateur
si le texte semble de la sorte ménager une proximité extérieur doivent être plus nettement transformés (fort
maximale entre le narrateur et le héros, dumas ne pâle, l. 31 ; secoua la tête, l. 40, 49 ; etc.).
s’interdit pas cependant de prendre par moments une
distance humoristique. elle est sensible par exemple Pour aller plus loin
dans la litote des lignes 7-8 qui évoque la réaction pour le regard distancié que le narrateur porte sur
de d’artagnan à l’apparition du premier mousquet, son « héros », on rapprochera cette page de l’épisode
dans l’allusion à la vélocité générale des gens de son célèbre de la chartreuse de Parme présentant Fabrice
pays (l. 25), ou encore dans la raison alléguée pour à Waterloo (➤ manuel, p. 104). on pourra par ailleurs
expliquer que le héros prenne le temps de récupérer confronter ce récit, dans son impeccable ordonnance
son couvre-chef (l. 29-30). il y a un certain comique chronologique et logique servie par l’usage du passé
de répétition aussi dans la récurrence de l’expression simple, à des textes de claude simon qui relatent
secoua la tête (l. 40, 49). batailles ou embuscades, dans la route des Flandres

5. Héros et anti-héros de roman n 83


par exemple, où la confusion du combat voit s’effon- tour à adopter une distance critique face aux procé-
drer ce bel ordre des perceptions et de la conscience dés auxquels on peut avoir recours pour écrire ou
du personnage choisi comme réflecteur. réécrire l’histoire.
3. la déformation des faits
roth on comprend que la déformation des faits et la
3 La Marche de Radetzky ▶ p. 84
réécriture de l’histoire sont en réalité mises non
seulement au service de l’héroïsation de l’empereur
(l. 6-7, 12-13), donc de la légitimation du régime
Pour commencer
monarchique, mais aussi, au service de l’exaltation
Joseph roth était lui-même un peu mythomane : il
d’un nationalisme guerrier : car le livre de lecture est
a romancé sa propre biographie, en se prétendant
destiné à des enfants (l. 23) invités à se reconnaître
fils adultérin d’un haut fonctionnaire alors que son
d’abord enfants de leur patrie.
père n’était qu’un modeste représentant de com-
merce, et en ayant donné à croire qu’engagé dans 4. les différentes voix
l’armée impériale, il avait été fait prisonnier par les l’essentiel de l’extrait (tout le passage enclavé et
russes pendant la guerre, alors qu’il n’a en réalité placé entre guillemets, l. 3-16) est dominé par une
pas participé aux combats. ce sont ces procédés voix narrative qui n’est pas identifiée et qui livre le
de mystification, dont il a lui-même usé, qui sont récit des exploits héroïques. la récurrence du pos-
montrés et démontés par cet extrait. sessif (notre empereur, l. 4 ; notre jeune et intrépide
monarque, l. 12-13 ; notre pays, l. 16) montre qu’elle
n Observation et analyse est au service de l’empereur et qu’elle postule avec
1. la réaction de trotta les destinataires du récit une communauté de destin.
sa première réaction, à la découverte du récit de ses dans un régime autocratique, un manuel de lecture
exploits supposés, est de stupéfaction : au point qu’il ou d’histoire est étroitement contrôlé par l’état :
doit s’asseoir (l. 3) ; sa stupéfaction se traduit aussi ce n’est pas un auteur libre qui s’exprime, pour
par le passage à la modalité exclamative : trotta enseigner la vérité historique ; c’est le pouvoir qui
lui-même y paraissait, mais combien transformé ! parle, pour asseoir l’idéologie qui le sert.
(l. 5-6). après avoir achevé la lecture, il sent monter
la voix du narrateur premier, extérieur à l’histoire
en lui une colère sourde et une indignation froide que
racontée, souligne pour sa part et avant même l’ex-
manifeste un double symptôme physiologique : le
posé des exploits supposés que ce dernier déforme
sang se retire de son visage, et il est presque incapable
les faits : trotta lui-même y paraissait, mais combien
de s’exprimer (l. 19). enfin, cette colère éclate dans
transformé ! (l. 5-6). le plus souvent cependant, le
un cri et un geste violent : il dénonce à haute voix
narrateur se contente de donner de simples indica-
une imposture et jette le livre à terre (l. 21-22). on
tions de régie, et contraste du coup par sa réserve
peut donc observer un effet de crescendo, la tension
avec le caractère hyperbolique du récit : sa voix ouvre
augmentant toujours davantage chez le personnage
le passage (l. 1-3) ; elle intervient à la faveur d’ une
central, avec en contrepoint la tiédeur de l’atmosphère
incise dans le cœur même du récit pour opposer un
(l. 18) et la modération de son épouse qui tente en
on neutre et indéfini au possessif notre surdéterminé
vain de la faire retomber (elle répond en souriant,
(l. 6) ; elle réapparaît en marquant une ellipse l. 10 (et
l. 20 ; doucement, l. 23).
plus loin), avant qu’un décrochement typographique
2. la lecture des exploits n’isole pour finir un bref échange dialogué entre
roth a fait le choix habile de faire lire les exploits trotta et son épouse.
du héros par trotta lui-même. ce procédé lui per- ce dernier est introduit par des indications de régie
met d’abord de saisir sur le vif et à chaud les réac- puis par un propos d’abord rapporté au discours
tions du personnage, au fur et à mesure qu’il décou- indirect (il lui demanda si elle avait eu connais-
vre ses exploits supposés. il suffit aussi à suggérer sance de cette infâme lecture, l. 19-20). dans ce
qu’il s’agit d’une fabrication de toutes pièces : le propos au discours indirect, l’adjectif infâme, qui
livre que le personnage lit lui semble de la sorte dénonce avec force l’opération de mystification
tendu comme un miroir déformant dans lequel il telle qu’elle a été directement exposée, semble alors
ne se reconnaît pas. l’écart entre réalité vécue et indissolublement assumé par le personnage et par
mystification livresque est alors éclatant. à travers le narrateur lui-même. enfin, le récit rapporte ce
le choix de ce relais, les lecteurs sont invités à leur dialogue au discours direct (l. 21-23). et le contraste

84 n 1re partie. Le roman et ses personnages


entre les deux réactions opposées est d’autant plus sur un plan plus stylistique, on relève l’usage com-
marqué : d’un côté, l’indignation du véritable acteur mun du passé simple, on remarque des phénomènes
de l’histoire, au nom de la vérité ; de l’autre, la molle d’accélération soudaine du tempo narratif et le
acceptation du mensonge, représentative de l’opinion recours à des procédés de dramatisation.
des masses, de la doxa. enfin la voix narrative se tient dans les deux extraits
au plus près du personnage qu’elle érige au rang
5. le mot enfants
de héros.
dans sa première occurrence, ligne 16, le mot enfants
au total, on retrouve un héritage commun de l’épo-
est lié à l’idée de dévouement et de sacrifice héroïques
pée dans le traitement de l’histoire par le roman
pour la patrie et a donc un sens symbolique et figuré
d’aventures et par l’imagerie scolaire.
(comme au début de la marseillaise : « enfants de la
patrie »). quand il est repris à la clôture de l’extrait, n Vers le Bac (invention)
ligne 23, et placé dans la bouche de l’épouse du
il s’agit par cet exercice d’une part de rendre les
chevalier, le mot retrouve son sens propre et sert
élèves sensibles aux procédés stylistiques et nar-
à souligner la crédulité naïve qu’appelle le récit
ratifs qui permettent d’héroïser un geste ou une
d’exploits qui fournit le thème de l’échange. la
action et de les rendre exemplaires (registre épique,
récurrence du terme, avec cette variation sémantique,
voir question 6), d’autre part de leur suggérer que
libère de la sorte un effet ironique et désamorce la
les procédés d’écriture journalistique empruntent
rhétorique du sublime : tous les enfants du pays, au
aussi à ceux de l’écriture romanesque.
premier sens du mot, sont en réalité infantilisés par
un régime qui se sert de leurs actes, aussi héroïques Pour aller plus loin
soient-ils, à son seul profit, et qui réécrit l’histoire à l’occasion de l’étude de cet extrait, on pourra jeter
en fonction de ses seuls intérêts. un pont entre le cours d’histoire et le cours de lettres
6. la fabrication du héros en montrant qu’il n’est pas d’histoire en dehors du
on note d’abord le recours à des procédés épiques récit qui en est fait. aux risques de mystification
comme la gradation achevée sur une hyperbole indéniables de cette mise en récit, on pourra com-
(d’un grand danger, l. 5, on passe à un suprême parer les écueils non moins sensibles auxquels se
danger, l. 8), l’intensif (tellement en avant, l. 6-7) heurte une écriture qui se veut d’attestation et de
et le superlatif (la plus haute distinction, l. 15), tout certification du réel.
se trouvant porté au plus haut degré.
on relève aussi la fréquente antéposition de l’ad-
Lesage
jectif qui participe à une rhétorique du sublime
(juvénile héros, l. 11 ; jeune et intrépide monarque,
4 Histoire de Gil Blas de Santillane ▶ p. 85

l. 12-13).
on remarque par ailleurs le procédé de retournement Pour commencer
complet d’une situation au départ la plus défavorable on peut fixer la place de gil blas entre l’héritage
possible (l’empereur apparaît d’abord cerné par la du roman picaresque espagnol d’une part et les
cavalerie ennemie, l. 7), grâce à l’intervention pro- prémices du roman d’apprentissage d’autre part.
videntielle d’un sauveur qui arrive à bride abattue le héros, comme dans les sources espagnoles, est
(l. 8) : registre épique là encore. en effet jeté sur les routes. mais c’est moins parce
on soulignera enfin la rapidité du tempo narratif, qu’il est soumis aux obscurs desseins de quelque
servie par l’usage du passé simple et par des phrases providence que parce que le hasard des rencontres
plutôt brèves. les détails secondaires disparaissent est pour lui l’occasion d’une suite de leçons : c’est
au profit de l’efficacité symbolique. ainsi qu’il progresse dans la conscience des règles
qui gouvernent le monde où il vit.
n Perspectives
roman d’aventures et livre de lecture n Observation et analyse
dans les deux extraits, on voit un personnage affronté à 1. l’enchaînement des deux paragraphes
des ennemis et exposé à un péril mortel ; dans les deux dans le premier paragraphe, l’entreprise dont le
cas, il parvient à en réchapper, soit par sa bravoure soit héros s’est chargé semble couronnée de succès : le
par sa présence d’esprit, et une situation au départ la plus religieux ne se fait pas prier pour livrer sa bourse et
défavorable possible se retourne à son avantage. pour décamper sur sa mule ; le héros, s’étant emparé

5. Héros et anti-héros de roman n 85


de la bourse sans rencontrer de résistance, l’em- met en scène (une bande de brigands), le récit rap-
porte ensuite comme un trophée auprès des voleurs pelle le régime d’écriture du roman picaresque. il
qui l’attendaient. le terme de victoire (l. 18) est recourt ici, plus particulièrement, aux procédés de
significativement placé à la charnière de ce premier la narration bouffonne avec une construction qui
paragraphe au tempo narratif rapide et qui s’achève fait ressortir de comique de la situation (retourne-
sur un discours d’éloge. ment de situation, mise en scène d’un « héros »
le second paragraphe est de même construit en qui apparaît bien naïf). si la séquence veut don-
deux temps, mais pour souligner cette fois l’échec ner à sourire, elle pose aussi des questions d’or-
de l’entreprise : l’examen du larcin (l. 32) rapporté dre éthique.
comme un trophée aboutit en fait à une complète
4. la satire anticléricale
déconvenue ; et il est suivi par un discours ironique
dont le « héros » fait les frais : moi seul, je ne riais la séquence met en scène un religieux. que ce
point (l. 37). l’extrait joue par conséquent de l’un dernier, conformément à un certain nombre de cli-
des procédés privilégiés de la narration bouffonne, le chés (notamment dans les fabliaux du moyen Âge),
retournement complet de situation, et fait jouer aux apparaisse transporté sur une mule suffit déjà à
dépens du héros le comique du « voleur volé ». signaler l’intention satirique. lorsque lesage souli-
gne qu’il renonce à user des artifices oratoires grâce
2. récit et discours rapporté auxquels il aurait pu se tirer de la situation délicate
pour soutenir ses effets comiques de déception des dans laquelle il se trouve (je vois bien qu’avec
attentes, le texte joue de l’alternance du récit et du vous autres, les figures de rhétorique sont inutiles,
discours rapporté. les échanges dialogués entre le l. 4-6), c’est surtout par allusion à la réputation
religieux (dont les propos sont rapportés au discours faite aux ecclésiastiques par les moralistes du siècle
direct, l. 3-6) et le héros (dont les propos sont rap- classique qui ont stigmatisé leur détournement de
portés au discours indirect, l. 8-9) sont encadrés par la casuistique. le fait même qu’on lui suppose une
des phrases de récit assumées par le « je » racontant bourse bien remplie (l. 7, 28) est une référence à la
dans lesquelles deux verbes de modalisation (sembla, légendaire cupidité des religieux, camouflée sous le
l. 2 ; parut, l. 15) apparaissent comme des signaux service de dieu et le vœu de pauvreté (car les bons
avant-coureurs de l’échec final. le lecteur peut pères ne voyagent pas en pélerins, l. 29).
être alerté aussi par la fuite précipitée du religieux, que cette bourse se révèle finalement ne contenir
soulignée par une litote (un assez bon train, l. 14). que des morceaux de cire et d’étoffe bénites (l. 30-
les hyperboles dans le discours d’éloge de rolando 31) désamorce d’autant moins la charge initiale que
(des merveilles, l. 20 ; excellent, l. 21) mettent aussi les derniers mots de l’extrait soulignent la malignité
en alerte, comme un ballon de baudruche qui menace d’esprit des religieux (ce sont des gens trop fins et
de se dégonfler ; d’autant que la dernière intervention trop rusés pour toi, l. 40-41). quant au discours
de la voix narrative, qui lui est enchaînée, donne à des brigands, il inverse d’autant plus efficacement
entendre obliquement un décalage entre les appa- les catégories éthiques ordinairement admises qu’il
rences et la réalité (je les remerciai de la haute idée est d’une remarquable élégance et civilité. à l’issue
qu’ils avaient de moi, l. 23-24). de la séquence, les voleurs et le volé semblent sim-
la déconvenue du héros dans le deuxième paragraphe plement renvoyés dos à dos et les repères moraux à
est d’abord marquée par le contraste entre le premier peu près perdus.
discours rapporté des voleurs qui crée l’attente (l. 27-
5. la figure du héros
29) et le relais par une phrase de récit qui en indique
la déception (l. 29-31). la suite du paragraphe donne si le héros condamne finalement le dérèglement [des]
toute sa place au discours ironique que cela déclen- mœurs des brigands (l. 37), le caractère bien tardif et
che, d’abord rapporté au style direct, puis narrativisé, les motivations douteuses de cette soudaine condam-
avant qu’un dernier discours direct (l. 39-41) ne tire nation ne l’exonèrent cependant pas du larcin dont il
le trait d’une conclusion et d’une leçon. s’est rendu coupable. le texte ne conduit cependant
pas le lecteur à la réprobation morale : après tout,
3. le registre du récit n’aurait-il pas préféré que l’entreprise du héros fût
par son alacrité et son tempo narratif (rapidité des couronnée de succès ? et les brigands dont il s’est
péripéties, relatées dans des phrases plutôt brèves rendu complice n’apparaissent pas fondamentale-
et avec des verbes au passé simple), par son décor ment antipathiques, ne serait-ce que parce qu’ils font
(une route et un bois) et par les personnages qu’il preuve d’humour et que le lecteur sourit lui-même à

86 n 1re partie. Le roman et ses personnages


leurs traits d’esprit. au total, si le lecteur est conduit
diderot
moins à compatir qu’à sourire des mésaventures du 5 Jacques le Fataliste et son maître ▶ p. 86
héros, c’est que le texte laisse transparaître surtout
l’immoralisme souriant de son auteur.
Pour commencer
n Perspectives pour ouvrir l’étude de cet extrait, faire un parallèle
la promotion littéraire du valet avec le neveu de rameau où diderot se dédouble en
gil blas peut être rapproché de jacques le Fataliste un moi et un lui : sa pensée répugne au soliloque, et
au moins parce que ces deux romans font du person- semble au contraire spontanément aspirer à dialoguer.
nage du valet leur personnage principal. à la fois on peut aussi rappeler l’intérêt de diderot pour le
gens d’esprit et quelquefois bien naïfs ou trop can- théâtre, et les réflexions qu’il a consacrées au genre
du drame sérieux (➤ manuel, p. 219-220).
dides (comme gil Blas ici), les valets s’attirent la
sympathie du lecteur. n Observation et analyse
on peut songer aussi à Jacob dans le Paysan par- 1. le jeu avec les conventions de l’incipit
venu de marivaux, et, au théâtre, au personnage
la fonction de l’incipit est d’ordinaire de proposer
de Figaro. ces romans et cette pièce de Beaumar- une entrée aussi « naturelle » que possible dans
chais mettent en scène des individus issus de la l’univers de la fiction et de présenter l’ensemble des
roture dans le destin desquels se projette en réa- éléments qui fournissent un cadre au récit (situation
lité le désir d’ascension et de promotion sociales des personnages, cadre spatio-temporel, enjeu de
de la bourgeoisie de l’époque, entravée encore par l’action). selon une succession de questions qui
les ordres religieux (ici figurés par le personnage rappellent (et par là dénoncent) ces conventions,
de l’ecclésiastique) et aristocratiques (représentés diderot, par les fausses réponses qu’il leur donne,
par le comte almaviva dans le mariage de Figaro) déçoit ou frustre en même temps les attentes du
de l’ancien régime. lecteur. ainsi, ce dernier aurait pu attendre des
informations d’ordre biographique sur les deux
n Vers le Bac (commentaire) personnages mis en scène, mais les réponses restent
le « je » racontant, alors qu’il connaît évidemment évasives (Par hasard, comme tout le monde, l. 1 ; du
l’issue de l’épisode, adopte cependant globalement le lieu le plus prochain, l. 2-3) ou bien sont éludées par
point de vue du « je » raconté qui, lui, l’ignorait . de nouvelles questions (que vous importe ?, l. 2 ;
le lecteur est placé en prise directe sur la scène rela- est-ce que l’on sait où l’on va ?, l. 3). de même que
tée, notamment grâce au recours fréquent au discours le roman ne connaîtra pas de véritable fin, il n’a donc
direct pour reproduire les échanges dialogués. pas non plus de véritable commencement.
au fur et à mesure qu’il progresse dans le récit, et
2. le dialogue initial
même s’il peut être alerté en certains endroits sur
le premier paragraphe se présente comme un dialogue
son issue, son savoir n’est pas plus étendu que celui rapporté au discours direct, mais sans verbes d’inser-
de gil Blas personnage, et il partage pour ainsi dire tion et dont les interlocuteurs ne sont pas explicitement
et sa candeur et ses méprises. désignés. on comprend cependant que les questions
le temps verbal qui domine l’extrait étant le passé qui se succèdent sont précisément celles que se pose
simple, les enchaînement narratifs suivent exacte- un lecteur attaché au respect des conventions roma-
ment l’ordre dans lequel les événements sont censés nesques, et que les fausses réponses qui leur sont don-
s’être produits et la progression dans la conscience nées, par celui qu’on tend à reconnaître alors comme
du personnage ; il n’y a pas de commentaire du l’auteur, en soulignent ironiquement le caractère arbi-
narrateur au présent. traire. mais il ne s’agit pas de l’homme diderot d’un
côté, pas plus que d’un lecteur réel de l’autre : le texte
Pour aller plus loin construit deux figures, celle du narrateur (« l’auteur »
à l’occasion de l’étude de cet extrait, on fera obser- mis en scène par diderot et qui interpelle le « lec-
ver qu’un récit à la première personne laisse pla- teur ») et celle du narrataire (le destinataire du récit,
ner une certaine incertitude quant aux valeurs qu’il tel qu’il est construit par le texte), l’originalité de cette
porte, à la différence d’un roman à la troisième per- page étant de les faire dialoguer.
sonne qui offre le point de vue surplombant d’un le lecteur effectif de ce roman hors normes est ainsi
narrateur externe. invité à prendre ses distances avec cette figure de

5. Héros et anti-héros de roman n 87


lecteur que diderot met en abyme à travers ce nar- sentimentales (l. 23-24 et 32). on a là tous les éléments
rataire et dont le conformisme est moqué. et le fait d’un « romanesque » idéaliste. il y a cependant une
même que le romancier sorte des coulisses sous les discordance entre son statut social de valet, confirmé
traits de ce narrateur omniprésent, qu’il rappelle son par d’autres aspects de son récit (le cabaret, les coups
pouvoir et son rôle au lieu de s’effacer et de se faire de bâton, la conduite désinvolte de la narration…),
oublier suffit à empêcher l’illusion romanesque. ce et ce type de rôle héroïque d’ordinaire dévolu à un
dialogue initial a donc pour fonction de proposer un personnage issu de l’aristocratie.
nouveau pacte de lecture, de nouvelles modalités de
5. jacques et son maître, le romancier et le lecteur
l’échange littéraire, moins naïves et plus lucides.
l’extrait est construit sur la succession et l’enchaî-
3. le dialogue entre jacques et son maître nement de deux échanges dialogués : l’un entre une
le dialogue entre Jacques et son maître est d’abord figure interne de narrateur et une figure interne de
introduit d’une manière délibérément lourde et arti- lecteur, l’autre entre le type du valet et le type du
ficielle par des propos rapportés au discours indirect, maître. la structure même du texte induit un certain
où se trouvent emboîtés ceux du capitaine : le maître nombre d’équivalences et de symétries. la figure de
ne disait rien ; et jacques disait que son capitaine lecteur est à rapprocher de celle du maître : ils sont tous
disait que… (l. 4-5). que le maître apparaisse au deux placés en situation de demande d’informations,
départ silencieux marque la domination verbale du d’attentes non satisfaites ; celle du narrateur est à
valet. lorsque leur échange est ensuite rapporté au rapprocher, elle, de la position du valet, qui possède
discours direct, le maître semble n’avoir d’autre rôle (et diffère) les réponses, et à qui se trouve conféré
que de donner la réplique au valet qui en réalité mène un pouvoir narratif. tout l’extrait joue de la sorte
l’échange : le volume de ses propos est globalement sur des rapports dominant/dominé (qu’on retrouve
beaucoup plus important que celui auquel le maître a aussi entre le capitaine et Jacques, ou encore entre les
droit ; les propos du maître sont au début aussi vides décrets impénétrables de quelque providence – tout
et aussi creux qu’un écho de simple assentiment ce qui nous arrive de bien et de mal est écrit là-haut,
(c’est un grand mot que cela, l. 6 ; et il avait raison, l. 5 – et le destin des hommes). et l’on comprend ainsi
l. 9) ; par la suite, il pose à Jacques une succession que l’un des enjeux du roman réside dans un effort
de questions qui le placent dans l’infériorité d’une général d’émancipation à l’égard de toutes les figures
situation de demande et d’attente que Jacques joue d’autorité (y compris l’auteur – étymologiquement,
à ne pas satisfaire immédiatement. sa situation est celui qui détient l’autorité).
donc tout à fait analogue à celle du narrataire dans
le dialogue initial. n Perspectives
il faut noter les particularités typographiques de la un roman philosophique ?
reproduction de cet échange dialogué : il y a des étant donné les enjeux du double dialogue (voir
tirets et, avant chaque propos rapporté, le nom de question 5), ce texte rencontre une des questions
l’interlocuteur est indiqué d’une manière qui rappelle décisives du siècle des lumières, qui s’est précisé-
les didascalies au théâtre. il y a donc là une manière ment efforcé d’émanciper les hommes, à l’échelle des
d’enclaver dans le cadre générique du roman celui peuples comme à celle des individus, en les libérant
du théâtre, et plus précisément de la comédie, avec de toutes les croyances ou superstitions naïves, en
le couple caractéristique qu’y forment justement un les affranchissant de toutes les servitudes et tutelles,
maître et son valet. tel Figaro, ce dernier compense en faisant apparaître la part d’arbitraire de toutes
par la domination verbale et la puissance de son esprit les autorités et en démasquant les conventions ou
sa situation d’infériorité sociale et de dépendance les artifices sous les ordres apparemment les plus
économique. « naturels ». en bousculant les habitudes de son
lecteur, diderot libère son esprit critique.
4. jacques héros de roman ? la religion est évidemment une cible privilégiée,
l’incipit du roman, à travers les fragments du récit que comme l’indiquent de multiples allusions de l’ex-
Jacques fait à son maître, pourrait le faire apparaître trait : les interrogations de la figure du lecteur ne
comme un héros de roman d’aventures chevaleres- rejoignent pas par hasard les grandes inquiétudes
ques : il a quitté le foyer paternel (l. 14-16), il s’est métaphysiques sur l’origine (d’où venaient-ils ?,
enrôlé dans un régiment (l. 16-18), s’est mis au service l. 2) et les fins dernières (où allaient-ils ? est-ce que
d’un capitaine et s’est trouvé blessé sur un champ de l’on sait où l’on va ?, l. 3), de la sorte frappées de
bataille. il a aussi connu, semble-t-il, des aventures dérision ; la référence aux décrets de la providence

88 n 1re partie. Le roman et ses personnages


(l. 4-5) est, par la métaphore de l’écrit, rabattue de en vogue au xixe siècle : d’une part le roman histori-
façon ludique sur une allusion à l’arbitraire souverain que, d’autre part le roman d’apprentissage. mais en
du romancier lui-même ; celle que le maître fait à la soulignant que sa particularité est cependant de laisser
morale chrétienne est réduite à la platitude d’un lieu son personnage principal (qui finalement apprend
commun (Pourquoi donner au diable son prochain ? peu) sur les marges de l’action et des événements
cela n’est pas chrétien, l. 12-13). historiques décisifs du temps : la révolution de février
et la répression de juin 48 au début de la troisième
n Vers le Bac (commentaire) partie, le coup d’état de louis-napoléon Bonaparte
un titre est un seuil qui crée des attentes. cette sur sa fin. cette distance et cette indifférence du
première page répond en grande partie aux attentes héros à l’égard des événements du temps traduisent
suscitées. le scepticisme politique de Flaubert.
– le titre réfère à un couple de personnages types
de la comédie ; la première page y renvoie au moins n Observation et analyse
par connotation (voir la présentation typographique 1. la représentation de l’histoire
du dialogue). le texte évoque d’une façon assez elliptique le climat
– par la projection de Jacques au premier plan (il a qui règne à paris au lendemain du coup d’état : dans
un nom, cependant que le maître n’a qu’un titre), se le deuxième paragraphe, les barricades désertées
programme l’inversion du rapport dominant/dominé (l. 3) apparaissent comme les dernières traces de
entre le valet et son maître : elle se réalise par la tentatives d’insurrection et de résistance ; dans les
domination verbale qu’exerce le valet dans l’échange deux suivants, l’évocation des charges de cavalerie
dialogué. et de la présence d’escouades de sergents de ville
– le surnom de Jacques le Fataliste programme aussi suffit à suggérer que les derniers foyers ont été
la réflexion d’ordre philosophique sur le hasard et la éradiqués et que le « prince-président » règne sans
nécessité, l’arbitraire et la liberté, etc. (voir l. 4-5). partage sur la capitale. règne aussi un climat de
mais le titre laisse aussi flotter le statut générique du terreur, signifié par deux références symétriques à
texte dans une certaine indétermination et la première la foule spectatrice : ligne 12, elle est muette, terri-
page ne la résout pas vraiment : il y a les linéaments fiée ; ligne 22, elle pousse un hurlement d’horreur.
d’un roman d’aventures, le type de dialogue qui ce climat de terreur fait glisser le texte dans un
s’engage renvoie au théâtre dans le registre de la registre quasi-fantastique : par le décor visuel et
comédie, et la première page comporte aussi les sonore (un fond de silence et le galop des chevaux
éléments d’un conte philosophique. dans le vent, un fond nocturne de pluie et de brume
et les grands manteaux blancs des dragons, l. 10,
Pour aller plus loin éclairés par la lumière des becs de gaz), par le
on peut souligner à partir de cet extrait la fécondité caractère spectral de l’apparition des soldats de
romanesque comme les ressources théâtrales du dia- louis-napoléon Bonaparte qui surgissent comme
logue entre personnages masculins : don quichotte des cavaliers de l’apocalypse.
et sancho ; Bouvard et pécuchet ; don Juan et sga- 2. le point de vue narratif
narelle, maître puntila et son valet matti etc. sans doute le glissement dans le registre fantastique
ouvrir aussi sur l’importance de jacques le Fataliste s’explique-t-il aussi par l’adoption d’un principe
dans l’histoire du roman : une liberté de forme et de dominant de focalisation interne. si la représentation
pensée célébrée notamment par milan Kundera, qui de l’histoire tend à s’irréaliser, c’est aussi parce
regrette que cet « esprit du roman », qui mêle jeu et qu’elle est filtrée par la conscience et le regard
pensée, ait été étouffé au xixe siècle par les impératifs comme hallucinés du personnage de Frédéric. l’œil
contraignants du roman réaliste (voir l’art du roman). de la « caméra narrative » le suit en effet une fois
qu’il a mis pied à terre (l. 5) : dans le troisième
paragraphe, l’emploi de l’imparfait (forme verbale
flaubert
6 L’Éducation sentimentale ▶ p. 88
d’une saisie interne et subjective) vaut comme indice,
et le repère déictique en face (l. 7) confirme que c’est
selon la position du personnage et selon son parcours
Pour commencer optique que les informations narratives sont livrées
à partir du chapeau de présentation, on peut indiquer au lecteur. dans la suite de l’extrait, la succession
que le roman de Flaubert croise deux genres narratifs un homme, – dussardier (l. 15) et le fait que sénécal

5. Héros et anti-héros de roman n 89


ne soit pas immédiatement identifié (un des agents, Flaubert souligne son modèle de départ : il sera un
l. 17) confirment que les faits sont déroulés dans nouveau rastignac, lui assure son ami. comme
l’ordre où ils surviennent dans le champ de vision rastignac, Frédéric est en effet « monté » à paris,
et de conscience du personnage focal. ce n’est qu’à lieu d’attraction pour tout personnage de roman
la fin de l’extrait que Frédéric l’identifie et qu’il se d’apprentissage et sphère socio-historique de la
trouve donc nommé : Frédéric, béant, reconnut réalisation de toutes ses ambitions. le destin de
sénécal (l. 23). Frédéric dans le roman manifeste qu’il en aura été
au contraire le contre-modèle : aucune des ambitions
3. le rôle de Frédéric de Frédéric ne se sera réalisée dans cette capitale
Frédéric n’apparaît jamais que comme un specta- d’où il revient d’ailleurs régulièrement à nogent, le
teur passif des événements de l’histoire, que ces contraire de paris, et il n’achève pas son itinéraire
derniers soient saisis dans leur dimension collective d’apprentissage sur un geste de défi (comme le
(comme dans la première partie de l’extrait), ou héros de Balzac qui lance à paris son fameux : « à
dans une dimension plus individuelle (comme dans nous deux maintenant ! »), mais dans des postures
sa deuxième partie, à partir de mais, l. 15). c’est de simple spectateur d’une histoire qui se fait sans
un personnage absent : quand on est dans le feu de lui et dans des attitudes de démission passive face
l’action, il est hors du champ de l’histoire (il n’était à des événements qu’il ne maîtrise nullement. rien
pas à paris, il a un train de retard, ne reçoit des d’étonnant dans ces conditions qu’il apparaisse à la
événements que des échos lointains – par le discours fin du roman comme un personnage creux et vide,
du cocher, reproduit l. 3-4) ; quand il traverse paris, béant comme ici, en antithèse complète avec ces
c’est dans l’atmosphère onirique d’un cauchemar héros que leur expérience a fait grandir.
(§ 3) ; quand il voit dussardier (pour qui il éprouvait
pourtant la plus grande sympathie) menacé puis tué n Vers le Bac (dissertation)
par sénécal, ne s’ouvre en lui que la béance d’un vide
les romans d’apprentissage du xixe siècle mani-
(béant, l. 23). introduit dès le départ comme un être
festent que l’itinéraire du héros n’est pas séparable
qui ne fait jamais que subir des événements qui le
des circonstances historiques, sociales et politiques.
dépassent et le dominent (honteux, vaincu, écrasé,
le rouge et le noir, par exemple, porte significa-
l. 1), il apparaît d’autant plus comme le contraire
tivement comme sous-titre : chronique de 1830 et
d’un héros engagé dans l’action que Flaubert fait
entend refléter les temps de la monarchie de Juillet.
surgir en contrepoint son antithèse sous la figure de
ils succèdent aux temps épiques de l’aventure napo-
dussardier, qu’il semble grandir et ériger comme
léonienne dont le roman de tolstoï, la guerre et la
une figure exemplaire et sublime, remarquable de
Paix, offre un écho, et dont Julien a la nostalgie parce
loin à sa haute taille (l. 15-16).
qu’ils permettaient à tout un chacun de s’arracher
4. la mort de dussardier à sa condition initiale (lui est un pauvre paysan du
la deuxième partie isole avec dussardier la seule jura) et de prendre une stature héroïque, la taille et
figure de résistance de l’extrait et dramatise ses der- l’attitude d’un héros : il est plus difficile de le faire
niers gestes (morcellement des paragraphes, brièveté au moment où les castes aristocratiques semblent
des phrases, emploi du passé simple). sa posture est à nouveau confisquer les possibilités de s’élever
d’emblée très théâtrale (il restait sans plus bouger et où le régime politique semble ne favoriser que
qu’une cariatide, l. 16) ; lorsqu’il est menacé par l’essor des classes bourgeoises. l’extrait du Père
sénécal, il s’avance au lieu de reculer en poussant goriot exprime ces pesanteurs sociales à travers la
un dernier cri héroïque et sublime (vive la républi- manière dont madame vauquer mesure l’étendue
que !, l. 20). son geste apparaît ainsi comme sacrifi- de ses égards au chiffre de la pension des différents
ciel (il se voue jusqu’au bout à la proclamation et à la locataires. l’extrait des misérables témoigne, lui,
défense d’un idéal politique), et sa mort est d’ailleurs du fait que la force morale d’un homme du peuple
quasi-christique (il meurt les bras en croix, tourné suffit cependant à lever tous les obstacles.
vers le ciel, l. 21). il a vécu une passion.
Pour aller plus loin
n Perspectives on peut à partir de ce personnage de Frédéric,
Figures de héros qui lui-même succède à rastignac comme à son
au début du roman et à l’occasion d’une scène de contraire, tracer la lignée de ces personnages
retrouvailles entre Frédéric et son ami deslauriers, d’anti-héros du roman moderne, où l’on rencontre le

90 n 1re partie. Le roman et ses personnages


personnage d’aurélien d’une part (➤ manuel, ara- nom de famille même en fait un personnage ana-
gon, p. 91), celui de Bardamu d’autre part (➤ manuel, chronique, qui appartient à un autre temps et dont
céline, p. 90). on s’interrogera sur les raisons socia- le titre (le duc jean, l. 21) ne signifie plus rien. son
les et historiques qui peuvent éclairer cette inflexion anachronisme est aussi suggéré par le rapport de
du roman depuis Flaubert. ressemblance entre des esseintes (le portrait qui est
fait de lui le présente comme fluet et sans vigueur)
et le mignon maquillé aux traits morts et tirés du
Huysmans temps d’henri iii (l. 10-12). déclassé par l’histoire,
7 À rebours ▶ p. 89 il apparaît significativement, par contraste physio-
logique avec les ancêtres (l. 7), vidé de toute subs-
Pour commencer tance et de toute énergie : il est grêle et ses mains
partir du nom du personnage, riche de connotations : sont sèches (l. 22-24).
cet invraisemblable nom aristocratique à particule se
3. le héros et sa généalogie
caractérise d’abord par le contraste entre les finales
féminines et le motif floral d’une part, le prénom ouvrir le récit sur une galerie de portraits est d’abord
et le titre de duc, qui suggèrent la virilité, d’autre une manière pour huysmans de renvoyer aux conven-
part ; la récurrence d’un « esse » latin semble par tions de l’incipit romanesque. les artifices du roman
ailleurs induire un défaut ou une quête de substance, mimétique cherchent à créer l’illusion réaliste en
d’« être » ; l’effet de paronomase avec le terme dotant le personnage d’un état civil, d’une biographie,
d’enceinte, enfin, renvoie à l’asile protégé d’une et en lui fabriquant une généalogie ; inscrire un
réclusion solitaire. personnage à la suite d’une galerie de portraits est
un procédé assez classique. mais marquer dans cette
n Observation et analyse galerie de portraits l’importance du thème familial et
1. la galerie de portraits de l’hérédité est aussi pour huysmans une manière
la référence au château de lourps (l. 1) qui contient d’afficher une allégeance apparente au modèle
cette galerie de portraits fixe dès l’abord une appar- naturaliste : Zola insiste sur ce poids de l’hérédité.
tenance aristocratique. la façon dont cette famille a si elle intervient dans une notice, et non dans le
essaimé dans tous les territoires de l’ile-de-France premier chapitre, c’est cependant sans doute pour
et de la brie (l. 20-21) la fait remonter à la plus suggérer qu’il s’agit là d’une sorte d’ironique conces-
ancienne France féodale. il ne faut donc pas s’étonner sion aux lois du genre, aux codes et normes que le
que se trouvent indiqués conjointement des carac- roman naturaliste avait fixés. l’intention parodique
téristiques physiques et des traits moraux qu’on est d’ailleurs suggérée par l’emploi d’un vocabulaire
associe traditionnellement à cette caste guerrière : médical qui imite de manière outrée la façon dont
une force athlétique (l. 2-3) qui n’est pas séparable Zola traitait ses personnages comme des cas cliniques
d’un orgueil arrogant, suggéré notamment par les (point de suture, l. 9 ; la lymphe dans le sang, l. 15 ;
poitrines bombées (l. 5), et d’une détermination les unions consanguines, l. 19 ; anémique et nerveux,
virile que traduisent la fixité du regard (l. 4) et la l. 22). en outre, la différence entre la puissance des
forme des moustaches relevées (l. 5). ancêtres et la fragilité du « héros » met en valeur le
le rapport entre aspect physique et portrait moral thème de la décadence (l. 16), capital pour huysmans
se confirme dans le tableau qui sert d’intermédiaire (voir question 5).
(l. 8-9), mais avec une valeur inversée : la tête aux 4. le « trou » dans la généalogie
traits morts (l. 10) signale les vices d’un tempéra-
au début de chacun des paragraphes qui composent
ment appauvri (l. 14). Faiblesse à la fois physique
l’extrait, il y a une référence au passé et l’indication
et morale donc, qui s’oppose à la force physique et
d’un héritage à porter. tout se passe dès lors a priori
morale des ancêtres.
comme si le personnage n’était, comme chez Zola,
2. le héros et son époque que le produit d’une histoire et d’une filiation, qu’un
l’époque où cette famille régnait est révolue : c’est maillon dans une chaîne chronologique et logique
marqué par un naguère (l. 20) qui répond à un jadis où tout serait parfaitement explicable. l’existence
(l. 2). celle dans laquelle vit son dernier rejeton d’un trou […] dans la filière des visages de cette
(l. 21) a en effet déclassé l’aristocratie qui fondait race (l. 8) à laquelle des esseintes appartient fait
son pouvoir sur des vertus guerrières, et a promu sauter des maillons dans cette chaîne, et ce manque
la bourgeoisie qui fonde le sien sur l’argent. son pourrait suffire à ruiner les principes qui régissent

5. Héros et anti-héros de roman n 91


la construction du roman naturaliste, récit plein et chez les naturalistes les dérèglements proprement
sans failles dans le développement de ses systèmes organiques et les tares héréditaires. cette notice est
d’explication du monde et des êtres. précisément un moment préalable au récit proprement
dit, où huysmans adopte une distance critique avec
5. le sens du mot « décadence »
le naturalisme auquel il avait d’abord fait allégeance
huysmans décline dans cet extrait les différents sens et qu’il va en grande partie prendre désormais « à
possibles de ce terme qui en est comme la clef. rebours ».
la décadence est d’abord entendue dans le sens
historique de déchéance et de ruine progressives :
autrefois d’une vigueur et d’une fécondité prodigieu- céline
ses, la famille de des esseintes semble avoir perdu 8 Voyage au bout de la nuit ▶ p. 90
toute sa puissance. la décadence signifie alors la fin :
le duc Jean est présenté comme le dernier rejeton
(l. 21) d’une race en voie de disparition.
Pour commencer
on peut mettre cet extrait en relation avec la première
le terme de décadence est pris aussi en un sens
phrase du roman : « Ça a débuté comme ça », auquel
moral de dégénérescence dans des conduites dévian-
le comme ça de la ligne 1 semble donner un écho et
tes ou dans les vices (l. 14): le texte évoque des unions
apporter une réponse, en comblant en partie le vide
consanguines (l. 19) et, par sa ressemblance avec le
sémantique initial du neutre (= la guerre, l’inhumain,
mignon du temps d’henri iii, suggère l’ambiguïté
l’innommable).
sexuelle d’un personnage efféminé.
enfin, le terme de décadence est pris dans son accep- n Observation et analyse
tion physiologique : le personnage, anémique (l. 22) 1. l’image de la guerre
et qui n’a plus que des nerfs, semble dénué de force le récit de guerre est, depuis l’épopée antique, lié
musculaire, d’énergie vitale. à l’héroïsation d’un personnage et à l’exaltation
d’un certain nombre de vertus (virilité, courage,
n Vers le Bac (commentaire) intelligence tactique, etc.) aussi bien que de valeurs
la référence à une galerie de portraits suscite des (oblation de soi, défense de la patrie, etc.). céline,
procédés d’écriture qui s’apparente à ceux de l’esthé- ici, non seulement rompt avec cette tradition, mais
tique picturale : le portrait des ancêtres est brossé en renverse et retourne littéralement ces vertus et
quelques traits significatifs par la syntaxe énumérative valeurs : les comparaisons ravalent dès le début la
du premier paragraphe qui juxtapose des notations guerre au rang de divertissement festif (comme le
brèves (fortes épaules ; yeux fixes ; moustaches en tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre,
yatagan, l. 4-6) ; le portrait du mignon du temps l. 4-5). par l’emploi de l’indéfini et du pronominal
d’henri iii est comme réalisé en pointe sèche en une réciproque, céline ruine aussi le sens même de
nouvelle série énumérative où l’on relève la récur- la guerre comme affrontement entre deux camps
rence de la préposition « à/aux » (l. 10-12). c’est la ennemis et en suggère l’aveugle absurdité (ce qu’on
même préposition qui règle la succession des traits faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se
prêtés au personnage principal et qui suggère donc voir, l. 1-2 ; on venait d’allumer la guerre entre nous
la ressemblance (l. 22-24). la manière même dont et ceux d’en face, l. 7-8). le registre trivial dans la
l’ensemble du texte se livre à un déchiffrement de métaphore (la vache, l. 7) comme dans le traitement
l’apparence extérieure des personnages qu’il repré- comiquement irrévérencieux de la figure du colonel
sente renvoie à l’esthétique picturale qui vise aussi à (l. 10-12) font s’effondrer toute la rhétorique du
faire voir le « tempérament » de ses modèles. sublime ordinairement liée à l’héroïsme guerrier.
Pour aller plus loin 2. le passage à l’âge d’homme
du point de vue de l’histoire du genre, signaler les le voyage au bout de la nuit est aussi un itinéraire
renversements de perspective qui s’opèrent dans d’apprentissage, qui fait connaître à son héros une
le passage du roman naturaliste à la « littérature série d’épreuves et qui vise à le faire passer d’un
décadente » : un personnage qui n’appartient plus à état initial d’enfance et d’ignorance à l’acquisition
la « canaille » mais à une caste aristocratique, dont d’un savoir sur la vérité du monde et du rapport entre
la singularité se trouve affichée là où Zola entendait les hommes. le texte s’ouvre sur un étonnement
au contraire privilégier le « héros banal », et dont apparemment candide (donc pas d’erreur ?, l. 1), le
la névropathie vient occuper la place qu’avaient vocabulaire de départ est significativement enfantin

92 n 1re partie. Le roman et ses personnages


(pas défendu, l. 2 ; engueulade, l. 3). la métaphore comme voltaire encore, céline hérite du récit pica-
explicitement sexuelle (je venais de découvrir d’un resque un principe de mobilité et d’instabilité qui jette
coup la guerre tout entière. j’étais dépucelé, l. 5-6) le personnage sur les routes et à travers le monde,
signifie l’étape décisive d’une initiation par une où il multiplie rencontres et expériences, allant le
soudaine et brutale révélation en même temps que plus souvent d’illusions en désillusions : à l’utopie
la perte de l’innocence. la fin de l’extrait, par le voltairienne répondent ainsi chez céline les faux
passage au présent de vérité générale, indique la leçon eldorado des colonies africaines et des métropoles
de sagesse paradoxale qui a été tirée de l’épreuve : américaines. le roman de céline semble partager la
c’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir visée philosophique du conte de voltaire : il promène
peur, toujours, l. 25-26). lui aussi un personnage, qui ne dispose pas d’un
système a priori pour les comprendre, à travers une
3. la construction de la phrase série d’événements dont il s’agirait de tirer in fine
le texte s’ouvre sur une phrase nominale de modalité une leçon de sagesse. reste que le conte voltairien
interrogative (donc pas d’erreur ?, l. 1), parce que est écrit à la troisième personne, cependant que le
Bardamu est jeté dans le monde et dans l’his- roman de céline l’est à la première : il n’y a donc pas
toire sans système a priori pour les comprendre. de narrateur surplombant, et ce mode de narration
par la suite, la modalité dominante est la modalité semble interdire au récit de parvenir à totaliser dans
exclamative, qui traduit d’abord un étonnement un sens ultime l’expérience vécue. d’ailleurs, on ne
apparemment candide (l. 1-2, 3-5). elle s’efforce saurait dire qu’on rencontre, au terme de ce voyage
ensuite de mesurer une intensité telle que les mots à travers les ténèbres, la lumière d’une révélation et
eux-mêmes semblent impuissants à la décrire (l. 7-8, qu’on atteigne à la fin la sagesse d’une solution.
9-10). dans le deuxième paragraphe (l. 13-14, 16),
elle suggère la violence affective des réactions et n Vers le Bac (dissertation)
regrets de Bardamu. dans le dernier, elle accentue
les risques qui semblent inhérents à l’écriture de la
une tonalité générale qui est de déploration. on
guerre sont d’abord de voir le texte verser dans sa
relève en tout cas la très forte présence de l’énoncia- sublimation esthétique (on peut songer à certains
teur dans l’énoncé, que marque le choix privilégié des poèmes d’apollinaire mais aussi à certains films à
modalités affectives de la phrase. cette syntaxe trahit grand spectacle), ou à l’inverse se ramener au degré
l’impossibilité de prendre une distance intellectuelle zéro d’une écriture de reportage ou de témoignage
face à l’expérience traumatique de la guerre. (c’est un reproche qu’on a pu faire au moment de
4. l’image de la prison sa parution à l’espoir de malraux). l’écriture de la
l’image finale de la prison comme asile et comme guerre, dans la mesure où elle transporte inévitable-
refuge face à la folie meurtrière de l’humanité est ment des discours d’ordre politique ou idéologique,
d’autant plus paradoxale qu’elle en inverse toutes comporte aussi le risque du manichéisme (➤ manuel,
les connotations et fonctions : elle est présentée voir l’extrait de la chanson de roland, p. 104), donc
comme un chaud cocon (comme il ferait bon, l. 19 ; d’une dégradation de la polyphonie qui fonde le genre
au soleil, au chaud, l. 21), une utopie heureuse romanesque dans la monologie du roman à thèse.
(dans un rêve, l. 21) associée à l’image de la forêt.
Bardamu célèbre un lieu qui sert en principe à punir, Pour aller plus loin
et prône une sécurité qui pourrait être accusée de pour élargir les perspectives à partir de la forte
lâcheté : double inversion des valeurs dominantes présence de l’énonciateur qu’induit l’emploi de la
qui exaltent la liberté et le courage. l’évocation de première personne, on peut fixer la place du voyage
la prison modifie le registre du texte et l’infléchit à la suite de la recherche du temps perdu de proust
dans le sens d’un lyrisme douloureux. et dans les parages des romans qui sont à la marge
de l’autobiographie. un certain nombre de récits
n Perspectives opèrent en effet, dans le premier tiers du xxe siècle,
de candide à bardamu un retour en scène du narrateur, où, qui plus est,
comme le conte de voltaire, voyage au bout de la l’auteur lui-même peut se reconnaître (Ferdinand
nuit expose son personnage principal aux grands Bardamu porte le même prénom que céline), après
traumatismes de son temps et le confronte notamment que le réalisme et le naturalisme avaient tendu au
à la violence historique de la guerre, « boucherie contraire à le rendre le plus extérieur et le plus
héroïque » chez l’un, « vacherie » chez l’autre. impersonnel possible.

5. Héros et anti-héros de roman n 93


succession de coups de sonde destinés à éclairer le
Aragon
9 Aurélien ▶ p. 91
mal dont il s’éprouve la victime. ce mal est traduit
par la multiplication des tournures négatives : il
n’aurait pas su expliquer (l. 3-4), il n’avait pas
Pour commencer répondu (l. 6), il ne lisait jamais (l. 11), etc. l’effet
on peut amorcer l’étude de l’extrait en soulignant est encore renforcé au début du deuxième paragraphe
la valeur de l’imparfait, qui permet ici d’embrasser dont les quatre phrases initiales comportent toutes
en une page une durée étendue. on n’est pas dans une négation. et il est significatif que cette tournure
le feu d’une action ; on découvre l’état d’un per- qui caractérise tout l’extrait se retrouve aussi dans la
sonnage. le narrateur occupe une position de sur- phrase qui vient le conclure d’un trait : il ne savait
plomb ; c’est donc aussi pour le lecteur l’occasion pas (l. 25). le verbe le plus récurrent dans ces
de prendre un peu de hauteur de vue. tournures est précisément ce verbe « savoir » (l. 4,
10, 20, 25) : il souligne non seulement l’ignorance
n Observation et analyse ou l’indifférence distraites du personnage, mais aussi
1. le représentant d’une « génération perdue » des effets de décalage avec le monde, avec l’histoire
il faut lire l’extrait à partir de sa phrase de clôture : il et avec les autres qui le laissent à la dérive, réduit
ne savait pas qu’il participait d’un mal très répandu à un état amorphe d’impuissance et de passivité
(l. 25). elle suggère d’abord que la génération à résignée (il ne trouvait pas l’emploi de son énergie ;
laquelle aurélien appartient connaît un nouveau plus exactement, il ne savait pas vouloir, l. 19-21).
« mal du siècle », expression qui s’appliquait à la le sujet grammatical (il = aurélien) n’est nullement
génération romantique. de même que les boulever- sujet de pensée ou d’action.
sements de la révolution et de l’empire expliquent
pour une bonne part le sentiment de déclassement 3. les différentes voix
historique qui a provoqué ce même « mal » dans le dans les lignes 15-17, aragon fait surgir successi-
premier tiers du xixe siècle, de même l’expérience vement trois voix complémentaires qui prétendent
traumatique de la première guerre mondiale est à la cerner le personnage d’aurélien et l’enfermer dans
source du malaise d’une génération qu’on a pu dire une définition politique :
« perdue » : les jeunes hommes qui y ont été jetés, – dans bon, va pour la droite, on peut entendre la
comme aurélien, sans s’y être à proprement parler voix même du personnage qui s’y résignerait – sans
enrôlés ou engagés, n’en sont pour ainsi dire jamais grande conviction toutefois, plutôt dans une sorte
sortis et n’en ont jamais guéri. la métaphore de la d’indifférence qui est le contraire d’un engagement
maladie (l. 18), déjà amorcée l. 8-10 (il promenait déterminé ;
avec lui, et pour lui seul, sa guerre, comme une plaie – dans toi qui es un homme de droite, phrase qui appa-
secrète), indique qu’il est atteint au plus profond et raît comme citée par le discours intérieur d’aurélien
au plus intime. elle en fait une sorte de paria qui ne lui-même, on peut reconnaître la sentence d’un inter-
trouve plus nulle part sa place et sa justification : il locuteur non identifié, mais probablement de l’autre
n’entre dans aucune association d’anciens combat- bord, qui s’adresserait à ce dernier à la deuxième
tants (l. 8) ; il est comme indifférent aux questions personne et qui le fixerait dans ce camp politique
et aux enjeux d’ordre politique : il savait très mal ce (les points de suspension suggèrent alors qu’il n’est
qui se passait, les élections, les ministères (l. 10-11). pas besoin d’en dire plus, que cette caractérisation
il faut noter aussi, à partir de cette dernière phrase, suffirait à définir le personnage tout entier) ;
la manière dont le narrateur indique la position de
– dans aurélien qui est de droite, se perçoit la
surplomb qu’il occupe : cela lui permet non seule-
voix d’un groupe indéterminé qui parlerait de lui
ment d’excéder le savoir de son personnage mais
à la troisième personne et référerait elliptiquement
aussi de faire précisément de son sort la figure du
(points de suspension) à tout de qui découlerait
destin de toute une génération.
automatiquement de cette affiliation politique.
2. la construction de la phrase on notera qu’aragon estompe la frontière entre ces
presque toutes les phrases de l’extrait commencent trois énoncés et ceux qui précèdent, assumés, eux,
par le pronom de la troisième personne, sujet d’un par la voix narrative : il n’indique pas explicitement
verbe à l’imparfait. le narrateur prend son person- les sources énonciatives ; il n’use d’aucun verbe
nage comme objet d’observation et d’analyse, en d’insertion ; il fait aussi l’économie des marqueurs
usant de ses privilèges d’omniscience et en jetant une typographiques du discours direct. on peut nommer

94 n 1re partie. Le roman et ses personnages


ce mode de reproduction des pensées ou des propos Pour aller plus loin
« discours immédiat » ou « discours intégré ». Bibliographie : daniel Bougnoux et cécile
4. l’image de la guerre narjoux, « aurélien » d’aragon, gallimard, « Folio-
à la fin de l’extrait, le présent de vérité générale isole thèque », 2004.
deux phrases : curieux effet d’un état violent qui sem-
ble l’école du courage et de la résolution virile. mais
Queneau
le soldat ne décide pas par lui-même ou il ne décide 10 Les Fleurs bleues ▶ p. 92
que dans le cadre d’une action qui lui est imposée
(l. 21-23). dans la première, le narrateur souligne
l’effet paradoxal de la guerre sur son personnage (et Pour commencer
la génération qu’il représente) : au lieu d’avoir fait on peut caractériser l’entreprise romanesque de que-
naître des héros, elle aurait vidé ses combattants de neau comme une machine de guerre contre l’esprit
leur énergie virile. dans la seconde, il essaie d’ex- de sérieux aussi bien que contre toutes les normes
pliquer que la guerre ait pu avoir l’effet exactement « académiques » qui régissent la création et la langue
inverse de celui qu’on aurait pu escompter. ce défaut littéraires. il donne notamment droit de cité au fran-
d’énergie vitale et virile qui aboutit à l’impuissance, çais parlé et au niveau de langue dit « vulgaire ».
à l’absence de volonté et à l’indifférence résignée est
traduit par la métaphore de la longue maladie (l. 18) n Observation et analyse
et par la métonymie de la plaie secrète (l. 9-10). la 1. le jeu avec les conventions de l’incipit
guerre, loin d’engendrer l’héroïsme, a sur l’individu si le récit s’ouvre bien avec l’introduction d’un per-
des effets moraux désastreux. sonnage et la présentation d’un cadre spatio-temporel,
queneau s’amuse cependant à leur retirer toute vrai-
n Perspectives semblance et toute crédibilité : la précision tempo-
aurélien « homme de droite » relle initiale est outrée (la date est, qui plus est, don-
pendant la majeure partie du roman, l’existence fictive née en toutes lettres, l. 1) et immédiatement déniée
d’aurélien est circonscrite dans le début des années par l’indication d’un flou (l. 3) ; la situation histo-
vingt, avec le constant rappel de l’expérience trau- rique dont il est question flottera elle-même dans la
matique de la première guerre mondiale. l’épilogue plus grande indétermination par le brouillage tem-
du roman ressaisit cependant le personnage à l’orée porel (voir question 2) que le texte opérera ; le nom
de la seconde, où il passe dans le camp des colla- du duc d’auge résulte d’un calembour, et il en est
borateurs. pour un lecteur de 1945, un « homme de de même pour les autres personnages qui intervien-
droite » n’est pas d’abord un libéral ou un conserva- nent à l’incipit. la voix narrative n’émerge ainsi
teur, c’est un homme qui a cédé, voire participé aux que pour multiplier les jeux de mots, et livrer par
discours et violences antisémites de l’entre-deux guer- là l’univers de la fiction à une fantaisie verbale qui
res, et qui a fini par se rendre complice du régime de moque l’esprit de sérieux du roman mimétique ou
vichy. il y a donc dans cet extrait un effet d’amorce du récit historique.
qui annonce l’épilogue du roman. le lecteur de 1945
a pu reconnaître aussi dans le destin d’aurélien le 2. le jeu avec le temps
parcours politique de drieu la rochelle, qui était un la première phrase de l’extrait comporte une date
ami d’aragon, passé sur « l’autre bord ». précise, et évoque explicitement un regard porté sur
une situation historique (l. 1-3). le texte condense
n Vers le Bac (invention) cependant en une page tant de références hétéroclites
l’exercice vise à faire mesurer aux élèves le déca- qu’on a bien du mal à voir quel cadre temporel il
lage des savoirs entre le narrateur et le personnage. se donne.
aurélien n’en « sait » pas assez pour en dire autant ainsi il fait référence aux huns (l. 5), venus pense-
que le narrateur de l’extrait. il faudra se demander t-on de mongolie, qui ont établi au ive siècle après
comment il peut formuler lui-même, à son niveau, ce J.-c. leur domination sur le peuple nomade des
dont il n’a pas clairement conscience (par des faits, alains (l. 8), lequel vivait au nord du caucase. il fait
des rencontres, des indices indirects, des interroga- cependant plus loin allusion à cinq ossètes (l. 13)
tions ; etc.). l’intégration de la « voix des autres » que les alains sont censés regarder, alors que les
dans l’énoncé, en revanche, peut être très proche de ossètes sont un peuple qui a précisément succédé
la version initiale. aux alains dans le caucase et qu’ils sont les derniers

5. Héros et anti-héros de roman n 95


représentants de ces peuplades, soumises par les la lecture, parce qu’il arrête l’attention sur la forme
russes au xviiie siècle. linguistique (le signifiant) au lieu de s’effacer pour
le personnage d’eduen (l. 5) que queneau introduit laisser place à une histoire (le signifié).
à la faveur d’une incise renvoie pour sa part à un 4. les ruptures de registre
peuple de la gaule celtique avec lequel les romains
le registre burlesque vient de la confusion d’un style
(l. 12) firent alliance au ier siècle avant J.-c. pour
élevé et d’un style familier, de références épiques et
mieux asservir les gaulois (l. 5). mais les Francs
de situations triviales.
anciens (l. 7-8) déplacent encore le cadre historique
dès la première phrase, queneau quitte le registre
en semblant renvoyer au temps des grandes invasions
noble, que le nom même du duc d’auge laisse atten-
barbares du iiie siècle après J.-c. les sarrasins (l. 7),
dre, avec l’emploi vulgaire du verbe « se pointer »
quant à eux, renvoient au temps de l’invasion de la
(l. 2), et module encore le niveau de langue dans
France par des peuples arabes, repoussée par charles
l’expression désuète un tantinet soit peu (l. 3). le
martel en 732. quant aux normands récurrents (l. 8
style familier revient avec l’expression en vrac (l. 4)
et 14), il s’agit sans doute des vikings qui ont envahi
et voisine avec l’archaïsme lexical (procédé du style
la France au ixe siècle.
noble) dans l’emploi du terme ru (l. 4). on passe
on voit que queneau rend synchrones des événe- ensuite à l’évocation poétique d’une eau courante et
ments historiques éloignés dans le temps et qu’il va fraîche (l. 6), mais au prix d’un jeu de mots et avant
même jusqu’à entretenir une confusion avec l’époque que le texte ne bascule dans celle, triviale celle-là, de
contemporaine : par un anachronisme burlesque, un l’habitude normande de boire du calva (l. 8).
gaulois fume une gitane (l. 11), cigarette populaire
autre procédé du burlesque, l’attelage (ou zeugma) :
dans les années 60, époque à laquelle le général de
à la fin de l’extrait (l. 21-24), queneau joue en effet
gaulle a engagé une réforme monétaire qui a substitué
de toute une série d’expressions commandées par le
les nouveaux francs aux anciens francs (l. 7-8).
verbe « battre », qui change autant de fois de sens et
3. le jeu avec les mots et les noms permet de mêler des niveaux de langue différents (il
l’extrait témoigne d’une remarquable fantaisie ver- battit des serviteurs ≠ s’en battre les flancs).
bale, notamment dans l’onomastique : il y a d’abord 5. le personnage et le romancier
deux huns (= 2/1), ligne 5 ; puis les huns (l. 11), rien n’est donc fait pour rendre crédible et vraisem-
préparant des stèques tartares (queneau francise le blable le personnage du duc d’auge (dont le nom
steak et rappelle l’origine asiatique d’attila), laissent noble réfère à la réalité triviale d’une mangeoire),
attendre « les autres », qui apparaissent sous la figure qui ne semble surgi que de l’esprit facétieux du
loufoque du gaulois fumant une gitane (encore un romancier et d’un jeu avec le langage. dans l’unique
nom de peuple, comme tartare ; mais aussi une propos rapporté au style direct qui lui est prêté, il
marque de cigarette, comme les gauloises), de y a de plus un effet de mise en abyme des procédés
romains qui copient des grecques (allusions à des désinvoltes de l’auteur lui-même : calembours et
caractères typographiques et à des formes dessinées), anachronismes (l. 16). alors qu’il semblait être le
de sarrasins (c’est aussi le nom d’une céréale) qui personnage principal de l’histoire, il semble alors se
fauchent de l’avoine (c’est-à-dire « qui dérobent de placer hors de l’histoire, dans la position du roman-
l’argent »), de Francs qui cherchent des sols (forme cier qui considère à distance, depuis le donjon de son
ancienne du « sou »), d’alains qui observent des omniscience, les situations de l’intrigue.
rendez-vous galants de « cinq à sept » (l. 11-14).
les sarrasins cependant ne sont jamais venus de n Perspectives
corinthe (l. 7) et ne sont là que pour évoquer les Fonctions de l’incipit
raisins du même nom. les alains ne sont seuls que l’incipit d’un récit n’a pas seulement une fonction
parce qu’ils sont déjà ensevelis sous quelque « lin- d’exposition du cadre et des personnages.
ceul » (l. 8). et les normands ne boivent du calva – il laisse aussi émerger une voix narrative : chez
(l. 8) qu’en vertu d’un cliché (l’eau-de-vie appelée diderot, cette voix se donne à entendre dans un
calvados vient de normandie), souligné d’ailleurs dialogue avec un lecteur fictif ; chez huysmans elle
par la reprise (l. 14). semble se faire discrète et renouer avec la fonction
de multiples combinaisons signifiantes sont donc que lui assignait le roman naturaliste ; chez queneau
possibles, dans un jeu qui rappelle les calembours elle se manifeste par la bande et à la faveur d’un effet
surréalistes, qui confine à l’absurde et qui déroute de mise en abyme (voir question 5).

96 n 1re partie. Le roman et ses personnages


– il établit un pacte de lecture : chez diderot, le en 1614, en 1789, et en 1964. les 21 chapitres du
lecteur réel est invité à une lecture distanciée par la roman se divisent ainsi en cinq parties de quatre
mise en fiction d’une figure censée le représenter ; chapitres chacune, suivies d’un épilogue. cette
chez huysmans, il est invité à suivre le narrateur dans structure d’ensemble articule l’alternance de passages
l’étude de cas qu’il semble présenter ; chez queneau, consacrés à un personnage du passé (le duc d’auge)
à rompre au contraire avec l’esprit de sérieux et à et à un personnage du présent (cidrolin) qui finissent
renouer avec celui de l’enfance. par se rejoindre sans qu’on puisse savoir exactement
– il indique un cadre générique : chez diderot, on lequel est le rêve de l’autre.
hésite cependant entre théâtre et roman comme entre 2. le duc d’auge et cidrolin
conte philosophique et récit d’aventures ; chez huys-
ils ont des points communs : ils portent le même
mans, on songe aux procédés du roman naturaliste ;
prénom (Joachim), sont tous deux veufs, ont chacun
chez queneau, on se tourne vers ceux du roman trois filles, habitent tous deux près d’un pont, tombent
chevaleresque et du récit historique. tous deux amoureux de la fille d’un bûcheron, etc.
mais ils sont aussi opposés par leurs tempéraments
n Vers le Bac (oral)
respectifs : aussi opposés que le cidre brut (l’impul-
l’humour de queneau prend ici pour objet l’histoire,
sivité violente du duc) et le cidre doux (l’apathie de
avec sa « grande hache » (comme disait perec) :
cidrolin). ils incarnent ainsi à la fois l’identité et
c’est explicite dès la première phrase qui évoque
l’altérité, l’un apparaissant comme l’alter ego de
une situation historique (l. 3), et c’est indiqué dans
l’autre (hégault est d’ailleurs le pseudonyme que
le discours direct ligne 15, par le singulier de tant
prend le duc pendant la révolution).
d’histoire (soit : à la fois l’histoire, les événements
ces deux personnages à la fois symétriques et anti-
fâcheux et la déformation des faits qui l’ont mar-
nomiques peuvent rappeler des couples flaubertiens :
quée par des récits mensongers); les expressions
Frédéric et deslauriers dans l’éducation sentimen-
restes du passé (l. 3-4), phénomènes usés (l. 10),
tale, ou encore Bouvard et pécuchet.
déchets se refusant à l’émiettage (l. 18-19) traitent
mais, à la vérité, le personnage qui entre le mieux
les personnages et peuples qui se sont illustrés par
dans la lignée d’anti-héros (apathiques et passifs)
leur violence et leurs exactions de façon péjorative.
ouverte par les romans de Flaubert est plutôt cidrolin,
le personnage du duc d’auge, dont l’humeur est cependant que le duc d’auge renvoie parodiquement
de se battre (l. 20-21), semble lui-même ne pas aux temps héroïques de l’épopée et du roman de
échapper à cette dévastatrice pulsion de mort qui a chevalerie d’une part, des romans de cape et d’épée
fait des ravages tout au long des siècles, ici parcourus à la façon de dumas d’autre part.
à grandes enjambées.
3. l’hétérogénéité générique
Pour aller plus loin le roman commence à la fois comme un roman
comparer le traitement ludique du langage chez de chevalerie, en présentant un personnage de duc
queneau romancier et chez queneau poète juché sur un donjon, et comme un roman historique
(➤ manuel, voir les textes pp. 199 et 519). (modèles toutefois immédiatement subvertis par des
anachronismes). mais il croisera aussi le modèle du
roman d’aventures sentimentales, dont il parodie la
Vers la lecture de l’œuVre scène de rencontre amoureuse avec le personnage
de la pucelle russule, et qui se dégrade en roman à
raymond Queneau l’eau de rose avec le personnage de lalix.
Les Fleurs bleues ▶ p. 93
queneau emprunte des éléments narratifs au roman
policier (mystère des inscriptions sur la clôture, séjour
n composition : un drôle de roman en prison de cidrolin, enquête et démarche de détec-
1. les parties du roman tive, etc.), mais il les ruine en même temps par la
le roman commence en 1264 et s’achève sept siècles coïncidence finale du coupable et de la victime. il
plus tard, en 1964, année où le duc d’auge rejoint inscrit son roman dans une veine réaliste par l’évo-
cidrolin installé sur une péniche, et aussi date à cation des rues et des bistrots parisiens, mais la mine
laquelle queneau achève le roman. entre ces deux par la veine fantastique qui lui permet d’enjamber
bornes qui se répondent, le voyage d’auge dans le les siècles avec le duc d’auge et de mettre en scène
temps connaît des étapes tous les 175 ans : en 1439, des chevaux parlants, et parfois par une atmosphère

5. Héros et anti-héros de roman n 97


de conte de fées (comme lorsque le duc rencontre garçon mis au féminin (Bertrande et sigismonde),
dans une chaumière la fille du bûcheron). alors que ses gendres ont des noms féminins mis au
masculin (lucet et Yoland).
registres : un roman drolatique
4. une veine rabelaisienne n l’Histoire : pas « si drôle, hein ? »
la veine rabelaisienne se reconnaît d’abord dans la 7. le progrès en cause
place que le roman fait au bas corporel et matériel : l’histoire, telle qu’elle est représentée dans le roman,
à travers les allusions fréquentes et récurrentes à la semble vouée à l’éternelle redite du même et prise
nourriture (du pâté de rossignol jusqu’à la boîte de dans un cycle infini de répétitions. ce sentiment est
conserve) et à la boisson (le calvados dès la première suscité par la mise en scène de personnages parallè-
page, l’essence de fenouil – soit le pastis), la mise les et favorisé par des équivoques : par exemple, la
en scène du duc d’auge en train de « pisser » dans guerre aux colonies (p. 27) renvoie certes aux croisa-
un fleuve et les allusions scatologiques, l’évocation des dans le contexte où est placé alors le duc d’auge,
d’une sexualité débridée. elle se reconnaît dans les mais aussi aux entreprises coloniales contemporai-
procédés du burlesque qui consistent à traiter les thè- nes pour le lecteur des années soixante.
mes épiques (combats et violence guerrière) dans un
style bas. elle se retrouve enfin dans la fantaisie ver- 8. la violence de l’histoire
bale, qui rappelle le goût du curé de meudon pour
le théâtre de l’histoire est surtout la scène d’un jeu
les contrepèteries et les ruptures de registre.
de massacres : c’est signifié dès l’incipit qui offre la
5. les niveaux de langue vision d’un champ de ruines à travers celle des diffé-
queneau aime à jouer d’un style marotique, de rentes strates sur lesquelles la France s’est construite.
connotation plutôt noble, avec des tournures vieillies les dates qui ponctuent le roman ne sont pas non plus
et des termes archaïques (voir le ru de la première par hasard celles d’épisodes violents : 1439 nous situe
page, l’adverbe onques qui signifie « jamais » ou pendant la guerre de cent ans et queneau évoque
la négation nenni dans la bouche du duc d’auge). gilles de rais qui a violé et tué des enfants ; 1614
mais les termes le plus souvent utilisés dans le renvoie aux persécutions de l’inquisition ; 1789 fait
roman appartiennent surtout au registre populaire surgir le marquis de sade. queneau relit donc l’his-
ou vulgaire (baiser ou tringler, faire un gueuleton ou toire telle qu’elle a été fixée dans des images d’épi-
bouffer, qui lèvent ainsi un double tabou, sur le bas nal et par les livres pour enfants, afin d’en dénoncer
corporel et sur la langue elle-même). l’effet recherché et d’en démasquer la permanente violence.
est surtout la conjonction comique de deux niveaux
9. l’optimisme humaniste en question
hétérogènes ou opposés dans une même phrase,
comme par exemple le registre savant et l’argot la philosophie des lumières croyait en une histoire
dans celle que prononce auge lorsqu’il pénètre dans linéaire, traçant la voie d’un progrès constant et
l’antre de timoleo timolei : « toutes mes substances consacrant le triomphe de la raison. à lire le roman,
essentielles vont demander une nouvelle dessication ! on a plutôt le sentiment que l’histoire tourne en rond
des années perdues ! que dis-je : foutues ! » selon une rotation sans issue : il ne cesse d’offrir le
spectacle d’une déroute de la raison face aux pul-
6. l’onomastique sions destructrices. mais si le duc d’auge avance dans
les noms des personnages principaux, opposés socia- l’histoire sans se modifier, et si queneau s’attache à
lement comme la roture et la noblesse, manifestent débusquer la barbarie sauvage qui reste au fond de
cependant tous deux une origine normande (qui est l’homme (voir les tentations anthropophages de ce
aussi celle de queneau lui-même) et un goût commun même duc d’auge, qui représente peut-être aussi la
pour le cidre, production du pays d’auge. le thème part pulsionnelle de cidrolin), et si le seul progrès
du dédoublement et du redoublement est aussi inscrit lisible semble être celui de la perfection technique
dans le nom de labal, réversible et spéculaire, ou des armes employées (depuis l’huile bouillante jus-
encore dans la paronomase qui crée le couple des qu’au canon), on relève tout de même que cidrolin,
chevaux parlants sthène et stèphe (noms inspirés par qui reste pourtant immobile, progresse finalement
le prénom de stéphane mallarmé, et qui créent des vers une forme de sagesse « zen » ou de sérénité
doubles ironisés des deux personnages principaux). taoïste. reste que ce n’est jamais que grâce à la
le principe de réversibilité est aussi inscrit dans les petite fleur bleue incarnée par lalix, dérision des
noms des filles de cidrolin qui sont des noms de rêveries idéalistes.

98 n 1re partie. Le roman et ses personnages


Méthode
les discours du roman ▶ p. 96

1. auteurs engagés présentent les apparences physiques et vestimentaires


– malraux : on partage le point de vue d’hemmelrich (promesse de drames, l. 29-32 : voir question 1,
qui fait partie des insurgés ; le monstre (l. 6) menaçant p. 35).
qui s’approche représente les forces de la répression – Flaubert : aucune intervention explicite du nar-
anticommuniste. malraux, engagé dès les années rateur ; son jugement n’apparaît qu’indirectement,
trente dans le camp révolutionnaire, témoigne ici dans la conduite de la description (voir question 3,
de sa propre expérience des luttes. p. 39).
– Guilloux : la défiance de cripure envers la ferveur
5. maximes et pensées de l’auteur
nationaliste et belliciste dans la fiction reflète la
position politique de l’auteur, compagnon de route – mauriac : trois emplois du pronom personnel
du parti communiste à l’époque du sang noir, réso- nous accompagné du présent (l. 6-7, 19-22) ; il s’agit
lument engagé dans le combat antifasciste. moins de pensées originales de l’auteur que de
l’expression d’une sagesse commune que le lecteur
2. la crise des valeurs aristocratiques peut aisément faire sienne (voir question 3, p. 50).
– lesage : un héros apprenti voleur de grand chemin – Giono : le narrateur exprime sa vision de la
(l. 21-22), aux antipodes des valeurs chevaleresques. méchanceté naturelle de l’homme dans des phrases
mise en question de l’honnêteté, et du respect de la au présent de portée assez générale (l. 6-10) ; mais
religion. si ces observations s’apparentent à des maximes,
– prévost : déchéance du chevalier des grieux, elles ne s’appliquent en réalité qu’aux mœurs locales
escroc et meurtrier. mise en question de l’honneur (ici, l. 7) : giono ne prend pas à son compte cette
mais aussi du courage (usage du pistolet, non combat « morale » de son narrateur (voir questions 3 et 6,
à l’épée). p. 66).
– laclos : la morale chevaleresque de la générosité – Yourcenar : l’idée d’une histoire cyclique de
est réduite à un spectacle trompeur ; le vicomte de l’humanité, qui serait condamnée à retourner périodi-
valmont joue la vertu, qui est ainsi mise en ques- quement à la barbarie, est exprimée dans une phrase
tion. au présent de vérité générale (la race humaine…,
– diderot : désinvolture et liberté de ton du valet, l. 14-15). or, malgré l’éloignement du narrateur
Jacques, qui mène le dialogue. mise en question de dans le temps, hadrien peut ici apparaître comme
l’ordre et de la hiérarchie. le porte-parole de l’auteur puisque cette loi a été
vérifiée par la suite, de la fin de l’empire romain aux
3. le contexte du roman réaliste
guerres mondiales du xxe siècle (➤ perspectives,
– le rouge et le noir est à rapprocher du désen- p. 71).
chantement qui suit la révolution de juillet 1830
(voir question 2, p. 101). 6. romans par lettres
– l’éducation sentimentale sanctionne la fin de l’effacement du narrateur assure l’autonomie des
« l’illusion lyrique » et du romantisme républicain personnages, qui ne se révèlent au lecteur qu’à
qui ont accompagné la révolution de 1848. le roman travers ce qu’ils écrivent eux-mêmes ou ce que les
est écrit sous le second empire : il prend acte avec autres personnages écrivent d’eux. ils paraissent ainsi
détachement de l’inutilité des révolutions. « exister » pleinement. le procédé permet d’appro-
fondir l’analyse psychologique (➤ rousseau, manuel
4. interventions du narrateur
p. 19), de dévoiler la comédie morale (➤ laclos,
– stendhal : ironie discrète du narrateur à l’égard p. 26) ou de mettre la critique des préjugés sur le
de l’extrême assurance de son héros (déroute de ce compte d’un étranger (➤ montesquieu, p. 30).
souvenir de vertu, l. 13-14 ; avec une volupté infinie,
l. 19 ; lui semblait trop étroite pour y respirer, l. 27 ; lui 7. pensées du héros
donnait la taille et l’attitude d’un héros, l. 31-32). – Flaubert : le choix de la focalisation interne
– balzac : le narrateur livre un commentaire de type nous fait adopter le parcours optique de Frédéric
sociologique (l. 15-16) et interprète les signes que (voir question 2, p. 88), mais le personnage est

Méthode. Les discours du roman n 99


pour l’essentiel réduit à ce regard ; sa pensée ne se animaux familiers (l. 12) ; il refuse l’ordre établi, y
dévoile fugitivement qu’avec l’adjectif final qui dit compris dans les sinuosités de son propos : la neu-
sa stupeur : Frédéric, béant (l. 23). vième symphonie de bach […] il est temps que ça
– mauriac : focalisation interne et récit de pensées, change (l. 21-23).
ou « psycho-récit » (présentation à la 3e personne des
10. le discours rapporté
idées et sentiments de thérèse : elle avait vu…, l. 3 ;
– bernanos : discours direct (l. 3-5, 7-8, 9-10, 18-19),
thérèse […] savait ce qu’elle allait dire, l. 17-18 ;
discours indirect libre (il ne sait où, hélas !, l. 8 ;
etc.).
voir question 2, p. 51).
– aragon : série de phrases commandées par le
– Gide : discours direct (l. 10-17, 26-35, 38-42 ;
sujet il = aurélien (« psycho-récit ») ; champ lexical
voir question 1, p. 53).
de la psychologie (il n’arrivait pas à faire le point de ses
pensées, l. 18-19 ; il ne savait pas vouloir, l. 20-21) ; 11. l’emploi du « je »
souplesse du discours rapporté (l. 15-17). exemples d’identification problématique :
– le narrateur du moulin de Pologne, bien ancré
8. la focalisation interne
dans les traditions de sa petite ville et qui justifie la
– Gide : discours direct pour les pensées de lafcadio,
méchanceté de ses concitoyens (manuel, p. 65) ;
descriptions orientées selon son regard et son champ
– le narrateur de gros-câlin, à cause de sa logique
de vision par ailleurs. effet : dramatisation de la
déroutante qui bouscule le lecteur autant que son
phase préparatoire du geste criminel.
interlocuteur dans la fiction (manuel, p. 69).
– camus : dissymétrie dans le traitement des deux
personnages, au profit de rieux dont on connaît 12. l’émotion du lecteur
les sentiments (l. 18-21, 33) ; toute la scène, où exemples de textes suscitant des émotions fortes :
prédomine le discours direct, peut donc être perçue – malraux, à cause de la menace de mort qui pèse
par lui. effet : sympathie du lecteur pour le drame sur le héros et de la souffrance qu’il ressent : forte
intérieur du personnage, qui lutte contre la peste de charge pathétique et tragique, amplifiée par le choix
toutes ses forces mais sans espoir. de la focalisation interne.
– malraux : fragments de discours direct qui rap- – beck, à cause de la figure de la mère : force
portent les pensées du personnage (l. 12-13, 32-33) ; de l’image pathétique qui évoque ses larmes,
progression de l’ennemi perçue à travers le regard comparables à des flaques sur une terre noire
et les sensations du héros menacé : hemmelrich se (l. 18-19).
sentait…, l. 8 ; il sentit…, l. 4, 16 ; etc. effet : tension – céline, à cause du sentiment de scandale devant la
croissante jusqu’au corps à corps final. guerre qui se communique par la scansion haletante
des phrases exclamatives.
9. personnages anticonformistes
– vallès : Jacques vingtras ne se soumet pas à la 13. lectures distanciées
décision du gouvernement ; malgré des moyens – diderot : désinvolture de l’auteur dans cet incipit
d’action dérisoires, il lance l’idée d’une protestation qui déjoue les attentes du lecteur ; aucun souci de
et d’une manifestation contre le pouvoir en place ; l’illusion réaliste dans la mise en place de la scène
il est déjà un « insurgé » (tel est le titre du volume dialoguée entre Jacques et son maître.
qui suit le bachelier). – Gide : portrait de Fleurissoire, caricature du bour-
– Giono : Bobi, loin de se plier aux lois économiques geois falot ; noms volontairement non réalistes (Fleu-
de la société moderne, conteste radicalement ses rissoire et lafcadio) ; parodie du roman d’aventures
valeurs de profit matériel au nom de valeurs esthéti- pour cette mise en scène d’un crime immotivé (l. 26)
ques (la beauté, la poésie) et spirituelles (la fraternité, qui suscite la surprise et la réflexion du lecteur.
le don). – Queneau : détournement des conventions de l’in-
– Gary : cousin est anticonformiste par son mode cipit (voir question 1, p. 92), nombreux jeux de mots
de vie (en compagnie d’un python…), qui dérange qui attirent l’attention sur le procès du langage aux
les habitudes sociales et la vision conformiste des dépens de tout effet mimétique.

100 n 1re partie. Le roman et ses personnages


Méthode
le personnage de roman ▶ p. 98

1. le nom de m. madeleine (l. 16, 21-22), donne à voir le contraste entre la gloire
madeleine est l’acteur principal de la scène. son nom passée (l’illusion) et la déchéance présente (la réalité)
revient très souvent. or le regard soupçonneux que qui caractérise aussi le général français.
Javert jette sur lui conduit à mettre en doute l’identité – robbe-Grillet : le décor représenté sur la pho-
du personnage, donc la valeur de son nom. par son tographie est apparemment froidement objectif ;
acte héroïque, Jean valjean dévoile sa véritable en réalité, la disposition des meubles est significative
identité aux yeux de Javert : il ne peut être que ce d’une relation de couple (l’homme hors cadre), et
forçat que le policier recherche ; son corps a démenti le caractère obsessionnel de la description, extrê-
son nom d’emprunt, et laisse pressentir la découverte mement méticuleuse, renvoie au regard déréglé
de son vrai nom. le lecteur a beau s’en douter, il est d’un être (le mari) hanté par l’absence de l’autre
suspendu ici à cette problématique éminemment (sa femme).
romanesque de l’identité : il attend avec un vif intérêt
le moment de la reconnaissance explicite (topos du 4. individu et collectivité
mélodrame et du roman-feuilleton). – martin du Gard : l’orateur est en accord avec la
masse humaine (l. 26), dont Jacques fait partie, qui
2. la présentation des personnages vibre à l’unisson ; le personnage de Jaurès, opposant
– valmont est présenté, d’une part, par lui-même, à la guerre, incarne un vaste mouvement populaire
sans masque, dans sa lettre à la marquise de mer- qui se reconnaît en lui (milliers de visages, l. 30).
teuil (texte a), d’autre part, par mme de tourvel qui – Giono : l’individu qui se fond dans une collectivité
écrit à mme de volanges (texte B) ; ce deuxième est le narrateur, qui dit nous et non je, et se présente
point de vue confirme que le libertin sans scrupules comme le porte-parole de l’opinion commune (sujet
est aussi un excellent acteur, puisque mme de ici d’un désir de savoir) ; en revanche m. Joseph,
tourvel est dupe de la vertueuse action (l. 11) de objet de cette enquête, est un être à part, sans rapport
valmont. avec cette collectivité.
– julien sorel est présenté à la fois par un nar- – le clézio : les deux individus nommés, Jean et
rateur extérieur à l’histoire, qui raconte et décrit mariam, sont coupés du groupe des autres specta-
les sentiments qui se succèdent en lui (plaisir de teurs dont la réaction de joie est opposée à la leur ;
triompher, l. 13 ; joie, l. 26 ; etc.), et par lui-même la collectivité est alors présentée comme une masse
puisque le narrateur rapporte longuement ses pensées hostile et agressive ; le seul salut du couple est dans
au discours direct (l. 1-10, 15-16, 19-25, 28-30). la fuite.
le lecteur a donc accès à tous les détails de son
évolution intérieure. 5. les rôles actantiels
– m. joseph, au contraire, est présenté uniquement – Manon Lescaut : sujet = des grieux ; objet =
du dehors, par un narrateur qui appartient à la bour- sa liberté (retrouver manon) ; adjuvants = lescaut,
geoisie de la petite ville et qui traque des indices le pistolet ; opposants = le père supérieur, le domes-
permettant de le connaître. les informations sont tique.
lacunaires, purement hypothétiques. on n’a pas accès – Le Bachelier : sujet = Jacques vingtras ; objet =
aux pensées de ce personnage énigmatique, ce qui défendre la liberté de pensée et de parole ; adjuvants =
contribue à l’intérêt narratif. matoussaint et les amis de vingtras, la maîtrise du
langage ; opposant = le régime.
3. le personnage et le décor
– Gil Blas : sujet = gil Blas ; objet = savoir voler
– balzac : l’intérieur de la maison présente un spec- (acquérir l’art du brigandage) ; adjuvant = les autres
tacle désolant (l. 18-19), à l’image des vêtements de brigands ; opposants = le religieux et sa ruse, la
ses habitants dont on comprend qu’ils sont marqués naïveté du héros.
par les drames de la vie (l. 29-32).
– claude simon : le décor (l. 18) du palais (parquet 6. limites du schéma actantiel
et tapis, l. 6 ; stucs et fausses colonnes, l. 16-17), – proust : il y a bien la recherche d’une communi-
altéré par l’intrusion du chevalet qui figure la déroute cation (dont le narrateur est sujet et sa grand-mère

Méthode. Le personnage de roman n 101


objet), mais l’opposant est moins un actant particulier innocents (ce qui est tout le contraire de l’héroïsme
que la mort, le temps ; l’enjeu du texte est ailleurs que issu des modèles épique et chevaleresque). c’est
dans le bon fonctionnement ou non de la communi- différent pour le narrateur de loin d’odile, grand
cation téléphonique : la mémoire et l’angoisse de la maladroit qui achève sa descente par une chute
perte détournent le narrateur de tout procès actantiel piteuse alors qu’il aurait aimé briller devant une
dans le présent de son histoire ; il n’est pas tant le jolie femme. c’est alors l’héroïsme physique (force,
sujet d’une action que le sujet d’une méditation, habileté…) et non moral qui se trouve démenti par
ce qui ne relève plus du schéma actantiel. la conduite du personnage.
– Yourcenar : à la surface du récit, hadrien est
10. la crise du personnage
sujet d’une action menée contre un adversaire précis
(opposant = les Juifs révoltés), dans un but précis – Gide : l’idée d’un crime immotivé (l. 26) remet en
(objet = sécurité et puissance de l’empire). mais cause l’une des règles de la construction psycholo-
sa méditation, ici, fait apparaître la vanité même de gique du personnage de roman, la motivation des
cette action : à quoi bon agir si, de toutes façons, actes, précisément.
l’empire est voué à disparaître ? dès lors, le schéma – duras : on ne peut saisir la vérité psychologique
actantiel n’est pas opératoire pour rendre compte de du personnage de lol ; l’origine de sa maladie est
l’enjeu du texte. frappée d’incertitude, le témoignage même de tatiana
– aragon : aurélien n’est sujet d’aucune action ; est mis en doute après avoir été convoqué. le fond
il n’est animé par aucune volonté, aucune quête (il ne de l’être semble dès lors inconnaissable, soumis à
savait pas vouloir, l. 20-21) ; c’est une conséquence des hypothèses contradictoires ; le personnage perd
de la guerre où le sujet de l’action est l’armée, toute consistance.
la nation, qui dépossède l’individu de toute force – robbe-Grillet : le personnage est congédié, relé-
agissante (l. 22-23). il n’y a donc pas d’axe sujet- gué au second plan par l’importance accordée aux
objet justifiant le recours au schéma actantiel. objets ; on ne sait pas qui voit, et sur la photographie
les silhouettes humaines sont à peine mentionnées.
7. idéal et réalité a… n’est nommée que par cette initiale, ce qui porte
– pour don quichotte, cette rupture se manifeste par atteinte à l’un des repères essentiels du personnage
les illusions qu’engendre l’imagination du héros : de roman traditionnel, le nom.
il substitue à la réalité un univers idéalisé par le
souvenir de ses lectures (l. 3-5, p. 21). 11. narrateurs-personnages
– dans le sang noir, la rupture se traduit par l’im- – Giono : un narrateur qui s’efface en tant que
puissance du héros, parfaitement conscient (à la personnage ; il parle au nom d’une voix collective
différence de don quichotte) de la sombre réalité du (nous), mais est remarquable par sa curiosité qui va
monde : son idéal de révolte ne peut être entendu. jusqu’au voyeurisme et par sa justification d’une
la réalité, ce sont les conscrits qui hurlent ; l’idéal, méchanceté considérée comme naturelle.
c’est le philosophe aveugle qui titube. – Gary-ajar : le narrateur-personnage est un origi-
nal, et par sa conduite (il vit avec un python), et par
8. principes et valeurs son langage qui défie la logique tout en renvoyant à
– Giono : les « vraies richesses » du cœur et de la une culture inattendue (la tragédie grecque) ; au con-
poésie, opposées aux fausses richesses de l’argent traire du narrateur de giono, il se distingue par une
et de la propriété. très forte singularité.
– camus : la lutte contre le mal et la souffrance,
– béatrix beck : une narratrice marginale à maints
au nom d’un sens laïc et non religieux de la fraternité
égards ; issue d’une famille d’exclus de la société,
entre les hommes.
elle se signale par sa jeunesse, par son expérience de
– dumas : le courage et la générosité, mais aussi la
la misère mais aussi par une vitalité dont témoigne
prudence – valeurs chevaleresques tempérées par le
sa parole inventive.
sens pratique – et l’amitié.
– christian oster : décalage plaisant et original
9. « anti-héros » ? entre la subtilité du narrateur (qui prend soin de s’ex-
des grieux et gil Blas se livrent tous deux à des primer dans une langue châtiée) et l’incompétence
actions malhonnêtes et violentes, en s’attaquant à des du personnage (qui ne contrôle pas sa descente).

102 n 1re partie. Le roman et ses personnages


l’objet d’étude
au bac

La forme narrative
L’exposé
4. les deux niveaux de narration
Balzac, La Peau de chagrin ▶ p. 100
– à un premier niveau, le récit est pris en charge
n Pour analyser le texte par un narrateur extérieur à l’histoire (narrateur
primaire), qui rapporte le dialogue des deux per-
Le genre sonnages (3e personne + temps du passé) en limitant
1. un roman de formation ses interventions à des incises et à de brèves didas-
dans cet extrait, raphaël engage le récit de sa vie au calies : s’écria émile (l. 9) ; reprit raphaël (l. 10) ;
sortir du collège, vers dix-sept/dix-huit ans, quand il dit émile d’un air… (l. 21-22) ; reprit raphaël
est encore soumis à la loi paternelle : c’est le début en réclamant…(l. 23-24).
des études supérieures et de la vie professionnelle – à un second niveau, raphaël est narrateur de sa
(l. 29-30) ; c’est la période où se forme son âme propre histoire (narrateur secondaire) : non seulement
(l. 38), encore dans la naïveté primitive de la jeunesse il est locuteur au plan du discours, au même titre que
(l. 39). ce thème de l’entrée dans la vie est typique son ami émile (présent + marques d’énonciation),
du roman de formation. mais il engage le récit de sa vie : le passé composé
Le héros et son histoire (relatif au moment de l’énonciation : l. 3, 13, 20)
2. le choix d’une période laisse place progressivement au passé simple (qui
raphaël fait grâce à son ami des dix-sept premières « décroche » de l’énonciation actuelle, l. 23, 25,
années de [s]a vie (l. 12) parce qu’elles ont été sans 37-39).
histoire : il a mené comme mille autres cette vie de on peut donc parler d’enchâssement narratif, ou
collège ou de lycée (l. 13-14), et cette partie de sa de récit dans le récit : loin de laisser tout dire à un
vie n’est donc pas significative de sa personnalité. narrateur extérieur omniscient, Balzac délègue ici
en revanche, il s’attarde sur la période qui suit, cette le pouvoir narratif au personnage lui-même, pour
longue et lente douleur qui a duré dix ans (l. 2-3) et rendre plus crédible, mais aussi plus sensible, le
qui a commencé au sortir du collège : c’est en effet récit de sa vie.
la discipline sévère alors imposée par son père (l. 25) 5. les interruptions d’émile
qui paraît déterminante dans sa formation : de là
émile, placé en position de narrataire (destina-
vient l’état de son âme, fait de crainte et de naïveté
taire d’un récit), ne cesse de se plaindre : tu es
prolongée (l. 38-40), qui explique son caractère de
ennuyeux… (l. 8-9) ; arrive au drame... (l. 21-22),
jeune homme.
qu’est-ce que cela me fait ? (l. 34). à chacune de
3. le drame du héros ses interventions, le propos de raphaël reste en
le père de raphaël impose son autorité à tous les suspens (points de suspension). émile exerce dès
aspects de la vie de son fils : vie quotidienne (il me lors une fonction critique qui n’est pas seulement
logea…, l. 25-28), études (il voulait que je fisse mon négative : il libère raphaël de la tentation d’un
droit…, l. 28-30), contrôle permanent (mon père fastidieux récit-fleuve (pour ne pas abuser de
me demandait […] un compte si rigoureux, l. 32- tes oreilles, l. 11) ; il réoriente le récit dans le
33). à l’âge où s’éveille normalement le désir de sens du drame (l. 21) quand raphaël est tenté
liberté, raphaël est astreint à des lois du temps et par la nostalgie moralisante (belle vie dont les
de l’espace (l. 30-31) qui l’étouffent. dès lors son travaux…, l. 18-20) ; il réagit aux risques d’une
âme, loin de s’épanouir, végète dans la crainte et la confession égocentrique qui négligerait la situation
naïveté (l. 37-40). c’est ce conflit entre le désir et de communication (qu’est-ce que cela me fait ?,
la loi, cette impossibilité de se construire de façon l. 34). il permet donc au romancier de mettre en
autonome, qui peut déjà expliquer et le désespoir à scène à travers lui la figure d’un lecteur exigeant
venir du jeune homme (inadapté au monde), et le et rétif, ce qui contribue à la fois à l’économie et à
vœu démesuré d’un accomplissement sans limites la dynamique du récit : le lecteur réel, lui, ne peut
des désirs (compensation des frustrations passées). guère s’ennuyer !

L’objet d’étude au Bac n 103


conclusion : réponse à la question posée vivante (faite de sympathie et de tension mêlées)
le choix d’une forme dialoguée permet de relancer qui sert de relais à la communication auteur-lecteur,
l’intérêt narratif en conjurant tout risque de mono- de rendre vraisemblable l’analepse (ou retour en
tonie, de centrer le récit sur l’essentiel en rappelant arrière) en la mettant sur le compte des personnages
sa finalité, de l’insérer dans une communication de la fiction.

L’entretien
Groupement de textes : romans de formation ▶ p. 101

i. individu et ii. Narrateur et iii. réussite ou iv. La leçon de


société personnage échec ? l’expérience
A Tristan L’Hermite Le page au Narrateur = Échec de l’action Conscience des risques
chap. 1, service de son personnage atténué par les de la « friponnerie »
p. 22 maître (le page) mots

B Lesage Un apprenti Narrateur = impression de Leçon pratique plus


chap. 5, « voleur de grand personnage réussite, que morale (il faut être
p. 85 chemin » (Gil Blas) échec en réalité plus habile…)

C stendhal Un « fils de Narrateur ≠ Orgueil de « ce désert d’égoïsme


chap. 2, charpentier » personnage triompher d’un qu’on appelle la vie »
p. 33 confronté à l’ordre (monologue marquis, mais
aristocratique intérieur de Julien) pas d’espoir
d’ascension
sociale
D Balzac Le fils accablé par Narrateur secondaire Échec : l’absence Un anti-apprentissage
➤ « L’exposé », la loi du père = personnage de liberté, cause (« crainte »
p. 100 (récit dans le récit) d’une « longue et « naïveté »
douleur » maintenues)
E flaubert Frédéric témoin Narrateur ≠ Frédéric Fin de toutes les
chap. 5, de la répression personnage n’entreprend rien : illusions (de l’amitié et
p. 88 politique (focalisation interne ni réussite ni échec de la liberté)
sur Frédéric)
F vallès vingtras du côté du Narrateur = Réussite du Énergie de la jeunesse…
chap. 2, « Peuple », contre personnage passage à mais limites d’une
p. 44 l’ordre social et (Vingtras) l’acte : la réaction purement
politique « protestation » verbale
G Aragon Aurélien à l’écart, Narrateur ≠ Situation d’échec Leçon négative de
chap. 5, ignorant de la personnage larvé la guerre (« action
p. 91 politique et de la (focalisation interne (pas d’énergie ni imposée »)
société sur Aurélien) de volonté)

n Pour confronter les textes suivre. les autres héros sont plus contestataires, soit
qu’ils usent du mensonge ou du vol pour trouver
I. Individu et société
1. adaptation ou contestation ? un espace de liberté individuelle par la ruse et non
c’est avec résignation que Frédéric (e) et aurélien la soumission (a et B) ; soit qu’ils mettent toute
(g) subissent la société telle qu’elle est, telle qu’elle leur énergie à lutter contre l’oppression politique
s’impose à eux. le jeune raphaël (d) n’a pas le (vallès, F) ou la hiérarchie sociale (stendhal, c),
choix non plus quand son père lui dicte la voie à refusant toute fatalité de classe.

104 n 1re partie. Le roman et ses personnages


2. le poids de la hiérarchie volupté infinie, l. 19). sa réussite ici est intérieure :
la hiérarchie sociale existe bien sûr dans la société aris- elle tient à l’image qu’il a de lui-même. le jeune
tocratique de tristan l’hermite (a), mais l’écart entre vingtras (F), enfin, réussit à s’imposer comme acteur
un maître et son page est présenté alors comme naturel. politique par la parole et le savoir-faire : il prend
plus près de nous, à l’inverse, la société française de conscience (et fait prendre conscience à ses cama-
l’entre-deux-guerres que montre aragon (g) n’est plus rades) de la nécessité d’une protestation (l. 14), de
perçue comme hiérarchique par le personnage. entre l’intérêt d’une démarche À la chambre (l. 15), des
ces deux extrêmes, c’est l’extrait de stendhal (c) qui pouvoirs d’une déclaration adressée aux représen-
fait le plus nettement ressortir le poids d’une société tants du peuple (l. 25-26). même si cette action aura
fortement hiérarchisée qui n’est plus supportée par peu d’effets, le héros acquiert à cette occasion une
l’individu issu du peuple, après la révolution française compétence soudaine, comme par intuition : l’idée
(voir question 6, manuel, p. 34). m’est venue tout d’un coup (l. 16).
II. Narrateur et personnage IV. La leçon de l’expérience
3. dans les pensées du héros 7. la morale en question
le romancier fait partager les pensées et sentiments – la leçon qui pourrait paraître la plus morale est
du héros soit en lui déléguant un statut de narrateur trompeuse : l’extrait de vallès (F), dans ses limites,
au second degré (Balzac, d), soit en représentant semble célébrer les vertus d’une action désintéressée
son monologue intérieur par le discours rapporté en faveur de la justice et de la liberté d’expression ;
(stendhal, c), soit plus généralement en adoptant mais cette morale-là est niée par le régime et mène
son point de vue dans une présentation de l’action en ses acteurs en prison.
focalisation interne (Flaubert, e ; aragon, g). – les apprentissages sont plutôt négatifs, et condui-
sent les héros à suspendre tout jugement moral
4. un regard distancié
(leçons sans morale) : solitude forcée de raphaël
les narrateurs fictifs de tristan l’hermite (a) et de
coupé du monde (d), banalisation du meurtre en
lesage (B) ne cachent pas leurs maladresses passées,
temps de répression sous les yeux de Frédéric muet
qu’ils présentent avec humour (ingénuité du page ; gil
(e), irrésolution et ignorance d’aurélien qui ne sait
Blas objet de raillerie). le jeune vingtras (F) a une
plus discerner le bien du mal (g).
conduite moins risible, mais c’est sa naïveté militante
– et la leçon peut même paraître franchement immo-
qui est mise à distance en même temps qu’elle est
rale pour Julien (c), qui, devant une société égoïste
théâtralisée. le raphaël de Balzac (d) enfin, en tant
découvre que seul compte le rapport de force : chacun
que narrateur de sa propre histoire, souligne lui-même
pour soi (l. 9), tous les moyens sont bons… enfin,
la distance (l. 1) qui le sépare de son passé et qui lui
si le mensonge du page (a) et le vol de gil Blas
permet d’en avoir une vue synthétique.
(B) paraissent répréhensibles, ce n’est pas pour leur
III. Réussite ou échec ? immoralité mais pour leur inefficacité : chez lesage,
5. trois héros devant l’action ce sont les plus malhonnêtes, les brigands, qui ont
raphaël, Frédéric et aurélien sont tous trois passifs le dernier mot.
devant l’action, donc condamnés à l’échec ou à
8. visions de l’histoire
l’inertie. raphaël subit les contraintes de son père :
– les extraits de stendhal (1830) et de Balzac
dans cette période de sa vie qu’il évoque, il est
(1831) représentent une même « école du désen-
réduit à l’état d’objet et n’est pas sujet de l’action.
chantement », au lendemain de la révolution de
Frédéric est un pur spectateur de l’histoire : faute
juillet 1830 : les désirs de l’individu, qui a pris
de savoir ce qu’il veut et ce qu’il recherche dans
conscience de ses aspirations à la suite de la révolu-
cet épisode, le lecteur ne peut pas même le juger en
tion et de l’empire, se heurtent à une société sclérosée
termes de réussite ou d’échec. aurélien est marqué
et étouffante (représentée ici par l’autorité du père, là
par le passé de la guerre et reste sans volonté, sans
par les blocages sociaux de la restauration). d’où une
énergie, incapable d’agir.
vision pessimiste de l’histoire, qui semble échapper
6. prise de conscience à l’action et à la volonté des hommes.
le page (a) échoue dans les faits (la linotte ne parle – alors que raphaël (d) et Julien (c) critiquent et
pas), mais s’en tire par son esprit. Julien sorel (c) condamnent cet ordre des choses, ce n’est même plus
prend conscience de sa force : il se rend compte qu’il le cas chez Frédéric (e), spectateur d’une histoire qui
peut l’emporter sur son rival, un aristocrate (d’où sa se déroule hors de lui, lors du coup d’état de 1851 :

L’objet d’étude au Bac n 105


le point de vue de Flaubert est alors d’un profond et dénonce avec véhémence les décisions des lords
scepticisme. (l. 27-28, 33-34). il assume personnellement son
– vallès, en revanche, réhabilite une forme de volon- propos (je parle, l. 1 ; je dis, l. 2), se pose lui-même
tarisme : l’auteur s’engagera d’ailleurs lui-même dans en témoin (moi qui suis ici, l. 3 ; j’ai vu, l. 3, 32) et
la commune de paris. il représente ici en vingtras dit ouvertement son sentiment (j’ai horreur […] je
l’idéal d’une parole et d’une action qui tentent de les exècre, l. 42).
peser sur l’histoire. même s’il n’est pas dupe des l le rythme : alternance de phrases affirmatives
limites de ce type d’action, il croit à la possibilité construites sur le même schéma (un lieu/un fait :
d’un progrès social et politique. mais cette exalta- l. 15-20, 25-32) et de phrases interrogatives (ana-
tion de l’action individuelle relève d’une forme de phore : savez-vous… ?, l. 20-25), d’exclamations ou
« romantisme révolutionnaire » plutôt que d’une de constats brefs d’une part et de phrases plus amples
analyse rigoureuse de l’histoire d’autre part (rythme ternaire, l. 38-40) : le rythme
combine ainsi l’insistance (par les répétitions) et
l’émotion (par les ruptures).
Pour préparer l’écrit ▶ p. 102
l Faits et jugements : nombreux toponymes
(l. 7, 10, 16-18, 20-21, 23, 25, 27) qui garantissent
n travail préparatoire l’authenticité des faits rapportés (situations précises :
Question les mines, les fabriques, la pêche…) ; indices de
l But recherché : jugement : champs lexicaux de la misère et de la
– texte a : restituer une image vivante de la jeu- maladie, verbes exprimant la pensée (je ne trouve
nesse étudiante et de l’agitation politique sous la pas, l. 11-12), le souhait (j’aimerais mieux, l. 13-14)
iie république ; livrer à travers Jacques vingtras un ou le sentiment (j’ai horreur, l. 42).
autoportrait nuancé ; l la progression : 1) introduction : gwynplaine
– texte B : dénoncer les injustices sociales qui acca- va parler de ce qui se passe (l. 5-6), pour que tout
blent les misérables au profit d’une minorité de le monde le sache (premier exemple frappant qui
privilégiés ; retient l’attention, l. 3-5) ; 2) développement (l. 6-
– texte c : montrer les débuts de l’organisation 32) : les faits (drame économique et humain : accu-
ouvrière sous le second empire. mulation d’exemples particuliers) ; 3) conclusion
l discours et contexte (l. 32-42) : du particulier au général (ce qu’il faudrait
– chez vallès, vingtras répond à une demande faire, l. 37-38).
(et vous, vingtras ?, l. 10), et s’exprime par des
phrases brèves directement liées à l’action ; il n’a 2. dissertation
pas besoin d’argumenter : ses amis sont convaincus l problématique : une conception du roman comme
et luttent pour la même cause. fiction divertissante exclut l’expression des idées
– chez hugo, gwynplaine parle au hasard (l. 1) politiques ; une telle expression (discours sur le réel)
en accumulant les faits ; il prononce son discours n’est-elle pas contraire aux lois du genre (récit de
dans un cadre public et solennel (la chambre des fiction) ?
lords) ; mais c’est un réquisitoire qui n’a aucune l « l’expression des idées » : on peut comprendre
chance d’être entendu, puisque l’auditoire est aussi que l’exposé idéologique ou la thèse politique de
l’accusé (vous vous trompez […]. vous augmentez caractère dogmatique n’ait pas sa place dans le
la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse roman ; mais les « idées » peuvent « s’exprimer »
du riche, l. 34-37). de multiples manières (par le dialogue qui les met en
– chez Zola, étienne s’adresse à l’anarchiste sou- scène, par des personnages qui les incarnent, par la
varine, dans une conversation privée, pour lui vanter fiction qui les déforme ou les met en question, etc.).
les mérites de l’internationale à l’aide d’arguments en ce sens, l’expression des idées politiques n’est
précis (l’internationale : une organisation rigoureuse, jamais illégitime dans le roman.
donc efficace). l exemples : les idées politiques dans les lettres
Sujets d’écriture persanes de montesquieu (pour les lumières), dans
1. commentaire le maître et marguerite de Boulgakov ou vie et
l l’énonciation : gwynplaine prend l’auditoire à destin de vassili grossman (deux grands romans
partie (marques de la 2e personne, interrogations) russes publiés après la mort de leurs auteurs).

106 n 1re partie. Le roman et ses personnages


3. invention 2. la violence du feu : le bruit de la canonnade, les
l contexte : un autre lieu après le discours (salon, cadavres des habits rouges, les déplacements dans
antichambre, jardin…) ; imaginer le point de départ l’espace.
de la discussion : l’un des lords peut féliciter ou ➤ réalisme d’une scène militaire qui plonge le
critiquer un autre pour sa réponse publique pendant lecteur au cœur d’une bataille historique.
le débat à la chambre.
l discours indirect libre : texte c, l. 13-25 ; 3e per- ii. un point de vue situé (le regard de Fabrice)
sonne et concordance des temps au passé, mais 1. perceptions : sonores (le tapage, l. 7), visuelles
reproduction des paroles du personnage sans subordi- (les cadavres, l. 19 ; un blessé, l. 28-29 ; le général,
nation, à la différence du discours indirect. exemple : l. 36 ; ney, l. 50) ; choix de la focalisation interne
n’était-il pas dangereux, ce républicain qui… ? qui restreint la perspective.
l trois thèses possibles : 1) gwynplaine est un dan- 2. réactions : troublé (l. 2), peur (l. 10), scandalisé
gereux révolutionnaire qu’il faut exclure de la cham- (l. 11), frisson d’horreur (l. 20-21), curiosité (l. 39),
bre et condamner pour menées subversives contre le admiration (l. 51) ; un héros déconcerté, dans une
royaume ; 2) gwynplaine a raison quand il décrit l’ap- bataille incompréhensible.
pauvrissement du territoire : il faut, dans l’intérêt des ➤ plutôt que le déroulement d’une bataille, l’extrait
lords, repenser la politique économique ; 3) gwynplaine montre le cheminement d’une conscience à travers
a raison de signaler des injustices inacceptables : le ses découvertes successives.
devoir de la noblesse est de venir en aide aux malheu-
reux, quitte à restreindre son propre confort. iii. regards sur Fabrice (être ou ne pas être un
l le dernier mot : le discours de gwynplaine est
« héros »)
beaucoup trop radical pour convaincre ; la logique
1. le regard des autres : reproches du général (l. 1,
de l’extrait conduit à donner le dernier mot au repré-
6), ordre du maréchal des logis (l. 30-31), injure de
sentant du point de vue le plus nettement opposé.
son voisin qui le traite de bêta (l. 47) ; Fabrice est à
part, jugé comme un novice et un maladroit.
2. le jugement de l’auteur : un « héros » en porte-à-
corpus BAc faux (s’exprime en italien, l. 4 ; ne parle pas quand il
objet d’étude : faudrait, l. 8, et parle quand il ne faut pas, l. 39-44 ;
Le roman et ses personnages ▶ p. 104
compatit avec les victimes ennemies, l. 21-26 ; oublie
son devoir de soldat, l. 27-28) ; intervention ironique
Question du narrateur (nous avouerons…, l. 8-9) qui souligne
– texte a : procédés d’amplification, hyperboles, la naïveté du personnage (admiration enfantine,
personnification de l’épée, déréalisation de la scène l. 50), un rêveur confronté au réel.
de bataille et héroïsation de roland, opposition mani-
➤ le romancier prend un parti opposé à celui de
chéenne entre le bien et le mal g registre épique. l’historien en délaissant le regard panoramique
– texte B : focalisation interne sur le personnage, (les lorgnettes de l’état-major, l. 34) au profit du
cadre historique, détails horribles (les corps qui bou- point de vue limité d’un « héros » idéaliste bousculé
gent encore), vraisemblance psychologique dans le par le réel.
portrait du héros et la représentation de ses faiblesses
g registre réaliste. 2. dissertation
– texte c : comique du quiproquo, invraisemblance les raisons de ce choix dépendront de la visée de
de l’explication donnée en plein combat (l. 22-30), chaque auteur, donc du registre adopté. on pourra
détail trivial des lunettes, allusion plaisante à un distinguer (selon un ordre qui dépend de l’importance
règlement de la bataille (l. 37), rabaissement des accordée à chaque point) :
motifs de l’épopée (la mêlée, le duel, la vengeance…) – un intérêt réaliste : se rapprocher du vécu, de
g registre comique (parodique). l’homme « tel qu’il est », par opposition aux artifices
de l’héroïsation épique (voir stendhal) ;
Sujets d’écriture
– un intérêt comique : le décalage entre les mala-
1. commentaire
dresses du héros et le monde qui l’entoure est une
i. une scène historique (en direct de Waterloo) source d’effets comiques toujours renouvelés, si le
1. les forces en présence : Français et anglais, géné- but est de distraire et d’amuser (voir calvino) ;
raux et simples hussards, vision du maréchal ney. – un intérêt critique (polémique, politique, philoso-

L’objet d’étude au Bac n 107


phique…) : rabaisser la figure du héros, c’est rejeter l’admiration enfantine (l. 52) pour napoléon et son
les illusions idéalistes qui glorifient exagérément le entourage a pu être corrigée par une conscience plus
sujet humain, critiquer la tradition humaniste pour exacte de l’histoire ; on s’attend à un registre réaliste.
mieux faire prendre conscience de notre condition le récit au passé alternera avec des commentaires
(voir céline, voyage au bout de la nuit). le plus au présent.
souvent, l’effet réaliste et/ou comique sert cette
intention critique : le rabaissement du héros suscite – raimbaut narrateur : tenir compte des impressions
la réflexion. successives du personnage dans le texte (incertitude,
l. 1-9 ; surprise, l. 17-21 ; fureur, l. 31-34, 43-45 ;
3. invention impressions contradictoires de joie et de doute,
– Fabrice narrateur : avec le recul du temps qui a l. 59-64). avec le recul, il peut juger avec ironie sa
pu faire mûrir sa conscience du réel, après la défaite fougue et ses hésitations. mais la fantaisie du texte
qui a sonné le glas de l’aventure napoléonienne, de calvino permet de se libérer d’une vraisemblance
il peut « comprendre » ce qu’il ne comprenait pas psychologique trop scrupuleuse : on peut faire de
sur le moment, donc se juger lui-même en des raimbaut un grand seigneur satisfait de sa gloire,
termes proches de ceux du narrateur dans le texte qui transforme cette exécution pas très héroïque de
(distance ironique à l’égard de ses maladresses et son adversaire en haut fait d’armes – dans un registre
de son inconscience d’alors, fautes de jeunesse) ; toujours comique et parodique.

108 n 1re partie. Le roman et ses personnages


2e partie
la poésie

chants d’amour et de peine :


6 la poésie du xvie au xviiie siècle
Louise Labé mensonge et l’amant est loin. il y a quelque ironie
1 Sonnets ▶ p. 109
ici, de la part de la poétesse, à louer ce mensonge :
ce qu’elle veut réellement, c’est faire céder l’amant
et le faire revenir à elle.
Pour commencer
le cas de louise labé passionne toujours les milieux 3. le(s) destinataire(s)
universitaires : mireille huchon a défendu, dans un le jeu des adresses marque lui aussi les tournants
récent ouvrage, la thèse selon laquelle « louise labé » du poème : dans le premier quatrain, la poétesse
serait une invention d’écrivains lyonnais (entre autres s’adresse à son amant : s’en va vers toi […] se
de maurice scève). toute son œuvre deviendrait rendre (v. 4) ; dans les deux tercets, elle s’adresse
alors un jeu littéraire, renversant la perspective du au sommeil, à la nuit et au repos, leur demandant
discours amoureux habituel. si ces positions restent le bonheur que ne peut lui donner la réalité. on
discutées, il n’en est pas moins vrai que l’œuvre de remarque que la plupart de ces noms ou pronoms se
cette poétesse apparaît comme une tentative originale trouvent à une place forte dans le vers, à la césure
dans le paysage poétique du xvie siècle. ou à la coupe :
s’en va vers toi // incontinent se rendre (v. 4)
n Observation et analyse Ô doux sommeil, // ô nuit / à moi heureuse ! (v. 9)
1. un amour heureux ? Plaisant repos // plein de tranquillité (v. 10).
on observe, dans la progression du poème, une malgré l’adresse et l’éloge final, le début du poème
évolution du sentiment amoureux. le vocabulaire est là pour nous rappeler qui est le véritable destina-
employé est volontiers attaché, dans les quatrains, taire du poème et qui il s’agit de convaincre.
au champ lexical de la tristesse : triste esprit (v. 3),
aspiré (v. 6), si haut soupiré (v. 7), sanglots (v. 8). 4. les ruptures du sonnet
le deuxième quatrain offre en fait une transition vers le changement d’adresse et de ton s’opère dans
un état plus heureux, puisque le malheur est évoqué le poème des deux quatrains aux deux tercets : les
non au présent mais au passé. c’est néanmoins dans quatrains sont adressés à l’amant et marqués par le
les tercets que le bonheur mensonger, celui du rêve, ton élégiaque, les tercets sont adressés au sommeil
va pouvoir se déployer : doux sommeil ; nuit à moi et marqués par l’éloge. dans le début du poème, on
heureuse (v. 9), plaisant repos ; tranquillité (v. 10), observe une stricte égalité entre la phrase déclarative
bien (v. 13). et complexe et la strophe ; dans la dernière partie
surgit une phrase exclamative (v. 9) qui brise le
2. un éloge paradoxal ? rythme languissant du début et qui débouche sur des
l’emploi de la tournure exclamative, Ô doux som- phrases injonctives (impératifs v. 11 et 14).
meil, ô nuit à moi heureuse ! (v. 9), l’emploi de
l’adresse plaisant repos (v. 10), allié à des qua- 5. un je ouvert ou fermé ?
lificatifs mélioratifs (plein de tranquillité, v. 10), toute la tension du poème est bâtie sur l’opposi-
transforment ce poème, dans sa deuxième partie, tion entre l’esprit hors de [s]oi (v. 3), qui va vers
en un éloge du sommeil. mais il ne faut pas oublier, l’autre, et le bien mensonger dedans [s]on sein ten-
et c’est l’un des intérêts majeurs de ce texte, que dre (v. 5) ; entre l’ouverture à l’amant, l’expression
cet éloge est en lui-même un paradoxe : certes le de l’amour d’une part, et de l’autre côté le repli sur
sommeil apporte le bonheur, mais le sommeil est soi du rêve érotique : en faisant rimer songe (v. 11)

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 109


et mensonge (v. 14), le poème montre bien que le se chevauchent, celle du moi-bateau, gouverné par
à moi heureuse (v. 9) présent n’aura jamais la per- l’amour (mon seigneur, ou mieux mon ennemi, v. 4)
fection d’une relation véritable. en fait, la poétesse et les sentiments (pensers, prompts et mauvais,
cherche à envoyer trois messages à l’amant pour le v. 5), livré à l’ignorance (haubans las, / qui sont
convaincre de revenir : 1) elle pense à lui, même en tressés d’erreur et d’ignorance, v. 10-11), et celle
rêve ; 2) il lui a causé beaucoup de peine ; 3) elle de la tempête-émotion qui symbolise toutes les
préfère le mensonge avec lui que la vérité sans lui affections psycho-physiologiques ressenties par le
(même si le mensonge avec lui est moins fort que poète (vent humide, éternel, de soupirs, / d’espoirs
la vérité avec lui). et de désir, v. 7-8 ; la pluie des pleurs, la brume
des dédains, v. 9). le mouvement descriptif passe
n Vers le Bac (invention) du gouvernail, qui dirige le bateau, aux éléments
exemple de réponse en vers : qui le font se mouvoir, rames et voiles, pour se
tout aussitôt que je commence à mettre terminer dans l’armature de la nef, au sein même
dans le mol lit mon esprit, épuisé du bâtiment, avec ces haubans livrés irrémédiable-
Par la fatigue et par tes cris, usé ment à la peine. le dernier tercet évoque les deux
Par telle épître, suivie de telle lettre, absents, la raison et l’art (v. 13), pour mieux les
engloutir dans les flots.
le doux repos m’apparaît comme maître
2. la tempête dans les deux poèmes
et plus aucun désir n’est abusé
la tempête de pétrarque évoque l’amoureux aux pri-
Par tes appas : amour, parfois sensé,
ses avec un amour non partagé, qui le fait souffrir,
m’a libéré, sans onc me faire traître.
mais dont il ne peut se débarrasser puisque l’amour
etc.
a pris possession de lui. dans le poème de maurice
scève, on retrouve la même image du moi-bateau bal-
Pour aller plus loin
lotté par les flots (j’errais flottant parmi ce gouffre
pour réfléchir aux différences possibles entre expres-
amer, v. 3) et d’une tempête-émotion dangereuse
sion féminine et expression masculine de l’amour, on
pour le poète (où mes soucis enflent vagues profon-
pourra comparer ce poème d’une part avec des poèmes
des, v. 4), mais l’espoir y tient une grande place et
écrits par des hommes (➤ manuel, pétrarque, p. 110),
c’est la femme, par l’entremise de son nom, qui le
d’autre part avec des poèmes féminins (pernette du
communique (soudain au nom d’elle tu me réveilles,
guillet, ou louise labé elle-même : sonnets 3 et 12
v. 7). il y a un déplacement du poème de pétrarque à
par exemple).
celui de maurice scève puisque l’amour passe d’en-
nemi (texte a, v. 4) à sauveur (texte B, v. 8) : il prend
en quelque sorte la place des doux phares (v. 12) du
Pétrarque, Canzionere premier poème.
2 scève, Délie, objet de plus haute vertu
Allégorie de la tempête ▶ p. 110 3. le mouvement du texte b
on observe deux temps dans le poème de scève,
Pour commencer l’imparfait qui ouvre et ferme le poème et le présent.
pétrarque, bien que né deux siècles auparavant, va l’imparfait du vers 3 a un sens duratif assez clair :
devenir pour les poètes du xvie siècle le grand modèle il nous donne l’état dans lequel se trouve le poète
à imiter. c’est une forme (le sonnet) et une théma- livré continuellement aux flots. il s’oppose au
tique toutes nouvelles qui font alors leur apparition présent réveilles (v. 7) qui, lui, indique l’instanta-
après la période assez artificielle des grands rhé- néité ; mais il est intéressant de voir que le poète
toriqueurs. l’influence de l’italie renaissante n’est passe de errais (v. 3) à réveilles par l’intermédiaire
d’ailleurs pas seulement sensible dans les lettres d’enflent (v. 4), qui rappelle le vers 3 puisqu’il
mais aussi dans les arts (➤ manuel, château de s’agit d’un duratif, mais qui annonce le vers 7
chambord, p. 360). puisqu’il s’agit d’un présent. de même, l’imparfait
du dernier vers est en continuité avec le présent
n Observation et analyse réveilles puisqu’il évoque l’instantanéité, mais il
1. l’allégorie de la tempête chez pétrarque rappelle aussi les imparfaits errais (v. 3) et périssais
dans le poème de pétrarque, la tempête représente (v. 8). on observe donc dans le poème une tension
la peine amoureuse du poète. en fait, deux images subtilement tressée entre l’errance interminable du

110 n 2e partie. La poésie


poète et la soudaineté du réveil. cela est marqué avec. les deux poèmes divergent complètement
également par les mutations opérées sur la première dans leur signification, mettant en valeur l’un les
personne, qui passe de la place de sujet (même s’il peines de l’amour, l’autre l’espoir qu’il fait naître.
s’agit d’un sujet plutôt passif : j’errais flottant, v. 3) dans son style si personnel, si concis, si tendu, jus-
à la place de complément d’objet : tu me réveilles qu’à en être parfois obscur, scève marque aussi sa
(v. 7), me cornant les oreilles (v. 9), point ne me différence en décrivant en quatre vers une tempête
connaissais (v. 10). qui était évoquée en quatorze vers dans le poème de
son illustre prédécesseur.
4. les sonorités (texte b, v. 1-4)
ces vers sont certainement parmi les plus beaux de Pour aller plus loin
la langue française. ce qui frappe tout d’abord, c’est l autre allégorie de la tempête amoureuse chez ron-
l’emploi de voyelles nasales : vaguant (v. 1), vents, sard : sonnets pour hélène, i, 6 (dedans les flots
temps, Ondes (v. 2), flottant (v. 3), enflent, profondes d’amour je n’ai point de support…).
(v. 4), relayées par des consonnes, elles aussi nasales : l c’est valéry larbaud qui a contribué, en partie,
comme, mort, Mer (v. 1), parmi, amer (v. 3), mes à la redécouverte de maurice scève. on pourra lire
soucis (v. 4). la présence constante de la sonorité et faire lire ses pages enthousiastes dans ce vice
[a] pour soutenir ces nasales n’est pas pour rien non impuni la lecture. domaine français.
plus dans l’harmonie de l’ensemble. tout cela tend
évidemment à souligner les termes allégoriques que
sont vents et ondes, de même que la répétition de ronsard
la voyelle [u] (où ; soucis, v. 4) renforce gouffre 3 Sonnets pour Hélène ▶ p. 112
(v. 3).
5. décasyllabes Pour commencer
le rythme habituel du décasyllabe est 4//6. au vers 7, ronsard a beau constamment chanter l’amour, et ses
le rythme devrait donc être : soudain au nom // d’elle thèmes, comme ici l’amour éternel, ont beau revenir
tu me réveilles (v. 7) ; mais l’accent grammatical sans cesse dans son œuvre et dans celles de ses
concurrence l’accent rythmique pour donner plutôt : amis et contemporains, il n’a pas eu son pareil pour
soudain au nom d’el//le tu me réveilles (5//5). le introduire dans les sujets pétrarquéens une variatio
pronom elle est donc mis en évidence parce qu’il est prodigieuse. c’est ce qui fait tout le sel d’un poème
après la césure habituelle d’un rythme 4//6 alors que comme je plante en ta faveur…
grammaticalement il est attaché à nom ; ce déplace-
ment de l’accent est inattendu. ce n’est pas indiffé- n Observation et analyse
rent car il met en valeur la cause de ce réveil, c’est- 1. l’expression du temps
à-dire la femme aimée. dans le premier quatrain sont employés le présent
(je plante, v. 1), le futur (se liront, v. 2 ; croîtront,
6. le réveil du poète v. 4), et le passé (j’ai gravé, v. 3). cette valse des
le réveil du poète s’avère paradoxal car il ne ressem- temps montre le caractère intemporel, souhaité sinon
ble guère à un réveil normal. le poète ne reprend pas réel, de l’amour, d’autant que les noms gravés sur
ses esprits, ne revient pas à lui. les premiers vers le l’arbre vont croître au fil des ans. le présent qui
montraient environné par les soucis (v. 4), et donc ouvre le poème, allié au déictique cet, a une force
pleinement occupé de lui-même. le dernier vers, particulière : il plonge le lecteur dans le moment
après le « réveil », indique qu’il ne se reconnaît plus : de la consécration. de même pour les impératifs
le poète quitte ce qui l’attachait à lui-même pour se du deuxième quatrain ou des deux tercets (Favo-
réveiller à la femme aimée, qui seule peut le sauver. risez, v. 7 ; attache, v. 11 ; dis, v. 14) qui simulent
on voit toute l’importance ici du vers 7 et de la mise l’injonction. tout cela confère au sonnet et à la
en valeur rythmique du elle. chez pétrarque, il n’y célébration de l’amour une présence puissante et
a pas même ce réveil de l’espoir : le désespoir a le la promesse d’une vie éternelle.
dernier mot (v. 14).
2. les destinataires
n Vers le Bac (oral) dans le premier quatrain, le poète s’adresse clai-
nous voyons ici que scève se nourrit des images rement à la femme aimée : en ta faveur (v. 1), tes
pétrarquéennes (tempête, bateau, éléments allégo- honneurs (v. 2), nos noms et nos amours (v. 3). le
riques), mais qu’il sait s’en détacher et même jouer deuxième quatrain s’ouvre sur une apostrophe aux

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 111


Faunes (rythme 1/5 : Fau/nes qui habitez, v. 5), et les pasteur-poète qui compose des églogues et consacre
tercets sur une apostrophe au Pasteur (v. 9). la pre- l’arbre selon le rite antique. ce qui est intéressant,
mière destinataire reste présente en filigrane pendant c’est que ronsard n’écrit pas de bout en bout un
tout le poème, et il faut garder à l’esprit que tout ce poème à la virgile, mais qu’il entremêle réalité
qui est dit aux autres destinataires est dit aussi pour française et tradition bucolique. la terre paternelle
elle. le deuxième quatrain, malgré le changement (v. 5) et le loir (v. 6) viennent ici en contrepoint
d’adresse, reprend les thématiques du premier qua- aux évocations de l’antiquité, et l’alliance des deux
train : il s’agit de favoriser l’arbre planté aux vers 1-4 univers de référence donne un ensemble léger, subtil,
et de lui permettre, tel l’amour, de survivre éternel- à mi-chemin du réel et de la fantaisie.
lement : que l’été ne la brûle, et l’hiver ne la gèle
5. la figure du poète
(v. 8). l’idée du secours (v. 7) apporté à la plante
introduit l’idée d’une fragilité de la plante – et de le pasteur représente ici au sein du sonnet la figure du
l’amour – reprise dans les deux tercets, puisqu’il poète. c’est bien son double puisqu’il compose une
est demandé au pasteur d’écrire sur un tableau mes églogue (v. 10), de même que ronsard quelques vers
amours et ma peine (v. 12). la tonalité a changé, et si plus haut (v. 5-7). comme ronsard aussi il chante
les tercets fonctionnent sur le même type d’apostro- les amours et [l]a peine (v. 12) ; et le petit tableau
phe que le deuxième quatrain, on sent une mélancolie accroché au pin, n’est-ce pas le poème que nous
poindre. indirectement le poète demande à la femme sommes en train de lire et qui se perpétue d’année
aimée de supprimer ses peines d’amour. en année, de génération en génération ? c’est toute
la puissance du poète qui est même mise en avant
3. l’image du pin dans les derniers vers, puisque le pasteur consacre
l’image du pin est ambiguë. elle se prête à plusieurs la plante. le rythme du vers 14 met en évidence
interprétations. dans les deux premiers vers, l’arbre l’importance de la parole proférée, du dis qui établit
est associé directement à la femme aimée : en ta la gloire poétique et éternelle d’hélène : dis : /
faveur (v. 1), tes honneurs (v. 2). aux vers 3-4 une « ce Pin est sacré, // c’est la plan/te d’hélène. »
évolution se fait sentir, le pin en vient à représenter (1/5//3/3)
leur amour et le passage de la deuxième personne du
singulier à la première du pluriel est significatif : nos n Perspectives
noms et nos amours (v. 3). l’adresse aux Faunes, dès ronsard et le modèle antique
lors, est ressentie par le lecteur comme une demande on ne peut dire que ronsard est prisonnier, dans ce
pour favoriser l’amour des deux amants ; mais les sonnet, du modèle antique : il sait jouer avec lui, il
tercets introduisent un nouveau déplacement : l’arbre sait réintroduire certains thèmes et certains motifs
n’est plus que la plante d’hélène (v. 14), et le je ne sans pour autant en être réduit à la simple imita-
figure plus que sur un tableau attaché à l’arbre (à nos tion. tout le charme de ce poème vient peut-être de
amours, v. 3, répond le mélancolique mes amours l’heureux entremêlement des réalités françaises et
et ma peine, v. 12). le pin symbolise donc, au gré des références gréco-romaines (voir question 4). on
des sentiments optimistes ou pessimistes du poète, ne pourrait résumer ce poème en disant qu’il s’agit
tantôt leur bonheur à deux, tantôt la femme aimée d’un sonnet bucolique : c’est un de ses aspects mais
seule, laissant le poète souffrir à ses pieds (rime non le seul.
peine/hélène). il n’est pas indifférent que ronsard ait
choisi le pin, arbre mythologique pleinement ambigu, n Vers le Bac (oral)
puisqu’il est le fruit de la métamorphose d’attis, qui, il y a plusieurs moments rythmiquement intéressants
ayant refusé l’amour de cybèle, s’émascula, avant dans ce sonnet. au vers 5, l’adresse aux Faunes,
d’être transformé. notons aussi que cybelle (v. 1) à lors du passage au deuxième quatrain, est marqué
la rime évoque bien sûr la femme « si belle ». de manière puissante : Fau/nes qui habitez // ma
ter/re paternelle (1/5//2/4). c’est le changement
4. les références culturelles de destinataire qui est ici mis en valeur. une fois le
ces vers renvoient à la culture gréco-latine remise tableau champêtre lancé, le rythme devient d’ailleurs
en vigueur par toute la génération de la pléiade et régulier, apaisé :
plus précisément au genre bucolique (l’églogue du Favorisez / la plante // et lui donnez / secours
v. 10) illustré par virgile. nous avons ici des petits (4/2//4/2)
tableaux champêtres qui se succèdent avec ces faunes que l’été / ne la brûle // et l’hiver / ne la gèle.
qui doivent favoriser la plante de cybèle et avec le (3/3//3/3)

112 n 2e partie. La poésie


au vers 14, on retrouve un rythme 1/5 dans le pre- mais condamnant leur manque d’amour (il leur faut
mier hémistiche, qui met en valeur la parole sacrée et de l’amour autant que de beauté, v. 7-8).
poétique de consécration : dis : / ce pin est sacré // – dans un deuxième temps (3e quatrain), le poète
c’est la plan/te d’hélène. lui reproche, lorsque l’amour est possible (quand
je pense être au point que cela s’accomplisse, v. 9),
Pour aller plus loin de le différer (quelque excuse toujours en empêche
l’intérêt du recueil sonnets pour hélène est dans l’effet, v. 10), appuyant son argumentation sur la
sa variété. ainsi il serait bon, pour montrer toute la belle image de pénélope tissant sa toile (v. 11-12).
palette poétique de ronsard, de citer ou de donner – le quatrième quatrain introduit un reproche encore
à lire ni la douce pitié, ni le pleur lamentable… ; plus grave, qui remet en perspective les deux autres
adieu belle cassandre, et vous belle marie… ; le arguments : la maîtresse pourrait être tout simplement
soir qu’amour vous fit en salle descendre… ; ou prude, mais non, elle a trompé le poète en le laissant
encore quand vous serez bien vieille, au soir, à la croire à son bonheur (vous perdez votre gloire / de
chandelle… me l’avoir promis et vous rire de moi, v. 13-14).
3. la condition et l’ordre
Malherbe il est très significatif que, dans ce poème, les tour-
4 Poésies ▶ p. 113 nures de phrases les plus courantes soient l’or-
dre (Pensez de vous résoudre à soulager ma peine,
Pour commencer v. 3 ; avisez-y, v. 13), et la condition (s’ils font cas
rappelons les vers de Boileau (art poétique, i, de ma prise, v. 7 ; s’il ne vous en souvient, v. 15 ; et
v. 131-140) en hommage à malherbe, considéré par s’il vous en souvient, v. 16 ; s’il arrive autrement,
les classiques comme un poète fondateur : v. 19). le poète n’est pas dans la position de l’amant
enfin malherbe vint, et, le premier en France, éploré, demandant grâce à sa bien-aimée. son ton est
Fit sentir dans les vers une juste cadence, injonctif, impérieux. il exige, argumente, déduit.
d’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
et réduisit la muse aux règles du devoir. 4. un poème-procès
Par ce sage écrivain la langue réparée le poème s’apparente à un procès puisque, nous
n’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée. l’avons vu, le poète reprend, cas par cas, tout ce qu’il
les stances avec grâce apprirent à tomber, a à reprocher à la femme aimée. il instruit le procès de
et le vers sur le vers n’osa plus enjamber. l’amante, selon un schéma rhétorique bien repérable :
tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle nous avons l’exorde (1er quatrain), qui nous introduit
aux auteurs de ce temps sert encor de modèle. dans la thématique du poème (adresse à la femme :
beauté, mon beau souci ; menace de la quitter), l’en-
n Observation et analyse chaînement des arguments (2e, 3e et 4e quatrains), et
1. le titre du poème la péroraison (5e quatrain), qui tire la conclusion de
le titre semble bien conforme à l’ensemble du l’ensemble et annonce la fin imminente de leur rela-
poème. il affiche dès le début la décision de quitter tion si elle persiste dans cette attitude.
la femme aimée, décision qui réapparaît dans les pre-
5. les premier et dernier quatrains
miers vers : ou je me vais résoudre à ne la souffrir
le premier et le dernier quatrain menacent tous les
plus (v. 4), et qui conclut l’ensemble du poème : s’il
deux la femme aimée d’un départ : Pensez de vous
arrive autrement ce sera votre faute (v. 19). la raison
résoudre à soulager ma peine, / ou je me vais résou-
de ce départ de l’amant-poète semble bien aussi celle
dre à ne la souffrir plus (v. 3-4) ; s’il arrive autre-
évoquée dans le titre : elle lui a promis son amour,
ment ce sera votre faute, / de faire des serments
mais ne le lui a jamais véritablement donné : vous
et ne les tenir pas (v. 19-20). le premier quatrain
perdez votre gloire / de me l’avoir promis et vous
néanmoins a la forme d’une introduction au dis-
rire de moi (v. 13-14).
cours avec sa belle (mais inquiétante déjà) adresse
2. la progression des arguments initiale : beauté, mon beau souci, et cette image de
– le premier argument exprimé (deuxième quatrain) la femme changeante comme la mer. la menace du
stigmatise le manque d’amour de la maîtresse malgré dernier quatrain ne résonne pas de la même manière
sa beauté : le discours se focalise sur les yeux, célé- puisqu’elle vient après la somme des arguments por-
brant leurs attraits (vos yeux ont des appas… v. 5-6), tés à l’encontre de la belle : les serments (v. 20) dont

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 113


il est question prennent tout le poids de ce qui pré- Pour aller plus loin
cède. la menace répétée n’en est pas moins para- l ce texte a donné son titre à une nouvelle de valéry
doxale, puisqu’elle dit en substance : je vous aime larbaud, beauté, mon beau souci… larbaud, de
plus que tout et je souffre d’amour, mais je peux même que ponge (Pour un malherbe), est un grand
arrêter d’aimer et de souffrir. peut-on justement amateur de malherbe et a permis de redécouvrir son
arrêter d’aimer et de souffrir ? l’amant par la seule œuvre poétique et sa rigueur stylistique.
volonté peut-il se défaire de tels sentiments ? ; et si l on rapprochera ce texte de malherbe des deux
c’est le cas, aimait-il ? on perçoit ici tout le sel d’un pages où l’étude de ce poète est liée à l’approche
poème qui paradoxalement use de volonté et de rai- du classicisme (➤ manuel, pp. 386-387).
son pour des affaires laissées d’ordinaire au désor-
dre des passions.
du Bellay
6. un poème d’amour 5 Les Regrets ▶ p. 114

le poème ne se réduit évidemment pas à la mise en


procès de la femme aimée. sa richesse provient du fait Pour commencer
que nous avons aussi affaire à un poème d’amour et ce poème se construit sur la base de la formule
à un portrait de la femme. le premier vers du poème ubi sunt… ?, courante dans la poésie élégiaque (de
est justement célèbre avec son amorce en forme villon, « Ballade des dames du temps jadis » à
d’alliance de mots, qui unit déjà beauté et plainte, apollinaire, ➤ manuel, p. 118), mais il adopte des
mais qui met surtout la fascination pour les appas formulations plutôt abstraites : nous aurons ici une
(v. 5) de la femme au premier plan : beauté, mon liste non de personnes disparues, mais de sentiments
beau souci… la description de ses yeux aux vers qui ne sont plus.
5-6 enchaîne sur la même thématique, et la compa-
raison avec pénélope, même en forme de reproche, n Observation et analyse
n’est pas dévalorisante. 1. la forme interrogative
cette série de questions reprend la tradition du ubi
n Perspectives sunt… ? antique. nous sommes dans un poème du
souvenir mélancolique, du regret d’un passé révolu.
représentations poétiques de la femme aimée les questions sont avant tout rhétoriques : il n’y a
l’originalité de ce poème vient de l’image qui nous pas de réponses à apporter, sinon « ils sont enfuis ».
est donnée ici de l’amant. souvent le poète se décrit la forme interrogative est ici équivalente à la forme
comme énamouré, ne pouvant se détacher de la négative et elle dit la fin de la phase héroïque : mépris
femme, qui pourtant, en se refusant, le fait souf- de Fortune (v. 1), cœur vainqueur de toute adver-
frir. certains poèmes de ronsard peuvent être vifs sité (v. 2), désir de l’immortalité (v. 3), flamme au
à l’égard de la femme aimée, mais il y a toujours peuple non commune (v. 4).
à l’horizon l’espoir d’un rapprochement et surtout
l’impossibilité de ne pas aimer celle qui fait souffrir. 2. l’expression du regret
ce poème, en mettant en avant la volonté, la raison, ces vers expriment le regret du passé à jamais perdu
la décision, prend ses distances avec ses devanciers. et s’inscrivent ainsi dans la tradition de la poésie
l’amant n’est plus l’esclave de sa maîtresse, il lui élégiaque. le passé du poète se caractérise par une
pose un ultimatum, au terme duquel il aura la force idée de maîtrise, de volonté victorieuse : mépris (v. 1) ;
de la quitter s’il le faut. vainqueur (v. 2). on peut remarquer également que
ce n’était pas les muses qui faisaient danser le poète,
n Vers le Bac (dissertation) mais l’inverse : alors qu’en liberté / […] / je les
menais danser aux rayons de la lune (v. 6-8). s’ajoute
« amour raisonné » pourrait convenir assez bien à
à ce constat de maîtrise ancienne, un sentiment
ce type de poésie, qui met en rhétorique l’amour. la
d’élection : immortalité (v. 3), flamme au peuple non
constitution d’un discours si ordonné, la présenta-
commune (v. 4). le monde des rêves héroïques est
tion d’arguments comme dans un procès, le style
terminé pour le poète pris dans les tracas du monde
déductif de l’ensemble, donnent un cadre rigou-
diplomatique romain.
reux à une thématique plus généralement associée
à l’irrationnel. le poète se dit passionné mais il se 3. le rapport passé/présent
dit aussi tout à fait capable d’arrêter d’aimer : voilà on serait tenté de dire que les deux quatrains se
un amant plutôt singulier. situent dans le passé et les deux tercets dans le

114 n 2e partie. La poésie


présent, mais ce serait aller un peu vite. en effet, naient (v. 5-6). le « je » apparaît, dès le début des
en utilisant la forme interrogative, le poète se place tercets, dans une position de complément et bien
dès le début au présent, en nous disant ce qu’il n’y plus de serf : maîtresse de moi (v. 9), qui soulait
a plus dans son monde : las, où est maintenant être maître de soi (v. 10), qui m’ennuient (v. 11), de
(v. 1) ; mais évidemment cette plainte présente est moi […] s’enfuient (v. 14). les vers 12-13 réutili-
en relation directe avec un passé révolu, qui trouve sent le « je » en position sujet mais avec une moda-
sa pleine expression dans le deuxième quatrain avec lité négative pour dire la perte, la dépossession : je
l’évocation des muses, à l’imparfait : me donnaient n’ai plus (v. 12), je ne l’ai plus (v. 13).
(v. 6), je les menais danser (v. 8). au maintenant
6. d’une poésie à l’autre
de l’énonciation s’oppose ce moment du passé : au
soir (v. 5). ce sonnet, et ce n’est pas le moindre de ses charmes,
apparaît comme un art poétique. du Bellay nous
4. des quatrains aux tercets donne dans les vers 5-8 un aperçu fugace de ce que
la deuxième partie du sonnet (les deux tercets) son ancienne poétique était capable de faire, avec
reprend terme à terme les quatrains : nous sommes ce tableau vivant de la danse des muses. dans le
toujours au présent : Maintenant la Fortune est maî- reste du poème, il nous montre ce qu’est devenue sa
tresse de moi (v. 9), mais le poète, cette fois, nous poésie, centrée sur les regrets (v. 11), qui ont pris la
dit la présence déceptive de tout ce qu’il a toujours place des muses, et sur un style presque prosaïque :
fui, sans s’interdire parfois un retour vers le passé : de la postérité je n’ai plus de souci, / cette divine
qui soulait être maître de soi (v. 10). la deuxième ardeur, je ne l’ai plus aussi (v. 12-13). pour être plus
section du poème (les deux tercets) apparaît donc juste, on pourrait dire que sa nouvelle poétique des
comme une reprise litanique des éléments intro- regrets est faite de l’entremêlement des grâces du
duits dans les quatrains. du Bellay nous répète la passé et du prosaïsme présent.
même chose mais sous une forme cette fois affir-
mative. le retour de maintenant au vers 9 indique n Perspectives
clairement que nous reprenons le poème au début une écriture « simple » ?
(v. 1). au mépris de Fortune (v. 1) répond la For- l’écriture simple est visible ici dans le choix d’une
tune est maîtresse de moi (v. 9) ; à cœur vainqueur accumulation par liste : où est… ? où est… ? elle
(v. 2), mon cœur […] / est serf (v. 10-11) ; à immor- est visible aussi dans l’extinction de toute reformu-
talité (v. 3), postérité (v. 12) ; à flamme (v. 4), ardeur lation : à de la postérité je n’ai plus de souci (v. 12)
(v. 13) ; et aux muses familières (v. 6), les muses qui répond au vers suivant cette divine ardeur je ne l’ai
s’enfuient (v. 14). plus aussi, comme si le poète ne faisait même plus
la réponse se fait terme à terme, mais ne respecte pas l’effort de varier l’expression. le contraste est donc
les mêmes quantités. les quatrains avaient en effet d’autant plus fort avec ce bijou de poésie que consti-
permis au poète de ressusciter une scène bucolique tuent les vers 5-8 et le vers final, si élégiaque.
avec les muses (v. 5-8). dans la deuxième partie, les
muses n’occupent plus qu’un vers ; la pointe finale n Vers le Bac (commentaire)
n’en est que plus douloureuse. c’est le cœur, crédité les vers 5-8 sont parmi les plus connus de du Bellay,
d’un vers dans la première partie, qui a droit à deux mais on ne les apprécie pleinement que remis dans
vers dans la deuxième, le premier vers se présentant leur contexte et faisant contraste avec cette longue
d’ailleurs comme une répétition du vers 2 : et mon et répétitive liste de plaintes. tout d’un coup, la
cœur qui soulait être maître de soi, / est serf de mille poésie s’échappe, l’ardeur lyrique renaît et le poème
maux et regrets qui m’ennuient (v. 10-11). cette nous offre un petit exemple des talents passés (et
excroissance est d’autant plus importante qu’elle donc tout de même encore présents) de du Bellay.
fait surgir le titre même du recueil. l’image est saisissante, faite d’un mélange de fan-
taisie mythologique (les muses, la danse sous la
5. les variations du « je » lune) et de précisions topographiques (dessus le
dans les deux quatrains, l’expression de la subjec- vert tapis d’un rivage écarté, v. 7). nous sommes
tivité se réfugie dans le démonstratif ce (v. 1) avant dans un locus amoenus où l’harmonie est de rigueur.
d’apparaître dans l’évocation d’une première per- harmonie des sonorités d’abord, avec les sifflantes
sonne sujet : Je les menais danser (v. 8), sujet qui (où sont ces doux plaisirs, qu’au soir sous la nuit
retire de son action un plaisir : ces doux plaisirs, brune, v. 5), les nasales (les Muses me donnaient,
qu’au soir sous la nuit brune / les muses me don- v. 6) et les liquides (dessus le vert tapis d’un rivage

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 115


écarté / je les menais danser aux rayons de la lune, césure. suit la longue liste de participes évocateurs,
v. 7-8), sans oublier la voyelle [i] qui dissémine les qui enlèvent définitivement toute chair au vieillard :
doux plaisirs dans toute la strophe : plaisirs, nuit, décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé (v. 2). ce
liberté, tapis, rivage ; ou la voyelle [ü] qui annonce tableau mortifère culmine avec l’évocation de l’effroi
et reprend les muses : nuit, brune, muses, dessus, éprouvé par le poète lui-même face à son corps : je
lune. harmonie du rythme ensuite, avec des enjam- n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble (v. 4).
bements constants qui rendent le mouvement de la autre terme évocateur, le participe étoupé (v. 7), qui
danse et avec un rythme régulier, les vers 5-6 et 7-8 présente le vieillard déjà comme un mort, ce que
se répondant : confirme le vers 8 : mon corps s’en va descendre où
où sont / ces doux plaisirs // qu’au soir / sous la tout se désassemble. dépouillé, employé au vers 9, et
nuit brune (2/4//2/4) qui généralement a le sens de « privé de ses biens »
les mu/ses me donnaient // alors / qu’en liberté retrouve ici son sens primitif, « privé de toute chair ».
(2/4//2/4) aucun euphémisme, donc, dans cette évocation
dessus le vert / tapis // d’un rivage / écarté physique bien concrète de la mort qui vient.
(4/2//3/3)
je les menais / danser // aux rayons / de la lune ? 2. le champ lexical de la vue
(4/2//3/3) dans le premier quatrain, le poète se regarde et se
contemple déjà mort : je semble (v. 1), je n’ose voir
Pour aller plus loin (v. 4). le deuxième quatrain introduit l’idée que
l dans la tradition (voir horace, odes, i, 4), c’était l’œil du poète lui-même ne peut plus voir : mon œil
vénus qui menait danser les muses. ici, le poète rem- est étoupé (v. 7). c’est donc à l’ami qu’est confiée
place la déesse : sont ainsi soulignées son immortalité la vue dans les deux tercets : quel ami me voyant
et la dimension amoureuse de son inspiration (le (v. 9), œil triste et mouillé (v. 10). il y a un chan-
poète qu’il fut dans ses jeunes années, c’est le poète gement de perspective, au fur et à mesure que le
de l’olive). poète avance vers la mort : moins il peut voir, plus il
l notons aussi que dans la dédicace des regrets, provoque l’émotion dans le regard d’autrui.
du Bellay explique tout à la fois que la muse l’a
quitté (si je n’ai plus la faveur de la muse…) et que 3. le regard du poète sur lui-même
la muse l’aide à supporter son voyage : le poète porte sur lui-même un regard qui semble
la muse ainsi me fait sur ce rivage, extérieur. il se place en observateur de sa propre
[…] déchéance, utilisant un vocabulaire imagé qui le
Passer l’ennui de la triste saison, prive absolument de toute vie : décharné, dénervé,
seule compagne à mon si long voyage. démusclé, dépoulpé (v. 2). il a la faculté de s’effrayer
[…] de soi-même comme s’il regardait un autre homme.
d’elle je tiens les saints présents des dieux, aucun espoir de survie ne traverse ces premiers
et le mépris de fortune, et d’envie. quatrains où le vieillard fait déjà figure de mort : le
dieu de la médecine ne peut le guérir (v. 5-6). après
ce constat, peuvent commencer les adieux à cette
ronsard terre et à ses habitants.
6 Derniers Vers ▶ p. 115
4. le mouvement du poème
Pour commencer dans le premier quatrain, le poète semble se parler à
poème émouvant de l’homme face à la vieillesse et à lui-même. il est dans la solitude de la vieillesse, face à
la mort, ce sonnet fait partie d’un ensemble regrou- la mort. dans le deuxième quatrain, après l’évocation
pant les derniers poèmes écrits par ronsard. il ne d’apollon et d’esculape, il s’adresse directement au
s’agit plus de poésie galante, plus ou moins artifi- soleil : adieu plaisant soleil (v. 7). c’est la première
cielle, mais du poète face à sa dernière épreuve. phase d’un rapprochement progressif de la terre et
des autres hommes ; rapprochement paradoxal, car
n Observation et analyse le poète semble aller de la solitude à la société, alors
1. le tableau de la mort même que le mouvement le conduit aussi inexora-
dès le premier vers, avec le chiasme grammatical blement vers la mort. à cette première adresse font
(sujet-complément/attribut-sujet), les termes d’os en effet suite, dans les tercets, une évocation de
et de squelette se télescopent de part et d’autre de la l’ami et une deuxième adresse : quel ami me voyant

116 n 2e partie. La poésie


(v. 9), adieu, chers compagnons, adieu, mes chers n Vers le Bac (dissertation)
amis, / je m’en vais le premier vous préparer la toute mise en vers peut effectivement apparaître
place (v. 13-14). plus il avance vers la mort, plus il comme artificielle ; mais ce poème de ronsard
se rapproche de ses compagnons : c’est d’abord la nous offre l’exemple de vers directs, familiers, dans
prise de relais du regard (le poète ne pouvant plus leur syntaxe et leur vocabulaire : on peut penser
se voir, c’est l’ami qui le regarde), c’est ensuite la notamment à la liste du vers 2 : décharné, dénervé,
réciprocité des larmes (c’est l’ami qui pleure, mais démusclé, dépoulpé. la réalité n’est pas embellie,
ce sont les yeux du mourant qu’il faut essuyer), c’est elle est peut-être au contraire noircie à plaisir, tant
enfin la réplique finale, qui rappelle l’universalité de l’évocation mortifère envahit tout le poème pour
la mort. par la mort, ronsard ne se détache pas des mieux faire contraste avec la fin apaisée. l’évocation
autres, mais suit la commune loi du monde. de la mort dans les tragiques d’agrippa d’aubigné
5. la référence biblique aura aussi cet aspect de noirceur forcée, qu’il s’agisse
la référence aux paroles du christ est importante, des souffrances infligées aux protestants ou des
car le début du poème pourrait paraître comme une vengeances imposées par dieu aux catholiques.
évocation désabusée et effrayante de la mort. la
Pour aller plus loin
vision de la déchéance du corps donne une piètre
image de la vieillesse et l’insistance sur le sque- comme y invite la question « perspectives », il serait
lette sans chair pourrait déboucher sur une plainte bon de voir ce que la postérité a pu faire d’une telle
du poète. mais le poème progresse vers une autre inspiration. d’aubigné (➤ manuel, p. 120), bien que
issue : progressivement, le poète se rapproche des protestant, s’est toujours présenté comme un disciple
hommes et de la religion. il accepte la mort comme de ronsard, disciple dans sa poésie galante, mais
un phénomène naturel auquel sont appelés tous les aussi parfois dans sa poésie religieuse. voir aussi le
hommes, et notamment ces amis évoqués dans les romantisme macabre.
deux tercets. le dernier vers, tiré de l’évangile,
apparaît comme une pointe confiante, une acceptation
de la mort commune. dans l’évangile de Jean (14, lecture d’image
2-3), les paroles du christ, adressées à ses disciples Bruegel l’Ancien
juste avant la passion, sont même une promesse de 7 Le Triomphe de la mort ▶ p. 116
résurrection :
je vais vous préparer une place.
et quand je serai allé vous préparer une place, Pour commencer
je reviendrai vous prendre avec moi, cette œuvre est assez différente – même si l’ins-
afin que, là où je suis, piration « réaliste » est bien là – de peintures plus
vous soyez, vous aussi. connues de Bruegel. souvent, lorsqu’il représente
des scènes importantes de l’histoire ou du mythe,
n Perspectives la scène apparaît comme un détail dans la vie quo-
l’annonce d’un thème baroque tidienne des hommes (voir la chute d’icare). ici, la
ce poème nous éloigne beaucoup des grâces galantes mort, omniprésente, envahit tout le tableau.
du ronsard des amours ou du Joachim du Bellay
de l’olive. la pléiade nous a plutôt habitués à des n Observation et analyse
tableaux ensoleillés, pleins de charmes. mais, en 1. la représentation de la mort
vieillissant, ronsard avait déjà quelque peu changé ce tableau nous présente une série d’instantanés sur
ses thématiques. dans les sonnets pour hélène, il la mort. en haut, à gauche, des hommes sont prêts
évoque souvent son âge ou imagine la vieillesse de la à être noyés, l’un d’eux flotte déjà, le ventre gonflé.
femme aimée (quand vous serez bien vieille). ici, il à droite, des hommes sont pris dans des filets et
met en valeur l’aspect réaliste de la mort et annonce conduits vers le fleuve. une charrette roule sur des
en cela le mouvement baroque. nous retrouverons, personnages étendus au centre, tandis qu’un roi et
dans celui-ci, l’évocation insistante des décrépitudes un prélat agonisent au premier plan. on observe des
de la chair, dans le but de glorifier, par contraste, l’âme corps contorsionnés, forcés, emportés : représentée
et son aspiration divine. la pléiade, en renouvelant la par cette armée de squelettes dont la seule mission
poésie de langue française, a ouvert la voie tout à la semble être de supprimer toute vie sur son passage,
fois au courant classique et au courant baroque. la mort n’est pas paisible.

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 117


2. les personnages et la société déguisés, prenant la posture des vivants (au centre
Bruegel représente toutes les couches sociales. le squelette à cheval, en haut à gauche le squelette
nous avons un roi en bas à gauche, reconnaissable mélancolique) et des éléments satiriques (satire des
à sa couronne, son sceptre ou son manteau, un riches, des prélats…).
squelette tenant le sablier du temps et de la vie
l’assiste dans son agonie, tandis qu’un autre pille 6. les éléments religieux
un trésor qui ne sert plus ni au roi ni au prélat en on remarque trois crucifix en haut à droite de
bas à droite. celui-ci, reconnaissable à son chapeau, l’image qui, associés au cloître, donnent une forte
est accompagné vers la mort par un squelette qui coloration religieuse à l’ensemble. est-ce une pré-
ironiquement parodie ses attributs et sa posture. au sence ironique ? sûrement pas. et les croix sont les
centre de notre détail, des gens du peuple, artisans seuls éléments stables de l’ensemble du décor. elles
et paysans, reconnaissables à leurs habits simples rappellent que toute vie a une fin en ce monde et
et à leurs outils, tentent d’échapper à la charrette que la vraie vie, la vie en dieu, ne sera possible que
mortuaire. personne n’est épargné : le peintre nous dans l’autre monde.
enseigne que la condition sociale et la richesse ne
servent à rien face à la mort. 7. un tableau allégorique
si l’allégorie est la traduction d’une idée par une image,
3. la figure du roi
nous sommes ici pleinement dans le cas de l’allégorie
il est intéressant que soit représenté un roi dans cette représentant l’idée que nous sommes tous voués à
allégorie de la mort. couché, avec tous les attributs la mort, quelle que soit notre condition sociale. la
de la royauté, il est le symbole de la puissance mise composition du tableau, l’assemblage des différents
à bas par la mort. on ne le met pas à mort comme personnages, le jeu sur les objets et les détails forment
d’autres personnages, mais il agonise, et quand le un réseau « mécanique » d’éléments signifiants.
sablier se sera écoulé il mourra comme tout un cha- voir la belle définition donnée par thibaudet
cun : ne lui serviront à rien ses tonneaux remplis d’or de l’allégorie et du symbole : « de l’allégorie au
que l’on pille déjà. cette représentation du roi a une symbole il y a la différence du mécanique au vivant,
valeur d’exemple. il s’agit de rappeler aux plus puis- et de la symétrie à la souplesse. une allégorie est
sants que leur grandeur ne pourra rien pour eux quand l’expression d’idées par des images. un symbole
il s’agira de passer dans l’autre monde. donne au moyen d’images l’impression d’idées. »
4. le décor et les objets (le liseur de romans, « symbolisme et roman »,
paris, g. crès et cie, 1925, p. 55).
tout objet, tout décor, tout détail a ici une valeur
symbolique. les outils, les vêtements permettent
de reconnaître les professions ou la classe sociale n Perspectives
des uns et des autres ; le décor rappelle le monde bosch et bruegel devant la mort
qui est le nôtre, avec en haut à gauche une sorte on ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre
de cloître, mais déjà gagné par la mort puisqu’un ce tableau et ceux de Bosch. même représentation
crâne orne le sommet d’une colonne, tandis qu’un de la violence et des corps malmenés, même pré-
squelette tente de sortir d’un cadran. le monde sence parfois du burlesque au milieu de l’horreur,
quotidien des hommes est gagné irrémédiable- mais l’enfer de Bosch représente un autre univers
ment par la mort. et une autre leçon. il y a une différence entre repré-
5. le registre du tableau senter la condition de tout homme et représenter la
damnation éternelle des réprouvés. Bosch, plus que
nous sommes ici dans le registre tragique avec
Bruegel, est fasciné par les péchés capitaux et par
une prédominance constante de la fatalité de la
leur répression dans l’autre monde.
mort : armée de squelette présente à tous les plans,
dans tous les motifs, contraste de couleurs chaudes
(comme le rouge du manteau royal ou de l’habit du Pour aller plus loin
personnage au centre) et de couleurs froides (bleu on rapprochera ce tableau du poème de ronsard sur
de l’armure royale, du vêtement du personnage en la vieillesse (➤ manuel, p. 115) et des poèmes baro-
bas à droite, de l’eau du fleuve). mais s’ajoutent à ques (➤ pp. 371-373), en se demandant où la repré-
ce tragique des éléments burlesques, comme ces sentation de la mort est la plus efficace et la plus pro-
hommes en position ridicule ou ces squelettes parfois pre à toucher le lecteur.

118 n 2e partie. La poésie


saint-Amant 4. l’humour de l’autoportrait
8 Œuvres ▶ p. 117
si le poète se pose en homme mélancolique, il ne
le fait pas sans humour. tout l’épisode de la rêverie
Pour commencer (deuxième quatrain) contraste de manière amusante
représentation type du mélancolique, accoudé, avec ce qui précède et ce qui suit. Peine obstinée
les yeux songeurs : le tableau de codde, choisi en (v. 6) s’oppose à la rime avec autre destinée (v. 7) et
illustration, peut faire réfléchir les élèves à l’image la strophe culmine avec l’évocation d’une puissance
du mélancolique dans les arts. il faut rappeler que, impériale assurée (rythme 4/2//4/2 : me fait monter /
depuis l’antiquité, la mélancolie est associée au plus haut // qu’un empereur / romain), aux antipodes
génie, et qu’il n’est pas indifférent pour un poète de la position initiale du poète, assis sur son fagot, si
de se représenter en mélancolique. près du sol. nous sommes dans la rêverie hyperboli-
que, et même si la conclusion du poème est acerbe,
n Observation et analyse le ton de l’ensemble ne va pas sans un certain regard
1. les pensées du poète amusé sur soi et ses chimères.
le premier quatrain est centré sur l’expression de 5. la comparaison des vers 12-14
la tristesse : tristement accoudé (v. 2), cruautés de dans les vers 12-14, le tabac est mis sur le même
mon sort (v. 4). le deuxième décrit la naissance de plan que l’espoir ; nous avons un système de com-
l’espoir : me venant promettre une autre destinée paraison où les termes clés se répondent à la césure
(v. 7), avec la montée jusqu’à l’état d’empereur ou à la rime :
romain. le premier tercet présente une retombée de prendre du tabac // à vivre d’espérance
brutale dans la tristesse : en mon premier état, il car l’un n’est que fumée // et l’autre n’est que vent.
me convient descendre (v. 10), passer mes ennuis la comparaison est d’autant plus belle qu’elle fait
(v. 11). le deuxième tercet apporte une morale en relire le poème différemment lorsqu’elle survient.
forme de comparaison. il y a donc dans l’ensemble en effet tous les éléments étaient là pour préparer
du poème un retour cyclique à la tristesse. l’espoir l’image : la pipe était évoquée dès le premier vers
n’est qu’une échappée illusoire, qui très vite fait (juste avant l’arrivée du tristement) et la fin de
réapparaître l’état original du mélancolique. l’espoir (1er tercet) coïncidait avec la fin du tabac
2. l’impression de réalisme (rime cendre/descendre : mais à peine cette herbe
saint-amant est connu, beaucoup plus que pour est-elle mise en cendre, / qu’en mon premier état,
ses poèmes épiques, pour les quelques poèmes où il me convient descendre, v. 9-10).
s’exprime son goût du réalisme. des détails concrets
font entrer le quotidien dans ses vers : fagot ; pipe n Perspectives
(v. 1), cheminée (v. 2), herbe (v. 9), tabac (v. 13). le l’inspiration de saint-amant
premier quatrain surtout, s’il reprend la position type qu’il s’agisse des « goinfres », du « paresseux » ou
du mélancolique, la transpose dans la réalité du xviie de notre poème, on peut noter le goût pour le détail
siècle. nous sommes dans une maison, peut-être un réaliste : évocation du cabaret, du lit, des draps, des
cabaret, où le poète s’adonne au plaisir du tabac. les compagnons de fortune, etc. on peut néanmoins noter
détails permettent de donner de la consistance à l’uni- que si notre poème appartient à la même veine, son
vers de départ avant l’envolée rêveuse. aspect burlesque est moins prononcé : certes nous
avons l’évocation de l’empereur romain, mais le
3. l’expression de la tristesse comique est moins appuyé que dans : je rêve dans
la tristesse, nous l’avons vu, ouvre et ferme le poème. un lit où je suis fagoté, / comme un lièvre sans os qui
elle s’exprime dans le vocabulaire : tristement (v. 2), dort dans un pâté (« le paresseux »), ou dans : « Être
âme mutinée (v. 3), cruautés (v. 4), peine (v. 6), ennuis deux ans à jeun comme les escargots, / rêver en gri-
(v. 11) ; mais aussi dans l’image de la descente : après maçant ainsi que les magots / qui, bâillant au soleil,
l’envolée des vers 5-8, le premier tercet annonce une se grattent sous l’aisselle (« les goinfres »).
chute brutale dans la triste réalité : qu’en mon premier
état, il me convient descendre (v. 10). la place des ter- n Vers le Bac (invention)
mes est d’ailleurs choisie avec soin. tristement ouvre le les possibilités sont innombrables, dès lors qu’est
deuxième vers, tandis que l’on trouve à la césure ou à respectée l’alliance abstrait/concret et que la relation
la rime, dans les vers 3-4, des expressions évocatrices : établie est motivée par le texte. on peut imaginer
vers terre / âme mutinée, cruautés / sort inhumain. par exemple un poème centré sur la comparaison de

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 119


la pluie et de l’inspiration poétique, avec référence d’un exemple personnel passé : j’ai quelquefois aimé.
au mythe de danaé (recevant Jupiter transformé en on passe de l’injonction au témoignage, du général au
pluie d’or). particulier, du présent au passé. la première personne
réapparaît au vers 13. au vers 16, le complément me
Pour aller plus loin est associé au présent : nous sommes passés dans
lire l’autre poème de saint-amant figurant dans le une autre phase de la digression. les vers 17-19
manuel de l’élève, page 355. saint-amant retient l’at- sont saturés de la première personne (mon cœur ;
tention car sa muse est variée et ne s’interdit aucun sentirai-je ; m’arrête ; ai-je), contrairement aux vers
genre. c’est ce constant renouvellement qui fait aussi 6-13, orientés vers la femme aimée. en l’absence de
de lui un poète représentatif de la période baroque. tout objet d’amour, le poète semble en revenir à lui
et à sa solitude.

La fontaine 3. l’évocation de l’amour (v. 6-13)


9 Fables ▶ p. 118 dans les vers 6-13, nous sommes en pleine pasto-
rale, ou, pour reprendre un terme courant au xviie
Pour commencer siècle, en pleine « bergerie ». la Fontaine oppose des
partir d’une lecture intégrale de la fable des « deux lieux éminents (gradation depuis le louvre jusqu’à
pigeons » : montrer ainsi comment cette morale, la voûte céleste) à l’univers typiquement pastoral de
tout en confirmant l’apologue, se détache peu à peu son amour : bois (v. 9) ; lieux / honorés par les pas
de lui. la Fontaine peut apparaître, tout à la fois, […] / de l’aimable et jeune bergère (v. 9-11). le
comme un maître du genre argumentatif et comme jeu des vers est significatif. nous poursuivons sur
un maître de la poésie au xviie siècle. l’alternance stricte alexandrin-octosyllabe, de mise
depuis le début de la morale : seule petite infraction
n Observation et analyse aux vers 10-13, où l’on observe la forme alexandrin/
1. la morale de la fable octosyllabe–octosyllabe/alexandrin, pour permettre
la morale se trouve aux vers 1-5, juste après la fable sans doute le rapprochement, au centre de ces vers,
et juste avant la digression lyrique. même si la fable de la Bergère et du fils de cythère.
met en présence deux amis, la Fontaine étend sa
4. une représentation différente ? (v. 14-19)
morale aux amants, faisant de ce poème un poème
d’amour. la morale reprend ici un thème habituel de les vers 14-19 opèrent un nouveau décalage avec ce
la poésie amoureuse : les amants comme un monde qui précède, visible déjà dans le système métrique.
l’un pour l’autre (voir par exemple John donne, « the alors que nous avions jusque-là une alternance (à
good-morrow » : car l’amour, d’aimer voir toute une infraction près) alexandrin/octosyllabe, nous
autre chose empêche, / et change en un partout une nous trouvons face à un bloc de cinq alexandrins
petite chambre. / libre aux navigateurs d’aller aux et d’un octosyllabe. le hélas ! initial, suivi d’un
nouveaux mondes, / aux cartes de montrer monde futur, marque une nouvelle étape, même si, par la
sur monde aux autres, / nous, possédons-en-un, rime serments / moments, les vers 6-13 et 14-19
chacun a, est le sien – traduction Bernard pautrat). sont encore solidaires. nous sommes ici dans le
nous observons dans ces cinq vers une alternance monde de l’élégie, de l’amour perdu. l’accumulation
stricte alexandrin-octosyllabe, le recours à l’impé- d’interrogatives et d’exclamatives marque ce passage
ratif, ainsi qu’un rythme appuyé par la répétition à un moment plus douloureux de la méditation. le
de l’adverbe toujours et dominé par les groupes de poète est pris entre l’ancien amour vécu (semblables
quatre syllabes : moments, v. 14 ; objets si doux et si charmants,
soyez-vous / l’un à l’autre // un mon/de toujours v. 15) – et la réalité présente de sa vie sans amour
beau, (3/3//2/4) (ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?, v. 18).
toujours divers, / toujours nouveau ; (4/4) dans cette suite d’alexandrins, l’octosyllabe se déta-
tenez-vous lieu / de tout, // comptez pour rien / le che évidemment de l’ensemble et jette sa question
reste. (4/2//4/2) inquiète, en guise de pointe au poème : ai-je passé
le temps d’aimer ? (v. 19).
2. le tournant du vers 6
le vers 6 marque le début d’une sorte d’excroissance 5. morale et méditation personnelle
lyrique. le poète prend la parole pour ne plus la l’ensemble du poème se construit dans la tension
laisser. il illustre la morale (déjà illustrée par la fable) entre deux régimes de texte : un régime argumentatif

120 n 2e partie. La poésie


(celui de la fable et de la morale) et un régime lyrique. tragédie. on peut s’interroger sur ce phénomène et
la première partie (morale) appartient pleinement sur le déclin de la poésie au xviiie siècle.
au domaine argumentatif et délivre le message de l amants, heureux amants… a donné son titre à
l’apologue. la deuxième partie (v. 6-13) appartient l’une des plus belles nouvelles de valéry larbaud,
encore au système argumentatif (illustration par un entièrement fondée sur le principe du monologue
exemple de la morale, même système métrique), mais intérieur.
appartient déjà à l’autre régime, pleinement lyrique
(évocation des amours passées du poète). le poème
s’échappe vers autre chose puisqu’au toujours des du Bellay
vers 3-4 répond le quelquefois du vers 6. l’utilisation 10 Les Antiquités de Rome ▶ p. 119
du passé renforce encore l’idée que cet exemple per-
sonnel est aussi un contre-exemple puisque l’éternité
de l’amour est niée. dans la dernière partie du texte Pour commencer
(v. 14-19), on quitte totalement le régime argumen- du Bellay n’était pas un fervent défenseur de la
tatif pour se livrer à la seule méditation personnelle, translatio imperii (idée que l’empire du monde était
loin des assurances de la morale, puisqu’il apparaît échu dans l’histoire à telle ou telle civilisation qui,
en effet que l’amour ne peut indéfiniment survivre une fois effondrée, le transmettait à une autre) : il
et que l’homme est rejeté à la fin dans la vieillesse contestait à l’empereur du saint empire romain
et la solitude. germanique, tout autant qu’au pape ou au roi de
France, le droit de se prévaloir d’une quelconque
n Perspectives continuité politique avec la rome antique. en revan-
trois fables originales che, il défendait l’idée d’une translatio studii, voyant
ces trois fables ont toutes la particularité de posséder dans la France renaissante l’héritière des arts et des
une excroissance lyrique qui rompt avec la tradition lettres antiques.
de la fable. le schéma attendu est en effet « apolo- ce sonnet fait directement suite à un sonnet contes-
gue-morale » ou « morale-apologue ». la réflexion tant aux impériaux (germains) la succession de
personnelle, dans « la laitière et le pot au lait », l’imperium romain.
reste assez proche de la fable et semble se borner à
une illustration humoristique de la leçon. « le songe n Observation et analyse
d’un habitant du mogol » semble quant à lui plus 1. les étapes de l’histoire de rome
proche des « deux pigeons », puisque le fabuliste nous avons tout d’abord l’évocation des temps pri-
s’éloigne quelque peu du système argumentatif pour mitifs, avec les bergers (v. 1-4), puis l’évocation de la
faire part de son goût pour la retraite. royauté (v. 5-6) et de la république avec le consulat
(v. 7) et la dictature (v. 8). le premier tercet est
n Vers le Bac (oral) assez remarquable puisque nous avons en trois vers
il y a en effet deux poètes ici – et même trois, si l’on (v. 9-11) les origines, la naissance et la déchéance
ajoute le moraliste – : le poète jeune et le poète vieux. de l’empire romain. les vers 12-14 évoquent quant
le poète vieux revit avec plaisir, semble-t-il, son à eux la papauté et la mainmise progressive des
jeune temps, il ressuscite un tableau pastoral plein successeurs de pierre sur le gouvernement romain.
de fraîcheur. mais il ne s’abuse pas sur l’amour et
sur son jeune temps. il y a un regard sûrement un 2. le poète et la rome de son temps
peu amusé sur ces topoï amoureux (locus amoenus, les vers 1-4 lancent le poème sur un thème habituel
jeune bergère, rhétorique militaire pour parler de aux antiquités de rome : la déchéance de la rome
l’amour, etc.), mais il y a aussi une profonde mélan- antique. au présent de l’énonciation (tu vois, v. 1),
colie dans l’idée que tout cela est bien fini pour le rome n’est plus que ruines : monceaux pierreux ;
poète vieillissant. vieux murs (v. 1), palais usés par le temps (v. 3).
nous avons donc l’impression d’être dans un de ces
Pour aller plus loin poèmes où du Bellay fustige l’hubris de la rome
l lire les fables proposées pp. 285-287, et/ou impériale : et ces braves palais, dont le temps s’est
comparer cette fable avec les autres productions fait maître (à la césure les braves palais, à la rime
du xviie siècle, notamment celles de malherbe le terme de maître). notons néanmoins une variatio
(➤ manuel, p. 113). la poésie se réfugie finale- sur l’idée de vanité romaine : en aval nous voyons
ment à cette époque dans des genres connexes : fable, qu’il ne reste rien de la grandeur romaine, mais

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 121


en amont nous voyons aussi que rome, au départ, sur des thématiques habituelles et fait voir en amont
n’était rien : clos d’un lieu champêtre (v. 2), cassi- et en aval le peu de poids de la grandeur romaine.
nes de pasteurs (v. 4). nous sommes donc dans un système argumentatif et
descriptif qui va se muer en système narratif dès le
3. des pasteurs au pasteur
deuxième quatrain, prenant prétexte de l’évocation
le mot pasteur au vers 4 a le sens de berger, tandis des pasteurs primitifs. dès lors, tout va s’enchaîner
qu’au vers 13 il désigne le pape, qui, tel le christ, doit très vite : deux vers pour la royauté, deux vers pour
rassembler ses brebis. les signifiés sont différents, la république, trois vers pour l’empire, deux vers
mais du Bellay joue sur l’homonymie : la reprise pour la papauté (plus la pointe). l’empire a évidem-
du signifiant montre toute l’ironie de l’histoire, ment la part belle avec un tercet à lui tout seul (v. 9-
de la rome pastorale du plus lointain passé à la 11) qui montre ses origines et sa chute brutale :
rome papale d’aujourd’hui. le poème en revient à
qui, / fait perpétuel // crût en tel/le puissance,
son début : nous sommes partis des pasteurs pour
(1/5//3/3)
finalement y revenir.
que l’aigle / impérial // de lui / prit sa naissance :
4. l’image du pape (2/4//2/4)
entre les pasteurs (v. 4) et le pasteur (v. 13, voir mais le ciel, / s’opposant // à tel / accroissement
question 3), il y a à la fois différence et ressemblance. (3/3//2/4).
différence, car il s’agit bien du pape, et la rome que on remarquera surtout ici l’opposition entre le
du Bellay a sous les yeux est bien différente du monde sémantisme de la grandeur, rendu sensible par les
pastoral des premiers vers. ressemblance, car ainsi sifflantes (mots placé à la rime), et l’expression
il peut mettre sur le même plan l’habitant primitif de de l’adversité (premier hémistiche du vers 11). le
rome, qui servait dans le premier quatrain à rabaisser poème retourne au pasteur pour la pointe, mais toute
l’orgueil romain, et le « successeur de pierre », à qui la progression du poème – et de l’histoire – montre
du Bellay conteste tout droit à la succession de la que la grandeur romaine n’est plus et qu’elle ne
rome antique. le pape se trouve tout aussi étranger renaîtra pas du pape, qui se dit vainement égal à
à la grandeur romaine que le pasteur des premiers l’empereur. la vision de l’histoire est donc cyclique :
vers. ils sont, en amont et en aval, des preuves que puisque tout retourne à son commencement (v. 14),
cette grandeur n’est plus. il n’y a pas de progrès.
5. une représentation concrète de l’histoire
n Perspectives
romaine
dates de l’histoire de rome
l’une des gageures de du Bellay dans ce poème est de
devoir résumer l’histoire romaine en quatorze vers. il la fondation mythique de rome date de 753 av. J-c.
doit donc être efficace. pour cela, il faut utiliser des la royauté perdura jusqu’en 509, puis la république
éléments aisément reconnaissables, des synecdoques jusqu’en – 27. l’empire s’éteindra quant à lui défi-
et des métonymies qui auront statut de symboles. nitivement en 476. du Bellay, comme souvent dans
le laboureur (v. 6) est ainsi une image tradition- les antiquités, est ici dans l’abstraction. il retient
nelle du romain (encore sous la république : voir de l’histoire des principes et des régimes qu’il fait
cincinnatus), de même que le militaire (fer, v. 6). se succéder. ce qui lui importe, c’est l’idée d’une
les périphrases annuel pouvoir (v. 7) et pouvoir montée et d’une chute brutale de la puissance.
de six mois (v. 8) pour désigner le consulat et la
n Vers le Bac (commentaire)
dictature font également partie du fonds commun
reconnaissable par tout lecteur de l’époque. de même une seule grande phrase retrace des siècles d’histoire
pour successeur de Pierre (v. 12) et aigle impérial romaine. les connecteurs logiques utilisés servent à
(v. 10). cette dernière expression a d’ailleurs un lier entre elles les différentes étapes de cette histoire
double symbolisme, car elle représente tout à la pour en montrer la logique profonde. c’est d’abord
fois l’hubris de l’empire romain et les ambitions la succession pure et simple avec des conjonctions
de l’empire germanique. de coordination (et, v. 6, 8) ou des connecteurs
temporels (puis, v. 7). l’empire, par contre, est mis
6. la vision de l’histoire directement sous la dépendance de la république,
après la lecture du premier quatrain, rien ne peut avec une subordonnée relative, qui […] crût en telle
nous amener à croire que nous allons avoir un résumé puissance (v. 9), dont dépend une consécutive, que
de l’histoire de rome. le premier quatrain commence l’aigle impérial… (v. 10). l’opposition est marquée

122 n 2e partie. La poésie


nettement au vers 11 avec l’adversatif mais qui devoir, mais le récit s’achemine vers la victoire
annonce la chute de rome et l’arrivée d’un nouveau inexorable de la justice et de dieu : j’ai fui (v. 7),
pouvoir. j’ai fait un trou (v. 9), je m’enfuyais de dieu (v. 17),
j’ai été balancé des orages du monde (v. 20) sont
Pour aller plus loin à prendre tout à la fois dans un sens propre et dans
mettre en relation cette méditation sur l’histoire un sens figuré, tant cette période des guerres de
avec celle de l’empereur hadrien mis en scène par religion lie les deux. la répétition lancinante de
marguerite Yourcenar (➤ manuel p. 71). on s’inter- la première personne, souvent en tête de vers, et du
rogera sur les différences et les ressemblances entre passé composé, de même que la répétition de certains
ces deux représentations, d’une époque à l’autre, termes de vers en vers, tend à donner un rythme vif à
d’un genre à l’autre. ce récit d’une vie aventureuse : j’ai fui tant de fois,
j’ai dérobé ma vie / Tant de fois, j’ai suivi la mort
que j’ai fuie (v. 7-8).
d’Aubigné
11 Les Tragiques ▶ p. 120 3. le présent de la prière
les vers 1-6 sont au présent de l’indicatif (faut-il)
Pour commencer et du subjonctif : que le doigt qui émut cet endormi
le livre vi, « vengeances », après les livres « Feux » prophète / Réveille en moi le bien (v. 3-4). il s’agit
et Fers », qui évoquaient les martyres protestants, d’une prière adressée à dieu. rien n’est réalisé
montre comment dieu se venge des méfaits perpétrés encore, et le subjonctif est là pour exprimer ce vœu
depuis la création. ce passage constitue comme une et cette potentialité. les vers 39-42, contrastant avec
parenthèse autobiographique, d’aubigné y revenant l’ensemble du poème (utilisation constante du passé),
sur sa vie dissolue et sur son engagement. sont au présent (me lève, v. 39 ; m’anime, v. 40) et au
futur (n’aura, v. 41). nous assistons donc, au cours
n Observation et analyse de ce récit, au cours de ce cheminement erratique
1. un poème autobiographique ? du poète, à la réalisation de sa prière. au vers 39,
même si la définition de l’autobiographie se restreint d’aubigné est exaucé et dieu est présent à ses côtés.
généralement au récit en prose, nous sommes bien le présent de l’énonciation actualise l’action de dieu
ici dans un récit de vie, où le « je » est omniprésent. sur la conscience du poète.
après une introduction (v. 1-6), l’autobiographie
4. une situation saisissante
commence (v. 7), au passé comme il se doit : j’ai
fui tant de fois. le retour constant de la première les vers 1-6 et surtout 39-42 sont saisissants, car
personne en tête de vers, à toutes les étapes de cette d’une présence souhaitée de dieu (seigneur de part
vie qui suit la progression de celle de Jonas, est et d’autre de la césure au vers 1) nous passons à une
significatif : je m’enfuyais de dieu (v. 17), j’ai vu présence effective dans le poème. ils font vraiment
des creux enfers… (v. 19), j’ai été balancé des orages figure d’introduction et de conclusion, puisque d’un
du monde (v. 20), je me suis plu au fer (v. 23), j’ai côté comme de l’autre des termes se font écho : doigt
adoré lesrois (v. 25), j’ai été par les miens préci- (v. 3) et réveille (v. 4), auxquels répondent doigt de
pité dans l’onde (v. 27), j’ai fait des cabinets sous dieu ; me lève ; âme encore vive (v. 39). de même
espérances vertes (v. 31). d’aubigné se reproche que Jonas au cours de son parcours, d’aubigné se
d’avoir endormi sa conscience (mon cœur voulait redresse et se trouve prêt à accomplir la parole divine.
veiller, je l’avais endormi, v. 13) et de s’être livré au nous sommes ici dans le grandissement épique, avec
vice (goût pour la guerre, v. 21 ; goût pour la cour cette force surhumaine donnée soudain au poète
et ses vanités, v. 25). et avec cette invective finale à l’adresse de ninive,
promise à la destruction (v. 41-42).
2. le dynamisme du récit
l’action est à la fois celle du je en fuite (v. 7, 8, 17), 5. les figures de l’amplification épique
qui a cédé à la violence du temps (v. 22-23, 35, 38), le récit est dans le registre épique, sur un plan phy-
et celle de dieu qui a remis le poète sur le droit sique car il est question de combats réels, et sur un
chemin (v. 3-4, 17-18, 39-40). tout ce passage plan moral car le combat le plus important est celui
est mouvement : mouvement d’une vie agitée et de l’âme contre les séductions du vice. la métaphore
mouvement de l’âme. le pécheur qu’était agrippa filée du poète en Jonas contribue à donner à l’ensem-
d’aubigné ne cesse de fuir, tel Jonas, devant son ble une grandeur surhumaine. les principales étapes

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 123


du voyage de Jonas sont évoquées et rapprochées de l’épopée a la capacité d’accueillir une parole qui
celles du poète. mais ce sont surtout les répétitions surpasse l’humaine nature. hyperboles, oxymores,
de termes et la présence constante d’oxymores qui gradation mais aussi rythme, chez d’aubigné comme
montrent l’homme face à des conflits insolubles. chez vigny, permettent de toucher quelque chose qui
dans les vers 7-8 : j’ai fui tant de fois, j’ai dérobé est de l’ordre du mystère et que le simple langage
ma vie / tant de fois, j’ai suivi la mort que j’ai fuie, quotidien ne pourrait atteindre.
nous sommes en présence de répétitions (avec l’im-
pressionnant rejet de tant de fois) et d’apparentes Pour aller plus loin
contradictions : j’ai suivi la mort que j’ai fuie ; de l lire l’autre extrait des tragiques (➤ p. 373).
même aux vers 17-18 (où l’oxymore se double d’un d’aubigné s’impose de plus en plus comme l’un
chiasme) : mais il enfla la mer, / m’abîma plusieurs des grands poètes du xvie siècle et sa poésie,
fois sans du tout m’abîmer. chaque fois l’oxymore toujours vive, ne laisse personne indifférent.
n’est qu’apparent et le poète joue sur les deux sens l l’ironie de l’histoire veut que ce soit sa petite-fille,
des mots, un sens propre et un sens figuré, mais l’ex- mme de maintenon, qui ait poussé le roi louis xiv
pression ramassée est saisissante. les parallélismes à révoquer l’édit de nantes.
et oppositions sont aussi constants, dans la grande l sur le rapport entre poésie et autobiographie
tradition de la poésie épique : j’ai adoré les rois, ➤ corpus Bac, pp. 518-519.
servi la vanité (v. 25), mon cœur voulait veiller, je
l’avais endormi (v. 13).
chénier
n Perspectives 12 Iambes ▶ p. 122
le poète et le prophète
d’aubigné reprend nombre d’éléments de l’histoire Pour commencer
de Jonas : la fuite (je m’enfuyais de dieu, mais il la poésie du xviiie siècle, globalement, est pauvre
enfla la mer, v. 17), le monstre marin (j’ai été par en qualité. ici ou là, quelques vers de delille ou les
les miens précipité dans l’onde, v. 27 ; un monstre chansons madécasses de parny peuvent encore nous
de labeurs à ce coup m’a craché, v. 29), puis la charmer, mais le grand poète du xviiie siècle finissant
décision d’aller à ninive (m’anime à guerroyer reste andré chénier. plus que l’auteur des élégies,
la puante ninive, v. 40), avec l’indication du sac, on retiendra ici surtout le poète politique, qui, en
référence à la pénitence des habitants de la cité prison, prêt à mourir, écrit encore des vers.
antique. car, dans le texte biblique, ninive se repent
et dieu sauve la ville. d’aubigné modifie l’issue n Observation et analyse
de l’histoire, et dans sa lutte partisane contre les 1. un dernier poème
catholiques promet la destruction aux villes impies les quatre premiers vers, qui forment un quatrain
de paris et de rome. (rimes a/b/a/b), sont emplis de l’idée de mort prochaine,
avec la répétition de dernier (qui revient d’ailleurs
n Vers le Bac (dissertation) encore au vers 11) et avec l’idée de crépuscule
la poésie est liée depuis l’antiquité à la célébration (dernier rayon, v. 1 ; fin d’un beau jour, v. 2) où le
du divin : c’est alors un mouvement de l’homme beau jour représente la vie passée du poète main-
vers dieu que l’on observe, une montée au ciel tenant menacée. au pied de l’échafaud (v. 3), après
de sa prière. dans le même temps persiste l’idée les évocations très poétiques des vers 1 et 2, apporte
d’une inspiration venue d’en haut et guidant le le détail macabre, la réalité historique à laquelle le
poète dans ses écrits (idée reprise par d’aubigné poète est confronté. ce quatrain, qui ne cesse de
dans les tragiques et par les romantiques au xixe dire la mort imminente, s’achève par une phrase,
siècle) : le mouvement est alors celui de dieu vers qui prend la dimension du vers : Peut-être est-ce
l’homme. le poète devient le porte-parole de dieu, bientôt mon tour. tout le poème va tisser cette idée
l’annonciateur des choses à venir, le prophète des de la mort imminente et va l’amplifier. on remarque
temps modernes (on remarquera que le poème de la répétition de peut-être (v. 5 et 12), rythmant les
d’aubigné est à la fois prière vers dieu, v. 1-6, et deux mouvements d’amplification, le premier de
descente de dieu sur le poète, v. 39-42). c’est ce cinq vers (v. 5-9), le deuxième de vingt-quatre vers
qui incitera vigny à voir en moïse une figure du (10-24). ces deux mouvements imitent la fatalité
poète qui dialogue avec dieu (➤ manuel, p. 132). tragique, avec la montée en puissance de la phrase

124 n 2e partie. La poésie


à travers de multiples subordonnées ou participiales celle des condamnés eux-mêmes dans leur prison :
(avant que l’heure…, v. 5 ; avant que de ces deux Peut-être avant que l’heure en cercle promenée /
moitiés…, v. 10 ; escorté…, v. 14 ; ébranlant…, v. 15 ; ait posé sur l’émail brillant, / dans les soixante
où seul dans la foule, v. 16 ; aiguisant…, v. 17) et la pas où sa route est bornée, / son pied sonore et
chute brutale sur un vers mortifère : le sommeil du vigilant. de même, au vers 12, ce sont les murs
tombeau pressera ma paupière (v. 9), sur mes lèvres qui sont effrayés (à la personnification s’ajoute
soudain va suspendre la rime (v. 19). ici l’hypallage) et le tremblement des corridors au
vers 15 n’est certainement pas seulement physi-
2. Fonctions de la poésie que : ébranlant de mon nom ces longs corridors
le début du poème appartient à la pure tradition sombres. l’angoisse est aussi rendue par cette
poétique : rayon ; zéphyre (v. 1), lyre (v. 3) – le pre- couleur noire qui perce dans tout l’extrait, et qui
mier terme et le dernier d’ailleurs à la rime. ce pour- contraste avec le beau jour (v. 2), noir recruteur
rait être le début d’une élégie à la manière antique, des ombres (v. 13), corridors sombres (v. 15).
comme chénier en écrivit dans sa jeunesse. pourtant, notons aussi l’image touchante et maintes fois
au fil du poème, la poésie se transforme et la lyre évoquée du poète au travail, pouvant à tout moment
(v. 3) devient dards (v. 17) : j’erre, aiguisant ces être arrêté dans sa composition (v. 10-11, 17).
dards persécuteurs du crime (le vers est d’ailleurs
mis en valeur par un rythme particulier : 1/5//4/2). 5. l’ennemi
à cela une raison : ce texte est pris en tension entre la présence des dards au vers 17 nous invite à trouver
deux registres, un registre élégiaque qui développe une cible à ces vers vengeurs. le seul personnage
la thématique du chant du cygne et un registre polé- qui apparaisse est ce messager de mort (v. 13) qui
mique qui accuse les assassins. viendra lui annoncer sa condamnation. il s’agit de
l’homme chargé chaque jour de remplir les charrettes
3. l’alternance des mètres de condamnés. ce n’est pas cet homme en particulier
chénier opte pour l’alternance stricte entre alexan- que vise chénier mais, à travers les infâmes soldats
drin et octosyllabe. c’est d’ailleurs l’origine du titre (v. 14) qui servent le pouvoir, toute la machine
donné à ces derniers vers (l’ïambe désignait, dans la révolutionnaire qui est derrière, à commencer par les
tradition antique, un rythme fondé sur l’alternance Jacobins. il ne donne donc pas de détails précis sur
entre syllabe brève et syllabe longue). ce jeu sur ce messager mais au contraire en fait un symbole de
la versification permet au poète des effets impor- ce mal qui ronge la république (crime, v. 17). il est
tants. tout d’abord une dramatisation, qui serait qualifié de noir recruteur des ombres (v. 13, qui rime
moins forte sans cela. la chute de la subordonnée avec sombres), escorté d’infâmes soldats (v. 14), et
des vers 5-8, avec la personnification de l’heure, il s’oppose au poète, soutien du juste (v. 18).
peut ainsi s’achever sur un vers bref et frappant,
son pied sonore et vigilant, avant l’annonce de la n Perspectives
mort dans un bel alexandrin au rythme régulier : le contexte révolutionnaire
le sommeil / du tombeau // pressera / ma paupière le poème de chénier est volontiers abstrait et sym-
(3/3//3/3). notons d’ailleurs un effet supplémen- bolique, mais certaines réalités percent et donnent
taire avec le dépassement de la phrase sur le qua- son corps à tout ce poème : il y a les échafauds (v. 3),
train suivant : en effet le vers 9 appartient par la la promenade en rond des condamnés, évoquée à
rime à l’ensemble formé par les vers 9-11. la mort travers l’image du cadran, les annonces quotidiennes
surviendra aussi brutalement que ce vers, tout à la de condamnations (v. 13-15), les liens qui attacheront
fois attendu après la subordonnée des vers 5-8 et le poète (v. 20). tous ces éléments rappellent la vio-
inattendu à cette place. lence exercée par le régime de la terreur. chénier est
exécuté à la veille du 9 thermidor (27 juillet 1794),
4. les figures expressives qui marque la chute de robespierre et le retour à une
syntaxiquement, chénier utilise l’art de l’am- république modérée.
plification et use de subordonnées multiples
pour restituer l’attente horrible qui est celle du n Vers le Bac (invention)
condamné (voir question 1). cette terreur est exemple d’une séquence dialoguée prenant appui
rendue aussi grâce à la personnification : l’heure, sur le texte de chénier :
dans les vers 5-8, se promène sur le cadran et cette a. : ce poème de chénier, mon ami, c’est de la lit-
promenade n’est pas sans en évoquer une autre, térature, rien que de la littérature. cette image du

6. chants d’amour et de peine : la poésie du xvie au xviiie siècle n 125


poète tenant sa plume et manquant de ne pas finir que chénier contre robespierre, l’homme face à la
son poème, de l’artifice tout cela ! mort, qui rôde, noire, derrière chacun de nous.
b. : tu ne peux nier qu’il ait été arrêté, condamné et
guillotiné. il était dans une position où l’on met de Pour aller plus loin
côté la pose littéraire. l’une des grandeurs des iambes lire, du même chénier, l’ode à charlotte corday
est justement de montrer le poète au travail, jusqu’au (la meurtrière du révolutionnaire marat), pour faire
dernier moment, jusqu’à l’appel final. prendre conscience des tensions extrêmes entre
a. : mais ces « zéphyres », ces « lyres », ces comparai- partis en ce temps révolutionnaire :
sons, ces personnifications… on attendrait un récit « non, non, je ne veux point t’honorer en silence,
plus abrupt, moins travaillé. toi qui crus par ta mort ressusciter la France,
b. : le travail poétique n’est peut-être pas là pour dire et dévouas tes jours à punir des forfaits.
le réel mais pour dire l’essentiel. au bout du compte, le glaive arma ton bras, fille grande et sublime,
les réalités de la révolution ont peu de place dans le pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime,
poème : quelques notations ici ou là. ce qui retient quand d’un homme à ce monstre ils donnèrent les
l’attention, c’est l’homme juste face au crime plutôt [traits. »

126 n 2e partie. La poésie


poésies du Moi,
7 des romantiques à baudelaire
Lamartine d’une musique persistante (répondu, v. 12), laissant
1 Méditations poétiques ▶ p. 125
entendre que la mort donnera malgré tout naissance
à une musique éternelle.

Pour commencer 4. poète actif ou passif ?


les méditations poétiques ont marqué plusieurs le poète apparaît d’une étonnante passivité. trois
générations de poètes. mais il ne s’agit pas de voir occurrences du pronom de la première personne sujet
dans ce recueil des innovations formelles : lamartine suffisent : je vous dois (v. 2), je voudrais (v. 5) et
est un versificateur qui s’inscrit dans la continuité du enfin moi, je meurs (v. 15) qui indique que la mort
xviiie siècle. ce sont surtout le souci de l’harmonie est bien la seule action dont le moi soit ici l’acteur.
et l’analyse des sentiments intimes qui ont permis le partout ailleurs dans le poème, c’est le pronom
succès de l’œuvre et la consécration de son auteur. complément qui domine, suggérant une passivité du
poète face aux effets du temps : Peut-être l’avenir
n Observation et analyse me gardait-il (v. 9), m’aurait répondu (v. 12). c’est
1. nature et saison bien un sujet pris au piège du temps qui semble ici
le poète se dit au bord de la mort : moi, je meurs l’emporter.
(v. 15). en ce sens, la saison correspondant à son état 5. structure du poème
psychique est bien celle qui précède l’hiver, symbole les différents types de phrases (voir question 2) le
de mort. le poète joue cependant sur les ambiguïtés montrent : le poème progresse peu à peu vers une
d’une saison faite de lumière (v. 3) et inondée de forme de mort. d’abord souhaitée (je voudrais main-
soleil (v. 4-14) : l’automne a beau présenter les tenant, v. 5) ou retardée, celle-ci semble se réaliser
prémices de l’hiver (la fleur tombe, v. 13), il n’en est enfin dans la dernière strophe sur le mode d’une
pas moins une belle saison (v. 4). de même, la mort affirmation dans laquelle le je devient redondant
du poète est l’occasion d’un dernier chant, sans doute (moi, je, v. 15). mais cette mort est malgré tout
à la fois le plus triste et le plus mélodieux (v. 16). accompagnée de phénomènes sensoriels qui permet-
d’où une utilisation des figures d’opposition et de tent de garder espoir : après les parfums et les goûts,
parallélisme qui exploitent à plein le paradoxe d’une c’est la musique qui clôt le poème, lui permettant de
saison et d’une situation entre la vie et la mort. résonner durablement. après une introduction qui
2. les types de phrases pose le problème (je vous dois une larme, v. 2), et
les trois premières strophes soulignent la grande deux strophes qui interrogent les tensions entre la vie
émotion du poète, entre la vie et la mort. on y trouve et la mort, la quatrième strophe ouvre l’espoir d’une
des phrases exclamatives qui insistent sur la vitalité poésie éternelle, dont les sons résonnent encore, bien
encore présente : l’air est si parfumé !… (v. 3-4), après la mort du poète (ce son triste et mélodieux,
je voudrais maintenant… ! (v. 5-6). s’y rencontrent v. 16, est une comparaison permettant de mieux
également des phrases interrogatives qui annoncent comprendre la mort de l’individu).
la mort et son étrangeté, toutes articulées autour de
l’anaphore de Peut-être… ? (v. 8, 9, 11). la dernière n Vers le Bac (commentaire)
strophe présente une mort acceptée et comme déjà un relevé des différentes fonctions de la première
réalisée, par l’intermédiaire de phrases affirmatives : personne dans le texte permet de classer deux grandes
moi, je meurs (v. 15). occurrences : un moi sujet et un me objet. on notera
l’impuissance du moi à être sujet de verbes d’action :
3. les mots à la rime le verbe est parfois réduit au conditionnel (je voudrais,
les mots à la rime montrent la tension d’un moi à la v. 5), ou conjugué aux temps du passé (je buvais, v. 7),
limite entre la vie et la mort. aussi tombeau rime-t-il quand il ne marque pas explicitement l’ignorance
avec beau (v. 2-4), lie avec vie (v. 5-7), adieux avec (j’ignore, v. 11). c’est bien un je objet qui l’em-
mélodieux (v. 14-16), etc. le sentiment de la perte porte ici, le moi se diluant même à la fin du poème,
(perdu, v. 10) se trouve étroitement associé au thème remplacé par mon âme (v. 15), plus abstrait.

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 127


Pour aller plus loin le poème en donnant à la rêverie sur la femme d’un
la lecture d’autres poèmes de lamartine est vivement autre temps (strophes 2 à 4) une dimension réelle
conseillée. dans les méditations poétiques, « le qu’elle n’a pas.
désespoir » et « l’enthousiasme » rappellent cette
2. le paysage et sa signification
tension qui construit l’individu ; « la Foi » et « la
prière » suggèrent par ailleurs des remèdes à cette hölderlin fait de l’élément aquatique (ruisseau, v. 9 ;
tension : c’est avec la figure de dieu que l’homme fleuve, v. 10) le cœur de son poème. nerval opte
romantique pourra chercher des réponses à ses maux, pour sa part pour un château médiéval, symbolique
conscient qu’une force supérieure le dépasse. sur ce d’un monde ancien (v. 14), et pour une fenêtre en
point, voir la récente préface d’aurélie loiseleur aux particulier. l’eau qui coule est pour hölderlin un
méditations poétiques (le livre de poche, 2006). moyen de dynamiser la problématique du temps : le
temps est comme un fleuve qui s’écoule vers l’em-
bouchure et dont la mémoire peut remonter le cours,
Hölderlin, Odes en quête du pays (v. 3) clos de l’origine, entouré de
2 Nerval, Odelettes montagnes (v. 12-13). le château est aux yeux de
Paysages du Moi ▶ p. 126 nerval le symbole à conserver d’époques révolues
dont il faut faire mémoire ; le coteau vert (v. 8),
Pour commencer les grands parcs (v. 11) et la rivière […] qui coule
sans être tout à fait contemporaines, ces œuvres entre des fleurs (v. 11-12) achèvent de composer
empruntent un même genre poétique : l’ode une harmonie onirique et mythique : c’est le locus
(➤ manuel, pp. 192-193). il est possible de revenir amœnus d’un paradis perdu.
sur la notion de genre poétique à partir du sonnet,
3. place et rôle du conditionnel
connu de tous. on remarquera les différences entre
les amples strophes de l’ode traduite de l’allemand, les deux poèmes s’ouvrent sur un conditionnel
dont l’aspect graphique retient l’attention, et le à valeur de souhait : j’aimerais revenir au pays
rythme plus léger et plus humble de l’odelette en (texte a, v. 3), il est un air, pour qui je donnerais
décasyllabes. attention enfin aux difficultés propres à (texte B, v. 1). toute la suite des poèmes est donc un
l’exercice de la traduction (texte a) : ce ne sont donc développement à partir de ce conditionnel initial, une
pas les jeux de sonorités qui seront à exploiter dans sorte de broderie autour d’une rêverie qui semble se
le cadre de l’explication, mais bien plutôt le mode concrétiser (emploi du futur chez hölderlin ; je crois
de traitement d’un sujet : la nostalgie, ou du moins voir chez nerval, v. 7). le moi romantique apparaît
la prise de conscience du temps qui passe. ainsi comme un moi incapable d’agir mais enfermé
le poème de nerval, après une première publication dans ses rêves et ses souvenirs, passif face au temps
en 1832, a connu de nombreuses variantes. la ver- qui passe. le sujet romantique est un sujet rêveur,
sion reproduite dans le manuel est celle des annales qui se rêve actif mais demeure passif.
romantiques de 1835, qui figure dans l’édition de la 4. l’enchaînement des strophes
pléiade (nerval, Œuvres complètes, i, gallimard,
dans les deux textes, l’emprise du souvenir se traduit
1989).
par l’unité des deux strophes centrales, qui ne forment
n Observation et analyse qu’une phrase. chez hölderlin, cet encadrement
1. le poète et le passé du pays intime et originel est assuré en outre par
les deux poèmes sont ancrés dans le passé. après la symétrie entre les strophes 2 et 5 (apostrophe Ô
une courte mise en situation dans le présent dans vous, v. 5, 17) et entre les strophes 1 et 6 (autour de
la première strophe (j’aimerais revenir au pays, l’opposition entre joie et douleur).
texte a, v. 3 ; il est un air […] qui pour moi seul les deux poèmes suivent une progression à peu près
a des charmes secrets, texte B, v. 1-4), le passé identique, suivant un regard de plus en plus précis,
envahit les deux poèmes, fait tantôt des souvenirs du décor aux êtres qui l’habitent. chez hölderlin, les
personnels du poète (jadis, texte a, v. 5), tantôt des rives (v. 5) laissent la place au ruisseau (v. 9) puis
rêveries lointaines d’un moi en quête d’exotisme à la maison de la mère (v. 13) et enfin aux frères et
et d’histoire (de deux cents ans, texte B, v. 6). les sœurs (v. 14) qui y vivent. chez nerval, la progres-
souvenirs pèsent donc plus chez hölderlin, malgré sion conduit du coteau vert (v. 8) à un château de
une réelle force du souvenir aperçue dans le dernier brique (v. 9) et enfin à une haute fenêtre (v. 13) où se
vers de nerval : je me souviens ! (texte B, v. 16) clôt découpe une silhouette féminine. le souci du détail

128 n 2e partie. La poésie


accompagne le travail de la mémoire. le moi semble en arrière de l’opération mémorielle et la projection
ainsi rechercher et retrouver les sources profondes dans l’avenir du texte produit.
et mystérieuses de son être.

n Perspectives Hugo
le genre de l’ode
3 Les Feuilles d’automne ▶ p. 128

dans son dictionnaire de poétique (lgF, le livre


de poche, 1993), michèle aquien date la naissance Pour commencer
de l’ode, entendue comme une « chanson » ou un souligner à propos de ce poème le lien étroit qui unit
« chant lyrique », de la fin du xve siècle. reprenant l’histoire et la poésie lyrique romantique. rappeler
cette forme de la renaissance, hugo en fait le par quel(s) régime(s) furent marquées les différentes
poème lyrique par excellence, comme l’indique sa générations romantiques, à l’aide de la chronologie
préface des odes et ballades de 1822 : « c’était page 47 du manuel.
sous cette forme que les inspirations des premiers
poètes apparaissaient jadis aux premiers peuples. » n Observation et analyse
la valeur lyrique du poème de hölderlin ne fait pas 1. l’enfant et sa mère
de doute : les adresses lyriques répétées (Ô vous, la mise en page est nette : deux moments structu-
v. 5, 17), l’allusion à la berceuse (v. 19) et le choix rent le texte. dans le premier domine la troisième
de la mise en page jouent ainsi en faveur de l’ode personne : naquit […] / un enfant sans couleur
lyrique. nerval choisit quant à lui le titre d’odelettes. (v. 7-8) ; dans le second règne le moi, introduit par
il s’agit de poèmes courts, de formes variées, toujours les deux syllabes en tête du vers 15 : c’est moi. le
composés de plusieurs strophes. la tonalité lyrique lecteur voit passer ce moi de l’état de graine (v. 6)
y est donc atténuée, plus discrète et plus intime. à celui de nourrisson à peine sorti du ventre de sa
mère, encore sans couleur […] et sans voix (v. 8),
n Vers le Bac (dissertation)
puis à l’état d’enfant allaité (v. 17). c’est ici que la
dans les deux poèmes proposés, le moi exprime ses
mère joue un rôle central : sans elle, l’enfant privé de
sentiments face à une altérité qui prend le visage
soins aurait décédé, abandonné de tous, excepté de
de frères et sœurs aimants (texte a, v. 14) ou d’une
sa mère (v. 10). ange protecteur (v. 19), elle prodigue
dame, à sa haute fenêtre (texte B, v. 13). isolé, soli-
un amour nourricier qui rend possible une seconde
taire, le sujet lyrique cherche à comprendre qui il est
naissance du poète (v. 17-18).
à travers les autres, afin d’aboutir à une conclusion
qui fasse de lui un réel sujet, un individu à l’identité 2. le poète et l’histoire
enfin clairement établie : je semble être un fils / de la le premier moment du poème (v. 1-12) joue sur les
terre (texte a, v. 23-24). la nature joue au préalable parallèles entre histoire collective et histoire person-
un grand rôle dans ce processus de construction du nelle. les six premiers vers donnent le contexte du
sujet lyrique : du frais ruisseau de hölderlin (v. 9) récit qui va suivre : il s’agit d’un temps de guerre
au coteau vert de nerval (v. 8), elle est le cadre marqué par l’ascension d’un homme, Bonaparte, et la
privilégié de la naissance du moi, comme surgi du démesure d’un régime en train de naître : le front de
beau milieu de la nature. c’est en somme à l’aide de l’empereur brisait le masque étroit (v. 4). né en 1802,
ce cadre naturel et de cette présence humaine que le comme l’indique le vers 1, le poète est présenté en un
moi peut exprimer ses sentiments ambivalents, entre contraste saisissant avec la figure impériale : chétif,
un goût de la solitude et un besoin des autres pour débile (v. 9), frêle (v. 11), voire déjà mourant (v. 12),
exister malgré tout. il s’oppose au napoléon tout-puissant du vers 2. ce
contraste provoque un effet dramatique qui n’attend
Pour aller plus loin que sa résolution : y aura-t-il toujours opposition ou
on pourrait pousser l’étude comparative plus loin, en bien concurrence entre les deux hommes ? quoi qu’il
renvoyant au texte de lamartine (➤ manuel, p. 125) en soit, en insistant sur les conditions historiques de
ou à quelques poèmes de hugo (➤ p. 128). on peut sa naissance, hugo associe son propre parcours au
aussi, à partir du texte B, élargir la problématique de temps épique de la gloire impériale.
la mémoire, fondatrice de l’esthétique romantique,
et toujours vivace chez Baudelaire (➤ p. 135) ou 3. les vers 5-12
leconte de lisle (➤ p. 136). la valeur du souvenir la phrase des vers 5-12 est construite en deux temps :
fait du poème un moment unique, pris entre le retour tout d’abord la naissance de l’enfant proprement dite,

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 129


sur quatre vers qui aboutissent au sujet syntaxique n Vers le Bac (oral)
de la phrase, un enfant sans couleur, sans regard et c’est une voix qui naît ici. au premier mouvement
sans voix (v. 8), après une attente prolongée ; ensuite centré sur la troisième personne (un enfant sans
les caractéristiques de cet enfant et les risques qu’il voix, v. 8) succède un moment centré sur la parole
encourt, sur quatre vers également. la présence prononcée (je vous dirai, v. 16). l’apparition du
de trois comparaisons souligne la fragilité de cet moi au vers 15 a libéré la voix poétique, tandis que
être dont la vie n’est pas encore assurée (comme jusque-là le poète laissait place à l’enfant condamné
la graine, v. 6 ; ainsi qu’une chimère, v. 9 ; comme à être effacé de son livre de la vie (v. 13). cette voix
un frêle roseau, v. 11). la solidité de la structure éclate dans des exclamatives qui tranchent avec
syntaxique, démentie par les comparants, est donc le ton retenu du premier moment : Ô l’amour
trompeuse : elle semble contenir toute une vie, d’une mère ! amour que nul n’oublie ! (v. 21). les
d’entrée de jeu condamnée (sa bière, v. 12). le phrases évoluent même en exclamations nominales :
mouvement ininterrompu de la phrase met en valeur amour… ! Pain… ! table… ! (v. 21-23).
la légèreté et la fragilité de cette graine d’existence
qui paraît éphémère. Pour aller plus loin
l’inspiration lyrique trouve souvent sa source dans
4. la rupture du vers 15 les rapports filiaux, qui placent le poète tantôt du côté
le vers 15 est scindé en deux parties à l’aide d’un de l’enfance, tantôt du côté de l’âge adulte. on peut
blanc typographique. cette partition a plusieurs comparer ce poème de hugo à « Jeanne endormie »,
effets. d’abord un effet dramatique : le poète livre texte dans lequel il se présente cette fois comme le
enfin l’identité de l’enfant, et se livre ainsi lui-même. père profitant du sommeil de son enfant pour lire et
ensuite un effet narratif : une fois le contexte de pour écrire. chez marceline desbordes-valmore, à
la naissance posé et les effets d’attente ménagés, la même époque, c’est la tension entre la « parole
le poète peut désormais passer à autre chose – du amère » et le chant des berceuses qui anime le poète.
récit au discours, du moi-enfant au moi-adulte, de la naissance de l’enfant, de quelque côté que l’on
l’infans (littéralement : « qui ne parle pas ») au sujet se situe, apparaît toujours comme une naissance au
parlant (je […] dirai, v. 16). enfin un effet poétique : langage et comme une naissance de la poésie.
en plaçant le moi en fin de phrase (premier membre
de vers), et le je en tête du second membre de vers,
lecture d’image
c’est la définition même du sujet lyrique qu’inter-
roge hugo : qui dit je ici ? quelles conditions ont carus
rendu possible l’émergence de la parole poétique ? 4 Monument à la mémoire de Goethe ▶ p. 129
comment le moi-poète a-t-il été façonné par cette
genèse, par ce contexte ? la place particulière des Pour commencer
pronoms de première personne fait sens ici, en rappeler l’importance de goethe aux sources du
faveur non pas d’un récit autobiographique mais romantisme (➤ manuel, p. 138). signaler aussi la
d’un questionnement poétique. personnalité singulière de l’artiste, carus, qui fut
aussi un savant. loin de mépriser les sciences, le
n Perspectives romantisme, que l’on tend à opposer aux lumière
hugo, le moi et l’événement sur ce point, a fait progresser la pensée sur des
plusieurs poèmes des Feuilles d’automne peuvent phénomènes jusque-là ignorés de la vie psychique.
être ici convoqués. mais on pourra varier les époques
et se pencher sur quelques textes des châtiments n Observation et analyse
qui évoquent cette fois-ci celui que hugo appelle 1. les éléments naturels
« monsieur Bonaparte » ou « l’homme louche de montagnes élevées et découpées, nuages tourbillon-
l’élysée », napoléon iii. par exemple le « souvenir nants, brume qui enveloppe la vallée cachée aux
de la nuit du 4 », composé à Jersey en 1852, qui regards : le paysage peint par carus est emblématique
se fait le récit d’une veillée funèbre au soir d’une d’une nature imposante et trouble qui fait prendre
fusillade le 4 décembre 1851, deux jours après le conscience à l’homme de sa petitesse et de sa faiblesse.
coup d’état. polémique, ce poème fait du moi du le paysage est sombre, laissant peu visibles au regard du
poète un combattant actif pour des valeurs de liberté spectateur les chemins qui montent ou qui descendent
et de fraternité contre la tyrannie en marche. le dans la montagne. le spectateur est face à une nature
lyrisme cède la place à l’action. qui le dépasse, nature qui ouvre sur le surnaturel.

130 n 2e partie. La poésie


2. les deux anges n Perspectives
les personnages laissent voir leur silhouette angéli- instruments allégoriques
que : ailes pliées pour le premier, légèrement ouvertes la harpe représentée est le symbole même de la
pour le second. les mains jointes, les deux anges sont poésie lyrique. il s’agit bien d’une lyre en grand
prosternés, comme en prière, tournés tous deux vers format, succédant à l’instrument figuré auprès des
le même objet d’adoration. comme l’indique le titre représentations d’orphée dans l’antiquité et à l’âge
du tableau, ces deux anges veillent la mémoire de classique (➤ voir le tableau de poussin, manuel,
goethe, et suggèrent la puissance divine qui inspirait p. 470). goethe, un nouvel orphée ? c’est en tout cas
le poète décédé. avec eux, c’est la force surnaturelle ce que suggère cet instrument qui joue le rôle d’une
du poète qui se dégage du tableau. allégorie de la poésie lyrique et romantique.
3. la forme du tableau Pour aller plus loin
le choix de l’arrondi dans la partie supérieure on pourra comparer les figures des anges dans le
sert à renforcer l’image de la voûte céleste au-delà tableau de carus et l’ange du tableau de cézanne
de laquelle se situerait l’espace divin. les anges (➤ manuel, p. 140) : quel rôle les anges jouent-ils
jouent un rôle de transition dans le tableau, entre dans la représentation de l’homme de lettres et de
ce ciel arrondi, demeure d’éternité, et la terre l’artiste (voir les allégories de gérard, p. 124) ?
horizontale sur laquelle ils reposent, lieu de la alors que la fonction religieuse s’estompe, la figure
finitude et de l’humanité. l’arrondi tranche avec de l’ange se maintient avec quelques évolutions
le découpage très anguleux des montagnes (voir (voir la tendresse du baiser adressé par l’ange de
en particulier en haut à droite) et adoucit le pay- cézanne).
sage, faisant de dieu le principe apaisant d’une
terre menaçante. Musset, Les Nuits
4. les effets de symétrie. 5 Nodier, Stances à M. Alfred de Musset
Le poète et sa Muse ▶ p. 130
les effets de symétrie sont très nets : le monument
est au centre ; un ange de chaque côté, la face tournée
Pour commencer
vers le centre du tableau. de part et d’autre, les pics
on pourra partir de la figure de la muse, figure fémi-
les plus élevés du paysage sont répartis de manière
nine souvent associée à la femme aimée, depuis la
presque égale : un sommet à droite et un sommet à
renaissance. rappeler également sa fonction dans
gauche. de même, la végétation est présente sous la
la mythologie, aux côtés d’apollon.
forme de sapins dont on aperçoit des silhouettes sur la
gauche comme sur la droite. c’est une esthétique de n Observation et analyse
l’équilibre et de l’harmonie que suggèrent ces effets 1. la situation d’énonciation
de symétrie. la poésie romantique a beau toucher au le poème a est un dialogue entre le poète et sa
domaine divin et à la nature parfois menaçante, elle muse. chacun s’exprime à la première personne et
n’en est pas moins une poésie parfaitement organisée s’adresse à un destinataire désigné par la deuxième
et génératrice d’harmonie visuelle et sonore. ainsi personne : Poète (v. 1), Ô muse ! (v. 11). le poème B
se fait-elle le reflet d’un monde parfaitement bien est un discours à la première personne (v. 10), ancré
organisé par la main de dieu. dans la situation d’énonciation : les impératifs
s’adressent à la muse, qui, ici, ne répond pas. au
5. nostalgie ou espoir ?
dialogue s’oppose donc une adresse.
les sentiments qui se dégagent sont de deux ordres,
entre la prise de conscience de la finitude et de la 2. les conseils de nodier
faiblesse de l’homme face à une nature souveraine, et les conseils donnés par nodier sont exprimés surtout
l’espoir d’une transcendance capable ici d’accompa- par la tournure négative Fuis (v. 1, 5, 9, 13). il s’agit
gner le destin des grands hommes. si ce monument, avant tout de dire ce qu’il ne faut pas faire. seule la
en forme de tombeau, demeure avant tout un lieu à la cinquième strophe livre un conseil qui consiste à faire
mémoire d’un poète disparu, la présence des anges et non plus à ne pas faire : mais reviens à la vesprée
assure au poète et à sa parole un avenir qui le mènera (v. 17). parmi les refus de nodier, on notera celui de
bien au-delà du temps présent. avec ce tableau, le la prose (v. 2) sans valeur esthétique (strophe 1) et
poète accède en somme à l’éternité, au sens où sa celui du vers qui développe de sots discours (v. 7)
parole ne saurait s’éteindre. ou se plie à de simples règles de mesure (strophes 2

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 131


et 3). nodier défend en revanche une manière toute manière explicite par les choix de rythme, de sonorité
simple d’envisager la poésie, contenue dans les deux et par le propos volontiers satirique du poète. dans
derniers vers du poème : une inspiration discrète et la « Fantaisie » publiée une dizaine d’années aupa-
vraie, comme celle de la berceuse, chanson simple ravant, les enjeux ne sont pas les mêmes : le mètre
et enfantine mais sûrement plus efficace et touchante est régulier et le poète évoque le pouvoir évocateur
que les genres évoqués. de la musique. c’est le rêve qui domine alors et qui
fait de la poésie populaire un moyen d’éveiller des
3. mètres et effets de rythme
charmes secrets (v. 4), discrets et bien cachés.
le poème a joue sur l’alternance entre l’alexandrin
(paroles de la muse) et l’octosyllabe (paroles du n Vers le Bac (invention)
poète). à chaque voix correspond un mètre donné, dans cette réponse à nodier, il conviendra de tenir
les deux mètres étant symboliques d’une poésie compte de plusieurs éléments : d’abord la rigueur de
traditionnelle (il s’agit des deux mètres nobles de l’argumentation (choix des arguments, progression) ;
la poésie française). ensuite, le choix d’un lexique et d’un registre propres
le poème B fait varier les mètres au cœur d’une même à la réponse polémique ou satirique (on pourra
prise de parole : l’alternance a ici un rôle musical, se moquer de l’opinion de nodier, ou au contraire
créant déséquilibre et harmonie, dans la bouche du l’attaquer en en montrant les dangers) ; enfin, la
poète. surtout, nodier opte pour des vers impairs (7 qualité de l’écriture épistolaire (une réponse suppose
et 3 syllabes), qui créent une rupture par rapport à que l’on inclue la parole de l’adversaire dans son
la tradition poétique et s’inscrivent dans une lignée propre propos et que l’on fasse intervenir les marques
plus populaire et plus légère, celle de la chanson, de la deuxième personne).
construite autour de variations de rythme.
Pour aller plus loin
4. les registres des poèmes relier la comparaison de musset (le poète et le
nodier choisit un registre délibérément satirique : pélican) à d’autres représentations métaphoriques
il se moque le la prose (v. 2), de l’altière période du poète – de l’albatros de Baudelaire au lombric
(v. 5), de nos maîtres (v. 10) et des pédagogues de roubaud (➤ manuel, pp. 196-197).
(v. 13), tous objets de qualificatifs dépréciatifs et
pompeux à la fois.
vigny
on est loin du lyrisme de la douleur, proche du pathé-
tique, présent dans les paroles du poète chez musset.
6 Poèmes antiques et modernes ▶ p. 132

« la nuit de mai » dit la douleur quand la stance de


nodier s’en moque : il est temps de revenir à la ber- Pour commencer
ceuse et aux poèmes simples, seuls dignes d’intérêt et rappeler qui est moïse dans la Bible, de la sortie
susceptibles de produire d’authentiques émotions. d’égypte (l’exode) aux tables de la loi (reçues sur
le sinaï) : un intermédiaire entre le dieu unique et
5. Fécondité de la souffrance le peuple élu.
nodier raille la souffrance : le caractère assommant
(v. 4), l’ennui (v. 7), l’argot (v. 11) qui en résultent n Observation et analyse
selon lui chez tous les poètes prouvent bien assez 1. les articulations logiques
qu’il est temps de passer à autre chose. on relèvera les différents emplois de la conjonction
chez musset, la problématique est différente : la souf- de coordination et, mise en valeur au début des vers
france est réelle et elle est jugée digne d’intérêt : j’ai 2, 5, 13 et 18 (avec l’ajout de cependant). cette
souffert un dur martyre (v. 18). c’est elle qui inspire conjonction relie les deux temps de chaque phrase,
les grands poètes (v. 1), même si la lyre risque sans protase et apodose ; elle donne de l’ampleur à l’ex-
cesse de se briser comme un roseau (v. 21). pression des pouvoirs de moïse, présentés comme
la souffrance est donc à la fois féconde et troublante continus, absolus ; elle souligne l’affirmation qui clôt
pour musset ; elle est à remiser au placard des sots chaque phrase avec solennité (et la voix de la mer se
discours pour nodier. tait devant ma voix, v. 13). avec cependant (v. 18),
l’articulation logique a en revanche une fonction de
n Perspectives rupture, mettant un terme à la série des affirmations
poésie et chanson de puissance de la part du prophète : je ne suis pas
la « stance à m. alfred de musset » prend le parti de heureux (v. 18). tout ce que possède le poète prophète
la musicalité. la chanson populaire est présente de ne suffit donc pas à faire son bonheur.

132 n 2e partie. La poésie


2. les marques d’énonciation choix tendent à faire du poète romantique un nouveau
en tant que locuteur, moïse est omniprésent dans prophète, remplaçant les poètes bibliques. le poète se
son discours (marques de la 1re personne). en outre, met ainsi en scène dans une communication directe
dès le deuxième vers, moïse rend présent son desti- avec dieu ; il se montre capable de remplir des mis-
nataire à travers le vous. la deuxième personne ne sions d’importance, jouant le rôle d’un guide pour
réapparaît qu’au vers 17 (vos anges) avant que ce le peuple, même si, à l’instar du poète de l’ancien
vous soit désigné : seigneur (v. 18). les marques de la testament, il souffre lui aussi de solitude.
deuxième personne du pluriel indiquent le respect dû
à un personnage important ou vénérable. cependant, n Vers le Bac (commentaire)
le ton change à partir de ce vers 18 : le passage à sur le rythme du vers, voir pages 190-191. les alexan-
l’impératif (laissez-moi, v. 20) renverse les rôles et drins sont ici bien structurés en deux hémistiches, sur
fait du locuteur un personnage capable d’enjoindre un rythme binaire régulier qui rappelle les tragédies
dieu de laisser l’homme tranquille. classiques. les mots situés en fin d’hémistiche se
trouvent par ailleurs sous l’accent, ce qui met en valeur
3. la mission de moïse certaines idées et émotions importantes : infatigable
moïse se dérobe à l’envoi en mission que lui a for- (v. 11), souffre (v. 14), seigneur (v. 18), endormir
mulé le seigneur : laissez-moi m’endormir (v. 20). (v. 20). on notera les ruptures de rythme des vers 1 et 6,
cependant cette dérobade ne prend son sens qu’à qui isolent des expression brèves (hélas !, me voilà)
la lecture des derniers vers. c’est parce qu’il est pour ajouter une tension dramatique au propos.
solitaire que le poète prophète, las de son rôle qui l’a
coupé des hommes, décide de ne pas parler. inévitable Pour aller plus loin
cause de souffrances, la solitude est ambivalente : l on peut comparer la figure prophétique romantique
nécessaire pour que le prophète accomplisse sa avec celle du prophète biblique pour en souligner les
mission, elle révèle aussi sa fragilité. points communs et les différences. voir par exemple
4. les éléments naturels le livre de Jonas, court et facile à lire, qui montre
c’est la grandeur des éléments naturels qui ressort de bien le refus initial du prophète, prompt à fuir la
ce passage. moïse fait le choix d’évoquer un paysage mission que dieu lui confie, avant de revenir sur ses
où domine la verticalité, moyen d’accès à dieu : les pas (➤ voir d’aubigné, manuel, p. 120).
l Bibliographie : sur la figure du poète prophète,
étoiles (v. 4), les nuages (v. 7), les monts (v. 10) et
le soleil (v. 16). seuls le fleuve et la mer (v. 12-13) également présente chez hugo, voir les ouvrages de
relèvent de l’horizontalité : ils symbolisent eux aussi paul Bénichou, le temps des prophètes. doctrines de
l’immensité, l’infini à l’œuvre sur terre. on notera la l’âge romantique, in romantismes français i, galli-
présence des quatre éléments : l’eau, l’air (les vents, mard, « quarto », 2004 ; les mages romantiques, in
v. 10), la terre (v. 16) et le feu présent à travers l’image romantismes français ii, gallimard, « quarto », 2004.
solaire (v. 16). c’est donc un paysage largement
façonné par dieu que les hommes ont à traverser. Baudelaire
5. la relation à dieu
7 Petits Poèmes en prose ▶ p. 133

moïse a reçu une mission et des pouvoirs de la part de


dieu : vous m’avez prêté la force de vos yeux (v. 2), Pour commencer
vous m’avez fait vieillir (v. 19). le prophète semble donc rappeler la définition baudelairienne du poème en
ici subir la loi divine, agir en son nom mais sans l’avoir prose : « quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses
voulu. c’est contraint et forcé que moïse paraît agir. jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poéti-
cette situation subie rencontre alors parfois la révolte que, musicale sans rythme et sans rime, assez souple
du prophète contre l’ordre établi par dieu (impératif et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements
du dernier vers). comme le prophète, le poète répond à lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie,
une exigence qui s’impose à lui malgré lui : sa mission aux soubresauts de la conscience ? » (dédicace à
est aussi une charge pesante et douloureuse. arsène houssaye)

n Perspectives n Observation et analyse


le poète devant dieu 1. le mouvement du poème
les poèmes de lamartine et de hugo sont pleins le mouvement d’ensemble passe de sensations
d’adresses à dieu ou d’évocations de son nom. ces malgré tout délicieuses (l. 2) à une impression de

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 133


souffrance (l. 13) et de révolte (l. 16). l’adverbe c’est la mélodie monotone de la houle (l. 7) qui se
toutefois (l. 11) marque un tournant au centre du fait entendre dans ce paragraphe. il y a ici rythme
texte : l’intensité devient douloureuse et se convertit poétique dans la mesure où l’écriture déborde litté-
en malaise (l. 12). quant au moi, il est étonnamment ralement les cadres traditionnels de la phrase – qui
absent du premier paragraphe, mais est mentionné aurait pu s’interrompre à plusieurs reprises – et crée
au deuxième pour mieux se manifester ensuite. la une musique, une mélodie aux accents nouveaux
mise en italique du moi au vers 8 rend explicite (effet de la parenthèse, l. 8 ; rythme binaire des deux
cette absence initiale : la rêverie (v. 8) abolit la longs adverbes, l. 9 ; rythme ternaire de la chute :
séparation entre le sujet et le monde ; le moi s’y sans…, l. 9-10).
perd, ce qui se traduit logiquement par l’absence
matérielle du pronom de première personne. la 5. les paysages décrits
présence du moi à la fin du texte prend alors tout l’immensité du ciel et de la mer (l. 4-5) : ce sont les
son sens : le poète a choisi un autre registre que paysages célestes et maritimes qui dominent dans le
celui de la rêverie, celui de la souffrance. mais il poème, tous deux liés à la fois à la peur de la tem-
ne dit toujours pas je parce qu’il est d’abord une pête, au danger imminent, et à la présence secrète
victime du spectacle que le dehors lui impose (me de l’infini qui tout à la fois inquiète et réconforte.
consterne ; m’exaspère, l. 15). cependant, ce qui surprend le poète, c’est l’immuabi-
lité surprenante du paysage, l’insensibilité de la mer
2. les types de phrases (l. 16) : ce n’est plus le danger, mais l’ennui, qu’il
les exclamatives (l. 1-2, 4-5, 8, 17-19), complétées faut donc subir pour avoir accès à l’infini.
par une interrogative (l. 16-17), sont très présentes.
elles expriment l’intensité des sensations qui n Perspectives
débordent et bousculent toute formulation raisonnée deux images du poète
et maîtrisée. c’est un artiste sensible, vivant pro-
dans les deux cas, l’esprit supérieur du poète,
fondément toutes ses émotions, qui se dégage ainsi
dont la mémoire est aussi aiguë que les sensations,
du texte. par deux fois, il lâche un ah ! (l. 1, 16),
nourrit sa conscience douloureuse. Face au paysage
interjection symbolique de cette posture, puisqu’il
extérieur comme face à son paysage intérieur, le
s’agit alors de réduire l’exclamation à son état le plus
poète se surprend à subir les mêmes sensations. le
primitif, de l’ordre du cri ou du soupir.
choix de la prose, cependant, éclaire différemment
3. des sentiments contradictoires ? cette souffrance grâce à des effets de rythme plus
les premières phrases posent d’emblée le problème : évidents encore. l’équilibre du vers est ici brisé par
il y a quelque paradoxe à unir la douleur et certaines des paragraphes qui s’allongent au gré des impres-
sensations délicieuses (l. 2). on touche presque à sions et par une plus grande variété de tons, sans
l’antithèse ou à l’oxymore dans le troisième para- oublier l’usage de la parenthèse (l. 8), qui souligne
graphe : une souffrance positive (l. 13) rend explicite l’ironie du poète vis-à-vis de lui-même. le poème
le paradoxe mis en place depuis le début : parce en prose se réfléchit donc lui-même ; ou plutôt :
qu’elle résulte de sensations aiguës, la souffrance le poème en prose dit par lui-même pourquoi il
trouve sa meilleure expression dans la poésie ; les est en prose.
sensations douloureuses sont étroitement liées au
plaisir « esthétique » (l’adjectif vient d’un mot grec n Vers le Bac (commentaire)
qui veut dire « sensation »). aussi tout le poème se on soulignera les effets de rythme déjà mentionnés
trouve-t-il résumé dans l’interrogation finale : faut-il (voir question 4). on notera l’expression de la douleur
éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? par les assonances en [i] (l. 9-10,16-17), et certains
(l. 16-17). il n’y a pas de poésie sans douleur initiale ; effets de rimes soulignés par les sifflantes (s’élancent
la fuite de la douleur serait une fuite du beau. […] intenses, l. 11-12 ; enchanteresse […] laisse […]
cesse…, l. 17-18). on insistera aussi sur l’unité du
4. le rythme du deuxième paragraphe texte, qui se suffit à lui-même (4 paragraphes structu-
le deuxième paragraphe est bâti sur une cadence rés comme 4 strophes), sur la multiplicité des images
majeure : de deux exclamatives plutôt courtes et sur le choix du sujet : l’ennui, thème a priori plus
(l. 4-5), le poète passe à une longue séquence qui prosaïque qu’ancré dans la tradition poétique. la
opère par élans successifs. le rythme est celui des liberté de la forme épouse bien les « ondulations de
vagues, qui se fait mélodieux, musicalement (l. 9) : la rêverie » (➤ pour commencer).

134 n 2e partie. La poésie


Pour aller plus loin 3. les références religieuses et mythologiques
l voir la différence entre prose prophétique et poème carmen apparaît comme un personnage en lutte
en prose (➤ manuel, p. 193), que l’on pourra illus- contre l’autorité de l’église. elle prend ici une teinte
trer à partir du texte de chateaubriand (➤ p. 431). infernale : envoyée du diable (v. 4), elle ensorcelle
référence : Yves vadé, le Poème en prose, Belin, l’archevêque de tolède à tel point qu’il dit la messe
« sup », 1996. à ses genoux (v. 8). d’autre part, vivante image de
l pour élargir à l’ensemble des Petits Poèmes en la passion érotique, elle évoque vénus sortant des
prose, voir l’ouvrage majeur de suzanne Bernard, eaux (v. 21-24). les deux références se conjuguent
le Poème en prose de baudelaire jusqu’à nos jours, pour lui prêter un pouvoir surnaturel, un « charme »
nizet, 1959, rééd. 1988. au sens magique.
4. les échos sonores
Gautier on pourra relever :
8 Émaux et camées ▶ p. 134 – une allitération en [p] : parmi, pâleur, Piment,
prend, pourpre ;
Pour commencer – une allitération en [r] : parmi, pâleur, rires,
on peut, en préalable, rappeler l’essentiel de la figure vainqueurs, rouge, fleur écarlate, prend, pourpre,
de carmen à travers quelques pages de la carmen de cœurs ;
mérimée (1845). voir aussi la figure qui se dégage – une assonance en [a] : parmi, pâleur, éclate, écar-
des grands airs du personnage dans les deux premiers late ;
actes de l’opéra de Bizet. – une assonance en [u] : bouche, rouge, pourpre.
le contraste des rimes, entre douceur (vainqueurs
n Observation et analyse et cœurs, homophonie reprise à l’intérieur des vers :
1. la composition du portrait pâleur/fleur, v. 13-16) et violence (éclate et écar-
progression en trois temps : late), matérialise la dualité du personnage. les
1) l’apparence, sombre et maigre, peu attirante a échos sonores, qui retentissent dans tout le poème,
priori (1er quatrain) ; assurent la circulation des couleurs blanche et rouge
2) le pouvoir de séduction (2e quatrain) et son expli- (présage du sang versé à venir) et font résonner le
cation (car, 3e et 4e quatrains) ; rire blasphématoire du personnage.
3) la conclusion, paradoxale (ainsi faite, v. 17 : une
5. une vision de l’amour
laideur plus séduisante que la beauté). les strophes
le dernier adjectif qui la caractérise résume le por-
tournent toutes autour de la question du regard.
trait de gautier : provocante (v. 23), carmen l’est,
ce sont en effet les yeux de carmen (v. 2, 19) qui
assurément, à travers les poses qu’elle prend en privé
organisent ce portrait, ouvrant et fermant l’évocation
comme en public. c’est la vision d’un amour violent
d’un visage qui provoque à la fois la séduction et le
et excessif, défini d’abord par le désir charnel, qui
dégoût. l’œil apparaît comme le détail significatif
est proposée ici. la présence du diable (v. 4) et du
de cette laideur attirante ou de cette beauté repous-
sang (v. 16) accentue l’excès de l’amour en le reliant
sante : un regard de carmen suffit pour faire naître
directement au malin. c’est donc un amour presque
un amour dévorant.
diabolique qui séduit pour tromper, un amour tout
2. séduction et fascination en contraste, fait de laideur (v. 5, 21) et de beauté
les jeux de couleur attisent les passions : il s’agit (v. 18), qui dérange et qui fascine.
des couleurs de la vie et de la mort, depuis le noir de
la mort (v. 3) jusqu’au rouge du sang (v. 15-16) en n Perspectives
passant par la pâleur (v. 13) propre aux cadavres. la un poème parnassien ?
beauté hispanique se mêle donc à l’image de la mort. deux éléments vont dans le sens d’une poésie proche
la troisième strophe expose par ailleurs un jeu de de l’esthétique parnassienne. d’abord l’absence du
mouvements (se tord ; dénoué, v. 10-11) qui s’oppose « je » qui éloigne le poème de gautier de la poésie
au trait et à la sèche maigreur du premier vers. la repré- lyrique romantique dans laquelle s’épanche le sujet
sentation publique, aux yeux de tous (v. 6), s’oppose poétique. ensuite le goût pour une certaine beauté
à la représentation privée, dans l’alcôve (v. 11), autre formelle. le portrait de carmen est ici composé à la
jeu d’oppositions qui attise le désir. carmen mêle donc manière d’un tableau : les couleurs priment, les traits
les contraires, le feu (v. 20) et l’eau (v. 22-24). du visage sont saillants, et ce ne sont pas le caractère,

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 135


le cœur ou l’âme du personnage qui sont ici décrits. 2. le changement d’énonciation
en ce sens, on assiste avec gautier à une transition le pronom tu (v. 19) désigne le poète, qui quitte
d’un lyrisme poétique où domine le sujet vers une brutalement le je. le passage de l’un à l’autre s’opère
poésie impersonnelle qui privilégie la forme. au moment où le je évoquait l’immortalité possible
à laquelle conduit l’ennui impersonnel où toute
n Vers le Bac (dissertation) subjectivité se dissout (v. 17-18). en s’interpellant
pour argumenter dans le sens d’une rivalité entre les à la deuxième personne, le poète se tient lui-même à
arts, on pourra partir des notations de couleurs qui distance : désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
montrent avec précision qu’un poème se veut aussi (v. 19). le locuteur adopte désormais le point de vue
exact qu’un tableau. plus encore, le travail sur les des vivants (des lecteurs ?) pour dire adieu à ce moi
sonorités (voir question 4) laisse entendre que la condamné à sa perte qui s’enfonce dans l’inanimé,
poésie va plus loin que la peinture, dans la mesure coupé du monde.
où elle offre autre chose que les traits de dessin et
les choix de couleurs. peut-être la poésie, parce 3. le champ lexical de la mort
qu’elle est aussi un art musical, va-t-elle donc au-delà c’est un climat mortifère qui envahit peu à peu le
de l’expérience picturale par son expression plus poème. depuis la pyramide, […] immense caveau
complète et plus suggestive des sensations. (v. 6) et la fosse commune (v. 7), jusqu’à la méta-
morphose finale en statue de pierre, ce « spleen »
Pour aller plus loin pousse la mélancolie très loin, au point de prendre une
le xixe siècle romantique constitue l’âge d’or de tonalité funèbre et des accents tragiques (sentiment
la critique d’art. on pourra comparer ce poème de l’irrémédiable, fréquent chez Baudelaire). le
d’émaux et camées avec un article de Baudelaire, texte s’achève d’ailleurs sur le soleil qui se couche
grand admirateur de gautier, pour souligner ces (v. 24), signe de mort mais aussi image du rideau
choix d’une poésie impersonnelle et d’un goût de la qui tombe sur scène.
description, du beau formel. voir Baudelaire, critique
d’art, gallimard, « Folio essais », 1992. 4. le temps passé
le passé évoqué par le poète en reste bien souvent à
des généralités qui pourraient s’appliquer à d’autres
Baudelaire
9 Les Fleurs du mal ▶ p. 135
que lui. ainsi en va-t-il des roses fanées (v. 11), des
modes surannées (v. 12) et de l’ennui (v. 17). le je
poétique semble ainsi déjà s’effacer à travers des
Pour commencer souvenirs (v. 1) qui ne le concernent pas plus qu’un
la lecture du prologue du recueil, « au lecteur », autre. les rares accents personnels (mes morts les
peut servir d’entrée en matière : le poète se trouve plus chers, v. 10) s’effacent au profit d’un passé qui
confronté à un lecteur devenu son semblable, son semble embrasser toute l’histoire humaine (images
frère, et remet en cause les rapports traditionnels de de la pyramide et du sphinx, v. 6, 22).
communication entre ces deux instances.
expliquer l’allusion des vers 22-24 : la statue de 5. le rythme des vers 15-18
memnon, dans l’égypte ancienne, rendait un son les nombreuses expansions du nom tendent à pro-
musical lorsqu’elle était atteinte par les rayons du longer chaque nom, et à rendre pesant le rythme de
soleil (à l’aurore toutefois, et non au crépuscule). la phrase au point de l’étaler sur quatre vers. les
vers 16, 17 et 18 contiennent ainsi tous trois des
n Observation et analyse compléments du nom qui ralentissent le rythme et
1. un autoportrait donnent l’impression d’un temps qui s’éteint lente-
le moi opère ici une dévalorisation de lui-même qui ment : lourds flocons des neigeuses années ; fruit de
passe par différentes images : triste cerveau (v. 5), la morne incuriosité ; les proportions de l’immorta-
immense caveau (v. 6), cimetière abhorré de la lune lité. impression renforcée par les diérèses qui étirent
(v. 8), vieux boudoir (v. 11), etc. dans cet autoportrait les noms incuriosité (6 syllabes) et proportions
dominent une impression de vieillesse et d’usure et une (4 syllabes), et par la longueur du mot immortalité
impression de mort lente (avec le verbe gît, v. 12). les (5 syllabes) : cette longueur des mots suggère la
métaphores des vers 5-14 ont en commun de donner monotonie d’un temps immobile et contraste avec
du poète une image statique, réifiée et pétrifiée : le la brièveté du mot ennui lui-même, mis en valeur
moi est un contenant miné par son contenu. par le rejet (v. 17).

136 n 2e partie. La poésie


6. sens et correspondances n Observation et analyse
on trouve ici la vue (v. 12-13), l’odorat (v. 14) et l’ouïe 1. la situation d’énonciation
(v. 24) ; des sensations tactiles aussi : lourds cheveux le moi qui prend la parole dès le premier vers (j’ai
(v. 4), lourds flocons (v. 16). ces sens se croisent dans vécu) se trouve dans une situation paradoxale, puis-
des synesthésies (vue + odorat v. 14 ; vue + ouïe aux qu’il évoque sa propre mort (je suis mort, v. 1, 12)
vers 13 et 24). les différents sens font du poète un être et raconte les différentes étapes qui l’y ont conduit.
au contact du monde. mais les sens tendent également cette originalité surprenante vise à troubler le
à se brouiller : les peintures qui respirent (v. 14) lecteur : qui est finalement ce sujet qui s’exprime
donnent l’impression d’un rêve ou d’une hallucination, alors qu’il est mort ? la figure du je se trouve
accréditant la thèse d’un sujet proche de ses limites. bouleversée : d’où parle-t-il ? par quels moyens
le sémantisme de l’inanimé prédomine, au détriment cette parole impossible, expérience d’une traversée
de la vie sensorielle qui s’estompe (pâles boucher, du muet (v. 6), nous est-elle transmise ?
v. 13 ; sahara brumeux, v. 21 ; etc.).
2. lexique et syntaxe de la négation
n Perspectives c’est plutôt la négation des sentiments qui est ici
le spleen baudelairien exposée : je songe, et ne sens plus (v. 7). la répé-
le spleen naît chez Baudelaire d’une prise de conscience tition rien, rien (v. 9) reprend les différentes néga-
douloureuse : le temps joue comme un facteur de des- tions du poème qui visent à faire du moi un être du
truction, et la mort du moi est déjà en marche, quoi néant (v. 15), fini, achevé, englouti peu à peu dans
qu’il fasse. le passé atteint le présent, et le moi apparaît les ténèbres qui l’étouffent. la disparition du moi
miné par le temps, au point qu’il devient lui-même cet implique en fin de compte la fin des sentiments. cette
espace de la mort qu’il cherchait à fuir à l’origine. crises représentation de la mort, par son dépouillement,
d’angoisse, sentiment d’oppression, hallucinations : interdit tout pathos et tout lyrisme personnel : on
les manifestations du spleen sont terribles, à l’image est aux antipodes du romantisme.
de l’impuissance ressentie par le poète.
3. répétitions et parallélismes
n Vers le Bac (oral) le poème est plein de répétitions et de parallélismes
la mémoire représentée apparaît comme un poids qui donnent l’impression d’un temps destructeur,
étouffant, qui empêche de vivre. elle est à la fois d’une dégradation inéluctable de l’être : j’ai vécu, je
profonde et lointaine, hétérogène et mortifère. ainsi suis mort (v. 1), lent comme […] et lourd comme…
la parataxe (v. 3) ou, au contraire, l’anaphore de où (v. 3), d’heure en heure et d’année en année (v. 5),
(v. 12-13) fonctionnent-elles comme des marqueurs de rien, rien (v. 9), non, non (v. 12), etc.
ce désordre et de cette densité mêlés. le rythme lent et
ample des alexandrins binaires traduit l’impression de 4. l’expression de la violence
pesanteur. les jeux d’allitérations (en [r], v. 8-10 ; en [p] les étapes de la descente dans l’abîme de la mort
et [l], v. 13 ; etc.) et d’assonances (en [u], v. 4 ; en [i], relèvent de l’horreur. le champ lexical de la mort,
v. 12 ; etc.) expriment ce fouillis (v. 12) du divers. le jeu de lumières (noir et blanc), les ruptures
marquées par les tirets, les phrases interrogatives
Pour aller plus loin (v. 8, 13) et exclamatives (v. 9, 10, 12 et 15) créent
comparer ce poème avec un autre poème des Fleurs une impression de violence que vient accentuer la
du mal (➤ manuel, p. 486) où le poète évoque sa modalité injonctive dans l’apostrophe des vers 9-11.
« mémoire ». Faire rechercher les points communs c’est avec ce renversement énonciatif (passage
et les différences. de je à tu) que la violence culmine, dans le débat
intérieur d’une conscience qui doute (v. 12) et dans
l’apostrophe de la nuit (v. 15). les vers sont alors
Leconte de Lisle
10 Poèmes barbares ▶ p. 136
eux-mêmes morcelés, avec des mots monosylla-
biques (rien, va, non, nuit) et des enjambements
internes (v. 12, 15) qui déchirent le tissu des alexan-
Pour commencer drins. est ainsi mise en évidence la tension entre le
on pourra introduire ce texte par une recherche sur souvenir de l’ancienne blessure (v. 13) qui rattache
l’étymologie de barbare (titre du recueil). quelle à la vie (v. 8-9) et l’enlisement dans l’oubli (v. 11)
vision de la poésie en découle ? quelle révolution du néant apaisant (l’épreuve est terminée, v. 7 ;
poétique peut-on attendre ? tant mieux, v. 12).

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 137


5. le dernier vers à l’épreuve du monde barbare, nocturne et inhumain,
le dernier vers permet de réintroduire de l’ambi- dans lequel il est entraîné, le locuteur semble adopter
guïté dans ce qui semblait être jusqu’ici le récit une parole barbare au sens étymologique du mot :
d’un homme mort au combat ou mort d’amour les mots se répètent (v. 9, 12, 15), la voix bégaie, les
(selon le sens accordé à l’horrible blessure, v. 13). vers se disloquent (voir question 4).
avec l’affirmation finale je me souviens (v. 16), qui
fait écho au titre, une question demeure : n’était-ce Pour aller plus loin
qu’un récit de rêve (voir v. 12), ou le « souvenir » explorer ce paradoxe du « poème barbare », qui
lui-même hante-t-il l’être qui parle au-delà de la combine les contraires : langage articulé qui aspire à
mort (ce serait alors le « dernier souvenir » d’un l’harmonie, et expression d’une violence primitive. on
mort pour qui l’oubli s’épaissit, v. 11) ? l’incertitude pourra en voir des prolongements chez lautréamont
marquée par la modalisation (cela dut m’arriver, (➤ manuel, p. 141), rimbaud (➤ p. 143), michaux
v. 14) n’est pas vraiment levée par la certitude finale (➤ p. 145) et césaire (➤ p. 152) : la poésie moderne
(la chose est sûre, v. 15). la question du lieu et du prend en charge cet envers du sujet et du langage que
moment de l’énonciation reste entière au moment refoulait la tradition poétique humaniste, jusqu’au
même où s’achève le poème, et c’est ce qui en fait romantisme.
le charme troublant.

n Perspectives verlaine
deux représentations de la mort
11 Poèmes saturniens ▶ p. 137

le poète écrit la mort et envisage de façon tragique


la fin de l’homme, qu’il s’agisse de Baudelaire ou de Pour commencer
leconte de lisle. ce faisant, il révèle au fond que partir d’un rappel sur les formes fixes en poésie
l’angoisse de la mort est peut-être la plus grande (➤ manuel, p. 192). en ce qui concerne l’antépiphore
raison d’écrire. dans les deux cas, la rupture énon- (structure ici à l’œuvre : reprise du même vers au
ciative (texte 9, v. 19 ; texte 10, v. 9) transforme début et à la fin de chaque quintil), voir Baudelaire,
le moi, capable un instant de quitter le lyrisme « le Balcon », dans les Fleurs du mal.
traditionnel pour se dédoubler et se montrer capable
de s’interroger lui-même, de se mettre en question. n Observation et analyse
dans le poème de Baudelaire, le premier vers est 1. l’impératif
détaché de ce qui suit pour mieux montrer la singu-
les nombreux impératifs de la première strophe
larité de l’expérience vécue. chez leconte de lisle,
(allons, v. 1 ; redresse, v. 2 ; etc.) s’adressent à mon
en revanche, c’est le dernier vers qui tranche avec
pauvre cœur (v. 1, 5). la deuxième strophe développe
ce qui précède. le langage poétique conduit les
un ordre envoyé à un chantre rajeuni (v. 6-10) :
deux poètes à transfigurer le sujet, Baudelaire par
Pousse à dieu ton cantique (v. 6, 10). la troisième
la puissance fantastique des métaphores (je suis un
s’adresse aux clochettes et aux cloches (v. 11, 15).
cimetière, v. 8), leconte de lisle par l’originalité du
derrière une apparente variété des destinataires,
dispositif énonciatif (je suis mort, v. 1, 12) : deux
ces trois strophes poursuivent un objectif commun
manières de dépasser l’expérience ordinaire.
et s’adressent à un même destinataire, désigné par
diverses synecdoques (cœur) ou métaphores (mur
n Vers le Bac (commentaire)
jauni, v. 9) : le poète, chargé de mettre en mots et en
le poète semble pris par un mouvement général musique les secrets de son cœur et de son âme.
de descente : je coule (v. 1), je descends (v. 5),
tournoie, enfonce (v. 10) ; t’absorbe (v. 11). mais 2. l’effet de l’antépiphore
à cet engloutissement du moi dans des profondeurs le premier vers est repris tel quel dans le dernier
mystérieuses s’ajoute une immobilité du sujet, qui de chaque strophe. la figure utilisée est une anté-
reste désespérément passif : inerte (v. 4), À travers piphore. son rôle s’apparente à celui d’un refrain.
[…] l’immobile (v. 6), sans un geste. la lenteur même elle exprime ici une vision cyclique du temps, où la
de l’engloutissement le transforme en un monstrueux fatalité (v. 17) impose sa loi (v. 19) d’éternel retour.
mélange d’immobilité et de mouvement. aux rêves de bonheur toujours recommencés (v. 1
le poème connaît une évolution au contact de et 5, 6 et 10, 11 et 15, 16 et 20) s’oppose le retour
l’« horrible » qui surgit dans le dernier tercet (v. 13). inéluctable de réveils douloureux (v. 17-19).

138 n 2e partie. La poésie


3. la typographie du poème vers 6 et 10 (ô…) illustre enfin un regard largement
les italiques de la première strophe soulignent l’em- critique à l’égard d’une poétique musicale dépassée,
ploi d’une tournure plutôt familière et signalent sa condamnée comme artificielle et vaine.
mise à distance ironique : c’est là le lieu commun
d’une confidence sincère, que vient démentir le n Perspectives
contenu de la strophe (v. 3). l’emploi d’italiques un même titre pour deux poèmes
pour le te deum (v. 7) se justifie par la convention
l’autre « nevermore » du recueil est un sonnet qui
qui s’applique aux expressions étrangères ou aux
s’achève sur un élan affectif plein d’espoir et un
titres d’œuvres.
baiser posé sur les lèvres bien-aimées. le ton n’est
les tirets renforcent quant à eux la répétition du pas le même : le poète y recherche le souvenir (le
dernier vers ainsi détaché (v. 15, 20), en mettant mot est répété dans le premier quatrain), tandis que
en évidence le procédé : la répétition montre que dans le poème étudié le souvenir ne sert déjà plus
l’appel au cœur ou au chant est bien vain, face à à rien, tout est passé et ne reviendra plus. l’ironie
l’emprise du fatum. de ce poème-ci est également un procédé nouveau
quant aux majuscules du vers 17, elles désignent qui souligne l’échec reconnu du poète à ce stade
enfin de manière dramatique l’enjeu majeur du du recueil.
poème : l’apparition de la Fatalité, qui règle leur
compte aux combats intérieurs du poète. par les n Vers le Bac (commentaire)
majuscules initiales des mots homme (v. 14) et
on soulignera ici les phénomènes qui conduisent
bonheur (v. 13, 16, 20), le poète joue par ailleurs
à une dissolution du moi. le pronom moi n’est
avec les catégories de la morale humaniste pour les
présent en tant que tel que dans le dernier quintil
mettre en question.
(v. 16, 20), où il a même le dernier mot. dans les
tous ces procédés ont en commun de mettre en relief trois strophes qui précèdent, il n’est question que de
tels mots ou telles phrases pour attirer l’attention sur mon cœur (v. 1), mon rêve (v. 12) et mes bras (v. 13),
des dissonances. ce qui montre une présence toute relative. ce sont en
4. le titre : « nevermore » effet d’autres figures (un chantre, des cloches) qui
la mélancolie du poète paraît s’exprimer ici à travers prennent peu à peu la place du moi dans le poème,
trois invocations bien vaines. après les trois premières traduisant la difficulté rencontrée par le sujet dans
strophes qui toutes appellent les forces poétiques à se la recherche de son unité. son retour dans le dernier
réveiller, la quatrième se fait conclusion pessimiste et vers est somme toute son acte de décès : ce bonheur,
s’achève sur le règne invincible de la Fatalité. c’est révolu, relégué dans un passé accompli, laisse – une
ce phénomène de rupture entre les trois premières et fois disparu – le moi démuni et vide. les verbes au
la dernière strophe qui explique le titre du poème et présent (v. 17-19), eux, disent une vérité intemporelle
éclaire sa portée tragique : « jamais plus » le Bonheur et impersonnelle : il n’y a pas d’affirmation du moi
ne sera finalement possible. le registre employé est au moment de l’énonciation.
pourtant de l’ordre de l’ironie, le jeu des refrains
faisant apparaître un regard désabusé et amusé à Pour aller plus loin
la fois sur l’échec du poète : le cœur est un vieux une vision mélancolique du temps qui rappelle la
complice (v. 1) dans le mensonge et dans l’illusion poésie de Baudelaire. on comparera en particulier
(v. 3-4) ; les clochettes et les cloches sont des inter- l’usage que font les deux poètes de l’image du
locuteurs bien peu sérieux, que le suffixe ette achève ver appliquée au remords (➤ manuel, p. 135, v. 9 ;
de dévaloriser (v. 11) ; l’excès de l’apostrophe aux p. 137, v. 18-19).

7. Poésies du Moi, des romantiques à Baudelaire n 139


la poésie entre rêve
8 et révolution (1870-1945)
Lautréamont par son discours, en accumulant les traits descriptifs
1 Les Chants de Maldoror ▶ p. 141
aux connotations négatives (l. 8, 11, 12-13, 16-17,
21). d’où le sentiment que ce dévoilement est une
transgression : le lecteur, lui, peut imaginer à loisir
Pour commencer ce que le témoin virtuel n’a pas le droit de voir. or,
mort à 24 ans en 1870, lautréamont n’a pas du tout si le regard des autres sur lui est frappé d’interdit,
été reconnu de son vivant. un demi-siècle plus tard, maldoror se définit volontiers lui-même par son
les surréalistes feront de lui leur précurseur. regard : les yeux ardents (l. 12-13), en regardant
fixement (l. 19). mais cette acuité du regard, plus
n Observation et analyse animale qu’humaine, n’autorise aucun échange,
1. un narrateur monstrueux aucune communication : il se perd dans l’espace
le narrateur doute de son origine (Ça m’étonne…, plein de ténèbres (l. 19), ce qui le rend d’autant
l. 3), avoue sa méchanceté singulière (l. 6), affiche plus troublant.
un physique bestial et repoussant (l. 7-9, 11, 14,
4. lyrisme et ironie
16, 21), vit à l’écart dans une caverne (l. 20). il tient
de nombreux procédés rythmiques et rhétori-
lui-même l’humanité à distance (l. 6-7), et parle des
ques suscitent l’émotion : anaphore et exclama-
hommes comme d’une communauté qui n’est pas la
tion (je ne puis… !, l. 1-2) ; apostrophe sur un rythme
sienne (l. 12). pour que sa laideur doive rester cachée
d’alexandrin (vous, qui me regardez…, l. 6-7) ; triple
(l. 14-16) et soit attribuée à la haine du créateur
comparaison avec gradation (arêtes ; rochers ; mon-
(l. 16), il faut vraiment qu’elle soit insupportable
tagnes, l. 9-10) ; longue période qui diffère l’apodose
à voir. par ce statut intermédiaire entre l’animal et
(l. 11-15, 17-21), topoï contrastés de la nuit d’orage
l’homme, par sa marginalité et par ses métamorpho-
(image romantique accentuée par l’alexandrin :
ses (l. 11), maldoror se présente bien comme un être
les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, l. 13)
monstrueux, moralement et physiquement.
et du matin serein (en répandant la joie […] dans
2. les références aux animaux toute la nature, l. 17-18).
la comparaison avec les chiens (l. 1) est plutôt mais il y a là nombre de clichés qui par eux-mêmes
dégradante, sans rapport a priori avec le besoin signalent l’ironie. celle-ci est confirmée par la désin-
d’infini (l. 1). la référence au requin et au tigre volture du narrateur (Ça m’étonne…, l. 3), son goût
(l. 5), deux animaux dangereusement carnivores du paradoxe et de la provocation (j’aurais voulu être
connus pour êtres des mangeurs d’hommes, fait plutôt le fils de la femelle du requin…, l. 4-5), l’excès
plus nettement ressortir la cruauté de maldoror dans le lexique de l’horreur (mon haleine…, l. 7 ;
(l. 6). la comparaison entre les os en saillie de [s]a rides vertes, l. 8 ; os en saillie, l. 8 ; la laideur…,
figure maigre (l. 8) et les arêtes de quelque grand l. 16 ; poitrine en lambeaux, l. 21) et la saturation
poisson (l. 9) est encore plus déshumanisante parce des images, qui leur ôte tout lyrisme (pareils aux…
qu’elle emprunte son comparant à l’aspect inanimé ou aux… ou aux…, l. 9-10 ; isolé comme une pierre,
de l’animal (les arêtes), préparant les métaphores l. 13 ; noir comme la suie, l. 14-15 ; qui m’enivre
minérales qui suivent (rochers, l. 9 ; montagnes, comme le vin, l. 20-21). l’emphase de cet auto-
l. 10). les comparaisons animales soulignent donc portrait, jusque dans l’allusion au sourire de l’Être
la monstruosité à la fois morale (le mal) et physique suprême (l. 16), est tellement marquée qu’elle tourne
(la laideur) de maldoror. à la parodie et à la dérision.

3. le regard n Perspectives
tout en disant se tenir à l’écart du regard d’autrui échos d’une tradition
et assumer son invisibilité (vous, qui me regardez, – maldoror, héros romantique ? un héros solitaire
l. 6 ; nul n’a encore vu…, l. 7-8 ; je couvre ma face, (isolé, l. 13), maudit, coupé de toute vie sociale, hanté
l. 14 ; il ne faut pas que les yeux soient témoins…, par l’infini (l. 1). son désespoir qui l’enivre comme
l. 15-16), le narrateur se dévoile avec complaisance le vin (l. 20-21) rappelle le « mal du siècle » de la

140 n 2e partie. La poésie


génération de 1830. toutefois, le héros romantique n Observation et analyse
reste tourné vers la lumière, et peut se présenter 1. de l’élan au regret
comme un prophète, un phare qui éclaire les peuples. une seule phrase se développe sur quatre quatrains
rien de tel chez maldoror… (v. 1-16). la proposition principale n’apparaît que
– maldoror, artiste baudelairien ? c’est plus juste en dans le dernier vers : je regrette… (v. 16). tout le
effet : il est complice des ténèbres (l. 19) : son besoin mouvement qui précède est une expansion de ce moi,
de l’infini est douloureux, et sa condition est une torture sous la forme d’une série de relatives et d’apposi-
(je meurtris […] ma poitrine, l. 21), ce qui rappelle les tions (moi qui… : voir v. 1, 3, 6, 13). l’expression
liens que l’artiste entretient, chez Baudelaire, avec le du regret coïncide donc avec la chute, et contraste
mal et la souffrance. cependant, l’artiste baudelairien avec le sentiment de grisante liberté des vers précé-
recherche le beau, et c’est cela qui le fait souffrir ; dents : libre, fumant… (v. 5), qui courais… (v. 9),
maldoror, lui, n’est semble-t-il que laideur. Fileur éternel… (v. 15) – impression accentuée par
l’affirmation réitérée du moi en tête de vers et par
n Vers le Bac (commentaire) le courant ascendant de cette très longue protase.
les marques d’énonciation sont omniprésentes : toutefois, le regret est préparé et annoncé par tous
appel au destinataire (vous, l. 6), implication du les indices de violence, de dangers encourus et de
locuteur qui s’engage fortement dans son propos passivité du moi, qui font de cet élan un mouvement
(moi… je…, l. 1, 2, 3, etc.), phrases exclamatives et subi, une menace pour le sujet : bateau perdu (v. 1),
interrogatives (l. 1-4), temps relatifs au moment de jeté (v. 2), carcasse (v. 4), Planche folle (v. 10),
l’énonciation, modalisations (il ne faut pas, l. 15), faisaient crouler (v. 11), moi qui tremblais (v. 13).
indices de jugement… mais la communication ainsi en ce sens, le regret des parapets (v. 16), c’est-à-dire
établie est paradoxale, si ce n’est insoutenable. car de la limite protectrice, n’est pas surprenant.
alors même qu’il tisse fortement de cette façon le lien
locuteur-destinataire, le texte met tout en œuvre pour 2. métaphores et comparaisons
susciter une réaction de dégoût et de rejet, ce qui rend – cheveux des anses (v. 1), métaphore : comparant =
impossible toute relation de communication véritable cheveux, comparé = anses ; signifié commun : idée
(éloignez-vous de moi, l. 6-7). le lecteur est donc à d’une abondance touffue.
la fois impliqué et bousculé, voire choqué. – ciel rougeoyant comme un mur (v. 6), comparai-
son : comparant = mur, comparé = ciel ; signifié
Pour aller plus loin commun : couleur + aspect d’une surface plane.
l commentaire complémentaire : « cette œuvre – lichens de soleil (v. 8), métaphore : comparant =
primitive est unique. il n’y a rien de comparable dans lichens, comparé = soleil ; signifié commun :
la littérature. les ressemblances, c’est très loin, et impression de relief, traces irrégulières (les taches
ailleurs, qu’il faudrait aller les trouver, dans le chaos de lumière dans le ciel sont comme des lichens sur
de la littérature orale, par exemple, dans le flot bestial un mur).
des chants où les images n’ont pas encore été fixées – morves d’azur (v. 8), métaphore : comparant =
par le langage écrit. dans la psalmodie, l’insulte, ou morves, comparé = azur ; signifié commun : traces
la prière […]. » (J.-m.g. le clézio). irrégulières (image du mur toujours : les taches
l Bibliographie : gaston Bachelard, lautréamont, bleues sont comme des morves qui souillent un
José corti, 1963. mur).
– cieux […] aux ardents entonnoirs (v. 12), méta-
phore : comparant = entonnoirs, comparé = ciel de
rimbaud
2 Poésies, Une saison en enfer ▶ p. 142
feu (« ardent », c’est-à-dire brûlant sous le soleil de
juillet) ; signifié commun = contraction spatiale.
ces métaphores et comparaisons ont en commun
Pour commencer d’appliquer des comparants triviaux et bas (champ
les deux poèmes ont en commun de présenter un lexical du quotidien) à des comparés grands et nobles
parcours : dans un langage formel et imaginaire (champ lexical du cosmique) ; d’où un effet à la fois
différent, chacun suit le mouvement d’un itinéraire surprenant (ces images sont inattendues) et choquant
poétique et humain ; et de l’un à l’autre, c’est aussi (ces images sont dégradantes). l’allusion aux bons
l’évolution de rimbaud qui se dessine, d’une poé- poètes (v. 7) est donc ironique : rimbaud reprend
tique à l’autre, d’une rupture à l’autre. leurs clichés exquis (le soleil, l’azur, les cieux),

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 141


confiture habituelle dont ils tartinent leurs œuvres, elle-même qu’une illusion (l. 17, et note 2). reste la
pour les détourner du lyrisme conventionnel. ressource humaine de l’écriture (l. 23-24).
3. rythme et mouvement 6. Folie et désespoir
les alexandrins sont affectés de nombreuses discor- – dans « le Bateau ivre », la folie est cette force
dances qui miment le chaos des éléments auxquels qui fait larguer toutes les amarres : la planche folle
s’affronte le bateau : (v. 10) est en accord avec les cieux délirants (v. 18) du
– contre-rejet interne au vers 5 (la pause gramma- monde. le désespoir s’exprime dans les exclamations
ticale après fumant anticipe sur la césure qui suit du dernier quatrain : j’ai trop pleuré !... (v. 21) ;
monté : 4/2 + 6) ; Ô que ma quille éclate !... (v. 24).
– enjambement aux vers 6-7 (rejet : qui porte) ; – dans une saison en enfer, la folie n’est pas seu-
– césure effacée par le rythme au vers 9 (3/2/3/4) ; lement subie ; le poète peut en tirer parti : j’ai joué
– alexandrin ternaire au vers 11 (4/4/4) ; de bons tours à la folie (l. 13). voir « délires », ii,
– enjambement aux vers 11-12 ; plus loin dans une saison en enfer : « à moi. l’his-
– contre-rejet interne au vers 13 (4/3 + 5) ; toire d’une de mes folies. » la folie peut être créa-
– enjambement aux vers 13-14 ; trice, même si elle rompt avec l’espérance humaine
– rythme dissymétrique au vers 15 (5/7). (l. 8).
le mouvement de la [p]lanche folle ballottée par dans les deux textes, la révolte du sujet a échoué
les flots est donc sensible à la lecture, même si le parce que l’expérience d’une rupture totale est
dernier vers de chaque quatrain rétablit équilibre et douloureuse et dangereuse, si bien qu’il en vient à
régularité : le vers 16, qui dit le regret de lieux plus regretter ici l’europe aux anciens parapets (texte a,
sûrs, est un parfait tétramètre (3/3//3/3). v. 16), là la clef du festin ancien (texte B, l. 16).

4. l’itinéraire du poète n Perspectives


trois étapes surtout : rimbaud, « surréaliste » avant la lettre
– jadis (l. 1) : le temps heureux d’un festin édénique ces deux textes annoncent le surréalisme par la
(jeunesse idéalisée ? vie antérieure mythique ?). violence des images, souvent surprenantes (dans
– un soir (l. 3) : rupture ; le poète se tourne vers « le Bateau ivre » surtout, voir question 2), par une
la misère et la haine (l. 6), nie l’espérance et la joie logique associative qui laisse parler l’inconscient,
(l. 8-9), consent à l’enfer. par une exploration de l’inconnu qui transgresse les
– or, tout dernièrement (l. 15) : nostalgie du festin habitudes esthétiques et morales (dans une saison
ancien (l. 16) et de la charité (l. 17) qui y conduit ; en enfer surtout), et par une invention formelle
mais le retour en arrière est impossible : le poète est qui bouscule le vers classique avant d’y renoncer
allé trop loin du côté de satan (l. 21 ; le démon, l. 18), complètement
qui ne lâche pas si facilement un damné (l. 24).
n Vers le Bac (dissertation)
5. le « festin » et la « bête » dans « le Bateau ivre », rimbaud fait dire je à
– le festin (l. 1, 16) représente la générosité (l. 1- l’embarcation folle, par une prosopopée. même si
2), la charité (l. 17), la justice (l. 5), l’espérance le bateau est un double du poète, cette transposition
(l. 8) et la joie (l. 9) qui seront ensuite perdues ou fait advenir un je poétique totalement inédit, dont la
combattues. l’image du festin rappelle l’évangile fonction est symbolique et non (auto)biographique.
où elle représente le royaume de dieu, opposé à la plus humain, le locuteur d’une saison en enfer reste
damnation. très éloigné du moi-rimbaud : ce je qui avoue qu’il
– le poète se compare lui-même à une bête féroce a rêvé (l. 17), qui s’adresse à la beauté (l. 3) ou à
(l. 9) quand il se montre au contraire tenté par le satan (l. 21) comme à des personnes, est encore
démon, qui souhaite précisément qu’il reste hyène une instance poétique et symbolique qui condense,
(l. 18). en rejetant la charité d’abord pour la beauté résume et transpose poétiquement l’expérience de
(l. 3), puis pour la violence de la haine (l. 6), le moi l’auteur. dans les deux textes, l’écriture poétique
passe de l’idéalisation suprahumaine à son contraire : engendre donc la création d’un autre je que le moi
l’animalisation, la déshumanisation (j’ai fait le bond…, réel. et c’est ce je là, défiant l’impossible, qui force
l. 9 ; mordre, l. 10 ; allongé dans la boue, l. 12). notre attention et notre admiration : j’ai vu des
déchiré entre les deux extrêmes, l’éden et l’enfer, archipels sidéraux ! (texte a, v. 17) ; j’ai assis la
le poète ne peut renouer avec une charité qui n’est beauté sur mes genoux (texte B, l. 3).

142 n 2e partie. La poésie


Pour aller plus loin an-ci-en), 19 et 20. ce souvenir du mètre classique
deux prolongements possibles, l’un ludique, l’autre et cette présence de rimes préservent une trace de
critique : tradition au cœur de la modernité. mais la notion
– devoir de poésie (imaginé par Jean tardieu, dans même de « versification régulière » peut être discutée
les Œuvres posthumes du professeur Frœppel) : dès lors que cette régularité est l’exception, mêlée à
un bateau pris de boisson raconte ses souvenirs des vers très variables. même le vers 1, qui constitue
de voyage. en apparence un alexandrin classique (3/3//3/3),
vous êtes ce bateau. vous parlez à la première per- surprend par l’enchaînement de neuf monosyllabes,
sonne du singulier. ce qui ne correspond pas à la norme.
– « […] dans l’expérience et l’écriture poétiques,
3. Bergère ô tour Eiffel… (v. 2)
[le] moi tend à devenir un je, – un être défini par la
comparé : le paysage parisien (tour eiffel, ponts) ;
parole qu’il profère et par le mouvement extatique
comparant : la vie pastorale (bergère, troupeau qui
qui le porte à la rencontre des autres et des choses,
bêle). métaphore filée : le comparant est développé
ou à la rencontre de sa propre et plus intime altérité,
par plusieurs termes. la métaphore est motivée par
de son inconscient. l’expérience poétique, dans ce
une relation analogue entre vertical/singulier et
qu’elle a de plus spécifique, est sortie de soi. le je
horizontal/pluriel dans chacun des deux champs de
qui s’y exprime est un autre ; transcendant tout
référence. elle est aussi appelée par les sonorités :
particularisme, il peut être assumé par moi, mais
bergère contient le signifiant berge. enfin, la per-
aussi bien par n’importe quel autre. » (michel collot,
sonnification de la tour eiffel et l’animation du décor
la Poésie moderne et la structure d’horizon, p.u.F.,
parisien semblent s’imposer grâce à l’apostrophe qui
1989).
relie le lieu à l’acte d’énonciation : ô tour eiffel […]
ce matin. pour toutes ces raisons, l’image produit un
Apollinaire effet poétique particulièrement réussi.
3 Alcools ▶ p. 144
4. un poème autobiographique ?
le poème a des aspects autobiographiques au sens
Pour commencer large du mot : l’auteur parle de ce qu’il fait, de ce
situer le texte dans l’histoire de la poésie au début qu’il vit, de ce qu’il ressent (j’ai vu ce matin…, v. 15 ;
du xxe siècle : en quoi est-il fondateur ? repères sur j’aime la grâce de cette rue…, v. 23). la simplicité
l’émergence du vers libre et le problème de l’absence des notations et impressions tend à faire penser que
de ponctuation. locuteur (je) et auteur (apollinaire) ne font qu’un.
mais le témoignage personnel au présent (ou au passé
n Observation et analyse composé du discours) l’emporte sur les souvenirs
1. la ville moderne d’un passé ancien : le poète parle de lui ici (v. 4)
– indications géographiques : tour eiffel (v. 2), Port- et maintenant. le poème s’apparente donc plus au
aviation (v. 6), rue industrielle (v. 23). genre autobiographique du journal intime qu’à une
– indications sonores : champ lexical du bruit (clai- autobiographie au sens étroit (récit rétrospectif).
ron, v. 16 ; sirène, v. 19 ; cloche, v. 20) et verbes
le je laisse parfois la place au tu (v. 1, 3, 9, 11).
à valeur péjorative (gémit, v. 19 ; aboie, v. 20 ;
le discours poétique tient ainsi à distance l’expé-
criaillent, v. 22).
rience sensible : le poète se dédouble pour mieux se
– indications sociales et culturelles concernant les
réfléchir. l’emploi de la deuxième personne marque
transformations de la civilisation : automobiles (v. 4),
une distance vis-à-vis du lyrisme : c’est un lyrisme
hangars (v. 6), sténo-dactylographes (v. 17).
qui se regarde ; cette poésie est réflexive, métapoé-
alors que ces éléments pourraient paraître par nature
tique. en outre, le tu implique le lecteur : dans tu lis
antipoétiques, apollinaire les transfigure pour faire
(v. 11), le lecteur peut aussi se reconnaître, alors que
au contraire de la modernité la nouvelle muse du
le je serait plus exclusif.
poète.
2. du vers régulier au vers libre n Perspectives
le poème est écrit en vers libres, le plus souvent orga- « cri », « Zone »
nisés en distiques (couplés par la rime ou l’assonance – le « cri » évoque la recherche d’une parole vivante
finale). cependant, quelques vers réguliers semblent qui soit en accord avec la violence du monde moderne,
subsister : alexandrins des vers 1 (avec la diérèse sur ses bruits, son animation (voir question 1).

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 143


– le titre « Zone » est plus riche par sa polysémie. n Observation et analyse
il est d’abord à comprendre dans un sens spatial, 1. le sens du titre
géographique : bande de terrain circulaire, territoire contre n’est pas seulement une préposition mais
soumis à un statut particulier, quartiers périphériques. un verbe : je contre, je contre, / je contre et te gave
le mot, étymologiquement, désigne une ceinture. de chiens crevés (v. 17-18). le mot désigne donc
il peut donc s’appliquer à l’espace parisien parcouru l’attitude du poète contre le monde tel qu’il est,
(v. 15-24), mais aussi au poème lui-même, territoire le monde étranglé (v. 16), les arts du passé (v. 6),
circulaire, lieu transitoire entre tradition et modernité, l’ordre des choses multimillénaire (v. 11). à la fin du
espace-limite aux frontières de domaines non encore poème, l’adversaire n’est plus que carcasse (v. 27)
explorés par la poésie. promise à la torture : c’est dire l’efficacité de cette
parole poétique ravageuse.
n Vers le Bac (invention)
arguments : 2. paradoxes
je vous construirai (v. 1, 2) – l’anaphore initiale
– rappeler l’étymologie du mot poésie : être poète,
annonce une construction qui défie les lois de l’ar-
c’est créer, produire du neuf. d’où la nécessité de
chitecture : avec des loques (v. 1), sans plan et sans
renouveler la poésie dans sa forme (vers libres,
ciment (v. 2), qu’une espèce d’évidence écumante /
absence de ponctuation) comme dans son référent
soutiendra (v. 4-5), avec de la fumée… (v. 7), faites
(les réalités du monde moderne) ;
exclusivement de remous et de secousses (v. 10). il est
– insister sur la nécessité d’une communication
paradoxal de programmer une construction sans
poétique : le poètes doivent parler aux hommes et
matériaux, et à des fins destructrices qui plus est :
femmes de leur temps, non se replier dans leurs
contre lesquelles votre ordre […] et votre géométrie /
cénacles en se tournant vers le passé ; c’est le choix
tomberont en […] poussière de sable… (v. 11-12).
que justifie apollinaire : las de ce monde ancien […]
on comprend que l’édifice (v. 3) et les forteresses
tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et
(v. 9-10) ainsi bâtis ne sont pas matériels : il s’agit
romaine (v. 1-3) ;
de la poésie elle-même, édifice qui ne repose que
– montrer la réussite indéniable de cette poésie : sur une espèce d’évidence (v. 4).
beauté et nouveauté de l’image du vers 2 (voir la dernière strophe offre d’autres paradoxes : clarté
question 3), qui lie précisément la plus ancienne du noir (v. 25), voie droite dans le labyrinthe (v. 26).
tradition de la poésie pastorale à la réalité de la ville il s’agit encore d’opposer la logique poétique au
moderne dans un rythme harmonieux (hexasyllabe + sens commun et à son esprit géométrique (v. 11) :
décasyllabe). la poésie inverse les valeurs habituelles ; ses lois ne
conclure sur la certitude qu’une telle poésie touchera sont pas celles de l’espace empirique, avec ses plans
encore les lecteurs dans cinquante ou cent ans. et ses matériaux solides : sa clarté et sa droiture sont
d’un autre ordre.
Pour aller plus loin
l lecture cursive : apollinaire, alcools. 3. destinataires
l comparer « Zone » à cet autre grand poème
le poète s’adresse d’abord à un vous (v. 1-13) qui
moderne de la ville, contemporain : les Pâques à désigne un ensemble très large (vous tous, v. 13) et
new York de Blaise cendrars. semble même s’étendre à toute l’humanité, d’hier
et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs : tous vos Par-
thénons, vos arts arabes… (v. 6), votre ordre mul-
timillénaire… (v. 11). c’est ensuite le monde qui
Michaux
4 La nuit remue ▶ p. 145
est interpellé (v. 16-18), avec une même violence.
le poète est alors seul contre tous.
la situation s’inverse dans les dix derniers vers,
Pour commencer où l’adresse n’est plus agressive mais fraternelle :
on pourra partir du titre du recueil : qu’est-ce qui Frères, mes frères damnés (v. 22), au point que
remue au fond de l’être, dans la nuit du dedans ? je et vous peuvent fusionner dans un nous (nous
rapprocher aussi le titre « contre » de deux autres trouverons, v. 26). le dernier destinataire visé est
titres qui figurent dans le même recueil : « colère » alors isolé : c’est cette carcasse (v. 27-29) à laquelle
et « crier ». une poésie de la révolte et de la contes- le poète s’adresse pour finir (ce qui reste de l’ordre
tation, mais d’ordre existentiel et non politique. multimillénaire après l’action de la parole poétique ?

144 n 2e partie. La poésie


ou bien le corps du poète, qui ne trouve pas sa place saison en enfer, p. 143), du pouvoir libérateur d’une
dans ce monde ?). révolte satanique.
4. les marques de violence n Vers le Bac (oral)
– champs lexicaux : les faiblesses du discours (fadai- le désordre syntaxique se manifeste par la grande
ses et galimatias, v. 12), la souffrance et la torture diversité des phrases (dans leur longueur et leurs
(étranglé, v. 16 ; gave, v. 18 ; gémissante, v. 28 ; modalités), mais aussi par des constructions très
écarteler, v. 29), la mort et le néant (poussière, v. 12 ; libres (même pas symbole…, v. 17-18). la longueur
glas, v. 13 ; néant, v. 13, 17 ; froid, v. 16 ; chiens des vers est elle aussi très variable : voir les contrastes
crevés, v. 18), les animaux dangereux (serpent, v. 20 ; des vers 18-19 et 28-29. les assonances créent des
loup, v. 23). à cela s’ajoute un vocabulaire familier effets de rimes assez aléatoires : évidence écumante
ou grossier assez hétéroclite : braire au nez (v. 5), (v. 4), soutiendra et gonflera (v. 5), néant sur les
gêneuse, pisseuse, pot cassé (v. 27). vivants (v. 13) ; et les allitérations accompagnent la
– modalités des phrases : exclamatives (v. 1, 13, 14, violence du propos – par exemple : carcasse, où est
16, 28, 29) et interrogatives (v. 27 ; voir aussi vous ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ? / Poulie
m’entendez, v. 19) ; rhétorique de la répétition (v. 1-2, gémissante, comme tu vas sentir… (v. 27-28).
9-10, 13, 16, 17-18, 19, etc.) ; alternance de phrases
longues (v. 2-6, 7-12) et de brèves exclamations (v. 1, Pour aller plus loin
13, 14, etc.) sur le thème de la « damnation » du poète, rapprocher
5. Fonction de la poésie ce texte de celui de rimbaud (➤ manuel, p. 143), et
voir l’image de satan chez hugo (la Fin de satan)
la poésie est une construction paradoxale, bâtie sur
et Baudelaire (les Fleurs du mal).
la seule fumée (v. 7) des mots (voir question 2), qui
cherche à ébranler les fausses évidences du monde
et l’ordre trompeur des habitudes acquises. le poète
Breton
doit « intervenir » (un autre poème de la nuit remue 5 Poisson soluble ▶ p. 147
s’intitule « intervention »), quitte à choquer, pour
changer le regard sur les choses et combler le néant
du monde (v. 17). il s’agit de rétablir, par la plénitude Pour commencer
du langage (le contraire des fadaises et galimatias, le texte est contemporain de la fondation du mou-
l. 12), le mouvement de l’être (forteresses faites […] vement surréaliste, mené par Breton (publication
de remous et de secousses, l. 10), contre l’immobilité en 1924 du premier manifeste du surréalisme, qui
de l’ordre institué (le nez gelé, v. 6 ; qui n’avance théorise les objectifs et la poétique du mouvement).
pas, v. 15). on pourra se demander en quoi l’extrait illustre
cette nouvelle conception d’une écriture soumise à
n Perspectives la « dictée de l’inconscient ».
un « anti-évangile » ?
l’apostrophe mes frères (v. 22, 25), l’appel à des n Observation et analyse
disciples (suivez-moi, v. 22), les images animales 1. le merveilleux et le fantastique
(serpent, v. 20 ; loup, v. 23), le futur prophétique et des bêtes troublantes et des plantes à surprises
le thème de la voie droite (v. 25-26), les valeurs de (l. 2-3) ; un filet de sang (l. 4-5) qui coule dans les
fidélité et de confiance (v. 21-22), tous ces éléments veines de la pierre (l. 10) et que rien ne peut tarir
rappellent les textes bibliques. mais cette fraternité (l. 5) ; un jeune enfant qui compte les étoiles (l. 13),
est celle d’une damnation partagée (frères damnés, berger des constellations (l. 14) : le temps de la nuit
v. 22) et d’un mal revendiqué (valorisation du venin dévoile une dimension magique de la ville, où règne
et des dents qui tuent, v. 20, 23). les paradoxes des une animation surnaturelle. ce merveilleux (éléments
vers 25-26 apparaissent alors moins évangéliques surnaturels qui n’ont aucune explication rationnelle)
qu’on aurait pu le croire : si la vérité se trouve dans peut être compris comme du fantastique (qui laisse
le noir et dans le labyrinthe, c’est bien que le texte la place à une possible explication rationnelle) si
prône une voie négative de salut (celle de la révolte, l’on admet que ces phénomènes appartiennent à
de la destruction) qui n’a rien à voir avec la foi en l’espace du rêve (voir l. 17-18), où l’imagination
dieu raillée plus haut (v. 14-15). on est plus près du se déploie librement : le réveil suffirait alors à dis-
thème romantique, et rimbaldien (➤ manuel, une siper ces hallucinations. mais la puissance du texte

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 145


consiste à imposer la présence matérielle de ces moulage plus beau qu’un sein (l. 11). les constella-
éléments – il existe (l. 1) –, à partir d’un espace bien tions dans le ciel nocturne dessinent une symbolique
réel, que l’on peut nommer et situer : la montagne dont le poète détient les clés (l. 4-18). le jeune enfant
sainte-geneviève (l. 1), à Paris (l. 2). la transfigura- (l. 13), enfin, a lui aussi une identité cachée, un
tion de l’espace urbain est progressive : de la pierre pouvoir magique sous son fragile aspect apparent :
où le sang coule (l. 4-5) jusqu’au ciel et aux étoiles tout à l’heure il reconduira… (l. 13-14). le mystère
(l. 12-13), du lieu urbain (particulier et limité) à qui plane dans ce texte est donc à entendre au sens
l’espace cosmique (sans limites). religieux et sacré du mot : il contient une vérité
cachée que seule une attention poétique accordée aux
2. le poète et son lecteur signes merveilleux de la nuit permet d’entrevoir.
le moi du poète n’est explicite qu’à la fin du texte :
le sagittaire de mes jours (l. 16), le chien […] de mes n Perspectives
rêves (l. 17-18). mais sa présence dans l’énoncé se l’arbitraire de l’image
remarque à la modalité interrogative des phrases quelques métaphores rapprochent des réalités dis-
(l. 5-10) et aux indices de jugement (ce qu’il y a tantes : les veines de la pierre (l. 10), moulage plus
de plus souverainement tendre, l. 8-9 ; merveilleux beau qu’un sein (l. 11), sang de rose (l. 12). mais
moulage plus beau qu’un sein, l. 11), qui signalent toutes sont cohérentes dans la logique du poème
une énonciation subjective en acte. et la voix du poète (métamorphose de l’inanimé par l’animé, du réel
est manifeste dès lors qu’elle vise un destinataire : par le surréel). l’arbitraire et la surprise affectent
vous (l. 3, 4). par l’emploi de la deuxième personne, moins dans ce texte l’image comme association
le poète prend à témoin son lecteur, suscite sa curio- d’un comparant et d’un comparé (métaphore ou
sité et se propose de le guider dans ce paris nocturne comparaison, sur l’axe paradigmatique) que l’en-
et merveilleux. évitant ainsi de s’enfermer dans ses chaînement des termes et des thèmes (« l’association
rêves, il rend leur magie transmissible. des idées », sur l’axe syntagmatique ; ➤ vers le
3. le motif du sang Bac, ci-dessous).
ce sang qui coule sans fin est précieux (l. 5). son n Vers le Bac (commentaire)
pouvoir évoque une origine royale (l. 7) ou divine
– dès la première phrase, le texte glisse de l’espace
(l. 10), féminine en tout cas (princesse, l. 7 ; sainte,
urbain bien connu (paris, l. 2) à un espace naturel
l. 9 ; comparaison avec un sein, l. 11) : il est en effet
où même les plantes s’animent (l. 3).
nourricier ; sa vertu (l. 12) est de revivifier l’inanimé,
– nouvelle surprise avec la présence de ce filet rouge
de colorer ce qui est incolore (les feuilles déchlo-
(l. 4-5), ce sang précieux (l. 5) qui prend la place de
rophyllées, l. 6), de rafraîchir (l. 2), d’abreuver et
l’eau attendue.
de désaltérer (l. 11-12). c’est un sang de vie qui
s’offre à boire. le pouvoir de cet extrait divin (l. 10), – la troisième rupture, après les hypothèses en
sur cette colline dédiée à sainte geneviève (l. 1), forme de questions qui prolongent le thème du sang
rappelle donc le sacrifice eucharistique (le sang du (l. 5-10), consiste dans l’extension de ce motif au ciel
christ) ; mais sa source féminine et ses effets sur environnant (l. 12), ce qui peut encore se comprendre
la nature (plantes, bêtes, ciel…) renvoient plutôt par une logique des couleurs : c’est le soleil couchant
à un sacré plus archaïque, lié aux cycles naturels qui répand chaque soir (l. 10) le sang de rose dans
(voir le sang menstruel, en rapport avec le cycle le ciel.
des marées, l. 18). – la rupture est plus surprenante encore dans un
dernier temps, avec les métamorphoses du troupeau
4. le secret et le sacré des étoiles (l. 14) qui voient surgir les figures étranges
les phrases interrogatives (l. 5-10) posent une du sagittaire (l. 14, 16) et du chien d’alsace (l. 17).
énigme à résoudre, un mystère à percer. le pronom les précisions insolites sur les mains (l. 15-16) et les
de la deuxième personne (vous) fait du poète un guide yeux (l. 17) font penser aux formations composites
s’adressant à des initiés : il s’agit d’ouvrir les yeux des « cadavres exquis ».
pour saisir les mystères de la nuit (en examinant les ce mouvement aléatoire qui conduit d’un thème
choses de plus près, l. 3-4), de savoir interpréter les à l’autre par ruptures et glissements successifs,
signes sous les apparences. les superlatifs indiquent au point que la dernière image n’a plus que peu de
une essence supérieure à atteindre : ce qu’il y a de rapports avec la situation initiale, correspond bien à
plus souverainement tendre (l. 8-9) ; merveilleux la conception surréaliste de l’écriture automatique.

146 n 2e partie. La poésie


Pour aller plus loin dans la réalité. l’effet est ici paradoxalement inversé :
l à propos de la mythologie de paris chez les surréa- ce qui pourrait être signe d’amour devient négation
listes, renvoyer au Paysan de Paris d’aragon, récit de l’autre et de soi, coupure avec la réalité, relation
poétique de la même période (1926). de fantôme à fantôme.
l à propos de la relation entre réalité et surréalité,
3. la réalité du corps
voir Breton : « Je crois à la résolution future de ces
la proximité du corps féminin est nettement suggé-
deux états, en apparence si contradictoires, que sont
rée : ce corps vivant (l. 2), baiser sur cette bouche
le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue,
la naissance de la voix (l. 2-3), contour de ton
de surréalité, si l’on peut ainsi dire. » (manifeste du
corps (l. 5), toucher ton front et tes lèvres (l. 11-12).
surréalisme, 1924).
les verbes (baiser, toucher) signifient le contact
physique, même quand l’autre n’est plus que fantôme
(en étreignant, l. 4 ; couché avec, l. 13). le poète
desnos
6 Corps et biens ▶ p. 148
évoque aussi son propre corps : mes bras (l. 4),
ma poitrine (l. 5), le corps (l. 10), j’ai […] marché...
(l. 13).
Pour commencer le texte est ainsi chargé d’une sensualité paradoxale :
ce texte est représentatif de la production poétique tout parle d’une relation physique, mais pour la
de desnos du temps de sa participation au mouve- mettre en question (l. 2-3), l’exprimer par la néga-
ment surréaliste, avant sa rupture avec Breton et tion (ne se plieraient pas, l. 5) ou la comparaison
aragon. restrictive (je pourrais moins… que…, l. 11-12).
soit le lexique (le corps) est nié par la syntaxe
n Observation et analyse (interrogation, négation) ; soit le verbe (étreindre)
1. l’anaphore et le mouvement du texte est nié par l’objet (l’ombre) : le corps rêvé est ainsi
la formule qui donne son titre au poème revient à un corps présent-absent.
quatre reprises en début de phrase : j’ai tant rêvé de
toi (l. 1, 4, 9, 13). cette anaphore accroît l’intensité 4. les marques d’incertitude
d’une proposition qui est déjà intensive par elle- modalisateurs : peut-être (l. 5, 14) ; sans doute
même, puisque le verbe est renforcé par l’adverbe (l. 7, 9). ces locutions adverbiales ont deux fonc-
corrélatif tant. elle met au premier plan la relation tions :
je-toi, à la fois étroite, forte, et médiatisée par le – d’une part, nuancer la déréalisation annoncée ;
rêve : le verbe qui relie le sujet (je) au complément l’idée d’une transformation des êtres en ombres
(toi) est aussi celui qui les sépare, parce qu’il signi- n’est qu’une hypothèse, une éventualité, comme le
fie une forme de distance ; les deux « personnes » confirme parfois l’emploi du conditionnel (je de-
sont significativement aux deux extrémités de la viendrais une ombre sans doute, l. 7) ; la réponse à
proposition, et non mises en contact comme dans la question est-il encore temps… ? (l. 2) n’est pas
« je t’aime ». absolue : il n’est plus temps sans doute… (l. 9) ;
l’anaphore accompagne un mouvement d’amplifi- on reste dans l’entre-deux, entre veille et sommeil,
cation dans la dimension des phrases-paragraphes, entre rêve et réalité, entre corps et ombre ;
de la plus courte (l. 1) à la plus longue (l. 13-16), et – d’autre part, entretenir le climat incertain propre
un mouvement de déréalisation croissante : les corps au rêve, tissé justement d’impressions fugitives et
évoqués au début du poème (l. 2, 4, 5, etc.) laissent floues ; avec ces modalisateurs, le texte lui-même se
place pour finir à deux fantômes (l. 13, 14). fait « ombre » d’affirmation, « fantôme » linguisti-
que ; il est comme un rêve fait texte.
2. les effets du rêve
– la femme aimée : tu perds ta réalité (l. 1), ton 5. l’expression du temps
ombre (l. 4), ton fantôme (l. 13) ; la femme rêvée l’adverbe tant a par lui-même une valeur temporelle :
se désincarne et s’éloigne (l. 11-12). il signifie « tant de fois », « si longtemps ». sa répé-
– le poète : rêveur, il devient lui-même une ombre tition dans la phrase-leitmotiv, j’ai tant rêvé de toi,
(l. 7, 15) et s’enferme dans son rêve (l. 9) ; il n’a crée donc un sentiment de durée, parfois renforcé
plus qu’à devenir fantôme (l. 13). par l’accumulation des verbes : tant marché, parlé,
rêver toujours de l’être aimé pourrait être la preuve couché (l. 13). la relation à l’autre s’enracine dans
d’un amour fou qui rapproche les cœurs et les corps un lointain passé – ce qui me hante et me gouverne

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 147


depuis des jours et des années (l. 6-7) – qui donne lecture d’image
toute sa force à l’amour présent : la seule qui compte
aujourd’hui pour moi (l. 10-11). et le rêve inscrit de chirico
la marche des « ombres » dans un temps cyclique : 7 Mélancolie d’une rue ▶ p. 149
se promène et se promènera […] sur le cadran solaire
de ta vie (l. 15-16). cette vie rêvée des ombres dans Pour commencer
la durée conduit à mettre en question le temps d’un
peintre et écrivain italien, giorgio de chirico
possible réveil : est-il encore temps… ? (l. 2) ; il
côtoie les milieux artistiques parisiens vers 1910
n’est plus temps… (l. 9).
(picasso, apollinaire) : dès cette époque, il peint
des décors qui s’inspirent des perspectives de la
n Perspectives
renaissance tout en faisant subir à la réalité quoti-
desnos et le « rêve éveillé » dienne des distorsions étranges. par leur puissance
l’époque des « sommeils » (voir la photographie qui onirique, ces œuvres retinrent l’attention des poètes
illustre le texte), en 1922-1923, précède l’avènement surréalistes.
officiel du surréalisme (1924). desnos avait l’apti-
tude étonnante de parler, d’écrire et de dessiner de n Observation et analyse
façon particulièrement féconde en état de sommeil 1. le titre
hypnotique. il a ainsi servi quelque temps de médium le titre met en rapport un sentiment et un lieu.
au groupe qui s’était formé autour d’andré Breton. c’est de l’espace matériel (la rue, en effet centrale)
en raison de son double prénom robert pierre, et non des êtres que paraît émaner l’état d’âme
il affirmait communiquer avec robespierre. c’est (la mélancolie). si la mélancolie est par excellence
dans ces circonstances qu’il a produit, sous le titre l’angoisse d’exister, le poids accablant qui pèse sur
de rrose sélavy, un certain nombre de phrases ou l’être (voir le « spleen » baudelairien), le tableau
textes courts où dominent les jeux de langage, texte traduit bien cette angoisse par la monotonie des
repris dans le recueil corps et biens. arcades répétitives à gauche, par la disproportion
entre les corps et les constructions (lourde colonne
n Vers le Bac (dissertation) verticale à droite), par le vide de l’espace (perspective
les textes de Breton et de desnos montrent que la ouverte sur l’horizon), par la pendule symbolisant
poésie peut être comprise comme l’écriture du rêve la marche inéluctable du temps. mais la mélancolie,
en deux sens : d’une part, la poésie traite du rêve, mot issu de deux mots grecs signifiant « bile noire »,
qui est l’objet de l’écriture ; d’autre part, le rêve est aussi associée à une couleur dominante, à une
engendre l’écriture, il est à sa source. dans Poisson vision noire donc décolorée du monde. c’est ce que
soluble, c’est en effet l’imagination onirique, cette traduisent les ombres (sous les arcades à gauche ;
vision d’une fontaine de sang magique en plein en bas à droite) et les tonalités sombres (bleu sombre
paris, qui commande le texte : l’écriture se soumet en haut, vert sombre en bas).
au désordre des images. dans « J’ai tant rêvé »,
desnos ne se contente pas de parler de ses rêves : il 2. la perspective
se plie à leur logique dans l’organisation même du la représentation du bâtiment de gauche respecte
texte (retour de mots et de motifs obsédants, marques bien la loi de convergence des lignes de fuite vers
d’incertitude, présence-absence des corps, champ un même point de fuite, là où ces lignes se croisent
lexical de l’ombre...). (en haut à droite : au-dessus de la ligne d’horizon et
tout près de la limite du bâtiment de droite). mais
Pour aller plus loin cette perspective est marquée de façon excessive,
pour une séquence sur « rêve et poésie » : avec une disproportion écrasante entre le premier
– aloysius Bertrand, « un rêve » (dans gaspard de plan (à l’extrême gauche) et le fond du tableau,
la nuit) ; une grande dissymétrie entre les lignes obliques de
gauche et la ligne verticale de droite, une absence
– leconte de lisle, « le dernier souvenir »
frappante de détail dans les formes et de relief dans
(➤ manuel, p. 136) ;
les couleurs : cet aspect abstrait, presque géométrique
– verlaine, « mon rêve familier » (➤ p. 512) ; de la composition contredit l’esthétique figura-
– supervielle, « l’escalier » (➤ p. 151). tive de la perspective, ce qui crée une impression
d’étrangeté.

148 n 2e partie. La poésie


3. ombres et lumière
reverdy
les ombres brisent la perspective de la rue par leurs 8 Sources du vent ▶ p. 150
taches noires à l’horizontale ; elles dominent aussi
sous les arcades et au premier plan à droite. une pâle
lumière éclaire la façade de gauche et le ciel à l’hori- Pour commencer
zon. les sources de lumière paraissent donc ténues et pierre reverdy (1889-1960) a influencé le sur-
menacées, ce qui crée une atmosphère angoissante, réalisme (Breton discute de sa théorie de l’image
en accord avec le titre du tableau (voir question 1). poétique dans le premier manifeste du surréalisme),
la silhouette humaine tournée vers la lumière, et mais sans appartenir au mouvement. sa recherche
qui est elle-même une ombre projetant une ombre, d’une écriture exigeante et pudique l’a maintenu à
semble tenter d’échapper, par son mouvement, à l’écart, dans une retraite solitaire qui répondait à
cette emprise croissante de l’obscurité. son besoin d’absolu.

4. un espace irréel n Observation et analyse


à l’exception du mur de brique à gauche, les couleurs 1. la position du poète
sont disposées en aplats, sans relief, sans valeur le poète se définit par une position dans l’espace et
référentielle : la nature du sol de la rue, vert sombre, par une perception limitée, en un lieu donné, à un
est indéfinissable ; on ne reconnaît là aucun matériau moment plus incertain. au présent, il « est là » (où je
ni élément naturel. aucun véhicule, pas de lampa- suis, v. 14), simplement, sans aucune caractérisation
daire ; la pendule est le seul élément de détail dans actantielle (par un « faire »). au passé, il est celui
cet espace vide. l’espace est presque exclusivement qui écoute (v. 6) plus qu’il ne parle, mais sans établir
découpé par des lignes droites : verticale à droite, aucune communication (j’attendais les regards…,
obliques à gauche, horizontale pour les ombres et le v. 7 ; j’oubliais que quelqu’un…, v. 9) : exclu par
fragment d’horizon visible au fond. c’est donc un la foule (v. 12), il est pure solitude, triste (v. 8) ; et
espace géométrique, non un décor réaliste. ses bras (v. 8) s’étendent dans le vide, pour rien.
au futur, il anticipe sur sa disparition (v. 20) et sur
5. la représentation de la vie humaine les mots qu’il entend laisser (v. 23).
la place des silhouettes humaines est très réduite,
comme écrasée par l’espace urbain. deux personnes 2. « rien »
marchent au fond. une troisième est saisie en plein le poème fait assister à une disparition progressive
mouvement : cherche-t-elle à rejoindre les deux des êtres et des choses. au début, des sons et des
autres ? Femme ou jeune fille (d’après les contours voix parviennent encore (v. 1, 3, 6, 11). mais les êtres
d’une robe ou d’une jupe), elle peut tout aussi bien s’éloignent : oiseaux qui s’en vont (v. 5), foule qui passe
sauter à la corde (corde qu’elle tient à bout de au loin (v. 12). à partir du vers 13 (on ne voit plus
bras)… la vie humaine représentée paraît donc à la glisser que l’ombre dans la nuit), le vide se fait (v. 15)
fois fragile et dérisoire, vaine, perdue au cœur d’un de manière plus radicale encore : il affecte le monde
espace anonyme qui l’ignore. (il n’y aurait plus de terre, v. 16 ; le monde s’efface,
v. 19) et le moi (je disparaîtrai, v. 20), et menace même
n Perspectives les mots (v. 22-23) : tout s’est éteint (v. 21).
peinture et poésie 3. poésie graphique
– desnos (p. 148) : impression onirique du fait de au début du poème, les vers remplissent à peu près
la présence des ombres (dans le texte p. 148 : l. 4, toute la largeur de la page (alexandrins : v. 7, 8,
7, 15) ; effets déréalisants du rêve. 13, 14), au prix de décrochements parfois (v. 2-3,
– reverdy (p. 150) : sentiment de vide dans un 5-6, 9-10). la majorité des vers commencent à la
espace urbain où tout s’efface (v. 19) ; on ne voit marge, à gauche de la page (v. 1, 2, 4, 5, etc.). mais
plus glisser que l’ombre dans la nuit (v. 13). la part croissante des blancs signale la fragilité du
sujet (tout près de moi, v. 10).
Pour aller plus loin à partir du vers 15, l’emprise du vide se traduit par
mettre en rapport la peinture de g. de chirico, qui l’effacement de la marge : les vers sont plus courts,
fut surréaliste avant la lettre, avec la peinture sur- plus ou moins centrés de manière irrégulière. l’ef-
réaliste de max ernst, salvador dali, Yves tanguy facement des signes typographiques, qui laissent de
ou andré masson. plus en plus de place au blanc sur la page, coïncide

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 149


avec le signifié : le monde s’efface (v. 19), tout drins : v. 1 : 6 ; v. 2-3 : 6/6 ; v. 4 : 8 ; v. 5-6 : 6/9 ;
s’est éteint (v. 21). v. 7 : 12 (6/6) ; v. 8 : 12 (6/6) ; v. 9-10 : 8/4 ; v. 11 : 6 ;
v. 12 : 6 ; v. 13 : 12 (6/6) ; v. 14 : 12 (6/6) ; v. 15 : 6 ;
4. passé, présent, futur v. 16 : 7 ; v. 17 : 8 ; v. 18 : 8 ; v. 19 : 5 ; v. 20 : 8 ;
le poète rappelle un moment passé, une situation v. 21 : 4 ; v. 22 : 8 ; v. 23 : 8.
vécue dans une rue, dont il saisit le climat à l’imparfait dans la première partie du texte (v. 1-14), on entend
(v. 6-11). ce moment est actualisé par un présent surtout des lambeaux d’alexandrins (voir v. 3), qui
qui peut être interprété comme un présent de narra- portent la trace d’une poésie traditionnelle, mais
tion (v. 1-5, 12-14). mais dans un dernier mouvement, estompée par l’absence de ponctuation et les blancs
les repères temporels se brouillent, parce que ce typographiques (pauses à la lecture). dans la seconde
moment d’effacement du monde, condensant toutes partie (v. 15-23), le rythme hexasyllabique s’efface au
les expériences similaires, prend une valeur intempo- profit de vers plus isolés, plus morcelés, qui marquent
relle : le conditionnel présent élève le propos au-dessus l’extinction progressive des choses et des mots.
de tout instant précis (v. 15-18), pour ouvrir sur l’ex-
pression angoissée d’une relation passé/présent/futur Pour aller plus loin
qui exclut le poète et menace sa parole : l’effacement pour une séquence sur la « poésie moderne de la
accompli (tout s’est éteint, v. 21) entraîne logiquement ville », outre ce texte de reverdy :
l’effacement à venir (je disparaîtrai, v. 20). – Baudelaire, les Fleurs du mal (➤ manuel,
5. l’évanescence des sensations p. 486) ;
– apollinaire, « Zone » (➤ p. 144) ;
les notations sont dispersées et fugitives, sans lien
– senghor, « à new York » (➤ p. 161) ;
entre elles, sans cadre unifiant : un son… (v. 1),
– réda, les ruines de Paris (➤ p. 166).
des oiseaux… (v. 4), des rumeurs… (v. 11). on
ne sait d’où viennent la lumière (v. 2) ou les voix
(v. 6). la rue (v. 8), les toits (v. 7), le mur (v. 14) et
supervielle
le trottoir (v. 14) ne se définissent que par rapport au 9 Les Amis inconnus ▶ p. 151
sujet d’énonciation, mais l’espace n’est pas orienté ni
ordonné (en fonction d’une perspective ou d’un mou-
Pour commencer
vement) : il s’agit de n’importe quel espace urbain.
ce poème parle puissamment à l’inconscient du
les déterminants et pronoms indéfinis (quelqu’un,
lecteur, mais résiste à l’interprétation et peut dérouter
v. 9 ; on, v. 13), le champ lexical du passage et de
par ses obscurités. on pourra se demander à ce propos
l’éloignement (s’en vont, v. 5 ; pass[er], v. 9, 12 ;
ce que veut dire « comprendre » un poème, pour
loin, v. 12 ; glisser, v. 13 ; s’éloigner, v. 14 ; s’ef-
inviter à une acceptation de l’effet sensible exercé par
face, v. 19 ; disparaîtrai, v. 20 ; s’est éteint, v. 21) et
le texte qui ne soit pas nécessairement une traduction
l’incertitude marquée par l’emploi du conditionnel
intellectuelle de ses images en un sens clair.
présent (v. 15-18) contribuent aussi au climat éva-
nescent de la situation évoquée. les contours flous n Observation et analyse
du lieu et le brouillage des temps font ainsi penser 1. l’enfance et la jeunesse
à l’atmosphère spatio-temporelle d’un rêve. la montée sur les marches fait vieillir chaque jeune
fille (v. 3). la fillette heureuse qui rêve de l’escalier en
n Perspectives est pétrifiée (v. 10-13). il arrive que filles et garçons
poésies modernes de la ville soient insouciants (v. 16-17), mais c’est encore un
les textes d’apollinaire et de réda n’effacent ni enfant (v. 20) qui tremble de répéter le nom de l’es-
la présence des lieux, bien tangible, ni la présence calier, au point de cach[er] la tête dans ses larmes
du poète, qui vit et qui se déplace, qui regarde et (v. 23). donc l’enfance et la jeunesse sont directement
qui juge. le poème de reverdy, par comparaison, concernées par cet escalier, soit qu’elles subissent
frappe par son haut degré d’abstraction et par son son pouvoir, soit qu’elles l’ignorent pour vivre. de
expression originale d’un effacement du moi et du la jeune fille (v. 3) à l’enfant (v. 20), on remonte vers
monde dans la nuit de la ville. le plus jeune âge, de la jeunesse à l’enfance, au fur
et à mesure que le poème progresse vers la dernière
n Vers le Bac (oral) marche : le haut de l’escalier (v. 24). c’est à l’enfant
la cadence rythmique la plus fréquente est celle de (du latin in-fans, « qui ne parle pas ») que revient la
l’hexasyllabe, qui fait parfois entendre des alexan- tâche impossible de nommer l’innommable.

150 n 2e partie. La poésie


2. le « pouvoir » de l’escalier le deuxième volet (mais un jour…, v. 14) présente
l’escalier attir[e] (v. 1), mais il précipite la mar- un passé plus proche du poète : celui-ci participe cette
che de la vie : il fait vieillir (v. 4) et mourir (v. 7) ; fois à l’action racontée (nous, v. 19), et s’adresse au
il provoque des rêves qui pétrifient (v. 13), et il est présent de l’énonciation à la personne qui l’accompa-
difficile de supporter sa vérité (v. 21-23). il paraît gnait : vous en souvenez-vous ? (v. 19). ce deuxième
donc symboliser la marche du temps, qui conduit moment du poème est moins noir que le temps
inéluctablement vers la mort : chaque pas est triste du mythe, parce qu’on a oublié le vieux pouvoir
en ce sens (v. 4). le vieux pouvoir (v. 18) est le mortifère d’antan (v. 15, 18). la vie est plus joyeuse
pouvoir de rendre vieux. nier ces lois pour rester (v. 16-17), les relations existent entre les êtres (v. 19-
fillette heureuse (v. 8), c’est prétendre sculpter le 20). mais la cause longuement développée dans le
temps pour le figer, mais du même coup devenir soi- premier temps ne peut rester sans effet : elle peut
même pierre en s’enfermant dans ses rêves (v. 10-13). expliquer le silence et les larmes qui ressurgissent
au moment où le couple (nous) arrive sur la dernière finalement (v. 21, 23).
marche (v. 24), les larmes de l’enfant (v. 23) laissent
5. la forme et le thème
présager une issue malheureuse.
le poème ne comporte pas de rimes, et cela suffirait
image de la croissance, du temps qui fait grandir, à considérer qu’il est écrit en vers libres. mais la
vieillir et mourir, l’escalier peut aussi être interprété cadence est si régulière que l’on peut parler d’alexan-
comme le symbole de la découverte sexuelle : ce qui drins : les vers scandent une marche aussi nette que
attire (v. 1) et qui est frappé d’interdit (les yeux fer- des pas qui gravissent un escalier. vers après vers, le
més, v. 2 ; nom […] proche du silence, v. 21 ; enfant lecteur gravit les marches qui le mènent au sommet
confus, v. 23) ; ce qui use la robe et la chair (v. 5), du poème.
faisant vivre plus vite (v. 6) et faisant « mourir » la
si les vers ont douze syllabes, le poème a vingt-quatre
jeune fille à sa virginité passée (v. 6-7). l’escalier est
vers : les deux nombres ont rapport au temps (douze
le lieu où les garçons regardent les filles exprimer
heures font le tour du cadran d’une horloge ; vingt-
leur appétit (v. 16-17), et où se forme le nous d’un
quatre heures correspondent au cycle du jour). les
couple : nous y fûmes ensemble (v. 19). la psycha-
vingt-quatre vers peuvent ainsi apparaître comme
nalyse associe l’escalier des rêves à l’acte sexuel.
les vingt-quatre marches qui représentent l’escalier
sans réduire le poème à cette interprétation, il est
du temps.
possible d’en faire l’hypothèse.
3. l’impression de rêve et de mystère n Perspectives
le mystère est entretenu par le caractère lacunaire allusions mythologiques ou bibliques
des informations, qui paraissent toujours incomplè- le texte ne fournit pas de référence explicite et
tes : l’escalier, au singulier, point de départ et point sûre, mais comporte des éléments qui lui donnent
d’arrivée du poème (v. 1, 24), dont on ne sait d’où il une dimension mythique parce qu’ils rappellent des
part et où il va ; ce vous à qui s’adresse le locuteur et épisodes connus.
dont l’identité reste indéterminée (v. 19) ; ce nom… si – la transformation en pierre : voir les effets de
proche du silence, qui n’est pas livré (v. 21)… à cela méduse dans la mythologie grecque, ou l’épisode
s’ajoutent les interdits inexpliqués (yeux fermés, de la femme de loth changée en statue de sel dans
v. 2), l’évocation des rêves d’une fillette (v. 8, 12), la genèse.
et les phénomènes surnaturels : vieillissait de dix – les filles mangeant des fruits : voir le jardin des
ans… (v. 4), tous deux pétrifiés… (v. 13). tout cela hespérides dans la mythologie grecque, ou ève
contribue à l’impression de mystère et de rêve. mangeant le fruit interdit dans la genèse, ce qui
entraîne la chute.
4. une structure binaire
la première longue phrase commencée (v. 1-13) n Vers le Bac (invention)
s’interrompt avant la proposition principale, sur tous les choix sont possibles bien sûr. quel que soit
des points de suspension : il ne reste que de longues le poème choisi, on évitera des arguments négatifs
subordonnées de cause (Parce que…, l. 1, 8), mais on (critique des trois autres auteurs) ; on mettra surtout
ignore quels faits ou phénomènes elles sont censées l’accent sur les qualités poétiques propres au texte
expliquer. ce premier volet du poème évoque un considéré. par exemple :
passé coupé de l’énonciation : temps lointain du vieux – pour reverdy : l’importance inédite du signifiant
pouvoir (v. 18) qui sera rappelé plus loin. graphique ;

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 151


– pour desnos : la force et la simplicité d’un thème 2. la portée polémique du texte
paradoxal ; les mensonges (l. 10) dénoncés sont ceux des puis-
– pour michaux : l’originalité de la langue ; sances coloniales européennes : l’europe nous a
– pour supervielle : la magie d’un symbolisme pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés
singulier. de pestilences (l. 9-10). le discours colonial consiste
à faire croire que certaines nations sont supérieures
Pour aller plus loin et peuvent tirer bénéfice de leurs conquêtes, dont
pour une dissertation sur le thème : « qu’est-ce que il résulterait un ordre immuable. c’est ce type de
comprendre un poème ? ». discours qui est rejeté : aucune race ne possède
l Bibliographie : christian doumet, Faut-il com- le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la
prendre la poésie ?, Klincksieck, 2004. force (l. 18) ; et dès lors il est possible de remettre
l citation : « on comprend un poème, non pas lors- en question le système colonial : il n’est point vrai
qu’on en saisit les pensées ni même lorsqu’on s’en que l’œuvre de l’homme est finie (l. 11), l’œuvre de
représente les relations complexes, mais lorsqu’on l’homme vient seulement de commencer (l. 15).
est amené par lui au mode d’existence qu’il signifie, le texte développe ce discours politique dans un
provoqué à une certaine tension, exaltation ou des- registre polémique : la caractérisation de l’europe
truction de soi-même, conduit dans un monde dont est fortement péjorative (l. 10), et le renversement de
le contenu mental n’est qu’un élément. » (maurice ses valeurs sans nuances (il n’est point vrai que…,
Blanchot, « la poésie de mallarmé est-elle obs- l. 11-14).
cure ? », Faux Pas, gallimard, [1943] 1971).
3. la conjonction « et »
elle accompagne souvent les présentatifs, renforçant
césaire l’impression d’une parole performative, magique :
10 Cahier d’un retour au pays natal ▶ p. 152
et voici (l. 1), et voilà (l. 2). elle exprime le lien
entre les éléments, entre le poète et les forces qui le
portent (l. 2, 3, 4, 6, 7, etc.). elle donne surtout un
Pour commencer élan dynamique et un rythme organique au texte,
présenter le statut générique original du cahier d’un constamment relancé, tel un battement de cœur qui
retour au pays natal, qui tient non seulement du ne connaît aucune pause : et voici soudain (l. 1), et
poème mais du manifeste, de l’essai, du témoignage, nous sommes debout (l. 6), et la voix (l. 9), et il reste
de l’autobiographie, du cahier de voyage, etc. (l. 16), et aucune race (l. 18), et il est place (l. 19),
souligner l’intérêt du rapport entre violence et et nous savons (l. 19).
poésie : la contestation poétique du langage établi
accompagne la contestation politique de l’ordre 4. trois expressions surprenantes
social. – la métaphore du pouls sismique (l. 4) rapproche
deux éléments éloignés : le biologique (le pouls,
n Observation et analyse pulsation à peine perceptible du sang chez un être
1. le poète et la terre vivant) et le géologique (sismique, « qui concerne
la force organique (l. 1) qui anime le poète est com- les séismes », donc la terre sur une vaste échelle).
parée d’abord à un taureau (l. 1), animal chtonien par les deux mots sont rarement employés, même sépa-
excellence, puis à un vaste corps dont le sang (l. 3) rément, en poésie : leur jonction est encore plus
et le poumon (v. 3) sont à l’échelle du monde naturel surprenante.
(cyclones, l. 3 ; volcans, l. 4) : c’est ce rythme de la – la comparaison entre la voix et la guêpe apoca-
terre qui bat […] la mesure de son corps (l. 4-5) ; lyptique (l. 9) combine aussi, avec ces deux derniers
l’accord entre l’homme et la nature est dynamique termes, l’animal et le cosmique, le trivial et l’infini.
et violent (m’assaillent, l. 1). le sémantisme restreint de la vive douleur, qui est
une fois assuré ainsi son ferme embrasement (l. 5) associé à la guêpe, prend une tout autre dimension
grâce à cette force intérieure qui l’habite, le poète du fait de l’épithète : est apocalyptique non pas
peut manifester cette force au dehors, se dresser seulement une catastrophe terrible (sens habituel
(nous sommes debout maintenant, mon pays et du mot aujourd’hui), mais ce qui annonce une
moi…, l. 6) et parler (et la voix prononce…, l. 9) : révélation, un jugement, une vérité universelle
il fait corps avec cette terre dont il peut faire entendre jusqu’alors voilée (voir l’apocalypse, dernier livre
la voix. de la Bible).

152 n 2e partie. La poésie


– l’image gonflés de pestilences (l. 10), appliquée Pour aller plus loin
aux effets du discours colonial, répète de façon plus pour élargir la perspective d’une fonction prophé-
imagée et plus concrète l’idée qui précède immédiate- tique de la poésie, rapprocher cet extrait des textes
ment : nous a [...] gavés de mensonges (l. 9-10). par- suivants :
ler de pestilences (« infection, miasmes putrides »), – d’aubigné, les tragiques (➤ manuel, p. 120) ;
c’est prêter au système colonial des conséquences non – vigny, Poèmes antiques et modernes (➤ p. 132).
seulement morales mais physiques ; c’est l’associer
à la souillure, donc le rabaisser. la colonisation est
ainsi présentée comme un mal organique : il s’agit Prévert
d’y réagir en proclamant précisément la saine vitalité 11 Paroles ▶ p. 153
du corps (voir question 1).
5. une parole prophétique Pour commencer
le poète ne parle pas seulement en son nom : la force rappeler le moment de Paroles, recueil publié au
n’est pas en nous, mais au-dessus de nous (l. 7- lendemain de la guerre mais qui contient beaucoup
8). il laisse s’exprimer une voix supérieure, qu’il de textes des années trente, marqués par l’antimi-
accueille et répercute : une voix qui vrille la nuit litarisme de gauche antérieur à la seconde guerre
(l. 8) ; la voix prononce que… (l. 9). cette voix mondiale. le titre du recueil met en valeur le choix
annonce un changement et appelle à la révolte : d’une parole vivante, populaire, libérée de tout
l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer académisme.
(l. 15). la parole du poète a donc ici les caractéris-
tiques d’une parole prophétique (qui est autorisée à n Observation et analyse
appeler à la conversion parce qu’elle vient de dieu). 1. le principe de construction du poème
la différence est que l’autorité dont se réclame prévert use de phrases simples (sujet, verbe, com-
césaire n’est pas transcendante : ce sont le pays et plément) qui mettent à nu la mécanique du langage
ses habitants, et non dieu, qui parlent à travers lui par des procédés de reprise. les mêmes actions
et dont il se fait le porte-parole. demeurent (faire du tricot, v. 1, 6, 13, 16, 21, 22 ;
faire la guerre, v. 2, 7, 13, 14, 16, 21, 22 ; faire les
n Perspectives affaires, v. 5, 8, 13, 15, 17, 21, 22, 23), que l’on trouve
un texte surréaliste ? naturelles (v. 3, 9, 20). seuls changent les rôles au
le texte comporte des aspects surréalistes : sein de la cellule familiale (la mère, v. 1, 3, 16, 19,
20 ; le fils, v. 2, 10, 11, 12, 13, 18 ; le père, v. 4, 9,
– dans ses innovations verbales : mots rares et images
17, 19, 20 ; sa femme, v. 6 ; son fils, v. 7 ; sa mère,
surprenantes (voir question 4) ;
v. 13 ; son père, v. 13).
– dans son expression de la révolte : contestation poli-
ce sont les anaphores qui enchaînent les motifs,
tique et refus de l’ordre établi (voir question 2).
en les entrelaçant comme les fils d’un tricot. cette
structure montre le poids des habitudes dans la
Vers le Bac (dissertation)
répartition des rôles, et l’apparent « naturel » qui
la poésie peut parfaitement exercer une fonction dissimule une logique tragique, celle qui conduit un
politique sans renoncer à sa spécificité poétique. tel système social à engendrer la guerre, donc la mort
le cahier d’un retour au pays natal, ainsi, a une du fils, sans se remettre en question (les affaires les
nécessaire dimension polémique et politique. à une affaires et les affaires, v. 23).
époque où l’expression de la parole publique, dans
les antilles coloniales, était étroitement contrôlée, 2. « Faire »
on comprend que césaire ait usé de son influence prévert rend poétique le verbe le plus neutre et le
en recourant aux moyens qui étaient les siens. moins poétique de la langue française en jouant sur
cependant, cette œuvre ne se réduit pas au combat diverses locutions verbales où il intervient : fait du
qu’elle sert : la visée contestataire enrichit la langue ; tricot (v. 1, 6, 13), fait la guerre (v. 2, 7, 13), fait des
l’écriture se transcende elle-même pour toucher les affaires (v. 5, 8, 13, 15, 17). le verbe peut donc être
consciences, si bien que l’œuvre est simultanément employé seul, quand la question porte précisément
et indissociablement politique et poétique. on ne sur l’objet (v. 4). il peut aussi être mis en facteur
peut dire alors que l’engagement politique nuit à commun et valoir pour les trois activités en question
la poésie. (v. 6-8, 13) : il montre alors que ces activités partici-

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 153


pent d’une même logique qui consiste moins à faire des habitudes immuables : le père exerce la fonction
(agir, créer) qu’à défaire (la vie du fils). le choix d’un la plus noble ; la mère ne travaille pas et joue un rôle
verbe très banal convient donc bien pour dénoncer effacé ; le fils doit se soumettre à un rôle militaire, en
précisément cette banalité d’un quotidien que l’on croit attendant d’être associé au père (v. 15). nulle affection
naturel et qui n’étonne personne, alors qu’il entraîne dans ce triangle familial, où chacun vit de son côté :
conflits et destructions. ce faire familial est tout le le fils ne se rapproche du père que pour les affaires ;
contraire du faire politique (l’action lucide pour la le père et la mère ne se rapprochent que pour aller au
justice et pour la paix) et du faire poétique (l’action cimetière (v. 19). mais ce n’est pas seulement la vie
de créer par les mots : ce que « fait » ici le poète). de famille qui est en cause : les rôles assignés au père
et au fils sont tributaires du lien logique qui unit, dans
3. Fonction des interrogations
un certain type de société, les affaires et la guerre.
deux interrogations (v. 4, 10-11) interrompent la l’ordre familial est donc le reflet de l’ordre social.
mécanique des phrases assertives. elles trahissent ce père, cette mère et ce fils qui ne sont pas nommés
chez le locuteur une feinte innocence (v. 4), le désir correspondent à des rôles sociaux très répandus, et
de créer une connivence avec le lecteur à la manière non à des travers individuels.
d’un conteur qui interpelle son auditoire et excite
sa curiosité. en soulignant l’effet oratoire (et le fils n Perspectives
et le fils, v. 10), elles rendent la chute d’autant plus prévert en chanson
dérisoire : l’un fait des affaires (v. 5), l’autre ne trouve de nombreux poèmes de prévert ont été mis en
rien absolument rien (v. 12). la fantaisie verbale musique par Jospeh Kosma. parmi les textes les plus
relance l’intérêt du texte, et souligne l’intention connus de Paroles qui ont fait l’objet de versions
satirique en creusant l’écart entre le père et le fils à la chantées : « la pêche à la baleine » (par les Frères
faveur d’un parallèle qui semblait les rapprocher. Jacques), et surtout « Barbara » (notamment par
4. les mots et les rimes Juliette gréco,Yves montand et serge reggiani). ce
une même homophonie en fin de vers conduit à qui explique la réussite de ces transpositions, c’est la
rapprocher les mots guerre (v. 2, 7, 13, 14, 22), mère langue de prévert, simple et proche de l’oral. c’est
(v. 3, 20), père (v. 4, 9, 15), affaires (v. 5, 17, 21, 23) aussi la présence de refrains.
et cimetière (v. 19, 24), ce qui induit une relation de
n Vers le Bac (commentaire)
sens entre l’attitude parentale, la logique de profit
le poème fait alterner les motifs (le père/la mère/
et la logique de mort : le père et la mère, parce
le fils) comme les fils et les couleurs d’un tricot. sa
qu’ils trouvent naturelles les affaires et la guerre,
composition présente le même caractère continu
poussent logiquement leur fils au cimetière. le fils,
(v. 16) et répétitif que le travail du tricot pour la
phonétiquement isolé (le mot ne rime avec aucun
mère (voir question 1 pour le développement). c’est
autre) est la victime de ce système qui l’exclut et
ainsi qu’il rend sensible dans sa forme la vie mono-
le condamne.
tone et aliénante de cette famille aux habitudes
5. un poème satirique mortifères.
prévert met l’ironie et la fantaisie verbale au service
de la dénonciation sociale. ce qu’il vise, au-delà de Pour aller plus loin
l pour une séquence sur « poésie et chanson » :
cette cellule familiale qui représente l’idéal bourgeois
(réussite du père, soumission de la mère, obéissance ➤ manuel, pp. 198-199.
l Bibliographie : danièle gasiglia-laster, Paroles
du fils, reproduction des mêmes rôles), ce sont le
pouvoir et l’ordre social, le lien qui unit le capitalisme de jacques Prévert, gallimard, « Foliothèque »,
(les affaires) et la guerre. par cette satire, prévert 1993.
s’inscrit dans une tradition de la révolte influencée
à la fois par le marxisme (analyse du rapport entre Aragon
l’économie capitaliste et guerre) et par la pensée 12 La Diane française ▶ p. 154
libertaire (défiance, au-delà de la cellule familiale,
à l’égard de toute forme d’autorité).
Pour commencer
6. vie familiale et histoire sociale partir du titre, qu’il faut interroger : il met sur la voie
la famille représentée ici est régie par une hiérarchie de divers symboles, à élucider en tenant compte du
incontestée, par des cloisonnements étanches et par contexte historique de la seconde guerre mondiale.

154 n 2e partie. La poésie


n Observation et analyse indiquer la rupture, le miracle : cette transfiguration
1. l’hiver et les fleurs de l’hiver en noël qui justifie le titre du poème.
l’hiver (v. 15) est le temps de la défaite et de l’oc- 4. références religieuses et mythologiques
cupation, présenté dans les trois premiers quatrains :
– ce n’est pas la naissance de Jésus, fils de dieu, qui
en plein hiver se lèvent ceux qui osent résister, au
retient ici l’attention d’aragon, mais une symbolique
péril de leur vie, telles des primevères (v. 15) qui
plus universelle attachée à noël : moment d’une
annoncent le printemps. l’hiver peut alors être associé
promesse de salut, d’une lumière dans la nuit. l’étoile
à noël (v. 17), temps d’une foi revenue (le grand
qui a guidé les bergers (v. 24-25) vers l’enfant dieu
amour qui vaut qu’on meure et vive, v. 19). car
signifie ici la certitude que le mal va être vaincu, que
le décembre des résistants est un temps d’audace
la nuit va finir (v. 26). aragon, qui n’est pas croyant,
(v. 21). les fleurs qui promettent le retour à la vie
n’hésite pas dans la diane française à recourir au
malgré l’hiver ne sont plus simplement de fragiles
fonds des croyances et cultures populaires pour se
primevères, mais les roses associées à l’étoile de la
faire l’écho de l’esprit national français, même et
crèche, promesse d’une aube nouvelle (v. 23-24).
surtout s’il s’agit de références naïves (« naïf » est
on comprend ainsi le titre du poème, les roses de
lié à « natif, nativité » : c’est bien une même idée
noël, association d’images qui combine l’antithèse
d’innocence et de pureté, à opposer à la barbarie).
(l’espoir contre l’hiver) et l’accord (les belles pro-
– aragon fait aussi explicitement référence au sacri-
messes d’un hiver éclairé par l’espoir), enjouant sur
fice d’iphigénie (v. 27-28) : c’est là encore une
l’ambiguïté du temps de noël.
référence largement partagée, mais moins ancrée
2. la construction des vers 1-16 dans la culture populaire. le but est de souligner
les trois premiers quatrains déploient cinq subor- l’importance des sacrifices accomplis par ceux qui
données de temps construites selon le même schéma ont eu le courage de lutter, souvent en y laissant leur
(quand nous + imparfait), en une longue protase qui vie. cette lutte pour la liberté est elle-même élevée
s’attarde sur les malheurs de l’occupation. ainsi au rang de mythe exemplaire, et prend une
le quatrième quatrain fait tenir l’apodose en quatre valeur universelle en étant reliée à d’autres sacrifices
vers : après l’imparfait (la soumission passive), le qui remontent au passé le plus lointain.
passé simple de l’action ; après l’abaissement le
5. de « nous » à « vous »
redressement. les insoumis sont ainsi mis en valeur
le poète se met d’abord à la place des victimes
par l’effet de contraste (durée de l’humiliation vs
qui ont subi la guerre et l’occupation : l’emploi du
soudaineté du soulèvement). mais la dissymétrie de
pronom nous crée une connivence, dans le souvenir
la construction fait aussi ressortir l’inégal rapport
de souffrances partagées, entre le poète et un large
de force : ceux-là qui se levèrent (v. 13) paraissent
public. c’est cette collectivité qui obtient son salut
bien fragiles, et leur héroïsme chevaleresque (voir
de l’action de quelques-uns (ceux-là… furent nos
l’image : l’éclair d’une épée, v. 16) fort risqué.
primevères, v. 13-15). mais le poète se dissocie
3. anaphores et répétitions ensuite de cette masse, qui risque de ne pas plus
quand nous étions : v. 1, 5, 8, 9, 11 (avec variante) ; savoir honorer ses sauveurs qu’elle n’a su espérer
alors alors (v. 13) ; noël noël (v. 17) ; oublierez- pendant l’oppression : vous […] hommes de peu de
vous (v. 25, 26, 28, 31, 34) : ces anaphores sont foi (v. 18), oserez-vous (v. 21), rappelez-vous (v. 23),
soulignées par le rythme du décasyllabe (4/6) ; elles oublierez-vous… (v. 25 et suivants), les verrez-
sont nettement scandées, presque à chaque vers, par vous (v. 32). l’efficacité rhétorique de l’apostrophe
la première mesure de quatre syllabes (exception pour requiert le passage de la première à la deuxième
la première occurrence de oublierez-vous, v. 25). personne. le poète est ici justement celui qui fait
leur fonction consiste à faire mémoire, à marquer mémoire : il se distingue de tous ceux qui risquent
les mémoires : des formules réitérées se retiennent d’oublier. mais il peut d’autant mieux les interpeller
facilement ; et elles permettent ici de célébrer la maintenant qu’il s’était initialement associé à la
mémoire de ceux qui n’ont pas accepté la fatalité de misère commune.
la défaite. d’où l’opposition fortement marquée entre
le temps du désastre (quand nous étions : quatrains n Perspectives
1 à 3) et la mémoire des sacrifices (oublierez-vous : le « pain » et le « sang »
quatrains 7 à 9). dans les trois quatrains du milieu, le corps des Français vaincus et occupés est comparé
les effets sont plus ponctuels (alors… : noël…) pour à du pain rompu par violence (v. 3). leur sort est

8. La poésie entre rêve et révolution (1870-1945) n 155


alors associé au pain rompu de l’eucharistie, corps sant l’histoire, elle risque aussi de la « naturaliser »,
du christ livré pour le salut des hommes. de même, c’est-à-dire d’en masquer le processus proprement
le sang versé (v. 33) par ceux qui sont tombés pour historique. cherchant à reconstruire par sa poésie, à
le salut du pays évoque le sang eucharistique, surtout la fin de la guerre, un mythe de l’identité nationale,
quand il est associé au vin (v. 36). ces symboles aragon choisit délibérément la métaphore champê-
familiers qui dessinent un parcours christique contri- tre, comme il choisit de réactiver les bergers de la
buent à rendre parlante, pour de nombreux lecteurs, crèche : cela peut servir la mémoire des héros et le
l’analogie proposée entre la réalité historique de la succès de l’œuvre, mais en stylisant inévitablement
guerre et le thème mythique du sacrifice. aragon les conditions en réalité complexes qui ont présidé
n’ignore pas la vieille France catholique à laquelle à la formation de la résistance.
il s’adresse aussi, dans son désir de construire une
poésie nationale touchant un vaste public.
Pour aller plus loin
n Vers le Bac (oral) l lire et faire lire aussi, dans le même recueil
images empruntées au travail des champs : un ceri- la diane française d’aragon, « la rose et le
sier défleuri (v. 2), la terre sous la herse (v. 3), l’herbe réséda » et « elsa au miroir » (pour la poésie de
jaune (v. 5), le blé (v. 6), le cheval qui tomba (v. 8), images, des recherches de composition et de métri-
nos primevères (v. 15), la récolte (v. 34), le raisin que différentes, et d’autres visions poétiques de la
des lèvres sur la terre (v. 35). ces images font écho guerre).
à la fois à une tradition nationale (la France rurale) l confronter la lecture des « roses de noël » à
et à un héritage littéraire (des paraboles évangéliques la critique que Benjamin péret adresse aux poètes
aux géorgiques de virgile) : l’agriculture fournit des de la résistance dans le déshonneur des poètes
comparants éclairants, pédagogiques. mais en poéti- (➤ perspectives, p. 315).

156 n 2e partie. La poésie


la poésie contemporaine :
9 présence du poète au monde
eluard « à queue ») avec ses effets de chute ou de pointe,
1 Le Phénix ▶ p. 159
surtout lorsque le vers plus court forme une phrase
complète et conclusive comme au vers 32 : la misère
s’est effacée, vers 36 : l’éternité s’est dépliée, ou
Pour commencer vers 40 : je n’ai plus eu que ta présence.
situer eluard dans la grande tradition du lyrisme
amoureux : dans nombre de ses poèmes, il chante et 3. le rôle de dominique
célèbre la femme aimée. ses muses se sont succes- le premier effet de l’apparition de dominique est
sivement appelées gala, nusch et dominique, cette de redonner un sens à une existence qui n’en avait
dernière beaucoup plus jeune que lui (voir v. 11-12 : plus (c’est métaphorisé notamment par l’image de
Petite fille je t’aimais comme un garçon / ne peut l’aimant, v. 3), de restaurer le vœu de vivre (v. 17).
aimer que son enfance). l’image qui domine est alors celle d’une épiphanie
lumineuse : et j’ai multiplié mes désirs de lumière
n Observation et analyse (v. 7), comme un œil qui voit clair (v. 20), devant le
1. « tu es venue » en anaphore jour de notre amour / gloire l’ombre et la honte ont
cette formule apparaît d’abord à l’ouverture du cédé au soleil (v. 28-29). l’apparition de dominique
poème et semble donc le déclencher tout entier ; elle éclaire et illumine le monde comme une révélation
revient au vers 9 au début d’un nouveau quatrain ; nouvelle. son apparition a aussi pour effet d’arracher
il en est de même au vers 17. au vers 23, elle se le poète à la solitude et de le lier à nouveau aux autres
déplace cependant au cœur du quatrain, avant d’être hommes (voir le vers 2 et le lien entre le possessif
à nouveau reprise, mais pour la dernière fois, au notre chemin et le but des autres au vers 5) comme
début du quatrain suivant (v. 25). si cette formule au monde (j’ai dit oui au monde, v. 10, formule qui
apparaît toujours à l’entame des quatrains successifs rappelle celle que l’on prononce à l’heure du mariage)
avant d’être reprise au centre du poème, c’est qu’elle qui semble soudain s’ouvrir dans la double dimension
indique le rôle primordial et central de dominique. de l’espace (le souterrain est devenu sommet, v. 31)
cette formule marque en effet la frontière entre et du temps (l’éternité s’est dépliée, v. 36).
l’existence solitaire et négative d’avant l’apparition
de dominique et la renaissance positive au monde 4. les éléments naturels
que cette dernière déclenche (c’est à partir de toi que le poème fait d’abord apparaître le règne végétal
j’ai dit oui au monde, v. 10). tout commence avec la avec une référence à la vigne (v. 4), promesse d’ardeur
venue de l’être aimé : le tu précède le je (v. 1, 3) qu’il et d’ivresse retrouvées. en un lien métonymique,
fait vivre ; il conditionne par conséquent la parole apparaissent ensuite des abeilles, promesse de la
poétique. cette apparition était désirée comme peut richesse et de la douceur du miel (v. 6). se trouvent
l’être celle d’un messie dont on attend le salut. ainsi symboliquement introduits dans les deux pre-
miers quatrains les deux aliments traditionnels de
2. le choix des vers toutes les terres promises. les quatre éléments de la
le choix de l’alexandrin marque d’abord une sorte nature (terre, v. 1 ; feu, v. 14 ; eau à travers le fleuve
d’allégeance au lyrisme amoureux, dont il est devenu et la mer, v. 23-24 ; air, v. 26) sont convoqués soit
le vers par excellence. c’est aussi le vers le plus long directement, soit par des métaphores, pour suggérer
et le plus majestueux de la poésie française, apte donc que leur ensemble se reconstitue dans l’équilibre
à solenniser et à magnifier l’expression poétique. d’une totalité harmonique, grâce à l’intercession
c’est enfin un vers qui, dans sa découpe, se prête à de la femme aimée.
des rythmes tantôt binaires, le plus souvent (comme
dans le vers 6 : 2 hémistiches de 6 syllabes), tantôt 5. les oxymores de la fin
ternaires, plus rarement (comme dans le vers 1 : 3 le dernier quatrain se compose d’une série d’an-
mesures de 4 syllabes). tithèses (mon agitée et ma calme pensée, v. 37) et
le rétrécissement du vers à la fin de chaque quatrain d’oxymores (mon silence sonore, v. 38 ; mon aveugle
peut rappeler les strophes couées (de caudatus : voyante, v. 39). elles suggèrent non la contradiction,

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 157


mais la rencontre, l’alliance et la conciliation divinités champêtres et une figure de pasteur avec
des contraires : la première antithèse concilie en son troupeau, mais le poème les ramène tous autour
effet l’énergie désirante et la sécurité retrouvée. d’un arbre planté comme un emblème amoureux ;
l’oxymore qui suit suggère une connivence et une dans celui de desnos, la figure féminine rêvée est
complicité qui font que le silence même est élo- « la seule qui compte » pour le poète.
quent. l’oxymore de la fin du quatrain renoue avec mais, à l’inverse, la femme peut jouer aussi le rôle
l’idée que seuls sont capables de vision (en tant d’une médiatrice qui ouvre aux autres et au monde
qu’aptitude à l’invisible et au suprasensible) ceux comme dans ce texte d’eluard, ou encore se trouver
qui ont perdu la vue. liée à la matière même du monde sensible, comme
dans le poème de Bonnefoy adressé, lui, « aux
6. un poème d’hommage
arbres » (➤ manuel, p. 169).
des procédés d’écriture propres à la poésie d’hommage
(ou « encomiastique ») peuvent se reconnaître dans
le poème d’eluard : d’abord la reprise anaphorique Pour aller plus loin
d’une formule qui en est comme l’élément inducteur en complément de l’étude du poème, on pourra
et qui suffit à magnifier l’expression (voir question 1) ; inviter les élèves à interroger le motif pictural de la
ensuite l’apostrophe, ce que l’on pourrait appeler un femme endormie dans le tableau de picasso placé
lyrisme du « tu » et du « toi » ; enfin un style volon- en illustration, livrée et offerte au regard du peintre
tiers hyperbolique (voir par exemple À l’infini, v. 5 ; (et du spectateur du tableau), mais aussi refermée
j’ai multiplié, v. 7 ; les intensifs très du vers 13) et et repliée dans son monde propre.
énumératif. on notera que le dernier quatrain s’ouvre
sur l’interjection lyrique caractéristique de la poésie
de célébration et d’hommage (Ô toi, v. 37). senghor
2 Éthiopiques ▶ p. 161
n Perspectives
un poème surréaliste ?
le poème pourrait se rattacher au mouvement sur- Pour commencer
réaliste par la force et la richesse de l’image, par la on peut souligner que l’étude de la littérature fran-
manière dont il célèbre l’amour et l’énergie dési- çaise ne s’est ouverte que récemment à celle de la
rante, peut-être aussi par la manière dont le quatrain littérature des pays de l’afrique francophone, alors
final organise la rencontre des contraires (voir la même que l’art occidental s’est régénéré depuis le
définition de l’image la plus forte et la plus juste début du siècle en empruntant beaucoup aux arts
poétiquement par reverdy ; voir aussi la quête de ce dits « premiers » ou « sauvages », et en particulier
que les surréalistes appelaient « le point suprême », à ceux de l’afrique noire (notamment en peinture
c’est-à-dire ce lieu mental où les contraires ne sont avec picasso et en sculpture avec giacometti).
plus perçus comme contradictoires).
il semble en même temps s’en distinguer par la n Observation et analyse
manière dont il renoue et avec une métrique assez 1. les marques d’énonciation
traditionnelle (même s’il abandonne la rime) : grou- l’énoncé poétique conserve ici en son sein des
pement des vers en quatrains et usage de l’alexandrin. traces visibles de l’acte d’énonciation. le poète
et le poème a une limpidité et une simplicité qui lui-même apparaît avec l’emploi de la première
tranchent avec le relatif hermétisme de nombre de personne au vers 1 (je dis) et nomme la ville de new
poèmes surréalistes. York, après l’avoir apostrophée. le verbe poétique
apparaît de la sorte performatif : à la différence des
n Vers le Bac (dissertation) énoncés qui se contentent de constater un état du
la poésie amoureuse est une poésie adressée (un monde, indépendant de l’acte même d’énonciation,
lyrisme à la 2e personne) ou une poésie du couple un énoncé performatif est un acte créateur (« dire,
(dont l’union est alors consacrée par l’emploi de la c’est faire »). l’emploi du présent et des présentatifs
première personne du pluriel). voici (v. 4) et voilà (v. 6) soutiennent ces effets,
elle tend alors à un repli sur l’intime, comme par de même que celui de la modalité injonctive dans
exemple dans le poème de louise labé dont le cadre l’impératif laisse affluer le sang noir dans ton sang
est significativement un « mol lit » ; dans celui de (v. 1) et le subjonctif des vers 2 (qu’il dérouille)
ronsard, le poète convoque certes la nature, des et 3 (qu’il donne).

158 n 2e partie. La poésie


2. l’animé et l’inanimé suggérée aussi par les et des deux derniers vers, qui
des métaphores anthropomorphisent la ville de ont moins valeur de coordination que de relance.
new York (personnification) dans les trois premiers
vers et lui donnent un corps, irrigué par du sang 5. alliance et Genèse
(v. 1), doté d’articulations (v. 2). la métaphore le vers 4 introduit le thème de l’alliance en évoquant
de la croupe (v. 3) lui donne une épaisseur et une l’unité retrouvée et la réconciliation. les termes sont
densité charnelles en même temps qu’elle libère des alors déclinés avec des majuscules qui signalent une
connotations érotiques. dans ces trois premiers vers, intention allégorique : lion, taureau, arbre. le vers 5
la syntaxe lie et croise le vocabulaire de l’inanimé comporte le verbe lier, en relation à la fois phonique
(acier, huile, ponts) et le vocabulaire de l’animé et sémantique avec le terme lianes (v. 3). l’image de
(sang, vie) : le sang noir rend possible le miracle l’arc-en-ciel au vers 7 est directement empruntée à la
d’une alliance des contraires en donnant vie à la Bible, où elle signe symboliquement la réconciliation
ville. le vocabulaire organique est complété par et l’alliance entre dieu et les hommes, le ciel et la terre,
des références à l’oreille (v. 5, 8) et au cœur (v. 5), après le déluge (épisode de l’arche de noé). ainsi se
enfin aux yeux (v. 7). trouve préparée la réécriture finale du récit biblique de
la genèse par un dieu nègre saxophoniste.
3. les références à l’afrique noire
la référence à l’afrique est introduite dès le premier n Perspectives
vers par la métaphore du sang noir, qui suggère la un appel politique ?
nécessité et les vertus du métissage des « races ».
dans les années cinquante, la population noire des
le deuxième et le troisième vers filent la métaphore
états-unis est victime de discriminations raciales ;
et évoquent avec un humour non dénué de possibles
elle est aussi souvent pauvre et misérable, enfermée
significations érotiques (allusion aux croupes) la
dans des quartiers-ghettos à l’intérieur même ou sur
promesse d’une régénération pour une ville vieillis-
les marges des grandes villes comme newYork. dans
sante, rouillée et raidie. c’est avec le même humour
ces conditions, on peut entendre dans l’apostrophe
qu’il fait venir jusqu’à new York des caïmans et des
du premier vers un véritable appel d’ordre politique à
lamantins (v. 6), population animale caractéristique
rompre avec des pratiques de discrimination, et, dans
des régions tropicales, et qu’il en introduit aussi la
l’impératif, une injonction éthique non seulement à
végétation avec la souplesse des lianes (v. 3). enfin,
intégrer et à assimiler cette population noire mais
la clausule du poème sur le sommeil nègre (v. 9) d’un
aussi à accepter le métissage des peuples et des races
dieu transfiguré en joueur de saxophone libère a
comme une possibilité de régénération.
l’effet d’une pointe, dans la réécriture humoristique
du récit biblique de la genèse (voir question 5). sans
n Vers le Bac (oral)
que se perdent toutefois le sens et la gravité d’un
mythe fondateur : voir l’allusion à un retour des le poème convoque plus ou moins explicitement de
temps très anciens (v. 4) et à la création du monde multiples registres sensoriels : il s’ouvre d’ailleurs
en six jours (v. 8). sur la sensualité suggérée par le déhanchement et
la souplesse des croupes (v. 3). il suggère en liant
4. le thème du jazz l’oreille au cœur (v. 5) que sensations et sentiments,
la référence au jazz est implicite dans les premiers réceptivité sensible et ouverture affective sont insépa-
vers qui ne peuvent pas ne pas faire songer au balan- rables, comme sont inséparables l’ordre des percep-
cement rythmique que cette musique suscite chez ses tions et celui des significations (voir le lien postulé
joueurs comme chez ses auditeurs. elle est reprise à du signe au sens, v. 5). les sensations auditives sont
la fin du poème par l’allusion au saxophone (v. 8), suggérées non seulement par la place que le poème
instrument caractéristique qui renvoie par métonymie fait à l’organe de l’audition mais aussi par l’allusion
à cette musique afro-américaine. cette dernière est à des fleuves bruissants (v. 6) et au rire sonore d’un
marquée d’une part par un rythme syncopé, que dieu saxophoniste (v. 8). quant à l’organe de la vue,
pourraient traduire les variations de volume du vers, il est sollicité par la vision merveilleuse d’un arc-
tantôt contracté (v. 9), tantôt dilaté (v. 4, 5), et d’autre en-ciel (v. 7) symbolique ou encore de lamantins qui
part par un système de reprises avec variations (répé- ont eux-mêmes des yeux de mirages (v. 6). l’emploi
tition de new York, v. 1 ; anaphore de qu’il, v. 2, 3 ; du verbe ouvrir (v. 7) au sujet des ces deux organes
reprise du présentatif voici, v. 4, par le présentatif implique une disponibilité sensible et sensorielle,
voilà, v. 6). une certaine ondulation rythmique est gage d’émerveillement.

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 159


Pour aller plus loin l’aile est privilégié, c’est aussi que l’aile se prête à des
l on pourrait saisir l’étude de ce poème fait pour un assimilations d’ordre métaphorique : avec des lances
orchestre de jazz comme une occasion de franchir levées (l. 1), une croix (l. 5) ou encore des voiles (l. 6).
les frontières génériques et d’opérer des rapproche- le motif de l’aile, ainsi chargé de toutes ses connota-
ments avec le roman d’aragon aurélien (➤ manuel, tions, revient dans une formule exclamative au début
p. 91) : non seulement parce qu’il comporte des du dernier verset : laconisme de l’aile (l. 17), pour
allusions explicites à la naissance de cette musique reprendre l’idée d’une force d’autant mieux préservée
« nègre », mais aussi parce que la composition dans son énergie et dans toutes ses virtualités qu’elle
romanesque pourrait elle-même être dite « jazzée » n’est jamais inutilement dépensée.
(jeu de reprises et de variations sur un certain nombre
3. un symbole du temps
de thèmes et de motifs, structure syncopée, etc.).
l ouvertures possibles, par ailleurs, sur l’histoire
l’oiseau apparaît à la fois comme un être originel
du jazz (duke ellington, louis armstrong, charlie et comme un héraut annonciateur. remontant aux
parker…) et les rapports entre littérature et musique temps les plus anciens (croisé d’un éternel an
au xxe siècle. mille, l. 4-5), issus même des jours premiers de
la création du monde (l. 21), les oiseaux semblent
dotés aussi d’une sorte de savoir prophétique, lors-
qu’ils descendent vers les hommes (l. 18) comme
saint-John Perse
3 Oiseaux ▶ p. 162
porteurs d’une révélation venue d’en haut. ainsi,
pris comme toutes les choses de l’univers créé dans
le mouvement irréversible du temps qui passe et de
Pour commencer sa roue (l. 11), au fil de l’heure (l. 8), ils semblent
rappeler que perse a lui-même été un grand voya- toutefois en lien avec l’éternité et presque capables
geur, un « migrateur », cédant à la tentation des loin- de conjurer la mort (l. 14).
tains, notamment de l’orient (séjours en chine et en
mongolie) et du moyen-orient. cet agnostique en a 4. le rythme du troisième verset
tiré toute une mythologie et y a trouvé les ressources le verset de perse est un verset métrique : on peut
d’un sacré sans dieu ni transcendance. donc repérer des séquences syllabiques. ainsi la
première phrase commence avec l’ampleur et la
n Observation et analyse solennité d’un alexandrin, de rythme légèrement
1. un être de conquête irrégulier toutefois (avec toutes choses errantes par
dès le premier verset l’oiseau est assimilé par une le monde : 5/3/4), se poursuit dans le léger déséqui-
métaphore à une lance levée, arme qui renvoie aux libre d’un impair de neuf syllabes (et qui sont choses
guerriers conquérants qui franchissent les frontières au fil de l’heure), raccroché par la conjonction et et
et font reculer les limites de l’horizon. dans le verset enchaîné par la reprise du terme choses, avant de
suivant, l’image d’une force maîtrisée est reprise juxtaposer un décasyllabe et un octosyllabe pour
avec le motif de l’aile puissante et calme, et celle s’achever sur la suggestion elliptique de points de
d’un élargissement de l’horizon est suggérée par suspension. la deuxième phrase du verset gagne en
l’énumération de lieux éloignés, de ports lointains amplitude à partir de la reprise anaphorique de où
(franchises d’outre-mer ; comptoirs d’un éternel vont par où va, lui-même repris, perse ménageant des
levant, l. 3-4) où les oiseaux se rendent en éclaireurs effets de symétrie syntaxique et d’écho phonique (le
ou en hérauts (voir le verbe « devancer », l. 3) : ils mouvement même / le cours même ; sur sa houle /
doubl[ent] les caps (l. 12). la référence aux croisades sur sa roue). après un tiret qui crée une découpe,
(croisés d’un éternel an mille, l. 4-5) module encore perse reprend en chiasme la structure de la première
l’idée de conquête, comme la métaphore d’une sorte phrase : ils vont […], à leur destin au lieu de à cette
de flotte ailée (concert de voiles et d’ailes, l. 6). immensité de vivre […], ils vont, pour à nouveau
terminer le mouvement de la phrase sur des points
2. le motif de l’aile de suspension. ce troisième verset évoque donc à la
le motif de l’aile est introduit au verset 2 : qualifiée de fois la puissance d’un essor et d’un élan (mouvement
puissante et calme (l. 2), l’aile condense par métonymie d’amplitude croissante, reprises anaphoriques…), et
l’image d’un élan, d’une énergie et d’un essor qu’on la maîtrise de l’énergie du vol (séquences métriques
associe à la figure de l’oiseau. ce dynamisme apparaît paires, effets de symétrie…) : il développe de la sorte
cependant comme parfaitement maîtrisé. si le motif de l’image d’une aile puissante et calme (l. 2).

160 n 2e partie. La poésie


5. l’homme et l’oiseau le verset est aussi un instrument poétique d’inten-
les oiseaux et l’homme sont mis en relation dès le sité, dans la mesure où l’on peut jouer aussi bien
premier verset, dont les extrémités les placent en de sa contraction maximale (voir la brièveté du 1er
regard et qui suggère qu’ils sont comme les hérauts verset, exclamatif) que de sa dilatation progressive
de l’humanité tout entière. c’est ce que suggère (verset 3). il supporte aussi une magnification de l’art
aussi le deuxième verset, où le poète s’inclut dans verbal et suppose un registre de langue constamment
un nous collectif : ils […] nous devancent (l. 2-3) ; soutenu, dans un lyrisme de la célébration et de
les oiseaux s’y trouvent dotés de traits humains par l’hommage.
les métaphores qui les assimilent à des pèlerins et à la référence sacrée est introduite aussi à la faveur
des croisés (l. 4). les métonymies symétriques des des métaphores qui assimilent les oiseaux à des
ailes et des voiles comme le terme de concert (l. 6) pèlerins et à des croisés (l. 4) et la forme même
suggèrent un rapport harmonique en même temps de leur corps ailé à une croix (l. 5). le dernier
qu’une communauté de destin entre les oiseaux et verset, par l’emploi du verbe « descendre » (l. 18)
les hommes. et par l’allusion au songe de la création (l. 21), les
le dernier verset renforce encore le lien entre transforme en messies ou en émissaires divins (voir
l’homme et l’oiseau, qui semblent échanger leurs la colombe dans la Bible, messager de l’arche de
signes et leurs attributs : perse parle d’un laconisme noé ou figure de l’esprit saint ; ➤ perspectives,
de l’aile (l. 17) et revêt les oiseaux des couleurs question 2, p. 163).
mêmes du fond de l’homme (l. 19-20). si les oiseaux
retiennent l’attention du poète, c’est par le lien privi- Pour aller plus loin
légié qu’ils entretiennent avec l’origine (la création, on pourra évoquer la riche correspondance entre
l. 21) et avec le devenir de l’humanité au sein des claudel et saint-John perse, c’est-à-dire entre deux
choses créées. poètes éprouvant le même irrépressible « besoin
d’absolu », l’un cherchant une réponse du côté d’une
n Perspectives transcendance et la trouvant dans la foi, l’autre la
l’oiseau en poésie cherchant dans la matière même du monde et la
trouvant dans un sacré purement immanent.
on peut rapprocher d’abord le poème de perse de
l’allégorie du pélican chez musset (la référence à la
plus grande nuit de mai, l. 11-12, rappelle la nuit lecture d’image
de mai, ➤ manuel, p. 130), où l’oiseau sert à figurer Braque
le rapport à la fois douloureux et fécond entre la 4 L’Ordre des oiseaux ▶ p. 163
souffrance du poète et la création poétique. chez
Baudelaire, le pélican devient albatros (➤ p. 196) Pour commencer
ou cygne (➤ p. 486), pour symboliser le contraste Braque a repris à la poésie et à la peinture tout à
entre la noble vocation du poète d’une part et sa la fois le motif de l’oiseau, associé à des images
condition souffrante parmi les hommes d’autre part. d’envol et d’essor qui représentent un défi à relever
quand l’oiseau revient dans la poésie de mallarmé, pour qui cherche à les fixer. récurrent dans son
c’est pour signifier combien l’azur auquel le poète œuvre plastique, ce motif réalisé par le peintre en
aspire semble hors d’atteinte. 1954 culmine dans la décoration de la salle étrusque
on peut noter d’abord que le texte de perse ne ren- du musée de louvre, et se trouve lié huit ans plus
voie pas à la seule condition du poète mais plutôt tard aux oiseaux de saint-John perse dans l’ordre
à la communauté des hommes tout entière. et l’on des oiseaux.
ajoutera que, même si l’image de la croix aurait pu
évoquer un martyr, perse n’exploite pas cette nuance n Observation et analyse
de sens, lui préférant des images plus positives, 1. la composition de la gravure
épiques plutôt que tragiques. l’oiseau semble avoir été fixé à l’instant même où
il prenait l’élan initial de son envol : son corps est
n Vers le Bac (commentaire) en effet légèrement oblique, son bec est pointé vers
le recours au verset ne peut pas ne pas rappe- la gauche du tableau et ses ailes déployées sont
ler d’abord le verset biblique, dont on retrouve symétriques. cette impression de dynamisme est
aussi la prédilection pour les reprises et les relances renforcée par l’inclinaison de la feuille noire sur
anaphoriques. la même diagonale que celle de l’oiseau, formant

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 161


une sorte de rampe de lancement pour son élan. n’a pas plus que le peintre vocation à représenter
les extrémités de la feuille en haut à gauche ont de le monde tel qu’il est : sa charge est plutôt de le
plus la même élongation que le col de l’oiseau. ainsi « styliser » de manière à le transformer en signe,
se dégage une impression générale de dynamisme, comme l’oiseau ici stylisé devient métaphore et
encore renforcée par le fait que la partie gauche symbole de l’énergie désirante.
de la gravure est plus dégagée que la partie droite,
suggérant que l’oiseau s’élance vers un espace plus n Perspectives
ouvert et plus libre que celui d’où il vient. 1. le rapport entre le poème et la gravure
2. les différents contrastes le premier verset, qui assimile l’oiseau à une lance,
le fond bleu de la gravure évoque sans doute le ciel. pourrait être rapproché de la manière dont la styli-
l’oiseau blanc se détache d’autant mieux qu’il tra- sation de l’oiseau dans la gravure rappelle la forme
verse une large feuille très noire. de part et d’autre de d’un arc et d’une flèche. l’aile puissante et calme
sa place centrale apparaissent d’autres feuilles, dans (l. 2) rejoint la symétrie des ailes déployées qui,
des variations du clair au foncé et en forme de cœur. chez Braque, donnent aussi l’image d’une énergie
deux larges bandes d’un ton foncé et uni figurent maîtrisée. le contraste du signe blanc que forme
sans doute une tige dédoublée et forment comme la l’oiseau et de la découpe noire d’une large feuille au
colonne de la composition picturale. se créent ainsi centre de la gravure pourrait se relier aux contrastes
de forts effets de contraste entre le clair et le foncé, sur lesquels joue le dernier verset du poème, entre la
à peine atténués par des variations sur le brun. grande nuit et les couleurs de l’aube/entre bitume et
givre (l. 18-19). enfin la récurrence de l’expression
3. le rapport au ciel et à la terre ils vont (l. 2, 9, 12) condense l’énergie de l’envol et
le ciel est représenté par le fond bleu de la gravure, de l’essor que figure la gravure de Braque.
les éléments végétaux, tige et feuilles, renvoient
pour leur part à la terre : l’oiseau semble monter 2. la symbolique de l’oiseau blanc
vers le ciel bleu, mais il reste lié en même temps à dans la culture occidentale, l’oiseau blanc est tra-
la terre par des analogies de forme (la courbure des ditionnellement symbole de paix (surtout quand il
ailes rappelle celle des feuilles) et par le fait qu’il se s’agit d’une colombe). mais la gravure de Braque
découpe sur une large feuille noire. il apparaît ainsi qui stylise l’oiseau jusqu’à en faire la métaphore
comme un trait d’union entre le ciel qu’il a vocation d’une arme (lance ou flèche) semble rompre avec
à rejoindre et la terre d’où il vient et qui est le point cette symbolique au bénéfice d’images à la fois plus
d’appui de son essor. violentes et plus conquérantes. reste toutefois dans
la couleur blanche la suggestion d’une pureté presque
4. une silhouette stylisée immaculée ou d’une innocence première.
la représentation de l’oiseau ne cherche pas à être
exacte ou mimétique : sa forme stylisée est ainsi Pour aller plus loin
susceptible de déclencher des métaphores picturales on pourra inviter les élèves à chercher d’autres
et pourrait en effet rappeler celle d’un arc (voir exemples d’affinités particulières entre tels peintres
la courbure des ailes) et d’une flèche tout à coup ou sculpteurs et tels poètes, et à en chercher les
décochée (voir l’élongation du col et le bec tendu). raisons (voir rené char et georges de la tour,
la netteté de la silhouette blanche, aux contours Bonnefoy et giacometti, dupin et tapiés, etc. ; voir
géométriques, évoque aussi une lettre (comme un aussi le chapitre 10).
grand « e », lettre que rimbaud associe au blanc)
ou un chiffre : l’oiseau se donne comme un signe à
lire, une clé à déchiffrer. Ponge
5. la mission commune du peintre et du poète
5 Le Parti pris des choses ▶ p. 164

cet oiseau pourrait figurer la mission commune du


peintre et du poète. tous deux, comme l’oiseau ici Pour commencer
représenté entre terre et ciel, sont d’abord des média- le papillon est un motif éminemment poétique :
teurs. dans ce rôle de médiateurs, ils désignent aussi associé à des images positives d’envol et d’essor, il
l’orientation d’un élan, la possibilité de s’affranchir est l’emblème de la beauté ; et la métamorphose de la
des limites et des pesanteurs, de dominer l’espace chenille en papillon représente souvent la sublimation
et le temps. et pour remplir cette mission, le poète d’une âme libérée de sa gangue charnelle. c’est à

162 n 2e partie. La poésie


l’évidence dans le souvenir de ce traitement poétique vite s’éteindre. notons qu’elle introduit de manière
du papillon que s’écrit le texte de ponge, mais avec assez inattendue un rapport à l’élément feu alors que
un certain « parti pris » de dérision. c’est un rapport privilégié à l’élément air qui était
prévisible (thème igné préparé par l’image d’une
n Observation et analyse explosion au deuxième paragraphe et filé par la
1. les étapes de la vie du papillon comparaison entre le papillon et un lampiste).
le passage de la chrysalide au papillon est un motif la métaphore du voilier introduit pour sa part un
poétique obligé et commande l’organisation du rapport à l’élément eau, tout aussi inattendu. mais
texte de ponge. ici, comme souvent chez lui, cohé- elle est motivée par tout un réseau de termes évoquant
rence et continuité du poème sont assurés par l’idée l’errance et l’instabilité du papillon : erratique […]
d’évolution. au hasard de sa course (l. 6), vagabonde (l. 14).
– le premier paragraphe correspond au moment et peut-être par la paronymie entre « papillon » et
de la métamorphose de la chrysalide en papillon, « pavillon ». cette image d’une sorte de voilier des
le printemps se trouvant évoqué par une périphrase airs suggère une errance sans fin, exposée à tous
qui évoque la montée du suc dans les fleurs. les périls.
– les deux paragraphes suivants se lient par la syn-
4. le verbe « papillonner »
taxe et s’isolent par l’emploi initial du passé simple :
ils font apparaître le mot papillon (l. 6), jusqu’ici ce verbe signifie d’abord « s’agiter comme des ailes
réservé et retardé. de papillon » et il est sans doute à l’arrière-plan des
images des paragraphes 3 et 5 surtout. mais il signifie
– dans paragraphe 4, ponge reprend le rapport du
aussi, avec un sens plus humain, « folâtrer », aller
papillon aux fleurs et, par la paronomase chenille
d’une personne à une autre sans nécessité et un peu
(l. 12) / guenille (l. 11), témoigne de l’impuissance
au hasard. dans ce dernier sens, le verbe appartient
du papillon à s’affranchir complètement de son état
au vocabulaire amoureux et érotique : il renvoie
initial et à vraiment dominer les fleurs.
à une sorte de donjuanisme léger et insouciant.
– dans le dernier paragraphe, la métaphore du pétale
n’est-ce pas précisément une sorte de flirt entre un
(l. 13) finit même par faire du papillon un simple
papillon au cœur volage et les fleurs que le texte
appendice de la fleur.
met en scène ? avec cependant beaucoup d’humour,
2. les traits humains du papillon puisque ponge souligne par exemple que le papillon
toute une série de termes et de métaphores anthropo- ne parvient pas à « allumer » les fleurs (sa flamme
morphisent le papillon en lui prêtant des traits et des n’est pas contagieuse, l. 8) et que les jeunes filles en
caractères humains : dans le deuxième paragraphe, fleurs qu’il courtise ne l’ont pas attendu et n’ont en
ponge évoque sa tête et son torse (l. 4) ; dans le réalité nul besoin de lui (il arrive trop tard, l. 8-9).
quatrième paragraphe, le papillon est comparé à sa virile vengeance (l. 11) apparaît comme une
un lampiste (l. 10), et ponge parle de son sentiment revanche d’autant plus dérisoire qu’il ne parvient
d’humiliation et du désir de le venger (l. 11). dans finalement à se poser nulle part (il vagabonde au
le dernier paragraphe, le papillon est implicite- jardin, l. 13-14).
ment assimilé à un « vagabond » sans domicile fixe
5. le poète et le papillon
(maltraité […], il vagabonde, l. 13-14).
le papillon, sorte de gueux et de vagabond traînant
3. les métaphores de l’allumette et du voilier partout avec lui ses guenilles, peut renvoyer à l’image
la métaphore de l’allumette est peut-être suscitée par du poète qui nous a été léguée par villon. ne trouvant
la présence dans le mot des deux « l » (ailes ?) qui nulle part sa place, bohème et paria tout à la fois,
se trouvent dans le terme « papillon » comme dans il peut faire songer aussi à la figure du poète chez
le terme « chenille ». sans doute est-elle préparée et Baudelaire, et notamment à son destin tel qu’il l’a
engendrée aussi par l’image d’une tête […] laissée figuré dans « l’albatros » (➤ manuel, p. 196) :
noire (l. 4) après une sorte de combustion (les ailes voyageur ailé d’un côté, maltraité et humilié de
ont flambé). il n’est pas impossible enfin qu’elle soit l’autre.
liée au fait que le mot « papillon » serve à désigner un mais le papillon est aussi, comme le poète chez Bau-
bec de gaz qui produit une flamme en forme d’ailes delaire, celui qui, d’une certaine façon, « comprend
symétriques (l. 5) précisément. cette métaphore le langage des fleurs et des choses muettes » (« élé-
suggère surtout la fragilité et le caractère éphémère vation »), les « connaît » (au sens claudélien cette
de l’existence du papillon, toujours menacée de bien fois : « naître avec ») : le texte évoque au départ la

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 163


naissance du papillon au milieu des fleurs, et à la fin, qu’il s’agit pour finir : il a commencé sa vie comme
en une ultime métamorphose, sa renaissance sous chenille au pied des tiges, il l’achève comme appen-
forme de pétale (l. 13). si l’on peut pour finir parler dice d’une fleur.
du papillon lui-même en langage de fleurs, et malgré
la modestie de son entreprise et de son travail (il se n Vers le Bac (invention)
contente de constater, l. 9), c’est sans doute que d’une il s’agit de conduire les élèves à mesurer l’écart entre
certaine manière il les a au moins comprises. un travail d’entomologiste et une opération poétique,
ainsi qu’à les rendre sensibles aux contraintes et aux
6. un poème en prose ressources spécifiques du poème en prose (linéarité
on notera d’abord un certain effacement de la de la prose, système de récurrences phoniques,
linéarité narrative propre à la prose (même si l’on sémantiques, etc., et d’images propres au poème).
peut reconnaître les différentes étapes de la vie du on jouera en particulier sur les possibilités offertes
papillon) au profit d’effets suggestifs ou allégoriques par des mots polysémiques (voir question 6).
(voir les images, et notamment les métaphores per-
sonnifiantes). la typographie procède en outre par Pour aller plus loin
blocs textuels resserrés qui rappellent moins une on pourra confronter le texte de ponge au poème que
organisation en paragraphes qu’une structuration en lamartine consacre au papillon dans les nouvelles
versets (voir la majuscule après virgule et le blanc méditations poétiques, où il est une métaphore des
entre les paragraphes 2 et 3). on relève cependant hautes aspirations de l’homme et de son désir de
une certaine licence dans les jeux avec le langage s’élever :
qui n’hésitent pas à introduire des tournures parfois
triviales dans l’expression poétique (par ex. l’évo- naître avec le printemps, mourir avec les roses,
cation de tasses mal lavées, l. 2, ou la clausule du sur l’aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
paragraphe 3 : ou tout comme, l. 6-7). Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
s’enivrer de parfums, de lumière et d’azur,
n Perspectives secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
polysémies s’envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
– « erratique » (l. 6) : vient d’un mot latin qui signifie voilà du papillon le destin enchanté !
« errant », mais renvoie aussi à une douleur qu’on a il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
du mal à localiser : le terme entre alors en relation et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
avec tout un réseau lexical suggérant l’image d’un retourne enfin au ciel chercher la volupté !
corps débile ou malade (tête aveuglée et torse amai-
gri, l. 4-5 ; contagieuse, l. 8 ; guenille atrophiée et
amorphe, l. 11-12), en contradiction avec l’image roy
du papillon comme emblème poétique de la Beauté
6 La France de profil ▶ p. 165

et comme symbole d’une âme ailée.


– « lampiste » (l. 10) : au sens propre, une personne Pour commencer
chargée de l’entretien des lampes et lanternes, sens expliquer le titre du recueil, la France de profil.
que ponge exploite en évoquant la provision d’huile la métaphore personnifie la France en semblant lui
des fleurs (l. 10). mais le terme désigne aussi un conférer un visage, mais elle indique surtout une
employé subalterne, occupant un poste modeste et stratégie poétique qui repose sur le choix d’angles
il est alors à relier à l’humilité sinon à l’inutilité du de vue obliques et nouveaux, qui propose une autre
papillon-poète (il ne peut que constater les fleurs manière de voir les choses.
écloses, l. 9), peut-être même superflu (superfétatoire,
l. 13). n Observation et analyse
– « superfétatoire » (l. 13) : signifie « qui s’ajoute 1. la reprise anaphorique de « la fenêtre fermée »
inutilement à une autre chose, elle utile », et donc la reprise du titre en anaphore rythme l’expression
superflu (le papillon est bien ce pétale en plus et poétique en lui donnant une sorte de refrain. elle est
en trop du dernier paragraphe). mais sans doute aussi dans l’ordre sonore l’équivalent de ce qu’est
ponge joue-t-il aussi sur le sens étymologique du le reflet dans l’ordre visuel. elle signifie enfin le
terme qui signifie alors : « conçu de nouveau, une souci d’explorer le motif de la fenêtre sous toutes
deuxième fois », puisque c’est bien d’une seconde ses faces ou facettes, dans toutes ses potentialités
métamorphose, d’une seconde naissance du papillon sémantiques ou métaphoriques. repris en anaphore

164 n 2e partie. La poésie


au début de chacune des trois strophes qui composent verbe « passer » (v. 8). l’allitération la plus sensible
le texte, le titre l’est cependant aussi exactement en dans le poème est cependant celle qui lie dans un même
son centre (v. 9), pour en constituer donc le pivot vers, par la reprise d’une même dentale d’attaque,
ou, précisément, la charnière. il y a bien en effet une une série de quatre adjectifs ou participes passés, en
rotation du point de vue à cet endroit du poème : il renforçant ainsi l’effet d’accablement : triste traversée
se tournait d’abord vers le dehors, dans un second taciturne tapie (v. 13). les phonèmes [tra] se retrou-
mouvement il se retourne vers le dedans, comme la veront dans le dernier vers et sur le verbe « traverser »
fenêtre vers son envers (v. 9). et sur le mot « trace », soulignant l’effet de chute
(analogue à celui du concetto dans un sonnet).
2. les deux sens du verbe « réfléchir »
dans sa première occurrence (v. 1) et au début de 5. le regret final
la première strophe, le verbe « réfléchir », après le poème développe des images du passage, du
un léger suspens favorisé par un enjambement qui transitoire (les gens qui passe[nt], v. 3), qui suscitent
laisse hésiter sur sa construction et sur son sens, chez la fenêtre incertitude et même inquiétude (voir
se donne un complément d’objet direct. dans cette le doute du v. 7) sur une réalité qui lui apparaît fugace
construction transitive, le verbe a donc d’abord son et insaisissable. on comprend dans ces conditions
sens optique et la fenêtre semble du coup traitée en qu’elle rêve à la fin de fixer dans son cadre, de retenir
tant qu’objet. elle est cependant sujet grammatical et de garder (v. 14), les êtres qui sont de passage
de l’expression tient à l’écart, qui postule plutôt un de l’autre côté de son écran : un chat ou un enfant
animé humain. ainsi se trouve préparé d’emblée (v. 16), deux symboles de l’innocence naïve.
le deuxième sens, intellectuel cette fois, sur lequel
roy va jouer au moment de la seconde occurrence
n Perspectives
la fenêtre en poésie
du verbe (v. 12) : le verbe, alors modalisé par l’ad-
verbe lentement et employé en construction absolue, – Baudelaire, dans le mouvement complexe de sa
devient un synonyme du verbe « méditer ». « compassion » poétique, souffre avec d’autres que
lui-même, semble vivre par procuration la vie des
3. une métaphore de la conscience êtres qu’il devine derrière les fenêtres et qu’il observe
la fenêtre devient une métaphore de la conscience. du dehors (« les Fenêtres », dans les Petits Poèmes
non seulement par l’emploi du verbe « réfléchir » en prose).
pris en son sens intellectuel (voir question 2), mais – chez mallarmé (« les Fenêtres », dans du Par-
aussi par d’autres verbes et adjectifs que le texte lui nasse contemporain), la fenêtre donne sur l’azur
affecte et qui postulent un sujet animé humain : elle depuis l’intérieur d’un hôpital, et son image figure
n’est pas très sûre d’elle / ni d’être ce qu’elle est ni pour le « moribond », une sorte de frontière entre
de voir ce qui passe (v. 7-8), révoquant tout en doute le réel terne et sordide et l’idéal chatoyant et mer-
comme dans l’opération cartésienne qui précède la veilleux, mais inaccessible.
certitude du cogito. la fenêtre est personnifiée au – chez Jules laforgue (complainte d’un autre
point de se trouver dotée de la capacité de donner des dimanche), c’est le poète lui-même qui « garde la
nouvelles (v. 10) et de parle[r] (v. 11). elle a une sorte chambre », condamné au ressassement mélancolique
d’épaisseur psychologique : elle est qualifiée de triste derrière une fenêtre qui découpe un paysage crépus-
et de taciturne (v. 13) ; elle a aussi des espérances, culaire et lui-même contaminé par la maladie.
des désirs et des rêves (v. 14). ainsi roy figure-t-il – dans le poème de ponge (« la Fenêtre », dans
à travers le motif de la fenêtre, à la fois dotée d’une Pièces), la fenêtre est personnifiée sous la figure
intériorité et tournée vers le monde, l’image d’une d’une femme, et redevient un point d’appui pour
conscience tout humaine. passer du dedans au dehors : « le corps posé sur
ton appui / mon esprit arrive au dehors ».
4. les allitérations on peut relever que la fenêtre, par son embrasure, entre
dans la première strophe, on est sensible à l’al- souvent en analogie avec le cadre d’un tableau (effets
litération glissante de la sifflante [s] qui lie entre de mise en abyme en peinture) ou avec un miroir
eux les termes énumérés, qu’ils désignent des élé- (potentialité sémantique que développe roy). souli-
ments immuables comme le ciel (v. 4) ou des êtres gnons enfin que la vitre indique la frontière entre le
en transit comme les gens (v. 3). l’allitération sur dedans et le dehors, auxquels elle permet de communi-
cette consonne se poursuit au début de la deuxième quer, mais qu’elle figure aussi souvent un écran trans-
strophe, dans l’adjectif sûre (v. 7) et la reprise du parent qui empêche d’atteindre ce qui est au-delà.

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 165


n Vers le Bac (commentaire) campement de toiles et du vent des temps qui court
grâce au jeu sur le double sens du verbe « réfléchir », (l. 5). l’objet du poème est donc moins le monument
la fenêtre devient un miroir. mais ce qu’elle réfracte des invalides que la dialectique du constant et de
est si multiple et si divers qu’elle en vient même à l’inconstant, du solide et du fragile.
figurer une sorte de kaléidoscope. c’est stylistique-
2. les champs lexicaux
ment suggéré par les effets de reprise anaphorique,
par une syntaxe énumérative (v. 3-6), par des effets on trouve les champs lexicaux concurrents du
de dédoublement ou de redoublement (le chiasme stable, du permanent et du solide d’une part (dôme,
v. 10-11 ; la coordination ou v. 16), et par la déponc- l. 3 ; pierre, l. 9 ; constance, l. 11), de l’instable, du
tuation du texte (à l’exception de la parenthèse dont transitoire et du fragile d’autre part (les nuages qui
le verbe s’enfuir trouvera un écho ou une réfraction roule[nt], l. 3-4, motif éminemment baudelairien ;
phonique dans le terme d’enfant, v. 15-16). ainsi le campement de toiles et le vent qui court, l. 5 ; le
roy parvient-il à enfermer dans la seule image de miroir fragile, l. 6 ; le souffle même des dieux ; car
la fenêtre fermée tout un univers à la fois familier, tout passe, l. 9). on pourrait rappeler ici la formule
poétique et même philosophique. de Baudelaire : « la modernité, c’est le transitoire,
le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre
Pour aller plus loin moitié est l’éternel et l’immuable. »
on pourra réfléchir à partir de ce texte sur la manière 3. l’emploi des pronoms
dont un texte poétique peut avec ses moyens propres
libérer des significations ou soulever des interroga- dans la première phrase, aux marques de la première
tions d’ordre philosophique (à rapprocher de réda et personne du pluriel (nous glorifiant […] nos crânes
Bonnefoy notamment, ➤ manuel, pp. 166 et 169). et nos poèmes, l. 2-3) succède le pronom je qui réfère
à la personne du poète, contemplateur méditatif (je
vois, l. 3). dans les deuxième et troisième phrases,
il est cependant immédiatement relayé par un nous
réda
7 Les Ruines de Paris ▶ p. 166
(nous sommes là, l. 4) et un nos (nos yeux, l. 7). les
deux dernières phrases du poème jouent à nouveau
sur cette alternance : d’abord des pronoms et adjectifs
Pour commencer de la première personne (mes pensées ; j’attends,
la poésie de réda n’est jamais une poésie du repli l. 7-8), puis une dernière fois le pronom nous, avec
dans l’intimité du chez-soi, mais au contraire une un renversement syntaxique en chiasme autour du
poésie toujours ouverte à tout ce qui circule et passe. même verbe attendre (qui nous attendent, l. 12).
le poète lui-même est toujours en circulation, sur cette alternance montre que l’expérience singulière
différents moyens de locomotion. ici, il est en attente du sujet est inséparable de celle que peuvent faire
dans une station d’autobus, située sans doute face indifféremment tous les hommes ; la voix lyrique
au monument des invalides. du poète apparaît ainsi liée, comme dirait maulpoix
(➤ vers le Bac, manuel, p. 167), à « la découverte
n Observation et analyse en soi du commun des mortels ».
1. l’objet de la méditation
il y a certes dans le texte des références explicites 4. les articulations logiques
au monument des invalides : réda évoque son dôme le texte s’ouvre sur une phrase à valeur gnomique
(l. 3) et l’accord monumental qu’ont réalisé mansart et sur une assertion sentencieuse. elle comporte une
et bruant dans la pierre (l. 8-9). mais le texte ne se articulation causale (car, l. 2), en syntaxe elliptique,
livre à aucun pittoresque descriptif et le monument qui semble faire participer le commun des mortels
apparaît surtout comme prétexte à une méditation à une « autoglorification » du monde, quasi univer-
sur le temps. un monument est par définition une selle et intemporelle. les deux phrases suivantes
architecture minérale et solide vouée à conserver un s’articulent selon une tournure concessive (bien
souvenir, et il est lui-même destiné à être conservé. sûr […] mais, l. 4-5) : si la concession indique la
le texte développe par contraste, et de multiples réserve d’une lucidité sur la précarité de la condition
manières, des images du passager et de l’éphémère, des hommes, ce moment du texte reprend toutefois
de la précarité et de la fragilité de toutes choses : l’image initiale d’une lumière qui se répand aussi
à travers la circulation des nuages dans le ciel et sur les hommes, lesquels d’ailleurs la réfractent
des bus sur la terre, à travers la métaphore d’un (le miroir des yeux, l. 6-7). la phrase qui suit semble

166 n 2e partie. La poésie


donner une conclusion à la méditation (telle est la voies qui s’y croisent ; il est aussi l’espace des ren-
modeste élévation de mes pensées, l. 7), mais le or contres de hasard, éphémères et parfois insolites (les
sur lequel s’ouvre la parenthèse (l. 9-12) et le mais figures que croise le poète, chez Baudelaire, sont
(l. 10) donnent à la fois une relance et une rectifica- souvent des êtres marginaux ou des laissés-pour-
tion (voir question 6). en faisant alterner constance et compte). la ville fait du poète lui-même une figure
inconstance, les articulations logiques donnent ainsi de promeneur ou de passant : déjà chez Baudelaire,
au texte, qui marque son souci propre de la nuance qui arpente la ville, qui rôde et qui « guette » ; et
(l. 4), une architecture elle-même mouvante. selon différents modes et moyens de déplacement
chez réda. que le poète, sorti de sa mansarde, soit
5. la référence aux autobus devenu un promeneur donne aussi à la poésie de
la référence à la station d’autobus n’apparaît qu’à la la ville un caractère souvent discontinu. il semble
ligne 8. elle donne d’abord le point de vue à partir enfin que la ville pousse la poésie hors de ses cadres
duquel le monument des invalides est observé (c’était codifiés (chez apollinaire, on passe au vers libre)
jusqu’alors suspendu et laissé un peu énigmatique : et l’incite toujours davantage à franchir les limites
je vois, matin, et soir, l. 3). elle lie ensuite cette qui la séparent de la prose (voir le passage à la
méditation sur le temps à la quotidienneté du réel le prose que suscite dijon dans gaspard de la nuit
plus commun et l’empêche de prendre un caractère d’alyosius Bertrand, et les Petits Poèmes en prose
trop rhétorique ou trop abstrait. enfin, lorsque cette de Baudelaire, ou le spleen de Paris).
référence aux autobus est reprise dans la parenthèse
(l. 10), les autobus entrent en relation avec le motif n Vers le Bac (invention)
des nuages et sont pris dans le motif général de la
Faire recourir aux procédés d’une écriture de l’élar-
circulation, pour développer le thème de l’homo
gissement méditatif, notamment le passage du « je »
viator. la station d’autobus est elle-même un lieu de
au « nous », l’emploi du présent à valeur gnomique,
passage ; et l’autobus ne fait-il pas du poète d’abord
l’usage des articulations logiques du discours. on
un passager, à tous les sens de ce mot ?
mettra ainsi en relation un lieu précis et une « ques-
6. la fonction de la parenthèse tion générale ».
la parenthèse finale récapitule et synthétise les
différents éléments que le texte avait distribués ou Pour aller plus loin
disséminés : le vent (l. 5), les dieux (l. 9), les yeux Jeter des passerelles entre réda et senghor (➤ manuel,
(l. 7), la pierre (l. 9), les nuages (l. 3) et l’autobus p. 161), qui lance un poème à la ville de new York
(l. 8). elle prend de ce fait une valeur conclusive. et qui évoque le jazz, musique sur laquelle réda a
tous ces éléments se trouvent déclinés à partir lui-même produit de nombreux textes.
d’une formule gnomique : tout passe (l. 9). cette
formule pourrait rappeler celle d’héraclite (« tout
coule ») ou celle de l’ecclésiaste (« vanité des Maulpoix
vanités, tout est vanité »), ou encore les méditations 8 Une histoire de bleu ▶ p. 167
de chateaubriand dans les mémoires d’outre-tombe
(voit leur épigraphe empruntée au livre de job, où
l’on retrouve précisément le motif des nuages et du Pour commencer
passage : sicut nubes… quasi naves… velut umbra). lire ces quelques lignes de présentation du
mais on note que les dieux eux-mêmes se trouvent recueil :
pris chez réda dans le mouvement universel et que « souvent les hommes restent debout près de la mer :
le choix de la parenthèse empêche cet élargissement ils regardent le bleu. ils n’espèrent rien du large,
final de prendre un caractère emphatique. et pourtant demeurent immobiles à le fouiller des
yeux, ne sachant guère ce qui les retient là. peut-être
n Perspectives considèrent-ils à ce moment l’énigme de leur propre
poésie de la ville vie. l’objet d’une histoire de bleu est précisément
on note d’abord que la poésie de la ville est souvent d’explorer ce regard, ce tête à tête singulier de
une poésie de la rue. la ville tend ainsi à rendre la l’homme avec une apparence d’infini, ce dialogue
poésie « triviale », y compris au sens étymologique hésitant qui se poursuit aussi bien dans l’amour et
du terme (trivium = « le carrefour »). le lieu trivial face à la mort que sous les voûtes des églises ou sur
est un carrefour où l’on a à choisir entre différentes les rivages de la mer... »

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 167


n Observation et analyse croissante (l. 8-9). le texte ménage aussi des effets
1. les propriétés du bleu de sourdine par des jeux allitératifs et des reprises
les propriétés que le poème prête au bleu sont assez phoniques qui tissent un réseau par-dessus les blancs
inattendues. dans l’ordre des propriétés physiques, séparant les paragraphes et donnent aussi un fond
il y a certes une certaine qualité visuelle de douceur musical : par exemple le [v] initial du mot matrice
apaisée, communément reconnue, et que le texte « vide » introduit dans le verbe venir (l. 5), repris
oppose à la violence ou agressivité du jaune et du dans vidées et viscères (l. 10), répercuté dans s’évade
rouge, couleurs qui se jettent, elles, brusquement et à vrai dire (l. 13 et 14) et, à la fin du texte cette fois,
sur le regard (l. 3). mais, dès la synesthésie ini- dans la métaphore du vêtement de notre vie (l. 22).
tiale (le bleu ne fait pas de bruit, l. 1), on glisse
4. les accents lyriques
à d’autres types de qualités, moins matérielles et
moins prévisibles. dans le deuxième paragraphe, Bien que le texte s’accorde dans son ton et par sa
on passe du physique au psychologique : c’est une modestie à la discrétion qu’il prête au bleu, il n’en reste
couleur timide, sans arrière-pensée (l. 2). ensuite, pas moins que le bleu étant la couleur lyrique par excel-
maulpoix passe du physique au métaphysique (au- lence (celle des idéalistes romantiques que condamnait
delà du physique) en assimilant le bleu à la couleur un Zola, parlant du « bleu lyrique » de leurs rêves), on
même de l’âme (l. 8-9). rien d’étonnant, dans ces peut reconnaître dans l’extrait des accents propres à
conditions, à ce que le texte ouvre sa deuxième moitié ce registre, et d’abord dans la récurrence des rythmes
sur une redéfinition du bleu : ce n’est pas, à vrai ternaires (d’essence lyrique) : sans arrière-pensée,
dire, une couleur (l. 14). le bleu, invisible (l. 19) présage, ni projet (l. 2, effet renforcé par la répétition
et insensible (l. 21), y devient une pure atmosphère de la labiale), l’attire à soi, l’apprivoise[…], le laisse
affective et mentale. venir (l. 4-5), une tonalité, un climat, une résonance
(l. 14-15), l’air […], l’apparence de vide[…], l’es-
2. le bleu et le « vide » pace (l. 18-19). ce rythme s’accompagne parfois de
la place du vide est annoncée par la formule gnomi- reprises anaphoriques (couleur, l. 8 : rythme 7/7/7)
que de la ligne 7 : le bleu est une couleur propice à qui soulignent le mot-thème, lui-même répété : le
la disparition, puis par l’image développée de l’âme bleu (l. 1, 7, 13, 19). groupes ternaires et reprises
qui se délivre de sa gangue charnelle au moment de anaphoriques font refrain : le texte s’apparente ainsi
la mort et par l’opération d’une sorte de catharsis à un chant, à une ode au bleu.
intime, de purgation intérieure (l. 8-12) : voir le verbe
« vider » (l. 10) et le vocabulaire organique. n Perspectives
le terme même de vide apparaît ensuite pour la pre-
du poème au tableau
mière fois, immédiatement redoublé : une teinte qui
naît du vide ajouté au vide (l. 16). le texte ménage dans le tableau de miró, le bleu est le fond. ce fond
ainsi le creux d’une absence. mais les allitérations entre, comme dans le poème de maulpoix (l. 2-6),
entre ce terme de vide d’une part, ceux de vêtements dans des relations de contraste et d’opposition avec
et de vie (l. 22) d’autre part, suggèrent que cette le jaune et le rouge qui apparaissent dans la partie
couleur, bien que née du vide et signifiant l’absence, supérieure de la toile. le regard s’y absorbe, s’y
est en même temps indispensable au sens même de la enfonce et s’y noie (l. 5) comme en un vide profond,
présence des hommes sur la terre. ce bleu est donc alors que le jaune et le rouge apparaissent plutôt en
une «figure », qui, selon la définition qu’en donnait relief : les figures de miró, si elles n’y remuent (l. 18)
pascal, porte à la fois présence et absence. pas, semblent cependant y flotter ou s’y trouver
suspendues. pourrait-on rapprocher les sacs noirs
3. une couleur discrète accrochés par des fils aux deux figures supérieures de
pour évoquer cette « figure », discrète par nature et ces poches (l. 11) qu’évoque le poème de maulpoix ?
par définition, suggérant et la présence et l’absence, comme chez maulpoix en tout cas, le bleu a chez
le texte s’aère et s’allège par des blancs typographi- miró non seulement des propriétés physiques, mais
ques. il célèbre le bleu, mais sur un mode mineur, aussi un pouvoir d’évocation méta-physique. sauf
sans emphase ni grandiloquence : même si la phrase que le texte de maulpoix s’achève sur l’image de
est parfois longue (une seule et même phrase l. 2-6 volets tirés dans une chambre (l. 21), cependant que
et l. 8-12), le vocabulaire reste cependant simple et la toile de miró semble retrouver la vocation première
la syntaxe est linéaire, seulement relancée par des d’un tableau, qui est d’être une fenêtre ouverte sur le
reprises lexicales en unités rythmiques d’amplitude monde, ici le bleu d’une sorte de ciel profond.

168 n 2e partie. La poésie


n Vers le Bac (commentaire) n Observation et analyse
la première personne du singulier, d’ordinaire 1. les deux moments du texte
associée au registre lyrique entendu comme espace le temps dominant est l’imparfait, temps du mythe
d’épanchement des sentiments personnels, n’appa- (v. 1-11, 16-17). ce moment du passé qui évoque
raît pas une seule fois dans le poème. viennent s’y une heureuse entente (v. 9) lors d’un été d’autrefois
substituer ou bien des articles définis et des pronoms alterne avec le présent de l’énonciation, temps du
de la troisième personne du singulier dont la valeur souvenir qu’il reste aujourd’hui de ce passé : paren-
est portée à l’universel : le regard : (l. 3), il (l. 5), thèse des vers 12-15, et formule de clausule : je me
l’âme (l. 9), elle (l. 9), l’homme (l. 17) ; ou bien des souviens (v. 17). ces deux moments se trouvent
pronoms et adjectifs de la première personne du cependant liés : la parenthèse évoque par métaphore
pluriel : nos pensées (l. 12), nous respirons (l. 18), le passage du temps (le vent insomnieux qui nous ride
nos figures (l. 18), nous traversons (l. 19), avec la paupière, v. 12), ce qui élargit la valeur du présent
nous,[…] nos gestes et nos voix (l. 20), notre vie, au-delà de l’instant de l’énonciation ; le souvenir
l. 22. le mouvement général du texte n’est donc pas actuel tourne le poète vers le passé (que je retienne,
centripète, mais au contraire centrifuge : il découvre v. 14) ; et l’évocation de l’instant passé ouvre elle-
et approfondit peu à peu, grâce à l’évocation de même par des expression inchoatives sur une durée
cette couleur, non pas le sentiment personnel mais plus étendue, comblant en partie le fossé qui sépare
une communauté de destin entre tous les hommes. les deux moments de référence : commençait un
dans la définition qu’il propose de la voix lyrique, règne (v. 11), c’était au début (v. 16).
maulpoix les désigne significativement comme
2. l’emploi des pronoms personnels
des « mortels » : à distance des poètes lyriques
le poète apparaît à la première personne du singulier
idéalistes, il entend en effet, comme nombre de
(v. 14, 17) et le destinataire du poème à la deuxième
poètes contemporains, rappeler toujours aux hom-
personne du singulier (v. 2, 14). mais les pronoms
mes la précarité de leur condition. dans le texte,
(v. 6, 12, 17) et adjectifs possessifs (v. 1, 9, 1) qui
c’est sensible à partir de l’emploi du verbe mourir
dominent le poème sont ceux de la première per-
(l. 8), de la place qui est faite au vide (l. 16) et de
sonne du pluriel qui traduit la fusion du couple. au
l’image de ce presque rien dont est tissé le vêtement
vers 1, notre vie affirme d’emblée une communauté
de notre vie (l. 22).
de destin entre les deux amants ; au vers 9, notre
entente suggère l’harmonie du couple qu’ils forment
Pour aller plus loin
et fondent, et au vers 11, notre rareté son caractère
on peut inviter les élèves à consulter le site internet à la fois singulier et exceptionnel.
qu’a créé maulpoix (www.maulpoix.net), réguliè-
rement mis à jour, dédié notamment à la poésie 3. paix et violence
la plus contemporaine et voué précisément à la les deux premiers vers témoignent immédiate-
défense et illustration d’une nouvelle « voix lyri- ment d’un rapport non seulement harmonieux mais
que ». ils y trouveront aussi toute une série de presque fusionnel du couple des amants au monde
liens qui leur permettront de découvrir des poètes qui les entoure : dans le premier, l’allitération de la
d’aujourd’hui. dentale (été, étions) soutient le sémantisme de l’ex-
pression d’un seul tenant ; dans le deuxième c’est la
métaphore alimentaire qui le connote (la campagne
char mang[e] la couleur de [la] jupe de la compagne). le
9 Seuls demeurent ▶ p. 168 verbe « réconcilier » vient condenser au vers 3 les
suggestions d’harmonie jusqu’alors libérées, mais
il implique aussi un conflit préalable. en ce sens, il
Pour commencer ouvre sur les indices de violence (le terme est pro-
selon Baudelaire « tout poète lyrique, en vertu de noncé v. 6 et affecté aux plantes) qui apparaissent
sa nature, opère fatalement un retour vers l’éden dans les vers suivants : s’effondreraient (v. 5), éclat
perdu ». l’éden de rené char, c’est le vaucluse où du soleil comparé au tranchant du silex (v. 8), image
il est né et dans lequel il s’éprouve enraciné. ici, d’un corbeau écartelé (v. 7-8). mais cette violence
l’évocation du pays natal du poète croise et le mythe ne rompt pas le caractère harmonieux du rapport des
biblique du couple originel et le mythe antique de amants à ce monde ambigu : le corbeau accompagne
l’Âge d’or. leur entente (v. 9), en un sens quasi musical.

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 169


4. les significations symboliques à l’écart et à l’abri des peines et des misères. tous
aux vers 4 et 5, char évoque un château sans doute les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de
en ruines (s’enfonçait), datant probablement d’une lui-même une généreuse récolte. » une nature nour-
domination seigneuriale qui s’exprimait par une ricière dispense spontanément et généreusement ses
position surplombante. à l’évocation de ce château bienfaits aux hommes, qui ignorent les souffrances du
se trouve associée l’image d’une lyre (v. 5) : la lyre travail et les violence de la guerre. les hommes vivent
est l’instrument par lequel, symboliquement, s’ac- dans le cadre d’une communauté agro-pastorale et
quiert la possibilité de dompter les éléments de la c’est le règne d’une sorte de communisme primitif.
nature (voir les mythes d’orphée et d’amphion). char semble faire revivre ces temps originels et
peut-être s’agit-il donc ici de figurer le temps venu heureux (notre rareté commençait un règne, v. 11 ;
d’une revanche de la nature qui reprend ses droits, c’était au début d’adorables années, v. 16) à travers
de la terre qui absorbe à nouveau l’emblème d’un le couple fusionnel qu’il figure dans le poème (voir
pouvoir dans sa substance propre, son argile (v. 4), question 2) et qu’il établit dans un rapport heureux
et qui menace la parole poétique. avec le monde qui les entoure : la terre nous aimait
ce château s’appelle le château de maubec (v. 4), (v. 17). c’est cependant nuancé et modalisé par le
sans doute contraction de « mauvais bec ». un lien un peu et surtout par l’inscription d’une certaine
d’ordre métonymique se crée ainsi avec l’image du violence (voir question 3), qui n’intervient chez
corbeau (v. 7), qualifié de sombre et réputé oiseau hésiode qu’avec les âges suivants.
de mauvais augure, d’autant que les phonèmes du
second mot reprennent en les inversant ceux du n Vers le Bac (oral)
premier [k/b/o]. de l’inscription dans le texte d’une référence au
la faucille qui apparaît au vers 10 renvoie par méto- château de maubec, dont on sait qu’il se situe dans le
nymie aux travaux des champs et notamment au pays natal de l’auteur (voir note 1), dont on pourrait
temps de la moisson, qui semble achevé (devait se reconnaître aussi des éléments du décor champêtre,
reposer). elle suffit à suggérer une communauté on pourrait inférer des allusions d’ordre autobiogra-
agro-pastorale. elle peut aussi figurer la faux de la phique. le poème est d’ailleurs dominé par le récit à
mort, qui se repos[e] (v. 10) en cet Âge d’or où la la première personne. mais le référent mythologique
vie triomphe. du titre, l’exploitation purement poétique du nom
5. les sens du titre même du château, les éléments de discours adressé
(« tu ») qui compensent l’apparence narrative, enfin
si le titre renvoie à un personnage féminin de la
l’élargissement mythique que le texte opère empê-
mythologie païenne, on ne peut s’empêcher cepen-
chent d’en rabattre ainsi les effets de sens.
dant d’y entendre et d’y lire aussi, en une sorte de
syncrétisme, le nom de l’ève biblique, et donc une
autre manière de renvoyer au temps des origines. le Pour aller plus loin
poète et son amante, unis l’un à l’autre et en accord on pourra rapprocher ce texte du poème intitulé
avec le monde qui les entoure, semblent former ou « cet amour à tous retiré » (dans les matinaux),
refonder en effet le couple originel. l’idée d’origine, où ce même mythe de l’Âge d’or semble se trouver
de temps des commencements, est contenue aussi à la fois convoqué et modulé :
dans la finale même de ce nom : « né » (voir la fin sur la terre de la veille
du poème qui évoque le début d’adorables années, la foudre était pure au ruisseau,
v. 16, avec, qui plus est, une reprise phonique du la vigne sustentait l’abeille,
titre). enfin, ce titre contient le participe « évadé »
l’épaule levait le fardeau.
et s’accorde à l’image d’un rapport au monde ouvert
et harmonieux. les routes flânaient, leur poussière
avec les oiseaux s’envolait,
n Perspectives les pierres s’ajoutaient aux pierres,
le mythe de l’Âge d’or des mains utiles les aimaient.
hésiode a divisé l’histoire de l’humanité entre quatre
âges. le premier est l’Âge d’or : sous le règne de du moins à chaque heure souffrante
cronos, le père de Zeus, les hommes connaissent un écho devait répéter
une longue période de bonheur et de prospérité : « ils pour la solitude ignorante
vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, un grêle devoir d’amitié.

170 n 2e partie. La poésie


la violence était magique, notamment par le recours à l’anaphore (reprises du
l’homme quelquefois mourait, pronom vous, notamment au début des v. 1 et 5) et
mais à l’instant de l’agonie, par l’emploi de l’alexandrin, vers ample et noble.
un trait d’ambre scellait ses yeux.
2. pouvoir et fonction des arbres
les regrets, les basses portes le poème évoque l’épreuve douloureuse de la sépa-
ne sont que des inductions ration et de la disparition de l’être aimé. mais, pour
pour incliner nos illusions les conjurer, il n’a nul recours à quelque foi religieuse
et rafraîchir nos peaux mortes. ou à quelque transcendance, solutions que Bonnefoy
répudie comme il refuse tous les idéalismes. il fait
ah ! crions au vent qui nous porte au contraire le choix de l’immanence et même d’une
que c’est nous qui le soulevons. sorte de matérialisme, hérité de lucrèce et d’epicure :
sur la terre de tant d’efforts, l’adjectif impassible (v. 3) pourrait renvoyer à
l’avantage au vaillant mensonge l’ataraxie ; au moment même où il évoque l’instant de
est la franche consolation ! l’embarquement pour la mort, c’est dans la proximité
d’une sorte de materia prima que le poète trouve
rené char, les matinaux, section « la sieste un secours ou un recours (vous fibreuse matière et
blanche », © gallimard, 1950. densité, v. 5). ce terme même de matière entre en
relation phonique avec celui de lumière du vers 4,
qui suggérait la possibilité d’un salut ou d’une survie
par-delà la mort, ou malgré la mort (voir la syntaxe
Bonnefoy
particulière – en réalité calquée sur le latin – de ce
10 Du mouvement et de l’immobilité vers 4). les arbres, saisis dans leur densité (v. 5) la
de Douve ▶ p. 168
plus matérielle, semblent ainsi avoir la fonction et le
pouvoir de maintenir la possibilité d’un échange, d’un
Pour commencer dialogue (v. 9) et d’un lien (v. 15), malgré la distance
partir du titre du poème : il semble d’emblée inscrire et le silence que la mort a creusés.
le poème dans le genre de la poésie encomiastique
(d’hommage). de nombreux poèmes de Baudelaire 3. les contrastes
(référence majeure pour Bonnefoy) comportent au vers 4, le texte introduit le thème de la lumière
cette même préposition, sauf qu’ils s’adressent à susceptible de vaincre la nuit, dans une structure
des êtres animés : à une « mendiante rousse », à une syntaxique attributive qui pourrait d’une part rap-
« passante »… etc. peler le fiat lux et qui d’autre part tend à substantia-
liser la lumière. l’emploi d’un verbe au futur (sera
n Observation et analyse lumière) en fait une promesse ou une garantie. le
1. le titre et le poème terme antithétique de nuit apparaît pour sa part au
le titre du poème implique le recours au procédé vers 12, introduit avec une préposition (à travers)
rhétorique de l’apostrophe, ou plus précisément et un intensif (tant) qui rendent l’obscurité tout
de l’allocution, qui consiste à s’adresser à un être aussi substantielle. dans le dernier quatrain, qui
inanimé comme s’il s’agissait d’un interlocuteur, évoque la lumière de l’été et lui ajoute l’intensité
alors que cet « interlocuteur » ne peut normalement d’un embrasement (enflamme, v. 14), la promesse
répondre à cette interpellation. du titre découle initiale semble exaucée en une sorte d’apothéose
donc dans le poème l’apostrophe directe aux arbres, (image du sommet, v. 14).
interpellés au vers 6. le vous sur lequel s’ouvre le parallèlement se développe dans le texte le passage du
poème sera repris sous forme de pronom (v. 1, 5, 9, silence à la parole. le terme de silence est introduit
11) ou d’adjectifs possessifs (v. 2, 13, 16). du fait exactement au centre et à la charnière du poème
de l’allocution résultent aussi des termes ou des (dernier mot du v. 8), au moment de l’embarquement
images personnifiants : verbe d’action du vers 1 pour la mort. mais dès le quatrain suivant est évo-
(vous qui vous êtes effacés), termes impassibles quée une tentative de dialogue (v. 9) avec cerbère et
garants au vers 3 ou austérité au vers 16. l’usage charon. et surtout, le poème lui-même, par le dialo-
de la préposition « à » dans le titre affilie enfin le gue qu’il établit avec les arbres et, à travers eux, avec
texte au genre de la poésie d’hommage et d’éloge : douve semble parvenir à conjurer l’éloignement et
on en retrouve la solennelle éloquence, ici soutenue la disparition dans la nuit et dans le silence.

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 171


4. le rythme du poème de la nature, l’évocation de charon sur sa barque
le vers prédominant dans le poème est l’alexandrin. (v. 7-8, 10) qui réclame une obole, l’allusion à
ce vers, le plus ample et le plus noble, est aussi le cerbère (v. 10) qui garde l’entrée des enfers. de
plus apte à soutenir une rhétorique d’éloge et d’hom- façon plus oblique, il y a une assimilation de la
mage. mais, en même temps, son équilibre binaire, femme évoquée à eurydice : personnage jeté dans
surtout quand il est de plus pris dans le schéma la nuit, alors que son nom évoque au contraire une
lui-même binaire du quatrain, suggère aux yeux de vocation au jour, à l’aurore, à la lumière.
Bonnefoy un ordre trop parfait pour être proche de le mythe d’orphée est d’abord le mythe qui aide
la vérité de la condition précaire des hommes et des à penser la douleur et l’épreuve de la séparation :
choses. il faut donc donner une place particulière orphée qui a perdu son eurydice est inconsolable.
aux ruptures rythmiques qu’il ménage : le rythme mais il s’agit aussi d’un mythe qui fait intervenir les
des vers 1 et 10 est ternaire (4/4/4) ; les vers 4 et 5 éléments et les règnes de la nature : par la beauté de
sont des décasyllabes qui se répondent en chiasme, son chant et de sa musique, orphée parvient à faire
le premier coupé 4/6, le second 6/4. ployer les arbres. enfin et surtout, c’est un mythe qui
Bonnefoy tend par ailleurs à ouvrir la forme du permet de penser les pouvoirs de la parole poétique
quatrain, normalement bien close sur ses systèmes elle-même, affrontée à la mort, à la disparition et au
complets de rimes : le premier quatrain, par exemple, silence. on comprend que ce mythe s’accorde à l’en-
brouille ce système en créant des rapports phoniques treprise d’un poète pour qui la poésie a précisément
d’assonance entre les vers 2 et 4, alors que sur un plan vocation à « nommer ce qui se perd ».
sémantique ce sont les vers 1-2 (passage + chemins)
et 3-4 (morte + rien) qui semblent se lier. enfin, et n Vers le Bac (invention)
c’est peut-être le plus remarquable, les phrases qui il s’agit principalement de vérifier l’assimilation du
constituent les quatrains 1 et 2, se referment sur procédé de l’allocution. pour élargir l’éventail des
un point, alors qu’il s’agit de protases auxquelles possibilités, on pourra évoquer par exemple les apos-
manquent leurs apodoses, de phrases sans verbe trophes de saint-pol roux à l’océan, « les grenades »
principal. tout se passe donc comme si le mouve- de valéry, l’« ode à la boue » de ponge, etc.
ment oratoire que laissaient attendre le titre et le
recours à l’alexandrin tendait à se briser soudain ; et Pour aller plus loin
il est significatif que l’on retombe sur le creux d’un sur le thème « mort et poésie », mettre ce texte en
silence (v. 8) à l’endroit même où la phrase semblait rapport avec la poésie baroque (➤ manuel, pp. 371-
atteindre son acmé. le lecteur en a littéralement le 373) sur la symbolique de l’arbre, voir la fonction
souffle coupé. du pin chez ronsard (➤ p. 112).
5. le rapprochement des amants
les deux derniers quatrains tendent à renouer les
Jaccottet
liens rompus : le vers 9 rassemble significativement 11 Airs ▶ p. 170
le pronom je, le pronom elle et le pronom vous,
restaurant la possibilité d’un échange malgré la
mort (désignée à travers la métaphore de la nuit et Pour commencer
à laquelle renvoie aussi par métonymie le fleuve). rappeler qu’il existe toute une tradition poétique de
dans le dernier quatrain, le terme de médiation la célébration des fleurs et des fruits, qui s’exprime
(souligné par une diérèse) reprend les phonèmes du notamment dans la forme du blason et qui court de la
mot dialogue (v. 9) pour marquer la manière dont, poésie baroque (voir saint-amant, poète de la volupté
par l’intercession des arbres, ceux que la mort avait sensuelle, chantant le melon ou les fraises) jusqu’à
séparés se trouvent finalement rapprochés et reliés la poésie moderne (voir le blason des fleurs et des
dans une communauté de destin (elle lie sa fortune fruits d’eluard, poète de l’immédiateté sensible)
à la mienne, v. 15).
n Observation et analyse
n Perspectives 1. les métaphores
le mythe des enfers le poème décline toute une série de métaphores. dès
le poème de Bonnefoy inscrit explicitement des le vers 2, les fruits se trouvent assimilés à des globes
références au mythe fondateur de la poésie occi- suspendus. cette image suggère une forme sphérique
dentale : il y a la présence même d’un élément harmonieuse en même temps qu’elle connote déjà

172 n 2e partie. La poésie


la lumière qui en émane, puisqu’on parle aussi du au matin cependant qu’il suggère le rythme du temps
globe transparent d’un luminaire. en ce sens, la qui passe par deux comparatives symétriques de part
métaphore se trouve filée par celle des lampes que et d’autre du blanc qui la divise : à mesure plus rose /
le temps allume (v. 4), qui va susciter l’apparition que les brumes sont moins lointaines (v. 9-10) ; puis :
du terme de lumière au vers suivant. au vers 8, le des pendeloques plus pesantes / que moins de linge
terme de perles reprend et l’idée de luminosité et elles ornent (v. 11-12). dans la dernière unité du
celle de forme sphérique, mais il ajoute l’image texte, le temps d’abord allongé et étiré par l’adverbe
d’une parure, à la fois ornementale et précieuse, ce longtemps (v. 13) se contracte dans l’enjambement
qui se retrouve encore dans l’image de pendeloques par-dessus un blanc entre le vers 15 et les suivants
(v. 11), qui boucle la boucle ouverte avec le participe qui évoquent une hâte avivée.
suspendus (v. 2).
n Vers le Bac (commentaire)
2. la présence humaine l’intensité de l’instant se traduit par l’expression des
la possibilité d’une présence humaine est suggérée sensations (voir question 3), par l’emploi du présent
de manière très oblique à travers la métaphore qui et du démonstratif (ce sont, v. 2, 8), et par le thème
assimile les vergers à des chambres (v. 1), et les de la hâte, qui suggère un instant éphémère (v. 7, 16).
fruits à des lampes (v. 4). une évocation plus fémi- mais cet instant semble se dilater grâce à l’expression
nine se profile avec les métaphores des perles (v. 8) de la durée qui fait sentir la course du temps (v. 3)
et des pendeloques (v. 11) et du linge (v. 12). les dans toute son ampleur (voir question 4).
métaphores, jusqu’ici personnifiantes de manière
seulement virtuelle, semblent plus explicites dans Pour aller plus loin
la dernière unité du texte : ils dorment longtemps / on mettra ce poème en relation avec ce que dit Jac-
sous les mille paupières vertes ! (v. 13-14), doués cottet lorsque, évoquant les instants que sa poésie
d’un regard avide (v. 17). s’efforce de saisir, il déclare : « J’essaie de cerner
quant au sujet de perception, il n’apparaît lui-même avec les mots ces instants comme de petites épipha-
que de manière très latérale et indéfinie à travers le nies, souvent très modestes, mais qui m’ont paru
on du vers 6 et les sensations successives : parfum receler une parole tout à fait essentielle. »
de la lumière (v. 5), brumes […] moins lointaines
(v. 10), perception de la chaleur (v. 15). Vers la lecture de l’œuVre
3. les sens sollicités Philippe Jaccottet
plusieurs sens se trouvent sollicités. on a d’abord Airs ▶ p. 171
des sensations visuelles de lumière liées à des formes
harmonieuses (voir question 1), de couleurs variables n Poétique de l’air
aussi : la course du temps colore, (v. 3), la nacre
1. les différents sens du mot « airs »
[…] rose (v. 9), les paupières vertes (v. 14). ces
sensations visuelles sont parfois liées à des sensa- le mot-titre renvoie d’abord à l’un des quatre élé-
tions olfactives : synesthésie du vers 5, on respire ments de la nature, le plus immatériel et le plus
un fouet odorant (v. 7). on a même des sensations insaisissable : en ce sens, il signifie d’abord l’effort
d’ordre thermique, avec l’évocation de la chaleur poétique pour capter ce qui est le plus difficile à
(v. 15). on note cependant qu’il n’y a ni sensations saisir, le plus évanescent comme le plus éphémère.
tactiles à proprement parler ni sensations gustatives, il semble postuler aussi un principe général d’af-
et que l’on reste donc à distance des fruits que l’on franchissement par rapport à toutes les pesanteurs,
se contente de regarder et de humer. un désir d’aération et d’allègement (qui se traduit
par exemple par la brièveté du vers, la place faite au
4. le rythme du temps blanc typographique ou encore dans l’adaptation de
les espaces entre les vers créent des blancs qui aèrent la forme du haïku).
et allègent le texte, mais ils semblent aussi traduire le enfin, le terme (surtout parce qu’il est au pluriel et
rythme même du temps qui passe et dont le poème sans déterminant) appartient au vocabulaire musical
évoque la course au vers 3 : ainsi, le blanc qui sépare et désigne donc la parole poétique, inspirée et expi-
les vers 6 et 7 des précédents semble correspondre rée comme un souffle, en tant que rythme apparié
au temps de la maturation. dans la deuxième unité aux formes souples et simples du chant et de la
du texte, Jaccottet semble évoquer d’abord la rosée chanson.

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 173


2. l’épigraphe le recueil s’achève sur une section intitulée « vœux ».
Joubert écrit aussi dans ses carnets : « il faut qu’il selon un effet de symétrie inverse, de même qu’il
y ait, dans notre langage écrit, de la voix, de l’âme, s’était assez paradoxalement ouvert sur une saison
de l’espace, du grand air, des mots qui subsistent évoquant la clôture d’un cycle temporel, il se referme
tout seuls, et qui portent avec eux leur place ». le avec un terme qui semble lui ouvrir un avenir et pro-
titre du recueil semble condenser tout ce que Jou- mettre un horizon nouveau. le terme de « vœux »,
bert décline dans cette phrase. et la métaphore que s’il comporte des connotations religieuses, ne renvoie
Jaccottet place en épigraphe semble indiquer que cependant à aucune transcendance, Jaccottet s’établis-
cette parole poétique, elle-même allégée et aérée, sant dans la pure immanence du monde sensible.
s’accorde à ce qui définit la vie elle-même. sans
doute renvoie-t-elle en effet au sens étymologique 5. un itinéraire d’initiation
du mot « âme » : anima = le souffle qui anime. mais un schéma d’initiation implique le passage dialectique
elle connote aussi l’idée de « presque rien » et donne par une mort ou une nuit symboliques comme prélude
à entendre que le recueil s’attachera à l’impondérable à une renaissance, sous un jour nouveau. la structure
et à l’évanescent, au plus fugace comme au plus même du recueil, ouvert sur l’évocation de l’hiver,
précaire et au plus fragile. refermé avec l’expression de vœux, pourrait y renvoyer.
de même que pourrait rappeler un itinéraire d’ap-
3. la forme du haïku prentissage le fait qu’on s’y engage comme une âme
le haïku est un poème d’origine japonaise qui se errante (➤ manuel, p. 95), qu’on y balance entre vérité
caractérise par sa simplicité et sa brièveté. il vise et non-vérité (➤ p. 98) comme entre braise promise et
à capter des instants éphémères et a vocation à perle perdue (➤ p. 99). on entre dans l’obscurité et
évoquer des choses impalpables et des sensations atteint même le centre de la nuit (➤ p. 100) pour se
fugitives. il n’y a donc en cette forme « rien qui pèse diriger vers la lumière où le rêve / invisible de dieu erre
ou qui pose », comme dirait verlaine, et, en ce sens, (➤ p. 103), la lumière toujours plus proche (➤ p. 104).
elle s’accorde parfaitement au thème de l’air. son le poète est en tout cas toujours en quête : il marche,
modèle suscite chez Jaccottet une écriture elle-même un charbon ardent sur la bouche (➤ p. 109), passant
allégée : c’est une poétique de la brièveté et de (➤ p. 146) évoquant un passeur (➤ p. 111), avan[çant]
l’ellipse (les vers sont courts, la syntaxe est par- peu à peu / comme un colporteur / d’une aube à l’autre
fois nominale) qui évoque volontiers des réalités (➤ p. 149). muni de son « viatique » (titre de poème,
fuyantes, de la simplicité et du dépouillement (peu p. 150), il accueille et recueille ainsi au passage moins
d’images, pas de développement rhétorique). des savoirs que des sensations et des signes, désirant
À l’école ignorée / apprendre le chemin qui passe /
n composition et signification Par le plus long et le pire (➤ p. 153).
4. ouverture et clôture du recueil il faut noter cependant qu’au terme de cet itinéraire
le haïku comporte obligatoirement une référence, rien ne vient se fixer et se figer dans quelque définitive
directe ou oblique, au cycle des saisons. ouvrir le et univoque vérité, acquise une fois pour toutes.
recueil par un section intitulée « Fin d’hiver » est donc
une manière de marquer d’emblée une allégeance à 6. la « mise en rapport » des contraires
cette forme. mais c’est aussi, dans un renversement Jaccottet ne recherche pas en effet quelque vérité
significatif, en quelque sorte commencer par la fin. ultime et centrale. il préfère habiter les intervalles
sans doute parce qu’il s’agit pour Jaccottet d’ouvrir (voir la récurrence de la préposition « entre » dans
« airs » sur une dénudation et un dépouillement, le recueil) ou osciller entre des contraires dont la
indispensables à l’allègement recherché, et qui per- vocation de la poésie est précisément selon lui de
mettent de réduire les choses à l’essentiel. peut-être les mettre en rapport : voir par exemple vérité, non
s’agit-il aussi de créer ainsi l’attente de l’ouverture vérité / brillent, cendre parfumée (➤ p. 98), où les
d’un nouveau cycle temporel, ou de porter la promesse contraires immédiatement juxtaposés commandent
d’une régénération. l’hiver est enfin cette saison le même verbe et se rejoignent sous la même méta-
blanche, pure et nue, que mallarmé privilégiait parce phore ; voir aussi par exemple l’image d’une vapeur
que, tout étant alors plus net, on y est aussi plus lucide suspendue / sur la balance de l’aube / entre la braise
(➤ manuel, p. 96 : l’âge regarde la neige / s’éloigner promise / et cette perle perdue (➤ p. 99). d’une
sur les montagnes), plus conscient en particulier du façon plus générale, le recueil ne cesse de mettre en
passage même du temps, et de l’encore imperceptible rapport la montagne et la vallée, le ciel et la terre, le
mort (➤ p. 97). lointain et le proche, etc.

174 n 2e partie. La poésie


n Présence du poète au monde qui caractérisent sa poésie. c’est ce qui la distingue
7. discrétion du poète de poètes comme Jaccottet ou Bonnefoy, avec les-
on note certes une certaine récurrence de l’emploi quels dupin partage pourtant le souci d’approcher
de la première personne (jeunesse, je te consume, ce que le second appelle le « vrai lieu ».
p. 101 ; je marche, p. 109 ; etc.), mais aussi une
tendance à l’estomper : soit en l’incluant dans des n Observation et analyse
métonymies très générales (l’âme errante, p. 95 ; 1. le mouvement général du poème
l’âge regarde, p. 96), soit en la diluant par l’emploi le titre même du recueil dont le poème est extrait
de l’indéfini « on » (on n’entend pas d’oiseaux parmi indique une aspiration vers les hauteurs. c’est ce
ces pierres, p. 107 ; on respire, p. 119). on a parfois mouvement d’ascension que l’on retrouve ici figuré.
aussi un passage du je au on dans le même poème (je dès le vers 1, la préposition « à » et la négation
connais les ombres / qu’elle apaise / dispersées, on restrictive marquent la relation privilégiée entre le
voit mieux l’étendue / de l’avenir, p. 131) et, sur la nous et le sentier de montagne. les deux verbes de
fin du recueil, le je est englobé dans un nous (nous la relative qui suit indiquent une progression dans
habitons encore un autre monde, p. 145). le mouvement vers le haut : serpente (v. 2) peut
connoter une certaine nonchalance, mais s’élance
8. poétique de l’effacement
(v. 3) indique une énergie qui porte vers les sommets
ainsi l’expression poétique n’apparaît-elle pas
(chemin de crête, v. 3) et même au-delà : la prépo-
comme prétexte à l’épanchement lyrique ou comme
sition « à » marque alors à la fois une direction et
occasion de repli sur soi. l’expérience personnelle
un objectif (à la rencontre des constellations, v. 4).
semble au contraire tendre à l’élargissement aux
les deux vers qui suivent indiquent que les hommes
autres en même temps qu’à l’ouverture au monde.
humanisent toujours davantage un paysage de monta-
le poète est seulement une sorte d’antenne sensible,
gne qui n’était peut-être pas fait pour eux, puisqu’ils
un passant et un passeur, un promeneur et un veilleur
ont rapproché des sommets / la limite des terres
tout à la fois, qui pose son regard sur le monde,
arables (v. 5-6). quand la préposition « à » revient
tend l’oreille aux signes ténus qu’il lui délivre et les
à la clausule du texte pour indiquer une direction et
communique au lecteur.
un but, ce mouvement général d’ascension semble
9. la relation aux éléments du monde cependant s’inverser pour alors descendre à la mer
on peut relever que, dans ce recueil sans points d’asser- (v. 20).
tion, deux modalités affectives de la phrase marquées
2. la composition du texte
par des signes de ponctuation demeurent cependant :
l’emploi des temps et modes verbaux divise le texte
il y a des points d’interrogation, qui témoignent
en trois unités. la première (v. 1-8) est dominée par
précisément d’une relation interrogative au monde
l’emploi de l’indicatif présent (avec toutefois en son
(par exemple : qu’est-ce qui passe ainsi d’un corps
centre un passé composé : nous avons rapproché,
à l’autre ?, p. 107), et des points d’exclamation qui
v. 5). une deuxième unité (v. 9-11) s’ouvre avec
traduisent soit l’énergie d’un désir, soit l’instant d’une
un que repris en anaphore (v. 9-11) qui commande
surprise, soit encore le bonheur d’un émerveillement
un subjonctif présent à valeur à la fois optative et
(par exemple : comme ils dorment longtemps / sous les
injonctive. la dernière unité du texte (v. 12-17) est
mille paupières vertes !, ➤ manuel, p. 170, v. 13-14).
dominée par l’emploi du futur (mûriront, v. 13 ;
les éléments du monde suscitent donc surtout de pures
endurera, v. 15). on passe donc de l’expression d’un
émotions, pré-réflexives et sans investissement excessif
constat, à la formulation énergique d’un désir, pour
du sujet qui les perçoit, maintenu toujours dans une
achever le poème sur la projection dans un avenir
attitude de réceptivité sensible.
présenté comme certain. le sujet du poème (nous)
est ainsi porté ou transporté toujours plus en avant
de lui-même
dupin
12 Gravir ▶ p. 172 3. le sentiment de violence
le passage initial d’un verbe connotant une certain
Pour commencer nonchalance à un verbe suggérant l’énergie d’un élan
les titres des recueils successifs de Jacques dupin (voir question 1) prépare l’expression de la violence
(les brisants, saccades, gravir) suffisent à indiquer dans la suite du poème. celle-ci passe par l’emploi
à la fois l’énergie de la rupture et la violence abrupte de verbes forts comme le verbe « éclater », associé

9. La poésie contemporaine : présence du poète au monde n 175


qui plus est à l’image de poings (v. 7), que le terme sentiment. dans la poésie moderne, la voix lyrique
de coups vient compléter au vers 13. un réseau de tend à prendre des accents moins étroitement intimes
termes et d’images suggérant une souffrance qui et particuliers, en même temps qu’à élargir la portée
atteint le plus profond du corps traverse aussi le de l’expérience poétique au « commun des mortels ».
texte : les flammes rentrent dans nos os (v. 8), la c’est ce que marque l’emploi du « nous » dans les
chair endurera ce que l’œil a souffert (v. 15). textes de réda (où il alterne avec le « je » ; voir ques-
tion 3, manuel, p. 166) et de maulpoix (➤ vers le
4. l’harmonie sonore
Bac, manuel, p. 167) ou de dupin (où le «je » s’est
le chemin que tracent les premiers vers du poème
entièrement agrégé à un « nous » pluriel).
se suit à travers l’allitération des [s] qui lient les
termes sentier, serpente, soleil, sauge, s’élance, n Vers le Bac (dissertation)
constellations et sommets (v. 1-5). la poésie lyrique, c’est d’abord une poésie qui vibre
aux vers 10 et 11, dupin place en miroir ou en d’une émotion. l’émotion (en un sens peut-être plus
réplique phonique les termes vigne et seigle d’une physique encore que psychologique : une émotion est
part, vieillesse et volcan d’autre part. un mouvement) est à la source et au principe même
la dernière unité du texte (v. 12-17) est marquée de l’expression lyrique. c’est ce que suggère la for-
par la récurrence de la vibrante [r] : fruits, orgueil, mule de valéry qui l’assimile au « développement
rendent, souffert, rêvé, descendre, mer – sonorité d’une exclamation ». l’exclamation est en effet le
contenue et redoublée dans les deux verbes au signe à la fois le plus émotif et le plus expressif du
futur mûriront et endurera, qui en sont comme la langage : elle permet de modaliser la tristesse dans
matrice. les textes de déploration, aussi bien que la joie, dans
5. la première personne du pluriel les textes soulevés par l’enthousiasme.
le poème s’ouvre sur l’emploi du pronom nous : dans les textes de ce chapitre :
s’il est alors encore relativement indéterminé, il – elle peut marquer une interpellation comme dans
semble cependant inclure le poète. la référence aux le poème de senghor (new York ! je dis new York,
sentiers de montagne fait des êtres que ce pronom laisse affluer le sang noir dans ton sang, v. 1) ;
rassemble moins des promeneurs que précisément – elle peut traduire un étonnement émerveillé comme
des montagnards, appelés à monter toujours plus haut dans le poème de Jaccottet (v. 13-17) ;
dans un paysage aride, volcanique. la référence à – elle peut correspondre à l’énergie d’un emporte-
des terres arables et à des graines (v. 6-7), puis au ment (comme dans le texte de perse ou dans celui de
fumier (v. 9), à la vigne et au seigle (v. 10), enfin à dupin), et marque alors graphiquement l’élévation
des fruits appelés à mûrir (v. 12-13), impose l’image de la voix lyrique.
de paysans et les saisit dans les gestes d’un labeur quel que soit le registre du poème, la modalité
présenté comme un corps à corps violent. l’emploi exclamative de la phrase manifeste la présence forte
récurrent des pronoms et adjectifs de la première de l’énonciateur dans l’énoncé, ce qui est peut-être
personne du pluriel impose l’idée d’une communauté le caractère propre de la poésie lyrique.
de destin ; il vaut peut-être aussi comme incitation
au lecteur à la rejoindre. Pour aller plus loin
inviter les élèves à chercher des textes qui rappro-
n Perspectives chent ou confrontent le travail du poète et le labeur
le nous lyrique du paysan (voir la « main à plume » et « la main à
la définition commune de l’expression lyrique charrue » chez rimbaud, le poème « divergence »
comme épanchement des sentiments personnels du qui ouvre les matinaux de char, etc.) et à interroger
poète suppose l’emploi de la première personne du ce « retour à la terre » de poètes qui semblent avoir
singulier et le privilège de l’expression affective du abdiqué le « bleu lyrique » du ciel.

176 n 2e partie. La poésie


poésie
10 et arts visuels
Baudelaire nu ; le manuscrit n’est ni « usé » ni « déchiré »
1 Les Fleurs du Mal ▶ p. 175
par le tasse, mais éparpillé – on peut en effet
supposer qu’il a roul[é] sous son pied. on est
frappé toutefois que Baudelaire ne donne aucune
Pour commencer indication spatiale, ni sur la position du tasse
« le meilleur compte rendu d’un tableau pourrait assis sur son lit la tête dans la main gauche, ni sur
être un sonnet ou une élégie », écrivit Baudelaire celle de ses compagnons de misère, derrière une
dans le salon de 1846. celui-ci ne figure pas dans grille au fond, qui grimacent et dont l’un avance
la première édition des Fleurs du mal en 1857, mais un bras menaçant ; ils sont seulement évoqués
dans le volume les épaves qui en 1866 regroupe des au vers 5 par les rires enivrants dont s’emplit la
poèmes condamnés ou inédits. son origine remonte prison – ce qui étend subjectivement leur présence
pourtant à 1844, quand delacroix expose au Bazar à la dimension d’un cauchemar –, et au vers 11 qui
Bonne-nouvelle un tableau peint cinq ans plus tôt, les situe derrière son oreille, ce qui là aussi est
le tasse dans la maison des fous, qui inspire à une perception subjective. en revanche, Baudelaire
Baudelaire (hanté par la folie depuis toujours) une consacre deux vers (v. 3-4) à la seule description
première version de ce sonnet, assez imprécise dans du regard du tasse, que certes delacroix a peint
la description : (plus angoissé que « démen[t] » d’ailleurs, et là
le poète au cachot, mal vêtu, mal chaussé, encore la correction de Baudelaire est heureuse) ;
déchirant sous ses pieds un manuscrit usé, mais c’est pour le poète une façon de quitter la
mesure d’un regard que la démence enflamme surface de la toile pour entrer dans le sujet du
l’escalier de vertige où s’abîme son âme. tableau, dans le drame qui seul l’intéresse.

les rires enivrants dont s’emplit la prison 2. structure du poème


vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison ; tout irrégulier (« libertin ») qu’il soit, avec ses rimes
le doute l’environne, et la peur ridicule, plates, ce sonnet conserve toutefois la structure fon-
et la longue épouvante autour de lui circule. damentale qui oppose les quatrains aux tercets : dans
les premiers l’évocation du tableau, dans les seconds
ce triste prisonnier, bilieux et malsain, un élargissement débouchant sur une interprétation.
qui se penche à la voix des songes, dont l’essaim du moins grossièrement et en apparence. car la
tourbillonne, ameuté derrière son oreille, syntaxe et la versification nous invitent à superposer
ce rude travailleur, qui toujours lutte et veille, une structure plus fine, trois quatrains et un distique :
est l’emblème d’une âme, et des rêves futurs le troisième (v. 9-12) synthétiserait dans une structure
que le possible enferme entre ses quatre murs ! circulaire le portrait du poète (1er quatrain, repris
v. 9, 12) et l’évocation des terreurs qui l’assaillent
il reprend son poème vingt ans plus tard après avoir (2nd quatrain, repris v. 10-11) ; quant au distique final,
revu le tableau à l’exposition universelle de 1855 où l’adverbe voilà indique assez le geste qui montre,
triompha delacroix. c’est cette version qui a été inté- qui dévoile le sens auquel, par paliers qui nous ont
grée dans les éditions modernes des Fleurs du mal. fait glisser de descriptions en transpositions, on
est parvenu : le tasse est le symbole (l’emblème)
n Observation et analyse du rêveur – c’est-à-dire du créateur – ramené à la
1. le poème et le tableau prosaïque réalité.
dans le poème, les éléments proprement descrip-
tifs se concentrent dans les cinq premiers vers, 3. le « poète »
et surtout dans les deux premiers. ces deux-là étymologiquement, en grec, le poète est le créateur.
sont d’ailleurs ceux sur lesquels il a porté une des le tasse est certes un poète au sens littéraire du
corrections les plus importantes, attentif à plus terme, mais d’une part il n’est nommé que dans le
d’exactitude : débraillé est plus juste que mal vêtu ; titre, comme sujet du tableau de delacroix, et d’autre
« mal chaussé » était erroné puisqu’il est pied part l’extension progressive des dénominations du

10. Poésie et arts visuels n 177


personnage autorise à donner au mot poète ce sens heures à la faveur du songe, et qui retrouve, au réveil,
large : avec génie, on sort du domaine spécifiquement toute la misère de sa condition. or ce drame est celui
littéraire, et avec rêveur on a même quitté le champ du poète lui-même tel que nous le trouvons décrit
artistique pour évoquer une attitude humaine. dans « la chambre double » des Petits Poèmes en
prose ou dans le « rêve parisien » des Fleurs du mal,
4. la folie
ou bien encore dans « l’albatros » ou « le cygne ».
dans la version de 1844, la référence à la folie était
une dernière fois, dans ce poème tardif, une œuvre
plus immédiate et plus explicite : le mot « démence »
d’art devient le prétexte d’une confession person-
arrivait dès le vers 3. la version de 1864 est artis-
nelle et l’on conçoit que l’évocation du tableau
tiquement plus subtile, et psychologiquement plus
de delacroix permet, finalement, « l’expression
profonde. « il préfère réserver pour le centre de la
d’un thème éminemment baudelairien » (pascal
pièce les angoisses de la raison, et il comprend que
Bergerault).
la terreur d’être fou fait, dans un esprit supérieur,
tout le drame de la folie » (Jean prévost). effrayé et n Vers le Bac (oral)
non plus dément, le poète n’est pas dans sa folie, le compliment, de fait, peut paraître paradoxal et
il est face à elle, et l’invit[ation] du vers 6 résonne se retourner contre le peintre et la peinture, surtout
davantage comme une menace. la folie est aussi pour notre sensibilité qui demande à chaque art
autour de lui, bien sûr, et cela dès l’origine, dans d’aller au bout de son langage propre. que veut dire
ces rires enivrants dont s’emplit la prison, dans Baudelaire, en cette année 1855 où delacroix présente
[c]es grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim / une rétrospective de sa carrière à travers un choix de
tourbillonne ; et Baudelaire donne l’impression trente-cinq tableaux ? il ne s’agit pas pour lui, bien
que c’est elle, comme une contagion, qui entraîne sûr, d’annexer à la littérature ce peintre dont il a si
et menace l’esprit du poète. bien compris la valeur esthétique, mais de montrer
5. deux titres la profondeur intellectuelle, quasi philosophique, de
l’honnêteté oblige à dire que le titre du tableau de cet art. si delacroix est « essentiellement littéraire »,
delacroix est assez flottant. il y en aurait d’ailleurs c’est d’abord par l’inspiration puisée dans les chefs-
un second dont on a perdu la trace, ce qui pour- d’œuvre de la littérature, de goethe à shakespeare via
rait expliquer les variations le tasse chez les fous, dante (voir ses illustrations pour Faust, en 1827, ou
le tasse à l’hôpital des fous, le tasse dans la prison son tableau hamlet et horatio au cimetière, 1839) ;
des fous, le tasse dans la maison des fous. quoi mais c’est surtout, précise Baudelaire dans la suite
qu’il en soit, tous ces titres mettent l’accent sur immédiate de son article, parce que sa peinture « sait
la maladie et l’aliénation mentale, et Baudelaire révéler des idées d’un ordre plus élevé, plus fines,
lui-même se situait dans cette perspective en 1844, plus profondes que la plupart des peintres modernes.
en intitulant sa première version sur “le tasse à et remarquez bien que ce n’est jamais par la gri-
l’hôpital des fous”, de m. delacroix, exposé dans mace, par la minutie, par la tricherie de moyens que
les galeries des beaux-arts ; il parlait d’ailleurs de m. delacroix arrive à ce prodigieux résultat ; mais
« démence » et d’un être « bilieux et malsain ». dans par l’ensemble, par l’accord profond, complet, entre
la version de 1864, ces références directes à la folie sa couleur, son sujet, son dessin, et par la dramatique
ont disparu, au profit d’un drame plus vaste (voir gesticulation de ses figures. »
question 4) ; il était donc tout naturel que, incons-
Pour aller plus loin
ciemment ou non, il renomme le tableau le tasse
l Bibliographie : Yann le pichon et claude pichois,
en prison, abandonnant la perspective strictement
le musée retrouvé de charles baudelaire, © stock,
pathologique (maladif, v. 1, n’est pas « malade »)
1992.
pour l’élargir à une claustration qui prendra plus
l proposer aux élèves de faire un dossier sur les
aisément un sens allégorique.
différentes références picturales dans les Fleurs du
6. portrait du génie mal : références à des tableaux (lola de valence), à
« le tasse est désormais le symbole du “rêveur” qui des peintres (« les phares »), à des genres (« rêve
a pu s’évader de sa prison terrestre pour quelques parisien »)…

178 n 2e partie. La poésie


verlaine (v. 2), l’archaïsme cher à verlaine « aller + participe
2 Fêtes galantes ▶ p. 176
présent » (vont flottant, v. 3).
3. le jeu des personnages
Pour commencer la troisième strophe présente les personnages : hommes
des vingt-deux poèmes du recueil, « à la prome- et femmes sont répartis par le vers 9, de part et d’autre
nade » est sans doute celui qui évoque avec le plus de la césure, dans un jeu de rôles masculin/féminin,
de précision une toile de Watteau. l’univers de la assez stéréotypé : trompeurs d’un côté, coquettes de
fête galante est partout dans les vingt-et-un autres l’autre, mais les adjectifs (d’ailleurs interchangeables)
(à l’exception peut-être du dernier, « colloque senti- ôtent toute gravité à leurs entreprises. hommes et fem-
mental », qui est un épilogue), mais ici il est organisé mes sont réunis dans l’apposition cœurs, qui les réduit
en une composition très picturale : on pense à l’as- à une dimension purement sentimentale, puis dans le
semblée dans un parc qui est exposé au louvre. sujet nous. par-delà la distinction sexuée, ils jouent
un même jeu, confondus dans la même galanterie :
n Observation et analyse le vers 12 le montre bien, qui n’introduit plus, entre
1. composition du « tableau » hommes (les amants) et femmes (les amantes), que la
– strophes 1-2 : le décor. différence d’un e muet ! du reste toute cette strophe
– strophe 3 : portrait de groupe. tend à s’unifier dans le son [mã] (charmantes, serment,
– strophes 4-5 : une scène en plusieurs gros plans délicieusement, amants, amantes), qui est le phonème
enchaînés commun à l’amour et au mensonge.
cette composition suggère une entrée progressive du
4. enjambements
spectateur dans le tableau. comme devant une toile
de Watteau, par exemple l’assemblée dans un parc les deux derniers quatrains pratiquent systémati-
que l’on voit au louvre, il perçoit d’abord le paysage, quement l’enjambement, y compris d’une strophe à
d’une architecture souple et élégante, baigné souvent l’autre : cinq sur sept possibles ! seuls n’enjambent
dans une lumière tamisée, et c’est en s’approchant pas les vers 17-18 et 18-19, ce qui a pour effet d’isoler
qu’il distingue des personnages, en couples ou en un vers, le vers 18, qui est le seul à n’être pas lié au
groupe, occupés aux jeux de la musique et de la suivant ou au précédent. dans les autres, le souffle
galanterie. et il lui faut mettre le nez sur la toile – le de la phrase déborde le cadre métrique, pour se
spectateur devenant un peu voyeur – pour distinguer rythmer ainsi : de qui la main imperceptible sait /
à quelles occupations exactes ils se livrent. Parfois donner un soufflet, (17 syllabes) / qu’on
échange / contre un baiser sur l’extrême phalange /
2. atmosphère du paysage du petit doigt, (17 syllabes) / et comme la chose est /
les deux premières strophes installent une atmos- immensément excessive et farouche, (16 syllabes) /
phère toute de légèreté et d’élégance. l’abondance on est puni par un regard très sec, (10 syllabes) /
des liquides en [l] et [r] (8 dans le 1er vers, et plus lequel contraste, au demeurant, avec / la moue
de 4 par vers en moyenne dans les 2 quatrains, assez clémente de la bouche (20 syllabes).
c’est-à-dire presque une syllabe sur deux) crée un ces enjambements traduisent la fluidité des échanges
univers homogène et fluide. Y contribue aussi la (voir question 5) d’un jeu très codé où personne
parenté des rimes du premier quatrain, fondées sur n’est dupe, où chaque geste attend sa réponse, déjà
le même son [ε] et qui s’entrelacent savamment : car prévue, anticipée. seule dissonance, ce regard très
la similitude phonétique entre grêles et clairs d’une sec du vers 18, qui rompt (qui suspend, plutôt) cette
part, entre airs et ailes d’autre part est au moins aussi souplesse élastique. notons un effet plus particulier
grande qu’entre les deux couples de mots à la rime, de l’enjambement, au vers 17 : joint à la longueur de
grêles-ailes et clairs-airs. nulle brusquerie dans l’adverbe immensément (qui occupe un hémistiche
les mouvements, ni chez les humains (flott[ements] à lui seul), il amplifie le geste furtif de ce baiser sur
légers, mouvements d’ailes) ni dans la nature (le vent l’extrême phalange du petit doigt et lui donne une
ne produit sur l’eau qu’une ride) : l’harmonie règne, ampleur ironiquement démesurée.
que note le sourire (v. 2). les formes et les couleurs
sont diaphanes (pâle, grêles, humble, atténue, mou- 5. échanges
rante) : c’est la lumière tamisée d’une fin de journée. la petite dramaturgie galante des deux derniers qua-
deux traits stylistiques contribuent encore à rendre trains est régie par l’échange codé entre le masculin
ce paysage plus vaporeux : le modalisateur semblent et le féminin, chacun dans son rôle : au geste un peu

10. Poésie et arts visuels n 179


déplacé induit par le verbe lutinent (v. 12) répond on ajoutera le quatrain des « phares » de Baudelaire
un soufflet (v. 14), auquel répond un baiser (v. 15), et cet extrait de sylvie, de nerval :
auquel répond un regard très sec (v. 18), qui semble « la traversée du lac avait été imaginée peut-être
clore l’échange par une sécheresse apparemment pour rappeler le voyage à cythère de Watteau. nos
sans réplique possible. mais cette fin de non recevoir costumes modernes dérangeaient seuls l’illusion.
est aussitôt démentie par la relance un peu appuyée l’immense bouquet de la fête, enlevé du char qui
(lequel au lieu de qui) d’une proposition relative qui le portait, avait été placé sur une grande barque ;
brise ce jeu d’alternance en introduisant la dualité à le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui l’ac-
l’intérieur même de la réaction féminine. compagnent selon l’usage avait pris place sur les
bancs, et cette gracieuse théorie renouvelée des jours
6. décasyllabes
antiques se reflétait dans les eaux calmes de l’étang
– cœurs tendres, // mais affranchis du serment
qui la séparait du bord de l’île si vermeil aux rayons
(v. 10) : coupe exceptionnelle 3//7, avec même l’ac-
du soir avec ses halliers d’épine, sa colonnade et ses
cent sur la deuxième syllabe en raison du e muet
clairs feuillages. toutes les barques abordèrent en peu
final de tendre qui reporte une partie de sa quantité
de temps. la corbeille portée en cérémonie occupa
sur la syllabe précédente. la disproportion entre les
le centre de la table, et chacun prit place, les plus
deux parties du vers mime le déséquilibre entre les
favorisés auprès des jeunes filles: il suffisait pour
deux épithètes qualifiant ces cœurs : la tendresse
cela d’être connu de leurs parents. ce fut la cause
est ce qui apparaît en premier, et l’accent du vers
qui fit que je me retrouvai près de sylvie. »
la met en valeur, mais derrière, arrive un sérieux
(gérard de nerval, sylvie, « un voyage à cythère »)
correctif – l’essentiel ?
– la moue // assez clémente / de la bouche (v. 20) :
impossible là encore de pratiquer la coupe régu-
Vers la lecture de l’œuVre
lière (4//6 passerait entre l’adverbe et l’adjectif, et verlaine
6//4 couperait l’adjectif clémente devant le e muet. Fêtes galantes ▶ p. 177

il n’empêche que la deuxième syllabe de clémente


porte un accent, équilibrant le premier sur moue, n les héros de la fête
devant la coupe – assez inhabituelle, et un peu fai- 1. les personnages de la commedia dell’arte
ble – en 2//8. vers à vrai dire peu rythmé, ce qui on les trouve dans trois poèmes mais répartis au
correspond bien à la mollesse de la grimace après début (« pantomime »), au milieu exact (« Fanto-
la dureté du regard très sec. ches ») et vers la fin (« colombine ») du recueil.
– « pantomime » : pierrot (amoureux naïf et glouton),
n Vers le Bac (oral) cassandre (barbon grincheux et avare), arlequin (gai
la construction du poème reflète bien les proportions et parfois immoral), colombine (jeune et séduisante
de plusieurs compositions de Watteau, et la place qu’il soubrette). ici chacun est saisi son rôle, le quatuor
laisse au spectateur dans ses toiles (voir question 1). semble en place, la commedia peut se déchaîner.
dans les deux premiers quatrains, ce poème retrans- – « Fantoches » : scaramouche (le côté noir d’arle-
crit bien la légèreté de sa touche, les transparences quin) et pulcinella (ou polichinelle, valet fourbe au
de ses frondaisons, la lumière tamisée de ses parcs physique repoussant) ; le docteur Bolonais, charlatan
(voir question 2). la longue phrase qui serpente au pédant, et sa fille. là aussi des intrigues se nouent,
long des trois autres strophes évoque bien, également, complots ou amours.
les jeux codés de la séduction, les agaceries, les pri- – « colombine » : aux personnages déjà vus s’ajoute
vautés dont on fait semblant de se formaliser (voir léandre, amoureux frivole et benêt.
questions 3 et 5). une remarque pour approfondir ce dans « mandoline », s’ajoutent à ces types tradi-
dernier aspect : la diérèse sur délicieusement (v. 11) tionnels du théâtre italien, les personnages de la
étire le son et fait penser que la musique des mots pastorale ou de la comédie galante : tircis, aminte,
doux est plus importantes que le sens de ces mots : clitandre et damis.
dans cet univers, la parole semble être la musique
qui accompagne les gestes érotiques. 2. une comédie de masques
la mise en scène de ces personnages rapproche la
Pour aller plus loin poésie du théâtre : les personnages sont évoqués dans
groupement de textes sur Watteau, à partir de ce texte des actions futiles mais pleines de vie et d’appétit,
et de celui de claudel (➤ manuel, p. 179), auquel soulignées par des strophes allègres et des vers

180 n 2e partie. La poésie


courts et rapides. les personnages bougent beaucoup très grande variété des strophes : 17 combinaisons
(« tout ce monde va, / rit, chante / et danse », différentes sur 22 poèmes. grande liberté, donc,
colombine), mais ne disent pas un mot : il s’agit d’un mais aussi grande légèreté : petites formes (seuls
théâtre de mime, où la parole a moins d’importance 2 longs poèmes), avec usage fréquent du tercet.
que la grimace ou le geste, où le langage du corps souplesse, pour rendre un univers délicat et frivole,
prime sur le langage verbal. c’est d’autant plus qu’il ne faudrait pas étouffer à l’intérieur de formes
frappant que les autres poèmes offrent beaucoup de trop rigides : cela explique l’absence du sonnet, trop
bribes de conversation. rhétorique.
3. occupations 6. métrique
les occupations des personnages dans ces vingt-deux – alexandrins : iv, vii, xvii, xx.
poèmes sont celles d’oisifs, qui s’adonnent à la musi- – décasyllabes : i, v, xxii.
que (« clair de lune », « mandoline »), aux parties – octosyllabes : ii, iii, viii, ix, x, xi, xii, xiii, xiv,
de campagne (« sur l’herbe », « en bateau »), au pa- xviii.
tinage (« en patinant »), aux jeux érotiques (« à la – heptasyllabes : xv, xxi.
promenade », « les indolents »), aux promenades – vers mixtes : octosyllabes + alexandrins : vi ;
amoureuses (« les ingénus ») ; toutes activités du hexamètres + tétrasyllabes : xvi ;
loisir, qui supposent un public aristocratique. notons pentamètres + bisyllabes : xix.
que cette recherche du bonheur, voire du simple là encore, une belle variété. la prédominance de
plaisir – recherche frénétique (voir le rythme de « sur l’octosyllabe (dans 11 poèmes sur 22) traduit le
l’herbe » et « en bateau ») –, ne débouche sur rien choix d’un rythme allègre, qui peut raconter, mais
de concret, à l’instar des personnages de « clair de doit le faire vite, sans s’appesantir. peu de mètres
lune », qui « chantent sur le mode mineur », et qui impairs (pourtant plus vagues et plus solubles dans
« n’ont pas l’air de croire à leur bonheur ». l’air…).
4. relations entre hommes et femmes 7. variété du style
un badinage amoureux codifié (« à la promenade »). grande variété des tons : lyrique (« clair de lune »,
le désir et non l’amour, qui ne peut être qu’un jeu « à clymène », « en sourdine »), burlesque (« sur
parodique (« dans la grotte »). libertinage : on dé- l’herbe », « dans la grotte », « Fantoches »), pathé-
taille les appas des femmes (« l’allée », « cortège »), tique (« l’amour par terre »), gai (« colombine »),
on se laisse aller à des privautés (« sur l’herbe », désabusé (« en patinant »), amer (« colloque sen-
« à la promenade », « en bateau »). mais un désir timental »), etc.
souvent frustré, un jeu de dupes (« les ingénus », variété des niveaux de langue :
« colombine »), ou qui tourne au fiasco (« les in- – familiarités : « Bas les pattes », dans « colom-
dolents »). « en patinant », en déroulant symboli- bine » et plus généralement dans tous les poèmes
quement les quatre saisons de l’amour, fait un bilan conversations ;
désenchanté et un peu amer. – mots dissonants : « un pâté » (« pantomime »),
« sa culotte » (« en bateau ») ;
n l’art poétique – archaïsmes : « almes » (« à clymène »), « férut »
5. schéma strophique (« en patinant ») ;
i et iii : 3 quatrains (rimes croisées) ; ii, xi et xii : – vocables rares : « aigrefin » (« cortège ») ;
4 tercets (aab/ccb/dde/ffe) ; iv : strophe de 14 vers – maladresses syntaxiques : « et toi-même, est-ce
(rimes croisées) ; v et viii : 5 quatrains (rimes embras- pas, es touchée » (« l’amour par terre »).
sées) ; vi et vii : 3 quatrains (rimes embrassées) ; ix :
4 tercets + 1 vers isolé (aba/bcb/cec/efe / f) ; x : n la recréation d’un univers
16 quatrains (rimes croisées) ; xiii : 5 tercets (aaa/ 8. présence de Watteau
bbb/ccc/ddd/eee) ; xiv : 2 quatrains (abab/abab) ; verlaine ne fait aucune « copie d’art », il a même
xv : 4 quatrains (rimes croisées) ; xvi : 5 quatrains supprimé le nom de Watteau de « clair de lune » où
(rimes plates) ; xvii : 32 vers (rimes plates) ; xviii : il figurait primitivement, mais il recrée l’atmosphère
6 tercets (aab/ccb/dde/ffe/ggb/ffb) ; xix : 6 sizains du peintre en lui empruntant ses éléments les plus
(aabccb) ; xx : 4 quatrains (rimes embrassées) ; caractéristiques : scènes galantes, bien entendu (voir
xxi : 5 quatrains (rimes croisées) ; xxii : 8 distiques question 3), et parties de campagne ; références
(rimes plates). à la comédie italienne et au théâtre, ainsi qu’à la

10. Poésie et arts visuels n 181


musique ; décors de rocailles et jets d’eau ; lumières n Observation et analyse
tamisées des frondaisons et grands parcs, etc. 1. une description d’art ?
certes nous avons affaire ici à une description de
9. l’univers de la peinture
tableau comme l’indiquent les vers 1-4 ou 9-10, mais
Beaucoup de notations de lumière, et une attention
le poème de laforgue dépasse le stade de la simple
spécialement portée à l’éclairage des scènes, qui fait
restitution picturale et nous offre une animation des
ressortir les ombres : les « molles ombres bleues »
formes fixes du tableau par la parole (v. 5-8 ; 11-12)
dans « mandoline », par exemple ; la présence fré-
et par le mouvement des corps (v. 1, 13-14) – une
quente de la lune crée aussi des reliefs. choix d’une
forme de dramatisation.
palette pastel apte à recréer un univers de peinture :
la « lune rose et grise » (« mandoline »), « le ciel si 2. structure
pâle » (« à la promenade »). le premier quatrain est centré sur le personnage
la forme même des poèmes, ciselés, évoque le cadre d’hélène arrivant sur les remparts de troie. l’atmos-
du tableau : certains sujets sont d’ailleurs conçus phère est mélancolique. le second quatrain donne
comme des trumeaux (titre original de « mando- la parole aux mourants qui s’étendent à ses pieds et
line »), et les quatre tercets de « pantomime » sont aux fleurs, victimes indirectes d’hélène. le premier
comme quatre dessus de porte. tercet revient sur hélène songeuse pour lui donner
la parole. le deuxième tercet fait basculer, dans les
10. la place de la musique deux derniers vers, le tragique dans le comique et
on entend beaucoup de musique dans ces Fêtes laisse hélène redescendre vers troie : le vers 14
galantes (« clair de lune », « en bateau », « man- répondant ainsi au vers 1.
doline », « à clymène », « colombine ») : elle
accompagne le badinage érotique ou sentimen- 3. la mort
tal, au point de remplacer les mots par des notes hélène apparaît assez mortifère dans ce poème : toi
(« sur l’herbe »). qui sèmes le désespoir ; mourants fauchés là par
brassées ; fleur qui se fane à ses lèvres glacées (l. 5-
11. l’évolution du recueil 7). sans que cela soit dit explicitement elle semble
la tonalité du recueil s’assombrit au fur et à mesure, responsable de la mort de tous ces beaux héros (v. 2)
et l’on se rend compte de l’écart en confrontant et n’en est guère affectée (sans voir, mis en relief par
« colloque sentimental » à « clair de lune » : la fête l’enjambement à la fin du vers 1). elle ne se soucie
est finie, et l’on est passé d’une mélancolie rêveuse pas plus de sa propre mort et l’appelle même de
au désespoir lugubre ; les spectres ont remplacé les ses vœux (v. 11), même si les derniers vers laissent
masques élégants. on peut estimer que « en pati- planer le doute sur le rôle tragico-mélancolique
nant », presque au milieu du recueil, est le point de qu’elle se donne.
bascule : avec ce bilan un peu désabusé d’un cycle
amoureux, plus aucune illusion n’est possible. non 4. un personnage mélancolique
que les héros de cette fête en aient jamais beaucoup elle apparaît, dans les vers 9-12, comme un per-
eu : mais ils « aim[aient] ce jeu de dupes » (« les in- sonnage mélancolique, marqué du même spleen
génus »), et ils remuaient beaucoup pour se sentir post-baudelairien que celui qui affecte le je de bien
vivants. mais « l’amour par terre » est un mauvais des poèmes de laforgue : regard morne (v. 9) et
présage, la fin est proche… désabusé, sentiment angoissant de l’infini causé par
la nature qui s’étend à perte de vue (de la mer aux
plaines sans borne, v. 10), expression de la lassitude
Laforgue (oh ! c’est assez, v. 11). elle en appelle à la mort
3 Poésies complètes ▶ p. 178 (v. 11-12) dans un monologue qui pourrait être celui
d’un personnage tragique, réponse indirecte aux
plaintes des beaux héros en train de mourir.
Pour commencer
il y a quelque paradoxe à proposer une description 5. « prendre froid »
d’art sur une toile perdue. mais dans le dialogue l’expression finale est entre guillemets parce qu’elle
ambigu que la poésie entretient avec la peinture, appartient au registre familier et détonne dans ce
fait de fascination et d’envie, voilà une preuve que contexte héroïco-tragique. la chute est donc comi-
la première peut faire survivre l’autre, même quand que, voire burlesque, et cela fait évidemment relire
elle en tire son existence ! le poème d’un autre œil : le caractère mélancolico-

182 n 2e partie. La poésie


tragique d’hélène est mis en doute. est-ce que tout claudel
cela n’est pas avant tout une pose, puisque suite à 4 L’œil écoute ▶ p. 179
ses belles paroles, elle retourne se mettre au chaud
chez elle ? au-delà, c’est tout l’univers épique dont
on se moque ici, même si le rire ne peut se déprendre Pour commencer
d’une certaine tristesse. philippe sollers voit dans « l’indifférent » une œuvre
de circonstance : « peu de textes de claudel sont aussi
n Perspectives émouvants que celui qu’il consacre à l’indifférent,
symbolisme de moreau et de laforgue de Watteau, le 18 décembre 1939, alors que la guerre
les deux artistes sont symbolistes ici dans le sens est déclarée. texte bref, d’une grande virtuosité, où
le plus simple du mot, par le recours constant au le personnage du peintre est appelé un “messager
symbole. hélène n’est pas seulement hélène mais de nacre”. on a l’impression qu’il veut dire que la
la femme cruelle et indifférente, équivalente d’héro- guerre sera gagnée, au bout d’un tunnel d’enfer,
diade, autre grande figure de l’imaginaire symboliste. par ce seul tableau. » (philippe sollers, le monde,
les éléments sont saisis de manière abstraite, la seule 18/12/98).
note de « réalisme » se trouvant dans les derniers
vers, en forme de contrepoint au symbolisme. voir
n Observation et analyse
1. désinvolture
aussi l’importance des sons et des couleurs.
l’ouverture du poème est paradoxale puisqu’elle nie
n Vers le Bac (commentaire) d’entrée ce que le titre (l’indifférent) affirmait : non,
le lecteur est saisi dans ce poème tout à la fois par non, ce n’est pas qu’il soit indifférent (l. 1, avec ici
la drôlerie de la chute et par le charme envoûtant une triple négation). cette désinvolture vis-à-vis du
du poème, l’un devant pourtant détruire l’autre. peintre et de la tradition se retrouve dans les images
l’ambiguïté réside bien dans la tension entre cette étonnantes qu’il donne du personnage : ce messager
délectation apparente de la transposition (avec un de nacre ; cet avant-courrier de l’aurore (l. 1-2),
recours aux effets de sonorités et de langage pour l’aile lyrique (l. 4), qui nous font voir d’une manière
rendre compte des formes et des couleurs) et cette dis- toute personnelle (empreinte de symbolisme) cette
tance critique à l’égard de la transposition même. toile de Watteau.
2. Ekphrasis
Pour aller plus loin les déictiques sont ici les signes d’un référent clair
parmi les nombreux sonnets que ce tableau ins- que l’on montre et que l’on commente : ce messager
pira, on peut citer celui de robert de montesquiou, de nacre ; cet avant-courrier de l’aurore (l. 1-2).
vers 1885, typique du décadentisme fin de siècle : ils désignent le tableau et son personnage princi-
pal. les formules présentatives abondent : ce n’est
vesprée
pas (l. 1), il est (l. 5), ainsi (l. 13), etc. la syntaxe
toute en or sur un fond roux de soleil couchant nous montre qu’il s’agit d’une description mais la
dont la splendeur qui saigne en plaie horizontale, rhétorique déployée montre au contraire qu’il s’agit
goutte à goutte confond à la turquoise étale avant tout d’une poétisation du tableau : ici nous
de la mer un remous d’améthyste changeant – sommes dans le cas précis décrit par paul de man
où grammaire et rhétorique entrent en tension et où
sereine, inconsciente, ingénue et fatale, la mise en avant de la rhétorique devient signe de
vers ses trente beautés, dans cette ombre, sachant littérarité.
sur mainte bouche ouverte en bas comme un pétale, 3. ambiguïté
la malédiction éclose comme un chant l’ambiguïté est la figure majeure de ce texte, claudel
ne cessant de multiplier les formules binaires pour
l’œil bleu, sous son horreur sacrée, irresponsable tenter de définir le personnage : entre l’essor et la
de la cendre infinie et fine dont se sable marche (l. 2), position de départ et d’entrée (l. 5-6),
incessamment le sol que baise son péplos – moitié faon et moitié oiseau (l. 8-9), moitié sensibilité
et moitié discours (l. 9), moitié aplomb et moitié
un lotus à la main, insensible aux tableaux déjà la détente (l. 9-10), s’il vole ou s’il marche
que pourrit à ses pieds l’extinction des races – (l. 14). l’expression qui résume cette ambiguïté est
hélène prend au soir le frais sur des terrasses. peut-être celle d’élan mesuré (l. 12) qui dit à la fois

10. Poésie et arts visuels n 183


le mouvement et la pesanteur. tout ce texte apparaît madeleine à la veilleuse
comme une grande épanorthose qui ne cesse de
corriger et de multiplier les images contradictoires Je ne sais plus quelle raison m’avait conduit à ce ren-
pour tenter de saisir l’essence de ce personnage si dez-vous que tu ignorais, toi qu’on admire mais dont
aérien et si terrestre à la fois. on ne rencontre jamais le regard. Je ne connaissais de
ta légende et de ton alcôve que cette flamme qui te
4. un portrait du poète
fascinait, là, sur la table, près des livres, de la corde
le texte s’achemine vers une identification du per-
et du crucifix. et ce crâne aussi, sur tes genoux, que
sonnage de Watteau et de la figure du poète (l. 13-16).
ta main incrédule découvrait, pour quel symbole,
cette identification est en fait préparée depuis le début
pour quelle défense ?
avec l’aile lyrique, avec le moitié sensibilité et moitié
discours et la plume vertigineuse qui se prépare au tes pieds étaient nus, comme ils ne pouvaient que
paraphe. si bien que l’identification apparaît comme l’être au seuil de ta nuit, et ta gorge immobile.
naturelle et fait du poète un de ces êtres ambigus, il t’aimait, celui-là qui m’avait parlé de toi, de ta
indéfinissables, pleinement célestes et aériens et en longue chevelure lisse et austère, du câble noué
même temps tellement attachés à la terre. autour de tes reins. Je suis venu vers toi en t’aimant
5. rôle du spectateur déjà, moi aussi, même si je savais que je ne verrais
le spectateur est présent dans tout ce poème puis- jamais tes yeux ni l’autre côté de ton visage, que ton
que c’est lui qui à travers les yeux et la plume de âme était fixée à la flamme pour l’éternité; mais je
claudel décrit et interprète la toile ; mais il apparaît savais surtout que je ne t’oublierais plus.
clairement à la ligne 6, il attend le moment juste, il le
Je suis revenu souvent, malgré les écarts des amours
cherche dans nos yeux, décrivant ainsi le regard du
ou des années, pour apprendre un peu de ta paix ou
personnage dans le tableau de Watteau, qui semble
de ton inquiétude discrète.
fixer le passant, et mettant en même temps le public
au centre de l’œuvre poétique : le poète est celui qui madeleine, quand j’approcherai de nouveau de
sait prendre la mesure de son lecteur et sait s’envoler ton silence, je voudrais prendre ta main et attendre
au bon moment. avec toi les derniers sursauts de la cire. Je voudrais
glisser mon bras autour de tes épaules pour que
n Perspectives
l’humidité de la nuit n’arrête pas ta méditation
dévoilement ou perversion du sens ?
et que t’éclaire longuement la dernière étoile qui
comme souvent dans ses descriptions de peintures
s’élèvera du vase.
de l’œil écoute, claudel se fait spectateur pénétrant,
arrivant à rendre une atmosphère par des images madeleine, pourquoi veilles-tu si tard à la tour des
magnifiques (messager de nacre, avant-courrier de saisons du monde ?
l’aurore). le mystère même de ce personnage de
Watteau suggère, provoque l’interprétation : claudel,
partant d’un sentiment très juste de la dynamique, Pour aller plus loin
donne un sens (une direction et une signification) à on pourra proposer aux élèves quelques autres études
la sensation. il ne fait là qu’accomplir pleinement, tirées de l’œil écoute, sur les peintres flamands par
avec son génie de poète, l’activité du lecteur. c’est exemple, et notamment son analyse de la ronde
moins, de toute façon, la validité de son interprétation de nuit.
qui importe, que sa faculté à reconstruire tout un
univers poétique, personnel, à partir d’un matériau
pictural donné.
char
n Vers le Bac (invention)
5 Recherche de la base et du sommet ▶ p. 180

on pourrait ici prendre un tableau de georges de


la tour comme madeleine à la veilleuse et se livrer Pour commencer
à une description allégorique. on connaît les textes de le dialogue de rené char avec les peintres et les
char sur ce tableau. moins connu est ce beau texte de sculpteurs, dont beaucoup furent ses amis, peut offrir
Jean-guy pilon, poète québécois (extrait de la mouette aux élèves un accès plus aisé à une œuvre exigeante,
et le large, montréal, l’hexagone, 1960) : qui peut de prime abord les impressionner.

184 n 2e partie. La poésie


n Observation et analyse n Perspectives
1. les deux personnages « alliés substantiels »
les deux personnages du poème sont deux sculptures substantiel a deux sens, qui jouent à la fois dans
de giacometti (➤ manuel, p. 180) : l’expression cette expression-titre. il signifie essentiel, important
un couple de giacometti (l. 7-8) et la description et en même temps qui a affaire à la substance, à la
des personnages (effilés et transparents ; tels des matière. le peintre comme le sculpteur, et dans une
décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur moindre mesure le poète, doivent se colleter à la
poids et leur sang anciens, l. 9-11) nous mettent matière, affronter le réel, le façonner, pour en faire
résolument sur cette voie. sortir l’œuvre d’art.
2. l’apparition de Giacometti
la dernière phrase où apparaît le sculpteur endormi n Vers le Bac (dissertation)
nous donne une clé du passage et nous fait relire le i. une imitation artificielle
poème différemment. tout ce qui vient d’être décrit 1) peinture et sculpture copient le réel
n’est vraisemblablement qu’un songe, le songe de vieux débat platonicien : l’œuvre d’art s’éloigne des
l’artiste (et du poète se mettant à la place de l’artiste), choses qui elles-mêmes s’éloignent des idées.
la représentation du monde intérieur – paradoxa- 2) l’ekphrasis comme copie d’une copie
lement montré à travers une scène en extérieur – éloignement maximal quand en plus l’œuvre litté-
de giacometti. raire prend comme sujet une œuvre d’art.
3. désordre et abandon 3) pure gratuité
une tonalité tragique est donnée au texte par tout tout cela devient un jeu d’échos, de références,
un vocabulaire du désastre : églises brûlées ; tels totalement déconnecté du monde.
des décombres (l. 9-10), lumière irréductible des
ii. l’œuvre d’art comme partie du réel
sous-bois et des désastres (l. 12-13), s’effraya
(l. 14), s’enfuit (l. 15). les personnages semblent 1) parmi les objets du monde
sortir d’une guerre, d’un cataclysme – la date du problème de conception philosophique. pourquoi
recueil, 1954, et le passé résistant de char nous penser obligatoirement la dégradation : l’œuvre
font mieux comprendre ces échos à la réalité d’art est un objet du monde au même titre que les
contemporaine. objets naturels.
2) secrets de la mimèsis
4. La lointaine signification mimèsis = « représentation » et pas seulement « imi-
cette lointaine signification du geste de l’homme tation ». la mimèsis n’est pas une copie (qui ne
c’est peut-être tout simplement l’amour intemporel pourra jamais ressembler totalement à l’original) :
de l’homme pour la femme (qui conduit à l’enfan- elle transpose dans son art l’objet initial.
tement), malgré tous les cataclysmes et tous les 3) la rhétorique au service de la mimèsis
désastres. seule l’eau du puits comprend le geste images, style, rythme… qui permettent de révéler
parce qu’elle symbolise le règne élémentaire, qui était la signification des œuvres d’art.
déjà là avant l’homme et qui détient donc des secrets
millénaires. une tonalité positive éclaire ainsi la fin iii. l’ekphrasis comme dévoilement d’un univers
d’un poème né sous le signe du désastre. 1) différents types de réel
5. l’interprétation de char le réel est multiple : il ne s’agit pas pour le poème
à travers ce récit, cette petite scène campagnarde, de décrire précisément une œuvre mais de révéler
c’est tout l’univers de giacometti qui nous est trans- l’univers d’un artiste.
mis. les personnages du peintre deviennent les 2) retour d’une idée de dévoilement
symboles de l’humanité contemporaine : victimes qui il y aurait bien quelque chose de caché derrière
ont perdu leur poids et leur sang, mais qui perpétuent l’œuvre d’art, un réel idéal, mais contrairement à ce
malgré tout l’amour éternel de l’homme pour la que pense platon, la poésie permettrait justement, par
femme – personnages profondément humains dans la grâce de la mimèsis, d’atteindre ce réel.
une époque inhumaine. remarquons que le décor 3) le poème lui-même œuvre d’art
campagnard dans lequel les personnages évoluent le poème lui-même est dans ces cas-là fenêtre
et pour lequel ils semblent inadaptés est l’univers ouverte vers un autre univers artistique : celui du
habituel des poèmes provençaux de char. poète lui-même.

10. Poésie et arts visuels n 185


Pour aller plus loin il peignit donc le port mais le fit en ruine (v. 9).
giacometti a inspiré poètes et écrivains. on connaît par contre la dernière strophe a pour sujet « son
moins que d’autres cet aspect de l’œuvre de Jean dernier tableau » et commence sur un décasyllabe :
genet, l’auteur des bonnes et des Paravents ; il sera mais son dernier tableau, rien qu’une ébauche
fructueux de rapprocher ce texte de celui de char : (v. 13). la rupture est marquée par le mais initial.
« ses toiles. vues dans l’atelier (plutôt sombre : le sujet même du poème arrive paradoxalement à
giacometti respecte à ce point toutes les matières la toute fin dans une strophe qui semble s’opposer à
qu’il se fâcherait si annette détruisait la poussière tout ce qui précède (même si elle continue en fait le
des vitres), car je ne peux prendre que peu de dis- mouvement descriptif amorcé par la strophe 3).
tance, le portrait m’apparaît d’abord comme un
3. titre
enchevêtrement de lignes courbes, virgules, cercles
le titre nous fait attendre une description du tableau
fermés traversés d’une sécante, plutôt roses, gris
du lorrain. or cette description n’arrivera que dans
ou noirs – un étrange vert s’y mêle aussi – enche-
les quatre derniers vers. le il est d’abord énigmati-
vêtrement très délicat qu’il était en train de faire,
que, puis l’on comprend qu’il s’agit sans doute du
où sans doute il se perdait. mais j’ai l’idée de sortir
poète et qu’importe plus à Bonnefoy la reconstitution
le tableau dans la cour : le résultat est effrayant. d’un mouvement créatif menant à telle œuvre d’art
à mesure que je m’éloigne (j’irai jusqu’à ouvrir la que la simple description des éléments du tableau.
porte de la cour, sortir dans la rue, reculant à vingt
ou vingt-cinq mètres) le visage, avec tout son modelé 4. lumière
m’apparaît, s’impose – selon ce phénomène déjà la lumière est omniprésente dans le rêve et dans les
décrit et propre aux figures de giacometti – vient pensées de l’artiste (on remarque soleils, couleur,
à ma rencontre, fond sur moi, se reprécipite dans lumière et rouge en fin de vers). le peintre est
la toile d’où il partait, devient une présence, d’une avant tout un œil qui perçoit les couleurs (on peut
réalité et d’un relief terrible. » noter la mise en valeur de yeux après la césure :
(Jean genet, l’atelier d’alberto giacometti) il rêva qu’il ouvrait / les yeux, sur des soleils, v. 1).
mais la couleur est toujours amoindrie, assombrie
par la présence de la nuit : feux éteints ; eau grise
Bonnefoy
6 Ce qui fut sans lumière ▶ p. 181
(v. 3), ombre (v. 4), de nuit (v. 6, après la césure).
la question qu’est-ce que la lumière ? (v. 5) semble
appeler une réponse pessimiste – ou à tout le moins
Pour commencer relativiste – qui permet de comprendre les paysages
grand esthéticien du classicisme français, Bonnefoy du lorrain, fait de beauté certes et d’étoiles (v. 12)
est surtout connu pour sa passion pour poussin, auquel mais aussi de ruine[s] (v. 9).
il a rendu plusieurs hommages dans rome 1630,
5. la scansion et les mètres
mais aussi dans un ouvrage qui oscille entre le récit
le mètre le plus fréquent est l’alexandrin (v. 1, 3, 4,
poétique, la confession et l’essai de prose artistique,
5, 6, 8, 9, 10, 14, 15). la césure est alors respectée
l’arrière-pays (➤ pour aller plus loin).
même si des rejets mettent en valeur certains termes
n Observation et analyse (v. 1, 6). le vers 12 est un vers de 12 syllabes mais il
1. structure n’a pas la forme de l’alexandrin (son rythme est ici
les deux premières strophes sont une plongée dans de 8/4). les autres mètres sont le décasyllabe (rythmé
la pensée du peintre : 4/6, v. 2, 7, et 6/4, v. 13) et l’hendécasyllabe (rythmé
– v. 1-4 : rêve de soleils ; 6/5, v. 11, 16). le plus surprenant est l’hendécasyl-
– v. 5-8 : réveil, questions. labe utilisé dans des vers qui disent l’aspect négatif
les deux dernières montrent l’artiste au travail : et désespéré de cet univers : et crier des enfants
– v. 9-12 : peinture d’un port en ruine ; dans des chambres closes (v. 11), qui s’enchevêtre
– v. 13-16 : Psyché devant le château d’amour. au seuil du château d’amour (v. 16).

2. amorces n Perspectives
les trois premières strophes commencent par il 1. les ports dans les tableaux du lorrain
(pronom désignant le poète) et par des alexandrins : la troisième strophe rend bien compte de nombre
il rêva qu’il ouvrait les yeux, sur des soleils (v. 1), de tableaux du lorrain consacrés à la peinture
Puis il se réveilla. qu’est-ce que la lumière ? (v. 5), des ports. Bonnefoy arrive à transmettre quelque

186 n 2e partie. La poésie


chose de l’atmosphère de ces tableaux qui jouent des peintures représentant des scènes champêtres
sur des espaces clos et des espaces ouverts (dans populaires ou burlesques à la manière de celles
le poème chambres closes/étoiles) et qui donnent que peignait à rome, dans la première moitié du
un sentiment de calme profond (on entendait l’eau xviie siècle, le hollandais pierre de laer, surnommé
battre au flanc de la beauté, l. 10) malgré les “il Bamboccio”. Bertrand était donc, avant même de
événements importants qui se préparent et dont les placer ses poèmes sous le patronage de rembrandt et
titres rendent compte. callot, à la recherche de certaines équivalences entre
la poésie et la peinture, et cela pour évoquer – tou-
2. amour et psyché
jours avec une pointe d’humour – des scènes “prises
la psyché de la dernière strophe est la psyché qui sur le vif ”, situées soit dans le présent, soit dans le
revient aux abords du palais du dieu amour après passé, soit dans un ailleurs de convention. dès le
avoir rompu sa promesse. elle symbolise la curiosité début, sa poésie nous apparaît comme une poésie
humaine plus forte que l’amour et justifie la tonalité “distanciée”, non pas dans le sens de la parodie ou
pessimiste de l’ensemble du poème. notons que de la quasi-parodie comme celle du jeune musset,
psyché désigne aussi l’âme. mais dans celui de la transformation du spectacle
en objet en quelque sorte démontable et ajustable
n Vers le Bac (commentaire)
selon des lois qui ne sont pas celles de la description
ce poème se construit comme un récit menant à traditionnelle. » (préface à l’édition de gaspard de
l’exécution du tableau de Psyché devant le château la nuit, © poésie gallimard, 1980)
d’amour : rêve du peintre, questionnement intérieur,
peinture d’un port, peinture de psyché. ce que Bon-
nefoy nous livre ici c’est une biographie intérieure, n Observation et analyse
c’est l’archéologie d’une œuvre. 1. structure
le poème a beau être en prose, il se présente sous
Pour aller plus loin la forme de six paragraphes courts qui peuvent
très beau texte de Bonnefoy sur poussin, extrait de s’apparenter aux strophes d’un poème en vers :
l’arrière-pays : – le premier paragraphe décrit la situation initiale ;
« et poussin, qui porte en soi toutes les postulations, – le deuxième l’arrivée du marchand ;
tous les conflits, pour les réconciliations, retrouvailles, – le troisième la présentation d’une tulipe ;
miracles même, d’un dernier acte de l’univers, de – le quatrième le rejet de la tulipe par le docteur
l’esprit, poussin cherche longtemps la clef d’une huylten ;
“musique savante”, d’un retour par les nombres à – le cinquième l’apparition de la passiflore ;
un amont du réel, mais il est aussi celui qui ramasse – le sixième le retrait du marchand sous l’œil d’un
une poignée de terre et dit que c’est cela rome. portrait d’holbein. le titre annonce donc bien le
il marche le long du tibre, au printemps, quand les propos du poème même si tout tourne plus autour
eaux affluent, noires en profondeur, étincelantes; et du docteur que du marchand. le texte fait écho
comme il y a là des laveuses, dont l’une a baigné à l’épigraphe puisque le docteur rejette la tulipe,
son enfant et l’élève haut dans ses bras, ses yeux symbole de l’orgueil (l. 11-12) – la tulipe étant dite
étincelants eux aussi – poussin regarde, comprend, précédemment orgueilleuse de sa robe.
et décide de peindre, maître du rameau d’or s’il en
fut, ses grands moïse sauvé. » 2. peinture
nous avons à la toute fin du poème une référence
directe à un tableau d’holbein, mais bien avant,
on trouve les gothiques enluminures et même l’or
Bertrand
7 Gaspard de la nuit ▶ p. 182
et le pourpre de deux poissons captifs (l. 2-3) qui
semble faire des poissons eux-mêmes de vivantes
enluminures. sinon, tout le poème lui-même avec
Pour commencer son intérieur flamand, l’ouverture de la porte qui fait
avant de découvrir la formule neuve de ses poèmes en soudain penser à la ville fourmillante derrière les
prose et de la peaufiner jusqu’à sa mort prématurée, murs, renvoie aux peintures flamandes (par exemple
Bertrand avait imaginé des bambochades, dont max peter de hooch). la passiflore elle-même, décrite
milner écrit : « ce nom générique de bambochades dans le cinquième paragraphe, pourrait être une
[…] mérite qu’on s’y arrête. on désignait ainsi nature morte.

10. Poésie et arts visuels n 187


3. la fleur de la passion l’ouverture de la porte. les paragraphes centraux
les paragraphes 5 et 6 opposent tulipe, symbole de sont occupés par le dialogue mais l’argument
l’orgueil, du péché et de la réforme, et fleur de la décisif apparaît au cinquième paragraphe dans la
passion, symbole de la passion du christ et de la contemplation de la passiflore. les paragraphes 5
vraie religion. cette mise en regard des deux fleurs et 6 entremêlent ainsi narration (fin de la visite du
n’est pas indifférente : l’orgueil est depuis la chute le marchand) et description (fleur de la passion, portrait
péché capital qui fait basculer jusqu’aux anges ; il est du duc d’albe).
associé ici aux noms de luther et de mélanchton.
de l’autre côté, la liste des images de la passion du Pour aller plus loin
christ montre la voie de la vraie religion. on ne connaît pas de portrait du duc d’albe par
holbein ; il en existe un par titien, en revanche,
4. religion qui se trouve dans une collection privée à madrid
le poème débute sur l’image de la Bible enluminée (reproduction d’assez bonne qualité disponible
avec ses feuillets de vélin (l. 1) : le docteur est un érudit sur http://fr.wikipedia.org/wiki/image:tizian_060.
chrétien qui médite sur les textes sacrés. l’apparition jpg#filehistory).
de luther au quatrième paragraphe nous met sur la confusion de Bertrand ? Jeu pour brouiller les
voie des guerres religieuses qui ont ravagé la hollande pistes ? on mettra toutefois utilement ce portrait
au xvie siècle : le docteur s’oppose à la réforme et saisissant en regard du poème.
voit dans la fleur orgueilleuse de la tulipe le symbole
de l’hérésie. la seule fleur acceptable devient la
rimbaud
passiflore qui étale au cinquième paragraphe tous les 8 Illuminations ▶ p. 183
symboles de la passion du christ. le portrait du duc
d’albe, qui mena une grande politique de répression
Pour commencer
aux pays-Bas, renforce encore l’opposition marquée
pour certains commentateurs, il s’agit d’une évo-
de l’érudit face au protestantisme.
cation de londres. selon antoine adam, rien n’est
5. le regard inquisiteur du duc d’Albe moins sûr : « ce n’est pas un spectacle réel que
le lecteur est aussi déconcerté que le marchand parce rimbaud a sous les yeux. c’est un tableau ou une
que rien ne le préparait à cette vision. tout le poème gravure. on peut même ajouter que l’auteur de ce
se développe selon un schéma bien défini (situation tableau ou de cette gravure a cherché de curieux effets
initiale, entrée du marchand, tulipe, passiflore, retrait par les perspectives inattendues où il s’est placé ».
du marchand). le portrait du duc d’albe vient en
surplus et ferme le poème de manière inattendue n Observation et analyse
(mais en même temps conforme à l’esprit des lieux). 1. espace et architecture
ce portrait est vraisemblablement une invention le poème fourmille de termes spatiaux et architec-
d’aloysius Bertrand (➤ pour aller plus loin), mais turaux : ciels (l. 1), ponts (l. 1, 5), canal (l. 3), rives
il frappe le regard et l’esprit – manière de souligner (l. 4), dômes (l. 4), masures (l. 5), mâts (l. 6), parapets
le caractère vivant des personnages d’holbein et le (l. 6), l’eau (l. 9). le texte, comme son titre l’indique,
catholicisme fervent du docteur huylten. commence par une description des ponts en altitude,
description de leur forme (l. 1-4) et de leur contenu
n Perspectives (l. 5-6). par la suite (l. 6-11), la description se perd
peinture flamande en détails et l’on ne sait plus si le regard s’attarde sur
on retrouve chez aloysius Bertrand deux caractéristi- les ponts ou bien plutôt sur les berges.
ques de la peinture flamande : le goût pour les scènes
d’intérieur à peu de personnages (avec parfois ouver- 2. verbes
ture dans le fond du tableau sur l’extérieur) et le goût les verbes employés sont utilisés à la forme active,
des détails concrets (froissement de feuillets de vélin ; et non passive comme on pourrait s’y attendre :
gothiques enluminures ; l’or et le pourpre de deux descendant ; obliquant (l. 2), se renouvelant (l. 3),
poissons captifs, l. 1-3, fermail de la bible, l. 14). s’abaissent et s’amoindrissent (l. 4), soutiennent
(l. 5-6), se croisent (l. 6), montent (l. 7). le seul
n Vers le Bac (commentaire) verbe passif se trouve ligne 5 : sont encore chargés.
le poème commence par une description (1er para- tout cela permet de rendre encore plus vivantes les
graphe) du docteur et de son cabinet. la narration constructions de la ville. ce sont elles qui semblent
débute véritablement au deuxième paragraphe avec décider de leurs directions et de leur dessin.

188 n 2e partie. La poésie


3. références pour les termes architecturaux, pour l’évocation des
ce sont les références culturelles qui ont fait dire à réalités urbaines, montre que ce poème se veut le
nombre de commentateurs que rimbaud décrivait reflet de notre monde moderne. la chute qui anéantit
londres dans ce poème : nous avons un canal (l. 3), tout ce qui vient d’être décrit est emblématique de
des dômes semblables à des dômes d’églises (l. 4), notre condition : nous aussi, ainsi que toutes nos
des mâts (l. 6), des costumes (l. 8), des instruments constructions, sommes appelés à disparaître.
de musique, des airs populaires (l. 8), des bouts de
concerts seigneuriaux, des hymnes publics (l. 9). Pour aller plus loin
l’univers décrit est celui d’une ville européenne et demander aux élèves de chercher une photographie
les parapets de la ligne 6 ne sont pas sans évoquer ou la reproduction d’un tableau, d’un dessin, d’une
l’europe aux anciens parapets du « Bateau ivre » gravure, qui leur semblerait bien illustrer ce poème,
(➤ manuel, p. 142). et de justifier leur choix. exercice intéressant
dans la mesure précisément où ce poème défie
4. mouvement du poème
l’illustration.
le poème va de l’omniprésence architecturale et
picturale à leur effacement progressif. le début du
poème répond bien au titre et s’intéresse aux ponts, à
leur forme et à leur contenu. puis le poème continue Mallarmé
sur le pictural mais quitte l’architectural (cordes ; 9 Poésies ▶ p. 184
veste rouge, l. 7 ; costumes ; instruments de musique,
l. 8) pour se consacrer finalement à l’impossible,
c’est-à-dire aux sons que la gravure évidemment ne
Pour commencer
peut rendre (sont-ce des airs populaires, des bouts à l’époque où il rédige ce texte, en 1864, mallarmé
de concerts seigneuriaux, des restants d’hymne traverse une phase douloureuse entre son métier
publics ?, l. 8-10). de professeur d’anglais qu’il n’aime pas et des
difficultés matérielles et morales. il a commencé
5. couleurs d’écrire hérodiade et s’épuise à ce travail dont
couleurs plutôt froides, avec l’oxymore initial, l’échec le rend amer et sceptique sur ses capacités.
gris de cristal (l. 1) et l’eau grise et bleue de la c’est de ce découragement que témoigne notre
ligne 10. la veste rouge, par sa couleur chaude et poème.
par sa présence inattendue, surprend le lecteur et
colore la scène d’un point lumineux, d’un détail n Observation et analyse
signifiant, au même titre que les concerts silencieux 1. évolution de la syntaxe
évoqués par la suite. ces notations nous installent trois phrases dans ces dix-huit vers, d’une longueur
dans un monde onirique où il est difficile de faire très inégale : la première fait dix vers (et nous n’en
le départ entre fantaisie et réalité. avons que la seconde moitié !), le deuxième trois
6. la chute et la troisième cinq. mais ce n’est qu’un indice de
la chute est une chute au sens propre, ou plutôt l’évolution de l’énonciation vers une simplicité de
un anéantissement puisqu’un simple rayon semble plus en plus grande. la première phrase est d’une
balayer toute la construction de la gravure et du syntaxe très sinueuse : longue apposition (v. 2-4)
poème : un rayon blanc, tombant du haut du ciel, qui sépare les deux infinitifs (délaisser et imiter)
anéantit cette comédie (l. 10-11). tout n’est que compléments de je veux ; enjambements enchaînés
comédie et fiction, le poème n’est que mots et le rayon (v. 6-7, 7-8, 8-9) qui, alliés à une double inversion
blanc, qui tranche par sa couleur aveuglante, remet les dans le vers 7 (lire « peindre la fin d’une bizarre fleur
choses à leur place. l’image ne manque évidemment sur ses tasses de neige ravie à la lune »), produisent
pas d’ambiguïté et l’on peut se demander si le ciel une densité de l’énoncé qui donne l’impression de
est celui du monde dans lequel vit le poète ou celui progresser difficilement ; relance ultime de la phrase
de la gravure, si l’anéantissement est extérieur ou par la reprise de la fleur (v. 9). à l’opposé, la dernière
intérieur au poème. phrase juxtapose deux propositions indépendantes,
dans un énoncé rectiligne qui témoigne du parcours
n Vers le Bac (commentaire) accompli par le peintre : du tâtonnement vers un idéal
ce poème décrit une gravure, qui dépeint une ville, confusément entrevu à la projection de soi dans cet
qui est elle-même l’œuvre des hommes. le goût idéal déjà maîtrisé, presque accompli.

10. Poésie et arts visuels n 189


2. l’adieu du poète 5. Formes verbales (v. 12-17)
dans les vers 1-4, le poète rejette un idéal esthétique entre les vers 12 et 17, mallarmé passe du projet,
qui le tue (l’art vorace d’un pays/cruel) et dont avec le futur proche de je vais choisir, à sa réalisation,
l’oppression est relayée par une série d’acteurs de avec le présent de l’indicatif trempe, qui fige en une
sa vie avec lesquels il doit rompre pour se sauver. esquisse la suggestion des conditionnels peindrais et
cruel est mis en relief par son rejet au début du serait. esquisse d’un paysage état d’âme (calme, v. 17,
vers 2, et fait écho à l’autre adjectif, vorace, pour renvoie à serein, v. 12), à la fois origine et témoin de
dessiner un art qui vampirise ses serviteurs (on pense la paix intérieure à laquelle il est parvenu.
à Baudelaire) et les laisse à l’agonie (dernier mot
6. monosyllabes
de ce 1er mouvement, v. 4). le passé représente le
le premier hémistiche du dernier vers est entièrement
temps qu’il a gaspillé et où il a dilapidé son génie
constitué de monosyllabes. on peut y voir autant de
(ses dispositions naturelles, au sens de l’ingenium
coups de pinceau délicats dans un art suggestif qui
latin) ; la lampe, à la lueur de laquelle le poète tra-
stylise les roseaux sous la forme d’un trait pur, d’une
vaille nocturnement (un poème est « l’enfant d’une
ligne aussi ténue qu’un cil.
nuit », écrit-il dans don du poème), est le témoin de
son impuissance poétique, de sa stérilité. n Perspectives
il a dépassé la révolte dont procède ce refus ; c’est mallarmé et le pot tsing
un adieu déjà apaisé : le souri[re] du vers 2 témoigne le poète symboliste qu’est mallarmé trouve l’accord
d’un début d’indifférence, d’un détachement pour parfait avec l’art épuré du peintre de porcelaines, car
un présent qui paraît tout à coup très loin et qui rend celui-ci peint moins qu’il ne suggère. on retrouve
obsolètes les reproches dont on l’accable (vieillis sur l’image et dans le poème la même économie de
traduit son point de vue subjectif). moyens, la même suggestion d’une transparence nei-
3. le peintre chinois geuse de la porcelaine, la même stylisation, le même
le poète voit dans le peintre chinois l’exacte antithèse sentiment d’une nature sereine.
des angoisses qui le torturent. il envie chez lui une
sérénité qui le met dans un accord exact et total avec
n Vers le Bac (dissertation)
la lettre de cazalis est le témoin de ces reproches
lui-même, une adéquation dont les adjectifs synony-
vieillis que [lui] font [s]es amis. cazalis a raison :
mes limpide (v. 5) et transparente (v. 9) traduisent la
incontestablement la première phrase de mallarmé
perfection. l’évocation de cette pureté se lit aussi dans
est « broussaill[euse] » et « enchevêtrée ». mais si
le support de la méditation du peintre, ses tasses de
c’était l’exacte expression du sentiment que cher-
neige à la lune ravie (v. 7), où la porcelaine blanche
che à traduire le texte ? car le poète sait être clair,
devient une matière céleste.
d’une limpidité transparente même : il le montre
4. leçon de vie dans les cinq derniers vers, là aussi en accord avec
les vers 6-10 évoquent le travail du peintre de porce- son propos.
laines, travail humble et répétitif mais qui lui permet
d’atteindre une ataraxie, cette paix de l’âme recher- Pour aller plus loin
chée par toutes les sagesses antiques qu’il nomme Bibliographie : paul Bénichou, selon mallarmé,
l’extase pure (v. 6), où la distinction entre le passé et le © gallimard, 1995.
présent, entre la mort et la vie s’abolit dans l’harmonie
d’une unité intérieure. à travers son geste, il réunit
Aragon
la fleur réelle qu’il peint sur ses tasses de neige à la
fleur symbolique qui l’accompagne depuis l’enfance
10 Celui qui dit les choses sans rien dire ▶ p. 183
comme un idéal spirituel (v. 9-10). transformer en
œuvre la fin d’une fleur réelle, c’est non seulement Pour commencer
transcender la mort par l’art (l’interposition du vers 7 ce recueil paraît en 1976, édité par le grand collec-
entre le nom fin et son complément d’une bizarre fleur tionneur et marchand d’art moderne aimé maeght
semble suspendre le temps au geste de l’artiste), mais avec vingt-cinq eaux-fortes originales de chagall,
aussi faire revivre les promesses de l’enfance, et donc mais sa composition remonte à une dizaine d’années
soi-même échapper un peu à l’emprise dévorante du plus tôt. quant à la rencontre du poète avec l’œuvre
temps. cette nostalgie de l’enfance identifiée à la du peintre russe, elle date de 1917. évoquant à la
mort, voilà le seul rêve du sage (v. 11). fois ce recueil et cette découverte un demi-siècle plus

190 n 2e partie. La poésie


tôt, aragon avoue dans ses écrits sur l’art moderne : n’importe quoi même une mouche, v. 8-10), lui
« cet attrait que n’ont pas épuisé les années, pourtant permettant de se réapproprier le monde, loin de ce
il s’est accru d’une eau profonde. J’ai d’autres et les sentiment de vertige qui affecte sa perception. quand
mêmes yeux. chagall aussi. » il chante la gloire des peintres, il énumère la variété
des genres (v. 12-15) : marine, paysage, scène de
n Observation et analyse genre, peinture abstrait[e], académie (femmes nues),
1. la situation du poète nature morte (un peu de couleur jaune sur un pain).
les cinq premiers vers évoquent au passé accompli mais l’essentiel est moins dans cette diversité que
(plus-que-parfaits et imparfaits) l’ivresse d’une expé- dans le choc que suscite la peinture, capable de mettre
rience sensuelle (et poétique ?) qui, au sixième vers en branle l’imagination, de transformer une couleur
(passé composé à valeur actuelle), laisse le locuteur (le jaune) en matière (le pain). Faisant exister très
dans un état de désorientation complète. il est allé fort un univers avec trois fois rien, elle contraste avec
si loin dans la jouissance du monde (la mer, le vent, l’emphase du délire sensuel dont faisaient état les
l’amour : l’eau, l’air … le feu ?) que son moi semble premiers vers : l’évocation du tableau de chagall,
s’être dissous dans un sentiment panthéiste de la dans les derniers vers, redouble les pétitions de
nature : violence presque douloureuse des sensations, modestie (le roseau, déjà ténu par nature, est tout
exprimée par ce parfum térébrant des térébinthes, qui petit, le personnage n’est qu’un simple passant,
semble le tarauder, comme une vrille enfoncée dans et presque dissimulé au fond du tableau), et avec
sa tête prête à exploser. il en résulte un sentiment de ce peu, l’impact est énorme. à l’opposé de cette
vertige et de vide (assis dans la lumière, il semble sensualité concrète, les mots du poète, blancs et
n’avoir plus d’appui solide), de désorientation : pâles tremblants (v. 21), sont dépourvus de couleur
il s’étai[t] égaré dans toutes les directions, prenant et de consistance ; ils ont la maladresse rustique de
cet éparpillement pour une existence superlative, ces objets tressés à la campagne (v. 18). sa jalousie
il est définitivement perdu – mot clé qui arrive à (v. 16) s’exprime par un double mouvement de chute
la fin de cette strophe. son unité intérieure en est (il est mis à genoux, v. 15, et ses mots lui tombent
menacée. des doigts, v. 19) qui traduit l’accablement devant
2. le rythme du poème l’évidence de son infériorité.
le poème, en vers libres, est rythmé par un mou-
vement puissamment lyrique que matérialisent les 4. les marques de l’oralité
blancs des interlignes. le sentiment de dépossession le je lyrique s’articule à un vous, qui sort le poème
exprimé par les six premiers vers débouche sur un de la confidence élégiaque pour faire entendre une
cri : ah si j’avais pu peindre seulement un tout petit voix aux tons divers, tour à tour enfiévrée, dépi-
oiseau (v. 7). la peinture, qui le mettrait face au tée, lyrique, amère, rêveuse. l’interpellation donne
monde au lieu d’y être dissous, lui semble être le une dynamique au texte, qui joue des marques de
moyen de recouvrer son unité perdue. mais ce vœu est l’oralité : interjections (ah) et invocation (Ô), mais
un regret qui ne fait que lui faire prendre conscience aussi toutes les tournures de la conversation (en
de son néant : le deuxième mouvement du poème un mot).
(v. 7-11) mime un épuisement de l’énonciation et 5. Celui qui dit les choses sans rien dire
du vers, qui débouche sur un soupir si j’avais pu).
ce titre évoque l’art du peintre et fait écho à la
la phrase retrouve une énergie pour prendre acte
célèbre définition de la peinture comme « une poésie
de l’impuissance du poète face aux ressources du
muette ». le peintre « dit les choses » au sens où il
peintre : la déploration (v. 12-21) lui redonne la
exprime le monde à travers ses toiles, mais dans un
voix – et paradoxalement l’inspiration – que lui avait
langage sensible, qui met le spectateur en communion
ôtées le regret. le dernier mouvement (v. 22-24) est
directe avec la matière et l’être des choses, sans passer
une reprise du second, mais qui cette fois n’échoue
par le filtre déréalisant du langage conceptuel, « sans
pas, puisqu’il débouche sur la constitution d’une
rien dire », donc. de la part du poète, ce titre résonne
esquisse picturale, « à la manière » de chagall.
comme un hommage – peut-être aussi comme la
3. les mots et les thèmes de la peinture nostalgie d’un temps orphique où la parole poétique
le poète se rêve peintre. ses sujets seraient des avait cette immédiateté sensible –, comme une envie
plus humbles, étroitement circonscrits à une forme en tout cas, qu’il exprime ici en parlant de ses pauvres
repérée (une bouche / un cheval pie ou mes souliers / mots blancs et pâles tremblants (v. 21).

10. Poésie et arts visuels n 191


n Perspectives pourtant vitebsk et notre-dame
chagall dans aragon se ressemblent énormément
même indirectement (au contraire d’autres poèmes ainsi l’amour modèle à l’âme
plus précis dans le recueil : ➤ pour aller plus le profil commun des amants
loin), ce poème évoque l’univers de chagall :
– ses thèmes : la modestie des sujets (même si les
segalen
souliers font plutôt penser à van gogh), puisés dans la
nature (un cheval pie, v. 9 ; un tout petit roseau, v. 22)
11 Stèles ▶ p. 186

ou la culture populaire paysanne (comme les objets


tressés à la campagne : ironie de cette image par Pour commencer
laquelle il désigne la faiblesse de son langage ?) ; l’œuvre de segalen comporte deux pans : l’œu-
– sa manière : le passant […] au fond d[u] tableau vre d’inspiration polynésienne (avec notamment
(l. 23-24) rappelle cet univers pictural onirique, qui les immémoriaux) et l’œuvre d’inspiration chinoise
ignore la perspective, et le choix du bleu revient (stèles, rené leys…). on retrouve chez saint-John
souvent chez chagall pour peindre les humains. perse ou caillois des influences de cette poésie
exigeante.
n Vers le Bac (dissertation) n Observation et analyse
comme mallarmé (➤ manuel, p. 184), aragon fait un 1. modèle graphique
poème pour déplorer la misère du langage poétique chaque poème se présente comme une stèle, la page
face aux ressources de la peinture. posture d’humilité devenant pierre et s’ornant d’idéogrammes chinois
qui n’est pas très loin de la prétérition, puisque en qui doublent le titre français. chaque texte se présente
disant ce qu’il ne saurait faire il en suggère l’exé- en pleine page encadré d’un liseré épais, et découpé
cution. on peut aussi considérer que par ce texte il en plusieurs paragraphes ou « laisses » ; souvent un
exorcise et transcende sa difficulté créatrice. (parfois deux) astérisques regroupent ces paragraphes
par deux ou trois.
Pour aller plus loin
voir cet autre poème d’aragon consacré à chagall, 2. deux sujets
dans le même recueil ; toujours une méditation sur le poème parle de la pierre (1er paragraphe) et du
le pouvoir de la peinture, mais cette fois à travers sage (2e paragraphe), l’une étant l’équivalent de
une évocation de l’univers du peintre : l’autre ; tous deux pleins de sagesse mais environnés
d’herbes ou de gens malfaisants. le titre unit les deux
chagall iv et montre l’aspect symbolique de la pierre (qui est
aussi celle que nous sommes en train de déchiffrer) :
d’où venez-vous gens de prière table de sagesse, car la pierre est parole de sagesse
d’où venez-vous chevaux volants et souvenir du sage.
enfants la tête la première
3. liens
l’un se fait noir pour l’autre blanc
les deux sujets sont liés grammaticalement, le sage
nous sommes tous des acrobates étant complément du nom table ou honneur (2e
paragraphe). les broussailles, limon, fientes, vers,
seulement qui n’en savent rien
mouches correspondent aux malfaisants (fils oublieux,
il faut bien que l’on s’acclimate
sujets rebelles, insulteurs à toute vertu). le sage est
au ciel d’ailleurs que d’où l’on vient
méprisé tout comme la pierre parce qu’on ne sait
ce siècle va les pieds en l’air voir sa sagesse.
on y travaille sans filet 4. lieu
on fait semblant que c’est pour plaire l’utilisation du déictique donne l’impression que
et que l’on vole où ça nous plaît le poète décrit le lieu où nous sommes (c’est-à-dire
le lieu où est la page-pierre). ce lieu symbolise le
la peinture est une mémoire monde rempli de lâchetés et de malfaisance que
où tout s’ordonne à sa façon nous habitons mais où il faut découvrir le sage, qui
rien n’y est linge dans l’armoire n’est pas, malgré ce que l’on pourrait croire, l’hôte
autre cirque autre est la chanson du prince.

192 n 2e partie. La poésie


5. Gradation n Observation et analyse
la liste du premier paragraphe est organisée selon 1. poésie graphique et visuelle
une gradation allant du plus anodin (broussailles) aspects originaux :
au plus repoussant (fientes, vers, mouches) et du – la place du titre, encadré par la dédicace à gauche
végétal à l’humain (inconnue de ceux qui vont vite, et trois courtes lignes à droite, et non isolé en haut
méprisée de qui s’arrête là) en passant par l’animal. de page ;
Faut-il tirer de cette double gradation que cette stèle – la présence systématique de la lettre o en capitale
est surtout inaccessible aux hommes ? d’imprimerie, du titre au caractère volumineux du
bas de la page ;
6. paradoxe – des vers de longueur très variable, qui occupent
cette pierre est paradoxale parce qu’elle est parole de tantôt toute la largeur de la page, tantôt un bref espace
sagesse, mais que son être (comme celui du sage) la à gauche ;
pousse, l’oblige presque, à être cachée et méprisée. – une typographie originale en bas de page : pour
elle montre à la fois une volonté d’extériorisation le o, le mot poésie, les trois lettres isolées à droite
et un rejet de l’extériorisation. ce que nous dit le (trois manière successives de lire o : os, oz (enfant)
poème à travers ce paradoxe est que la sagesse est et oh.
avant tout intérieure et ne peut être gagnée par le
chemin des apparences. 2. origine et mouvement du texte
les poètes qui parl[ent] la bouche en rond (v. 4)
n Perspectives sont aussi des fumeurs, qui font des ronds de fumée.
cendrars part de cet acte quotidien, habituel dans des
sagesse et poésie
cercles d’artistes où tout le monde fume, pour bâtir ce
on peut en effet assimiler le devenir de la sagesse à
poème autour de la lettre o, le rond ainsi formé.
celui de la poésie. les deux se confondent dans cette
le texte devait servir d’invitation ou de programme
stèle-poème : l’une et l’autre sont vouées au mépris
pour une soirée poétique et musicale. il met en
des hommes, ou sont recherchées, pour de mauvaises
rapport la parole poétique avec un poète en particu-
raisons, par les grands de ce monde.
lier : Jean cocteau. la question est dès lors celle de
l’inspiration, qu’il faut constamment relancer, soit
n Vers le Bac (commentaire) au moyen de contraintes formelles, soit à partir du
nous avons dans cette stèle une seule phrase arti- vécu : d’abord avec des mythes bien connus (ophélie
culée en quatre moments qui forment autant de et orphée, deux noms qui commencent par o, v. 6-
paragraphes ou de strophes. il s’agit de donner le 7) ; ensuite autour de la rime en ée qu’appelle fumée
maximum d’informations dans une syntaxe précise et (v. 5), ce qui est encore une ressource du signifiant
resserrée (on peut noter l’extension de l’apostrophe (v. 8-10) ; enfin en faisant appel à l’expérience du
et le recours aux subordonnées). remarquons aussi poète, qui est bien sûr une expérience de fumeur :
que la taille des paragraphes va en diminuant jusqu’à Puisque tu fumes (v. 11) ; Puisque tu prends le tram
l’extinction de la parole. (v. 17). le cercle du o se referme enfin avec la
reprise, sous forme de question cette fois, du thème
Pour aller plus loin de la bouche des poètes : où sont les poètes… ?
exercice d’invention : faire composer aux élèves (v. 23). Faire un poème en o, autour du o, la bouche
une « stèle ». en rond, c’est continuer à faire des ronds de fumée
par d’autres moyens…
3. signe et référents
cendrars
12 Sonnets dénaturés ▶ p. 187
le o est à la fois :
– un signe graphique : la lettre o, présente dans les
mots poète, poésie, orphée (le premier de poètes),
Pour commencer bouche, rond ;
ce texte, publié une première fois en 1917, fut – un phonème : le son [o], présent parfois quand la
repris sous le titre sonnets dénaturés, en 1923, avec lettre n’y est pas, d’où le choix d’écrire cocto pour
deux autres poèmes tout aussi éloignés de la forme cocteau ;
du sonnet, et tout aussi « modernes » dans leurs – le son d’un mot : oh ou os (d’où la lettre o mise
dispositifs graphiques et/ou sonores. en facteur commun à la fin du texte) ;

10. Poésie et arts visuels n 193


– une forme ronde : la bouche en rond (source de thématique du vers 12 au vers 13, incongruité du
la voix poétique), le rond de fumée, les ronds de cacao (v. 16), passage au champ lexical du cirque
saucisson (v. 5), la forme des yeux (v. 5), les ronds (v. 19-23), surprise enfin de la maxime finale : il faut
de chapeau (v. 8 ; voir note 4). leur assouplir les os (v. 24). ami des peintres et
la lettre o est donc un carrefour de motifs et de notamment des cubistes, cendrars utilise ici une
registres ; elle est éminemment poétique parce qu’elle technique autant picturale que poétique.
établit un rapport étroit entre les signes (lettre et son)
et le référent (l’activité poétique elle-même). Pour aller plus loin
dans le cadre de l’objet d’étude « le roman et ses per-
4. l’image du poète sonnages », recommander la lecture cursive du roman
le texte est d’une tonalité fantaisiste et burlesque. de cendrars l’or, qui poursuit d’une autre façon la
il mêle les expressions les plus triviales (ronds de rêverie sur le signifiant o (lettre-clé des mots or,
saucisson, v. 5 ; tu rotes des ronds de chapeau, eldorado, californie, san Francisco, sacramento…),
v. 8), les coq-à-l’âne et les dissonances désinvoltes signe qui condense le zéro et l’infini (image non
(oh Poésie / ah oh / cacao, v. 14-16) au thème seulement de la bouche d’or du poète, mais du gouffre,
traditionnel de l’inspiration poétique qu’évoque du puits sans fond, du cercle infernal).
le nom d’orphée (v. 7). la création poétique est
représentée comme un bricolage tâtonnant, laborieux
Apollinaire
et aléatoire : tu rotes… pour trouver une rime en ée
(v. 8), Puisque tu fumes pourquoi ne répètes-tu fumée
13 calligrammes ▶ p. 188

(v. 11), Puisque tu prends le tram pourquoi n’écris-


tu pas tramwée (v. 17). produire des poèmes n’est Pour commencer
pas plus sérieux que de faire des ronds de fumée : avec les calligrammes, l’ordre de la lecture devient
cendrars le proclame et s’en amuse comme par problématique: la disposition visuelle entraîne une
provocation, ce qui est bien conforme à « l’esprit saisie globale de la page, avant une circulation
nouveau » en poésie inauguré par apollinaire et dans le texte suivant un parcours qui ne va pas de
que vont bientôt relayer le mouvement dada et le soi. d’où la nécessité d’une lecture active, à la fois
surréalisme. sensible (comme devant un tableau) et consciente
il faut cependant distinguer l’image qui est donnée de ses choix.
du travail poétique dans le texte (cette inspiration
introuvable) et celle qui en est donnée par le texte : n Observation et analyse
la réussite étonnante et inventive rendue possible par 1. dessins
cette lettre-matrice. les dessins représentent une colombe et un jet
d’eau, mais sont organisés selon un même principe :
n Perspectives deux textes se font face de part et d’autre d’un axe
cendrars et cocteau (les ailes de la colombe et les jets de l’eau) pour
le texte est dédicacé à cocteau. on peut donc le finalement se rejoindre à la base. dans le premier
reconnaître comme le destinataire des conseils don- cas il faut lire chaque ligne de gauche à droite, dans
nés par l’auteur (tu, v. 8, 11, 17), lequel se situe avec le deuxième il faut lire d’abord la partie gauche puis
ironie dans la position d’un maître guidant un disciple la partie droite.
en panne d’inspiration. cocteau serait alors ce poète 2. strophes versifiées
qui reste [b]ouche bée (v. 10), qui peine à trouver ses douces figures poignardées
rimes et ses mots (pourquoi n’écris-tu pas…, v. 17) chères lèvres fleuries
et que cendrars n’hésite pas à bousculer. mia mareye Yette lorie
annie et toi marie
Vers le Bac (oral)
où êtes-vous ô jeunes filles
l’impression de collage tient d’une part à la coexis-
mais près d’un jet d’eau qui pleure et qui prie
tence de caractères typographiques de formats variés
cette colombe s’extasie
et de polices différentes, d’autre part aux discon-
tinuités thématiques dans le cours du texte : élé- tous les souvenirs de naguère
ments composites du haut de page (voir question 1), Ô mes amis partis en guerre
parataxe et ruptures sémantiques du vers 5 (ronds Jaillissent vers le firmament
de saucisson ses beaux yeux…), absence de lien et vos regards en l’eau dormant

194 n 2e partie. La poésie


meurent mélancoliquement 4. listes
où sont-ils Braque et max Jacob les noms sont égrenés comme dans les poèmes de
derain aux yeux gris comme l’aube la tradition élégiaque : ils sont tout ce qui reste des
où sont raynal Billy dalize êtres après l’éloignement ou la mort. cela, allié au
dont les noms se mélancolisent rythme lancinant de l’octosyllabe et aux voyelles
comme des pas dans une église nasales, intensifie la mélancolie de l’ensemble.
où est cremnitz qui s’engagea
peut-être sont-ils morts déjà n Perspectives
de souvenirs mon âme est pleine idéogrammes lyriques
le jet d’eau pleure sur ma peine idéogramme lyrique rendait bien compte du fait que la
ceux qui sont partis à la guerre
forme et le dessin devenaient eux-mêmes signifiants
au nord se battent maintenant
comme dans l’écriture chinoise. mais le néologisme
le soir tombe ô sanglante mer
Jardins où saigne abondamment calligramme a pour lui d’être concis et de renvoyer
le laurier rose fleur guerrière à l’art plus occidental de la calligraphie.

les deux poèmes sont construits sur la forme du n Vers le Bac (oral)
ubi sunt… ? propre à la poésie élégiaque. l’un est même si la tentative a fait long feu, le calligramme
consacré à la perte des maîtresses et l’autre à la se voulait une synthèse des différents arts et ne
perte des amis (les deux dues à la guerre). dans peut donc être taxé de gratuité. le dessin s’inscrit
le premier poème un jet d’eau pleure et prie, dans pleinement dans la thématique du poème. le style
le deuxième le jet d’eau pleure sur ma peine. les n’est pas relâché mais obéit à des schèmes métriques
thématiques sont donc similaires de même que le ou rimiques très précis.
vocabulaire, les deux calligrammes s’unissant pour
chanter la peine. Pour aller plus loin
la pratique des « vers figurés », dont la présenta-
3. ambiguïté
ces poèmes-calligrammes sont ambigus puisqu’ils tion visuelle représente l’objet évoqué, existait avant
disent la fuite des êtres et des choses mais les fixent apollinaire : notamment dans l’antiquité grecque
dans une image ludique. la part de jeu entre ici en (la hache de simmias de rhodes), au xvie siècle
conflit avec la mélancolie qui sourd de l’ensemble (l’ode de panurge à la « dive Bouteille », dans le
(où sont raynal billy dalize / dont les noms se cinquième livre de rabelais, chapitre 44) et au xviiie
mélancolisent). siècle (le Flacon de charles-François panard).

10. Poésie et arts visuels n 195


Méthode
le vers p. 190 ▶

1. les e muets (musset) Fuis / les / gra/mmes / et / les / mètres


Ô muse ! spectr(e) insatiabl(e), de / nos / maîtres,
ne m’en demande pas si long. Ju/rés / ex/perts / en / ar/got
l’homme n’écrit rien sur le sabl(e) vi/si/goth.
à l’heur(e) où passe l’aquilon.
J’ai vu le temps où ma jeuness(e) Fuis / la / loi / des / pé/da/gogues
sur mes lèvres était sans cess(e) Froids / et / rogues,
prêt(e) à chanter comm(e) un oiseau ; qui / sou/met/traient / tes / ap/pas
mais j’ai souffert un dur martyr(e), au / com/pas.
et le moins que j’en pourrais dir(e),
si je l’essayais sur ma lyr(e), mais / re/viens / à / la / ves/prée, (synérèse)
la briserait comm(e) un roseau. peu / pa/rée,
Ber/cer / en/cor / ton / a/mi
2. le décompte syllabique (l. labé) en/dor/mi.
tout / aus/si/tôt / que / je / com/men/ce à / prendre
dans / le / mol / lit / le / re/pos / dé/si/ré, 4. le choix des mètres
mon / tri/ste es/prit, / hors / de / moi / re/ti/ré, – la Fontaine : alexandrins (v. 1, 3, 5-6, 8, 10, 13-
s’en / va / vers / toi / in/con/ti/nent / se / rendre. 18) et octosyllabes (v. 2, 4, 7, 9, 11-12, 19).
– chénier : alexandrins (v. 1, 3, 5, etc.) et octosyl-
lors / m’est / a/vis / que / de/dans / mon / sein / labes (v. 2, 4, 6, etc.).
tendre – nodier : vers de sept syllabes (v. 1, 3, 5, 7, etc.)
Je / tiens / le / bien /où / j’ai / tant as/pi/ré, et vers de trois syllabes (v. 2, 4, 6, 8, etc.).
(synérèses) – aragon : décasyllabes.
et / pour / le/quel / j’ai /si / haut / sou/pi/ré
que / de / san/glots / ai / sou/vent / cui/dé / fendre. 5. variété des vers chez bonnefoy
(synérèse) vers majoritaire : l’alexandrin (v. 1, 3-6, 8-10,
12, 14-15). mais le lecteur croise aussi des vers
Ô / doux / som/meil, / ô / nuit / à / moi / heu/reuse ! légèrement plus courts : décasyllabes (v. 2, 7, 13)
(synérèse) ou vers de onze syllabes (v. 11, 16). on constate
plai/sant / re/pos / plein / de / tran/quil/li/té, dans chaque strophe trois alexandrins pour un vers
con/ti/nu/ez / tou/tes / les / nuits / mon / songe différent. l’équilibre de l’alexandrin convient à
(diérèse/synérèse) la beauté classique du tableau évoqué ; mais le
poète ne veut pas céder à la facilité rhétorique
et / si / ja/mais / ma / pau/vre â/me a/mou/reuse d’un rythme mécanique : les dissymétries témoi-
ne / doit / a/voir / de / bien / en / vé/ri/té, (synérèse) gnent d’une recherche d’authenticité (voir aussi
Fai/tes / au / moins / qu’elle /en / ait / en / men/songe. question 5, p. 181).

3. diérèse et synérèse (nodier) 6. mètre et syntaxe chez la Fontaine


Fuis, / fuis / le / pa/ys / mo/rose (diérèse) le centre de l’extrait présente de nombreuses dis-
de / la / prose, cordances. du vers 6 au vers 13, la phrase (unité
ses / jour/naux / et / ses / ro/mans syntaxique) est inégalement répartie sur des vers
as/som/mants. de mètres différents. l’ensemble surprend, du fait
de l’enchaînement des enjambements (v. 6-7,
Fuis / l’al/tiè/re / pé/ri/ode (diérèse) 9-10, 10-11, 11-12). ce désordre et cette souplesse
à / la / mode, traduisent l’émotion qu’éveille le souvenir d’un
et / l’en/nui / des / sots / dis/cours (synérèse) amour passé, avant un retour à la réalité présente
longs / ou / courts. (hélas !, v. 14).

196 n 2e partie. La poésie


7. les discordances chez hugo et verlaine – nodier : allitérations en [r] et en [m] : grammes,
– hugo : les enjambements des vers 7-8 et 11-12 mètres, maîtres, jurés, experts, argot. effet ironi-
accompagnent le mouvement de la phrase qui met que : elles servent la dénonciation de ces maîtres
en valeur la fragilité de l’enfant et entretient le mys- ridicules.
tère sur son identité. le rejet du vers 15 souligne – leconte de lisle : assonance en [i] : vide, yeux,
l’effet de rupture, mis en évidence par la typographie oubli, épaissit, si, suis. effet phonique qui renforce le
et l’alinéa. dans le même vers, une phrase s’achève sémantisme du vide, dont le signifiant ([v] et [i]) est
et une autre commence : la rupture syntaxique est liée disséminé dans le poème.
à l’apparition de la première personne. les enjam- allitération en [s] : ce spectre, ce, cette, blessure,
bements qui suivent (v. 15-16, 19-20) traduisent la cela, anciens. sonorité qui souligne l’angoisse et
démesure de l’amour maternel. au total, la rupture l’approche de la mort, à travers une blessure et un
du vers 15 est d’autant plus sensible qu’avant et après spectre qui se révèlent dangereux.
ce vers dominent de longues phrases qui débordent
les limites du mètre. 9. disposition des rimes
– verlaine : les effets de discordance concernent – ronsard : quatrains 1 et 2 : rimes embrassées
ici la troisième strophe avec deux enjambements abba ; rimes a féminines ; rimes b masculines ; rimes
(v. 12-13, 13-14) qui marquent une rupture vis-à-vis a et b suffisantes.
des strophes qui précédentes et de la strophe suivante. sizain : rimes croisées cdcdcd ; rimes c masculines ;
cette strophe dit l’exaltation du Bonheur enfin trouvé rimes d féminines ; rimes c pauvres ; rimes d
en même temps que son caractère illusoire : la syn- suffisantes.
taxe fluide et désordonnée déborde le vers, à l’image – chénier : toutes les rimes sont ici croisées : v. 1-3,
de la fuite du Bonheur. la concordance mètre/ féminines, suffisantes ; v. 2-4 : masculines, suffisan-
syntaxe peut être retrouvée dans la dernière strophe, tes ; v. 5-7 : féminines, suffisantes ; v. 6-8 : masculi-
avec le dur constat de la « fatalité ». nes, pauvres ; v. 9-11 : féminines, riches ; v. 10-12 :
– verlaine : on relève de nombreux enjambements masculines, suffisantes ; v. 13-15 : féminines, riches ;
(v. 3-4, 6-7, 13-14, 15-16, 16-17, 19-20), dont cer- v. 14-16 : masculines, pauvres ; v. 17-19 : féminines,
tains sont audacieux (est et avec en fin de vers, riches ; v. 18-20 : masculines, suffisantes ; v. 21-23 :
v. 16, 19). verlaine prend donc de grandes liber- féminines, riches ; v. 22-24 : masculines, suffisantes.
tés. on notera également une continuité syntaxi- – vigny : toutes les rimes sont ici suivies (ou pla-
que entre les strophes 3 et 4 (la phrase ne s’arrête tes) : v. 1-2 : masc., suffisantes ; v. 3-4 : fém., riches ;
pas), qui est contraire aux règles de la poésie tradi- v. 5-6 : masc., suffisantes ; v. 7-8 : fém., suffisan-
tionnelle. le poète donne ici une bonne expression tes ; v. 9-10 : masc., suffisantes ; v. 11-12 : fém.,
du tournoiement de l’amour, que les vers traduisent riches ; v. 13-14 : masc., suffisantes ; v. 15-16 :
par ces enjambements. la punition finale (v. 18) met fém., riches ; v. 17-18 : masc., suffisantes ; v. 19-20 :
un terme à ce tournoiement et à cette folie amou- fém., riches.
reuse.
10. strophes ou paragraphes ?
8. allitérations et assonances – du bellay : deux quatrains (= 2 strophes) / deux
– musset : allitération en [r] : souffert, dur, mar- tercets qui forment une strophe (1 distique + 1 qua-
tyre, pourrais, dire, lyre, briserai, roseau. cette alli- train = 1 sizain).
tération rend sensible la douleur du poète, et assure – verlaine : quatre quintils (strophes de 5 vers).
la transition entre le martyre d’une part et le chant – roy : trois paragraphes (il n’y a pas de système
poétique, la lyre, d’autre part. de rimes) ; on peut toutefois parler de strophes
assonance en [ε] : souffert, pourrais, essayais, bri- en raison de la relative régularité des vers qui les
serait. elle insiste sur la valeur passée ou condition- composent.
nelle du chant que le poète tente de produire. c’est – baudelaire : deux quatrains (= 2 strophes) / deux
l’échec de la poésie qui est paradoxalement chanté tercets qui forment une strophe (1 distique + 1 qua-
à travers ce son récurrent. train ou 1 quatrain + 1 distique = 1 sizain).

Méthode. Le vers n 197


Méthode
Genres et formes poétiques ▶ p. 192

1. Genres et registres 4. le schéma du sonnet


ces trois poèmes ont un registre élégiaque : ils ex- – labé : abba abba cde cde (originalité du sizain,
priment tous un profond regret à l’égard d’une qui ne correspond pas aux schémas dominants).
situation vécue. du Bellay et laforgue optent pour – malherbe : abba abba cc dede (sonnet français).
le sonnet quand la Fontaine choisit la fable. dans – laforgue : abba abba ccd eed (sonnet italien).
ce dernier cas, la plainte se fait jour à propos de
l’exemple personnel qui vient illustrer une morale, 5. la pointe du sonnet
en fin de fable. dans le premier, le poème est un – ronsard : la pointe est dans le dernier vers. rupture
véritable chant qui fait enten[dre] (laforgue, v. 12) énonciative avec passage au discours direct : cette
le malheur vécu. délégation de la parole à un autre met en relief
l’hommage à hélène par la médiation du pin sacré.
2. registres dominants – ronsard : elle est contenue dans les deux derniers
Boileau a recours au registre satirique, hölderlin au vers, avec le passage à l’apostrophe (chers compa-
registre lyrique. Boileau raille les pédants et les ama- gnons, v. 13) et l’adieu final, plus personnel et plus
teurs de belles lettres, tous qualifiés sous sa plume pathétique qu’au vers 7.
de sots (v. 21) ; voir également les questions 2, 4, 5 – du bellay : la pointe se concentre dans les der-
et 6 page 304. l’ode est quant à elle bercée par un
niers mots : tout retourne à son commencement. le
registre lyrique qui fait la part belle au chant, par le
tournant s’annonce au vers précédent, le nom de
rythme du poète et la présence musicale de sa voix.
pasteur rappelant le premier quatrain : l’histoire qui
ainsi peut-on relever les figures de répétition (je sais,
semblait jusque-là aller de l’avant, vers des régimes
je sais bien, v. 17) ou les élans lyriques portés par
toujours nouveaux, fait retour sur elle-même de façon
l’apostrophe Ô vous (v. 5, 17). c’est bien la recherche
brusque et surprenante. le mot commencement est
d’un chant, d’une berceuse (v. 19), qui conduit ici
ainsi le mot de la fin.
l’expression poétique.
– saint-amant : c’est le non du vers 12 qui
3. répétitions et refrains introduit la pointe en provoquant une rupture nette
– nodier : le poème repose avant tout sur l’ana- par rapport à ce qui précède (par la négation).
phore (Fuis, v. 1, 5, 9, etc.). mais c’est aussi le ce dernier tercet explicite l’analogie jusqu’alors
rythme original de la première strophe qui se répète implicite, éclairant le sens de tout le sonnet : l’espé-
par la suite. le poète rapproche ainsi sa stance de rance, comme le tabac, n’est que fumée.
la chanson populaire, qui joue précisément sur les
répétitions de mots et de rythmes : la forme du 6. effets de rythme
poème vient appuyer le fond du propos. – hugo : le poème met en cause l’alexandrin de
– verlaine : le poème est bâti sur une figure plus deux façons : il le déborde par les enjambements
rare, l’antépiphore (voir questions 2 et 4, p. 137). (v. 7-8, 11-12, 15-16, 19-20), et il le fragmente par
il donne ainsi l’impression d’un texte qui revient une coupe irrégulière (fracture du vers 15). voir aussi
sans cesse à son point de départ, le vers 5 de chaque exercice 7, page 191.
strophe se faisant la réplique parfaite du vers 1. c’est – musset : il choisit pour sa part de varier les mètres,
une image pessimiste du temps qui est ainsi livrée. en passant de l’alexandrin (v. 1-10) à l’octosyllabe
– desnos : c’est de nouveau l’anaphore qui struc- (v. 11-21), des paroles de la muse à celles du poète :
ture le poème en prose et qui lui assure en partie sa il s’agit de passer de la solennité d’une parole d’auto-
dimension poétique : j’ai tant rêvé de toi… (l. 1, 4, rité (la muse) à la légèreté et à l’humilité d’une parole
9, 13). le texte devient un chant à la femme aimée, à qui se cherche encore (le poète).
la manière des chants d’amour de la renaissance qui – verlaine : « nevermore » contient des ruptures de
reprennent les mêmes éléments de construction dans rythme dans la troisième strophe : deux enjambements
chaque strophe. rappel discret mais certain d’une sur deux vers (v. 12-14) viennent suggérer la possi-
ancienne poésie amoureuse, cette répétition fait du bilité de saisir le rêve à pleines mains, avant qu’il ne
poète un homme obsédé par la figure de l’aimée. s’échappe. voir aussi exercice 7, page 191.

198 n 2e partie. La poésie


– dans « le Bateau ivre », c’est le vers qui éclate (v. 24) – jaccottet : il fait un usage plus ludique et plus
tout au long du poème. l’alexandrin traditionnel dépouillé du vers libre, choisi ici pour conter le
binaire a disparu dans de nombreux cas, effaçant la mûrissement du fruit jusqu’à sa chute. ainsi ces vers
césure centrale (v. 6, 9, 10, 11, 13, 15). voir aussi ont-ils tendance, plus le texte avance, à se détacher
question 3, page 143. les uns des autres. les vers se simplifient, s’aèrent
7. vers libres ou alexandrins ? (voir le titre du recueil), indices d’une parole en
– apollinaire : la disposition du poème laisse penser retrait, qui se sait humble et précaire.
qu’il s’agit de vers. mais le nombre de syllabes par 10. poème en prose et souvenir du vers
vers est variable, presque toujours supérieur à douze. – rimbaud : les nombreux alinéas et les ruptures
l’absence de norme métrique fait qu’on hésite sur la fréquentes de rythme peuvent laisser penser à une
règle à suivre pour les diérèses ou les e muets. on récriture de poésie en vers. parfois, ce sont de vrais
est tenté de marquer une diérèse au vers 1 (anci-en), alexandrins que l’on peut repérer : cette inspiration
ce qui donne un alexandrin. autres alexandrins prouve que j’ai rêvé ! (l. 17) ; ou tel décasyllabe détaché
apparents : vers 19 et 20 ; éventuellement aussi le par la typographie : je me suis armé contre la justice
vers 21, mais avec un rythme ternaire irrégulier (l. 5). il y a aussi des vers blancs, dissimulés au cœur
(4/3/5). voir aussi question 2, page 145. de phrases de prose : où s’ouvraient tous les cœurs,
– michaux : même problème à la lecture du poème où tous les vins coulaient (l. 1-2 : 6/6 = alexandrin).
où il n’y a pas de rythme régulier et où la longueur – aloysius bertrand : cette trace du vers est moins
des vers est plus variable encore. on peut lire comme nette. mais le découpage en paragraphes brefs et
des alexandrins les vers 3, 13, 14 (avec diérèse sur équilibrés rappelle une disposition en strophes. et l’on
dieu), 15 (avec apocope du e pour inusable) et 21. reconnaît ici un alexandrin parfaitement isométrique
8. vers réguliers ou libres ? (maître huylten agrafa le fermail de sa bible, l. 14),
– roy : les vers sont des alexandrins réguliers. là des clausules octosyllabiques en fin de paragraphe
l’absence de ponctuation et surtout de rimes pour- (l. 3-4, 6-7, 13). même le poème en prose garde des
rait les faire considérer comme des vers libres, mais traces, même diffuses, du vers régulier.
leur cadence s’impose à l’oreille. il n’y a en tout cas 11. poèmes en prose
pas de strophe à proprement parler ici, puisqu’il n’y – breton : le texte fait sens à lui seul ; il possède
a pas de système de rimes. sa véritable unité, le lecteur n’ayant nul besoin de
– bonnefoy : deux vers échappent à la structure prendre connaissance de ce qui précède, et la chute se
régulière de l’alexandrin : les vers 4 et 5 comp- suffisant à elle-même. cette unité est renforcée par les
tent dix syllabes, ce qui les distingue du reste du effets de rythme : anaphore de l’interrogatif quel(le).
poème. il s’agit d’attirer l’attention du lecteur sur le sang joue enfin un rôle d’image fondatrice pour
ces arbres, à la fois symboles de vie et de mort. au le poème : la circulation urbaine est à l’image de la
vers 15, il faut s’autoriser l’apocope du e pour trou- circulation sanguine ; le poème en prose sera le plus
ver 12 syllabes : signifient qu’elle li(e) sa fortune à adapté pour rendre compte de ces phénomènes de
la mienne. circulation du sang et du sens.
9. vers libre et sensibilité personnelle – ponge : là encore, l’unité du texte le range indé-
– senghor : il emploie le vers libre dans une double niablement du côté du poème en prose : le papillon
perspective. d’une part dans une perspective prend son envol dans le premier paragraphe (l. 1-3)
musicale : il est sans doute plus justifié que le vers avant de prendre le large poussé par le vent (l. 13-14).
régulier pour exprimer la liberté rythmique du sang le rythme binaire donné par les groupes en appo-
noir (v. 1) qu’illustre la liberté du jazz. d’autre part, sition donne peu à peu vie à la chose qui devient
dans une perspective biblique : le septième jour papillon vivant : allumette volante… (l. 8), se
(v. 9) est un écho à la fin du récit de la création issu conduisant comme un lampiste… (l. 9-10), minus-
du livre de la genèse, texte qui se présente à nous cule voilier des airs… (l. 13). l’image du papillon
sous forme de versets assez libres. se faisant lampiste tend à donner vie à la chenille
– char : c’est la même impression de liberté que l’on en l’humanisant. la métaphore du voilier mélange
retrouve sous sa plume, mais avec un rythme plus les éléments aériens et aquatiques : ces deux images
retenu et moins varié, plus proche de la mesure de montrent un usage poétique de la description à des
l’alexandrin pour dire l’équilibre d’un moment d’ac- fins évocatrices et suggestives. de nombreux jeux
cord avec le monde et avec l’être aimé. de sonorités viennent enfin confirmer le jeu poétique

Méthode. Genres et formes poétiques n 199


de l’auteur : ce texte est aussi un jeu du langage, du poème en prose, la forme la mieux adaptée pour
comme le montrent les allitérations en [l] tout au accueillir le désordre prosaïque de la ville moderne.
long du poème. genre poétique des temps modernes, il ouvre tous
– réda : le texte repose sur une unité de sens claire : les possibles, entre tableau fidèle de l’espace urbain
le poète attend l’autobus (l. 8), et son texte est le reflet et moment de rêverie sur les lieux mythiques de la
de ses pensées durant cette attente. la progression capitale.
est argumentative : les articulations entre les phrases 13. la composition du poème en prose
montrent une évolution de la pensée depuis le mou- – rimbaud : la composition d’ensemble (voir ques-
vement concessif (bien sûr…, l. 4) jusqu’à la conclu- tion 4, p. 183) évoque les ponts de manière verticale,
sion (telle est…, l. 7), en passant par le mais adversatif ce qui peut tout d’abord paraître paradoxal : le regard
(l. 5). mais un réseau d’images variées (métapho- part du ciel (l. 1) pour arriver dans l’eau […] grise
res, personnifications) sature le texte pour révéler les et bleue (l. 9-10). or le pont relie avant tout deux
dimensions poétiques de l’espace a priori anodin du rives. ce choix est proprement poétique puisque
quotidien : un campement de toiles (l. 4-5), le vent créateur d’un sens nouveau pour le pont : il relierait
des temps (l. 5), la lumière le salue (l. 6), etc. quant finalement, aux yeux de rimbaud, l’air et l’eau.
aux échos sonores, ils proposent une circulation dans poétique également, le double sens que rimbaud
le texte : ainsi le son [s] du temps qui passe (l. 9) se donne au mot air : l’élément aérien devient un air de
retrouve-t-il disséminé dans la dernière phrase (mani- musique (airs populaires, l. 8). ce passage d’un air
fester la constance de la splendeur, l. 11). à l’autre au fil du poème apparaît comme un point
– rimbaud : il s’agit à proprement parler d’une essentiel de la poétique de rimbaud.
illumination qui contient sa propre unité : à l’exclama- – ponge : le poème dit l’envol des papillons. la cons-
tive fulgurante des ciels gris de cristal ! (l. 1) répond truction en paragraphes retrace cet envol progressif
une dernière phrase à valeur de chute, comme le (voir question 1, p. 164), les paragraphes débordant
suggère le verbe tomb[er] (l. 10). le rythme binaire la limite syntaxique de la phrase (l. 5-6). aussi le
figure les deux rives jointes par un pont : ceux-ci lecteur assiste-t-il à l’envol (l. 1-3), au vol erratique
droits, ceux-là bombés (l. 1-2), longs et légers (l. 4), du papillon (l. 4-7), puis à son passage de fleur en
quelques-uns… d’autres… (l. 5), etc. les synesthé- fleur (l. 8-14). c’est une naissance que ponge met
sies brouillent les perceptions sensorielles et jouent ici en scène : l’avènement du papillon et celui de la
pleinement leur fonction poétique : des accords poésie, après le passage obligé par la chenille et par
mineurs (l. 6) se mêlent à un rayon blanc (l. 10), la prose.
faisant fusionner l’ouïe et la vue dans une même – char : le poème se fait circulation à travers l’espace
perspective. les jeux de sonorités sont enfin très extérieur de la maison de giacometti. son aboutisse-
nombreux. en témoigne l’assonance finale, qui rend ment est naturel et attendu : le poète passe à l’intérieur
perceptible la chute de manière audible : un rayon à l’occasion de la dernière phrase qui a valeur de
blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette chute (À l’intérieur de la maison…, l. 18). cependant,
comédie (l. 10-11). contrairement aux deux autres poèmes, la composition
12. le poème en prose et son sujet du texte est plus délicate à dégager : la promenade
– baudelaire : il bâtit son « confiteor de l’artiste » extérieure paraît désordonnée, le poète revient sur ses
sur un moi animé de tensions importantes, entre pas, le linge des premières lignes (l. 1) réapparaît au
souffrance et bonheur, mélancolie et espoir, échec milieu du texte (l. 14). de même, les figures humaines
et réussite en littérature. le mélange de douleur hantent le passage : depuis le couple de giacometti
(l. 2) et de rêverie (l. 8) qui domine en appelle évoqué aux lignes 7-8, jusqu’au grand giacometti de la
naturellement au poème en prose, qui se veut le lieu chute, le lecteur se demande où se trouve le sculpteur et
d’expression de ces tensions en même temps qu’il où se trouve la sculpture. comment démêler la fiction
suggère un au-delà de la poésie traditionnelle. de la réalité ? les choix de composition effectués
– réda : il reprend à son compte une perspective par char sont donc porteurs d’un sens profondément
poétique ouverte par Baudelaire au xixe siècle, qui poétique : les sens sont brouillés, l’imagination est
tend à faire de la ville le nouvel espace poétique par convoquée, et le texte se fait à son tour créateur d’un
excellence. pour dire cette modernité qu’est la ville, autre visage d’alberto giacometti, à travers les mots
le poète fait souvent le choix, comme le fait ici réda, et l’organisation du texte.

200 n 2e partie. La poésie


l’objet d’étude
au bac

strophe est moins enthousiaste : conscience des


L’exposé espoirs déçus (v. 11-12) et des risques encourus
Mallarmé, « Brise marine » ▶ p. 194
(v. 13-15) ; substitution du chant des matelots
(v. 16) au départ des navires. le poète revient sur
n Pour analyser le texte son désir de fuite, qui est comme mis à distance :
il ne s’y abandonne plus.
L’expression de l’émotion
1. phrases exclamatives Les raisons du départ
l’émotion s’exprime surtout par les exclamations, 4. pourquoi fuir ?
tantôt limitées à un ou deux mots (hélas !, v. 1 ; le poète veut répondre à l’appel de l’inconnu
Fuir ! là-bas fuir !, v. 2 ; Ô nuits !, v. 6), tantôt plus (l’écume inconnue, v. 3), condition de l’accomplis-
amples, étendues à des phrases entières (v. 2-3, sement poétique. lever l’ancre (v. 10), c’est rompre
9-10, 11-12, 16). ces phrases exclamatives tradui- avec le quotidien et avec le passé pour se lancer à
sent soit l’exaltation et l’ivresse du départ (v. 2-3, corps perdu dans l’aventure créatrice. il s’agit donc
9-10), soit une émotion plus intérieure, plus partagée de fuir la tristesse (v. 1) et l’ennui (v. 11) d’une vie
(v. 11-12, 16) : dans les derniers vers, le poète, plus répétitive, d’échapper à la littérature déjà reconnue
lucide sur les risques liés au choix de l’aventure (tous les livres, v. 1) qui bloque l’inspiration et
(v. 13-14), se tourne vers son cœur (v. 16) plus que entretient la paralysie de l’écrivain devant la page
vers le monde. blanche (le vide papier, v. 7), de s’arracher à l’es-
pace confiné du passé (les vieux jardins, v. 4) et aux
2. le rythme des vers obligations familiales (la jeune femme…, v. 8) qui
discordances expressives : le rythme déséquilibré détournent de la seule vraie fécondité, d’essence
du vers 2 (1/3/8), accentué sur la première syllabe poétique. le chant des matelots (v. 16) figure cette
(Fuir) et où la pause grammaticale ne coïncide pas poésie ouverte sur « le nouveau » (comme disait
avec la césure, avant un enjambement qui exprime Baudelaire), retrempée dans cette mer (v. 5) qu’est
l’ivresse de l’infini (v. 2-3) ; les accents sensibles l’aventure créatrice retrouvée.
sur rien (v. 4) et sur Ô nuits (v. 6) ; le rythme irré-
gulier du vers 9 (4/8) et surtout du vers 10 (3/6/3), 5. contradictions
dont la cadence interne est comme dissoute, pour Bien qu’il aspire au départ et à la rupture, le poète
mieux marquer la rupture et le départ ; le rythme pressent les risques de naufrages (v. 14) : l’appel
ternaire des vers 14 (4/3/5) et 16 (4/4/4), enfin, qui du large est contredit par la nécessité de vivre. si le
traduit le bercement ambigu de la mer, libératrice grand large fait démâter les navires (image castratrice
et dangereuse. insistante, v. 13-15), et si l’exotique nature (v. 10) ne
débouche pas sur de fertiles îlots (v. 15), l’ailleurs
3. les deux strophes n’ouvre alors sur aucune fécondité créatrice, et
on emploie ici le mot « strophe » par commodité, l’ivresse de la rupture peut apparaître comme une
mais il pourrait être contesté : les rimes suivies dangereuse illusion. le dernier vers esquisse une
ne permettent de distinguer aucun changement synthèse de ces deux aspirations contradictoires :
formel entre le premier ensemble (10 vers) et on peut partir sans partir, concilier l’aventure et la
le second (6). cette répartition inégale corres- création, si le voyage concerne le cœur et le chant,
pond plutôt à une différence de sens et de tona- autrement dit, s’il est intérieur et poétique.
lité : la première strophe témoigne d’une belle
assurance, d’un élan que [r]ien n’arrête (v. 4-8). 6. le « vide papier »
le poète rêve d’échapper à l’enfermement de sa la sédentarité et l’enfermement dans les habitudes
condition ordinaire ; cette mer qui l’attire repré- rendent le poète stérile : la page reste blanche, et le
sente l’aventure poétique sans limites. le futur papier vide (l. 7). c’est pourquoi il importe que le
(je partirai, v. 9) et l’impératif (lève l’ancre, v. 10) poète retrempe son cœur dans la mer (v. 5), c’est-à-
témoignent d’une décision sans appel. la seconde dire dans l’inconnu qui doit permettre à la poésie de

L’objet d’étude au Bac n 201


se ressourcer. le désir de départ signifie le besoin par l’insatisfaction d’une vie morne et par la stérilité
de renouvellement d’une création poétique menacée qui menace l’écriture. le départ en mer signifie la
par la page blanche : à la gangue de l’écrit (tous les volonté de rupture d’une aventure poétique retrouvée.
livres, v. 1), il faut alors opposer le chant (v. 16) c’est pourquoi il s’exprime par un lyrisme qui mêle
revivifié par la brise marine. émotion et intensité : les exclamations, le rythme
des vers et la composition du poème traduisent
conclusion : réponse à la question posée les mouvements contradictoires d’un moi à a fois
l’appel du large, dans « Brise marine », s’explique enthousiaste et angoissé.

L’entretien
Groupement de textes : Écritures poétiques de la mélancolie ▶ p. 195

i. Le je : parole ii. Le temps : passé iii. Les tonalités : iv. Les figures :
solitaire ? perdu ? nuances dans le invention formelle ?
noir ?

A du Bellay, Solitude du Regret des « doux Tonalité sombre et Dynamique du


chap. 6, p. 114 poète que plaisirs » d’antan grave : « maux et sonnet (quatrains =
fuient les Muses regrets » questions)

B saint-Amant, Soliloque du Présent répétitif, vanité Tristesse tempérée par La fumée du tabac
chap. 6, p. 117 poète de l’espoir l’humour comme métaphore

C Lamartine, Solitude du je, Le passé n’est regretté Harmonie du rapport Lyrisme personnel
chap. 7, p. 125 qui ne s’adresse que par hypothèses au monde, sérénité (nouveau en 1820)
qu’à la « belle et (« peut-être »)
douce nature »

D Baudelaire, Solitude du Poids accablant du image obsédante de Métaphores appliquées


Chap. 7, p. 135 je, qui ne passé, temps infini de la mort au poète : « Je suis un
s’adresse qu’à « l’ennui » cimetière… »
la « matière
vivante »

E verlaine, Le je s’adresse « Le Bonheur a Nuances d’ironie dans Apostrophes


chap. 7, p. 137 à lui-même marché… », au passé : l’expression de la et impératifs,
(« mon pauvre on ne le rejoint que dans mélancolie personnification du
cœur ») l’illusion « Bonheur »

F Mallarmé, Le je s’adresse Élan vers l’avenir (« Je Enthousiasme dans Le voyage en mer


« L’exposé », à lui-même partirai ») dans la la strophe 1, mais comme métaphore
p. 194 (« ô mon strophe 1 les « espoirs » sont
cœur ») « cruels »

G Apollinaire, Adresse aux « Souvenirs » des amitiés Légèreté : rythme de Forme du


chap. 10, p. 188 « jeunes filles » passées, après la coupure chanson calligramme, verbe
et amis absents de la guerre « mélancolisent »

202 n 2e partie. La poésie


n Pour confronter les textes surance du verbe au futur (je partirai, v. 9) arrache
à la mélancolie du présent (la chair est triste…,
i. Le je : parole solitaire ? v. 1). toutefois, ce là-bas (v. 2) très baudelairien est
1. situations d’énonciation un idéal, un rêve, voire une illusion, plutôt qu’il ne
le plus souvent, le poète s’exprime à la première per- dessine un avenir tangible. il est surtout susceptible
sonne, mais sans s’adresser à un destinataire susceptible de convertir la mélancolie en poésie (entends le chant
de répondre : situation de communication paradoxale, des matelots, v. 16), non d’y mettre fin.
qui tourne au soliloque. le je ne s’adresse qu’à lui-
même (du Bellay, saint-amant, Baudelaire, verlaine, III. Les tonalités : nuances dans le noir ?
mallarmé), ou à la nature (lamartine), ou à des êtres 6. la « bile noire »
absents ou disparus (apollinaire). l’impossibilité de « mélancolie » vient de deux mots grecs : melas
communiquer est un symptôme de la mélancolie. (« noire ») et kholè (« bile »). dans la médecine
ancienne, la bile noire est l’une des quatre
2. soliloque et poésie
« humeurs » ; quand l’équilibre entre les humeurs est
la parole n’ayant pas d’utilité sociale et ne cherchant déréglé, elle peut exercer une influence nocive qui se
pas la communication immédiate, le poète peut traduit par la tristesse et le dégoût de vivre. le poème
d’autant mieux explorer les ressources du langage de Baudelaire traduit cette noirceur mélancolique
à d’autres fins : il est à la recherche des mots et par une tonalité macabre (voir question 3, p. 135) et
images les plus justes pour nommer son état intérieur. par des couleurs sombres : celles du caveau (v. 6),
le repli méditatif sur soi s’accompagne donc d’un du cimetière abhorré de la lune (v. 8), des journées
élargissement des possibilités du langage assombries par l’ennui (v. 15-17), et du sahara
II. Le temps : passé perdu ? brumeux (v. 21).
3. souvenirs et regrets 7. le sourire du mélancolique
du Bellay regrette le temps heureux où il pouvait
saint-amant fait preuve d’humour (voir question 4,
mépriser les hasards de la Fortune et où l’inspiration
p. 117) et verlaine d’ironie (voir question 4, p. 137).
poétique était pour lui chose facile. chez verlaine,
cette nuance de ton indique la lucidité du poète,
le Bonheur appartient à un passé récent (le bonheur
sa capacité à se contempler à distance. l’humour
a marché côte à côte avec moi, v. 20), mais s’enfuit
n’est pas alors la négation de la mélancolie, mais
déjà : on sait qu’il ne peut pas durer. pour apollinaire,
une manière pudique, souriante, et élégante de
les souvenirs de naguère s’accumulent dans l’âme du
l’assumer et de la dire : la « politesse du désespoir »,
poète coupé de ce passé par la guerre. c’est bien dans
selon une formule célèbre.
les trois cas la perte d’un bonheur passé, plus ou moins
éloigné, qui nourrit la mélancolie. mais le passé n’est IV. Les figures : invention formelle ?
pas idéalisé par tous les poètes : saint-amant n’en 8. les métaphores
parle pas, Baudelaire insiste sur le poids accablant des chez les deux poètes, les principales métaphores
souvenirs, et mallarmé exprime le désir de rompre avec s’appliquent précisément à l’état mélancolique du
un passé sclérosant (les livres, v. 1 ; les vieux jardins, sujet. saint-amant compare l’espérance creuse à
v. 4). si la mélancolie peut parfois se rapprocher de la la fumée de la pipe (l’analogie comparant/comparé
nostalgie, elle ne se confond donc pas avec elle. n’est dévoilée qu’à la fin du poème : non, je ne
4. mélancolie du présent trouve point beaucoup de différence…, v. 12-14) ;
le présent est vécu par le mélancolique comme une Baudelaire compare le moi et son triste cerveau (v. 5)
durée vide. chez saint-amant, l’espoir n’est que du à une pyramide (v. 6), à un cimetière (v. 8), à un vieux
vent ; toute issue au sort inhumain (v. 4) du sujet, ici et boudoir (v. 11), etc. les deux réseaux métaphoriques
maintenant, est aussi illusoire que la fumée de la pipe. sont dans une certaine mesure opposés : c’est l’excès
chez Baudelaire, le présent est rongé par un ennui de légèreté qui affecte chez saint-amant un moi
qui [p]rend les proportions de l’immortalité (v. 18) : dont l’âme est emportée par la fumée de l’espérance ;
le poids des souvenirs empêche de vivre ; le spleen c’est au contraire une pesanteur oppressante qui
étire la durée des boiteuses journées (v. 15). écrase chez Baudelaire le sujet accablé. mais les
deux systèmes d’images ont en commun de réifier,
5. ouvertures sur l’avenir de matérialiser l’âme mélancolique, qui a pour
le départ vers l’ailleurs apparaît chez mallarmé propriété, qu’elle devienne air ou pierre, de perdre
comme un remède possible à l’ennui (v. 11). l’as- sa substance et son élan spirituels.

L’objet d’étude au Bac n 203


9. la mélancolie créatrice – texte b : voir le manuel ;
C’est la mélancolie qui suscite chez Verlaine non – textes c : métamorphose de la chenille en papillon
seulement la mise en scène d’un débat intérieur (par g richesse au bout du travail (richesse esthétique
les apostrophes, les impératifs, la personnification et non matérielle : le papillon est riche… de sa beauté !) ;
du Bonheur, etc.), mais aussi l’appropriation d’une monstruosité du poulpe qui jette de l’encre et suce du
structure originale fondée sur le retour obsédant sang g bizarrerie du poète, généreux de son écriture
du même (v. 1 = v. 5 dans chaque strophe). Chez mais avide de la vie des autres qui l’inspire ;
Mallarmé, on peut voir dans l’Ennui personnifié – texte d : vagabondage du papillon parmi les fleurs
(v. 11) la force qui engendre les images d’adieu et g image du poète bohème, déraciné, mais qui connaît
de départ, renouvelant la représentation poétique le « langage des choses muettes » (Baudelaire).
de la mer. Quant à Apollinaire, en jouant sur le
mot lui-même (invention du verbe mélancoliser),
Sujets d’écriture
1. commentaire
il puise dans la mélancolie la source d’un jaillisse-
ment formel inédit, avec cette mise en image du jet l un sonnet : deux quatrains et deux tercets ; alexan-
d’eau qui cherche à rejoindre et à célébrer les amis drins presque réguliers (à quelques apocopes près,
mélancoliquement disparus. v. 11, 13). les quatrains développent le comparant
(le lombric) et les tercet le comparé (le poète) : tech-
nique de dévoilement de l’allégorie qui s’apparente
à celle de Baudelaire dans « l’albatros » (où c’est
Pour préparer l’écrit ▶ p. 195 le dernier quatrain qui dévoile le comparé).
l l’allégorie : la terre représente le langage (il la-
n travail préparatoire boure les mots, v. 10) ; le lombric travaille la terre
pour la renouveler en l’aérant : de même, le poète
Question travaille le langage pour apporter de l’air neuf à la
l les propriétés du poète :
terre des mots, toujours menacée de n’être plus que
– texte a : appartenance à un monde à part, à l’écart paroles mortes (v. 14).
de la société des hommes ; l roubaud et baudelaire : les deux poèmes présen-
– texte b : le chant, la peur qu’il suscite par sa tent des parentés : développement d’une allégorie rela-
position secrète, loin des regards ; tive à la figure du poète, même structure qui conduit
– textes c : le travail qui enrichit, l’encre jetée au du comparant au comparé (le Poète est semblable…,
dehors, la « vampirisation » des proches ; Baudelaire, v. 13 ; le poète […] est comme…,
– texte d : errance et vagabondage, connaissance roubaud, v. 9). mais le petit animal souterrain,
intime des choses (les fleurs) ; la plus modeste créature du règne animal, prend la
– texte e : renouvellement du langage par un humble place du noble prince des nuées, oiseau aérien et
travail. majestueux : Baudelaire montrait non sans pathétique
l la caractérisation des animaux :
comment un être plein de grandeur pouvait être ridi-
– l’albatros : rois de l’azur, maladroits et honteux culisé ; roubaud montre au contraire, avec humour,
(v. 6), beau (v. 10) dans un lieu (l’azur), laid (v. 10) comment un être totalement négligé rend au monde
dans l’autre (le navire) où il ne peut rien faire ; un service inestimable. ce renversement témoigne de
– le crapaud : rossignol de la boue (v. 10),
transformations historiques dans la représentation du
il chante sans être vu et s’en va, froid, sous sa pierre
poète, depuis la tradition romantique dont Baudelaire
(v. 13) ;
est l’hériter, jusqu’à une modernité, la nôtre, où le
– la chenille : pein[e] sans cesse (v. 3) ;
poète a perdu tout prestige.
– le poulpe : jette son encre (v. 1) et suce le sang
(v. 2), en un lieu non précisé ; 2. dissertation
– le papillon : erratique (l. 6), il va sur les fleurs l ciel ou terre : le crapaud (texte B) et le lombric
écloses (l. 9), et vagabonde au jardin (l. 14) ; (texte e) sont des animaux chtoniens (de la terre) ;
– le lombric : mâche et digère les mottes de terre l’albatros (texte a) et le papillon (texte d) sont des
(l. 4), travaille et laboure (l. 5) en sous-sol. animaux ouraniens (du ciel). la chenille et le poulpe
l équivalences comparant/comparé : (texte c) occupent une position plus ambiguë : la
– texte a : maladresse piteuse de l’albatros g malé- première, initialement chtonienne, est promise à
diction du poète, exclu de la société parce qu’il est un sort ouranien puisqu’elle devient papillon ; le
au-dessus d’elle ; second, animal sous-marin, n’appartient ni au ciel

204 n 2e partie. La poésie


ni à la terre, mais le poète l’associe aux cieux, et de ces textes n’enferme donc l’image du poète dans
l’imaginaire collectif à un monstrueux des profon- un schéma étroit.
deurs qui est d’essence chtonienne.
3. invention
l idéalisme et matérialisme : les grandes ailes
l aspects de la création poétique : les pouvoirs
blanches de l’albatros baudelairien entretiennent de la vision (oiseaux de nuit, lynx, chat…) ; l’art
le mythe idéaliste d’une nature supérieure de la de construire, de composer (castor, fourmi…) ;
poésie, dont les sources seraient transcendantes la capacité de résister avec force à l’oppression, à
(dans la tradition des représentations mythologi- l’abêtissement (lion, loup…), etc. ; la fonction sociale
ques de la muse, ou du thème platonicien du poète au service des hommes (cheval, chien…) ; etc.
« enthousiaste », c’est-à-dire inspiré par les dieux). l un comparant efficace : mieux vaut choisir un
à l’inverse, quand le poète se compare à un crapaud comparant au large spectre symbolique, qui autorise
(ce crapaud-là c’est moi, « le crapaud », v. 14), un développement en plusieurs points, qu’un animal
ou à un poulpe (ce monstre inhumain, c’est moi- « monovalent » (par exemple, l’éléphant plutôt que
même, « le poulpe », v. 4), c’est pour prendre acte la mouche).
de la boue du réel (corbière, v. 10), et d’une réalité l énonciation et plan : ces choix dépendront du
triviale du travail poétique : c’est ce travail au jour type d’animal choisi, et de l’image que l’on entend
le jour, modestement humain, que soulignent « la ainsi donner de la création poétique. le plan peut
chenille » et « le lombric ». quant au papillon tirer parti de variations de l’énonciation : insertion
de ponge, il n’exprime pas vraiment l’idéalisme de d’une scène de dialogue (voir corbière), passage à
l’inspiration : il reste marqué par la chenille qu’il fut une situation de communication locuteur-destinataire
(l. 11-12), et n’est qu’un [m]inuscule voilier maltraité (voir roubaud), etc.
par le vent (l. 13) ; c’est sur sa fonction naturelle et
sur son travail ordinaire de lampiste (l. 10) qu’insiste
le texte, non sur une nature aérienne supérieure. corpus BAc
l imaginaire et histoire du genre : Baudelaire est à objet d’étude : La poésie ▶ p. 198
maints égards le dernier des romantiques. cette image
du poète à la fois sublime et incompris, martyr du Beau n Question
promis au sacrifice, rappelle l’image du pélican chez les trois textes postulent un(e) destinataire (vous ou
musset (➤ manuel, p. 130), ou « le pin des landes » tu) dont l’identité précise reste dans l’ombre. ils se
de gautier. dès corbière et le courant « décadent », présentent donc comme des paroles adressées, bien
en revanche, les poètes n’hésitent pas à se présenter plus que comme des textes écrits. dans « chanson »,
eux-mêmes comme « comiques et laids » : cette auto- le poète s’adresse à une personne (vous), probablement
dérision et cette désacralisation s’accompagnent d’une une jeune fille si l’on se fonde sur son sourire charmeur
conception plus modeste du travail poétique ; et c’est (v. 3), qui se dérobe à ses questions et qui intrigue par
cette humilité matérialiste qui prédomine dans les ses silences (si vous n’avez rien à me dire, v. 1, 5).
textes de ponge et de roubaud au xxe siècle. dans « le temps des cerises », le locuteur (je, v. 19,
l dépassements : ces différentes images ne sont pas etc.) évoque d’abord le temps heureux d’un nous uni
si radicalement opposées. d’une part, Baudelaire (v. 1), le passé d’un couple (où l’on s’en va deux,
lui-même met justement en scène son albatros v. 9), avant d’introduire, dans la troisième strophe, une
loin du ciel : c’est cet exil du poète perdu, sans relation de communication non plus tendre mais
lieu de référence, qui retient son attention, non la amère, sur le mode de conseils donnés à un homme
célébration idéaliste de ses pouvoirs. d’autre part, plus jeune (quand vous […] évitez les belles, v. 15-17).
les autres animaux qui représentent le poète sont dans « si tu t’imagines », le poète met en garde une
intéressants précisément par leur hybridité, qui jeune fille (fillette fillette, v. 3, etc.) contre les illusions
brouille les frontières entre les éléments : le crapaud d’une jeunesse qui se croit éternelle ; les marques de la
de corbière est un rossignol de la boue (v. 10), que deuxième personne sont omniprésentes, mais le poète
son chant arrache aux lois de la pesanteur terrestre ; ne s’implique pas dans son énoncé (pas de marques
la chenille devient papillon (apollinaire) et le de la première personne), et le tu est suffisamment
papillon se souvient qu’il était chenille (ponge) ; imprécis pour acquérir une valeur générale. au total,
le poulpe unit la mer et les cieux par son encre ; dans ces trois « chansons », la situation de commu-
et le ver de terre a chez roubaud pour principale nication séduit le lecteur-auditeur parce qu’elle est à
(et paradoxale) qualité de donner de l’air. aucun la fois dynamique et lacunaire.

L’objet d’étude au Bac n 205


Sujets d’écriture ii. l’intelligence : la subtilité des paroles, l’habileté
1. commentaire formelle, les qualités de construction (rythme du
plan proposé : texte, effet de chute, jeux de mots…).
i. la langue d’une chanson iii. l’émotion : la densité humaine, l’accord entre
1) le mètre et ses effets (légèreté du pentasyllabe). les mots et les sentiments, la palette des registres qui
2) la fonction des répétitions (valeur injonctive, touchent la sensibilité (lyrisme amoureux, tragique de
fragmentation de l’énoncé). la mort, distance humoristique par rapport à soi).
3) le niveau de langue et les innovations graphiques
3. invention
(familiarité, humour).
la notice peut ou bien considérer tour à tour les
ii. le poète et la « fillette » qualités de chaque texte, ou bien choisir des critères
1) la relation de communication : 2e personne, transversaux (voir alors le plan proposé pour la
impératif. dissertation). l’appréciation musicale peut intervenir
2) l’image du corps féminin. si l’on connaît des versions chantées du « temps des
3) le ton du locuteur (amer, sarcastique). cerises » et de « si tu t’imagines ».
iii. « sur un t’aime de ronsard » (formule de le principe de sélection – les « meilleures chansons
Queneau à propos de ce texte) : la subversion populaires » – suppose aussi que ces textes soient
du lyrisme célébrés pour autre chose que pour leurs qualités
1) un blason « à l’envers » (portrait négatif de la littéraires intrinsèques : il faut prendre en compte
femme). leur succès populaire, dans le cas des textes B et c,
2) le thème lyrique du temps. et de façon générale leur légitimité historique, qui
3) ronsard cité et détourné (« cueillez, cueillez transcende tout jugement de valeur individuel.
votre jeunesse »). on pourra exploiter en particulier l’idée que ces trois
textes sont bien représentatifs, parce qu’ils couvrent à
2. dissertation eux trois un champ très large de la production poéti-
le sujet pose la question de la valeur esthétique des que française dans ce domaine : la vogue romantique
paroles dans une chanson. or, d’une part, l’intérêt de la « chanson » chez les poètes du xixe siècle (texte
accordé à une chanson, le plus souvent, ne sépare poétique de facture simple et de rythme léger, qui
pas les paroles et la musique : il est difficile (et n’est pas vraiment destiné à être chanté, texte a) ;
contestable) de limiter l’appréciation aux seules la chanson populaire associée très tôt à la musique
paroles. d’autre part, les critères de valeur au nom pour toucher un très vaste public, et notamment
desquels on apprécie un poème sont eux-mêmes dans les milieux populaires (chanson sentimentale
variables : c’est en jouant sur ces différents critères
qui se charge par extension d’une valeur sociale et
que l’on pourra ordonner une réflexion, en suivant
politique, texte B) ; enfin, le texte d’auteur écrit dans
un plan analytique progressif. par exemple :
le contexte de l’après guerre, où la chanson française
i. l’originalité : l’effet de surprise, de nouveauté conquiert une toute nouvelle légitimité (texte rendu
(un thème inattendu, une situation de communication célèbre par sa version chantée, et qui mêle tradition
amusante…). littéraire et veine familière, texte c).

206 n 2e partie. La poésie


3e partie
théâtre et représentation

le théâtre du xviie siècle


11 en scène
immédiatement le dénouement) immoral : le mal
corneille, Médée
triomphe, puisque médée s’échappe saine et sauve.
1 Molière, Dom Juan
tel n’est pas toujours le cas dans les différentes
Machines baroques ▶ p. 203
versions du mythe.

Pour commencer 3. mélange des registres


indiquer aux élèves que la machinerie de théâtre n’est dans les deux textes, le registre élevé et le registre
pas une invention moderne. elle remonte à l’anti- trivial se mêlent. (Faire remarquer la parenté entre
quité. au xviie siècle, des traités de machinerie sont théâtre baroque et théâtre romantique, entre autres
écrits, comme celui de nicola sabbatini, qui auront sur ce point.)
une grande fortune ultérieure. exemple de machi- registre soutenu. médée : alexandrins, périphrases
nerie : la « gloire », sorte de trapèze descendu des (ta tête répondra, v. 11), métaphores, métonymies
cintres, qui permet les apparitions divines (utilisée (lauriers, v. 6), inversions (de tant de cruautés à la
aujourd’hui encore dans certains concerts de rock, fin te punissent, v. 8), hypallage (mon bras irrité,
où la star semble ainsi descendre du ciel). v. 2). dom juan : discours du spectre et de dom
Juan (éprouver, l. 8 ; traîne, l. 19), accumulations
n Observation et analyse dans la tirade finale de sganarelle (l. 28-29).
1. scénographies baroques registre trivial. médée : cris agressifs et matérialité
dans médée, l’arrivée d’un char relève de l’esthé- des gestes (v. 9), apostrophe caustique (cher époux,
tique baroque : c’est une intervention surnaturelle. v. 14), ironie de médée (suis-moi, v. 18). dom juan :
les dragons sont un défi à la représentation, et une prose, langue « parlée » de sganarelle (au marcher,
machinerie (la gloire) est nécessaire à l’envol de l. 5), simplicité de l’échange à répliques courtes
médée dans les airs. même chose pour le dénoue- (l. 16-18), cris de dom Juan (l. 22-23).
ment de dom juan, où la statue du commandeur, dans médée, le mélange contribue à dédramatiser la
machine invraisemblable et merveilleuse, incarne la fin de la pièce, en lui donnant une certaine dimen-
puissance divine, et où le sol s’ouvre sous les pas de sion comique, sinon farcesque. dans dom juan, ce
dom Juan pour l’engloutir. mélange est émouvant, car il fait sentir l’humanité
l’effet esthétique est puissant, car il s’agit dans de dom Juan et le désarroi de sganarelle devant les
les deux cas d’un coup de théâtre, et d’une « mer- voies supérieures de la volonté divine.
veille » qui suscite l’admiration et la fascination du
4. deux dénouements ouverts
spectateur.
il s’agit de deux dénouements ouverts, sur le plan
le merveilleux païen est sollicité dans médée, le
esthétique, et sur le plan du sens.
merveilleux chrétien dans dom juan : les forces
sur le plan esthétique, le dénouement de médée
divines triomphent au dénouement.
emprunte à la comédie les codes de la dispute
2. le char du soleil conjugale, et le principe de la « farce », du « bon
l’arrivée du char représente l’intervention surna- tour » (burla) joué par la femme à son mari ; le
turelle du soleil, ancêtre de médée, qui lui envoie dénouement de dom juan emprunte à la tragédie
du secours par l’intermédiaire de ses dragons. la le châtiment divin qui punit le héros de son ubris,
tragédie se termine ici, après le dénouement sanglant de sa démesure.
de l’infanticide, par un « épilogue » (étape qui suit sur le plan du sens, le spectateur a du mal à

11. Le théâtre du xviie siècle en scène n 207


distinguer la moralité de la pièce, et à distinguer ses expressions dans le texte :
clairement le Bien du mal : dans médée, il est saisi – défi : v. 4 ;
d’horreur devant la barbarie du crime commis par – orgueil : v. 5-6 ;
médée, mais soulagé de la voir échapper à la ven- – ironie bravache : dernière tirade, s’exprimant par
geance de Jason, à qui revient, quoique indirectement, les ordres et les interrogations rhétoriques (v. 11), les
une partie de la faute ; dans dom juan, le châtiment apostrophes antiphrastiques (cher époux, v. 14) ;
divin n’est pas compris naturellement dans la logique – médée fait valoir ses talents de magicienne et ses
de l’action : l’intervention d’une « machine », en accointances divines, faisant preuve de démesure
exhibant les mécanismes de production de l’illusion tragique.
théâtrale, crée une distance esthétique qui rejaillit sur
le sens ; surnaturel, ce dénouement est aussi moins Pour aller plus loin
vraisemblable, et la punition divine du libertin peut l suggestion de groupements de texte :
aussi bien épouvanter le spectateur crédule que faire – le mythe de médée : euripide, médée ; sénèque,
sourire le spectateur libertin. médée ; corneille, médée ; delacroix, médée
furieuse (lecture d’image) ; christa Wolf, médée ;
n Perspectives film de pier paolo pasolini (avec maria callas) ;
1. « mes gages ! » censurés – machines et scènes machinées au théâtre :
corneille, médée ; corneille, andromède ; molière,
le châtiment divin n’est pas le dernier mot de la
dom juan ; dumas, antony (scène de l’auberge) ;
pièce. celui-ci revient à sganarelle, qui tire la morale
genet, les Paravents.
de l’histoire en dressant la liste des victimes de
l Bibliographie : dom juan de molière. méta-
dom Juan vengées par le ciel. mais en se présen-
morphoses d’une pièce, théâtre aujourd’hui, n°4,
tant lui-même comme victime de la mort de dom
ministère de l’éducation nationale, 1995 (articles
Juan, il attire sur lui la pitié du spectateur qui l’a
sur les mises en scène contemporaines, cd audio,
pris en affection depuis le début de la pièce, et
diapositives).
pousse donc le spectateur à regretter la mort de dom
Juan, par compassion pour sganarelle. dès lors, le
dénouement peut paraître injuste au spectateur, même
corneille
malgré lui. 2 Le Cid ▶ p. 206
mais c’est surtout la dimension matérialiste de
l’expression « mes gages ! » qui a choqué : elle met
en avant le rapport de dépendance économique qui Pour commencer
lie le valet au maître, ramenant la morale de l’histoire expliquer la scénographie initiale : le principe de la
à un plan terrestre, et non divin. scène à compartiments, pratiquée au xvie siècle et
au début du xviie siècle, avant l’unification du lieu
2. la mise en scène de b. jaques-Wajeman par la scénographie « classique ». sont représentés
le drapé majestueux de la toge du commandeur sur scène plusieurs lieux qui peuvent être, dans la
évoque une statue antique. le costume plus « naturel » fiction, distants, mais qui coexistent sur le plateau,
de dom Juan (pantalon et chemise blanche bouffante) scindé en parties distinctes (héritage des « mansions »
connote à la fois l’élégance et la décontraction du de la scène médiévale).
libertin. pour représenter les feux de l’enfer, le rappeler les enjeux de la querelle du cid, et notam-
scénographe a ouvert une trappe dans le plateau, ment la question du respect des règles (lesquelles
d’où s’échappent des fumées éclairées d’une lumière sont en cours d’élaboration) :
rousse venue des dessous du plateau : figuration – Y a-t-il unité de lieu ? oui, dans la mesure où la
traditionnelle des feux de l’enfer. la scénographie scène se passe entièrement à séville ; non, dans la
est sobre, et imprime à ce dénouement une certaine mesure où elle se déplace du palais du roi à la maison
solennité. de chimène, en passant par la place publique.
– l’unité de temps : est-il vraisemblable que rodrigue
n Vers le Bac (commentaire) ait le temps de mener toute l’action en une seule
la fureur de médée est une des caractéristiques du journée, surtout quand cette action comprend une
mythe. delacroix, au xixe siècle, peint plusieurs bataille ?
tableaux représentant « médée furieuse ». « Fureur » – l’unité d’action : les sentiments de l’infante pour
vient de furor, forme de folie. rodrigue constituent une intrigue secondaire ; est-elle

208 n 3e partie. Théâtre et représentation


préjudiciable à l’unité d’action, ou contribue-t-elle – v. 8 : la construction enchâssée accélère le rythme
au sublime ? et rapproche les deux amants ;
– les bienséances : l’épée sanglante qui traverse – v. 13 : exclamation lyrique, expression pure du
toute la pièce choqua beaucoup. sentiment dans une phrase nominale, antithèse
– la vraisemblance : chimène peut-elle aimer encore amour / misères exprimant la contradiction dans
jusqu’à l’épouser le meurtrier de son père ? laquelle ils se trouvent ;
– v. 15 : parfaite symétrie syntaxique, et pratique-
n Observation et analyse ment de sens (cru = dit) ;
1. les deux lieux – v. 19 : même exclamation (ah !) et chiasme
les lieux des deux scènes s’opposent sur plusieurs soulignant la douleur centrale (douleur / regret).
points : 4. rhétorique du dilemme cornélien
– espace public / espace privé ; la contradiction (= comment obéir à la fois à deux
– espace du pouvoir / espace de l’intimité amoureuse ; lois contraires et d’égale importance ?) s’exprime, on
– espace autorisé / espace interdit. l’a vu dans la question précédente, par les parallélis-
« chez le roi » : lieu de l’autorité supérieure, de la mes entre répliques distribuées en deux hémistiches
loi, où l’on rend la justice (ii, 8), où les débats sont sur un vers. et par d’autres figures :
publics et concernent les intérêts supérieurs de la cité. – l’expression grammaticale de l’opposition : com-
« chez chimène » : lieu de l’intimité, de l’amour, pléments circonstanciels sous forme de groupes
de la confidence, du secret, de la transgression nominaux (malgré, v. 9, 11) ou de proposition subor-
(v. 3-4, 25). donnée (encore que, v. 2) ;
– l’antithèse : proche / perdît (v. 16) ;
2. double plaidoirie
– métaphores : port… orage (v. 17-18) ;
les discours de chimène et de don diègue sont – rimes antisémantiques : devoir / pouvoir (v. 11-12).
parfaitement symétriques : vers partagés entre eux à cet endroit de la pièce, le dilemme de rodrigue
deux à égalité (v. 1, 2, 3, 6), chacun occupant un (exprimé dans les stances, acte i, scène 6) est résolu.
hémistiche ; stichomythie aux vers 7-8 ; construction c’est celui de chimène qui commence : peut-elle
syntaxique parallèle (v. 6). notons toutefois un désé- encore s’autoriser à aimer celui qui vient de tuer
quilibre dans la répartition de la parole : les vers 4-5 son père ? la question est complexe, car en tuant
de chimène ne trouvent pas de correspondance le père de chimène, rodrigue a préservé l’honneur
chez don diègue. différence de posture (attaque / de sa famille, ce qui le rend digne de l’amour de
défense) ? d’âge (fougue de la jeunesse / sobriété chimène.
du vieillard) ?
la syntaxe et le sens étant toujours parallèles, c’est 5. le jour tragique
la structure du dialogue qui apparaît clairement : la le plein jour est l’espace/temps de la clarté, de la
plaidoirie pro et contra. le roi joue le rôle de desti- sphère publique, de la loi. le jugement sollicité par
nataire, muet pour l’instant, de ces deux plaintes : il les deux parties doit se dérouler publiquement, car
devra ensuite rendre « justice ». (on pense à la figure il a une dimension politique qui concerne la cité
de saint-louis rendant justice sous son chêne, ou entière. la seconde scène se déroule de nuit, ce
aux jugements de salomon.) souvenons-nous que que le texte souligne dans des didascalies internes
corneille avait une formation d’avocat. nombre (v. 3, 28) : moment d’intimité, d’amour, d’expansion
de ses pièces traitent ainsi de « cas » juridiques lyrique, d’abandon, de risque aussi (chimène peut
publics et privés sur lesquels le spectateur est amené être suspectée de perdre son honneur dans cette
à réfléchir. intimité scandaleuse). en même temps, l’obscurité les
protège, car elle dissimule (v. 3). c’est aussi le moment
3. le duo d’amour du repli sur soi, de la solitude (dernier vers).
une semblable répartition des répliques se retrouve
dans le second texte, mais pour un effet très différent, n Perspectives
puisque ce n’est plus l’hostilité entre les deux parties la mise en scène de brigitte jaques-Wajeman
qui s’y exprime, mais au contraire leur amour. le fait les costumes opposent clairement les personnages :
de se partager ainsi la réplique en deux hémistiches le roi porte un costume rouge qui symbolise son
parallèles traduit au contraire leur unisson dans la pouvoir ; chimène une robe blanche qui symbo-
plainte : lise son innocence et sa jeunesse ; don diègue

11. Le théâtre du xviie siècle en scène n 209


(à droite) un costume sombre qui symbolise sa mise au point sur le hors-scène : lieu de la fiction
vieillesse et sa dignité. invisible, mais indispensable à l’imagination
les grands rideaux qui sculptent le fond de scène scénique. une partie de l’action s’y déroule (par
et l’absence de tout autre objet décoratif font sentir exemple : le meurtre de camille par son frère dans
la force du pouvoir et de la loi sur les individus. la horace). à ne pas confondre avec les coulisses,
mise en scène accentuait cette impression en jouant qui n’est pas un lieu de la fiction, mais un lieu de
aussi de la verticalité dans la structuration de l’espace la performance (sur cette opposition, voir anne
qu’on nomme la proxémique : ici, chimène à genoux ubersfeld, lire le théâtre i et ii).
devant le roi, en posture suppliante.
n Observation et analyse
n Vers le Bac (dissertation) 1. l’espace scindé
l’intérêt dramatique ne se soutient que si il y a une dans george dandin, l’espace est scindé sur la
contradiction à résoudre, un cas de conscience à scène même. deux lieux s’opposent : l’intérieur
examiner, une solution dialectique à inventer. Faute de de la maison et l’extérieur. le plateau est princi-
cette contradiction, la pièce serait d’un réalisme plat palement occupé par l’extérieur de la maison, où
ou d’un moralisme édifiant qui en limiterait l’intérêt. ont lieu les autres scènes de la pièce. l’intérieur
l’abbé d’aubignac, grand amateur de théâtre, est n’est visible que par l’anfractuosité de la fenêtre, à
sensible à cette dimension du plaisir théâtral. travers laquelle on aperçoit les personnages. si la
dans cette scène en effet, l’émotion du spectateur fenêtre est au premier étage, les acteurs qui sont à
tient au contraste entre la situation, rendue bien sen- l’intérieur montent un escalier praticable invisible
sible par la présence sur scène de l’épée ensanglantée au spectateur. la verticalité des positions traduit le
(« quoi, du sang de mon père encor toute trempée ! », rapport de force entre les deux personnages (voir
s’est-elle exclamée au début de cette scène, v. 858), photo de la mise en scène).
et le duo d’amour. le sublime tient aussi à l’intério- dans britannicus, l’espace est scindé entre la scène
risation de la contradiction par les personnages, qui et le hors-scène, en principe (voir question 4). néron
contribue au pathétique et au sublime. est caché dans la pièce à côté. les deux lieux de la
fiction peuvent donc être tous deux intérieurs.
Pour aller plus loin
Bibliographie : 2. jeu de scène comique
– Jacques schérer, la dramaturgie classique en le jeu de scène concret est exposé aux lignes 9-11
France, nizet, 1950 ; par une didascalie décrivant une pantomime (= jeu de
– Bénédicte louvat, la Poétique de la tragédie scène muet). les deux femmes profitent de la sortie
classique, sedes, 1997 ; de george dandin, qu’angélique a provoquée par
– georges Forestier, Passions tragiques et règles sa ruse (faire croire à son mari qu’elle s’est tuée),
classiques. essai sur la tragédie française, p.u.F, pour rentrer incognito dans la maison, et enfermer
« perspectives littéraires », 2003. dehors le mari.
l’intérieur doit être éclairé, pour faire contraste avec
l’extérieur : ce dernier doit être fort peu éclairé au
racine, Britannicus contraire, pour représenter l’espace/temps de la nuit,
3 & Molière, George Dandin dissimuler les mouvements trompeurs des deux
femmes, et justifier la lampe allumée par george
Dedans/dehors ▶ p. 209
dandin pour s’orienter dans l’obscurité.
Pour commencer 3. retournement de situation
mise au point sur le « praticable » = élément de décor le coup de théâtre entraîne un retournement de
sur lequel peuvent évoluer les acteurs. par exemple : situation (= péripétie). c’est maintenant george
un escalier, une plate-forme, une passerelle, etc. dandin qui va se trouver confondu devant ses beaux-
dans le cas d’une représentation sur scène d’un lieu parents, et la pièce se terminera de telle sorte qu’il
extérieur et d’un lieu intérieur en étage, un praticable leur apparaîtra coupable et angélique innocente.
est ménagé pour permettre à l’acteur de s’élever le dénouement est donc cruel avec lui. la farce
par-derrière la partie visible du décor (par exemple vire, sinon au tragique, au moins au grinçant. cela
ici dans george dandin, pour paraître à la fenêtre). s’explique par les conditions de création de la pièce,
idem dans médée, page 203. enchâssée dans une pastorale elle-même partie d’un

210 n 3e partie. Théâtre et représentation


grand divertissement royal donné en spectacle que Junie (qui souffre certainement de ne pouvoir
aux aristocrates, qui se reconnaissaient davantage répondre à ses accusations, et ne peut lui manifester
dans les valeurs de galanterie portées par angélique les marques de tendresse qu’elle souhaiterait) l’inter-
que dans les valeurs bourgeoises et matérialistes rompt et prend enfin la parole, de manière prudente
portées par george dandin. cependant, la vision et sybilline (voir question suivante).
de l’aristocratie n’est guère plus glorieuse ici que
6. l’habileté de junie
celle de la paysannerie : si la tonalité finale est bien
Junie ne peut pas s’exprimer en toute liberté. elle
triste pour dandin (dans la mise en scène de roger
doit à la fois, dans la mesure où elle est épiée par
planchon en 1987, il allait quasiment se noyer dans
néron, éviter de se trahir, et donc ne pas manifester
un baquet), la pièce donne aussi la vision noire d’une
son amour à Britannicus mais au contraire lui signifier
aristocratie en perte de légitimité.
son congé, et dans la mesure où elle ne veut pas
4. néron caché désespérer Britannicus, lui faire comprendre à mots
dans britannicus, l’espace est scindé entre la scène couverts qu’elle n’est pas libre de s’exprimer (sans
et le hors-scène ; la didascalie liminaire de la scène 6 que néron comprenne ce message).
indique en effet que néron a quitté la scène (rappeler son habileté consiste à parler poétiquement, usant
que toute entrée ou sortie d’un personnage détermine de multiples figures de style expressives : des lieux
un changement de scène dans la dramaturgie classi- tout pleins de sa puissance (v. 25) est une périphrase
que). pour le spectateur, le fait que néron entende désignant le palais de néron, et indiquant qu’ils sont
et voie la scène depuis le hors-scène matérialise de à la merci du tyran ; ces murs même (v. 26) est une
manière effrayante sa toute-puissance, dont parle didascalie interne qui invite Britannicus à prendre
justement Junie (voir question 6). rien n’interdit conscience d’une possible cachette (à supposer que
cependant à un metteur en scène de modifier ce cette idée puisse lui venir à l’esprit) ; peuvent avoir
dispositif en laissant néron sur scène, caché de des yeux (v. 26) est une métaphore indiquant le pou-
Britannicus (par un mur, un rideau…), et éventuel- voir de surveillance ubiquite exercé par l’empereur
lement visible du seul spectateur : l’effet serait alors et ses sbires (la figure est proche de l’hypallage, car
plus réaliste, mais peut-être moins puissant. ces yeux doivent se comprendre très concrètement
comme le regard effectif de néron) ; enfin le vers 27
5. la parole dangereuse paraît une métaphore, que Junie souhaite en réalité
Britannicus, interloqué par la froideur inattendue faire comprendre au sens propre.
(et forcée) de Junie, commente avec étonnement ce mais manifestement, vu sa réponse, Britannicus, qui
qu’il voit. ce discours a trois destinataires : Junie, pourrait être ainsi discrètement alerté, ne comprend
victime des reproches de froideur qu’il lui adresse pas que toutes ces figures de style doivent être prises
et auxquels elle ne peut répondre en toute franchise, au pied de la lettre. néron, quant à lui, peut n’y voir
car elle le perdrait ; néron, qui peut ainsi vérifier si que du feu, mais s’il est fin, il risque de juger la mise
Junie joue ou non le jeu qu’il lui a prescrit ; et le en garde de Junie à Britannicus une manière détour-
lecteur, à qui ces indications fournissent des didas- née de le prévenir : la jeune fille joue donc gros en
calies internes correspondant aux mimiques et à la pariant sur l’aveuglement de l’empereur. quant au
gestuelle de l’actrice. spectateur, qui est dans cette scène comme un témoin
ces indications n’arrivent pas tout de suite, car au privilégié, il comprend les tours et détours du manège
début Britannicus, ne pouvant imaginer que Junie de Junie, et tout à la fois l’admire, tremble pour elle,
va le recevoir froidement, est tout à son bonheur de et jouit de la position de savoir où il se trouve (ironie
la revoir ; il ne formule sa surprise qu’au vers 20 : dramatique, voir rubrique suivante).
vous ne me dites rien ? quel accueil ! quelle glace ! /
est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ? n Vers le Bac (commentaire)
ces formules peuvent rassurer néron. en revanche, dans cette scène, Britannicus est le seul à ne pas
les paroles par lesquelles Britannicus évoque l’amour disposer d’un élément d’information majeur : néron
éprouvé par lui pour Junie sont dangereuses, car est caché derrière le mur. Junie le sait, et en tient
elles ne peuvent qu’exciter la jalousie de néron compte ; le spectateur aussi. le spectateur jouit
(v. 11-18). les trois derniers vers de sa tirade sont de cette position de supériorité sur le personnage.
particulièrement dangereux, car il y dit ouvertement plusieurs réactions simultanées l’animent :
leur hostilité commune à néron ; c’est d’ailleurs – haine de néron, qui joue ici un rôle de tyran et de
pour l’empêcher de se mettre davantage en danger traître ;

11. Le théâtre du xviie siècle en scène n 211


– pitié pour Junie, placée dans une situation de en 1963 et crée en France les Paravents de genet
« double contrainte » : pour sauver son amant, elle en 1966 à l’odéon (➤ manuel, p. 276), création qui
doit lui taire son amour et lui signifier leur rupture, fera scandale. il invite aussi des metteurs en scène
situation intolérable ; étrangers, comme grotowski, le living theatre,
– pitié pour Britannicus éconduit ; envie, impossi- peter Brook.
ble à satisfaire, de tout lui dévoiler, et, comme au Jean racine présente ainsi son héroïne, dans la
guignol, de lui dire ou lui faire savoir d’une manière Préface de la pièce : « phèdre n’est ni tout à fait
ou d’une autre que néron est caché là derrière, et coupable, ni tout à fait innocente ; elle est engagée,
que Junie parle sous la contrainte : cette envie est par sa destinée et par la colère des dieux, dans
absurde, évidemment, dans le cadre de la fiction une passion illégitime, dont elle a horreur toute la
théâtrale, mais elle entretient l’émotion du spectateur, première […]. son crime est plutôt une punition des
et active son plaisir. dieux qu’un mouvement de sa volonté. »

Pour aller plus loin n Observation et analyse


l Bibliographie : 1. construction de la scène
– anne ubersfeld, lire le théâtre i et ii, Belin, « let-
– œnone sollicite la confidence de sa maîtresse (v. 1-4) ;
tres sup », 1996 ;
– révélation de l’identité de l’homme aimé (v. 4-6),
– Florence naugrette, le Plaisir du spectateur de
par le biais de deux périphrases (fils de l’ama-
théâtre, Bréal, 2001 ; « george dandin de molière »,
zone, prince par moi-même si longtemps opprimé),
Baccalauréat théâtre 2001, cndp, Janvier 2001 (livret
puis identification par œnone (hippolyte ? grands
pédagogique sur la création de la pièce en 1668 et
dieux !) ;
les grandes mises en scène du xxe siècle).
– réaction horrifiée d’ œnone (v. 7-10) ;
l enregistrements disponibles (dvd ou vhs) :
george dandin, mises en scène de catherine hiegel – phèdre raconte l’origine de son amour (v. 11-20).
(comédie-Française, 1999) et d’anne marie laza- Barrault compare ces étapes à des mouvements
rini (théâtre artistic athévains, 2004 : voir photo dans une partition musicale ou opératique (palier
p. 209). d’élan / récitatif). Barrault a une conception d’abord
esthétique (sensorielle) de la scène, d’où semble
découler le sens.
Barrault
4 Mise en scène de Phèdre ▶ p. 212
2. C’est toi qui l’as nommé
en utilisant des périphrases, phèdre évite de nom-
mer hippolyte ; ainsi, elle ne se livre qu’à un demi
Pour commencer aveu, ce qui, dans le cas de conscience où elle se
Jean-louis Barrault (1910-1994) est l’un des plus trouve, est un demi-mal. dans la suite de la pièce,
grands metteurs en scène du xxe siècle. disciple d’ar- œnone portera une lourde responsabilité dans la
taud (➤ manuel, p. 247) et du théâtre total (mêlant les mort d’hippolyte, l’accusant à tort d’avoir attenté
autres arts, comme le chant, la danse, l’expression à la pudeur de sa belle-mère. c’est déjà elle, ici, qui
corporelle…), il s’intéresse au mime (il joue le rôle du prononce son nom, qui l’identifie : elle prend ainsi
mime Baptiste deburau dans les enfants du paradis déjà sur elle une partie de la faute. c’est peut-être
de marcel carné). antonin artaud (dont il reprend ce qui explique le sourire curieux de phèdre, soula-
la conception de l’acteur comme « athlète affectif ») gée de n’avoir pas eu à dire elle-même, comme en
admire son premier spectacle, autour d’une mère blasphème, le nom de son amour. ce sourire curieux
(1935), d’après Faulkner, spectacle essentiellement peut aussi s’expliquer par le plaisir que lui procure
gestuel. il joue à la comédie-Française de 1940 la seule évocation du nom de celui qu’elle aime. il
à 1946, où il met en scène le soulier de satin de peut aussi être le signe du mal qui la ronge, qui lui
claudel (➤ manuel, p. 242), puis fonde la compagnie fait prendre plaisir à ce qui la détruit.
renaud-Barrault avec sa femme, madeleine renaud.
il met en scène notamment shakespeare, marivaux, 3. les voix des actrices
claudel, anouilh, ionesco, vauthier. il invite, en tant phèdre murmure à peine et d’un ton faible la réplique
que directeur de théâtre, d’autres metteurs en scène de l’amour j’ai toutes les fureurs : cette intonation
à créer des pièces contemporaines : c’est le cas pour est intéressante, car son intensité contraste avec la
roger Blin, qui monte oh les beaux jours de Beckett violence signifiée par la phrase ; en effet, fureur

212 n 3e partie. Théâtre et représentation


signifie « folie », et mis au pluriel, les manifesta- tout par l’intonation, qui varie de manière assez
tions de cette folie. le murmure (c’est à peine si on « sportive », les déplacements, savamment calculés
l’entend) peut traduire ici la timidité, la honte, ou la en une sorte de chorégraphie que Barrault parvient
faiblesse. le spectateur tend l’oreille, et est entiè- à noter dans sa transcription de mise en scène, et la
rement captivé par son discours (tout le théâtre est gestuelle expressive. le point 40 exige de l’actrice
suspendu aux mouvements de la bouche de Phèdre) : qui interprète œnone une énergie importante. les
l’importance de l’aveu est ainsi préparée. acteurs ne peuvent pas se fier à leur inspiration
œnone se lamente comme une pleureuse antique, elle du moment, mais suivre une partition corporelle
crie, gémit. Barrault renoue avec la tradition antique, stricte qui vient redoubler le texte appris par
en conformité avec le temps de la fiction (la mythologie cœur.
grecque). il ne cherche pas à actualiser le texte, mais
à lui donner au contraire une certaine étrangeté. il fait n Vers le Bac (invention)
confiance aux forces expressives du corps. on évaluera la cohérence entre les propositions
dans la tirade de phèdre, les crescendo et diminuendo de l’élève et le sens qu’il veut faire ressortir.
correspondent à l’alternance d’enthousiasme et de expliquer les différents choix possibles, dans la
honte dans l’aveu. on peut aussi supposer que phèdre rhétorique des différents codes scéniques : on
prend plaisir à ce discours libérateur. peut déplacer le curseur où l’on veut entre le plus
grand dépouillement (tous les codes ne sont pas
4. une scène musicale forcément activés en même temps) et la redondance
le récitatif est un air proche du ton parlé, moins mimétique (le même signifié est produit par chaque
modulé que l’aria. il peut correspondre, dans l’opéra, code). dans ce dernier cas, par exemple, la colère
à un passage de dialogue animé. c’est le cas dans sera exprimée à la fois par le discours, le poing
les vers qui suivent, où le dialogue avance très rapi- levé, la voix agressive, et le déplacement furieux :
dement entre œnone et phèdre, vers la révélation on est dans la redondance. mais on peut aussi dire
du nom d’hippolyte. une phrase très menaçante d’une voix calme, et
le second récitatif correspond cette fois au mono- d’un air indifférent : on est alors dans une forme
logue de phèdre. c’est un récit. d’oxymore entre le discours et le geste qui peut
les crescendo sont des élévations du volume. les être tout aussi impressionnant, voire plus.
decrescendo des diminutions du volume, qui corres-
pondent au souffle de la comédienne, au phrasé des Pour aller plus loin
paroles, qui, telles des phrases musicales, montent l proposer un atelier-théâtre où seront comparées
et descendent. les différentes propositions de mise en scène d’un
même texte.
5. indications de jeu l étudier une autre scène de Phèdre en fonction des
cette méthode permet d’éviter à l’acteur de se deman- indications de Jean-louis Barrault, mise en scène
der d’abord quels sont les sentiments du personnage, de Phèdre, seuil, « points », 1946.
puis d’essayer de les éprouver à son tour, pour mieux l Bibliographie : Jean-louis Barrault, souvenirs
les reproduire ensuite : méthode épuisante, pratiquée pour demain, seuil, 1972 ; saisir le présent, robert
par l’actor’s studio, qui correspond à une conception laffont, 1984.
psychologisante du personnage. la méthode de
Barrault, inspirée d’artaud, est plus esthétique et sen-
vitez
sorielle qu’intellectuelle, explicative, herméneutique.
cela n’empêche pas le spectateur de se livrer ensuite
5 Le Théâtre des idées ▶ p. 214

à son propre décryptage, en fonction de la manière


dont il percevra les signes. ainsi, l’attitude d’œnone Pour commencer
en pleureuse antique donne à mesurer l’ampleur de antoine vitez (1930-1990) fut pendant deux ans le
la faute anthropologique commise par phèdre, et à secrétaire de louis aragon (1960-1962). traducteur
quel point cet amour dérange l’ordre de la cité. du russe et du grec, il collabore aux revues du
t.n.p. bref et théâtre Populaire. membre du parti
n Perspectives communiste, il installe son théâtre à ivry, banlieue
un « athlète affectif » « rouge ». il sera ensuite directeur du théâtre natio-
c’est le corps de l’acteur qui est ici sollicité. les nal de chaillot (1981-1988), puis de la comédie-
émotions du personnage sont interprétées avant Française (1988-1990).

11. Le théâtre du xviie siècle en scène n 213


parmi ses grandes mises en scène, on compte à œnone prend phèdre au mot. traditionnellement,
la fois des auteurs anciens (sophocle, molière, on comprend cette injonction et les vers qui suivent
racine, shakespeare, marivaux, Beaumarchais, comme une antiphrase, visant à dissuader phèdre de
hugo), récents (claudel, Brecht), et contemporains mettre fin à ses jours en jouant sur le chantage affectif.
(Kalisky). il mit en œuvre un nouveau style de mise mais ici, l’ordre (comme un ordre, l. 10 ; lui ordonne,
en scène des classiques, refusant de les actualiser, l. 11) signifie qu’œnone prend la chose au sérieux.
de les « dépoussiérer », pour montrer au contraire elle exprime plus de colère que de compassion. le
leur étrangeté, la distance temporelle qui nous en spectateur est frappé par la violence affective de
sépare. attentif au travail de la langue, il fait jouer leurs rapports.
de manière très poétique toutes les potentialités cette manière de donner aux mots leur sens plein
évocatrices du texte, dans des mises en scène à la était l’un des aspects originaux de l’esthétique de
fois audacieuses, savantes, dépouillées, inventives, vitez.
et élégantes.
vitez avait coutume de « donner sa chance » à 3. phèdre offerte au soleil
tous les personnages, notamment en rajeunissant, la posture de phèdre, exposée aux lignes 24-25,
par sa distribution, ceux qu’une tradition scolaire est naturelle. vitez commente cette posture dans la
avait fini par figer dans leur caractère négatif. ce suite du paragraphe. cette posture peut s’expliquer
fut le cas de tartuffe, dans sa mise en scène de de diverses manières : si elle s’agenouille, tombant à
1977, interprété par un jeune et fringant richard terre, ce peut être d’abord un signe de faiblesse : « Je
Fontana, et auparavant de phèdre, jouée en 1975 par ne me soutiens plus : ma force m’abandonne. / […]
la toute jeune nada strancar. il fut ainsi le premier et mes genoux tremblants se dérobent sous moi »,
à imaginer phèdre jeune, rompant avec une tradition disait-elle quelques vers plus haut. dans un deuxième
qui, se focalisant sur le crime anthropologique d’un temps, cette posture est évocatrice : le commentaire
inceste non pas biologique (puisque hippolyte de vitez indique ici un rapport charnel entre phèdre
est le fils d’une précédente union), mais social, et le soleil ; elle s’offre à lui (inconvenante, les
imaginait nécessaire une différence d’âge entre les cuisses écartées, elle s’ouvre au soleil, comme un
deux personnages. homme la prenant ainsi la prendrait toute). mais
le passage évoqué est l’acte i, scène 3, quelques vers il ne s’agit pas pour autant d’une posture obscène,
avant l’extrait précédent présenté dans la mise en car elle a un sens poétique autorisé par le texte ; en
scène de Jean-louis Barrault (➤ manuel, pp. 212). effet, dans cette scène, phèdre s’adresse au soleil
ligne 26. il s’agit d’un dernier salut à cette source
n Observation et analyse de vie (le « salut au soleil » est d’ailleurs une des
1. phèdre dans le cercle positions du yoga), avant de mourir.
il s’agit d’un atelier de travail, où les comédiens sont 4. vitez, metteur en scène et poète
assis en cercle autour de celui qui s’exerce. dans le le style de vitez, quand il évoque son travail, est
décalage entre la faiblesse du corps et la tonalité toujours poétique. il utilise de nombreux tours qui
suraiguë de la voix, vitez montre une « schize » lui permettent de trouver un équivalent verbal de la
profonde dans son personnage, proche de la folie, ce suggestion scénique. parmi eux :
que confirment ses déplacements en tous sens dans – l’accumulation : fous, aveugles, sourds (l. 17) ;
un cercle qui l’emprisonne et ne lui offre aucune
– la parataxe : l. 8, 27-28 ;
sortie possible : on sent phèdre piégée, tel un insecte
– l’épanorthose (rectification de l’énoncé qui pré-
dans un bocal.
cède, afin de préciser sa pensée) : en tout cas (l. 11) ;
2. « mourez donc » précision grammaticale : à ce qu’elle dit remplace
rappelons le contexte : ce qu’elle dit (l. 5-6), avec un changement de sens
phèdre. entre la construction des compléments d’objet direct
Je t’en ai dit assez. épargne-moi le reste. et indirect ; je veux dire (l. 20) ;
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste. – gradation : aveugle ou sourd, aveugle et sourd
œnone. (l. 16) ;
mourez donc, et gardez un silence inhumain ; – la phrase-paragraphe, qui dit la surprise,
mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main. l’originalité, l’émotion (l. 1, 4) ;
quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière, – l’anaphore, qui grandit le personnage : elle
mon âme chez les morts descendra la première. (l. 1, 2, 4, 5).

214 n 3e partie. Théâtre et représentation


ce style correspond à la dimension poétique, pictu- qu’il rapproche de sade. il crée ensuite quelques
rale, et émotionnelle du travail du metteur en scène, spectacles-sommes, comme le ring de Wagner au
pour qui le sens n’est pas donné d’avance, mais se festival de Bayreuth (1976) ou Peer gynt d’ibsen
construit dans la pratique, en fonction des proposi- (1981). il devient en 1982 directeur du théâtre des
tions de jeu surgies pendant les répétitions. amandiers de nanterre, où il monte notamment les
Paravents de genet (1983) et plusieurs pièces de
5. le spectateur
Bernard-marie Koltés. sa mise en scène de hamlet
le spectateur est un partenaire du travail du metteur
au Festival d’avignon (1988) fait date. il fait aussi
en scène. le sens ne lui est pas imposé de manière
une grande carrière de réalisateur de cinéma : citons
univoque, mais on fait appel à son imagination
notamment la reine margot (1994), adaptation du
poétique. c’est lui qui met en relation les signes (ici,
roman de dumas, et gabrielle (2005), adaptation
par exemple, la posture de phèdre et l’interpellation
d’une nouvelle de Joseph conrad.
au soleil doivent être interprétées par le spectateur,
le style de chéreau est à la fois pur, sensuel, intense,
la première ne fait pas sens sans la seconde).
et raffiné. il sait montrer la force des désirs qui
en remotivant le sens des mots (par exemple : mourez
animent les personnages, leur appétit de vivre, de
donc dit comme un ordre), vitez éprouve la sensibilité
s’aimer, de se détruire ou de mourir, et montre,
du spectateur (nous voulons entendre Œnone telle seu-
au-delà des motivations individuelles, les forces
lement que Phèdre l’entend, l. 9). le travail d’atelier,
politiques ou historiques à l’œuvre dans leur com-
où les acteurs s’écoutent et sont alternativement dans la
portement. ainsi, dans sa mise en scène de Phèdre,
position du spectateur et dans celle de l’acteur, facilite
il montrait le jeune fils de phèdre, demi-frère d’hip-
cette intelligence de la perception du public.
polyte, que sa mère tenait par la main en venant
n Vers le Bac (oral) demander à son beau-fils, nouvel héritier du trône,
dans la mise en scène de Barrault, phèdre est au bord protection pour l’enfant qu’elle avait eu avec thésée :
de la folie. elle montre sa faiblesse et sa fascination cette dimension politique de la démarche de phèdre,
morbide pour son amour criminel. dans la mise en généralement gommée au profit d’une interprétation
scène de vitez, elle apparaît plus terrienne, plus strictement psychologique, redonnait vigueur et un
sensuelle ; c’est une victime des dieux, et notamment sens nouveau à la scène qui s’achève par la décla-
du soleil qui semble avoir tout pouvoir sur elle ; elle ration de phèdre.
est reliée profondément aux éléments cosmiques.
n Observation et analyse
Pour aller plus loin 1. le retour du guerrier
Bibliographie : thésée exprime dans ce passage le contraste entre
– antoine vitez, écrits sur le théâtre, p.o.l., 1994- son retour manifestement peu attendu (« Je n’ai
1997 ; pour tout accueil que des frémissements », v. 975)
– anne ubersfeld, antoine vitez, metteur en scène et la grandeur des dangers qu’il a encourus en son
et poète, éditions des quatre vents, 1994 ; antoine absence (perte de son ami, emprisonnement, condi-
vitez, nathan, « 128 », 1998. tions de vie éprouvantes, menace de mort, combat
victorieux contre le tyran). il exprime sa tristesse,
son incompréhension (nombreuses interrogations),
lecture d’image voire sa colère de ne pas recevoir l’accueil qu’il
attendait et qu’il estime mériter, en raison de son
racine/chéreau
6 Mise en scène de Phèdre ▶ p. 215
statut familial (père) et politique (roi).
il donne de lui-même l’image d’un guerrier valeu-
reux, d’un roi respecté, et d’un homme sûr de lui.
Pour commencer
patrice chéreau (né en 1944) est metteur en scène 2. le costume de thésée
de théâtre et de cinéma, et réalisateur de cinéma. sa la couleur rouge connote à la fois le pouvoir, la
première mise en scène, au groupe théâtral du lycée colère, et la passion. son immense manteau traînant
louis-le-grand, fut l’intervention de victor hugo, jusqu’au sol évoque une traîne, un costume royal
petit vaudeville monté dans un style brechtien. il qui souligne sa grandeur. le torse de thésée est
dirige les théâtres de sartrouville et de villeurbanne, nu sous le manteau (le spectateur voit thésée torse
où il revisite notamment labiche (l’affaire de la nu quand il retire son manteau), ce qui connote sa
rue de lourcine) et marivaux (la dispute, 1973) force virile.

11. Le théâtre du xviie siècle en scène n 215


3. la poursuite sur racine. le danger vient de loin (c’est de cet
quand thésée entre en scène quelques minutes plus autre côté, qu’on ne voit pas sur la photo, qu’arrive
tôt, la poursuite sert la solennité de son arrivée : thésée ; c’est par là que partent pour la mort œnone
il marche majestueusement, provenant du côté de et hippolyte).
la mer, et marche d’abord autour de ce rond de les spectateurs sont aussi placés très près des acteurs,
lumière avant d’y entrer. puis ce rond accompagne car il n’y a pas de rampe comme dans un dispositif
son entrée dans le palais, où tous, agenouillés, le frontal traditionnel. d’où une intensité forte de
saluent d’une révérence marquant le respect. cette l’émotion, un sentiment d’ « horreur sacrée » produit
« poursuite » évoque le cirque, où on l’utilise, par non pas seulement par l’intrigue et la catharsis, mais
exemple, pour suivre les évolutions des équilibristes. aussi par le mode de représentation.
elle contribue à dramatiser l’épisode. le retour de chéreau avait utilisé un dispositif comparable dans
thésée est perçu comme terrifiant pour les autres sa mise en scène de dans la solitude des champs de
personnages. coton de Bernard-marie Koltès.
ce rond de lumière évoque aussi le soleil, personnage
mythologique important dans l’intrigue (➤ manuel, n Perspectives
question 3, p. 214, ). une « atmosphère irrespirable »
plusieurs éléments concourent à cette atmosphère
4. Gestuelle et proxémique irrespirable dans la mise en scène de chéreau :
la proxémique est l’étude de la distance signifiante – les contrastes de lumière (entre poursuite et zones
entre les personnages. laissées dans l’ombre) ;
thésée est debout et mis en lumière, signe de sa – la majesté de thésée (interprété par pascal greg-
position de pouvoir. gory, grand et athlétique) ;
devant lui, hippolyte est agenouillé, mains à l’intérieur – la posture inclinée de la plupart des autres person-
des cuisses, dans une posture de soumission à nages, en signe de respect ou de terreur ;
l’autorité paternelle, et à distance respectueuse.
– la lenteur majestueuse des déplacements de
au fond, à l’écart, œnone se tient droite dans une thésée ;
position d’attente et de respect.
– les contrastes dans les modulations de la voix de
5. le palais de thésée thésée.
le décor n’est pas réaliste, mais suggestif. un grand Pour aller plus loin
mur de pierre abrupte connote la rudesse des temps
Bibliographie :
mythologiques. les pilastres et le fronton évoquent
– roland Barthes, sur racine, seuil, 1963 ;
de manière simple et non décorative l’architecture
de la grèce ancienne, sans précision permettant de – christian Biet, racine, hachette, 1996 ;
dater plus précisément. entre ce décor et l’aire de – hélène merlin, l’absolutisme dans les lettres et
jeu centrale, une petite passerelle avec une rampe la théorie des deux corps, champion, 2000.
des deux côtés permet aux personnages sortant du
palais d’entrer en scène sur ce qui apparaît donc
chéreau
comme un extérieur du palais. on sent ainsi d’autant 7 Interview ▶ p. 216
mieux la présence directe du soleil matérialisé par
le rond de lumière.
Pour commencer
6. le dispositif bi-frontal l’une des originalités de la mise en scène de patrice
les ateliers Berthier, où fut jouée cette mise en chéreau était la mise sur le même plan de tous les
scène (théâtre de l’odéon), sont un ancien dépôt personnages. phèdre (interprétée par dominique
de costumes. il ne s’agit pas d’un lieu théâtral Blanc) n’y avait pas plus d’importance que thésée
traditionnel. dans cet ancien dépôt, deux rangées (pascal greggory), hippolyte (eric ruf), aricie
de gradins se faisant face séparent les spectateurs (marina hands), ou œnone (christiane cohendy).
en deux. au centre, une bande rectangulaire sert les rapports de force entre tous les personnages
d’espace de jeu. d’un côté, le palais (voir question étaient ainsi équilibrés. il témoigne ici de cet intérêt
précédente), de l’autre la mer. ainsi est matérialisée pour chacun des personnages, et les fait apparaître
la tension forte entre le palais et le lointain, les comme un réseau interactif, et non pas comme un
fameux « bords » dont parle roland Barthes dans agrégat d’individualités.

216 n 3e partie. Théâtre et représentation


n Observation et analyse meurt encore plus sublime de ne s’être pas accusé.
1. la passion amoureuse est-elle une fatalité ? mais on peut aussi juger qu’en ne se défendant pas,
Jean racine, dans sa préface, disait de phèdre que il contribue à l’erreur judiciaire de thésée, qui attire
« son crime est plutôt une punition des dieux qu’un sur lui la vengeance imméritée de neptune.
mouvement de sa volonté. » chéreau cherche à en montrant à l’œuvre la responsabilité d’hippolyte
déplacer le curseur dans l’autre sens. dans son propre malheur, chéreau rétablit le paral-
la fatalité est souvent invoquée par les personna- lélisme entre ce personnage et celui de phèdre qui
ges tragiques. il s’agit d’une causalité extérieure à apparaissait dans le titre original de la pièce.
leur volonté. le débat, qui consiste à se demander 3. « les contradictions du désir »
dans quelle mesure phèdre est l’artisan de son propre phèdre souffre de son désir impossible à satisfaire,
malheur, est ancien. on considère généralement, en mais ne cherche pas véritablement le moyen de
faisant confiance à ce que dit phèdre elle-même, que s’en délivrer. chéreau indique que selon lui, elle
l’amour monstrueux de phèdre lui est inspiré par le trouve une certaine jouissance masochiste dans
mauvais sort qui s’acharne sur sa lignée. phèdre accuse cette souffrance ; c’est à cette jouissance là qu’elle
la force transcendante de vénus, « toute entière à sa ne peut renoncer. aussi ne peut-elle, pour prolonger
proie attachée ». mais au xviie siècle, on ne croyait évi- cette souffrance qui lui donne sa raison d’être, que
demment plus aux dieux de la mythologie grecque. ils l’alimenter jusqu’au point de non retour.
servaient de noms commodes pour figurer les passions l’emploi de l’article défini « du » dans la formule
de manière poétique et anthropomorphe. de chéreau généralise le désir de phèdre jusqu’à en
si phèdre est coupable de son amour monstrueux, cela faire une sorte de modèle de l’amour malheureux.
signifie qu’elle a mal usé de son libre-arbitre, de sa chéreau considère racine comme un moraliste dont
volonté morale. on peut ainsi réinterpréter la pièce, les personnages montrent le fonctionnement des
en fonction de l’époque où elle a été écrite et des passions à l’œuvre dans tout un chacun. c’est ainsi
préoccupations de racine (proche des jansénistes de que peut fonctionner la catharsis aristotélicienne
port-royal), en fonction de débats religieux chrétiens. dans une conception plus moderne : les personnages
en effet, on peut aussi comprendre que dieu refuse représentent moins des êtres vivants que des pulsions,
sa grâce à phèdre. des « passions », comme on disait au xviie siècle, qui
Faire remarquer aux élèves que ce n’est pas parce qu’un luttent entre elles comme les forces à l’œuvre dans la
personnage évoque la fatalité que l’auteur signifie psyché humaine. ce qui permet au spectateur de se
nécessairement que cette dernière est à l’œuvre (on projeter sans risque dans leurs images, de « purger »
repère le même phénomène dans la bouche de don ainsi ses propres passions, et de mieux comprendre
ruy gomez dans la dernière scène d’hernani, où le fonctionnement complexe du désir.
il prétend que « la fatalité s’accomplit » pour mieux
maquiller sa propre responsabilité dans le suicide des n Vers le Bac (dissertation)
deux amants). l’interprétation de vitez est surtout politique et
historique (d’ailleurs les costumes étaient ceux
2. le malheur d’hippolyte du xviie siècle, et évoquaient le pouvoir absolu de
le malheur d’hippolyte vient d’une exigence louis xiv). celle de chéreau est plus anthropologique
excessive de pureté, qui l’empêche de se défendre et psychanalytique.
quand il est attaqué. il est donc sans défense contre un texte de théâtre, comme tout texte littéraire, ne
l’accusation mensongère portée sur lui par œnone. livre pas un sens plein et achevé. quand il s’agit d’un
chéreau relie cet idéal de pureté au désir de chasteté chef-d’œuvre, il est justement ouvert à des interpré-
d’hippolyte. celui-ci est perceptible dans la première tations ultérieures que l’auteur n’avait pas forcément
description du personnage à l’acte i. vénus se venge prévues : il est capable de répondre à des questions
de son désintérêt pour elle en inspirant à phèdre un que la postérité lui pose (= théorie de « l’esthétique
amour qui causera la perte du jeune homme. notons de la réception » selon hans robert Jauss). d’où une
que cet aspect du personnage est atténué chez racine, certaine latitude du metteur en scène, qui dispose de
qui le montre amoureux d’aricie. tous les codes scéniques non verbaux et non prévus
la contradiction vient du fait qu’en refusant d’accuser par le texte pour donner encore des significations
phèdre pour se défendre, il donne de lui-même supplémentaires à celui-ci (costume, déplacements,
l’image d’un coupable, ce qui contrevient à son idéal gestuelle, décors, intonation, mimique, etc.) ainsi,
de pureté. mais, de manière dialectique justement, il selon qu’on choisit de distribuer une actrice jeune ou

11. Le théâtre du xviie siècle en scène n 217


d’âge mûr dans le rôle de phèdre, on accentuera plutôt pan jusque là invisible. on peut suggérer (mais elle
la problématique de l’amour socialement transgressif reste discutable) une loi d’estimation de la validité
ou de l’amour hors de saison ; selon que tartuffe sera d’une hypothèse : une bonne hypothèse rapporterait
séduisant ou ignoble, on accentuera la problématique beaucoup (en signification) et coûterait peu (en risque
de la séduction ou la question religieuse (les mises interprétatif).
en scène les plus anticléricales ont toujours chargé
le personnage). Pour aller plus loin
l Bibliographie :
mais la liberté du metteur en scène s’arrête au contre- – georges Forestier, Passions tragiques et règles
sens avec le texte : on peut jouer sur ce que le texte ne classiques, p.u.F, « perspectives littéraires », 2003 ;
dit pas, mais pourrait dire ; en revanche, on ne saurait – christian Biet et christophe triau, qu’est-ce que
lui faire dire le contraire de ce qu’il dit explicitement. le théâtre ?, gallimard, « Folio », 2006.
certaines hypothèses de lecture sont meilleures que l suggestion d’exercice : faire préparer aux élèves
d’autres : les meilleures sont celles qui éclairent une série de questions à envoyer au metteur en scène
une grande partie du texte, rendent lumineux un d’un spectacle auquel ils ont assisté.

218 n 3e partie. Théâtre et représentation


libertés du drame
12 (xviiie et xixe siècles)
scène contemporaine, le dialogue d’idées, proche
diderot d’un dialogue théâtral, se prête particulièrement à
Entretiens sur « Le Fils naturel », l’exposition des réticences des contemporains en
1 Le Père de famille matière de goût. « moi », par ses questions, pousse
Théorie et pratique du drame dorval dans ses retranchements, et finit par se
bourgeois ▶ p. 219 laisser convaincre, entraînant le lecteur à sa suite.
la force de conviction « fictive » des personnages
Pour commencer du dialogue entraîne l’adhésion du lecteur à leur
rappeler que diderot fut un polygraphe, et que discussion.
dans le domaine du théâtre, il associa la pratique 4. théorie et pratique du drame bourgeois
et la théorie. si ses œuvres dramatiques n’ont pas m. d’orbesson et saint-albin ne valent pas comme
rencontré le succès de la postérité, en revanche ses des caractères (on aurait peine d’ailleurs à les définir
théories ont eu une grande influence sur le drame par un adjectif essentialiste), mais représentent leurs
romantique et contemporain. évoquer l’évolution conditions : le père et le fils de famille. la dernière
de l’inspiration dramatique au xviiie siècle vers les phrase de l’extrait proposé des entretiens sur « le
sujets « de société », et la mettre en relation avec Fils naturel » annonce, un an avant son écriture, le
l’extension du public bourgeois. sujet du drame qui intéresse diderot : il ne paraît
pas qu’on ait la moindre idée de ce que c’est qu’un
n Observation et analyse père de famille (l. 29).
1. le drame bourgeois
dorval veut rompre avec la comédie classique, 5. le pathétique dans le discours
fondée sur des caractères (l’avare, l’atrabilaire, la thématique même du passage portant sur les
l’hypocondriaque, la coquette, etc.). il lui reproche relations père/fils et les sentiments d’amour paternel
son manque d’utilité morale : la comédie de et de piété filiale, on commencera par un relevé du
caractères étant essentialiste, elle ne permet pas champ lexical du sentiment : pressentiments (l. 13),
l’identification du spectateur, qui ne se reconnaît malheur (l. 19), désespéré (l. 20), effroi (l. 27),
pas dans un portrait trop chargé. en revanche, la chérit (l. 30).
peinture des conditions, parce qu’elle montre des d’autres marques stylistiques sont caractéristiques
effets et des causes déterminés par le milieu, permet du pathétique : phrases interrompues (l. 19, 25),
au spectateur de reconnaître les circonstances de sa points de suspension traduisant l’émotion ou l’hé-
vie quotidienne, et donc de s’impliquer moralement sitation (l. 13-15), exclamations et interjections
dans le spectacle. (l. 14, 17), modalité injonctive (l. 31), superlatifs
et autres expressions de l’intensité (l. 30), rythme
2. conditions contre caractères ternaire (l. 30-31).
les « conditions » peuvent être sociales (métier,
appartenance à un milieu) ou familiales (sexe, âge, 6. noms des personnages
responsabilités au sein de la famille). les person- le texte écrit ménage le suspens dont profite au
nages ne sont plus définis par une essence, par théâtre le spectateur, qui n’identifie le fils de famille
un caractère, mais par le milieu où ils naissent et qu’au moment où son père le reconnaît. en appelant
évoluent, qui « conditionne » leur comportement. son personnage « le père de famille », diderot sou-
c’est une forme de psychologie sociale, qui participe ligne qu’il s’intéresse à sa condition sociale, et non
d’une esthétique réaliste. pas à « l’individu m. d’orbesson ».

3. le dialogue esthétique n Vers le Bac (dissertation)


selon la tradition du dialogue philosophique pla- le personnage de diderot est un type contemporain :
tonicien, diderot pratique volontiers le dialogue il correspond à des conditions auxquelles le specta-
sur des questions variées, y compris esthétiques. teur du drame bourgeois peut s’identifier ; d’où une
comme le sujet porte sur une rénovation de la impression de réalisme, d’identification possible.

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 219


alors que le spectateur bourgeois ne peut pas s’iden- boire le calice jusqu’à la lie en lui lisant la corres-
tifier aux grands héros tragiques du siècle précédent pondance privée qui l’accuse.
(Beaumarchais formule les mêmes critiques), la
2. ironie dramatique et double énonciation
vision d’un de ses semblables autorise l’identification,
et donc permet au théâtre de développer ses vertus il y a ironie dramatique quand le spectateur en
morales, par l’exemple vertueux. sait plus que l’un des personnages, et perçoit donc
différemment de lui les propos que lui tient son
Pour aller plus loin interlocuteur. c’est le cas dans la première partie
l groupement de textes : le pathétique dans le de cet extrait, où la comtesse défend son fils avec
drame : diderot, le Père de famille (➤ manuel, une maladresse qui inquiète le spectateur pour elle.
p. 220) ; Beaumarchais, la mère coupable le spectateur sait en effet que le comte est au fait
(➤ p. 221) ; hugo, hernani (➤ p. 222) ; dumas, antony de l’ascendance adultère de son second fils. dans
(dénouement) ; Becque, les corbeaux (➤ p. 229). la première partie du dialogue (l. 1-7), la double
l lecture cursive : diderot, Paradoxe sur le énonciation permet au spectateur de prévoir avant la
comédien. comtesse l’imminence de la révélation du secret.
l Bibliographie : Jean-marie thomasseau, drame quelques lignes avant cet extrait, la double énoncia-
et tragédie, hachette supérieur, 1995. tion fonctionne aussi dans le lapsus que la comtesse
rattrape de justesse : elle parle, en évoquant léon, de
la maison p… par vous habitée. à plusieurs reprises
Beaumarchais
2 La Mère coupable ▶ p. 221
dans la pièce, la comtesse se retient de prononcer
l’adjectif « paternel » (ici « la maison paternelle »)
et tourne sa phrase autrement par pudeur. ce lapsus
Pour commencer n’est d’abord compris que par le spectateur, avant
rappeler que Beaumarchais a commencé par écrire que le comte, averti de son infortune, n’ait lui aussi
un drame, eugénie (1767), qui s’inspire de la vie les moyens de le déchiffrer.
mouvementée de sa propre sœur, et qu’il revient
à ce genre avec la mère coupable, après les deux 3. esthétique du tableau
premières pièces de la trilogie, le barbier de séville les didascalies, ici, sont de trois ordres : certaines
et le mariage de Figaro, qui sont des comédies. indiquent l’état d’esprit du personnage (en désordre,
résumer l’intrigue de ces deux pièces en soulignant l. 1 ; avec fureur, l. 3 ; hors de lui, l. 8 ; au désespoir,
l’évolution des personnages : rosine est la jeune l. 11 ; anéantie, l. 16), d’autres indiquent sa gestuelle
première que le valet rusé du jeune premier arrache et son mouvement (levant les bras, l. 7 ; veut se lever,
au barbon dans le barbier de séville, puis l’épouse l. 11 ; la clouant sur son fauteuil, l. 12 ; priant, les
délaissée dans le mariage de Figaro. dans la mère mains jointes, l. 24), d’autres enfin donnent des
coupable, son personnage est moins immédiatement indications sur son intonation (avec force, l. 17).
réductible à un emploi. comme dans l’idéal prôné toutes ces indications s’adressent à l’acteur, à qui
par diderot, il est plutôt ici question de sa condition elles commandent un style de jeu.
de femme mariée ayant un enfant adultérin : l’enfant ce style de jeu est très expressif : il correspond à une
naturel est un sujet de société important à l’époque, traduction pour la scène de postures codées inspirées
et que l’on retrouvera abondamment dans le théâtre de la peinture. une iconologie des passions s’est
du xixe siècle (lucrèce borgia de hugo, antony de en effet transmise de la peinture au théâtre selon
dumas, etc.). une filiation remontant au traité des passions de
descartes (1649), dont s’est inspiré le Brun dans
n Observation et analyse sa méthode pour apprendre à dessiner les passions
1. montée de la tension dramatique (1698) ; diderot, qui connaît cet ouvrage, conseillait
Jusqu’à la ligne 8, le comte, menaçant, laisse d’ailleurs aux comédiens d’apprendre leur art de la
entendre qu’il connaît le secret de la comtesse. physionomie chez les peintres.
de la ligne 8 à la ligne 10, il éclate en imprécations la comparaison entre l’extrait de la mère coupable
et dévoile le secret de la comtesse : c’est l’acmé de et l’extrait du Père de famille fait apparaître des
la scène, et de la pièce, le moment attendu par le constantes stylistiques dans la gestuelle : les indi-
spectateur où la tension se relâche. cations soulignent dans les deux cas le pathétique
dans la suite de la scène, la comtesse effondrée tente (soupirs, cris, prière) ; les postures prises par les per-
d’échapper à la persécution de son mari, qui lui fait sonnages symbolisent leurs rapports interpersonnels

220 n 3e partie. Théâtre et représentation


(éloignements, rapprochements, violences physiques, de scapin et Brighella (dans la commedia dell’arte),
postures de soumission ou d’autorité, etc.). ces occupe l’emploi du valet rusé, dont on trouve de
postures expressives et codées seront reprises par nombreux exemples chez molière : il est celui qui,
le mélodrame et le drame romantique. par son habileté, son intelligence, et son sens de la
ruse, procure à son maître les moyens de tromper le
4. Questions de société
barbon qui séquestre ou tyrannise la jeune fille.
sont traitées ici la question des enfants naturels
– dans le mariage de Figaro, les rôles se distribuent
et celle de la condition féminine. dans la société
autrement : parallèlement à la promotion dramatique
bourgeoise, la responsabilité de la femme dans la
des valets, dont le mariage devient maintenant l’enjeu
filiation familiale est considérée comme plus lourde
principal de l’intrigue, et dont les revendications socia-
que la responsabilité de l’homme. en effet, selon une
les se font entendre, le couple des maîtres a évolué :
loi ancienne que confirmera le code civil, « pater
on est encore, certes, dans la comédie d’intrigue,
est quem nuptiae demonstrant » (le père est celui
mais aussi déjà dans la comédie de mœurs, avec les
que le mariage désigne) : en d’autres termes, la loi
problèmes conjugaux du comte, jaloux de l’honneur
considérait que tout enfant né d’une femme mariée
de sa femme, mais porté lui-même à l’infidélité.
était le fils de son mari. si son père biologique était en
– cette problématique rapproche la pièce du drame
réalité un autre homme, on ne pouvait pas le prouver,
bourgeois, et devient centrale dans la mère coupable,
et la loi l’ignorait. l’enfant devenait donc héritier du
où la question de l’enfant naturel est traitée comme un
père de famille, ce qui n’est pas sans importance pour
problème de société. d’une pièce à l’autre, le temps
la transmission du patrimoine. en revanche, l’enfant
a passé ; le couple a pris de l’âge, et ce devenir que
adultérin d’un homme ne pouvait pas prétendre à
leur assure la trilogie donne aux personnages une
sa succession, puisqu’il ne faisait pas partie de la
certaine épaisseur réaliste, les arrachant à leur type
famille officielle (c’est le cas de Florestine, la fille
comique initial. le style d’ailleurs s’en ressent, il
cachée du comte, dans la mère coupable). c’est
faut bien l’avouer : Beaumarchais semble avoir perdu
pourquoi on se montrait beaucoup plus sévère avec
la grâce.
les femmes sur la question de la fidélité.
dans cette scène, le spectateur est amené à réfléchir n Vers le Bac (commentaire)
à l’inégalité des conditions féminine et masculine
éléments de réponse à prendre en compte :
dans la société de son époque par l’émotion et la
– naturel et expressivité du dialogue (phrases inter-
pitié ressenties au spectacle révoltant de la violence
rompues, interjections, exclamations) ;
du comte. au dénouement, le comte finit d’ailleurs,
de peur de la perdre, par pardonner à sa femme : fin – registre pathétique ;
édifiante qui satisfait l’émotion du spectateur. – coup de théâtre, acmé du drame ;
– double énonciation (que sait, que pense, que ressent
n Perspectives le spectateur, en tant que tiers, témoin de la scène
1. une gravure pathétique qui lui est adressée ?).
ce tableau date du xixe siècle, mais il est conforme,
dans son esthétique, à la gestuelle du drame bour- Pour aller plus loin
geois. remarquer la position humiliée (à terre) du l de nombreuses pièces du xviiie et du xixe siècle
personnage, le mouvement de torsion de son corps mettent en scène cette question de société. voir par
qui indique sa douleur, la ligne oblique et le désordre exemple quitte pour la peur de vigny, où une aris-
des vêtements qui donnent du mouvement à sa tocrate qui ne vit plus maritalement avec son époux
posture, l’affaissement sur le fauteuil qui indique depuis de nombreux mois se retrouve enceinte de son
son abandon, et les yeux levés au ciel qui indiquent amant : le mari, furieux, vient la voir un soir pour
l’égarement et la prière. lui demander des comptes ; affolée, la jeune femme
s’explique, plaint le sort des femmes, et justifie sa
2. au fil de la trilogie conduite par l’état d’abandon dans lequel l’a laissée
l’évolution du genre, de la comédie au drame, s’accom- son mari, lui-même infidèle ; au dénouement, le mari
pagne d’un changement de statut des personnages. lui pardonne, reconnaissant ses plaintes légitimes ;
– dans la comédie initiale, le barbier de séville, il décide de ne partir que le lendemain matin : ainsi,
les personnages sont ceux de la comédie d’intrigue les domestiques pourront croire et témoigner qu’il
moliéresque : le comte prend l’emploi du jeune a passé la nuit avec sa femme, ce qui permettra
blondin, rosine est la jeune première, et Figaro, héritier d’éviter le scandale.

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 221


l voir aussi antony de dumas, où le héros éponyme, pièce abonde en inconvenances de toutes natures. le
parce qu’il est enfant naturel (d’un homme marié), roi s’exprime souvent comme un bandit, le bandit
n’a pas de famille, de nom, ni de fortune à offrir à traite le roi comme un brigand. la fille d’un grand
sa bien-aimée adèle. celle-ci épouse donc un autre d’espagne n’est qu’une dévergondée ».
homme, le colonel d’hervey, qui ne la rend pas rappeler la grande admiration de hugo pour
heureuse. quand des années plus tard elle retrouve corneille, et la proximité de cette scène avec la problé-
antony, les deux jeunes gens retombent dans leur matique du cid, où les lois de l’honneur aristocratique
passion ancienne, et deviennent amants. au dénoue- entrent en concurrence avec l’autorité royale.
ment, pour lui éviter le déshonneur d’être surprise
par son mari, antony tue adèle. toute la pièce est n Observation et analyse
une critique de l’hypocrisie puritaine de la société de 1. péripétie, coup de théâtre
la monarchie de Juillet, et une dénonciation du sort – vers 1-13 : don ruy commente le portrait de
inique fait aux enfants naturels par le code civil. son père ;
l avant cette pièce, Beaumarchais lui-même avait – vers 13-17 : don ruy commente son propre
mis en scène une autre « mère coupable », avec portrait : coup de théâtre, il refuse de livrer son
le personnage de marceline dans le mariage de hôte ;
Figaro : non pas une épouse adultère mais une mère – vers 18-37 : bras de fer entre don ruy et le roi,
célibataire, victime de la vindicte et du mépris d’une où deux lois s’affrontent, l’autorité monarchique et
société masculine (voir son réquisitoire à la scène l’honneur aristocratique.
16 de l’acte iii). le retournement est amené de manière habile, par
l Faire remarquer aux élèves que la littérature, et le biais du commentaire des portraits. à aucun
notamment le théâtre qui s’adresse au grand public, moment don ruy ne refuse directement d’obéir au
est un reflet direct des préoccupations morales, roi ; il emploie la technique indirecte de parler de lui
sociales, politiques, et judiciaires d’une époque. elle à la troisième personne en commentant son portrait
constitue un terrain d’expérimentation, une sorte de (v. 16-17), et en employant le discours rapporté
laboratoire fictif des conduites contemporaines. (vous voulez qu’on dise, v. 15). habileté suprême,
car cette question rhétorique (dont la réponse est
évidente) contraint le roi à convenir malgré lui de
Hugo la noblesse d’âme du duc, et de la justesse de son
3 Hernani ▶ p. 222
comportement. aussi le roi ne peut-il pas répondre
par le raisonnement à une démonstration détournée
aussi habile. il ne lui reste que la violence et la
Pour commencer
menace (à partir du vers suivant).
expliquer que le mélange des genres romantique
cette péripétie (= retournement de situation) a
passe par des techniques très précises, notamment
un effet fort sur les personnages (voir la didascalie
le brouillage des emplois traditionnels dans un
v. 17-18), différent selon les cas (joie de doña sol,
même personnage. ainsi, don carlos apparaît dans
stupeur dans les assistants, roi d’abord déconcerté,
la première scène de la pièce comme un vulgaire
puis en colère) ; mais aussi sur les spectateurs, qui
amant de vaudeville, à l’acte ii comme un traître de
pouvaient encore douter de l’attitude de don ruy.
mélodrame prêt à tout pour enlever la jeune première,
certes, il avait dans un premier mouvement caché
et à l’acte iii comme un tyran. mais à l’acte iv, avec
son rival derrière son portrait, mais combien de
son accession à l’empire, il acquiert une stature de
temps allait-il résister aux ordres du roi, et aurait-il la
roi de tragédie. de même, don ruy gomez cumule
constance de lui tenir tête jusqu’au bout ? le suspens
les deux emplois antithétiques de père noble de
est donc à son comble, et don ruy se montre ici
tragédie et de barbon de comédie (semblable à
particulièrement sublime aux yeux du spectateur.
l’arnolphe de l’école des Femmes ou au Bartholo
du barbier de séville, il veut épouser malgré elle sa 2. les valeurs aristocratiques
jeune pupille). ici, il est au contraire sublime dans de don ruy Gomez
sa résistance héroïque au roi. ce brouillage des don ruy gomez se réfère aux valeurs aristocra-
emplois traditionnels (toujours perceptibles malgré tiques : honneur, courage, dignité, constance dans
tout, mais superposés) laissa perplexe le censeur de l’adversité, loyauté dans le combat, et hospitalité.
la pièce, Briffault, qui n’y retrouvait plus ses repères c’est surtout cette dernière valeur qu’il met en avant,
traditionnels. dans son rapport, il note : « cette dans le vers 17 (la tête de son hôte).

222 n 3e partie. Théâtre et représentation


3. un décor machiné dualité. aussi les insultes que don carlos adresse
ce décor machiné a une triple fonction : esthétique, à don ruy sont-elles particulièrement dégradantes
symbolique, et dramatique. sa fonction esthétique est (v. 28-31), car, au-delà de la référence corporelle
de figurer le lieu de l’action : la galerie de portraits grotesque aux cheveux clairsemés du vieillard, elles
dans le château de don ruy ; de ce point de vue, il est portent atteinte à la personne de don ruy.
réaliste, car il renvoie à un élément existant dans la la tonalité des vers 24-36 est donc à la fois sublime et
réalité à laquelle se réfère la fiction : les galeries de grotesque. le grotesque est ici porté principalement
portraits de famille sont un usage aristocratique. sa par don carlos, et le sublime par don ruy.
fonction symbolique est de représenter, par le biais
de l’image, les valeurs aristocratiques de don ruy, n Perspectives
et l’un des thèmes majeurs de la pièce : la fidélité la mise en scène d’antoine vitez
aux lois ancestrales, le culte de la lignée, l’héritage, dans le décor inventé parYannis Kokkos pour la mise
la loi du père. d’un point de vue dramatique enfin, en scène de vitez, les portraits des ancêtres sont des
il est particulièrement ingénieux, puisque le dernier mains géantes peintes en clair-obscur à la vélasquez,
portrait, sur lequel s’attarde don ruy, renferme sur de grands panneaux de bois plantés à l’oblique
précisément l’homme que recherche le roi. d’où la dans une perspective accentuée. ces mains font écho
terreur de doña sol à l’approche du portrait, et son à une autre main géante, statue articulée qui portera
soulagement. la cachette est à la fois ingénieuse et don carlos dans le tombeau de charlemagne. voici
dangereuse, car hernani est ici tout près de celui le commentaire qu’en propose Florence naugrette
qui vient le chercher pour le faire prisonnier et/ou dans la première étude mentionnée en bibliographie
l’exécuter. le suspens est donc à son comble. et (➤ pour aller plus loin) :
l’ironie dramatique aussi, puisque don ruy défie le « comme souvent chez vitez et Kokkos, aucun
roi en lui mettant « sous le nez » la cachette qu’il élément n’est purement décoratif ; les seuls objets
prétend justement lui dissimuler. dans cette ironie présents sur scène sont ceux que nécessite l’action.
dramatique, le spectateur est complice de don ruy, les portraits en font partie, puisque hernani est caché
doña sol et hernani, contre le roi qui est berné, et derrière le dernier d’entre eux, celui de don ruy, et
passe pour un grotesque. que le vieillard utilise les effigies des ancêtres pour
faire une leçon d’honneur aristocratique au jeune roi.
4. le tyran par rapport au texte, où le faste des tableaux était
le roi manifeste sa faiblesse en ne réussissant pas, marqué par le luxe des cadres et des armoiries, vitez
par la seule autorité de sa parole, à soumettre don privilégie le sème de grandeur à celui de richesse ; les
ruy, qui est son sujet. ses ordres, formulés par de mains géantes symbolisent le pouvoir de la tradition
sèches phrases nominales exclamatives (v. 11-13) qui a pris pour don ruy une importance démesurée.
qui n’occupent pas même tout un alexandrin, restent quand il rentre en scène, ses mains qui tremblent
sans effet. il use donc de la menace (l. 18, 20-21), contrastent avec la fixité autoritaire de celles des
puis de l’insulte, en humiliant don ruy sur son âge ancêtres. plus tard, il s’allonge face contre terre, en
(v. 27-31). pleurs, devant le premier tableau, tendant en arrière sa
main débile vers la grande. il se relève ensuite et dans
5. la tête d’un grand d’espagne son énumération des valeureux aïeux, lève souvent
la « tête » représente, par métonymie, la vie. don vers eux ses mains soulignées par l’éclairage. puis
ruy donne donc au roi sa vie en échange de celle sa main s’investit miraculeusement du pouvoir des
de son rival (geste sublime). l’équivalence entre les ancêtres au moment du pacte avec hernani, comme
deux têtes est belle, car elle gomme la rivalité, ainsi vitez le décrit lui-même :
que la différence d’âge (thème cher à hugo ; voir, “quand j’oblige hernani [...] à conclure un pacte
dans « Booz endormi », poème de la première série avec moi, au terme duquel il me donnera sa vie
de la légende des siècles : « car le jeune homme quand je l’exigerai, je lui demande de sceller ce
est beau, mais le vieillard est grand »). pacte en me serrant la main. alors ma main tremble,
on peut supposer que les portraits représentent princi- comme celle d’un vieillard. mais au moment où je
palement des visages ; donc la tête réelle de don ruy est saisis la main d’aurélien [recoing], elle devient
le prolongement des têtes exhibées de ses ancêtres. très forte et aurélien joue qu’il est terrassé par
la tête est aussi le siège de l’intelligence, et donc, une puissance terrible. cela devient la main du
symboliquement, de la personnalité, de l’indivi- commandeur, une image comme il y en a dans les

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 223


légendes de tous les temps, de l’odyssée à la bande Musset
dessinée d’aujourd’hui, en passant par la légende des 4 On ne badine pas avec l’amour ▶ p. 224
siècles de victor hugo : une main fragile qui devient
une main de fer parce que la puissance du destin,
Pour commencer
la puissance du dieu finalement s’en est emparée
préciser le genre du proverbe dramatique illustré
(antoine vitez, « une entente », théâtre/Public,
et défini au xviiie siècle par carmontelle : « espèce
n°64-65, p. 26).”
de comédie que l’on fait en inventant un sujet, ou
aux mains des ancêtres de don ruy, dont la seule
en se servant de quelques traits de quelque histo-
évocation lui prête force, correspond dans la mise
riette » : sorte de devinette de salon, que musset
en scène de vitez la main de charlemagne, sculp-
renouvelle profondément (type de débat, caractères,
ture de pierre en mouvement restituant un don
tonalités).
carlos nu après sa visite au tombeau de l’ancêtre.
situer la scène dans l’action : perdican, qui souscrirait
le futur empereur est alors une minuscule figure
volontiers au projet de mariage du baron, s’est
tenue entre le pouce et l’index de la statue monu-
heurté à la froideur de camille (ii, 1) ; il fait la cour
mentale. ainsi est donné à voir ce qui d’habitude
à rosette, la sœur de lait de celle-ci (ii, 3).
reste confiné dans un hors-scène improbable : la
confrontation entre don carlos et charlemagne
n Observation et analyse
qui débouche sur un héritage. les deux systèmes
1. la cachette
de main opposent deux traditions, deux systèmes
politiques ; avec ces grandes structures signifiantes deux espaces distincts doivent être ménagés sur
que sont la main ou l’escalier géants, vitez met la scène, pour rendre vraisemblable la cachette de
en scène le théâtre de hugo comme un théâtre de camille (elle se cache derrière un arbre, l. 16). à
l’histoire dont l’enjeu est moins l’événement du la lecture, cette didascalie a une dimension roma-
passé raconté par la fiction que la représentation nesque : le lecteur s’imagine le petit bois (didascalie
de la façon dont tout grand moment historique liminaire de la scène). à la représentation, si le
s’inscrit dans un héritage qui le conditionne et décor est suffisamment réaliste, et que des arbres
qu’il (qui le) dépasse à la fois. » sont figurés, camille peut se cacher derrière l’un
d’eux ; sinon, dans un décor plus sobre, un système
n Vers le Bac (invention) équivalent doit être trouvé, et deux aires de jeu
les différents points développés (dans un registre doivent être distinguées. c’est le cas dans la mise
polémique) peuvent être : en scène de ladislas chollat (voir photographie
p. 225), où camille est isolée à l’avant-scène, entre
– la difficulté à identifier un emploi (le père noble
le cadre de scène et la rampe, ce qui la situe dans
est insulté, le roi se comporte avec brutalité) ;
une position de témoin extérieur de la scène, et crée
– le mélange des registres (noble et trivial) ;
une structure emboîtée : le spectateur voit camille
– le manque de régularité de l’alexandrin (suraccen- qui voit la scène d’amour entre perdican et rosette
tuation, vers scindé en plusieurs répliques, enjam- (attention : ce n’est pas du théâtre dans le théâtre,
bements, coupes irrégulières) ; ni a fortiori une mise en abyme). le spectateur
– l’audace des métaphores. jouit ainsi de sa double position de voyeur. il est en
position d’ironie dramatique complexe : il sait que
Pour aller plus loin perdican se sait observé, que rosette est manipulée
l travailler avec les élèves la notion d’ « emploi ». par perdican, que camille croit à tort surprendre
montrer que les différents personnages masculins perdican (voir question 4) ; cette situation dramatique
de la pièce cumulent plusieurs emplois, dont ils provoque chez lui des émotions complexes (voir
changent d’un acte à l’autre. question 5).
l Bibliographie :
– Florence naugrette, « vitez metteur en scène de 2. didascalies externes et internes
hugo », romantisme, sedes, n°102 (sur les scènes didascalies externes :
du xxe siècle, textes réunis par Jean-claude liéber, – de lieu : le petit bois (liminaire) ;
1998) ; le théâtre romantique. histoire, écriture, – de gestuelle : il donne la lettre (l. 8), lisant (l. 13),
mise en scène, seuil, « points », 2000 ; il lui pose sa chaîne sur le cou (l. 26-27), il jette sa
– anne ubersfeld, victor hugo et le théâtre, livre bague dans l’eau (l. 32) ;
de poche, 2002. – de mouvements : il sort (l. 12), elle se cache

224 n 3e partie. Théâtre et représentation


derrière un arbre (l. 16), entrent Perdican et rosette pour camille, sur le moment, et le sera pour rosette,
qui s’assoient (l. 18-19), cachée, à part (l. 20) ; rétrospectivement (le dénouement est proche : elle
– d’intonation : à haute voix, de manière que camille se suicide pour avoir compris la manipulation dont
l’entende (l. 23), à part (l. 38). elle est ici la victime).
didascalies internes :
5. registres et émotions mêlés
– de lieu : voilà justement la fontaine (l. 15) ;
le spectateur admire l’ingéniosité de perdican, qui
– de mouvement : voilà Perdican qui approche avec réussit ici une ruse particulièrement habile et rouée. il
rosette (l. 16-17), regarde à présent cette bague peut estimer que camille a bien mérité cette « bonne
[…] que m’avait donnée camille (l. 29-37). leçon » qui lui est donnée. mais il ressent aussi une
3. valeur dramatique et symbolique des objets certaine compassion pour camille, témoin impuissant
la lettre a une valeur dramatique, puisqu’elle convo- de cette scène humiliante pour elle. enfin, il est en
que camille au rendez-vous : le prétexte invoqué par position d’ironie dramatique particulièrement dou-
perdican est de lui dire adieu (l. 13), mais en réalité loureuse à l’égard de rosette, qu’il voudrait pouvoir
cette lettre a pour effet de forcer camille à assister avertir de la manipulation dont elle est l’objet. le
au rendez-vous de perdican et rosette ; c’est donc comique (la ruse, la burla farcesque) engendre le
une ruse de perdican. tragique (l’imminent suicide de rosette).
la bague a une valeur dramatique (elle est jetée dans
l’eau), en permettant à perdican à mener à bien sa n Perspectives
démonstration amoureuse (l’apparition / disparition / la mise en scène d’un proverbe
réapparition de l’image des deux jeunes gens dans perdican « badine » avec l’amour (le sien, celui de
l’eau) ; mais elle a surtout une fonction symbolique : camille, celui de rosette) pour venger son amour-
c’était un gage d’amour offert par camille (l. 37) ; la propre blessé par les froideurs raisonneuses de sa
jeter dans l’eau équivaut à signifier leur rupture défi- cousine. mais ce badinage aura des conséquences
nitive à camille ; que perdican jette cette bague sous dramatiques : le suicide de rosette, qui gâchera
les yeux de camille, et l’utilise pour un jeu amoureux aussi forcément toute réconciliation entre les deux
narcissique avec rosette, est particulièrement cruel. amants. la formulation du proverbe est édifiante :
elle édicte une loi. le genre du proverbe dramatique
4. le double discours de perdican est l’illustration d’une telle loi philosophique ou
la didascalie de la ligne 23 indique sans ambi- morale par l’exemple de la fiction.
guïté que perdican se sait espionné par camille. sa
déclaration à rosette est donc avant tout destinée n Vers le Bac (dissertation)
à susciter la jalousie de camille. rosette, naïve on développera les points suivants.
(emploi de l’ingénue) et peu instruite (sœur de lait – défi technique et esthétique : le décorateur doit
de camille, elle est la fille de sa nourrice), ne peut trouver un système adapté, qui ménage le vraisem-
deviner la manipulation dont elle fait l’objet. il se blable. l’espace scénique est scindé en deux aires
peut, du reste, que perdican soit sincère dans les de jeu ; comment communiquent-elles ?
compliments qu’il lui adresse ; mais il l’utilise sans – suspens : celui qui se cache sera-t-il découvert ?
scrupule pour blesser camille. si oui, que risque-t-il ? inversement, celui qui est
la double entente est particulièrement repérable dans épié se sait-il épié ? si oui, comment manipule-t-il
le portrait que perdican brosse de rosette, qui est celui qui l’épie ? si non, que risque-t-il ?
aussi un portrait de camille en négatif : en vantant – ironie dramatique : le spectateur jouit de sa position
la sincérité, la candeur, et la modestie de rosette, il de supériorité sur les personnages victimes de la
critique implicitement les complications et l’orgueil cachette. selon les cas, éprouve-t-il terreur, pitié,
de camille. la répétition de toi seule (l. 24-25) est amusement ?
une allusion indirecte à camille, compréhensible
par cette dernière, qui comprend qu’on la prend ici Pour aller plus loin
comme repoussoir. sur le mode négatif, perdican groupement de textes sur la cachette au théâtre :
félicite rosette de n’avoir pas été touchée par molière, tartuffe, iv, 5 (orgon caché sous la table
certaines influences néfastes qui renvoient au passé pendant la déclaration d’elmire à orgon) ; racine,
ou à l’attitude de camille (l. 42-43). britannicus, p. 210 (➤ manuel, p. 210) ; Beaumarchais,
enfin, l’épisode de la bague est une cruauté adressée le mariage de Figaro, i, 8 (la scène du fauteuil où
à camille (voir question 3). cette scène est cruelle se cachent alternativement chérubin et le comte)

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 225


ou ii, 12-16 (la scène du cabinet où se cachent la sérénade), du dévoilement, de la confidence, de
successivement chérubin et suzanne) ; hugo, mille l’intimité (➤ voir le duo du cid, p. 207).
Francs de récompense, i, 1 (dispositif machiné, le
3. le discours précieux
personnage caché parle au public en aparté, il est
bien intentionné à l’égard de celle qu’il épie, dont – de n’aimer plus… quand… j’aime plus (v. 5) :
il sera au dénouement le sauveur) ; musset, on homophonie entre la négation (ne… plus) et l’adverbe
ne badine pas avec l’amour (➤ p. 224) ; rostand, (plus).
cyrano de bergerac (➤ p. 226). – métaphore filée (et doublement in praesentia) de
l’amour en marmot et de l’âme en barcelonnette (v. 7) :
métaphore spirituelle, et parodique du style précieux,
rostand car un peu triviale (niveau de langue familier pour
5 Cyrano de Bergerac ▶ p. 226 marmot). métaphore redoublée par l’allusion mytho-
logique à hercule (v. 11).
Pour commencer – cette métaphore en engendre une autre, orgueil
la pièce de rostand constitue une résurgence, très tar- et doute étant comparés à des serpents (v. 13).
dive dans le siècle, du drame romantique, à une époque – anthropomorphisation des mots en grimpeurs et
où le théâtre en vers a disparu quasi définitivement de athlètes (v. 24-26).
la scène française, et où d’autres styles d’avant-garde – antithèses : grand / petite (v. 22), descendent /
(comme le naturalisme et le symbolisme) ont supplanté montent (v. 23-24).
le romantisme. la pièce remporte pour cela un succès – Jeu entre le concret et l’abstrait : tomber (v. 29).
considérable à sa création, vaut sa légion d’honneur toutes ces figures de style sont des ornements du
à rostand (si peu sûr de réussir qu’il voulait tout discours typiques de l’esthétique précieuse, où les
arrêter quelque jours avant la première), et constitue sentiments sont peints de façon détournée. la parodie
un triomphe pour l’interprète du héros éponyme, est perceptible à leur accumulation, et au mélange
coquelin, qui y exprime toute sa verve comique et des registres sublime et trivial (voir question 5).
lyrique. au-delà de son anachronisme, la pièce est
4. maniement virtuose de l’alexandrin
devenue plus qu’un « classique » : un emblème de
– dislocation de l’alexandrin en plusieurs répliques
l’esprit français, comme en témoigne le formidable
(v. 1-4). le vers 1 ressemble à certains vers de
succès de la mise en scène de denis podalydès en 2006
molière ou de hugo qui jouent avec le naturel et la
(➤ manuel, p. 228), qui fit salle comble pendant deux
rapidité du dialogue en prose.
saisons et remporta cinq « molières » en 2007.
– suraccentuation : accent oratoire sur la première
n Observation et analyse syllabe (v. 1, 3, 4, 16, 22, 28), coupes nombreuses
1. progression dramatique entraînant multiplication des accents (7 au vers 1 ;
il y a trois parties très nettes dans cette scène : 5 au vers 5 ; 5 au vers 13 ; 5 au vers 22).
– vers 1-4 : christian parle de son propre chef à – ralentissement par les points de suspension
roxane, sans succès, car elle continue de le bouder correspondant aux hésitations de christian.
pour son manque d’éloquence ; le spectateur a parfois du mal à entendre le compte
– vers 4-15 : christian répète les mots que lui souffle des douze syllabes, et admire, quand il le perçoit, les
cyrano, et capte ainsi de nouveau l’écoute bien- prouesses acrobatiques de l’auteur, qui redoublent
veillante de roxane ; celles de cyrano lui-même. le héros est ainsi, par
– vers 16-fin du passage : cyrano s’étant glissé à la son éloquence même, une image de l’auteur qui a
place de christian peut parler plus vite à roxane, créé son personnage.
charmée de son éloquence, et tous deux se livrent à
5. le sublime et le grotesque
une conversation précieuse.
la situation dramatique (sérénade au balcon) est
2. l’espace/temps de la nuit sublime, jusque dans son intertexte avec la célèbre
– intérêt dramatique : l’obscurité permet de dissimuler scène de roméo et juliette de shakespeare ; mais
les silhouettes de christian et cyrano au yeux de ici, cette scène donne lieu à une substitution
roxane. sans elle, le subterfuge serait plus difficile de personnage grotesque (contrepoint comique,
à réaliser. ironie dramatique). l’amoureux est scindé en deux
– intérêt symbolique : la nuit est l’espace/temps personnages, ce qui est grotesque, puisque aucun
privilégié de la déclaration amoureuse (tradition de des deux ne suffit à charmer roxane. cyrano est

226 n 3e partie. Théâtre et représentation


grotesque par son physique, sublime par son esprit, deux guerres, victor Francen, puis pierre Fresnay
et inversement pour christian. enfin le style précieux reprirent le rôle. la pièce entre au répertoire de la
est sublime, mais sa parodie est grotesque. comédie-Française en 1938 dans une mise en scène
de pierre dux avec andré Brunot (cyrano), marie
n Perspectives Bell (roxane), maurice escande (de guiche), dans des
trois espaces scéniques machinés décors de christian Bérard. parmi les mises en scène
ressemblances : intérieur/extérieur ; dialogue entre un plus récentes, retenons celle de la comédie-Française
personnage dans une maison et en hauteur, parlant par en 1964 (metteur en scène Jacques charron, interprète
une ouverture (fenêtre ou balcon), et un personnage de cyrano Jean piat) ; celle de Jérôme savary en 1983,
situé en bas, dehors. dans les trois cas, ce dispositif à mogador, avec Jacques Weber dans le rôle titre ;
a une importance dramatique : il permet à médée de celle de robert hossein au théâtre marigny en 1990,
s’échapper, à george dandin et angélique d’enfermer avec Jean-paul Belmondo.
l’autre dehors, à cyrano et christian de dissimuler leur la mise en scène de denis podalydès en 2006 à la
association pour faire la cour à roxane. dans les trois comédie-Française rencontra également un grand
cas, il sert une ruse, dont jouit le spectateur. succès, consacré par cinq « molières » en 2007.
variations : dans médée, il prend tout son sens grâce
à la « merveille » supplémentaire qu’est l’arrivée n Observation et analyse
du char tiré par des dragons ailés ; dans george 1. espace/temps
dandin, il y a échange des places et retournement l’espace/temps de la nuit est figuré par un éclai-
de situation ; dans cyrano de bergerac, le dispositif rage tamisé qui laisse dans l’obscurité complète le
sert lui-même de thème au discours (les mots qui fond de scène (sur l’image, à droite) mais éclaire
montent et descendent). par une lumière oblique les personnages, donnant
ainsi l’illusion d’un clair de lune. la maison de
n Vers le Bac (oral) roxane, proche d’un arbre et d’architecture simple,
– dans la gestuelle et les mouvements : l’ascension imprime une atmosphère pastorale à cette scène
de l’homme vers la femme est un symbole de la de déclaration.
conquête amoureuse, voire de l’acte sexuel.
– dans le décor : le balcon est à la fois un obstacle à 2. verticalité
la rencontre des corps, et un lieu où la femme s’offre les trois personnages sont debout. la maison de
à la contemplation, un lieu de l’entre-deux ; situé roxane est plus haute que large. le balcon est soutenu
en hauteur, il symbolise la supériorité de la femme par des piliers de bois. un escalier permet d’y monter.
sur l’homme dans la relation amoureuse précieuse des rideaux et des cordes sont suspendus. toutes ces
(héritée de la courtoisie) ; l’espace/temps de la nuit lignes verticales correspondent à un enjeu dramatique
contribue à l’érotisme du moment. majeur dans cette scène : l’adresse du discours de
– dans le discours : la déclaration fleurie de cyrano celui qui est en bas à celle qui en haut (qui donne
est d’autant plus caressante qu’elle est plus ornée et lieu à de plaisants jeux d’esprit : voir texte précédent,
détournée. pp. 226-227, v. 23-29) ; et le but de cet acte, le « baiser
de roxane », que christian n’obtiendra qu’avec la
Pour aller plus loin permission de grimper sur le balcon.
comparer cette scène avec la « scène du balcon » de
3. Gestuelle
roméo et juliette de shakespeare (acte ii, scène 2).
roxane, au balcon, les mains accrochées au rebord,
lève les yeux, comme si elle se laissait bercer par
la voix qu’elle entend. cyrano reste à moitié caché
lecture d’image sous le balcon, pour ne pas se faire reconnaître ;
rostand/Podalydès tendu vers l’avant, il est tout entier à son éloquence ;
6 Mise en scène de Cyrano de Bergerac ▶ p. 228 christian, relégué sous le balcon, observe son ami
parler pour lui.
Pour commencer 4. décor
à sa création, en 1897, au théâtre de la porte saint- l’arbre introduit un élément bucolique dans la ville.
martin (temple du drame et du mélodrame roman- la maison de ville de roxane est simple (ce qui peut
tiques), coquelin interprétait le rôle de cyrano ; la surprendre : elle est une précieuse de la meilleure
pièce fut jouée alors 400 fois en deux ans. entre les société aristocratique). les cordes, les pots de fleurs,

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 227


et la simplicité des balustrades accentuent cette impres- « pour cette scène du balcon, à l’acte iii, rien ne
sion. les cordes connotent l’escalade qui doit mener manque à première vue. la haute maison, la fenêtre
l’amant jusqu’aux faveurs de sa belle. elles renvoient par laquelle roxanne se penche, le recoin dans la
aussi à la machinerie théâtrale, exhibant ainsi la pénombre où cyrano se cache pour souffler à chris-
fabrique de l’illusion en un clin d’œil au spectateur. tian les mots que l’amoureux officiel est incapable
d’inventer par lui-même. pour plus de commodité,
5. atmosphère générale
cyrano finit par s’envelopper dans le manteau de
la simplicité du décor, ses connotations métathéâtra-
christian et par se charger de la déclaration. dans la
les et l’éclairage lunaire contribuent à produire une
mise en scène de denis podalydès, le décor s’escamote
atmosphère onirique, légère et gracieuse.
alors : suspendue dans le vide, apparition dans sa robe
blanche, roxanne écoute la voix de cyrano.
n Perspectives
théâtre/cinéma cette image, on pressent que podalydès l’a rêvée plus
dans le film de rappeneau, cette scène correspond fluide : on remarque un peu trop le filin qui soutient
au « chapitre 15 ». le dispositif est plus réaliste : on roxanne et l’effet du tableau reste en deçà de son
voit d’abord roxane sortir de son lit en entendant le ambition. mais cet instant, dans sa réussite et ses
caillou jeté sur son carreau. elle est en chemise de manques, résume l’atmosphère d’un spectacle qui
nuit, tenue décente mais érotisée, notamment par le a pour souci constant de traverses les apparences.
vent qui souffle en cette nuit d’orage. il dit aussi l’essence de la pièce : c’est cyrano qui
donne forme et vie à tous les autres, qui les “souffle”
la lumière joue des contrastes entre l’ombre du
comme des bulles de savon. »
feuillage et de la nuit d’orage, d’un côté, et les éclairs
de l’autre. cette alternance a un rôle à la fois dramati-
que et symbolique : dramatique, parce qu’à la faveur Becque
d’un éclair, roxane pourrait reconnaître cyrano quand 7 Les Corbeaux ▶ p. 229
celui-ci remplace christian ; symbolique, car les
éclairs figurent la puissance de la passion.
le dispositif est semblable à celui d’eric ruf dans Pour commencer
la mise en scène de podalydès, dans la mesure où henri François Becque (1837-1899) est considéré
est ménagé sous le balcon un espace qui permet à comme le premier des dramaturges naturalistes, l’un
celui des deux hommes qui ne veut pas se montrer des pères du théâtre-libre. quelques tentatives peu
de rester caché pendant toute la scène. il est différent fructueuses du côté de l’opéra (livret de sardanapale,
dans la mesure où les grands arbres qui sont devant 1867), du vaudeville (l’enfant prodigue, 1868), et
le balcon de roxane permettent à cyrano, dans le du drame symbolique (l’enlèvement, 1871) le font
film, de déambuler à l’abri du regard de roxane, qui renoncer provisoirement au théâtre ; après six années
le suit à l’oreille en se déplaçant sur le balcon. passées comme chroniqueur dramatique (1872-1878),
dans le film, des gros plans sont possibles (ils sont cet ancien commis d’agent de change trouve sa voie
exclus au théâtre), qui rendent sensibles les émotions dans l’observation sans complaisance de la société
des personnages. on lit ainsi clairement sur le visage avec les corbeaux (1882) et la Parisienne (1885),
de roxane (jouée par anne Brochet) les délices de la ses deux chefs-d’œuvre.
séduction ; sur celui de cyrano (gérard depardieu) expliquer le sens de la métaphore des « corbeaux ».
l’ardeur poétique et amoureuse ; sur celui de chris- dans le sens où l’emploie Becque, la métaphore
tian (vincent pérez) l’impatience et l’inquiétude. s’applique aux hommes d’affaires et de finance peu
le cinéma permet aussi le champ/contre-champ, scrupuleux qui profitent du désarroi d’une famille
particulièrement adapté dans cette scène où l’écart en deuil, ou désarmée par un revers de fortune, pour
des corps, la séparation verticale et le camouflage font l’exploiter indignement par le moyen du chantage
dépendre l’action de la visibilité des silhouettes. ou de l’extorsion de fonds.

Pour aller plus loin n Observation et analyse


on mesurera l’impact du travail de denis podalydès 1. intensité dramatique
dans cette « scène du balcon » en lisant le début de on mesure la précision de la construction dramatique
l’article dans lequel le critique rené solis rendit de ce passage au fait que chacune des cinq répliques
compte du spectacle pour le journal libération qui le composent fait avancer l’action :
(09/06/2006) : – mme vigneron affirme son libre-arbitre ;

228 n 3e partie. Théâtre et représentation


– Bourdon lui rétorque qu’elle n’a guère le choix ; n Perspectives
– mme vigneron lui oppose la figure de sa propre un réalisme scandaleux
union avec le défunt ; la pièce a choqué les critiques et le public parce
– Bourdon s’autorise à faire parler le défunt dans le qu’elle dresse de la société contemporaine une
sens qui l’arrange ; peinture sans concession. tout est noir et désolant
– marie cède au chantage affectif de Bourdon : sa dans cette intrigue. nulle lueur d’espoir ne vient
dernière réplique est un coup de théâtre qui surprend éclairer le sort des personnages, nulle providence
le spectateur, et le désole pour elle. ne semble pouvoir sauver la situation. la satire est
dans cette scène, toute l’action ne consiste qu’en âpre. l’intrigue est simple et nue. la mise en scène,
discours. à la création, était aussi très dépouillée. le registre
réaliste est perceptible au motif contemporain, à
2. attitudes la peinture d’un milieu, à l’ambition analytique et
mme vigneron est franche, directe, simple, et cou- scientifique d’un fait de société.
rageuse. on peut imaginer qu’elle se tient droite,
parle énergiquement, et souligne son refus de céder n Vers le Bac (invention)
au chantage par des gestes de la main. on pourra mettre en évidence l’évolution de la réflexion
Bourdon est sournois, insidieux, procède par insinua- de marie, qui pèse le pour et le contre, et balance (voir
tions. il prétend venir en aide à mme vigneron mais le modèle des stances du cid), et finit par céder.
en réalité il lui tient un discours humiliant d’abord, les différents éléments suivants pourront être
culpabilisant ensuite. on peut l’imaginer s’asseyant exploités :
confortablement, fumant un cigare, comme s’il – dégoût pour le vieillard teissier, et mépris pour
prenait possession du lieu, parlant avec componction, son représentant Bourdon ;
lenteur, et posant sur marie des regards insistants. – désarroi : douleur du deuil, compassion pour la
marie est timide, peu loquace, impressionnée et situation délicate de sa mère ;
émue. on peut l’imaginer baissant petit à petit les – réflexion sur la mésaventure arrivée à sa sœur
yeux en écoutant les arguments de Bourdon, et Blanche ;
prononçant sa dernière réplique sur un ton résigné, – résignation, sens du sacrifice.
d’une voix à peine audible.
3. le chantage Pour aller plus loin
Bourdon se montre particulièrement habile. il est Bibliographie : maurice descotes, henri becque et
poli, courtois et respectueux (utilisant fréquemment son théâtre, minard, 1962.
l’apostrophe madame, l. 9, 12, 16). mais en réalité
il exerce sur elles une pression odieuse, en sous-
entendant par des questions rhétoriques que les filles ibsen
Bourdon ne trouveront plus de partis à leur goût, étant 8 Hedda Gabler ▶ p. 230
ruinées. il utilise l’exemple du mariage rompu de
Blanche comme un argument général et définitif en Pour commencer
faveur de sa thèse. puis il utilise le chantage affectif
signaler un point important pour la compréhension de
en prétendant parler au nom du défunt mari de mme
ce passage. dans le passé de la fiction, hedda gabler,
vigneron. il utilise l’argument moral et religieux du
du temps lointain où elle fréquentait løvborg, a failli
sacrifice de manière d’autant plus scandaleuse que
le tuer, avec le pistolet qu’elle lui donne ici.
lui-même ne recherche ici que son propre profit. or
rappeler les deux sens de « pantomime » : 1) pièce
c’est ce dernier argument qui fait fléchir marie.
muette, sans dialogues ; 2) partie d’une pièce où
4. un théâtre moral l’action est muette, et est consignée dans le texte
madame vigneron respecte les sentiments et l’hon- par une didascalie substantielle. c’est le second sens
nêteté de sa fille. pour Bourdon, seules comptent les qu’on utilisera pour expliquer cet extrait.
convenances sociales, la respectabilité apparente, le
profit et l’argent. Bourdon est un héritier du traître n Observation et analyse
de mélodrame ; aussi n’inspire-t-il que dégoût au 1. construction dramatique
spectateur. il s’agit ainsi d’un théâtre à la fois réaliste – l. 1-35 : løvborg confie à hedda la vérité (il a
et moralisateur. perdu le manuscrit) et son désespoir ;

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 229


– l. 36-55 : hedda donne son pistolet à løvborg, et lui 4. le rôle des objets
suggère à mots couverts de mettre fin à ses jours ; le pistolet a une valeur symbolique, parce qu’il
– l. 56 à la fin : hedda brûle cérémonieusement le s’agit de l’arme que hedda avait utilisée contre
manuscrit de løvborg. løvborg lors de leur passé amoureux ; il en est donc
cette progression produit une impression d’horreur la métonymie, à la fois amoureuse et mortelle.
sur le spectateur, qui constate l’insensibilité de la charge symbolique du manuscrit est forte, puis-
hedda, à qui le dialogue offre à de nombreuses qu’il est l’équivalent fantasmatique de « l’enfant »
reprises l’occasion de tirer løvborg de son angoisse, que thea et løvborg ont créé ensemble, et dont
en lui rendant son manuscrit perdu. au lieu de cela, hedda est jalouse. un doute plane, par ailleurs :
elle l’enfonce dans son désespoir en lui donnant le hedda a laissé entendre (mais rien ne l’assure)
moyen de mettre fin à ses jours. la cérémonie finale qu’elle serait enceinte. quand on sait qu’elle se
est un rituel horrible, qui anticipe sur le suicide de suicide au dénouement, il y a dans cette scène une
løvborg. prolepse du sort qu’elle se réserve.
2. non-dits et sous-entendus 5. réalisme et symbolisme
le non-dit sur lequel repose toute l’intrigue, c’est que le cadre est réaliste : intérieur bourgeois, meubles
hedda, au lieu de rendre son manuscrit à løvborg, faisant partie intégrante du décor (bureau, tiroirs,
comme elle devrait le faire, et comme son mari, porte, fauteuil, poêle). le cahier comporte des
qui le lui a confié, pense qu’elle va le faire, n’en feuilles que hedda détache, une couverture. le
dit rien au premier intéressé, et le laisse s’enfoncer dialogue est simple, naturel, vraisemblable. mais le
dans son désespoir, jusqu’à la mort. ce non-dit décor finit par symboliser l’enfermement d’hedda
rend hedda d’autant plus coupable que løvborg, dans le conformisme de sa vie maritale et des
qui dans un premier temps a fait croire à thea qu’il convenances provinciales. les objets, quant à eux,
avait délibérément détruit le manuscrit, se confie revêtent une lourde charge symbolique, amoureuse
maintenant sincèrement à hedda, mettant fin, donc, et mortelle (voir question 4). le charme particulier
au non-dit précédent. à l’écriture d’ibsen tient à ce mélange secret de
les allusions à leur relation ancienne sont voilées, réalisme et de symbolisme, que l’on retrouve, par
jamais explicites, mais sous-entendues. de même, exemple, dans ces deux autres drames du quotidien
løvborg ne dit pas clairement à hedda qu’il veut que sont maison de poupée (1879) et le canard
mettre fin à ses jours, mais il le sous-entend par sauvage (1884).
périphrase (je ne veux qu’une chose : c’est que tout
cela finisse. le plus tôt sera le mieux, l. 34-35). n Vers le Bac (commentaire)
après quoi, hedda et løvborg filent la méta- le spectateur en sait plus que løvborg, qui ignore
phore de la couronne de pampre, qui désigne, au que son manuscrit n’est pas perdu, mais se trouve en
sens premier, la récompense des poètes antiques, possession de hedda, ayant été retrouvé par le mari
mais ici, au sens symbolique, une mort sublime, de cette dernière. cela crée pour lui une situation
consistant à se tirer une balle dans la tête. de d’ironie dramatique terrible : il sait en effet où se
même, quand hedda recommande à løvborg de trouve le manuscrit, et voudrait pouvoir le dire à
faire bon usage du pistolet, elle n’a pas besoin løvborg. il assiste donc médusé à la manipulation
d’expliciter sa pensée pour l’inciter au suicide. machiavélique de hedda, qui ne rend pas son
cependant, le sous-entendu est presque levé à manuscrit à son ami. le spectateur comprend
partir de la ligne 50. progressivement ce que hedda a en tête, en lui
voyant tendre le pistolet à løvborg. l’ambiguïté
3. les pantomimes est petit à petit levée, presque définitivement aux
la première pantomime (l. 45-46) a une valeur lignes 50-53.
dramatique anticipée : pour l’instant, rien de décisif
ne s’accomplit, mais en donnant ce pistolet à løv- Pour aller plus loin
borg, elle lui fournit l’arme de son suicide, et l’y l Bibliographie : maurice gravier, ibsen, seghers,
incite implicitement. la seconde pantomime a une 1973.
valeur dramatique immédiate : hedda contemple l voir aussi, en conclusion, ce jugement de régis
une dernière fois le manuscrit et le brûle. geste Boyer : « il reste enfin l’homme de théâtre qui
irréparable. c’est le moment le plus intense de a consacré son existence à un art dont il a su se
toute la pièce. rendre maître jusqu’à la virtuosité. on a tout dit sur

230 n 3e partie. Théâtre et représentation


la plasticité d’un génie capable de romantisme, de c’est renouer connaissance avec des êtres humains
réalisme, de naturalisme, d’art symbolique, d’expres- sortis tout droit de la vie, personnages souvent
sionnisme, mais constamment fidèle à lui-même sous inexplicables, menés par des forces obscures qui
la diversité des tons et des styles ; on peut admirer rendent compte de ce climat d’un tragique latent,
la rigueur classique de la composition, la palette si caractéristique : ils vivent trop intensément pour
des genres abordés, l’habileté de ces machineries que l’on se débarrasse de ces drames en les traitant
minutieusement réglées que sont, en particulier, de pièces à thèse ; richesse d’invention et précision
les drames contemporains, le style ferme, jamais de l’observation s’y opposent, de toute manière »
vulgaire, toujours racé. mais relire une pièce d’ibsen, (© encyclopædia universalis 2005).

Vers la lecture de l’œuVre


ibsen
Hedda Gabler ▶ p. 232

n Personnages
1. le système des personnages
personnages emploi condition caractère traits distinctifs
hedda gabler Jeune première Femme mariée idéaliste Féminine, jolie, distin-
guée, fille de famille,
cultivée, insatisfaite,
névrosée
Jørgen tesman mari professeur équilibré Bonne situation, bon
mari, simple, droit, s’est
élevé socialement par son
mariage, un peu borné
eilert løvborg amant écrivain idéaliste séduisant, intelligent,
talentueux
thea elvsted 2nd rôle féminin Femme mariée anxieux passionnée, intelligente,
serviable, sens du
sacrifice
mlle Julianne tesman 3e rôle féminin Bourgeoise enjoué vive, curieuse, dévouée
Brack traître Juge intéressé intelligent, observateur,
calculateur, secret,
profiteur
Berthe servante domestique — dévouée, discrète

c’est un schéma qui emprunte un certain nombre de 2. caractéristiques des personnages


caractéristiques au vaudeville, notamment dans la – hedda est une jeune et jolie femme, élégante et
présence croisée de deux couples, et la tentation de raffinée, habituée à un train de vie élevé. elle se tient
l’infidélité : thea elvsted veut quitter son mari pour droite.
løvborg dont elle est amoureuse. hedda est encore – Jürgen tesman n’est pas très séduisant, sans être
amoureuse de lui. la jalousie est l’un des ressorts de disgracié. il est habillé avec soin, mais sans recherche
l’intrigue. le schéma fait apparaître l’aveuglement ni ostentation particulière.
de tesman, qui ne comprend la situation à aucun – eilert løvborg est un « beau ténébreux » : séduisant,
moment. élégant, avec goût et une certaine recherche. le costume

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 231


noir conviendrait bien à son tempérament ombra- – acte ii : « l’après-midi ». les hommes partent
geux. passer la soirée dehors, les deux femmes restent à
– thea elvsted est moins séduisante que hedda. prendre le thé, et attendent le retour des hommes
amies de longue date, elles ont le même âge. moins vers dix heures. ellipse entre les deux actes ;
de raffinement dans la tenue, moins d’assurance dans – acte iii : « les rideaux […] sont tirés. la lumière
le maintien. est baissée et la lampe coiffée d’un abat-jour ».
les deux femmes se sont endormies. quelques
3. « la violence de médée »
répliques après le début de l’acte, mme elvsted dit :
la comparaison s’explique déjà par le fait qu’isabelle « il va faire jour bientôt. » puis hedda se réveille.
huppert avait été également l’interprète de médée au didascalie : « hedda s’approche de la porte vitrée
théâtre (mise en scène de Jacques lassalle, Festival et écarte le rideau. les rayons du jour entrent dans
d’avignon, 2000). les points communs entre médée la pièce. » ;
et hedda gabler sont les suivants :
– acte iv : « le soir. […] le salon est plongé dans
– toutes deux sont « infanticides » par excès les ténèbres, la pièce du fond éclairée par la lampe
d’amour : médée tue les enfants qu’elle a eus avec suspendue au-dessus de la table. les rideaux de la
Jason quand ce dernier l’abandonne (pour épouser porte-fenêtre sont tirés. »
créuse) ; hedda tue l’enfant symbolique qu’il a eu
l’ombre et la lumière n’ont pas pour seule fonction
avec thea, et tue (peut-être) son propre enfant ;
de rythmer l’intrigue. leur signification est aussi
– comme médée, hedda est « intransigeante » : symbolique : la lumière du matin est porteuse de
médée n’accepte pas la transaction que lui propose vie et d’espoir. l’ombre est plus inquiétante : c’est le
créon ; hedda ne se résout pas à la relative médiocrité premier soir que va se produire la perte catastrophi-
dans laquelle elle vit avec son mari, ni à oublier le que du manuscrit ; c’est le second que l’on apprend
grand amour qu’elle a éprouvé pour løvborg ; la mort de løvborg et que hedda se suicide.
– comme médée, hedda est « mystique » : médée,
parce qu’elle a des pouvoirs magiques qui la relient 5. un dialogue simple et efficace
au domaine des dieux (le soleil lui vient en aide) ; repérer la brièveté des répliques, la simplicité de
hedda, par idéalisme extrémiste, n’a pas conscience la syntaxe et du lexique, l’absence de presque toute
de son crime ; figure de style savante, les phrases nominales, les
– comme médée, hedda est passionnée : médée interjections. montrer que le dialogue avance cepen-
devient « furieuse » (titre d’un tableau de delacroix) ; dant sans fioritures, et que les répliques apparemment
hedda est aveuglée par sa passion jalouse et sa les plus banales sont pourtant pleines de sens, et
névrose, qui l’amènent à commettre l’irréparable. comportent parfois des non-dits ou des sous-entendus
– médée est « inconséquente » et « désespérée graves.
irrésolue » dans une certaine mesure seulement, et
6. mélange des registres
de manière différente selon les différentes versions
du mythe ; en effet, selon les cas, elle hésite plus ou alternent dans ce drame, ou parfois se mêlent étroi-
moins à sacrifier ses enfants ; dans tous les cas, en tement les registres pathétique (dénouement), humo-
punissant Jason par l’infanticide, elle se punit aussi ristique (visite de mademoiselle tesman à l’acte i, qui
elle-même ; de même, hedda pratique la « politique essaie de savoir si hedda est enceinte en posant des
du pire » : ayant renoncé au bonheur pour son propre questions insistantes à tesman, lequel ne comprend pas
compte, elle en prive tout son entourage en poussant ses allusions), tragique (épisode du manuscrit brûlé),
l’homme qu’elle aime au suicide, en mettant fin à réaliste (voir question 10), symboliste (symboles de
ses propres jours, et en ôtant la vie à l’enfant qu’elle l’enfant, du feu, de la couronne de pampre).
est susceptible de porter. 7. tragédie ou drame bourgeois ?
cette pièce s’apparente à une tragédie par sa structure
n dramaturgie et registres très simple, l’impression de fatalité qui pèse sur
4. le jour tragique les épaules de hedda, la démesure du caractère
la fiction se passe en moins de 48 heures, du matin du de l’héroïne, l’enchaînement des malheurs de la
premier jour au soir du second. les didascalies liminaires catastrophe finale.
de chaque acte indiquent cette évolution temporelle : elle s’apparente au drame bourgeois par le milieu
– acte i : « lumière du matin. des rayons de soleil social où évoluent les personnages, le lieu de l’action
entrent par la porte vitrée » ; (la maison familiale), la thématique de la mal-mariée,

232 n 3e partie. Théâtre et représentation


de l’échange des couples amoureux (à la fin, thea qu’elle fuit le contact charnel (raison de sa rupture
elvsted tient auprès de tesman le rôle d’assistante ancienne avec løvborg) ; les indices ténus de sa
qu’elle jouait amoureusement auprès de løvborg). possible maternité s’accompagnent de déclarations
le dénouement violent et l’arme des deux suicides de sa part laissant entendre que cette perspective
(le pistolet) est plutôt un motif du drame. lui déplaît ; la manière dont elle incite løvborg au
suicide en déguisant ce geste sous les apparences de
8. un drame romanesque ?
la gloire (la couronne de pampre) témoigne d’une
habituellement, les personnages de théâtre sont
pathologie psychique que le début de la pièce ne
moins « fouillés » que les personnages de roman,
laissait qu’à peine entrevoir.
parce qu’au théâtre il n’y a pas de narrateur pour
fournir les renseignements et les analyses que per- 10. une étude réaliste
mettent de développer les points de vue interne et il s’agit de l’étude d’un milieu social contemporain :
omniscient. aussi les personnages de théâtre sont-ils la bourgeoisie intellectuelle. comme dans le roman
souvent cernés par leur emploi (la soubrette, le valet réaliste, il y a étude de mœurs, de l’influence du
rusé, le barbon, le jeune premier, etc.) ou par leur milieu sur les comportements (hedda s’est mariée
condition (le père de famille, le négociant, le bâtard, en dessous de sa condition, c’est une des explications
etc.), ou encore par leur caractère (le misanthrope, possibles de son mal-être). les personnages d’une
l’avare, etc.). même sphère sont étudiés dans leurs différences
ici, les personnages peuvent certes être identifiés sociologiques fines (les deux types d’intellectuels
selon ces critères (voir question 1), mais ils les dépas- que sont le professeur érudit et le penseur). il y a
sent. l’examen attentif du dialogue fait percevoir des aussi une portée scientifique à cette étude : ibsen
subtilités, des sous-entendus, des allusions discrètes s’y montre fin analyste de la psyché (causes, mani-
qui rapprochent la pièce du roman d’analyse. ainsi, festation et conséquences de la frigidité de hedda),
la différence de caractère entre tesman et løvborg, à une époque où est en train de se constituer la
tous deux intellectuels, l’un plutôt érudit, l’autre psychanalyse (expérience de charcot sur l’hystérie,
plus spéculatif, s’accompagne de détails finement avant Freud).
observés. la personnalité fade de tesman se révèle
à des détails ténus, comme sa maniaquerie proprette 11. « l’inconnu de toute existence »
(il veut laisser les fauteuils dans leurs housses), sa au début de la pièce, hedda apparaît tout au plus
naïveté quand il ne comprend pas les allusions de comme une jeune femme sûre d’elle-même, désa-
sa tante sur la grossesse possible de hedda. autre busée, triste, un peu cassante avec son mari, peu
détail très significatif des complexités d’un person- épanouie mais à la forte personnalité, et faisant
nage : les différentes modalités (suggérée, annoncée, des efforts sur elle-même pour sauvegarder les
réelle) du suicide de løvborg, et le symbolisme qui apparences. ce n’est que peu à peu, et de manière
s’attache à chacune d’elles. hedda demande au jeune très progressive jusqu’à la scène violente que l’on
homme de se tirer une balle dans la tête, siège de étudie dans l’extrait page 203, qu’apparaît visible
l’intelligence – d’où la métaphore de la couronne de la « fêlure » qui scinde sa personnalité. le specta-
pampre, qui ceint le front –, mais on annonce qu’il teur peut reconnaître en elle la libération de forces
s’est tiré une balle dans la poitrine, siège du cœur – psychiques inconscientes que la société, l’éducation,
ce qui convient encore à hedda –, et finalement la morale et la conscience répriment habituellement,
Brack apprend à hedda qu’il s’est tiré une balle dans pour protéger l’intégrité du moi.
le bas-ventre – métonymie pour le sexe – ce qui fait
horreur à la froide et chaste hedda. ces finesses sont
Maeterlinck
laissées à l’appréciation libre du spectateur.
9 Intérieur ▶ p. 233
n Vision du monde
9. visions du monde des personnages Pour commencer
tesman a pour valeurs le travail, le sérieux, l’honnê- maurice maeterlinck est un écrivain belge, poète
teté, le bonheur conjugal. il représente l’archétype du et dramaturge, l’un des plus grands dramaturges
confort bourgeois. løvborg est un penseur idéaliste, symbolistes avec claudel et Jarry. ses pièces sont
mais aussi un jouisseur ; les rapports qu’il entretient mystérieuses, aériennes, poétiques, loin de la repré-
avec thea elvsted sont ambigus. hedda est idéaliste sentation réaliste du contemporain. elles sont souvent
jusqu’à l’excès ; plusieurs indices laissent à penser traversées par les thèmes de la mort, du silence,

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 233


de l’angoisse métaphysique. l’oiseau bleu, créé celui de la mort ; mais l’espace éclairé est aussi celui
en 1908 par stanislavski, le fit connaître dans le de l’ignorance, l’espace sombre celui où l’on connaît
monde entier. la vérité. d’où l’impression d’angoisse latente : la
l’approche de la mort est aussi le thème de l’intruse, vérité est dans la mort.
courte pièce représentant une famille veillant une
3. esthétique du tableau
accouchée malade. le vieillard aveugle sent la mort
entrer dans la maison. dans les aveugles, un groupe il s’agit de ce que pierre Frantz (l’esthétique du
de promeneurs aveugles s’aperçoit petit à petit, parce tableau dans le théâtre du xviiie siècle, puF, 1998)
qu’ils ne l’entendent plus, que leur guide est mort. nomme un « tableau-stase », c’est-à-dire un tableau
dans intérieur, une famille, isolée du public par la de début d’acte, qui peint une situation stable : les
vitre et les murs de la maison, va apprendre la mort personnages vaquent à leurs activités, mais l’action
de sa fille ; c’est vers cette annonce que tend toute la à proprement parler n’a pas encore commencé. la
pièce. on le voit, ce n’est pas un théâtre d’intrigue, didascalie équivaut à une peinture : elle donne la
mais un théâtre de la présence, du mystère, d’un disposition des lieux (maison/jardin), les éléments
sacré intimiste, dont l’effet sur le spectateur est architecturaux (trois fenêtres, rez-de-chaussée), les
étrange et puissant. attitudes de chaque personnage (l. 3-6). l’image est
mise à distance par la lenteur des mouvements et
n Observation et analyse l’indistinction de la vision (l. 6-8).
1. le dispositif scénique l’action est lancée par le contraste entre la stabilité
la scène est divisée en deux parties distinctes : du tableau de l’intérieur de la maison et l’intrusion
au fond de scène, une maison, dont on aperçoit des deux personnages principaux dans la pièce.
l’intérieur par la fenêtre ; à l’avant-scène, le jardin. cette intrusion amène un élément perturbateur :
la structure du regard est emboîtée : le spectateur l’annonce de la mort, qui sera tout l’enjeu de la
regarde l’étranger et le vieillard regardant les habi- pièce.
tants de la maison. 4. l’exposition
c’est une aire de jeu dramatique : toute la pièce est
les indications de lieu données par la première
tendue vers la communication entre les deux espaces ;
réplique sont des didascalies internes très impor-
l’étranger et le vieillard se demandent si les habitants
tantes ; elles indiquent que nous voyons la maison
de la maison peuvent les voir, et souhaitent entrer en
par derrière, et que les habitants de la maison n’ont
contact avec eux ; cette mise en contact est l’objet
aucune chance de venir dans la partie du jardin qui
d’un suspens, car elle correspondra avec l’annonce
est représentée par la scène ; la seule incursion des
de la mort de l’enfant. d’où la tentation éprouvée
habitants de la maison dans le jardin peut se faire
par l’étranger de frapper à la fenêtre (l. 28-29) pour
par le regard.
rompre la séparation.
le spectateur apprend de manière indirecte (double
c’est aussi un espace symbolique : entre l’extérieur
énonciation) qu’une enfant de cette famille est
et l’intérieur, il y a le gouffre qui sépare la sphère
morte (l. 23), mais les personnages du vieillard et de
publique de la sphère privée (les parents de l’enfant
l’étranger, eux, le savent déjà.
sont les derniers à apprendre sa noyade). opposition
entre la chaleur et la lumière de l’espace intérieur, n Perspectives
et la nuit extérieure (voir question 2) ; opposition
un « petit drame pour marionnettes »
entre la vie et la mort.
il s’agit d’un « petit drame », au sens où l’action
2. l’éclairage est très brève, ténue même ; elle se résume ici à
l’éclairage est contrasté, pour respecter l’espace/temps l’annonce de la mort d’une enfant à une famille.
de la nuit (il est neuf heures, l. 24-25). dans la maison, mais pour être brève, cette action n’en est pas moins
la lampe (l. 13) éclaire les silhouettes, qui peuvent extrêmement intense émotionnellement. l’instant de
apparaître en ombres chinoises. dans le jardin, la l’annonce est dramatisé : il contient en lui-même
lumière peut être oblique, rasante, représenter le clair toute une histoire intime.
de lune ; les personnages dans le jardin ne doivent le théâtre de marionnettes est un théâtre simple,
pas être aisément repérables depuis la maison (nous populaire (traditionnellement), et distancié. ici, le
sommes dans l’ombre des grands arbres, l. 22). dispositif scénique contribue à cette distance. il
l’opposition entre ombre et lumière est complexe : la s’agit aussi d’une forme dramatique métathéâtrale,
lumière symbolise ici l’espace de la vie, et l’ombre puisque les conventions sont exhibées (figurines et

234 n 3e partie. Théâtre et représentation


non acteurs humains, ficelles visibles, manipula- vie ordinaire. ironie dramatique. émotion sacrée,
teurs). les marionnettes ont fasciné les symbolistes instant suspendu.
parce qu’elles sont une forme à la fois artificielle,
élaborée et simple de théâtre. ici, le dédoublement Pour aller plus loin
de l’espace scénique et la présence de personnages l lecture cursive de la pièce, ainsi que de l’intruse :
muets en fond de scène, dont on ne voir bouger faire éprouver l’émotion particulière au théâtre de
que les silhouettes, favorise la forme du théâtre de maeterlinck en proposant un atelier-théâtre. travailler
marionnettes. tout particulièrement la proxémique, le silence,
l’éclairage, la sobriété dans l’intonation.
l Bibliographie :
n Vers le Bac (commentaire) – maeterlinck, l’intruse, intérieur, genève, slatkine,
style simple. presque pas d’action. tableau éclairé, 2005 ;
fascination du regard pour l’intérieur : regards emboîtés. – arnaud rykner, l’envers du théâtre. dramaturgie
atmosphère tendue, sombre, contraste entre la du silence de l’âge classique à maeterlinck, corti,
nouvelle funèbre à annoncer et le spectacle de la 1996.

12. Libertés du drame (xviiie eT xixe siècles) n 235


le théâtre au xxe siècle :
13 de nouveaux langages
3. décors et objets
Jarry
1 Ubu roi ▶ p. 237
certains éléments sont nécessaires à la figuration
d’un camp militaire : tentes, armes, soldats figurants,
Pour commencer armes. un cheval est nécessaire à la gestuelle du
remarquer la coïncidence de date approximative père ubu. il peut s’agir d’un mannequin, plus ou
entre cyrano de bergerac (chapitre précédent) et ubu moins réaliste.
roi. ces deux pièces ont beaucoup fait parler d’elles les inventions peuvent ou non être représentées par
en leur temps ; or elles sont très dissemblables : un objet, tels le sabre à merdre ou le croc à finances,
cyrano est une résurgence du drame romantique à la ou encore le ciseau à oneilles. mais dans la mesure
fin du siècle, tandis qu’un an avant, ubu roi rompait où il s’agit d’un type de théâtre non réaliste, il n’est pas
avec toutes les habitudes contemporaines, et élaborait forcément nécessaire de les représenter concrètement,
une esthétique qui trouverait sa pleine mesure avec et il peut ne s’agir que d’objets de discours.
le surréalisme et le théâtre de l’absurde. profiter 4. le grotesque
de cette remarque pour relativiser avec les élèves le grotesque tient à plusieurs facteurs : la per-
les délimitations chronologiques des mouvements sonnalité tyrannique du père ubu, ses rapports
littéraires et artistiques. conjugaux difficiles, sa posture de soldat fanfaron
(archétype du miles gloriosus, de plaute à matamore),
n Observation et analyse la disproportion entre lui et son cheval, sa langue
1. violence faite à la langue imagée et grossière. le grotesque est ici un facteur
– déformation des mots : merdre (l. 5), oneilles de distanciation et de critique.
(l. 7) ;
– graphie phonétique des accents : ji tou tue (l. 8) ; n Vers le Bac (invention)
– invention d’objets, sur le modèle syntaxique suggestion de scènes à réécrire : corneille, médée
immuable nom + complément du nom : le sabre à (➤ manuel, p. 203) ; molière, le tartuffe, acte i,
merdre et le croc à finances (l.5), le ciseau à oneilles scène 1 ; Beaumarchais, la mère coupable
(l. 7), le croc à merdre et le couteau à figure (l. 8), (➤ p. 221).
le cheval à phynances (l. 12) ;
– invention de jurons : corne d’ubu (l. 16), corne- Pour aller plus loin
gidouille (l. 18), juron signifiant « par la puissance l comparer ubu roi et son principal intertexte :
des appétits inférieurs », et resté célèbre, est formé macbeth de shakespeare, mais voir aussi, en aval
sur « corne de gidouille », la gidouille étant, dans du texte de Jarry, macbett de ionesco.
l’idiome d’ubu, l’un des mots désignant son ventre l Bibliographie :
proéminent, autrement appelé bouzine, boudouille – anne ubersfeld, l’école du spectateur, rééd. Belin,
ou giborgne. « lettres sup », 1996 ;
l’effet produit est comique, mais aussi poétique, par – emmanuel Jacquart, le théâtre de la dérision,
cette formidable capacité d’invention langagière. gallimard, 1974.
2. le père et la mère ubu
leurs rapports conjugaux sont particulièrement gro- Beckett
tesques : la mère ubu feint l’admiration (comme il 2 En attendant Godot ▶ p. 238
est beau, l. 9) et la soumission (elle rougit et baisse
les yeux, l. 17), mais en réalité elle se moque de son Pour commencer
mari (comparaison avec la citrouille armée, l. 10) ce texte contient de nombreuses allusions à la Bible.
et le méprise (il est vraiment imbécile, l. 22) ; de rappeler néanmoins que Beckett a toujours récusé
fait, on sait par ailleurs qu’elle le vole et cherche à l’identification de godot à dieu (god en anglais).
le supplanter. de son côté, le père ubu n’a aucune expliquer aux élèves que l’expression « théâtre de
confiance en elle. mais aux yeux des spectateurs, ils l’absurde » ne signifie aucunement que les dialogues
sont unis dans la même mégalomanie. n’y ont aucun sens. « absurde » est une notion

236 n 3e partie. Théâtre et représentation


philosophique contemporaine de l’écriture de ce contribuent à l’expression du malaise qui s’empare
« nouveau théâtre » des années 1950, caractérisé du public à la représentation, et qui est mimétique
par une recherche du sens de la vie, perçu comme du drame et du malaise des personnages sur scène
problématique, perdu, à reconstituer après la barbarie (il cherche le contraire de sauvé, l. 11).
de la seconde guerre mondiale. elles montrent aussi la contradiction folle où se trou-
vent les deux personnages, qui vivent une situation
n Observation et analyse intolérable mais ne peuvent s’en affranchir. l’effet
1. une conversation difficile mais efficace tient alors dans la contradiction entre les paroles
la communication est particulièrement difficile entre prononcées (je m’en vais, l. 14) et la gestuelle qui
les deux personnages parce qu’estragon ne « joue pas les contredit (il ne bouge pas, l. 14) : vladimir et
le jeu ». cette situation est résumée par la protestation estragon ne peuvent pas ne pas « être là », comme
de vladimir : voyons, gogo […] de temps en temps en une annonce de cette réplique de hamm dans Fin
(l. 20-21). de fait, d’un côté vladimir cherche à meu- de partie : « mais réfléchissez, réfléchissez, vous
bler la conversation avec un discours en partie vide êtes sur terre, c’est sans remède ».
(Ça passera le temps, l. 7), qui ne fait que reprendre enfin, ces didascalies indiquent les mouvements
une conversation antérieure (tu t’en souviens ?, l. 3) des personnages, particulièrement, bien sûr, la plus
et où la conversation de salon est mimée à contre- longue d’entre elles (l. 43-46).
temps (je ne t’ennuie pas, j’espère ?, l. 15-16) ; d’un
autre côté, estragon ne « relance » pas le dialogue, se 4. les corps dans l’espace
contentant de répondre au minimum aux questions ce sont les didascalies qui nous informent sur les
(non, l. 6), parfois même en niant l’échange (je ne mouvements des personnages dans l’espace (voir
t’écoute pas, l. 17), en rompant la fonction phatique question 3). il en résulte une impression de mécanique
du discours (je m’en vais, l. 14), ou, quand il y absurde, liée à des déplacements sans cause appa-
consent, en refusant d’en comprendre le sens ; d’où rente, avec un détour vers le « jeu-clown » : jeu de
ses questions, ses contresens, et la négation même de scène de la chaussure, attribut important des clowns.
l’intérêt du sujet de la conversation : les gens sont mais la logique profonde de ces déplacements est
des cons (l. 42) – ce qui la clôt définitivement. de permettre l’exploration de tout l’espace scénique
cependant, la conversation est malgré tout efficace pour en définir les limites : coulisse gauche (l. 43),
en raison de la continuité thématique assurée par coulisse droite (l. 44-45), centre de la scène et fond
vladimir, autour d’une question religieuse essentielle, (l. 48), rampe (l. 49).
celle de la possibilité du salut. mais son caractère
nécessairement haché la rend dérisoire, en une sorte 5. humour
de dialogue de sourds fait d’exclamations et de l’humour tient dans une série de collages : collage
questions qui tournent en partie à vide, comme dans d’abord entre une conversation dérisoire et un pro-
un spectacle de clowns. blème métaphysique et religieux primordial ; collage
2. vladimir et estragon, étrange couple ensuite entre des paroles et des gestes décalés ;
collage enfin entre la fiction (ce qui se passe sur
vladimir apparaît comme l’élément moteur du « cou-
scène, à quoi le spectateur est censé croire, l’his-
ple » (on a parfois dit qu’il en constituait le pôle
toire qui est racontée : deux hommes, peut-être des
féminin), celui qui protège son compagnon (il s’en-
clochards, attendent un mystérieux personnage) et
quiert de sa santé au début : comment va ton pied ?,
la performance.
l. 1). il est celui qui dit la loi, en tout cas qui ramène
à la réalité (on ne peut pas, l. 52) et qui prononce la en témoignent les didascalies qui désignent les
formule-refrain : on attend godot (l. 54). estragon réalités de la représentation (coulisse, l. 43-45 ;
est replié sur lui-même, assisté ; il attend tout de son rampe, l. 49) et, surtout, l’interpellation indirecte
compagnon qu’il rudoie. tous deux forment un couple du public (endroit délicieux, l. 49 ; aspects riants,
improbable, qui se dispute fréquemment, mais ils sont l. 50). les spectateurs, en effet, s’ennuient peut-être,
entièrement dépendants l’un de l’autre, affectivement ou en tout cas sont déconcertés et leurs rangs n’ont
et d’un point de vue existentiel. rien de « riant ». mais, du même coup, il est rappelé
que vladimir et estragon jouent des rôles comme le
3. les didascalies public joue aussi un rôle (social, intellectuel, etc.) en
les didascalies rythment le dialogue difficile en assistant à la pièce et que, lui aussi, il est perdu dans
l’entrecoupant de silences (un temps, l. 27). elles un monde absurde où il cherche des chimères.

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 237


n Perspectives étaient compris du spectateur par des phénomènes
les larrons bibliques d’association d’idées (voir par ex. un mot pour un
vladimir se trompe un peu sur ses sources bibliques. autre). avec le saperleau, gildas Bourdet reprend
en fait, ce n’est pas un seul évangéliste qui parle cette tradition. le spectateur est guidé dans sa
d’un larron sauvé, mais trois : Jean, matthieu et compréhension du dialogue par la conformité de
marc. mais cette erreur redouble son doute et son l’intrigue avec les lois du vaudeville : l’environ-
angoisse. l’identification est en effet évidente entre nement dramatique ne lui est donc pas totalement
les deux larrons et les deux amis d’une part (des étranger.
voleurs aux clochards ou aux vieux sdF, il n’y a
qu’un pas imaginaire trop facile à franchir), entre n Observation et analyse
« le sauveur » et godot d’autre part. 1. parodie de vaudeville
se met en place ici la situation traditionnelle du
n Vers le Bac (commentaire) vaudeville, le chassé-croisé amoureux, et plus
même si Beckett a toujours refusé l’assimilation particulièrement le triangle amoureux : le saperleau
entre godot et god, dieu, c’est bien sûr toute la (mari) / apostasie (femme) / morvianne (maîtresse),
portée métaphysique de la pièce qui est ici en jeu. pour qui le saperleau ressent tout de suite un pen-
d’une part, il se peut que celui-ci ne vienne pas chant qu’il s’exprime à lui-même sans scrupules
(existe-t-il seulement, comme dieu ?). et d’autre (l. 42-43). c’est d’ailleurs cette rapidité de réaction
part, qui des deux compagnons sera sauvé ? le qui, outre les exagérations caractéristiques du sous-
salut, s’il survient, se fera donc dans la séparation genre, fonde déjà un début de parodie : derrière un
des deux hommes, c’est-à-dire qu’il sera une autre habillage comique et une écriture théâtrale bien
torture. et, en attendant, autre torture, pèse l’intolé- huilée, se cache souvent une cruauté et un cynisme
rable incertitude. et le refus de Beckett d’identifier réels (voir question 3).
godot à dieu redouble l’angoisse du spectateur qui 2. invention langagière
aurait pu trouver au moins une clef au texte. mais – abréviations orales : jioudis pour « je vous dis »
même celle-ci se dérobe : aucun sens fiable ne se (l. 24), bénon pour « eh bien ! non » (l. 11), mézou
dégage du monde. pour « mais où » (l. 25), feinfondicite pour « fin
fond d’ici » (l. 32) ;
Pour aller plus loin – créations lexicales par préfixation ou suffixation :
l il existe plusieurs enregistrements de cette pièce. entardeuse (l. 2), offrure (l. 5), emmette (l. 12),
signalons une version un peu décalée, « en abyme », obstinitif (l. 28) ;
dans le film de michka saäl, Prisonniers de beckett – mots-valises : mâleuriage (malheur + mariage)
(2006, arte France) : l’histoire (vraie) de cinq détenus (l. 39), apparentement (l. 1), sanperlatencer, du latin
d’une prison suédoise qui, grâce à Jan Jonson, homme semper (= toujours) + latence (= attente) (l. 3) ;
de théâtre passionné, répètent en attendant godot. – déformations phonétiques : mumoseille pour
après le succès d’une première représentation en « mademoiselle » (l. 23), foufou pour « froufrou » (ou
prison, une tournée s’organise hors des murs. l’appel « foufoune » ) (l. 6), mariveille pour « merveille »
de la liberté est alors le plus fort... (l. 6), piareille pour « pareille » (l. 11), gnien pour
l Bibliographie : « rien » (l. 15), gnurler pour « hurler » (l. 26) ;
– alain satgé, beckett. en attendant godot, p.u.F, – paronymies : perpoutre pour « perpète » (l. 3).
« études littéraires », 1999 ; certains jeux de mots combinent plusieurs défor-
– alain Badiou, beckett, l’increvable désir, hachette, mations, sollicitant ainsi l’imagination langagière
1995. du spectateur. par exemple : sacripent (l. 22), est à
la fois une paronomase de « sacrément », et l’homo-
phone de « sacripant » ; cette superposition figure
Bourdet bien l’intensité du désir canaille du saperleau pour
3 Le Saperleau ▶ p. 240 morvianne.
à noter que certains de ces jeux sont à la limite
Pour commencer plus sensibles à la lecture qu’à la représentation
la poésie surréaliste avait déjà joué sur l’invention (ex. : mézou, l. 25), sauf si l’acteur adopte une
langagière. au théâtre, Jean tardieu avait aussi prononciation, une manière de segmenter et un ton
imaginé des dialogues où les mots, inventés par lui, particuliers. il en va de même pour la didascalie

238 n 3e partie. Théâtre et représentation


surgissant […] mais ce n’est pas de sa faute» (l. 14). 5. jeux onomastiques
il n’y a cependant, comme chez Beckett, aucune l’élucidation des noms propres ouvre évidemment un
incompatibilité entre ces clins d’œil écrits et le goût vaste champ à la créativité du public (ou du lecteur :
de la représentation. ce théâtre hyper-scénique est en même temps, du
point de vue de la création langagière, un théâtre à
3. Grivoiseries cruelles
lire). on peut ainsi penser, ce qui n’est nullement
les allusions grivoises, de tradition dans le sous-
exclusif compte tenu du travail auquel pousse Bourdet
genre du vaudeville dit « pièce à caleçon » (adultère,
lui-même, aux jeux suivants :
amants surpris en pleine action, sous-vêtements
– apostasie : la traîtresse, la femme qui va tromper
égarés constituant des indices gênants, etc.), tiennent
nécessairement (voir le sens du nom commun « apos-
ici à l’exhibition de la culotte, qui tire résolument
tasie » = abjuration publique d’une religion, et par
vers le mauvais goût (et donc la parodie) les relations
extension changement de parti). l’effet de « collage »
entre hommes et femmes.
entre une situation particulièrement triviale et un
d’où l’importance de la didascalie sur la culotte et
terme très relevé accentue la parodie, d’autant plus
de sa mise en valeur scénique à la représentation.
que, derrière « apostasie » se profile par exemple
elle devient l’emblème même d’un sous-genre
« anastasie », prénom qui fonctionne aussi bien
qui s’adresse moins à l’esprit qu’au corps situé en
dans le registre relâché (chansons populaires) que
dessous de la ceinture et qui est en partie fondé
littéraire (anastasie de restaud, fille du père goriot
sur un « expressionnisme » des acteurs et des
dans le roman de Balzac, par exemple).
situations.
– on peut se livrer à un jeu similaire sur le « saper-
les allusions grivoises sont aussi comprises dans
leau » (super-salaud, saperlipopette…) et morvianne
la déformation langagière de certains mots : ainsi,
(morve + anne, marianne, morgane, etc.).
toilemoulette (l. 38) est une déformation de « toi-
lette » (de mariage) à laquelle on a greffé le mot 6. le plaisir du spectateur
d’argot « moule » (sexe féminin, en argot) ; brulotte à le lecteur/spectateur prend plaisir à comprendre ce
foufou (l. 6) n’est pas seulement une déformation qui n’est a priori pas compréhensible en exerçant
langagière de « culotte à froufrou », car s’y ajoute la sa créativité et aussi en éprouvant son savoir sur un
connotation du désir « brûlant », et une autre paro- horizon d’attente théâtral sur un sous-genre qu’il
nymie possible avec « foufoune », suggérée par le sollicite, en étroite complicité (autre plaisir !) avec
rapprochement métonymique entre le vêtement et la les acteurs, le metteur en scène et l’auteur.
partie du corps auquel il correspond ; autre exemple,
la déformation de « rendez-vous » en rendez vulve n Perspectives
(l. 31), qui limite la rencontre homme/femme aux Le Saperleau et Ubu
relations sexuelles.
le saperleau s’inscrit incontestablement dans une
4. le spectateur interprète tradition stylistique inaugurée par ubu, qui consiste
ce sont les lois du sous-genre qui permettent au entre autres à :
spectateur de s’y retrouver dans la conversation : – jouer sur les mots : invention langagière (➤ manuel,
la situation triangulaire de la « pièce à caleçon » questions 1 p. 237, et 2 p. 241) ;
(vaudeville fondé sur l’adultère) y est claire. l’aident – jouer sur les codes : horizons d’attente, intertextes
aussi la gestuelle et les exagérations « pédagogiques » (tragédie shakespearienne pour Jarry, vaudeville pour
qu’elle implique. et, enfin, le public, s’il ne comprend Bourdet) ;
pas (et pour cause !) tous les mots pris individuelle- – manier l’humour et solliciter le spectateur (➤ manuel,
ment, finit par en saisir quelques-uns, dans une sorte questions 4 p. 237, et 6 p. 241).
de continuum phonique d’où ressortent des syllabes
significatives qui font comprendre l’ensemble. il n Vers le Bac (oral)
éprouve ainsi le plaisir de saisir un sens caché, de sur ce texte d’une grande plasticité linguistique,
le lire dans la transparence des mots (mâleuriage, un tel exercice permettra aux élèves d’explorer
l. 39 : le mariage est-il toujours malheureux ? ; rendez toutes les potentialités de l’interprétation, non
vulve, l. 31 : l’amour est-il purement sexuel ?, etc.). seulement sur le plan vocal, mais aussi sur le plan
c’est que, élément capital, condition sine qua non à gestuel ou dans la construction de l’espace scénique.
la compréhension de la pièce, la syntaxe du français on pourrait donc prolonger l’exercice oral en un
courant est strictement respectée. atelier-théâtre.

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 239


Pour aller plus loin 3. l’irrépressible
comparer avec le texte de Jean tardieu, un mot irrépressible signifie « qu’on ne peut réprimer, maî-
pour un autre (1951) dans le Professeur Frœppel, triser, contenir ». le nom même du personnage dit
gallimard, « l’imaginaire ». donc son incongruité, comme si l’auteur, le metteur
en scène et les acteurs voyaient la représentation
leur échapper dans son ordonnancement normal.
claudel mais, bien entendu, l’irrépressible a, dans la pièce
4 Le Soulier de satin ▶ p. 242
conçue par claudel, un rôle comme un autre, à
mi-chemin entre différentes fonctions connexes à
Pour commencer la représentation : personnage joué par un acteur
(costume ; loge ; habilleuse, l. 10-12), personnage
l’irrépressible et l’annoncier sont deux personnages
au service de l’auteur, mais s’insurgeant contre lui,
de la pièce qui contribuent à la distanciation épique.
par sa volonté de hâter l’action. mais aussi délégué
au début de la pièce, l’annoncier s’adressait déjà
de cet auteur, qui grâce à lui indique un changement
au public en ces termes : « écoutez bien, ne toussez
de lieu et pallie les difficultés techniques liées à une
pas et essayez de comprendre un peu. c’est ce que
rupture de l’unité de lieu. enfin, figure du metteur en
vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est
scène, qui organise l’espace de la représentation, et
ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et
peut-être même figure du spectateur critique qui juge
c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est
la pièce et perçoit les effets proprement théâtraux
le plus drôle. »
(manants est bien théâtre, l. 10) tout en résumant
n Observation et analyse l’action pour le spectateur inattentif.
1. Gestes et déplacements l’irrépressible est une sorte de « m. loyal » qui
désigne le mouvement dialectique propre à toute
nous assistons à un changement de scène « à vue ».
représentation théâtrale, vue comme une tension
les déplacements et la gestuelle des différents per-
entre une fiction vraisemblable et un artifice.
sonnages accentuent volontairement l’impression
de désordre, bien marquée dans la didascalie initiale 4. poésie du verset
(déménagement ; trimbale ; bouscule). il en va de le verset claudélien est une unité rythmique poussée
même pour la gestuelle très expressive, presque par le souffle de l’acteur (il est l’unité « pneumati-
enfantine de l’irrépressible (voir les didascalies qui que » du dialogue). de longueur variable, il est une
le concernent), et pour l’intervention intempestive de forme de poésie en prose. il donne ordre et beauté
doña honoria. comme il s’agit de casser un instant à une parole qui, dans ce texte, est particulièrement
la fiction par l’exhibition des réalités matérielles de ouverte au registre trivial et aux ruptures de ton.
la représentation, le public a l’impression d’assister
à une répétition. 5. humour
l’humour tient à l’irruption d’une distanciation
2. le rôle des machinistes très appuyée au cœur d’une fiction sérieuse, dra-
implicitement, le spectateur sépare les hommes de matique, et à portée métaphysique. c’est ainsi
théâtre en deux catégories : ceux qu’on voit à la que l’interpellation des machinistes est inatten-
scène, qui, à tous les sens du terme, jouent les pre- due et rompt la convention dramatique. quant
miers rôles, les acteurs, plus largement encore les aux expressions triviales ou familières (sierra
artistes ; et ceux qui contribuent au spectacle dans quelquechose, l. 23 ; tirer la langue, l. 41) ou aux
les coulisses et n’ont pas un statut intellectuel. les images irrespectueuses (crâne de jupiter, l. 42),
machinistes (dont le nom même laisse transparaître elles contribuent à une atmosphère de fantaisie
la « machine », la mécanique) sont bien sûr de la dans la parole libérée.
seconde catégorie. ils ne font pas partie de l’aristo-
cratie du spectacle ; ils en sont les manants (l. 8). 6. secrets de fabrication
et en effet, ils restent (manants < manere = rester) à l’irrépressible dénonce tous les artifices de l’auteur
leur place, dans les coulisses, à y effectuer les bas- (retardement de l’action à l’aide de péripéties qui
ses tâches, comme autrefois les paysans (manants). l’étoffent, effets de vraisemblance visant à mimer
d’où l’incongruité de leur présence sur scène, avec l’épaisseur du monde, arbitraire dans la désignation
toujours le même effet : la rupture de la fiction par des personnages (doña quelquechose… honoria
l’exhibition de la représentation. vous va-t-il ?, l. 33) ; il dévoile aussi les artifices

240 n 3e partie. Théâtre et représentation


du metteur en scène, qui doit au mieux assurer le 1er (27/03/1989, 3 mn) est une présentation de la
le décor de la fiction, dans un espace assez vague 4ème Journée par le metteur en scène, à l’entracte
pour accueillir des lieux symboliques (sierra quel- de la représentation intégrale retransmise à la télé-
quechose). vision (http://www.ina.fr/archivespourtous/index.
php?vue=notice&id_notice=cpc89004767) ; le second,
n Perspectives « claudel et le soulier de satin » (02/12/1987, 57 mn)
1. l’irrépressible en charlot est un documentaire de la collection « océaniques »
déguiser l’irrépressible en charlot, c’est d’abord (http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=n
utiliser, sans arbitraire, les potentialités du texte. otice&from=fulltext&mc=claudel,%20paul|vitez,%2
l’irrépressible fait des gestes burlesques, et, notam- 0antoine&num_notice=1&total_notices=4).
ment, des « moulinets », comme charlot, avec un
objet (l’aune) qui ressemble à une canne. et c’est
ensuite faire un clin d’œil en recourant à un person- Brecht
nage comique connu, c’est-à-dire rendre compte de 5 L’Opéra de quat’sous ▶ p. 244
l’esprit de cette scène, elle-même faite de « collages »
qui rompent le caractère sérieux de la pièce. c’est, Pour commencer
finalement, parfaitement résumer la distanciation signaler que l’opéra de quat’sous est une réécriture
qui caractérise la scène. d’une pièce anglaise, l’opéra des gueux, de John
2. une scène métathéâtrale gay. elle est fondée sur le principe du renversement
on peut rapprocher cet irrépressible claudélien du des emplois : le bandit mackie finit par retourner
chambellan qui officie dans l’ondine de giraudoux contre la société londonienne les griefs qu’elle
(➤ manuel, p. 264). les deux personnages partagent peut nourrir contre lui. il renvoie les puissants à
cette même fonction de régisseur qui semble sortir leurs contradictions, comme c’est le cas ici avec le
des coulisses pour exhiber les ficelles du spectacle, chef de la police. ce retournement de perspective
et ce faisant, pour délivrer une morale des rapports débouche sur un dénouement invraisemblable : au
entre l’art et la vie : chez claudel, l’art semble moment d’être pendu, mackie est miraculeusement
produire la vie (quand je fais un chien, je n’ai pas sauvé par la reine, qui le promeut lord et lui assure
achevé le derrière qu’il commence à remuer la queue la fortune. ce dénouement injuste contribue à la
et qu’il se sauve sur trois pattes sans attendre la distanciation.
tête, l. 43-44) ; chez giraudoux, il lui donne forme mackie-le-surineur est un héros : il est le personnage
et plénitude, il la rend plus vraie, plus forte et aussi principal de la pièce, dont on suit les aventures avec
plus fraîche (l. 14-15). intérêt, qui est aimé de la jeune première (polly
peachum), et que le dénouement récompense. son
n Vers le Bac (commentaire) prestige tient à son intelligence, son humour, sa
– allusions à l’auteur et à sa fabrique du texte, de débrouillardise et son sens critique qui l’amènent à
l’intrigue, des personnages, au rythme de la fiction ; débusquer les contradictions et la mauvaise foi de
– allusions au décor, objets : bidet magique (l. 21) ; la société londonienne, bien-pensante, mais parfois
exhibition des ficelles de sa fabrication et de sa tout aussi peu vertueuse que lui. mais il est un héros
manipulation par les machinistes ; paradoxal, parce qu’il est effectivement un bandit,
– adresses au public : vous (l. 34), regardez ! (l. 38). infidèle à sa femme, débauché, prêt à tout. on peut
à ce titre le rapprocher du personnage de robert
Pour aller plus loin macaire (remarquer la similitude des deux noms),
l Bibliographie : héros paradoxal lui aussi de deux grands mélodrames
– Jacques petit, Pour une explication du « soulier de du xixe siècle, qui eurent en leur temps un succès
satin », lettres modernes, 1965 ; considérable : l’auberge des adrets (1827) et sa suite
– michel lioure, l’esthétique dramatique de Paul robert macaire (1834).
claudel, armand colin, 1971 ;
– anne uberfeld, Paul claudel, poète du xxe siècle, n Observation et analyse
actes sud, 2005. 1. enchaînement
l le site internet de l’ina fournit deux documents – marche au gibet (didascalie liminaire) ;
intéressants, tous deux réalisés à l’occasion de la mise – l. 1-12 : retournement de situation annoncé par
en scène intégrale de la pièce par antoine vitez : peachum ;

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 241


– l. 13-27 : arrivée de Brown, le héraut du roi, qui des conventions du genre faites pour le rassurer,
délivre mackie et le couvre d’honneurs et de bienfaits mais ne correspondent pas forcément à une vision
au nom de la reine ; réaliste du monde comme il va.
– l. 28 à la fin : morale (ironique) de l’histoire.
4. la participation du public
les différents mouvements s’enchaînent dans la
rupture, et non dans la continuité. rupture à la fois le public est directement interpellé par peachum (cher
esthétique (alternance de pantomime, de discours public, l. 1). puis le chœur s’adresse à lui (écoutez,
en vers, de dialogue en prose, de chants) et narra- l. 16). madame peachum et peachum tirent la morale
tive, car le retournement de situation est brutal et de l’histoire, qui s’adresse autant aux personnages
invraisemblable. présents sur scène qu’au public lui-même, même si
l’auteur est ironique. enfin le chœur final s’adresse au
2. un dénouement chasse l’autre public (ne réprimez pas […] Pensez, l. 37-39).
dans la logique de l’intrigue classique, le dénouement le dénouement étant parfaitement invraisemblable, la
doit découler comme « naturellement » de l’intrigue, morale de l’histoire est frappée d’ironie, et le public
et proposer une fin satisfaisante moralement, ou est confronté à son propre jugement critique sur la
philosophiquement : dans une comédie ou dans le marche des choses.
mélodrame traditionnel, la providence vient récom-
penser les personnages injustement contrariés dans 5. les « songs »
leurs desseins par d’autres personnages malfaisants, Brecht renoue ici avec plusieurs traditions du théâtre
ou bien les imbroglios se résolvent heureusement chanté : l’opéra (comme l’indique le titre), mais aussi,
avec une certaine logique satisfaisante pour l’esprit. et surtout, ses formes plus populaires que furent, aux
dans la tragédie, la fin malheureuse est justifiée par xviiie et xixe siècles, le mélodrame, l’opéra-comique
la punition des crimes commis par le héros excessif, et le vaudeville. les « songs » brechtiennes concou-
ou qui a imprudemment défié les dieux (dans tous rent à l’agrément esthétique du spectacle. certaines
les cas il est châtié pour son hubris). le premier sont restées célèbres indépendamment de la pièce,
dénouement est conforme à cette logique : le bandit comme la « chanson de mackie » par laquelle débute
mackie, fauteur de troubles, va être puni de mort. la pièce. elles servent aussi à la distanciation, car
mais le second dénouement, de manière très invrai- elles rompent le continuum du dialogue. dans ce
semblable, non seulement lui permet d’échapper à texte, le choral des plus déshérités des déshérités
cette mort, mais encore le récompense par la fortune (l. 31-32) sert de morale de l’histoire. il invite le
et la noblesse. il y a là un arbitraire comique, qui a spectateur à réfléchir au système pénal qui punit deux
plusieurs significations : fois les malheureux quand ceux-ci ont sombré dans
– critique de la peine de mort et du système la délinquance, et à réfléchir aux principes d’une
judiciaire ; justice équitable.
– mise à distance du dénouement, que l’auteur
6. l’esthétique du panneau
ne veut surtout pas identifier à une « morale » de
l’histoire ; déjà au xixe siècle, dans les pantomimes de la Foire
– sollicitation du sens critique du spectateur. ou des Boulevards (pièces muettes permettant de
contourner les rigueurs de la censure préventive qui
3. théâtre dans le théâtre ? ne s’appliquait qu’aux pièces parlées), les panneaux
le discours de peachum, en vers, est métathéâtral : étaient utilisés pour indiquer les paroles que les per-
il s’adresse au double public de la fiction interne et sonnages étaient censés prononcer, ou pour désigner
du véritable spectacle. le spectateur voit alors dans le lieu de l’action, quand le théâtre n’avait pas les
le peuple qui s’apprêtait à assister à la pendaison de moyens de construire un beau décor. en revanche,
mackie une image dérangeante de lui-même. il y a dans les grands théâtres, les décors étaient miméti-
aussi une forme de métathéâtre dans la référence ques, parfois luxueux, et on cultivait l’illusion, pour
à l’horizon d’attente du public : peachum met à captiver et séduire l’œil du spectateur, jusqu’à la
distance le genre de l’opéra en en énonçant les fascination. en renouant avec l’usage des panneaux,
règles à haute voix. ce procédé permet au public Brecht rompt avec une forme de théâtre mimétique,
de prendre conscience des conventions théâtrales, et réaliste et illusionniste. les panneaux servent ici à
de se rendre compte que les dénouements heureux montrer la fabrique du texte, à mettre à distance les
dont il s’abreuve dans ses lectures (romanesques, codes de la représentation, à empêcher le spectateur de
surtout) ou au spectacle (théâtre, cinéma, etc.) sont se laisser emporter par la fable sans recul critique.

242 n 3e partie. Théâtre et représentation


n Perspectives muler le lien entre la fiction qu’il vient de voir et la
1. deux dénouements montée du nazisme, encore très récente au moment
une intertextualité manifeste existe entre les deux où Brecht écrit sa pièce. l’épilogue tire la morale de
dénouements. à la fin du tartuffe, l’exempt envoyé l’histoire et apostrophe directement le spectateur, en
par le roi vient rétablir le bon droit, la justice, l’équité. prenant à témoin sa conscience de citoyen.
il témoigne ainsi de la clairvoyance du roi, qui ne s’est
pas laissé impressionner par les manœuvres du faux
Brecht
dévot, qu’il a su percer à jour, et a su se souvenir de 6 Additifs au Petit Organon ▶ p. 246
la loyauté dont orgon avait fait preuve à l’égard du
pouvoir royal. molière y chante les louanges de son Pour commencer
protecteur, le roi louis xiv. ici, la reine vient en aide
préciser que la distanciation brechtienne n’exclut
au héros, mais celui-ci est un bandit ! la décision de
pas le recours à l’émotion, et que Brecht a toujours
la reine paraît donc parfaitement arbitraire. tout au
considéré le divertissement comme la cause finale
plus, dans un cadre vraisemblable, aurait-on pu com-
du théâtre : « depuis toujours, l’affaire du théâtre,
prendre qu’elle lui accorde la grâce (droit régalien),
comme de tous les arts, a été de divertir les hommes.
mais sans doute pas qu’elle l’anoblisse par-dessus le
cette tâche lui confère toujours sa dignité particulière.
marché ! la comparaison montre donc l’artificialité
sa seule justification est le plaisir qu’il procure, mais
des dénouements heureux... quand bien même le
ce plaisir est indispensable. on pourrait lui attribuer
spectateur trouve à celui-ci, comme aux autres, une
un statut plus élevé, en le transformant par exemple en
secrète et trouble satisfaction !
une sorte de foire à la morale : il devrait plutôt veiller
2. distanciation alors à ne pas se dégrader, ce qui ne manquerait pas
les effets de distanciation sont ici produits par : de se produire dès l’instant où il ne ferait plus de la
– le coup de théâtre invraisemblable qui inverse le morale une source de plaisir, et de plaisir pour les sens.
dénouement attendu ; on ne devrait même pas lui demander d’enseigner
– la chanson ; quoi que ce soit, sinon peut-être la manière de prendre
– le métathéâtre (voir question 3), les adresses au du plaisir à se mouvoir sur le plan physique ou dans
public. le domaine de l’esprit ; mais rien de plus utilitaire,
n Vers le Bac (dissertation) car il importe que le théâtre ait toute liberté de rester
au dénouement du tartuffe, la justice triomphe, quelque chose de superflu, ce qui implique, il est vrai,
et l’homme honnête (orgon) est rétabli dans ses que l’on vit pour le superflu. rien n’a moins besoin
droits. la providence, incarnée par la clairvoyance d’être justifié que les réjouissances. » (Petit organon
du roi, triomphe. pour le théâtre, 1948)
au dénouement de dom juan, les choses sont moins replacer donc la critique brechtienne dans son
nettes. le libertin blasphémateur est puni par la contexte : triomphe, depuis le xixe siècle et jusqu’à
justice divine, mais le spectateur est sceptique : la moitié du xxe siècle, d’une forme de théâtre
ce dénouement est-il vraisemblable (les machines « bourgeois » visant principalement à la satisfaction
utilisées pour représenter le surnaturel rompent l’il- immédiate du plaisir optique du spectateur, et à son
lusion) ? est-il juste ? le spectateur peut en douter confort moral et idéologique. le théâtre épique, au
(➤ manuel, question 4 p. 205, et perspectives). contraire, forme la conscience critique du spectateur.
il lui permet de comprendre les raisons efficientes
Pour aller plus loin dans ses choix, les mécanismes sociaux et politiques
comparer ce dénouement avec celui de la résistible qui influencent son sort, et le place devant ses res-
ascension d’arturo ui. à la fin de cette autre pièce ponsabilités de citoyen.
de Brecht, le spectateur comprend que le pouvoir
du dictateur a été acquis par la terreur, et qu’une n Observation et analyse
résistance collective aurait permis d’y échapper. la 1. structure argumentative
confusion entre le vote à mains levées et la menace – 1er paragraphe : critique du déroulement de l’in-
produit un effet à la fois scandaleux et comique (ce trigue dans le théâtre bourgeois ;
qui évite la terreur pure) ; la parodie de vote invite les – 2e et 3e paragraphes : proposition d’un renouvel-
spectateurs à réfléchir aux mécanismes par lesquels lement de l’intrigue par le théâtre épique ;
une dictature est capable de manipuler des processus – 4e paragraphe : principes de l’intrigue dans le théâtre
démocratiques. l’écriteau invite le spectateur à for- épique.

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 243


2. théâtre bourgeois/théâtre réaliste

théâtre bourgeois théâtre réaliste


camouflage des contradictions (l. 1-2) la fable se développe de façon contradictoire
(l. 19)
état des choses présenté comme nécessaire (l. 3) état des choses présenté comme historique et
améliorable (l. 13)
caractères présentés comme des individualités
indépendantes des situations (l. 3-6)
développement constant de l’intrigue développement de l’intrigue avec des détours et
des bonds (l. 21)
banale idéalisation (l. 21-22) correspond à la réalité (l. 10)
dénouement qui apaise tout (l. 23) dénouement qui questionne le spectateur

3. le caractère « combatif » de la distanciation – la dramaturgie en tableaux ;


la distanciation combat le confort psychologique du – le double dénouement (➤ manuel, p. 244).
spectateur rassuré par une histoire qui lui ferait croire
que, toutes choses étant nécessaires en ce monde, 3. des pièces mixtes ?
rien ne sert d’essayer de les changer. elle oblige le le théâtre « aristotélicien » est une construction
spectateur à une continuelle remise en question de théorique, un concept qui sert à Brecht de repoussoir
l’ordre des choses. pour promouvoir le théâtre « épique » (= distancié).
Brecht promeut la forme épique du théâtre, mais il ne
n Perspectives disqualifie pas brutalement et sans nuance la forme
1. le « théâtre bourgeois » dramatique. il reconnaît que cette forme existe dans
première difficulté : identifier quel répertoire est le théâtre antique, médiéval, shakespearien, et même
visé par Brecht sous la dénomination « théâtre dans certains aspects de la dramaturgie classique
bourgeois ». au minimum, il s’agit du vaudeville française. ainsi, dans le théâtre antique, par exemple
traditionnel ; mais on peut étendre cette définition chez eschyle, il y a déjà une dimension épique ; les
au théâtre classique aristotélicien. les éléments dieux sont des entités non anthropomorphes, qui ne
constitutifs à repérer sont : l’essentialisme des carac- sauraient donc entraîner une identification simple ;
tères des personnages ; une intrigue fondée sur un le chœur est un personnage collectif, qui commente
enchaînement des causes et des effets apparemment l’action, et qui exerce donc un recul critique sur l’in-
inéluctables ; le dénouement présenté comme jus- trigue. dans le théâtre classique, il arrive que le récit
tifié par une transcendance (la providence pour les (diégésis) vienne rompre la représentation (mimésis)
comédies ; la justice divine pour les tragédies) ; l’or- dans le cas du discours rapporté d’un événement
donnancement exposition-nœud-péripéties-dénoue- survenu dans le hors-scène (récit de théramène dans
ment ; l’identification du spectateur aux émotions Phèdre, récit par rodrigue de son combat victorieux
des personnages, et notamment la promotion d’un contre les maures dans le cid).
personnage proposé comme modèle identificatoire,
dont les succès réjouissent le spectateur et dont le n Vers le Bac (dissertation)
malheur attire sur lui la pitié. la distanciation produit plusieurs effets :
2. la distanciation dans L’Opéra de quat’sous – plaisir ludique : jeu avec les conventions du
éléments à prendre en considération : théâtre ;
– l’évolution imprévisible des personnages (par – recul par rapport à la fiction racontée : adhésion
exemple : polly, Brown, mackie) ; impossible, distance critique ;
– les sauts temporels dans l’intrigue ; – réflexion sur les moyens de changer les choses
– les commentaires humoristiques ; dans sa propre vie : comment faut-il faire pour qu’il
– les inscriptions ; en soit autrement ?
– les « songs » ; – responsabilisation du spectateur au sein de la
– les adresses au public ; communauté du public, microcosme de la cité.

244 n 3e partie. Théâtre et représentation


n Pour aller plus loin n Observation et analyse
l lecture cursive : Brecht, Petit organon pour le 1. structure du texte
théâtre, et additifs au petit organon, texte français – 1er paragraphe : en quoi la découverte du théâtre
de Jean tailleur, l’arche, 1978. balinais a remis en cause la conception occidentale
l étudier, dans notes sur mahagonny, le tableau du théâtre ;
qui oppose théâtre « dramatique » et théâtre épique – 2e paragraphe : hégémonie du texte dans le théâtre
(variante de l’opposition entre théâtre « bourgeois » occidental ;
et théâtre « réaliste »). le tableau est construit de – 3e paragraphe : proposition pour une nouvelle
manière parfaitement rigoureuse, puisque chaque définition du théâtre.
proposition s’oppose à l’autre terme à terme. il 2. théâtre oriental/ théâtre occidental
s’agit de montrer deux logiques contraires à l’œu-
vre dans les deux formes de théâtre distinguées : théâtre oriental théâtre occidental
la forme dramatique suppose une identification du idée physique (l. 2) idée verbale (l. 2)
spectateur au personnage, et une contemplation
tout se passe sur scène tout se passe dans le
passive du déroulement de l’action, dont le pro-
texte
cessus paraît inévitable car dépendant d’un ordre
du monde transcendant qui dépasse l’individu ; la théâtre comme art théâtre comme
forme épique, au contraire, suppose une réflexion autonome branche de la littéra-
critique du spectateur, capable de juger le compor- ture, comme simple
tement des personnages, et une conscience active oralisation et reflet
des déterminismes qui commandent le déroulement matériel du texte
de l’action, cette dernière reposant sur des choix mise en scène mise en scène seconde
discutables relevant de la liberté individuelle et hégémonique par rapport au texte
collective.
l Bibliographie :
3. loin du texte
le théâtre balinais révèle que le théâtre est avant
– Bernard dort, lecture de brecht, seuil, 1960 ;
tout un art du corps, de la matière, de la vue, du son,
– Walter Benjamin, essais sur brecht, maspero, du mouvement, de la couleur (idée physique et non
1969 ; verbale, l. 1-2) : un art des sens, et non pas unique-
– bertolt brecht i et ii, sous la dir. de Bernard dort ment, comme dans la conception occidentale, un art
et Jean-François peyret, cahiers de l’herne n°35/1 de la parole conçue comme simple oralisation d’un
et 35/2, 1979-1982. texte (variété sonore du langage, l 7), subordonné
au vouloir-dire d’un auteur à travers la parole de
ses personnages.
Artaud
7 Le Théâtre et son double ▶ p. 247
4. la mise en scène
artaud critique la conception traditionnelle de la
mise en scène comme simple réalisation, mise en
Pour commencer mots et en espace, d’un texte qui lui serait préexis-
évoquer l’influence de la découverte, en occident, tant et qu’elle devrait « servir » au mieux ; dans
au xxe siècle, du théâtre traditionnel oriental (le cette conception, toute mise en scène est forcément
théâtre balinais dont parle artaud, mais aussi, du inférieure au texte : elle lui est subordonnée, et elle
côté du Japon, le nô, le kabuki et le bunraku), avec est forcément décevante, puisqu’elle ne peut pas
sa dimension rituelle et son esthétique scénique réaliser toutes les virtualités du texte.
fondée sur le mélange des arts (drame, poésie, chant,
musique). cette découverte permet de relativiser n Perspectives
et de remettre en question le caractère psychologi- un « spectacle total »
que, anthropomorphe et logocentrique du théâtre le théâtre est composé du mélange de plusieurs arts :
occidental. le théâtre et son double théorise cette littérature (= poésie dramatique), déclamation (= art
remise en cause. souligner l’importance de ce texte oratoire), danse (ou expression corporelle), musique,
dans l’histoire de l’écriture théâtrale et de la mise architecture, peinture.
en scène au xxe siècle (par exemple, son influence cette conception, que nous rappelle artaud, n’est
encore actuelle sur le théâtre du soleil). pas entièrement neuve dans le théâtre occidental : le

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 245


théâtre grec était accompagné de musique, de chants, conditions. ils figurent plutôt des pulsions psychi-
danses et processions. l’opéra est un théâtre chanté, ques, individuelles ou collectives. de ce point de
de même que le mélodrame, le vaudeville, l’opéra- vue, le principe de la construction du personnage est
comique. et même à l’époque dite « classique », la semblable à celui que revendique claudel.
comédie-ballet mêlait déjà les arts. c’est un sujet qui
est traité dans certaines pièces de molière. voir ainsi n Observation et analyse
le prologue de l’amour médecin où les différents arts 1. structure
se disputent la première place, et se raccommodent – l. 1-11 : scène de ménage entre madeleine et le
en s’unissant pour le théâtre. policier ;
– l. 12-16 : choubert pose le cadre fictif de la nou-
n Vers le Bac (oral) velle scène ;
l’image scénique pure est détachée du texte. on peut – l. 17-40 : promenade de choubert et sa mère dans
la rapprocher de ce moment, dont parlait déjà lessing, la rue ;
et que Barthes a traduit par « instant prégnant », où – l. 40-45 : choubert reconnaît son père dans le
l’intensité est à son comble, et où toute la situation personnage du policier.
semble condensée dans un geste, une disposition
les personnages changent de rôle d’un moment de
visuelle frappante à la fois pour l’œil et l’esprit.
la scène à l’autre. l’éclairage permet ces change-
Pour aller plus loin ments : le noir (l. 11) sert à figurer ces changements
rapprocher le texte de cet autre extrait du théâtre et d’univers de référence.
son double, figurant à l’origine dans une conférence 2. ontologie du personnage
donnée en sorbonne le 10 décembre 1931 : madeleine et le policier jouent de manière mélodra-
« comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du matique une scène de séparation, avec les poncifs
moins tel que nous le connaissons en europe, ou du genre (cris, dispute, injures, chantage au suicide,
mieux en occident, tout ce qui est spécifiquement relations passionnées). puis les relations entre chou-
théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’ex- bert et madeleine sont modifiées : il était son mari,
pression par la parole, par les mots, ou si l’on veut il devient son fils. et le policier, qui au début de la
tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue [...] soit pièce était un parfait inconnu, se révèle être son père
laissé à l’arrière-plan ? comment se fait-il d’ailleurs qu’il n’a pas connu.
que le théâtre occidental (je dis occidental car il y en leurs situations dramatiques changent pour plusieurs
a heureusement d’autres, comme le théâtre oriental, raisons, qui peuvent ou non se combiner, s’ajouter
qui ont su conserver intacte l’idée de théâtre, tandis les unes aux autres :
qu’en occident cette idée s’est, – comme tout le – jeu de rôles (madeleine joue à être la femme du
reste, – prostituée), comment se fait-il que le théâtre policier, choubert joue à être le fils de sa femme) ;
occidental ne voie pas le théâtre sous un autre aspect
– métamorphoses fantastiques ;
que le théâtre dialogué ? le dialogue – chose écrite
– absence de réalisme des personnages, qui repré-
et parlée – n’appartient pas spécifiquement à la
sentent plutôt des fantasmes que des êtres.
scène, il appartient au livre ; et la preuve, c’est que
l’on réserve dans les manuels d’histoire littéraire 3. distanciation non-brechtienne
une place au théâtre considéré comme une branche il ne s’agit pas ici d’une distanciation brechtienne
accessoire de l’histoire du langage articulé. Je dis qui viserait à responsabiliser le spectateur pour
que la scène est un lieu physique et concret qui l’empêcher de se laisser emporter par l’illusion. il
demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler s’agit de ruptures de l’enchaînement dramatique,
son langage concret. » qui introduisent des sauts dans la narration, appa-
rentée alors à une plongée cauchemardesque dans
l’inconscient du personnage. on ne peut donc plus
ionesco suivre une fable linéaire, ce qui produit un effet
8 Victimes du devoir ▶ p. 248 de distanciation : les personnages n’étant plus des
entités stables, le spectateur ne peut plus se projeter
Pour commencer dans leur silhouette.
Faire remarquer que cette pièce n’est en rien réaliste. autre élément de distanciation, la métathéâtralité de
les personnages, dès lors, ne sauraient représenter la première scène, où les personnages jouent à jouer
des êtres réels, ni des caractères typiques ou des une scène de théâtre convenue.

246 n 3e partie. Théâtre et représentation


enfin, la manière dont choubert commente son – emmanuel Jacquart, le théâtre de la dérision,
nouveau statut d’enfant relève d’une forme épique gallimard, 1974.
de théâtre, où la fable est mise à distance par le biais
de sa narration, de sa présentation exhibée, et non
plus seulement de sa performance mimétique. Vers la lecture de l’œuVre
4. tonalité ionesco
la tonalité générale est très mélangée : le début, Victimes du devoir ▶ p. 250
mélodramatique, est mis à distance par la parodie ; la
promenade de madeleine et choubert devenu son fils n Fable et personnages
est touchante et poignante (ils sont à la recherche du 1. évolution des rapports entre personnages
père disparu ou inconnu), mais elle est mise à distance la pièce commence dans la quiétude : madeleine et
par le rêve. l’adresse finale de choubert au policier choubert sont un couple uni et stable, tranquillement
est aussi très émouvante, mais le spectateur, là encore, installé chez lui, commentant l’actualité comme tout
ne sait pas quel est le degré de réalité de cette scène un chacun. l’irruption du policier ne semble pas
(même à l’intérieur du cadre de la fiction). être un événement considérable a priori, puisque
le couple n’est sollicité que pour un témoignage
n Perspectives
extérieur. mais la situation se dérègle : le policier
théorie et pratique
prend de plus en plus d’emprise sur choubert et
en cassant l’unité du personnage, ionesco évit[e] la
madeleine ; il les déstabilise au point de leur faire
psychologie (p. 251, l. 20). en montrant une scène de
perdre leur identité.
mélodrame, il adopte une esthétique de l’excès, du
la fin de la pièce est d’une grande cruauté ; les
grossissement (p. 251, l. 8-9). en faisant retomber
personnages ignorent les liens familiaux, d’amitié
choubert en enfance et en réduisant le policier à un
ou de loyauté qui les unissent.
pantin, il utilise le grotesque, la caricature, la farce,
la charge parodique, le burlesque (p. 251, l. 13-15) : la vision du monde délivrée par cette fable est
ainsi le spectacle atteint-il à une dimension métaphy- cruelle et désabusée. le lien social semble détruit, et
sique (p. 251, l. 20), permettant au spectateur de se la barbarie toute proche (noter que la pièce est écrite
poser des questions sur les rapports intersubjectifs, moins de dix ans après la seconde guerre mondiale,
sur le sens de la vie (qui repart en arrière ici), sur et se ressent de la découverte et de l’expérience de
l’origine (choubert ignore qui est son père). la barbarie et du totalitarisme).
2. l’identification impossible
n Vers le Bac (commentaire) le spectateur ne saurait s’identifier à des personnages
l’onirisme de la scène tient aux éléments suivants :
devenus des pantins. la construction hachée de la
– l’éclairage : noir/lumière, équivalent de plongées, pièce rend également cette identification difficile,
coups de sonde dans le psychisme ; car on ne peut pas suivre la logique d’un destin. le
– l’esthétique du collage : courtes séquences détachées dérèglement de la personnalité des personnages qui
les unes des autres, comme des rêves successifs ; les pousse aux plus grandes incongruités les éloigne
– l’absence de chronologie : l’inconscient ignore la aussi de tout modèle identifiable individuellement.
temporalité, les souvenirs n’y sont pas classés dans
le temps ; 3. renoncement à la personnalité
– les thématiques de la recherche du père, du retour il n’y a pas de stabilité des personnages : madeleine
vers l’enfance, de la descente dans les profondeurs est d’abord la femme, puis la mère de choubert. le
(de la psyché ?) ; policier change lui aussi de fonction, et de person-
– le ludisme d’une scène non réaliste, espace de jeu nalité : d’abord très poli et respectueux, il se montre
où laisser libre cours à l’imagination. ensuite tyrannique, sadique et totalitaire (gavant
choubert à la fin de la pièce). les comportements
Pour aller plus loin des personnages sont moins guidés par leur caractère
Bibliographie : ou leur condition que par une ambiance générale où
– eugène ionesco, notes et contre-notes, gallimard, la barbarie semble avoir tout pouvoir : ainsi, tous
1962 ; finissent par s’unir pour forcer choubert à se gaver.
– simone Benmussa, ionesco, seghers, « théâtre il s’agit donc plutôt d’une psychologie des foules
de tous les temps », 1966 ; que d’une psychologie individuelle.

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 247


n espace/temps n registres et genres
4. esthétique du collage 7. critique du théâtre
on peut diviser le cours de la pièce en 13 grandes ionesco vise le théâtre bourgeois contemporain,
étapes : construit sur la forme du « bel animal » aristotéli-
– soirée paisible chez madeleine et choubert ; cien. il vise à la fois le théâtre classique consacré
– irruption du policier : enquête sur mallot ; par les institutions publiques (comme la comédie-
– interrogatoire de plus en plus serré ; Française, chargée notamment de la conservation du
– descente de choubert ; répertoire), le vaudeville léger qui livre finalement
– disparition de choubert ; une vision consensuelle de la société, et le théâtre
– le policier séduit madeleine, dispute entre eux ; engagé qui délivre une morale, un sens de la vie et
– réapparition de choubert, devenu fils de madeleine de l’histoire.
(voir texte précédent, p. 248) ;
8. un théâtre non aristotélicien
– retrouvailles de choubert et de son père, le policier ;
il n’y a pas dans cette pièce de logique du déroule-
– choubert se donne en spectacle ;
ment de l’intrigue ; le dénouement ne dénoue rien,
– à la recherche des souvenirs d’enfance, et de
et n’apporte aucune solution satisfaisante. aucune
mallot ;
force supérieure ne semble à l’œuvre (ni providence,
– chute de choubert, qui retombe en petite
ni destin, ni fatalité). l’intrigue procède par sauts,
enfance ;
associations d’idées, selon un processus de dégra-
– discussion sur le renouvellement du théâtre ;
dation générale des rapports humains. le spectateur
– gavage de choubert. n’en ressort pas purgé de ses passions.
ces différentes étapes ne constituent pas un dérou-
lement cohérent de l’intrigue ; il n’y a donc pas lieu 9. « pseudo-drame »
de les diviser en actes. les entrées et sorties des il s’agit avant tout de se moquer de la hiérarchie et
personnages n’impliquent pas des changements ni de la distinction entre les genres. position polémique
même des bifurcations dans l’intrigue ; il n’y a donc et provocatrice plus que véritablement militante, car
pas lieu de distinguer des scènes. les étapes men- la critique de la séparation des genres, amorcée dans
tionnées ci-dessus ne distinguent pas des moments la pratique par molière avec la « grande comédie »,
toujours précisément identifiables ; il y a parfois puis menée activement par les théoriciens du drame
superposition des étapes, glissements progressifs bourgeois, et entérinée par le drame romantique, est
de l’une à l’autre. d’où un effet de confusion, de bien antérieure à ionesco. en réutilisant ces catégo-
dépassement des lois ordinaires de la logique. ries déjà désuètes avant lui, ionesco montre comment
il réutilise les lois de ces sous-genres de théâtre, en
5. un espace non réaliste
les détournant de leur fonction première.
l’éclairage est déterminant dans le marquage des
changements de niveau. le retour des personna-
ges sous un autre costume ou une autre apparence
ionesco
physique aussi. le décor est d’abord décrit comme 9 Notes et contre-notes ▶ p. 251
petit-bourgeois, mais cette belle unité se détériore
ensuite. ainsi, la « descente » de choubert (on ne sait
Pour commencer
où : à la cave ? dans les profondeurs de sa mémoire ?
dans les méandres de sa psyché ? nulle part ?) rompt commenter le titre de l’ouvrage, qui met en évidence
l’illusion réaliste. le refus du traité, de la théorie, d’une poétique stable :
la « note » est un art du fragment et du commentaire
6. une pièce illisible ? marginal. « contre-notes » évoque un mouvement
l’irréalisme de la pièce est rendu particulièrement de déconstruction, une position critique par rapport
sensible à la représentation, où les changements aux attentes du lecteur.
de l’univers de la fiction sont sensibles, et où la
désintégration du personnage est particulièrement n Observation et analyse
troublante. ces effets visuels forts sont moins 1. rompre avec la psychologie
sensibles à la lecture. ionesco veut rompre avec une approche aristo-
le dialogue de ionesco n’est pas très « littéraire ». télicienne du théâtre, où les spectateurs peuvent
le travail sur la langue y est plus pauvre que chez ses s’identifier aux personnages, et reconnaître dans la
contemporains Beckett ou genet, par exemple. fiction une image du monde.

248 n 3e partie. Théâtre et représentation


2. le comique selon ionesco davantage à l’adjectif « cru » (contraire de cuit) qu’à
ionesco souhaite renouer avec la farce, genre médiéval, l’adjectif « cruel ». inversement, la violence des
reposant sur le principe de la burla, le « bon tour » joué situations dans lesquelles se retrouvent les person-
à un personnage par un autre. dans la farce médié- nages de ionesco passe par le langage.
vale, les nécessités fondamentales de la vie (manger,
survivre, se sortir des mauvais pas, trouver un toit, se n 2. une définition du comique
faire respecter) sont au cœur de l’intrigue ; la violence en fonction de la pièce choisie, on sera attentif aux
des rapports humains n’est pas dissimulée. il en va éléments suivants :
de même chez ionesco, où le vernis des convenances – exagération ;
sociales éclate pour laisser voir les pulsions profondes – grossissement ;
qui régissent les rapports humains. – caricature ;
cette conception rompt avec une triple tradition comi- – refus de la logique ;
que : la comédie d’intrigues, où les imbroglios sont – farce ;
finalement dénoués par la providence ; la comédie – grotesque.
de caractères, qui étudie des types psychologiques ;
la comédie de mœurs, qui livre une analyse du com- n Vers le Bac (oral)
portement de l’homme selon sa condition sociale. l’intérêt de cet exercice est de sensibiliser l’élève
au risque des schématisations excessives. il arrive
3. métaphysique et psychologie que les auteurs présentent leurs choix poétiques
chez ionesco, les personnages ne représentent pas ou esthétiques comme radicalement neufs, alors
des types humains identifiables. ils sont plutôt des qu’ils s’inscrivent aussi dans une certaine tradition,
figurations de pulsions qui peuvent animer tout renouant avec certaines pratiques anciennes.
un chacun, ou de situations emblématiques de la ainsi, l’exagération était aussi présente dans la
condition humaine. c’est pourquoi ils servent plutôt tragédie antique, qui montre des héros victimes de
à représenter des questions existentielles (sur leur démesure (voir ainsi, dans l’orestie d’eschyle,
l’identité, sur l’être-pour-soi, l’être-pour-autrui, le la succession de crimes anthropologiques extrêmes,
sens de la vie, etc.). comme l’infanticide, le matricide, etc.), ou dans cer-
taines pièces élisabéthaines qui évoquent l’inceste ou
4. le style argumentatif de ionesco
le cannibalisme (dommage qu’elle soit une putain,
il s’agit d’un style simple, oral, parlé. ionesco pro- titus andronicus). les personnages de monstres
cède par touches successives, usant de l’accumulation existent aussi dans le théâtre classique (médée de
(l. 13) et de la parataxe (juxtaposition des deux com- corneille, par exemple).
plétives, que… que, l. 1-2). la force de conviction
est marquée aussi par l’emploi percutant des phrases Pour aller plus loin
nominales et des infinitifs (l. 14-19, 22). comparer l’esthétique et l’écriture de Beckett et de
utilisation de la première personne du singulier, ionesco à partir d’une lecture cursive de en attendant
qui donne à ce traité l’allure d’une autobiographie godot et victimes du devoir. montrer aux élèves
intellectuelle et artistique. que l’étiquette « théâtre de l’absurde », commode
à l’époque où elle a été inventée pour qualifier ces
n Perspectives écritures surprenantes, recouvre des pratiques très
1. « théâtre de la cruauté » et « théâtre de différentes.
violence »
« théâtre de la cruauté » signifie retour à une forme
d’art brut, privilégiant les émotions esthétiques pures, Mnouchkine
ne passant pas forcément par le biais du langage 10 L’Art du présent ▶ p. 252
articulé. « théâtre de violence » signifie exhibition
de la violence inhérente aux conflits profonds entre Pour commencer
les hommes (conflits psychologiques, politiques, resituer dans le contexte artistique et idéologique
historiques, anthropologiques). des années 1970 la vogue des créations collectives :
points communs : émotions fortes, refus du diver- remise en cause de l’ « autorité » de l’auteur (voir
tissement policé. l’étymologie même du mot) et de son vouloir-dire
points différents : la « cruauté » dont parle artaud centralisateur ; collectivisme, autogestion ; inclusion
n’est pas forcément violente. le substantif renvoie du public dans le processus de création.

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 249


souligner l’originalité de la position d’ariane mnou- 4. sollicitation du public
chkine dans la tradition théâtrale du xxe siècle, où le public est d’abord sollicité physiquement : il se
elle apparaît comme la double héritière de Brecht déplace, circule, détourne le regard, se mêle aux
et d’artaud. acteurs. cette sollicitation physique entraîne une
sollicitation esthétique : le public a l’impression
n Observation et analyse de participer activement non seulement à la per-
1. l’entretien formance, mais aussi, d’une certaine manière, à la
le livre dont est extrait ce texte est une suite d’entre- fiction. il se sent ainsi directement impliqué dans
tiens entre Fabienne pascaud, journaliste et critique un événement unique, qui ne se reproduira pas à
de théâtre à l’hebdomadaire télérama, et ariane l’identique un autre soir, et par voie de conséquence,
mnouchkine. Fabienne pascaud adopte le point de il se sent directement concerné par les questions
vue du spectateur, témoignant de la grande nouveauté traitées par le spectacle : le passé révolutionnaire
esthétique des deux spectacles évoqués. le metteur est réactualisé, confronté à l’actualité.
en scène a un point de vue différent : il resitue cette
5. mnouchkine,
étape de son travail dans un parcours à long terme.
metteur en scène et chef de troupe
ariane mnouchkine évoque les intentions de sa
il ne s’agit pas seulement, pour ariane mnouchkine,
troupe, les projets de travail, avec un certain recul
de jouer une fiction pour représenter un événement
critique.
du passé. il s’agit de faire une expérience de labo-
le ton est vivant et naturel (phrases nominales,
ratoire : plonger sa troupe dans des conditions de
l. 11-14 ; exclamations), mais aussi travaillé (voir
vie qui lui permettent de faire l’épreuve de certains
par ex. les antithèses l. 18-19).
fonctionnements de la vie communautaire. en tant
2. de 1789 à 1793 que chef de troupe, elle met ses acteurs en condition
1789 était monté dans une esthétique héritée de la de réfléchir non seulement aux conditions de pro-
farce et du théâtre de la Foire (➤ perspectives, duction du spectacle, mais aussi au fonctionnement
manuel, p. 253). il s’agit de montrer à gros traits, des relations humaines et professionnelles au sein
d’une manière parodique, presque caricaturale, selon de la troupe, microcosme de la cité.
une esthétique démonstrative (tableaux vivants,
allégorie) une vision de l’histoire politiquement n Perspectives
orientée (décadence de l’aristocratie et émergence 1. l’année 1793
de la bourgeoisie comme force dirigeante). l’année 1793 marque un tournant pour la révolution
1793 est présenté par ariane mnouchkine comme Française. le gouvernement révolutionnaire (que
un spectacle plus nuancé, plus réaliste, plus réflexif, l’on appelle alors la « convention ») doit faire face
convoquant le travail interprétatif des spectateurs et à une redoutable coalition, à la tête de laquelle se
du public. trouve l’angleterre, et qui comporte aussi l’espagne,
la hollande et les princes italiens et allemands. il
3. scénographies souffre alors de revers militaires, avant de redresser
les éléments de scénographie mentionnés pour la situation à la suite de mesures draconiennes ;
1789 évoquent une mise en scène distanciée : les « nation armée », réquisition générale (23 août).
tableaux vivants et les allégories rompent avec une en politique intérieure, suite à la crise du printemps
conception aristotélicienne du théâtre. ils empêchent 1793, la vendée se soulève le 10 mars, avec pour
l’identification immédiate en créant une distance avec cause immédiate la « levée en masse » de 300 000
le référent représenté, car, inclus dans un spectacle, hommes. elle sera mise en échec provisoirement
ils se donnent comme représentation d’une repré- en octobre. la crise économique est à son comble :
sentation. les estrades qui obligent les spectateurs la famine menace. sont prises alors les premières
à se déplacer et à circuler mettent le spectateur en mesures de « salut public », de tendance dictato-
position active : aucun ne voit exactement la même riale, dont la plus spectaculaire est la création d’un
chose au même moment ; chacun construit son tribunal révolutionnaire. c’est le triomphe des plus
parcours esthétique et interprétatif. extrémistes des révolutionnaires, en grande partie
dans 1793, les tables-tréteaux et la galerie à deux poussés par la nécessité où les mettent les périls
niveaux créent un espace où le regard n’est pas extrêmes menaçant la révolution : mise en vente
unidirectionnel, et où acteurs et spectateurs sont des biens des émigrés, abolition des droits féodaux
proches. sans indemnités (17 juillet), peine de mort contre

250 n 3e partie. Théâtre et représentation


les commerçants dissimulant leurs stocks. c’est la fois toutes les aires de jeu : un tréteau au premier
« la terreur ». mais c’est aussi l’exécution du roi plan, un second tréteau au milieu de la pièce à
louis xvi, le 21 janvier, qui marque les esprits. droite, un troisième tréteau au fond, la galerie à deux
1793, c’est donc le choix de solutions révolution- niveaux au milieu à gauche. il permet aussi de voir
naires radicales, qui entrent forcément en écho, le public, très proche des acteurs qui jouent sur un
toutes choses étant différentes par ailleurs, avec le tréteau, et de ceux qui ne jouent pas, mais observent
mouvement de « mai 68 », encore très présent dans leurs camarades.
les mémoires, les sensibilités et les mentalités dans
2. l’espace théâtral
les années 1970.
la proximité du public avec les comédiens qui jouent
2. la conception théâtrale du « soleil » et ceux qui ne jouent pas est originale. dans un théâtre
il ne s’agit pas seulement, sur ce site, de donner les à l’italienne, ou dans un espace frontal, une coulisse est
informations utiles traditionnelles sur les sites des ménagée, où les acteurs qui ne jouent pas se retirent,
théâtres : programmation de l’année, présentation ce qui entretient l’illusion. ici, la performance est
des spectacles, renseignements pratiques pour la exhibée en tant que telle, car les acteurs qui ne jouent
location des places et pour se rendre au théâtre. il pas dans une scène deviennent spectateurs de leurs
s’agit aussi de retracer l’historique d’une aventure camarades avant d’entrer de nouveau dans la fiction.
théâtrale (dans la rubrique « nos spectacles »). il ce système contribue à la distanciation. il n’y a pas
s’agit aussi de s’engager sur l’actualité politique, dans vraiment mélange des acteurs et des spectateurs (cette
la rubrique « guetteurs et tocsin », qui renvoie à des fusion, caractéristique du carnaval, abolit la structure
sites défendant des causes pour lesquelles le théâtre spéculaire propre au théâtre), mais il y a abolition
du soleil s’engage publiquement. par exemple, lors de la rampe (la « barrière de feu » dont parle hugo)
d’une consultation du site le 19 mai 2007, renvoi aux entre l’espace de la salle et l’espace de la scène. ici,
sites « désir d’avenir » (ségolène royal), « ni putes la distinction existe toujours : elle est produite par le
ni soumises », « association femmes contres les inté- regard du spectateur, mais elle n’est pas matérialisée
grismes », etc. l’engagement féministe et politique de dans l’architecture.
la troupe est militant. le spectateur est directement
3. abolition de la coulisse
interpellé sur des causes contemporaines.
dans les années 1970, la critique du théâtre illu-
Pour aller plus loin sionniste à l’italienne a amené plusieurs metteurs
dvd du spectacle 1789, film datant de 1974, réalisé en scène (mnouchkine, strehler, vitez…) influencés
par ariane mnouchkine, images de B. Zitzermann ; par Brecht à utiliser cette technique de distanciation.
dvd au soleil même la nuit (1996-1997), film d’eric en refusant la coulisse, ils exhibent la représentation
darmon et catherine vilpoux en harmonie avec comme un travail en train de se faire. les acteurs qui
ariane mnouchkine, coproduction la sept arte, ne jouent pas et observant leurs camarades rompent
aget Film et cie et le théâtre du soleil, tourné à l’illusion identificatoire. le spectateur est ainsi
la cartoucherie pendant les six mois de répétition constamment ramené aux conditions de production
jusqu’aux premières représentations du tartuffe de du spectacle auquel il assiste.
molière 4. sémiotique du costume et de l’accessoire
les costumes sont simples et aisément déchiffra-
lecture d’image bles : les femmes du peuple (tréteau de droite) sont
vêtues de manière semblable, idem pour les sans-
Mnouchkine & le Théâtre du soleil
11 1793 ▶ p. 253
culottes, identifiables à leurs bonnets phrygiens
rouges et à leurs sabots. cette uniformisation du
costume sert à mettre en avant l’appartenance sociale
Pour commencer des personnages, plus qu’une illusoire personnalité
mise au point historique sur l’année 1793 individuelle.
(➤ perspectives, question 2, manuel, p. 252).
5. un jeu stylisé
n Observation et analyse en référence à la tradition de la Foire (➤ perspecti-
1. prise de vue ves, page suivante), le jeu des comédiens est stylisé,
le cliché est pris depuis l’arrière d’un des tréteaux codé ; on le repère particulièrement au déhanchement
qui constituent les aires de jeu. il permet de voir à de côté, main sur la hanche et visage de profil, du

13. Le théâtre au xxe siècle : de nouveaux langages n 251


personnage de gauche sur le tréteau de premier charlatans, funambules, montreurs d’animaux ou de
plan. l’interaction entre les deux personnages est curiosités. au xviiie siècle, le succès des spectacles
dramatisée par le regard des acteurs qui ne jouent pas forains déclenche une guerre des théâtres, car la Foire
directement, et qui entourent le tréteau. une distance fait concurrence aux théâtres officiels, qui cherchent à
à la fois comique et réflexive est ainsi créée. se protéger derrière des « privilèges » qui interdisent
aux forains de concurrencer leur répertoire. après la
6. une aire de jeu révolutionnaire révolution française, cette scission devient poreuse,
la période révolutionnaire de la terreur, particuliè- via l’officialisation de l’opéra-comique et du vaude-
rement tourmentée, et traumatique dans la mémoire ville, héritiers des traditions de la Foire.
collective, est utilisée non pas comme un témoignage cette tradition populaire exalte le mélange des publics
du passé, mais comme un laboratoire pour le temps et le sentiment d’appartenance à une même commu-
présent. la proximité des acteurs et des spectateurs nauté. il est aussi une exaltation de l’art dramatique
invite ces derniers à se sentir directement impli- comme art simple à produire et accessible à tous,
qués par les questions débattues, qui concernent le sans autres artifices qu’une estrade pour produire
pacte social et le fonctionnement de la communauté un espace théâtral.
civile. le public se sent interpellé également comme
citoyen. Pour aller plus loin
l recherche sur les différents types d’espaces
n Perspectives théâtraux : en rond, en amphithéâtre, tréteaux, à
théâtre de tréteaux et théâtre de la Foire l’italienne, frontal, bi-frontal.
le tréteau est une forme de théâtre adapté à la rue, car l comparer les dispositifs des spectacles suivants :
il est aisément transportable. il était utilisé au moyen – 1793, par le théâtre du soleil, cartoucherie de
Âge pour jouer des farces, sur des places publiques, vincennes, 1973 (➤ manuel, p. 253) ;
le parvis des églises, dans les rues. constitué de – Phèdre de racine, par patrice chéreau, théâtre
planches posées sur des tonneaux, il était surélevé à de l’odéon (ateliers Berthier), 2003 (➤ p. 215) ;
hauteur de deux mètres environ, permettant au public – on ne badine pas avec l’amour de musset, par
de se distribuer tout autour. une coulisse minimale ladilas chollat, théâtre du ranelagh, 2003
pouvait y être disposée, par où arrivaient les person- (➤ p. 225) ;
nages et les accessoires, rudimentaires. on retrouve – le soulier de satin de claudel, par antoine
ce dispositif dans les théâtres de la Foire, jusqu’au vitez, cour d’honneur du palais des papes, 1987
xixe siècle. récemment, le regain d’intérêt pour les (➤ p. 200) ;
spectacles de rue a revivifié cette tradition (voir par – oncle vania de tchékhov, par J. livchine et
exemple les spectacles de royal deluxe). h. de lafond, Festival du théâtre dans la rue à
en province et à paris, les Foires (lieux de rencontre chalon, 2006 (➤ p. 255) ;
commerciale à l’origine) étaient l’occasion de spec- – les acteurs de bonne foi de marivaux, par claude
tacles populaires, fréquentés par toutes les couches stratz, théâtre de la commune d’aubervilliers, 1992
sociales. s’y mêlent, depuis le moyen Âge, jongleurs, (➤ p. 268).

252 n 3e partie. Théâtre et représentation


le théâtre dans le théâtre,
14 du baroque à nos jours

shakespeare n Observation et analyse


1 Hamlet ▶ p. 257 1. La Souricière
« le théâtre sera la chose où je prendrai la conscience
Pour commencer du roi », a prédit hamlet en sortant de scène à la fin
cette scène d’hamlet fonde en quelque sorte la de l’acte ii. et avant l’entrée du roi et de la reine venus
catégorie du « théâtre dans le théâtre » sur la scène assister au spectacle qu’il a préparé, il confie à son
européenne, même si on peut toujours trouver quel- ami horatio : « on joue ce soir une pièce devant le
ques précurseurs (dans son dictionnaire du théâtre, roi. une des scènes rappelle les circonstances, que
patrice pavis en signale la première manifestation je t’ai racontées, de la mort de mon père. […] si son
en 1497 avec Fulgence et lucrèce de medwall). mais crime secret ne se débusque pas lui-même au cours
c’est toute la pièce d’hamlet qui semble traversée d’une tirade, c’est un spectre damné que nous avons
par les jeux avec le théâtre et la théâtralité. de vu […]. examine-le attentivement, moi, je riverai
l’allusion à « des actions qu’un homme peut jouer » mes yeux sur son visage, et après, nous joindrons
faite par hamlet au début de la pièce (i, 2) à l’ordre nos deux jugements pour apprécier son attitude. »
donné par Fortinbras que le défunt prince soit porté nous savons que cette pièce a pour sujet « le meurtre
« sur l’estrade » au dénouement (v, 2), ses person- de gonzague », depuis qu’à l’acte précédent, en
nages sont à la fois spectateurs, auteurs, régisseurs présence de son oncle, il en a passé commande aux
ou acteurs de la pièce qu’ils jouent. hamlet demande tragédiens de la cité. mais ce titre qu’il révèle au
aux tragédiens de la cité « une tirade qu[’il] aim[e] roi en même temps qu’à nous, est à la fois un indice
particulièrement, le récit d’énée à didon, et dans ce supplémentaire de la fonction qu’il lui assigne et,
passage le moment où il parle du meurtre de priam » par la menace qu’il fait planer, le premier ressort du
(ii, 2) : récit d’un homicide royal préparant la version piège qu’il met en place. en ce sens, il est doublement
plus explicite qu’il livrera à l’acte iii, en écrivant « métaphorique ». l’humour grinçant d’hamlet, qui
« une tirade de douze à seize vers qu[’il] veu[t] est un des traits définissant le personnage, consiste
écrire et intercaler » dans la pièce sur « le meurtre à dire à son ennemi toute la vérité en paraissant le
de gonzague ». recevant les acteurs, il les conseille, rassurer.
en metteur en scène sûr de son métier, avant de les 2. « vous faites bien le chœur, mon seigneur »
laisser jouer sa souricière (iii, 2). rédigeant un par cette remarque (métathéâtrale, même si elle
nouvel ordre de mission pour rosencrantz et guil- l’ignore !), ophélie reconnaît le rôle éminent
denstern, il a le sentiment d’écrire pour le théâtre : d’hamlet dans le spectacle qu’il produit. dans les
« avant que j’aie pu lui offrir un prologue, mon cer- tragédies antiques, le chœur commente l’action mais
veau avait commencé la pièce » (v, 2). « en somme, surtout, observant comment les héros se débattent
écrit lois potter, hamlet modifie l’autre pièce que contre le destin, il en tire la signification. c’est
claudius aurait souhaité voir jouer et qui aurait pu bien ce que s’apprête à faire hamlet, mais moins
s’appeler le meurtre d’hamlet. à la fin de la pièce du spectacle en lui-même que de son effet sur le
de shakespeare, considérant sa propre histoire et spectateur pour qui il le donne.
celle des autres victimes comme un « spectacle »
qui, autant que l’histoire de gonzague, demande à 3. histoires de famille
être interprété, il convainc horatio de continuer à en donnant à voir une pièce où l’assassin du souve-
vivre pour accomplir cette tâche auprès de Fortinbras rain est son neveu, et non pas son frère, comme ce
et des autres survivants : horatio reçoit ainsi pour fut le cas pour le défunt roi assassiné par claudius,
mission d’être le premier des multiples interprètes hamlet obtient un double résultat. d’une part, cette
d’hamlet » (notice de l’édition de la pléiade, substitution garantit la transposition indispensable à
© gallimard, 2002). l’œuvre d’art, avec le coefficient de déformation qui

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 253


lui permet de réfracter efficacement le réel historique, cette pantomime nous semble a posteriori une
c’est-à-dire le meurtre du père d’hamlet, sans que illustration limpide des mots prononcés par la suite,
cela paraisse une dénonciation trop explicite ; l’effet dans notre extrait, et pourtant, elle n’est pas claire
en sera d’autant plus révélateur que le coupable aura pour une spectatrice aussi attentive qu’ophélie,
fait lui-même la transposition. d’autre part, elle puisqu’elle en demande à hamlet la signification :
fait peser une menace sur claudius : car parmi les « sans doute que ce mime contient l’argument de
spectateurs de la souricière, dans le présent de la la pièce », suppose-t-elle, et elle attend l’explica-
représentation et non plus de l’action représentée, tion du prologue, qui la déconcerte tout autant.
il y a bien un neveu et un roi, hamlet et claudius. du reste, hamlet attend que son oncle trahisse sa
de là à voir en eux les personnages de la prochaine culpabilité à l’écoute de sa tirade et non à la vision
pièce suscitée, comme dans les cycles des tragédies de ce mime. c’est pourquoi sans doute, selon une
antiques, par l’engrenage fatal de la vengeance du tradition scénique ancienne, claudius n’y porte
crime. pas attention, mais consulte des papiers ou parle
avec son épouse. quel est alors l’intérêt de ce jeu ?
4. petit libertinage
peut-être de montrer un spectacle à la fois évident
les propos que tient hamlet à ophélie relèvent
et qui reste opaque pour tout le monde tant que les
clairement d’un badinage érotique : les marionnettes
mots n’ont pas été mis dessus, qui lui donnent son
qui se trémousse[nt] (l. 13-14) et le petit cri qui
sens. l’image ne suffit pas : il faut une énonciation
émouss[e] ma pointe (l. 17-18) sont des métaphores
qui soit dénonciation.
transparentes pour évoquer l’acte sexuel. aucun
rapport, a priori, entre le sujet de la scène et cette
n Vers le Bac (commentaire)
digression libertine. on peut y voir un trait du
tempérament imprévisible d’hamlet, qui passe toute l’attitude d’hamlet est marquée par l’ironie :
sa vie à jouer – et à contretemps –, toujours entre n’est-ce pas normal, d’ailleurs, chez un personnage
ironie sarcastique et mélancolie rêveuse. on peut obligé d’avancer masqué ? au sens premier du terme,
l’interpréter aussi (et ce n’est pas incompatible) l’ironie se lit dans la situation dramatique, qui joue
comme une tactique, une sorte de rideau de fumée par principe sur le double sens (voir question 1) :
pour détourner l’attention, et faire croire que tout hamlet use même d’une parfaite antiphrase en
cela, le théâtre comme le badinage, n’est qu’un disant : votre majesté et nous qui avons l’âme libre,
jeu sans importance. d’ailleurs, à ophélie qui au cela ne nous touche pas (l. 6-7), proposition qu’il
début de la scène lui fait remarquer « vous êtes développe en filant la métaphore équestre (l. 7-9).
gai, mon seigneur », il répond : « par dieu, le roi il poursuit l’ironie en faisant mine de s’étonner du
des turlupins ! qu’a-t-on de mieux à faire que départ de son oncle (quoi, effrayé par un coup de feu
d’être gai ? » à blanc ?, l. 36), ce qui souligne a contrario à quel
point claudius s’est senti visé par le spectacle de ce
n Perspectives régicide. mais on peut voir aussi de l’ironie, au sens
la pantomime railleur du terme, dans les équivoques érotiques dont
voici le texte de la pantomime : « la trompette sonne. il entretient ophélie (voir question 4).
suit une pantomime. entrent un roi et une reine,
la reine l’embrasse et il l’embrasse. elle s’agenouille Pour aller plus loin
et fait au roi force protestations d’amour. il la hamlet n’est pas la seule pièce de shakespeare à
relève, et incline sa tête sur la nuque de la reine, multiplier les jeux avec le théâtre et la théâtralité :
il s’étend. le voyant endormi, elle le quitte. entre c’est même un des grands traits de sa dramaturgie,
alors un autre homme, qui ôte au roi sa couronne, et la devise inscrite au fronton du globe, le théâtre
embrasse celle-ci, verse du poison dans l’oreille du de shakespeare construit en 1599, était une sentence
dormeur, et le quitte. la reine revient, trouve le roi empruntée au satiricon de pétrone : « totus mundus
mort et s’abandonne au désespoir. l’empoisonneur, agit histrionem » (« le monde entier fait l’acteur »).
accompagné de trois ou quatre comparses, revient, c’est par ce thème du theatrum mundi que le drame
feint de se lamenter avec elle. le cadavre est emporté. élisabéthain participe pleinement au mouvement
l’empoisonneur courtise la reine avec des cadeaux. baroque, au même titre que la comedia espagnole
elle semble un moment le repousser, mais à la fin du siècle d’or ou la tragi-comédie française. voir le
accepte son amour. » (traduction J.-m. déprats, développement fameux de ce topos dans comme il
© gallimard, 2002) vous plaira (ii, 7) :

254 n 3e partie. Théâtre et représentation


le duc et de sa morgue. ce passage se situe au début de la
nous ne sommes pas seuls à être malheureux. pièce de genet, avant l’arrivée de madame, et lorsque
souvenez-vous plutôt de l’immense théâtre ce jeu prend fin, six répliques après notre extrait, on
de l’univers où l’on assiste à des spectacles comprend qu’il est un rituel :
Bien plus sombres que ceux où nous sommes claire. – dépêchons-nous, madame va rentrer.
acteurs. (elle commence à dégrafer sa robe.) aide-moi. c’est
Jacques déjà fini, et tu n’as pas pu aller jusqu’au bout.
le monde entier est une scène, solange (l’aidant. d’un ton triste). – c’est chaque
hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs, fois pareil. et par ta faute. tu n’es jamais prête assez
chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, vite. Je ne peux pas t’achever.
et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles. claire. – ce qui nous prend du temps, c’est les
c’est un drame en sept âges. […] préparatifs.
(traduction de François-victor hugo.) ce rituel est-il pour autant un exécutoire suffisant
pour désamorcer la violence latente et éviter le pas-
sage à l’acte ? on peut en douter, à voir avec quelle
Genet
2 Les Bonnes ▶ p. 258
brutalité la haine déborde soudain solange, jusqu’à
lui faire perdre le contrôle du jeu (l. 25-35).
2. un jeu grippé
Pour commencer c’est solange qui à deux reprises introduit une fausse
« genet ouvre sa pièce sur la facticité du jeu des note dans le jeu, sans doute parce que sa partie est
bonnes, la “cérémonie” : ce théâtre dans le théâtre la plus difficile des deux. Jouant madame, claire
donne à voir des personnages condamnés à jouer un fait un rôle de composition, alors que solange, dans
rôle et qui, prisonniers du regard de l’autre – altérité le rôle de sa sœur, joue comme face à un miroir.
autant désirée que détestée – rêvent douloureusement elle a d’abord un peu de mal à entrer dans le jeu :
leur reconnaissance par le crime. l’auteur a toujours en témoignent le rappel à l’ordre de claire (l. 6),
été fasciné par les figures du vice, marginales, comme qui s’adresse plus à l’actrice qu’au personnage,
le sont les grands criminels : il avait, par exemple, l’expression distraite (l. 7) par laquelle elle répond,
déjà célébré eugène Weidmann – dernier condamné et la répétition de je vous écoute (l. 7, 10). à la fin
à mort exécuté en public en 1938 – dans notre- de sa première tirade au contraire, comme débordée
dame-des-Fleurs, comme il légitimait la fascination par cet accès de haine, elle quitte son rôle et parle
populaire pour le fait divers sanglant dans querelle de pour elle, en son nom : solange vous emmerde !
brest – “c’est peut-être ce don de produire un miracle (l. 35). il faut que sa sœur la reprenne par deux
par un simple coup de couteau, qui surprend la foule, fois (l. 36, 38) pour qu’elle retrouve ses esprits et
l’alarme, l’excite, et la rend jalouse d’une pareille réintègre son personnage.
gloire”. et pourtant genet nie avoir été inspiré du
fait divers du mans, celui des soeurs papin, qui le 3. un jeu codé
2 février 1933, assassinaient leur patronne dans des les indices du jeu théâtral sont de deux sortes, et
circonstances effroyables. c’est donc la critique qui également ambigus dans les deux cas.
se charge d’établir ce rapport. » (dossier de presse – les premiers touchent la thématique du personnage,
de la mise en scène des bonnes par Bruno Boeglin, de l’incarnation, sans que l’on sache exactement si
théâtre de la croix-rousse, lyon, 2004.) l’on est dans un registre métaphorique (en référence
au theatrum mundi) ou dans une allusion concrète
n Observation et analyse à une dramaturgie. cette première catégorie est
1. un jeu fatal assumée par claire, qui guide la représentation avec
la pièce que jouent claire (dans le rôle de madame) l’autorité de son rôle dans le jeu (madame) et hors du
et solange (dans celui de claire) pourrait se nommer, jeu (comme metteur en scène) : tu sens approcher
d’après une expression de la fin du texte, la révolte l’instant où tu quittes ton rôle (l. 1-2) ; Par moi, par
des bonnes (l. 43-44). saisissant le drame à l’instant moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes
de la crise, avec une esthétique toute classique de la gestes (l. 8-9) ; comme il est pénible d’être madame
concentration, leur jeu met en scène la mont[ée] de (l. 12).
l’exaspération des domestiques, ivres de frustration – les seconds indices de la théâtralité se réfèrent à
à l’égard de leur patronne qui les écrase de sa beauté l’action dramatique, et comme tels sont partagés entre

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 255


les deux protagonistes. mais là encore l’ambiguïté (quel langage, ma fille, dira-t-elle en effet), son
règne. quand chacune demande à l’autre si elle est parler est plus sobre, moins « grandiloquent ».
prête (l. 19-21), on se doute que la question s’adresse
5. jeux de mots
plutôt à l’actrice qu’au personnage, mais le vous de
mais je suis bonne, mais je suis belle s’exclame claire
solange (l. 19) crée un trouble en restant à l’intérieur
(l. 13-14) : il est piquant de la voir, alors qu’elle joue
du jeu. et lorsque claire incit[e] au calme solange
le rôle de la patronne, revendiquer d’être bonne, – non
(doucement, mon petit, doucement...) en lui tap[ant]
pas la condition mais la qualité bien sûr. reste que
doucement l’épaule (l. 23-24), on ne sait qui au juste
pour le spectateur, la polysémie joue pleinement et
parle à qui : le metteur en scène claire à sa sœur
fait résonner cette proclamation orgueilleuse comme
solange, ou le personnage de madame à claire sa
un aveu involontaire : « je suis une bonne, et pourtant
domestique ?
je suis belle », semble-t-elle dire.
l’intérêt de cette ambiguïté constante est bien sûr
claire est là, plus claire que jamais, prétend de son
d’entretenir notre trouble et notre malaise devant
côté solange (l. 39-40). Jouant sur son prénom (celui
ce jeu : il nous apparaît sans limites, à tous les sens
de sa sœur, certes, mais avant tout celui d’une domes-
du terme, comme si, ne percevant pas toujours bien
tique), elle paraît, contre l’obscurité de sa condition,
quand il commence, nous redoutions de deviner
revendiquer une pureté naturelle et glorieuse, que
comment il risque de se terminer.
n’entache même pas la trivialité occasionnelle de
son expression (claire vous emmerde !, l. 39).
4. jeux de langue
quel langage, ma fille, s’exclame claire jouant n Perspectives
madame (l. 1). de fait, à côté de quelques accessoires passages « joués » et passages sincères
(la robe rouge, l. 28 ; mais aussi les gants, les bijoux ; on a vu (voir questions 2 et 3) combien est ici
➤ manuel, texte de l’incipit, p. 515), c’est le langage incertaine la ligne de partage entre le jeu et la réalité,
qui caractérise l’opposition entre la patronne et les combien est ambiguë la notion même de jeu. cela
domestiques. mais il ne faut pas se méprendre : genet correspond à une volonté affichée de l’auteur qui la
est trop subtil pour donner à ses bonnes un parler réitère dans ses conseils de mise en scène : « Furtif.
relâché à des fins de vraisemblance sociologique, lui c’est le mot qui s’impose d’abord. le jeu théâtral
qui disait avoir conquis une langue de haute tenue des deux actrices figurant les deux bonnes doit être
comme une arme à retourner contre la bourgeoisie furtif » (incipit de comment jouer « les bonnes »).
ennemie. en ce sens, il oppose moins des registres c’est qu’il veut éviter tout réalisme sociopolitique
linguistiques que des usages de la langue. dans la (« il ne s’agit pas d’un plaidoyer sur le sort des
première partie du texte (l. 1-24), c’est « madame » domestiques »), pour donner à sa pièce l’allure d’un
(jouée par claire) qui a le dessus et qui déploie un « conte » ou d’un « rêve », dans lequel nous devons
discours impérieux et rythmé, fait d’injonctions et projeter nos propres fantasmes. de là la nécessité
de sentences, tandis que solange reste en retrait, d’un certain flottement, qui nous donnera toute
dans une position d’humilité linguistique que traduit latitude pour interpréter notre propre partition dans
bien l’adresse à la troisième personne (l. 3). quand le texte, et « au besoin [l’]inventer ».
« claire » (jouée par solange) laisse exploser sa
haine (l. 25-44), elle semble s’approprier l’autorité n Vers le Bac (oral)
verbale de « madame » et son registre élevé, mais voir un dossier passionnant qui explore dans ses der-
avec une émotion qui trahit l’emprunt, et qui la fait nières pages (« les brebis enragées : échos de l’affaire
buter sur des clichés (votre poitrine... d’ivoire ! vos papin », par nathalie duchambon) le parallèle entre
cuisses... d’or ! vos pieds... d’ambre !, l. 27-28) ou les bonnes et le film de chabrol, la cérémonie :
déraper dans la trivialité (emmerde, l. 35, 39). « ne http://www.rhonealpes.fr/content_files/la_ceremo-
riez pas de ma grandiloquence », dit-elle un peu plus nie.pdf. nous en extrayons ces lignes, qui fournissent
loin dans la scène, tout en multipliant les expressions de bons éléments de réponse à la question :
vulgaires (« vous êtes au bout du rouleau », « Bas les « de la “cérémonie” des Bonnes à chabrol :
pattes »). mais claire elle-même, n’en rajoute-t-elle la fusion irréalisable d’un couple.
pas en jouant madame ? ne « surjoue »-t-elle pas ? les bonnes de genêt mettent en scène la mort de
l’apparition de la véritable madame dans la deuxième madame : claire joue le rôle de sa patronne, solange
partie de la pièce montrera que, si la domestique celui de sa sœur. mais, au retour de l’intéressée,
a bien saisi quelques intonations et expressions les domestiques se voient, comme toujours, inca-

256 n 3e partie. Théâtre et représentation


pables de la tuer : restées seules, elles concluent aux impératifs du drame historique en décors et
leur jeu par un tragique fratricide. la pièce est costumes d’époque. sa théâtralité obéit à un parti
effectivement toujours évoquée en terme de “rituel” manifeste de stylisation : un décor neutre (l. 1)
et de “cérémonie” : du théâtre au cinéma, les rites et quelques accessoires fonctionnels, réduits à des
atroces de lacan rejoignent la fiction. les bonnes signes (le trône, l. 2, servira bien sûr au « petit roi »
orchestrent tous les signes extérieurs de rupture avec de France, mais tout autant symbolisera le lieu du
le quotidien, moment de mise en abyme théâtral où pouvoir lorsque l’action se transportera à chinon)
elles transforment leur personnage en rôle, la réalité ou à un usage sans doute multiple (bancs et tabou-
scénique en une autre réalité, dont elles ont enfin ret, l. 1). de même pour les costumes, vaguement
le pouvoir. il est donc troublant de noter que, chez médiévaux (l. 4) : la couleur historique est réduite à
genêt et chabrol, la “cérémonie” n’existe qu’en vue une référence, un signe qui suffit à faire sens, et tout
d’une mort annoncée, celle des patrons, seule façon pittoresque est banni (aucune recherche de forme
de trouver une reconnaissance, une renaissance, ou de couleur, l. 4-5) ; l’anachronisme volontaire
au sein d’un microcosme hiérarchisé et aliénant. du survêtement d’athlète (l. 5) porté par l’héroïne
le film s’appuie, comme la pièce, sur les faux- en est l’indice le plus explicite.
semblants, notamment au travers du mensonge de
sophie : pour dissimuler son analphabétisme, elle est 2. déplacements et mouvements
contrainte de jouer un rôle, de se travestir, comme à la suite de Brecht, anouilh rompt avec la mimesis
les bonnes, en portant de fausses lunettes ». classique qui fait du plateau scénique un lieu clos où
se meuvent les personnages, renvoyés à l’inexistence
Pour aller plus loin dès lors qu’ils n’y sont plus. il installe un espace de
portrait de solange et claire par genet : « ces deux représentation ouvert à tous vents. tous les acteurs du
bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles drame sont convoqués ensemble, et [s]euls s’avan-
ont maigri dans la douceur de madame. il ne faut cent [ceux qui] qui auront à intervenir, tandis que
pas qu’elles soient jolies, que leur beauté soit donnée les personnages qui n’ont rien à voir avec [la] scène
aux spectateurs dès le lever du rideau, mais il faut s’éloignent dans l’ombre (l. 53-55). choisissant de
que tout au long de la soirée on les voie embellir ne pas dissimuler dans les coulisses les personnages
jusqu’à la dernière seconde. leur visage, au début, qui attendent d’intervenir, anouilh pratique une
est donc marqué de rides aussi subtiles que les forme de distanciation qui fait de ses personnages
gestes ou qu’un de leurs cheveux. elles n’ont ni cul moins des individus que des rôles ; il exhibe l’artifice
ni seins provocants : elles pourraient enseigner la du spectacle pour faire surgir la vérité de la situa-
piété dans une institution chrétienne. » (comment tion. la dénégation (➤ manuel, renvoyer les élèves
jouer « les bonnes ») p. 275) excède même les limites temporelles de la
représentation d’un soir, puisque les personnages à
leur entrée en scène s’inscrivent clairement dans la
Anouilh continuité de la précédente (l. 8).
3 L’Alouette ▶ p. 260

3. dramaturgie judiciaire
Pour commencer la forme du procès possède une théâtralité intrinsè-
l’alouette d’anouilh fut créée au théâtre montpar- que : le tribunal garantit l’unité de lieu d’une scène où
nasse-gaston Baty le 14 octobre 1953, dans une mise s’avancent les protagonistes pour un dernier assaut où
en scène de l’auteur et de roland pietri, avec michel se joue leur destin. au cinéma, autre art dramatique,
Bouquet (charles, le petit roi de Bourges), michel elle a d’ailleurs suscité un genre en soi, le « film de
etcheverry (l’inquisiteur), mais surtout suzanne Flon, procès » (de la vérité de h.-g. clouzot en 1960, à
« tour à tour fervente, inspirée, primesautière, fami- section spéciale de costa gavras en 1975, en pas-
lière, joyeuse, accablée » selon les mots d’un critique, sant par jugement à nuremberg de stanley Kramer
et qui reste à jamais identifiée au rôle de Jeanne. en 1961). ici anouilh, à travers l’évêque cauchon,
fait prévaloir la fonction dramaturgique du procès
n Observation et analyse (il y a toute l’histoire à jouer, l. 16) contre sa fonction
1. décors et costumes strictement judiciaire défendue par Warwick (alors
Bien qu’anouilh ait classé l’alouette dans ses « piè- le procès, tout de suite. Plus vite elle sera jugée et
ces costumées », il refuse ostensiblement de sacrifier brûlée, mieux cela sera, l. 14-15).

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 257


4. Warwick, l’étranger peut écrire la légende de Jeanne. dans l’orthodoxie
dès la didascalie qui le présente avec ostentation brechtienne, qui vise toujours à démythifier le récit
comme très jeune, très charmant, très élégant, très de l’histoire, cet usage de la distanciation est certes
racé (l. 13), Warwick apparaît comme un dandy un paradoxal ! mais en fait, c’est une tradition antérieure
peu décalé dans ce lieu sobre et parmi ces personna- que rejoint anouilh, celle du théâtre de tréteaux, et
ges rustiques, comme la mère qui tricot[e] pendant c’est la célébration d’un mystère (même vaguement)
toute la pièce (l. 10). ses propos confirment cette médiéva[l] qu’il nous donne à voir.
image, en y ajoutant une dose de réalisme un peu
cynique, de la statue future de Jeanne d’arc à londres Pour aller plus loin
(l. 20-23) aux considérations financières (l. 26-33). voir le beau texte d’anouilh « mystère de Jeanne »
ce faisant, il s’enferme dans le rôle de l’observateur (publié dans la revue l’avant-scène du 15/10/1964),
sarcastique, étranger à la communion qui se met dont sont extraites ces lignes :
en place autour de [c]ette petite flamme à l’éclat « le jeu de théâtre que l’on va voir n’apporte rien à
insoutenable (l. 37). son attitude boudeuse (il va l’explication du mystère de Jeanne.
s’asseoir dans un coin, résigné, l. 39) matérialise l’acharnement des esprits dits modernes à l’explica-
cette situation. tion des mystères est d’ailleurs une des plus naïves,
des plus sottes activités de la maigre cervelle humaine,
n Perspectives depuis qu’elle s’est superficiellement encombrée de
une fin de légende notions politiques et scientifiques. […]
sans découper le flux dramatique en scènes ni même les soirs de découragement où j’ai envie d’être
en tableaux, anouilh a enchaîné chronologiquement raisonnable, je dis : le phénomène Jeanne était prêt
les principaux épisodes de la courte vie de Jeanne, socialement, politiquement, militairement. […]
au fil du procès, alternant les séances d’interrogatoire quoi qu’il en soit, tout cela reste le type de l’ex-
et les reconstitutions. parvenu à la fin de ce parcours plication rassurante, qui n’explique rien, comme
(dramaturgique et biographique), alors que Jeanne toutes les explications rassurantes, mais qui permet
est sur le bûcher et que « le murmure de la prière à m. homais de s’endormir tranquille après sa tasse
des morts couvre tout », il fait interrompre le spec- de camomille. […]
tacle par Beaudricourt, le fidèle compagnon depuis il n’y a pas d’explications à Jeanne. pas plus qu’il
vaucouleurs, qui interpelle cauchon : « on ne peut n’y a d’explication à la plus petite fleur qui pousse au
pas finir comme ça, monseigneur ! on n’a pas joué bord du fossé. il y a une petite fleur vivante qui savait
le sacre ! » l’évêque ordonne alors de délier Jeanne, de tout temps, imperceptible graine, combien elle
de lui apporter son épée et son étendard, tandis que aurait de pétales et jusqu’où ils pousseraient, jusqu’à
charles, que l’on pare pour la cérémonie, s’avance quel ton de bleu irait son bleu, de quel mélange exact
pour justifier cette entorse à la chronologie : « la vraie serait son fin parfum. il y a le phénomène Jeanne,
fin de l’histoire, la vraie fin qui n’en finira plus, celle comme il y a le phénomène pâquerette, le phénomène
qu’on se redira toujours, quand on aura confondu ou ciel, le phénomène oiseau. Faut-il que les hommes
oublié tous nos noms, ce n’est pas dans sa misère de soient prétentieux pour que cela ne suffise pas ?
bête traquée à rouen, c’est l’alouette en plein ciel, on reconnaît aux enfants – fussent-ils vieillissants –
c’est Jeanne à reims dans toute sa gloire. » le mythe le droit de faire un bouquet de pâquerettes, de jouer à
impose sa loi à l’histoire, ou plutôt, dans ce cas, le faire semblant d’imiter le chant des oiseaux, même s’ils
mythe est l’histoire, et le spectacle, dans son artifice n’ont aucune sorte de connaissance en botanique ou en
même, exprime une vérité supérieure à la sèche vérité ornithologie. c’est à peu près tout ce que j’ai fait. »
des faits. c’est pourquoi, contre le rationaliste de
Warwick qui moque l’histoire pour les enfants avec
Pirandello
ses accessoires (l. 18-19), anouilh choisit en toute
conscience de clore sa pièce et son texte « sur cette
4 Six personnages en quête d’auteur ▶ p. 262

belle image de distribution des prix ».


Pour commencer
n Vers le Bac (dissertation) auteur de quelques 235 nouvelles, pirandello y
curieusement, c’est en tournant le dos à la reconsti- expérimenta souvent les sujets et les thèmes de ses
tution historique et au grand spectacle, en échappant futurs drames. voici le début de la tragédie d’un
donc aux pièges de l’illusion mimétique, que l’auteur personnage : « J’ai la vieille habitude de donner

258 n 3e partie. Théâtre et représentation


audience, chaque dimanche matin, aux personnages d’attitude (il s’incline, l. 10) et de comportement
de mes futures nouvelles. pendant cinq heures, de (il se trouble, l. 13) en contraste avec le texte qui au
huit à treize. il m’arrive presque toujours de me contraire essaie de convaincre de façon insistante et
trouver en mauvaise compagnie. Je ne sais pourquoi répétée qu’il est le meilleur, voire le seul, pour jouer
affluent d’ordinaire à ces audiences les gens les plus son propre rôle.
mécontents du monde, les uns affligés de maux étran- – celles qui concernent le grand premier rôle mas-
ges, les autres empêtrés dans les situations les plus culin (l. 8-9) opposent à cette humilité (suspecte) la
spécieuses, des gens auxquels il est vraiment pénible morgue de l’acteur qui traite les autres avec hauteur,
d’avoir affaire. Je les écoute tous avec patience ; je les sa fatuité de coq escorté d’une cour de jeunes actrices
questionne avec bonne grâce ; je prends note de leur qui rient gaiement.
nom et de la condition de chacun ; je tiens compte de – la dernière didascalie (tous les acteurs rient,
leurs sentiments et de leurs aspirations. mais je suis l. 18) renverse au profit du père ce rapport de force
forcé d’ajouter, pour mon malheur, qu’il n’est pas apparent : en disqualifiant le grand premier rôle
facile de les contenter. de la patience et de la bonne masculin au nom de sa taille, le père retourne l’atout
grâce, tant qu’on voudra, mais je ne veux pas être du séducteur (car ne doutons pas que cette taille est
dupe. Je veux aller jusqu’au fond de leur âme par avantageuse) en handicap pour le comédien, et il
une longue et pénétrante enquête. or il advient qu’à signe sa victoire en mettant les rieurs de son côté.
certaines de mes questions plus d’un prenne ombrage,
4. une syntaxe alambiquée
se cabre ou se rebiffe furieusement, sans doute parce
la syntaxe de la dernière réplique du père accumule
qu’il se figure que je prends plaisir à lui faire perdre
les effets d’embarras :
la gravité avec laquelle il s’est présenté à moi. »
– anacoluthe (le sujet la représentation, l. 16, reste
n Observation et analyse sans verbe) ;
– réitération balbutiante (je veux dire, l. 16, 17 ;
1. Être ou représenter
il sera plutôt, l. 19, 20), à la suite d’une nuance qui
le père part du principe qu’il est seul à pouvoir se
a interrompu le fil du discours ;
représenter parce que seul à pouvoir sentir sa vérité
– parallélisme pesamment articulé (tel que je suis
intérieure (l. 21-22) le directeur est excédé (oh,
[…] tel qu’il interprétera […] tel qu’il sentira […]
à la fin !, explose-t-il, l. 1) et catégorique (alors,
et non tel que je me sens, l. 19-21) ;
n’en parlons plus, l. 3) : pour lui, la représentation
– correction (– s’il le sent –, l. 21).
suppose une distance que seul l’acteur est en mesure
pour autant, il ne faudrait pas en déduire que son
d’assurer. représenter n’est pas être (sur une scène,
propos est confus ou faible. ces circonvolutions
vous, en tant que vous-même, vous n’avez pas votre
ne traduisent nullement le doute ou le manque de
place !, l. 1-2), cela suppose un travail de recréation,
confiance, mais plutôt un cheminement têtu de
et en cela il retrouve les positions de diderot sur la
l’argumentation, qui patiemment désamorce les
maîtrise nécessaire à l’acteur : « s’il est lui quand il
objections une à une pour imposer la conviction du
joue, comment cessera-t-il d’être lui ? s’il veut cesser
locuteur. en dépit du modalisateur (il me semble,
d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel
l. 22), la dernière phrase tranche par sa fermeté
il faut qu’il se place et s’arrête ? » (le Paradoxe du
conclusive, preuve que le père a mené jusqu’au bout
comédien, 1773-1778)
son raisonnement.
2. « le grand premier rôle masculin »
cette désignation se réfère à la typologie ancienne qui n Vers le Bac (dissertation)
jusqu’au xxe siècle régissait les « emplois » au théâtre – du point de vue de l’auteur, le personnage de
selon une hiérarchie rigoureuse ; mais la pompeuse théâtre est du côté de l’action (c’est souvent un être
surenchère d’adjectifs autour du mot rôle tourne en de conflit), saisi de l’extérieur dans une situation, un
dérision cette pratique qui, devant la réclamation mouvement, un projet ; le personnage de roman est
existentielle du père, paraît artificielle et anachro- davantage du côté de l’analyse et de la subjectivité.
nique. la formule semble renvoyer à un stéréotype, voir alfred Jarry pour qui la composition d’une
disqualifié au nom de la vérité humaine. oeuvre dramatique n’était justifiée que par « la vision
d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher
3. renversement du rapport de forces sur une scène que d’analyser dans un livre ».
– les didascalies qui se réfèrent au père indiquent – du point de vue du récepteur, le personnage de
toutes une humilité de ton (humble et mielleux, l. 10), théâtre appelle l’incarnation – dans un corps et dans

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 259


un espace de jeu – et impose au spectateur la présence s’échapper et de lui courir derrière. il bataille en
charnelle de l’acteur ; le personnage de roman est direct. un instant, il est blême, suspendu, exprimant
une virtualité que le lecteur s’approprie plus facile- une sueur glacée, avant qu’une fièvre soudaine
ment, sur laquelle il projette son imagination et ses n’emporte sa phrase au loin. on ne sait jamais quelle
fantasmes. note sera la suivante. son intensité. mais elle tapera
– mais la notion même de personnage étant récusée dans le mille qu’il vient d’inventer. hugues quester
par la littérature moderne, du moins dans son indi- jase « free ». il passe de la gorge nouée oua-oua au
vidualisation mimétique, cette distinction classique bugle pleins poumons. il est l’incertitude du présent,
tend à s’estomper, au profit de créatures de pur lan- le vivant du théâtre, le pas suivant, le pas prévu.
gage. ne reste pour les discriminer que la différence un suspense en soi, qui fait disparaître d’un seul mot
des effets produits par la lecture et la représentation les musiques envahissantes déployées par le metteur
(voir les personnages des romans et des pièces de en scène, et d’un seul vacillement les mouvements
sarraute). trop chorégraphiés. il est l’inspiration en actes,
parée à empiéter, comme l’écrivait pirandello, “sur
Pour aller plus loin l’activité de l’auteur en la faisant sienne”. »
extrait d’une conversation entre le metteur en scène
emmanuel demarcy-mota et ses collaborateurs (Fran- n Observation et analyse
çois regnault et christophe lemaire), vers le milieu 1. le plateau de bois
de la tournée de six personnages en quête d’auteur, les personnages demandent à être incarnés, ils veu-
en 2001-2002 : « [la pièce] apparaît chaque soir lent exister et jouer sur une scène, fût-elle rustique
sous un angle différent. à la création, c’était surtout et provisoire comme ce tréteau en dehors duquel ils
l’idée du théâtre dans le théâtre qui s’imposait à moi. ne sont rien. ce « ring », cet « échafaud », ce « ra-
la première série de représentations se caractérisait deau » dont parle le metteur en scène montre à la
plutôt par l’affrontement entre le monde des acteurs fois la fragilité et l’élan vital têtu de ces naufragés
et celui des personnages. à présent, d’autres thèmes de l’imaginaire. quatre personnages en quête de
lui ont succédé : la famille des six, la complexité des hauteur ?
relations au sein de cette famille. chacun, dans la pièce,
a sa version des événements : nous ne comprenons 2. les attitudes des « personnages »
jamais, dit à un moment le père, c’est bien de cela les quatre « personnages » regardent dans la même
qu’il s’agit. » (« six personnages en quête d’auteur », direction, chacun dans une attitude personnelle
le spectacle, © la comédie de reims, 2003). qui traduit et son tempérament et le type d’intérêt
qu’il porte à ce hors champ que nous ne voyons pas
(peut-être l’évanouissement de la mère, sur lequel
lecture d’image se concentrent tous les regards à un moment donné
Pirandello/demarcy-Mota du spectacle) :
– fixité, tension, peut-être même inquiétude, chez le
5 Mise en scène de Six personnages
Fils, que l’on imagine déjà rongé par ce tempérament
en quête d’auteur ▶ p. 263
suicidaire qui aura raison de lui ;
– au contraire, dynamisme presque dansant de la
Pour commencer Belle-Fille, qui se donne à voir ;
voici le portrait du comédien principal de cette – prière respectueuse du père, à genoux, qui des
mise en scène, brossé par J.-l. perrier (le monde, quatre semble le plus concerné ;
25/10/2001) :
– confiance innocente et souriante de la petite
« ce hugues quester est un phénomène de père Fille.
et un phénomène d’acteur. il n’est pas de ceux qui
s’installent une bonne fois pour toutes dans la peau 3. place et posture du directeur
du rôle, et déroulent sagement, selon le plan prévu, le directeur semble spectateur de la scène, comme
leur carrière d’un soir. hugues quester n’en a jamais s’il n’était pas directement impliqué. il est à la fois
fini avec son personnage. il fait des allers-retours en situation élevée, juché sur son échelle, mais dans
incessants chez lui. l’interroge, le bouscule, se fait une attitude effacée par rapport à la famille des
rembarrer et revient à l’assaut, dérape, manque « personnages ». on peut imaginer qu’il définit ainsi
se casser la figure et le reprend au collet, pour le tenir la place idéale du régisseur : à distance suffisante
bien haut devant les spectateurs, avant de le laisser des comédiens pour ne pas étouffer les personnages

260 n 3e partie. Théâtre et représentation


qu’ils portent en eux ; avec juste assez de recul pour émouvantes de giraudoux » (Kléber haedens, dans
avoir une vue d’ensemble de la scène et garantir la la n.r.F. du 1er juin 1939). le seul désaccord entre
cohésion de ses parties. les spectateurs et la critique toucha précisément le
deuxième acte, jugé par elle « gratuit », « surchargé,
4. composition de l’image
avec ses tours de sorcellerie », « confus », « labo-
la verticale de l’échelle et l’horizontale du tréteau
rieux », « d’un mécanisme compliqué ». colette
peuvent représenter le lieu matériel du théâtre, tandis
Weil, à qui nous empruntons cette petite revue de
que la grande diagonale qui dégringole du fils au
presse, résume : « quoi qu’il en soit, la structure
hors-champ porte toute l’intensité du jeu dramatique,
du théâtre dans le théâtre déroute les spectateurs
et toute l’inquiétante bizarrerie de cette situation où
du conte de fée, l’accélération du temps leur donne
les « personnages » sont sur une scène sans réussir
le vertige ; l’acte, trop différent dans sa tonalité,
à y jouer leur vie – faute d’auteur.
trop nouveau dans sa diachronie et sa rupture de
5. lumières et couleurs l’illusion scénique, mettra longtemps à s’acclimater
la scène est dans une grande unité chromatique, sur une scène française… » (giraudoux, théâtre
allant des tons chauds des bois aux couleurs plus complet, collection de la pléiade, p. 1628, © galli-
sombres des vêtements, jusqu’au noir du fond, sur mard, 1982). pourtant, le livre de bord de la troupe
lequel se détachent les visages (+ les bras de la Belle- témoigne que cet acte fut souvent le plus applaudi,
Fille), mais dans lequel les personnages sont menacés jusqu’à dix rappels. serait-ce à dire que le public
de disparaître. le plancher de la scène, lumineux, est était plus en avance que la critique ? il est vrai
le lieu du jeu, de la vie, du désir d’être ; le fond noir que deux ans plus tôt, dans l’impromptu de Paris
celui de l’anéantissement possible. ce clair obscur (➤ pour aller plus loin), giraudoux avait tranché
très travaillé, qui rappelle les lumières d’un la tour, entre eux : « le vrai public ne comprend pas, il res-
charge la scène de mystère et de merveilleux. sent », tandis que « ceux qui veulent comprendre
au théâtre sont ceux qui ne comprennent pas le
n Perspectives théâtre ».
les rapports de l’illusion et de la réalité
ces notes élargissent notre regard sur la scène à n Observation et analyse
laquelle elles donnent une dimension presque méta- 1. les deux logiques du théâtre et de la vie
physique : elles en font une métaphore de l’homme les deux logiques du théâtre et de la vie s’opposent
enchaîné à la terre et toujours en apesanteur, en à travers le champ lexical du temps, qui domine tout
attente de quelque chose qui donnera un sens à le texte : tôt ou tard (l. 10) telle semble être l’alter-
sa vie. on remarquera qu’au théâtre, art qui selon native. du côté de la vie, la lenteur : le rythme est
roland Barthes propose « une épaisseur de signes languissant (l. 2), qui retard[e] et amorti[t] (l. 3), et
et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir qui progresse péniblement (l. 4-5), sur une échelle
de l’argument écrit » (essais critiques), une telle longue : la vieillesse (l. 5), le semestre (l. 11), l’hiver
signification se dégage de l’interprétation de l’image, ou l’automne (l. 13). du côté du théâtre, la vitesse
qui reste première. et la mesure (l. 6) d’un tempo donné par la passion
(l. 7), sur une échelle resserrée : aujourd’hui (l. 11),
Pour aller plus loin la matinée (l. 12), la soirée (l. 13). cette différence
Bibliographie : un très bel opuscule autour de la mise de rythme trouve un effet dans l’opposition de la
en scène d’emmanuel. demarcy-mota, « six person- fraîche[ur] (l. 15) et du moisi (l. 16) : si à l’inverse
nages en quête d’auteur », le spectacle, © la comédie du théâtre la vie sent […] le rance, c’est qu’on y
de reims, 2003 (nombreuses photos commentées, attend trop pour goûter à ses fruits.
notes de travail, portraits, conversations, etc.).
2. la supériorité du théâtre sur la vie
en rapprochant les mots vie et théâtre (l. 2), le cham-
Giraudoux bellan reprend d’emblée le topos du theatrum mundi,
6 Ondine ▶ p. 264 mais en renversant sa signification. au lieu de dire
que le théâtre mime la vie (voir le fameux « the world
Pour commencer is a stage » shakespearien, dans le pour aller plus
« Féerie métaphysique », ondine connut un accueil loin du texte 1 de ce chapitre), il reproche à la vie
enthousiaste du public, auquel la presse fit écho, de ne pas ressembler au théâtre : c’est d’ailleurs au
en voyant dans la pièce « une des réussites les plus vocabulaire dramaturgique qu’il puise pour parler

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 261


métaphoriquement de notre existence, avec son déterminantes. dans la comédie, l’unité de temps
manque de régie, ses scènes à faire, ses dénouements assure l’efficacité dramatique de la pièce, mais dans
(l. 2-4), et lorsqu’il évoque la destinée amoureuse de la tragédie, elle joue un rôle plus crucial. c’est parce
hans et ondine, il parle de la trame de leur intrigue que le ressort est bandé, pour une concentration
(l. 13-14). au terme de cette métaphore filée, et maximale des péripéties, que la déflagration qui
après avoir disqualifié la vie au profit du théâtre s’ensuit va plus sûrement broyer les victimes qui
(voir question 1), il peut rapprocher de nouveau les croyaient agir librement, que le fatum va donc se
deux termes (l. 15) pour poser clairement le rapport manifester avec plus d’éclat et de pureté ; – ce que
de supériorité de celui-ci sur celle-là. manifeste, dans le discours du chambellan, la triade
des adjectifs plus vraie, plus forte et aussi plus
3. « la distraction et la paresse » fraîche (l. 14-15).
à l’implacable mécanique prônée et mise en place
par le chambellan, le poète oppose la distraction et la n Perspectives
paresse (l. 20), deux critères qu’il explicite à la ligne l’illusionniste et alcandre
suivante par les mots négligence et routine. il oppose
l’illusionniste dans l’acte ii d’ondine accélère le
par là une autre logique, qui ferait la part belle au
cours du temps (car de toute façon l’issue est inéluc-
hasard, à l’imprévu, défiant le fatum qui condamne
table) en déviant la trajectoire de deux personnages,
les amants à un châtiment inéluctable : la seule
hans et Bertha, pour les faire se rencontrer alors
incertitude étant la date (« un jour ou l’autre », a-t-il
qu’ils s’évitent depuis trois mois. dans l’illusion
prévenu juste avant notre passage ; tôt ou tard, dit-il
comique de corneille, le magicien alcandre a le pou-
ici). le poète, chantre de la liberté humaine, s’oppose
voir de faire revivre le passé sous forme de spectres,
ainsi au dramaturge tragique, ou plutôt à son fondé
mais ce faisant, il brouille à dessein les frontières
de pouvoir le chambellan.
entre passé et présent, réalité et fiction. ce sont donc
4. une partie perdue d’avance tous deux des manipulateurs, mais l’illusionniste
« pourquoi faire cette mauvaise besogne ? » a de- intervient dans la réalité pour forcer (fausser ?) le
mandé le poète juste avant notre passage. le cham- destin, tandis qu’alcandre joue sur l’illusion pour
bellan lui répond avec une autorité et un brio qui ne révéler et rendre acceptable la vérité.
laissent guère de place à la réplique. en excipant
de son âge (l. 1) et donc de son expérience, il com- n Vers le Bac (invention)
mence par un argument d’autorité qui condamne « comme vous y allez, excellence ! Pourquoi tant
d’emblée toute contestation à n’être qu’une naïveté. de hâte ? quel plaisir à précipiter ainsi l’action ?
il y a aussi dans son discours une jubilation qu’il croyez-vous que ces langueurs, ces retards, ces
est difficile de contredire, tant il semble considérer amortis dont vous vous plaignez n’offrent pas quel-
cette accélération des événements comme une affaire que délectation au spectateur raffiné ? il y a une
personnelle : je vais enfin m’offrir le luxe de voir…, jouissance – que vous semblez ne pas connaître, dans
se réjouit-il (l. 5-6). enfin, son discours avance avec votre empressement brutal – à observer les caprices
l’implacable logique du fatum qui la sous-tend, et du hasard, les ruses du destin, les atermoiements
qu’exprime bien la construction, à la fois souple et d’un cœur… le châtiment d’ondine “doit venir tôt
rigoureuse, de la longue période lignes 10-15. après ou tard”, dites-vous. et pour cela, vous voudriez
cette brillante démonstration, qui laisse coi le pauvre l’expédier avant de nous y avoir intéressés ! mais
poète, il peut passer à l’acte : allez-y, magicien ! j’ai besoin, moi, d’en savoir un peu plus long : pour
(l. 16). la protestation du poète (l. 19-22) vient trop jouir de la catastrophe, il me faut suivre les progrès
tard, puisque déjà tout prend bonne tournure (l. 18) ; de sa jalousie, voir palpiter sa poitrine d’inquié-
il semble d’ailleurs ne plus y croire et s’opposer pour tude, puis entendre sa voix hoqueter de haine…
le principe, pour l’honneur. c’est là qu’elles trouvent matière, la “curiosité” et
“la passion humaine”, et non dans votre ridicule
5. loi de concentration course contre la montre ! “l’intrigue n’en sera pas
dans une certaine mesure le chambellan retrouve changée” ? la belle affaire, si c’est pour la réduire
l’esprit de l’unité de temps qui régit le théâtre clas- à une formule sèche comme un constat d’huissier.
sique. et ce n’est pas un hasard si celle-ci a partie autant passer à autre chose ! mais j’ai peur qu’à
liée surtout avec le tragique dans son expression la ce train, vous n’ayez épuisé tous les sujets de drame
plus pure, au point d’en constituer une des ressources avant la fin du jour… »

262 n 3e partie. Théâtre et représentation


Pour aller plus loin interlocuteur de Kean est le public, la longueur du
du même giraudoux, dans le genre métathéâtral, dernier mouvement suffirait à le prouver. non qu’il
voir : ne se soucie pas des autres : sa déclaration à éléna
– la pièce en un acte l’impromptu de Paris, « lever est sincère derrière son ton burlesque, mais ce soir-
de rideau » qu’il écrivit en 1937 pour la reprise de là, il joue sa peau, menacé dans son prestige et sa
la guerre de troie n’aura pas lieu : reprenant la raison, menacé donc de perdre tout ce qu’il a, tout
tradition inaugurée par molière avec l’impromptu ce qu’il est. or c’est au public et à nul autre qu’il
de versailles (et avant l’impromptu de l’alma de doit d’être un prince, lui qui est issu du peuple et
ionesco), il y met en scène sous leurs propres noms qui s’est élevé à la force de son art ; c’est donc le
les comédiens de la troupe de Jouvet, interrompus en public son seul interlocuteur, en cette occasion, bien
pleine répétition par un député chargé d’un rapport plus que la partenaire (anna), l’amante (éléna) ou
sur le théâtre ; le complice (le prince de galles).
– cette définition incarnée de la tragédie, dans sa 2. l’abondance des didascalies
première pièce siegfried (1928) : « regardez le l’abondance des didascalies est déjà nécessaire pour
visage d’eva ledinger, et vous verrez que nous exprimer les changements incessants d’interlocuteur
ne sommes pas dans la comédie. cette pâleur des (voir question 1), et cela même traduit une parole
lèvres, cette minuscule ride transversale sur le front théâtrale pleine d’animation, de bruit et de fureur :
de l’héroïne, ces mains qui se pressent sans amitié ce monologue n’est pas un soliloque, Kean dialogue
comme deux mains étrangères, c’est à cela que se véritablement avec toute la salle. toutefois, privilège
reconnaît la tragédie. c’est même le moment où les de la vedette, il est le seul ici à jouir d’un langage ver-
machinistes font silence, où le souffleur souffle plus bal : ses interlocuteurs l’interpellent ou lui répondent
bas, et où les spectateurs qui ont naturellement tout par diverses manifestations sonores du corps (sifflets,
deviné avant œdipe, avant othello, frémissent à l’idée l. 1, 14, 25 ; cris, l. 1 ; rires, l. 12 ; et même le silence,
d’appendre ce qu’ils savent de toute éternité… » l. 15) ou par le geste (anna s’approche, l’oreiller à
(iii, 2). la main, l. 2-3). mais lui-même use largement d’un
langage non verbal, et la variété des didascalies traduit
la richesse de l’énonciation. outre le mouvement du
dumas/sartre
7 Kean ▶ p. 265
corps qui accompagne ses diverses prises de parole
(tourné vers éléna, l. 4 ; il fait un pas vers le public,
l. 14-15), il redouble par le geste l’expression de
Pour commencer ses sentiments (se frappant la poitrine, l. 10) ; son
Kean est une histoire d’acteur, et pas seulement geste fait même advenir une vérité que la parole ne
dans son sujet : c’est le grand comédien pierre fait qu’expliciter, quand il se frotte le visage et que
Brasseur, l’interprète principal du diable et le bon [d]es traces livides apparaissent (l. 24) ; il se livre
dieu en 1951, qui fit connaître à sartre la pièce de encore à une petite pantomime avec l’oreiller qu’il
dumas, c’est pour lui que sartre écrivit l’adaptation fait passer du statut burlesque d’arme du crime à
de ce drame romantique créé en 1836 par le très celui (à peine moins ambigu) de gage d’amour que,
populaire Frédéric lemaître, roi des boulevards ; nouveau pâris, il jette […] aux pieds d’éléna (l. 5-9).
ce même Frédéric lemaître dont Brasseur avait pièce romantique sur un grand acteur élisabéthain,
interprété le rôle en 1945 dans les enfants du paradis Kean s’apparente par là à ce théâtre (illustré entre
de prévert et carné. autres par le mélodrame) où le langage du corps
prend parfois le pas sur celui de l’intellect.
n Observation et analyse
1. la succession des interlocuteurs 3. les sifflets
Kean s’adresse successivement au public (l. 1-2), Juste après avoir redoubl[é], les sifflets cessent brus-
à anna (l. 3-4), à éléna (l. 4-5), au public (l. 6-9), quement quand Kean fait un pas vers le public et le
à anna (l. 9-10), au public (l. 10-12), au prince de regarde (l. 14-15). il semble que ce soit ce regard de
galles (l. 12-14), au public (l. 15-26). on se rend défi qui ait fait taire les manifestations d’hostilité et
compte d’une alternance presque parfaite entre de moquerie : force magnétique du grand acteur, de
l’apostrophe individuelle (à anna, à éléna, au prince sa présence au-delà des mots. Kean engage alors avec
de galles) et l’interpellation collective (à la foule des son public un dialogue qui ne déparerait pas dans une
spectateurs). ce va-et-vient montre que le véritable scène de dépit amoureux : demande d’explication

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 263


(qu’est-ce que je vous ai fait ?, l. 17), rappel du passé n Perspectives
en forme de reproche (vous jetiez des bouquets sur la d’un drame à l’autre
scène, l. 19), douleur de la déception (j’avais fini par roméo était un des rôles fétiches d’edmund Kean :
croire que vous m’aimiez, l. 20). c’est un véritable la crise de folie qui dans la pièce de dumas s’empare
rapport érotique qu’il noue avec son public, et dans de l’acteur et l’oblige à interrompre la représen-
lequel il exprime une sensibilité plutôt féminine. tation prend d’autant plus l’allure tragique d’un
mais il s’engage ensuite dans un questionnement effondrement. mais le choix d’othello (arrêté d’un
métaphysique qui rompt le charme et qui inquiète commun accord avec Brasseur qui avait déjà incarné
le public, voire le déstabilise : devant le masque le personnage dans les enfants du paradis) permet
livide de l’ecce homo (l. 24) qui a remplacé le visage à sartre de souligner la dimension théâtrale de la
nostalgique de l’amoureux, il exprime ce malaise en jalousie, fortement valorisée par son adaptation, et
reprenant ses sifflets (l. 25). de jouer ainsi sur le vertige de l’être basculant dans
la folie, – celle de l’acteur se reflétant dans celle du
4. l’acteur et son rôle rôle, par un bel effet de mise en abyme.
ce monologue entrelace les références à othello
et à Kean, définissant ainsi un rapport complexe et n Vers le Bac (commentaire)
ambigu entre l’acteur et son rôle. la phrase est de John ireland, dans la notice présen-
– l’oreiller par lequel othello doit étouffer son tant la pièce dans l’édition de la « pléiade » (sartre,
épouse devient métaphoriquement le cœur de Kean, théâtre complet, © gallimard, 2005). la suite expli-
qu’il jette aux pieds d’éléna (l. 7-9), après lui avoir cite bien le propos :
proposé le rôle de desdémone, mais sans qu’on sache « la démonstration vertigineuse des diverses puis-
si c’est le personnage ou l’acteur qui l’étranglerai[t] sances du jeu de la diplomatie dans le salon de
si gentiment (l. 5). l’ambassadeur, les échanges entre Kean et le prince
– le glissement de cocu à comique, par le gré du de galles au sujet de leur gloire respective, les scènes
bégaiement (l. 11-12) fait passer d’othello à Kean, avec éléna où prime le thème de la jalousie, tous
associant dans le même mouvement la dégradation les supports de l’intrigue sont adaptés par sartre
du rôle (notée par l’oxymore du grand cocu royal) pour montrer à quel point les relations humaines
et celle de l’acteur (du tragédien au bouffon). sont une permanente mise en théâtre. s’il est avant
– enfin, l’ambiguïté de ce rapport entre l’acteur tout monstre sacré, […] Kean est aussi le révélateur,
et son rôle se reflète dans celle des sentiments du au sens photographique du terme, d’une conscience
public face au spectacle et à l’objet mal identifié de théâtrale qui hante l’espace social. les hommes sont
son désir : qui applaudissiez-vous ? hein ? othello ? des comédiens qui s’ignorent, jouant à leur insu une
impossible : c’est un fou sanguinaire. il faut donc comédie non plus métaphysique mais mondaine ;
que ce soit Kean (l. 21-22). le beau monde sacrifie à des valeurs tout aussi
irréelles que celles qui font la gloire du comédien :
5. Ecce homo beauté, royauté, génie, conclut Kean, un seul et
Bien sûr, au sens littéral de l’expression, voilà même mirage [v, 6]. »
l’homme (l. 24-25) oppose la fausseté de l’acteur
à la vérité de l’individu, une fois le maquillage Pour aller plus loin
effacé, une fois le masque tombé. mais on ne peut l sartre et le theatrum mundi :
faire abstraction de l’allusion religieuse à l’ecce « en reprenant à [dumas] le procédé du “théâtre dans
homo. par cette référence au visage du christ tel le théâtre”, sartre l’investit d’un tout autre pouvoir.
que l’a figé l’iconographie chrétienne, Kean donne chez le premier, qui conçoit son drame autour de
à sa souffrance d’acteur l’intensité d’une passion. l’exclusion sociale de l’acteur, l’espace théâtral est
extraordinaire renversement de valeur, qui hisse clairement délimité : ces frontières nettes ont même
cette activité de l’histrion, longtemps condamnée pour fonction de souligner à quel point l’espace
par l’église, à un sacrifice au service de l’humanité. mondain reste imperméable à l’ambition sociale du
comme le christ expie par son calvaire les péchés du comédien. chez sartre, le cordon sanitaire séparant
monde, Kean prend sur lui les vilenies de la foule, les deux espaces ne fonctionne plus. à travers un
ses lâchetés, ses fantasmes inavoués, et l’en purifie : ensemble de procédés dramatiques, sartre démulti-
le visage grimaçant qu’il lui oppose est un miroir plie les registres de jeu afin de faire de l’imaginaire
dans lequel elle refuse de se reconnaître. théâtral un virus qui gagne par contagion tout

264 n 3e partie. Théâtre et représentation


l’espace social. à la suite de celui qu’il considère à l’onomastique. dans la scène précédente, genest
comme le plus grand dramaturge du siècle, piran- était désigné par le nom de son rôle, adrian : il est
dello, sartre renouvelle le vieux topos du theatrum redevenu genest. mais plus sensiblement, la rupture
mundi, lieu commun philosophique depuis l’anti- de la fiction s’entend dans les noms dont il interpelle
quité grecque, mais qui prend tout son essor théâtral ses compagnons de scène : par leur nom civil, et
à l’âge baroque. » (John ireland, op. cit.) non par celui de leur personnage (marcelle au lieu
l du Kean de dumas à celui de sartre : de natalie, sergeste au lieu de Flavie, lentulus au
« sartre a en fait considérablement développé certains lieu d’anthyme). d’acteurs, il les a transformés en
éléments qui n’étaient évoqués que de façon passa- spectateurs de sa métamorphose : leurs remarques
gère chez dumas : la dérive de Kean vers la folie, sont d’ordre métathéâtral, à mi-chemin entre l’illu-
la perte d’identité de l’acteur qui ne sait plus où est sion et la réalité.
le réel et où est le jeu. alors que chez dumas, Kean
2. la construction du dialogue
souffre essentiellement de son statut social, chez
sartre il n’a plus d’identité. la passion de jouer qui la parole de genest se déploie en longues tirades,
l’anime finit par l’envahir tout entier, ce qui donne entrecoupées par des groupes de répliques savam-
à sartre l’occasion de vertigineuses mises en abîme. ment répartis.
le meilleur exemple en est fourni par anna, dont – le premier groupe (v. 1-4) rassemble trois per-
le rôle est beaucoup plus important dans la version sonnages de la cour qui, selon la définition même
de sartre : quand elle vient demander à Kean de lui de l’ironie tragique, affichent leur méprise tout en
apprendre à jouer, ce dernier lui demande, à titre proférant sans le savoir la vérité (et s’ils la frôlent,
d’exercice, de jouer le rôle d’une jeune fille qui comme plancien, c’est pour la récuser aussitôt), car
viendrait demander à lui, Kean, de lui apprendre ce qu’ils ont sous les yeux est de l’ordre de l’impen-
à jouer... » (patrick de Jacquelot, sur le beau site sable.
dumaspere.com) – le second groupe rassemble trois autres personna-
ges, parmi ses compagnons de scène cette fois, sur
quatre vers également (v. 14-16, 33), mais encadrant
rotrou sa tirade : à défaut de témoigner qu’ils comprennent
8 Le Véritable Saint Genest ▶ p. 266 ce qui se passe (i. e. que le théâtre a laissé place à
la vie), ces répliques attestent qu’ils ont conscience
Pour commencer que la représentation est perturbée.
le véritable saint genest s’appuie sur des faits et – dernière intervention (v. 37-39), qui vient couron-
des personnages réels, mais prend quelques libertés ner la progression de la scène : celle de diocletian,
avec la chronologie, puisque rotrou emprunte à qui somme genest de mettre fin à ce désordre dont il
deux siècles différents (iiie et ive siècles av. J.-c.) sent bien qu’il met en cause l’autorité de son pouvoir
pour faire d’adrian le contemporain de genest. (songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ?),
le sujet n’était pas original (on avait joué l’année même s’il avoue n’y rien comprendre.
précédente un illustre comédien, ou le martyre de
saint genest), et par ailleurs la tragédie chrétienne, 3. le jeu et la vérité
alimentée par martyrologue, connaissait les faveurs tout le passage fonctionne sur la dialectique des
du public auquel elle offrait à la fois sujets édifiants notions du jeu et de la vérité. on la trouve d’abord
et mise scène spectaculaire, entre le merveilleux des exprimée par valérie et plancien (v. 2-4) ; mais pris
miracles et l’horreur des tortures. pourtant rotrou dans la logique du spectacle qui touche à sa fin,
signe là son chef-d’œuvre, tirant parti de toutes les ils interprètent comme une feinte ce qui est la vérité,
ressources offertes par l’enchâssement des pièces et le trouble ressenti, au lieu de laisser émerger la
pour mettre en scène les rapports complexes de vérité, renforce à leur yeux le prestige de l’acteur :
l’illusion et de la vérité. la vérité passe donc pour un effet de réel, c’est-à-
dire un raffinement de l’illusion. c’est genest qui
n Observation et analyse ensuite manie et marie dans son discours ces deux
1. sortie du rôle notions, pour dissiper progressivement la méprise
l’aveu de genest lui-même au vers 42 (ce n’est et révéler sa foi chrétienne. il file longuement la
plus adrian, c’est genest qui s’exprime) indique métaphore du jeu (rôle, v. 22, 27, 36 ; réplique,
qu’il est sorti de son rôle. mais plusieurs indices v. 26 ; prix, v. 32 ; acteur, v. 32, 45 ; récite[r], v. 34),
ont préparé cette élucidation, que l’on peut tous lier pour opposer le flottement de l’être dans la comédie

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 265


frivole du monde, en l’absence de dieu, à la parfaite tion. « dans le véritable saint genest, l’apologie
coïncidence du jeu et de l’être (moi-même l’objet et de la théâtralité se présente comme la seule forme
l’acteur de moi-même, v. 45) depuis qu’il est guidé possible de l’apologie de la religion : le spectateur
par la foi : ce n’est plus le jeu qui mime la vie, c’est réel ne s’identifie en effet ni aux spectateurs fictifs,
la vérité qui s’exprime à travers le jeu, et par le fait, ni aux acteurs de la pièce intérieure, mais bien au
le dissout. l’ambiguïté dans l’emploi mot action rôle de chrétien joué par genest. c’est la meilleure
(v. 17, 30, 35, 44) le dit bien, glissant de l’intrigue preuve que le théâtre, instrument de la grâce, a atteint
théâtrale à l’action concrète dans le monde et sur lui, son objectif de conversion, non pas seulement du
pour mesurer le chemin parcouru, on peut opposer, à héros genest dans la fiction représentée, mais de tous
chaque bout de l’extrait, les vers 2 (sa feinte passerait les spectateurs de la salle qui se trouvent confirmés
pour la vérité même) et 43 (ce jeu n’est plus un jeu, dans leur foi religieuse par la représentation inté-
mais une vérité). rieure. la leçon spirituelle est alors claire pour eux :
le monde est un théâtre où ils sont acteurs sous le
4. l’expression de la révélation
regard de dieu, mais surtout spectateurs de l’illusion
une certaine exaltation marque le discours de genest, que leur offrent d’autres hommes, représentés sur la
exprimée par les figures de la répétition et spécia- scène par les spectateurs intérieurs. la leçon à tirer,
lement l’anaphore : et vous […] et vous (v. 5-7) ; c’est qu’il faut savoir lire les signes de cette illusion ;
un ange […] un ange (v. 18-19). mais surtout sa c’est même un devoir sacré, puisque, derrière elle,
période est ample et rythmée, maniant les accumula- dieu lui-même peut se donner à voir. ses voies,
tions (7 propositions juxtaposées en 4 vers, v. 29-32) en effet, ne sont pas celles des hommes. […] le refus
et les groupes ternaires (v. 26). obstiné de l’illusion pourrait donc être une forme
du péché contre l’esprit, péché suprême, refus du
n Perspectives
salut proposé par dieu à travers elle : on ne saurait
Le véritable Saint Genest et L’illusion comique
aller plus loin dans la défense du théâtre qui tourne,
dans les deux textes, des observateurs extérieurs
implicitement, à la condamnation chrétienne de ses
voient s’opérer sous leurs yeux un renversement dia-
détracteurs. »
lectique entre le théâtre et la vérité, mais suivant une
trajectoire inverse : chez rotrou, ce qu’ils prenaient
n Pour aller plus loin
pour un dit de théâtre est la vérité d’un homme qui
sort de son personnage ; chez corneille, ce qu’ils pour une comparaison entre Kean (➤ manuel, p. 265)
prenaient pour la vérité (la mort de son fils) n’était et genest :
qu’une scène de théâtre, et la vérité est maintenant « on sait à quel point sartre est sensible à l’esthétique
« hors scène ». dans les deux cas, les spectateurs de shakespeare, de calderón et surtout de rotrou,
(sur la scène et dans la salle) sont décillés, mais là auteur du véritable saint genest, qui donne à l’étude
encore différemment : chez corneille, c’est par l’in- de genêt son titre. saint genêt, comédien et martyr.
termédiaire du mage alcandre qui expose et explique pour rotrou comme pour sartre, le dédoublement de
après coup ; chez rotrou c’est pendant la scène par l’espace théâtral s’impose comme technique idéale
genest, en réponse à l’interpellation de dioclétian pour dénoncer la fausseté du monde par le moyen
qui exige une explication. dans les deux cas, même si du spectacle. mais à l’époque baroque, le sens du
c’est par des voies opposées, nous sommes conviés à theatrum mundi repose sur la présence d’un specta-
admirer le pouvoir du théâtre à se servir de l’illusion teur divin dont la perspective transcende la comédie
pour nous montrer la vérité. terrestre. le protagoniste du chef-d’œuvre de rotrou,
genest, comédien romain et païen, devient martyr
n Vers le Bac (oral) comme son homonyme chez sartre, mais son martyre
comment peut-on faire en même temps l’apologie commence au moment où, en scène, il arrête de
du théâtre et celle de la religion chrétienne ? « que jouer, saisi par la foi, et se met à prononcer le texte
l’illusion théâtrale, principal grief des gens d’église de son personnage, un converti chrétien, pour de vrai.
à l’endroit du théâtre, devienne l’instrument du salut sous l’effet de la grâce, les répliques du comédien
de genest, voilà le paradoxe qui soutient toute la deviennent subitement actes de parole. le martyre
pièce », estiment e. hénin et F. Bonfils dans leur du comédien est lié à un espace théâtral, soumis chez
remarquable “présentation de la pièce” dans la rotrou à la transcendance divine et chez dumas à
collection g.F. (© Flammarion, 1999). nous leur l’espace social. tout autre est le martyre du “saint
empruntons les éléments de la réponse à cette ques- Kean” dont l’exploitation sociale ne fait qu’exa-

266 n 3e partie. Théâtre et représentation


cerber la fêlure ontologique qui abrite son génie. « elle », li pour « lui », velà pour « voilà », queuques
le Kean de sartre souffre d’être partout en scène, pour quelques), les conjugaisons (sis pour suis, var-
d’être possédé par des rôles dont il n’arrive jamais rions pour verrions, demandiais pour « demandiez »),
à se défaire. son martyre, c’est son incarcération les mots (prenre pour « prendre », parmettre pour
dans un huis clos théâtral et son calvaire, le chemin permettre,) ; leur langage est marqué aussi par un
d’une dépossession inexorable jusqu’à l’inexistence. lexique (morgué) et des tournures (l’avoir pour mon
dans sa présentation de la pièce, sartre établit une homme) populaires.
distinction entre le comédien, le professionnel des – merlin et lisette appartiennent au monde des
planches qui travaille convenablement le rôle qu’il valets, et comme ils sont visiblement astucieux,
joue en scène, et l’acteur, qui “ne cesse de jouer, qui le contact avec les maîtres les a policés. leur langage
joue sa vie même, ne se reconnaît plus, ne sait plus est net et nuancé, et leur dernier échange révèle même
qui il est”. » (John ireland, théâtre complet de sartre, une belle finesse de raisonnement.
collection de la pléiade, © gallimard, 2005)
3. des acteurs « de bonne foi »
la « bonne foi » désigne la sincérité, la franchise,
Marivaux voire la candeur. au mensonge inhérent à l’ac-
9 Les Acteurs de bonne foi ▶ p. 268 teur – ce porteur de masque (hypocrite en grec) –,
l’utilisation de l’expression dans le titre oppose donc
Pour commencer de manière implicite la naïveté de lisette et de Blaise,
on retrouve dans cette pièce le dispositif déjà utilisé comédiens improvisés et manipulés car merlin s’est
dans la dispute par « marivaux le cruel », comme le mis d’accord avec colette (voir scène 1) pour exciter
baptisa Jean vilar en 1956, lors de sa mise en scène du la jalousie de leurs promis respectifs. en voilà donc
triomphe de l’amour au t.n.p. : même expérimenta- deux qui ne sont pas « de bonne foi », encore que l’on
tion in vivo sur les sentiments humains, conduite par puisse se demander si colette ne se prend au jeu avec
des manipulateurs curieux et un peu pervers, en un une candeur qui lui fait retrouver un peu de « bonne
siècle qui a connu lavoisier et sade. michel Fournier foi », dans l’exacte mesure où elle devient à son tour
note que les derniers mots de la dispute : « croyez- une victime du grand manipulateur merlin.
moi, nous n’avons pas lieu de plaisanter » font écho
aux dernières paroles d’angélique dans les acteurs 4. l’ambiguïté du langage dramatique
de bonne foi : « il n’y a plus qu’à en rire. » lisette « défend les mains » car elle a bien conscience
qu’avec l’intrusion du corps, le jeu théâtral risque
n Observation et analyse de glisser vers le jeu érotique. et merlin a beau
1. le rôle des didascalies minimiser le danger en les ramenant à un langage
les didascalies servent à distinguer les deux niveaux comme un autre, à un signe presque abstrait (entre
de jeu, en indiquant le passage du premier au second amants, les mains d’une maîtresse sont toujours de
(variations sur les verbes « recommencer » ou la conversation, l. 6-7), colette peut bien affecter
« continuer », l. 17-18, 32, 42) ou le retour au pre- des les tenir pour accessoires négligeables (ce n’est
mier (variations sur le verbe « interrompre », l. 3, que des mains, au bout du compte, l. 10) ces mains
22, 37, 49). elles sont un élément de clarté pour le n’en gardent pas moins leur poids de chair et de
lecteur, et n’empêchent nullement les ambiguïtés : sensualité, que disent les verbes baise[r] (l. 5) et
la délimitation qu’elles sont censées établir souligne magnier (l. 12).
au contraire combien l’attirance que colette éprouve
5. infraction
pour merlin déborde le second niveau où elle devrait
se cantonner. lisette remarque fort pertinemment que colette a
transgressé les conventions de la représentation,
2. les différents niveaux de langage qui veulent qu’un personnage n’existe qu’autant
les quatre personnages sont caractérisés par de vraies qu’il est sur scène. c’est bien la preuve, pense-t-
différences linguistiques, reflets d’un tempérament elle, que colette voit en elle non un personnage
et d’une situation sociale, qui les apparentent par mais une rivale, et qu’elle ne joue pas la situation
couples même s’ils appartiennent tous quatre au mais la vit au premier degré. elle fait donc valoir
peuple. un argument d’esthétique théâtrale, pour défendre
– Blaise et colette trahissent leur origine paysanne son bonheur, à quoi merlin, sans doute embarrassé
par un accent qui déforme les pronoms (alle pour d’être concurrencé sur son terrain, craignant aussi

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 267


de voir son plan trahi par la maladresse de colette, – la première comédie est une répétition en vue d’un
répond avec une hauteur un peu pédante, comme spectacle que mme amelin, qui marie son neveu
pour lui clouer le bec. éraste avec angélique, veut donner chez la mère de
celle-ci, son amie mme argante. merlin, chargé de
n Vers le Bac (commentaire) cet impromptu, fait improviser sa fiancée lisette et
l’ambiguïté de merlin tient à la part de non-dit qui deux paysans promis l’un à l’autre, colette et Blaise,
obère la sincérité de son projet. d’une part, il se pose sur un canevas de badinage amoureux qui, avec la
en maître d’œuvre, guidé par le seul souci de mener à complicité de colette, doit éveiller la jalousie de
bien le projet : conciliant (ne vous fâchez pas, il n’y a lisette et de Blaise. mais son plan marche trop bien
qu’à supprimer cet endroit-là, l. 9), mais ferme quand et les cris qu’il suscite attirent mme argante, qui met
il le faut (tais-toi donc, tout ceci est de la scène, tu le fin au projet de spectacle : « la comédie chez une
sais bien, l. 23), pratique (je n’ai pas le temps d’en ima- femme de mon âge, ce serait ridicule » (scène 7).
giner un autre ; poursuivons, l. 27-28), et réagissant – dépitée, mme amelin prend secrètement le relais
en professionnel (il n’y aura point assez de vif dans de merlin : « on la jouera pourtant, celle-ci ou une
cette scène-là, l. 14). mais en même temps, on sait autre » (scène 8), et elle fait croire qu’elle a changé
que cette maîtrise est au service d’un projet moins d’avis et veut donner son neveu en mariage à une
clair, et l’on sent une secrète jubilation à provoquer veuve de ses amies, araminte, seule dans la confi-
non seulement Blaise et lisette, mais aussi colette : dence. éraste, angélique et mme argante sont donc
excitant la jalousie des deux premiers et poussant la les acteurs involontaires (et les victimes) d’une pièce
troisième à prononcer des paroles définitives vis-à-vis qui se donne secrètement. désolée, mme argante
de Blaise (vous n’avez qu’à dire à vos parents que veut rattraper l’affaire en redemandant la pièce à
vous ne l’aimez pas, l. 38-39). merlin (scène 10).
– retour de merlin et de ses comédiens (sc. 11),
Pour aller plus loin mais lisette et Blaise refusent de jouer : tandis que
voici comment Jean goldzink conclut sa présentation la première comédie confirme sa panne, la seconde
de la pièce dans la collection gF (© Flammarion, continue secrètement et se nourrit même de cet
1991) : échec qui empêche le mariage d’angélique et éraste
« ce théâtre ne cesse de se proclamer théâtre, car jusqu’à ce que mme amelin dévoile la supercherie
chaque figure théâtrale, fût-ce la plus invraisemblable, (scène 13).
et c’est le cas de la plupart des masques, signale aux
yeux de marivaux la nature essentielle de l’homme : 2. scènes au premier et au second degré
le flux des sensations et des idées, l’amour-propre, les scènes au second degré (celles où les personnages
l’inadéquation à soi, le masque, bref la comédie que jouent un rôle) constituent deux blocs (3-5 et 9-13),
nous jouent les choses, les autres, les mots, la comé- encadrés par de petits ensembles au premier degré
die qui se joue en nous, et qu’au théâtre en tout cas, (celles où les personnages agissent d’eux-mêmes) :
marivaux nous offre de savourer. car ce n’est pas le les scènes 1-2, 6-8 et la fin de la scène 13, qui
lieu de s’enfuir, comme le narrateur épouvanté qui occupent un volume d’environ 30 % de l’ensemble.
surprit un jour une jeune fille au miroir. la jeune conformément à leur nature de répétition théâtrale,
fille faisait semblant. les acteurs font semblant de les scènes au second degré de la première partie
faire semblant, pour nous faire plaisir. il n’est pas forment un ensemble haché par les indications du
sûr que marivaux nous conseille d’imiter Blaise, metteur en scène, les changements de partenaires
qui en pleure. » et les essais de jeu ; cette structure supporte un
crescendo de la tension, qui va jusqu’aux cris et aux
menaces de coups. tout à l’inverse, l’atmosphère de
Vers la lecture de l’œuVre
la seconde série est dépressive, et l’action continue
Marivaux (à laquelle les acteurs ignorent participer) devient
Les Acteurs de bonne foi ▶ p. 270 languide.

n la structure n les personnages


1. les deux intrigues 3. les deux meneurs de jeu
après une scène de mise en place, nous passons de la merlin et mme amelin sont les meneurs de jeu
comédie des valets (scènes 2 à 5) à celle des maîtres respectifs de la première et de la seconde partie.
(scènes 9 à 13) avant que les deux ne se rejoignent. la consonance de leurs noms établit déjà entre eux

268 n 3e partie. Théâtre et représentation


« une troublante symétrie », remarque Jean goldzink. 7. « vous ne sortez point de votre caractère »
par-delà leur différence sociale, ils sont animés par le en demandant à ses acteurs de « ne sort[ir] point de
même plaisir de tirer les ficelles, d’imposer aux autres [leur] caractère », merlin reprend les consignes que
leur désir, quitte à faire souffrir, pour la beauté de molière donnait à sa troupe dans l’impromptu de
l’expérimentation qu’ils ont décidée arbitrairement. versailles. il escompte que ce passage sans hiatus de
leur but commun est de « surprendre », et pour la personne au personnage va révéler des faiblesses,
cela il leur faut d’abord « prendre » les victimes des secrets enfouis sur lesquels il va pouvoir jouer
dans leurs filets. pour mieux manipuler ses comédiens de (trop) bonne
foi. mme amelin ne pense pas différemment, qui
4. merlin, son nom, ses rôles
assure à mme argante : « vous joueriez à mer-
merlin, c’est l’enchanteur bien sûr, le magicien qui veille, madame, et votre vivacité en est une preuve »
fait surgir du faux les vérités enfouies. c’est aussi, (scène 10). par ailleurs, postuler un lien si naturel
comme l’enchanteur des légendes, un être multiple : entre la vie et le théâtre (« la simple nature fournira
metteur en scène, chef de troupe, acteur, valet de les dialogues », scène 1) implique que, inversement,
confiance, manipulateur de passions… la vie peut se lire comme une comédie.
5. l’ambiguïté de colette
l’ambiguïté de colette tient à ce que nous ne savons 8. deux manipulations différentes
pas bien, quand elle parle, si elle joue à la perfection sous la fiction qu’ils sont censés mettre en œuvre,
son rôle, en accord avec merlin, pour « éprouver » les acteurs de merlin découvrent des parcelles de
Blaise et lisette, ou si elle ne s’est pas plutôt prise au réalité, tandis que sous la réalité, les comédiens
jeu, flattée des protestations de tendresse de merlin, (involontaires) de mme amelin sont incapables de
et donc sincère à sa manière. car non seulement ses reconnaître la fiction. autre différence, plus struc-
maladresses et son emportement semblent la trahir turelle, entre les deux intrigues : merlin procède
(elle joue presque trop bien pour que ce ne soit qu’un par permutation des couples au sein d’un quadrille,
jeu), mais encore Blaise confirme leur mésentente ; selon le principe de la double inconstance, tandis
les tendresses de merlin viennent donc combler un que mme amelin met en place une stratégie de
vide en elle. araminte est pareillement complice et substitution au sein d’une structure triangulaire
flouée : sa passion à convaincre le jeune éraste qu’il (un roi pour deux reines). dernière différence : si
n’y aurait rien d’inconvenant à l’épouser (scène 9) tous deux s’installent physiquement au centre de
est trop vive pour ne pas trahir une blessure secrète l’expérimentation qu’ils mettent en place, merlin
chez cette femme de près de 40 ans qui voudrait participe directement à son quadrille, alors que
pouvoir encore plaire (elle se vexe véritablement l’intrigue ourdie par mme amelin la tient hors du
quand mme argante lui oppose son âge). triangle matrimonial, en symétrie avec l’autre figure
maternelle, mme argante.
n le théâtre et le jeu
6. un titre en forme d’oxymore 9. la question philosophique du théâtre
la « bonne foi » désigne la sincérité, la franchise, la prévention de mme argante contre le théâtre
voire la candeur : « il y va à la bonne foi », atteste (« la comédie chez une femme de mon âge, ce serait
le dictionnaire de l’académie française, dans son ridicule ») montre une certaine rigidité, un moralisme
édition de 1694. le mot peut même indiquer une un peu austère, contrairement à mme amelin qui à
confiance mal placée : « ne soyez pas, ma sœur, l’évidence est une joueuse, qui jubile à ourdir une
d’une si bonne foi », lit-on au début des Femmes intrigue. mais par-delà la différence des caractères,
savantes. au mensonge inhérent à l’acteur, ce por- l’hostilité de mme argante révèle une défiance envers
teur de masque (hypocrite en grec), l’utilisation de l’idée même du théâtre, que rousseau condamna
l’expression dans le titre oppose donc de manière à la même époque dans sa lettre à d’alembert
implicite la naïveté des comédiens improvisés – et sur les spectacles (1758) ; c’est dire si la question
qui sont joués. le titre est donc un oxymore. ces était d’actualité. pour le philosophe de genève, le
personnages sont lisette et Blaise, mais aussi éraste théâtre, comme phénomène social autant que dans
et angélique. la différence entre les deux paires est ses productions littéraires, est une « école de vices et
que lisette et Blaise ne savent pas ce qu’ils jouent, de mauvaises mœurs » et de fausseté, alors que pour
alors qu’éraste et angélique ne savent même pas voltaire il offre « des leçons de vertu, de raison et de
qu’ils jouent. bienséance » (lettre à un premier commis).

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 269


simovitch qui suis-je ? (l. 31), puis aussitôt à qui êtes-vous ?
10 Le Théâtre ambulant Chopalovitch ▶ p. 271
(l. 33), balayant les différents paramètres (situation,
identité, relations) au croisement desquels se définit
un individu. ces questions trouvent une réponse qui
Pour commencer renvoie philippe au néant et au silence (et pour un
pour éclairer les rapports tissés par cette pièce entre comédien, c’est équivalent) : je ne sais qui je suis,
le jeu et la réalité, entre le monde de la vie et celui je ne sais ce que je dois dire (l. 49-50).
du théâtre, voici ce qu’écrivait la journaliste colette
godard à la création de la pièce dans la mise en 2. un comique de quiproquo
scène de Jean-paul Wenzel en 1992 (➤ manuel, le début du dialogue (l. 2-23) est régi par un qui-
photo p. 271) : proquo, qui part de philippe et va s’élargissant,
« les gens du village sont perdus, mais pas résignés. en même temps que notre sourire. perdu dans ses
à leur situation enfermée ils cherchent une solution, rêves de théâtre, l’acteur s’immisce dans la conver-
une porte de sortie que d’une certaine façon leur sation entre gina et simca, à la faveur d’un mot qui
apporte le théâtre. ou plutôt les comédiens, qui sans doute appartient à une scène classique : oui,
vivent décalés de la réalité, qui sont prisonniers de a fleuri, c’est le mot juste (l. 3-4). le résultat de
ce décalage, mais savent en tirer parti. d’abord on cette bifurcation est qu’il identifie en gina sa mère,
les rejette parce qu’ils sont “les autres”. parce qu’ils sous les traits de l’héroïne antique megara, ainsi
apportent la fantaisie, et qu’elle paraît indécente au qu’il l’avouera en dénouant la méprise (l. 28-29).
regard de la dureté des temps. ils se font rouler dans il perturbe ainsi l’échange entre les deux femmes,
la farine, mais en ont vu d’autres, dans leur espace en faisant involontairement croire que simca est sa
qui est la scène, et au-dehors. le jeu leur a appris à maîtresse, au grand dam de gina, qui entre à son
survivre, à vivre. ils sont vulnérables, souvent ridicu- tour dans le quiproquo. celui-ci s’enrichit lorsque
les, parfois stupides, ils sont indestructibles. vraiment Blagoyé relaie l’accusation de philippe et accuse sa
différents et en même temps révélateurs d’une force femme de renier leur fils – dernière méprise.
inconnue qui existe en chacun. quand ils s’en vont,
en surface rien n’a changé. pourtant, il y a eu une 3. les différents registres de langue
lumière dans la tête des gens, et elle ne s’éteindra gina, simca et Blagoyé ont un langage ancré dans
pas. pas pour tous. » (le monde, 31/03/92) le réel et le présent : ils parlent avec les mots du
peuple, vifs (fiche-moi la paix ! l. 11 ; tu es folle !,
n Observation et analyse l. 16) et imagés (Ça, je ne mettrais pas ma main au
1. le mouvement de la scène feu, l. 23) ; leurs répliques crépitent de bon sens et
cette scène, qui s’ouvre dans un climat de douceur, de vérité : mais il déraille, celui-là ! (l. 32). philippe,
sur un rythme tranquille propre à un échange confiant dès son entrée, parle comme on parle sur scène, et
(ça a fleuri, l. 2), ne va cesser de s’accélérer, à partir c’est tout l’art de l’auteur de nous faire oublier que
de l’entrée de philippe. l’échange est d’emblée un ses interlocuteurs sont ni plus ni moins que lui sur
dialogue de sourds, mais encore paisible (l. 3-13) ; une scène de théâtre. pour cela, il joue du contraste
il monte d’un cran à l’entrée de Blagoyé vers lequel entre la simplicité réaliste du langage des paysans et
Philippe court, accompagnant cette gestuelle vive l’emphase livresque de l’acteur lorsqu’il les apostro-
d’une accusation (comment une mère renie son fils phe : il fait peut-être une citation lorsqu’il s’exclame
unique !, l. 15) qui fait monter la tension entre les chère mère, étreins cette femme, comme elle m’a
protagonistes (l. 14-25). passant d’un quatuor à un étreint, moi, sur sa poitrine fleurie (l. 4-5) ; mais à
duo (l. 26-42) en se concentrant sur les deux hommes, coup sûr il improvise cette réplique mélodramatique
le dialogue gagne encore en rapidité et en tension viens, père, pour voir comment une mère renie son
(voir la brièveté des répliques), jusqu’à la réplique fils unique ! (l. 15). tous les quatre sont sur une scène
finale où philippe semble (au propre comme au de théâtre, mais lui seul est théâtral. la collision de
figuré, sur lui-même comme dans sa tête) tournoyer ces deux langages, de ces deux mondes provoque à
dans son égarement. la fois perturbation inquiétante et effets comiques.
le tournant de la scène se situe à la réplique où suis-
je ? (l. 26). philippe sort de son assurance erronée, 4. la logique du fou
pour entrer dans une suite de questionnements, à le dialogue des lignes 34-40 est assez virtuel puis-
la recherche de son moi dissout entre les multiples qu’il s’adresse non pas à Blagoyé, être de chair et d’os
visages de ses rôles. de où suis-je ?, il passe à qu’il a devant lui, mais à richard, être de fiction qu’il

270 n 3e partie. Théâtre et représentation


a dans la tête. ses questions sont celles d’un aveugle, (comme il vous plaira). avec shakespeare seul,
et n’appellent donc pas de réponse ; à vrai dire, philippe pourrait avoir toute une vie et mille vies
ce sont des constatations plus que des interrogations. différentes.
tout le paradoxe et la drôlerie de ce faux dialogue est
d’aboutir à finalement constater l’évidence (tu n’es n Vers le Bac (invention)
pas difforme, l. 43) : une évidence dont il aurait dû pour donner du piquant à cet exercice d’invention,
partir s’il n’était pas enfermé dans son monde de on peut conseiller aux élèves de faire se croiser les
héros tragiques, si les images de la fiction théâtrale genres ou les époques. pratiquer donc une forme de
ne s’interposaient pas entre le réel et lui. burlesque, en imaginant l’irruption d’un personnage
de comédie dans une tragédie, ou inversement d’un
5. les héros de philippe personnage tragique dans une comédie. cela peut se
tous ces héros (le fils de megaron, richard iii, combiner avec un usage de l’anachronisme, dans un
cyrano, le roi lear, et hamlet – désigné à travers sens (du passé vers le futur) ou dans l’autre (du pré-
les accessoires de la pelle et du crâne, l. 47-48) ont sent vers le passé). pour que la scène fonctionne,
en commun d’être de grands rôles du répertoire il faudra bien sûr trouver un point de contiguïté, par
(excepté le premier), des rôles écrasants, de ceux la situation ou le caractère, entre les deux univers
qu’un acteur investit comme un défi. ils ont aussi théâtraux que l’on fait entrer en collision.
(et ceci explique sans doute en partie cela) une des-
tinée tragique, et à divers degrés une folie spécifique, Pour aller plus loin
qui leur fait souvent porter des masques : richard pour une réflexion sur l’illusion théâtrale :
est dissimulé, cyrano fait connaître sa voix et son – « le théâtre est l’endroit où l’on peut montrer
esprit sous le visage d’un autre, hamlet multiplie que la seule manière convenable de vivre, c’est
les jeux jusqu’au vertige. rien d’étonnant qu’ils de se faire des illusions… on ne peut pas vivre
fascinent tous philippe. sans illusions. mais en même temps, au théâtre,
on comprend qu’elles sont précaires et portent en
n Perspectives elles-mêmes le germe de leur contraire. le théâtre
un théâtre-monde est une merveilleuse illusion qui parle également et
parce que shakespeare est tout le théâtre, tous les surtout de la désillusion. c’est pour cela que j’en
théâtres. parce que si le monde est un théâtre, le théâ- fais ma raison d’être et mon rêve. » (luc Bondy,
tre de shakespeare est le monde. parce que son œuvre la Fête de l’instant, dialogues avec georges Banu,
cumule le plus grand nombre de personnages trucu- © actes sud, 1996)
lents (Falstaff), assoiffés de pouvoir (macbeth) ou – « il n’est pas d’art qui, plus nécessairement que
d’amour (roméo et Juliette), de bourreaux (richard le théâtre, ne doive unir illusion et réalité. cela, à
iii) ou de martyrs (lear), de travestissements (la nuit l’insu du public et en pleine lumière cependant.
des rois), de monstruosités (titus andronicus), de complices. » (Jean vilar, de la tradition théâtrale,
rêves (le songe d’une nuit d’été) et de quiproquos chapitre 7, © l’arche éditeur, 1955)

14. Le théâtre dans le théâtre, du baroque à nos jours n 271


Méthode
du texte à la représentation ▶ p. 274

1. les différents types de didascalies

dom juan La Mère on ne badine hedda Les bonnes orphée aux


coupable pas avec Gabler enfers
l’amour
Espace-temps, Le petit bois l. 55 l. 16, 52
décor
identité du x x x x x x
personnage
intonation l. 3, 8, 16, 17, l. 20, 23, 32 l. 61 l. 7, 11, 15, l. 3, 9, 13, 14,
18, 21 21, 29, 36, 38 33, 37, 45
Mimique l. 5, 16 l. 7, 11, 15, l. 3, 34
29, 36
Gestuelle et l. 1, 7, 11, 12, l. 8, 26-27, 32 l. 36, 43, 61, l. 23-24, 28, l. 3, 24, 34,
déplacements 18, 24 62, 63 30, 40 35, 39, 46, 47
Pantomime l. 7, 8, 9, l. 22-23 l. 16 l. 45-46, l. 16-17, 50-
24-26 56-60 51, 63-67
Costume l. 1 l. 28 l. 50
Entrées et sorties l. 12, l. 18-19 l. 55 l. 16, 50

– Dom Juan : les didascalies correspondentaux tru- opéra bouffe, genre spectaculaire, très visuel, qui
cages merveilleux de cette « pièce à machines », qui nécessite de nombreux effets scéniques.
servent à représenter le surnaturel (la statue du com-
2. didascalies de l’Alouette
mandeur qui bouge et parle, les feux de l’enfer).
(➤ manuel, question 1, page 261)
– La Mère coupable : les didascalies correspondent
la didascalie liminaire fixe le cadre esthétique. il n’est
au style du jeu « naturel » proche de l’esthétique
pas question de reproduire de manière réaliste, ou
mélodramatique.
avec un quelconque souci de « couleur locale », le
– On ne badine pas avec l’amour : les didascalies
cadre du procès de Jeanne d’arc à l’archevêché de
explicitent les gestes symboliques accomplis par les
rouen. conformément à l’esthétique symboliste qui a
personnages dans cette comédie morale et psycho-
dominé la scène du xxe siècle, la scène est vide (l. 3)
logique. les entrées et sorties de personnages ne
et le décor neutre (l. 1). loin de toute reconstitution
déterminent pas des changements de scène, comme
historique, il s’agit de prendre pour exemple le cas bien
dans le théâtre classique : on est ici dans une drama-
connu de Jeanne d’arc, afin de réfléchir à une question
turgie en tableaux.
philosophique plus large. une scène dépouillée permet
– Hedda Gabler : l’action principale ne consiste
à l’imaginaire du spectateur de ne pas en être détourné
pas, ici, en un discours : la pantomime finale décrit
par des signes trop réalistes.
le geste tragique, dans un silence symbolique lourd
de sens. 3. Fonction de la tirade dans Médée et Kean
– Les Bonnes : les didascalies servent à décrire la – Médée : la tirade sert à donner une leçon : elle a
violence des rapports humains, dans ce théâtre à la une fonction moralisatrice. médée donne ainsi le
fois social, métaphysique et farcesque. fin mot de l’histoire à Jason, qu’elle accable de sa
– Orphée aux Enfers : tous les types de didascalies vengeance.
sont présents. c’est que nous avons ici affaire à un – Kean : la tirade sert à exprimer la solitude de
livret destiné aux praticiens. de plus, il s’agit d’un l’acteur face à son public. elle exalte l’illusion

272 n 3e partie. Théâtre et représentation


théâtrale, puisqu’il y a ici théâtre dans le théâtre : 7. scénographie de 1793
Kean s’adresse à son public fictif, mais celui-ci la proximité du public avec les comédiens qui jouent
peut très bien recouper le public réel, qui ne peut et ceux qui ne jouent pas est originale. ici, la perfor-
évidemment lui répondre sans succomber au ridicule mance est exhibée en tant que telle, car les acteurs qui
de celui qui n’aurait pas compris la distance entre le ne jouent pas dans une scène deviennent spectateurs
réel et la fiction. aussi ses questions restent-elles sans de leurs camarades avant d’entrer de nouveau dans
réponse, donnant une image pathétique de la solitude la fiction. ce système contribue à la distanciation.
de l’acteur qui met nécessairement le spectateur mal les costumes sont simples et aisément déchiffrables.
à l’aise. cette uniformisation du costume sert à mettre en
avant l’appartenance sociale des personnages, plus
4. pragmatique du discours
qu’une illusoire personnalité individuelle. de même,
– chimène : dans le texte a, chimène plaide contre le jeu des comédiens est stylisé, codé ; on le repère
rodrigue auprès du roi. elle est dans la plainte et particulièrement au déhanchement de côté, main
la revendication ; dans le texte B, son discours sert sur la hanche et visage de profil, du personnage de
dans un premier temps à déclarer à rodrigue que gauche sur le tréteau de premier plan. l’interaction
sa flamme est intacte, et dans un second temps à entre les deux personnages est dramatisée par le
l’exhorter de prendre soin de leur honneur commun. regard des acteurs qui ne jouent pas directement,
– le comte : pragmatique de la dispute et de la et qui entourent le tréteau. une distance à la fois
menace. comique et réflexive est ainsi créée.
– don ruy : don ruy brosse le portrait de ses ancê-
tres, proclame les lois de l’honneur aristocratique, 8. mises en scène de On ne badine pas avec
s’offre à la place de son prisonnier, mais surtout, et l’amour
c’est là l’essentiel de la pragmatique de son discours, – la mise en scène d’isabelle ronayette est très
défie implicitement le roi. dépouillée : lignes pures et abstraites du décor, sans
– hedda : indirectement, mais sûrement, et de aucun réalisme ; lumière claire et limpide ; costumes
manière progressivement de plus en plus explicite, non-réalistes, mais plutôt symboliques de la jeunesse
le discours d’hedda est une incitation au suicide et de la fraîcheur des deux personnages.
pour løvborg. – la mise en scène de ladislas chollat est aussi
dépouillée (très peu de décors, costumes actuels,
5. mises en scène de Phèdre lumière vive), mais le cadre de scène à l’italienne
Jean-louis Barrault renoue avec les sources antiques, et le jeu entre les espaces scéniques introduit une
la dimension opératique, la dimension sacrée, et dimension métathéâtrale.
l’émotion physique. antoine vitez envisage une
phèdre jeune et sensuelle, et prend au sérieux la 9. Fonctions dramatiques des objets
dimension mythologique. patrice chéreau s’intéresse – On ne badine pas avec l’amour : la lettre a une
à l’ensemble des personnages, et à la circulation des valeur dramatique, puisqu’elle convoque camille au
pulsions entre eux, révélant la dimension anthropo- rendez-vous : le prétexte invoqué par perdican est
logique du mythe. de lui dire adieu (l. 13), mais en réalité cette lettre
a pour effet de forcer camille à assister au rendez-
6. mises en scène de En attendant Godot vous de perdican et rosette ; c’est donc une ruse de
les deux photos illustrent le jeu de scène de la perdican. la bague a une valeur dramatique (elle est
chaussure et du pied enflé d’estragon. dans la mise jetée dans l’eau), en permettant à perdican à mener
en scène de luc Bondy, le décor sec et glacé est en à bien sa démonstration amoureuse (l’apparition/
accord avec les silhouettes sobres des deux per- disparition/réapparition de l’image des deux jeunes
sonnages, dont la gestuelle simple est expressive gens dans l’eau) ; mais elle a surtout une fonction
(estragon s’acharne à ôter sa chaussure en s’asseyant symbolique : c’était un gage d’amour offert par
confortablement ; vladimir, transi de froid, serre sur camille (l. 37) ; la jeter dans l’eau équivaut à signifier
lui son manteau). dans la mise en scène anglaise leur rupture définitive à camille. que perdican jette
de sir peter hall, la posture et la gestuelle des deux cette bague sous les yeux de camille, et l’utilise
personnages est plus comique (jambe d’estragon à pour un jeu amoureux narcissique avec rosette est
l’équerre ; vladimir se penchant et faisant des gestes particulièrement cruel.
de la main pour le convaincre). cette dimension – Hedda Gabler : le pistolet a une valeur symbo-
comique est proche des intentions de Beckett. lique, parce qu’il s’agit de l’arme que hedda avait

Méthode. du texte à la représentation n 273


utilisée contre løvborg lors de passé amoureux ; 11. pouvoirs de l’illusion théâtrale
il en est donc la métonymie, à la fois amoureuse – Hamlet : hamlet tient un discours métathéâtral
et mortelle. quant au manuscrit, il est l’équivalent en commentant le spectacle, expliquant le rôle de
fantasmatique de « l’enfant » que théa et løvborg chacun, et affirmant la vérité profonde du théâtre, tout
ont créé ensemble, et dont hedda est jalouse. en feignant le détachement. la représentation touche
le roi au point qu’il se lève et quitte la salle : c’est que
10. l’ironie dramatique le spectacle a eu un impact réel sur sa conscience.
– Britannicus : dans cette scène, Britannicus est hamlet en déduit qu’il s’est ainsi démasqué tout seul
le seul à ne pas disposer d’un élément d’infor- comme ayant accompli un crime similaire à celui qui
mation majeur : néron est caché derrière le mur. est représenté dans la pièce interne. le théâtre est
Junie le sait, et en tient compte ; le spectateur ici utilisé pour démasquer un coupable.
aussi, et jouit de cette position de supériorité sur – Le véritable Saint-Genest : tout le passage fonc-
le personnage. plusieurs réactions simultanées tionne sur la dialectique du jeu et de la vérité, qui
l’animent : haine de néron, qui joue ici un rôle de produit ou détruit l’illusion. pris dans la logique
tyran et de traître ; pitié pour Junie, placée dans du spectacle qui touche à sa fin, valérie et plancien
une situation de « double contrainte », car pour (v. 2-4) interprètent comme une feinte ce qui est la
sauver son amant, elle doit lui taire son amour et lui vérité, et le trouble ressenti, au lieu de laisser émerger
signifier leur rupture – situation intolérable ; pitié la vérité, renforce à leur yeux le prestige de l’acteur :
pour Britannicus éconduit ; et envie, absurde mais la vérité passe donc pour un effet de réel, c’est-à-dire
source de jouissance, de tout lui dévoiler, comme un raffinement de l’illusion. mais genest reprend
au « guignol ». cette dialectique, pour dissiper progressivement
– George Dandin : le spectateur voit le jeu de l’illusion et révéler sa foi chrétienne. il file longue-
scène par lequel angélique et claudine jouent un ment la métaphore du jeu (rôle, v. 21, 27, 36 ; réplique,
bon tour (la « burla » de la farce) au mari jaloux, v. 26 ; prix, v. 32 ; acteur, v. 32, 45 ; récite[r], v. 34),
en feignant la mort d’abord, puis en rentrant dans pour opposer le flottement de l’être dans la comédie
la maison en cachette après en avoir fait sortir leur frivole du monde, en l’absence de dieu, à la parfaite
dupe. l’obscurité est propice à ce renversement de coïncidence du jeu et de l’être (moi-même l’objet et
situation. le spectateur se divertit de ce stratagème l’acteur de moi-même, v. 45) depuis qu’il est guidé
qui produit un retournement de situation divertis- par la foi : ce n’est plus le jeu qui mime la vie, c’est
sant, mais en même temps il plaint george dandin, la vérité qui s’exprime à travers le jeu, et par le
et comme au « guignol », il voudrait pouvoir le fait, le dissout.
prévenir. – Les Acteurs de bonne foi : marivaux, par l’in-
– Cyrano de Bergerac : le spectateur contemple la termédiaire de ces personnages peu habitués aux
scène en voyant, grâce à l’espace scénique machiné, conventions du spectacle que sont colette, Blaise et
le stratagème adopté par christian et cyrano pour lisette, fait comprendre au spectateur l’ambiguïté de
séduire roxane. il sait ce qu’elle ne sait pas : que si toute représentation, qui tout à la fois est une fable
christian est soudain si éloquent, il le doit unique- et dit une vérité sur le monde. ici, on voit comment
ment au secours que lui prête cyrano dans l’ombre Blaise et lisette, qui voient leurs deux amants répéter
de la nuit. d’un côté, le spectateur se réjouit de une scène d’amour avec un(e) autre, ont peine à
ce stratagème, qui permet aux deux amoureux de garder la distance constitutive de la relation théâ-
séduire ensemble la belle, car il aime les histoires trale : assister à la simple répétition de cette scène
d’amour ! et il a hâte que roxane accorde à chris- produit déjà sur eux un effet véridique. quant à
tian ce baiser qu’il réclame et qui donne son titre à colette, elle se laisse complètement prendre au jeu,
l’acte. mais d’un autre côté, le spectateur complice comme en témoigne sa méprise aux lignes 46-47,
du stratagème voudrait pouvoir prévenir roxane que lisette ne manque pas de relever. seul merlin
de la supercherie : en effet, son amour reposera sur maîtrise parfaitement le jeu, et en abuse. la comédie
un leurre, ce qui n’est au fond satisfaisant ni pour deviendra grinçante, et Blaise pourra dire à madame
elle (mais elle le comprendra trop tard, à la fin de la argante (scène 12) : « maugré la comédie, tout ça
pièce), ni pour christian (qui sera aimé pour ce qu’il est vrai, noute maîtresse ; car ils font semblant de
n’est pas), ni pour cyrano (qui attendra d’agoniser faire semblant. »
pour comprendre que roxane aurait pu l’aimer, si – Kean : le monologue de Kean adressé au public
elle avait connu la supercherie). rompt l’illusion théâtrale. l’acteur quitte son masque

274 n 3e partie. Théâtre et représentation


et proclame la vérité profonde du jeu scénique. dénonce tous les artifices de l’auteur (retardement de
mais en faisant cela, il ruine le plaisir du jeu, de l’action à l’aide de péripéties qui l’étoffent, effets de
la distance, qui seul rend possible l’illusion : d’où vraisemblance visant à mimer l’épaisseur du monde,
les sifflets qu’il récolte. la dernière phrase tire une arbitraire dans la désignation des personnages (doña
conclusion qui dit la vérité de la relation théâtrale : quelquechose… honoria vous va-t-il ?, l. 33) ; il
vous n’aimez que ce qui est faux. car comme l’a dévoile aussi les artifices du metteur en scène, qui doit
montré aristote, et comme l’ont expliqué plus récem- au mieux assurer le décor de la fiction, dans un espace
ment des psychanalystes comme octave mannonni assez vague pour accueillir des lieux symboliques
(dans clefs sur l’imaginaire) étudiant la catharsis, (sierra quelquechose).
le plaisir pris au théâtre tient précisément au fait – brecht : les effets de distanciation sont ici produits
que le spectateur peut se projeter sans danger dans par le coup de théâtre invraisemblable qui inverse
des situations fictives, notamment les catastrophes le dénouement attendu, par la chanson et par les
tragiques qui, contemplées dans la réalité, seraient adresses métathéâtrales au public. Brecht fait com-
insoutenables. menter par un personnage l’horizon d’attente du
spectateur d’opéra ; c’est l’horizon métaphysique et
12. distanciations moral des dénouements heureux et providentiels qui
– claudel : l’auteur crée un personnage chargé de est critiqué. Brecht dénonce les formes de théâtre
commenter la fabrique du texte et du spectacle. il bourgeois qui endorment la conscience critique
exhibe les ficelles de l’illusion, en prenant le spectateur du public en le laissant repartir chez lui en paix,
pour complice. c’est une esthétique que reprendra en accord avec le monde (mélodrame, vaudeville,
genet, par exemple dans les Paravents. l’irrépressible comédie bourgeoise).

Méthode. du texte à la représentation n 275


l’objet d’étude
au bac

Représenter la mort
L’exposé 4. le rire et la mort
Genet, Les Paravents ▶ p. 276
les personnages sourient ou rient tous, comme émer-
veillés de découvrir l’autre monde et de retrouver
n Pour analyser le texte ceux qu’ils ont connus. aucun d’eux ne se plaint
La mise en scène d’être mort. ils ont l’air plus heureux au contraire que
les soldats qui marchent, et qui sont encore vivants.
1. le dispositif scénique
les conflits se sont apaisés, comme en témoigne
comme le suggèrent les indications données par
le rire commun de pierre et de la mère (l. 27-30)
genet dans le commentaire liminaire de chaque
quand ils évoquent le meurtre du premier par la
tableau, il y a plusieurs niveaux de scène sur le
seconde. de même, dans les répliques suivantes,
plateau. ici, les morts se trouvent sur une plate-forme
sur l’inimitié entre la mère et les autres villageois.
supérieure, les vivants sont en bas. le dispositif est
tout se passe comme si la mort aplanissait tous les
complété par les paravents, seuil symbolique figuré
conflits, parce qu’elle met tous les hommes à égalité.
par un élément concret du décor, à travers lequel tous
ce thème de la proximité du rire et de la mort, qui
les morts doivent passer. ce dispositif est original,
rejoint l’image baroque du memento mori (le rictus
car personne avant genet ne l’avait conçu ; il est
naturel de la tête de mort), évoque aussi la notion
ludique, car il oblige les acteurs à crever le paravent,
romantique de grotesque.
qui devient ensuite inutilisable et doit être remplacé
par un nouveau paravent : chaque utilisation du 5. des morts sur la scène
paravent à cet effet crée un bruit ainsi qu’un effet la représentation des morts concourt à la théâtralité.
de surprise et de suspens, le spectateur ne sachant chaque mort, en crevant un paravent, ressemble à
pas qui se trouve derrière avant qu’il n’ait été crevé ; un acteur entrant sur scène de manière fracassante.
il est suggestif, parce qu’il figure de manière vio- la séparation entre les morts et les vivants repro-
lente, spectaculaire, et poétique le passage de vie duit une situation spectaculaire : en effet, les morts
à trépas. regardent les vivants, situés dans un autre espace
qu’ils peuvent aisément contempler du haut de leur
2. didascalies plate-forme, et commentent la scène qu’ils voient
les didascalies d’intonations et de mimiques sont avec distance, tels des spectateurs de théâtre. le
utiles, mais les plus indispensables sont les didascalies regard est orienté de manière unilatérale, les vivants
de décor et de déplacement, qui seules permettent au ne se sachant pas observés par les morts. c’est une
lecteur de se figurer le dispositif scénique. forme de dédoublement troublante pour le spectateur,
Le dialogue qui ne sait plus trop auquel des deux groupes il peut
s’identifier. la coexistence sur scène des morts et
3. trivialité et poésie
des vivants a un sens philosophique : elle sert à
les personnages parlent de manière familière, avec
relativiser l’existence humaine, en la montrant de
des interjections ou exclamations simples (l. 8-11),
manière distanciée, sous le regard critique de ceux
des expressions imagées courantes (l. 13), des sen-
qui, ayant perdu la vie, ne la regrettent nullement.
tences de bon sens populaire (il faut bien s’amuser,
la hantise de la mort est ainsi dédramatisée pour
l. 14), des métaphores triviales (pris dans les genci-
le spectateur à qui cette perspective est forcément
ves, l. 34). mais la situation est poétique : invention
angoissante.
d’une communauté des morts, où les conflits sont
apaisés, et où règne une joie suspendue ; même la 6. décharge et pourriture
description des cadavres en décomposition relève en insistant sur la rémanence de l’odeur de la
d’une certaine beauté, perceptible dans l’invention décharge publique au-delà de la mort, la mère met
langagière (pourrir aussi la mort, l. 48). l’accent sur les laideurs de l’humanité, sur le mal

276 n 3e partie. Théâtre et représentation


que génère l’homme, à titre individuel et collec- misérable, mais aussi, en considérant que les déchets
tif. le souhait qu’elle formule, que sa pourriture organiques jouent un rôle dans la régénération et
pourrisse son pays, peut être compris de deux le cycle de la nature, un moyen de se réincarner.
manières : on peut y voir un mode de vengeance comme souvent chez genet, l’évocation du mal
contre une société qui l’a si mal lotie dans sa vie est ambivalente.

L’entretien
Groupement de textes : L’espace/temps dramatique ▶ p. 277

i. Lieu de la fiction ii. Temps de la iii. source de iv. style du décor


fiction (époque, l’histoire prévu par l’auteur
durée)

A corneille, Grèce, Corinthe, Temps Mythologie grecque Pièce à machines


Chap. 11, p. 203 maison de Médée mythologiques ; une (réécriture de (char ailé,
journée Sénèque et Euripide) figuré par une
« gloire »)

B racine, Le palais de Néron Antiquité latine, Histoire romaine Toile peinte :


Chap. 11, p. 209 ier siècle ap. J.-C. ; le « palais à
une journée volonté »

C Beaumarchais, Le château du Comte xviiie siècle (vers Contemporaine et Tableau réaliste


Chap. 12, p. 221 et de la Comtesse 1790) ; une journée originale (3e volet (« le cabinet de la
d’une trilogie) Comtesse, orné de
fleurs de toutes
parts »)

D Hugo, Espagne, château de xvie siècle ; plusieurs Historique Architecturé :


Chap. 12, p. 222 Don Ruy Gomez mois (Don Carlos roi colonnades,
d’Espagne) et écussons, broderies,
originale (autres porte gothique,
personnages tableaux
inventés par
l’auteur)

E ibsen, Le grand salon xixe


siècle Authentique, Tableau réaliste
Chap. 12, p. 223 dans la maison Deux journées multiple et
bourgeoise des personnelle
Tesman

F ionesco, intérieur petit xxesiècle ; durée Fabuleuse et Espace vide, avec


Chap. 13, p. 248 bourgeois, puis indéterminée. fantasmatique quelques accessoires
indéterminé indispensables
(chaises)

G Genet, Algérie ; royaume xxesiècle ; durée Contemporaine, Aire de jeu non


➤ « L’exposé », des Morts indéterminée originale et mimétique ; espace
p. 276 imaginaire (royaume symbolique
des morts)

L’objet d’étude au Bac n 277


n Pour confronter les textes des pères (pour lesquels meurt hernani) ? les enjeux
européens sont-ils supérieurs aux intérêts nationaux
I. Lieu de la fiction (à travers l’accession de don carlos à l’empire et sa
1. espace mimétique ou imaginaire métamorphose en charles-quint) ? ces questions
espace mimétique : textes B, c, d et e. se posent en des termes différents avant et après la
espace imaginaire : textes a, F et g. révolution française, et la fiction historique permet
2. des lieux conformes au genre d’avoir une distance suffisante pour mieux comprendre
le présent en le comparant au passé.
– le décor de britannicus est le « palais à volonté »,
décor interchangeable d’une tragédie à l’autre, sous 4. l’unité de temps
la forme d’une toile peinte tendue en fond de scène, elle est respectée dans médée, britannicus, la mère
qui représente des colonnades ou une antichambre, coupable, et hedda gabler (2 jours).
lieu neutre de la tragédie où tous les personnages – Médée : elle sert à montrer l’intensité de l’acte et
peuvent vraisemblablement se croiser. de la décision tragique. l’assassinat de ses enfants
– à l’acte iii d’hernani, la scène se passe dans le suit immédiatement son bannissement par créon.
château des silva. le drame historique est situé dans le suspense est favorisé par le délai laissé par le
un passé identifiable (ici, le début du xvie siècle) roi : médée dispose d’une journée pour prendre ses
et dépeint selon une exactitude appelée « couleur dispositions ; elle la met à profit pour fomenter sa
locale ». les didascalies liminaires de hugo en début vengeance.
d’acte servent à respecter cette couleur locale : en – Britannicus : l’unité de temps sert la vraisem-
effet, le théâtre romantique a l’ambition scientifique blance de l’histoire : le spectateur doit suivre la
de donner aussi au public une leçon d’histoire. fiction comme si elle se déroulait en temps réel sous
– dans hedda gabler, le cadre, hérité du drame ses yeux. dans l’esthétique du théâtre classique, on
bourgeois et du drame moderne romantique (où croit à ce pouvoir de l’illusion, que seul le respect
moderne signifie « à fiction contemporaine ») est des unités autorise ; du point de vue de la fiction,
celui d’une famille bourgeoise dans laquelle le public le respect de l’unité de temps permet aussi de montrer
peut se retrouver : l’intérieur bourgeois est décrit la toute-puissance du monarque absolu, dont les
dans les didascalies liminaires de début d’acte de décisions sont immédiatement exécutoires.
manière réaliste. – Hedda Gabler : l’unité de temps, étendue à deux
II. Temps de la fiction jours, conserve la densité « classique » du jour
tragique ; elle sert à montrer, à l’intérieur d’une
3. temps de la fiction/temps de l’écriture
« tranche de vie » uniforme, le moment dramatique
le temps de la fiction est distinct du temps de
où tout bascule ; moment longuement préparé par
l’écriture dans médée, britannicus, et hernani.
la détérioration psychique du personnage avant que
– Médée : ce décalage est celui du mythe : il permet l’action ne débute, mais qui éclate dans un crescendo
d’envisager la question de l’amour maternel et de la dramatique pendant le temps de la fiction.
passion jalouse de médée d’un point de psycholo-
gique et anthropologique qui dépasse le simple fait III. Source de l’histoire
de société. 5. sujets de société
– Britannicus : la distance permet de maquiller – La Mère coupable : c’est le thème de l’enfant
l’actualité du sujet sous une référence à l’antiquité naturel qui est traité. thème de société important
assez commode : derrière néron et agrippine se aux xviiie et xixe siècles, car lié à la question de
profilent, à demi-mot, louis xiv et anne d’autriche, la transmission du patrimoine dans les familles
peu de temps après la « prise du pouvoir par bourgeoises et aristocratiques. est aussi traité le
louis xiv » en 1661 ; mais le théâtre ne peut parler thème de l’égalité des sexes (voir l’avancée sur les
sans inconvenance, à cette époque, d’une actua- droits des femmes pendant la révolution française,
lité politique aussi brûlante ; le recours à l’histoire l’action d’olympe de gouges, par ex.).
antique permet donc de traiter la question sans – Hedda Gabler : on trouve un écho des recherches
heurter le pouvoir en place. de l’époque en matière de psychiatrie, et notamment
– Hernani : le décalage entre le temps de la fiction sur l’hystérie féminine. sur le plan des sources, on
(xvie siècle) et le temps de l’écriture (1830) permet peut préciser que la relation entre hedda et løvborg
à hugo de traiter deux questions de philosophie de est inspirée de la passion d’ibsen pour émilie Bar-
l’histoire : les fils sont-ils comptables des engagements dach, rencontrée en 1889 ; c’était une jeune fille de

278 n 3e partie. Théâtre et représentation


la bonne société juive de vienne ; entre eux naquit dans l’inconscient du personnage. de ce point de
une tendre amitié, dont témoigne une correspondance vue, le théâtre de l’absurde de ionesco hérite d’une
passionnée, d’où il ressort qu’ibsen avait songé à certaine tradition symboliste.
divorcer pour elle. pour le personnage de løvborg, – Les Paravents : la fiction comprend une certaine
il est peut-être inspiré de Julius hiffory, historien dimension référentielle (voir question précédente),
danois qui enseignait la littérature à l’université de mais aussi une dimension fantaisiste et poétique
Berlin, séducteur et amateur de femmes, et chez qui qui permet de déployer la réflexion métaphysi-
ibsen avait décelé des signes de maladie mentale. que de manière imagée (voir question 5, page
le motif du manuscrit brûlé pourrait renvoyer à un précédente).
fait divers contemporain qui avait frappé les esprits :
IV. Style du décor prévu par l’auteur
par jalousie, la femme du compositeur norvégien
7. décors mimétiques
Johan svendsen avait brûlé la partition manuscrite
les décors les plus mimétiques sont ceux des pièces
d’une de ses symphonies. quand à Jorgen tesman,
de Beaumarchais, hugo, et ibsen. ils correspondent
on pense qu’il est inspiré d’un admirateur allemand
au développement d’un style de jeu et d’une mise en
d’ibsen, Julius elias, co-éditeur de la première édition
scène « naturels », dans le cadre du réalisme bour-
de ses œuvres complètes.
geois, aux xviiie et xixe siècles. il convient toutefois
– victimes du devoir : aucune source réaliste ; fable
de faire une part un peu particulière à la décoration
totalement inventée mais (comme souvent chez
« antiquaire » du drame romantique, soucieux d’une
ionesco) reflétant un traumatisme personnel, ici
vérité historique avec laquelle du reste ont rompu les
lié à la figure du père ; aucune place donc pour des
metteurs en scène contemporains (➤ manuel, voir le
questions de société.
travail de vitez sur hernani, photo p. 223).
– Les Paravents : les allusions à la guerre d’algé-
rie sont évidentes pour le spectateur de l’époque. 8. machineries
du reste, elles furent la cause d’un grand scandale. – Médée : une machinerie est indispensable pour
d’abord créée en allemagne, la pièce fut montée représenter la « merveille » : le char traîné par les
par roger Blin au théâtre de l’odéon, dirigé par dragons ailés, qui produit l’admiration, l’étonnement,
Jean-louis Barrault. le spectacle, qui évoquait la la stupéfaction du spectateur, impressionné par la
très récente guerre d’algérie en donnant de l’armée puissance des dieux.
française une représentation peu flatteuse, et en met- – Hernani : elle permet de réaliser la cachette dans
tant sur le même plan colons et colonisés, déclencha le tableau. elle crée du suspens dramatique.
l’opposition active des groupes d’extrême-droite – Les Paravents : elle est nécessaire à la constitution
(qui finirent par tenter d’incendier le théâtre), et même de l’espace scénique. elle contribue à la
suscita une démarche de la majorité parlementaire à célébration ludique des pouvoirs du théâtre, et à la
l’assemblée visant à interdire la pièce et à couper les distanciation.
subventions publiques à l’administration du théâtre.
c’est le ministre de la culture, andré malraux, qui
intervint personnellement pour obtenir le maintien de Pour préparer l’écrit ▶ p. 278
la pièce à l’affiche et la poursuite de la subvention,
au nom de la liberté d’expression des artistes. genet
lui-même cherchait à minimiser l’interprétation n travail préparatoire
politique de la pièce, qui ne parle pas seulement Question
de la guerre d’algérie, mais aussi, avec une poésie l nœud de l’intrigue
épique du quotidien, de rapports familiaux, d’amour, – Dom Juan : le séducteur saura-t-il mettre un frein
de quête sociale, de patriotisme, de sexualité, et à ses débordements impies avant d’être puni par le
de questions métaphysiques, comme ce passage ciel ?
irréaliste (voir question suivante) où les personnages
– Le Jeu de l’amour et du hasard : les personnages
morts regardent se diriger vers eux les vivants.
sauront-ils se reconnaître derrière leur déguisement,
6. des univers irréalistes et pourront-ils ou non s’aimer indépendamment de
– victimes du devoir : l’univers est celui de la psyché leur appartenance sociale ?
de choubert. les transformations de madeleine et – Pour un oui ou pour un non : les deux amis
du policier représentent les figures fantasmatiques pourront-ils ou non se réconcilier et se comprendre
de la mère et du père, qui évoluent comme en rêve au terme de leur dispute ?

L’objet d’étude au Bac n 279


l le dialogue indique-t-il la leçon à tirer du et les autres personnages, comme le public, s’amusent
dénouement ? de sa surprise) ; comique de caractère, lié au person-
– Dom Juan : au dénouement sont tirées deux leçons nage traditionnel d’arlequin (hérité de la commedia
contradictoires : la statue du commandeur livre le dell’arte, emploi du valet balourd et grossier) ; pointe
jugement divin qui condamne le pécheur selon une finale, qui donne lieu à un comique de mots.
formule édifiante (l. 19-20) censée impressionner l Fin heureuse : dans la tradition de la comédie
non seulement dom Juan, dans le cadre de la fiction, d’intrigue, tout est bien qui finit bien pour les amants.
mais aussi le spectateur, dans le cadre de la double les obstacles sont levés. noter que ce sont des
énonciation. mais ce jugement est infirmé par la obstacles intérieurs, et non pas extérieurs (les pères
réaction matérialiste de sganarelle, qui émeut le sont d’accord). ce sont leurs propres sentiments,
spectateur. la leçon morale et métaphysique est leurs propres préjugés, et leur propre orgueil que
ainsi à la libre appréciation de ce dernier. les personnages ont à vaincre. le spectateur voit son
– Le Jeu de l’amour et du hasard : aucune leçon de attente comblée, car tout se termine par un double
morale explicite n’est tirée. c’est que la « leçon » du mariage, comme c’était déjà le cas bien souvent dans
dénouement, qui semble indiquer qu’on ne saurait la comédie italienne et dans la comédie moliéresque
aimer en dehors de sa condition, est peu « avouable » du siècle précédent.
dans le cadre d’une comédie. le spectateur tire
l lisette sacrifiée : cependant, à cette attente com-
cette leçon tout seul, ce qui l’amène à réfléchir aux
blée vient s’ajouter un élément supplémentaire en
déterminations sociologiques du rapport amoureux.
demi-teinte. les deux couples n’étaient pas entiè-
la réplique finale d’arlequin, de ce point de vue,
rement symétriques : si arlequin, conformément à
est particulièrement démystifiante.
la tradition de son personnage dans la commedia
– Pour un oui ou pour un non : aucune leçon de dell’arte, est glouton, obscène, et balourd (dans une
morale n’est tirée. à supposer que les personnages autre pièce de marivaux, il est « poli par l’amour »),
puissent se réconcilier, ce sera par peur du qu’en en revanche lisette joue son rôle à merveille, et
dira-t-on, mais pas grâce à l’explication personnelle pourrait aisément passer pour une maîtresse. le
qu’ils viennent d’avoir. dénouement équivaut donc pour elle non pas à un
l résolution du problème déclassement, mais à une déception de l’espoir
contrairement à la comédie d’intrigue, au mélodrame, qu’elle avait pu nourrir de s’élever socialement.
au vaudeville, et à certaines tragédies, où le dénoue- on trouve souvent dans les comédies de marivaux
ment résout tous les problèmes en faisant triompher cette tonalité en demi-teinte, qui était déjà celle du
la providence, les trois dénouements étudiés ici ne dénouement de george dandin de molière, et qui fait
présentent pas de résolution totale de l’intrigue. réfléchir le spectateur sur les préjugés sociaux, au lieu
– Dom Juan : le coupable est certes puni, mais de le conforter dans ses certitudes. le chef-d’œuvre
le spectateur n’est pas absolument assuré que son a en effet, selon Jauss (chef de file de l’esthétique de
châtiment était souhaitable. la réception), cette capacité à excéder les attentes du
– Le jeu de l’amour et du hasard : lisette, servante public, tout en les satisfaisant partiellement.
ingénieuse et pratiquement aussi raffinée que sa l le spectateur pensif : le spectateur se demande
maîtresse, doit au bout du compte épouser le butor si le subterfuge aurait pu déboucher sur un autre
(arlequin, archétype du valet de commedia dell’arte dénouement : le maître aurait-il pu véritablement
obscène et balourd) que sa condition sociale lui tomber amoureux de la servante, et/ou la maîtresse
destine, ce qui n’est pas entièrement satisfaisant. du valet ? ou bien l’éducation des uns et des autres,
– Pour un oui ou pour un non : la pirouette finale la culture différente entre les deux milieux, les pré-
semble indiquer que la réconciliation entre les deux jugés sociaux auraient-ils de toute façon triomphé ?
amis, si elle est possible, n’aboutit pas pour autant répondrait-on différemment aujourd’hui à cette
à une dissipation des malentendus. question, deux cents ans après la chute de l’ancien
régime, ou bien la reproduction des classes sociales
Sujets d’écriture
existe-t-elle toujours ?
1. commentaire
l éléments comiques : comique de situation 2. dissertation
(le retournement de situation final : dorante découvre l problématique/introduction : ne pas dévoiler
que celle qu’il croyait être la servante de la maison est le dénouement d’une œuvre de fiction est un acte
la maîtresse ; c’est pour lui un dénouement heureux, ordinaire de civilité littéraire entre amis, et plus large-

280 n 3e partie. Théâtre et représentation


ment, entre amateurs. cette loi tacite est observée par ne délivre pas une morale entièrement satisfaisante
tous : particuliers, professeurs, journalistes, éditeurs, (par ex. : médée de corneille, ou dom juan de
etc. qu’y a-t-il de si secret et de si précieux dans un molière).
dénouement pour que sa révélation soit réservée au – logique du dénouement/logique de l’intrigue :
plaisir du lecteur solitaire, ou du spectateur solidaire ? le dénouement peut résoudre l’intrigue de manière
la réponse semble triviale : dans le cas particulier du plus ou moins arbitraire, afin de se conformer à
théâtre, il s’agit de maintenir l’intérêt du spectateur la loi du genre, et de satisfaire immédiatement le
jusqu’à la chute du rideau. mais cet enjeu dramatique public ; mais il arrive qu’il soit en contradiction
n’explique pas tout. on peut aussi voir dans le dénoue- avec la logique de l’intrigue ; ainsi, le dénouement
ment un lieu crucial pour l’herméneutique : ne révèle- du tartuffe fait intervenir en la personne de l’exempt
t-il pas le sens même de l’œuvre ? on envisagera tout un deus ex machina, métonymie du prince, qui résout
d’abord comment le schéma dramatique qui mène la situation miraculeusement, quand la logique de
l’intrigue à sa résolution finale fait du dénouement le l’intrigue voulait que tartuffe triomphe et déloge la
lieu propice à la délivrance d’une morale de l’histoire. famille d’orgon ; il s’agit de glorifier la clairvoyance
mais on verra ensuite que certains dénouements divine du roi louis xiv. de même, dans dom juan,
problématiques nécessitent de chercher ailleurs le le séducteur libertin est puni, mais au cours de
« sens » de l’œuvre dramatique. ce dernier reste ses discussions philosophiques avec sganarelle, il
d’ailleurs à définir, et nous nous demanderons, pour l’emportait haut la main sur son valet superstitieux.
finir, quels éléments divers, textuels et spectaculaires, – le spectateur laissé à sa réflexion : lorsque le
contribuent à le constituer. dénouement n’impose pas un retour à l’ordre juste,
le spectateur est amené à réfléchir aux conditions
l Questions à développer :
nécessaires, dans la vraie vie, à la réalisation de cet
– les leçons : morales (dans la comédie de caractère, ordre juste. il ne fait donc pas aveuglément confiance
les vices sont punis, tels ceux de l’avare ou de à la providence (divine, sociale, ou politique) pour
l’hypocondriaque chez molière ; dans la tragédie, sauver les situations réelles, et se responsabilise.
l’hubris du héros est châtiée par les dieux) ; philo-
– autres éléments donnant du sens à l’œuvre :
sophiques (voir l’intérêt que les philosophes portent
le système des personnages (traits distinctifs et
aux mythes grecs) ; psychologiques (le théâtre délivre
emplois : parents abusivement autoritaires, jeunes
une science de l’âme, depuis Œdipe dans le théâtre
premiers amoureux dans la commedia dell’arte et
grec jusqu’aux tropismes des personnages de
la comédie d’intrigue, philistins et parasites dans
nathalie sarraute, en passant par les intermittences
le drame moderne, etc.) ; modèle actantiel ; les
du cœur chez marivaux) ; historiques (dans le théâtre
mots d’auteur (« aux vertus qu’on exige dans un
historique de l’époque révolutionnaire, les mauvais
domestique, votre excellence connaît-elle beau-
rois et les mauvais sujets sont punis, les bons sont
coup de maîtres qui fussent dignes d’être valets »,
récompensés ; voir aussi comment Brecht probléma-
Beaumarchais, le barbier de séville ; « la valeur
tise la montée du nazisme dans arturo ui).
n’attend pas le nombre des années », corneille,
– les forces à l’œuvre : la providence (dans les le cid ; « la naissance n’est rien où la vertu n’est
comédies, les vaudevilles, les mélodrames), la fata- pas », molière, dom juan) ; la mise en scène (ainsi la
lité (dans la tragédie grecque), le déterminisme mise en scène de tartuffe par ariane mnouchkine, qui
psychologique et social (dans le drame moderne), le transpose la question de l’intégrisme religieux dans
hasard (dans le théâtre surréaliste ou de l’absurde). le monde musulman menacé par l’islamisme).
attention, on indique ici des grandes tendances
qui seraient à nuancer : les grands chefs-d’œuvre l exemples :
déjouent souvent une lecture univoque (ainsi, il n’est – Fonction des dénouements dans le théâtre
pas certain que Phèdre soit effectivement victime classique : dans la tragédie, le dénouement constitue
de la fatalité qu’elle invoque : et si sa responsabilité une solution au « péril du héros ». ce dernier se sort
personnelle – son libre-arbitre – était en cause ?). du péril où il s’est mis (poussé par son hubris, par sa
– sens univoque ou multiple : tout dénouement n’a faute, par la Fatalité) grâce à une solution dialectique
pas forcément une fonction édifiante. il se peut que (comme chez corneille pour rodrigue et horace), ou
le message soit brouillé, ou à construire, notamment bien il meurt (comme phèdre). le dénouement tragi-
dans le théâtre épique brechtien. mais même dans que met en valeur la loi. punition de celui qui défie les
certaines pièces du théâtre classique, le dénouement dieux, dans le théâtre antique, c’est-à-dire qui enfreint

L’objet d’étude au Bac n 281


les lois sacrées de la cité (par ex. : œdipe et phèdre). entre vos servantes, et rendre justice à lisette ? si
le dénouement tragique fait triompher la raison d’état vous m’avez choisie pour jouer un temps votre rôle,
(par ex. : tite et bérénice, le cid : « laisse faire le n’est-ce pas parce que vous m’en trouviez digne ? et
temps, ta vaillance et ton roi », horace). ne suis-je pas parvenue à donner le change au-delà
– dénouements providentiels de comédie et du de vos espérances ? (elle lâche les mains de silvia.)
vaudeville : punition du vice. le dénouement lui- d’autres que moi auraient gâté l’affaire par leur peu
même châtie les mœurs par le rire : « castigat ridendo d’esprit, éventé trop tôt le subterfuge, ou monnayé
mores ». harpagon (l’avare) berné, tout comme leur adresse. (tournant le dos et s’éloignant.) une
argan (le malade imaginaire tyrannique), ou arnolphe prochaine fois, faites appel à la gros-Jeanne pour
(le barbon). le menteur de corneille est démasqué seconder vos intrigues, nous en verrons le succès.
(mais il triomphe quand même en épousant l’une des silvia. – vous voilà bien impertinente, ma fille. la
deux belles). triomphe de l’amour : motif principal de comédie est maintenant terminée, et notre ruse n’était
la comédie classique héritée de la commedia dell’arte, qu’un jeu. si vous y avez été prise, là n’est pas ma
et qui se poursuit jusque chez marivaux. dans la faute. l’amour triomphe, et le hasard n’y est pour
comédie, la providence garantit la fin heureuse. tout rien, car dorante, que voici, a été vaincu par mes
est bien qui finit bien : réconciliation finale. le père seuls attraits, et non par ma fortune. nous en avons
berné trouve une consolation (il retrouve une fille fait l’épreuve. maintenant, il suffit.
perdue, dans les Fourberies de scapin). lisette, à dorante. – et vous, monsieur, n’avez-vous
– la mort du héros dans le drame romantique : pas scrupule à vous être joué de moi ? (sincère) est-
la mort de lorenzaccio, ruy Blas, et hernani, ne il honnête de tromper ainsi son monde ? (montrant
profite à personne ; elle est le signe d’un profond dys- arlequin, qui s’est allongé commodément.) et pou-
fonctionnement de la société contemporaine ; c’est vez-vous vous résoudre, après les compliments que
pourquoi la censure, sitôt rétablie en 1835, condamne vous m’avez prodigués, autant qu’à ma maîtresse,
ou surveille étroitement le drame romantique, dont à me laisser épouser votre valet ?
les dénouements non-providentiels inquiètent et dorante. – allons, lisette, le mal n’est pas si
sont considérés comme immoraux et subversifs. grand qu’on croit. vous êtes bonne fille, vous vous
contrairement au mélodrame de la même époque, contenterez. restez à notre service, vous n’aurez à
avec lequel il partage beaucoup de motifs et une vous plaindre ni de votre maîtresse, ni de moi. et
certaine esthétique de l’effroi, le drame romantique si arlequin vous déplaît, je saurai vous trouver un
est profondément critique. honnête mari, je vous en donne ma parole.
– intrigue en suspens dans le théâtre contem- lisette, à arlequin. – allons, faquin, lève-toi donc, et
porain : l’absence de transcendance entraîne une me fais ton compliment, si tu me veux gagner. (avec
absence de dénouement. si le théâtre de l’absurde est coquetterie.) crois-tu donc, parce que ton maître
dérangeant, c’est aussi pour cette raison. par exemple : épouse ma maîtresse, que je t’appartienne sans autre
le thème de l’éternel retour à la fin de en attendant forme de procès ? (croisant les bras.) que prétends-
godot (« alors, on y va ? / allons-y. ils ne bougent tu faire pour m’obtenir de moi-même ?
pas.), ou le suspense de la fin dans oh les beaux jours arlequin. – ma foi, rien du tout ! ma bonne figure y
(la mort de Winnie semble programmée, mais la pièce pourvoira. si tu ne veux pas de moi, je me consolerai
se termine sur une chanson). le théâtre contemporain avec cette bouteille que voilà. mais si je te plais, je
refuse souvent de conclure : voir Pour un oui ou pour te cajolerai tant et si bien qu’on dira d’arlequin qu’il
un non. autre exemple : Jean-luc lagarce, derniers fut poli par l’amour.
remords avant l’oubli (la conversation n’a abouti à
rien. le langage est-il vraiment un moyen de com-
munication, ou l’instrument de rapports de force ?). corpus BAc
objet d’étude :
3. invention Le théâtre,
lisette, à silvia. – comment, madame, est-ce donc texte et représentation ▶ p. 280

là le sort que vous me réservez ? (indignée) m’aban-


donnez-vous à ce butor, malgré mes bons et loyaux Question
services ? ne vous ai-je pas toujours secondée dans ces trois textes mettent chaque fois aux prises deux
vos projets, et est-ce là la récompense de mon zèle ? interlocuteurs, un aîné et un cadet, unis par un lien
(lui prenant les mains.) ne sauriez-vous distinguer paternel réel ou symbolique : priam est le beau-

282 n 3e partie. Théâtre et représentation


père d’andromaque, philippe strozzi est pour Sujets d’écriture
lorenzo une figure paternelle symbolique, quant 1. commentaire
à hoederer, il offrira à hugo, peu après, de rester i. deux thèses opposées…
avec lui comme un fils (« Je t’aiderai à grandir »). 1) la guerre ou la paix
dans un contexte historique tendu (à la veille d’un – andromaque : un hymne à la paix au nom de
régicide chez musset, à l’aube d’une guerre chez l’amour.
giraudoux, au crépuscule d’une autre chez sartre), – priam : l’apologie de la guerre au nom de l’honneur.
les personnages s’affrontent autour d’une question 2) deux conceptions de la bravoure
cruciale, une affaire de vie et de mort : l’assassinat – selon andromaque, l’homme pour prouver son
du tyran, la guerre ou la paix, le compromis ou courage ne doit pas éprouver son semblable mais
le massacre ; et dans les trois cas, cette question les forces de la nature ; à une gloire posthume elle
dramatique recouvre un enjeu éthique qui chaque préfère la fierté d’un mari vivant.
fois concerne la cité, un enjeu politique au sens le – selon priam, la fierté et le courage ne proviennent
plus grave du terme, donc : la corruption (de l’in- que de la tradition de la guerre et du mépris de la vie
dividu et de la ville) dans lorenzaccio, l’honneur (conception nietzschéenne ?).
ou le bonheur d’un peuple dans la guerre de
troie n’aura pas lieu, la pureté ou l’efficacité dans ii. …soutenues par deux stratégies différentes
les mains sales. 1) andromaque : la persuasion féminine (porte parole
toutefois ces débats ne s’expriment pas selon le de toutes les épouses et mères de famille, expression
même rapport de force. de la sensibilité, lyrisme poétique).
– dans lorenzaccio, lorenzo exerce sur philippe 2) priam : un discours viril (le chef de la cité, un
strozzi un incontestable ascendant, qui se marque raisonnement plus froid, une rhétorique moins
déjà dans la disproportion du volume des paroles en passionnée).
première partie (l. 1-20) : le vieux républicain ne sait
répondre à la thèse de lorenzo que par un maigre acte iii. pour quelle efficacité ?
de foi (l. 12), et quand il prend l’initiative de l’échange 1) art de priam de renverser les arguments avancés
(l. 26-27), il se fait retourner sa question, disqualifiée par andromaque et efficacité d’un discours qui use de
par l’ironie amère de lorenzo. en fait, il est littérale- formules lapidaires : c’est lui qui a le dernier mot.
ment subjugué par l’horreur. lorenzo lui en impose 2) talent d’andromaque qui dénonce les faux-sem-
presque physiquement, en offrant le sacrifice de sa blants et pouvoir émotionnel de sa prise de parole
vie misérable (voir la didascalie l. 39) : c’est l’aîné qui qui réussit à toucher le spectateur par sa spontanéité
semble prendre une leçon, être décillé de ses illusions et son lyrisme concret.
naïves : quel abîme tu m’ouvres ! (l. 34).
– dans la guerre de troie n’aura pas lieu, même 2. dissertation
si volume de la parole est légèrement favorable à i. le théâtre, une tribune, une chaire
andromaque, le rapport est équilibré car priam 1) le théâtre fait passer un message politique et
oppose à la séduction poétique de son chant la social.
fermeté argumentative de son discours. du reste, – un message politique : critique de la corruption
c’est elle qui est en position de demande, comme des ministres dans ruy blas, tableau de la décadence
on le voit en comparant l’attaque des deux pre- de l’espagne qui renvoie à celle de la France,
mières répliques (mon père, je vous en supplie / réflexion sur le rapport entre les fins et les moyens
je ne veux pas, ma petite chérie). deux logiques dans les mains sales, critique de la guerre chez
s’affrontent ici, entre lesquelles le texte se garde giraudoux.
bien de trancher. – un message social : satire de la noblesse et critique
– dans les mains sales, hoederer domine la scène des injustices dans le mariage de Figaro.
de toute sa puissance, non seulement rhétorique mais 2) le théâtre joue un rôle moral.
physique. systématiquement, il se saisit du moindre – à l’origine, dimension religieuse du théâtre
mot de hugo pour le pilonner, en le poussant dans (les mystères).
ses retranchements (l. 18-19), ou en l’enfermant dans – régulation des mœurs (le poète a aussi charge
ses contradictions (l. 25-26). Bousculé, malmené, d’âmes) : « castigat ridendo mores » !
le jeune homme est réduit au silence (l. 19), ou peine 3) le théâtre : lieu des révolutions et des change-
à s’exprimer (l. 21). ments.

L’objet d’étude au Bac n 283


c’est souvent sur la scène que les révolutions – le droit à l’irrévérence, la vertu salutaire du rire,
esthétiques et politiques s’imposent (de la bataille la portée satirique du burlesque ;
d’hernani au scandale des Paravents). – la difficulté artistique de l’apparente légèreté /
ii. une tribune qui n’est pas sans risque... l’esprit de sérieux qui n’est que le masque d’une
fausse profondeur.
1) risque de la censure : difficultés rencontrées
par molière, hugo, ou genet pour faire jouer leurs l pour un théâtre « politique » (au sens étymologique
pièces. du terme) :
2) risque du public : le public est à la fois plus averti – le théâtre est au cœur (le cœur ?) de la cité dans
(il s’en laisse moins « conter ») et plus consomma- la démocratie grecque ;
teur (société des loisirs). – réveiller le public, le rendre conscient pour en faire
3) risque du metteur en scène, médiateur indispen- un acteur de la cité (voir Brecht) ;
sable, souvent précieux, parfois dangereux quand
– on peut évoquer de graves enjeux sans ennuyer
il fausse le sens de la pièce en projetant sur elle ses
(docere doit aller de pair avec placere).
propres obsessions.
voir ce texte de giraudoux : « le spectacle est la
iii. …mais qui dispose aussi de moyens privi-
seule forme d’éducation morale ou artistique d’une
légiés
nation. il est le seul cours du soir valable pour adultes
1) un art vivant : les idées s’incarnent dans les
et vieillards, le seul moyen par lequel le public le plus
personnages ; principe de la double énonciation ;
humble et le moins lettré peut être mis en contact
pouvoir de la mise en scène.
personnel avec les plus hauts conflits, et se créer
2) …qui trouve un écho dans le public :
une religion laïque, une liturgie et ses saints, des
– violence de la catharsis, rire bienfaiteur : placere
sentiments et des passions. » (littérature, « discours
et docere ;
sur le théâtre », © grasset, 1941)
– ou distanciation qui vise à faire réfléchir le spec-
sur la forme, on travaillera l’enchaînement des
tateur en brisant l’illusion théâtrale.
répliques : interruption, reprise de propos, renchéris-
3. invention sements sur des termes ; feindre de soutenir une thèse
quelques arguments pour mieux la dénoncer ; utiliser des exclamations,
l pour un théâtre de divertissement : des interjections. on n’oubliera pas d’insérer des
– les bienfaits du rire, le plaisir du jeu, le sens de la références précises à des éléments de décor ou de
fête et de la fantaisie ; mise en scène.

284 n 3e partie. Théâtre et représentation


4e partie
l’argumentation :
convaincre, persuader et délibérer

Fiction et argumentation :
15 la fable et le conte
Ésope & La fontaine de la poule intervenant dans un deuxième temps
1 Fables ▶ p. 285
pour témoigner (v. 2) de la loi générale énoncée
d’emblée.

Pour commencer 3. construction de la narration


un genre très ancien : souligner d’une part qu’ésope la narration procède dans les deux cas de manière
est une figure légendaire (on lui attribue des fables identique :
qui sont essentiellement issues d’une tradition orale – situation initiale : présence de l’animal magique
populaire ; il n’est pas l’« auteur » de ses fables (un don du dieu hermès dans le premier cas) ;
comme la Fontaine est auteur), d’autre part que – perturbation : le propriétaire croit que les entrailles
la Fontaine respecte ainsi la doctrine classique de sont toutes d’or (texte a, l. 3 ; texte B, v. 5) ;
l’imitation tout en fondant une nouvelle esthétique – action principale : le volatile est mis à mort
de la fable (la comparaison tourne évidemment à (texte a, l. 3 ; texte B, v. 6) ;
l’avantage de la Fontaine, et on peut inviter les élèves – résolution : le propriétaire ne trouve rien (texte a,
à risquer et à justifier de tels jugements de valeur). l. 5 ; texte B, v. 6-7) ;
– situation finale : il n’a plus ni poule ni or, [s]’étant
n Observation et analyse lui-même ôté le plus beau de son bien (texte B,
1. les emprunts v. 8).
la trame du récit est identique. l’animal est immolé le récit est bâti comme une petite enquête, l’homme
chez ésope, ouvert chez la Fontaine, et la déception cherchant dans les deux cas à remonter aux sources
est la même dans les deux cas : on ne trouve fina- du trésor et du mystère.
lement que de la chair (texte a, l. 5). cependant,
la Fontaine arrange le récit d’ésope en le mettant en 4. les personnages
vers et en le transformant légèrement : l’oie devient chez ésope, il est question d’un adorateur d’her-
une poule, sans doute mieux adaptée à l’univers mès, exemplaire en fin de compte des gens cupides
français. mais c’est surtout le ton de l’énonciation (l. 6) ; chez la Fontaine, l’homme fait partie des
qui change : l’emploi de la première personne (je, gens chiches (v. 9). il s’agit dans les deux cas d’une
texte B, v. 2) et les exclamatives (texte B, v. 9-12) condamnation de l’avarice (texte B, v. 1) qui touche
suggèrent une présence plus marquée du poète, dont précisément les riches insatiables, ceux qui sont
le point de vue est plus critique, plus ironique que coupables de vouloir toujours plus (texte a, l. 6),
dans le cas d’ésope. qui ne peuvent se contenter d’une rente trop modeste
(texte a, l. 2), qui veulent trop tôt être riches (texte B,
2. la place de la morale v. 12). à travers ces personnages-types, les deux
– ésope détache clairement la morale du reste du fabulistes s’en prennent moins à la richesse qu’à la
poème : elle correspond au deuxième paragraphe du démesure et à l’impatience dans la cupidité, au nom
texte a, au présent de vérité générale (l. 6-7). d’une morale de la mesure.
– la Fontaine modifie la structure : la morale est
annoncée au début (v. 1), et la leçon (v. 9) est précisée n Vers le Bac (oral)
à la fin par la généralisation du propos (combien si la place de la morale peut paraître plus efficace
en a-t-on vus, v. 10). le mouvement du texte est dans le texte a, les vers et les changements de
ainsi rendu plus dynamique et plus varié, l’histoire mètres créent un rythme beaucoup plus dynamique

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 285


dans le texte B. la scène est plus animée, avec l’en- deux alexandrins (v. 15-16), puis deux vers très
chaînement des verbes d’action : il la tua, l’ouvrit courts (deux et quatre syllabes, v. 17-18), puis un
et la trouva… (v. 6). les tons sont plus variés (voir octosyllabe (v. 19) et un alexandrin (v. 20), enfin
question 1), grâce à l’intervention du fabuliste lui- deux octosyllabes (v. 21-22) et deux alexandrins
même. l’ironie est plus mordante, et l’attaque plus (v. 23-24). la rupture des vers 17-18, qui retarde
nette contre les gens chiches empressés d’être riches la suite de cette longue phrase, le changement de
(mots à la rime, v. 9, 12). phrase au milieu de vers (v. 20), et les nombreux
enjambements (v. 15-16, 16-17, 17-18, 19-20, 20-21,
Pour aller plus loin 21-22) montrent que le coq n’est pas dupe (mise en
l sur la différence entre la « manière » et la valeur du mot paix) : il ménage ses effets et prépare
« matière » dans les Fables, voir la préface des sa propre ruse ; il confirme qu’il est adroit et matois
contes de la Fontaine (1665). (v. 2) par ses hyperboles ironiques (v. 15-18) et la
l autour de la fable et de la Fontaine en particulier, fiction qu’il met en scène (v. 20-23).
voir patrick dandrey, la Fabrique des Fables,
Klincksieck, 1991. 3. la variété des mètres
« le coq et le renard » joue sur une extrême variété
des mètres : de deux à douze syllabes, ses vers sont à
l’image de la plupart des fables dites « animalières »
La fontaine
2 Fables ▶ p. 286
de la Fontaine.
en revanche, « le pâtre et le lion » est bâti presque
exclusivement, dans ses seize premiers vers, sur un
Pour commencer système d’alexandrins, excepté l’octosyllabe du
la Fontaine lie la pratique à la théorie de la fable : le vers 14 (où il est précisément question de laconisme).
texte B fait partie de ces textes réflexifs où la fable le jeu métrique propre à la fable animalière s’es-
entreprend de se définir elle-même, en un véritable tompe ainsi dans cet « art poétique » où le fabuliste
« art poétique ». parle en son nom, avant que ne s’engage le récit
de fiction.
n Observation et analyse
1. la progression du dialogue 4. la place des morales
les répliques sont de plus en plus courtes : la « le coq et le renard » s’achève sur la morale,
deuxième réplique du renard (v. 25-27) est très brève après le départ du renard (v. 27-31) : c’est double
et contraste plaisamment avec la première (v. 3-14). plaisir de tromper le trompeur (v. 32). « le pâtre
c’est la réponse du coq (v. 15-24), avec l’annonce de et le lion », en revanche, commence par la morale
l’arrivée des lévriers (v. 20), qui provoque ce chan- (v. 1-6) : le conte fait passer le précepte avec lui (v. 4).
gement. le renard venait d’abord tenter de séduire le dans les deux cas, c’est la valeur de vérité générale
coq en habile rhéteur, d’où la longueur de son propos. de l’énoncé au présent qui permet de lui délivrer une
mais dès qu’il se sait lui-même menacé, il abrège et valeur intemporelle et de lui donner ses propriétés
[t]ire ses grègues (v. 28). autant le trompeur était de morale : voir le passage du passé au présent dans
bavard, autant le trompé est expéditif. le texte a, v. 31-32 (du fait particulier à l’explication
le discours direct a ici pour fonction de rendre d’ordre général : car), et le passage du présent au
vivante une situation qui est avant tout une situation passé dans le texte B, v. 6-8 (l’explication précède
de dialogue. le renard ne vient-il pas annoncer (v. 6) l’illustration : c’est par cette raison qu[e]…).
une nouvelle ? s’abstenant d’intervenir, le fabuliste
5. l’énonciation
laisse au lecteur le plaisir de deviner l’intention
cachée sous chacun des discours : la ruse du renard, dans « le pâtre et le lion », c’est le fabuliste qui
puis la ruse supérieure du coq, enfin le faux prétexte s’exprime en son nom pour donner son sentiment et
par lequel le renard justifie son départ (ma traite est exprimer ses principes esthétiques : il faut… (v. 5),
longue à faire, v. 25). me semble… (v. 6), je le laisse à juger… (v. 16). dans
« le coq et le renard », la présence du fabuliste
2. les changements de mètre et l’habileté du coq se fait beaucoup plus discrète : son point de vue ne
après la série des six octosyllabes dont la régularité se manifeste que par de rares marques de jugement
traduit l’assurance du renard (v. 9-14), les paroles du (coq adroit et matois, v. 2), l’indice d’une complicité
coq présentent des rythmes beaucoup plus variés : recherchée avec le lecteur (possessif de la première

286 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


personne du pluriel : notre vieux coq, v. 30) et l’in- n Vers le Bac (dissertation)
terprétation de la « morale » finale (v. 32). pour la thèse de la Fontaine est la suivante : le récit
l’essentiel, l’énonciation est déléguée aux deux de fiction (le conte) a par lui-même une puissance
interlocuteurs fictifs, le coq et le renard, par le biais argumentative. dans « le coq et le renard », c’est
du discours direct. le fabuliste assume le récit (voir la progression du dialogue, jusqu’à la réaction défi-
les incises : dit un renard, v. 3, etc.), mais laisse le nitive du renard et son adieu comique (v. 25), qui
discours à la charge des personnages de la fiction. démasque le personnage et fait passer le précepte.
c’est le moyen d’éviter une morale nue (v. 3), donc ainsi en va-t-il également des contes de la même
ennuyeuse ; alors que le texte B, qui théorise ce période, pour lesquels le précepte est largement
principe, peut pour cette raison laisser s’exprimer déchiffrable avant même d’être énoncé, si le lecteur a
ouvertement le je du fabuliste. bien suivi l’histoire : voir le Petit Poucet de perrault,
par exemple.
6. lectures croisées
une fois la fable « le pâtre et le lion » lue, la fable Pour aller plus loin
« le coq et le renard » apparaît plus sûrement sur la conception de la fable chez la Fontaine, citer
encore comme un texte argumentatif. il ne faut pas l’épître dédicatoire « à monseigneur le dauphin »,
se contenter du récit apparent (les fables ne sont pas placée en tête du recueil. elle insiste sur le rapport
ce qu’elles semblent être, texte B, v. 1), c’est-à-dire entre mensonge (la « feinte », ou fiction, du fabuliste)
de l’histoire particulière d’un coq et d’un renard et vérité :
de fiction, mais chercher le précepte sous le conte Je chante les héros dont ésope est le père,
(v. 4), c’est-à-dire une critique morale du mensonge troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
et de la tromperie derrière l’anecdote animalière. contient des vérités qui servent de leçons.
à première lecture, le lecteur savoure la feinte du tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :
renard (un baiser d’amour qui risque fort de tourner ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous
à la dévoration, v. 14) et la feinte supérieure du coq sommes ;
(je vois deux lévriers, v. 20). à deuxième lecture, il Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.
y a encore une autre feinte, celle du conte (texte B, […]
v. 4-5), de la fiction narrative. la Fontaine invite à
apprécier cette fiction de la fable comme un art de
florian
l’économie narrative, art de mettre en scène une
situation vivante et exemplaire en peu de mots : on ne
3 Fables ▶ p. 288

voit point chez eux de parole perdue (v. 10), même


s’il est des fables encore plus courtes que celle-ci Pour commencer
(➤ perspectives, ci-dessous). petit-neveu de voltaire, Florian (1755-1794) est
aussi l’auteur de comédies et de romans. mais il
n Perspectives reste surtout connu pour ses Fables, qui adaptent le
genre à l’esprit du xviiie siècle.
longueur et brièveté
la richesse narrative de la fable « le coq et le n Observation et analyse
renard » tient au nombre de personnages (deux) 1. la morale des fables
qui autorise le dialogue. « la poule aux œufs d’or », dans « les deux voyageurs », la morale est claire-
en revanche, s’en tient au récit minimal de l’ac- ment exprimée dans les deux derniers vers (v. 17-18).
tion unique d’un personnage solitaire. le dialogue plus difficile est le repérage de la morale dans
argumentatif par lequel chacun tente de persuader « les deux chauves », où elle est implicite. le récit
l’adversaire dans « le coq et le renard » est lié à la ne s’interrompt pas pour laisser la place à un discours
subtilité du double langage tenu par le renard (voir plus général : il n’y a pas de rupture énonciative.
question 1). pour déchiffrer la ruse, il faut du temps mais l’idée peut se formuler ainsi, sur le modèle de
et des preuves. suivre dans sa démarche le coq qui la précédente : « qui veut réussir pour soi aux dépens
tente de faire tomber le masque du renard, voilà d’autrui risque fort de ne rien y gagner. » la morale
qui anime la fable et explique sa longueur relative. commune aux deux textes est une condamnation de
le thème, tromper le trompeur (v. 32), par son enjeu l’égoïsme et de la cupidité qui détruisent les relations
théâtral par excellence, exige le développement d’un humaines ; d’où la représentation, dans chaque fable,
jeu de scène. de deux personnages.

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 287


2. le discours direct – la Fontaine donne plus d’ampleur à la fiction
le discours direct intervient à deux reprises : vers 6-8 narrative, agrémentée de dialogues vivants et de
et vers 12-13. ces deux passages sont construits sur détails comiques. il écrit pour plaire autant que pour
le même modèle : une exclamative courte de la part instruire, conformément aux principes de l’esthétique
d’un personnage (v. 6, 12), puis une réaction négative classique.
dans chaque cas : « Pour nous » n’est pas bien dit, – quant à Florian, il pousse la dénonciation jusqu’au
« pour moi » c’est différent (v. 8), et « nous » n’est registre satirique en se moquant plus violemment de
pas le vrai mot ; mais « toi » c’est autre chose (v. 13). ses cibles, sans la médiation d’une fiction anima-
dans chaque passage, la deuxième réplique rejette la lière dans « les deux voyageurs » ou « les deux
signification collective du pronom de la première per- chauves », où se reconnaît directement l’image de
sonne du pluriel au profit du singulier : lubin mime le la société humaine. la portée critique de la fable
propos de thomas en reprenant la même construction s’accentue à la fin du siècle des lumières.
adversative (non… mais…), mais dans une situation
contraire (le malheur et non la fortune, v. 17-18). n Vers le Bac (commentaire)
autrement dit : la logique de l’égoïsme (pour moi) on étudiera particulièrement les parallélismes et les
se retourne contre celui qui l’avait promue. oppositions autour du duo thomas/lubin, les jeux de
reprise des pronoms personnels (nous, moi, toi, voir
3. le comique de la chute question 2), les indications à fonction de didascalies
l’attente repose sur le morceau d’ivoire (v. 2) dont il qui précisent les modalités de l’énonciation : lubin,
est question au début : de quoi s’agit-il ? la dispute d’un air content (v. 5), thomas tremblant (v. 11).
est violente, et l’attente en sort grandie : chacun veut mais on pensera aussi à analyser les réactions des
l’avoir (v. 3). la chute provoque un effet comique par personnages qui suivent les dialogue et qui en
le décalage affiché entre le morceau d’ivoire qui se montrent la fonction dramatique : silence de lubin
révèle être un peigne (v. 6) et les personnages dont (v. 9), vulnérabilité de thomas (v. 15). le dialogue
on sait, depuis le début, qu’il s’agit de deux chauves permet enfin une prise de distance entre le narra-
(v. 1). l’effet comique est renforcé par l’emphase dans teur/poète et les propos qu’il rapporte. la variété
l’éloge, qui prend un sens ironique : le beau trésor des voix a une valeur argumentative : cette saynète
[…] pour prix de sa victoire (v. 6-7). quelle victoire en deux temps en dit plus qu’un récit ou qu’un
et quel trésor en effet, si l’objet tant recherché n’est commentaire moral.
finalement qu’un peigne inutile !
Pour aller plus loin
4. la variété des mètres l sur la satire et le pamphlet, voir le chapitre 16
l’octosyllabe provoque une accélération du rythme (en particulier histoire littéraire et culturelle,
qui accentue l’effet de surprise (« les deux voya- p. 316).
geurs », v. 3-4, 6-7), tandis que l’alexandrin convient l Bibliographie : sur la poésie au xviiie siècle,
plutôt au récit détaillé ou aux répliques plus longues. ses difficultés et son déclin :
dans « les deux chauves », la longueur des vers est – maurice allem, anthologie poétique française du
liée à une structure à la fois symétrique et dynami- xviiie siècle, gF-Flammarion, 1966 ;
que : un octosyllabe et un décasyllabe pour présenter – sylvain menant, la chute d’icare, droz, 1980.
brièvement et efficacement la situation (v. 1-2), trois
alexandrins pour développer le conflit (v. 3-5), deux
octosyllabes pour en dévoiler le résultat (v. 6-7). les rousseau
effets d’accélération et de surprise sont particulière- 4 Émile ou De l’éducation ▶ p. 289
ment visibles dans les derniers vers de chaque fable,
où l’octosyllabe coïncide avec la chute du poème. Pour commencer
la réflexion critique sur les fables prend place ici
n Perspectives dans une philosophie de l’éducation. rappeler le
d’ésope à Florian projet de rousseau dans émile : définir l’idéal d’une
– les fables d’ésope limitent la part du récit au mini- éducation qui préserve les qualités naturelles de
mum : il s’agit d’un bref exemplum, mais l’essentiel l’individu tout en le préparant à exercer ses droits
réside dans la portée universelle de la morale. à part de citoyen. en matière d’éducation morale, il ne faut
la référence à hermès, « l’oie aux œufs d’or » ne donc surtout pas imposer des règles du dehors, mais
porte pas de traces de son contexte. faire en sorte que l’individu s’éveille de lui-même à

288 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


la conscience des principes élémentaires qui régissent ce type de texte qui cherche à plaire pour instruire
toute vie sociale. (l. 4-6), ce qui était bien l’objectif revendiqué par
la Fontaine. la transmission d’une morale par un tel
n Observation et analyse moyen reste nécessaire parce qu’il y a une efficacité
1. les reproches de rousseau pédagogique propre à la fable, quand le fabuliste
rousseau reproche à pantalon de trop en faire dans s’emploie à dire clairement et agréablement (l. 22)
son jeu d’acteur, en interprét[ant] ce qu’on n’entend une histoire, quand il déploie un récit livré à l’inter-
déjà que trop (l. 11) : là où les paroles en disent assez, prétation du lecteur. mais précisément, l’apologue
il ajoute des gestes. rousseau pousse l’analogie avec est bénéfique quand il n’est pas alourdi par une
les fables qui s’achèvent sur une morale explicite explication (l. 23), c’est-à-dire une morale (l. 1)
alors qu’elles véhiculent déjà implicitement cette explicite détachée de l’histoire. rousseau ne reproche
morale (l. 1-3). dans les deux cas, le lecteur et le pas à la Fontaine de communiquer une morale,
spectateur voient leur plaisir (l. 4) émoussé puisque mais d’en restreindre la portée par la maladresse
tout leur est dit ou montré. et dans le cas des Fables, des conclusions (l. 21) qui la traduisent.
l’efficacité argumentative est moindre (l. 8-9, 13-14,
17-19, 22-23) : l’explication (l. 23) nuit en définitive 5. la méthode de rousseau
à la compréhension. on pourrait reprocher à rousseau de ne pas respecter
ses propres principes. en effet, il ne fait rien d’autre
2. les indices d’énonciation qu’énoncer une thèse explicite en ouverture de son
– en dehors du discours direct qui reproduit la parole texte (l. 1-3), avant d’éclairer sa propre « morale » par
idéale du disciple (je conçois…, l. 9), rousseau fait des exemples (l. 3-13). la démarche didactique est
intervenir la première personne dans la seconde donc analogue à celle qui est reprochée à la Fontaine :
moitié du texte : je ne veux point qu’un gouverneur une leçon explicite, qui dit tout (l. 13-14), risque de
(l. 11-12), et termine sur une phrase à la première per- laisser l’esprit du lecteur passif, donc peu réceptif.
sonne : je voudrais… (l. 19-23). l’auteur parle alors toutefois, il faut noter la différence entre le but de
en son nom : il s’implique personnellement dans son l’essai, émile, qui s’adresse à des lecteurs adultes, sur
propos, lui donnant toute sa force de conviction. des questions qui sont débattues par les philosophes,
– les formes injonctives, présentées surtout sous la et le but de la fable, qui s’adresse à de jeunes lecteurs,
forme répétée de il faut ou il ne faut pas (l. 6, 7-8, 8, sur des principes de morale élémentaire. en ce sens,
12, 13), renforcent la visée didactique et normative rousseau peut à bon droit ne pas respecter la même
du texte, qui vise à enseigner la meilleure façon de « méthode pédagogique ».
faire en matière de fable et de théâtre. la nécessité
objective (il faut) paraît ainsi coïncider avec le souhait n Perspectives
subjectif (je voudrais). l’impératif de la dernière la fable sans la morale ?
phrase (soyez sûr, l. 23) contribue en outre à l’emprise « la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le
du locuteur sur son destinataire. Bœuf » est une fable très courte (14 vers). la morale
peut bien être facultative : dans ce cas, on comprend
3. les phrases interrogatives
la fable comme une critique de la vanité. cependant,
les phrases interrogatives (l. 3-5, 14-17) ont une
les quatre vers qui ferment le poème précisent cette
valeur de questions rhétoriques, puisqu’elles contien-
critique en affichant la cible choisie par le fabuliste,
nent déjà en elles-mêmes leur réponse : Pourquoi
la bourgeoisie et la noblesse :
donc… ? (l. 3-4) g réponse implicite : « il n’y
tout bourgeois veut bâtir comme les grands
a pas de raisons » ; a-t-il besoin […] d’écrire les
seigneurs,
noms… ? (l. 16) g réponse implicite : « Bien sûr
tout petit prince a des ambassadeurs,
que non ». ce procédé laisse entendre l’absurdité
tout marquis veut avoir des pages.
de la thèse adverse (la démarche de la Fontaine).
en un sens, ces exemples cités (l. 18) peuvent en effet
il force habilement l’adhésion du lecteur à la thèse
paraître restreindre la portée de la fable. mais on peut
défendue, présentée comme une évidence. et il
considérer au contraire que l’histoire de la grenouille,
anime le propos, qui est dépourvu ainsi de la lourdeur
à elle seule, contient une leçon qui se limite à la
didactique d’un traité d’éducation.
morale individuelle (critique de l’orgueil), alors
4. l’objectif des fables que les quatre derniers vers assurent l’élargissement
rousseau ne conteste pas le but moral et pédagogique de la perspective en direction d’une morale sociale
de la fable. il est utile et formateur de recourir à (critique de la domination de classe). grâce à cette

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 289


morale finale, la fable ne dénonce pas seulement est un symbole de force et de puissance, mais aussi
des comportements individuels, mais des conduites de férocité. comparé à la noblesse du tigre, le singe
sociales – ce n’est pas si restrictif. est un animal vil.
le singe représente ici napoléon iii, tandis que le
n Vers le Bac (invention) tigre réduit à sa peau est le souvenir de napoléon ier.
– parmi les arguments en faveur d’une morale expli- en effet, le singe sent[ait] un royal appétit (v. 1) avant
cite, on peut partir de l’exemple donné en perspec- même de monter sur le trône, tel louis-napoléon
tives : la cible est précisée, voire nommée. Bonaparte. napoléon iii a accédé au pouvoir par
– mais l’argument didactique doit aussi être repris, la force et a écrasé ses opposants, comme le singe
tout simplement : comme le montrent des exemples use ici de violence. il a revêtu les habits (le nom,
puisés chez la Fontaine, s’adresser à tous suppose la gloire, les ambitions…) de son oncle comme le
une volonté de clarifier le propos, quitte à placer cette singe revêt ici cette peau de tigre. une fois la peau
morale à part, en la situant souvent à la fin du poème, déchir[ée] (v. 19), force est de constater qu’il n’est
isolée par un changement de mètre (« la mort et le qu’un vil imitateur, qui n’a rien de commun avec le
Bûcheron ») ou un blanc typographique (« le loup grand napoléon.
et l’agneau », « les voleurs et l’Âne », etc.).
– enfin, les morales explicites s’ancrent aisément 2. la construction de la fable
dans la mémoire ; elles aident à retenir le poème : la fable s’ouvre sur une courte introduction qui
il s’agit alors de faciliter l’apprentissage des leçons présente le personnage et son déguisement (v. 1-4)
à tirer des récits. avant de se lancer dans l’énumération des voci-
polémique, didactique, et pédagogique, l’objectif férations et des gesticulations du singe (v. 5-17),
visé par les fabulistes autorise donc le recours à des qui montrent l’étendue de sa violence et de sa
morales explicites. puissance. malgré tout, un dompteur jailli sur
scène et met fin à l’épisode dramatique de manière
Pour aller plus loin rapide et brutale (v. 18-20) : démasquer le fourbe
la critique des Fables de la Fontaine fait aussi l’objet n’a pris qu’un temps, tandis que ce singe usurpait
de longs développements dans le livre ii de l’émile. le pouvoir depuis longtemps. entre l’énormité des
on renverra les élèves à la véritable « explication de crimes que tend possibles l’apparence du tigre et
texte », sévère et savoureuse, que rousseau propose la faiblesse du singe enfin démasqué, le contraste
de la fable « le corbeau et le renard » à partir de est saisissant.
la thèse suivante : « on fait apprendre les fables
3. l’expression de la terreur
de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas
– anaphores : il + verbe (v. 4, 5, 7, 8, 11, 13)
un seul qui les entende. quand ils les entendraient,
souligne le caractère tyrannique et omnipotent du
ce serait encore pis ; car la morale en est tellement
singe-sujet ; tout (v. 10, 15-16) renforce l’hyperbole :
mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les
le singe est un animal qui provoque une terreur
porterait plus au vice qu’à la vertu. »
générale.
– parataxe avec accumulation des verbes d’action
Hugo dans des phrases ou propositions juxtaposées qui
5 Châtiments ▶ p. 290
révèle un personnage très actif, omniprésent, omni-
potent : il s’embusqua […] entassa […] égorgea
Pour commencer […] dévasta… (v. 7-9).
partir du document iconographique : importance – discours direct (v. 5-6, 14-16) qui anthropomor-
du bestiaire des caricatures au xixe siècle ; les phise le singe et dramatise sa parole performative ;
hommes politiques étaient fréquemment figurés par ses propos (devant moi tout recule […] admirez-
des animaux. moi, v. 15-16) sont immédiatement suivis de leur
pour le contexte historique ➤ histoire politique réalisation (les bêtes l’admiraient, et fuyaient…,
et sociale du xixe siècle, page 47. v. 17).
– verbes au sens concret qui matérialisent l’évocation
n Observation et analyse de l’horreur : il entassa l’horreur… (v. 8), entouré
1. les hommes derrière les bêtes de carnage (v. 11).
le singe est souvent associé à la ruse et à l’intel- – hyperboles dans le discours direct (v. 6, 14-16)
ligence, tout en étant le roi de l’imitation ; le tigre comme dans le récit d’action (v. 8-10, 13).

290 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


4. le « belluaire » des vers 8-10 ; contre-rejets internes des vers 13-14 ;
la morale est ici implicite : le récite s’arrêt au dernier mots monosyllabiques du vers 20 (sauf vainqueur)
vers, sans être suivi d’une interprétation. il s’agit qui matérialisent la petitesse réelle de ce faux
avant tout pour le poète de mettre en garde les tigre.
lecteurs contre une croyance aveugle au personnage – sonorités expressives : sifflements des vers 13-14
(v. 12) que joue napoléon iii, pâle imitateur de son (allitérations en [s]) ; allitérations en [r] du vers 8
prédécesseur. quant au belluaire (v. 18), il apparaît (l’horreur, le meurtre, les rapines) et des vers 14-16
comme seul capable de dévoiler la supercherie du (caverne, recule, frémit, émigre, tremble, admirez,
faux tigre/vrai singe. le mot désignait à rome tigre) qui font entendre le rugissement du singe.
un gladiateur combattant des fauves. tout laisse
à penser que ce belluaire n’est autre que le poète Pour aller plus loin
lui-même, qui à travers lui a le dernier mot du élargir la perspective générique : la fable rejoint ici
texte : tu n’es qu’un singe ! (v. 20). en ce sens, la la satire et le pamphlet (➤ manuel, p. 316).
fonction du poète est éminemment élevée : à lui, par
sa parole, d’arracher le masque de ce faux napoléon
en dénonçant la violence illégitime qui lui a permis Anouilh
d’usurper le pouvoir. 6 Fables ▶ p. 291

5. l’ambiguïté du titre Pour commencer


le titre laisse planer le doute quant au genre du texte, légèreté ou profondeur de la fable ? partir de ces
Fable ou histoire. si l’histoire n’est qu’une anecdote, observations de l’auteur :
le sens du récit reste en deçà d’une fable : on lit « ces fables ne sont que le plaisir d’un été. Je vou-
l’histoire du singe et du belluaire sans chercher de drais qu’on les lise aussi vite et aussi facilement
morale. mais le mot « fable » incite bien sûr à lire le que je les ai faites et, si on y prend un peu de plaisir
récit comme un apologue et à en saisir la signification – ajouté au mien – il justifiera amplement cette
politique. dès lors, on entend « histoire » non plus entreprise futile. il y a tant de gens dont c’est le
au sens d’« histoire racontée », de fiction, mais gagne-pain de penser, de nos jours, que ce petit livre
au contraire au sens d’« histoire vraie » (personnelle refermé et oublié, les occasions d’être profond ne
et/ou collective). autrement dit, l’imagination de la vous manqueront certainement pas. » (avertissement
fable dit quelque chose de la vérité historique. mais hypocrite au lecteur, Fables, 1962)
encore faut-il que le belluaire puisse agir : au lecteur
de faire en sorte que la fable devienne histoire, que n Observation et analyse
la fiction devienne réalité, que l’usurpateur soit 1. morale du poème
effectivement démasqué et détrôné. le poète démonte les croyances enfantines véhiculées
par une littérature des bons sentiments (v. 5) : cette
n Perspectives littérature transmet des mensonges qui donnent une
de la Fontaine à hugo image manichéenne du monde où le riche est méchant
il arrivait à la Fontaine de critiquer la toute-puissance (v. 15) et le pauvre vertueux (v. 14). la leçon de cette
de louis xiv, mais en termes feutrés : ses fables fable se situe dans une vision critique et pessimiste
étaient moins politiques que morales. de l’homme et du monde : le loup ne peut faire
avec hugo, opposant exilé en 1852-1853, la polé- autrement que de manger la chèvre de monsieur
mique prend une tournure virulente. la fable est seguin (v. 2), l’amour n’est qu’un vase / qu’on vide
un moyen de combat, capable de réunir les foules et qu’on remplit (v. 23-24), les bienfaits perdus /
autour d’une même morale. l’enjeu devient avant retournent à la vase… (v. 26-28). c’est l’intérêt,
tout politique, et touche au pouvoir suprême, celui et non l’amour, qui dicte sa loi au cœur humain :
du chef de l’état. il n’y a pas de bonté naturelle, et les bienfaits sont
toujours perdus.
n Vers le Bac (oral)
– rythme qui sous-tend les multiples actions du 2. Fable et récit
tyran : dissymétrie du vers 3 (8/4) qui met en relief le récit du poème tient en deux vers : les vers 1 et 2
la gradation (brièveté de l’unité textuelle qui dit résument l’attitude du loup, marquée par le récit des
l’atrocité du singe) ; contre-rejet du vers 5 (je suis) ; lettres de mon moulin. mettant en scène un animal de
rythme ternaire du vers 7 ; mouvement d’expansion conte (le loup), le poème relève de la fable par cette

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 291


esquisse de narration. mais, opérant un renversement 6. le registre du poème
par rapport aux fables traditionnelles, anouilh inverse le poème est largement ironique ; il parodie les
l’importance accordée au récit et à la leçon : les fables de la Fontaine, ne serait-ce que par son titre
vers 3 à 28 constituent une morale qui suit un récit et son sous-titre. provocant, réécrivant la figure du
particulièrement court. ce renversement a un carac- loup en en faisant un loup dont l’estomac se délabre
tère provocateur et révolutionne la construction de la (v. 30), anouilh raille les fables aux morales trop
fable. les deux derniers vers, tirant l’enseignement morales, et conseille aux lecteurs enfantins de lire
de cette longue leçon critique, corrigent la fausse sade ! mais la fable n’est pas si légère pour autant :
interprétation des deux premiers vers : cette bonté le registre se fait grave et polémique, au milieu du
inattendue n’a pas de causes morales et littéraires texte, quand il tourne à la diatribe contre l’hypocrisie
mais physiologiques. parentale et les illusions de la morale conventionnelle
(v. 11-21).
3. la figure du loup
le loup est une figure éminemment intertextuelle. n Perspectives
il est l’animal traditionnel des contes et des fables. une « morale sans morale » ?
il représente le mal et a pour fonction exclusive ce qui distingue la fable d’anouilh est son absence
de chercher à manger ou à attraper les héros. cet de morale, ou plutôt sa critique de la morale tra-
animal illustre parfaitement le propos d’anouilh : ditionnelle. au lieu de viser un but didactique en
le mal est ici à la fois banalisé et relativisé. le loup enseignant (aux enfants) ce qui est bien et ce dont
répond en réalité à des besoins naturels en nourriture il faut se méfier, anouilh montre au contraire (aux
lorsqu’il s’attaque à une chèvre ; et sa conversion parents) que le mal correspond à des pulsions natu-
éventuelle n’est pas une victoire du bien (v. 29-30). relles, inévitables, de l’animal et de l’homme. c’est
l’animal caractéristique des contes se prête plus que l’appétit et non le mal qui fait agir le loup. à quoi
tout autre, par sa richesse intertextuelle et son fort bon faire le bien s’il n’est pas récompensé ? la
potentiel imaginaire, à un travail de déconstruction conclusion de la fable est le scepticisme : on ne peut
et de reconstruction. en déduire nulle manière d’agir préférable à une
autre ; seulement une plus grande lucidité.
4. le locuteur et son destinataire reprenant une figure bien connue des contes et
un vous apparaît progressivement dans le texte des fables, le poète modifie le regard sur le loup et
(v. 13), avant d’être nommé : hypocrites parents montre ainsi que la fable ne peut avoir de morale
(v. 19). cette adresse n’est pas dénuée de violence et que trompeuse et simplifiée. la « morale » de cette
rappelle l’hypocrite lecteur de Baudelaire. ce desti- anti-fable est paradoxale : méfiez-vous des fables !
nataire est un lecteur cultivé, qu’il s’agit de provoquer
sur un ton polémique à l’aide d’un niveau de langue Pour aller plus loin
élevé. notons par exemple la métaphore du vers 11 l lecture cursive : anouilh, Fables.
(prurit de vieilles filles), le choix d’un vocabulaire l histoire des idées : montrer comment la philosophie
un peu vieilli (d’aventure, v. 3 ; maussade, v. 9 ; d’anouilh (l’homme n’est pas naturellement bon)
bas-bleu, v. 12 ; gueux, v. 16 ; palabres, v. 29), ou les prend le contre-pied de la morale rousseauiste (voir
inversions nom/adjectif (noirs méfaits, v. 4). les différents extraits de rousseau dans le manuel).
5. longueur des vers et disposition typographique
anouilh joue sur la variété extrême des vers, de voltaire
l’hexasyllabe (v. 12, 16-18, 21, 25-28) à l’alexandrin 7 Zadig ou la Destinée ▶ p. 292
(v. 6, 11, 13, 15, 19-20, 29-30), et au-delà (v. 1-2
= 14 syllabes x 2). si les vers longs sont surtout Pour commencer
cantonnés à l’introduction (v. 1-2) et à la chute situer le genre du conte avant le xviiie siècle
(v. 29-30), le cœur du poème est largement com- pour faire apparaître sa refondation par voltaire
posé de vers courts (hexasyllabes et octosyllabes), (➤ histoire littéraire et culturelle, p. 298).
assurant une fluidité au récit. sont ainsi nettement
détachés, par la longueur et par les blancs typo- n Observation et analyse
graphiques, les deux premiers et les deux derniers 1. un conte autonome
vers : l’auteur souligne ainsi la relation qui les unit l’extrait est encadré par une introduction et une
(voir question 2). conclusion bien traditionnelles. il commence par

292 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


une formule à l’imparfait, héritière du il était une persuader). entre efficacité argumentative et mise
fois propre aux contes populaires : il y avait alors… en scène, le texte exploite donc des variations très
(l. 1). quant à la conclusion, elle fait du récit juste maîtrisées.
achevé le point de départ d’une transformation
dans les mœurs : depuis ce temps… (l. 42). dans 4. le comique du dialogue
ses limites, l’histoire racontée a donc un caractère le dialogue fait sourire par la naïveté feinte de
fondateur, comme un mythe d’origine. indépendant Zadig, qui fait semblant de prêter à la veuve de
des actions de Zadig passées et à venir, le récit ainsi bonnes raisons de mourir afin de mieux lui faire
délimité met en scène une jeune veuve jusqu’alors dire qu’elle n’en a que des mauvaises. l’adverbe
inconnue. prodigieusement (l. 26) est ironique à une époque où
les mariages arrangés dominent, et où les mariages
2. Zadig dénonciateur d’amour sont presque inexistants. Zadig montre ici
– dans le premier paragraphe, Zadig dénonce l’im- l’absurdité du sacrifice de la veuve, qui ne commet
molation par le feu subie par les veuves en arabie. pas son acte par amour, ou par désespoir, mais par
cette horrible coutume (l. 9-10) qui vise en réalité devoir et par vanité, pour éviter que tout le monde se
la sainteté (l. 4) aux yeux des orientaux, n’est que moqu[e] [d’elle] (l. 31-32). par sa méthode socra-
le produit d’une tradition sociale et culturelle, que tique de fausse naïveté, Zadig extorque des aveux
condamne Zadig au nom de la raison. successifs de la part de la veuve en la plaçant devant
– dans le deuxième paragraphe, Zadig condamne ses contradictions : elle veut se tuer mais n’aimait
la vanité de ces femmes promptes à [se] jeter sur pas son mari (l. 27-29), elle souhaite se tuer, mais
[leur] bûcher (l. 28-29) : ce qui est alors dénoncé, a peur de la mort (l. 30), elle souhaite se donner la
c’est moins la coutume que ses conséquences, l’obli- mort uniquement par crainte du regard des autres
gation morale à laquelle ces femmes croient devoir (l. 31-32), enfin, son souhait réel est plutôt d’épouser
se soumettre, et le souci individuel de leur réputation un autre homme qui la rende heureuse (l. 36-37).
(l. 31). c’est la raison qui est invoquée là encore, mais le comique est renforcé par les réponses franches et
aussi et surtout l’amour de la vie (l. 34), et l’amour directes de la veuve, qui n’entretient nulle illusion :
humain lui-même (l. 35-37). moi ? Point du tout (l. 27), ah ! cela fait frémir…
(l. 30), par le recours à l’allusion quand Zadig en
3. le discours rapporté vient à un autre mode de persuasion (l. 32-35), et
chaque paragraphe est construit selon un même par le hélas (l. 36) qui accompagne la conversion
système de variation des discours rapportés. d’un finale de la veuve (rappel du hélas, très volontiers
côté le discours narrativisé : sa veuve […] fit savoir de tartuffe chez molière). Zadig commence par
le jour et l’heure où elle se jetterait dans le feu (l. 8), convaincre (elle est conduite à admettre qu’elle se
il se fit présenter à elle (l. 21), il la loua encore sur brûle pour les autres et par vanité, l. 33) ; mais la
sa constance et sur son courage (l. 24-25), Zadig […] veuve ne renonce à se brûler qu’une fois persuadée
lui parla longtemps (l. 32-35). de l’autre le discours par d’autres moyens, rattachée à la vie par les tendres
direct : lignes 13-20, 26-32 et 35-37. retour au propos de Zadig plus que par la logique de son
discours narrativisé pour la clôture du récit : [il] leur argumentation.
dit ce qui s’était passé… (l. 39-42).
on notera surtout la valeur du discours narrativisé 5. le dernier paragraphe et sa morale
au cœur du deuxième paragraphe (l. 32-35) : on l’ironie de voltaire réside dans le passage par la loi
ne sait rien des détails du discours de Zadig, sans pour légitimer le bon sens et les penchants naturels
doute tendrement persuasif si l’on en juge par ses de l’homme, poussé par sa raison mais aussi par ses
effets (parvint à lui inspirer quelque bienveillance, sentiments. la loi est fantaisiste : elle mêle rigueur
l. 34-35). le discours narrativisé permet ainsi de apparente (pendant une heure entière, l. 41-42) et
jouer plaisamment sur le sous-entendu : il n’est pas faits de circonstance (entreten[ir] un jeune homme
impossible que Zadig joigne le geste à la parole. tête à tête, l. 41) ; elle feint de maintenir comme
autrement dit, Zadig a certes le dernier mot dans possible (permis […] de se brûler, l. 40-41) ce qu’il
le premier paragraphe (discours direct = la raison s’agit précisément d’éviter.
pour convaincre) ; mais s’il parvient à ses fins dans la morale ainsi délivrée touche aussi bien l’orient
le deuxième, c’est en usant d’autres arguments, que l’occident : elle signifie qu’il faut relativiser
qui ne peuvent être rapportés aussi explicite- les coutumes et penser d’abord à la vie et à la
ment (discours narrativisé = les sentiments pour liberté des personnes. c’est ici l’amour qui est

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 293


réhabilité : la loi n’est pas fondée sur le refus des règne une harmonie universelle, qui met en accord
usages barbares, mais sur l’utilité du tête-à-tête entre les causes et les effets, le physique et le moral. s’il
un homme et une femme. les « raisons du cœur » y a du mal, il s’intègre dans un plan d’ensemble qui
l’emportent donc pour finir sur les arguments de la est fondamentalement bon. voltaire reproche à cet
raison humaniste. optimisme d’être « désespérant » parce qu’il incite
l’homme à accepter l’ordre des choses tel qu’il est, sans
n Perspectives agir pour le bien. d’où sa critique dans candide.
Zadig « philosophe »
selon l’encyclopédie (article « philosophe »), « le vrai n Observation et analyse
philosophe est un honnête homme qui agit en tout 1. l’incipit d’un conte
par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de tous les éléments de l’incipit d’un conte sont ici
justesse les mœurs et les qualités sociables ». le phi- présents : la formule introductive (il y avait en West-
losophe au sens des lumières allie donc intelligence phalie…, l. 1), le cadre spatio-temporel (époque
et expérience, ce que Zadig fait remarquablement bien inconnue, mais description d’un château), les carac-
ici : intelligence et capacité critique du raisonnement, téristiques des personnages, depuis le jeune garçon
mise en situation et discours philosophique à partir aux mœurs les plus douces (l. 2-3) jusqu’au baron,
de cas concrets, aptitude à penser mais aussi à agir l’un des plus puissants seigneurs de la Westphalie
en rapport aux mœurs du temps. (l. 10). cependant, un décalage est perceptible.
les rapports cause/conséquence frisent l’absurde :
n Vers le Bac (commentaire) le baron est puissant car son château avait une porte
on insistera sur la valeur générale du présent et des fenêtres (l. 10-11). après candide et le baron,
(l. 16-18), ainsi que sur les expressions qui renvoient la baronne sort des schémas traditionnels du conte
à l’universel (bien du genre humain, l. 10 ; frémir la par son poids (l. 16). quant à pangloss, qui conclut
nature, l. 30 ; par vanité, l. 33). aussi la portée criti- ce tableau, il présente un mode de raisonnement
que du conte semble-t-elle dépasser le simple cadre ridicule, et le nom de la matière qu’il enseigne
oriental. le thème de la loi (l. 15, 40) et l’invocation confirme l’ironie du narrateur.
de l’état (l. 11) sont susceptibles de renvoyer à un
univers européen. enfin, la thématique religieuse 2. les personnages
parle au lecteur français : la principale caractéristique la famille ainsi présentée appartient à la petite
de la veuve est d’être dévote (l. 8, 31), comme la noblesse : un couple formé d’un baron et de sa
Bretonne mademoiselle de Kerkabon au début de femme, leur fils et leur fille, et le précepteur. à ce
l’ingénu. c’est là une cible courante de voltaire, et groupe il faut ajouter candide, à la naissance trouble
elle n’est donc pas si étrangère. la critique du conte (l. 5-9). voltaire dresse ici une caricature de la famille
s’exerce donc contre toute coutume inhumaine, en noble par les lieux communs qui la caractérisent :
orient ou en occident, qui croit pouvoir se fonder le château où elle vit (l. 1), le personnel qui l’entoure
sur la tradition et sur la religion. (l. 5), le fils, pâle reflet du père (l. 19-20), la fille
prête à marier. la caricature consiste à grossir les
Pour aller plus loin traits, qu’ils soient moraux (pour candide : les mœurs
l voir les articles de l’encyclopédie : « Femme », les plus douces, l. 2-3 ; l’esprit le plus simple, l. 4,
« orient », « philosophe » (➤ manuel, p. 402), etc.) ou physiques (volume de la baronne, l. 16 ;
« temps », « voyage ». fraîche[ur] de cunégonde, l. 19). le portrait de
l Bibliographie : J. van den heuvel, voltaire dans pangloss lui-même est caricatural, si l’on en juge
ses contes, armand colin, 1967. par la matière qu’il enseigne (l. 23) et les jugements
l lecture cursive : voltaire, Zadig. sans nuances qu’il énonce (l. 24-26) : procédé de
grossissement toujours.

voltaire 3. l’expression de la cause


8 Candide ou l’Optimisme ▶ p. 293 voltaire insiste d’abord sur l’explication du nom
de candide : c’est […] pour cette raison… (l. 4-5).
Pour commencer l’exagération de la cause à la fin du premier para-
présenter brièvement la philosophie de leibniz, cible graphe souligne ironiquement une justification qui
de voltaire : pour le philosophe allemand (1646-1716), relève du préjugé aristocratique : parce qu’il n’avait
le monde créé par dieu ne peut être que parfait. il y pu prouver que soixante et onze quartiers (l. 7-9).

294 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


sans doute le rapport de cause le plus absurde est-il l. 12). autrement dit, le meilleur des mondes possible
celui du deuxième paragraphe (voir question 1), qui (l. 25) est un petit château de province sans préten-
lie la puissance du baron au fait que son château avait tion, et rien ne paraît justifier autant de superlatifs :
une porte et des fenêtres (l. 11). le texte explique l’optimisme leibnizien, idée abstraite, est tourné en
ensuite la considération dont jouit la baronne par son dérision en prenant cette apparence concrète.
poids (s’attirait par là, l. 16-17), ce qui est encore
une relation logique surprenante. n Perspectives
le dernier paragraphe permet de comprendre le argumenter par la fiction
sens de ces relations causales : pour pangloss, il n’y le conte cherche à toucher le public le plus large,
a point d’effet sans cause (l. 24). c’est cet aspect en l’amusant, loin de tout réalisme et de toute
de la philosophie leibnizienne que voltaire parodie analyse psychologique. il s’appuie sur une parodie du
et met en cause en appliquant cette loi, de manière romanesque, sur l’appel à l’imagination du lecteur, et
caricaturale, à des faits qui ne sont pas reliés entre sur des procédés narratifs qui conduisent le lecteur à
eux par des liens de cause à effet. adhérer à la fiction. c’est ce plaisir du récit, associé
à une liberté de ton, qui permet de rendre accessible
4. l’énonciation et efficace la réflexion philosophique et critique (ici,
la subjectivité du locuteur se manifeste ponctuelle- par exemple, pour l’optimisme leibnizien, représenté
ment dans le texte, au détour d’une modalisation : et dénoncé par l’art de la mise en scène). l’essai n’a
je crois (l. 4). mais le point de vue de ce locuteur pas les mêmes ressources pour « agréer », parce qu’il
est alors associé à un raisonnement causal et à des en reste à un niveau plus abstrait de présentation des
jugements qui sont de toute évidence mis à distance idées et arguments.
(voir question 3). autre marque d’énonciation discrète
mais réelle, l’énoncé de jugements de valeur confirme n Vers le Bac (dissertation)
l’écart entre auteur et narrateur : l’accumulation de – argument favorable (amuser et divertir avant
superlatifs élogieux (les mœurs les plus douces, l. 2-3 ; tout) : le plaisir de la fiction et l’humour du récit
un des plus puissants seigneurs, l. 10 ; une dignité […] continuent à nous séduire, dans le cas des contes
plus respectable, l. 18 ; admirablement, l. 24) fait du de voltaire, alors que l’enjeu philosophique s’est
narrateur un double de pangloss, plein d’admiration estompé (l’optimisme de leibniz, par exemple, ne
pour ce meilleur des mondes (l. 24-25) que composent nous parle plus aujourd’hui).
le château et ses habitants. voltaire ne parle donc pas – argument défavorable (plaire pour faire réfléchir) :
en son nom : il crée un narrateur qui mime et redouble le rire est un moyen au service de la pensée critique ; il
lui-même le discours optimiste dénoncé. permet avant tout de mettre à distance et d’interroger
les préjugés. en ce sens, la critique des coutumes
5. hyperbole et ironie dans Zadig (➤ manuel, p. 292) ou de l’esclavage
superlatifs et hyperboles : les mœurs les plus douces dans candide (épisode du nègre de surinam) nous
(l. 2-3), l’esprit le plus simple (l. 4), un des plus parle encore aujourd’hui parce qu’elle peut s’étendre
puissants seigneurs (l. 10), très grande considération à bien d’autres formes d’oppression.
(l. 17), encore plus respectable (l. 18), en tout digne
de son père (l. 20), l’oracle de la maison (l. 20-21), Pour aller plus loin
toute la bonne foi de son âge (l. 21), le plus beau des Bibliographie :
châteaux (l. 25-26), la meilleure des baronnes possi- – pierre-georges castex, voltaire : micromégas,
bles (l. 26). ces exagérations, qui ôtent au récit toute candide, l’ingénu, cdu-sedes, 1982 ;
vraisemblance, sont par elles-mêmes des indices de – philippe hamon, l’ironie littéraire. essai sur les
l’ironie. mais elles le sont d’autant plus qu’elles sont formes de l’écriture oblique, hachette, 1996.
en décalage avec la réalité évoquée. dans le deuxième
paragraphe, on voit la métamorphose d’un petit baron
en monseigneur (l. 14) et de ses modestes domes- Maupassant
tiques en personnel de grande maison (l. 13-14). 9 Le Diable ▶ p. 295
les effets de contraste sont variés : la grande salle
(début de phrase emphatique, l. 11) n’a qu’une Pour commencer
tapisserie (effet de chute, l. 12) ; inversement, des signaler la porosité des frontières entre conte et nou-
chiens de basse-cour (caractérisation dépréciative, velle au xixe siècle, en particulier chez maupassant :
l. 12) composent une meute (effet d’amplification, ces deux genres narratifs brefs se ressemblent, et

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 295


le conte s’éloigne du merveilleux et de la fantaisie cette scène un caractère bouffon. ce diable terrifiant
pour se rapprocher d’une peinture cruelle des réalités n’est qu’un diable de guignol (l. 33). autrement dit,
humaines. le comique tient à la conscience du masque : ce n’est
qu’un faux diable. le tragique tient au contraire à la
n Observation et analyse réussite de l’illusion, pour la vieille femme aveuglée
1. deux images de la rapet par l’agonie.
– au début (l. 1-4), portrait d’une femme agitée :
4. l’attitude d’honoré
la rapet s’exaspérait… le désordre de ses pensées
obsessionnelles se traduit par les répétitions (volé la sobriété de la conclusion, qui présente honoré
et envie x 2, l. 2 ; vieille x 3, l. 3 ; temps et argent, comme un calculateur qui aurait perdu de l’argent à
l. 2, 4), et par le lexique dépréciatif qu’entraîne cause du temps que sa mère a mis à mourir, insiste
la focalisation interne (bourrique, têtue, obstinée, sur l’égoïsme froid du personnage, sur l’absence de
l. 3). l’action violente (prendre par le cou, l. 2-3 ; tout sentiment en lui, et sur le rôle de l’argent dans
en serrant un peu, l. 4) n’est que rêvée : l’agitation la société moderne. l’immédiateté de la réaction
est intérieure. intéressée (tout de suite, l. 46-47) et la répétition
des chiffres font ressortir le décalage entre la mort
– à la fin (l. 40-45), portrait d’une rapet tranquille
dramatique qui vient de se produire et la vie sociale,
(l. 40), aux gestes professionnels (l. 42), calmes,
ordinaire et veule, qui se poursuit.
posés, dont la cohérence chronologique est sans
faille (verbes d’action au passé simple, l. 40-45). 5. religion et superstition
l’action ordonnée du corps a succédé à l’agitation le diable est décrit et joué comme une figure carica-
désordonnée du cœur. on ne sait plus rien des pen- turale : il avait un balai à la main, une marmite sur la
sées et des rêves du personnage, qui a repris ses tête (l. 14). c’est une image des superstitions popu-
gestes habituels. la mort de la vieille femme a donc laires, qui construisent des représentations simples à
transformé l’attitude de la rapet. partir des ustensiles de la vie quotidienne, sans aucun
2. discours rapportés rapport avec les textes bibliques. la pauvre mère
Bontemps est donc paralysée par des superstitions
après un court passage au discours direct (l. 8-10),
grossières. de même, les prières (l. 44-45) et les ges-
le narrateur livre les paroles de la rapet à l’aide du
tes professionnels (l. 42) de la chute témoignent d’un
discours narrativisé (l. 11-12, 16-18) et du discours
rapport mécanique et irréfléchi à la religion. le récit
indirect libre (l. 13-16). la description du diable
propose ainsi une vision critique des pratiques reli-
gagne ainsi en cohérence, puisqu’elle ne semble pas
gieuses archaïques et aliénantes : le message d’amour
prise en charge par une voix déterminée (l. 14-16). et
de la religion chrétienne est ici totalement occulté au
le récit parvient à la fois à donner à entendre le style
point d’être inversé, contredit dans les faits.
familier de la rapet (l. 8), à résumer efficacement le
propos tout en suggérant qu’il est long et insistant
n Perspectives
(l. 11, 16-18), et à prendre du recul pour mettre en
l’esthétique réaliste
valeur la finalité meurtrière du discours (pour terro-
riser…, l. 11-12). le récit de maupassant souligne maupassant invite ici à une observation de la réalité
ainsi l’art du récit de la rapet, elle aussi conteuse de son temps à travers des personnages ordinaires :
(conter des histoires, l. 11) : le conte (réaliste) met avec la rapet et la mère Bontemps, c’est bien à un
en scène une certaine pratique du conte (merveilleux personnel réaliste que le lecteur a affaire. les des-
ou fantastique). criptions évoquent la vie quotidienne dans un cadre
précis où chaque détail, chaque objet compte : le lit,
3. une mise en scène macabre l’assiette, le bénitier (l. 43-44). le lecteur perçoit
le tragique et le grotesque se côtoient dans cette ainsi le milieu social auquel appartient la mère
parodie de scène fantastique. l’apparition du faux Bontemps. le réalisme est aussi psychologique :
diable a des conséquences tragiques évidentes : les choix de la rapet sont préparés et motivés par son
les heurts, le fracas (l. 27), les clameurs aiguës (l. 31) exaspération initiale, et la réaction finale d’honoré
engendrent une peur qui deviendra fatale à la vieille est tout aussi vraisemblable.
femme. néanmoins, c’est le principe comique qui
domine, tant la mise en scène paraît lamentable : n Vers le Bac (oral)
les accessoires triviaux et grossiers, le costume ridi- la critique de maupassant transparaît en deux
cule et la gestuelle maladroite contribuent à donner à endroits :

296 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


– d’une part, dans la mise en scène du diable par la suivant, albert illustre la question du temps par leur
rapet : mises en cause, les superstitions de toutes situation personnelle (vous existez et moi pas, l. 27).
sortes sont à la fois ridiculisées et présentées dans c’est ce qui oriente le dernier échange de répliques
leurs conséquences tragiques ; dans le sens d’un possible conflit entre eux, dans le
– d’autre part dans l’attitude finale d’honoré, qui présent de cette conversation (l. 31-34).
suggère un monde où règne une logique de rentabilité la réflexion sur le temps progresse donc en trois
et d’intérêt matériel. étapes : d’abord le problème (l. 1-9), puis l’explication
c’est donc la société contemporaine dans son ensem- (l. 10-26), enfin l’application de cette définition du
ble qui paraît ici moralement condamnée pour son temps à la situation actuelle des deux interlocuteurs
spiritualisme dévoyé, et pour son matérialisme (l. 26-34).
déshumanisant. mais cette thèse reste implicite et
n’engage pas de débat philosophique. 3. drame et philosophie
la visite à l’érudit anglais propose un fond philo-
Pour aller plus loin sophique au propos, par la nature des personnages
prolonger l’étude du texte par le visionnage de qui se rencontrent : un descendant d’écrivain et
contes et nouvelles produits pour la télévision (dvd un savant. mais la réflexion sur le temps conduit
France-télévisions). à dramatiser leurs rapports : albert, qui s’est lui-
même personnellement impliqué dans sa recherche
(l. 15-19), révèle à Yu tsun un aspect capital de
Borges son propre ancêtre (votre ancêtre, l. 22) ; les deux
10 Fictions ▶ p. 296 interlocuteurs sont donc directement concernés par
les savoirs exposés. le « jardin aux sentiers qui
Pour commencer bifurquent » est à la fois le thème de la discussion et
partir du thème du labyrinthe et de toutes ses poten- le lieu de l’énonciation (l. 35-36). et la conception
tialités : symbole de la perte (mythe du minotaure), d’un temps pluriel débouche sur une conclusion
aire de jeu, configuration spatiale mais aussi, dans ce inquiétante : dans l’un d’eux, je suis votre ennemi
texte, temporelle, image de la complexité possible (l. 34). c’est donc surtout à la fin de l’extrait que
de l’œuvre d’art. le texte peut paraître « difficile » : la réflexion philosophique cède le pas à la tension
montrer le plaisir ludique qu’il y a, précisément, à dramatique (voir note 3, p. 297).
s’égarer (et à se retrouver !) dans un texte « aux
4. l’attention de Yu tsun
sentiers qui bifurquent ».
dans un premier temps,Yu tsun est dans une attitude
n Observation et analyse de réflexion et d’attention intellectuelle (je proposai
1. une conception du temps plusieurs solutions, l. 5 ; je réfléchis un moment,
selon albert, le temps tel que le conçoit ts’ui pên l. 8), qui s’explique par l’intérêt de l’énigme à
n’est pas uniforme (l. 22) et unilinéaire. il est consti- résoudre : le problème est posé à la manière d’une
tué de séries infinies de temps (l. 23). le temps est devinette. mais cette attitude laisse la place à un
multiple et compose un réseau croissant et vertigi- intérêt personnel, d’ordre affectif, puisqu’il s’agit
neux de temps divergents, convergents et parallèles d’une conception du temps formulée par l’ancêtre
(l. 23-24). c’est une trame de temps qui s’approchent, de Yu tsun : je vénère votre reconstitution […]
bifurquent, se coupent ou s’ignorent… (l. 24-25). et vous en remercie (l. 31-32). à cela s’ajoute un
ou encore : le temps bifurque perpétuellement vers sentiment d’angoisse : le frisson (l. 31) et l’impres-
d’innombrables futurs (l. 33-34). le temps serait sion d’une pullulation (l. 35) sont liés à la déclaration
donc lui-même labyrinthique. de l’anglais qui émet l’hypothèse d’un conflit entre
eux deux. or Yu tsun est précisément venu pour
2. le dialogue et la réflexion le tuer. il a donc le sentiment que les déductions
le dialogue est déséquilibré : c’est albert qui mène logiques d’albert rejoignent étrangement le but de
l’échange. pour parvenir au cœur de son propos, sa propre démarche.
qui constitue la longue tirade des lignes 10 à 30, il
a recours à l’analogie (le jeu d’échecs, l. 7-9). cette 5. le thème du labyrinthe
figure, qui relève de la comparaison, fait avancer l’image du labyrinthe s’applique d’abord au livre :
la réflexion sur le temps, puisqu’elle débloque les bifurquent (l. 10), tortueuse, oblique (l. 14), méandres
incompréhensions deYu tsun. à la fin de son propos (l. 15), chaos (l. 17) ; puis au temps, dont le jardin du

15. fiction et argumentation : la fable et le conte n 297


livre est l’image (l. 19-20) : réseau (l. 23), divergents, d’autres possibles ; or Yu tsun est précisément venu
convergents (l. 24), bifurquent (l. 25)… le tuer. le lecteur, qui connaît les motivations de Yu
le labyrinthe crée une angoisse double. d’une part, tsun (voir note 3), ne peut qu’adhérer à l’hypothèse
il est lié à la perte : sortir d’un labyrinthe paraît chose d’albert (je suis votre ennemi, l. 34), ce qui rend
impossible. d’autre part, il renvoie au labyrinthe sa théorie du temps crédible : oui, Yu tsun est bien
mythique du roi minos dans lequel est enfermé le l’ennemi d’albert.
minotaure : le labyrinthe est donc source de danger
et de combat ; il est par excellence le lieu de la n Vers le Bac (commentaire)
confrontation avec le monstrueux. le climat inquié- les propos d’albert sont extrêmement cohérents.
tant de la scène tient à cette analogie troublante entre après l’énoncé de l’hypothèse (l. 10-15), vient le
le lieu de la rencontre et le thème de la discussion temps de la vérification expérimentale, méthodique
(voir question 3), entre le particulier (la situation des et exhaustive (l. 15-19). enfin, il est possible de
deux personnages) et l’universel (l’infini du temps), dégager une loi générale (l. 19-26), et de l’illustrer
entre l’œuvre humaine (le chaos du roman évoqué) par l’exemple particulier (l. 26-30). du coup, l’éven-
et le monde inhumain. tualité d’un conflit personnel avec Yu tsun (l. 34)
apparaît elle-même comme une conséquence logique
6. la chute de la théorie du temps ainsi établie.
la théorie d’un temps multiple n’est plus seulement
une hypothèse abstraite et fantastique dès lors qu’elle Pour aller plus loin
paraît s’appliquer à la situation d’énonciation. le Bibliographie :
frisson (l. 31) et le sourire (l. 33) donnent un sens – J.-p Blin, « nouvelle et narration au xxe siècle : la
concret, humain et affectif, à cette idée de temps qui nouvelle raconte-t-elle toujours une histoire ? », in
bifurquent :Yu tsun est troublé non seulement parce B. alluin, F. suard, la nouvelle, définitions, transfor-
qu’il s’agit de la pensée de son ancêtre enfin révélée, mations, presses universitaires de lille, i, 1990 ;
mais parce qu’albert émet lui-même l’hypothèse – Jean-Yves pouilloux, « Fictions » de j.-l. borges,
de sa mort (l. 29). albert sourit parce qu’il pressent gallimard, « Foliothèque », 1991.

298 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


l’argumentation polémique,
16 de la satire au pamphlet
Boileau à l’imparfait (pour l’arrivée de plats, v. 3-8), ou au
1 Satires ▶ p. 301
passé composé (v. 12, 14-16, 18, 20, 22) ; les par-
ticipes présents (v. 3, 9, 11, 13, 17, 19) permettent
en outre d’exprimer des actions simultanées ou qui
Pour commencer s’enchaînent rapidement. ces verbes se rapportent
le texte fait coïncider le genre (la satire) et le registre souvent au mouvement (arrive, v. 2 ; marchant,
(satirique) : on y trouve le modèle classique du v. 3 ; s’embarquant, v. 17), au changement d’état
genre, chez un auteur soucieux des classifications (est redoublée, v. 10 ; cessant de, v. 11 ; s’est mise à,
génériques stables et rigoureuses (➤ manuel, voir v. 12 ; laissant, v. 19), ou aux modalités de la parole
l’art poétique, p. 389). (v. 11, 12, 14, 20). Beaucoup d’actions et de paroles,
diverses et dispersées, s’accumulent donc en peu de
n Observation et analyse vers : Boileau procède par séries, par énumérations
1. les occupations des convives (les plats successifs, v. 1-8 ; les maximes successives,
l’arrivée des plats, solennellement mise en scène v. 14-18). les changements d’attitude ou de volume
(v. 1-8), précède les conversations (v. 10-22). la tran- sonore sont rapides, comme le montrent les indices
sition fait passer du spectacle (v. 9) aux spectateurs, de temps : sur ce point (v. 1), à l’instant (v. 11), Puis
les conviés (v. 10) : c’est le repas qui fait redoubler (v. 17), enfin (v. 19). mais il s’agit bien d’agitation
la joie (v. 10) et qui libère donc les paroles (le vin, et non d’action, puisque tous ces beaux parleurs
v. 13), dans un enchaînement de cause à effet. n’agissent qu’en parole (quand ils prétendent refaire
la conversation elle-même passe ensuite de sujets le monde, v. 15-19) et qu’ils ne visent pas d’autre
politiques (v. 14-18) à des sujets littéraires (v. 19-22) : but que de satisfaire leur vanité présente.
l’enchaînement se fait alors [d]e propos en propos
4. la discussion politique
(v. 20), autrement dit de fil en aiguille, sans lien
logique. l’unité de la discussion ne réside pas dans Boileau substitue aux verbes de parole des verbes
le thème abordé mais dans le ton et les modalités du d’action : il prête ainsi ironiquement une illusoire
discours : qu’il soit question de [c]orrige[r] […] l’état valeur performative aux propos creux de ces bavards,
(v. 16) ou de juge[r] les poètes (v. 22), il s’agit toujours comme si leurs paroles pouvaient effectivement agir
de se prononcer avec autorité et suffisance. sur le monde, avoir des effets politiques : chacun a,
réglé, corrigé, s’embarquant, a vaincu [...] ou
2. la désignation des participants battu (v. 14-19). se détourner enfin de ce sujet,
les convives ne se distinguent pas par des traits ce serait donc laiss[er] en paix (v. 19) les peuples
individuels : tous les conviés (v. 10) forment une concernés, lesquels n’ont guère été troublés par ces
même assemblée (v. 9), une troupe (v. 11). mais vains discours ! Boileau se moque ainsi plaisamment
les termes qui désignent le groupe sont de moins des donneurs de conseils qui, dans les dîners en
en moins valorisants : des indéfinis chacun (v. 14) ville, disent d’autant plus facilement tout ce qu’il
et on (v. 20), le texte en vient pour finir à un terme faut faire en politique nationale et internationale
franchement péjoratif : tous mes sots (v. 21). ce ju- qu’ils sont tout à fait incapables de passer à l’acte.
gement explicite n’intervient qu’une fois que cette le burlesque culmine avec le thème épique et héroï-
sottise a été vue à l’œuvre, quand le lecteur ne peut que des victoires militaires (v. 18), attribuées à de
que le partager : Boileau « dégonfle » progressive- joyeux buveurs qui limitent leurs campagnes à des
ment l’illusoire supériorité de ce groupe enflé (v. 21) maximes frivoles (v. 14).
de prétention, où les paroles prononcées n’émanent
pas de jugements personnels mais sont d’anonymes 5. antiphrases et ironie
lieux communs. la comparaison emphatique du défilé des plats
avec une cérémonie universitaire (v. 4, 6) n’est pas
3. l’impression de mouvement valorisante mais ironique, comme le montre la réalité
l’impression d’agitation vient d’abord du grand piteuse de la situation décrite par ailleurs : jambon
nombre de verbes, au présent de narration (v. 2, 10), d’assez maigre apparence (v. 1), marmitons crasseux

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 299


(v. 5), pois verts qui se noyaient dans l’eau (v. 8). conseil des ministres… il n’était pas surprenant que
tout aussi ironique, pour la même raison, l’anti- mes convives, rivalisant de culture et d’intelligence,
phrase : un spectacle si beau (v. 9). le sens du en vinssent à parler poésie : chefs d’état et chefs de
verbe raisonner (v. 12) est démenti par le contexte : guerre en puissance, ils étaient aussi des maîtres
ton gravement fou (v. 12), maximes frivoles (v. 14). du Parnasse.
enfin, les maîtres du Parnasse (antiphrase, v. 22) ne
sont en fait que des sots (v. 21). Pour aller plus loin
à propos de la satire du pédantisme, prolonger la
6. jugement et valeurs réflexion en direction d’autres genres : par exemple
indépendamment de l’appréciation négative portée molière pour le théâtre (trissotin, autrement dit le
sur le service des plats (v. 1, 5, 7), le jugement « trois fois sot », dans les Femmes savantes), et
critique porte essentiellement sur les propos tenus proust pour le roman (la représentation du salon
(maximes frivoles, v. 14), révélateurs de la sottise verdurin dans du côté de chez swann).
de ceux qui les prononcent (v. 21) : le jugement
intellectuel et moral fait donc suite à l’exposé de la
lecture d’image
situation (les apparences telles qu’on les voit) et des
conversations (les paroles telles qu’on les entend). Bertall
la critique porte sur une conduite sociale (il s’agit
2 Le Diable à Paris ▶ p. 302

d’un groupe) qui consiste à entretenir des illusions :


illusion du luxe matériel (pour une soirée en réalité Pour commencer
médiocre), illusion de la supériorité intellectuelle une telle page mêlant unité (un titre, un thème) et
(pour un savoir politique et poétique qui sonne creux). diversité (plusieurs dessins autonomes) est chose
la sottise n’est pas l’ignorance mais l’audace (v. 21) courante dans la presse du xixe siècle. elle invite
de ceux qui croient savoir. Boileau condamne cette à une lecture à la fois analytique et synthétique,
sotte vanité au nom du naturel (contre l’artifice), de horizontale (à la manière d’une bande dessinée)
la vérité (contre l’illusion), et de la mesure (contre et verticale (va-et-vient entre vignette et légende).
l’excès) – valeurs morales de l’« honnête homme » elle se rapproche du roman contemporain par son
à l’âge classique. souci de représenter la « comédie humaine » sous
tous ses aspects.
n Vers le Bac (invention)
pour la commodité de l’analyse, on numérotera les
le récit n’est pas satirique, puisque le maître de
vignettes de gauche à droite : 1, 2, 3 (en haut), 4, 5
maison vante tous les charmes de sa soirée. mais il
et 6 (en bas).
peut être ironique, puisqu’il s’agit de donner la parole
à un narrateur naïvement satisfait tout en tenant son n Observation et analyse
point de vue à distance. 1. la composition
la répartition des silhouettes est parfaitement équi-
c’est alors que je fis servir un jambon de mayence librée, avec un jeu de symétries de part et d’autre
que j’avais mis de côté depuis longtemps en prévision des deux figures centrales.
de cette soirée. j’avais donné mes instructions : – en haut (1 et 3), deux couples : femmes à l’exté-
mon valet le portait dignement, avec une lenteur rieur, tenue sombre pour les hommes, mouvements et
solennelle. il fallait que son arrivée fût remarquée ! visages tournés vers le centre ; mais les deux visages
mes marmitons suivaient avec les plats d’accompa- de gauche (1) se rapprochent et communiquent ; ceux
gnement, selon mes consignes : l’ensemble formait de droite (3) s’éloignent ; une femme est montrée
un beau cortège… et l’accueil enthousiaste que de face (1), alors que l’autre tourne le dos (3).
lui réserva l’assemblée fut à la hauteur de mes
– en bas (4 et 6), deux hommes seuls, de trois quarts
espérances.
face, tournés vers le centre de la page : chacun se signale
le vin coulait à flots ; la conversation reprenait par ce qu’il porte (chapeau à la main, 4 ; lunettes sur
de plus belle, et sur les sujets les plus sérieux : le nez et papiers sous le bras, 6) ; postures statiques.
je savais que mon assemblée comportait de grands
esprits. c’était à qui formulerait les maximes les plus 2. contrastes
brillantes, les conseils les plus pertinents pour la l’homme du haut (2) a l’expression rieuse et l’air
conduite de l’état. les jugements politiques les plus niais : les yeux plissés, le pli de la joue indiquent
sûrs alternaient avec des observations dignes d’un une joie naïve et spontanée. l’homme du bas (5) a

300 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


la bouche serrée, les yeux fixes et le regard profond, la légende permet donc de dévoiler la réalité sous
la tête légèrement inclinée. le premier ne contrôle l’apparence, l’intention sous l’attitude ou le costume.
pas son extérieur (légende) ; le second sait donner tous les personnages sont en représentation sauf,
l’impression extérieure d’une profonde intériorité. en position centrale, celui qui connaît mal son rôle
(2). le titre général (de la manière à Paris…) prend
3. but apparent, but réel
tout son sens ironique une fois décelé le sens des
les infinitifs ont valeur de conseils et de consignes : images : il n’y a rien d’exemplaire, de fait, dans
Parler négligemment (1), ne pas garder cet exté- cette comédie mondaine.
rieur (2), Prendre un air (3). il s’agit des usages à
connaître pour réussir dans le monde. chaque dessin 5. la satire sociale
correspond à une leçon de savoir-vivre et indique Prendre (un air, un extérieur…), porter (son cha-
une sorte de « recette » pour la vie sociale. l’objectif peau, des lunettes…, de telle ou telle façon), parler
paraît donc didactique, prescriptif, normatif : voilà (de femmes de l’aristocratie, même si on ne les
ce qu’il faut faire ou ne pas faire. connaît pas…) : ces trois verbes correspondent aux
mais en réalité, le dessinateur n’adhère pas à ce apparences qu’il convient d’acquérir et de maîtriser
message apparent : il cherche au contraire à faire si l’on vise la réussite sociale (captiver une héritière,
ressortir tout l’artifice et tout le ridicule de ces bonnes 2 ; réussir dans une carrière sérieuse, 6 ; etc.).
« manières » dont paris prétend donner l’exemple à la la société parisienne est caractérisée par ces masques
province (voir le titre) ; son but réel est de faire rire et en tous genres qui en font un théâtre permanent, où
sourire de la mécanique sociale et de ses divers jeux chacun est constamment en représentation. la cible
de rôles, donc de montrer la comédie des apparences : de la satire est cette comédie sociale que cultive
habileté toute superficielle de la conversation (1), tout particulièrement la capitale. pour saisir ces airs
ridicule des postures corporelles affectées (3 et 5), qu’on se donne, ces rôles et ces costumes de scène,
poids des objets et accessoires destinés seulement à le dessin est une arme privilégiée de la satire : il est
produire l’impression de sérieux (6), etc. l’art de traquer le jeu des apparences.

4. le texte et l’image n Perspectives


le sens général de l’image peut à peu près se laisser dessin et roman
découvrir sans le texte, mais en restant très vague. dans le Père goriot, c’est la vicomtesse de Beauséant
le texte donne à chaque vignette la précision néces- qui apprend à rastignac ce qu’est le monde, « une
saire, qui permet de savourer pleinement le sens réunion de dupes et de fripons ». elle lui conseille
de chaque scène et qui rend parfaitement explicite de ne pas être trop « démonstratif » et de masquer
l’artifice de chaque posture : ses sentiments (voir dessin 2). elle l’invite aussi à
– 1) la phrase il n’est pas nécessaire pour cela de les réussir par la séduction : « vous ne serez rien si vous
connaître montre que la manière de dire importe plus, n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. » (voir
dans le monde, que le contenu des informations. dessins 1 et 5, qui pourraient illustrer rastignac à la
conquête du monde) vautrin complètera la leçon en
– 2) la légende permet d’interpréter et de reconnaître
incitant rastignac à captiver une héritière (dessin 2),
comme négative une attitude qui reste ambiguë par
victorine taillefer. ces deux initiateurs de haut vol
elle-même.
se placent cependant au-dessus des détails vestimen-
– 3) l’air recommandé (gracioso-mélancolique,
taires (dessins 4 et 6) ou de la technique de la polka
néologisme formé sur l’emploi de l’italien gracioso,
(dessin 3) : le dessinateur peut s’arrêter à des détails
« avec grâce » en musique) est démenti par le profil
apparents que néglige le romancier, désireux de
représenté, raide et guindé mais non gracieux : effet
montrer surtout, à une tout autre échelle, ce que sont
de décalage comique.
la cruauté du monde et le « bourbier » de paris.
– 4) la légende présente comme intentionnelle
et calculée une attitude que l’on pouvait croire Pour aller plus loin
naturelle. sur la possible « descendance » de Bertall,
– 5) il s’agit encore d’airs à prendre, donc d’une gavarni, daumier, etc. : quels dessinateurs incar-
attitude jouée, d’un rôle à tenir. nent aujourd’hui cette veine de la satire sociale
– 6) Pour réussir… : la légende dévoile que les par l’image ? montrer aussi comment d’autres arts
lunettes et les rouleaux de papier sont les accessoires de l’image ont pris le relais (photographie, bande
d’une panoplie, non des objets fonctionnels, et qu’ils dessinée, cinéma et films vidéo) et créé d’autres
ne servent qu’à construire un rôle. formes d’expression satiriques.

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 301


rimbaud cette musique n’a rien d’harmonieux. elle sert de
3 Poésies ▶ p. 303
fond sonore au bavardage des épiciers retraités
(v. 15-16) et à l’expression des bêtises jalouses
(v. 4). les mouvements eux aussi sont restreints et
Pour commencer
mécaniques, à peine animés : déplacement laborieux
souligner qu’il s’agit du début d’un poème où la
des bourgeois poussifs (v. 3-4) et des bureaux
satire s’étend en réalité plus longuement, comme il
bouffis (v. 10), balancement des schakos en mesure
convient pour un portrait de groupe. la satire sociale
(v. 6), gestes ténus des épiciers avec leurs cannes
s’aiguise et se durcit dans la seconde moitié du
(v. 14) et leurs tabatières (v. 16). les bourgeois
xixe siècle, surtout chez des poètes dont l’exigence
sont avares de leurs mouvements. l’atmosphère qui
esthétique se définit précisément par opposition aux
s’en dégage est pesante et guindée : dans ce lieu
valeurs dominantes de la société bourgeoise.
où tout est correct (v. 2), taillé au cordeau (v. 1),
n Observation et analyse prévisible et monotone, rien ne vient déroger à la
1. les personnages mesquinerie ambiante.
d’abord une vue d’ensemble : tous les bourgeois 4. le décor et les objets
poussifs (v. 3), puis des silhouettes plus indivi- le décor est un lieu clos où la nature est soigneu-
dualisées : le gandin (v. 7), le notaire (v. 8), des sement domestiquée : place taillée en mesquines
rentiers (v. 9), des employés de bureau et leurs pelouses (v. 1), square où tout est correct, les arbres
épouses (v. 10), et des épiciers retraités (v. 13). et les fleurs (v. 2), jardin qui laisse la place centrale
tous paraissent vivre dans une relative aisance à l’orchestre militaire (v. 5), rangs de gradins (v. 7)
matérielle, soit qu’ils ne travaillent plus (rentiers et bancs verts pour s’asseoir (v. 13). l’espace est
et retraités), soit qu’ils donnent des signes de leur donc aussi borné que les êtres qui y viennent :
réussite : le gandin parade (v. 7) ; d’autres exhibent il a pour fonction métonymique de signifier la
leurs signes extérieurs de richesse : breloques (v. 8), mesquinerie et l’étroitesse d’esprit des bourgeois
tabatières (v. 16), ou grosses dames (v. 10). ils ont dont il exprime la vacuité intérieure. en ce sens,
donc en commun d’appartenir à la bourgeoisie, et il prolonge et complète la signification des objets
de bénéficier d’un temps de loisir qui leur permet de qu’ils possèdent (breloques, etc., voir question 2)
se retrouver rituellement sur cette place d’une ville eux aussi métonymiques. les bourgeois sont comme
de province où joue l’orchestre militaire. réifiés (= transformés eux-mêmes en choses, dés-
2. corps et vêtements humanisés) par les choses qu’ils manipulent et le
ces personnages manquent de souffle (poussifs, v. 3) jardin qui les enferme (voir l’emploi du mot bureaux
et sont ventripotents (gros, bouffis, grosses, v. 10), appliqué aux personnes, v. 10).
ils se déplacent péniblement (connotation des verbes
5. l’intention satirique
port[er], v. 4, et traîn[er], v. 10) et restent surtout
lexique péjoratif : mesquines (v. 1), poussifs,
assis sur les bancs (v. 13). on a moins d’informa-
étranglent (v. 3), bêtises jalouses (v. 4), parade
tions sur leurs vêtements proprement dits que sur
(v. 7), pend (v. 8), couacs (v. 9), bouffis, traînent
les accessoires décoratifs qui les accompagnent :
(v. 10). l’intention satirique est donc très explicite
volants (garnitures de jupes ou de robes, v. 12),
dans les trois premiers quatrains. elle est plus
breloques à chiffres du notaire (v. 8), lorgnons des
discrète dans le quatrième, où c’est la construction
rentiers (v. 9), canne à pomme des épiciers (v. 14),
de la scène qui est parlante, plus que tel ou tel
tabatières en argent (v. 16). ces objets traduisent le
mot : contraste entre l’attitude passive et les gestes
culte bourgeois des choses matérielles, de la propriété
dérisoires des épiciers retraités (v. 13) d’une part
d’une part, et de la représentation d’autre part (on
et le sujet de discussion très sérieux d’autre part
les montre). on ajoutera à cette panoplie les schakos
(v. 15, effet de la diérèse sur séri-eusement) ; dis-
de l’orchestre (l. 6), qui associent aussi à leur façon
cours direct réduit au minimum (en somme !, v. 16)
le prétentieux (noblesse de l’uniforme, mot rare) et
pour rendre le ton pompeux et satisfait des petits
le dérisoire (vanité d’une tenue militaire pour un
retraités parlant de la marche du monde sans oublier
orchestre de square).
de priser ; détails insistant sur l’aspect mesquin de
3. sons et mouvements la situation et sur le poids des choses (bancs verts,
la musique de l’orchestre fait entendre le sifflement v. 13 ; canne à pomme, v. 14 ; prisent en argent,
des fifres (v. 6), ce qui ne va pas sans couacs (v. 9) : v. 16) qui dessinent l’univers réel de ces épiciers

302 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


retraités. le mot épicier, en un sens péjoratif déjà eco
courant au xixe siècle, désigne une personne qui 4 La Guerre du faux ▶ p. 304
ne pense qu’à gagner de l’argent : il est parfois
simplement synonyme de « bourgeois ».
Pour commencer
n Perspectives avant d’atteindre une tardive célébrité mondiale avec
1. rimbaud et baudelaire le nom de la rose, polar médiéval et métaphysique
Baudelaire voit dans horace vernet « l’antithèse truffé de débats théologiques et de citations latines,
absolue de l’artiste ». ce peintre de scènes militaires umberto eco était ce docte universitaire auteur
ne pense qu’aux détails mesquins : exactitude des d’une savante réflexion sur l’œuvre d’art ouverte à
uniformes et réalisme des schakos, etc. en ce sens, l’infini des interprétations (l’Œuvre ouverte, 1962).
il représente le même esprit bourgeois étriqué, com- mais parallèlement, ses premières expériences à la
plice de la discipline militaire sans esprit ni beauté télévision italienne l’avaient mis très tôt en contact
(voir chez rimbaud la valse des fifres, v. 6), que celui avec la culture populaire (séries télévisées, variétés,
dont rimbaud saisit les habitudes et les travers sur mode, football) à laquelle, avec rigueur et humour,
la place de charleville. il appliquait son regard de sémioticien, sa volonté
de « voir du sens là où on serait tenté de ne voir
2. variantes que des faits ».
dans la seconde version, le changement concerne à
la fois le lexique et le rythme, plus dissonants, plus n Observation et analyse
discordants que dans la première pour accentuer la 1. un éloge paradoxal
caricature : d’une part, le notaire n’est plus actif il faut d’abord ne pas faire de confusion. le sujet
(montrer) mais passif (pend), lui-même réduit à n’est pas le football, mais la passion pour le
l’état de « breloque », comme s’il dépendait de football (l. 2, 17) ; non pas la pratique sportive,
ces choses qu’il possède ; d’autre part, le rythme mais sa transformation en spectacle sportif (l. 27),
binaire de l’alexandrin est brisé : 5/4/3, au lieu de notion sur laquelle se conclut le développement.
3/3//3/3. la satire du notable satisfait est rendue de renchérissement (l. 1-3) en réitération (l. 17),
plus cinglante encore par cet effet de rupture qui eco proclame sa faveur pour cette passion avec trop
surprend. d’insistance pour ne pas être suspect. d’ailleurs, les
raisons qu’il énonce font penser que l’on a affaire à
n Vers le Bac (oral) un modèle d’antiphrase, à la façon de voltaire dans
la forme du poème combine la régularité d’un jardin candide : car de spectateurs terrassés par l’infarctus
bien taillé (v. 1) et les dissonances qui traduisent la (l. 4) en jeunes gens en fête qui […] vont s’écraser
laideur du milieu bourgeois représenté. d’un côté, contre un camion (l. 9-11), via ces athlètes détruits
des alexandrins réguliers (le premier est parfaitement psychiquement (l. 12), c’est un massacre général qu’il
isométrique), des quatrains aux rimes alternées nous met sous les yeux, et qu’il conviendrait d’autant
(riches ou suffisantes) : c’est la mesure sans surprise plus de déplorer que tous ces jeux conduisent […]
de la valse militaire et des habitudes bourgeoises. à la mort des meilleurs (l. 20-21). quel gâchis !, se
de l’autre, des effets de discordance rythmique met-on à penser. pourtant, la ruse du texte est de
(v. 8, 13), des sons cacophoniques (en particulier retourner ce modèle d’ironie classique : car il prétend
le [k] de schakos, v. 6 ; breloques, v. 8 ; couacs, se réjouir vraiment de ce massacre (l’adverbe heureu-
v. 9 ; cornacs, v. 11), des métaphores impertinentes sement l’avoue tranquillement, l. 21). c’est dans cette
(v. 11-12) : ce sont les fautes de ton de ces bourgeois logique cynique que réside l’ironie : car l’auteur veut
poussifs (v. 3 ; au sens propre : qui manquent de ainsi obliger son lecteur à comprendre l’absurdité
souffle). mortifère de cette passion, contre les conséquences
de laquelle personne ne songe à s’insurger. un bel
Pour aller plus loin
éloge paradoxal, donc, et même paradoxal au second
lire la fin du poème, qui introduit la figure du poète :
degré, puisqu’il feint d’être pour là où la doxa, loin
montrer comment le climat de liberté érotique des
d’être contre, est vraiment pour !
trois derniers quatrains réoriente l’interprétation de
la partie satirique du poème. 2. accumulations
– moi, je suis, débraillé comme un étudiant, les lignes 3-20 et sont caractérisées par la rhéto-
sous les marronniers verts les alertes fillettes […] rique de l’accumulation. produisant un effet de

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 303


bouffonnerie burlesque, cette figure de style donne au protagonistes nouveaux et moyennement développés,
texte un ton d’humour noir qui sert parfaitement la écrit-il avec humour (l. 21-23).
logique ironique de l’auteur. dans la phrase 3, l’accu-
mulation permet de dresser un tableau d’apocalypse n Vers le Bac (invention)
en entassant les catastrophes de tous ordres ; dans la au choix : les jeux vidéos, les rave parties, les sports
phrase 4, de rattacher la passion pour le football à d’hiver, etc. les élèves garderont les deux premières
toutes les entreprises suicidaires, y compris au-delà phrases en remplaçant juste la passion pour le
des spectacles sportifs, et ainsi d’élargir la réflexion football, et travailleront les deux accumulations.
à une dimension politique. ils concluront en démarquant la phrase lignes 20-23,
la référence au futurisme n’étant pas aisée à
3. une référence polémique
transposer.
il faut savoir que pour un italien, le futurisme est
lié au fascisme, qui a récupéré idéologiquement son
Pour aller plus loin
exaltation de l’énergie vitale. chez cet auteur qui se
dans cette « chronique raisonnée de nos mytholo-
classe dans la gauche intellectuelle, et qui se défie
gies » (c’est ainsi que l’édition française présente
du spectacle sportif comme d’un instrument pour
la guerre du faux), eco se situe dans la lignée
abrutir et dépolitiser la foule, la référence est donc
d’un autre sémiologue, roland Barthes. on pourra
polémique : il retourne la logique des adversaires
proposer aux élèves de lire dans mythologies (1957)
contre leurs entreprises.
un des deux textes consacrés au sport (« le monde
4. « la seule hygiène du monde » où l’on catche » ou « le tour de France comme
l’hygiène du monde (l. 24) est ce qui va le purifier, épopée »), et leur demander de comparer les deux
le renforcer. les futuristes définissaient ainsi la approches d’eco et de Barthes.
guerre, qui leur paraissait régénérer les peuples assou-
pis en réveillant leur énergie primitive, en incitant
Pascal
les hommes au dépassement de soi (on trouve une
trace de cet éloge dans le discours que giraudoux
5 Les Provinciales ▶ p. 305

prête à priam dans la guerre de troie n’aura pas


lieu, ➤ manuel, p. 280). il va sans dire que eco ne Pour commencer
partage pas cette philosophie, et la nuance (l. 25) préciser en quel sens on peut ici parler de dialogue
qu’il apporte change tout, en fait : car si la guerre polémique : il ne s’agit pas du genre du dialogue
est facultative, elle ne peut plus avoir cette vertu philosophique ou du dialogue d’idées, qui en tant
palingénésique à l’échelle du corps social, et la que tel n’est plus au programme de la classe de
purification collective se transforme en purge indivi- première, mais du « dialogisme » inhérent à l’ar-
duelle. c’est bien ainsi que l’entend polémiquement gumentation polémique, laquelle ne peut réfuter le
eco, qui semble dire que la passion pour le football, discours adverse qu’en le citant, en le reformulant,
à défaut de régénérer l’humanité, pourra la purger en le mettant en scène, quitte à en donner une recons-
de ses éléments les plus tarés. truction fictive pour mieux le déconstruire.
5. Aurea mediocritas il n’est pas nécessaire d’entrer dans le détail des
divergences théologiques entre jansénistes et jésuites
dans la passion pour le football, eco dénonce une
au xviie siècle pour saisir l’intérêt de ce texte, dont le
formidable entreprise d’abrutissement collectif, un
fond reste très actuel (on peut encore être accusé au
suicide de la société programmé dans une méthodique
xxie siècle de rire de la religion). quelques éléments
inconscience. l’élargissement du football à d’autres
sur la morale jésuite, dont la casuistique est jugée
sports pris dans leur pratique la plus dangereuse
laxiste par les jansénistes, suffiront.
(l. 17-19), et de ceux-là à des activités autodestruc-
trices (la roulette russe, la drogue, l. 19-20) montre
qu’il procède à une réflexion politique, au sens large. n Observation et analyse
il récuse le modèle d’une société fondée sur l’exploit 1. les arguments des adversaires
gratuit (mais coûteux !) et la compétition hystérique, les jésuites reprochent à l’auteur des « petites
qui l’infantilisent et la détournent des vrais enjeux. lettres » (en qui ils n’ont pas encore reconnu pascal
la sagesse et la maturité demandent à l’humanité à cette date) de se moquer (l. 2) des textes de leurs
de continuer tranquillement son chemin avec des auteurs et de la morale (l. 9) qui y est énoncée ; pour

304 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


eux, c’est là rire de la religion (l. 4). leur argumenta- 4. les procédés d’animation et de dramatisation
tion procède donc par équivalences et par extensions, l’auteur prend vivement à partie son adversaire.
du particulier au général : rire d’escobar, c’est rire il marque son indignation en l’interpellant à chaque
de la morale jésuite ; rire de la morale jésuite, c’est étape de son propos : quoi ! mes Pères (l. 1),
rire de la religion chrétienne, [s]e moquer des choses en vérité, mes Pères (l. 11), car, mes Pères (l. 16).
saintes (l. 9) ; les moqueries des Provinciales tiennent il exprime son étonnement et son sentiment de
donc du blasphème. scandale par de vigoureuses interrogations oratoires
(l. 1-10). l’argumentation est soutenue en outre
2. le discours des jésuites par de fortes structures binaires : antithèses et
le discours des jésuites est à la fois celui que déve- parallélismes (l. 9-10, 12-15, 17-18, 19-20, 20-22).
loppent leurs écrits en matière de théologie et de si pascal convoque son adversaire pour s’adresser
morale, et celui qui dénonce la scandaleuse moquerie directement à lui, c’est pour le rendre responsable de
dont serait coupable l’auteur des Provinciales. ce la tournure que prend le débat : puisque vous m’obli-
second discours, polémique et agressif, est présenté gez d’entrer dans ce discours (l. 16). au moment
par pascal comme une chose [...] peu raisonnable même où il formule son accusation la plus grave
(l. 4-5) : il constitue un blâme (en me blâmant, l. 5) (d’impiété et d’impertinence, l. 21), il présente celle-
qui défie le bon sens et la logique. or ce sont les ci comme une réponse (ce n’est pas lui l’offenseur),
mêmes caractéristiques que pascal prête au dis- et il l’atténue d’une nuance polie (je vous prie de
cours dogmatique des écrits jésuites : il contient considérer que, l. 16-17). c’est cette mise en scène
des imaginations (l. 1), c’est-à-dire des fantaisies, d’une parole vivante, d’abord véhémente, puis plus
des décisions […] fantasques (l. 2-3), des points apaisée dans la forme quand l’accusation se fait plus
ridicule[s] (l. 8), des opinions extravagantes (l. 12), radicale, qui anime et dramatise le texte. par cette
des faussetés (l. 14) et des erreurs (l. 18). le champ dramatisation, pascal souligne l’importance capitale
lexical de la déraison permet de disqualifier effica- de l’enjeu et contraint le lecteur à choisir son camp :
cement le discours adverse : ce qui est reproché aux entre la foi et l’impiété, il n’y a pas à hésiter.
jésuites, ce n’est pas tel point de doctrine particulier,
c’est une transgression systématique des principes n Perspectives
élémentaires et universels de la raison et de la vérité. la querelle janséniste
l’auteur des Provinciales ne se plaint pas d’avoir le principal point de désaccord concernait la ques-
été personnellement agressé par eux : il montre que tion de grâce et du libre-arbitre (➤ histoire des
cette attaque dont il est victime confirme les graves idées, p. 317). malgré le talent de pascal, ce sont
faiblesses, récurrentes, du discours jésuite qui pèche les jansénistes qui ont dû s’incliner : condamnés par
contre la raison. rome dès 1656, ils furent persécutés par le régime
de louis xiv. l’abbaye de port-royal, haut lieu
3. le droit de « se moquer »
janséniste, fut détruite en 1711.
le principal argument de pascal est un distinguo (une
distinction logique). au glissement par lequel les n Vers le Bac (dissertation)
jésuites croient pouvoir assimiler leur morale parti- dans cet extrait de pascal, le rire est mentionné comme
culière à la religion chrétienne dans son ensemble, référent : il est question de son usage, mais il n’est
il répond par un « ne pas confondre » : il y a bien pas utilisé comme moyen pour convaincre. c’est
de la différence entre rire de la religion, et rire de dans d’autres pages des Provinciales que pascal a
ceux qui la profanent (l. 11-12) ; votre morale n’est fait preuve d’ironie, ou s’est franchement moqué de
pas la religion, c’est pourquoi se moquer de votre ses adversaires. on peut néanmoins s’appuyer sur
morale, ce n’est pas se moquer des choses saintes les arguments avancés ici par pascal pour défendre le
(l. 8-9). mieux encore : la morale jésuite ne serait recours au rire comme arme au service d’une thèse.
pas seulement différente de la vraie religion, elle rire et faire d’une thèse qu’on juge fausse, c’est mettre
serait son envers, sa déformation impie (l. 12, 14-15, en lumière son ridicule (ce qui la rend précisément
18, 21-22). dès lors, il n’est pas seulement permis risible), donc la condamner plus efficacement.
mais il est nécessaire de montrer tout son mépris, y
compris par la moquerie, envers de telles faussetés Pour aller plus loin
(l. 14). c’est ne pas se moquer qui serait impie : l sur les rapports entre rire et argumentation, voir
il faut se moquer, dieu l’exige ; c’est plus qu’un aussi le groupement de textes « Faire rire pour
droit, c’est un devoir ! convaincre » (➤ manuel, p. 339).

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 305


l Bibliographie : gérard Ferreyrolles, Blaise pascal, second paragraphe qu’il revient sur les propos de son
les Provinciales, p.u.F, « études littéraires », correspondant, en tâchant non de les réfuter mais de
1984. les contourner (voir question 5).
2. rousseau par voltaire
voltaire, Lettre à M. J.-J. Rousseau
6 rousseau, Réponse ▶ p. 306
selon voltaire, rousseau voudrait faire retourner
l’homme à un état de nature, contre la corruption
de la société, alors que c’est en sortant de la nature,
Pour commencer grâce à la civilisation, qu’il est pleinement devenu
la polémique entre voltaire et rousseau est exem- homme. la nature polémique de cette interprétation
plaire parce qu’elle oppose deux conceptions radica- ne fait aucun doute, trahie par le talent même de
lement différentes de l’homme et de la société, mais voltaire, son humour dans la mise en scène de lui-
aussi parce qu’elle le fait dans cette langue admirable même (voir question 3), son sens de la charge servi
du xviiie siècle, dont l’un et l’autre sont des maîtres. en formules féroces qui feront date (il prend envie de
on s’attachera à étudier comment la différence des marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage,
stratégies argumentative et des styles reflète une l. 6). à l’évidence il déploie trop d’esprit pour être
différence de position et de tempérament. tout à fait honnête.

n Observation et analyse 3. voltaire par lui-même


1. de l’amabilité à l’offensive voltaire a alors soixante et un ans, et sa santé n’est
la politesse un peu convenue avec laquelle vol- pas bonne, ce qui ne l’empêchera pas de vivre encore
taire accuse réception de l’ouvrage n’est déjà pas près d’un quart de siècle ! il se sert de son âge
dépourvue d’acidité : ce nouveau livre n’est pas sur pour décliner la prétendue invitation de rousseau
mais contre le genre humain (l. 1) ; en ce siècle des à marcher à quatre pattes (l. 7-9), et des maladies
lumières, qui travaille au bonheur de l’humanité, dont [il est] accablé (l. 11) pour décliner ce qui en
voici une précision peu amène. sous le compliment serait le succédané : à défaut de retourner à l’état
apparent qui suit dans les deux phrases suivantes, sauvage, aller le visiter sur place ! la force corrosive
il développe d’ailleurs cet aspect, sous la forme de son propos est de développer avec une feinte
d’une réserve (mais vous ne les corrigerez pas, implication personnelle une hypothèse loufoque,
l. 2-3) qui transforme son ouvrage en œuvre de fruit de sa mauvaise foi.
moraliste (di[re] leurs vérités, […] aux hommes, 4. voltaire et les sauvages du canada
(l. 2), peindre avec des couleurs […] fortes les ces sauvages du canada auprès desquels il convien-
horreurs de la société humaine, l. 3-4), mais sans effi- drait d’aller se conformer aux injonctions de rous-
cacité, et donc sans portée philosophique. Jusque là, seau servent à voltaire pour réfuter rousseau sur deux
le ton est doux amer ; c’est ensuite, qu’il vire à l’aigre points clés : en affirmant qu’il ne trouverai[t] pas les
quand l’éloge (on n’a jamais employé tant d’esprit, mêmes secours [de la médecine] chez les missouris
l. 5) se renverse brutalement en perfidie (à vouloir (l. 12-13), il dénonce en filigrane les lacunes de
nous rendre bêtes) : c’est le début d’une offensive l’état de nature ; le second argument est plus radical
réglée, qui jusqu’à la fin de la lettre va décliner encore puisque, en montrant les sauvages corrompus
sur tous les tons le thème de la sauvagerie (voir à notre contact, il affirme que l’innocence primitive
question 4). in cauda venenum, toutefois : les tout n’est qu’un leurre, une fiction.
derniers mots sont une ultime malveillance à l’égard
de rousseau, clairement accusé de désertion. 5. rousseau à voltaire
rousseau procède tout autrement dans sa réponse – sans se départir d’une extrême courtoisie, rousseau
question de tempérament, mais aussi de position : se démarque en prenant le contre-pied du sentiment
il est son cadet de dix-huit ans, n’a pas sa notoriété, de voltaire (la concessive lignes 11-12, s’oppose
et il admire encore sincèrement le chef (l. 4) du directement aux lignes 7-8 de la lettre a). et dans
parti philosophique. toujours est-il que le premier la phrase des lignes 13-14, n’y aurait-il pas un peu
paragraphe de sa lettre est une longue flagornerie, de persiflage, sous l’hommage qui multiplie trop
un beau morceau d’éloge oratoire, où il se garde bien rhétoriquement les antithèses (si grand à la fois
de répondre aux attaques, même à propos de genève, et si nuisible, à dieu de le faire et au diable de le
où il loue la présence de voltaire comme pour éviter vouloir) ? dans les dernières lignes (l. 14-17), enfin, il
le sujet de sa propre absence. ce n’est que dans le ne polémique pas, mais retournant la perfidie de l’aîné

306 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


envers le cadet en flatterie du cadet envers l’aîné, le le bâtiment fût sec elle prit soin d’en préparer les
prenant au mot en quelque sorte, il le concurrence meubles, en sorte que tout fut prêt pour y entrer le
sur le terrain de l’esprit, s’affirme comme un rival. printemps suivant.
on pourrait peut-être même subodorer une pique une chose qui aida beaucoup à me déterminer
(mais très indirecte) dans personne au monde n’y fut l’établissement de voltaire auprès de genève :
réussirait moins que vous (l. 15-16) : n’est-ce pas je compris que cet homme y ferait révolution, que
sous-entendre que voltaire – trop brillant, trop malin, j’irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les
trop gâté – est moins qu’un autre capable de retrouver mœurs qui me chassaient de paris ; qu’il me faudrait
un peu d’innocence primitive ? batailler sans cesse, et que je n’aurais d’autre choix
dans ma conduite que celui d’être un pédant insup-
6. polémique portable, ou un lâche et mauvais citoyen. la lettre
même si la réponse de rousseau manifeste un brillant que voltaire m’écrivit sur mon dernier ouvrage me
qui peut sonner comme un défi, même si elle retourne donna lieu d’insinuer mes craintes dans ma réponse ;
crânement la pique perfide en compliment (peut- l’effet quelle produisit les confirma. dès lors je tins
être plus ambigu qu’il n’y paraît), même si elle genève perdue et je ne me trompai pas. J’aurais dû
montre le refus de baisser pavillon, sa tonalité reste peut-être aller faire tête à l’orage si je m’en étais
déférente – il ne saurait d’ailleurs en être encore senti le talent. mais qu’eussé-je fait seul, timide
autrement, à ce moment-là. celle de la lettre de et parlant très mal, contre un homme arrogant,
voltaire, en revanche, est ironique, sarcastique même, opulent, étayé du crédit des grands, d’une brillante
et le malicieux auteur jouit visiblement d’exercer les faconde, et déjà l’idole des femmes et des jeunes
ressources de son esprit mordant contre le sombre gens ? Je craignis d’exposer inutilement au péril
genevois : c’est bien là qu’est la polémique, entendue mon courage ; je n’écoutai que mon naturel paisible,
comme l’art de la guerre par les mots. il y a chez que mon amour du repos, qui, s’il me trompa, me
voltaire une claire intention de blesser, peut-être trompe encore aujourd’hui sur le même article. en me
même de faire taire. retirant à genève j’aurais pu m’épargner de grands
malheurs à moi-même ; mais je doute qu’avec tout
n Perspectives mon zèle ardent et patriotique, j’eusse fait rien de
une lecture orientée grand et d’utile pour mon pays. »
comme il avait jadis qualifié pascal de misanthrope,
« voltaire feint de croire que rousseau est l’ennemi Pour aller plus loin
du genre humain, alors que nul plus que lui n’a la polémique ne s’arrêta pas là, bien sûr. on jugera
protesté contre l’esclavage et toutes les formes de de son progrès en lisant cet extrait des questions sur
servitude. il feint de croire que rousseau est l’ennemi l’encyclopédie, dans lequel voltaire revient en 1770
de la société, alors qu’en fait c’est la société féodale, sur le discours de rousseau :
et nulle autre, qu’il condamne, […] et qu’il proteste « ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un des-
non contre l’existence de la société mais contre les tructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain ;
détournements de ses avantages au profit d’une mino- et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait
rité despotique. il feint même de croire que rousseau dit à ses enfants : “imitons notre voisin, il a enclos
rêve de retourner à l’état de nature, alors que toute sa son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager ;
philosophie démontre le contraire. rousseau s’en est son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le
expliqué dans la préface de narcisse : on ne remonte nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et
pas le cours de l’histoire. » (claude rommeru, de nous l’aiderons. chaque famille cultivant son enclos,
la nature à l’histoire, © Bordas, 1996) nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisi-
bles, moins malheureux. nous tâcherons d’établir
n Vers le Bac (invention) une justice distributive qui consolera notre pauvre
l’original étant toujours préférable à l’imitation, espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et
voici ce qu’écrit rousseau, au livre viii des confes- les fouines à qui cet extravagant veut nous faire
sions. on mesurera l’écart entre sa lettre et ce qu’il ressembler.” ce discours ne serait-il pas plus sensé
en affirme, à propos des « craintes » qu’il aurait et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait
« insinu[ées] » : détruire le verger du bonhomme ? quelle est donc
« renonçant au séjour de ma patrie, je résolus, je l’espèce de philosophie qui fait dire des choses
promis d’habiter l’hermitage, et en attendant que que le sens commun réprouve du fond de la chine

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 307


jusqu’au canada ? n’est-ce pas celle d’un gueux de l’autre – excès dans l’intolérance qui pouvait
qui voudrait que tous les riches fussent volés par faire sourire au temps de voltaire, tant il transgresse
les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle toute vraisemblance, mais qui fait moins sourire
entre les hommes ? » quand l’histoire a montré que l’idée barbare d’une
« solution finale » pouvait vraiment voir le jour.
voltaire
7 Traité sur la tolérance ▶ p. 308
3. une caricature
comme le personnage est lui-même locuteur, les
procédés de la caricature ne sont pas ici des pro-
Pour commencer cédés descriptifs : ils résident dans l’articulation
préciser que dans le traité sur la tolérance, cette entre l’énonciation et l’énoncé, la manière de dire
« lettre » constitue un chapitre à part, que rien n’an- et le contenu des propositions, telle que voltaire
nonce et qui laisse place ensuite à tout autre chose. l’organise.
le contexte de l’ouvrage, cependant, permet très l’épistolier est caricatural d’abord par le caractère
vite de saisir l’antiphrase. monstrueux, donc invraisemblable, de ses proposi-
tions (voir question 2). il l’est surtout par le décalage
n Observation et analyse entre le ton de serviteur humble, docile, et raisonnable
1. la relation épistolaire qu’il emploie, et la barbarie des solutions qu’il préco-
un ecclésiastique anonyme (épistolier fictif) écrit une nise, en s’exprimant à la première personne comme
lettre à un célèbre jésuite (destinataire emprunté à la s’il était lui-même le bourreau : je ferais assassiner
réalité historique), en vue de lui présenter les moyens (l. 11), je marierais (l. 16). voltaire exagère ses
les plus propres de délivrer les jésuites de leurs traits dans les deux sens. il en résulte une personnalité
ennemis (l. 2-3). au moment où écrit voltaire, un improbable, hybride, mais qui apparaît d’autant
demi-siècle après la date attribuée à cette lettre fictive plus comme un moyen pour voltaire de montrer à
(1714, à la fin du règne de louis xiv), le jésuite travers elle les failles de l’église comme institution :
le tellier est mort depuis longtemps. mais il est resté le « bénéficier » est révélateur du fonctionnement
célèbre pour le rôle qu’il a joué contre les protestants d’un système, où l’onctueuse déférence côtoie
et contre les jansénistes (voir note 1). l’épistolier l’intolérance criminelle.
est plein de déférence pour son destinataire, qui lui
4. l’enchaînement des arguments
est nettement supérieur dans la hiérarchie : j’obéis
le texte comporte une introduction, puis trois points
aux ordres que votre révérence m’a donnés (l. 2).
numérotés. la suite du chapitre en comporte quatre
mais il est censé répondre à ses attentes, c’est-à-dire
autres. ces numéros assimilent les différents para-
aux attentes du pouvoir religieux et politique de
graphes à différents articles, comme dans un code
l’époque : on se doute que ce bénéficier ne sera pas
législatif ou un rapport technique. ils dispensent de
le porte-parole de la pensée de voltaire.
prévoir des articulations logiques entre les articles :
2. excès d’intolérance l’ordre est simplement analytique, avec des propo-
le locuteur envisage une mise à mort massive des sitions successives ; les différents moyens envisagés
ministres du culte protestants (l. 9), et même de sont présentés l’un après l’autre.
tous les hérétiques (l. 11-15) ; il compte marier les en revanche, à l’intérieur de chaque article, les
filles protestantes à des catholiques, faire châtrer connecteurs logiques jouent un rôle important :
tous les garçons adolescents des familles protes- – 1°) non seulement pour […] mais pour… (l. 9-10) :
tantes (l. 19), faire fouetter les plus jeunes en leur expression du but, qui justifie la mesure prévue
imposant la lecture des auteurs jésuites (l. 20-22). concernant le choix du lieu (tous à la fois dans
ces « solutions » sont inacceptables parce qu’elles une même place, l. 8-9), non de l’acte lui-même,
portent atteinte à l’intégrité des personnes, et ce dès lequel semble aller de soi. décalage entre le fait
l’enfance, pour éradiquer leurs idées ; parce qu’elles (inhumain) et son explication (esthétique : la beauté
théorisent et justifient le crime de masse au nom des du spectacle, l. 10).
idées, et qu’elles sont meurtrières et destructrices à – 2°) parce que... (l. 11) : la subordonnée de cause
un degré absolu : tous les prédicants (l. 8), tous les justifie là encore les circonstances (pourquoi dans
pères et mères (l. 11), il faut les tuer tous (l. 15), leurs lits ? et non : pourquoi les assassiner ?) ; corol-
toutes les filles (l. 16), il faut les châtrer tous (l. 19), laire […] de nos principes : car, s’il faut […] il
etc. cette démesure totalitaire révèle un rejet absolu est évident qu’il faut… (l. 14-15) : expression très

308 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


insistante de la relation cause-conséquence pour jus- – pour le registre pathétique : effet de sympathie
tifier logiquement et méthodiquement l’élimination pour les victimes, vérité de la situation évoquée,
de tous les hérétiques. valeur universelle du propos, où l’auteur ne paraît
– 3°) attendu que… (l. 16) : expression de la cause pas intervenir.
pour justifier la solution adoptée concernant les
filles. cette locution conjonctive de cause est surtout
Pour aller plus loin
lettres réelles ou lettres fictives : réfléchir à l’intérêt
employée dans les textes administratifs.
de l’emploi de l’épistolaire à des fins polémiques ;
au total, par la rigueur apparente de ce propos,
dans ce but, comparer ce texte à l’échange épistolaire
voltaire montre que l’intolérance religieuse, loin
voltaire-rousseau (➤ manuel, pp. 306-307) et à
d’être le fait de masses incontrôlées, peut être par-
l’extrait des Provinciales de pascal (➤ p. 305).
faitement raisonnée et prendre un caractère d’autant
plus inquiétant qu’elle est systématisée et théorisée
par l’institution (l’église, l’état, le pouvoir…). Vers la lecture de l’œuVre
voltaire
5. les ressorts de l’ironie
Traité sur la tolérance ▶ p. 309
l’ironie réside ici, de bout en bout, dans le recours à
l’antiphrase : l’auteur voltaire se dissocie radicalement
du locuteur fictif ; il le laisse s’exprimer pour mieux n Faits et arguments
mettre en lumière le processus inquiétant que révèle 1. le lieu de l’affaire
son propos. ce qui signale la présence de l’ironie, c’est d’après l’histoire de la ville, la population toulou-
d’une part le ton excessivement servile du bénéficier, saine a un penchant pour l’intolérance : « ce peuple
d’autre part le fossé entre énonciation humble et pro- est superstitieux et emporté ; il regarde comme des
positions terrifiantes (voir question 3), enfin l’étrangeté monstres ses frères qui ne sont pas de la même
des relations de cause (l. 9-10, voir question 4). religion que lui. c’est à toulouse qu’on remercia
dieu solennellement de la mort de henri iii, et qu’on
n Perspectives fit serment d’égorger le premier qui parlerait de
1. le Traité et les contes reconnaître le grand, le bon henri iv » (chapitre i).
traits communs : l’ironie dans la reproduction une opinion marquée par ce passé est très vite tentée
d’un discours contesté, la critique des usages et de partager et de répandre la rumeur qui fait de Jean
des préjugés qui fondent l’intolérance religieuse, calas l’assassin de son fils : c’est ce qui va peser sur
l’hyperbole comme procédé argumentatif (exagérer la décision des juges.
pour démasquer), le jeu et la réflexion sur les
relations cause-effet, l’expression oblique de la 2. l’intolérance hors du droit
pensée critique, qui passe par la fiction (même ici, le droit humain ne peut être fondé que sur le droit
dans un traité). naturel, qui est le même pour tous. il repose sur un
« principe universel » : « ne fais pas ce que tu ne
2. le sens de la date voudrais pas qu’on te fît. » l’intolérance, dans son
1714 : c’est l’extrême fin du règne de louis xiv, qui principe, contredit cette loi universelle puisqu’elle
meurt l’année suivante. cette période est marquée introduit des distinctions entre les peuples ou entre
par de nouvelles persécutions contre les protestants, les groupes. elle n’a donc jamais aucun fondement
décidées à l’instigation du jésuite michel le tellier, en droit : « le droit de l’intolérance est donc absurde
confesseur du roi depuis 1709. l’exercice du culte et barbare » (chapitre vi).
était déjà devenu périlleux depuis la révocation de
l’édit de nantes en 1685. nombreux sont les pro- 3. l’histoire romaine
testants qui quittent la France, contraints et forcés, voltaire passe très vite sur la longue période qui
autour de 1700. il n’est donc pas surprenant que va de la fondation de rome au début de l’empire :
voltaire ait choisi cette date pour imaginer une telle il montre surtout alors que la civilisation romaine
formulation d’une intolérance extrême. fut très ouverte et tolérante ; elle poursuivait des
buts de conquête politique et économique mais ne
n Vers le Bac (oral) persécutait personne au nom d’idées religieuses
– pour le registre ironique : complicité avec l’auteur, ou philosophiques. tout change avec les débuts du
effet de scandale qui incite à réagir, accent mis sur la christianisme : voltaire s’y attarde beaucoup plus
cible (l’église, l’état), part laissée à l’interprétation longuement, pour contester les idées reçues qui
du lecteur, plus actif. font des empereurs romains d’odieux oppresseurs

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 309


assoiffés du sang des martyrs. de nombreux exem- ses consacrées aux persécutions dont les chrétiens
ples montrent que l’empire ne fut pas si barbare, et prétendent avoir été victimes : « Je le dis avec horreur,
que ce sont plutôt les chrétiens qui introduisirent mais avec vérité : c’est nous, chrétiens, c’est nous
l’esprit d’intolérance. il faut donc admettre que c’est qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins !
avec la genèse du christianisme que naît la tentation et de qui ? de nos frères. » (chapitre x)
occidentale de l’intolérance. l’intérêt du traité sur la tolérance est toutefois de
varier à l’extrême les procédés énonciatifs, de jouer
4. l’exemple de jésus-christ sur des situations de communication fictives qui
on ne trouve rien dans les évangiles qui justifie obligent le lecteur à redéfinir à tout moment sa propre
l’intolérance : presque tout ce que l’on sait « des position : c’est le cas pour la « lettre écrite au jésuite
paroles et des actions de Jésus-christ prêche la le tellier […] », où le destinataire est le persécuteur,
douceur, la patience, l’indulgence » (chapitre xiv). mais aussi pour la « prière à dieu », où le destinataire
voltaire entend montrer que l’intolérance religieuse est l’anti-persécuteur, dieu. le destinataire réel est
n’a pas de fondement aux sources des religions, dans impliqué dans le propos par le biais de destinataires
leurs textes fondateur. s’adressant à une opinion fictifs qui l’incitent à se situer.
majoritairement catholique, il cherche logiquement à
rappeler, textes à l’appui, que le message d’amour de 7. la variété des registres
Jésus, « Fils de dieu » qui fonde le christianisme, ne – pathétique : l’évocation du sort de la famille calas,
justifie en aucun cas la violence des persécutions et le et en particulier de la mère (chapitre i).
rejet brutal des autres confessions. d’où la conclusion – lyrique : la « prière à dieu » (chapitre xxiii).
de ce chapitre : « si vous voulez ressembler à Jésus- – polémique : la remise en question des « fables »
christ, soyez martyrs, et non pas bourreaux. » relatives aux martyrs et aux miracles (chapitre ix).
– ironique : la « lettre écrite au jésuite le tellier
n Formes et registres […] » (chapitre xvii).
5. la « prière à dieu » 8. « traité » ou « essai » ?
comme dans une prière, l’auteur dit parler à dieu et si l’on entend par « traité » un écrit à visée scientifique
non plus aux hommes. il lui adresse avec un certain ou philosophique, cherchant à démontrer une vérité,
lyrisme (voir question 7) une demande de paix, l’ouvrage de voltaire peut correspondre à cette défini-
de fraternité, de tolérance : « puissent tous les hom- tion quand il cherche à rétablir l’exactitude objective
mes se souvenir qu’ils sont frères ! » mais la forme des faits dans l’affaire calas, ou quand il suit une
de la prière permet surtout à voltaire de critiquer les démarche d’historien. le choix du mot « traité »
différences entre les rites qui divisent les hommes, s’explique aussi par l’enjeu philosophique : fonder la
et de dénoncer indirectement au passage la collusion tolérance en droit, en tant que principe universel.
entre l’église et l’argent. le recours au nom de mais, le plus souvent, la présence personnelle et la
dieu lui permet paradoxalement de dénoncer non liberté de ton de l’auteur voltaire se font nettement
seulement l’intolérance, mais les religions elles- sentir. c’est pourquoi on est plutôt tenté de parler
mêmes telles qu’elles existent, comme si toutes les aujourd’hui d’un « essai » (mot utilisé par voltaire
religions devaient toujours fatalement engendrer pour son essai sur les mœurs) : cette catégorie géné-
l’intolérance. du coup, le dieu auquel il s’adresse, rique convient mieux à ce texte composite où l’auteur
coupé de toute religion et sans grande consistance s’est plu à juxtaposer, à essayer différentes formes
personnelle, est singulièrement désincarné : il sert d’expression, en s’appuyant sur les enseignements de
surtout d’argument philosophique et de procédé l’expérience humaine bien plus que sur une analyse
rhétorique, chez un voltaire en réalité très sceptique théorique ou philosophique.
sur le sens et les effets de la prière.
6. l’interpellation du lecteur Baudelaire
voltaire dit souvent « nous » pour associer son lecteur 8 Salon de 1846 ▶ p. 310
à sa démarche, à ses questions, à ses observations.
c’est surtout l’opinion française catholique qu’il Pour commencer
cherche alors à gagner à sa cause. c’est pourquoi il lui dans les trois paragraphes qui précèdent cette chro-
arrive de l’interpeller plus vivement, de la bousculer, nique au vitriol, Baudelaire fait de horace vernet
comme à la dernière ligne du chapitre consacré à l’emblème du type du Français. il définit ce dernier
Jésus-christ (voir question 4), ou dans les analy- comme « un homme à qui michel-ange donne le

310 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


vertige et que delacroix remplit d’une stupeur bes- peu que nous partagions les réticences esthétiques
tiale, comme le tonnerre certains animaux. […] aussi du poète, car il est toujours réjouissant alors de voir
tous les honnêtes gens de France, excepté m. horace une si méthodique démolition.
vernet, haïssent le Français. ce ne sont pas des idées
4. pourquoi tant de haine ?
qu’il faut à ce peuple remuant, mais des faits, des
récits historiques, des couplets, et le moniteur ! – raisons morales : haine pour l’armée (1er para-
voilà tout : jamais d’abstractions. » graphe), pour le patriotisme (2e paragraphe), pour
une gloire simpliste (3e paragraphe).
n Observation et analyse – raisons esthétiques : grossièreté (métaphore filée
1. « un militaire qui fait de la peinture » l. 1-3), vulgarité tape-à-l’œil (l. 19-20), réalisme
la concision de cette alliance de mots sonne comme pointilleux et sans souffle (l. 23-26).
une condamnation sans appel : assurément, c’est on pourrait dire que le texte se partage entre les
pour Baudelaire un oxymore, et la phrase suivante condamnations morales (paragraphes 1-3) et les
va s’employer à le montrer en filant la métaphore condamnations esthétiques (paragraphes 4-5).
militaire pour parler de sa peinture (cet art improvisé mais par son procédé même, la métaphore filée des
au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au lignes 1-3 montre que les deux catégories sont les
galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, deux faces d’un même rejet, comme le confirme le
l.1-3), afin de mieux montrer l’incompatibilité des parallèle avec Boulanger, dont la pauvreté artistique
deux domaines. est l’expression de la bassesse morale (l. 10-13). et
2. un engagement passionné dans les deux derniers paragraphes, le rejet d’une
Baudelaire fait de la critique violemment subjective, manière porte condamnation d’une éthique de l’ar-
et il l’assume car pour lui, l’exercice ne se sépare pas tiste : Baudelaire nous suggère que vernet est un
d’une réflexion éthique, dans la même mesure que faiseur, l’antithèse absolue de l’artiste (l. 18-19).
l’art n’est pas dissociable d’un regard porté sur le 5. le peintre et son public
monde (➤ vers le Bac, page suivante). comment si ce faiseur a du succès, et même une immense
rester neutre et prudent en ces circonstances ? son popularité (l. 4-5), c’est qu’il y a pour l’admirer un
engagement vibrant se lit dans la forte présence du je, immense public (l. 26) de gogos, un public qui donc
qui affirme fortement les postulats et les convictions partage les mêmes (fausses) valeurs : goût pour la
du poète, et au besoin les souligne encore (cette chose militaire et la gloire nationaliste, et goût du
popularité, dis-je, l. 6-7). ce je est un « je » qui détail vétilleux. pas question donc qu’il échappe à
souffre, qui étouffe sous l’oppression dont l’accable la vindicte de Baudelaire. de même que le talent
cette peinture : l’indignation morale et esthétique du peintre est ravalé à une mémoire d’almanach
est d’abord une réaction physique. il s’anime et se (l. 23), et son art à un artisanat laborieux (l. 23-26),
dramatise dans l’interpellation d’un vous (l. 15) de de même son public est ramené à une réunion de
généralisation qui est peut-être un nous avec lequel corps de métiers (de corporations, l. 28) communiant
il veut prendre ses distances. autre image de lui-même, dans la joie (l. 26) de voir leur profession honorée !
comme un miroir maudit : Béranger, ce faux poète l’ironie de Baudelaire est ravageuse : finalement
qui déshonore son art et dont l’indigence stylistique le spectacle (l. 29), ce n’est pas la chose emphatique
est l’autre face de la compromission morale (l. 10-13). et dérisoire que vernet propose à l’admiration de son
contre cette image noire, le je se manifeste encore public, c’est l’admiration de ce public même.
sous les traits du voyageur enthousiaste, de l’esprit
cosmopolite qui préfère le beau à la gloire (l. 16-17) n Perspectives
la passion de Baudelaire se lit aussi dans le pilonnage l’épreuve des faits
de l’anaphore je hais (voir question 3), et, lorsque à regarder la reproduction page 310, on est bien
le je s’absente dans le dernier paragraphe, dans obligé de donner raison à Baudelaire. démesure
son phrasé fortement exclamatif et le recours aux emphatique du vide (un espace grand comme le
interrogations oratoires. désert, sinon comme le monde (l. 20) ; patriotisme
3. « je hais » dans sa version sentimentale, avec ce blessé au pre-
l’anaphore scande et structure la critique, à laquelle mier plan soulagé par « nos » soldats, dans sa version
elle donne le ton de l’éreintement. elle provoque héroïque avec l’arrivée de Bugeaud, fier et droit
aussi en nous un effet de sidération devant tant de sur son cheval (on sent qu’il maîtrise la situation).
violence, qui nous accroche, et nous fait jubiler pour et sur le plan formel, le texte de Baudelaire paraît

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 311


une description du tableau : on voit combien il y a et l’on aura la preuve que tout le Zola d’aujourd’hui
de boutons dans chaque uniforme, quelle tournure était déjà en germe dans le Zola d’alors. »
prend une guêtre ou une chaussure avachie par des
étapes nombreuses ; à quel endroit des buffleteries n Observation et analyse
le cuivre des armes dépose son ton vert de gris 1. identification des cibles
(l. 23-26). il faudrait toutefois aller voir d’autres les cibles de Zola sont les gens nuls et impuissants
toiles de ce peintre : peut-être le jugement serait-il (l. 1), des brutes (l. 2), des imbéciles (l. 4 : trois en
moins sévère ? deux pas, la proportion est énorme !), des sots (l. 6),
des crétin[s] (l. 8), des hommes de néant et de sottise
n Vers le Bac (dissertation) (l. 17), que le démonstratif péjoratif ces gens-là (l. 9,
Baudelaire revendique une critique de goût et d’hu- le isti latin) enveloppe dans un geste de mépris. rien
meur, subjective donc, car elle doit être informée par de très précis, on le voit. c’est à la conjuration des
une vision du monde et de l’homme ; elle engage imbéciles, à leur force d’inertie qu’il s’en prend, plus
donc le critique dans les débats de son temps. l’art qu’à des individus, et encore moins à des personnes
est en effet une chose trop sérieuse pour être lassé aux précises. de ce point de vue, ce pamphlet, rageuse-
seuls esthéticiens : il a une valeur hautement morale ment vociféré au nom de la modernité, retrouve la
et philosophique, il doit donc être l’affaire de la cité : perspective classique du moraliste.
c’est en ce sens que la critique est éminemment
politique. mais si elle est partiale (et violemment), 2. images de l’ennemi
la critique ne doit jamais être partielle, médiocre, pour stigmatiser les imbéciles, Zola recourt à des
à courte vue. Baudelaire ne polémique pas pour le images qui, pour la plupart, les animalisent. les deux
plaisir de l’éreintement (cela ne veut pas dire qu’il plus explicites, développées en métaphore filée, sont
n’y prenne pas une certaine jubilation), mais parce au début les oies (l. 2-4), et à la toute fin les bovidés
que les enjeux sont graves : « l’éreintage ne doit ruminant (l. 22-23) : toutes deux sont des allégories
être pratiqué que contre les suppôts de l’erreur », classiques de la bêtise. autre animalisation explicite,
écrit-il dans ses conseils aux jeunes littérateurs. mais fugitive, celle qui en fait des hibou[x] pour
ici, il ne s’agit pas moins que de la morale de l’art montrer leur incapacité à supporter la lumière du
et des valeurs exécrables que la peinture de vernet progrès, du réel, de la vérité.
reflète et propage, selon lui. digne héritier de diderot, d’autres images, moins explicites, les représentent
Baudelaire fait donc de la critique une branche de croupiss[a]nt dans la mare étroite et nauséabonde
la philosophie. (l. 17-18), tels des crapauds (auxquels il faudrait
peut-être attribuer la bave, l. 6), ou s’enfon[ça]nt à
Pour aller plus loin plaisir dans la fange tiède (l. 19), tels des porcs ou des
recherchez dans les écrits sur l’art de Baudelaire des hippopotames. peut-être parce qu’elles sont moins
textes sur delacroix, et montrez comment ce peintre immédiatement identifiables, donc plus inquiétantes,
est pour lui « l’antithèse absolue » de vernet. ces images paraissent plus violentes.
dernière catégorie d’images dont on ne sait trop à
Zola quel règne la rapporter exactement : ces êtres qui
9 Préface à Mes Haines ▶ p. 312
se pendent à nos bras, qui se jettent dans nos jambes,
qui nous pressent, nous étouffent, s’attachent à nous
(l. 11-13) évoquent un grouillement animal un peu
Pour commencer terrifiant ; il n’y a pas vraiment de métaphore filée ici
« la haine est sainte. elle est l’indignation des car l’évocation se réfère en même temps au registre
cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux strictement humain (des rires niais, d’absurdes
que fâchent la médiocrité et la sottise. haïr c’est sentences, l. 11-12).
aimer, c’est sentir son âme chaude et généreuse, c’est
vivre largement du mépris des choses honteuses et 3. accumulations
bêtes. la haine soulage, la haine fait justice, la haine plus que d’accumulations il s’agit de redondances
grandit. […] si je vaux quelque chose aujourd’hui, sous la forme de rythmes binaires (ils se pendent à
c’est que je suis seul et que je hais. » (mes haines) nos bras, ils se jettent dans nos jambes, l. 11) ou ter-
la haine comme ferment de la création pour Zola ? naires (ils nous pressent, nous étouffent, s’attachent
son ami paul alexis n’était pas loin de le penser ; à nous, l. 13-14). cet effet culmine dans la dernière
il écrivait en 1882 : « qu’on relise ces articles […] phrase, qui provoque une sensation presque physique

312 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


d’étouffement, de nausée, devant cette expression Pour aller plus loin
impérieuse de la bêtise triomphante. l’auteur a gagné entraînement au commentaire : demander aux élèves
son pari : il nous a fait partager sa gêne. d’étudier la montée de la violence pamphlétaire
4. autoportrait de l’auteur en martyr dans ce texte.
si ce haineux n’est pas odieux, c’est que, au fonde-
ment de sa haine, il y a une souffrance ; la parataxe
Bloy
de la première phrase les met bien en relation l’une 10 Le Crétin des Pyrénées ▶ p. 313
et l’autre, de chaque côté du point virgule. sans
doute faut-il comprendre cette gêne au sens ancien
de torture : la phrase suivante le confirme. la suite Pour commencer
du texte (l. 11-13) confirme le sentiment physique « entrepreneur de démolition » éternellement en
d’une agression, qui le blesse (l. 7) et le rende triste colère, léon Bloy, qui se définissait comme un
(l. 5), accablé. « chrétien des catacombes », ne cessa de pester contre
5. les « sots » réactionnaires la « chiennerie contemporaine ». on recommandera
c’est à la force du progrès que les sots font obstacle : la lecture de ses articles de polémique littéraire, écrits
Zola la situe historiquement à ce moment de entre 1884 et 1894, et réunis en 1905 sous le titre
transition entre le vieux monde et le monde nouveau belluaires et porchers.
(l. 10-11), et il la définit par l’exemple des chemins de
fer et du télégraphe (l. 14), deux inventions qui rac-
n Observation et analyse
courcissent les distances, rapprochent les hommes, 1. une double attaque
et les projettent dans un avenir dont l’auteur parle Bloy s’attaque d’abord au contenu des romans de
en termes presque mystiques : ils nous emportent, Zola, puis à son style, avec la même critique : l’auteur
chair et esprit, à l’infini et à l’absolu, à cet âge grave se répète jusqu’à la nausée, il y a longtemps qu’il
et inquiet où l’esprit humain est un enfantement n’invente plus rien de nouveau. sur le fond, Bloy fait
d’une vérité nouvelle (l. 15). mais depuis le début, dans le deuxième paragraphe une énumération que le
le texte prépare cette notion à travers la tension, etc. qui la conclut devrait présenter comme illimitée,
entre dynamisme et statisme, d’une marche que et qui exprime au contraire une rengaine ; sur la
les sots s’ingénient à entraver : ils vous arrêtent au forme, l’indigence est double puisque les clichés
passage (l. 6), ils nous rendent les sentiers glissants (qui réduisent le réel à des formules figées) sont en
et pénibles (l. 13). l’opposition des imbéciles à plus en nombre limité : trente ou quarante, servis
cette force qui va de fait des réactionnaires au sens régulièrement et infatigablement (l. 13-14).
propre du terme. la transition se fait à la fin du deuxième paragraphe
dans une phrase exclamative (l. 7-8) qui récapitule
n Perspectives le premier aspect (toute cette vacherie d’idées) et
Zola et l’affaire dreyfus annonce le second (dans quel style). cette phrase
on connaît l’engagement de Zola dans « l’affaire », est à elle seule une synthèse du texte.
à partir du fameux « J’accuse » publié en 1898 dans
l’aurore, et son combat pour la réhabilitation du 2. métaphore filée
capitaine dreyfus, qui lui valut une condamnation comparant le cerveau du père des rougon-macquart
à un an de prison et l’exil à londres. on dit même à un lourd navire marchand au fort tonnage, le pre-
que sa mort suspecte ne fut pas étrangère à son rôle : mier paragraphe file la métaphore du commerce,
c’est qu’au-delà de l’histoire de haute trahison, jusqu’à faire rapidement de l’écrivain un négociant
montée de toute pièces, cette affaire qui secoua littéraire (l. 3). l’attaque est évidente, qui conteste
la France pendant plus d’une décennie avait libéré à Zola le statut d’artiste pour n’en faire que le trafi-
le poison de l’antisémitisme, qui se déchaîna avec quant d’une littérature commerciale. la métaphore
une virulence inouïe. Zola, dont les nationalistes est d’ailleurs reprise à partir de la ligne 15 : les lec-
se souvinrent qu’il était d’origine italienne, donc teurs sont des clients, qui jugent la marchandise sur
un Français un peu douteux, en fut entre autres une des critères matériels (trop encombrant, l. 16-17) ;
victime collatérale, comme le montre l’évolution le tirage est un débit (l. 18), et l’auteur un fermier
des caricatures qui le représentent : voir sur ce sujet (c’est-à-dire qu’il exploite à sa guise un bien qui ne
l’étude passionnante de Bertrand tillier, cochon de lui appartient pas), dont tout le talent consiste en un
Zola ! (© séguier, 1998). calcul de rentabilité (l. 21-22).

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 313


3. un jeu de mots évolué mais sans doute, de l’église qui a condamné galilée
l’évolution scientifique est un des thèmes fétiches et giordano bruno, retenez-vous plutôt l’obscuran-
de Zola, mais, de roman en roman, il a fini par se tisme, qui vous fait rejeter les admirables avancées de
scléroser en cliché. constance de l’évolution, donc : la science… quant à mon style, monsieur le délicat,
Bloy joue de la confusion entre le sens scientifique et vos piètres sarcasmes n’effaceront jamais les éloges
le sens courant du terme pour retourner contre Zola dont mallarmé voulut bien honorer l’assommoir.
une des clés de son univers romanesque, et mettre mais sans doute êtes-vous de ceux qui trouvent que
les rieurs de son côté. on peut se dire aussi qu’un c’est un poète bien obscur…
serpent qui n’évolue pas, qui ne fait pas sa mue, je ne vous salue pas.
n’est pas en très bonne santé. émile Zola
4. in cauda venenum Pour aller plus loin
en le peignant en habile exploitant de formules res- l demander aux élèves de retrouver, dans le texte de
sassées, en rentier réglant soigneusement sa dépense, Zola pages 39-40 du manuel (ou dans une page d’un
Bloy conclut son texte sur une dernière raillerie, de ses romans à leur choix), ce qui pourrait donner
qui met à bat une des vertus que même ses ennemis matière à quelques unes des critiques que fait léon
reconnaissent à Zola : sa puissance de travail. Bloy dans le second paragraphe.
l voir le dossier « méchancetés et vacheries litté-
n Perspectives raires » de la revue lire (décembre 1996/janvier
1. Zola ou bloy ? 1997).
Zola est dans la rage, Bloy dans le sarcasme. mais
le plus violent n’est sans doute pas le plus virulent :
Aragon, Breton, Péret, etc.
la violence de Zola exprime une souffrance (voir 11 Pamphlets surréalistes ▶ p. 314
question 4, p. 312 du manuel) et traduit une blessure
sans meurtrir personne (il est connu que les imbé-
ciles sont toujours les autres) ; la raillerie caustique Pour commencer
de Bloy, en revanche, est destinée à blesser, à tuer la réponse des surréalistes fut conforme à leur goût
même : il y a dans sa virulence le poison qui est à du scandale. le 1er juillet 1925, lors d’un banquet
l’origine étymologique du mot. des deux, c’est lui littéraire dans la brasserie parisienne de « la closerie
le vrai polémiste ; dans le fond, ce texte de Zola est des lilas », ils diffusèrent, imprimée sur papier sang
un grand cri lyrique. de bœuf, cette lettre dont la lecture donna lieu à une
bagarre générale conclue par l’intervention de la
2. une allusion perfide police. la lettre était signée par maxime alexandre,
si l’allusion à l’académie française est perfide, c’est louis aragon, antonin artaud, J.-a. Boiffard, Joë
que, entre 1890 et 1898, Zola échoua vingt-quatre fois Bousquet, andré Breton, Jean carrive, rené crevel,
à s’y faire élire, éternel candidat qui ne recueillait robert desnos, paul eluard, max ernst, t. Fraenkel,
chaque fois que quelques voix (sauf en 1896, où il Francis gérard, eric de haulleville, michel leiris,
ne manqua que de 3 voix son élection). cette volonté georges limbour, mathias lübeck, georges mal-
curieuse, pour un novateur proclamé, de se faire kine, andré masson, max morise, marcel noll,
reconnaître par une institution conservatrice par excel- Benjamin péret, georges ribemont-dessaignes,
lence (et par principe) suscitait bien sûr les sarcasmes philippe soupault, dédé sunbeam, roland tual,
de ses ennemis. Bloy ne pouvait manquait la pique. Jacques viot et roger vitrac.

n Vers le Bac (invention) n Observation et analyse


monsieur, 1. réponse à claudel
j’écrivais naguère que, tel stendhal, je préférais un claudel accusait le surréalisme d’avoir un sens « pédé-
scélérat à un crétin : vous concernant, votre dernier rastique » ; le pamphlet retourne le mot contre ses
opuscule m’épargne la peine de choisir, je vous en adversaire (la confusion…, l. 2-3). claudel se vantait
remercie. car à la rare faiblesse du jugement dont d’être à la fois « ambassadeur de France et poète » ;
témoigne une si totale incompréhension de mon les auteurs du pamphlet répondent : on ne peut être à
œuvre, vous joignez une perfidie venimeuse bien la fois ambassadeur de France et poète (l. 11). claudel
peu conforme à la charité chrétienne que devrait disait avoir acheté « du lard pour les armées » pendant
pratiquer le catholique que vous vous flattez d’être. la première guerre mondiale ; les surrréalistes répli-

314 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


quent que la vente de « grosses quantités de lard » – 2e paragraphe : les mots « poèmes » (l. 12), « vers »
pour le compte d’une nation de porcs et de chiens (l. 15), et « poètes » (l. 22) laissent aux auteurs de
n’est guère conciliable avec la poésie (l. 15-16). l’honneur des poètes la responsabilité de ces appel-
claudel rappelait qu’il était « catholique » ; les sur- lations. pour péret, précisément, ce ne sont plus des
réalistes s’en prennent à ses bondieuseries infâmes poètes et ils n’écrivent pas des poèmes, puisque cette
(l. 22-23) et rejettent la conception du salut héritée production militante rompt avec la vraie mission de
de la tradition catholique (l. 19). la poésie, aventure de l’écriture et de l’esprit : ces
l’habileté du travail de citation consiste à faire jouer auteurs qui se disent « poètes », entre guillemets
les contradictions entre les termes que claudel associe, (voir leur titre : l’honneur des poètes), cesse[nt] en
ce qui frappe son propos et même toute sa personne réalité d’être des poètes, sans guillemets (l. 22). le fait
de discrédit : claudel se vante-t-il de cumuler qu’ils prétendent écrire des « vers » (l. 15), choix que
plusieurs fonctions (l’ambassadeur, le catholique, ne partage pas davantage l’auteur, aggrave leur cas :
le poète, l’homme d’affaires…) ? on va montrer que écrire des vers réguliers, quand on a été surréaliste,
ces différents visages sont incompatibles : l’ambas- c’est confirmer l’abandon de la vraie poésie, nouvelle
sadeur est au service de l’état et de l’ordre ; c’est en et révolutionnaire, au profit d’un esprit réactionnaire
contradiction avec l’esprit de désordre foncièrement qui va dans le même sens que le ralliement à la nation
anti-nationaliste (et même anti-occidental) de la et à la religion (l. 14-19). par cette argumentation,
poésie pour les surréalistes. de même, le commerce péret répond par avance à l’objection qui consisterait à
du lard n’a rien à voir avec la création poétique ; et il l’accuser lui-même d’être réactionnaire sous prétexte
est tout aussi incompatible avec le spiritualisme qui qu’il ne se soumet pas à l’esprit de la résistance dans
devrait animer le catholique : le pamphlet insiste sur le domaine de la poésie.
cette contradiction entre l’âme et le corps, l’esprit
et l’argent (ambiguïté de engraissez, l. 23 ; alliance 4. le point de vue surréaliste
des verbes priez et bavez, l. 24-25). les deux textes définissent la poésie négativement,
par ce qu’elle n’est pas plutôt que par ce qu’elle est.
2. poésie ou « publicité » ? mais certaines constantes se dégagent :
les poèmes publiés dans l’honneur des poètes, pour – la poésie ne doit pas être entendue comme création
péret, ne dépassent pas le niveau lyrique de la publi- (l. 4) à la manière (théologique et académique) de la
cité pharmaceutique (l. 12). leurs auteurs ne sont tradition : il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre
plus des poètes mais des agents de publicité (l. 22). ni grand art (a, l. 9) ; l’emploi du vers traditionnel est
l’explication est donnée au début du texte : la poésie réactionnaire et anti-poétique (B, l. 14) ; la poésie a
qui se soumet à des fins immédiates (l. 1-2) n’est plus partie liée avec un appétit de destruction (a, l. 7, 13-15)
de la poésie ; elle répond aux attentes des ennemis et un esprit d’irrespect radical (a, l. 12-13) ;
de la poésie (l. 1) : elle devient utile (l. 5). que la – la poésie n’a pas de visée métaphysique (a, l. 18-21),
finalité soit politique (pour la poésie de la résistance) ni morale (le déshonneur, a, l. 25, plutôt que
ou commerciale (pour la publicité pharmaceutique), « l’honneur » au sens de l’honneur des poètes, B,
le résultat est le même : la poésie à but utilitaire et à l. 20), ni politique (B, l. 1-4) ; elle se fie sans réserve
visée directement argumentative rompt avec sa vraie aux facultés propres et aux possibilités de l’esprit
nature, artistique et non utilitaire. (l. 17-18), sans dogme ni censure a priori.
3. les guillemets – la poésie est aussi étrangère au matérialisme com-
l’emploi des guillemets signifie que les mots sont mercial (a, l. 15) qu’à l’utilitarisme social ou politique
rapportés, cités, non assumés par l’auteur : il permet (B, l. 4-6) ; elle a donc une puissance de contestation
de tenir à distance des valeurs que péret ne partage révolutionnaire qui n’est pas sans effets sociaux et
pas ou qu’il va jusqu’à mettre nettement en cause. politiques. c’est d’ailleurs ce que dit péret dans un
– 1er paragraphe : l’auteur reproduit le point de vue autre passage du déshonneur des poètes : la poésie la
des ennemis de la poésie (l. 1), c’est-à-dire des par- plus révolutionnaire est celle qui va le plus loin dans
tisans de l’embrigadement politique de la littérature le bouleversement des formes, non celle qui se laisse
(la nouvelle divinité brune ou rouge, l. 3) : Pour embrigader au service d’une cause en renonçant aux
eux… (l. 4, 6). c’est à eux que sont attribués les mots puissances du langage et des images.
« utile », « appliqués », « décoratifs », et « ménagers » si l’on s’en tient à cette conception surréaliste de la
(l. 7-8) : cette conception d’une poésie subordonnée poésie, Benjamin péret est plus proche de l’esprit de
à telle ou telle fonction sociale est rejetée. découverte et de contestation de ses origines que les

16. L’argumentation polémique, de la satire au pamphlet n 315


poètes de la résistance ralliés à une poésie nationale qu’il n’a aucune utilité et ne cherche à convaincre
de forme versifiée. personne ;
5. la violence des textes – par le jeu intertextuel, des citations de claudel à
la référence à rimbaud (dès l’allusion à la beauté
– le texte de péret ne cite pas de nom et n’attaque
[…] rassise, l. 10 ; ➤ manuel, voir rimbaud, l. 3,
personne en particulier ; il ordonne des arguments
p. 143), et chez péret avec l’usage des mots cités
rigoureux dans une langue acceptable par tous : je
entre guillemets ;
ne veux pour exemple… (l. 9), il est en effet signifi-
catif… (l. 16-17), en définitive… (l. 21). s’il emploie – par le détournement de la forme épistolaire, qui
des comparaisons dépréciatives (le niveau lyrique rend possible la fiction de l’apostrophe ;
de la publicité pharmaceutique, l. 12), la violence – par l’invention verbale de l’invective : jeu sur lard et
des images reste très mesurée. il n’y a pas d’insultes. porcs (l. 15-16), variété des niveaux de langue (nous
on est dans l’ordre de la polémique, non du réclamons le déshonneur […] canaille, l. 25-26) ;
pamphlet. – par la liberté de l’imagination, des images de vio-
– le pamphlet dirigé contre claudel est beaucoup lence et d’apocalypse dans la lettre ouverte (l. 4-8)
plus violent parce qu’il s’en prend à une personne à la comparaison entre poésie engagée et publicité
en multipliant les attaques ad hominem et les pharmaceutique chez péret (l. 12).
interpellations directes : nous vous abandonnons tous ces aspects de l’écriture polémique attirent
à vos bondieuseries infâmes (l. 22-23), engraissez l’attention sur la langue même, ses pouvoirs, ses
encore, crevez sous l’admiration… (l. 23-24), vous nouveautés : on peut parler en ce sens d’une valeur
avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de littéraire de certains pamphlets.
canaille (l. 25-26). la violence contre claudel
s’étend d’ailleurs à une violence anti-nationale, avec Pour aller plus loin
l’apologie de la destruction et de la trahison (l. 4-6, l recherchez dans les textes du chapitre 8 en quoi
12-14), très choquante évidemment dans la France cette conception de la poésie selon Benjamin péret
des années vingt. ce texte relève bien du pamphlet, est parfaitement fidèle à celle qu’ont développée
qui provoque et agresse plus qu’il n’argumente les surréalistes.
l la vie du groupe surréaliste fut rythmée par les
n Perspectives brouilles et les excommunications. ainsi en 1930,
péret et aragon cette violente charge contre Breton (qui venait de
le texte d’aragon sert ouvertement une cause (morale publier le second manifeste du surréalisme), signée
et politique) : la mémoire des résistants qu’il s’agit par l’un des pétitionnaires de la lettre ouverte à
d’honorer (oublierez-vous…). il cherche donc à faire claudel, georges ribemont-dessaignes, et d’autres
œuvre utile. à cette fin, il mobilise un imaginaire exclus du mouvement :
ancré dans la tradition de la France rurale et chré-
« le deuxième manifeste du surréalisme n’est pas
tienne (l’image de noël), et il choisit le bercement
une révélation, mais c’est une réussite.
régulier du décasyllabe à rimes alternées. par tous ces
on ne fait pas mieux dans le genre hypocrite, faux-frère,
éléments qui l’éloignent de l’inspiration surréaliste
pelotard, sacristain, et pour tout dire : flic et curé.
de l’entre-deux-guerres, le poème d’aragon donne
raison aux arguments de Benjamin péret. car en somme : on vous dit que l’acte surréaliste
le plus simple consiste, revolvers aux poings, à
n Vers le Bac (dissertation) descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on
tenir compte des questions 4 et 5 ci-dessus : d’une peut, dans la foule.
part, l’idée de « valeur littéraire » doit être appréciée mais l’inspecteur Breton serait sans doute déjà arrêté
à partir de critères surréalistes (la rupture, la nou- s’il n’avait pas tout de l’agent provocateur, tandis que
veauté, la surprise, la « dictée » non contrôlée de la chacun de ses petits amis se garde bien d’accomplir
pensée dans le langage, etc.) ; d’autre part, le texte l’acte surréaliste le plus simple.
de péret est trop raisonnable et maîtrisé pour être cette impunité prouve également le mépris dans
considéré comme un pamphlet à part entière, et peut lequel un état, quel qu’il soit, tient justement les intel-
n’être mentionné qu’à l’arrière-plan. on se tournera lectuels. principalement ceux qui, comme l’inspecteur
donc surtout vers le pamphlet collectif, qui présente Breton, mènent la petite vie sordide de l’intellectuel
en effet un intérêt proprement littéraire : professionnel […] » (georges ribemont-dessaignes,
– par la gratuité de son élan verbal, si outrancier Papologie d’andré breton, 1930).

316 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


l’essai, un art
17 d’argumenter
Montaigne l’exercitation individuelle à la collectivité, élevant
1 Essais ▶ p. 319
l’autobiographie à la réflexion philosophique.
3. la composition du texte
Pour commencer la structure en trois temps montre une large domi-
la réception des essais de montaigne dans le nation de l’expérience personnelle : récit de la chute
monde entier fait de lui l’un des écrivains fondateurs jusqu’à ce que montaigne reprenne connaissance
du genre autobiographique. des rappels sur ce (1er paragraphe) ; réflexion sur ce retour à la vie qui
genre sont ici bienvenus, afin d’opérer des distinc- apparaît plutôt comme un état de tension entre la vie
tions importantes dans ce chapitre (➤ histoire et la mort (l. 26-41) ; élargissement de l’expérience
littéraire, p. 440). à l’origine, le genre de l’essai personnelle à un cadre collectif (l. 42-45). en dehors
s’apparente, de fait, à l’écriture de soi. du dernier paragraphe, les réflexions sur la mort
apparaissent donc noyées dans les remarques de
n Observation et analyse l’auteur sur son état personnel.
1. de l’accident à la mort
au moment de la chute de cheval, montaigne se 4. les citations
dit déjà mort, étendu à la renverse, le visage tout les citations du tasse ont une triple fonction. une
meurtri (l. 8-9). c’est en fait d’un évanouissement fonction illustrative d’abord : en laissant la parole au
(l. 11) qu’il rend compte, d’une perte de connais- tasse, montaigne trouve une illustration de son état
sance dont il sort relativement vite grâce au soutien entre vie et mort chez le plus grand auteur italien.
de ses compagnons. cependant, lorsqu’il reprend une fonction argumentative ensuite : le tasse vient
connaissance, c’est pour mieux entrer dans ce qu’il soutenir le propos de montaigne, en offrant un écho
pense être son agonie, en commençant par cracher à l’expérience vécue, qui acquiert donc elle-même
du sang en abondance : un plein seau de bouillons une signification plus large. une fonction poétique
de sang pur (l. 19). cette tension entre la vie et enfin : au-delà du sens des paroles citées – et ce
la mort est exprimée dans la première citation du parce qu’elles sont en italien ! – montaigne fait de
tasse (l. 24-25) et s’appuie sur une vue si trouble, si son texte non pas un texte théorique sur la mort,
faible et si morte (l. 28) ainsi que sur la lenteur avec mais un véritable poème, rythmé par les citations
laquelle les fonctions de l’âme (l. 32) reprennent vie. littéraires. la rigueur de la pensée rationnelle ne
après l’évanouissement, c’est donc un retour à la peut à elle seule cerner une expérience humaine aussi
vie progressif et difficile, sans cesse mis en doute, insaisissable que celle qu’il raconte : il faut recourir
qu’expose montaigne. à la poésie, à la culture humaniste qui dépasse les
frontières, pour dégager la leçon sensible (et pas
2. la place du Je seulement intellectuelle) de l’épisode. l’essai se fait
le je est omniprésent dans le texte. il intervient tout ainsi lui-même œuvre littéraire.
d’abord comme le sujet d’un récit autobiographique,
celui de la chute de cheval : À mon retour… (l. 1). 5. le passé rendu présent
l’expérience personnelle domine : c’est le seul montaigne écrit ce texte alors qu’il est remis de sa
évanouissement que j’aie senti jusques à cette heure chute. l’événement est donc mis à distance par les
(l. 11-12). suit alors l’interprétation a posteriori de temps du passé qui structurent le récit. mais certaines
l’événement vécu (l. 26 et suivantes). s’il est toujours phrases insistent sur le caractère particulier de cet
question d’un cadre autobiographique, ce cadre événement et son caractère isolé dans l’histoire de
s’élargit aux réflexions sur ce retour lent et mystérieux montaigne : c’est le seul évanouissement que j’aie
à la vie. mais ce n’est que le dernier paragraphe senti jusques à cette heure (l. 11-12). plus loin,
(l. 42-45) qui rompt la dimension autobiographique le philosophe évoque cette recordation […] fort
du passage. en disant : je crois que c’est ce même état empreinte en [s]on âme (l. 26), renvoyant à un passé
où se trouvent ceux qu’on voit défaillants de faiblesse lointain. la chute de cheval paraît donc lointaine,
en l’agonie de la mort (l. 42-43), montaigne élargit bien que le souvenir soit précis. cette expérience est

17. L’essai, un art d’argumenter n 317


une expérience singulière, rare, qui a compté dans n Observation et analyse
la vie de montaigne et qui lui permet d’élaborer une 1. l’eau symbolique
pensée de la mort dans le présent. le tragique et le l’eau symbolise l’état le plus primitif de l’être,
pathétique sont donc mis à distance au profit d’une l’origine de la vie : c’est pourquoi elle nous parle au
plus grande maîtrise de la réflexion. plus intime de nous-mêmes ; elle est par excellence
source de rêverie : c’est près de l’eau et de ses
n Perspectives fleurs que j’ai le mieux compris que la rêverie est un
le titre des Essais univers en émanation (l. 15-16). liée à l’expérience
montaigne fait, dans chaque cas, le récit d’une exer- de la rêverie, l’eau l’est aussi à l’exercice de la
citation, d’une expérience vécue : chute de cheval, mémoire ; elle porte la trace du passé de l’individu
rencontre, peinture de la société contemporaine. et lui rappelle ce passé : c’est ainsi que la fin du
c’est bien d’essais dans le sens d’expériences qu’il texte (l. 20-28) articule cheminement personnel et
s’agit : montaigne a essayé la mort, il en a fait voisinage des eaux.
l’expérience.
2. l’eau de l’enfance
Bachelard cherche à comprendre comment fonc-
n Vers le Bac (invention) tionne la rêverie (l. 16), c’est-à-dire l’état de la
on prendra garde à bien mêler récit de l’événement conscience qui s’abandonne aux impressions élémen-
et méditation personnelle. le je sera bien sûr présent taires (au sens le plus fort : celles que suscitent les
mais les temps verbaux pourront varier : temps du éléments, comme l’eau ou la terre…) et qui alimente
passé pour le récit, présent pour la réflexion philo- chez l’individu des mystères familiers (l. 14-15). s’il
sophique. la composition générale du texte partira se tourne vers son enfance, c’est d’abord parce que
de l’événement singulier pour aboutir, comme chez c’est la période de la vie où la perception des éléments
montaigne, à une réflexion plus générale. naturels est la plus immédiate et où la conscience
est très naturellement rêveuse : les souvenirs des
Pour aller plus loin impressions d’enfant sont donc riches d’enseigne-
l se reporter à d’autres extraits des essais dans la ments pour l’analyse de la rêverie. en outre, il s’agit
même perspective : ici plus précisément d’étudier la vie des images de
« la préméditation de la mort est préméditation de la l’eau (l. 18). or Bachelard montre qu’il a un rapport
liberté. qui a appris à mourir, il a désappris à servir. personnel ancien et intime avec cet élément en raison
le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et de son origine : je suis né dans un pays de ruisseaux
contrainte. » (i, x) et de rivières (l. 20). à travers cette réflexion sur
l pour aller dans le sens d’une réflexion sur la mort l’eau, il cherche donc aussi à replonger dans son
et sur le temps qui passe, voir en particulier Françoise enfance et à atteindre la vérité de son être. comme
Joukovsky, montaigne et le problème du temps, nizet, chez montaigne, la connaissance de soi accompagne
1972. le problème du temps qui passe est récurrent la connaissance de l’homme en général.
dans le genre de l’essai, fondé par définition sur 3. l’énoncé coupé
l’expérience personnelle.
un court passage du premier paragraphe est coupé
de l’énonciation : depuis car l’être est avant tout…
jusqu’à qui se désignent en de rares symboles (l. 12-
Bachelard 15). le je y est absent, et le propos se généralise à
2 L’Eau et les rêves ▶ p. 321 l’être. cet énoncé échappe aux sensations et aux
sentiments personnels pour acquérir la dimension
philosophique d’une réflexion générale. il dévoile
Pour commencer le projet scientifique dans lequel s’inscrit ici la
rappeler l’originalité de Bachelard dans la pratique réflexion : celui d’une science de l’imaginaire, qui ne
de l’essai : auteur d’essais d’épistémologie sur « l’es- peut paradoxalement se fonder qu’en étant sensible
prit scientifique », il a aussi largement exploré dans aux impressions les plus singulières (l. 14).
d’autres essais les domaines de l’imaginaire et de la
rêverie, en appuyant ses réflexions sur l’imagination 4. l’italique
des poètes. c’est ce versant le plus littéraire de son les expressions en italique sont des formules sur
œuvre d’essayiste qui est abordé ici. lesquelles l’auteur insiste. elles ont ici valeur de

318 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


concepts, forgés pour la conduite de l’analyse. rivières (l. 20), écrit le penseur pour mieux justifier sa
elles apparaissent donc dans la partie du propos qui démarche. l’appel à l’événement vécu par l’individu,
relève de l’énoncé général et servent à dégager des et jusqu’au matériau autobiographique, est essentiel
lois qui pourront se vérifier ailleurs. ici, les mots au genre de l’essai : Bachelard répond parfaitement
méritent d’autant plus d’être soulignés qu’ils ne à cette loi du genre.
désignent pas a priori des catégories scientifiques
mais plutôt des notions religieuses ou poétiques :
mystères familiers est un oxymore, et l’italique en n Vers le Bac (dissertation)
souligne l’effet paradoxal (comment un mystère la thèse paraît surtout s’appliquer à la littérature
peut-il être familier ?) ; mystères et symboles font romantique (voir albert Béguin, l’Âme romantique
écho aux rêveries des poètes (« mon rêve fami- et le rêve). mais on peut l’illustrer en remontant bien
lier » de verlaine, les « forêts de symboles » de plus haut dans le passé (de l’importance du songe
Baudelaire…). autrement dit, l’auteur montre qu’il chez les poètes de la pléiade aux rêveries du pro-
choisit volontairement de prendre au sérieux et de meneur solitaire de rousseau) et en se tournant vers
conceptualiser, pour les besoins de sa réflexion, la littérature postérieure au romantisme (la poésie
des notions habituellement considérées comme symboliste, les récits poétiques de proust à gracq,
poétiques et non scientifiques. il s’agit de montrer les écrits surréalistes, etc.).
ici que l’eau est à l’origine d’une poésie profonde au-delà de la littérature, on pourra aussi s’intéresser
et mystérieuse chez chaque homme, poésie que à la psychanalyse (l’interprétation des rêves de
l’on peut comprendre pour peu que l’on explore Freud) qui montre la place essentielle du rêve dans
ces souvenirs en cherchant à identifier les rares la formation de l’individu.
symboles qui structurent l’imaginaire de l’eau. le genre musical de la « rêverie » illustre enfin,
5. les sensations et la réflexion au tournant du xixe et du xxe siècle, l’importance
le texte progresse par alternance de sensations et du phénomène dans le processus de création artis-
de réflexions, en deux grandes étapes : tique : floue et vague, la rêverie entraîne un profond
– 1er paragraphe : d’abord la réflexion sur la mélan- bouleversement des genres poétiques et des canons
colie habituelle (toujours…, l. 1) ; puis l’analyse artistiques.
d’une sensation particulière (ainsi l’odeur de la men-
the aquatique…, l. 4-8) ; enfin la réflexion d’ordre Pour aller plus loin
plus général qui en tire les conséquences (référence
à condillac, l. 8-11 ; énoncé coupé de l’énonciation, l en relation avec le texte précédent (montaigne),
l. 12-15 ; transition logique avec l’annonce d’un on pourra lire le passage de l’eau et les rêves dans
témoignage plus personnel : donc, l. 15-19) ; lequel l’eau apparaît comme une tension entre la
– 2e et 3e paragraphes : d’abord la réflexion sur vie et la mort (le livre de poche, « Biblio essais »,
le pays des sources (aux deux sens du mot) : sa pp. 60-66).
caractérisation, son nom (l. 1-3) ; puis les sensations l Bachelard mène une réflexion comparable dans
ressenties, au creux d’un vallon ou le long des l’air et les songes. on comparera le début de cet
berges (l. 22-27) ; enfin le recul de la réflexion : ouvrage avec celui de l’eau et les rêves. mais on
mon « ailleurs » ne va pas plus loin (l. 27-28). pourra aussi tâcher de distinguer rêve et rêverie.
la réflexion ne progresse donc qu’en lien avec Bachelard distingue la rêverie diurne, dans laquelle
des sensations concrètes, et pas seulement dans le rêveur, conscient, est « présent à sa rêverie »,
un but argumentatif (convaincre). c’est l’objectif du rêve nocturne dont le rêveur subit passivement
scientifique (connaître la vie des images intimes) le flux d’images : « le rêveur de la nuit ne peut
qui impose de recueillir les impressions les plus énoncer un cogito. le rêve de la nuit est un rêve
singulières. sans rêveur. au contraire, le rêveur de rêverie garde
assez de conscience pour dire : c’est moi qui rêve
n Perspectives la rêverie, c’est moi qui suis heureux de rêver ma
un modèle du genre rêverie, c’est moi qui suis heureux du loisir où je
l’essai se caractérise par l’absence de démonstration n’ai plus la tâche de penser » (la Poétique de la
abstraite et par l’appel à l’expérience personnelle. rêverie). en ce sens, c’est la rêverie qui peut être
ici mieux qu’ailleurs, l’expérience personnelle est créatrice, poétique, créatrice d’images fécondes, et
saillante : je suis né dans un pays de ruisseaux et de non le rêve du sommeil.

17. L’essai, un art d’argumenter n 319


3. récit et commentaire
sartre
3 Situations III ▶ p. 322
le récit occupe le deuxième paragraphe (l. 6-14) :
l’auteur raconte, au passé, son arrivée à new-York,
sa découverte de la ville et ses premières impres-
Pour commencer sions. le récit reprend à la fin du texte : ainsi donc,
il n’est pas très utile, pour lire et apprécier ce texte mon regard […] s’efforçait […]. mon regard ne
qui ne présente pas d’enjeu directement politique, de rencontrait que l’espace… (l. 34-40). entre ces deux
rappeler les théories sartriennes de l’engagement : segments narratifs s’ouvre l’espace du commentaire :
ne pas voir ici un « anti-américanisme » a priori une réflexion axée sur une comparaison, au présent,
chez le compagnon de route du parti communiste. entre villes d’europe et villes d’amérique. ce va-
on pourra signaler en revanche l’importance du et-vient entre récit et commentaire montre à la fois
lien que sa pensée existentialiste établit entre l’être que l’expérience informe la pensée (l’auteur cherche
et l’action : « Je suis ce que je fais ». en ce sens, à comprendre, après coup, les raisons de sa déception,
on ne peut penser la ville qu’en y marchant ; on en invoquant l’histoire, la littérature, etc.), et que la
ne peut réfléchir au devenir des civilisations qu’en pensée est déjà présente à tout moment au cœur de
confrontant regards et expériences, et en parcourant l’expérience : sartre voit new-York en observateur
le monde. le genre de l’essai se prête logiquement curieux, attentif et réfléchi. c’est ce sens de l’obser-
à cette vision du monde. vation qui fait le lien entre réflexion d’ordre général
et récit d’une promenade particulière.
n Observation et analyse
1. une ville par comparaisons 4. articulations et figures
le troisième paragraphe oppose la nature et les – l’articulation entre le premier récit (paragraphe 2)
fonctions (l. 17-18) des villes européennes à celles et le commentaire (paragraphe 3) se fait par un
de new-York. alors que la grande ville américaine rapport de causalité implicite (en effet…). ce qui
est une cité fantôme (l. 12) dans laquelle on march[e] est explicite, c’est la comparaison (différences entre
longtemps (l. 10) à travers des rues qui se ressemblent ville américaine et ville européenne) : d’où le passage
toutes, les villes européennes, issues de vieilles du je + passé (je cherchais new-York, l. 11) au
villes fortifiées, encerclées de remparts (l. 19), sont nous + présent (nous autres, européens, l. 15).
au contraire divisées en quartiers ronds et fermés le principe de la comparaison était déjà à l’œuvre
(l. 21-22), composées de maisons entassées (l. 22). ligne 2 (comme j’avais tout de suite aimé les briques
le gigantisme et la froideur de la ville américaine rouges de venise…). il s’applique ensuite aux villes
s’opposent donc à la structure chaude, chaleureuse européennes elles-mêmes, comparées à des espaces
même, des villes d’europe. new-York est une ville naturels : tout comme dans les forêts vierges (l. 25).
pour presbytes (l. 38), ouverte sur l’infini, où tout ces villes sont personnifiées, dotées de vie (l. 23-24),
s’éloigne ; la ville d’europe, close, où tout est proche ce qui creuse l’écart avec le caractère artificiel et
du marcheur, est bien faite pour un myope. inanimé des villes américaines.
– l’articulation entre le commentaire (paragraphe 3)
2. new-York, ville mal aimée ? et le second passage narratif (paragraphe 4) se fait
les villes européennes sont décrites au troisième par un rapport explicite de conséquence : ainsi donc
paragraphe comme des villes chaleureuses, engen- (l. 34). sartre revient logiquement au récit de sa
drant du lien social : on s’y arrête, on y fait des première découverte, éclairé à présent par le savoir
rencontres, on y boit… (l. 28-33). leur esprit collectif historique et géographique.
(l. 32) s’oppose à l’anonymat de new-York, ville
bâtie sur la répétition du même : les maisons sont 5. l’auteur et son lecteur
toutes semblables (l. 39-40), les rues sont numérotées dans ce texte qui commence à la première personne
(l. 9), etc. la chute du texte accentue cette compa- du singulier, sartre réussit à inclure malgré tout son
raison évaluative en évoquant le regard jeté sur cette lecteur. d’abord en faisant de lui-même un exemple
ville : là encore les connotations sont négatives, d’européen fraîchement débarqué (l. 4) en qui bien
le regard se per[d] dans le vague (l. 40), et les efforts d’autres pourront de reconnaître. mais surtout en
paraissent vain[s] (l. 35) pour apprécier la ville. se présentant ensuite comme un membre parmi
le jugement de l’auteur repose donc sur ces critères d’autres d’une communauté géographique : nous
à la fois sociaux (le mode de vie) et esthétiques autres, européens (l. 15). le choix de la première
(la forme qui s’offre au regard). personne du pluriel associe le lecteur aux percep-

320 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


tions et aux réflexions du je. c’est la même valeur une histoire et une analyse de la cité américaine
que l’on retrouve dans l’indéfini on à la fin du (l. 17). le voyage personnel laisse alors place à
troisième paragraphe (l. 28-31) : l’auteur fait appel l’étude géographique et anthropologique. pour autant,
à la sympathie du lecteur dans le partage de cette la discrétion du je et sa présence bien réelle servent
expérience commune d’une forme de plénitude de le genre argumentatif : il gagne en authenticité et en
la vie sociale. le rapport auteur-lecteur, en somme, dynamique grâce au récit de voyage. aussi l’image de
cherche à prolonger ce plaisir des rencontres (l. 29) la ville qui ressort aux yeux du lecteur est-elle plus
qui fait le charme des villes de la vieille europe touchante et les impressions de l’auteur sont-elles
plus faciles à partager.
6. la vue et le regard
les réflexions de sartre viennent de perceptions Pour aller plus loin
visuelles sur lesquelles il insiste. new-York est groupement de textes : « new-York et l’amérique
une ville qui échappe à la pensée européenne parce vus par les écrivains d’expression française ». outre
qu’elle échappe au regard : j’avais appuyé mon ce texte de sartre, et celui de senghor (➤ manuel,
front contre la vitre, mais je n’avais pu voir que p. 161), voir :
des lumières rouges et vertes… (l. 7-8). la chute – Blaise cendrars, les Pâques à new York et
du texte revient sur cette difficulté à voir : le « mal l’or ;
de new-York » (l. 4) est un malaise visuel. ce qui – céline, voyage au bout de la nuit ;
distingue, au fond, européens et américains dans – simone de Beauvoir, l’amérique au jour le jour
leur vision des villes, c’est en effet que les premiers (1947).
ont le regard arrêté par des formes, des murs, des
maisons, alors que les seconds portent les yeux vers
un espace ouvert (l. 39-40). la différence concerne
donc l’accommodement visuel (l. 38), la distance rousseau
de référence sur laquelle se règle la vue. d’où la 4 Discours sur l’origine et les fondements
métaphore qui fait des américains des presbytes de l’inégalité parmi les hommes ▶ p. 323
(qui voient bien au loin, l. 38) et des européens des
myopes (qui voient bien ce qui est proche, l. 34). Pour commencer
situer rapidement rousseau dans l’histoire des idées,
n Perspectives
et dans le contexte des lumières en particulier. texte
sartre et senghor
antérieur au contrat social (1762), le discours sur
la vision de sartre est opposée à celle de senghor :
l’inégalité y développe néanmoins déjà ses thèses
ville perçue négativement, mal conçue, peu visible
essentielles concernant l’individu et sa liberté ori-
pour sartre, la métropole américaine est au contraire
ginelle. ce sera le point de départ d’une pensée
pour senghor un lieu presque biblique, associé au
politique qui repense l’état comme le représentant
récit de la genèse, dans lequel coule un sang noir, et
de la volonté générale.
où les artères urbaines se rapportent explicitement
à la circulation sanguine, à la puissance de la vie. n Observation et analyse
les choix génériques de sartre et de senghor sont 1. la composition du texte
très différents : le premier ordonne une analyse, et le premier paragraphe (premier moment) correspond
part de son regard pour étudier les caractéristiques à l’énoncé de la thèse. le discours y est abstrait,
de la ville ; pour le second, en revanche, new-York essentiellement mené contre les moralistes (l. 1).
mérite d’être chantée, par son histoire et son métis- le second paragraphe (second moment) correspond
sage. les envolées poétiques de senghor s’opposent à l’exemple, à l’illustration. il s’agit d’appuyer [un]
donc à la réflexion plus froide, raisonnée et maîtrisée, sentiment par les faits (l. 16-17).
de l’essayiste ; le chant se distingue de l’analyse
éclairée. 2. la thèse de rousseau
la thèse de rousseau est développée en deux points :
n Vers le Bac (commentaire) les passions permettent le perfectionnement de la raison
le je ouvre et clôt le texte. cet encadrement person- (l. 2-5) ; les passions tirent leur origine de nos besoins
nel du texte argumentatif donne une valeur de témoi- (l. 6) et leur progrès de nos connaissances (l. 6-7).
gnage au passage qui s’offre à l’analyse. le cœur suit une comparaison avec l’état primitif de l’homme,
du texte efface néanmoins le je en développant dont le fonctionnement ne repose que sur les besoins

17. L’essai, un art d’argumenter n 321


physiques (l. 10). dès que l’homme a connaissance et de la raison, l’homme sauvage, selon l’adjectif de
de la mort (l. 13-14), alors les passions s’éveillent en voltaire, s’en trouve réhabilité. voilà ce que voltaire
lui. la thèse de rousseau est donc que l’homme est un peut difficilement accepter.
être de passions ; le paradoxe réside dans l’idée d’une
relation dialectique entre passion et raison, contre le n Vers le Bac (commentaire)
lieu commun d’une antinomie raison/passion. ce sont les énumérations et les figures d’accumula-
tion qu’il faut ici analyser : rythme des phrases, très
3. contre les moralistes longues (l. 20-27 par exemple), parataxe, anaphore du
rousseau se prononce d’emblée contre les moralistes je (toujours dans la dernière phrase), parallélismes
(l. 1) qui font des passions la conséquence d’instincts (leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos
naturels par essence mauvais. l’argumentation gagne connaissances, l. 6-7), etc. ces procédés d’insistance
en force car rousseau se pose en s’opposant : son font des passions un phénomène structurant du texte,
discours a la rigueur et la netteté d’une réponse. et non comme un phénomène destructeur.
rousseau dénonce une position adverse pour mieux
défendre la sienne, ce qui l’oblige à la fois à ren- Pour aller plus loin
forcer son argumentation et à critiquer le point de voir le même raisonnement en ouverture de l’essai
vue adverse. sur l’origine des langues. on pourra comparer les
4. modes et temps verbaux deux textes. sur le genre du discours…, voir la
le premier paragraphe s’appuie sur les temps de préface de Jean starobinski, gallimard, « Folio
l’indicatif ; le second s’articule sur les emplois du essais », 1965.
conditionnel : il me serait aisé (l. 16). l’intérêt de ce
mode est qu’il permet de passer du mode du réel à
diderot
celui de l’hypothèse, de la supposition. en donnant
dans la supposition, rousseau veut montrer l’inutilité 5 Entretien entre
d’une démonstration détaillée. l’emploi du condition- d’Alembert et Diderot ▶ p. 325

nel sert à justifier le raccourci argumentatif (exemple


et illustration sont inutiles : la thèse s’impose d’elle- Pour commencer
même) tout en faisant office de prétérition : il y a rappeler la diversité générique de l’œuvre de diderot :
bien, tout de même, de brefs exemples. auteur de pièces de théâtre, de romans, de dialogues
philosophiques, diderot a touché à tous les genres.
5. les exemples du second paragraphe
quelle spécificité attendre du dialogue ici présent ?
rousseau souhaite établir, par ces exemples, une les enjeux dramatiques et argumentatifs s’y croisent,
correspondance entre les circonstances historiques et et font de ce genre un modèle de souplesse et de
géographiques et l’essor des peuples, autrement dit pouvoir de conviction.
entre les besoins et les passions d’une part, la raison
et la culture de l’autre : n Observation et analyse
– égypte (l. 20-21) : le développement artistique 1. l’œuf et la poule
(les arts naissants) résulte d’une contrainte naturelle diderot commence le dialogue, dans cet extrait, sur
(les débordements du nil) ; l’éternelle question de l’origine du monde : de l’œuf
– grèce (l. 21-24) : différence entre athènes (cadre ou de la poule, lequel a existé le premier ? or après
naturel défavorable, mais grande réussite artistique) une tirade sur les transformations du monde animal et
et sparte (cade naturel favorable, mais civilisation une réflexion « évolutionniste » avant la lettre (l. 1-8),
stérile) ; le discours se déplace sur le terrain de la cosmologie
– nord et midi (l. 24-27) : esprits plus fertiles là (l. 14-24). malgré tout, une logique sous-tend cette
où la terre l’est moins, dans les pays du nord où la digression apparente : c’est toujours la vie sur terre,
nature est plus hostile. avec ses hasards, qui est interrogée. la fin du texte
montre le lien étroit qui unit le devenir des planètes
n Perspectives à celui des plantes et des animaux (l. 21-24) ; tout
rousseau lu par voltaire
se tient dans la nature (l. 27).
l’état primitif de l’homme est ici vanté comme un
état qui permet malgré tout, et même qui conditionne 2. le rythme du dialogue
l’essor des connaissances. si ce sont les passions le rythme du dialogue est soutenu. les répliques
naturelles qui permettent cet essor de la civilisation sont courtes, en dehors de la première et de l’avant-

322 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


dernière de diderot, légèrement plus denses. les ré- du monde, parfaitement cohérente, qui ne prête pas
pliques de d’alembert, brèves et expressives, souvent vraiment ici à discussion : d’alembert est un alter
interrogatives (voir question 3), relancent le propos ego, non un contradicteur ; le dialogue est une fiction
et lui confèrent un rythme vif et rapide. chaque qui dissimule et aide à transmettre efficacement un
interlocuteur prend en compte la personne de l’autre discours en réalité monologique.
(emploi des marques de la 2e personne : voir ques-
tion 4 ; enchaînement questions-réponses : l. 9-10, n Perspectives
14-16, 17-19, 25-28). le dialogue paraît donc avancer 1. le dialogue philosophique
vite, dans la spontanéité, au fur et à mesure que les le modèle-source du genre est constitué par les
interlocuteurs réagissent l’un et l’autre. dialogues de platon, qui mettent en scène socrate.
chez platon comme chez diderot ici, l’interlocuteur
3. les interlocuteurs peut n’être qu’un faire-valoir qui aide le locuteur
c’est diderot qui mène le dialogue. c’est lui qui principal à exposer sa pensée (voir le caractéristique
ouvre le débat et qui l’emporte sur d’alembert en Pourquoi non ?). mais le philosophe fait tout pour
volume de paroles prononcées. il a réponse aux que cet autre le rejoigne sur le chemin de la vérité :
questions de d’alembert (l. 27-28) ou aux questions il cherche à le faire « accoucher » de cette vérité
rhétoriques qu’il se pose à lui-même (l. 20) : il détient qu’il porte en lui sans le savoir. c’est ce que platon
le savoir et l’expose. d’alembert a pour fonction appelle la « maïeutique ». pour le statut du genre au
de faire avancer le dialogue en posant les questions xviiie siècle, voir paul vernière, préface de l’ouvrage
(l. 9, 12, 16, 25-26) : il représente le désir de savoir ; cité ci-dessous (➤ pour aller plus loin).
il reçoit l’enseignement de diderot et valide, par son
accord (l. 12-13, 16, 18-19), la progression de son 2. le dialogue, de l’essai au roman
propos didactique. c’est la dynamique d’ensemble qui réunit les deux
passages. le dialogue permet une mise en scène du
4. marques de personne et interrogatives débat et donne à lire une réflexion en train d’être
diderot formule une hypothèse d’astronomie à la menée. ce n’est pas le produit de la réflexion qui est
manière d’une petite expérience de laboratoire : donné à lire, mais le processus qui va y conduire. en
vous consentez donc que j’éteigne notre soleil ? ce sens, le dialogue philosophique est une véritable
(l. 17). manière de parler bien sûr, pour les besoins expérience philosophique et littéraire. dans les deux
pédagogiques de la démonstration, qu’il importe cas, il libère la réflexion en bousculant les idées
de rendre familière et vivante : le sort du soleil ne reçues (sur le roman, sur l’univers), favorisant l’éveil
saurait dépendre des décisions personnelles de l’un d’une pensée critique.
ou de l’autre (je et vous). rallumez cet astre […]
vous rétablissez… (l. 21-22) : en bon pédagogue, Pour aller plus loin
diderot fait en sorte que son interlocuteur, qu’il prend on pourra comparer ce dialogue avec la suite
constamment à témoin, participe au mouvement de proposée par diderot, le rêve de d’alembert. les
la démonstration comme s’il agissait lui-même sur personnages changent un peu, et la présence d’une
les phénomènes cosmologiques. femme (mademoiselle de l’espinasse) y apporte
quelque nouveauté. en guise d’introduction au
5. dialogue ou monologue genre du dialogue philosophique au xviiie siècle,
le dialogue évite de dispenser un savoir de façon voir par ailleurs l’excellente édition de paul
pesamment didactique et abstraite : la progression vernière : diderot, Œuvres philosophiques, garnier,
procède de l’échange, des questions et des réponses 1998.
des deux personnages. cet échange fixe en quelque
sorte sa place au lecteur, qui s’identifie naturellement
camus
à l’interlocuteur le moins savant et le plus curieux, et 6 L’Homme révolté ▶ p. 326
a ainsi l’impression de participer au débat lui-même ;
il peut se reconnaître en d’alembert, s’approprier
certaines des questions posées ; il peut confronter Pour commencer
les points de vue mis en scène. cependant, l’habileté revenir sur la carrière de camus, romancier original
du dialogue est de faire croire à une pensée libre et et essayiste fécond. on pourra rappeler ce qui fonde
ouverte, à différents points de vue possibles, alors que ses personnages de roman, meursault (l’étranger)
diderot communique en fait une vision matérialiste ou rieux (➤ la Peste, p. 55) : entre résignation et

17. L’essai, un art d’argumenter n 323


révolte, tous les hommes sont pris dans la tension de de révolte. le raisonnement est poussé très loin :
leur vie. c’est ici de la révolte qu’il s’agit. l’injustice commise envers nos adversaires et nos
ennemis peut provoquer en nous un sentiment de
n Observation et analyse révolte (l. 16-17). c’est donc l’altérité et sa prise de
1. progression de l’argumentation conscience qui paraissent autoriser la révolte, au-delà
l’argumentation avance par étapes chronologiques, de tous les égoïsmes. on peut parler d’une vision
selon un ordre analytique : l’auteur enchaîne des généreuse et humaniste de la révolte.
remarques successives, d’abord (l. 1), ensuite (l. 7),
4. énonciation et argumentation
avant de conclure par un donc (l. 18). très structuré,
le développement contient des concessions (il peut le texte est articulé sur des tournures imperson-
avoir sans doute, l. 2), mais c’est surtout une progres- nelles : il y a (l. 9, 17), il faut (l. 9-10, 19), il peut
sion par ajouts successifs qui se retrouve dans chaque arriver (l. 12), il […] s’agit (l. 10, 15, 21)… les
paragraphe : en outre (l. 3-4) dans le premier ; dans seuls pronoms de personne qui peuvent signaler
le second, le texte développe en deux temps ce que la la présence du locuteur sont l’indéfini on dans le
révolte n’est pas (une identification à autrui fondée premier paragraphe (l. 1), et le nous du second
sur l’individu comme valeur) : et il faut préciser paragraphe (l. 16) : ils traduisent, comme l’impé-
qu’il ne s’agit pas… (l. 9-10) ; il ne s’agit pas non ratif à la première personne remarquons (l. 7), la
plus… (l. 15). la progression est donc nette, et la conduite de l’argumentation par une instance de type
conclusion du passage (dans la révolte, l’homme didactique bien plus que la présence personnelle
se dépasse en autrui, l. 20) peut venir confirmer la de l’auteur (cet emploi est fréquent dans les écrits
thèse initiale : le mouvement de révolte n’est pas scientifiques). globalement, c’est l’impression
[…] un mouvement égoïste (l. 1-2). d’objectivité qui se dégage du texte, au profit de
l’argumentation qui, de ce fait, paraît valable pour
2. les négations tous. dégagée des pesanteurs d’une subjectivité
les phrases et propositions négatives dominent risquée, l’analyse proposée semble atteindre une
dans le texte. on pourrait même dire que camus vérité universelle.
définit le mouvement de révolte de l’homme par la
5. exemples et images
négative : le mouvement de révolte n’est pas… (l. 1),
la révolte ne naît pas seulement… (l. 7), il ne s’agit cette part est restreinte. le texte ne contient qu’un
pas… (l. 10), il ne s’agit pas non plus… (l. 15), etc. seul exemple concret : les bagnes de sibérie, appelés
camus réfute deux idées principales : d’une part, pour illustrer les mouvements de solidarité dans la
le mouvement de révolte n’est pas un mouvement révolte (l. 13-15). pour le reste de l’argumentation,
égoïste (l. 2), puisque le révolté court des risques ; camus préfère avancer des remarques plus abstraites
d’autre part, on ne se révolte pas (ou pas seulement) mais plus variées, sans chercher à les illustrer point
à cause de son propre sort, mais pour réagir à celui par point. l’impression qui se dégage de l’argumenta-
des autres (l. 7-9). la conclusion, elle aussi, repose tion ainsi menée est une impression de grande rigueur
sur la négation : l’individu n’est donc pas, à lui seul, logique (les arguments « tiennent » d’eux-mêmes, par
cette valeur qu’il veut défendre (l. 18-19). autrement leur cohérence interne et leur validité universelle : ils
dit, cette définition de l’homme révolté apparaît avant se passent d’illustrations) et d’enchaînement rapide
tout comme la critique des définitions antérieures de des arguments : ceux-ci vont tous dans le même sens,
la révolte (centrées sur l’individualisme du révolté), et appuient une thèse qui est avant tout philosophique,
au nom d’autres principes explicatifs (la commu- non sociale ou historique : il s’agit pour camus de
nauté, l. 6 ; la solidarité, l. 22). cerner l’essence de la révolte en philosophe et non
d’analyser des mouvements de révolte précis en
3. la thèse de camus sociologue ou en historien.
elle est énoncée au début de l’extrait (l. 1-2) et
réaffirmée à la fin (l. 20-21) : la révolte n’est pas n Perspectives
égoïste mais altruiste. camus défend une vision le contexte
métaphysique de la révolte fondée sur la solidarité publié en 1951, cet essai a été rédigé dans l’immédiat
(l. 21). contrairement aux visions traditionnelles après-guerre. il est le fruit de réflexions et d’obser-
d’une révolte rattachée à la psychologie de l’indi- vations sur l’europe de la seconde guerre mondiale
vidu et à l’expérience personnelle, camus pense et sur l’évolution de la russie depuis le début du
que le souci de l’autre prévaut dans le mouvement siècle jusqu’au stalinisme. l’apologie de la révolte

324 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


peut donc être comprise comme essentiellement n Observation et analyse
conjoncturelle, ancrée dans le temps, liée aux régimes 1. Questions de personnes
d’oppression du milieu du xxe siècle face auxquels le je ouvre le texte : je veux imaginer (l. 1), je vois
la révolte est une nécessité. en raison de son refus de (l. 2). en-dehors de ces occurrences, la première
tous les totalitarismes, de droite comme de gauche, personne s’efface, laissant la place à la troisième
cet éloge humaniste de la révolte fut critiqué par les personne du singulier, au il qui représente un pouvoir
intellectuels sartriens et communistes. immense et tutélaire (l. 10), le souverain (l. 27)
qu’est l’état. c’est un véritable portrait de ce régime
n Vers le Bac (commentaire) politique, personnifié (voir question 4), qui est donné
l’organisation du texte en deux étapes parfaitement à lire, plus encore qu’une réflexion personnelle sur
construites et articulées l’une avec l’autre (voir ques- la question.
tion 1) laisse paraître une rigueur de l’argumentation
qui aboutit à une conclusion solide : il faut (l. 19), 2. les avantages de la démocratie
il ne s’agit […] que… (l. 21-22). l’apparente rigueur tocqueville défend la démocratie, qu’il a observée
est liée à l’objectivité qui règne du début à la fin de aux états-unis et qu’il souhaiterait rendre possible
l’extrait à travers les tournures impersonnelles (voir en France. avant d’être une critique des dérives
question 4). le recours limité à l’exemple laisse une de ce type de régime, de la démocratie en améri-
place à l’expérience, comme dans une démarche que développe les avantages de démocratie : elle
scientifique, mais la priorité est accordée à la fermeté assure la jouissance des citoyens (l. 11), se veut
du raisonnement, ce qui apparente le texte à un traité prévoyant[e] et dou[ce] (l. 12), et l’énumération qui
plus qu’à un essai. clôt le deuxième paragraphe accumule les détails
positifs (l. 15-20). les verbes, surtout, suffisent à
Pour aller plus loin décrire ce régime politique comme un régime qui
règle la vie de ses citoyens, les rassure, les protège
on pourra prolonger la réflexion à travers d’autres
et les guide à la fois, pour leur bonheur (l. 16). voici
exemples choisis dans la littérature (notamment la
donc les citoyens bien encadrés.
littérature de combat et de témoignage, pour illustrer
et discuter la thèse de camus. n’y a-t-il toujours 3. le « despotisme » qui est à craindre
que l’expression d’une révolte solidaire (vallès, malgré les aspects positifs du régime développés
l’insurgé ; Zola, germinal) ? n’y a-t-il pas aussi des dans le deuxième paragraphe, l’extrait est avant tout
révoltes intéressées, corporatistes ou individualistes, une critique des dérives de la démocratie. le risque
voire purement destructrices (les émeutes dans l’or majeur de la démocratie est en effet de trop encadrer
de cendrars ; le terrorisme dans moravagine, du la vie des citoyens, de les fixer irrévocablement dans
même auteur) ? l’enfance (l. 14), autrement dit de les empêcher de
grandir, de progresser et de vivre librement (voir
l’énumération finale, l. 26-35). avec le régime démo-
Tocqueville
7 De la démocratie en Amérique ▶ p. 327
cratique, les individus s’en remettent totalement à
la puissance de l’état. parce qu’il a trop insisté sur
l’égalité entre les hommes en imposant un état fort
qui la régule, ce régime en a oublié la liberté, que les
Pour commencer
citoyens ont mise d’eux-mêmes de côté (l. 21-22).
qui était tocqueville ? penseur de premier plan,
il est considéré comme le père de la science poli- 4. la personnification de l’état démocratique
tique moderne avec son ouvrage publié en deux les éléments d’une personnification sont à relever.
temps, de la démocratie en amérique. sa critique les mains et les bras (l. 26-27) font de l’état un
des dérives de la démocratie est restée fameuse : corps gigantesque, élevé [a]u-dessus (l. 10) de tous,
il voit, avant l’heure, les dangers de l’individua- qui soumet à son autorité les individus. la plupart
lisme et des communautarismes dans le régime des verbes et adjectifs attributs postulent un sujet
démocratique, et pressent une nouvelle forme de anthropomorphe : l’état se charge […] de veiller...
despotisme fondée sur le règne de la majorité. en ce (l. 10-11), il est prévoyant et doux (l. 12), il aime
sens, lire tocqueville aujourd’hui, c’est comprendre (l. 14), il travaille volontiers (l. 15-16), il veut (l. 16),
les évolutions de la démocratie depuis le xixe siècle il pourvoit (l. 17), etc. à travers cette personnifica-
jusqu’à nos jours. tion, c’est une puissance omniprésente et en parti-

17. L’essai, un art d’argumenter n 325


culier une puissance paternelle (l. 12) qui ressort. la Boétie a connu un regain d’intérêt dans les années
l’état démocratique apparaît mieux ainsi comme 1830, à une période contemporaine de celle de la
un père à l’autorité ambiguë (il fait des citoyens publication des ouvrages de tocqueville.
ses enfants, l. 14), ou, dans sa version péjorative,
comme un berger qui ferait des citoyens un troupeau n Vers le Bac (oral)
d’animaux timides (l. 34-35). la condamnation d’un despotisme démocratique est
claire et nette. la réaction que tocqueville appelle de
5. « le trouble de penser et la peine de vivre » ses vœux serait dans un sursaut des individus, prêts à
l’expression qui clôt ainsi le deuxième paragraphe se battre autant pour la liberté que pour l’égalité mise
possède une forte charge ironique. il s’agit d’oxy- en place par le régime. ce sursaut est appelé par les
mores qui associent le penser au trouble et la joie formules provocatrices fixer irrévocablement dans
de vivre à la peine. la phrase interrogative montre l’enfance (l. 14) et troupeau d’animaux timides et
l’intention de tocqueville : et si le régime démocra- industrieux (l. 34-35). les responsabilités de chacun
tique, qui vise à soulager l’homme de ses douleurs sont posées : il faut sortir du troupeau, ne pas être
et de ses difficultés, allait jusqu’à lui supprimer la amoll[i] (l. 31), agir (l. 31-32), se libérer des carcans
vie à force d’aseptiser ses conditions d’existence ? étatiques aliénants.
à trop vouloir faire le bonheur des hommes sans eux
ou malgré eux, le gouvernement démocratique risque Pour aller plus loin
fort en effet de tuer la liberté qui est la condition du l tocqueville développe plus loin les différentes
bonheur. l’oxymore met l’accent sur cette contradic- caractéristiques despotiques de la démocratie. on peut
tion. la vie est faite de difficultés qu’il faut savoir tenter, à partir de ce passage, de les déterminer.
vivre et traverser : ces difficultés sont inhérentes à l retenir que tocqueville est considéré comme un
la condition d’homme libre. vouloir tout diriger et esprit visionnaire, qui a su comprendre le devenir
régler chez les individus apparaît contraire au propre de la démocratie : montrer en quoi son analyse vaut
de l’homme, cette liberté de penser et de vivre. aussi pour les sociétés démocratiques occidentales
des années 2000.
6. construction des phrases
et figures d’accumulation
valéry
tocqueville met ici en scène le fonctionnement
despotique du régime démocratique. il accumule
8 Variété I ▶ p. 328

les pouvoirs de ce régime à travers l’anaphore de


il (l. 11, 12, 13, 14, 15, etc.), et surtout la parataxe Pour commencer
qui souligne l’omnipotence de l’état. l’absence de rappeler la carrière de valéry, afin de le situer dans
liens coordonnants dans le dernier paragraphe tend son contexte historique et littéraire. successeur de
à faire de l’état démocratique un despote dont les mallarmé dans le domaine de la poésie, il s’affirme
actions ne sont justifiées par rien et ne sont même pas comme un vrai penseur du monde moderne, et pas
reliées logiquement les unes avec les autres : il gêne, seulement dans le domaine littéraire. on notera la
il comprime, il énerve, il éteint, il hébète… (l. 33). date de première publication de ce texte dans la
la syntaxe et les figures d’accumulation tendent presse : 1919, autrement dit juste après l’armistice
donc à faire de ce pouvoir politique une puissance du 11 novembre 1918.
omniprésente qui peut tout et qui fait tout, ne laissant
aucun espace à la liberté de l’individu. n Observation et analyse
1. le mot moderne
n Perspectives la modernité selon valéry correspond à un temps de
tocqueville et la boétie bouillonnement et de mélange, de coexistence d’idées
la soumission des citoyens au nouvel ordre en train et de personnes (l. 22). est moderne l’époque qui,
de s’établir est le point commun aux deux textes. dans sous un désordre apparent, mêle des opinions et des
les deux cas, l’état vise à infantiliser les citoyens, personnes apparemment dissemblables (l. 22). c’est
amenés à faire une confiance aveugle en lui. le le refus de l’unicité (une seule, un seul…, l. 33-35)
régime achète sa tranquillité et la paix sociale tantôt qui fonde les temps modernes, ce qui au fond n’est
à coups de pain et de jeux (rome selon la Boétie), pas sans risque. les exemples historiques de la fin
tantôt à coups de belles promesses sécuritaires bien du texte illustrent parfaitement cette définition du
rassurantes (tocqueville). on notera que le texte de mot, en opposant deux époques célèbres de bouillon-

326 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


nement intellectuel (la rome de trajan, et […] l’écart entre, d’une part, le ton de la conversation
l’alexandrie des Ptolémées, l. 31-32) à des périodes familière et les aveux d’incompétence, et, d’autre
anonymes sans intérêt qui n’accordaient de valeur part, la démarche scientifique qui préside au choix
qu’à l’unicité des points de vue et des idées. et au traitement des exemples : expérience physique
(l. 16-20), hypothèse historique (l. 27-35). cette
2. essayiste ou historien ? grande variété de tons éveille et réveille l’attention
valéry affirme ici d’emblée son refus de l’histoire : du lecteur.
je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état
intellectuel de l’europe en 1914 (l. 3-4). provoca- 5. l’enchaînement des idées
teur, il associe même le travail de l’historien à celui chaque paragraphe entraîne le suivant selon une
du prophète : reconstituer le passé et construire logique réelle, mais sans que le texte apparaisse
l’avenir (l. 6-8) présentent les mêmes difficultés, parfaitement clos. un mot sert souvent de levier
insurmontables à ses yeux. aussi se contente-t-il pour passer d’un paragraphe à l’autre : rien (l. 15)
du souvenir vague (l. 10) comme base de travail. est repris à la ligne 17 ; désordre (l. 20) à la ligne 21 ;
pour autant, son recours à l’histoire est réel dans moderne (l. 24) à la ligne 28, etc. c’est le choix des
la seconde moitié du texte : citant trajan et les mots qui rend l’argumentation efficace : ils assurent
ptolémées, valéry redonne au passé historique une la logique interne du texte et résument au fond les
fonction importante, en faisant le point de compa- différents aspects de la période considérée.
raison de l’époque moderne. l’allusion à des âges les principales articulations logiques sont les
d’or de l’histoire orientale et occidentale joue un suivantes :
rôle argumentatif certain, appuyant sa description – l’adversatif mais (l. 10) congédie les moyens de
des temps modernes. l’historien (l. 3-9) au profit d’une approche plus
globale de l’avant-guerre ;
3. « rien » – la conjonction donc (l. 13) tire les conséquences
valéry emploie le mot rien pour désigner ce que de ce choix : la perception du désordre de l’époque
voit l’historien scrutant le passé (l. 15). plus loin, moderne (l. 13-24) ;
c’est pour évoquer ce que voit un œil dans un four – le détour par l’histoire illustre ce sens de la notion
porté à incandescence (l. 17). dans les deux cas, de moderne (l. 25-35) ;
le mot est mis en valeur par la typographie (tirets, – l’interjection eh bien !, enfin, a une valeur consé-
italique, point d’exclamation). en réalité, le mot ne cutive : elle introduit la conclusion (provisoire).
convient pas parfaitement. il est toujours possible
de décrire ce que l’on voit dans un four, ne serait-ce n Perspectives
qu’en commençant par les couleurs qui se détachent. le je de l’essayiste
mais valéry l’utilise ici, non sans humour (un rien le je est ici bien présent (l. 3, 10, 13, 25), mais c’est
infiniment riche, l. 15), pour expliquer que l’on ne d’un je didactique, pédagogique, qu’il s’agit, et non
peut rien distingue[r] (l. 18) dans les deux situations d’un je autobiographique qui raconterait sa vie. le je
évoquées. c’est donc d’un emploi exagéré du mot est ici celui de l’enseignant en quête de savoir. c’est
rien qu’il s’agit. valéry joue sur l’effet de surprise, aussi celui de l’expérimentateur, du scientifique qui
pour mieux attirer l’attention sur la situation histo- cherche à analyser des résultats et à émettre des
rique qu’il veut évoquer : on attend la révélation de hypothèses sur son champ de recherches, et non à
ce rien qui est tout de même quelque chose (ce qui raconter une vie : si […] je fais abstraction de tout
est d’ailleurs l’étymologie du mot, qui vient du latin détail (l. 13). l’auteur fait totalement abstraction des
res : « chose »). événements vécus personnellement, ce qui lui évite
de donner dans le récit autobiographique et l’autorise
4. les types de phrases à analyser l’époque moderne.
valéry fait ici œuvre d’écrivain. rendre son texte
efficace suppose de le rendre vivant. il s’y emploie n Vers le Bac (invention)
en multipliant les exclamatives, interrogatives et on insistera surtout sur les arguments apportés, quelle
injonctives : eh bien ! (l. 36) ; de quoi était fait ce que soit la période choisie. attention également à
désordre de notre europe mentale ? (l. 21) ; lais- l’organisation de l’ensemble : les arguments les plus
sons-les-y (l. 9). le lecteur est ainsi conduit à réagir, fins et les plus forts devront être gardés pour la fin,
en anticipant les réponses données ou en prenant fait pour rendre plus efficace une chute qui reviendra
et cause pour une opinion précise. on notera aussi sur la période choisie. on pourra s’engager dans les

17. L’essai, un art d’argumenter n 327


choix suivants : souhait de vivre une époque intense respectant finalement l’histoire qu’elle a vécue.
intellectuellement (les lumières, le surréalisme…) malraux y trouve ici son compte : l’authenticité
ou appelant à faire des choix clairs (la seconde se trouve plus dans le respect de la ruine que dans
guerre mondiale, pour s’engager dans la résis- l’invention d’un double factice.
tance…) ; désir de dépaysement (le moyen Âge car
2. diversité des exemples artistiques
il demeure mal connu…) ; envie de découvertes
(les grandes découvertes…) ; etc. les arguments la circulation des œuvres artistiques est devenue
insisteront sur la volonté de découvrir et de partager mondiale. pour illustrer l’idée d’un exil (l. 6) des
des idéaux, qu’il s’agisse de périodes sombres ou œuvres magnifiques du monde entier, malraux évo-
heureuses de l’histoire. que un cloître roman (l. 4-5), un mastaba égyptien,
une porte de babylone (l. 5), et mentionne les villes
Pour aller plus loin du monde dans lesquelles on peut désormais trouver
l lire le début de variété i pour prolonger l’étude de ces éléments : new York, paris, Berlin. l’adéquation
ce passage. on y trouve en effet matière à réflexion entre l’œuvre et son lieu d’exposition apparaît ainsi
sur l’engagement personnel à des époques intenses peu probante. c’est donc une seule et même logique
et troubles, permettant de relier l’essai directement qui réunit ces exemples variés : le lieu d’exposition
au contexte historique. redéfinit le sens et la valeur de l’œuvre d’art, qui
connaît ainsi une métamorphose (l. 8). les exemples
l sur la question du devenir des civilisations, mettre
des portails de chartres (l. 7) et de la victoire de
ce texte en rapport avec ceux de margueriteYourcenar
samothrace (l. 11) confirment cette loi.
(➤ mémoires d’hadrien, manuel, p. 71) et de claude
simon (➤ le jardin des Plantes, p. 72). 3. un cas d’étude : les cathédrales
avec l’exemple des cathédrales (l. 7-10), malraux
précise l’idée de métamorphose (l. 8). il montre bien
Malraux
9 Le Musée imaginaire ▶ p. 330
en effet le décalage entre la fonction originelle du lieu
(un lieu de culte) et la fonction moderne, nouvelle,
du lieu, devenu à lui tout seul œuvre d’art, avec son
Pour commencer architecture, ses vitraux, ses statues, etc. la capacité
le lien entre camus, valéry et malraux peut servir d’un lieu à accueillir des œuvres fait naturellement
de bon point de départ : une simple recherche sur la de lui une œuvre d’art : les cathédrales sont ce lieu
production littéraire de chacun permet de constater par excellence.
l’immensité de leurs œuvres et la diversité des genres
4. la victoire de Samothrace
pratiqués (romans, théâtre, poésie, essais, etc.).
malraux joue sur des effets de parallélismes. ainsi,
dans le cas de malraux, les grands essais sur l’art
le mouvement ternaire du début de la deuxième
datent d’une époque où il a complètement renoncé
phrase ([s]ans or, sans bras et sans buccin, l. 12)
au roman. son intérêt pour la vie culturelle et pour
répond au mouvement ternaire de la fin de la pre-
les musées s’est aussi traduit par son action comme
mière phrase (son or, ses bras et son buccin, l. 11-
ministre de la culture dans les années soixante.
12). la seconde phrase est quant à elle entièrement
bâtie sur un rythme binaire qui montre à la fois
n Observation et analyse
l’extrême équilibre harmonieux, et toute l’ambiguïté
1. la représentation des œuvres du passé
de l’œuvre dans le lieu qui lui est finalement destiné :
l’exemple de la victoire de samothrace est clair. a retrouvé/et trouvé (l. 12-13) ; vers samothrace/vers
en 1910 (l. 10), les principes de restauration vont alexandrie, ce n’est pas/c’est vers, etc. cette phrase
dans le sens de la restitution des éléments cassés de culmine avec la comparaison valorisante : comme un
la statue : il s’agissait de recréer l’œuvre à l’identique héraut du matin (l. 13).
de ce qu’elle avait pu être dans le passé. malraux
adresse ici un reproche net à cette pratique qui tend à 5. l’expression de la vie
disparaître. pas question pour lui de substituer (l. 3) le verbe ressuscite[r] (l. 15) employé par malraux
une œuvre à une autre, de reconstruire (l. 4) une à la fin du premier paragraphe propose de faire des
ruine. dans les années soixante, les choix muséogra- œuvres d’art un objet qui revit à partir du moment
phiques vont dans le sens d’un respect de l’œuvre, où il entre au musée. le choix de la victoire de
même amputée : la victoire de samothrace restera samothrace s’explique ainsi aisément : elle est
ainsi [s]ans or, sans bras et sans buccin (l. 12), cette statue qui représente un corps en mouvement.

328 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


qu’attend-il pour recouvrer la vie ? son entrée au passage du musée, à l’écart des salles d’exposition
musée permet à malraux d’évoquer ses mains, sa tête, proprement dites.
etc., et de lui redonner vie à travers le texte. la statue
2. la statue dans l’espace
devient d’ailleurs sujet des verbes, et la préférence
le choix d’un tel lieu (un palier d’escalier monu-
envers le verbe trouver plutôt que retrouver (l. 12-13)
mental) grandit très largement la statue, dont les
montre que l’art est lié à la vie, pour peu qu’on évite
dimensions verticales tendent à s’allonger. le buste
une fausse reconstitution et qu’on trouve le bon lieu
semble s’avancer, se jeter dans le vide et dans le loin-
pour l’exposer.
tain, comme une salle exiguë ne l’aurait pas permis.
n Vers le Bac (dissertation) ce sont donc les ailes qui ressortent ici le mieux.
le point de vue de malraux se discute. les récents prête à s’envoler, cette victoire intrigue le visiteur
musées parisiens (cité de la musique, musée du quai qui paraît bien petit lorsqu’il passe à ses pieds.
Branly) montrent les limites de sa thèse : un violon 3. éclairage et angle de vue
sous une cloche en verre est-il une œuvre d’art, alors
l’angle de vue est classique et efficace. il invite le
qu’il est fait pour produire un son ? une hache du
spectateur à un face-à-face avec la statue. dans ce
pays dogon est-elle une œuvre d’art ? sans doute pour
face-à-face, en raison d’une légère contre-plongée,
nous aujourd’hui, certainement pas pour l’époque.
le spectateur est plus petit, écrasé par le poids de la
certains pourront aussi contester la valeur artistique
statue qui paraît flotter dans les airs, comme sus-
des œuvres d’un marcel duchamp. on peut reprocher
pendue. quant à l’éclairage, il est lui aussi centré :
à la thèse de malraux l’aspect réducteur de son point
la lumière qui ressort à l’arrière-plan, derrière les
de vue, qui sacralise les musées.
jambes de la statue, produit un effet de contre-jour.
Pour aller plus loin la victoire paraît ainsi éclipser la lumière, elle
sur la question : qu’est-ce qui fait d’un objet une l’efface, tel un animal ailé qui passerait devant le
œuvre d’art ?, on pourra se référer aux travaux de soleil et projetterait son ombre ce sont la puissance
marc Jimenez en philosophie de l’art. dans qu’est- et le mystère qui transparaissent donc de cet angle
ce que l’esthétique ? (gallimard, « Folio essais », de vue et de cet éclairage.
1997), il pose la question du « tournant culturel de 4. mutilation ou restauration ?
l’esthétique » en ces termes : le point de vue de malraux penche en faveur d’un
« un objet d’art n’est pas en soi une œuvre d’art, il le respect pour la forme actuelle de la statue : ampu-
devient ; il le devient si je décide de le voir ainsi ou tée, elle nous est parvenue en cet état non pas pour
si le contexte m’y incite » (p. 407 et suivantes). que nous la réparions mais bien pour que nous lui
donnions un sens nouveau, adapté à notre époque
lecture d’image moderne. les détracteurs de cette thèse pencheront
en faveur d’une restauration du monument qui nous
10 Victoire de Samothrace ▶ p. 331
mettra au contact des beautés disparues de l’his-
toire ancienne. sur ces arguments, voir malraux,
➤ pour aller plus loin.
Pour commencer
on pourra partir d’une recherche sur cette statue n Perspectives
célèbre : quelle est son histoire ? où a-t-elle été texte et image
déposée au louvre au fil des décennies ? pourquoi ? la statue possède certes une fonction illustrative :
on comprendra ainsi mieux les enjeux soulevés par il est toujours bon de savoir de quoi l’on parle, de
une telle œuvre. mettre une image sur des mots répétés. mais elle a
aussi une visée argumentative qui rejoint directement
n Observation et analyse la thèse de malraux. la position de la statue suggère
1. place de la statue ainsi une puissance et un mystère qui renforcent les
la statue repose sur un socle qui ressemble à une propos de l’auteur : il s’agit bien à proprement parler
proue de navire. l’arrière-plan suggère une salle d’une œuvre majeure (l. 19), et c’est bien l’admiration
haute de plafond, voire un hall de musée. les mar- dans son sens étymologique d’étonnement (l. 20) qui
ches d’escalier au premier plan viennent confir- est suscitée par la photographie. celle-ci montre que
mer l’hypothèse : la victoire de samothrace est en le lieu d’exposition reconstruit en effet l’œuvre d’art :
haut d’un escalier imposant, au cœur d’un lieu de c’est bien ce cadre qui fait revivre la statue.

17. L’essai, un art d’argumenter n 329


Pour aller plus loin domaine de la littérature : faut-il tout faire pour
restaurer les conditions de lecture d’une œuvre
l élargir la perspective à d’autres œuvres commen- ancienne en allant le plus loin possible dans la
tées par malraux, dans le musée imaginaire, selon connaissance de son contexte ? ou faut-il prendre
la même perspective. acte des changements irréversibles, qui nous font
l on pourra aussi transposer la problématique des lire montaigne ou la Fontaine avec notre conscience
métamorphoses de l’œuvre d’art selon malraux au de modernes, dans le contexte d’aujourd’hui ?

330 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


Méthode
les formes de l’argumentation ▶ p. 334

1.argument par analogie et argument d’autorité pare l’europe au pays des sauvages, au profit de
chez eco la première, ce qui est encore une façon de railler
ces deux types d’arguments sont utilisés de manière l’idéalisation du « bon sauvage » par rousseau.
paradoxale et ironique. – Traité sur la tolérance : l’expression de la cause
– l’analogie est établie entre le football et des sports (parce que, l. 11 ; car, l. 14 ; attendu qu[e], l. 16-17)
extrêmes, et même la roulette russe et l’utilisation est ironique. voltaire prête d’abord à son « béné-
de la drogue (l. 17-20). il est clair que l’auteur n’a ficier » une explication qui ne justifie nullement
aucune passion pour de telles activités : l’analogie l’assassinat, mais le choix du lieu (l. 11-12), ou sa
ne fait que souligner, au contraire, l’expression de systématisation (l. 14-15) – causes inattendues par
son rejet viscéral du football. même chose pour rapport au fait énoncé, et qui supposent acquis le
le rapprochement entre le football et la guerre principe le plus inacceptable. il lui attribue ensuite
(l. 24-27). une raison qui relève d’un faux bon sens (ne […] pas
– l’autorité convoquée est celle des futuristes (l. 23- dépeupler trop l’état, l. 17) pour justifier l’injusti-
24), mais l’accord exprimé avec ce mouvement qui fiable : des mariages forcés en masse. la distance
annonce le fascisme est encore une antiphrase ironi- ironique de l’auteur envers la logique de son locuteur
que : l’auteur ne partage pas du tout, en réalité, le point fictif est donc éclatante.
de vue selon lequel la guerre est la seule hygiène du
4. types de raisonnements
monde, thèse odieuse qui n’est mentionnée que pour
– borges : d’abord raisonnement inductif (albert
renforcer par comparaison la condamnation des spec-
part de données particulières – l’absence du mot
tacles sportifs, jugés supérieurs à la guerre en matière
temps dans le jardin aux sentiers qui bifurquent,
d’hygiène morale (l. 26-27), donc pires que tout !
après vérification empirique, l. 15-19 – pour en
2. types d’arguments conclure une interprétation d’ensemble du livre,
– la Fontaine : d’abord un argument logique, justi- l. 10-15). raisonnement déductif ensuite : de la vision
fiant le recours au conte pour faire passer le précepte d’ensemble d’un temps pluriel (l. 24-26, 33-34),
(v. 4) : une morale nue est ennuyeuse (v. 3) ; donc albert en vient à la situation qui est la sienne en
il faut l’accompagner d’un récit plaisant. ensuite et présence de son visiteur (l. 26-30, 34).
surtout, un argument d’autorité justifiant le choix de – camus : raisonnement inductif ; camus envisage
la brièveté : ce sont les fabulistes de l’antiquité qui différentes situations de révolte (elle peut naître […]
ont montré la voie (v. 11-16). au spectacle de l’oppression dont un autre est victime,
– rousseau : d’abord des arguments logiques l. 8-9 ; il peut arriver […] qu’on ne supporte pas de
(surtout dans le 1er paragraphe), avec de fortes voir infliger à d’autres…, l. 12-13 ; nous pouvons
articulations causales (car, l. 7, 13 ; ou encore parce trouver révoltante [...] l’injustice imposée à des hom-
qu[e], l. 25), pour montrer la relation dialectique qui mes…, l. 16-17) pour en conclure une loi générale :
unit raison et passions. ensuite des arguments par la révolte n’est pas égoïste mais altruiste.
analogie fondés sur des exemples (2e paragraphe), – calvin : raisonnement inductif ; calvin part de cas
selon le schéma suivant : de même que les arts se sont concrets (puisqu’il n’y a si petite église cathédrale,
développés dans des pays aux conditions naturelles l. 12-13 ; en cette ville, l. 18), et d’hypothèse for-
défavorables (égypte et attique), de même les progrès mulées à partir de données chiffrées, pour soutenir
de l’esprit sont, de façon générale, proportionnés aux sa thèse d’ordre général : le culte des reliques est
besoins que détermine la nature (l. 17-19). une mystification.
3. les articulations causales chez voltaire 5. l’art de persuader
– Lettre à Rousseau : l’expression de la cause – érasme : les moyens de persuasion sont surtout
est insistante pour donner les raisons de rester en les interrogations qui interpellent le destinataire ou
europe : premièrement, parce que […] ; seconde- feignent de lui donner la parole, la comparaison
ment, parce que... (l. 10-15). sous les apparences entre la vie et le théâtre, et la fiction énonciative qui
d’une explication d’ordre personnel, voltaire com- consiste à faire parler la Folie.

Méthode. Les formes de l’argumentation n 331


– las casas : les moyens de persuasion sont sur- les questions de d’alembert permettent à diderot de
tout l’éthos du prédicateur qui mêle véhémence et donner un tour vivant à ses arguments et d’assurer
compassion, le ton solennel de la déclaration, et plus de force à l’énoncé de sa thèse.
l’ampleur oratoire donnée à l’exposé des horreurs – Réfutation d’Helvétius : en citant helvétius
commises par les espagnols aux indes. (l. 1-3), diderot donne à son propos la force d’une
– baudelaire : Baudelaire cherche à persuader réponse ; il peut d’autant mieux montrer les failles
notamment par la mise en scène de l’énonciation qui du raisonnement qui justifie certaines formes de
exhibe l’expression de la haine, par les métaphores despotisme. dans la forme, le dialogue est moins
et comparaisons dédaigneuses (m. horace vernet apparent que dans les deux autres textes, mais
est un militaire qui fait de la peinture, l. 1), et par il est plus sensible dans le contenu du débat,
des compliments ironiques ou sarcastiques (deux puisque l’autre « voix » représente ici une nette
qualités éminentes […] : nulle passion et une antithèse.
mémoire d’almanach, l. 22-23).
– bloy : l’art de persuader passe ici aussi par 8. l’organisation énonciative
la violence polémique, qui impose au lecteur – tocqueville : marques d’énonciation discrètes,
un accord de principe sur les valeurs implicites à l’exception du je des premières lignes (source de
(valeur du mystère opposé à la science, l. 6), le la vison développée ensuite), et du jugement qui
style familier, voire injurieux, l’ironie (ce grand se manifeste çà et là (proposition interrogative,
travailleur, l. 24), et l’ instauration d’une relation l. 19-20) ; ce fonctionnement de l’état démocrati-
directe entre l’auteur et son lecteur complice (ah ! que futur semble ainsi se montrer de lui-même, de
il ne se renouvelle pas […], je vous en réponds, manière presque objective.
l. 9-10). – rousseau : forte implication du locuteur, qui
assume nettement son opinion (je voudrais, l. 10 ;
6. progression de la délibération je ne veux point, l. 11-12), s’adresse à un destinataire
– camus : les répliques de l’interlocuteur tarrou, explicite (si votre élève…, l. 22), et se manifeste par
avec ses questions et ses objections, font progresser le ses exclamations et interrogations.
raisonnement de rieux, qui intègre ainsi une possible – valéry : omniprésence du locuteur, qui assume son
antithèse (à quoi bon se battre, si les victoires sont point de vue de bout en bout : je n’ai ni le temps ni
toujours provisoires ?, l. 40-41) pour la dépasser, la puissance de… (l. 3), je n’ai besoin maintenant
dans une synthèse dialectique du type « oui, mais… » que… (l. 10), je ne déteste pas… (l. 25) ; voir aussi
(toujours, je le sais. ce n’est pas une raison pour les phrases exclamatives et interrogatives, ainsi que
cesser de lutter, l. 43). les tournures orales (laissons-les-y, l. 9 ; eh bien !,
– voltaire : la contradiction dialectique entre l. 36) qui visent à rendre le lecteur complice.
deux points de vue contraires (pour ou contre la
liberté de penser) est mise sur le compte de deux 9. la stratégie argumentative de pascal
personnages de fiction, et n’est pas dépassée dans – l’objectif consiste à discréditer les jésuites (leur
les limites de ce dialogue ; mais elle l’est du point morale et leur théologie) aux yeux du lectorat catho-
de vue de l’auteur, et dans l’esprit du lecteur qui lique, et plus précisément à justifier le droit de les
interprète la scène : le bonheur dans la servitude critiquer, y compris par la raillerie.
est évidemment condamné par les deux dernières – les armes rhétoriques utilisées à cette fin sont
répliques. l’interrogation oratoire, la structure binaire des
phrases qui soutiennent l’argument du distinguo
7. dialogue et argumentation (diderot) (voir question 3, p. 305) et l’apostrophe (adresse
– Entretiens sur « Le Fils naturel » : ce sont les directe aux Pères).
réticences de « moi » (l. 13, 15, 17) qui poussent – l’argumentation est directe au sens où elle cor-
dorval à préciser sa thèse et à montrer sa nou- respond ici exactement à la pensée de pascal (ce qui
veauté : le père de famille n’a été présent jusqu’ici n’est pas le cas dans les premières lettres, dont
au théâtre que comme personnage, non comme l’auteur est franchement fictif). toutefois, il n’est
condition. pas identifié comme tel au moment où ce texte est
– Entretien entre d’Alembert et Diderot : là aussi diffusé, et la communication épistolaire est une
l’interlocuteur a moins fonction de contradicteur construction fictive : la lettre n’est pas réellement
que de point d’appui et d’élément dynamique ; adressée à tel ou tel jésuite en particulier.

332 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


10. l’implicite dans les pamphlets surréalistes 14-16, 20-21), coupée des valeurs marchandes et
les surréalistes supposent admises, par leurs lecteurs matérielles (a, l. 15-16 ; B, l. 4-8, 12, 21-22). il suffit
et sympathisants, des valeurs de base qui n’ont dès lors d’insulter ici les bondieuseries infâmes
pas besoin d’être explicitées : le rejet de la nation (a, l. 22-23), là les poètes devenus agents de publicité
(a, l. 5-6, 11-15 ; B, l. 18-19) et de la religion (B, l. 22) : le jugement polémique peut être expéditif
(a, l. 19, 22-23 ; B, l. 17-18) ; le choix d’une poésie parce qu’il repose sur des implicites qui le dispensent,
indépendante et novatrice (a, l. 9-10 ; B, l. 1-8, sur ces points, de toute argumentation.

Méthode. Les formes de l’argumentation n 333


Méthode
les figures de rhétorique ▶ p. 336

1. répétition chez Queneau – l’accumulation de verbes, sur un rythme ternaire


queneau multiplie les répétitions dans son poème (v. 26, 31-32).
afin de : – la répétition suivie de j’ignorais (v. 22-23).
– créer une musicalité : le poème a été mis en chan- 4. euphémisme chez malet
son. en effet, la triple répétition des vers ce que tu
les « où c’est » désignent les toilettes (mot qui
te goures / fillette, fillette / ce que tu te goures, eux-
lui-même est un euphémisme, soit dit en passant) :
mêmes fondés sur un schéma répétitif et des paral-
euphémisme assez original et amusant pour attirer
lélismes, crée un refrain, qui invite à chantonner les
l’attention sur lui, et donc sur la réalité qu’il devrait
paroles de queneau ;
voiler pudiquement, au contraire.
– jouer sur les sonorités pour accentuer les liaisons
et l’oralité du texte : triple répétition de xa va, 5. litotes chez voltaire
double répétition de la saison des za ; les litotes dans le texte de voltaire : il n’était peut-
– donner une impression de légèreté pour traiter être pas convenable (l. 7), n’était pas aussi ennemi
d’un thème plutôt grave, celui de la fuite du temps : de machiavel (l. 16-17).
familiarité de la répétition de fillette, désinvolture ces litotes permettent à voltaire de mettre en évi-
du ton, invitation au carpe diem avec la répétition dence le manque de jugement de Frédéric, et les
du vers allons cueille cueille (v. 38, 44), lui-même contradictions entre ses idées et ses actes, tout en
fondé sur une répétition interne. la structure même préservant la bienveillance du monarque à l’égard
du poème, qui s’ouvre sur l’anaphore de si tu t’ima- de celui qui se présente comme son conseiller et
gines, et s’achève sur celle de ce que tu te goures, son porte-parole.
invite le lecteur à prendre conscience de la fugacité 6. antiphrases chez voltaire
de la vie, et de l’approche inéluctable de la vieillesse,
les antiphrases dans cet incipit de candide
en dénonçant les illusions de la jeunesse.
concernent :
2. insistance chez baudelaire – le baron : un des plus puissants (l. 10), monsei-
gneur (l. 14) ;
les différentes figures d’insistance utilisées par
Baudelaire : – la baronne : une très grande considération (l. 17),
encore plus respectable (l. 18) ;
– répétition de je hais qui structure le texte, le plus
– le fils du baron : en tout digne de son père
souvent employé comme anaphore (l. 1, 8, 14), mais
(l. 20) ;
aussi à l’intérieur d’une phrase, dans une tournure
comparative (l. 3, 10). répétition de cette popularité – pangloss : admirablement (l. 24), et sa philoso-
(l. 5, 6), soulignée par l’incise dis-je et l’accumula- phie optimiste : meilleur des mondes possibles, le
tion de formules qui visent à préciser la pensée de plus beau des châteaux, la meilleure des baronnes
l’auteur : cette vox populi, vox dei (l. 7). possibles (l. 25-26)
l’ironie est parfois ambiguë dans la mesure où le
– rythme ternaire : il substitue le chic au dessin,
point de vue critique de l’auteur se superpose au
le charivari à la couleur et les épisodes à l’unité
point de vue naïf de candide. tout est question de
(l. 19-20).
regard : aux yeux du jeune candide, qui regarde à
– énumération de compléments d’objet direct
travers les lunettes de pangloss, cunégonde est sans
(l. 1-3) et d’interrogatives (l. 23-26).
doute la plus belle des demoiselles et thunder-ten-
– hyperboles : il est l’antithèse absolue de l’artiste tronckh, le plus beau des châteaux.
(l. 18).
toutes ces figures s’inscrivent dans le registre du 7. métaphores et comparaisons dans « Zone »
blâme et de la satire pour éreinter l’art méprisable les métaphores
de vernet. – métaphore filée (v. 2) de la tour eiffel, qui ressem-
ble à une bergère qui garde ses troupeaux/ponts,
3. insistance chez rotrou avec le bruit des automobiles, qui évoque le bêle-
– l’anaphore de un ange (v. 18-19). ment des moutons ;

334 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


– les affiches qui chantent tout haut, v. 11 ; 9. métaphores filées chez rostand :
– la rue / clairon, v. 15-16 ; – celle que prononce christian (v. 6-13) : métaphore
– la sirène qui gémit, v. 19 ; précieuse d’inspiration mythologique, et de nature allé-
– la cloche qui aboie, v. 20. gorique (voir les majuscules aux noms des sentiments,
ces métaphores insistent sur la vie des différents orgueil et doute) ; son caractère un peu forcé est mis
éléments de la ville, personnifiés et animés. en relief par le manque d’aisance de christian ;
les comparaisons – celle que prononce cyrano, qui semble moins arti-
– la religion restée simple comme les hangars de ficielle et plus appropriée à la situation : les mots sont
Port-aviation (v. 6 ; plus loin le christ est appelé le comparés à des alpinistes qui doivent gravir les som-
premier aéroplane) ; mets pour atteindre l’oreille de roxane (à tâtons ils
– les inscriptions, les plaques, les avis à la façon cherchent votre oreille, descendent, montent, gymnas-
des perroquets criaillent (v. 20-21). tique, altitude, hauteur, tomber, etc.). à l’inverse de
la première métaphore, qui tourne assez vite court,
toutes ces images visent à traduire la modernité en
roxane entre ici dans le jeu du discours métaphorique,
un kaléidoscope de bruits, de sons, et d’impressions
qu’elle prend plaisir à prolonger.
perçues de manière simultanée.
8. les métaphores du « nous » chez aragon 10. personnification ou allégorie chez verlaine ?
série de métaphores pour chanter le martyr du dans « nevermore », le Bonheur est une person-
peuple français pendant l’occupation : nification, préparée par la périphrase cet ailé voya-
geur (v. 13-14), et développée avec la répétition du
– métaphores de la nature : un cerisier défleuri
verbe a marché (v. 16, 20).
(v. 2), la terre sous la herse (v. 3), l’herbe jaune
qu’on foule (v. 5), le blé qu’on pille (v. 6) ; 11. antithèse chez prévert
– métaphores du quotidien : le verre qu’on renverse le poème s’ouvre sur une antithèse entre l’activité ano-
(v. 1), le pain rompu (v. 3), le volet qui bat (v. 6) ; dine et frivole de la mère (tricoter), et celle du fils qui
– métaphores de l’humain : les noyés qui traver- risque sa vie quotidiennement à la guerre. l’antithèse
sent Paris (v. 4), le sanglot dans la foule (v. 7), des est mise en valeur par la juxtaposition des deux vers,
étrangers en France (v. 9). et le parallélisme de construction autour de l’emploi
les champs métaphoriques sont soigneusement du verbe faire. à ce duo s’ajoute une troisième figure
entrelacés, pour évoquer une expérience totale ; (celle du père), liée à une troisième activité (les
il y a même interpénétration des domaines : le pain affaires), qui prolonge et complète l’antithèse avec
vient du blé ; le verre appelle le cerisier via la paro- la reprise du verbe faire au vers 5. ce triplet crée une
nomase qu’on renverse / averse. le dernier champ structure, qui donne une apparence de sens à l’absurde.
métaphorique se révèle finalement ne pas en être un, mais quand survient la mort du fils (v. 18), l’antithèse
mais la stricte réalité concrète : dépossédés de leur s’efface au profit d’une confusion, traduite par
destin, les Français sont réellement des étrangers en une parataxe sans ponctuation qui ramène tout au
France ; du coup, on se demande s’il ne faut pas voir même plan : les affaires la guerre le tricot la vie le
dans les noyés qui traversent Paris d’authentiques cimetière… cette évolution renforce la dimension
martyrs. polémique du texte de prévert.

Méthode. Les figures de rhétorique n 335


l’objet d’étude
au bac

4. les « figurants d’hollywood »


L’exposé si les acteurs ont la binette yankee des figurants
Barthes, Mythologies ▶ p. 338
d’hollywood (l. 25-26), c’est qu’on lit sur leurs
visages que ce sont des américains, et non des
n Pour analyser le texte romains. mais comme la frange sur le front suffit
La thèse : une interprétation de l’image à signifier la romanité, peu importe (l. 26) que
1. la frange comme « signe » leur « américanité » saute aux yeux ! la formule
c’est la généralisation de la frange qui la rend péjorative de Barthes (binette pour « visage », yankee
signifiante : tous les personnages ont une frange pour « américain », figurants pour « acteur ») montre
(l. 1-2). un choix si systématique ne peut être inno- ses réserves vis-à-vis d’un tel cinéma, qui prétend
cent. l’auteur y voit l’affiche de la romanité (l. 15). traiter de l’histoire romaine sans se donner beaucoup
la présence de ces franges sur les fronts, dans le film de peine pour aller à la rencontre d’une autre réalité
jules césar, veut dire au spectateur : on est à rome, culturelle et historique.
autrefois (l. 19). Les moyens de l’argumentation
2. vraisemblance et vérité 5. les liens logiques
la vraisemblance est l’illusion de vérité. cet effet – la principale articulation logique se trouve à la
est assuré précisément par la présence visible de ces charnière des deux paragraphes : la question (qu’est-
franges, garantes à elles seules de la vraisemblance ce donc…?, l. 14) est la conséquence du constat
historique des personnages (l. 23), alors qu’elle ne (omniprésence de la frange), qui appelle une explica-
correspond pas tellement à une réalité historique : tion (tout simplement…, l. 15), laquelle à son tour a
l’histoire romaine a compté beaucoup de chauves pour conséquence l’interprétation du signe (on voit
(l. 5-6) ! mais comme ce signe suffit à faire passer les donc opérer ici..., l. 16). cette articulation à la fois
romains du film pour de vrais romains (l. 28-29), vivante (interrogation directe) et ferme (donc répété
la vérité historique peut être négligée : la généralité deux fois) a pour effet de présenter l’interprétation
des acteurs (l. 23) traverse l’océan et les siècles proposée comme évidente et incontestable.
(l. 25), c’est-à-dire que les questions « universelles » – à l’intérieur de chaque paragraphe, l’auteur inclut
(l. 21) qui les agitent sont plus celles d’américains du l’expression de la concession pour montrer à quel
xxe siècle que de romains de la fin de la république. point un tel cinéma se moque de la vérité : bien que
la vraisemblance (assurée par la frange) se retourne l’histoire romaine en ait fourni un bon nombre (l. 5-6),
donc contre la vérité. leur généralité peut même s’enfler en toute sécurité...
(l. 23-26, au sens de : « a beau s’enfler… »).
3. contre un cinéma qui « rassure » ces enchaînements logiques renforcent la thèse
avec de tels films, tout le monde est rassuré, installé principale : la frange romaine érigée en signe est
dans la tranquille certitude d’un univers sans dupli- un artifice rhétorique qui permet de prendre toutes
cité (l. 26-28). mais cette tranquillité est acquise au libertés avec l’histoire.
prix d’une illusion qui masque la vérité historique
(voir question 2). elle entretient donc la passivité 6. procédés d’insistance
du spectateur, trompé par l’évidence des fausses la frange est déclinée sous toutes ses formes, par
apparences, et entretenu dans ses clichés sur la toutes sortes de procédés : énumération de cata-
rome d’hollywood. le cinéma qui « rassure », logue (les uns l’ont frisée, d’autres filiforme…,
pour Barthes, pèche donc à la fois contre l’histoire l. 2-4), synecdoque du particulier pour le général
(qu’il occulte et qu’il simplifie), et contre l’art (qui (une dernière mèche en vient à rejoindre tous les
suppose la tension, la complexité, le questionnement fronts romains de tous les temps, l. 9-13), emphase
et l’intranquillité du spectateur, la polysémie et non du rythme ternaire (de droit, de vertu et de conquête,
l’évidence des signes). on peut rappeler ici que l. 12-13), hyperbole (tous les personnages, l. 1-2 ;
Barthes a été marqué par le théâtre, et par la pensée de tous temps, l. 11-12 ; nul ne peut douter, l. 18),
de Brecht. métaphore (ce petit drapeau, l. 22). par cette grande

336 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


variété des figures et des procédés, l’auteur commu- à jouer sur toutes les façons possibles de le désigner.
nique bien l’impression que cette frange de cheveux mais ces effets comiques ne signifient pas qu’il ne
crève l’écran ! faille pas prendre l’analyse au sérieux : la réflexion
critique sur le fonctionnement d’un certain cinéma
7. Formules humoristiques hollywoodien prétendument historique n’est pas un
le texte fait sourire quand il fait l’inventaire des simple jeu, et c’est bien de ce cinéma que l’on est
franges en tous genres (l. 2-3), quand il évoque une amené à rire. le recours à l’exagération comique
exclusion des chauves (l. 5), quand il fait du coiffeur facilite l’adhésion complice du lecteur, qui se sent de
l’artisan principal du film (l. 8-9), et de la frange connivence avec ce regard aigu porté sur des détails
un véritable drapeau de la romanité (l. 22). toutes visuels riches de sens.
ces formules relèvent d’un comique d’exagération :
le cheveu sur le front (l. 29-30) semble accaparer toute conclusion : réponse à la question posée
l’attention du spectateur, et condenser à lui seul tout le l’auteur nous conduit à partager son interprétation
sens du film. ce grossissement du détail aux dépens par la clarté et la cohérence de la thèse exposée, par
du tout s’apparente au grotesque de la caricature. les articulations logiques et les procédés rhétoriques,
qui rendent cette thèse convaincante en imposant
8. le registre du texte l’évidence de cette frange signifiante, mais aussi par
le texte est donc satirique : il mêle l’analyse critique un ton original, où la sévérité du discours critique
et le ton plaisant. l’auteur s’amuse lui-même à n’exclut pas l’humour – le meilleur moyen finalement
exagérer l’importance de ce signe, la frange romaine, et de s’assurer la complicité souriante du lecteur.

L’entretien
Groupement de textes : faire rire pour convaincre ▶ p. 339

i. Genres ii. enjeux iii. objectifs iv. registres

A Pascal, Épistolaire Religieux Justifier le bon usage Polémique


chap. 16, p. 305 (rire des choses de la moquerie
saintes ?)
B La fontaine, Fable Moral Dénoncer les vices et Comique
chap. 15, p. 286 (ruse et tromperie) corriger les mœurs (situations,
dialogues)
C Boileau, Satire Moral et social Dénoncer les ridicules Satirique
chap. 16, p. 301 (vanité pédante)
D voltaire, Conte Social et politique Critiquer les formes Comique (situations,
chap. 15, p. 292 philosophique (mœurs barbares et d’oppression qui dialogues)
liberté individuelle) se fondent sur la
« tradition »
E voltaire, « Traité » Religieux (persécutions Dénoncer l’intolérance Ironique
chap. 16, p. 308 (essai) des minorités) religieuse
F Barthes, Chronique Culturel Déceler les « signes » Satirique
➤ « L’exposé », (essai) (le sens des images au et les codes de notre
p. 338 cinéma) culture

G eco, Chronique Social et culturel Dénoncer un Satirique et ironique


chap. 16, p. 304 (essai) (le sport) phénomène de
masse aux effets
déshumanisants

L’objet d’étude au Bac n 337


n Pour confronter les textes semble éloigné de la réalité historique et religieuse
I. Genres de la France.
1. deux chroniques satiriques dans les deux cas, cependant, ce sont bien le poids
ces deux textes traitent de phénomènes contempo- des usages et la banalisation de l’inhumain qui sont
rains qui relèvent de la culture de masse (le cinéma en cause. les deux textes prennent pour cible com-
d’hollywood, la passion pour le football). tous mune la légitimation des horreurs par la tradition
deux sont des extraits d’articles, ou de chroniques (ici la coutume archaïque du bûcher du veuvage,
(commentaires assez libres en lien avec l’actualité), là le pouvoir d’une église catholique convaincue
eux-mêmes rassemblés dans des essais. on peut d’avoir raison).
donc rattacher ces textes au genre de l’essai, qui au III. Objectifs
xxe siècle intègre souvent des recueils d’articles 5. l’actualité et l’histoire
de ce type. – objectif lié à l’actualité : c’est l’extrait de pascal,
2. argumentation directe et indirecte directement lié au conflit en cours entre jansénistes
– argumentation directe : a (avec nuances, et jésuites, et qui cherche à peser sur ce rapport de
➤ manuel, question 9, p. 335), F (malgré l’exagé- force puisque la survie du mouvement janséniste est
ration). gravement menacée.
– argumentation indirecte : B (fiction de la fable), – objectif lié à l’histoire : c’est l’extrait du traité
c (scène fictive), d (fiction du conte), e (fiction de sur la tolérance, qui fait directement référence aux
la lettre), g (détour de l’ironie). persécutions religieuses menées contre les protestants
II. Enjeux à la fin du règne de louis xiv, même si l’image qui
3. morales est donnée de ces persécutions est plus qu’amplifiée
– la Fontaine : la morale traite d’un vice individuel : par la fiction épistolaire.
le mensonge et la tromperie, mis en échec par une 6. la justification du rire
tromperie plus habile encore. on a toujours le droit, pour pascal, de rire de ce qui
– boileau : l’enjeu moral a une portée plus large, est ridicule dans les livres ou dans les comportements,
puisqu’il s’agit de mettre au jour et de railler la sottise c’est-à-dire de se moquer des erreurs, quelles qu’elles
des pédants, qui se manifeste en groupe. soient, pour les mettre à nu, les condamner, et tenter
– barthes : il s’en prend d’abord à des choix esthé- de les corriger. en ce sens, tous les textes du groupe-
tiques, mais sa critique repose bien sur une morale ment mettent à profit, de fait, ce droit de rire.
sous-jacente : l’exigence de vérité dans le traitement
IV. Registres
de l’histoire, ainsi qu’une exigence de respect du
spectateur – dont fait peu de cas l’omniprésence 7. usages de l’ironie
de ces franges ridicules comme seuls signes de les deux textes poussent très loin la logique de l’an-
la romanité. le cinéma hollywoodien ainsi démas- tiphrase ironique, à interpréter au « second degré ».
qué est aussi trompeur, au fond, qu’un renard de voltaire fait tenir à son « bénéficier » un discours
la Fontaine. inacceptable, qu’il ne prend bien sûr pas à son
– eco : dénonçant la violence collective inhérente compte, dans le but de dénoncer toute justification
à la passion pour football, il fait apparaître en de persécutions au nom de la religion. eco feint
creux une morale positive fondée sur la liberté de d’adopter un point de vue favorable à la passion du
l’individu, la douceur et le respect mutuel dans les football, qu’il stigmatise, mais avec des arguments
rapports humains, la mesure et la sagesse d’une tels qu’il ne fait au contraire que rendre cette pas-
vie paisible. sion d’autant plus détestable et dangereuse. l’éloge
apparent des persécutions religieuses et l’éloge
4. les cibles de voltaire apparent de la violence sportive sont mis l’un et
l’extrait de Zadig concerne surtout des pratiques l’autre au service d’un blâme radical.
sociales et culturelles ainsi que le fonctionnement
politique de l’état (qui est en mesure de mettre 8. indices du polémique
un terme ou non aux anciens abus). l’extrait du on laisse ici de côté le texte de pascal, qui a été
traité sur la tolérance concerne surtout les violences reconnu d’entrée de jeu comme polémique. parmi les
perpétrées au nom de convictions religieuses. le autres textes, ceux qui mêlent au registre satirique le
premier texte, à la différence du second qui s’en prend registre polémique sont ceux dont l’ironie est la plus
nettement à l’action des jésuites autour de 1700, mordante, et la cible la plus précise, c’est-à-dire les

338 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


extraits du traité sur la tolérance et de la guerre indirect : l. 1-11 ; discours direct : l. 18-24, 36-46)
du faux : d’abord le texte de voltaire, qui met en et aux représentants des hommes (discours direct :
cause l’influence des jésuites auprès de la monarchie l. 16-18, 24-26 ; discours indirect : l. 34-35), ce qui
française, et l’implication de l’église catholique lui permet de croiser les regards. mais il adopte
dans les persécutions du début du xviiie siècle ; surtout le point de vue des géants, puisque c’est
ensuite le texte d’umberto eco, dont l’enjeu est micromégas qui a le dernier mot et tire la leçon de
certes moindre, mais où le portrait impitoyable qui l’épisode, alors que l’on ne sait jamais des réactions
est donné du passionné de football correspond bien des hommes autre chose que ce que les deux géants
à une réalité identifiable de notre temps. peuvent en percevoir.
l le nain de saturne et micromégas apprennent aux
hommes à quelles espèces ils ont affaire (l. 2-3), et
Pour préparer l’écrit ▶ p. 340 leur disent d’où ils viennent (l. 4). ils apprennent
des hommes qu’il existe des êtres minuscules doués
d’intelligence et aptes au savoir (l. 21-22, 38-46).
n travail préparatoire la surprise est du côté des géants : les hommes ne
Question sont nullement impressionnés.
l dans les deux textes, l’homme occupe une place
2. dissertation
toute relative dans l’univers, entre l’infiniment grand et
l conditions historiques et culturelles : le dévelop-
l’infiniment petit (B, l. 40-41) qu’il ne peut connaître.
c’est [u]n néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard pement des savoirs à la renaissance et au temps des
du néant (a, l. 54-55). les deux textes posent dès lors lumières ; la liberté de penser, ou la nécessité d’une
la question des critères au nom desquels évaluer la lutte pour l’obtenir.
place de l’homme dans la nature (a, l. 53), alors qu’il conditions littéraires : des formes d’expression
est situé quelque part entre deux extrêmes (a, l. 56) dégagées des genres classiques, et ouvertes aux dif-
aussi inconnaissables l’un que l’autre. férents registres de l’écriture argumentative (l’essai,
l dans une perspective matérialiste très sérieuse chez
le dialogue, le conte et le roman).
diderot, sous la forme d’un plaisant conte bref chez l moyens d’expression : argumentation directe du

sternberg, le point de vue sur la terre est inattendu discours, du traité ou de l’essai ; argumentation
et comme décentré : une hypothèse (extinction du indirecte de la fiction narrative (fable, conte, roman) ;
soleil chez diderot, arrivée de carottes pensantes ressources particulières du dialogue et/ou de l’ironie,
chez sternberg) conduit à remettre en question le de la métaphore et/ou de l’allégorie, de l’épistolaire,
géocentrisme et l’anthropocentrisme. du pamphlet…
l problématique commune : l’univers étant un abîme l la différence « écrivain » / « philosophe » n’est
insondable dont la logique échappe à l’entendement, pas perceptible au xviiie siècle. la question posée
comment cerner une position de l’homme qui ne présuppose une différence marquée qui est le propre
paraît plus centrale mais qui occupe une position de la littérature « moderne » (romantique et post-
toute relative au sein de l’infini ? romantique, ➤ histoire des idées, p. 299). le
problème se pose donc en termes différents avant
Sujets d’écriture et après la révolution.
1. commentaire
l des personnages extraordinaires (micromégas et le 3. invention
nain de saturne), dont la taille surnaturelle est source l on pourra varier les modalités du discours rap-
de situations fantaisistes ; un récit à la 3e personne porté.
et au passé, coupé de tout rapport avec le présent l choisir une découverte qui fasse progresser les
de l’auteur et du lecteur ; une fiction qui débouche connaissances des géants : les moyens de naviga-
sur un enseignement : il ne faut juger de rien sur sa tion ? l’organisation politique ? la vie de cour ? la
grandeur apparente… (l. 37, etc.). vie religieuse ? etc.
l le point de vue dominant est celui des géants, l penser aux marques de la curiosité et de la surprise
dont le récit fait partager la curiosité et les décou- (exclamations, interrogations…).
vertes. le narrateur-conteur extérieur à l’histoire, l éléments de surprise : à rattacher aux mœurs du
à l’exception d’une brève allusion où il emploie le xviiie siècle (penser aux surprises du huron dans
pronom je (l. 20-23), laisse pour l’essentiel la parole l’ingénu de voltaire, et à celles des persans en voyage
aux deux géants (discours narrativisé et discours chez montesquieu).

L’objet d’étude au Bac n 339


2. dissertation
corpus BAc le sujet invite à mettre l’accent sur les moyens
objet d’étude : propres à la littérature (un certain usage de la parole
L’argumentation ▶ p. 342
et du langage, qui se distingue d’une expression
directe des idées où la chair des mots s’effacerait
Question
au profit du contenu). on pourra donc penser, dans
– le rat de la Fontaine est un dévot personnage
un mouvement dialectique :
(v. 13) qui présente tous les signes extérieurs d’un
profond sentiment religieux et qui affecte de beau- i. d’abord à la diversité des moyens dont dispose
coup prier (v. 28), alors qu’il songe surtout à son la littérature, en particulier en matière de genres et
bien-être loin du regard des autres (v. 9-12) et qu’il de registres (exemples dans le corpus) : selon les
ignore la pratique de la charité (v. 30-31). son attitude époques, selon les objectifs et les cibles visées, la
de détachement mystique (v. 25) est le masque d’un littérature peut changer de stratégie, et affiner son
égoïsme absolu : en ce sens, il est un faux dévot, « arsenal » verbal (par exemple : du théâtre et de la
un hypocrite, comme le tartuffe de molière. satire au pamphlet, genre plus moderne) ;
– l’onuphre de la Bruyère est encore plus directe- ii. ensuite aux limites de ce pouvoir (la question
ment inspiré du personnage de molière : il ne s’en commence par « dans quelle mesure » : ce pouvoir
distingue que par une hypocrisie supérieure, moins de la littérature ne va pas de soi) : la littérature peut se
visible encore (l. 8-12). il veut passer pour ce qu’il détourner de cet objectif (quand le souci de la forme
n’est pas, pour un homme dévot (l. 11-12), et joue l’emporte sur la fonction morale), ou échouer dans
parfaitement son rôle à cette fin (l. 20-21). comme cette entreprise (à cause de la censure, de la résistance
tartuffe, il cherche à être vu (l. 21-22) quand il fait ses des pouvoirs mis en cause…), ou même montrer
dévotions (il attirait les yeux de l’assemblée entière, a, l’intérêt et la nécessité des masques sans les condamner
v. 3), et pousse ostensiblement des élans et des soupirs directement (éloges ambigus de l’hypocrisie par dom
(l. 27-28) ; à rapprocher du vers : il faisait des soupirs, Juan chez molière, par vautrin chez Balzac…) ;
de grands élancements (a, v. 5). plus encore que le iii. enfin à la manière dont la littérature, précisément,
rat solitaire de la fable, faux dévot retiré du monde, tire parti de son usage spécifique des masques
onuphre ressemble à tartuffe en ce qu’il cherche à (rôles au théâtre, argumentation « masquée » de la
tirer profit de sa fausse dévotion au cœur du monde. fiction, masque de l’ironie…) pour dévoiler (plutôt
que dénoncer) leur perversion sociale : c’est par
Sujets d’écriture le théâtre, art des masques (« hypocrites » au sens
1. commentaire
étymologique du terme : le mot désigne d’abord
i. actes et paroles : l’art de la mise en scène les acteurs, ceux qui sont « sous le masque »), que
1) du récit (v. 2-13) au discours (v. 15-29) ; molière peut le mieux démasquer les tartuffes qui
du discours indirect libre (v. 16-23) au discours nous entourent ; etc.
direct (v. 24-29).
2) la mise en scène des gestes et des actes (contraste 3. invention
actes/paroles). péguy loue Beaumarchais d’avoir su laïciser la figure
3) la dynamique du récit ; rythme, versification, de tartuffe. on peut cependant ne pas écarter trop
sonorités. vite le type du tartuffe clérical : il existe encore de
dangereux faux dévots dans diverses religions, et
ii. des rats et des hommes souvent parmi ceux qui se présentent comme les
1) le dévot personnage : l’art du portrait. plus religieux.
2) l’humour de la transposition : le fromage (v. 3), mais l’hypocrisie peut se rencontrer chez bien
de pieds et de dents (v. 8). d’autres types humains plus actuels : hypocrites de
3) réalités humaines : religion et politique l’écologie (qui prêchent aux autres la bonne parole
(la république attaquée, v. 21). de l’économie d’énergie), de l’action humanitaire
iii. le fabuliste et sa morale (qui exhibent leur compassion pour les exclus ou
1) la distance de la fiction (les levantins, v. 1 ; pour les pays pauvres), de la morale politique (qui
des animaux). font aux autres la leçon du respect mais pratiquent
2) l’ironie au cœur du récit (v. 11-13, par exemple). les coups bas), etc.
3) l’ironie de la « morale » finale (qui est encore une comme il s’agit de façonner un type de personnage,
feinte : il s’agissait d’un moine, bien sûr). on n’hésitera pas à grossir les traits.

340 n 4e partie. L’argumentation : convaincre, persuader et délibérer


5e partie
les mouvements littéraires et culturels
du xvie au xviiie siècle

conquêtes
18 et doutes humanistes
lecture d’image l’on ne sait si pénélope vient de reconnaître ou va
reconnaître ulysse.
Pinturicchio
1 Le Retour d’Ulysse ▶ p. 347 3. signes du temps
indices de la renaissance : le décor raffiné (le
Pour commencer pavement bicolore), la technique du métier à tis-
expliquer l’intérêt qu’il y a à entrer dans l’étude de ser (outillage élaboré), les tenues vestimentaires
l’humanisme par cette triple porte des arts plastiques (pourpoint d’ulysse, robe de pénélope, tablier de la
(il s’agit moins d’un mouvement « littéraire » que servante, manteaux des prétendants, coiffures). sans
d’un système de représentation : une « vision du avoir connaissance du titre, on situerait la scène autour
monde » au sens propre), de l’italie (où est née la de 1500. ces anachronismes sont chose courante dans
révolution de la perspective, centrée sur le point de la peinture du quattrocento et de la renaissance
vue humain), et de l’antiquité (le renouveau est
rendu possible par un retour en arrière). 4. l’extérieur maritime
au-dehors, les voiles du bateau sont gonflées et son
n Observation et analyse pavillon flotte au vent : l’image maritime résume
1. ulysse et pénélope les voyages d’ulysse, son périple depuis troie (les
ulysse vient d’achever son long voyage de retour par épisodes des sirènes, et de charybde et scylla sont
mer vers l’île d’ithaque, d’où la présence du bateau. des épisodes maritimes). ulysse est un héros qui
les prétendants cherchent à faire barrage (à droite), vient de la mer : sa ceinture flotte comme l’oriflamme
mais ulysse peut espérer se faire reconnaître de son du navire.
épouse (voir ses gestes). pénélope est assise devant son pour le spectateur de 1500, le navire signifie en
métier à tisser, où elle a travaillé inlassablement à faire outre le départ vers de nouveaux mondes : il est par
et à défaire sa tapisserie dans l’attente de ce retour. excellence l’instrument des prodigieuses découver-
tes en cours. ulysse navigateur est ainsi le parent
2. les personnages et le mouvement de christophe colomb ou de vasco de gama. le
si l’univers féminin, à gauche du tableau, semble figé tableau se tourne à la fois vers le passé (la grèce
dans des tâches répétitives, les hommes qui occupent d’homère), et vers l’avenir (les continents au-delà
la moitié droite sont plus animés : ulysse est en plein des océans), dans un beau syncrétisme typique de
mouvement, incliné vers l’avant (voir la position des la renaissance. image optimiste puisque, dans les
pieds et des jambes, et la ceinture ondulée qui flotte deux cas, il s’agit d’alliance (entre deux époux qui
vers l’arrière), en marche ; ses mains se tournent se retrouvent au premier plan, entre des continents
vers pénélope, avec des gestes de présentation et qui se relient à l’arrière-plan). la couleur bleue fait
d’explication ; son visage aussi est tendu vers elle, le lien, par l’intermédiaire du mouvement d’ulysse
et elle y répond d’ailleurs en levant la tête : seule la (c’est la couleur de ses bas), entre la mer d’où il
barre verticale du métier sépare encore les mains des vient, et la femme où il va (c’est la couleur de la
époux, toutes proches l’une de l’autre ; les mains des robe de pénélope).
prétendants, elles, signifient la surprise ou l’embarras.
au total, impression dynamique : le peintre a choisi 5. Géométrie de l’espace
cet instant unique des retrouvailles des époux, instant l’espace est quadrillé en tous sens : par le pave-
suspendu et intense où l’essentiel est invisible : ment du sol, par le cadre du métier à tisser, par

18. conquêtes et doutes humanistes n 341


l’encadrement des portes et des fenêtres. tous ces j’ai été contraint d’apprendre…, l. 13-14), mais non de
« cadres » intérieurs redoublent le cadre extérieur son fils. à partir du paragraphe 3 viennent les conseils :
du tableau. ils montrent une emprise de l’homme, je t’engage à […] bien progresser en savoir… (l. 19-20).
de son regard, et de sa conscience sur l’espace et c’est parce que le temps présent bénéficie d’un essor
sur le temps : on peut saisir l’infini de la mer dans considérable des savoirs qu’il faut épouser ce mou-
les limites finies d’un cadre visuel (c’est ce que fait vement : les conseils donnés à pantagruel sont la
le regard qui se tourne vers la fenêtre) ; on peut conséquence logique (c’est pourquoi, l. 19) du bilan
maîtriser le temps par la ruse de la tapisserie qui initial. il est désormais impossible de se montrer en
encadre l’existence (c’est ce que fait l’artiste péné- public ni en société, si l’on n’a pas été bien affiné dan
lope, double du peintre) ; on peut saisir d’un même l’atelier de minerve (l. 7-9) : aussi pantagruel doit-il
regard, dans un même cadre, le passé et le présent, acquérir lui-même le maximum de connaissances,
voire l’avenir (voir question 4) : c’est ce que fait en mettant à profit un contexte favorable que n’a pas
le peintre. le carrelage du sol semble reproduire à connu la génération précédente (l. 14-15).
l’infini ce vertige géométrique de la ligne droite et
2. père et fils
de l’angle droit. et cette construction géométrique
est d’autant plus sensible que le tableau respecte gargantua donne à son fils les clés d’une formation
rigoureusement les lois de la perspective, d’une part, intellectuelle et morale qui doit lui permettre de
dans la différence de format entre premier plan et grandir en savoir et en sagesse. la relation est donc
arrière-plan, d’autre part, dans les lignes de fuite qui ici purement didactique, sans marques d’affection
convergent vers un même point de fuite (situé à peu paternelle. le père est l’instance d’autorité : j’entends
près sur la montagne blanche au fond). et je veux (l. 22). verbes exprimant l’ordre et la
volonté, emploi de l’impératif et du subjonctif à
Pour aller plus loin valeur jussive, tournures injonctives : tout témoigne
Bibliographie : sur le rapport entre la perspective de cette autorité paternelle. même quand gargantua
en peinture et la nouveauté humaniste d’un point de fait référence au passé, c’est pour évoquer son rôle
vue humain sur le monde (opposé à une perspective didactique : des arts libéraux […] je t’en ai donné
religieuse), voir daniel arasse, histoires de peintures, le goût quand tu étais encore jeune (l. 29-30). ce qui
gallimard, « Folio essais », 2006. compte aux yeux du père, c’est d’abord la réussite
du fils dans ses études et dans sa vie, et cela justifie
la distance qui les sépare : quand tu t’apercevras
rabelais […] reviens vers moi (l. 62-63).
2 Pantagruel ▶ p. 348
3. l’expression d’un savoir encyclopédique
divers procédés d’écriture expriment l’ampleur des
Pour commencer savoirs à acquérir :
signaler qu’il s’agit là d’une adaptation du texte – la structure énumérative et cumulative dans la
de rabelais, presque d’une traduction, la langue présentation panoramique des différentes disciplines
de rabelais présentant certaines difficultés pour (l. 22-45) : des arts libéraux (l. 29), et quant à la
le lecteur d’aujourd’hui. mais il est souhaitable connaissance de la nature (l. 35), Puis… (l. 40) ;
que l’on puisse se reporter au texte original pour – les énumérations de détail, par juxtaposition de
en apprécier toute la saveur. voici, par exemple, la termes mis en série : les brigands, les bourreaux,
version originale du paragraphe 3 (l. 19-21) : etc. (l. 9-10), les titres d’œuvres grecques (l. 15-17),
« par quoy, mon filz, je te admoneste que employe les noms des langues à étudier (l. 22-24) ;
ta jeunesse à bien profiter en estudes et en vertus. – les hyperboles : qu’il n’y ait pas d’étude […]
tu es à paris, tu as ton précepteur epistémon, dont que tu ne gardes présente en ta mémoire (l. 26-27),
l’un par vives et vocales instructions, l’autre par que rien ne te soit inconnu (l. 39), abîme de science
louables exemples, te peut endoctriner. » (l. 46) ;
– le rythme ternaire, qui donne l’impression de
n Observation et analyse couvrir la totalité d’un domaine : de gens savants,
1. l’enchaînement logique de précepteurs très doctes, de bibliothèques très
les deux premiers paragraphes présentent un bilan vastes (l. 1-3), géométrie, arithmétique et musique
du développement des connaissances à l’époque : (l. 29), mer, rivière, ni source (l. 36), grecs, arabes
gargantua y parle de lui (de mon temps, l. 11 ; à mon âge et latins (l. 40) ;

342 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


– l’expression du haut degré par les superlatifs, les plus intellectuel : il ne faut pas céder aux facilités
comparatifs, et les indéfinis à valeur totalisante : d’une existence superficielle et aux plaisirs immé-
très (l. 2-3), plus… que… (l. 10-11), parfaitement diats mais trompeurs. il faut donc veiller à choisir
(l. 22), toutes les règles (l. 31), tous les oiseaux du les relations humaines les plus fructueuses, les plus
ciel, tous les arbres […] toutes les herbes de la terre, enrichissantes : Fuis la compagnie de ceux à qui tu
tous les métaux […] les pierreries de tous les pays… ne veux pas ressembler, et ne reçois pas en vain les
(l. 36-39), sur tous les sujets, envers et contre tous grâces que dieu t’a données (l. 61-62).
(l. 52-53), tout le savoir humain (l. 63).
7. l’image de la religion
4. l’apprentissage des langues
l’écriture sainte est au premier rang des textes à étu-
gargantua conseille à son fils d’apprendre le grec, dier et à méditer de près : il faut apprendre l’hébreu
le latin, l’hébreu, la chaldéen, et l’arabe (l. 22-24). pour l’écriture sainte, le chaldéen et l’arabe pour
le grec et le latin permettent d’accéder à la littéra- la même raison (l. 23-24), il faut consacrer quelques
ture de l’antiquité : pantagruel pourra se délecter heures par jour à la lire (l. 42-45). et rabelais, par
à lire plutarque et platon dans le texte, comme son la voix de gargantua, cite lui-même la Bible (l. 54)
père (l. 15-17). ce sont aussi les langues qui sont pour dire l’importance d’une conscience morale
nécessaires pour acquérir un style, des principes formée par le respect de dieu et l’amour chrétien
rhétoriques (l. 25). plus généralement, ce sont du prochain : tu dois servir, aimer et craindre dieu
les langues des savoirs, par exemple des savoirs (l. 55-56), par une foi nourrie de charité, tu dois
médicaux (l. 40) : l’acquisition des connaissances être uni à lui (l. 57), la parole de dieu demeure
scientifiques, au xvie siècle, passe par la maîtrise éternellement (l. 59-60), aime [tes prochains]
des langues anciennes. l’arabe est aussi utile pour comme toi-même (l. 60), les grâces que dieu t’a
les mathématiques, ou pour la médecine (l. 40), données (l. 62), que la paix et la grâce de notre-
comme l’hébreu (l. 41), mais aussi pour l’écriture seigneur soient avec toi. amen (l. 65). le texte
sainte, comme le chaldéen (l. 24). ce sont surtout s’achève comme une prière : les mots de gargantua
le grec et l’hébreu qui permettent de lire la Bible, suivent de très près ceux de l’évangile. en quoi
le grec pour le nouveau testament, l’hébreu pour peuvent-ils alors choquer les catholiques ? parce
l’ancien testament (l. 43-45). le choix des langues à qu’ils incitent à une lecture directe des écritures
apprendre s’explique donc par la double compétence et à une relation directe à dieu, sans la médiation
que cherche à acquérir l’esprit humaniste : en matière des rites de l’église (pratique de la messe et des
de savoirs profanes d’une part, de culture religieuse sacrements, textes sacrés transmis par la médiation
chrétienne d’autre part. de la liturgie) ni la prise compte de la tradition dans
5. les sources du savoir l’interprétation des écritures. dans les années 1530,
les connaissances ne viennent pas toutes des livres : cet appel à une lecture personnelle de la Bible est
elles viennent aussi de l’enseignement vivant et oral révélateur d’une tendance « évangélique », proche
du précepteur (l. 20-21), des exercices pratiques de la réforme, qui est suspecte aux yeux de l’église
(comme les dissections, l. 41), et des louables exem- romaine.
ples de la vie à Paris (l. 20-21), autrement dit de
l’expérience. car au-delà de l’acquisition des savoirs 8. la forme épistolaire
disciplinaires, ce qui est en jeu, c’est la formation le choix consistant à rapporter la lettre au discours
de l’esprit : la capacité de discussion, qui suppose direct permet de rendre vivant et direct, donc plus
la fréquentation des lettrés (l. 53), et la formation de efficace, le message transmis : les marques d’énon-
la conscience morale (vertu, l. 20), qui suppose des ciation, l’emploi du présent, la modalité injonctive,
règles de vie (l. 58-62). c’est ainsi que l’instruction les conseils adressés à un destinataire précis ont
s’ouvre sur l’éducation. d’autant plus de force argumentative auprès du
lecteur qui se sent ainsi directement interpellé, ici
6. mises en garde et maintenant. on sort du récit de fiction pour un
les dangers à éviter sont d’abord les faux savoirs, discours – sur des savoirs réels – qui concerne et
comme l’astrologie et l’art de lullius, qui ne sont qui touche tous les contemporains. car même si
qu’abus et futilités (l. 31-32). ce sont aussi les abus l’ampleur des savoirs évoqués est démesurée – et
du monde, et rabelais reprend alors le même mot c’est là que réside, dans cette page, le gigantisme
de futilités (l. 58-59). le conseil est ici moral et non de l’histoire fictive –, elle n’est pas étrangère à la

18. conquêtes et doutes humanistes n 343


réalité d’une époque où l’appétit de connaissances
du Bellay
prend vraiment des proportions encyclopédiques.
la lettre devient ainsi comme une « lettre ouverte », 3 Défense et illustration
voire un manifeste humaniste. de la langue française ▶ p. 350

Pour commencer
n Perspectives
un texte très souvent cité mais rarement lu, peut-être
1. le registre de la lettre
parce que ce manifeste en faveur d’une nouvelle poé-
le registre est surtout didactique (exposé de conseils
sie de langue française est écrit dans une langue qui
éducatifs), et s’élève jusqu’au lyrisme par ses effets
est elle-même difficile. il importe de le lire cependant
d’amplification (voir question 3), et par l’implication
pour bien comprendre en quel sens, dans le contexte
du locuteur qui laisse paraître son émotion (l. 13-18,
de l’époque, l’imitation des anciens peut être conçue
46-50, 54-65). il est en tout cas sérieux, ce qui
comme une pratique exigeante et novatrice, et non
tranche sur le registre dominant de Pantagruel,
comme une copie paresseuse.
texte le plus souvent comique (grotesque, burlesque,
ironique, etc.). n Observation et analyse
1. imiter les auteurs anciens
2. un texte humaniste
ces recommandations concernant l’imitation des
valeurs et références typiquement humanistes : un auteurs de l’antiquité s’adressent à celui qui voudra
esprit encyclopédique ouvert sur le monde, un goût enrichir sa langue (l. 1). l’auteur le répète dans une
des savoirs transmis par les livres, une sensibilité parenthèse : ô toi qui veux l’accroissement de ta langue
religieuse renouvelée par le contact direct avec et veux exceller en icelle (l. 19-20). pour améliorer la
la Bible, une morale axée sur l’amour et le respect langue vulgaire (l. 23), il faut passer par les langues
de l’autre, une redécouverte de l’antiquité sous de l’antiquité telles que les pratiquaient les meilleurs
tous ses aspects, favorisée par la connaissance des auteurs grecs et latins (l. 1-2). la langue à enrichir,
langues anciennes. c’est à la fois le code commun de langue, destiné
à l’usage le plus large (le sociolecte), et la langue
n Vers le Bac (dissertation) particulière d’un utilisateur qui cherche à y exceller
l’argumentation reste sans doute actuelle sur les (l. 20), autrement dit l’idiolecte d’un style (l. 3).
deux points suivants :
– nécessité d’élargir l’horizon des savoirs : l’écrit, 2. exigence de l’imitation
mais aussi l’oral (l. 21, 52-53) ; les livres, mais l’imitation est un travail difficile : ce n’est chose
aussi l’expérience (l. 21) ; les sciences exactes, facile de bien suivre les vertus d’un bon auteur
mais aussi la connaissance de la nature (l. 35) ; (l. 7-8), parce qu’on risque d’en rester à une imitation
la théorie, mais aussi la pratique (fréquentes dissec- superficielle, formelle. or l’imitation n’est profita-
tions, l. 41) ; la science, mais aussi la conscience ble que si elle repose sur une familiarité profonde
(l. 55) ; avec l’œuvre imitée. il faut une attention aiguë et
– sur ce dernier point, le plus actuel peut-être, exercée pour emprunter d’une langue étrangère les
nécessité d’une réflexion morale qui accompagne sentences et les mots, et les approprier à la sienne
et encadre les progrès scientifiques (voir le comité (l. 14-15). il faut savoir pénétrer aux plus cachées et
national d’éthique, aujourd’hui, dans le domaine intérieures parties de l’auteur imité (l. 11-12), alors
biologique et médical). que beaucoup se contentent de s’adapt[er] seulement
au premier regard et de s’amus[er] à la beauté des
mots (l. 12-13). Bien imiter un grand auteur, c’est
Pour aller plus loin
être capable pour ainsi dire de se transformer en
rappeler que cet enthousiasme encyclopédique
lui (l. 8), d’entrer dans sa logique profonde afin
correspond au premier humanisme, conquérant
d’être en mesure de transposer à sa propre langue
et optimiste, de la première moitié du xvie siècle.
les richesses de son style. une telle pratique de
cette vision des savoirs et de l’éducation sera
l’imitation n’est pas accessible à tous.
beaucoup plus nuancée un demi-siècle plus tard :
montaigne souhaite pour l’éducation d’un enfant 3. l’énonciation
« un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que le locuteur manifeste sa présence dans l’énoncé
bien pleine » (essais, i, 26, chapitre « de l’institu- par la modalité assertive : il n’y a point de doute
tion des enfants »). (l. 3), certes (l. 14, 22). il justifie son analyse en

344 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


intervenant à la première personne : je dis ceci, n Vers le Bac (oral)
pour ce qu[e]… (l. 10). il se signale aussi par ses l’idéal humaniste apparaît dans l’idée d’un dialogue
marques de jugement : ce n’est point chose vicieuse en profondeur avec d’autres cultures, à l’opposé d’un
mais grandement louable (l. 14), chose grandement à repli sur la langue et la culture nationales ; dans l’idée
reprendre, voire odieuse (l. 16), chose certes autant aussi qu’il faut produire du neuf, qu’un progrès est
vicieuse (l. 22). ces indices d’évaluation préparent possible et qu’il y a des découvertes à faire, y compris
et accompagnent l’apostrophe finale, que l’auteur dans le domaine de la langue.
adresse à un lecteur imaginaire – je t’admoneste le modèle moral qui est prôné par l’auteur est celui
donc [ô toi qui…], l. 19) –, qui représente quiconque de l’homme « libéral » (l. 16-17, 23-24), c’est-à-dire
entend, comme lui, enrichir sa propre langue. libre et généreux, le futur « honnête homme » de l’âge
classique : c’est lui qui est capable de donner plus
4. l’imitation « vicieuse »
à sa langue parce qu’il a opéré ce travail difficile de
si l’on imite des auteurs qui partagent la même
transformation (l. 8) qui l’a fait partager de l’intérieur
langue, comme héroët et marot (l. 19), poètes de la
les richesses d’un auteur étranger.
génération précédente, le mérite n’est pas bien grand,
et le bénéfice nul pour la langue qu’il s’agit d’enrichir Pour aller plus loin
et d’accroître, puisqu’on ne trouvera jamais que des en résumé : « imiter n’est pas copier, c’est extraire
mots, sentences ou tournures qui s’y trouvent déjà. l’essence de la beauté du texte imité pour y insuffler
ce n’est guère « libéral » (généreux), et c’est d’un sa propre personnalité. » (caroline trotot, l’huma-
profit nul, de donner au vulgaire (la langue courante) nisme et la renaissance, anthologie, gF Flamma-
ce qui [est] déjà à lui (l. 23-24). rion, 2003)
cette forme d’appropriation a aussi reçu de l’histoire
5. le registre des dernières phrases
littéraire le nom d’« innutrition » : les humanistes
dans les deux dernières phrases (l. 13-24), du Bellay se nourrissent, s’imprègnent intimement des auteurs
est sévère pour les poètes français qui n’imitent de l’antiquité.
que des auteurs écrivant dans leur propre langue :
il y a d’aucuns savants même, qui s’estiment être des
meilleurs quand plus ils ressemblent un héroët ou un ronsard
marot (l. 17-19) ; cette imitation facile et stérile qui 4 Continuation des Amours ▶ p. 351
est ici vivement condamnée, c’est celle que prati-
quent ordinairement la plupart de nos poètes français Pour commencer
(l. 21-22). du Bellay se distingue donc nettement de on retrouve dans ce poème le thème humaniste
cette majorité, et invite son lecteur idéal à en faire de l’innutrition : la lecture d’une grande œuvre de
autant, dans un registre ouvertement polémique. en l’antiquité est une nourriture qui fait vivre. c’est
se tournant vers les auteurs anciens, ce sont du Bellay l’idée que traduit ronsard en termes très simples,
et la pléiade qui se présentent comme « modernes » à travers l’évocation d’une situation familière.
au sens d’aujourd’hui, soucieux d’innover dans leur
langue et d’élargir les ressources de leur création n Observation et analyse
poétique en rompant avec les habitudes de leurs 1. la situation d’énonciation
contemporains. le poète s’adresse à son serviteur, corydon (v. 2).
ce mode d’énonciation permet de donner un ton à
n Perspectives la fois autoritaire et familier, vivant et impérieux, à
l’imitation, de la théorie à la pratique l’expression de l’attirance pour la lecture d’homère.
on se limitera ici aux simples références à l’anti- le serviteur est celui qui s’occupe d’ouvrir ou de
quité, seules formes d’imitations vraiment observa- fermer la porte (v. 2, 10, 14) : il représente donc le
bles. l’imitation par la langue (vocabulaire, syntaxe) contact ou l’absence de contact avec le monde exté-
exige des outils et des connaissances inabordables rieur, lequel ne doit pas interférer avec l’immersion
en classe de première. dans le livre.
– ronsard (➤ manuel : le pin de cybelle, l’églogue, 2. le cadre de vie
p. 112 ; apollon et son fils, p. 115 ; l’iliade le poète est dans [s]a chambre (v. 11). il évoque
d’homère, p. 351) ; les actions très concrètes de faire [s]on lit (v. 6), et
– du Bellay (➤ manuel : les muses, p. 114 ; réfé- de s’habiller (m’accoutrer, v. 11), la première étant
rences à l’histoire de rome, p. 119). jugée secondaire, la seconde soumise à certaines

18. conquêtes et doutes humanistes n 345


conditions. pas d’autre détail précis en dehors de la la défense ou l’interdit, réagissant à la menace d’un
porte (v. 2, 10, 14). ce qui est ainsi mis en valeur, dehors qui dérange : enjambement des vers 5-6,
c’est le caractère intime et personnel du lieu, propice rejets au début des vers 7 et 8, rejet du vers 14 ; à
à l’activité la plus intérieure qui soit, la lecture ; c’est quoi l’on peut ajouter le rythme ternaire (4/4/4) du
aussi la clôture du lieu, protégé, coupé du dehors, vers 4. le rythme poétique traduit ainsi de possibles
telle une prison, une cellule de moine ou un tombeau perturbations (annoncées par le verbe troubler, v. 3),
(➤ perspectives). tout en mettant en relief les valeurs matérielles
(je mange, v. 7), ou divines (du ciel, v. 14), dont
3. une exigence impérieuse la lecture d’homère vient prendre la place (voir
l’impératif de la lecture qui s’impose au poète se question 4). le rythme est plus régulier (6//6), plus
traduit par l’expression de l’ordre (impératif : ferme, apaisé, quand il coïncide avec l’expression d’une
v. 2, 14 ; ouvre, v. 10 ; entre, viens, v. 11 ; laisse, volonté non contrariée (v. 1-2, 9-12).
v. 14), de la volonté (je veux, placé en tête des deux
quatrains et du second tercet : v. 1, 5, 7, 12), et même Pour aller plus loin
de la menace (v. 3-4). l’ordre donné à autrui – le on pourra comparer la représentation de l’antiquité
serviteur – exprime la priorité que représente cette dans les trois sonnets de ronsard proposés dans le
lecture pour le poète lui-même, le caractère vital de manuel pages 112, 115, et ici même. le thème de
cet « appétit ». la lecture d’homère, objet central du poème, va
4. une lecture qui fait vivre plus loin que les simples références mythologiques
– dans le second quatrain (v. 5-8), la lecture prend à cybèle ou à apollon.
la place de la nourriture : je ne veux seulement
que notre chambrière / […] m’apprête de quoi /
Érasme
je mange. c’est l’iliade qui tient lieu de nourriture 5 Éloge de la folie ▶ p. 352
pendant trois jours.
– dans les deux derniers vers, la lecture d’homère
prend la place des dieux : si un dieu voulait pour Pour commencer
moi descendre / […] ne le laisse entrer. elle tient texte traduit du latin, qui est la langue commune
donc lieu à la fois d’alimentation pour le corps et aux humanistes européens de la renaissance.
de nourriture spirituelle. érasme incarne l’humaniste européen par excellence
(➤ histoire des idées, p. 361).
n Perspectives
« trois jours » n Observation et analyse
c’est le temps passé par Jésus au tombeau, entre sa 1. la comparaison principale
mise à mort et sa résurrection. c’est aussi la durée la vie est comparée à une pièce de théâtre (l. 15), où
qui s’écoule, dans l’ancien testament, entre le chacun joue la comédie. le locuteur commence par
moment où Jonas est avalé par le « gros poisson », présenter le comparant : des acteurs sont en scène
et le moment où il est recraché sur le rivage : cet (l. 6), sans préciser ce qu’il représente. le champ
épisode est lui-même considéré comme l’annonce lexical du théâtre est largement développé dans
de la mort et de la résurrection du christ. ce n’est les phrases qui suivent (l. 6-14), avant que ne
donc pas un hasard si, chez un auteur imprégné de soit dévoilé le comparé : il en va ainsi de la vie
la lecture de la Bible autant que de celle des auteurs (l. 14-15).
grecs et latins, la formule trois jours est répétée mais on se doute déjà du sens de la comparaison avant
avec insistance (v. 1, 8, avec l’effet du rejet dans le qu’elle ne soit explicitée : d’une part, le thème de
second cas), dans un texte qui ne donne pas tant de l’opposition entre apparence et réalité était esquissé
précisions par ailleurs. cet enfermement avec le livre dès les premières lignes (on croit voi[r] […] un roi
est présenté ainsi comme une coupure avec le monde […] riche, et il est en fait pauvre, esclave, l. 1-4) ;
des vivants, une sorte de descente au tombeau, qui d’autre part, cette opposition roi (tel qu’on le
est la condition d’une véritable résurrection. voit) / esclave (tel qu’il est) réapparaît au cours du
développement du comparant : on voit que le roi est
n Vers le Bac (commentaire) un dama (c’est-à-dire un esclave, l. 12), rappel de la
les discordances rythmiques, enjambements et première phrase (roi, l. 1 ; esclave, l. 4). on sait donc
rejets, se concentrent dans les vers qui expriment bien qu’il ne s’agit pas seulement de théâtre.

346 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


2. une affirmation paradoxale bouleverser la société. l’originalité du texte est
il y a une contradiction apparente entre le statut d’attribuer les masques non aux gens du peuple qui
de roi qui vient d’être présenté (première phrase), prennent occasionnellement le rôle de roi, mais au
et ce qui est dit ici de la personne du roi : rien ne contraire aux rois établis dont le masque serait la
lui appartient ; il est même infiniment pauvre […], fonction politique, et la vérité l’âme réelle que cache
il n’est qu’un vil esclave (l. 2-4). la suite du texte le masque. ce thème d’une conversion du politique,
éclaire ce paradoxe : le statut royal relève de ces rôles appelé à puiser sa légitimité dans la droiture morale
ou masque[s] sociaux (l. 16-17) qui ne correspondent et la qualité spirituelle (l. 2), est d’une puissante
pas à l’être profond. le travestissement de la richesse portée critique.
et du pouvoir peut donc ne pas correspondre à la
5. le choix de l’énoncé
réalité d’une misère spirituelle ou morale. c’est ce
érasme ne parle pas en son nom, mais crée un mode
qui est déjà annoncé par les subordonnées d’hypo-
d’énonciation fictif en faisant parler la Folie. ce choix
thèse de la deuxième phrase : s’il n’a aucune qualité
d’énonciation lui permet de mettre sur le compte de
spirituelle (l. 2), si ses vices sont nombreux (l. 3).
cette voix singulière une prise de position extrême
on peut être roi socialement reconnu, et esclave de
(il n’y a partout que du travesti, l. 18-19), dont il peut
ses passions et de ses vices.
se dissocier aisément pour échapper à toute censure,
3. les phrases interrogatives tout en exprimant ainsi de façon voilée sa vraie
les interrogations directes animent la démonstration, pensée critique sur le fondement moral du pouvoir
en impliquant le lecteur dans cette démarche intel- politique, et sur la vérité humaine dissimulée sous
lectuelle qui consiste à bousculer les idées reçues. les apparences de la comédie (l. 19) sociale.
le locuteur (en l’occurrence la Folie) donne d’abord
la parole à un interlocuteur imaginaire : que voulez- n Perspectives
vous prouver ? me dit-on (l. 5), auquel le lecteur peut 1. le théâtre antique
s’identifier. l’intérêt du texte est ainsi relancé. les le théâtre antique présente l’intérêt, pour l’argu-
deux autres questions sont des interrogations oratoires mentation d’érasme, de vraiment faire appel à des
(l. 8-10, 15-17) qui sollicitent l’approbation, d’abord masques (qui dissimulaient le visage des acteurs
pour mettre en scène, au sens propre, le risque qu’il et servaient en même temps de porte-voix), et de
y a à mettre à nu la vérité (ne va-t-il pas troubler faire jouer pour de bon des rôles de femmes par
toute la pièce ?, l. 8-9), ensuite pour faire partager des hommes (voir l. 10-11) : à rome, les femmes
au lecteur les conclusions obtenues : qu’est-ce autre ne pouvaient exercer le métier d’acteur.
chose qu’une pièce de théâtre ? (l. 15). la conduite
2. un grand thème baroque
de l’argumentation s’apparente ainsi elle-même à
dans la vision baroque du monde, tout est illusion, et
un drame, avec ses péripéties et ses dialogues, son
le monde est un grand théâtre. c’est déjà le thème qui
nœud (l’incompréhension apparente, l. 5) et son
s’annonce ici : la vie n’est rien d’autre qu’une pièce
dénouement (l’explication finale, l. 15-17).
de théâtre (l. 15), il n’y a partout que du travesti,
4. le thème de l’inversion des rôles et la comédie de la vie ne se joue pas différemment
en temps de carnaval, n’importe qui peut prendre (l. 18-19). c’est l’un des grands thèmes, en particulier,
le masque de roi, et les puissants laissent pour un du théâtre de shakespeare.
temps d’autres jouer leur rôle. pour érasme, ici,
c’est le statut habituel, socialement reconnu, qui n Vers le Bac (invention)
est un rôle, une illusion (l. 13) ; et l’inversion des l’éloge de la folie présente un exemple d’éloge para-
rôles consiste à dévoiler les faiblesses réelles que doxal puisque la Folie, habituellement condamnée par
dissimulent les masques, donc à changer toutes les l’opinion commune (la doxa), y incarne une forme
apparences (l. 10), comme au théâtre quand tombent de sagesse. on pourra s’en inspirer pour cet éloge
les masques : la femme de la scène soudain apparaît de l’illusion, qui dispose de différents arguments
un homme, le jouvenceau, un vieillard ; on voit que possibles :
le roi est un dama… (l. 10-13). de même que le – argument pratique : « faire illusion », c’est néces-
temps du carnaval est un temps d’exception, limité saire pour vivre et réussir, dans la vie animale comme
dans le temps, qui ne doit pas affecter la vie sociale dans la société des hommes ;
dans la durée, de même il ne faut pas toucher aux – argument historique : ce sont les grandes illusions
masques et aux rôles habituels si l’on ne veut pas qui ont fait avancer l’humanité (christophe colomb

18. conquêtes et doutes humanistes n 347


qui croit prendre la route des indes, l’illusion lyrique 3. les procédés descriptifs
des révolutions romantiques du xixe siècle, etc.) ; marot emploie diverses figures expressives qui
– argument esthétique : l’illusion embellit le monde exacerbent l’impression de danger et d’angoisse :
(heureusement qu’on ne voit pas la réalité telle qu’elle – l’hypotypose, qui consiste à donner à voir les
est…) ; on aime céder à l’emprise de l’illusion quand serpents décrits, et par les présentatifs (voir
on lit un roman ou que l’on assiste à une pièce de question 2), et par les détails descriptifs (v. 13, 15,
théâtre (sans illusion, pas d’art !). 17, 19) ;
– l’anaphore : celui qui (v. 13, 15, 17), qui fait
Pour aller plus loin ressortir la multitude et la variété des serpents repré-
on peut rapprocher la pensée d’érasme de la pensée sentés ;
contemporaine de machiavel (le Prince, 1513), très – l’accumulation (renforcée par des allitérations et
lucide sur la réalité morale (c’est-à-dire amorale ou assonances) : épithètes descriptives des vers 1-2, 11 ;
immorale…) du pouvoir politique. – le champ lexical du mal et de la souffrance :
envenimés (v. 1), mordants, maudits (v. 2), piquant,
dangereux, (v. 4), etc.
Marot
6 L’Enfer ▶ p. 353 4. la satire de la justice
à travers l’image des serpents, marot dénonce la
Pour commencer froideur inhumaine (v. 19, 22) de la justice de son
une poésie originale, même si l’allégorie n’est pas temps, son agressivité sournoise, la mort qu’elle
immédiatement accessible à un lecteur d’aujourd’hui : répand (image du venin) et la haine qu’elle répand
ce texte montre que l’esprit critique de l’humanisme dans les familles (v. 20). l’image fantastique des
peut s’exprimer à travers les genres poétiques, grâce serpents qui jettent le feu (v. 3, 13) renvoie à l’image
aux ressources de l’imagination, et pas seulement du serpent tentateur de la genèse, image du diable.
dans la prose narrative ou argumentative. comme le diable (du grec dia-bolos = « qui sépare,
qui divise »), les serpents-procès sèment la discorde
n Observation et analyse au lieu de réconcilier. ils sont bien chez eux dans cet
1. la figure dominante espace infernal où cerberus guide le poète. cette
c’est une allégorie : la forme concrète du serpent imagerie fantastique associe la cible de marot, la
figure le fonctionnement de la justice (entité abs- justice, au mal absolu, ce qui justifie d’autant plus
traite). la dénonciation critique.
– dans un premier temps (v. 1-8), le texte livre
une vue d’ensemble de ces serpents symboliques, n Perspectives
jusqu’au dévoilement de leur nom qui explicite l’imagerie fantastique
l’allégorie : Procès (v. 8). on pense surtout aux animaux monstrueux peints
– dans un deuxième temps (v. 9-22), la typologie par Jérôme Bosch (1450-1516), dans le jugement
se fait plus précise, et ces serpents se différencient, dernier, par exemple : ils ont aussi souvent une
avec des valeurs symboliques elles aussi différentes : signification symbolique, mais qui renvoie plus à
on peut identifier notamment des allusions à la la nature humaine (les différents péchés) qu’à des
pratique de la torture (v. 13), à des procès expéditifs institutions sociales comme la justice.
(v. 16), à des affaires familiales qui traînent en
longueur (v. 19-22).
n Vers le Bac (oral)
le serpent est bien choisi en raison de sa richesse
2. la situation d’énonciation symbolique dans la représentation du mal (voir
c’est le chien cerberus qui s’adresse au poète (voir question 4) : il exprime bien, par sa forme et son
la présentation) : regarde un peu (v. 10). il fait mode de déplacement (v. 19), la sinuosité compliquée
office de guide, recourant à des présentatifs et à et retorse des procédures judiciaires ; mais il peut
des déictiques pour décrire le spectacle qui s’offre aussi être cause de mort violente par son venin.
à eux : ce sont, en voilà (v. 10), ainsi (v. 13, 15), marot exploite toutes les potentialités de l’animal
ce froid-là (v. 19). le poète est donc en position de en jouant sur la multiplicité de ses formes et de ses
visiteur et de destinataire : il sert ainsi de relais à la significations dans un texte en forme d’inventaire : les
curiosité du lecteur, lui aussi en position de visiteur serpents grouillent et sont partout – telle est l’image
fasciné et terrifié ! dominante qui ressort finalement de ce texte.

348 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


Pour aller plus loin et c’est toujours en s’engageant personnellement
montrer en conclusion que la raison humaniste dans son énoncé qu’il explique pourquoi il se limite
n’exclut pas l’imagination poétique, qui peut s’élever à quelques exemples : je pourrais réciter beaucoup
jusqu’au fantastique. rapprocher ce texte de la tradi- de semblables exemples (l. 23-24). en reproduisant
tion de l’écriture satirique et polémique (➤ manuel, les étapes successives de son travail d’élucidation
chapitre 16). et d’explication, à la première personne, l’auteur
cherche à se montrer proche de son lecteur et à
lui prouver sa probité intellectuelle pour mieux le
calvin
7 Traité des reliques ▶ p. 354
convaincre. il montre un « éthos » (en rhétorique,
image que l’orateur cherche à donner de lui-même)
susceptible de gagner la confiance du lecteur.
n Pour commencer
3. le registre du texte
calvin est plus connu pour son rôle capital aux
origines du courant protestant que pour son talent le texte est ironique et satirique : il montre à quel
d’écrivain. il mérite pourtant d’être lu comme tel : point la croyance aux reliques choque la raison la plus
c’est ce que montre cette allègre critique du culte élémentaire. il cherche à tourner en ridicule ce culte
catholique des reliques des saints. en mettant en pleine lumière ses invraisemblances
et ses incohérences. pour peu qu’on ouvre les yeux,
n Observation et analyse c’est là une moquerie tant sotte et lourde (l. 11-12)
1. arguments et exemples qu’on ne peut qu’en rire. les allusions plaisantes au
l’argument principal est celui de la quantité : puisque nombre de corps des apôtres et des saints (l. 9-10),
les reliques abondent dans de très nombreux lieux au membre de cerf (l. 20), et à la pierre d’éponge
saints (abbayes, couvents, églises, chapelles, etc., (l. 23-24) transformées en reliques de saints confir-
l. 15-16) et que les corps des saints, eux, sont en ment cette veine satirique.
nombre limité, il est arithmétiquement impossible 4. une démarche humaniste
que d’aussi nombreuses reliques soient authentiques,
calvin en appelle aux principes de la raison (l. 4) et
donc la plupart sont fausses, ce qui invalide le culte
de la logique pour dénoncer une mystification qui
des reliques dans son ensemble.
repose sur la crédulité et la naïveté des masses incul-
les exemples restent dans un premier temps hypo-
tes. le culte des reliques, à cet égard, est exemplaire
thétiques : chacun apôtre aurait plus de quatre corps
d’un pouvoir religieux fondé sur l’infantilisation des
(l. 9). mais ils sont déjà très concrets : ils donnent
hommes. alors que l’église tend à persuader (l. 2-3)
à voir les corps que l’on peut recomposer à partir
en faisant croire des choses fausses, la démarche
des reliques, et à conclure très naturellement à leur
rationnelle consiste à faire en sorte que tout esprit
caractère fictif et mensonger selon un raisonnement
ne puisse que constater en toute évidence où est la
par l’absurde. les exemples sont plus précis vers
vérité (évidemment, l. 3 ; ouvrira lors les yeux, l. 4) :
la fin du texte, tout en se limitant à une ville réelle
le but n’est pas de convaincre, de faire adhérer à une
(l. 18) : le faux bras de saint antoine (l. 18-19) et la
thèse, mais de donner à voir le vrai. cette défiance
fausse cervelle de saint Pierre (l. 21) illustrent à eux
vis-à-vis de l’irrationnel et cette confiance prioritai-
seuls l’ensemble de la mystification. c’est pourquoi
rement accordée à la raison humaine sont typiques
l’auteur peut user de prétérition pour justifier un
de l’esprit humaniste.
choix d’exemples aussi sélectif : je pourrais réciter
beaucoup de semblables exemples, mais ceux-ci n Perspectives
suffiront… (l. 24-25).
des accusations graves
2. la mise en scène de l’énonciation ces accusations sont graves à la fois par leur contenu
l’auteur éveille l’attention en annonçant qu’il va (elles mettent en question une pratique de piété très
dévoiler la vérité et en anticipant sur la démonstra- répandue, et entretenue depuis longtemps par l’église
tion qui suit : quand j’aurai remontré évidemment catholique), et par leur ton (une satire moqueuse
(l. 3). il reconnaît honnêtement les obstacles qu’il qui paraît prendre pour cible, à travers les reliques,
rencontre sur le chemin de cette vérité : je ne puis le culte des saints auquel les catholiques sont très
pas faire en ce livret tout ce que je voudrais bien attachés). elles ne peuvent donc que creuser l’écart
(l. 6), mais fait partager au lecteur sa démarche entre partisans de la réforme et milieux catholiques
empirique et hypothétique : je pensais que (l. 12). en cette moitié de xvie siècle.

18. conquêtes et doutes humanistes n 349


n Vers le Bac (commentaire) se comportent niaisement (l. 7), une canaille (l. 10)
la démonstration s’adresse à tous : il s’agit de toucher qui se fait duper, des lourdauds (l. 15) qui sont eux-
quiconque aura un petit de prudence et raison (l. 4), mêmes complices de l’esclavage qu’ils subissent.
à propos d’une erreur qui a pu aveugler toute la terre le jugement est très sévère : la Boétie accuse ces
(l. 12). l’auteur entreprend donc de fonder sur des peuples de consentir par bêtise à leur servitude en se
arguments de portée universelle une analyse destinée laissant séduire par les fausses largesses (l. 13) des
à mettre fin à cette illusion universelle. dans ce but, tyrans qui les exploitent (spectacles, festins, etc. :
il parle en son nom mais fait appel à l’évidence (l. 3) ; panem et circenses).
il formule des hypothèses en imaginant le contenu
2. la « belle libéralité » des tyrans
de registres qu’il n’a pas (l. 6-12) ; il fait des projec-
les tyrans recourent à des appâts (l. 3), à des allé-
tions chiffrées à partir de ce que contient une seule
chements (l. 4) qui sont surtout de deux sortes :
église, démarche hypothétique encore (l. 12-18) ;
il se limite enfin à deux exemples particuliers, censés – d’une part, des divertissements : les théâtres,
suffire (l. 18-24), mais qui ne sont pas tirés de son les jeux, les farces, les spectacles… (l. 1-2), autant
expérience (le je est absent alors). de passe-temps (l. 6) qui abrutissent et abêtissent le
peuple, satisfait de ce vain plaisir (l. 6) qui lui fait
au total, si l’auteur se réfère à son expérience,
accepter son asservissement ;
ce n’est donc pas pour se restreindre à des cas
particuliers qu’il serait seul à connaître, mais pour – d’autre part, le plaisir de la bouche (l. 11) : festin[s]
présenter sa méthode intellectuelle elle-même comme public[s] (l. 18), blé et vin (l. 13-14) accompagnés de
exemplaire, au sens où tout lecteur de bon sens peut menue monnaie (un sesterce, l. 14) : la population
s’y reconnaître. dès lors, le je n’est pas contraire vend sa liberté pour une esculée de soupe (l. 12).
à la recherche d’une vérité universelle, parce que l’ensemble est bien résumé par la formule latine
c’est un je intellectuel (je pensais, l. 12) et non panem et circenses (« le pain et les jeux »). les
autobiographique, comme le sera au siècle suivant tyrans semblent faire preuve de libéralité (l. 18)
le sujet de la philosophie cartésienne. quand ils s’assurent au contraire, par ces moyens,
une domination totale sur leurs sujets.
Pour aller plus loin 3. rythmes et images
on rapprochera ce texte du groupement proposé en le premier paragraphe commence par deux phrases
fin de 4e partie : « Faire rire pour convaincre », et en de construction symétrique :
particulier du texte de pascal qui pose la question : – les moyens (de l’asservissement) ;
peut-on « [s]e moquer des choses saintes » ?
– les acteurs (peuples, l. 2 ; tyrans, l. 4) ;
les protestants (disciples de calvin) et les jansénistes
– le but et le résultat (servitude, l. 3 ; joug, l. 5).
(proches des idées de pascal) seront les uns et les
l’énumération initiale (les théâtres, les jeux
autres victimes de persécutions à la fin du règne
[…] les tableaux…, l. 1-2) fait ressortir l’effet de
de louis xiv (➤ voltaire, traité sur la tolérance,
saturation produit par ces multiples sources de
manuel, p. 308).
divertissement. le rythme ternaire (les appâts
[…], le prix […], les outils…, l. 3 ; ce moyen, cette
La Boétie pratique, ces alléchements, l. 4) donne un aspect
8 Discours de la servitude volontaire ▶ p. 355 systématique et redoutablement efficace à cette
stratégie d’abrutissement des masses. quant aux
images, elles soulignent à la fois cette efficacité et
Pour commencer
la faiblesse déplorable des réactions populaires :
le discours de la servitude volontaire est le premier métaphores lexicalisées des drogueries (l. 2) et du
grand essai politique de langue française. il annonce joug (l. 5), comparaison avec les petits enfants éblouis
les grands textes des lumières, de montesquieu à par de beaux livres (l. 7-8), mise en valeur par la
rousseau, en matière de philosophie politique, et jus- cadence mineure de la troisième phrase (l. 5-8).
qu’à la pensée libérale du xixe siècle (tocqueville).
4. démonstration et émotion
n Observation et analyse par leur générosité apparente, les tyrans ne font
1. servitude et sottise que restituer une partie du butin qu’ils dérobent
les populations asservies sont comparées à des petits en réalité à la population ; ce qu’ils feignent de
enfants (l. 7) : ce sont des peuples assotis (l. 5) qui donner, ils ont commencé par le voler : cela même

350 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


qu’ils recouvraient, le tyran ne leur eût pu donner, de vue économique, comment l’état est tout à fait
si devant il ne l’avait ôté à eux-mêmes (l. 16-17). capable de donner ostensiblement d’une main,
pour montrer ce double mouvement symétrique par d’apparents cadeaux fiscaux, ce qu’il reprend
de don apparent et de spoliation réelle, la Boétie discrètement de l’autre, selon un processus qui
oppose pour finir, en un exemple, aujourd’hui (le don s’apparente à celui que décrit la Boétie dans le
reçu, preuve de libéralité, l. 17-18) et le lendemain deuxième paragraphe.
(le vol réel, preuve de tyrannie, l. 19-20) : autrement
dit, le maigre sesterce offert ne vise qu’à acheter le Pour aller plus loin
silence des masses (l. 21) ; et la symétrie apparente groupement de textes sur « l’essai politique » :
entre le don et le vol dissimule en fait une profonde – la Boétie, de la servitude volontaire (➤ manuel,
disproportion : ce que prend le pouvoir, ce n’est pas p. 355) ;
seulement de l’argent, puisqu’il faut abandonner – montesquieu, l’esprit des lois (➤ p. 405) ;
même ses enfants à la luxure, son sang même à la – rousseau, discours sur l’origine et les fondements
cruauté de ces magnifiques empereurs (l. 19-20). de l’inégalité parmi les hommes (➤p. 323) ;
l’analyse du processus économique est donc d’une – diderot, réfutation d’helvétius (➤p. 406) ;
grande rigueur, mais elle n’exclut pas la puissance – Kant, qu’est-ce que les lumières ? (➤p. 407) ;
oratoire (rythme ternaire + gradation pour avarice – tocqueville, de la démocratie en amérique
[…], luxure […], cruauté…, l. 19-20) ou l’art de (➤ p. 327) ;
la mise en scène dans la représentation de la foule – camus, l’homme révolté (➤p. 326).
dupée : ouïr crier : vive le roi ! (l. 14), bénissant
tibère et néron (l. 18), ne se remuait non plus qu’une
souche (l. 21). c’est ce qui témoigne de l’émotion Las casas
de l’auteur, scandalisé par une telle acceptation de
la servitude.
9 Très Brève Relation
de la destruction des Indes ▶ p. 356

n Perspectives
érasme et la boétie Pour commencer
insister sur le statut discursif et générique de cette
les deux auteurs ont en commun de montrer l’im-
« relation » : un récit (tout au moins dans les chapitres
portance de l’illusion dans le fonctionnement de la
précédents) qui est aussi et surtout ici une déclara-
société. pour érasme, la hiérarchie sociale et politique
tion, un témoignage destiné à peser concrètement
est acceptée par tous à la manière d’un théâtre où
sur des décisions politiques, un discours à visée
les masques et les rôles sont convaincants. pour
pragmatique.
la Boétie aussi, la vérité du système tyrannique est
dissimulée par un jeu de masques et d’apparences : n Observation et analyse
les tyrans se font passer pour généreux, et le peuple
1. une déclaration officielle
croit naïvement aux avantages de son sort, alors
l’auteur donne un caractère solennel à son propos
même qu’il est exploité et asservi.
au moyen de formules d’attestation et de modalités
assertives renforcées : je déclare devant dieu et ma
n Vers le Bac (invention)
conscience que… (l. 1-2), qu’ils tiennent pour vraie
il est facile de substituer à l’énumération de la la vérité suivante… (l. 10), moi, frère bartolomé de
Boétie – les théâtres, les jeux, les farces…, l. 1 – las casas… (l. 17-18), je suis ici par compassion
des équivalents actuels : la télévision, les jeux pour… (l. 21-22). l’auteur insiste sur les conditions
vidéo, le football, etc. même si la société démocra- de son énonciation (nom, lieu, circonstances, but)
tique n’a rien à voir avec l’empire romain, d’autres pour donner plus de poids à l’énoncé. il espère
formes d’aliénation existent, qui font oublier ainsi obtenir l’assentiment du pouvoir au plus haut
aujourd’hui encore aux peuples assotis (l. 5) leur niveau.
condition d’existence réelle et les détournent d’une
réflexion politique critique. on pourra se reporter 2. l’expression de l’horreur
au texte de tocqueville (➤ manuel, p. 327) pour l’auteur utilise l’énumération (l. 3-5), qui reflète
voir comment l’état démocratique aussi tend à la quantité infinie des barbaries commises par les
faire de ses populations un « troupeau d’animaux espagnols aux « indes » (c’est-à-dire en amérique) ;
timides ». on peut montrer, par ailleurs, d’un point l’ampleur de la période avec le mouvement ascendant

18. conquêtes et doutes humanistes n 351


d’une longue protase (l. 6-13) ; des effets de symétrie (l. 19), grâce à son statut de religieux à la fois
rythmique (accusent, abominent, détestent / cupidité, impliqué (il connaît bien les pays et les faits dont
ambition, cruauté, l. 9-10) qui mettent en parallèle il parle) et distant (il n’adhère pas à la politique
les maux et le remède recherché ; le rythme ternaire de colonisation telle qu’elle a été mise en œuvre
encore pour torts, vols, et trahisons (l. 13). tous ces sous ses yeux). il a donc à la fois une fonction
procédés amplifient l’image des horreurs commises d’accusateur, puisqu’il dénonce des crimes dont il
par la colonisation espagnole. dresse la liste, et de prédicateur, puisqu’il incite à la
conversion. conscient des crimes de sa patrie, il ne
3. la sauvagerie des « civilisés » souhaite pas pour autant qu’elle s’enferme dans le
d’un côté des nations innocentes (l. 7-8), les peuples péché et soit châtiée par dieu (l. 22-23) : d’où sa
des indes ; de l’autre la cruauté des espagnols compassion (l. 21-22) pour cette nation à laquelle
(l. 9-10), coupables de toutes les horreurs. les faits il appartient, aussi coupable qu’elle soit, ainsi que
imposent donc, pour l’auteur, que l’on inverse le pour quelques personnes remarquables (l. 24) qui
système des représentations qui associe habituelle- méritent de voir racheter les péchés de leur peuple,
ment le civilisé à l’occident chrétien et le sauvage aussi considérables qu’ils soient. l’auteur est solidaire
aux habitant des terres découvertes : jamais nulle du salut de son peuple.
part les indiens n’ont fait de mal à un chrétien sans
avoir d’abord subi de la part des chrétiens des torts, n Perspectives
des vols et des trahisons (l. 11-13). les qualités éloquence judiciaire, éloquence religieuse
morales sont donc réservées aux prétendus sauvages,
à la rhétorique du réquisitoire s’apparentent la
et l’action barbare chez les occidentaux qui se disent
recherche de la vérité dans l’exposé des faits et la
civilisés. le deuxième paragraphe nuance toutefois
véhémence de l’accusation (l. 2-6, 9-16). à l’élo-
cette représentation manichéenne, puisque l’occident
quence religieuse s’apparentent l’éthos du prédicateur
chrétien doit être capable, éclairé par la foi, de prendre
inspiré et envoyé par dieu (l. 1, 17-18) ainsi que
conscience de l’ampleur de ses péchés.
l’appel à la compassion et à la conversion des âmes
4. les convictions de l’auteur qu’il cherche à atteindre (l. 6-8, 19-26).
las casas est espagnol et chrétien, et c’est en tant
que tel qu’il s’adresse solennellement à ses compa-
n Vers le Bac (dissertation)
triotes : je déclare devant dieu (l. 1), moi, frère […] le rôle de prophète joué par l’écrivain paraît légitime
de l’ordre de saint dominique (l. 17-18). il s’ex- dans des périodes de troubles graves dont il est un
prime au nom de la vérité (dans l’établissement des témoin privilégié. c’est ainsi que d’aubigné peut à
faits) et de la charité (dans la compassion pour les bon droit se présenter comme un nouveau Jonas, et
victimes, mais aussi pour les âmes des espagnols las casas interpeller ses contemporains à la cour
pécheurs) : en chrétien, il ne peut admettre qu’un d’espagne. le premier, par l’expression poétique
peuple qui se réclame de cette confession ait commis d’une langue riche en images, peut faire mémoire
de telles horreurs, aux antipodes du message évan- de la violence des temps ; le second, par la puissance
gélique le plus élémentaire de respect du prochain oratoire d’un discours aussi précis que saisissant,
(l. 23-24). il distingue donc d’une part les chrétiens peut espérer peser sur l’avenir. dans les deux cas,
qui ont agi ainsi et qui ne sont chrétiens que de nom l’intertexte biblique et l’éloquence religieuse mettent
(l. 13, 15), et d’autre part les chrétiens dignes de l’écrivain en position d’éclairer ses contemporains
ce nom à qui il s’adresse et dont il attend à présent en s’élevant au-dessus des enjeux immédiats d’une
compassion (l. 7) et compréhension. à travers les manière irremplaçable.
actions qui ont été menées aux indes en son nom,
la castille chrétienne a gravement péché contre Pour aller plus loin
sa foi et son honneur (l. 23) : elle n’est donc pas l’écrivain Jean-claude carrière s’est largement
seulement coupable devant les hommes et devant inspiré des textes de las casas pour faire de lui
l’histoire, mais devant dieu, le dieu même qu’elle l’un des personnages de sa pièce : la controverse
prétend servir. de valladolid (1998). on pourra s’interroger à
cette occasion sur l’intérêt de la lecture de tels
5. mission et « compassion » textes pour aujourd’hui, à notre époque qui s’in-
las casas se sent investi d’une mission : témoigner terroge sur la manière d’interpréter l’héritage de
de la vérité et essayer de chasser l’enfer des indes la colonisation.

352 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


de l’adjectif possessif montre que ces vêtements
Léry
sont aussi des prolongements du moi, qui souffre
10 Histoire d’un voyage fait de se voir ainsi atteint dans sa personne, et qu’ils
en la terre du Brésil ▶ p. 357
sont les signes d’un sentiment de propriété dont il
doit se défaire pour s’ouvrir à l’autre. le narrateur
Pour commencer change de système d’énonciation et passe au présent
le contexte du voyage de Jean de léry au Brésil d’habitude pour évoquer le moment où les vêtements
est plein de péripéties : alors qu’il participait au sont restitués : rendent le tout à ceux à qui elles
nouveau monde à la création d’une colonie servant appartiennent (l. 20-21). c’est bien le signe qu’il a
de refuge pour les protestants, il est chassé avec dû sortir de lui-même pour engager une forme de
d’autres protestants par un chef de mission devenu conversion.
catholique. c’est ce qui le conduit à vivre plusieurs de même que le dépouillement momentané des vête-
mois avec les indiens. ments, le changement de nom marque une nouvelle
vie, comme dans le sacrement du baptême et dans
n Observation et analyse tout rite initiatique. là encore, l’épreuve pourrait être
1. une première rencontre négative, et elle l’est dans un premier temps : au lieu
l’épisode se situe lors d’une première rencontre : de dire jean ils disaient nian (l. 24) – ce qui n’est
la première fois que je les fréquentai (l. 4-5). c’est guère gratifiant pour le moi ! mais ce dernier sait
pourquoi il peut être exemplaire de ce que ressentent aussi quitter son nom, ou plutôt le reformuler dans
des européens qui se trouvent au commencement la langue d’autrui : lery-oussou (l. 27), heureuse
merveilleusement frappés d’étonnement au milieu solution pour concilier son identité maintenue et sa
des indiens (l. 3-4). les sauvages ne connaissent reconnaissance par autrui : vraiment voilà un beau
pas encore le voyageur dont ils cherchent à savoir le nom (l. 29). la dépossession apparente devient ainsi
nom (l. 10-12), et c’est à cette première présentation une métamorphos[e] (l. 31) positive.
que la scène nous fait assister.
mais le narrateur, au moment où il raconte, montre 4. problèmes de communication
qu’il a eu depuis lors d’autres occasions de progres- l’auteur propose une transcription graphique d’abord
ser dans la langue de ces indiens (ce qui pour moi des noms de peuples (l. 1) et de lieux (l. 8), puis des
alors était du haut allemand, l. 12 ; qui discourût paroles étrangères : marapé-dereré, marapé-dereré
si bien […] que j’ai depuis fait avec nos sauvages, (l. 11). le but n’est pas de souligner ainsi l’étrangeté
l. 32) et dans la connaissance de leurs mœurs, à la ou le ridicule de formules barbares, mais au contraire
faveur d’autres rencontres (comme l’expérience de faire preuve d’attention pour la langue de l’autre,
me l’a montré plusieurs fois depuis, l. 17). il peut en ce qui concerne à la fois son identité et la question
donc décrire au présent d’habitude leur manière de de la communication. quand l’auteur rapporte au
faire (l. 18), à la lumière de l’expérience acquise discours direct les propos des indiens (l. 11) ou
après coup. reproduit des termes de leur lexique (l. 27, 18, 30),
2. les étapes de la découverte ce qui est en jeu, c’est précisément la manière de
– dans un premier temps, l’auteur subit passivement s’appeler, de se nommer, de se considérer (quel est
les questions (l. 10-12) et les gestes (l. 12-16) des ton nom ?, l. 11-12 ; lery-oussou, l. 27 ; expres-
indiens, qui le laissent tout perdu après l’avoir sion d’admiration teh !, l. 28 ; mair, c’est-à-dire
dépouillé (l. 16-17). […] Français, l. 30). autrement dit, alors que ces
– dans un deuxième temps, il récupère ses hardes expressions étrangères auraient pu être un obstacle,
(l. 20-21) et sa parole (l. 26-29) en trouvant le nom l’auteur les transforme en signes de contact et en
qui lui permet de se faire reconnaître (l. 29-30). preuves d’attention réciproque. sa trouvaille géniale
la communication est alors bien établie (l. 30-32). consiste à trouver un équivalent de son nom dans la
langue des indiens, après conseils de l’interprète :
3. l’épreuve de la dépossession il fallait que je m’arrange pour leur nommer une
le voyageur doit d’abord accepter d’abandonner une chose qui leur fût connue (l. 24-25). le nom de lery
part de lui-même : c’est ce que traduisent métonymi- devient ainsi lui-même un mot commun aux deux
quement les hardes (l. 12-16) qui portent la marque langues, et un moyen de communiquer (l. 27-30).
de son origine européenne : mon chapeau, mon épée, dès lors, il sera facile de bien discour[ir] (l. 32)
ma ceinture, ma casaque (l. 13-14). la récurrence avec ce peuple.

18. conquêtes et doutes humanistes n 353


5. le registre de la chute question du nom, puis à manifester la satisfaction de
chute humoristique (distance de l’auteur par rapport la réponse obtenue. ils correspondent aux moments
à lui-même, métamorphosé en huître, l. 31), et même essentiels de l’entrée en contact.
burlesque puisque l’auteur s’applique plaisamment à
lui-même le modèle épique de l’odyssée, mais pour Pour aller plus loin
se mettre du côté des cochons – les compagnons deux siècles avant rousseau, Jean de léry contri-
d’ulysse transformés par circé – alors que ce sont bue à une première émergence du mythe du « bon
les sauvages qui sont comparés au héros, ulysse sauvage ». voir cet autre passage situé un peu avant
(l. 32). Jean de léry suscite ainsi la sympathie du l’extrait du manuel :
lecteur : l’humilité de l’image finale, qui montre « quant à l’organisation civile de nos sauvages,
l’aptitude de l’auteur à s’appliquer des comparaisons c’est une chose presque incroyable, et qui ne peut se
peu valorisantes et à faire rire de lui-même, rejoint dire sans faire honte à ceux qui ont les lois divines
l’attitude humble adoptée pendant toute la rencontre. et humaines, comme, conduits seulement par leur
c’est parce que l’auteur témoigne de cette faculté de naturel, quelque dégradé qu’il soit, ils sont unis et
détachement qu’il a pu être à l’écoute des sauvages vivent si bien en paix les uns avec les autres. »
et nouer avec eux un contact durable au lieu de
chercher à leur imposer ses manières de faire avec
Montaigne
la morgue d’un occidental supérieur. il n’y a certes
pas plus humain que cette huître !
11 Essais ▶ p. 359

n Perspectives Pour commencer


violence ou dialogue dans les essais où la personne de l’auteur s’impose
– chez las casas : ravages, meurtres, cruautés, souvent au premier plan, il est rare que la parole
cupidité, trahisons… la liste des méfaits commis soit à ce point accordée à d’autres voix. il faut donc
par les espagnols est sans fin ; la communication s’interroger sur les raisons et les effets d’une présence
ne passe pas par la parole, et repose sur un horrible aussi massive du discours rapporté.
malentendu : les indiens prennent les espagnols
pour des dieux avant de voir en eux des monstres n Observation et analyse
(l. 13-16). 1. la « réponse » des indiens
– chez Jean de léry : l’agression apparente (du voya- le texte est composé en deux volets parfaitement
geur par les sauvages) n’est qu’un jeu ; l’européen symétriques. les indiens répondent aux espagnols
se laisse défaire de son épée et ne cherche jamais à terme à terme, en suivant exactement le même
en faire usage ; la recherche d’un langage commun, ordre :
de part et d’autre, aboutit à la possibilité d’une – qu’ils étaient gens paisibles (l. 3) / quant à
communication. l’européen choisit non de prendre, être paisibles, ils n’en portaient pas la mine
mais de laisser prendre : il accepte même de donner (l. 11-12) ;
une part de lui-même pour se faire comprendre et – envoyés de la part du roi de castille (l. 4) / quant
reconnaître. c’est la loi du partage (symbolique : par à leur roi (l. 12) ;
le dialogue), non du pillage qui en est l’antithèse. – auquel le pape […] avait donné (l. 5) / celui qui
lui avait fait cette distribution… (l. 13-15) ;
n Vers le Bac (commentaire) – leur demandaient des vivres (l. 7) / quant aux
on peut distinguer le discours direct en langue vivres (l. 15) ;
originale (l. 11, 28), et le discours direct en version – et de l’or… (l. 7-8) / d’or, ils en avaient peu
française (l. 11-12, 29-30). il n’y a pas en tout cas de (l. 16) ;
discours indirect. l’auteur cherche donc à rester le – la créance d’un seul dieu (l. 8-9) / quant à un seul
plus près possible de la réalité des paroles de l’autre, dieu (l. 20) ;
ce qui est un moyen de montrer la distance qui les – y ajoutant quelques menaces (l. 10) / quant aux
sépare de lui – en même temps qu’une curiosité menaces… (l. 23-24).
et un émerveillement qui font écho à ses propres la réponse est donc méthodique et exhaustive : elle
sentiments. car ils sont aussi curieux de savoir qui ne néglige aucun des points abordés. seule exception
il est que lui de les comprendre : les deux passages apparente : les indiens ne semblent pas répondre
au discours direct consistent d’abord à poser la à la demande de soumission (que, s’ils voulaient

354 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


lui être tributaires…, l. 6). c’est que la réponse, 4. critique de la religion catholique
sur ce point, est gardée pour fin (ils n’étaient pas les reproches de montaigne s’adressent aux visées
accoutumés de prendre en bonne part…, l. 25-26) : conquérantes de l’église catholique de son temps,
fermement négative et accompagnée d’arguments qui cherche à christianiser le nouveau monde par
visibles (leur montrant les têtes, l. 27-28), elle ne la manière forte : le pape, représentant dieu sur
peut que clore l’entretien ! terre (l. 5), s’accorde une puissance temporelle qui
le fait disposer de toutes les terres du monde comme
2. le discours indirect bon lui semble. en faisant de lui, par la voix des
montaigne rapporte le discours des deux groupes indiens qui le désignent d’une périphrase (l. 13), un
en présence selon la même modalité de discours homme aimant dissension (l. 13-14), montaigne met
rapporté le discours indirect (qui, au xvie siècle, en question cet appétit dangereux des possessions
peut s’étendre sur plusieurs phrases sans reprise matérielles qui contredit le message évangélique
du verbe introducteur, ce qui ne serait pas possible de l’église. ces chrétiens qui parlent de paix mais
aujourd’hui). ce choix permet de mettre les deux viennent en armes et demandent la soumission, qui
discours sur le même plan, en respectant l’enchaî- se réclament d’un seul dieu mais pensent surtout
nement des propositions sans introduire d’éléments à l’or (à la quête de leurs mines, l. 1), ne risquent
distinctifs qui tiendraient au ton, au niveau de langue, guère d’apparaître comme des modèles aux yeux
etc. de ce fait, le discours des indiens paraît d’autant des peuples qui découvrent le christianisme à travers
plus mimer celui des espagnols qui viennent les eux.
interpeller, avec un effet de miroir qui abolit toute
5. « la balbutie de cette enfance »
différence entre discours occidental et discours
« sauvage ». montaigne reproduit ironiquement le discours
européen dominant, qui voit dans les sauvages du
3. l’intelligence des « sauvages » nouveau monde des êtres inférieurs, encore dans
– les indiens font preuve de perspicacité en décelant l’enfance (l. 29), incapables de formuler une pensée
chez leurs visiteurs des intentions qui ne sont pas si logique et capables seulement de balbuti[er] (l. 29).
paisibles (l. 11) : ils perçoivent la contradiction, chez or il vient de montrer longuement que les indiens
les espagnols, entre ce mot et la réalité des menaces ne sont pas du tout des enfants qui balbutient, tout
proférées (l. 10) par des gens armés (l. 26-27). au contraire (voir question 3) ! ce propos européo-
centrique se détruit donc de lui-même au terme de la
– ils témoignent aussi d’une certaine intelligence
scène rapportée, qui apprend au contraire à ouvrir les
critique quand ils s’interrogent sur ce roi qui n’est
yeux sur les grandes qualités humaines des peuples
pas si puissant (l. 12-13), ou sur ce pape (l. 5) qui se
d’amérique et à se défaire du mépris qu’entretient
croit autorisé à faire don des possessions des autres
l’europe chrétienne à leur égard. la phrase est
(l. 13-15).
d’autant plus efficace qu’elle marque le retour au
– leurs objections ne sont pas systématiques et ils commentaire de l’auteur au terme du dialogue rap-
sont généreux, offrant volontiers des vivres (l. 15-16), porté : on aurait pu donc s’attendre à l’expression
et de l’or (l. 16), à certaines conditions (l. 18-20). directe de sa pensée.
ils sont pleins de sagesse dans leur appréciation des
vraies richesses de l’existence : ce qui leur importe n Perspectives
plus que l’or, c’est de passer heureusement et plai- montaigne et jean de léry
samment leur vie (l. 18). dans les deux textes, il s’agit d’une confrontation
– de même, pour eux, il convient de prendre d’abord entre des représentants de peuples étrangers l’un à
conseil des amis et connaissants (l. 22-23) : les l’autre, des européens et des indiens, et des problè-
valeurs humaines de la communauté comptent plus mes de communication sont prévisibles. mais chez
que les valeurs matérielles ; ils sont raisonnablement Jean de léry, l’européen (le narrateur) ne parle pas
fidèles à leurs dieux (l. 19-22). le premier : il observe et écoute d’abord, et cherche
l’ensemble de la réponse, rigoureusement construite à être compris de ses interlocuteurs ; les difficultés
(voir question 1), montre une grande fermeté intel- de communication affectent la forme et non le
lectuelle. et finalement, ce sont les espagnols qui contenu, et la discussion s’engage bien à l’issue de la
manquent de jugement (l. 23), en venant imprudem- rencontre. chez montaigne au contraire, l’européen
ment provoquer sur ses terres un peuple qu’ils ne (les espagnols) parle le premier et accompagne ses
connaissent pas ! demandes de menaces ; les différences de codes

18. conquêtes et doutes humanistes n 355


linguistiques sont effacées par le discours indirect, souci esthétique que le pouvoir religieux à travers
pour mieux faire ressortir les divergences de fond églises et cathédrales, ce qui n’était pas le cas au
(la réponse des indiens) : à l’issue de la rencontre, moyen Âge où les châteaux avaient d’abord une
les indiens ne peuvent qu’inviter les espagnols à fonction militaire.
vider leur terre (l. 25) au plus vite : c’est la fin de
l’échange. n Observation et analyse
on pourra remarquer aussi que la rencontre, chez 1. une forteresse féodale ?
Jean de léry, est fortement individualisée : la ren- l’ensemble garde la trace de l’architecture féodale
contre est bénéfique parce qu’elle a lieu entre des à fonction défensive : structure massive, épaisses
personnes, qui se respectent parce qu’elles cherchent tours rondes, notamment aux extrémités, douves
à se nommer. chez montaigne, ce sont deux groupes remplies d’eau au pied des tours. parmi les châteaux
qui se parlent, et les espagnols sont anonymes : ils de la loire, chambord est celui qui est encore le plus
ne parlent pas en leur nom mais au nom du roi ou marqué par cet héritage du moyen Âge (comparer
du pape ; aucune relation interpersonnelle ne peut avec chenonceaux ou Blois).
donc voir le jour. 2. ouvertures, cheminées, et tourelles
cet aspect massif (voir question 1) est toutefois com-
n Vers le Bac (dissertation)
pensé par le grand nombre d’ouvertures (les murs
intérêt de l’argumentation par le discours rapporté :
des châteaux forts ne sont jamais percés d’autant de
– impression d’objectivité, du fait de l’effacement fenêtres), du rez-de-chaussée aux toits, qui affinent
de l’instance auctoriale ; les façades et contredisent l’efficacité défensive
– bénéfices d’une dramatisation qui anime le (on ne voit pas de mâchicoulis ni de meurtrières).
débat ; de même, l’architecture supérieure, par la finesse
– moyen de prendre en compte le point de vue de d’éléments élancés (cheminées et tourelles), allège
l’autre, de l’ennemi, pour mieux le réfuter ; l’ensemble. elle indique aussi des sources d’éclai-
– avantage de l’argument d’autorité, dans le cas où rage (fenêtres ou puits de lumière), et de chaleur
le discours rapporté fait référence ; (cheminées), qui témoignent du souci de l’agrément
– intérêt pédagogique : échange d’arguments plus intérieur.
accessible au lecteur.
3. Fonction du château
Pour aller plus loin l’espace qui entoure le château est une plaine vide ;
situé à la fin du chapitre consacré à l’humanisme, on remarque des forêts au fond. il ne présente donc
ce texte peut aussi, en un sens, annoncer le mou- pas l’intérêt stratégique d’être construit, comme les
vement qui naît vers 1580 : le baroque. un autre châteaux du moyen Âge, à proximité d’un bourg à
extrait des essais figure d’ailleurs dans le chapitre défendre ou sur une éminence permettant de contrôler
qui traite du baroque (➤ manuel, p. 366). on rap- une vaste zone. c’est d’abord un lieu de loisir et de
prochera ces deux extraits pour mettre en rapport repos, un beau pavillon de chasse pour le roi et la cour,
la critique humaniste de la barbarie coloniale et la qui y résidèrent en réalité très rarement. c’est aussi
vision baroque d’un monde instable. un lieu symbolique, qui sert surtout à représenter le
pouvoir monarchique, sa force et sa richesse.

lecture d’image 4. Quelle architecture intérieure ?


les ouvertures, les cheminées, le vaste espace envi-
Architecture renaissance
12 Château de Chambord ▶ p. 360
ronnant permettent d’imaginer des pièces vastes,
aérées et lumineuses, bénéficiant d’un certain confort.
les symétries du dehors font aussi penser que l’inté-
Pour commencer rieur est tout aussi rectiligne, fonctionnel, avec des
un château de la renaissance se présente comme pièces carrées ou rectangulaires bâties elles aussi
un livre à lire, un signe à déchiffrer. quel est le selon des plans géométriques rationnels.
rapport entre le château de chambord et la littérature
humaniste ? un certain type d’architecture aussi peut n Perspectives
être considéré comme « humaniste », au sens où il de la renaissance à l’âge classique
est conçu comme l’exaltation du pouvoir humain : chambord annonce l’architecture classique par la
avec François ier, le pouvoir royal exige autant de recherche de l’harmonie et des symétries dans les

356 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


proportions, par les vastes ouvertures conçues pour Pour aller plus loin
l’agrément des habitants et non dans un but militaire, par il faudrait compléter cette analyse par l’observation
l’étendue de l’espace environnant et la présence de plans d’une vue aérienne ou d’un plan du château, qui
d’eau (qui ont un but plus esthétique que défensif eux montrerait l’importance du donjon, survivance de
aussi). vaux-le-vicomte cependant, comme versailles, l’architecture féodale, mais permettrait aussi de pro-
n’a plus rien du château fort que chambord évoque longer la réflexion sur la visée à la fois géométrique
encore ; et le château « classique » voit son harmonie et symbolique de sa conception d’ensemble, bien
prolongée au-dehors par l’art des jardins, alors que conforme à l’esprit autant scientifique qu’artistique
l’espace qui entoure chambord est laissé en friche. de la renaissance.

18. conquêtes et doutes humanistes n 357


le baroque,
19 ou la gloire de l’apparence
lecture d’image n Perspectives
ovide et le bernin
Le Bernin
1 Apollon et Daphné ▶ p. 365
voici le texte d’ovide (métamorphoses, i, v. 549-
567) :
Pour commencer « à peine elle achevait cette prière, ses membres
la métamorphose est un des thèmes majeurs du s’engourdissent ; une écorce légère presse son corps
baroque, mêlant le vertige métaphysique de l’in- délicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses
certitude sur l’être à la séduction esthétique d’une bras s’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si
prouesse brillante. cette sculpture en est un des plus rapides, se changent en racines, et s’attachent à la
beaux exemples. terre : enfin la cime d’un arbre couronne sa tête et en
conserve tout l’éclat. apollon l’aime encore ; il serre
n Observation et analyse la tige de sa main, et sous sa nouvelle écorce il sent
1. le moment palpiter un cœur. il embrasse ses rameaux ; il les
dans une véritable gageure pour l’art statuaire, couvre de baisers, que l’arbre paraît refuser encore :
le sculpteur a choisi de fixer dans le matériau le plus “eh bien ! dit le dieu, puisque tu ne peux plus être
dur, le marbre, le moment même de la métamorphose, mon épouse, tu seras du moins l’arbre d’apollon.
fugace par définition. il nous montre la chevelure le laurier ornera désormais mes cheveux, ma lyre
et les doigts de la nymphe devenir rameaux, ses et mon carquois : il parera le front des guerriers du
orteils racines, et sa peau écorce là où le dieu a latium, lorsque des chants d’allégresse célébreront
posé sa main. elle exprime une tension qui la pro- leur triomphe et les suivront en pompe au capitole :
jette violemment en avant au moment même où sa tes rameaux, unis à ceux du chêne, protégeront l’en-
métamorphose l’immobilise ; de même apollon, le trée du palais des césars ; et, comme mes cheveux
vêtement flottant, est saisi presque en déséquilibre, ne doivent jamais sentir les outrages du temps, tes
dans un élan arrêté net. feuilles aussi conserveront une éternelle verdure.”
il dit ; et le laurier, inclinant ses rameaux, parut
2. le travail du marbre témoigner sa reconnaissance, et sa tête fut agitée
le Bernin a su tirer des effets variés de la belle d’un léger frémissement. »
matière du marbre. il a utilisé le poli brillant, qui en on retrouve chez le Bernin la traduction du processus
fait la séduction, pour rendre la matière sensuelle des de métamorphose, fidèlement respecté, et le geste
corps nus, mais en contraste il a représenté le sol, d’apollon qui « serre la tige de sa main ». on voit
l’écorce et les feuillages par un traitement plus brut : aussi flotter son vêtement et les cheveux de daphné,
on voit même les coups de son ciseau, qui imitent la conformément à la course décrite un peu plus haut
terre ou la matière végétale. par ovide. la suite est laissée au poète. pour la leçon,
3. sentiments guy Belzane propose une interprétation séduisante :
on lit sur le visage de daphné la stupéfaction : « ainsi le dieu chasseur, sortant de sa simplicité un
sans doute est-elle partagée entre la terreur de la peu fruste, découvre les affres du désir amoureux,
métamorphose et le soulagement d’échapper au puis, s’élevant une seconde fois, atteint une dignité
dieu. par contraste, apollon est comme absent : le plus haute, en transformant l’objet de ce désir en
vide de sa physionomie reflète la déception, une symbole : comment ne pas voir dans l’apprentissage de
brusque chute de la tension alors qu’il croyait son cette double médiation (l’amour plutôt que la chasse,
but atteint. le désir plutôt que l’objet réel) l’allégorie même de la
création artistique, cette métamorphose des dieux selon
4. un mouvement baroque la célèbre formule d’andré malraux ? » (cndp).
– la sculpture exprime une dynamique entre élan
et suspension. Pour aller plus loin
– le corps de daphné exprime un mouvement en un autre groupe statuaire du Bernin, également à la
spirale typique de l’esthétique baroque. villa Borghèse, pourrait faire l’objet d’une étude :

358 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


le rapt de Proserpine, qui contraste avec celui-ci 3. la conception de l’être
par sa fougue et sa brutalité sensuelle – un autre l’être est en perpétuel changement : le monde est
visage du baroque. donc plus conçu comme devenir que comme « être
stable ». dès lors, il est impossible de pein[dre]
[…] l’être (l. 8). et cela vaut aussi pour l’être du
Montaigne moi : l’âme n’est pas un être intemporel, mais un
2 Essais ▶ p. 366 sujet en devenir.
4. le projet de montaigne
Pour commencer le champ lexical concerne l’examen de soi et du
montaigne est à la charnière de l’humanisme monde (sujets, circonstances, considérations, etc.).
(➤ manuel, p. 359) et du baroque, de l’autobiogra- pour montaigne, c’est justement le fait que le point de
phie et de l’essai (➤ p. 319) : mettre en rapport cette vue sur soi et sur le monde puisse changer qui donne
instabilité, ce caractère inclassable de l’œuvre, avec un sens au projet d’écrire et de s’écrire. l’idée est
la vision de l’instabilité universelle que montaigne précisée dans la dernière phrase : si l’âme était stable
propose précisément dans ce texte. et constante, il n’y aurait pas à écrire sur elle, ni à la
laisser s’exprimer jour après jour. c’est parce que
n Observation et analyse le moi est toujours en apprentissage, et en épreuve
1. le champ lexical du mouvement (l. 20), qu’il a de bonnes raisons de « s’essayer »
il comporte des noms (branloire, l. 1 ; branle, (l. 19), c’est-à-dire de s’expérimenter, de s’examiner
l. 3, 5 ; passage, l. 9), des verbes (branlent, l. 2 ; comme sujet d’expérience. c’est ce verbe « essayer »
va, l. 6 ; changer, l. 12), des adjectifs (trouble et qui a donné le titre d’essais, entreprise qui ne se
chancelant, l. 6 ; muables, l. 14). le mouvement justifie que de la part d’un moi qui se reconnaît
est ainsi omniprésent, mais il est paradoxalement changeant dans un monde changeant.
présenté comme une constante, un état de l’être :
le monde n’est qu’une branloire pérenne (l. 1), n Perspectives
sans cesse (l. 2), la constance même (l. 4), elle est montaigne et pascal
toujours (l. 20). il s’agit donc plus d’un mouvement pascal partage avec montaigne une sorte de ver-
oscillatoire, d’une sorte de trouble perpétuel, que tige devant l’énigme de l’univers. cependant, la
d’un mouvement dynamique : le monde est soumis conviction religieuse de pascal lui fait retrouver
à une instabilité permanente. une stabilité de l’être, qui existe en dieu, même si
d’autre part, l’extrait commence par le mouvement l’homme en est séparé par le péché. pour pascal,
qui définit le monde physique et s’achève par le il y a bien un sens caché des choses, même s’il se
mouvement qui affecte le moi : mon âme (l. 19). dérobe à l’homme ; et il faut accepter ce mystère,
le champ lexical déployé est suffisamment polyva- qui est dû au caractère infini de dieu. montaigne,
lent pour s’appliquer au mouvement physique comme imprégné de philosophie antique, est plus sceptique :
au mouvement intérieur, au mouvement universel ce qui compte, c’est ce monde changeant et instable
comme au mouvement particulier du sujet. dans lequel nous vivons et dont nous devons prendre
notre parti, au jour le jour.
2. la représentation du temps
le temps lui-même est perçu comme infiniment n Vers le Bac (oral)
mobile : il n’y a ni stabilité hors du temps, ni durée si le moi lui-même n’est que passage (l. 9), com-
continue selon un processus régulier. on ne peut ment peindre, c’est-à-dire fixer sous une forme
saisir un objet (comme le moi de l’auteur) que dans immobile, ce qui bouge et ce qui change ? quand il
l’instant (l. 8) : le temps l’altère. la loi du passage écrit : je peins le passage (l. 9), montaigne est bien
(l. 9) rend le temps insaisissable, éclaté. c’est ce que conscient de la gageure que traduit l’oxymore. la so-
montre la gradation des lignes 8-11, de l’expression lution consiste dans les essais à ne jamais prétendre
d’une certaine durée (âge, l. 9) au mot qui désigne saisir un autoportrait définitif ni une vision du monde
l’instant le plus court (minute, l. 11). le balancement arrêtée, mais à adopter une écriture elle-même chan-
répété de l’expression de… en… (l. 9-11) mime cette geante, évolutive, pour accompagner les mutations
accélération du rythme du temps, tout comme la du moi et du monde. l’écriture, justement, n’est
répétition de la construction non… mais… (l. 8-11) : pas une peinture ; elle peut aussi changer le temps,
la brièveté des propositions et séquences qui se suivent d’une édition à l’autre, ce que montreront les ajouts
exprime cette dispersion d’un temps sans unité. successifs des essais. cette page fournit un exemple

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 359


de la mobilité de l’écriture, avec ce glissement qui flots, humide dans le premier ; onde, eau, fleuve,
fait passer l’auteur de la branloire du monde aux eau dans le second. tous les termes font référence à
épreuves de l’âme, selon un ordre très libre. l’eau qui court, mais leur variété lexicale dit bien en
elle-même le changement perpétuel qui caractérise
Pour aller plus loin l’élément.
les problèmes de l’écriture autobiographique au
xxe siècle renouent très souvent avec cette pro- 4. structure binaire
blématique issue de montaigne : je ne peins pas la structure binaire du texte visible dans les deux
l’être. je peins le passage. comment se peindre, quatrains (flots sur flots ; mille et mille ; tous les
comment écrire sur soi si le « soi » lui-même est jours / tous les jours ; toujours ; même fleuve, et
fuyant, changeant, illusoire ? cela ne rend-il pas même eau) exprime la répétition incessante du chan-
impossible l’entreprise autobiographique comme gement : le même au sein de l’autre, en quelque
tentative pour saisir l’être du moi (ce que traduit le sorte.
préfixe auto, « soi-même ») ? on pourra chercher 5. temps grammaticaux
dans les textes du chapitre 23 des exemples de cette dans les quatrains, le présent passe d’une valeur
difficulté « ontologique » inhérente au genre. actuelle (assieds-toi) à une valeur gnomique (v. 6-8),
encadrant des futurs (verras, v. 2, 5) et un imparfait
(coulait, v. 6) : c’est de la confrontation entre la
chassignet prévision future et la leçon du passé que l’expérience
3 Le Mépris de la vie présente débouche sur une vérité générale.
et consolation contre la mort ▶ p. 367 dans les tercets, le dispositif varie légèrement,
puisque le temps de l’expérience est révolue : la seule
Pour commencer valeur des présents est gnomique.
ce sonnet se détache de l’inspiration souvent morbide
6. le je final
qui caractérise le recueil de chassignet. il s’inscrit
ce je final fait écho au tu qui ouvre le poème. le tu
dans le sillage de la méditation montaignienne : car
était la caution expérimentale qui permettait au
la lecture des essais fut, avec celle de la Bible, une
discours prédicant de se généraliser ; le je redonne à
des grandes sources d’inspiration de chassignet.
l’homme abstrait le poids de chair d’une expérience
n Observation et analyse personnelle, et introduit dans la leçon le tremblement
1. structure argumentative d’une émotion.
la démonstration de chassignet bénéficie de la 7. « le nom sans varier »
structure binaire du sonnet, qui met en regard les le nom est un artifice, car il fige dans une essence
deux quatrains et les deux tercets pour manifester l’être, qui par nature est mouvant. sa permanence
une opposition, une comparaison, une déduction, est donc est un leurre.
un élargissement. c’est ce dernier cas ici, grâce
à l’adverbe pivot ainsi, en tête du premier tercet. n Perspectives
la symétrie des doublets de formes verbales entre l’eau, thème baroque
les quatrains (verras/ne verras pas) et les tercets dans la mesure où la perception baroque est liée
(varie/sans varier) confirme cette efficace structure à la conscience du changement et de l’instabilité
binaire. universelle, rien ne peut mieux la figurer que le
2. la fonction du lecteur mouvement de l’eau, qu’il exprime la métamorphose
dès le premier mot, à travers l’impératif assieds-toi, ou plus simplement le mouvement. l’eau est « cet
le lecteur est pris à partie par le poète prédicateur infidèle élément » dont parle tristan l’hermite dans
dans les deux quatrains : l’appel à son expérience le Promenoir des deux amants, et pas seulement
va permettre de cautionner une thèse qui va se géné- pour le danger qu’elle offre à la navigation : elle
raliser ensuite dans les tercets, où il sera remplacé est aussi « le lieu de toutes les traîtrises et toutes
par l’homme. les inconstances : dans le reflet qu’elle lui propose,
narcisse ne peut se reconnaître sans inquiétude,
3. une eau multiple ni s’aimer sans danger », analyse gérard genette
de multiples termes renvoyent au champ lexical de dans son essai « complexe de narcisse » (Figures i,
l’eau dans les deux quatrains : rivière, fluer, cours, le seuil, 1966).

360 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


n Vers le Bac (dissertation) toutes les autres activités évoquées, celle-ci n’est pas
la structure fixe, rigoureuse, du sonnet permet de tournée d’abord vers la satisfaction de ses appétits
canaliser le flux ondoyant de l’eau. elle permet à égoïstes : l’autre comme seul ancrage à la réalité,
la réflexion de se structurer, tout en faisant jouer l’idée est belle.
entre elles les significations, les ambiguïtés, grâce 3. valeurs du présent (a)
à la souplesse et aux nuances de l’écriture poétique,
dans la tirade de sigismond, des présents à valeur
faute de quoi elle n’attraperait que des vérités mortes
actuelle (réprimons, l. 11 ; moi, je rêve, l. 23) enca-
ou sclérosées. le poème est un fragment de vérité
drent des présents d’expérience à valeur gnomique,
arraché à l’épreuve du temps.
qui semblent la leçon tirée de son expérience qui
lui enseigne ces vérités (l. 14). cette valeur gnomi-
Pour aller plus loin
que fait des personnages du « roi », du « riche »,
Bibliographie : le baroque en France et en europe,
du « pauvre » des allégories à valeur satirique (il
pocket, 2003.
ne reste rien de la comédie sociale que des pantins
qui ne se connaissent pas comme tels). ils laissent
la place à des relatifs de généralité (celui qui), puis
calderón, La vie est un songe en conclusion, à une formule englobante où chacun
4 corneille, L’Illusion comique renvoie à personne. la fin de la tirade (l. 24-27)
La vie est un théâtre ▶ p. 368
reprend, comme en une coda, la valeur gnomique
du présent, à travers une série de formule où se
Pour commencer trouvent justifiés le titre de la pièce, et donc le sens
deux pièces emblématiques du thème baroque de de l’œuvre.
l’illusion, deux chefs-d’œuvre dramaturgiques qui 4. Je et les autres (a)
mettent en abyme sur la scène l’illusion théâtrale
sigismond est en retrait du monde et ce retrait pro-
pour montrer et démonter le pouvoir de l’illusion
voque en lui une lucidité supérieure, qui contribue
sur les hommes.
d’autant à le marginaliser. son je se situe donc dans
un rapport ambigu aux autres personnages évoqués :
n Observation et analyse
il étai[t] le maître de tous (l. 1), mais il a compris
1. le triomphe de l’illusion (a et b)
que nul n’est le maître de rien ni de personne, et que
chez calderón, le locuteur est la victime de l’il- tout est illusion ; il n’est donc pas plus enchaîné qu’il
lusion ; chez corneille, c’en est le manipulateur. n’était roi : le parallèle entre rêve présent et rêve
deux points de vue strictement inverses, donc, passé, l. 23-24, le dit bien. cette lucidité le coupe
mais pour dire, chacun à sa manière, le pouvoir des autres ; il est ailleurs.
de l’illusion : en prenant la réalité pour un songe,
sigismond finit par déréaliser totalement le monde, 5. la vue et l’illusion (b)
réduit à une immense illusion fonctionnant à plusieurs le vocabulaire de la vision chez pridamant (ques-
niveaux ; en démontant la feinte par laquelle il a tion initiale ou anaphore des je vois) traduit son
berné pridamant, alcandre montre son triomphe étonnement éberlué devant l’incompréhensible :
d’illusionniste. étape indispensable où il va devoir remettre en cause
le témoignage de ses yeux (les fausses évidences)
2. un rêve proliférant (a)
pour accepter des vérités qu’il n’était pas prêt à
vivre ce n’est que rêver, dit sigismond au début de entendre. alcandre l’encourage à aller jusqu’au
son monologue (l. 13-14), et il passe en revue tous bout du malentendu (v. 2), avant de reprendre le
les domaines de l’existence, et tous lui semblent une vocabulaire de la vision pour montrer l’écart entre
expansion du songe : le pouvoir (l. 15-19), la fortune l’illusion (ce que vous avez vu, v. 21 ; dont je vous
(l. 19-20), les relations sociales (l. 20-22), sa propre ai fait voir, v. 28) et la réalité.
situation (l. 23-24), tout est dissous par la force
corrosive du rêve qui ne laisse de nos êtres que des 6. vertu du théâtre (b)
illusions spectrales. tout, sauf apparemment l’amour, – un métier difficile et reconnu, et qui fait vivre :
qui paraît faire exception : j’aimais une femme le théâtre est un refuge pour un fils poursuivi par un
seulement [...] et ce n’était pas une illusion, je crois, père, un asile pour qui tomb[e] dans la nécessité ; c’est
car tout a disparu et cela seul est resté (l. 1-3). un gagne pain, un métier qui rapporte (le gain leur en
pourquoi ? sans doute parce que, contrairement à demeure) ; c’est un art […] difficile, un noble métier.

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 361


– un art fédérateur, qui repose sur l’esprit de groupe conscience prise de l’illusion, on peut avoir tendance
(amis, train, tous les quatre, compagnons) ; qui à se leurrer toujours plus, dans l’étourdissement d’une
réconcilie les contraires (le traître et le trahi, le mort fête, dont le lendemain sera, soit la contrition ascé-
et le vivant) ; qui rassemble dans Paris un peuple tique, soit ce redoublement de la mise, cet héroïsme
tout entier. du pur paraître qui est le « courage » de don Juan.
et ainsi nous retrouvons face à face l’ascète et le
n Perspectives libertin. mais le baroque n’est ni l’un ni l’autre de ces
le « théâtre dans le théâtre » dans L’illusion deux mouvements de la conscience, ce serait plutôt
comique leur fusion. disons que la conscience « baroque »
la pièce de corneille offre une mise en abyme à accepte l’illusion comme telle et en fait la donnée
trois niveaux : fondamentale avec quoi il s’agit, non de se résigner
– nous spectateurs qui assistons à la pièce au néant, mais de produire de l’être. la désillusion
(niveau a) ; baroque (berninienne) est ainsi le moment déjà
– pridamant qui assiste à la représentation d’alcan- positif par lequel le néant aperçu se reconvertit en
dre (niveau B) ; présence (voir le mouvement hélicoïdal des colonnes
– les acteurs tragiques (clindor, isabelle, lyse…) torses). nous ne sommes que ce masque, oui, mais
au ve acte (niveau c). le masque en tant que masque, cela peut être du
la cohérence entre les différents niveaux est assurée réel, puisque dieu fait de l’être avec du néant. point
par un jeu de correspondances : échos entre a et B besoin de courage ou de vertu, mais de foi. le bien
(deux pères abusifs, pridamant et géronte, deux baroque n’est pas le contraire du mal, mais celui du
enfants rebelles clindor et isabelle, deux fugues doute. il faut même que la vie se révèle bien comme
et deux vols du bien paternel) ; échos entre B et c un songe pour que, dans l’écroulement des fausses
(deux perfides adraste et eraste, deux confidentes preuves, apparaisse glorieusement la nécessité de
lyse et clarine, ressemblance clindor et théagène, la grâce. »
même thème de l’inconstance).
alcandre est la métaphore de l’auteur dramatique :
il trie, organise à sa guise, met en garde, etc.
sponde
cette structure correspond à une vision baroque du 5 Sonnets sur la mort ▶ p. 367
monde : il est difficile d’accéder à la connaissance,
la vérité n’est pas absolue, le monde est une scène
sur laquelle les hommes jouent la comédie, etc. Pour commencer
« sponde est un poète augustinien », affirme andré
n Vers le Bac (commentaire) gendre, car, ajoute-t-il, « comment ne pas voir dans
reprendre les éléments de réponse de la question 6, les “sonnets sur la mort” le chant d’une expérience
pour déboucher sur l’idée que le théâtre est une illu- intérieure dominée par la parole inaugurale des
sion qui mène à la vérité : un reflet fallacieux du réel confessions : “inquietum est cor nostrum, donec
(la pièce interprétée par clindor que pridamant croit requiescat in te” (notre cœur est inquiet jusqu’à ce
vraie – nous aussi – en raison de fortes analogies), qu’il repose en toi) ? » ces douze sonnets forment
mais nécessaire pour préparer pridamant à accepter un ensemble construit, dont on a dégagé ainsi la
la vérité (son fils comédien !) cohérence : dans les six premiers, le poète-prédi-
cateur accuse, fustige ses frères mortels ; dans les
Pour aller plus loin six derniers, le je, qui ne saurait longtemps garder
intéressant contrepoint aux deux textes, cette cette attitude de supériorité, rejoint le troupeau des
réflexion d’Yves Bonnefoy, extraite de rome, pécheurs : « tout s’enfle contre moi, tout m’assaut,
1630 (Flammarion, 1970) et titrée « le baroque et tout me tente… » (sonnet 12). la forme du son-
l’illusion » : net apparaît comme un instrument exceptionnel
« il est hors de doute que l’illusion, et l’expérience de concentration pour l’exercice de méditation du
de la désillusion, jouent un rôle déterminant dans la chrétien.
conscience du xviie siècle. mais cela ne permet pas
de caractériser le baroque, car le plus important n’est n Observation et analyse
pas si l’on a ou non le « sens » de telle réalité, c’est 1. la mort et la vie
la manière d’y réagir. or, de ce point de vue, on peut le champ lexical de la mort se décline dans le poème
distinguer plusieurs modes d’être. par exemple, à travers les substantifs mort (au masculin et au fémi-

362 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


nin) et mortels, et le verbe mourir. onze occurrences cusation de futilité lancée contre les mortels insen-
au total, dont huit dans les deux premiers quatrains. sibles au memento mori ; mais cette accus[ation],
à chacune de ses occurrences, le mot « vie » leur avant même d’être reformulée, est dépassée en une
est associé, pour manifester soit une opposition excuse. la seconde phrase explique cette absolution
(v. 4, 9), reflet de la doxa, soit une continuité ou un en faisant de l’oubli de la mort un acte de foi en la
dépassement (v. 1, 2, 14). c’est là, dans cette idée vie éternelle, en manifestant donc une confiance
que la vie est de la mort en puissance, que se situe supérieure en dieu.
la leçon du poème, aux deux places privilégiées de
l’ouverture et de la clôture. n Vers le Bac (oral)
le sonnet des derniers vers de ronsard montre avec
2. le mouvement argumentatif
une lucide cruauté le travail de la mort à l’œuvre dans
– les deux quatrains sont composés d’une très vaste
la vie. il manifeste cette conscience du memento mori
apostrophe qui développe sur sept vers le vocatif
que le poète prédicateur sponde aimerait inculquer à
mortels. cette apostrophe, qui met en regard la vie
ses lecteurs. mais la différence est que chez ronsard,
des hommes et la mort dont ils se nourrissent, débou-
la leçon s’ancre dans une expérience personnelle et
che sur une question au vers 8, qui clôt le premier
de ce fait s’exprime dans un lyrisme qui nous émeut,
mouvement de l’argumentation : à ce stade, le poète
quand la virtuosité de sponde nous fascine mais
a réussi à renverser l’image de la vie triomphante en
touche moins notre sensibilité.
une image de la mort à l’œuvre, conformément au
programme esthétique et moral d’une « vanité ».
– le premier tercet double cette question en l’ampli-
Pour aller plus loin
Bibliographie : andré gendre, évolution du sonnet
fiant sur trois vers et en transformant l’étonnement
français (chapitre v), p.u.F, 1996.
impersonnel du vers 8 en mise en cause directe :
l’interrogation invite à renverser l’insouciance en
un memento mori.
– le second tercet reprend l’apostrophe initiale, avec La ceppède
solennité, pour dépasser l’accusation et retourner la 6 Théorèmes sur le sacré mystère
futilité en un acte de foi (voir question 5). de notre rédemption ▶ p. 372

3. répétitions
dans un effet qui renchérit sur les nombreuses Pour commencer
assonances du terme mort (encor, corps, trésors, pareille « méditation » sur la passion du christ
remords, tort, forge), tout le poème est scandé demande bien sûr un minimum de cette culture
par un phénomène récurrent de reprises lexicales religieuse partagée par tous au xvie siècle. il ne sera
qui, souvent dans le même vers, doublent un mot, donc pas inutile de présenter aux élèves ces deux
parfois à sa suite immédiate : mortels (v. 1), vie textes des évangiles :
(v. 1, 2), trésors (v. 3), morts (v. 5), maisons (v. 6), – le récit du couronnement d’épines dans les évan-
souvenir (v. 8), envie[r] (v. 11), accuse/excuse giles : « les soldats du gouverneur conduisirent
(v. 12), oubli (v. 13). le procédé traduit la structure Jésus dans le prétoire, et ils assemblèrent autour de
de renversement qui caractérise le mouvement et lui toute la cohorte. ils lui ôtèrent ses vêtements, et
le propos du texte. le couvrirent d’un manteau écarlate. ils tressèrent
4. le cycle de la vie et de la mort une couronne d’épines, qu’ils posèrent sur sa tête,
les deux premiers vers lient la vie présente (exprimée et ils lui mirent un roseau dans la main droite ;
à la jointure v. 1-2) à la mort dont elle est issue (v. 1) puis, s’agenouillant devant lui, ils le raillaient, en
et à celle qui est déjà à l’œuvre (v. 2). le encore disant : “salut, roi des Juifs !” et ils crachaient
indique l’éternelle répétition d’un cycle, dont l’ex- contre lui, prenaient le roseau, et frappaient sur
pression oxymorique le tombeau du corps offre une sa tête » (évangile selon saint matthieu, xxvii,
image spectaculairement contractée. 27-30). les récits de saint marc (xv, 16-19) et de
saint Jean (xix, 2-3) sont tout à fait similaires ;
5. renversement en revanche, cet épisode fait défaut dans celui de
les trois vers du second tercet opposent deux phrases saint luc ;
d’un vers et demi, chacune d’une seule traite grâce – l’ecce homo de ponce pilate : « pilate sortit de
aux deux enjambements. la première rappelle l’ac- nouveau, et dit aux Juifs : “voici, je vous l’amène

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 363


dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui 3. le rythme du second tercet
aucun crime”. Jésus sortit donc, portant la couronne tout le second tercet exprime une métamorphose
d’épines et le manteau de pourpre. et pilate leur dit : hideuse de la beauté en laideur, de la pureté en
“voici l’homme” » (évangile selon saint jean, xix, souillure, du sacré en profane. les deux verbes
4-5). (se mélange et change) expriment l’idée de pro-
cessus, et leur proximité sémantique est doublée
n Observation et analyse par une assonance, elle-même renforcée par le mot
1. la construction du premier quatrain fange, comme pour saturer la strophe de ce thème.
ce premier quatrain est d’une syntaxe étonnante, de leur côté, les deux enjambements accentuent
purement nominale, constituée de sept exclama- la dynamique de cette affreuse mutation, jusqu’à
tions en parataxe, qui font passer de l’évocation l’image finale portée par le dernier mot, et qui
douloureuse des instruments de la royauté dérisoire nous saisit d’horreur : le visage […] d’un lépreux
du christ, vêtement, diadème et sceptre (v. 1-2), s’est substitué à la belle et chère tête des premiers
à l’invocation amoureuse de la personne du christ vers.
(v. 3-4). le glissement d’une tonalité à l’autre se 4. la polyvalence du « vous »
fait par la superposition d’une structure rythmique
Jamais l’évocation plastique ne se déploie pour
légèrement décalée : trois alexandrins strictement
elle-même, dans ce poème adressé d’un bout à
coupés à l’hémistiche pour six exclamations (v. 1-
l’autre à une série de destinataires. autant que dans
3) laissant la place à une septième sur un seul vers
leur multiplicité, l’intérêt en est dans le flottement
(v. 4) ; le mot tête est le pivot de cette mutation,
introduit par le passage de l’un à l’autre.
puisque la tête du christ est à la fois le support de
la couronne d’épines et, via l’ecce homo qui s’est – v. 1-4 : série d’apostrophes invoquant les insignes
ainsi reconstitué de touche en touche, l’objet de dérisoires de la royauté du christ (le manteau de
l’adoration du chrétien. pourpre, la couronne d’épines et le sceptre royal,
v. 1-2) et conclue par une proclamation d’amour à
2. la gradation de l’horreur la personne de Jésus (v. 3-4).
le premier quatrain, tout en exclamations nominales, – v. 5-6 : le vous (triple présence de la deuxième
met en place le thème dans sa double dimension, pic- personne en deux vers) s’adresse à la tête du christ,
turale (un ecce homo, ➤ perspectives) et dévotieuse sur laquelle se concentre le regard du poète.
(voir le vocabulaire affectif v. 3-4). c’est à partir du – v. 7-13 : changement total de destinataire, en plein
second quatrain que le poète orchestre les éléments milieu de strophe : le vous précédent devient la
de son évocation dans une gradation de l’horreur. troisième personne le (v. 7), et c’est aux bourreaux
dans les strophes 2 et 3, il reprend les éléments du christ que le poète s’adresse dans deux impératifs
de l’iconographie classique : la couronne d’épines (v. 7-8), ou en stigmatisant leurs ignobles crachats
(v. 6), le sang qui coule (v. 10), les yeux vitreux (v. 13).
(v. 11). mais leur mise en scène restitue au présent – v. 10-11 : rien n’indique bien sûr un changement
la souffrance du martyre, comme la conséquence de destinataire dans ce tercet, et le vous désigne
d’une brutalité que le poète donne à voir (v. 5-6). et toujours les bourreaux. mais ce serait méconnaître
l’injonction aux bourreaux, sous couvert d’abréger le le projet de la ceppède qui veut susciter chez
supplice, augmente (fantasmatiquement) la violence son lecteur un bouleversement de son être en lui
de leurs coups (v. 7-8). de même, la prise à témoin faisant revivre la passion. c’est pourquoi, dans cette
impliquée par l’impératif voyez (v. 10) rend à la scène évocation si réaliste, l’impératif voyez (v. 10) peut
toute sa charge émotive : à la notation visuelle, l’ad- marquer non un changement de destinataire, mais
jectif affreux (v. 11) ajoute le malaise du spectateur. son élargissement : c’est le lecteur qui est ainsi
mais le comble est atteint dans le second tercet. c’est pris à partie, impliqué dans la scène, compromis
d’abord le dégoût soulevé par la sanglante fange au côté des tortionnaires, comptable donc de la
(v. 13), synthèse du sang et des crachats (élément mort du christ. le présent verbal n’est alors plus
étranger à l’iconographie classique, mais conforme seulement un présent de narration rendant plus vive
aux évangiles, ➤ pour commencer) ; puis c’est l’évocation, il devient un temps transhistorique,
l’horreur suscitée par la métamorphose finale en où fusionnent le temps de la passion évoquée et
lépreux, mot terrible sur lequel le poème s’achève celui du chrétien qui la revit dans le présent de sa
et qui nous laisse révulsés. méditation où le plonge ce poème.

364 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


n Perspectives met en scène dieu qui retire « les yeux de la terre
un « ecce homo » ennemie » et laisse satan, « l’esprit immonde »,
à partir des trois éléments symboliques d’une royauté présenter aux élus ces massacres, en des tableaux
dérisoire (v. 1-2), le premier quatrain resserre le dont le poète obtient à son tour la vision qu’il nous
champ de vision du poème sur la belle et chère tête transmet.
du christ, qui occupe exclusivement les trois strophes
suivantes : voir la place des mots clés chef et visage n Observation et analyse
au début du second quatrain (v. 5), au milieu du 1. « Guerre sans ennemi »
premier tercet (v. 10) et à la fin du second (v. 14). la formule dénonce la lâcheté de ces massacres
avec ce plan rapproché, c’est un véritable ecce homo perpétrés sur des victimes innocentes, surprises dans
que nous donne la ceppède : on désigne ainsi dans leur sommeil ou leur confiance, et qui n’ont pour
l’iconographie chrétienne la représentation de la tête se défendre que leur peau ou leur chemise. c’est
du christ couronné d’épines, en référence aux mots un oxymore qui exprime la sacrilège infamie d’un
de pilate (voici l’homme, en latin) quand il présenta piège tendu, contre toutes les lois du droit universel,
Jésus à la foule (document B). non seulement les à des civils, réunis pour célébrer des noces, où ils
éléments canoniques y sont présents (voir question 1), trouvent la mort.
mais le texte abonde en notations picturales : couleur
2. variété rythmique des v. 1-14
(pourpre, v. 8 ; sanglante, v. 13) ; matières (sang,
v. 10 ; crachats, v. 13) ; traits (r’entame, v. 6 ; distille, – v. 1-2 : phrase nominale, expansion de l’oxymore
v. 10). toutefois, le poète excède la représentation tra- initial.
ditionnelle, soit qu’il rêve une autre scène (v. 7-8), soit – v. 3-6 : rythme binaire, opposant autour de la césure
qu’il transfigure celle-ci, en s’appuyant sur les textes à l’hémistiche l’assassin et sa victime, et mimant un
et non plus sur les codes picturaux (v. 12-14). duel, un corps à corps, avec alternance du point de
vue (l’un et l’autre ne représente pas le même parti
n Vers le Bac (commentaire) d’un vers à l’autre).
la ceppède transcende l’iconographie classique de – v. 7-8 : même rythme mais pour exprimer au
l’ecce homo pour nous proposer dans le second tercet contraire une généralisation, qui aboutit à une confu-
une métamorphose hallucinée. il veut ainsi provoquer sion totale des valeurs.
son lecteur, l’arracher à l’habitude d’une scène trop – v. 9-10 : aucun rythme particulier ici ; la phrase
connue, et lui faire vivre la passion du christ dans illustre et développe le dernier hémistiche du vers
la souffrance d’une expérience humaine, au présent. précédent.
d’où le choix de ce temps verbal qui permet de – v. 11-14 : accumulation en trois vers de dix substan-
dramatiser l’épisode au lieu de seulement le narrer, et tifs désignant tous des lieux, pour exprimer l’étendue
d’une interpellation multiple qui, par-delà les acteurs du massacre, son caractère extrême.
de cette scène, doit le toucher, émouvoir sa pitié.
ambition et procédés proprement baroques. 3. des lits ou des tombeaux ?
le thème de cette seconde partie de l’extrait est le
Pour aller plus loin sacrilège, dont le champ lexical sature les vers 15-
pour un groupement de textes « poètes catholiques 16. mais la première profanation, celle qui a permis
et protestants du baroque » : tactiquement toutes les autres et les a moralement
– chassignet (➤ manuel, p. 367) ; autorisées, est la transformation des noces royales
– sponde (➤ p. 371) ; entre henri de navarre et marguerite de valois en
un leurre fatal. les lits des princesses qui se trans-
– la ceppède (➤ p. 372) ;
forment monstrueusement en pièges et en tombeaux
– d’aubigné (➤ pp. 120 et 373).
sont la métonymie de ce blasphème.
4. accumulation des figures
d’Aubigné
7 Les Tragiques ▶ p. 373
personnification mythologique de la mort au vers 21,
comparaison au vers 22, métaphores au vers 23,
allégorie au vers 24 : les quatre derniers vers accu-
Pour commencer mulent les figures de rhétorique comme pour tenter
le livre v des tragiques, consacré aux massacres la gageure d’exprimer l’innommable en multipliant
des protestants commis depuis le début des troubles, les approches stylistiques.

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 365


n Perspectives infinitifs, et sa réitération au vers 10 deux complé-
d’aubigné et aragon tives ; le verbe est encore repris par le substantif
les deux poètes rendent hommage aux victimes de mes volontés (v. 13) ; plus loin, l’expression de
la barbarie, mais à l’évocation des massacres d’un l’obligation il faudrait (v. 16) définit un programme,
réalisme halluciné chez d’aubigné, aragon préfère exprimé là aussi en une série de quatre infinitifs.
un registre plus métaphorique (emprunté à la nature, le texte évoque donc les différentes étapes de la
au travail des champs) et symbolique (références création, les circonstances dans lesquelles elle pourra
christiques) ; tout juste trouve-t-on quelques allusions se faire, la forme qu’elle prendra, et le très haut
concrètes aux noyés qui traversent Paris ou au sang niveau d’exigence.
versé. la manière du premier impressionne davantage
2. structure du texte
mais peut lasser à la longue par saturation de l’hor-
reur, et donc perdre son efficacité ; celle du second – premier mouvement : v. 1-8. tout le vocabulaire
séduit et entraîne, mais en poétisant l’histoire, elle relève du plaisir d’une libre promenade dans la
risque aussi de la déréaliser. nature, réglée par la seule fantaisie (à loisir, à mon
aise). le poète est poète comme par enchantement,
n Vers le Bac (commentaire) sans aucun effort. son ambition n’est pas de travailler
ce récit est une vision donnée au poète « vates » qui pour produire, mais d’être habité par la poésie, de la
nous la transmet : le récit au présent nous fait témoins vivre, non de la faire. ce qui semble un panégyrique
des événements, et les énumérations nous entraînent de l’indolence est peut-être l’étape nécessaire avant
partout à la fois, sur tous les lieux du massacre. la création.
le réalisme sans fard des ces membres sanglants et – deuxième mouvement : v. 9-18. aux petits desseins
détranchés nous émeut également. du vers 2, le poète oppose au vers 10 un grand des-
sein ; à la liberté de l’errance, la contrainte (v. 11) ;
Pour aller plus loin à la rêverie, la fureur (v. 10) ; au simple quatrain du
pour un groupement de textes « la poésie enga- vers 8, un beau Poème (v. 12) : en un mot il substitue
gée » : le travail à la fantaisie, le plus grand effort portant sur
– d’aubigné (➤ manuel, p. 373) ; le langage (v. 16-18), par quoi le poète se rapproche
– chénier (➤ p. 122) ; du divin.
– hugo (➤ p. 290) ; – troisième mouvement : v. 19-22. anticipant sur
– césaire (➤ p. 152) ; la réalisation, le poète fait à sa muse l’hommage de
– prévert (➤ p. 153) ; l’œuvre qu’elle lui aura inspirée.
– aragon (➤ p. 154).
3. l’errance champêtre
la première partie, toute en mouvements légers, flui-
vian
8 « Élégie à une dame » ▶ p. 374
des, aériens, est bien un vagabondage, une « erreur »
au cours de laquelle le poète va et vient à sa fantaisie,
comme un insecte qui butine. la syntaxe contribue
Pour commencer à créer cette atmosphère, par l’accumulation des
une vingtaine de vers plus haut dans cette élégie, infinitifs, jusqu’à trois par vers (v. 7), tous dépen-
théophile de viau affirme : dant du je veux initial. le lexique de la fantaisie y
« Je ne veux point unir le fil de mon sujet, participe aussi : le double emploi du verbe songer
diversement je laisse et reprends mon objet, est intéressant, qui, employé positivement (v. 6),
mon âme imaginant n’a point la patience valorise la libre activité de l’imagination, et, employé
de bien polir les vers et ranger la science, négativement, (v. 8) exclut l’effort trop concerté.
la règle me déplaît, j’écris confusément,
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément. » 4. références culturelles
emporté par l’enthousiasme, viau est prêt à défier
n Observation et analyse l’univers, non seulement à travers les siècles, mais
1. un manifeste poétique aussi à travers les arts : c’est le sens de cette référence
ce texte fait figure de manifeste poétique. toute la au mythique peintre grec apelle – référence d’autant
syntaxe des douze premiers vers est subordonnée à plus ambiguë que sa peinture a été transformée en
l’expression de la volonté, appliquée aux conditions texte. la mention d’hélène, détrônée par sa dame,
de la création poétique : je veux (v. 1) gouverne huit paraît poursuivre avec cohérence la référence antique,

366 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


du côté du sujet cette fois ; on peut se demander Marbeuf
toutefois si la cohérence n’est pas à chercher du 9 Recueil des vers de M. de Marbeuf ▶ p. 375
côté de l’artiste, et si cette hélène n’est pas celle de
ronsard, le prince des poètes de l’amour, dont viau
se poserait en rival. Pour commencer
un des poèmes les plus célèbres de la préciosité
n Perspectives baroque, où se déploie une virtuosité qui donne le
théophile et malherbe vertige.
tout le texte de viau est un plaidoyer pour la fantaisie,
qui fait succéder la fureur à la nonchalance, le labeur n Observation et analyse
acharné à l’indolence. malherbe se méfie de ces 1. l’amour/la mer
écarts où la raison ne trouve pas son compte et où tout le poème est construit sur l’analogie entre l’élé-
le goût risque de se corrompre. pour lui, le travail ment marin et le sentiment amoureux : même extase,
poétique ne s’accommode pas de la double illusion même danger. mais l’originalité de cette figure est
énoncée ici par théophile de viau : il ne croit pas bien sûr de se doubler d’une paronomase entre la mer
que les vers puissent naître de la rêverie champêtre, et l’amour, comme si (référence au cratylisme ?)
et se méfie de l’enthousiasme fiévreux. la relation se reflétait dans la langue même. le premier
quatrain tisse ce rapport étroit entre la mer et l’amour
n Vers le Bac (dissertation) par l’intermédiaire d’un troisième terme qui fait le lien,
quelques éléments de réflexion : l’adjectif amer qui se rapproche plus de l’une ou de
– en faveur de la thèse (il revient à chaque poète l’autre selon qu’il est ou non substantivé. observons
d’inventer sa propre forme) : c’est en effet ce qui fait aussi la répartition syntaxique de ces deux mots la mer
la nouveauté créatrice des vers libres non ponctués (a) et l’amour (B) entre les vers 1-4 : coordonnés au
d’apollinaire (➤ manuel, p. 144), d’une poésie vers 1 (a et B) pour postuler leur analogie, dissociés
directement inspirée de l’écriture automatique chez entre les deux hémistiches du vers 2 (a… B…) pour
Breton (➤ p. 147), ou de la disposition originale des mieux l’affirmer, repris en en chiasme au vers 3 dans
blancs typographiques chez reverdy (➤ p. 150) ; une forte suture (B aussi bien que a), restitués dans
– dans le sens des réserves : il n’y a cependant pas la version initiale au vers 4 (a et B).
une « forme » par « poète », auquel cas la poésie 2. le flux et le reflux
serait illisible (toute poésie se définit par rapport à une par ce va-et-vient incessant entre les deux mots
lignée, par rapport à d’autres auteurs, etc. : voir les vers répétés en un bercement obsessionnel, le rythme
libres aussi chez cendrars, l’héritage de lautréamont de l’alexandrin mime le flux et le reflux, le sac et
et rimbaud pour les surréalistes, etc.) ; il s’agit moins le ressac maritime. le parallélisme syntaxique sur
d’invention que d’ajustement ou d’inflexion d’une lequel est construit le second quatrain contribue
forme : tout le langage est déjà donné, et le poète aussi à cet effet.
travaille sur ce matériau qui le précède ;
– vers une synthèse : invention d’une forme, oui, 3. l’eau et le feu
si l’on entend par là l’invention d’un style, d’une les tercets voient la dialectique de la mer et de
voix, d’une musique propre ; dans ce cas, cette l’amour se compliquer par l’arrivée d’un troisième
exigence vaut en effet pour tout grand poète, et pas élément : le feu, qui refonde la logique du poème en
seulement pour les « inventeurs » les plus apparents substituant à l’analogie la mer/l’amour une opposition
de la modernité (même malherbe invente un langage, entre l’eau et le feu. cette antithèse est amenée par
comme ponge le reconnaîtra). la rêverie mythologique sur la dualité de la déesse
de l’amour, vénus, sortie des ondes marines et
Pour aller plus loin mère du dieu cupidon qui enflamme les amoureux.
sans doute sensible au partage de leur prénom le passage de l’analogie à l’antithèse fait évoluer la
commun, théophile gautier revendiqua une affinité représentation de l’amour, qui d’un danger devient
avec viau, dont il se voulait un lointain épigone. une souffrance, une torture. le changement est
« c’est lui, il faut le dire, qui a commencé le mouve- capital, car l’analogie mettait en garde, mais ne
ment romantique », affirme-t-il dans les grotesques dissuadait pas ; on peut même penser que le second
(1844). comment la lecture de cet extrait permet- quatrain, sous l’apparent conseil de prudence, invitait
elle de justifier cette affirmation ? se reporter au à courir ce beau risque : car un marin qui n’oserait
chapitre 8. affronter la mer serait-il encore un marin ?

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 367


le renversement amené par les tercets produit ce vial pour des sujets élevé, noble pour des réalités
paradoxe : la mer qui a donné naissance à l’amour basses –, ils remettent en cause la hiérarchie des
est devenue fille de l’amour, en devenant mer de styles héritée de l’antiquité. cette veine truculente
larmes. trouve son équivalent pictural dans les scènes de
genre des peintres flamands, ou dans l’œuvre des
4. la surprise du second tercet
graveurs français comme Jacques callot.
par l’irruption du tu et du je, le second tercet trans-
forme brusquement le discours du sonnet, qui passe n Observation et analyse
d’une méditation générale à un énoncé lyrique, une 1. réalisme
plainte, qui nous invite à relire à cette lumière tout le le réalisme du texte se manifeste :
poème : on peut y voir peut-être le propre parcours – dans l’exhaustivité du portrait, de la tête (œil ;
amoureux du je, de l’amertume à la brûlure. n’y joue, l. 5 ; chapeau, l. 9) aux pieds (souliers, l. 16),
mettons rien de biographique, bien sûr : ce je n’est en passant par le torse (pourpoint, l. 12) et les jambes
pas marbeuf, pas plus que philis n’existe autrement (chausses, l. 14) ;
que comme une fiction de la muse. – dans les comparaisons et les nombreuses formules
d’approximation, qui révèlent le désir de faire voir
n Perspectives (qui lui faisaient comme, l. 7 ; qui avaient bien la
l’eau et l’amour mine, l. 8 ; une manière de, l. 10-11 ; comme celles,
le lac de lamartine comme la seine d’apollinaire l. 15 ; on l’eût pris de loin pour, l. 19-20) ;
sont les témoins impassibles du temps qui fuit et – dans la précision minutieuse du vocabulaire
corrompt les amours. au contraire, dans la théma- (notamment vestimentaire : voir le nombre des notes
tique baroque, l’eau est un des motifs privilégiés de en marge du texte !) qui, loin de toute idéalisation,
l’inconstance et de la métamorphose universelle ce permet de ne rien cacher de la misère des person-
n’est pourtant pas encore sa valeur ici, car c’est l’eau nages.
immense de la mer sur laquelle on risque le naufrage. mais le réalisme du texte se mue en bouffonnerie,
il faudrait plutôt rapprocher ce poème du topos de dans la mesure où le narrateur prend un plaisir
la tempête, tel que pétrarque et maurice scève l’ont manifeste à travestir ses pauvres hères : voir le
exploité (➤ manuel, pp. 110-111). doublement de la locution au lieu de (l. 9, 16), qui à
l’élément attendu (chapeau et souliers) en substitue
n Vers le Bac (dissertation)
un autre, grotesque par son décalage (bonnet de nuit
– atouts : un véritable effet de vertige et de fas-
et brodequins à l’antique). quant au vieillard, s’il
cination, produit par les pouvoirs du rythme, des
n’est pas ridiculisé par son costume, il l’est par son
sonorités et de l’entrelacement des motifs.
allure, qui le métamorphose burlesquement en une
– limites : excès de généralités (on ne sent pas la
grosse tortue (l. 20).
trace d’un vécu personnel), pur jeu verbal, abus des
topoï (sur le « feu » de l’amour par exemple). 2. humour
la drôlerie de ce texte relève d’abord du jeu des
Pour aller plus loin contrastes et des décalages, d’une bigarrure pro-
Bibliographie : la Poésie baroque (anthologie), prement burlesque. mais il s’y mêle aussi, surtout à
gallimard, « Folio plus », 2004. l’égard du jeune homme, des traits d’humour qui por-
tent sur lui un regard d’une dérision bienveillante.
– dire qu’il était aussi pauvre d’habits que riche
scarron
10 Le Roman comique ▶ p. 376
de mine (l. 3-4) est un euphémisme banal qui, à
défaut de fortune, lui laisse toutes les espérances ;
mais préciser qu’il avait un grand emplâtre sur le
Pour commencer visage qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue
un morceau de bravoure, qui permet une bonne (l. 4-5), c’est relativiser beaucoup et la mine et le
approche du courant burlesque, apparu dans le sillage compliment !
du baroque. celui-ci suscite en effet des attitudes – l’emploi du verbe assassiner (l. 6) ne doit pas
contrastées : tandis que les précieux se plaisent aux faire passer scarron pour un défenseur des petits
délices d’une écriture raffinée, les burlesques se oiseaux : il montre la disproportion comique entre le
tournent vers le réalisme et s’efforcent de peindre la grand fusil et son usage, et donne du jeune homme
diversité humaine. adoptant un style contrasté – tri- une image plutôt sympathique. de même, la petite

368 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


guerre (l. 8-9) pour désigner le chapardage le rend leur force, ils ne s’amusaient qu’à faire des courbet-
assez inoffensif. tes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les
avertissait que la mer était proche, où l’on dit que leur
3. un costume baroque maître se couche toutes les nuits. pour parler plus
on se souvient que l’adjectif baroque désigne au humainement et plus intelligiblement, il était entre
sens premier l’irrégularité d’une perle. c’est bien cinq et six quand une charrette entra dans les halles
par son caractère disparate que le costume du jeune du mans. cette charrette était attelée de quatre bœufs
homme est baroque (le texte le confirme d’ailleurs en fort maigres, conduits par une jument poulinière dont
lui opposant le vêtement plus régulier du vieillard, le poulain allait et venait à l’entour de la charrette
l. 17-18). non seulement, on l’a vu, les pièces de comme un petit fou qu’il était. »
son accoutrement sont inattendues (l. 9, 16), mais
cet incipit du roman comique est resté célèbre
à leur propos, le narrateur en rajoute dans l’hétéro-
comme un exemple typique du registre héroï-comi-
clite (le bonnet de nuit est entortillé de jarretières,
que (➤ manuel, p. 494). pour préciser l’heure de
ce qui revient à mettre les jambes sur la tête !)
la journée, scarron reprend l’image du parcours
et dans le bariolé (de différentes couleurs, l. 10),
effectué par le char du soleil, familière aux œuvres
le tout donnant un résultat des plus improbables,
épiques comme l’odyssée. mais l’hypertrophie de
que le portraitiste peine à définir : pour nous faire
l’image, qui développe un postulat de physique fort
comprendre son embarras, il se met dans la position
saugrenu sur la vitesse croissante des chevaux et
du spectateur incapable de déchiffrer le sujet d’une
s’achève sur une mignardise assez ridicule (ils ne
esquisse confuse (l. 11-12). mais déjà le vêtement
s’amusaient qu’à faire des courbettes), nous alerte sur
de la demoiselle juchée en haut de la charrette
l’intention parodique. celle-ci ne fait plus de doute
était marqué par une dualité inconciliable : moitié
avec la rupture de ton introduite par les adverbes plus
ville, moitié campagne (l. 3). en fait, la clé de cette
humainement et plus intelligiblement, qui dégradent
bigarrure est dans la référence au théâtre (l. 15-16),
d’un seul coup la référence épique en un galimatias
référence baroque s’il en est, qui recompose une
emphatique, parfaitement hors de propos pour traiter
réalité d’ordre supérieur (l’ordre de l’illusion) à
d’un sujet aussi trivial que l’entrée d’une charrette
partir d’éléments composites, ou disproportionnés
[…] dans les halles du mans. et de fait, la simplicité
(voir le grand emplâtre, l. 4-5 ; le grand fusil, l. 6 ;
de la notation entre cinq et six suffit à dénoncer la
l’épée […] si longue, l. 13) : sur les tréteaux, sous
vanité boursouflée de ce style héroïque, emprunté
les yeux des spectateurs, ces éléments grandiloquents
par beaucoup de romans de l’époque, dans le sillage
et ridicules prendront sens.
de l’astrée d’honoré d’urfé. dernier procédé qui
4. l’attitude du narrateur achève le retournement burlesque : l’écho entre le
l’intrusion narrative, à la fin de notre extrait, fait char du soleil et la charrette des comédiens ; entre
sourire le lecteur par le ton provocateur et par la les fiers coursiers mythologiques et les quatre bœufs
désinvolture avec laquelle elle fait fi de l’illusion fort maigres, conduits par une jument poulinière ;
romanesque. elle affirme aussi les droits du conteur entre les courbettes des premiers et les gambades
contre les rappels à l’ordre des grincheux académi- du poulain […] comme un petit fou.
ques : à ce titre, la pseudo justification déjà fort iro-
nique (mais j’entends parler des grandes tortues…, 2. de L’Astrée au Roman comique
l. 22-23) ne sert qu’à préparer la revendication de son si les deux textes relèvent de l’esthétique baroque,
arbitraire (je m’en sers de ma seule autorité, l. 23). c’est par leur refus de s’asservir à une règle, c’est par
retournons à notre caravane clôt définitivement le leur volonté d’imposer à la logique du réel la force
procès qu’on pourrait vouloir lui intenter. de l’imagination. mais ils le font de deux manières
antithétiques. l’astrée idéalise le réel, le roman
n Perspectives comique le travestit. aux protestations enfiévrées,
1. un incipit héroï-comique aux gestes emphatiques qui caractérisent le texte
« le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course de l’astrée, celui du roman comique oppose des
et son char, ayant attrapé le penchant du monde, postures hautes en couleur et dynamiques. à la
roulait plus vite qu’il ne voulait. si ses chevaux fonction symbolique des objets, presque déréalisés,
eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils dans le premier (voir question 3, p. 17), le second
eussent achevé ce qui restait du jour en moins d’un oppose l’épaisseur matérielle, presque palpable,
demi-quart d’heure ; mais, au lieu de tirer de toute des vêtements, des ustensiles, des étoffes.

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 369


n Vers le Bac (invention) 3. usurpateurs
ad libitum. les vers 5-8 sont construits sur une opposition
redoublée entre les précédents occupants des lieux,
Pour aller plus loin habitants des mers (baleines, dauphins, thons), et les
demander aux élèves de quels textes romanesques, animaux qui ont provisoirement usurpé leur domaine
et pas seulement du xviie siècle, ils pourraient rap- (cheval, bœufs, moutons). ces substitutions sont
procher cet extrait. on pourra penser à Balzac pour organisées en couples improbables (cheval/baleine,
la capacité à sublimer la minutie descriptive en une bœufs/dauphins, moutons/thons) mais qui, par la
vision, et à queneau pour la fantaisie. vertu du poème, ne sont pas tout à fait aléatoires :
le premier et le dernier ne sont pas sans parenté
phonétique, d’abord ; ensuite, le cheval et la baleine
sont étonnamment rapprochés par le mouvement (le
saint-Amant
11 Moïse sauvé ▶ p. 377
saut) et la respiration (le souffle). genette n’a pas
tort de parler d’un univers réversible.

Pour commencer 4. rythme en liberté


consacrant à ce texte la première étude de son longue phrase décrivant cet enfant qui gambade
premier volume d’essais critiques (« l’univers réver- joyeusement, et anime ce défilé rectiligne en pertur-
sible », dans Figures i), gérard genette y voit la bant son ordonnancement. le rythme contribue à cet
parfaite réalisation d’une vision baroque du monde : effet : l’enjambement des vers 9-10, qui montre son
« occasion unique de parcourir à pied sec le paysage élan irrépressible, contraste avec le rythme sautillant
de l’abîme et de le contempler à loisir. monde vierge de premier hémistiche du vers 11, qui accumule pas
plutôt qu’étranger, monde réplique du nôtre, mais moins de quatre verbes ; l’inversion du complément
plus riche, plus coloré, dont l’air et le temps n’ont pu d’un étrange caillou, vers 14, paralyse un temps la
ternir la fraîcheur originelle. monde à tout prendre narration sur cet objet intrigant, avant qu’elle ne
singulièrement proche, lieu profond par excellence, reprenne son cours, et l’enfant son rythme allègre.
paysage maternel, plus troublant par sa familiarité 5. remparts transparents
que par son étrangeté, qui s’offre au peuple juif à la ces « remparts » sont les deux parties des eaux
fois comme un souvenir de l’éden et une anticipation fendues par le passage à sec que moïse a ménagé aux
de la terre promise, momentanément dévoilés par hébreux, et à travers lesquelles tout naturellement
la vague en reflux, décor de rêve abandonné par le (pour autant qu’on admette le miracle) on peut voir
sommeil. » nager les poissons. le coup de force réussi par
saint-amant (et tant moqué par Boileau) consiste à
n Observation et analyse renverser la perspective et à faire des poissons non
1. une vision l’aboutissement mais l’origine du regard : le texte
tout le passage est structuré par l’anaphore de peut ainsi de l’intérieur témoigner du prodige.
l’adverbe de lieu là, qui permet de déployer le texte
comme une vision ; ce qu’il est au sens littéral du n Perspectives
terme, puisque cet événement nous est rapporté à boileau/saint-amant
travers le songe que la mère de moïse en a fait. Boileau reproche à saint-amant une invraisemblance
qu’il juge comme une faute de goût.
2. composition de la scène
– d’abord (v. 1-8), toute la lourde caravane des ani- n Vers le Bac (invention)
maux : chameaux, cheval, bœufs, moutons, etc. ; on argumentera bien sûr en faveur de la luxuriance,
– puis (v. 9-16), un gros plan sur un enfant qui, de l’imagination, de la surprise, etc. voici un début de
contrastant avec le défilé précédent (même si le cheval réponse fournie par gérard genette dans l’article cité :
bondi[ssai]t), gambade joyeusement en liberté (il va, « Boileau s’est un peu lourdement gaussé, dans l’art
vient, tourne, saute, v. 11) ; poétique, de cet enfant au caillou et de ces poissons
– enfin (v. 17-20), retour à un plan d’ensemble, sur aux fenêtres. l’auteur de ce passage est pour lui
l’armée, mais presque individualisée par ce singulier un fou. hommage involontaire de la « raison » à la
collectif (l’exercite) et son ébahissement naïf que les folie. le classicisme est bien ici ce grand renfer-
poissons lui renvoient en miroir. mement dont parle michel Foucault ; mais c’est lui

370 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


qui s’enferme, laissant dehors, avec la « folie », les laisse jaillir une eau abondante, qui abreuve le sol.
grandes vérités de l’imaginaire. » ce geste est soutenu, aux quatre points cardinaux,
par les regards qui eux aussi scellent l’union.
Pour aller plus loin
l gérard genette a consacré une autre étude au 3. lignes et courbes
poème de saint-amant, dans laquelle il s’intéresse l’union est matérialisée autour d’une ligne verticale
plus au fonctionnement narratif de l’épisode : « d’un très affirmée au centre géométrique de la toile, qui
récit baroque » (Figures ii). va du regard du putto vers l’ange, en passant par la
l on comparera ce texte avec le sonnet du pasteur
cascade de l’eau, les mains jointes, les regards unis
et poète protestant laurent drelincourt (1626- et le visage de l’ange qui couronne cette union. les
1680) : corps dessinent deux obliques qui se rejoignent vers
le haut, les deux têtes dessinant avec celle de l’ange
sur le passage de la mer rouge un triangle qui est la pointe d’une figure pyramidale.
si l’œuvre est nettement structurée par ces lignes de
sur ton dieu, peuple saint, justement tu te fondes, force, les corps quant à eux, avec leur torsion, leur
sa main, pour t’arracher à tes cruels bourreaux, souplesse, le moelleux de leurs chairs, donne toute
Fendant pour toi la mer, écartant ses roseaux, la dimension humaine de ces allégories : autant que
Fait deux murs de cristal de ses eaux vagabondes. des divinités, ce sont un homme et une femme qui
s’unissent.
les poissons, bondissant de leurs grottes profondes,
suspendus et fixés dans la glace des eaux, 4. la touche du peintre
semblent, d’un œil jaloux, voir les hôtes nouveaux la touche de rubens est vibrante et capte la lumière
qui marchent à pied sec dans l’abîme des ondes. dans l’eau qui coule et éclabousse, exaltant les chairs
et leur donnant à la scène une atmosphère de force
que te sert, ô tyran ! de marcher sur leur pas ? et de sensualité. d’après andré Félibien, auteur à la
tous les flots, retournés, te portent le trépas, fin du xviie siècle des entretiens sur les vies et sur
quand israël, sauvé, se voit sur le rivage. les ouvrages des plus excellents peintres anciens et
modernes (1685), il peignait « avec une liberté de
ainsi, malgré l’effort du démon furieux, pinceau tout à fait surprenante », et Félibien remarque
dieu te fait, ô chrétien ! de la mort un passage que « les teintes de la carnation paraissent souvent
qui te conduit, du monde, à l’empire des cieux. si fortes et si séparées les unes des autres qu’elles
semblent des taches ».

lecture d’image 5. la gamme chromatique


le chromatisme joue sur le contraste entre la chair
rubens
12 L’Union de la Terre et de l’Eau ▶ p. 378
laiteuse de la terre et les tons étonnamment sombres
de la divinité aquatique. contre les idées reçues et les
a priori symboliques, c’est déjà une façon de réaliser
n Observation et analyse cette union de la terre et de l’eau. il semble par
1. les deux divinités ailleurs, au vu d’autres reproductions, que la tonalité
le dieu des eaux, qui ressemble un peu à neptune, d’ensemble soit plus chaude que sur cette image.
comme sortant d’une grotte marine tient son trident
et s’appuie sur la jarre de la source bondissante, n Perspectives
tandis qu’un génie des eaux fête en soufflant dans un tableau baroque
sa trompe l’union divine. gê, la déesse de la terre, luxuriance et harmonie. ce n’est pas la version
sur la rive porte fruits et fleurs nés de leur union. tourmentée, « noire », du baroque, mais sa face
le ciel est présent par l’ange qui va couronner ces lumineuse, vitale, gorgée d’énergie. à rapprocher
noces, tandis que les putti, nageant dans les eaux et des textes de viau ou de saint-amant, pour leur
la joie, nous prennent à témoin. commune profusion.

2. le point de focalisation Pour aller plus loin


c’est au centre du tableau que se nouent les mains très belle évocation de l’art de rubens par margue-
des divinités, avec force et confiance, au-dessus du rite Yourcenar dans archives du nord, qui permet de
jarre symbole de leur union : faite de la terre, elle comprendre la modernité de ce baroque :

19. Le baroque, ou la gloire de l’apparence n 371


« c’est par la boulimie de la matière que rubens pelisse d’hélène, les poils des barbes, les plumes
échappe à la rhétorique creuse des peintres de cours. des oiseaux tués par diane ne sont plus qu’une
tout se passe comme si les empâtements et les modification de la substance ; les chairs potelées
giclées de la couleur avaient peu à peu entraîné le des enfants portant des fruits sont des fruits ; les
virtuose, loin des pompes mythologico-chrétiennes chairs cireuses et flasques de Jésus descendu de
de son siècle, dans un monde où ne compte plus la croix ne sont qu’un dernier état de la vie de la
que la substance pure. ces amples corps ne sont chair. en présence de ce puissant magma organique,
plus que des solides qui tournent comme, d’après l’emphase et les vulgarités, les astuces du déco-
les théories encore condamnées de galilée, la rateur dans la grande manière n’importent plus.
terre tourne ; les fesses des trois grâces sont la grosse marie de médicis a une plénitude de reine
des sphères ; les anges rebondis flottent comme abeille. les trois sirènes débordantes au bas de la
des cumulus dans un ciel d’été ; phaéton et icare nef qui porte cette sotte couronnée cessent d’être
choient comme des pierres. les chevaux et les les dames capaio de la rue vertbois et la petite
amazones jetés bas de la bataille du thermodon louise qui leur servirent de modèles ; leurs lourds
sont des bolides arrêtés dans leur trajectoire. tout appas évoquent moins la femme que le poids et le
n’est que volumes qui bougent et matière qui bout : claquement mat de la vague sur l’étrave. comme
le même sang rosit le corps des femmes et injecte un amant dans un lit, comme un triton dans l’eau,
l’œil des alezans des rois mages ; la fourrure de la il s’ébat dans cette mer de formes. »

372 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


le classicisme :
20 idéaux et modèles
lecture d’image 3. le décor
le décor ancre le tableau dans le contexte antique.
Poussin
1 La Mort de Germanicus ▶ p. 383
nous sommes dans un grand palais : les colonnes sont
visibles à l’arrière-plan et leur verticalité fait écho au
bras levé du vengeur, à l’épée brandie et aux lances.
Pour commencer le long drap, dont la couleur renvoie à la cape de
ce tableau a lancé la mode des « mort de… », que l’homme au centre, fait de ce lieu à la fois un espace
l’on retrouve du xviie siècle (la mort de caton, par privé où l’on peut pleurer le mort et un espace public
le Brun, en 1645) à l’époque néoclassique (la mort ouvert sur l’extérieur et la vengeance.
de socrate, par david, en 1787). le tableau de poussin 4. la gamme chromatique
eut un grand succès et fut reproduit à de nombreux poussin joue sur le contraste des couleurs chaudes
exemplaires (copies ou gravures). (manteau au drapé compliqué du soldat à gauche,
jaune orangé et ocre du vêtement d’agrippine et de
n Observation et analyse l’armure du vengeur) et des couleurs froides (drap
1. composition du tableau tendu derrière le mort, bleu de la cape au centre ou
à la droite du mort (sur la gauche du tableau, donc), du vêtement à gauche). ces couleurs réveillent le
on reconnaît les soldats de germanicus. ils portent spectateur, provoquent des associations de motifs
armes, armures et casques et se divisent eux-mêmes ou des oppositions, la couleur froide pouvant rap-
en deux groupes : deux hommes affligés ou mélanco- peler la mort et la couleur chaude la colère et la
liques à l’extrême gauche et un ensemble d’hommes vengeance.
animés et prêts à la vengeance plus au centre. à la
gauche du mort se trouve le groupe des femmes et n Perspectives
des enfants. agrippine se cache le visage (selon poussin et tacite
la tradition antique remontant à l’agamemnon de nous sommes à une époque où le cinéma n’existe
timanthe se voilant la face lors du sacrifice d’iphi- pas mais où il faut donner aux œuvres l’idée de
génie). la tristesse se répand donc sur les côtés du mouvement, de temporalité. la tâche est d’autant
tableau (les deux soldats en pleurs et la famille), plus difficile ici qu’il s’agit de « faire scène » et
tandis qu’au centre se situe l’action. notons éga- donc de figer ou de capter un instant. poussin adapte
lement que tous les personnages se présentent de un récit (celui de tacite dans les annales). il choisit
profil. ici poussin imite certainement les frises des le moment de la crise, la mort de germanicus, qui
bas-reliefs romains. lui permet la représentation de toute une gamme
d’émotions. les armures, les attributs de l’empire
2. la figure centrale romain, la troupe de soldats rappellent au spectateur
l’homme au centre est un soldat de germanicus, l’histoire passée du général. le bras levé de l’homme
peut-être son second, certainement son vengeur. au centre et la colère des troupes annoncent la
selon tacite, germanicus vient de faire un discours vengeance déjà à l’œuvre et prête à s’en prendre au
accusant pison. le bras levé vers le ciel, l’homme traître pison. la représentation d’agrippine affligée
au centre semble prendre les dieux à témoin de cette ne manque pas aussi de faire penser à toute la des-
mort. il est intéressant de voir que le mourant est cendance prestigieuse et terrifiante de germanicus :
relégué à la droite du tableau : il n’est déjà plus. caligula et néron.
c’est le présent de l’action qui est mis en avant,
la colère devant la trahison et l’assassinat. notons Pour aller plus loin
que les deux personnages aux extrêmes (le soldat et l’œuvre de poussin montre l’importance de la com-
agrippine) ainsi que le vengeur au milieu de la toile position pour le classique, mais elle montre aussi
ont le visage caché, contrairement à tous les autres : que le classicisme est propre à décrire passions et
ce sont eux qui portent tout le poids de l’émotion émotions (comme racine quelques décennies plus
(tristesse et indignation). tard). les tableaux classiques ne sont pas obligatoi-

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 373


rement des tableaux paisibles et bien proportionnés : 2. entre deux écueils
ils peuvent mettre en jeu et en opposition des forces les deux vers qui ouvrent et qui ferment ce passage
vives. voir à ce propos le jugement de salomon du dessinent un contre-portrait. il y a deux conduites à
même poussin. éviter : d’une part, l’imitation coûte que coûte des
anciens (sot bétail, v. 1 ; vrais moutons ; v. 2 : la
métaphore est d’ailleurs filée jusqu’au bout du vers
La fontaine puisqu’on parle du pasteur de mantoue, v. 2, pour
2 Epître à Huet ▶ p. 384 évoquer virgile) ; d’autre part, la modernité à tout
prix (dépourvu de leur solidité, / un peu d’agrément,
nul fonds de beauté, v. 23-24). l’agrément est celui
Pour commencer du nouveau mais qui ne durera pas, puisque seule la
la Fontaine apparaît de nombreuses fois dans vérité universelle, déjà découverte par les anciens,
ce manuel (voir les chapitres 6 et 15), tant il est peut apporter quelque éternité aux écrits (ce que
vrai qu’il fut notre grand poète du xviie siècle. confirme la rime solidité/beauté, v. 23-24).
s’il touche encore aujourd’hui un lectorat assez
large, c’est par son application toute personnelle 3. imiter en toute liberté
des règles classiques : sa révérence à l’égard des deux moments dans la grande partie consacrée à
grands auteurs antiques (ésope, phèdre, horace…) l’imitation :
ne brida jamais sa liberté et sa fantaisie (➤ manuel, – l’originalité dans les bornes de l’imitation (v. 3-8) ;
p. 118). – l’imitation stricte quand cela convient, sans
on retrouve cette liberté un peu vagabonde dans sacrifier néanmoins au naturel (v. 9-12).
le choix du destinataire de cette épître, écrite au la Fontaine use de l’image du chemin. il se laisse
lendemain de la lecture à l’académie, le 27 janvier tout d’abord guider (v. 3) par les auteurs antiques,
1687, du poème de perrault le siècle de louis mais souvent à marcher seul [il] ose [se] hasarder
le grand. il s’agissait pour la Fontaine de défendre (v. 4). plus loin il parlera des routes méprisées (v. 13),
ses convictions sans se fâcher avec le roi, flatté continuant à filer cette métaphore. celle-ci est fort
par ce panégyrique, ni avec perrault, son vieil ami utile pour son propos puisque la Fontaine ne quitte
du temps de vaux-le-vicomte. le choix de pierre- pas le chemin, mais se permet seulement parfois
daniel huet n’est donc pas indifférent : ce farouche de marcher sans guide. il rejette également tout
défenseur des anciens (« chez vous quintilien s’en esclavage et apparaît comme un défenseur de la
va tous nous détruire », lui écrit la Fontaine un peu liberté. d’ailleurs, il ne se soumet à rien : ni à un
plus haut) est en même temps un ami de perrault et guide fixé, ni à l’originalité à tout prix (c’est le sens
un ennemi de Boileau. ajoutons par ailleurs qu’il de la deuxième partie de cet ensemble).
est l’auteur d’un traité de l’origine des romans,
4. un éloge des anciens
l’un des premiers du genre, en préface à la Zayde
la Fontaine reprend dans ce passage l’image du
de mme de la Fayette.
chemin et du guide : routes (v. 13), art et guides
(v. 14), admirer leurs attraits (v. 16), dieux du
n Observation et analyse
Parnasse (v. 18), grand noms (v. 22) soulignent le
1. composition de l’argumentation
caractère élogieux de cette partie, de même que le
nous avons ici deux grandes parties : chiasme térence est dans mes mains ; je m’instruis
– le problème de l’imitation personnelle (v. 3-12) ; dans horace (v. 17), qui place le « je » entre les
– la grandeur de l’antiquité (v. 13-22). deux anciens. le poète semble bien seul dans sa
ces deux parties sont équivalentes (une dizaine de louange de l’antiquité : routes méprisées (v. 13), on
vers chacune) et sont encadrées par deux fois deux me laisse tout seul (v. 16), on veut d’autres discours
vers (v. 1-2, 23-24) qui présentent ce qu’il s’agit (v. 19), parler à des sourds (v. 20). l’attaque contre
d’éviter. les deux parties pourraient apparaître les modernes se fait ici insistante derrière le pané-
contradictoires puisque après avoir appelé à la liberté gyrique d’homère et de ses successeurs.
de l’imitation, la Fontaine évoque la supériorité des
auteurs antiques, mais c’est bien là toute l’originalité n Perspectives
de la Fontaine (il se doit de maintenir cette tension théorie et pratique
pour ne pas tomber dans la sotte imitation ou dans la Fontaine utilise le schéma et l’argument des fables
l’arrogance moderne). d’ésope ou de phèdre, mais tout l’intérêt de ces

374 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


pièces est dans la manière dont il raconte les histoires. qui, joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les
la morale peut être la même, mais les détails, les ont rendu plus accomplis, l’art n’étant autre chose,
développements, l’humour seront bien différents. il selon aristote même, qu’un amas de préceptes pour
peut même s’autoriser des digressions personnelles bien faire l’ouvrage qu’il a pour objet. or quand j’ai
qui l’éloignent encore plus du modèle argumentatif fait voir qu’homère et virgile ont fait une infinité
de la fable (➤ manuel, p. 118). la « digression » de fautes où les modernes ne tombent plus, je crois
est alors l’exemple de ce chemin de traverse que le avoir prouvé qu’ils n’avaient pas toutes les règles
fabuliste suit sans guide, quitte même à contredire que nous avons, puisque l’effet naturel des règles est
parfois la « leçon ». d’empêcher qu’on ne fasse des fautes. de sorte que
s’il plaisait au ciel de faire naître un homme qui eût
n Vers le Bac (commentaire) un génie de la force de celui de virgile, il est sûr qu’il
nous sommes face à un art poétique qui nous ensei- ferait un plus beau poème que l’énéide, parce qu’il
gne quelques principes du style de la Fontaine. cette aurait, suivant ma supposition, autant de génie que
défense des anciens se fait aussi, tout au long de virgile, et qu’il aurait en même temps un plus grand
l’extrait, portrait en creux du fabuliste. le « je » se amas de préceptes pour se conduire. cet homme
place dès le départ en opposition avec le sot bétail pouvait naître en ce siècle, de même qu’en celui
(v. 1) des imitateurs : j’en use d’autre sorte, […] d’auguste, puisque la nature est toujours la même
marcher seul (v. 3-4) ; mon imitation n’est point un et qu’elle n’est point affaiblie par la suite des temps,
esclavage (v. 6). il apparaît régulièrement en position comme nous en sommes demeurés d’accord. »
sujet, il est son propre maître : je ne prends que l’idée
(v. 7) ; je l’y transporte (v. 11). dans la deuxième
partie, le poète est sujet quand il s’agit de défendre les racine
anciens, mais il se fait complément face aux grands
3 Préface de Phèdre ▶ p. 385

noms de la poésie : térence est dans mes mains ;


je m’instruis dans horace ; / homère et son rival Pour commencer
sont mes dieux du Parnasse (v. 17-18). l’évocation le parti des anciens a réuni tous les grands auteurs
des chemins parcourus, des libertés prises, l’entre- du xviie siècle. du reste, lit-on encore aujourd’hui les
mêlement de réalités mythologiques et modernes, « modernes » de cette époque ? perrault et Fontenelle
rappellent souvent le ton des Fables et complètent le un peu, mais certainement moins que la Bruyère,
portrait qui perçait déjà dans ses autres écrits, celui la Fontaine ou encore racine. à étudier leurs textes
de l’honnête homme, aimant sa liberté. on s’aperçoit d’ailleurs que leur imitation des anciens
n’était en rien servile (voir la Fontaine). le texte
Pour aller plus loin de racine nous montre comment être plus classique
on peut confronter le texte de la Fontaine à cet que les classiques : en corrigeant les anciens pour
extrait du Parallèle des anciens et des modernes rendre leurs productions plus « vraies », c’est-à-dire
(1688-1697) de charles perrault : « il y a deux choses plus naturelles.
dans tout artisan qui contribuent à la beauté de son par ailleurs, citer les auteurs grecs (euripide ou aris-
ouvrage : la connaissance des règles de son art et la tote) n’est pas indifférent en ce siècle où le latin plus
force de son génie ; de là il peut arriver, et souvent il que le grec était de mise. Face à tous les écrivains qui
arrive, que l’ouvrage de celui qui est le moins savant, n’avaient pas de lettres, racine se pose en érudit – et
mais qui a le plus de génie, est meilleur que l’ouvrage en élève des « messieurs » de port-royal (arnauld,
de celui qui sait mieux les règles de son art et dont le nicole, lemaître de sacy…).
génie a moins de force. suivant ce principe, virgile
a pu faire un poème épique plus excellent que tous n Observation et analyse
les autres, parce qu’il a eu plus de génie que tous les 1. mouvement du texte
poètes qui l’ont suivi, et il peut en même temps avoir la première partie du texte (l. 1-14) est placée sous
moins su toutes les règles du poème épique, ce qui le signe de l’éloge : tout ce qui m’a paru le plus
me suffit, mon problème consistant uniquement en éclatant dans la sienne (l. 2-3), ce que j’ai peut-
cette proposition que tous les arts ont été portés dans être mis de plus raisonnable sur le théâtre (l. 4-5),
notre siècle à un plus haut degré de perfection que succès si heureux (l. 6), si bien réussi (l. 6). cet éloge,
celui où ils étaient parmi les anciens, parce que le c’est l’éloge d’euripide, le grand dramaturge grec,
temps a découvert plusieurs secrets dans tous les arts, à qui racine emprunte son sujet. tout le début du

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 375


texte est donc placé du côté de la révérence à l’égard les plaçant sur le plan des « convenances » et non du
des anciens, tandis que la deuxième partie (l. 15-28) changement d’époque, tout cela donne au texte une
montre les modifications et améliorations apportées sorte de proximité avec le siècle d’euripide.
par racine au personnage : cela est marqué dès le
5. le souci du spectateur
début du deuxième paragraphe avec : j’ai même pris
à la dernière ligne de cet extrait, racine se soucie du
soin de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est
spectateur : thésée lui serait apparu moins agréable,
dans les tragédies des anciens (l. 15-16).
car en apprenant ce viol il aurait perdu en dignité et
2. référence et révérence en majesté : il s’agit donc d’éviter au personnage le
nous voyons, dans la première partie, que racine se ridicule de la honte. mais ce spectateur, garant du
place sous le patronage d’euripide, chante les louanges vrai et du « raisonnable », est présent en filigrane
du poète antique et se réfère même à aristote, pour dans tout le texte, derrière la réussite de la pièce,
montrer en quoi il s’est conformé aux règles du derrière la pitié et la terreur, derrière le respect du
tragique. la première partie du texte (premier para- rang de phèdre. c’est l’effet sur le spectateur qui
graphe) se divise ainsi en deux parties : est au centre des théories d’aristote sur la tragédie,
– éloge d’euripide ; c’est le spectateur qui oriente le choix des modifi-
– analyse du personnage de phèdre (ni tout à fait cations. il s’agit ici moins d’un spectateur réel que
innocent, ni tout à fait coupable, et donc propre à d’un spectateur idéal (de même qu’il y a dans les
susciter terreur et pitié). théories d’umberto eco un « lecteur idéal » visé
par le texte).
3. améliorer les modèles antiques
dans les deuxième et troisième paragraphes, racine
n Vers le Bac (oral)
montre les modifications apportées aux modèles
l’analyse de racine, faisant de phèdre un person-
antiques :
nage ni tout à fait innocent ni tout à fait coupable,
– la rendre un peu moins odieuse, l. 15 (c’est la
la dédouanant même de l’accusation de viol à son
servante qui accuse hippolyte et non plus phèdre,
égard, apparaît quelque peu forcée. certes il est bon
comme chez euripide) ;
de montrer dans sa « préface » qu’il suit aristote et
– épargner à thésée une confusion qui l’aurait pu
qu’en cela il choisit tel type de personnage, mais sa
rendre moins agréable aux spectateurs, l. 27-28
phèdre n’en apparaît pas moins assez monstrueuse. il
(l’accusation de viol est atténuée en simple accusation
est difficile d’être pris de compassion à son égard.
de tentative de viol).
les deux modifications sont faites au nom du conve-
nable (l. 19) et de l’agréable (l. 28) : cette bassesse
Pour aller plus loin
l même si elles sont moins riches que les examens
m’a paru plus convenable à une nourrice (l. 19), qui
que corneille livra de ses tragédies, les préfaces
l’aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs
de racine définissent une esthétique originale. on
(l. 27-28). ces deux adjectifs renvoient au naturel :
pourra étudier un extrait de celle de bérénice (1670),
ce qui choque le spectateur est ce qui ne répond
où contre la complexité et la profusion quasi baroque
pas à l’imitation de la vérité universelle. c’est cette
encore de corneille, il justifie, au nom d’un retour à
vérité qui est première chez les classiques (l’imita-
la simplicité des anciens, l’invention d’une tragédie
tion des anciens ne fait qu’en découler) : il est donc
élégiaque en forme de pur lamento que n’auraient
possible et même positif de rendre plus « vraies »
jamais pu imaginer sophocle ou euripide :
les tragédies antiques.
« il y avait longtemps que je voulais essayer si je
4. « nihil novi sub sole » pourrais faire une tragédie avec cette simplicité
ce rapprochement (l. 6-7) évoque l’idée d’une com- d’action qui a été si fort du goût des anciens. car
munion de pensée entre les temps anciens et les temps c’est un des premiers préceptes qu’ils nous ont
modernes. si le caractère de phèdre réussit au ve laissés. que ce que vous ferez, dit horace, soit
siècle avant notre ère et au xviie siècle, c’est parce toujours simple et ne soit qu’un. ils ont admiré
qu’il dit quelque chose de juste et de vrai sur l’homme l’ajax de sophocle, qui n’est autre chose qu’ajax
et ses passions. il n’y a pas, pour les classiques, de qui se tue de regret, à cause de la fureur où il était
progrès en art. ainsi la manière libre dont racine tombé après le refus qu’on lui avait fait des armes
parle de la phèdre d’euripide, comme si elle existait, d’achille. ils ont admiré le Philoctète, dont tout le
la manière aussi dont il parle de ses modifications, sujet est ulysse qui vient pour surprendre les flèches

376 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


d’hercule. l’Œdipe même, quoique tout plein de notons que cette « querelle » entre les deux poètes
reconnaissances, est moins chargé de matière que trouva un prolongement avec le neveu de desportes,
la plus simple tragédie de nos jours. nous voyons mathurin régnier (1573-1613) ; l’auteur des satires
enfin que les partisans de térence, qui l’élèvent avec (1608-1613) fut en effet l’un des grands opposants
raison au-dessus de tous les poètes comiques, pour à malherbe.
l’élégance de sa diction et pour la vraisemblance de
ses mœurs, ne laissent pas de confesser que plaute n Observation et analyse
a un grand avantage sur lui par la simplicité qui est 1. le sujet de desportes
dans la plupart des sujets de plaute. et c’est sans le poème de desportes décrit l’invasion du souci
doute cette simplicité merveilleuse qui a attiré à ce dans le cœur de l’amant. la crainte a fait venir le
dernier toutes les louanges que les anciens lui ont souci mais plus il craint et plus le souci s’installe.
données. combien ménandre était-il encore plus maintenant que celui-ci a fait son œuvre et que le
simple, puisque térence est obligé de prendre deux poète est devenu son esclave, desportes lui demande
comédies de ce poète pour en faire une des siennes ! de le laisser tranquille et de ne pas venir encore le
[…] ce n’est pas que quelques personnes ne m’aient retroubler (v. 14).
reproché cette même simplicité que j’avais recherchée
avec tant de soin. ils ont cru qu’une tragédie qui était 2. une personnification constante
si peu chargée d’intrigues ne pouvait être selon les la figure qui structure l’ensemble du poème est la
règles du théâtre. Je m’informai s’ils se plaignaient personnification. le poète s’adresse au souci comme
qu’elle les eût ennuyés. on me dit qu’ils avouaient à une personne : souci chaud et glacé (v. 1), tu t’es
tous qu’elle n’ennuyait point, qu’elle les touchait rendu mon maître (v. 5), va, retourne au cocyte
même en plusieurs endroits et qu’ils la verraient (v. 7), passe entre mille ennuis / sans lumière tes
encore avec plaisir. que veulent-ils davantage ? Je jours, et sans sommeil tes nuits (v. 9-10), va t’en
les conjure d’avoir assez bonne opinion d’eux-mêmes (v. 12). à la fin du poème le souci est rapproché du
pour ne pas croire qu’une pièce qui les touche, et serpent : tout ton venin est entré dedans moi (v. 12),
qui leur donne du plaisir, puisse être absolument et l’allusion au cocyte peut en faire un être des
contre les règles. la principale règle est de plaire et enfers. d’une adresse au souci pour le congédier
de toucher. toutes les autres ne sont faites que pour (les deux quatrains) on passe à l’évocation du futur
parvenir à cette première. » du souci (les deux tercets), avant un retour pour la
il est amusant de constater qu’en ultime recours, pointe au présent (douleur de l’amant). notons que
l’autorité souveraine réside pour lui dans le goût du la personnification tend vers l’allégorie, surtout à
public : oubliée, l’autorité des anciens ! racine ne la fin du poème où le souci est évoqué comme un
serait-il pas le premier moderne ? monstre infernal.
l Bibliographie : la querelle des anciens et des
modernes, recueil de textes précédé d’un essai de 3. allitération ou cacophonie ?
marc Fumaroli, gallimard, « Folio classique », un usage abusif de l’allitération était réprimé par
2001. malherbe comme peu harmonieux. de fait, les répé-
titions de [t], d’un mot à l’autre, aux vers 5 et 12, de
temps tu t’es… et va t’en : tout ton…, semblent un
peu trop appuyées.
desportes, Les Amours d’Hippolyte
4 Malherbe, Poésies 4. des complications inutiles ?
malherbe est un tenant de la vraisemblance ; il
Classique contre baroque ▶ p. 386
condamne souvent chez desportes les compli-
cations inutiles et les formulations controuvées.
Pour commencer au vers 2, je ne vous entends point se rapporte
souvent citée mais presque jamais reproduite, l’édi- à craignant plus fort, étrange ici puisque gram-
tion commentée de desportes par malherbe constitue maticalement il renvoie au souci, alors que plus
en quelque sorte l’art poétique du grand poète clas- naturellement il devrait renvoyer au poète amou-
sique. la Bibliothèque nationale a mis en ligne le reux. aux vers 5-8, malherbe reproche à desportes
volume (sur le site www.gallica.bnf.fr), et ce n’est tout un ensemble inutile et très éloigné du sens
pas sans émotion que l’on déchiffre aujourd’hui commun : le puisque du vers 5 se comprend mal,
l’écriture manuscrite de malherbe. associé à si peu de temps, et expliquant retourne

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 377


au cocyte. aux vers 9-11, malherbe ne comprend 7. théorie et pratique
pas que desportes tire à la ligne en racontant ce les principes de malherbe semblent être ici :
que deviendra le souci. cela n’a pas d’intérêt vraisemblance ; déroulement logique du poème ;
puisque justement le souci l’a quitté. le langage clarté syntaxique (voir craignant plus fort, v. 2) ;
employé par malherbe est savoureux et imagé, faire harmonie des sonorités (proscription des ten, tu, té
le maréchal des logis ; bailler son département ; et autres ten, tou, ton). il les met en pratique dans
bailler de la tablature. le poète se moque de la ce poème qui dit la douleur, au même titre que celui
personnification constante et systématique opérée de desportes, mais de manière plus simple et plus
par desportes. compréhensible. avec malherbe commence l’ère
de la clarté classique.
5. une esthétique du dépouillement
le poème de malherbe est assez dépouillé en ima- n Perspectives
ges. il contraste en cela fortement avec le poème 1. une esthétique baroque
de desportes, totalement construit sur un principe le poème de desportes est baroque par son allure,
de personnification. l’image finale des deux assas- faite de suspens et de circonvolutions : l’attente de
sins comparés aux bourreaux du christ n’en est sept vers avant d’avoir la principale, qui se répète
que plus vive : sont fils de ces bourreaux qui t’ont dans les tercets avec une attente de quatre vers, est
crucifié (v. 14). les phrases de malherbe sont aussi à cet égard représentative. l’oxymore, qui revient
plus simples que celles de desportes, qui à force constamment, souci chaud et glacé (v. 1), la flamme
de multiplier les subordonnées perd quelque peu et le gel va mêlant (v. 3), glaces d’enfer (v. 9), le
son lecteur : cinq subordonnées dans les vers 1-8 goût pour les métaphores compliquées (comme cette
du texte a, si bien que la principale n’arrive qu’au longue personnification) sont aussi des éléments
vers 7. la principale dans le texte B arrive dès le typiques de cette période.
vers 3, l’explicative la suivant : Puisque… notons 2. malherbe et boileau
aussi le choix chez malherbe d’un vocabulaire les vers de Boileau sont structurés autour de l’idée
simple : dépouille mortelle (v. 1), mort (v. 6), dou- de raison et de bon sens :
leur, réconfort (v. 7), vengeance (v. 11), justice – la rime doit être guidé par la raison ;
(v. 13) ; contrairement à desportes qui utilise un – il faut éviter les excès et l’envie de nouveauté à
vocabulaire de l’hyperbole : la flamme et le gel (v. 3), tout prix (charge contre les « vers monstrueux » de
cent chaudes fureurs, martelant (v. 6), comme tigre la poésie baroque) ;
enragé (v. 8), glaces d’enfer, mille ennuis (v. 9), sans – il faut éviter l’abondance stérile.
lumière, sans sommeil (v. 10), sang (v. 13), larves on retrouve ici les principes de malherbe ; et
(v. 14) ; on remarque le jeu sur les extrêmes chaud l’ironie de Boileau à l’égard de saint-amant ou
et froid, tous deux associés au souci. de scudéry (« ce ne sont que Festons, ce ne sont
qu’astragales ») est semblable à celle de mal-
6. interpellations herbe contre les « monstruosités » baroques de
les deux poèmes nous offrent une adresse : dans le desportes, contre ses longueurs et ses bizarreries
texte a, une adresse au souci : souci chaud et glacé de formes et de sens.
[…] va, retourne au cocyte […]. va t’en ; dans le
texte B, une adresse à dieu : Ô mon dieu, mon n Vers le Bac (dissertation)
sauveur (v. 9). le poème de desportes n’est qu’une malherbe, comme Boileau quelques années plus tard,
longue apostrophe au souci, et les raisons d’un tel défend le règne de la raison et du « droit sens »,
procédé n’apparaissent qu’obscurément tout au long contre les licences de la poésie baroque. cette charge
du sonnet. chez malherbe, la venue de l’adresse contre le goût de la nouveauté, contre l’étonnant
dans les tercets est au contraire totalement justifiée (traité d’excès ou de monstruosité) méconnaît la
par ce qui précède : nous sommes dans un système séduction sensuelle de cette poésie qui demande
argumentatif, proche du procès puisqu’en guise que l’on s’abandonne, ce que justement récuse par
d’exorde (premier quatrain), malherbe reconnaît que principe le goût classique. cette prévention peut
la mort est chose naturelle (v. 4), mais (deuxième conduire à une poésie desséchante comme le fut celle
quatrain) la mort de son fils n’étant pas naturelle, du xviiie siècle. si l’époque classique a connu un
il peut (tercets) en appeler à dieu pour demander grand poète, c’est la Fontaine, qui sut faire varier sa
vengeance. muse et ne pas s’enfermer dans le carcan des règles

378 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


classiques. le romantisme parut si révolutionnaire, le sonnet « Beaux et grands bâtiments d’éternelle
parce qu’il renouait avec ce goût de l’extrême et du structure », et rechercher avec eux en quoi il exprime
sensationnel. un idéal de l’esthétique classique.

Pour aller plus loin


l voici le passage de l’art poétique de Boileau
(i, 27-63), que l’on peut fournir aux élèves pour racine, Andromaque
traiter la seconde question perspectives : 5 Boileau, L’Art poétique
« quelque sujet qu’on traite, ou plaisant, ou sublime, L’exposition théâtrale ▶ p. 388

que toujours le bon sens s’accorde avec la rime :


l’un l’autre vainement ils semblent se haïr ; Pour commencer
la rime est une esclave, et ne doit qu’obéir : l’art poétique de Boileau fut publié au milieu de la
lorsqu’à la bien chercher d’abord on s’évertue, grande période de production de racine. Boileau
l’esprit à la trouver aisément s’habitue ; vulgarise dans son écrit la plupart des thèses de la
au joug de la raison sans peine elle fléchit, Poétique d’aristote. le ton prescriptif de l’académi-
et, loin de la gêner, la sert et l’enrichit. cien a vite fait passer pour des règles ce qui n’était
mais lorsqu’on la néglige, elle devient rebelle, chez le philosophe antique qu’une description de la
et pour la rattraper le sens court après elle. production de son époque (avec analyse des meilleurs
aimez donc la raison : que toujours vos écrits moyens pour atteindre l’effet tragique).
empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix :
la plupart, emportés d’une fougue insensée, n Observation et analyse
toujours loin du droit sens vont chercher leur 1. les préceptes de boileau
pensée : le texte de Boileau se divise en trois moments :
ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux, – l’exposition (v. 1-11) ;
s’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme – les trois unités (v. 12-20) ;
eux. – le vraisemblable (v. 21-24).
évitons ces excès: laissons à l’italie chaque fois, la structure adoptée est maxime +
de tous ces faux brillants l’éclatante folie. explication, la maxime initiale (que dès les premiers
tout doit tendre au bon sens: mais, pour y parvenir, vers l’action préparée / sans peine du sujet aplanisse
le chemin est glissant et pénible à tenir ; l’entrée – v. 1-2 –, que le lieu de la scène y soit fixe
pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt l’on se noie. et marqué – v. 12 –, jamais au spectateur n’offrez
la raison pour marcher n’a souvent qu’une voie. rien d’incroyable – v. 21) pouvant être redoublée par
un auteur quelquefois trop plein de son objet une maxime finale (le sujet n’est jamais assez tôt
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet. expliqué – v. 11 –, qu’en un lieu, qu’en un jour, un
s’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face ; seul fait accompli / tienne jusqu’à la fin le théâtre
il me promène après de terrasse en terrasse ; rempli – v. 19-20). pour Boileau, il faut donc que
ici s’offre un perron; là règne un corridor, l’exposition donne aux spectateurs tous les ren-
là ce balcon s’enferme en un balustre d’or. seignements utiles pour la compréhension de la
il compte des plafonds les ronds et les ovales ; pièce, que la pièce obéisse à une unité de lieu, de
« ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales », temps et d’action, et que tout ce qui est présenté soit
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin, vraisemblable.
et je me sauve à peine au travers du jardin. 2. clarté de l’information
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile, Boileau nous offre une petite satire des mauvaises
et ne vous chargez point d’un détail inutile. pièces (v. 3-10), dans laquelle il donne le portrait d’un
tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ; personnage n’arrivant pas à expliquer la situation :
l’esprit rassasié le rejette à l’instant. que d’aller, par un tas de confuses merveilles /
qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. » sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles. tout,
l on peut se reporter au poème de malherbe pro- dans l’exposition d’andromaque, tend au contraire à
posé page 113, et le confronter aux enseignements l’élucidation de la situation. nous apprenons l’amour
de cette double page. on peut aussi proposer aux d’oreste pour hermione (v. 1), l’amour de pyrrhus
élèves, à titre complémentaire, la lecture du poème pour andromaque (v. 11 – le vers 1 j’aime, trouvant
que malherbe préférait entre tous dans son œuvre, d’ailleurs son écho au vers 11, il l’aime), la menace

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 379


pesant sur astyanax (v. 15), l’attachement d’her- ce qu’il hait et punir ce qu’il aime (v. 24). hermione,
mione, malgré tout, pour pyrrhus (v. 29-30). nous elle, est du côté du chiasme, prise entre sa passion
voyons que plusieurs tensions vont être à l’œuvre pour pyrrhus et sa rage d’être méprisée : toujours
dans la pièce : tensions entre andromaque et pyrrhus prête à partir, et demeurant toujours (v. 33).
autour de la sauvegarde d’astyanax, tensions entre
pyrrhus, amoureux d’andromaque, et hermione, n Perspectives
toujours amoureuse de pyrrhus. corneille, racine, boileau
3. une temporalité naturelle les passages cités se séparent en deux classes : d’un
la pièce commence au moment de la crise, comme côté les pièces « baroques » de corneille (pièce à
beaucoup de tragédies de racine. cette technique machines comme médée, l’illusion comique…) de
permet d’éviter l’invraisemblance d’une action de l’autre les pièces « classiques » du même corneille
plusieurs jours – voire de plusieurs semaines – se (cinna) et les tragédies de racine (britannicus,
déroulant sur cinq actes. les événements représentés andromaque). les pièces baroques sont plutôt du
pourront avoir lieu en temps réel, puisque tout est côté des merveilles absurdes que dénonce Boileau,
pratiquement noué au moment où le rideau s’ouvre tandis que les pièces classiques répondent dans
(jalousie d’hermione, amour de pyrrhus, défense l’ensemble aux préceptes de l’art poétique sur le
d’astyanax par andromaque). vraisemblable et les trois unités. le cid se situe
à une place intermédiaire, étant encore baroque
4. l’exigence de vraisemblance
par ses invraisemblances (➤ manuel, présentation
dans les vers 21-24, Boileau demande aux pièces
p. 206, et le jugement de l’abbé d’aubignac, p. 208),
d’être vraisemblables. cela est directement lié au
passage précédent sur l’unité de lieu et de temps, mais déjà classique dans la forme.
puisqu’il est impossible à un spectateur de croire
à une action se déroulant sur une longue période n Vers le Bac (commentaire)
et dans plusieurs pays. l’émotion ne peut venir, notre extrait s’ouvre sur un rythme singulier qui met
selon lui, que de l’attachement au vraisemblable : en avant la proposition j’aime : j’ai/me ; je viens
l’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas chercher // hermione / en ces lieux (1/5//3/3). on
(v. 24). la situation décrite dans andromaque a retrouve le même schéma quelques vers plus loin
beau être mythologique, racine cherche à lui don- avec une proposition de deux syllabes en début de
ner une grande vraisemblance. toutes les actions vers (v. 11), mais ici suivi d’un bel enjambement qui
sont expliquées par des raisons psychologiques : laisse comme en suspens la réaction d’andromaque
amour inconditionnel d’oreste pour hermione, à l’amour de pyrrhus :
d’hermione pour pyrrhus et de pyrrhus pour il l’ai/me. mais enfin // cette veuve / inhumaine
andromaque ; haine d’andromaque pour le roi (2/4//3/3)
qui la retient captive, mais amour maternel pour n’a payé / jusqu’ici // son amour / que de haine
astyanax. tout s’expliquera par les sentiments (3/3//3/3).
des uns et des autres. l’enjambement semble aussi associé à hermione,
5. Figures de style et tension tragique puisqu’elle est, plus que tous les autres personnages,
la répétition la plus marquante est celle du verbe dans la position de l’attente : hermione elle-même a
aimer en tête de vers : j’aime (v. 1), il l’aime (v. 11), vu plus de cent fois / cet amant irrité revenir sous ses
qui rapproche l’amour d’oreste et celui de pyrrhus : lois (v. 17-18), mais dis-moi de quel œil hermione
de fait c’est grâce à l’amour de pyrrhus pour andro- peut voir / son hymen différé, ses charmes sans
maque qu’oreste peut espérer récupérer hermione. pouvoir ? (v. 25), semble de son amant dédaigner
les antithèses marquent l’opposition entre androma- l’inconstance / et croit que, trop heureux de fléchir
que et pyrrhus : mais enfin cette veuve inhumaine / sa rigueur […] (v. 28-29).
n’a payé jusqu’ici son amour que de haine (v. 11-12),
Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter (v. 14), Pour aller plus loin
ou encore l’ambiguïté des relations entre pyrrhus et pour élargir la perspective sur l’exposition classique,
hermione : soupirer à ses pieds moins d’amour que voir l’exposition d’athalie, considérée dès sa parution
de rage (v. 20). l’antithèse devient même, dans un comme le modèle du genre. en quelques vers, tout
parallélisme final, ce qui définit pyrrhus : épouser est posé et tout s’engage.

380 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


y amener mme de clèves et son mari… (l. 2-5). de
Mme de La fayette tout ce passage ne ressortent pas les liaisons entre
La Princesse de Clèves les événements, que le critique se doit de cacher pour
valincour rendre son propos plus convaincant. si nemours
6 Lettres sur le sujet de La Princesse s’égare dans la forêt, puis se laiss[e] conduire au
de clèves hasard (l. 15), il ne faut pas oublier qu’il n’est venu
Romanesque et vraisemblance ▶ p. 390 chez mme de mercœur que dans le but de voir mme
de clèves, qu’un paysan lui parle de coulommiers
(l. 13) et qu’il suit pour arriver jusqu’au pavillon
Pour commencer des routes faites avec soin (l. 15-16), qui semblent
la Princesse de clèves constitue bien l’un de nos désigner les abords d’une grande demeure. le hasard
premiers romans classiques, mais même ceux qui et la coïncidence jouent certes une grande part dans
défendent la thèse d’une rupture avec les romans toute cette aventure, mais il ne faut pas gommer les
héroïques ou burlesques contemporains ne peuvent tentatives de mme de la Fayette pour rendre tous
néanmoins passer sous silence certaines influences : ces événements vraisemblables.
ce sont ces influences que dénonce valincour, plus
classique ici que la romancière classique. toutefois, 3. le (contre) modèle du roman héroïque
si le récit de mme de la Fayette emprunte certains dans la deuxième partie de notre extrait, valincour
éléments à la thématique des romans sentimentaux, évoque l’histoire à dix volumes (l. 8), c’est-à-dire le
comme les épisodes du portrait dérobé, de la conver- roman héroïque et précieux, qui s’est développé à la
sation interceptée, du héros que l’on croit en péril suite de l’astrée, et dont la publication s’étend sur
de mort, c’est pour les organiser selon des temps des milliers de pages et de nombreuses années : la
forts et des scènes symboliques, dessinant la courbe référence semble viser particulièrement les œuvres
tragique qui mène à la mort. car sous l’impassibilité de mlle de scudéry, dont les deux sommes roma-
apparente du style, le narrateur qui toujours domine nesques les plus célèbres, clélie, histoire romaine
ses personnages trahit un moraliste. (1654-1660) et le grand cyrus (1649-1653), furent
en effet publiées chacune en dix volumes ; mais on
n Observation et analyse peut citer aussi les romans-fleuves de gombreville
1. les préceptes de valincour (Polexandre, 1619-1637) et ceux de la calprenède
pour valincour, l’important dans un roman est le (cléopâtre, 1647-1658, en douze volumes, lui !).
vraisemblable (l. 1) ou le naturel (l. 8-9) : il le dit dès valincour parle de ces œuvres avec ironie, mais il
le début de l’extrait : [j]e vous avoue qu’en matière ne reproche pas à mme de la Fayette d’imiter leur
d’histoire, le vraisemblable me touche plus que tout longueur (la Princesse de clèves était d’ailleurs
le reste, et cela coûte souvent moins à l’historien à l’époque reçue comme une nouvelle), mais leur
(l. 1-2). tout son paragraphe va être guidé par cette goût pour l’incroyable et l’invraisemblable. ainsi de
idée. en premier lieu, valincour résume quelques cette remarque sur les héros toujours au-dessus de
événements compliqués et peu vraisemblables du l’humaine condition : au milieu d’une forêt, où tout
livre (l. 2-6). puis il donne un scénario possible du autre qu’un héros de roman se serait enrhumé pour
texte pour maintenir la scène de l’aveu tout en restant plus de huit jours (l. 15-16).
vraisemblable (l. 6-13). enfin, il s’attarde (l. 13-21)
4. une critique par empathie
sur un autre épisode peu crédible, l’égarement dans
la dernière partie du texte de valincour est inté-
la forêt après l’aveu, émettant des hypothèses sur les
ressante car elle est caractéristique de la critique
raisons d’un tel choix.
littéraire du xviie siècle, discutant des possibles du
2. une critique biaisée texte, des scénarios utilisés, essayant d’entrer dans
valincour repère bien une ligne présente dans ce les raisons de l’auteur. nous avons ici une suite de
passage-là de la Princesse de clèves, celle du roma- questions : Pourquoi la nuit surprend-elle si tôt
nesque avec la mise en avant du hasard, comme m. de nemours ? n’est-ce point que l’auteur a voulu
explication des événements. seulement, le compte lui faire payer par cette peine la joie qu’il venait
rendu du critique aplanit évidemment le texte : en de lui donner, et lui apprendre par ce moyen que la
effet, quel embarras n’est-ce point que d’avoir à peine et les plaisirs sont inséparables ? (l. 18-21).
faire venir de la cour m. de clèves, faire égarer le nous devons nous mettre à la place de nemours,
duc de nemours, le faire cacher dans un pavillon, qui en effet vient d’avoir le plus grand bonheur de

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 381


sa vie, celui d’apprendre qu’il est aimé. cet épisode bleues de raymond queneau, pp. 92-93 ; mais aussi,
constitue l’acmé du roman et l’interprétation de dès le xviiie siècle, jacques le Fataliste).
valincour, même si elle souligne les ridicules d’un
tel passage, tend en effet à montrer qu’il fallait un Pour aller plus loin
contrepoint au bonheur, que le roman ne peut aller l voir le jugement de Jacques laurent dans roman
jusqu’à l’assouvissement de la passion et que le du roman (gallimard, 1977) : « elle écrit un roman
malheur est toujours prêt à réapparaître. où la critique n’entre pour rien. la critique a été faite.
l’espace est ouvert. qu’elle subisse les influences
5. une errance symbolique ? de la préciosité ou de la tragédie c’est vrai, mais ce
si l’on suit l’interprétation de valincour, nous pou- ne sont qu’influences. elle ne veut pas avoir écrit un
vons voir en effet dans ces égarements successifs roman, elle intitule son livre histoire. cela étonnait
(l’épisode de l’aveu est encadré par deux égarements) chardonne. cela n’est pas étonnant puisque, pour
des symboles. nous voilà de nouveau dans le monde elle, le mot roman couvrait soit des fictions critiques,
idéalisé des romans héroïques et peut-être fort soit les amadis que montaigne méprisait et qui
près de la carte du tendre de mlle de scudéry. pullulent sous la préciosité. »
symboliquement, ces égarements montrent l’irra- l on pourra compléter l’étude de ce texte en faisant
tionalité de toute passion, ainsi que la persistance de lire aux élèves la scène, si connue, de l’aveu. elle
zones mystérieuses et dangereuses au sein même du fut, elle aussi, très critiquée et jugée invraisemblable,
bonheur le plus extrême. même si tout le ressort dramatique du roman vient
justement du fait qu’un tel aveu est inimaginable.
n Perspectives l on trouvera dans l’ouvrage classique de henri
L’Astrée et La Princesse de Clèves coulet, le roman jusqu’à la révolution (armand
les différences sont assez visibles entre l’extrait de colin, rééd. 1991, pp. 166-167) une tentative amu-
la page 17 et celui des pages 18-19. d’un côté un sante et essoufflée pour résumer l’intrigue échevelée
monde idéalisé, bucolique, un monologue théâtral du Polexandre de gombreville.
face à un ruban ou une bague, de l’autre une scène
de cour, fortement contrainte, avec des personna-
ges historiques, où tous les regards se portent sur
nemours, et où l’habileté rhétorique peut seule corneille, Cinna
Guez de Balzac
sauver les réputations. néanmoins l’importance 7 Lettre à Corneille sur cinna
donnée à la parole et à l’amour sont des constantes
de ces deux œuvres et l’extrait de la page 390 montre Morale en scène ▶ p. 392

que le roman classique n’est parfois pas si loin de


l’imaginaire idéaliste. Pour commencer
corneille présente la particularité, due à sa longue
n Vers le Bac (oral) carrière, de figurer à la fois dans la mouvance baroque
pour valincour la réponse semble être non. à partir et dans la mouvance classique. il est intéressant de
du moment où le roman est engagé dans certaine voir, comme dans la page précédente pour mme de
voies avec un certain type de personnages, il doit la Fayette, la réaction des contemporains à la sortie
suivre ce que lui dicte le vraisemblable. or le vrai- de la pièce et l’éloge qu’en fit guez de Balzac, un
semblable nous dit qu’un homme égaré en pleine nuit autre grand classique, dont le rôle fut primordial
dans la forêt s’enrhume bien sûrement. cette thèse dans la réforme de la langue française.
n’est contraignante que pour les romanciers ou les
critiques qui pensent que le roman doit se faire le n Observation et analyse
reflet du naturel, ou plus tard du réel. les mêmes 1. la « vertu » d’émilie
débats reviendront, à quelques siècles de distance, la vertu d’émilie refuse toute compromission et
à propos des invraisemblances de Balzac, pourtant met rome et la « citoyenneté romaine » au-dessus
attaché à la peinture du réel. c’est toute la différence de tout : je me fais des vertus dignes d’une romaine
entre le roman populaire, le roman à sensation, et (v. 2), il fuit plus que la mort la honte d’être esclave
le roman miroir du monde. le xxe siècle, en faisant (v. 5). le parallélisme est l’une de ses armes rhéto-
voler en éclats la croyance en la mimésis, va rendre riques favorites, mettant en opposition deux termes,
une certaine liberté au romancier (voir les Fleurs Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose

382 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


(v. 14), ou au contraire liant deux termes qui pour- d’esclaves par cinna (v. 8), qui rime ironiquement
raient sembler contradictoires : sache qu’il n’en est avec octave, reprise enfin par émilie de l’argument
point que le ciel n’ait fait naître / Pour commander de la grandeur du citoyen romain (au-dessus des rois),
aux rois et pour vivre sans maître (v. 25-26). mais en évacuant la figure de l’empereur (v. 13-22).
les exemples historiques développés par émilie
2. vertu romaine, vertu cornélienne
sont autant d’attaques lancées à cinna : cléopâtre
guez de Balzac distingue le temps de la république
romaine où la vertu était encore intacte (rome n’est pas nommée, car elle n’en est pas digne, mais
de tite-live, l. 3 ; noble et magnanime fierté, antoine, lui, l’est et nul doute que son déshonneur
l. 5-6) de l’époque dégénérée de la fin de l’em- ne soit un écho à celui de cinna.
pire (rome de cassiodore, l. 2 ; aussi déchirée
qu’elle était au siècle des théodorics, l. 2-3). n Perspectives
cette vertu faite de fierté est incarnée de manière 1. respect des anciens et modernité
exemplaire, selon Balzac lui-même, par émilie, il est intéressant de voir que guez de Balzac
la maîtresse de cinna. personne ne semble aussi souligne la part d’invention et d’embellissement de
orgueilleux en effet que cette héroïne, qui soumet corneille : vous êtes le réformateur du vieux temps,
tout à son honneur bafoué (meurtre de son père) s’il a besoin d’embellissement, ou d’appui (l. 9-10) ;
et ne fléchit pas devant le tyrannicide, qu’exige quand vous trouvez du vide, vous le remplissez d’un
selon elle, la vertu antique : ose tout pour ravir / chef-d’œuvre ; et je prends garde que ce que vous
une odieuse vie à qui le fait servir (v. 3-4). on prêtez à l’histoire est toujours meilleur que ce que
notera au passage qu’avec cette héroïne inventée vous empruntez d’elle (l. 11-13). corneille n’est
par corneille, l’effet de vérité historique est le donc pas un imitateur servile. cela ne veut pas dire
produit de la fiction. néanmoins que guez de Balzac ou corneille sont du
côté des modernes, bien au contraire : on retrouve ici
3. un héros sans vertu ? la position du racine de la préface de Phèdre (voir
le personnage de cinna possède lui aussi de la vertu. p. 385) : il faut parfois être plus classique que les
il soutient un empereur qui redonne sa dignité au anciens et l’invention n’est pas inutile pour rendre
citoyen romain. dans son discours, le personnage de plus romaine une situation ou un personnage.
l’empereur est essentiel et revient dans la plupart des
propositions, notamment aux vers 9-12 : 2. chimène romaine ?
il abaisse à nos pieds l’orgueil des diadèmes, chimène est proche d’émilie dans cette scène du cid
il nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes ; (ii, 8) puisque, malgré son amour pour rodrigue, elle
il prend d’eux les tributs dont il nous enrichit exige la vengeance du roi : d’un jeune audacieux
et leur impose un joug dont il nous affranchit. punissez l’insolence : / il a de votre sceptre abattu
nous avons ici le schéma : le soutien, / il a tué mon père. mais l’intransigeance
il (l’empereur) – nous (citoyens romains) – eux (rois) alterne chez chimène avec l’expression passionnée
il – nous – eux de l’amour. c’est un personnage beaucoup plus
il – eux – nous déchiré que celui d’émilie.
il – eux – nous
on remarque que le « nous » commence et termine n Vers le Bac (invention)
le discours, comme pour démontrer à émilie la place « je vous remercie pour l’intérêt que vous avez porté
éminente des citoyens dans l’empire, mais – et c’est à la tragédie que j’ai tirée de l’histoire de cinna et
tout le paradoxe de la position de cinna – cela n’est de la clémence d’auguste. vos compliments me vont
possible qu’avec ce « il » récurrent en début de vers, droit au cœur, même si me semblent indignes les
c’est-à-dire avec l’empereur. termes de chef-d’œuvre ou d’embellissement. en
4. agôn et morale tout ceci je n’ai fait que suivre l’histoire, et, lors-
tout le dialogue entre émilie et cinna se situe du côté qu’elle faisait défaut, je n’ai comblé ses vides que
de la joute oratoire (ce l’on nomme « agôn » d’après par des artifices qu’elle eût pu elle-même inventer.
la rhétorique grecque) et du combat des vertus. l’art ces romaines de ma façon, j’en trouve des exemples
des deux protagonistes est de reprendre le discours de dans toute l’épopée romaine ; elles ne sont donc en
l’autre pour le pervertir : reprise par émilie de vertus rien de ma façon, elles sont toutes à rome et rome
à la césure (v. 2) mais dans un autre sens, reprise est toute en elles. »

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 383


Pour aller plus loin – exemples (l. 7-9) ;
voir dans morales du grand siècle (gallimard, – règle générale (l. 10-12) ;
1948, rééd. Folio essais) ce que paul Bénichou – exemples (l. 12-20).
définit comme la morale héroïque cornélienne (voir après avoir édicté la maxime, pascal décline donc
chapitre 1, « le héros cornélien »), et la comparer tous les possibles de la règle : c’est un prince, c’est
avec la morale de l’honnête homme telle qu’elle se un prince et un honnête homme, c’est un prince et
définit dans les textes qui suivent cette double page ce n’est pas un honnête homme. après cela, pascal,
(pascal, la rochefoucauld…). le jansénisme, entre dans le dernier paragraphe, tire les conclusions de
autres, a mis fin à l’idéalisation du héros et a rabaissé ce qu’il vient de dire et énonce en quoi consiste
l’homme pour mieux grandir dieu (voir chapitre 4, l’injustice : en la confusion des grandeurs.
« la démolition du héros »).
3. une satire
cet extrait nous offre en filigrane un petit tableau sati-
Pascal rique de la cour ; tous les exemples sont pris parmi
8 Trois Discours sur la condition les grands : il est question de rois, de princes, de
duc, il est question de cérémonies extérieures (l. 4),
des Grands ▶ p. 394
derrière lesquelles se joue tout ce qui fait la vie du
courtisan. on pourrait croire au premier abord que cet
Pour commencer extrait est plein de révérence à l’égard des grands : en
c’est huit ans après la mort de Blaise pascal, et dix un sens oui et c’est sa force, car il concède aux grands
ans après avoir été prononcés, que les trois discours la grandeur d’établissement (l. 3), mais pour mieux
sur la condition des grands furent publiés par pierre leur ôter la grandeur naturelle : mais si vous étiez
nicole (1625-1695), un des principaux animateurs duc sans être honnête homme, je vous ferais encore
de port-royal. ami et admirateur de l’auteur des justice […] ; je ne manquerais pas d’avoir pour vous
Provinciales auxquelles il avait collaboré, nicole le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre
affirme avoir reconstitué ces discours de mémoire, esprit (l. 16-20). le discours est habile et il ne faut
mais les spécialistes tendent à penser qu’il disposait pas oublier qu’il est prononcé face à un grand, le
d’un document écrit sur lequel s’appuyer : le style futur duc de chevreuse, qui sera, selon les termes
est en effet bien celui de pascal. peut-être voulait-il de pascal, jugé lui aussi selon ses mérites.
juste échapper à la mainmise de la famille de pascal
sur son héritage intellectuel. 4. « bassesses d’esprit »
les hommes qui fréquentent les grands ne sont pas
n Observation et analyse plus épargnés. à la bassesse d’esprit possible des
1. « Grandeur d’établissement » grands (l. 20) répond la bassesse d’esprit du cour-
et « grandeur naturelle » tisan qui, sous prétexte que le roi n’a pas de qualités
le premier exemple utilisé par pascal, à propos de la naturelles, lui refuse le respect d’établissement :
grandeur d’établissement, est celle du roi à qui nous c’est une sottise et une bassesse d’esprit que de
devons un respect d’établissement, c’est-à-dire à qui leur refuser ces devoirs (l. 8-9). grands imbéciles
nous devons parler à genoux. pascal évoque même et courtisans réfractaires aux cérémonies sont donc
la justice (l. 5) de cet ordre. l’exemple développé à rangés dans la même catégorie : seul l’homme juste
propos de la grandeur naturelle est celui du duc qui sait faire la part des choses.
soit est honnête homme et dans ce cas-là a droit à
5. l’honnête homme
l’estime (l. 10) autant qu’aux cérémonies (l. 4), soit
l’honnête homme ici se confond avec l’homme juste :
ne l’est pas, et dans ce cas-là a droit aux cérémonies
il est celui qui reconnaît la grandeur d’établissement
et au mépris. il y aurait donc d’un côté tout ce qui
(et lui donne des signes extérieurs de respect) et celui
vient de la tradition et de l’hérédité et qui exige
qui reconnaît la grandeur naturelle (et lui donne
cérémonies extérieures, et de l’autre tout ce qui
des signes intérieurs de respect). de même que la
vient de l’individu lui-même et qui exige estime ou
bassesse d’esprit (l. 8-9) était à la fois attribuée à
mépris intérieurs.
l’homme sans qualités et au courtisan qui refusait
2. l’enchaînement des maximes et des exemples de s’agenouiller devant le roi, de même honnête
pascal suit un schéma très strict d’enchaînements : homme (l. 16) désigne à la fois l’homme de talent
– règle générale (l. 3-7) ; et celui qui sait faire le départ entre les grandeurs.

384 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs (l. 21), dans le style quelque chose qui mord plus, qui ancre
conclut pascal. la confusion des genres, elle, est du davantage la pensée. pascal garde du montaigne ;
côté de l’injustice. racine n’a plus rien de gaulois. » (sainte-Beuve,
Port-royal, vi).
n Perspectives l voici les derniers paragraphes du texte des Pensées
Pensées, 328-338 auquel se réfère la question perspectives ; ils sont
de fait, le rapprochement de ce passage avec les suffisants pour la traiter :
fragments 328-338 des Pensées, consacrés à la « rai- 335. raison des effets. – ii est donc vrai de dire que
son des effets » dans l’ordre politique et social, est tout le monde est dans l’illusion : car, encore que
éclairant. l’homme ignorant serait celui qui s’age- les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont
nouillerait devant le souverain et lui exprimerait pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle
tous les signes de respect. le demi-habile serait n’est pas. la vérité est bien dans leurs opinions, mais
ce mauvais courtisan dont la bassesse d’esprit est non pas au point où ils se figurent. [ainsi], il est vrai
dénoncée et qui refuse de s’agenouiller, sous prétexte qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas
que le roi n’a pas de qualités naturelles. l’homme parce que la naissance est un avantage effectif, etc.
habile se confond avec l’homme juste de ce passage 336. raison des effets. – ii faut avoir une pensée de
qui sait faire la part des choses, qui s’agenouillera derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant
devant le roi, comme l’ignorant, mais avec la pensée comme le peuple.
de derrière, sachant qu’il ne s’agenouille que devant 337. raison des effets. – gradation. le peuple honore
une grandeur d’établissement. les personnes de grande naissance. les demi-habiles
les méprisent, disant que la naissance n’est pas un
n Vers le Bac (commentaire) avantage de la personne, mais du hasard. les habi-
tout dans ce texte est basé sur le chiffre deux, et ce les les honorent, non par la pensée du peuple, mais
dès le début où sont mis en balance l’une et […] par la pensée de derrière. les dévots qui ont plus
l’autre de ces grandeurs. le deuxième paragraphe de zèle que de science les méprisent, malgré cette
va développer l’idée de la grandeur d’établissement considération qui les fait honorer par les habiles,
et du respect qui lui est dû et le troisième paragraphe parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que
va développer l’idée de la grandeur naturelle ; mais la piété leur donne. mais les chrétiens parfaits les
à l’intérieur de ces paragraphes, on retrouve encore honorent par une autre lumière supérieure. ainsi se
des distinctions binaires, entre ceux qui s’agenouillent vont les opinions succédant du pour au contre, selon
devant les rois et ceux qui ne le font pas (l. 3-9), entre qu’on a de lumière.
moi et le duc, entre le duc et l’honnête homme, entre 338. les vrais chrétiens obéissent aux folies néan-
l’honnête homme et la bassesse d’esprit, entre l’estime moins ; non pas qu’ils respectent les folies, mais
et le mépris, entre la justice et l’injustice (l. 10-20). l’ordre de dieu, qui, pour la punition des hommes,
dans les Pensées, pascal fera surgir un troisième terme, les a asservis à ces folies : omnis creatura subjecta
celui de l’homme ignorant, de l’homme du peuple, est vanitati. liberabitur. ainsi saint thomas explique
que finit par rejoindre l’homme habile. le lieu de saint Jacques sur la préférence des riches,
que, s’ils ne le font dans la vue de dieu, ils sortent
Pour aller plus loin de l’ordre de la religion.
l l’étude de ce texte de pascal peut être l’occasion
d’une découverte de port-royal et du jansénisme.
il faudrait alors aller voir les textes de racine, La rochefoucauld
d’arnauld, de nicole et de lemaistre de sacy. pour 9 Réflexions ou sentences
la peinture, voir philippe de champaigne. voir aussi et maximes morales ▶ p. 395

le Port-royal de sainte-Beuve, puis au xxe siècle le


drame homonyme de montherlant : Pour commencer
« quoi qu’il en soit, n’admirons-nous pas que sor- issu d’une des plus anciennes familles de France,
tent également de port-royal, ou que du moins s’y François de la rochefoucauld fait partie de ces
rapportent de si près, racine et pascal, la perfection grands aristocrates jaloux de leurs privilèges et prêts
de la poésie française et la perfection de la prose ! à défendre leurs droits contre l’absolutisme (voir
deux perfections assez différentes pourtant. pascal, son engagement dans la Fronde et son portrait par
qui a bien moins fait quant à l’ensemble de l’œuvre, a le cardinal de retz). rallié finalement à louis xiv, il

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 385


se consacre à la vie de salons et aux jeux d’esprit. sa 3. la comédie des apparences
liaison avec mme de la Fayette a fait dire qu’il par- Beaucoup de ces maximes jouent sur le faux-semblant
ticipa à la rédaction de la Princesse de clèves, mais et nous montrent, derrière les apparences, la réalité
il est avant tout connu pour ses maximes, révélatrices des intentions. ce jeu sur l’extérieur est apparenté à
d’une morale pessimiste sur l’homme et ses vertus. la comédie : on nous présente un visage en décalage
il inaugurait là une brillante tradition qu’illustreront total avec l’intériorité du personnage. la première
vauvenargues et chamfort au xviiie siècle, Baudelaire maxime met en avant la part de fausseté qu’il y a à
(Fusées) et nietzsche (les aphorismes de Par delà paraître vertueux ; la deuxième nous montre comment
le bien et le mal) au xixe siècle et valéry (tel quel) l’homme peut se jouer la comédie à lui-même ; la
et camus (carnets) au xxe siècle. troisième parle de déguisement (ceux qui déguisent
malgré l’ambiguïté énigmatique que produit cette leurs défauts) ; la quatrième parle des modes ; la
écriture, on est en droit de rapprocher la roche- cinquième de fard ; la sixième rejoint la première, en
foucauld de la Bruyère, l’auteur des caractères donnant l’idée que l’honnêteté n’est qu’apparence ;
(pp. 343 et 422) : même dénonciation des faux-sem- la septième enfin définit comme la vertu suprême le
blants et même peinture satirique de la comédie de fait d’être exposé à la vue des honnêtes gens, dans
la cour ; voir aussi certaines fables de la Fontaine. une sorte de théâtre vertueux, qui serait l’envers du
certains ont même voulu voir dans cette œuvre théâtre des apparences.
un écho au jansénisme de pascal. pour d’autres, 4. le « faux » honnête homme
« méthode et non clé », elle est un instrument le faux honnête homme est celui qui ment aux autres
d’exploration qui renvoie à la complexité contra- et à soi-même. la maxime 202 résume bien ce que
dictoire de l’homme. ne cessent de dire toutes les maximes : les faux hon-
nêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux
n Observation et analyse autres et à eux-mêmes. il est d’ailleurs intéressant de
1. le thème de ces maximes noter que toutes les fausses apparences relevées par
ces maximes pourraient avoir pour thème « la le moraliste peuvent toujours être, à la fois, dégui-
définition de l’honnête homme » (ou de l’honnête sement pour les autres et pour soi : qui nous dit que
femme). honnêteté et honnêtes sont les termes qui l’homme vertueux de 200 est conscient de la part
reviennent le plus souvent (202, 203, 205, 206). dans de vanité qu’il y a dans sa vertu ? qui nous dit que
la maxime 204, sévérité est synonyme de (fausse) la femme sévère de 204 est consciente du mensonge
honnêteté de même que vertu pour la maxime 200. de sa sévérité, ou la femme de 205 de celui de son
la maxime 201, quant à elle, décrit la position du honnêteté ? cette suite de maximes est basée, on le
faux honnête homme qui croit être le vrai. nous avons voit, sur un paradoxe majeur qui veut que ce que l’on
donc affaire à un ensemble cohérent, même s’il est nomme vertu ne soit bien souvent qu’un autre nom
difficile de dégager la pensée de la rochefoucauld, du vice (on se rappelle la définition célèbre qu’il
toujours prêt à dénoncer comme faux ce que l’on donne de l’hypocrisie comme « l’hommage que le
prenait pour vrai, dans un paradoxe constant qui vice rend à la vertu »).
donne un peu le vertige.
5. le « vrai » honnête homme
2. une séduisante variété formelle le vrai honnête homme est celui qui se montre à soi et
ces maximes font montre d’une grande variété de aux autres, qui est honnête face à lui et face au monde.
formes. n’oublions pas qu’il s’agit d’un jeu de salon l’un ne peut aller sans l’autre : en effet, que dire d’un
et qu’il convient de toujours piquer et de ne jamais homme honnête avec lui-même mais trompant les
ennuyer. les maximes 202, 203, 204 et 205 ont la autres ou pensant être honnête avec les autres mais
forme d’une définition : x est y. la maxime 200 se se trompant lui-même. nous en arrivons d’ailleurs
présente comme un paradoxe basé sur une principale à une situation inextricable, qui nous fait douter de
et une conditionnelle. la maxime 201 énonce un la réalité de l’honnête homme. nous pouvons en
jugement. la maxime 206 est une variation sur le effet accepter la maxime 206, mais qui nous dit que,
modèle de la définition (c’est être x que de faire y). comme l’énonce la maxime 200, cette exposition à
la progression d’une maxime à l’autre semble être la vue des honnêtes gens ne sera pas une autre forme
celle d’un affinement de la perspective : on balaie de la vanité que l’honnête homme cherche à fuir ? ce
ce qui est fausse honnêteté (202) pour donner à la sont de telles constatations qui conduisent à conclure
fin la définition de la vraie honnêteté (206). au pessimisme généralisé des maximes.

386 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


n Perspectives n Observation et analyse
l’honnête homme 1. le plan du château
la rochefoucauld se place à l’écart de la tradition qui le château se compose de manière harmonieuse et
commence à s’établir sur la « définition de l’honnête symétrique : les corps de bâtiments se répondent à
homme ». l’honnête homme selon le moraliste n’a droite et à gauche et on devine une rotonde sur la
rien à voir avec le héros cornélien, dont la superbe est façade sud donnant sur les jardins. les colonnes
dévaluée, ni avec l’homme de cour, le mondain parfait, (imitées de l’antiquité) et les fenêtres donnent à cet
appelé de ses vœux par le chevalier de méré. la vie ensemble un caractère hiératique qui contraste avec
de cour est pour la rochefoucauld l’extériorisation la courbe de la rotonde.
de la comédie que l’homme se joue à lui-même. ses
définitions de l’honnêteté en viennent à détruire l’idée 2. le plan du jardin
même d’une possibilité de l’honnêteté. le jardin comporte trois parties : il s’étend en amont
du château avec une cour et une avant-cour, compo-
n Vers le Bac (dissertation) sées d’espaces verts et de bassins symétriques ; il part
la séduction brillante de ces maximes, qui tient à du château pour aller jusqu’aux canaux (parterres,
leur caractère paradoxal et lapidaire, peut être un terrasses, bassins) ; puis des canaux jusqu’aux bois.
atout pour la thèse qu’elles défendent, puisqu’el- ce système de terrasses, de parterres et d’allées
les frappent l’esprit et la mémoire. néanmoins, la bordées de fleurs, le tout disposé de manière géo-
succession de maximes, construites sur un même métrique, constitue l’un des exemples de ce qu’on
modèle, cherchant à tout prix à faire mouche, peut a pu appeler le jardin à la française.
aussi lasser le lecteur et le faire douter de la validité 3. château/jardin
de ce qui apparaît bien plutôt comme un simple jeu la cour du château joue sur l’architecture du bâti-
formel. peut-on même parler encore d’argumentation ment avec les deux étendues vertes qui prolongent
quand l’on n’a affaire qu’à des propositions isolées, les deux petites ailes (l’eau souligne d’ailleurs l’en-
des assertions sans liens logiques ? semble formé par le château et la cour). derrière le
Pour aller plus loin château, ce sont les pièces d’eau qui soulignent la
l exercice complémentaire (invention) : demander
majesté de la demeure et sont censées (d’un certain
aux élèves d’imaginer un bref apologue dont la emplacement) le refléter intégralement. tout semble
morale sera constituée par la maxime 200 ou la partir de la masse architecturale, agrandie par la
maxime 203. longue terrasse qui lui fait directement suite. tout
l Bibliographie :
semble après se resserrer vers la statue d’hercule,
– les moralistes du xvie siècle, « Bouquins » ; en hauteur face au château.
– la rochefoucauld, maximes, édition et présen- 4. le rôle de l’eau
tation de Jean rohou, « classiques de poche », l’eau joue ici un rôle harmonieux, soulignant l’ar-
n° 4486 ; chitecture autour du château, la construction en
– paul Bénichou, « l’intention des maximes », dans terrasse (canaux), égayant les pelouses symétriques,
l’écrivain et ses travaux, José corti, 1967 . mais aussi servant à refléter de partout la majesté de
cette construction.
lecture d’image 5. un idéal classique
Le vau & Le Nôtre l’idéal classique met au centre de ses théories l’imita-
10 Château et jardins de Vaux-le-Vicomte ▶ p. 396 tion de la nature. cela pourrait alors sembler étrange
de présenter vaux-le-vicomte comme un exemple du
Pour commencer classicisme français, puisque tout ici est géométrie
on sait les conséquences terribles qu’eut pour des formes ; mais le « naturel » du xviie siècle n’est
Fouquet la réception du roi à vaux-le-vicomte le pas le nôtre et ce que cherchaient avant tout le vau
17 août 1661 : condamnation, prison à vie. pourtant et le nôtre était le beau idéal et intemporel, qui seul
ce sont tous les grands noms du siècle de louis xiv se rapprochait de la vraie nature. cela passait par
que l’on trouve déjà associés à Fouquet : le vau, cette domestication et cette découverte de formes
le Brun, le nôtre, la Fontaine, perrault, etc. harmonieuses, claires et symétriques.

20. Le classicisme : idéaux et modèles n 387


n Perspectives corinthiennes, etc.) ont fait de versailles, pendant
versailles et vaux-le-vicomte des années, le grand chantier du classicisme.
louis xiv a réemployé les mêmes artistes (à com-
mencer par le vau et le nôtre) pour la construction Pour aller plus loin
de versailles. il n’est donc pas étonnant de trouver l Bibliographie :
certaines similarités dans les deux constructions. – paul morand, Fouquet ou le soleil offusqué,
mais deux éléments distinguent versailles de vaux- gallimard, « Folio histoire », 1961 ;
le-vicomte : tout d’abord il s’agit de la demeure – dumas, le vicomte de bragelonne.
d’un roi, censée accueillir et loger toute la cour l on pourrait donner à lire aux élèves, en liaison
(les proportions n’ont évidemment rien à voir avec avec le chapitre 22, quelques extraits des mémoires
la « petite » demeure du surintendant des finan- du duc de saint-simon sur versailles et sur la comé-
ces) ; deuxièmement la contrainte de versailles était die de la cour qui s’y joue continuellement (voir
de tenir compte du petit château de brique érigé p. 428).
par louis xiii. les agrandissements successifs du l voir aussi le texte de la Bruyère sur le classicisme
château, les ajouts en tous genres (orangerie, écuries, dans les lettres et en architecture (rejet du gothique
terrasses, appartements, colonnades ioniques ou pour le dorique, le ionique et le corinthien).

388 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


les lumières,
21 ou la raison sensible
lecture d’image 4. « une habitude des sens »
il ne suffit pas au chirurgien de connaître les principes
diderot & d’Alembert
1 Encyclopédie ▶ p. 401
médicaux, encore faut-il qu’il sache les mettre en
pratique et donc qu’il sache utiliser les différents
instruments. les planches de l’encyclopédie per-
Pour commencer mettent au chirurgien d’apprendre à connaître tous
d’origine grecque, le terme encyclopédie signifie le les objets qui lui seront utiles : non seulement il peut
« cercle des connaissances ». les examiner, mais en plus il peut les voir en action,
des tentatives de regroupement des connaissances lors d’une opération. on reconnaît là la tournure
avaient déjà vu le jour au moyen Âge (le speculum expérimentale de l’esprit encyclopédiste.
majus de vincent de Beauvais ou encore l’al muqad-
dima d’ibn Khaldoun), mais c’est avec les lumières n Perspectives
que l’entreprise encyclopédique va prendre son les planches de l’Encyclopédie
essor, mettant résolument en avant les sciences et on remarque toujours sur les planches de l’ency-
la diffusion des savoirs. clopédie un souci de précision et d’exhaustivité.
il s’agit de représenter tous les instruments connus
n Observation et analyse (pour l’article « chirurgie »), ou encore tous les
1. encyclopédie et techniques styles architecturaux (pour l’article « architecture »).
on remarque un dessin d’opération et une dizaine la rubrique chirurgie contient une trentaine de
d’instruments. la planche est donc très chargée : il planches, ce qui montre, s’il en était besoin, l’œuvre
s’agit de donner, dans un minimum d’espace, tous colossale qu’a constituée cette entreprise.
les objets nécessaires à la trépanation. plusieurs
représentations d’un même instrument sont parfois Pour aller plus loin
fournies : le chevalet (fig. 3, en haut à droite, et sous Bibliographie : isabelle Bernard, « la constitution
la trépanation à gauche), l’élévatoire (fig. 2, à droite) d’une méthodologie scientifique au xviiie siècle »,
et le cautère (fig. 5, 6, 7, 8, tout en bas). le lecteur numéro spécial de l’école des lettres ii (lycée),
peut ainsi voir différents spécimens et les reconnaître 15 juin 1991.
dans la réalité.
2. opération manuelle dumarsais
l’aspect manuel apparaît tout d’abord dans le dessin 2 Le Philosophe ▶ p. 402
de l’opération : deux mains tiennent la tête pen-
dant que les deux mains du chirurgien actionnent
l’instrument. cette illustration nous fait d’ailleurs
Pour commencer
comprendre, par contrecoup, l’importance de la dumarsais (1676-1756) est surtout connu pour ses
main pour l’utilisation de tous les objets représentés. ouvrages de grammaire ou de rhétorique : il est
malgré l’avancée des techniques, celle-ci reste l’outil l’auteur d’un célèbre traité des tropes (remis en hon-
primordial de la chirurgie. neur par la critique formaliste dans les années 1970)
et rédigea les articles de grammaire de l’encyclopédie
3. dessin et détails du tome i au tome vii ; il fit aussi, plus obscurément,
une grande attention est portée, dans l’opération œuvre de philosophe. l’histoire de cet article est
reproduite, aux détails : position du malade, linge mouvementée, et il fallut presque un demi-siècle
sous la tête, tablier du chirurgien, dessin précis de pour que son auteur s’en voie reconnaître la pater-
l’instrument, position des doigts. rien n’est laissé nité. composé dès 1730, il fut publié anonymement
au hasard : il s’agit de rendre avec le plus de réa- en 1743 à amsterdam, dans le recueil nouvelles
lisme possible les conditions d’une opération et la libertés de penser qui rassemblaient de courts trai-
technique employée. ce dessin doit pouvoir servir tés de philosophie, puis en 1745 dans examen de
de modèle. la religion dont on cherche l’éclaircissement de

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 389


bonne foy et attribué à saint-évremond ; édité dans grâce (l. 9-10), utilisation de l’image des ténèbres et
l’encyclopédie en 1765, après la mort de dumarsais, du flambeau (l. 13-14, voir notamment les lettres de
dans une version remaniée par voltaire ; repris sous saint paul). l’important est chaque fois de montrer
une forme abrégée en 1773 à la suite de la tragédie que la raison n’empêche pas l’action mais la produit
les lois de minos par voltaire qui à cette occasion (la raison détermine le philosophe sans lui ôter le
désigne enfin dumarsais comme son véritable auteur. goût du volontaire, l. 10-11).
ce trajet de contrebande est finalement assez emblé-
3. raison et religion
matique de la production intellectuelle des lumières :
dumarsais utilise des images chrétiennes, qui sont
un texte à la fois marginal et fondateur (« c’est un
celles de la révélation (opposition ténèbres/lumière)
ouvrage d’or », s’enthousiasma d’alembert quand
et de l’action de dieu dans le monde (la grâce).
il le découvrit), circulant parfois sous le manteau,
lignes 8-10, il compare le pouvoir de la raison à
maintes fois reproduit sous des formes plus ou
celui de la grâce (c’est une manière aussi de les
moins altérées.
opposer, même si dumarsais ne met pas la grâce au
n Observation et analyse niveau vulgaire des autres hommes. lignes 12-14, il
1. le « philosophe » / « les autres hommes » n’y a même plus la médiation d’une comparaison, le
chacun des trois paragraphes du texte est fondé sur philosophe a remplacé le chrétien : il marche dans les
une opposition entre le philosophe et les autres : ténèbres armé de lumière, de même que le croyant
les autres hommes / le philosophe au contraire guidé par la foi.
(l. 1-3) ; les autres hommes / au lieu que le philosophe 4. Généalogie des principes
(l. 11-13) ; le philosophe forme ses principes sur une l’estime pour la science des faits (l. 21) est fondée
infinité d’observations particulières. le peuple adopte sur une généalogie des principes. il ne convient pas
le principe sans penser aux observations qui l’ont d’accepter ceux-ci sans réfléchir, comme ferait le
produit (l. 15-16). l’opposition est explicitée par un vulgaire, mais de remonter la chaîne des causes et de
lien logique dans les deux premiers cas (au contraire, comprendre sur la base d’observations particulières
au lieu que), elle est exprimée par la parataxe dans le (l. 15-16) la raison des principes. celui qui ne se pré-
dernier : le parallélisme lexical et syntaxique est alors occupe pas de cette généalogie court le risque de mal
plus rigoureux que précédemment, où la phrase se employer le principe (l. 19) et de s’en faire une idole
contente d’échos entre les deux éléments de l’alter- (au sens où Bacon emploie ce terme dans le novum
native (ni connaître les causes / les causes […] avec organum). du côté du peuple donc l’obscurantisme
connaissance, l. 1 et 3-4 ; par leurs passions / dans ses doctrinal, et du côté du philosophe les lumières de la
passions mêmes ; marchent dans les ténèbres / marche raison (voir l’emploi du mot lumières, l. 23).
la nuit [avec] un flambeau, l. 11-14). chaque couple
d’opposition marque une étape dans la définition du 5. les bornes de la méditation
philosophe : tout d’abord le domaine de l’action, la dernière phrase rejette la seule méditation, que
dans ses rapports avec l’intellection (1er paragraphe) le premier paragraphe pourtant semblait porter aux
et avec le sentiment (2e paragraphe), puis le domaine nues. il faut bien comprendre que la réflexion reste
de la connaissance (3e paragraphe). dans chaque cas, l’outil essentiel du philosophe, mais il faut distinguer
le philosophe est celui qui n’agit pas comme tout le la bonne et la mauvaise réflexion. la mauvaise fait
monde, celui qui se distingue par sa réflexion. comme si le réel n’existait pas : des principes sont
connus par autorité, il s’agit de les faire perdurer ;
2. « action » et « raison » la bonne, au contraire, opère un retour continuel au
les deux premiers paragraphes traitent du problème réel, au faits particuliers ; elle remonte, de manière
de l’action. il ne s’agit pas de savoir si le philosophe généalogique, aux sources des principes. c’est donc
agit ou non, mais de savoir comment il agit : avec la science des faits qui permet la réflexion philo-
sa raison répond dumarsais. au lieu d’agir tout de sophique.
suite, il semble se donner du temps pour démêler les
causes (l. 2-5). dumarsais utilise l’image de l’hor- n Perspectives
loge : le but est bien d’agir, de fonctionner, mais il l’esprit encyclopédique
s’agit de remonter soi-même le mécanisme et non de le philosophe selon dumarsais semble bien être un
laisser aux autres le soin de le remonter. on retrouve esprit encyclopédique puisque s’opère un déplace-
ici l’adage formulé plus tard par Kant. il utilise aussi ment dans le texte de la simple réflexion, auxiliaire
toute une rhétorique religieuse : comparaison avec la de l’action, à la science des faits, auxiliaire de la

390 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


réflexion. la raison ne peut se passer de connaître
rousseau
le monde et l’ensemble des faits particuliers qui 3 Émile ou De l’éducation ▶ p. 403
font la vie. en parlant d’observations particulières,
il justifie l’entreprise encyclopédique, tournée vers la
diffusion et la représentation des savoirs (➤ manuel, Pour commencer
image p. 401). émile est l’un des textes majeurs de rousseau,
celui qui montre peut-être le mieux les implications
n Vers le Bac (oral) pratiques de ses thèses philosophiques. rousseau,
qui a lui-même abandonné ses enfants, construit
on retrouve ici la mise en avant de la raison contre
ici, comme souvent, une fiction : il s’imagine en
tout obscurantisme : il s’agit de se débarrasser des
précepteur d’un jeune enfant, lui prodiguant tous les
idoles (passions, principes non maîtrisés) pour penser
conseils nécessaires pour en faire un homme.
et agir de manière juste. la mise en avant de l’obser-
vation et de la science des faits appuie l’idée d’une n Observation et analyse
diffusion primordiale des savoirs et des techniques 1. « homme civil » / « homme naturel »
(et d’un attachement à la matérialité des choses). pour désigner l’homme social, on trouve dans le
on peut ajouter à cela l’établissement du philosophe texte l’expression homme civil (l. 21), qui s’oppose
comme rempart face à la pensée dominante et donc à l’homme naturel des premières lignes, désigné par
comme garant de la liberté d’opinion. le seul terme d’homme (l. 3). d’un côté le on des
préjugés communs (l. 1) et des institutions (l. 23),
Pour aller plus loin qui ne vise qu’à la conservation, et de l’autre le on
l voir la présentation du texte de dumarsais (son du philosophe (l. 2), qui vise à la libération du carcan
histoire et l’étude comparée de ses variantes) par social (voir notamment tout le deuxième paragraphe :
martine groult sur le site internet du centre d’études l’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage).
en rhétorique, philosophie et histoire des idées
(cerphi) : http://www.cerphi.net/public/groult.htm. 2. une pensée paradoxale
l sur la constitution de la figure du philosophe
le texte est bâti autour de deux paradoxes princi-
au siècle des lumières, voir ce texte suggestif de paux :
marielle macé sur le site internet fabula.org : – il faut apprendre à l’enfant à vivre alors qu’on
pourrait croire cela naturel ;
« à la suite du saint, du chevalier ou du héros, le
– il faut façonner l’esprit de l’enfant pour éviter l’es-
philosophe est une des figures majeures de notre
clavage alors que façonner (l. 27) renvoie justement
panthéon culturel. il est à ce titre l’objet de repré-
à l’idée de mainmise et d’esclavage.
sentations littéraires multiples et contradictoires. dès
au fil du texte peuvent se retrouver d’autres para-
la fin du xviie siècle, l’antique figure du philosophe
doxes plus circonstanciels comme cet aphorisme
s’enrichit de déterminations nouvelles, qui ont partie
brillant : tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut
liée avec l’émergence de nouveaux savoirs et de
dès sa naissance (l. 16-17). ce recours privilégié
pratiques littéraires inédites, concourant ainsi à la
à des formulations paradoxales est l’indice que le
redéfinition de ces savoirs comme à celle du très
système éducatif de rousseau va contre le sens
ancien partage entre littérature et philosophie. on re-
commun : l’homme se trompe en pensant que
marquera, à ce titre, que l’encyclopédie distingue
l’enfant est totalement libre à sa naissance, il est
deux entrées, « philosophe » et « philosophie ».
enserré de toute part par la société. c’est donc la
cette figure émergente, qui trouvera à se déployer
nature et la vie qu’il faudra lui (ré)apprendre.
selon une cohérence idéologique explicite dans le
texte matriciel de dumarsais (1743), ne se donne-t- 3. métaphores et argumentation
elle pas, par exemple, à saisir dès les entretiens de chaque moment de l’argumentation (1 : situation ;
Fontenelle et les caractères de la Bruyère, où le 2 : causes de l’esclavage ; 3 : solution) est souligné
mot « philosophe » se charge de significations nou- par une métaphore. dans le premier paragraphe,
velles ? de la fin des temps baroques à l’avènement nous avons les glaces d’islande ou le brûlant rocher
du romantisme, qui tend à privilégier celle du poète de malte pour symboliser les rigueurs qui peuvent
ou de l’artiste, elle a en tous cas trouvé l’occasion attendre l’enfant et qu’il devra surmonter. dans le
de se décliner dans un espace idéologique habité de deuxième paragraphe, nous avons l’image de l’enfant
tensions qui ont contribué à façonner le visage de cousu dans son maillot et du cadavre cloué dans une
la modernité. » bière (avec le jeu paronymique entre coud et cloue

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 391


l. 22) pour souligner l’esclavage social, omniprésent n Vers le Bac (commentaire)
de la vie à la mort. enfin le dernier paragraphe nous on remarque un glissement progressif, dans le texte,
propose l’image libératrice de la sage-femme qui du corps à l’esprit. ce qui est mis d’abord en avant
redresse ce que la nature a mal fait ; de même le philo- c’est la vie, c’est l’action : vivre, ce n’est pas res-
sophe redressera les esprits pervertis par la société. pirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes,
de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de
4. antithèse et satire
nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre
tout le texte de rousseau fonctionne sur un système
existence (l. 10-14). les images employées (maillot,
d’antithèses et de balancements. d’un côté ce que l’on
bière) ont rapport, elles aussi, au corps, tandis que
fait, de l’autre ce que l’on devrait faire : on ne songe
le dernier paragraphe, bien que parti sur des bases
qu’à conserver son enfant ; ce n’est pas assez ; on doit
corporelles, se termine en apologie du redressement
lui apprendre à se conserver étant homme (l. 1-3),
de l’intelligence (l. 26-27).
vivre ce n’est pas respirer, c’est agir (l. 10-11),
l’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a Pour aller plus loin
compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti Bibliographie :
la vie (l. 14-16), ou alors d’un côté ce que l’on fait – victor goldschmidt, anthropologie et politique :
à [l]a naissance et de l’autre ce que l’on fait à [l]a les principes du système de rousseau, © vrin, 1983 ;
mort (l. 21-22), ou bien encore ce que l’on fait de
– robert derathé le rationalisme de jean-jacques
bon dans un ordre et ce que l’on devrait faire de bon
rousseau, © p.u.F, 1948.
dans un autre : il nous les faut façonner au dehors
par les sages-femmes, et au-dedans par les philoso-
phes (l. 26-27). tous ces passages sont évidemment
voltaire
polémiques, voire satiriques et peuvent posséder 4 Dictionnaire philosophique ▶ p. 404
une dose non négligeable d’humour (notamment
dans l’utilisation des métaphores enfant/cadavre,
sage-femme/philosophe). Pour commencer
voltaire a su manier tous les genres pour propager
5. le philosophe précepteur les idées des lumières. son dictionnaire philoso-
tout le texte tente de démontrer que l’homme civil phique portatif (dit aussi la raison par l’alphabet)
(l. 21) est enserré de toutes parts par les préjugés ne contient pas seulement des articles mais aussi,
sociaux. on l’enferme dans une idée de lui et des selon la tradition philosophique, de petits dialogues
autres, contraire à la réalité. rousseau file alors la opposant deux protagonistes. il imagine ici la ren-
métaphore de la sage-femme. en fait la situation est contre d’un anglais et d’un portugais à Barèges, où
un peu différente : la sage-femme redresse ce que ils sont tous deux venus prendre les eaux. « le comte
la nature a déformé, le philosophe, lui, ne redresse médroso […] était familier de l’inquisition ; milord
pas la nature, il redresse ce que la société a perverti. Boldmind n’était familier que dans la conversation »,
l’homme naît dans la société et le philosophe n’y précise voltaire avec humour à l’orée de cet entretien,
peut rien, mais par l’éducation, il peut corriger les dont on a ici le dernier tiers.
méfaits de cette société esclavagiste.
n Observation et analyse
n Perspectives 1. boldmind / médroso
rousseau et la nature Boldmind vit en angleterre, pays de la liberté pour
on trouve chez rousseau un souci constant de voltaire (voir ses lettres philosophiques) : il défend
mettre la nature au premier rang face à la société. la liberté de penser, en accord avec son nom qui
on le voit directement dans les pages 307 (réponse signifie « esprit audacieux ». médroso, quant à lui, est
à voltaire) et 412 (les rêveries du promeneur soli- portugais, il vit donc sous le régime de l’inquisition
taire) ; mais on le voit aussi indirectement dans les et défend ce régime qui interdit toute pensée déviante
pages 289 (émile, sur la fable) et 448 (confessions), par rapport au dogme catholique. le début du dialo-
où rousseau met en avant la déduction naturelle gue a montré que son adhésion est d’abord le fruit
des lecteurs ou des enfants contre les mensonges de la prudence : « j’ai préféré le malheur de brûler
des commentaires trop appuyés : la fable est assez mon prochain à celui d’être cuit moi-même » ; il est
claire par elle-même, de même que les événements vrai que son nom signifie « couard » en portugais.
d’une vie, révélateurs d’un caractère. voltaire est évidemment du côté de Boldmind et de la

392 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


libre expression des opinions. si le dialogue n’aboutit 5. angleterre / portugal
pas à un accord, c’est pour montrer comment les sont évoqués ici l’angleterre, anciennement oppri-
plus inféodés à une pensée commune sont les moins mée (comme il arriva une fois à londres. [...] nous
propres à se révolter : habitués à un système, forcés ne sommes heureux en angleterre que depuis que
d’y souscrire, ils ont perdu toute faculté de raisonner chacun jouit librement du droit de dire son avis,
par eux-mêmes. ce n’est pas médroso qui parle mais l. 13-16), mais maintenant pays de la liberté, et le
l’inquisition. portugal, pays de l’inquisition et du saint-office,
où aucune pensée déviante n’est permise. Boldmind
2. images et argumentation
compare le portugal tantôt à une cage, tantôt à une
nous pouvons repérer trois grandes images qui
galère, la même idée d’emprisonnement reparaissant
illustrent les trois grands moments du texte :
d’une image à l’autre.
– l’image de l’oiseau, pour montrer l’importance
de penser par soi-même (l. 2-3) ; n Perspectives
– l’image du spectacle critiqué librement, voltaire et la liberté de pensée
pour montrer les bienfaits de la liberté de pensée
quelque genre qu’il utilise (contes, mémoires, trai-
(l. 9-14) ;
tés), voltaire fait toujours montre d’une grande liberté
– l’image des galériens tranquilles mais malheureux, de pensée : face aux jésuites et à la religion dans
pour illustrer l’absence de liberté (l. 19-20). le traité sur la tolérance ou dans le dictionnaire
chaque fois les images sont données par Boldmind, philosophique, face au roi de prusse dans ses
qui domine le dialogue par son argumentation et par mémoires, face à rousseau dans sa correspondance.
la force rhétorique de ses métaphores. toujours l’ironie fait figure d’arme. on peut aussi
3. le dialogue remarquer qu’elle est un moyen de se protéger :
si voltaire avait utilisé le traité, il aurait mis en les ambiguïtés de cette figure laissent une large
forme les paroles de Boldmind et aurait supprimé place à l’interprétation (voir Zadig ou candide) et
le personnage de médroso. cela aurait enlevé de la permettent souvent de passer la censure.
vivacité au texte et surtout cela aurait privé le lecteur
d’un exemple de pensée sous esclavage. on dit
n Vers le Bac (invention)
(l. 7), nous sommes (l. 17) : médroso ne peut jamais boldmind. – comment votre religion peut-elle accep-
s’exprimer pour lui, mais parle toujours pour son ter la torture et même la soutenir ? elle ressemble
pays. son discours permet à Boldmind de rebondir fort à ces tyrans qui prônent l’amour au sein de leur
et d’avancer progressivement ses arguments. famille et répandent la mort au sein de leur pays.
médroso. – la vérité ne permet pas de compro-
4. vivacité mission.
après les deux grandes répliques de Boldmind, le dia- boldmind. – il est étonnant de voir comme la vérité
logue s’enchaîne avec une grande rapidité (l. 17-24), est changeante, d’un peuple à l’autre et d’un siècle
et se rapproche beaucoup de la stichomythie, avec des à l’autre, mais qu’elle n’hésite jamais à provoquer
effets d’écho variés qui font rebondir l’échange : les douleur ou mort d’autrui.
deux répliques de Boldmind et médroso (l. 15-16, 17-
médroso. – vous comparez la parole de dieu avec
18) sont composées selon une symétrie terme à terme
des hérésies !
(heureux en angleterre / tranquilles à lisbonne ;
chacun [a le] droit de dire son avis / personne ne peut boldmind. – je ne me prononce pas sur la validité
dire le sien). le dialogue ricoche ensuite sur un mot des thèses, je condamne la violence des procédés. le
repris d’une réplique à l’autre (tranquilles, l. 17, 19 ; peuple ne supporte pas éternellement les Phalaris.
aux galères, l. 21, 23) ; dernier effet de vivacité, le
renversement complet du point de vue entre les deux
Pour aller plus loin
dernières répliques de Boldmind (l. 22, 24). mais, l lire la préface de rené pomeau dans l’édition gF

exception faite de la période des lignes 9-14 où est (n°28) du dictionnaire philosophique.
développée la métaphore du spectacle, même au sein l Bibliographie : Politique de voltaire, textes choisis
des longues répliques de Boldmind. les phrases sont et présentés par rené pomeau, © librairie armand
brèves, souvent juxtaposées : le prouve l’abondance colin, 1963.
des points-virgules qui hachent la phrase (4 dans les l relier ce texte aux passages de Zadig ou de
3 premières lignes). candide sur la liberté de pensée.

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 393


Montesquieu ne devez pas nous faire mourir, l. 8). le troisième
5 L’Esprit des lois ▶ p. 405
critère, lui, est imposé de l’extérieur : le constat sur
lequel est fondé le paragraphe 4 (vous vivez dans un
siècle…, l. 14) le montre bien.
Pour commencer après avoir donc retourné contre les inquisiteurs
préciser aux élèves que d’une façon générale, mon-
leurs propres valeurs, c’est au nom de la marche
tesquieu fonde la tolérance religieuse non sur un
des temps, au nom du progrès, que l’auteur (derrière
vague sentiment compassionnel, ni même sur la
lequel se dissimule montesquieu) les somme de
générosité, mais sur la raison : « lorsque les lois d’un
renoncer à leurs pratiques fanatiques. l’élargissement
état ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut
de la perspective se lit dans la longueur croissante
aussi qu’elles les obligent à se tolérer entre elles »,
des paragraphes, au long desquels on sent monter
écrit-il dans un chapitre précédant de peu notre texte
l’indignation.
(l’esprit des lois, xxv, 9). dans les lettres persanes,
il professait même, dans l’épisode des troglodytes, 2. nature et raison
les bienfaits d’une société multiconfessionnelle, les deux notions de la nature et de la raison revien-
animée et enrichie par l’émulation des diverses nent régulièrement dans l’ensemble de ce chapitre
communautés entre elles (voir lettre 85). de l’esprit des lois et sont au cœur de notre extrait.
comme dans les lettres persanes, montesquieu dans le paragraphe précédent, l’auteur parlait de
recourt ici au procédé du « masque », non pour déjouer « ces faibles lueurs de justice que la nature nous
la censure comme les élèves le croient souvent avec donne » ; ici il parle de la lumière naturelle (l. 14)
quelque naïveté, mais pour obliger le lecteur à rompre et, feignant de croire qu’ils le sont, les adjure d’être
ses préjugés et à entrer dans le point de vue de l’autre. raisonnables (l. 8), c’est-à-dire guidés par la raison.
c’est bien l’objectif que montesquieu affirme par c’est au nom de ces deux valeurs que s’est faite la
antiphrase en présentant ce prétendu ouvrage d’un Juif révolution des lumières. suivre les lois de la nature,
portugais (dont le manuel ne donne qu’un extrait) : dans sa réalité externe (nature du monde) comme
« Je crois que c’est le plus inutile qui ait jamais été dans sa dimension intérieure (nature de l’homme),
écrit. quand il s’agit de prouver des choses si claires, garantit l’homme contre l’erreur, car c’est elle qui
on est sûr de ne pas convaincre ». régit l’univers physique et moral. et c’est la raison qui
nous permet de percer les secrets de la nature, c’est par
n Observation et analyse elle que l’homme peut comprendre et expliquer ses
1. structure de l’argumentation lois, au lieu d’être asservi à une révélation. la nature
les quatre paragraphes de cet extrait tournent autour se confond avec la vérité, et la raison est l’outil qui la
de trois notions clés : la vérité (1er et 2e paragraphes), manifeste. il y a donc quelque paradoxe à énoncer que
la raison (3e paragraphe) et les lumières (4e para- la lumière naturelle est plus vive qu’elle n’a jamais
graphe) ; trois notions dont l’incompatibilité avec été (l. 14-15), car c’est supposer que la nature, en
le fanatisme et l’intolérance fait obligation aux principe de l’ordre de l’invariant, puisse faire l’objet
inquisiteurs de cesser leurs persécutions. d’un progrès. il faut alors comprendre que la raison
les deux premiers critères sont examinés du point permet à la nature de percer la gangue de la sottise et
de vue de l’interlocuteur. la structure grammaticale des préjugés et de se révéler progressivement.
commune sur laquelle est fondée l’argumentation des
trois premiers paragraphes montre comment l’auteur 3. polémique
juif prend au mot ces catholiques pour les mettre en l’action de l’église catholique, telle du moins qu’elle
contradiction avec eux-mêmes. il commence par une est incarnée par l’inquisition, est clairement dénoncée
constatation qui reprend une de leurs revendications comme une œuvre de torture (par des supplices, l. 7)
(si le ciel vous a assez aimés, l. 1 ; si vous avez et de mort (nous faire mourir, l. 8 ; nous avons souffert
cette vérité, l. 4) ou leur attribue une attitude qu’ils la mort, l. 12) qui trouve son origine dans la haine du
ne peuvent récuser (si vous êtes raisonnables, l. 8), prochain (haïr ceux qui ne l’ont pas eu, l. 2-3). mais
pour en déduire une série d’implications qui les cette logique n’est pas seulement criminelle, elle est
contraints. cette contrainte est d’ailleurs de plus impie, puisque, en convertissant contre leur gré les
en plus pressante : d’abord une simple question juifs à la foi chrétienne, elle court en réalité le risque
rhétorique, expression voilée de l’obligation (l. 2-3), de les faire profaner ses mystères (l. 10). au reste,
puis un impératif de défense (ne nous la cachez pas, cette violence est paradoxalement une défaite morale
l. 4), enfin l’expression lexicale de nécessité (vous (cette impuissance que vous avouez, l. 6).

394 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


4. la vérité contre les « supplices » la suite de la crise ouverte par la réforme, quand on
et les « préjugés » a pris conscience que le conflit des deux confessions
la vérité, du moins celle que les chrétiens professent, menaçait non seulement la paix civile, mais la sau-
est l’effet d’une grâce de dieu (l. 2) : elle ne peut vegarde même de l’état ; sentiment que renforcent
donc être le fruit d’une coercition, d’une violence, un siècle plus tard, pour qui n’est pas aveuglé par la
car ce serait substituer la force humaine contingente, passion doctrinale, les conséquences désastreuses de
qui contraint les corps, à l’évidence de la générosité la révocation de l’édit de nantes (1685). au fond,
divine, qui triomphe sur les cœurs et les esprits (l. 5-6). cette notion traduit déjà, pragmatiquement, une
les supplices (l. 7) dénaturent donc le caractère sacré priorité donnée au politique sur le spirituel. la phi-
de la vérité, ils sont une insulte à l’action de dieu. losophie des lumières, dans son effort pour laïciser
au paragraphe 4, on l’a vu, montesquieu glisse la société et pour reléguer le poids de la religion à la
subtilement du plan interne au plan externe : la vérité sphère privée, théorise le concept, dont voltaire se
change alors de nature et de statut ; elle est n’est plus fait le chantre. la tolérance consiste alors à laisser
un don de dieu, elle est l’ouvrage de la philosophie à autrui la liberté d’exprimer des opinions que nous
[qui] a éclairé les esprits (l. 15). de ce point de vue, ne partageons pas et surtout de vivre conformément
la « vérité » révélée de la religion, par son opposition à des principes qui ne sont pas les nôtres. il ne s’agit
aux lumières, est disqualifiée en préjugés (l. 18), pas de « renoncer à ses convictions ou [de] s’abstenir
puisqu’elle est par nature incapable de s’éprouver à de les manifester, de les défendre ou de les répandre,
l’aune de la critique et du progrès, incapable […] de mais [de] s’interdire tous moyens violents, injurieux
toute instruction (l. 19-20) ; elle est alors dégradée ou dolosifs ; en un mot, [de] proposer ses opinions
en passions (l. 19), conformément à son caractère sans chercher à les imposer » (edmond goblot,
inactif et subi, à l’opposé de la vérité philosophi- vocabulaire philosophique, 1901).
que qui est un travail et une quête. la perspective
religieuse n’est toutefois pas abandonnée – et c’est Pour aller plus loin
habile –, mais elle passe du plan de la vérité à celui pour une comparaison entre montesquieu et voltaire :
de la morale (l. 15). la condamnation du fanatisme et de l’inquisition,
d’une part dans ce texte, et d’autre part dans candide
5. la contre-argumentation du 3e paragraphe et dans l’article « liberté de pensée » du dictionnaire
le raisonnement du paragraphe 3 repose sur un philosophique (➤ manuel, p. 382).
paradoxe. c’est la fidélité des Juifs à ce qu’ils sont,
à leur foi ancestrale, qui leur fera gagner le royaume
des cieux (dieu non seulement ne [les] punira pas
diderot
mais les récompensera) ; et c’est au contraire leur 6 Réfutation d’Helvétius ▶ p. 406
conversion qui pourrait les faire damner car, reposant
sur le mensonge, elle ne peut être qu’un sacrilège
qui profaner[a] [l]es mystères chrétiens. ce faisant, Pour commencer
les Juifs deviennent les vrais martyrs des temps philosophe dont le sensualisme matérialiste est
modernes : 5 paragraphes plus haut, faisant allusion fortement inspiré par locke, claude adrien hel-
aux persécutions subie par les chrétiens, l’auteur vétius (1715-1771) fait de l’homme le produit de
affirmait : mais aujourd’hui, vous prenez le rôle l’environnement et de l’éducation, qui « peut tout » :
des dioclétiens, et vous nous faites prendre le vôtre. aucune inégalité ne se justifie donc par principe.
ce renversement est permis par la coexistence ambi- son principal ouvrage, de l’esprit (1758), voit
guë de deux credos (nous croyons que, l. 11, 13) qui les condamnations se succéder, entre août 1758
se distinguent à partir d’une même source (le dieu et avril 1759 (le conseil du roi, qui révoque son
que nous servons, vous et nous, l. 11), sans que le privilège, l’archevêque de paris, le pape, le parle-
texte décide de la validité de l’un ou de l’autre. ment de paris, la sorbonne), obligeant helvétius
à écrire trois rétractations. de l’homme, où selon
n Vers le Bac (oral) Jean rostand « il se montre […] un précurseur des
la tolérance, en tant que vertu, est une notion assez conceptions freudiennes », n’est publié qu’en 1773, à
neuve encore au xviiie siècle, mais elle devient titre posthume. sa fortune personnelle (il est fermier
rapidement centrale dans la pensée des lumières. général à 23 ans) lui permet de consacrer sa vie à
sous la forme des édits de tolérance dont le plus l’étude de la philosophie et de soutenir financière-
célèbre est l’édit de nantes (1598), elle a émergé à ment la publication de l’encyclopédie, à laquelle il

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 395


collabore. c’est donc un familier de diderot, dont péjorative du mot (repris l. 19) vaut condamnation.
la pensée, dialogique par nature, se plait comme mais en réalité, cette modalité n’est pas seulement
souvent à écrire dans les marges du texte d’autrui accessoire, elle est un leurre, qui pare le despote des
(voir son supplément au voyage de bougainville). habits vertueux du philosophe, voire une ruse de la
de là, la vivacité émue de l’interpellation : et c’est tyrannie, puisque le despotisme dit éclairé utilise
vous, helvétius, qui citez en éloge cette maxime d’un les valeurs des lumières pour mieux les anéantir :
tyran ! (l. 4). entreprise pendant son séjour à la haye diderot en fait une loi (l. 5-9), indépendante du
en 1773, cette réfutation ne fut publiée au complet bon ou du mauvais vouloir du prince – loi qu’il
qu’en 1875, connaissant le sort de la majeure partie confirme par une hypothèse d’école qui, dans cette
des écrits de diderot. variante cynique (l. 19-21), révèle toute la brutalité
de l’engrenage.
n Observation et analyse 3. images et métaphores
1. réfutation d’helvétius on trouve deux métaphores principales dans ce texte
la maxime de Frédéric ii, dont la citation par helvé- assez théorique. toutes deux évoquent le destin du
tius déclenche l’ire de diderot, paraît une définition peuple victime de cette redoutable politique (l. 20)
à l’usage personnel de l’empereur. le « salomon du qu’est le despotisme éclairé :
nord » loué un temps par voltaire, l’autocrate qui – la métaphore du troupeau (l. 11-12) animalise le
réforma avec une poigne de fer la société prussienne peuple pour montrer comment il est dépossédé de
selon les principes philosophiques, y théorise en sa dignité humaine en étant privé de la liberté de
quelques mots les bienfaits (rien de meilleur) que choisir (même son malheur) ;
l’on peut attendre du pouvoir personnel (le gou- – la métaphore du sommeil (l. 23-24), moins violem-
vernement arbitraire) dès lors qu’il est inspiré par ment polémique, démonte le mécanisme insidieux
la just[ice], l’human[ité] et la vertu : en d’autres et anesthésiant qui mène le peuple de l’indolence
termes, le despotisme éclairé. même si l’expression a confortable (sommeil fort doux) à la disparition de
probablement été forgée par les historiens allemands toute conscience civique (sommeil de mort).
du xixe siècle (on l’attribue à l’allemand roscher
ces deux métaphores filées (les gras pâturages où
en 1847), elle est en germe dans ce texte qui rapproche
l’on conduit le troupeau) visent à alerter le lecteur,
les adjectifs arbitraire et éclairé (l. 5), et le même
en donnant un tour affectif et concret à cette réflexion
Frédéric justifia ainsi la notion dans son testament
politique.
politique de 1752 : « il faut qu’un gouvernement
bien conduit ait un système aussi lié que peut l’être 4. droit de délibérer et droit d’opposition
un système de philosophie. or un système ne peut diderot attribue au peuple deux droits, si inaliénables
émaner que d’une tête ; donc il faut qu’il parte de qu’il leur donne un peu plus loin le nom de privilèges
celle du souverain ». (l. 18) : le droit de délibérer (l. 8) et le droit d’opposi-
tout le travail philosophique de diderot va consister à tion (l. 10), qu’il définit comme sacré(s). ce faisant, il
casser la séduction (selon lui délétère) de ce concept donne du peuple une définition très politique, inspirée
du despotisme éclairé, pour la faire apparaître comme de la respublica romaine : idéal d’un contrat unissant
un oxymore trompeur, un sophisme néfaste. les membres du corps social dans la conscience de
leur participation à l’entreprise collective, et que
2. définition du despote la fin du texte formule a contrario (le sentiment
au centre de son texte (l. 13-16), diderot propose patriotique s’éteint, et l’on devient étranger au
une définition du despote destinée à dissiper les gouvernement de l’état, l. 24-25). la logique qui
faux semblants de la notion politique qu’il récuse. fait glisser du premier au second de ces droits (de la
en mettant l’accent sur l’étendue et non l’usage de discussion à l’expression du désaccord) invite à en
l’autorité, il montre que dans le couple « despote expliciter un troisième : le droit à l’erreur, qui n’est
éclairé », le second terme n’est qu’une modalité rien d’autre que le droit à être pleinement acteur de
contingente (l’alternative la bonté ou la méchanceté son destin, y compris pour son malheur. car il est
prouve d’ailleurs que c’est un paramètre indifférent), plus conforme à la dignité d’être malheureux par
qui ne change rien à la nature du pouvoir. le despote sa faute (en étant insensé) que d’être heureux dans
gouvern[e] selon son bon plaisir (l. 12), et cela même l’inconscience et l’irresponsabilité (ce que traduit
constitue un crime (le plus grand des forfaits qui fortement la métaphore filée du troupeau, l. 11-12 :
fait de lui un tyran (l. 13) : la connotation fortement voir question 3).

396 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


5. ambiguïté de l’esclavage qu’avec vous. il lui prend la main comme à vous ; il lui
l’esclavage (l. 19), qui est selon diderot l’horizon secoue les bras comme à vous, il s’assied à ses côtés
inéluctable du peuple soumis à un despote éclairé, comme chez vous » : familiarité que la tsarine aurait
est ambigu parce que c’est un malheur issu d’un confirmée à mme geoffrin : « je ne me tire pas de mes
bonheur : il ne résulte pas d’une volonté précise entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et
du prince, qui serait malveillante (ce que prouve toutes noires. » elle est alors engagée dans sa grande
a contrario l’hypothèse cynique, l. 19-20), mais il réforme législative, dont elle a formalisé les principes
est causé par une puissance juste, douce, éclairée dans son instruction préparatoire, inspirée de mon-
(l. 17), c’est-à-dire l’expression même de l’idéal tesquieu, Beccaria, voltaire et les encyclopédistes.
philosophique. il est donc également ambigu parce mais si diderot est comblé par ces échanges avec
qu’il réside moins dans une décision du prince une souveraine si éclairée, on le voit paraphraser,
(qui n’a pas conscience de mettre en esclavage par dans les entretiens de 1773 et dans les observations
de tels moyens) que dans une approbation de la de 1774 sur l’instruction préparatoire, certaines
population, progressivement anesthésiée. formules de notre extrait de la réfutation d’helvétius,
parlant ainsi du droit d’opposition comme d’un droit
n Perspectives « naturel, inaliénable et sacré ». et à la question qu’il
diderot et catherine ii pose dans les observations écrites hors de russie :
« l’impératrice de russie est certainement despote :
après Frédéric de prusse (1712-1786), catherine
son intention est-elle de garder le despotisme ou de
de russie (1729-1796) est l’autre grande figure du
l’abdiquer ? », il répond que, si dans l’instruction le
monarque éclairé au xviiie siècle or, autant diderot
nom de despote est « abdiqué », la chose est « conser-
a exécré le premier, démasquant le « renard de pots-
vée ». on voit donc que l’incontestable séduction
dam » derrière le « salomon » prussien (➤ manuel,
exercée par catherine n’a pas empêché diderot de
l. 3, p. 430), autant il a donné crédit au zèle réfor-
rester cohérent avec une pensée politique en gestation.
mateur de la « sémiramis du nord », « l’une des
au reste, le voyage de russie semble marquer la
meilleures têtes d’europe » selon lui. il est vrai
fin de ce compagnonnage entre l’impératrice et le
qu’à peine montée sur le trône, elle multiplie les
philosophe : dernier échange en 1775 avec l’envoi
professions de foi philosophique en général, et les
d’un Plan d’une université pour le gouvernement
gestes de protection à l’égard de diderot en parti-
de russie, au moment où la répression féroce de la
culier. dès sa première année de règne, en 1762,
révolte des serfs menée par pougatchev imprime un
devant les difficultés rencontrées par l’encyclopédie
nouveau cours au régime, transformant la « sémiramis
(alors diffusée clandestinement), elle propose d’en
du nord » en « tsarine des nobles ».
poursuivre l’impression en russie : « l’encyclopédie
trouverait ici un asile assuré contre toutes les n Vers le Bac (invention)
démarches de l’envie », écrit-elle à diderot, qui
diderot. – j’ai ouï dire, mon cher voltaire, que vous
voit dans cette offre « un énorme soufflet pour nos
aviez eu jadis quelque ressentiment à l’égard de
ennemis ». en 1765, poursuivant son mécénat, elle
Frédéric, « le salomon du nord » comme quelques
achète en viager, pour 15 000 livres et une pension
thuriféraires aveugles se plurent à le nommer. com-
de 300 pistoles, la bibliothèque du philosophe ;
ment l’ai-je appris ? la bibliothèque de l’impératrice
elle lui verse même, l’année suivante, une avance
catherine, à saint-Pétersbourg, possède une copie de
de cinquante ans sur cette rente ! en janvier 1767,
ces mémoires que vous n’avez pas voulu publier1.
elle le nomme membre de l’académie impériale des
arts de saint-pétersbourg. le 11 juin 1773, diderot voltaire. – je n’ai point eu de ressentiment ; j’ai
part pour la russie : il fait une étape de deux mois simplement observé l’écart entre les prétentions
environ à la haye, chez l’ambassadeur de russie philosophiques et morales du prétendant et les
en hollande, où, entre autres travaux, il prend des réalisations militaires du souverain, et j’en ai tiré
notes pour sa réfutation d’helvétius. il arrive le les conclusions, en toute liberté.
8 octobre à saint-pétersbourg, où il restera jusqu’au diderot. – je suis surpris de votre étonnement
5 mars 1774. ce séjour de cinq mois est marqué par d’alors : le cynisme et la brutalité du renard de
des entretiens presque quotidiens avec catherine. son Postdam sautaient pourtant aux yeux de qui voulait
ami Friedrich grimm, qui est sur place, écrit à l’un de voir ! et à tout prendre, si prévenu que je sois contre
leurs amis communs : « il est cependant avec elle tout ce tyran, je louerais plutôt Frédéric d’avoir montré à
aussi singulier, tout aussi original, tout aussi diderot la face du monde le caractère de son pouvoir. il eût

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 397


été plus dommageable encore qu’il prît l’apparence n Observation et analyse
de la douceur pour étendre sa domination non sur 1. lumières et liberté
le corps mais sur l’esprit de ses sujets. le premier paragraphe met en place tout un lexique de
voltaire. – certes, certes… tout le monde ne peut la liberté, (même s’il ne s’agit pas encore de la liberté
pas avoir votre pénétration politique, et je m’entends pleine et entière) : se servir […] de leur propre enten-
mal à ces choses… mais à propos, j’ai ouï dire, mon dement de façon sûre et correcte (l. 6-8), sans être
cher diderot, que l’impératrice de russie (est-ce dirigés par un autre (l. 8-9), acquérir cette capacité
vous qui la nommez « la sémiramis du nord » ?), librement (l. 10-11), les obstacles disparaissent peu à
après avoir acheté votre bibliothèque à prix d’or, peu (l. 11-14). suit un deuxième paragraphe qui étu-
vous avait reçu avec tous les égards dus à votre die le rôle plus particulier de Frédéric dans cette pro-
génie. je vous en félicite, c’est mille fois mérité, et pagation des lumières ; là encore l’accent est mis sur
je vois que vous savez résister à la douceur – et à la liberté de conscience laissée par le souverain à son
l’argent – des princes… peuple : leur laisser en cela pleine liberté (l. 19-20),
1. détail authentique. tolérance (l. 20), avoir affranchi le genre humain de
la minorité (l. 22-23), chacun libre de se servir de
Pour aller plus loin sa propre raison dans toutes les questions touchant
Bibliographie : à la conscience (l. 23-25), soumettre librement et
– J. meyer, le despotisme éclairé, © p.u.F., « que publiquement (l. 26). si les lumières ne sont pas
sais-je ? », 1991 ; encore atteintes, les hommes sont en chemin vers
– élisabeth Badinter, les passions intellectuelles, iii, elles. les lumières seront l’état final où l’homme,
la volonté de pouvoir, 1762-1778, © Fayard, 2007 débarrassé de tous les préjugés et de tous les carcans,
(l’auteur retrace le parcours de diderot, d’alembert, arrivera à penser par lui-même.
helvétius ou voltaire, dans leur rêve de jouer les
conseillers du prince, sinon d’entrer eux-mêmes en 2. « le siècle de Frédéric »
politique). « le siècle de Frédéric » répond en partie à cette
définition. il peut y avoir un reste de critique sous
l’éloge, puisque l’adéquation n’est pas totale, mais le
Kant
7 Qu’est-ce que les lumières ? ▶ p. 407
paragraphe est avant tout positif, car Frédéric apparaît
comme un souverain éclairé (l. 21), et Kant fait du
siècle de Frédéric un strict équivalent de l’époque des
Pour commencer lumières (l. 15-16). la liberté en matière religieuse
ce texte, réponse à une question posée par une revue est un premier pas vers l’indépendance totale de
berlinoise, est paradoxal à deux égards au moins. sa la raison humaine, et l’empereur y a pris une part
place, tout d’abord : essentiel dans l’histoire des lumiè- déterminante puisqu’il est le premier […] à avoir
res, dont il est une forme de « défense et illustration », laissé chacun libre de se servir de sa propre raison
il fut écrit par Kant alors qu’elles commençaient à être dans toutes les questions touchant à la conscience
contestées, en cette fin du règne de Frédéric ii de prusse (l. 22-25).
qui les avait favorisées. son propos, ensuite : alors il est amusant de noter que, si Kant parle du siècle
qu’on est historiquement à la fin de ce mouvement, de Frédéric, Frédéric dans une de ses lettres parle du
Kant y démontre qu’en 1784, nous sommes seulement siècle de voltaire (lettre du 24 juillet 1775).
dans une époque d’accession aux lumières.
donner aux élèves le premier paragraphe si célèbre 3. l’éloge du prince éclairé
de ce texte : « qu’est-ce que les lumières ? la sortie l’éloge est ici l’éloge de Frédéric, lui-même éclairé
de l’homme de sa minorité dont il est lui-même (l. 21) : lorsque Kant loue l’empereur d’être le pre-
responsable. minorité, c’est-à-dire incapacité de se mier à avoir affranchi le genre humain de la minorité
servir de son entendement (pouvoir de penser) sans […] et à avoir laissé chacun libre de se servir de sa
la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même propre raison (l. 22-24), on reconnaît les formules
responsable (faute) puisque la cause en réside non par lesquelles il a défini les lumières au début de son
dans un défaut de l’entendement mais dans un man- article. le prince éclairé est donc celui qui met sur
que de décision et de courage de s’en servir sans la la voie des lumières. son statut de prince le contraint
direction d’autrui. sapere aude ! (ose penser) aie le à des positions qui peuvent paraître contraires à la
courage de te servir de ton propre entendement. voilà liberté, mais s’il donne des gages – au moins dans le
la devise des lumières. » domaine de la conscience – il permettra l’éducation

398 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


du peuple : c’est en effet de lui-même que l’homme Pour aller plus loin
doit le plus se méfier. le souverain laisse à l’homme voir l’article de michel Foucault « qu’est-ce que
la possibilité de s’éveiller à la liberté de pensée. les lumières? » dans dits et écrits, gallimard,
« quarto »,1984, pp. 1498-1507 :
4. lumières et religion
« la question qui me semble apparaître pour la première
la religion a une place centrale puisqu’elle est le fois dans ce texte de Kant, c’est la question du pré-
premier domaine où peut s’exercer en allemagne sent, la question de l’actualité : qu’est-ce qui se passe
la liberté de pensée. il ne s’agit pas de ne plus être aujourd’hui ? qu’est-ce qui se passe maintenant ?
religieux (Kant est lui-même soucieux de conserver et qu’est-ce que ce “maintenant” à l’intérieur duquel
le sentiment religieux) mais de permettre à quiconque nous sommes les uns et les autres ; et qui définit le mo-
de choisir sa religion ou de débattre librement des ment où j’écris ? [...] l’aufklärung, c’est une période,
questions de théologie (ce que fera Kant avec les une période qui formule elle-même sa propre devise,
antinomies de la raison pure, censées montrer l’ina- son propre précepte, et qui dit ce qu’elle a à faire, tant
nité de toute théologie naturelle). par rapport à l’histoire générale de la pensée que par
rapport à son présent et aux formes de connaissance,
n Perspectives de savoir, d’ignorance, d’illusion dans lesquelles elle
le « prince éclairé » selon diderot et Kant sait reconnaître sa situation historique. »
diderot va au delà de ce que dit Kant. certes,
dit-il, le souverain éclairé apporte des bienfaits,
donne une plus grande liberté aux hommes, mais Jefferson
l’effet est pervers puisqu’il habitue les hommes à 8 Déclaration d’indépendance
se laisser guider par leurs souverains. néanmoins, des États-Unis d’Amérique ▶ p. 408

on peut dire que les positions ne sont pas totalement


contradictoires, car diderot et Kant en appellent Pour commencer
tous deux à la libération des consciences : pour la déclaration d’indépendance des états-unis
Kant, Frédéric ne conduit pas à l’esclavage, par le d’amérique rédigée par Jefferson trouve son origine
mensonge de la bonté, mais donne seulement aux dans un rapport qu’il rédigea en 1774, où il écrivait
hommes la possibilité de réfléchir. cette libération notamment :
des consciences est appelée de ses vœux également « notre émigration dans ce pays ne donne pas plus
par diderot, et les actes de Frédéric décrits par de droits sur nous à l’angleterre que l’émigration
Kant ne sont pas à mettre au même niveau que la des saxons et des danois ne pouvait en conférer aux
puissance juste, douce, éclairée, mais arbitraire gouverneurs de ces pays sur l’angleterre. »
décrite par diderot. rappeler aux élèves que les états-unis, qui ont
fait de l’anniversaire de cette déclaration leur fête
n Vers le Bac (oral) nationale, possèdent toujours la même constitution
Kant met en avant les qualités de Frédéric, ami des depuis l’indépendance.
philosophes et de la liberté. en précisant chaque fois
le caractère borné de la liberté consentie, il suggère n Observation et analyse
néanmoins que la bonté de Frédéric a des limites, 1. structure de l’argumentation
ce que montre le texte des mémoires de voltaire le premier paragraphe constitue en fait l’exorde :
(➤ manuel, p. 430) : avant son accession au trône, il va s’agir, pour le législateur, d’expliquer la raison
Frédéric a beau jeu de se faire l’ami des philosophes de la révolution.
et de la philosophie, mais aussitôt devenu roi il se le deuxième paragraphe présente l’argumentation
comporte à l’opposé de ses propres préceptes, comme en cinq points.
un émule moderne de l’auteur du Prince, lui qui – tout d’abord – et tout découle de ce premier prin-
s’était rêvé en « anti-machiavel ». il y a une distance cipe – les hommes possèdent des droits inaliénables
de la théorie politique à la pratique du pouvoir. c’est (l. 6-9) comme la vie, la liberté et la recherche
ce seul aspect que retient diderot, qui ne veut voir du bonheur.
dans le despotisme éclairé qu’une ruse suprême – or la mission de tout gouvernement, et qui fonde
de la tyrannie, et dans Frédéric un autocrate sans sa légitimité, est de garantir ces droits (l. 9-10).
vergogne (voir le texte de 1771 longtemps nommé – le peuple souverain est donc habilité à changer
Pages contre un tyran). tout gouvernement qui détruit ces droits (l. 10-14).

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 399


– toutefois, la prudence (i.e. la sagesse) commande n Perspectives
de supporter le gouvernement en place, même au d’une Déclaration à l’autre
prix de quelques injustices (l. 14-19). on retrouve chez les révolutionnaires français le
– il faut donc que la situation ait été intenable même souci universel : la déclaration des droits
pour que les colonies américaines aient renversé le de l’homme et du citoyen est la déclaration de tout
pouvoir anglais (l. 19-24). homme et de tout citoyen. celle-ci pousse même
plus loin l’universalité puisqu’elle ne cherche pas à
2. « droit », « devoir » et « justice » justifier historiquement une sécession mais à préciser
au fondement de l’édifice sont les droits inaliénables sur le plan intemporel des principes ces droits inalié-
(l. 7-8) dont la nature et dieu (l. 3-4, 7-8) ont pourvu nables évoqués par Jefferson. en dépit de l’antériorité
l’humanité : c’est au nom de ces droits et pour leur de la déclaration américaine, c’est cette différence
sauvegarde que les hommes ont le droit de changer de plan qui a fait du texte français l’étendard des
leur gouvernement (l. 11-12, 21) si celui-ci, en ne droits de l’homme dans le monde entier, et qui a
les respectant pas, contrevient à la justice (l. 10). on pu faire croire à la France qu’elle avait la mission
atteint un stade supérieur lorsque ce droit de renverser d’éclairer le monde.
le pouvoir despotique devient un devoir (l. 21) :
la figure de style nommée épanorthose (qui consiste n Vers le Bac (oral)
à reprendre un énoncé pour le modifier) traduit bien la question est évidemment délicate. le philosophe
ce renchérissement. on peut rapprocher ce dernier est censé, depuis platon (voir la république), être
point de la pensée de diderot lorsqu’il proclame le plus à même de gouverner un pays. mais dans les
que le droit d’opposition […] est sacré (➤ manuel, faits aucun philosophe n’a vraiment pu mener à bien
l. 10, p. 406) ; il ajoute toutefois tout insensé qu’il la conduite d’un gouvernement. l’exercice du pouvoir
soit, ce qui contredit la prudence de Jefferson (voir peut apparaître même en contradiction avec le rôle
question 1, point 4). réflexif qui est celui du philosophe. les mémoires de
3. « habitude » et « coutume » voltaire (➤ manuel, p. 430) montrent bien comment
Frédéric, prince philosophe, trahit ses principes
le développement sur la coutume, un des plus longs
en devenant roi.
de l’extrait (l. 14-19), se place sous le signe de la pru-
dence (vertu politique, s’il en est, depuis aristote).
un tel argument sur la grandeur de la coutume se Pour aller plus loin
l signalons le beau film jefferson in Paris (1995),
place dans une tradition conservatrice, illustrée
par montaigne ou par pascal (➤ manuel, p. 394, dans lequel James ivory évoque le séjour de thomas
par exemple) : mieux vaut la conservation du pouvoir Jefferson comme ambassadeur des états-unis à la
en place que des changements qui immanquablement cour de France entre 1785 et 1789, période critique
provoqueront de grands maux. si Jefferson insiste que ce familier des lumières observe en connais-
tant sur ce point, c’est pour montrer que la rébellion seur.
l on peut donner à lire aux élèves un extrait de
des colonies n’a pas eu des causes légères et n’est
donc pas un simple caprice du peuple américain. cela l’ouvrage de tocqueville, de la démocratie en
permet aussi en aval de fonder le nouvel état sur des amérique.
bases stables, avec l’idée d’instituer de nouvelles
habitudes politiques.
4. portée universelle condorcet
l’exorde insiste sur l’obligation où se trouve le 9 Esquisse d’un tableau historique
peuple américain de répondre de ses actes devant des progrès de l’esprit humain ▶ p. 409

l’humanité (l. 5). on attendrait une adresse directe à


l’angleterre, présente, de manière polémique, dans Pour commencer
tout le passage derrière le gouvernement destructeur. comme malesherbes, condorcet est un de ces
parler ainsi à l’humanité donne une plus grande philosophes éclairés, victimes de la terreur. la ré-
force au texte, qui se veut ainsi universel et fondé volution en est venue, dans ses derniers temps, à
sur les droits inaliénables de tout homme. le texte rejeter même ceux qui avaient rendu possible son
en tire non seulement une force rhétorique mais se éclosion.
place ainsi dans la lignée des lumières. notons que condorcet a beaucoup réfléchi au

400 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


problème du vote et que son nom reste associé au 4. diminution des inégalités
célèbre paradoxe de condorcet, qui montre les condorcet distingue dans le troisième paragraphe
incohérences de certains systèmes (voir l’essai trois types d’inégalité : l’inégalité de richesse, l’iné-
sur l’application de l’analyse à la probabilité des galité [dans] les moyens de subsistance et l’inégalité
décisions rendues à la pluralité des voix). d’instruction. le dernier paragraphe peut sembler
contradictoire car il énonce que ces trois espèces
n Observation et analyse d’inégalité réelle doivent diminuer continuellement,
1. politique et société tout en précisant qu’elles ne doivent pas disparaître
le passage possède quatre mouvements, qui corres- complètement, car elles ont des causes naturelles et
pondent aux quatre paragraphes : nécessaires, dont l’ignorance porterait un préjudice
– disparition future de la tyrannie (1er paragraphe) ; fatal aux droits des hommes. ce faisant, il pose
– causes des orages politiques : différence entre les avec plus d’un siècle d’avance la relation problé-
droits théoriques et pratiques (2e paragraphe) ; matique entre la liberté et l’égalité, qui a structuré
– causes de ces différences : les trois inégalités la pensée politique moderne. la fin du texte, avec
(3e paragraphe) ; sa mise en garde un peu solennelle, semble même
– diminution de ces inégalités sans éradication présager quelques unes des grandes catastrophes
(4e paragraphe). totalitaires du xxe siècle, quand le fantasme d’un
les deux premiers paragraphes traitent de problèmes égalitarisme absolu a abouti non seulement à la
politiques et les deux derniers montrent comment tyrannie, non seulement à la négation des droits de
les problèmes politiques ont leurs causes dans les l’homme, mais à l’anéantissement systématique
problèmes sociaux. on voit ainsi la rigueur métho- de la personne humaine : on pense à la révolution
dique de l’argumentation. culturelle en chine ou au régime des Khmers rouges
au cambodge.
2. le stade final
nous avons dans ce premier paragraphe une vision n Perspectives
lyrique de l’avenir de l’humanité. tout le texte est condorcet et la révolution française
au futur prophétique, dans une unique et ample
condorcet fait évidemment référence ici à la révo-
période fondée sur un rythme ternaire qui enfle
lution française et aux perspectives qu’elle ouvre,
progressivement (le 1er segment occupe deux lignes,
à la fois de manière positive puisque la révolution
le 2e trois et le 3e cinq). c’est au sens évangélique
est la preuve des progrès de l’esprit humain et du
du terme, l’annonce d’une bonne nouvelle (retardant
dépassement de la tyrannie, et de manière négative
le développement du sujet, la phrase commence par
puisque dans la critique des excès de l’égalitarisme
il arrivera) : nous sommes dans une utopie, dans le
peut se lire une critique des excès de la terreur, qui
stade final des progrès de l’esprit humain.
sacrifie à l’occasion la liberté de l’homme à l’idéal
3. de l’utopique à l’argumentatif égalitaire.
du premier au deuxième paragraphe, nous passons
de l’utopie prophétique à la réalité de l’histoire : n Vers le Bac (commentaire)
le passage des verbes d’action conjugués au futur tout le premier paragraphe de ce texte fait montre
simple aux verbes de réflexion conjugués au futur d’une grande vision historique, puisque s’esquisse en
antérieur (nous aurons eu l’occasion de faire voir, quelques lignes toute l’histoire de l’humanité depuis
l. 9 ; nous aurons fait remarquer, l. 12-13) marque la tyrannie jusqu’aux temps futurs qui seront ceux
ce recul de l’analyse. nous pouvons imaginer la fin de la pleine liberté. l’idée est assez belle de cette
totale de la tyrannie et de l’esclavage, mais le fait coprésence du temps futur, qui sera vécu, au présent,
est que les troubles n’ont jamais cessé de jalonner comme règne de la liberté, et du passé, qui ne sera
l’histoire et que les différences de droits et les plus qu’un souvenir de l’esclavage historique, où les
inégalités sont encore omniprésentes. on reste avec tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou
ce deuxième paragraphe dans le domaine politique hypocrites instruments n’existeront plus que dans
mais on passe du mode lyrique et utopique à un l’histoire et sur les théâtres (l. 2-4).
mode de l’argumentation et de la déduction : cette
différence a été une des principales causes de Pour aller plus loin
la destruction de la liberté dans les républiques Bibliographie : élisabeth et robert Badinter, condor-
anciennes (l. 13-14). cet, un intellectuel en politique, © Fayard, 1994.

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 401


deux textes se rejoignent sur ce primat donné aux
diderot
affects, par quoi se définit l’être humain.
Salon de 1767
10 Entretien entre d’Alembert et Diderot 2. variété et multiplicité
Entre peinture et musique ▶ p. 410 dans les deux textes, la variété et la multiplicité
s’expriment à la fin du passage, comme si le raison-
nement aboutissait dans les deux cas à la complexité
Pour commencer
du vivant. dans l’extrait du salon, diderot confronte
les salons de diderot (et avec eux l’invention de la son moi peint, qu’il ne reconnaît pas (mes enfants, je
critique d’art) sont nés par hasard, comme souvent les vous préviens que ce n’est pas moi, l. 15-16) à son
grandes choses. aux abonnés européens (et souvent moi réel : pour ce faire, il oppose une première série
princiers) de sa correspondance littéraire, grimm d’adjectifs (ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-
rendait compte des expositions organisées tous les là, l. 15) à une seconde (serein, triste, rêveur, tendre,
deux ans au louvre par l’académie royale de peinture violent, passionné, enthousiaste, l. 17-18). mais la
et de sculpture. en 1759, absent de paris, il demande première série est redondante, comme si la fausseté
à son ami diderot de le remplacer. et celui-ci se pique était liée à l’unicité, alors que la seconde démultiplie
au jeu, « transform[ant] les articles et brochures qui son moi en une série d’antithèses, que semble à peine
existaient, en un genre nouveau. le compte rendu contenir l’hyperbole des cent physionomies diverses
s’est fait création. neuf fois, de 1759 à 1781, il en- (l. 16). l’unité de l’être n’est pas dans la simplicité
traîne son lecteur dans un itinéraire anecdotique et factice d’une pose, elle résulte d’une fusion des
philosophique qui prend pour prétexte l’exposition contraires (trop de choses fondues ensemble […] et
du louvre. il fait du salon une réflexion esthétique se peignant toutes sur mon visage, l. 23-25).
et un exercice de style. le problème esthétique est
on retrouve cette multiplicité dans l’extrait de l’en-
parfois posé dès l’introduction, par exemple en 1767,
tretien, l. 10-15, bien exprimée par le rebond constant
et resurgit de toile en toile. qu’est-ce que le beau ?
des termes impression et sensation. ce n’est pas
est-il dans la nature ou dans l’esprit ? comment l’ar-
comme dans le texte a une profusion bouillonnante,
tiste y parvient-il ? par l’observation, par l’imitation
mais une chaîne ininterrompue, autre manifestation
des maîtres ? » (michel delon, article cité, ➤ pour
qui caractérise le vivant.
aller plus loin)
3. portraits de diderot
n Observation et analyse l’examen par diderot de son portrait laisse la place
1. la sensibilité à trois portraits successifs :
les deux textes se rencontrent de façon troublante sur – le portrait peint par van loo et décrit par diderot
le thème de la sensibilité : l’extrait a parle du philo- (l. 1-5) : le style est d’abord celui d’un compte rendu
sophe sensible (l. 7-8), le B affirme que l’instrument factuel, avec sa phrase réduite à la syntaxe la plus
philosophe est sensible (l. 1). Bien sûr les deux accep- élémentaire (on le voit de face. il a la tête nue.).
tions du mot diffèrent en fonction du genre auquel toutefois, la proposition plus développée qui suit
chaque texte appartient. dans l’ouvrage d’esthétique (son toupet gris avec sa mignardise lui donne l’air
qu’est le salon, le mot désigne l’affectivité du sujet, d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable)
son émotion par laquelle on voit sourdre son caractère fait apparaître en filigrane la caricature derrière
véritable (l. 8), son être intime (voir le contre-portrait le portrait, qui en devient suspect ; la précision
qu’il esquisse, l. 9-11). dans le texte philosophique plus sérieuse (la position, d’un secrétaire d’état et
de l’entretien, le terme (répété l. 2, 4-5 et 7, sous la non d’un philosophe) ramène à l’identité du sujet
forme du substantif ou de l’adjectif) prend un sens portraituré, au nom de laquelle l’examen devient
plus technique, conforme à la notion d’instrument : condamnation, le temps de comprendre ce qui a
liée à la mémoire (l. 3, 5, 7), la sensibilité désigne fauss[é] le point de départ et ensuite tout gâté. exit
alors la faculté de percevoir les informations qui pro- la toile de van loo ;
viennent du milieu (extérieur ou intérieur, au dedans – le portrait refait (l. 5-12) : l’irréel du passé montre
ou au dehors de l’instrument, l. 10-11) et d’y réagir diderot se projetant à la place du peintre pour corriger
par des sensations ; le couple de termes impression le défaut d’exécution qui a produit cet oxymore
et sensation prend d’ailleurs le relais de la sensibilité ridicule et faux du joli philosophe (l. 12). il part
dans la seconde moitié du texte (l. 10, 11, 13, 14). de la situation réelle (mme vanloo jasa[n]t) pour
au-delà de la différence de sens et de contexte, les imaginer d’autres mises en scènes (mme vanloo

402 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


à son clavecin, l. 4-7 ; mme vanloo le laissa[nt] seul, pas moi, l. 15-16 ; je ne fus jamais tel que vous me
l. 9-11) dans lesquelles pourra s’exprimer (par la voyez là, l. 18).
bouche […] entrouverte, par les regards distraits ce recours systématique au vocatif, qui transforme
[…] portés au loin) l’intériorité du sujet : le travail tout acteur du texte en partenaire de l’auteur (quand
de sa tête fortement occupée se serait peint sur son il n’est pas suscité pour les besoins de la cause)
visage ; manifeste une pensée dialectique, qui se constitue
– l’impossible portrait, l’indispensable autoportrait en s’éprouvant, en se frottant à la parole (réelle ou
(l. 16-26) : retour au réel et au présent, pour constater supposée) de l’autre.
que la tâche du peintre est plus difficile qu’il ne la
croyait, pour ne pas dire impossible, en raison de n Perspectives
la complexité de sa physionomie ; il refait alors le matérialisme de diderot
son portrait (l. 18-21), un portrait « à l’antique » les matérialistes et les sensualistes du xviiie siècle font
(caractère d’un ancien orateur, rusticité des anciens remonter les idées et les sentiments aux sensations.
temps), en se substituant à l’artiste, au peintre : l’ami condillac imagine une statue à qui l’on donnerait l’un
michel n’est même plus en cause, c’est une question des cinq sens et étudie les transformations internes
qui dépasse les personnes et qui intéresse les pouvoirs qui s’ensuivraient. en développant dans le deuxième
respectifs de la peinture et de la littérature. texte sa thèse d’un clavecin doué de mémoire, diderot
tente lui aussi une sorte de généalogie de nos idées
4. la métaphore du clavecin qui trouve son fondement dans la sensation. le pre-
l’utilisation du terme d’instrument philosophe mier texte est également très informé par l’optique
dès la première ligne, pour désigner l’homme matérialiste, puisque diderot affirme l’impossibilité
pensant (diderot parle lui-même plus haut d’« être de fixer son être idéal : n’étant jamais le même, la
pensant »), place directement le texte dans une peinture ne peut rendre ce qu’il est (j’avais en une
perspective métaphorique. les mots son (l. 2, 3) journée cent physionomies diverses, l. 16). on peut
et mélodie (l. 4) préparent l’arrivée du clavecin également rattacher à cette philosophie l’idée de la
(l. 4). mais nous sommes des clavecins particu- relation constante du corps et des sentiments et d’un
liers, et diderot poursuit deux objectifs en filant affleurement de l’âme sur le visage (les impressions de
la métaphore tout au long du texte (nos sens sont mon âme se succédant très rapidement et se peignant
autant de touches qui sont pincées par la nature, toutes sur mon visage, l. 24-25).
l. 7-8 ; un clavecin organisé comme vous et moi,
l. 9-10) : c’est d’une part, assurément, pour montrer n Vers le Bac (commentaire)
l’origine matérielle des pensées, et en cela l’image l’humour de diderot se manifeste sous plusieurs
est fortement polémique ; mais c’est aussi pour formes :
mettre en valeur ce qui nous différencie des simples – l’autodérision, dans cette vieille coquette qui fait
objets (à commencer par le rôle éminent attribué encore l’aimable (l. 2) ou ce riant, mignon, efféminé,
ici à la mémoire, l. 3, 5, 7). vieux coquet-là (l. 15), miroirs caricaturaux que lui
renvoie son portrait ;
5. techniques de dialogue – le sourire indulgent pour les petits travers d’autrui
quel que soit le genre qu’il aborde (et à l’exception (cette folle de mme vanloo, l. 4) ;
de la poésie, il les a tous abordés : roman, conte, – le compliment ironique : faire du tableau de
théâtre, essai, chronique, etc.), diderot donne à van loo un témoignage précieux de l’amitié d’un
sa pensée l’allure du dialogue. c’est encore le cas artiste, excellent artiste, plus excellent homme
dans cet extrait du salon de 1767, où il interpelle (l. 12-13), c’est ravaler les qualités artistiques du
tour à tour : peintre à un rang secondaire au prétexte de célébrer
– son image déformée que lui renvoie le tableau ses qualités humaines.
de van loo (mon joli philosophe, vous me serez à comme la vivacité dialogique (voir question 5),
jamais…, l. 12) ; l’humour contribue à dynamiser cette page, et à
– sa propre personne, comme s’il prenait conscience démultiplier la voix de diderot, à la mesure de ses
que la faillite présente du portrait peut avoir des cent physionomies diverses (l. 16).
conséquences sur son image future (mais que diront
mes petits-enfants,…? l. 13-15) ; Pour aller plus loin
– sa postérité, auprès de qui il s’agit donc de rétablir l dans les lignes qui suivent notre extrait du salon
la vérité (mes enfants, je vous préviens que ce n’est de 1767, diderot avoue :

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 403


« Je n’ai jamais été bien fait que par un pauvre rousseau
diable appelé garand qui m’attrapa, comme il arrive 11 Les Rêveries du promeneur solitaire ▶ p. 412
à un sot qui dit un bon mot. celui qui voit mon por-
trait par garand me voit. » voici la description qu’il
en fait, et que l’on peut lire comme l’envers exact de Pour commencer
notre texte : « Je suis représenté tête nue, en robe ce texte fait évidemment penser à la chute de cheval
de chambre, assis dans un fauteuil, le bras droit de montaigne et à sa renaissance (➤ manuel, pp. 319-
soutenant le gauche et celui-ci servant d’appui à 320) : montaigne et rousseau commencent tous deux
la tête, le col débraillé et jetant mes regards au loin par avoir des sensations oculaires puis ils se regardent
comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet saigner, comme s’il ne s’agissait pas d’eux.
sur cette toile, j’y vis, j’y respire, j’y suis animé,
la pensée paraît à travers le front » (cité par charly n Observation et analyse
guyot, diderot par lui-même, © éd. du seuil, 1. récit et description
1953). on pourra également confronter le portrait le premier paragraphe et le dernier ont la forme du
de diderot par van loo à celui qu’exécuta Frago- récit (l. 3). nous avons des événements : carrosse qui
nard (musée du louvre), surprenant par la liberté arrive, cocher qui retient les chevaux. puis dans le der-
de sa touche, et demander aux élèves dans quelle nier paragraphe, un retour au passé simple avec le récit
mesure il répond aux objections que diderot fait d’un interrogatoire (on me demanda où je demeurais,
à van loo. l. 17). tout le deuxième paragraphe par contre est
présenté comme une description. en fait, les premières
l dans une lettre à sophie volland (10 août 1759), phrases (l. 6-9) appartiennent à la fois au régime
diderot évoque ses compatriotes de langres, en narratif (j’aperçus, l. 6 ; je naissais dans cet instant
un portrait où l’on peut voir une origine de la à la vie, l. 8) et au régime descriptif (quelques étoiles,
complexité de sa physionomie : un peu de verdure, l. 6 ; moment délicieux, l. 7). la fin
du paragraphe est quant à elle totalement dévolue au
« les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit,
régime descriptif à l’imparfait : je ne me souvenais
trop de vivacité, une inconstance de girouettes, cela
de rien (l. 10), je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais
vient je croîs, des vicissitudes de leur atmosphère
(l. 11-12), je voyais couler mon sang comme j’aurais
qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud,
vu couler un ruisseau (l. 12-13), je sentais dans tout
du calme à l’orage, du serein au pluvieux. il est
mon être un calme ravissant (l. 14).
impossible que ces effets ne se fassent sentir sur
eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite 2. mort et renaissance
dans une même assiette. elles s’accoutument ainsi, la mort symbolique est marquée par l’évocation de
dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. la nuit, qui plus est à l’imparfait : la nuit s’avançait
la tête d’un langrois est sur ses épaules comme un (l. 6). cette mort est brisée par le passé simple
coq d’église au haut d’un clocher : elle n’est jamais j’aperçus et par les objets qu’il repère dans l’espace,
fixe dans un point, et si elle revient à celui qu’elle a le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure (l. 6,
quitté ce n’est pas pour s’y arrêter. avec une rapidité on remarquera l’utilisation des limitatifs quelques et
surprenante dans les mouvements, dans les désirs, un peu de). cette scène de renaissance est doublée par
dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, les commentaires du narrateur : première sensation
ils ont le parler lent. pour moi, je suis de mon pays, (l. 7), je naissais dans cet instant à la vie (l. 8).
seulement, le séjour de la capitale et l’application l’accumulation de propositions brèves (notamment
assidue m’ont un peu corrigé […] » (ibid.). l. 9-12) rend l’impression d’instantanéité : je ne me
souvenais de rien ; […] je ne savais ni qui j’étais
l sur les salons et l’invention d’« un genre à part ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni
entière où l’écriture rivalise avec la peinture », voir inquiétude. le style est dépouillé et les images
l’article de michel delon, « écrire la peinture », (je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler
magazine littéraire, n°391, octobre 2000 (dans ce un ruisseau) ne viennent que du rousseau écrivant
numéro titré « diderot en liberté », michel delon ses souvenirs et commentant a posteriori la scène.
est aussi l’auteur d’une chronologie à laquelle
nous sommes redevables pour l’étude des rapports 3. la vue
entre diderot et catherine ii, ➤ perspectives, c’est la vue, comme chez montaigne, qui est pre-
p. 406). mière dans la renaissance. la vision est d’abord

404 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


fragmentaire : quelques étoiles, un peu de verdure de condillac avec notre rousseau qui renaît à la vie
(l. 6), puis s’agrandit lorsque rousseau devient tous par la seule vue. lorsque condillac imagine la statue
les objets (l. 9) qu’il aperçoit. cette identification affectée par la vue, il établit de la même manière
primitive avec le monde extérieur est vécue comme une concordance (une confusion) entre le moi et
euphorique : moment délicieux (l. 7), calme ravissant l’extérieur sensible. mais pour condillac, le sens
(l. 14), rien de comparable dans toute l’activité des le plus important, celui qui permet véritablement
plaisirs connus (l. 15-16). la mise en avant de la pure à la statue l’éclosion de la pensée, est le toucher,
sensation passe par un anéantissement momentané absent ici – et pour cause, puisqu’il apporterait une
de la conscience ou plutôt par son anéantissement sensation de douleur.
dans la sensation même : je ne me sentais encore que
par là (l. 7-8), je ne me souvenais de rien, je n’avais n Vers le Bac (invention)
nulle notion distincte de mon individu […], je ne je revenais de chez mme de l***, où j’avais vécu des
savais ni qui j’étais ni où j’étais, je ne sentais ni moments délicieux, lorsque mon carrosse fut arrêté
mal, ni crainte (l. 10-12). brusquement. j’entendis des cris, des aboiements.
je passais la tête par la portière et je vis, étendu, un
4. la société des autres hommes
pauvre diable, qui, je l’appris de l’un de mes gens,
les autres hommes ne se manifestent que dans avait été renversé par mon chien. son habit était
le premier paragraphe, ceux qui m’avaient relevé râpé – mais visiblement la chute n’y était pas pour
(l. 3) et dans le dernier : le on de la ligne 17 rompt grand-chose – et taché d’un peu de sang. il ouvrit
brutalement avec le retour sur soi du deuxième bien vite un œil, mais semblait comme apathique :
paragraphe (rythmé presque uniquement par les je). il regardait avec insistance le ciel couvert d’une nuit
il n’est évidemment pas indifférent que le bonheur, sans étoiles et tournait parfois la tête vers le terre-
la phase euphorique du passage, soit quelque chose plein poussiéreux qui bordait la route et où deux ou
de solitaire : le moment délicieux ne se vit que dans trois herbes poussaient avec peine. on lui demanda
le rapport de soi à soi et dans le rapport direct de soi où il demeurait, mais il ne put nous le dire. voici
au monde. avec le retour des gens, c’est l’identité encore un de ces fous de philosophes, me disais-je
sociale qui revient et la douleur des blessures. à moi-même. etc.
5. oublis
après l’accident, rousseau a oublié tout ce qui Pour aller plus loin
concerne son être social, défini dans la double dimen- l Bibliographie : Jean starobinski, la transparence
sion de l’habitat et de l’identité. la reprise en chiasme et l’obstacle, © gallimard, « tel »,1971.
des deux interrogatives indirectes ni qui j’étais ni l voir le commentaire de cet épisode par marcel
où j’étais (l. 11-12) par deux substantifs à la fin de raymond dans l’édition des Œuvres complètes de
l’extrait (ma demeure et mon nom, l. 21) souligne rousseau, i, © gallimard, Bibliothèque de la pléiade,
comment les deux concepts se précisent lentement à 1959, pp. 1774-1775 :
son esprit. rousseau évoque d’ailleurs avec humour « […] rousseau est l’homme du réveil, qui est
son absence totale de souvenirs topographiques ou pour lui une nouvelle naissance. dans les solitaires,
sociaux : on me dit, “à la haute-borne”, c’était qui complètent l’émile, il donne ce qu’il nomme
comme si l’on m’eût dit “au mont atlas” (l. 18-19). “le grand remède aux misères de ce monde” : c’est
l’expérience qu’il vient de vivre est donc bien une “l’absorption dans l’instant présent” (reprenant
expérience primitive, originelle, une expérience faiblement conscience, après son accident, rousseau
naturelle et non sociale : les objets qu’il voit et est “tout entier au moment présent”). et pour cela il
auxquels il s’identifie sont d’ailleurs le ciel, les étoi- faut “boire l’eau d’oubli, se mettre dans l’état d’un
les, la verdure (l. 6), et non le carrosse, le cocher, homme qui commence à vivre” ; par la vertu d’un
les gens alentours. évanouissement, Jean-Jacques a bu l’eau d’oubli.
[voir le récit d’une nuit à la belle étoile au livre iv
n Perspectives des confessions]
réécriture de condillac le phénomène de la pleine expansion vitale s’ac-
condillac imagine dans le traité des sensations complit dans des circonstances particulièrement
(1754) une statue à qui l’on donne tour à tour l’un favorables. les objets ont tout perdu de leur opacité,
des cinq sens et qui s’éveille à la vie. nous sommes de leur nature d’obstacle ; transparents et surtout
ici très clairement dans une réécriture de la statue pénétrables, ils se laissent remplir et il semble qu’ils

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 405


n’empruntent leur être qu’à la légère existence du donc sans entraves à son jugement, l’homme au gilet
moi, mais d’un moi encore impersonnel et pour ainsi rose (autre surnom de galanterie) se meut avec une
dire cosmique. Face à l’infini de la mer, Baudelaire suprême aisance parmi les tumultes de son temps.
dira (dans le “confiteor de l’artiste”) de tout ce qu’il homme libre à la conquête du bonheur, sa virtuosité
a longuement contemplé, la vague, la voile, le ciel : à l’obtenir est jubilatoire. » (lire, novembre 1995)
“toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par
elles (car dans la grandeur de la rêverie le moi se n Observation et analyse
perd vite).” pour rousseau, ce moi si faible, mais 1. sensualité
qui règne jusqu’aux étoiles, éprouve le sentiment on observe une progression dans le vocabulaire
de l’existence par ses sensations, non point par sa sensuel du premier paragraphe, évoquant la prome-
pensée […]. » nade jusqu’au sanctuaire, au deuxième paragraphe,
l marcel raymond invite également à confronter décrivant la scène amoureuse elle-même. l’évocation
notre texte avec ces lignes du vicaire savoyard : reste assez abstraite dans un premier temps : route du
« ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne sentiment (l. 2), [l]es plus doux moments (l. 5), char-
la sens-je que par mes sensations ? voilà mon pre- mes (l. 8) repris dans la phrase suivante par charmant
mier doute, qu’il m’est, quant à présent, impossible (l. 9). dans la deuxième partie nous observons un
de résoudre. car étant continuellement affecté de vocabulaire plus concret, dont l’intensité va d’ailleurs
sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, en s’accroissant : nous frémîmes (l. 10), nos bras
comment puis-je savoir si le sentiment du moi est […] s’enlacèrent (l. 14), la main […] sentait battre
quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s’il mon cœur (l. 20-22), attendrie (l. 23), baisers (l. 25),
peut être indépendant d’elles ? » tout cela culminant dans les points de suspension et
dans l’ivresse [des] sens (l. 25). ajoutons à cela un
mobilier (canapé, l. 16) et une atmosphère (la lune
vivant denon se couchait, l. 17), propres à la sensualité.
12 Point de lendemain ▶ p. 413
2. rapidité
on remarque une utilisation massive de la parataxe
Pour commencer et de la juxtaposition : lignes 5-7 ou lignes 20-25
montrer que la sensualité de ce récit est inséparable par exemple. à cela s’ajoute l’usage de l’asyn-
d’une philosophie du bonheur et d’une expérience dète : on voulait me fuir, on retombait plus attendrie
vitale, que vivant denon a incarné par sa vie même. (l. 22-23). toutes ces techniques confèrent au passage
en témoigne ce bref portrait que le journaliste Jean- une grande rapidité. on passe d’un sentiment et d’une
marie monod trace de lui, à l’occasion de la biogra- caresse à l’autre en l’espace de quelques phrases.
phie que lui consacra philippe sollers (le cavalier
du louvre, © plon, 1995, repris en Folio) : 3. le narrateur
« grand ordonnateur du musée du louvre et compa- le premier paragraphe nous montre un narrateur
gnon de Bonaparte en égypte, diplomate, auteur du un peu perdu face aux discours de mme de t*** :
délicieux Point de lendemain, aventurier et libertin... je ne concevais rien à tout ce que j’entendais (l. 1),
vivant denon est, selon la formule de philippe sol- il était impossible d’entrevoir le terme du voyage
lers, un formidable personnage de roman, en train (l. 2-3). il représente le jeune naïf, personnage typi-
d’écrire, dans la réalité, son roman. un roman que que des romans sentimentaux et libertins. il se laisse
le Faune, comme l’appelaient les femmes de sa mener par mme de t*** où elle le veut : il se trouva
jeunesse, mène avec autant de bonheur sous tous les ouvert ; il ne lui manquait plus que la clarté du jour
régimes par lui traversés : monarchie, révolution, (l. 7). le deuxième paragraphe nous le montre plus
terreur, consulat, empire, restauration ! là où assuré, enhardi par le lieu et la situation ; c’est lui
d’autres ont perdu la tête, le ci-devant chevalier de qui a l’initiative, et mme de t*** apparaît comme
non collectionne œuvres d’art, carrières, missions, prisonnière d’une contradiction du désir qui se résout
voyages, amours et amitiés ; il multiplie les protec- en passivité sensuelle : la main qui voulait me
tions : louis xv, le cardinal de Bernis, le peintre repousser sentait battre mon cœur ; on voulait me
david, robespierre, Joséphine, napoléon même ; il fuir, on retombait plus attendrie (l. 20-23), elle se
se lie aux plus illustres : Frédéric de prusse, cathe- réfugiait dans mes bras (l. 27-28), elle s’affligeait,
rine de russie, pie vii, mais aussi diderot, voltaire, se consolait et demandait de l’amour pour tout ce
stendhal, voire casanova. philosophe sans philosophie, que l’amour venait de lui ravir (l. 29-30).

406 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


4. la manipulatrice n Vers le Bac (commentaire)
mme de t*** pourrait apparaître, surtout dans le le début du texte joue sur l’ambiguïté de sens du mot
deuxième paragraphe, comme la femme pudique chemin. nos deux héros marchent en effet ensemble
qui, vaincue, se donne finalement à son amant. mais dans le parc du château et avancent vers le pavillon :
en fait, plusieurs notations nous montrent qu’elle la grande route est donc tout à la fois celle réelle
joue un jeu et qu’elle manipule le jeune héros : après du château et celle du sentiment (comme le précise
beaucoup d’écarts, presque méthodiques (l. 3-4), le texte). dans ce contexte, le terme d’écarts paraît
on me détaillait sa situation, son ameublement. ambigu : s’agit-il d’écarts par rapport au chemin
quel dommage de n’en pas avoir la clef ! tout suivi, ou d’écarts amoureux dans la conversation ?
en causant, nous approchions. il se trouva ouvert l’évocation de la terrasse et du pavillon laisse enten-
(l. 5-7). l’ironie du narrateur est patente dans ce dre qu’il s’agit plutôt de la première hypothèse, même
dernier passage, avec l’utilisation du discours indirect si la seconde peut être, elle aussi, maintenue.
libre et du on pour évoquer les discours de sa belle
compagne. après ces indications, certains détails du Pour aller plus loin
deuxième paragraphe sont susceptibles d’une lecture michel delon a eu l’heureuse idée de réunir dans
moins naïve que celle qu’en fait sur le moment notre le même volume de la collection Folio (n°2739)
héros : on est en droit de douter de l’innocence de Point de lendemain (dans ses deux versions de 1777
ce canapé qui correspond sans doute bel et bien à et 1812) et la Petite maison (1763) de Jean-François
un projet savamment orchestré (l. 15-16), de même de Bastide, qui raconte comment un roué, trémicour,
que l’on peut suspecter cette volonté de résistance, finit par avoir raison de la vertu de mélite au fil de la
trop répétée (double occurrence de voulait, l. 21, 22) visite de plus en plus troublante qu’il lui fait faire de
pour être sincère. sa « petite maison » (ainsi nommait-on les demeures
luxueuses et discrètes où les aristocrates organisaient
5. avoir de l’esprit leurs parties fines). dans les deux œuvres, la stratégie
le narrateur a de l’esprit dans certaines de ses libertine épouse les détours labyrinthiques d’une
remarques, notamment à la clausule des paragraphes maison qui multiplie les surprises et les trompe-l’oeil
lorsqu’il joue sur les termes charmes et charmant d’une esthétique rococo. « la gaze que réclame la
ou sur différents sens d’amour : mais l’obscurité décence du propos s’apparente aux voiles, rideaux et
pouvait aussi lui prêter quelques charmes. d’ailleurs, autres transparents qui tamisent la lumière, irréalisent
je savais combien était charmant l’objet qui devait le décor, provoquent l’imagination », commente
l’embellir (l. 7-9), elle s’affligeait, se consolait et michel delon dans sa préface. Point de lendemain
demandait de l’amour pour tout ce que l’amour fut, à la fin du siècle, l’objet d’une réécriture porno-
venait de lui ravir (l. 29-30). il a de l’esprit à l’époque graphique, la nuit merveilleuse, qui met en valeur
où il vit l’aventure, mais aussi rétrospectivement a contrario l’art épuré de l’implicite dont fait preuve
quand il considère les manigances de mme de t***, vivant denon : l’édition Folio donne quelques exem-
et note par quelques traits (l. 5-7) la coïncidence bien- ples éclairants de ces adjonctions qui explicitent ce
heureuse qui leur fait trouver le pavillon ouvert. que l’original suggère.

n Perspectives
le récit libertin lecture d’image
denon retourne le schéma classique libertin, femme fragonard
naïve dupée / homme sans scrupules. ici c’est le
jeune homme qui est manipulé par mme de t***.
13 Les Hasards heureux
de l’escarpolette ▶ p. 414
notons également qu’aucun des deux protagonistes
n’est vraiment innocent ici, contrairement à mme
de tourvel dans le roman de laclos : chacun joue n Observation et analyse
son jeu et y prend plaisir. l’ironie du texte de laclos 1. structure
(➤ manuel, p. 26) s’exerçait à l’encontre des vil- la première ligne part en bas à gauche du bras du
lageois ou de la prude, alors qu’ici l’ironie légère jeune homme pour se prolonger avec la corde de
du narrateur s’exerce après-coup sur la manipu- l’escarpolette. la deuxième ligne part en bas à droite
latrice – et peut-être aussi à l’égard du naïf jeune de la corde tirée par l’évêque et se poursuit avec les
homme qu’il fut. feuillages sur la gauche. le point de croisement des

21. Les Lumières, ou la raison sensible n 407


deux lignes est la jeune fille. les deux lignes repré- des regards de l’évêque. plus on monte, plus la nature
sentent bien sûr les deux points de vue (celui du jeune semble débridée. les arbres ont des frondaisons
homme et celui de l’évêque) sur la jeune fille. exubérantes et irréalistes, occupant tout le haut du
tableau. nous sommes dans une nature domestiquée
2. Les Hasards heureux mais domestiquée dans le but de paraître sauvage
le titre définit bien le tableau : nous avons une et folle. nous sommes dans un monde fictionnel où
jeune fille sur une escarpolette dont le mouvement les personnages essayent de se persuader qu’ils sont
est provoqué par un homme dans le fond, certaine- dans la vraie nature – tout en profitant des joies de
ment l’évêque dont parlait le baron de saint-Julien la civilisation.
à Fragonard. les hasards heureux renvoient à la
position du jeune homme en bas à gauche qui, grâce 6. les jeux de l’amour et du hasard
aux mouvements de la balançoire, parvient à voir ce nous avons ici trois personnages qui peuvent former
qui devrait lui être caché. le fait que tout cela ne soit un trio romanesque : l’homme berné et les deux
possible que grâce à l’évêque, qui ne s’aperçoit de amants qui se jouent de lui. le libertinage est mar-
rien, ajoute évidemment au sel de la scène. qué, non seulement par le thème assez érotisé du
tableau, mais aussi par la complicité des deux jeunes
3. jeux de regards gens pour mener à bien cette entreprise licencieuse.
le regard est important car tout le tableau joue sur la jeune femme, par son regard, par l’élancement
le caché/dévoilé. le regard du jeune homme suit la de sa jambe, par son chausson en suspension dans
direction de son bras et continue sous les jupons de les airs, semble participer totalement aux jeux de
la femme, mais le spectateur lui-même ne peut voir l’amour que se propose l’amant. le spectateur, quant
ce que voit le jeune homme. l’évêque ne voit rien lui à lui, s’il ne peut être voyeur, n’en est pas moins
non plus, mais il ne voit même pas le jeune homme, complice.
caché par la végétation. il est aussi important de noter
que la femme regarde le jeune homme : elle est de n Perspectives
toute évidence de connivence avec lui. Fragonard et Watteau
4. statues les œuvres de Watteau sont faites de légèreté d’ex-
on observe deux sculptures : à droite un groupe de pression et de touches. souvent les personnages sont
deux putti enlacés, représentant l’amour et ironique- représentés de loin. il peut s’agir de scènes entre
ment placés sous les yeux de l’évêque et sous le séant amants, mais nous en restons au domaine de la galan-
de la jeune femme (un petit angelot, très intéressé, terie, à l’échange des compliments, aux premières
semble d’ailleurs tourner la tête) ; à gauche une déclarations, au badinage amoureux. les œuvres
statue de cupidon est représentée un doigt sur les de Fragonard résonnent différemment : chez lui,
lèvres comme pour indiquer aux jeunes gens et au tout est jeu, libertinage, sensualité. les thèmes sont
spectateur d’être discrets, s’ils ne veulent pas éveiller clairement érotisés et l’ironie envahit la toile.
les soupçons de l’évêque. les statues ressemblent en
somme bien peu à des statues : elles s’animent au gré
Pour aller plus loin
des circonstances et servent d’adjuvants moqueurs l voir l’analyse brillante de ce tableau sur le site
aux deux amoureux. internet du musée critique de la sorbonne (mucri) :
« un boudoir en plein air », par pierre Fresnault-
5. nature deruelle (http://mucri.univ-paris1.fr/mucri10/article.
si l’on regarde le bas du tableau, on pourrait penser php3?id_article=139).
que nous sommes dans un jardin : un râteau est l sur la sensualité au xviiie siècle, voir le recueil
abandonné, on observe ici ou là des treillages ou des d’articles de philippe sollers extraits de la guerre du
statues. les plantes sont quand même assez vivaces goût, © gallimard, 1996, et réunis dans la collection
mais elles semblent là pour abriter le jeune homme Folio (n°3756) sous le titre liberté du xviiie.

408 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


Méthode
Qu’est-ce qu’un mouvement culturel ? ▶ p. 418

1. l’école symboliste ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,


les trois textes montrent un souci de l’image et de v. 4-6, p. 374), les images fortes et contrastées chez
la métaphore pouvant conduire au télescopage des d’aubigné (guerre sans ennemi, où l’on ne trouve à
réalités : on ne sait plus très bien, chez mallarmé, fendre / cuirasse que la peau ou la chemise tendre,
si l’on est dans un paysage réel ou dans le dessin v. 1-2, p. 373) et le récit luxuriant et paradoxal chez
d’un vase chinois (une ligne d’azur mince et pâle saint-amant (et là, près des remparts que l’œil peut
serait / un lac, parmi le ciel de porcelaine nue, transpercer, les poissons ébahis le regardent passer,
v. 14-15, p. 184). plus que par une description v. 19-20, p. 377).
réaliste, l’objet poétique nous est donné à travers un 5. voltaire et rousseau
ensemble d’impressions et de suggestions (travail les deux extraits sont fort différents, mais on peut
notamment sur les sonorités et le rythme : car noter chez l’un ou l’autre une même mise en valeur
mon rêve impossible a pris corps et je l’ai / entre de l’homme en tant qu’individu : être raisonnable
mes bras pressé : le bonheur, cet ailé / voyageur pour voltaire (et son porte-parole Boldmind), être
qui de l’homme évite les approches, verlaine sensible pour le rousseau revenant à la vie après sa
v. 12-14, p. 137). mort symbolique.
2. le mouvement classique : boileau et malherbe 6. baroques catholiques et protestants
les deux textes obéissent à la même idée de lutte classer parmi les baroques le très-catholique
conte l’invraisemblance. il s’agit d’en finir avec les la ceppède (➤ manuel, p. 372) et le farouche
incohérences du théâtre ou de la poésie baroques. protestant d’aubigné (➤ p. 373), c’est bien montrer
au je ne vous entends point de malherbe répond que ce mouvement dépasse les clivages religieux,
le jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable les frontières idéologiques. il y a chez l’un et
(v. 121, p. 389) de Boileau. il s’agit pour les deux l’autre un même goût pour le contraste saisissant et
de suivre les préceptes de la nature et non quelque l’oxymore : Faut-il pour une mort qu’il en souffre
monstre artificiel. dix mille ? (la ceppède, v. 9) ; ces lits, pièges
3. l’humanisme de rabelais et de montaigne fumants, non pas lits, mais tombeaux / où l’amour
le texte de rabelais est une lettre écrite par un et la mort troquèrent de flambeaux (d’aubigné,
personnage fictif à son fils pour lui chanter les v. 24). un même goût aussi pour l’horreur et
louanges des études ; le texte de montaigne est la le macabre : sales crachats dont la sanglantes
reconstitution de la rencontre entre espagnols et fange (la ceppède, v. 13) ; membres / sanglants et
indiens en amérique. les deux semblent donc bien détranchés (d’aubigné, v. 18-19). c’est par
différents, entre l’optimisme conquérant du premier cette commune violence du style ou de la vision,
et le scepticisme désenchanté du second. mais on note au service chez l’un et l’autre d’un engagement
une même distance vis-à-vis de la pensée commune, opposé, qu’ils se ressemblent et qu’ils sont de
un même relativisme, qui s’exprime chez rabelais par leur siècle.
une volonté de savoir quasi encyclopédique (et non 7. esthétique des lumières
par le savoir de la seule religion), chez montaigne l’unité esthétique des lumières serait à chercher peut-
en contrebalançant la logique colonialiste par le être dans la forme argumentative et dans son corol-
discours des opprimés. laire qu’est le dialogue philosophique (➤ manuel,
p. 416). le xviiie siècle marque la victoire de la
4. trois poètes baroques
littérature d’idées (par sa qualité) sur la littérature
théophile, d’aubigné et saint-amant appartiennent
poétique. il s’agit pour les philosophes des lumières
tous trois au baroque par leur goût pour l’image, le bi-
de convaincre et donc d’argumenter.
zarre ou le contourné. mais cela s’exprime de manière
différente chez chacun d’eux : les grâces précieuses 8. théophile de viau / malherbe
chezthéophile (méditer à loisir, rêver tout à mon aise, / théophile de viau continue la tradition du xvi siècle
employer toute une heure à me mirer dans l’eau, / par son goût pour les images rares et par sa poétique

Méthode. Qu’est-ce qu’un mouvement culturel ? n 409


compliquée. malherbe, quant à lui, entend rompre des siècles, le rapport de filiation qu’un mouvement
totalement avec le baroque : il se place résolument peut avoir avec un autre.
en opposant de desportes et veut apporter un peu de
raison et de clarté dans le vers français. 10. l’humanisme des lumières
la pensée humaniste voulait remettre l’homme à sa
9. le baroquisme des romantiques juste place, parfois contre la religion. les lumières
ronsard, poète de la pléiade, d’aubigné, poète poursuivent le même rêve, et valorisent dans l’homme
baroque, et Baudelaire, poète romantique, ont tous la libre raison (contre l’esclavage des préjugés).
trois le même goût pour le macabre et le contraste il n’est pas étonnant que les deux mouvements se
saisissant. ils utilisent ces procédés dans des buts retrouvent pour contester la mainmise religieuse
différents (description de la vieillesse, attaque contre ou politique sur les corps et les esprits (la Boétie,
les massacres catholiques, spleen), mais cette com- voltaire) ou pour appeler à la diffusion des savoirs
munauté esthétique montre, malgré l’éloignement (rabelais, dumarsais).

Méthode
la lecture de l’image ▶ p. 420

1. usage et fonction de l’image 3. lignes, formes et couleurs


– une planche de l’Encyclopédie : usage scien- – rubens : les lignes dominantes forment un triangle
tifique (transmettre des savoirs et des techniques), (horizontalité de l’eau en bas, proximité des trois
fonction référentielle (réalité des objets et du type visages au sommet) ; les formes mettent au premier
d’opération chirurgicale représenté). plan le relief des corps, souligné par le contraste
– une image de lamartine : usage politique (et entre le clair (à gauche) et l’obscur (à droite), et
culturel), fonction argumentative (image d’épinal entre couleurs chaudes (les corps, premier plan) et
qui idéalise l’événement et l’homme représentés : froides (bleu de l’eau et du décor, arrière-plan).
effet persuasif). – Fragonard : le dynamisme du tableau tient à la
– un plafond peint d’une cathédrale : usage ligne oblique, qui part du bas à gauche (position
religieux, fonction argumentative et esthétique du personnage au sol, orientation de ses gestes
(émouvoir le croyant pour le tourner vers dieu ; et de son regard), pour aller vers le point d’attache
mais les qualités artistiques ne se réduisent pas à la caché de l’escarpolette, en haut à droite ; une autre ligne
oblique la croise dans l’autre sens (espace profond de
visée apologétique).
l’arrière-plan, haut-gauche/bas-droite). le personnage
2. images des pages « histoire » féminin, dont la couleur claire et chaude (rose) tranche
usages et fonctions d’une image sont souvent sur le fond vert sombre, est ainsi en position centrale,
multiples ; nous n’indiquons que des dominantes, parmi les formes confuses et proliférantes de la robe
qui n’excluent pas d’autres usages et fonctions gonflée par l’air et de la nature envahissante.
possibles. 4. l’effet de perspective
usages : – pinturicchio : perspective assurée d’une part par
– techniques et scientifiques : p. 361 ; les différences de format entre premier plan (les
– religieux et politiques : pp. 361, 363, 379, 398, personnages dans la pièce) et arrière-plan (le décor
399 (louis xiv) et 417 ; visible par la fenêtre), d’autre part par les lignes
– culturels : pp. 362, 380, 397, 415, 416. de fuite dessinées surtout par le pavement et par le
Fonctions : métier à tapisser.
– référentielle : pp. 361, 380 (gravure du bas) et – louis xiv : perspective assurée par le changement
415 ; d’échelle des personnages, progressif (premier plan
– argumentative : pp. 363, 398, 399 (louis xiv) et à droite, profondeur de l’espace à gauche) et par les
417 ; lignes de fuite amorcées par le bâtiment de droite
– esthétique : pp. 362, 379, 380 (petite estampe), (point de fuite hors cadre à gauche). le roi est ainsi
397 et 416. en position centrale à tous égards.

410 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


5. choix de cadrage 8. le message de la peinture
– malraux : plan rapproché, mais le sujet est coupé les tableaux de goya, manet et picasso (pp. 488-
en bas de l’image, alors que toute la moitié supérieure 489) ont en commun de dénoncer, à des époques
est occupée par les livres, la statue et l’espace vide, et dans des contextes différents, les débordements
mais sans profondeur de champ. malraux paraît de violence qu’entraîne la politique de grandes
d’autant plus tassé dans son fauteuil, comme écrasé puissances sûres d’elles-mêmes. l’action de fusiller
par le poids des pensées : le corps est sacrifié à l’esprit des prisonniers désarmés, voire des civils, n’est pas
(geste de penseur : la main sur le front), la mobilité seulement représentatif de la guerre en général ;
(les jambes) à la culture (la tête et les livres). la pose c’est exemplaire des dérives d’un pouvoir qui s’ac-
de l’écrivain est elle-même celle d’une statue : il se corde tous les droits : la France de napoléon ier
fond dans le cadre de son propre musée. pour goya, le régime de napoléon iii pour manet,
– vaux-le-vicomte : vue panoramique en plongée, la superpuissance américaine pour picasso. les
bien centrée, qui met en pleine lumière l’harmonie peintres ne se contentent donc pas de représenter des
entre le château et les jardins : ils forment un tout. événements historiques (manet en particulier, voir
– mise en scène : plan moyen, qui permet de saisir question 4, p. 488) : ils les recomposent pour signifier
un groupe dans l’espace ; on saisit l’ensemble de la une condamnation, un refus. picasso, en imitant ses
scène, ce qui permet de voir les quatre personnages, prédécesseurs, dit clairement au spectateur que la
deux actifs en plein dialogue, deux passifs dans violence américaine d’aujourd’hui (1951) rejoint la
l’ombre. le cadrage restitue ce que pourrait voir un cohorte des violences les plus barbares de l’histoire :
spectateur placé au premier rang. l’analogie renforce l’accusation.
6. les cadrages dans une bande dessinée 9. images de souverains
alternance d’extérieurs (vignettes 1 et 7) et d’in- – louis xiv : une image d’harmonie et d’équilibre
térieurs, de plans éloignés et de plans rapprochés (le roi au centre, sous l’emblème solaire représenté
(gros plan : vignette 5). le personnage n’est jamais en haut de la fenêtre, à la frontière du monument
visible en entier, soit parce qu’on épouse son point et du jardin), mais aussi de vie joyeuse, animée,
de vue (v. 1, 6 : vue en plongée… sur la cuvette !), tous âges mêlés. loin d’être isolé par l’étiquette
soit parce qu’il s’agit de le mettre en rapport avec et d’imposer le respect d’une hiérarchie, louis xiv
une situation, un lieu, un objet (la ville nocturne, donne l’impression d’être proche de la foule et de se
la cabine, le téléphone, la lettre). il en résulte un satisfaire d’un vivant désordre, ce qui va à l’encontre
effet à la fois dynamique et dramatique (sentiment des images reçues.
de menace, d’incertitude, d’instabilité). – Frédéric ii : une image de simplicité, d’ouverture
d’esprit, de dynamisme intellectuel : il est debout,
7. dénotation, connotation
saisi comme en mouvement (position des jambes),
– poussin : sens dénoté : une scène historique penché en avant vers voltaire qui, lui, est assis, la
(la mort d’un général romain : émotion des pro- plume à la main, au milieu des livres. c’est un portrait
ches et présence des représentants de l’armée) ; du roi ami des philosophes, prêt à être éclairé de
sens connoté : une mort violente et non naturelle ; leurs « lumières ».
pathétique d’une douleur symbolique, esprit de
vengeance (voir le geste de serment au centre : 10. histoire de la peinture
la présence militaire revêt un autre sens, elle annonce – bailly : peinture figurative (respect des perspecti-
de possibles violences à venir). ves, impression de relief grâce au modelé de formes),
– carus : sens dénoté : un monument imposant dans esthétique baroque (surabondance des détails, thème
un décor de montagnes ; sens connoté : célébration des « vanités ») ; vers 1650, la France entre dans la
de la poésie, en accord avec l’âme du monde (sens période classique, mais dans le reste de l’europe
symbolique de la lyre et des anges ; connotations c’est l’art baroque qui prédomine (peintre néerlandais
associées au ciel et aux montagnes, images de ici).
l’absolu). – picasso : modernité de l’entre-deux-guerres : refus
– nussbaum : sens dénoté : un prisonnier accablé, du relief et de l’esthétique figurative au profit du dessin
dans un camp entouré de barbelés ; sens connoté : (traits épais) et des couleurs ; tableau qui s’apparente
allégorie de la déshumanisation de l’homme en au cubisme, mais sans angles brisés (formes courbes
système concentrationnaire (la personne niée : visage au contraire), et qui porte la trace du surréalisme au
caché, couverture indistincte, décor vide). moins dans son sujet, le rêve.

Méthode. Qu’est-ce qu’un mouvement culturel ? n 411


– mirò : entre surréalisme et abstraction (asso- de la main droite rappelle la posture habituelle de
ciations oniriques qui tendent à un pur jeu de for- l’empereur).
mes et de couleurs : on peine à reconnaître « trois
13. texte et image
femmes »…) ; mirò, proche du surréalisme dans
– bertall : le texte accompagne l’image ; ce sont
les années vingt, n’a jamais rejoint les « peintres
des légendes qui explicitent la portée ironique des
abstraits », et a suivi un parcours singulier.
dessins (voir question 4, p. 302).
11. autoportraits – apollinaire : le texte forme l’image ; c’est la
– Goya : tableau figuratif, même si l’effet de contre- disposition des lettres dans l’espace qui obtient un
jour est étonnant ; tradition de l’autoportrait de effet figuratif : les mots signifient visuellement la
l’artiste en pleine action. chose (colombe et jet d’eau).
– bacon : tableau non figuratif : distorsion du visage, – tardi : le texte s’insère dans l’image, comme les
significative d’une crise de la représentation qui est paroles et les sons dans un film : il correspond au
aussi crise de l’humanisme dans l’image du moi en discours (bulles avec flèches) ou au récit (encadrés
cette fin du xxe siècle. horizontaux en haut ou en bas des vignettes) du
personnage représenté, et fait donc partie de la
12. portraits d’écrivains
fiction (ce qui n’est pas le cas chez Bertall, où c’est
– Zola : caricature qui vise à faire sourire (registre
une autre voix qui commente).
satirique) mais sans agressivité, en soulignant cer-
tains traits caractéristiques de l’œuvre : son abon- 14. l’illustration de Paul et virginie
dance (la pile de volumes), sa prétention scientifique le choix de cette carte postale (photographie en
(la loupe). noir et blanc colorée après coup) souligne, pour le
– chateaubriand : portrait hagiographique (registre lecteur d’aujourd’hui, l’idéalisme mièvre incarné par
épidictique : éloge) : la pose, le regard, les cheveux le couple de paul et virginie : gestes emphatiques,
au vent désignent l’écrivain inspiré, en pleine expression d’une extase béate, décor artificiellement
méditation, qui connaît déjà la gloire de son vivant idyllique. il témoigne donc d’une distance ironique
et qui, à l’époque où le tableau est peint, se voit qui va bien dans le sens de la réécriture du thème par
comme un rival et un égal de napoléon (la position villiers de l’isle-adam dans « virginie et paul ».

412 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


l’objet d’étude
au bac

5. « semblent juger en leur propre cause »


L’exposé les habiles du dernier paragraphe sont accusés de
La Bruyère, Les Caractères ▶ p. 422
juger en leur propre cause, c’est-à-dire selon leur
goût, de même que les modernes, selon la Bruyère,
n Pour analyser le texte tirent de leur propre goût leur amour pour les écrits
Les arguments contemporains (l. 24). mais la différence se marque
1. perfection des anciens ici par la présence du verbe « sembler » : les anciens
pour la Bruyère, l’ancien est synonyme de parfait sont suspects et semblent juger en leur propre cause
(l. 9), parce qu’il est ce qui se rapproche le plus du (je souligne). Bien sûr, pour la Bruyère, ils ne jugent
simple et du naturel (l. 14). encore une fois, il ne pas en leur propre cause, mais d’après la nature
s’agit pas d’aimer les anciens pour l’amour des (l. 14).
anciens, mais d’aimer la nature et de n’aimer les Le contexte du débat
anciens que parce qu’ils se rapprochent le plus de 6. le parti des anciens
la nature. la Fontaine défend les anciens tout en se permettant
2. architecture et écriture d’aller son chemin sans guide ; racine défend ses
l’architecture apparaît comme un exemple de la devanciers tout en s’autorisant lui aussi quelques
perfection de l’art classique, et du retour à cette modifications. chaque fois la nature est mise au
perfection : ce qu’on ne voyait plus que dans les premier plan et gouverne l’attachement aux
ruines de l’ancienne rome et de la vieille grèce, prédécesseurs. même s’il n’y a pas dans le texte de
devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans la Bruyère la même distance à l’égard des modèles et
nos péristyles (l. 5-8). de cette remise en vigueur de la même idée de liberté, il y a néanmoins un éloge des
l’architecture antique, la Bruyère tire une équiva- anciens – plus proches que les modernes de la nature.
lence : il s’agit d’en revenir aux anciens pour le style on peut reconnaître aussi dans l’acte de reconnais-
littéraire comme pour le style architectural. sance pour le lait nourricier des classiques (l. 15-21),
les passages de l’épître à huet et de la « préface »
La rhétorique de Phèdre où la Fontaine et racine reconnaissent
3. Généralité et ironie leur dette envers la grande poésie antique.
le on désigne tout à la fois les gens du moment
dans leur grande généralité, on a entièrement aban-
donné l’ordre gothique (l. 2-3) et les partisans des L’exposé
modernes, on s’élève contre eux [les anciens], on les Marivaux, L’Île des esclaves ▶ p. 423

maltraite (l. 18-19), on les récuse (l. 32-33). le on


des modernes est négatif, il est du côté de l’erreur, n Pour analyser le texte
de la fausseté et de l’hypocrisie ; le on de l’opinion
Un acte d’accusation
commune sera positif s’il suit les anciens, on ne
saurait en écrivant rencontrer le parfait [...] que 1. le mérite et la valeur
par l’imitation (l. 8-10). cléanthis stigmatise l’arrogance des maîtres
(le champ lexical de l’orgueil et du mépris est fourni),
4. « semblable à ces enfants drus » une attitude d’autant plus injustifiable qu’elle repose
le style de la Bruyère le conduit volontiers à mettre sur de fausses valeurs : ils n’ont jamais eu pour tout
en scène les « caractères » dont il parle. ici l’image mérite que de l’or, de l’argent et des dignités ! (l. 8-9).
des modernes battant les anciens comme des enfants à ce faux mérite (dénoncé à nouveau dans une triple
battraient leur nourrice prête évidemment au rire et interrogation rhétorique, l. 14-16), elle oppose le
dévalorise ces écrivains qui prennent beaucoup à vrai mérite (apparemment mieux partagé par les
l’antiquité, mais qui ne veulent pas l’avouer. la satire serviteurs), qu’elle définit en contraste par l’alliance
se lit partout dans le texte, contre le on des opposants de la bonté, de la vertu et de la raison : voilà ce qui
ou contre l’auteur moderne de la ligne 22. […] fait qu’un homme est plus qu’un autre (l. 19-20),

Méthode. Qu’est-ce qu’un mouvement culturel ? n 413


et non les faux honneurs dus aux hasards de la passent (l. 22-23), après un bel effet de clôture
naissance et de la fortune. puisque, à cet endroit, le texte semble se boucler
soixante ans plus tard, apostrophant pareillement sur lui-même : la phrase lignes 22-23 reprend en
son maître, Figaro lui aussi remettra en cause cette miroir la première phrase (l. 1-2). mais la véhémence
injuste hiérarchie fondée sur la naissance et non de cléanthis l’entraîne à relancer son discours,
sur le mérite : « non, monsieur le comte, vous ne dans une vaste péroraison où elle rassemble en une
l’aurez pas... vous ne l’aurez pas. parce que vous vigoureuse synthèse les deux premiers temps de
êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand son argumentation préalable (a : la contradiction
génie !... noblesse, fortune, un rang, des places, des maîtres entre leur vain sentiment de supériorité,
tout cela rend si fier ! qu’avez-vous fait pour tant de et leur dette bien réelle, l. 2-7//24-27 ; b : leur faux
biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et mérite, l. 7-16//27-29), avant de porter l’estocade
rien de plus. du reste, homme assez ordinaire ; tandis (allez, vous devriez rougir de honte, l. 29).
que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure,
il m’a fallu déployer plus de science et de calculs 5. une tirade véhémente
pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis les effets de rythme qui donnent à la tirade de
cent ans à gouverner toutes les espagnes : et vous cléanthis sa virulence exaltée sont produits par les
voulez jouter... » interjections (ah !, Fi !) ; la ponctuation expressive
(des exclamations, mais surtout des interrogations
2. discours et statut social
accusatrices et qui permettent des apostrophes
cléanthis a beau avoir endossé le costume de sa maî-
tresse, c’est en servante humiliée qu’elle s’exprime. vindicatives, l. 10-17, 20-21) ; une syntaxe brève
et le plus paradoxal est que cela arrive au moment et hachée (l. 14-17) pour traduire sa véhémence
précis où elle manifeste son refus de suivre l’exemple croissante ; mais des périodes très architecturées
d’arlequin, et de réintégrer sa condition primitive. pour formuler les contradictions scandaleuses dans
mais il a suffi que son ex-maîtresse le lui reproche l’attitude des maîtres à l’égard de leurs serviteurs
pour que toute la rancœur accumulée par la servante (l. 2-7, 24-27).
fasse voler en éclats la fiction de l’île des esclaves, et L’idéal des Lumières
pour qu’elle éclate en un violent réquisitoire. 6. « le cœur bon, de la vertu et de la raison »
3. l’intervention d’arlequin Bonté, vertu et raison sont comme le triptyque qui,
sans contredire cléanthis sur le fond, arlequin veut à l’aube des lumières (montesquieu vient juste
gommer l’âpreté de son discours, en montrant la de publier les lettres persanes, et voltaire n’a fait
contradiction entre la bonté et la rancœur. il agit en paraître qu’Œdipe), définit le sentiment moral sur
médiateur, encourageant l’une (allons, m’amie, l. 30), lequel pourrait se fonder un nouvel ordre. la raison
poussant l’autre (approchez, madame euphrosine, est le mot d’ordre de l’encyclopédie, mais la vertu
l. 35-36) pour enclencher un processus de réconci- est aussi une notion clé, sur laquelle, de montesquieu
liation qu’il rend efficient en le nommant (l. 36-37). à rousseau, la plupart des philosophes s’accordent
au cœur de sa philosophie, qui est celle de marivaux, pour fonder un nouvel ordre social et politique.
une contagion de la tendresse, ce mouvement du cœur dans la doxa des lumières (car le mouvement est
qui abolit les réticences, les peurs, les préjugés pour trop divers pour qu’il y ait une orthodoxie), le terme
aller vers l’autre. les larmes de cléanthis (qui vont le plus étonnant de ce triplet est le premier, cette
être suivies de celle d’euphrosine) sont le signe de bonté qui, contrairement à la vertu, relève peut-être
cette conversion qui seule peut changer les rapports un peu trop d’une dimension privée. mais c’est sur
entre les êtres. cette base que marivaux résout la question posée
Un réquisitoire passionné par sa pièce (voir question 3), et cela nous rappelle
4. relance de l’argumentation que, s’il a fréquenté les salons de mme du deffand
la tirade de cléanthis pourrait s’arrêter après et de mme de tencin, il a toujours été en marge du
les beaux exemples que vous demandez et qui vous mouvement philosophique.

414 n 5e partie. Les mouvements littéraires et culturels du xvie au xviiie siècle


6e partie
l’autobiographie

le Moi et l’histoire :
22 des mémoires à l’autobiographie
retz son crime le moine ligueur régicide. l’inscription
1 Mémoires ▶ p. 427
revêt dans le contexte de sédition une connotation
particulière : s’il ne s’agit pas ici de tuer le roi,
Pour commencer il s’agit bien de remettre en cause son pouvoir,
poussé par l’ambition et attiré par la gloire, gondi ne incarné par son premier ministre mazarin. par
cesse de convoiter toute sa vie le chapeau de cardinal, ses fonctions officielles, le coadjuteur ne peut
mais son goût pour les intrigues et son talent d’agita- que condamner officiellement l’inscription sacri-
teur le mèneront tout à la fois à l’archevêché de paris lège (réprimande et destruction publique, l. 8-9)
et dans une cellule de la prison de vincennes. très tôt mais son geste même en révèle la signification
il manifeste son intérêt pour les conspirations avec la révolutionnaire, c’est-à-dire le contenu politique,
rédaction d’une nouvelle intitulée la conjuration de avec l’écho « Point de mazarin ! » (l. 10). entre la
Fiesque (1639), inspirée d’événements qui se dérou- personne royale qu’il protège symboliquement et la
lèrent à gênes en 1547. la mort du cardinal, suivie foule frondeuse dont il fait entendre la revendica-
de celle de louis xiii (1643), marque le début de sa tion, le coadjuteur occupe une place médiane dont
carrière : « il me semble que je n’ai été jusques ici il voudra faire une position de pouvoir.
que dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre,
à jouer et à badiner avec les violons ; je vas monter 2. une véritable saynète
sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non pas le second paragraphe se présente comme une petite
dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre comédie où chacun joue son rôle. l’argentier récite,
attention. » (mémoires, fin de la première partie). il du mieux qu’il peut, un texte écrit par la reine
est ainsi nommé coadjuteur le 12 juin 1643. son goût (me conjura de sa part, l. 12 ; fit ce qu’il put pour
pour l’intrigue le conduit naturellement à occuper une me persuader, l. 20-21), même s’il ne semble pas
place de choix dans l’épisode de la Fronde : après convaincu par le rôle qu’on lui a confié. de son côté,
avoir tenté en vain de jouer les intermédiaires entre le le coadjuteur joue, avec une certaine délectation, la
peuple et la reine, il encourage la sédition. mais son carte de la fausse modestie et de la fausse naïveté.
ambition et l’évolution des événements le ramènent il commence sur une tonalité sobre, froidement et
dans le camp de la reine avec laquelle il accepte modestement (l. 14), puis semble prendre un véritable
de s’allier, en échange du chapeau de cardinal qu’il plaisir à endosser ce rôle d’hypocrite qui lui permet
obtient en 1651. louis xiv n’ayant jamais pardonné de se venger du mépris que lui a infligé la cour. il
l’humiliation de la fuite à saint germain, le fait arrêter surjoue alors son personnage, multiplie les marques
et jeter en prison à son retour à paris, en octobre ou de respect, de douleur, de regret, de soumission (l. 18)
novembre 1652. après son évasion, retz mène une et déforme la réalité. il rapporte ainsi les événements
vie d’errance, avant de s’installer à l’abbaye de saint de la veille dans une mise en scène mensongère
denis (obtenue en échange de sa démission du siège et exagérée comme le soulignent les nombreuses
d’archevêque), où il rédige ses mémoires. hyperboles des lignes 15-17 (si odieux, pour avoir
voulu seulement, obligé […] même fort brusque-
n Observation et analyse ment). le sommet de la feinte et de la dissimula-
1. « saint jacques clément » tion est atteint dans la dernière phrase : l’argentier
l’expression saint jacques clément, gravée sur feint d’être sourd aux cris de la rue qui acclame le
le hausse-cou (l. 6) d’un officier, béatifie pour coadjuteur (l. 19-20) et de son côté, le coadjuteur

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 415


feint de ne pas reconnaître le pouvoir qu’on lui – l’art de la mise en scène de l’hypocrisie (voir
impute, mais admet aussi ne pas être insensible question 2).
aux flatteries de l’argentier, même s’il ne peut le enfin, il n’hésite pas à avouer, dans la dernière phrase,
montrer. la dernière phrase, par sa longueur, ses une forme de vanité.
renchérissements (répétition de et à deux reprises)
et ses figures d’opposition (subordonnée concessive n Vers le Bac (oral)
introduite par quoique, antithèse mon pouvoir / certains mémorialistes se présentent comme des
mon impuissance), traduit bien le double jeu du acteurs de l’histoire : retz dévoile le rôle qu’il a joué
coadjuteur. dans la Fronde, voltaire devient conseiller éditorial
du roi, malraux évoque ses entretiens auprès des
3. l’unité de la page grands chefs d’état ; d’autres, comme saint-simon,
les deux paragraphes s’achèvent l’un comme l’autre sont en retrait des événements qu’ils relatent en
sur l’exclamation « vive le roi ! » mais cette excla- tant qu’observateur privilégié ; mais tous décrivent
mation est à prendre au sens ironique et voile mal le cours de l’histoire à travers le prisme de leur
le climat de sédition qui envahit les rues de paris. regard. le témoignage fait ainsi une large part à la
en effet, ces exclamations sont à chaque fois sui- subjectivité des auteurs qui, dans l’ensemble, ne sont
vies d’une autre exclamation qui apparaît comme pas tendres à l’égard de leur souverain : saint-simon
un sérieux correctif à la première : dans le premier conclut son texte par un jugement sans appel sur le
paragraphe, l’exclamation exprime le refus du statu roi louis xiv, voltaire livre, sur le mode ironique, un
quo : « Point de mazarin ! » ; dans le second, le portrait charge de Frédéric ii, et gondi, à travers son
souhait du changement : « vive le coadjuteur ! » attitude avec l’argentier, se moque ouvertement de
d’une exclamation à l’autre, retz dessine comme la reine. on ressent de la part des mémorialistes la
une évidence (celle de la vox populi) le parcours volonté d’inscrire leur destin individuel dans le cours
politique dont il rêve, lui qui se verrait volontiers de l’histoire : cela est particulièrement sensible chez
remplacer le premier ministre honni. chateaubriand qui offre un bilan de son époque et
4. la mise en scène du moi se fait prophète de l’avenir, et chez malraux qui se
le narrateur se met en valeur dans ce texte par l’om- présente comme un maillon humain dans la chaîne
niprésence de la première personne du singulier : de l’histoire.
l’acteur qui tient le premier rôle est sans conteste
le coadjuteur, sujet de presque tous les verbes. son
Pour aller plus loin
l Bibliographie : marc Fumaroli, « les mémoires
action est renforcée par la répétition de certains
du xviie siècle au carrefour des genres en prose »,
verbes : je vis (l. 3, 5), je fis (l. 7, 8). acclamé par
revue xviie siècle, n°94-95, 1972.
le peuple à la fin du texte aux cris de « vive le coa-
l voir le brillant portrait de retz tracé par
djuteur ! », il se voit déjà à la place de mazarin. en
chateaubriand dans sa vie de rancé (1844), qui
position de supériorité, il est sollicité par les deux
se conclut ainsi : « homme de beaucoup d’esprit,
camps qui voient en lui la seule personne capable
mais prélat sans jugement et évêque sacrilège, retz
de dénouer la crise.
contraria l’avenir de dieu : il ne se douta jamais
5. le narrateur et son lecteur qu’il y eût plus de gloire dans un chapelet récité avec
le narrateur implique le lecteur dans son récit et foi que dans tous les hauts et les bas de la destinée.
fait de lui son confident (comme vous voyez, l. 13). esprit aux maximes propres à des brouilleries plutôt
il l’interpelle en faisant appel à son imagination (ce qu’à des révolutions, il essaya la Fronde à saint-
que vous pouvez imaginer de…, l. 17-18). il met de Jean-de-latran, se croyant toujours dans la cour
son côté le lecteur qui devient un complice de son des miracles. indifférent et mélancolieux, cet italien
double jeu grâce à une série de touches ironiques francisé se trouva sur le pavé lorsque louis xiv eut
et humoristiques qui apparaissent comme autant de jeté les baladins à la porte, même en respectant
clins d’œil : beaucoup trop en eux leur vie passée et l’habit qu’ils
– l’antiphrase si odieux, l. 15 ; avaient sali. placé entre la Fronde, qui permettait
– l’humour de la dernière phrase et la situation tout, et le maître de versailles, qui ne souffrait rien,
embarrassante dans laquelle se trouve l’argentier ; le coadjuteur s’écriait : “est-il quelqu’un pire que
– des échos plus significatifs que n’importe quel moi” avec le même orgueil que rousseau s’écrie :
commentaire (voir question 3) ; “est-il quelqu’un meilleur que moi ?” retz continua

416 n 6e partie. L’autobiographie


ses passepieds jusqu’à sa mort : mais il faut être donner libre cours à ses plaisirs sans être contrarié par
richelieu pour ne pas s’amoindrir en dansant une des recommandations de médecins ou de matrones.
sarabande, castagnettes aux doigts, et en pantalon l’indifférence du roi à sa propre succession, exprimée
de velours vert. » par les expressions qu’est-ce que cela me ferait ?
ou que m’importe (l. 8-10), laisse ainsi place à une
satisfaction exprimée sans vergogne (dieu merci !,
saint-simon l. 12). Finalement le malheur de la duchesse semble
2 Mémoires ▶ p. 428 faire le bonheur du roi. l’égoïsme du roi qui ne pense
qu’à ses plaisirs éclate donc dans cette scène et se
Pour commencer trouve parfaitement résumé dans la formule qui clôt
né en 1675 et mort en 1755, saint-simon, duc et le texte : le roi n’aimait et ne comptait que lui, et
pair de France, appartient au xviie siècle par l’ad- était à soi-même sa fin dernière.
miration qu’il porte à louis xiii et sa fréquentation 2. la polyphonie
de la cour de louis xiv, et au xviiie siècle par la le narrateur rapporte toutes les paroles du roi au
critique qu’il fait dans ses mémoires de l’absolu- discours direct et celles des conseillers au discours
tisme de louis xiv. saint-simon observe la cour, indirect. cette distinction systématique renforce
connaît toutes ses intrigues, voudrait jouer un rôle le contraste entre l’attitude du roi et celle de l’as-
politique mais sa lucidité à l’égard de louis xiv et semblée. en effet, à la remarque laconique du roi :
la mort du duc de Bourgogne, en qui il avait placé « la duchesse de bourgogne est blessée » (l. 3), les
tous ses espoirs, lui ôtent toute perspective. conseillers manifestent des marques d’empresse-
réunissant l’ensemble des notes et ébauches prises ment, de sollicitude, de compassion, d’inquiétude,
tout au long de sa vie de courtisan depuis l’âge de liées à la difficulté de trouver un successeur au
dix-neuf ans, il rédige ses mémoires entre 1739 roi, et traduites par les verbes s’exclamer (l. 4), se
et 1749. c’est dans la plus grande solitude, après récrier (l. 5) et l’hyperbole le plus grand malheur
les disparitions successives de sa femme et de ses du monde (l. 6). ensuite, quand le roi réagit à ces
fils, qu’il s’attelle à ce travail colossal représen- manifestations par une « sortie » qui accumule les
tant une somme de 2 500 pages in folio. ironie du interrogations, exclamations marquées par la colère
sort, les manuscrits des mémoires seront sauvés (l. 8) et l’impétuosité (l. 12), l’assemblée abasourdie
de la dispersion grâce à une confiscation royale n’ose plus prononcer un seul mot. cette alternance
qui impose leur dépôt aux archives des affaires du discours direct et du discours indirect se double
étrangères en 1760. s’ils font l’objet de lectures donc d’une autre alternance : celle du silence et
privées au xviiie siècle (en témoigne une lettre de de la parole.
mme du deffand à horace Walpole en 1770), si
des extraits sont publiés anonymement de 1781 3. silence et parole
à 1790, il faut attendre 1829-1830 pour voir paraître si les types de discours utilisés opposaient clairement
la première édition complète des mémoires : cette le roi d’un côté et ses conseillers de l’autre, le passage
édition « a un immense succès, comparable à celui du silence à la parole alterne d’un camp à l’autre
des romans de Walter scott. le siècle de louis xiv en fonction des réactions de chacun à l’événement.
est enfin vu par d’autres yeux que ceux de voltaire. en effet, le roi commence par donner l’information
en pleine révolution de 1830, on lit saint-simon sur un ton détaché, presque en aparté, sans adresser
et on veut y trouver les turpitudes de la monarchie la parole à personne (l. 2). celle-ci provoque une
absolue » (François-régis Bastide). réaction véhémente de ses conseillers, qui elle-
même fait violemment réagir le roi. la saillie du roi
n Observation et analyse fera ensuite basculer dans un silence de plomb une
1. un roi égoïste assemblée stupéfait[e] (l. 17). le poids du silence
le roi apparaît dans cet extrait comme un être totale- est souligné par la comparaison très pittoresque
ment dépourvu de compassion et d’une indifférence à entendre une fourmi marcher (l. 16), l’expression
totale à l’égard de la duchesse de Bourgogne en par- à peine osait-on respirer (l. 17) et la précision de
ticulier, et du destin de la France en général. le roi, durée plus d’un quart d’heure (l. 19). si le roi finit par
en effet, ne manifeste pas la moindre marque de com- briser le silence, c’est pour s’adresser à une carpe et
passion, même pas par politesse, pour la duchesse. non à l’assemblée qui demeure muette… comme une
au contraire, il ne cache pas sa joie de pouvoir enfin carpe ! l’atmosphère ne se détend qu’après le départ

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 417


du roi, et c’est alors moins par des paroles que par des n Perspectives
gestes et des regards que l’assemblée communique 1. la succession de louis xiv
alors sa stupéfaction : nos yeux, se rencontrant, se compte non tenu des enfants illégitimes par prin-
dirent tout (l. 24-25), on haussa les épaules (l. 26-27). cipe écartés du trône (ces « bâtards royaux » dont
ainsi, l’auteur donne l’image d’une cour docile et la reconnaissance officielle faisait s’étouffer saint-
soumise au roi, qui n’ose le contredire en sa présence simon), louis xiv eut six enfants avec son épouse
et qui même en son absence ne peut accéder à une marie-thérèse d’autriche, dont trois fils. seul le
parole libre et sans frein. premier, le grand dauphin (1661-1711), atteignit
l’âge adulte, mais il mourut quatre ans avant son
4. témoin et juge
père. il eut lui-même trois enfants : louis, duc de
le mémorialiste se pose d’abord comme un témoin
Bourgogne (1682-1712), philippe, duc d’anjou, puis
extérieur à la scène, décrivant de manière objec-
roi d’espagne sous le nom de philippe v (1683-1746)
tive les événements auxquels il assiste. mais sa
et charles, duc de Berry (1686-1714). le duc de
posture change après le départ du roi (l. 23) : à
Bourgogne, héritier du trône en 1711 après la mort
partir de ce moment il devient partie intégrante du
de son père, mourut de la rougeole pourprée un an
récit, comme le montre l’utilisation de la première plus tard, en 1712, en même temps que son épouse
personne du pluriel (dès que nous osâmes nous marie-adélaïde (dont il est question ici), et leur fils
regarder, l. 24), et il se mêle alors à l’assemblée. aîné, le duc de Bretagne, âgé de cinq ans. ne restait
rapidement toutefois, il s’en détache et le nous plus que son dernier fils, louis, né en 1710, qui devint
devient un quadruple on (l. 26) par rapport auquel donc à l’âge de deux ans l’ultime héritier du trône,
il prend du recul : il se distingue de l’assemblée sur lequel il monta trois ans plus tard, en 1715, à la
par son flegme qui s’oppose à la furie (l. 28) de mort de son arrière grand-père.
m. de la rochefoucauld ou à l’attitude du premier
écuyer qui se pâm[e] d’effroi (l. 29). sa perspicacité 2. Louis xiv et le Grand Dauphin devant la grotte
lui a en effet permis de jug[er] depuis longtemps de Thétis
(l. 30-31) de l’égocentrisme absolu du roi. il le roi, monté sur un cheval blanc et comme auréolé
retrouve donc, à la fin du texte, et doublement, sa d’un chapeau pareillement blanc, se trouve au centre
position de mémorialiste, portant un regard supé- quasi géométrique de la scène, et paraît recevoir
rieur et désabusé à la fois sur le spectacle (le roi) les rayons de la « gloire » qui tombent du haut de
et sur les spectateurs (les courtisans). l’image, depuis la niche centrale sur la façade de
la grotte. il semble se retourner vers le spectateur,
5. une scène humoristique comme pour attirer son regard et assurer définitive-
l’humour un peu grinçant de la scène repose sur ment son emprise sur la scène. à sa droite, le grand
toute une série de décalages entre : dauphin est dans son sillage, mais fait davantage
– la réaction du roi (soulagement) et celle de face au spectateur. ce léger écart entre le père et le
l’assemblée (inquiétude) ; fils révèle la liberté caractérisant cette scène, dans
– le cynisme éhonté du roi et la pusillanimité de un tableau qui, pour être officiel, n’a toutefois rien
l’assemblée ; de compassé ni de vraiment solennel. si le groupe
– la gravité des conséquences (pour la duchesse et à droite de louis xiv est un peu figé, paraissant
pour le trône) de cette fausse couche et l’indifférence attendre du roi le signal du départ, à gauche c’est
du roi à cet égard ; l’impression de foule qui domine, une foule aux
– l’objet de la parole royale au début des deux para- mouvements divers, qui vaque sans se soucier ni de
graphes (la fausse couche / les carpes) et ses modalités l’étiquette, ni même apparemment du souverain.
(sans adresser la parole à personne, l. 2 ; Personne l’usage un peu naïf de la perspective (le premier
ne répondit. il adressa après la parole, l. 21) ; plan est assez disproportionné) contribue à cette
– l’abondance des réactions au premier paragraphe impression de foisonnement, que rend également le
et le mutisme général au second. jeu des regards et des corps tous tournés dans des
et même si saint-simon n’invente pas cet intérêt directions propres. Finalement, le jeune louis xiv
royal pour les carpes, il nous invite – en les mettant paraît ici le foyer vital de la scène, qui procède de lui
en relation évidente avec les courtisans muets – à mais ne s’y résume pas, alors que chez saint-simon
sourire du sens métaphorique qu’elles prennent en toute la vie semble suspendue à l’humeur du vieux
filigrane. roi, et finalement s’étiole.

418 n 6e partie. L’autobiographie


n Vers le Bac (commentaire) en 1752. Frédéric se venge en le faisant emprisonner à
on peut apprécier l’art du mémorialiste à mettre en Francfort jusqu’à ce qu’il ait restitué les manuscrits
scène l’événement qui, par de nombreux aspects, fait qu’il avait emportés avec lui. après ces mésaventures,
penser à une saynète de théâtre. le roi commence par les deux hommes renoueront quelques années plus
un aparté (l. 2), enchaîne sur une véhémente tirade tard une correspondance, et voltaire se verra confier,
(l. 7-15) avant de quitter la scène (l. 23-24). les gens pendant la guerre de sept ans, une mission diploma-
des bâtiments et les jardiniers (l. 18), tétanisés par ce tique auprès du souverain. en 1759, voltaire écrit à
spectacle auquel ils ne participent pas, peuvent figurer Frédéric : « J’aime vos vers, votre prose, votre esprit,
le public. le décor est celui du jardin de versailles votre philosophie hardie et ferme. Je n’ai pu vivre
avec son bassin et ses carpes, et la balustrade fait sans vous, ni avec vous. Je ne parle point au roi, au
office de proscenium. tel un metteur en scène, saint- héros, c’est l’affaire des souverains ; je parle à celui
simon précise les gestes et les attitudes des acteurs qui m’a enchanté, que j’ai aimé, et contre qui je suis
du drame (l. 1, 20, 17-18). enfin, au registre grave toujours fâché. » (cité dans la postface de louis
de la tragédie, l’auteur préfère celui plus léger de la lecomte pour l’édition des mémoires, © le seuil,
comédie, comme le montrent les nombreuses touches « l’école des lettres », 1993.)
d’humour. si la scène rappelle le genre théâtral, elle quelques mots sur Frédéric ii (1712-1786) : il manifesta
se rapproche aussi du genre pictural par le sens du très tôt un goût certain pour les lettres et les arts et
détail et l’art du mémorialiste à croquer les attitudes tenta de fuir l’autorité paternelle et la carrière militaire
des personnages. qu’on lui imposait. mais il fut vite rattrapé, empri-
sonné à Küstrin et dut assister à l’exécution de son
Pour aller plus loin amant et complice Katte. sa politique fut en décalage
l Bibliographie : François-régis Bastide, saint- avec ses idées humanistes, comme le montre, sur le
simon, © éditions du seuil, « écrivains de toujours », plan extérieur, sa décision de profiter de la guerre de
1953. succession d’autriche pour envahir la silésie.
l on pourra rapprocher cet extrait d’autres portraits ces mémoires furent sans doute rédigés à la même
du roi comme celui du livre iv dans lequel il décrit époque que candide, mais ne seront publiés
l’égoïsme royal en ces termes : « c’était un homme officiellement qu’en 1789.
uniquement personnel, et qui ne comptait tous
les autres, quels qu’ils fussent, que par rapport à n Observation et analyse
soi. » 1. une publication inopportune
si la publication de l’anti-machiavel semble inoppor-
tune à voltaire, c’est qu’elle intervient au moment où
voltaire le roi songe à l’invasion en silésie (l. 18) et que l’on
3 Mémoires ▶ p. 430 risque alors de lui reprocher de violer les préceptes
(l. 8-9) d’un ouvrage qui « regardait toute usurpa-
Pour commencer tion comme un crime » (introduction). l’attitude de
l’histoire des relations entre voltaire et Frédéric ii voltaire à l’égard de Frédéric dénote une certaine
fut tumultueuse. dès 1736, tous deux échangent une générosité de sa part puisqu’il tente d’empêcher le
roi de commettre une action qui risque de lui causer
correspondance dans laquelle Frédéric ii se montre
des préjudices : voltaire, pris de remords (l. 1), lui
un grand admirateur de la culture française. après la
conseille d’arrêter l’édition et se rend en hollande
mort de madame du châtelet, en 1749, voltaire cède
uniquement pour lui rendre ce petit service (l. 9-10).
enfin à l’invitation du roi de séjourner à postdam.
simultanément, cette attitude révèle chez voltaire
il perd alors son titre d’historiographe du roi de
une perspicacité et une clairvoyance qui semblent
France pour devenir chambellan du roi de prusse.
faire défaut au monarque. cependant, le bon sens
avec Frédéric ii et son cénacle de philosophes, vol-
ne suffit pas à convaincre les rois.
taire ébauche ce qui deviendra, dix ans plus tard, le
dictionnaire philosophique. mais voltaire réalise 2. vanité du roi-philosophe
bientôt la vanité de son rôle de conseiller auprès du l’édition du manuscrit du roi représentait pour l’édi-
souverain qui, selon l’expression restée célèbre, se teur hollandais van duren une affaire très profitable.
contente « de presser l’orange puis de jeter l’écorce ». aussi exigea-t-il des sommes exorbitantes pour
les relations entre les deux hommes se dégradent renoncer à la publication. l’attitude de Frédéric, qui,
de jour en jour, et voltaire décide de fuir Berlin après avoir paru se rallier aux conseils de voltaire,

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 419


finit néanmoins par laisser son manuscrit paraître, d’un empereur et/ou l’envie d’un roi de profiter de la
révèle chez le roi une certaine vanité qui prend le situation. comme le fameux nez de cléopâtre chez
dessus sur le risque que présente la publication de pascal, des circonstances imprévues et insignifiantes
son livre : voltaire le suggère en disant que Frédéric déjouent ici tous les calculs politiques.
n’était pas fâché dans le fond du cœur d’être imprimé
5. désillusions du philosophe conseiller
(l. 11).
en ménageant un écho entre le début et la fin de
3. un portrait ironique cette page, voltaire souligne avec une ironie amusée
les manifestations de l’ironie de voltaire à l’égard l’échec de son influence sur Frédéric ii. en effet, il
de Frédéric s’appuient d’une part sur des figures ne parvient ni à éviter la publication de l’anti-
d’atténuation et d’opposition qui visent à mettre machiavel, comme le montre le rapprochement entre
subtilement en évidence la contradiction de ses actes, le remords de faire imprimer l’anti-machiavel (l. 1)
d’autre part sur l’art de la suggestion et de l’humour et la lettre du cardinal de Fleury qu’il reçoit à la suite
afin d’évoquer son inclination pour les hommes. de sa publication (l. 24) ; ni à empêcher la guerre,
au premier chef, on ainsi peut relever : comme le montre le passage d’un pressentiment (je
– une antiphrase mon salomon (l. 3), le titre est en jugeai que mon salomon ne s’en tiendrait pas là,
effet démenti par les deux propositions qui l’enca- l. 3-4) à sa réalisation (il rassemblait déjà ses troupes,
drent : dans la première, voltaire évoque une taxe l. 25-26). et comble de l’auto-ironie, il s’attire des
injuste et injustifiée (voir le rapprochement paradoxal compliments (une lettre pleine d’éloges, l. 24) pour
cent millions et un, l. 2) ; dans la seconde, il dépeint un ouvrage qu’il a voulu empêcher !
un monarque dont la politique repose davantage sur mais ce que ne dit pas l’extrait, c’est qu’il s’empara
son plaisir (avoir envie, l. 5-6) que sur le respect de du manuscrit du roi pour le réécrire en partie, ce
principes développés dans un ouvrage théorique ; qui fera dire à Frédéric ii : « il y a tant d’étranger
– une antithèse (l. 16-17) entre roi de Prusse et dans votre édition, que ce n’est plus mon ouvrage »
prince royal et un euphémisme pas aussi ennemi (lettre du 7 novembre 1740, citée par rené vaillot
qui soulignent les revirements de position du roi. dans sa biographie de voltaire, voltaire en son temps,
quant à l’inclination du roi pour les hommes, voltaire tome ii, avec madame du châtelet [1734-1749], sous
l’exprime de manière plus ou moins explicite, mais la direction de rené pomeau, voltaire Foundation,
toujours avec humour : university of oxford, 1988, p. 135).
– l. 21, philosophe pour philosophe, j’aimais mieux
une dame qu’un roi : il met ici en parallèle Frédéric ii n Perspectives
et madame du châtelet et souligne indirectement sa le prince selon machiavel
différence avec Frédéric ; nicolas machiavel dans le Prince (1515), définit les
– l. 22, il approuvait cette liberté, quoiqu’il n’aimât moyens par lesquels le souverain prend le pouvoir
pas les femmes : la phrase, à travers un rapprochement et le conserve surtout quand celui-ci a été conquis
humoristique, précise l’homosexualité du roi ; par la force et engendre un grand nombre d’oppo-
– l. 22-23, j’allai lui faire ma cour : la phrase semble sants. ainsi, la guerre doit être une préoccupation
remettre en cause la liberté que revendiquait voltaire permanente du prince, qui ne peut survivre s’il est
tout en jouant sur le double sens de l’expression désarmé. de plus, le maintien au pouvoir nécessite
« faire la cour » au roi. que le chef s’impose et soit respecté, sans préoccu-
pation morale quant aux moyens mis en œuvre pour
4. un plat de champignons fatal cette fin. machiavel donne ainsi une série de conseils
aux lignes 14-15, voltaire utilise un registre burles- pragmatiques et insiste sur le fait qu’un gouvernant
que pour décrire la mort de l’empereur charles vi. doit avoir l’apparence de la vertu sans forcément
le burlesque s’appuie sur le décalage entre l’insi- être vertueux, certains vices étant nécessaires à la
gnifiance de la cause et la gravité des conséquen- conservation d’un état. le souverain doit tenir du
ces, tant sur le plan personnel (l’indigestion de lion pour la force et du renard pour la ruse.
champignons […] causa une apoplexie) que sur le
plan européen (ce plat de champignons changea la n Vers le Bac (dissertation)
destinée de l’europe), les deux plans étant articulés le philosophe et le pouvoir : illusions et désenchan-
par la coordination et. tements. cet extrait des mémoires de voltaire illustre,
cette tonalité burlesque souligne le fait que le destin non sans humour, l’ambiguïté et la complexité des
des nations tient à peu de choses : la gourmandise rapports qui unissent le philosophe et le pouvoir :

420 n 6e partie. L’autobiographie


Frédéric ii a besoin des conseils de voltaire mais ne l’auteur fait le bilan de son siècle, et rappelle les
les applique en rien ; de son côté, voltaire caresse transformations capitales auxquelles il a assisté.
l’ambition d’exercer son pouvoir auprès du souve- il insiste en particulier sur l’inscription de sa vie
rain, mais réalise bientôt que son rêve n’est qu’une entre deux siècles, qui lui a fait traverser à la fois la
illusion. on peut opposer son exemple à celui de révolution, l’empire, la restauration et la révolution
l’intellectuel moderne né aux xixe et xxe siècles, de 1830 : « Je me suis rencontré entre deux siècles,
avec l’essor de la presse qui offre au philosophe comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans
une formidable tribune pour défendre ses idées et leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux
peser sur le pouvoir, comme l’a montré l’affaire rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une
dreyfus. en contrepartie, l’opinion publique qui rive inconnue. » libérée des contraintes du temps,
« octroie gloire et pouvoir par la grâce des médias » cette voix « lointaine qui sort de la tombe » vise à
est devenue une force avec laquelle le philosophe doit l’universalité : « si j’étais destiné à vivre, je repré-
composer : « les intellectuels ont changé de maître, senterais dans ma personne, représentée dans mes
mais pas d’esclavage » conclut élisabeth Badinter mémoires, les principes, les idées, les événements,
dans son essai référencé ci-dessous. les catastrophes, l’épopée de mon temps. »

Pour aller plus loin n Observation et analyse


l Bibliographie : élisabeth Badinter, les passions 1. passé, présent, futur
intellectuelles, iii, la volonté de pouvoir, 1762- les temps du passé (imparfait de l’indicatif et sys-
1778, © Fayard, 2007. entre la volonté des rois et tème de l’irréel) dominent le premier paragraphe, le
des princes étrangers de se faire une réputation de second est écrit au futur, et le troisième au présent.
souverain éclairé et le rêve des philosophes de jouer dans le premier paragraphe, chateaubriand revient
les conseillers du prince, voire d’entrer eux-mêmes sur l’achèvement de ses mémoires qui fut une course
en politique, l’auteur retrace le parcours de diderot, contre la mort : l’imparfait duratif (l. 2-4) témoigne
d’alembert, helvétius ou voltaire . de cette tension ; ce paragraphe fait aussi une large
l Faire lire aux élèves les mémoires de voltaire, place à l’irréel du passé (de si j’avais été, l. 4, à
© le seuil, « l’école des lettres », 1993. une centaine si j’eusse été, l. 9), qui réécrit d’un autre point de
de pages pétaradantes. vue cette histoire du mémorialiste. dans le second,
l voir sur cet événement le point de vue d’émilie du il ouvre sur l’avenir et se fait prophète. entre le
châtelet, qui entre joliment en écho avec les lignes passé et l’avenir s’inscrit le présent qui représente
20-21 du texte de voltaire : à la fois le temps de la mort, concomitant avec la
« Je ne crois pas qu’il y ait une plus grande contra- fin des mémoires, mais aussi celui de l’entrée dans
diction que la démarche de la silésie et l’anti- l’éternité. la conclusion des mémoires clôt ainsi une
machiavel, mais il peut prendre tant de provinces vie, ouvre sur un avenir que ne connaîtra pas l’auteur
qu’il voudra pourvu qu’il ne me prenne pas le charme mais auquel il appartient d’une certaine manière par
de ma vie. » (lettre du 7 janvier 1741, citée par rené ses dons de prophétie, et correspond à l’entrée dans
vaillot, op. cit.) la mort, transcendée par l’éternité de son monument
l ironie du sort : van duren, l’éditeur hollandais d’outre-tombe.
de l’anti-machiavel, viendra présenter à voltaire,
alors arrêté à Francfort, une note de vingt ducats 2. un « je » qui progressivement s’efface
que l’écrivain lui doit depuis treize ans, en qualité le premier paragraphe est dominé par la première
de mandataire de Frédéric. on a coutume de voir personne du singulier (pas moins de onze occurrences
aussi dans ce patronyme l’origine du nom donné par du pronom, sujet ou objet), le second par la troisième
voltaire au maître du l’esclave noir dans candide, personne du singulier. cette présence de l’autre est
« m. vanderdendur ». justifiée par les thèmes développés : parvenu à la
fin de ses mémoires, l’auteur tout d’abord passe la
main : à d’autres peintres (signalés par le premier des
chateaubriand
4 Mémoires d’outre-tombe ▶ p. 431
trois on, l. 11, et par l’apostrophe messieurs, l. 20)
de déchiffrer l’histoire et de l’écrire ; d’autre part,
le futur qu’il entrevoit sera le fait d’autres acteurs,
Pour commencer désignés par les deux autres occurrences de l’indéfini
le dernier livre des mémoires d’outre-tombe se on (l. 13, 16) et par des termes très généraux, à la
présente comme une vaste conclusion dans laquelle mesure de sa vision prophétique : peuples et rois

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 421


(l. 14), le monde (l. 17). chateaubriand anticipe décrit comme un combattant qui affronte la mort
ainsi dans cette page sa mort, lui ouvre le texte en avec hardiesse, non pas muni d’une épée mais le
parlant de l’exorbitance de [s]es années (l. 1) et le crucifix à la main ;
conclut en se mettant en scène au bord de sa tombe – une phrase qui multiplie les détails avec un grand
(l. 26-27). nombre de compléments circonstanciels qui ralen-
tissent le rythme et donnent une certaine majesté à
3. antiquité et christianisme
ce tableau mortuaire.
les allusions à l’antiquité occupent tout le premier
paragraphe avec : n Perspectives
– la mention du patron de la barque (l. 3), qui 1. un itinéraire politique mouvementé
reprend la vision antique de la mort et fait référence plus ou moins rousseauiste comme beaucoup
au nocher de la mythologie, charon, qui faisait passer de jeunes gens de sa génération, chateaubriand
les défunts d’une rive à l’autre ; observe sans hostilité les débuts de la révolution,
– la référence à sylla, à la fois pour s’en rap- et s’il va passer une année à voyager en amérique
procher (la fin de ses mémoires comme celles de (avril 1791-janvier 1792), c’est muni d’une lettre
chateaubriand correspond à l’approche de la mort de recommandation pour Washington. ce n’est que
de l’auteur) mais aussi pour s’en distinguer (la devant la tournure prise par la révolution qu’il se
gloire semble à chateaubriand incompatible avec résout à émigrer en juillet 1792, rejoignant l’armée
le repos éternel). des princes ; il est conforté dans sa décision par le
les allusions au christianisme sont beaucoup plus sacrilège que représente à ses yeux l’exécution du
ténues, on ne trouve que la référence au crucifix à la roi en 1793. il se rallie ensuite au consulat mais
dernière ligne du texte. mais le terme est aussi mis passe dans l’opposition à napoléon en 1804, après
en valeur par sa place dans les tout derniers mots l’exécution du duc d’enghien (prince de sang royal
de cette oeuvre immense, et par la mise en scène soupçonné de complot). il contribue à la restauration
de la mort. en effet, chateaubriand, loin de se pré- par la rédaction d’un pamphlet contre Bonaparte
senter comme une victime de la camarde, se décrit (de buonaparte et des bourbons, 1814) et suit
comme l’acteur de sa propre mort : je descendrai louis xviii, en exil en Belgique, pendant les cent
hardiment, le crucifix à la main (l. 27). sa foi en la jours. il devient ministre de l’intérieur puis pair de
résurrection du christ et en la vie éternelle, rappelée France en 1815, mais ses positions ultra déplaisent
par le crucifix, lui donne le courage d’affronter la à louis xviii qui l’écarte. le virage conservateur du
mort, qui signifie pour lui l’entrée dans l’éternité. régime, après l’assassinat du duc de Berry, le remet
par ces allusions, l’auteur rappelle l’importance dans le jeu politique : il est nommé ambassadeur à
de sa culture antique et la force de sa foi qui n’ont Berlin (1821) puis à londres (1822), et obtient le
cessé d’accompagner sa vie et son œuvre et qu’il a ministère des affaires étrangères de 1822 à 1824.
toujours su concilier. mais il est une fois de plus brutalement disgracié,
4. tonalité lyrique et épique car son ambition inquiète le pouvoir. il devient alors
chateaubriand aborde la mort avec sérénité et cou- libéral et ambassadeur à rome entre septembre
rage ; la tonalité du dernier paragraphe, majestueux 1828 et août 1829. la chute de charles x en 1830
épilogue de l’œuvre d’une vie, est à la fois lyrique, l’écarte définitivement de la politique : il sera dans
sa retraite toujours fidèle aux Bourbons, sans rien
poétique et épique. on a en effet :
abdiquer de sa liberté d’esprit, ni de sa conviction
– une longue phrase au rythme lent, solennel et
profonde que la royauté à laquelle il est attaché
balancé avec l’alternance de mouvements longs et
appartient au passé et que l’avenir se trouve dans la
courts : 12/3/14/5 ;
démocratie. « mes actes ont été de l’ancienne cité,
– ce balancement est repris au niveau des antithèses :
mes pensées de la nouvelle ; les premiers de mon
la lune […] s’abaisse (l. 23) / le premier rayon doré
devoir, les dernières de ma nature. » (mémoires
se fait voir (l. 24), à l’ouest (l. 22) / de l’orient (l. 24),
d’outre-tombe, xviii, ix)
l’ancien monde finit / le nouveau commence (l. 24-25),
je vois (l. 25) / je ne verrai pas (l. 26) ; 2. un « monument »
– une allitération de sonorités douces en « m » et « monument » vient du latin monumentum, qui
« l », et une assonance en « a », voyelle ouverte qui désigne tout ce qui perpétue le souvenir (le verbe
contribue à donner cette impression de solennité ; moneo signifiant « faire songer à »), en particulier
– une mise en scène de l’auteur : chateaubriand se tout monument commémoratif ou funéraire ; mais

422 n 6e partie. L’autobiographie


le terme peut aussi désigner un écrit. on retrouve d’arrivisme déçu qui ne fut étranger ni à la rédaction
bien dans le texte de chateaubriand cette double ni, après sa retraite définitive en 1830, à l’achèvement
dimension, littéraire et sépulcrale, d’une œuvre de ces fameux mémoires d’outre-tombe ébauchés
d’outre-tombe destinée à porter témoignage pour dès le début du siècle : monument indubitable, et
la postérité. œuvre sans pareille dans son mélange d’intimisme
et d’épopée, de nostalgie et de sarcasme ; c’est sa
n Vers le Bac (commentaire) vie telle que chateaubriand a voulu la faire lire, et
chateaubriand à la veille de sa mort semble doué d’un tous les silences, toutes les distorsions du vrai y sont
don de vision, tout comme sylla à la veille de mourir concertés en vue de l’harmonie du tout. peintre de
faisait des songes prémonitoires (l. 7-10). ainsi, son temps, chateaubriand s’y montre moins fragile
son expérience et son âge avancé lui permettent de historien des trente premières années du siècle que
faire un tableau de l’avenir. le second paragraphe de sa propre aventure. »
est scandé par une série de futurs qui sonnent comme
autant de prédictions. chateaubriand, tel une sibylle,
Malraux
ne donne pas une vision idyllique de l’avenir : il 5 Antimémoires ▶ p. 432
parle de stations pénibles (l. 17), de douleur (l. 18) ;
cependant, ses prédictions ne sont pas aussi noires
Pour commencer
que les prophéties de cassandre : je ne pense pas
« nul mémorialiste (et l’auteur des antimémoires
que des malheurs prochains éclatent (l. 14). tout
en fait bien figure) ne s’est permis, comme le fait
comme les vaticinations de la pythie, le tableau
malraux, de mêler la fiction (avouée ou non) et le
que chateaubriand fait de l’avenir peut paraître
souvenir, l’imaginaire et l’historique. hésitant entre
contradictoire : de fait, il commence par annoncer
un pacte autobiographique et un pacte romanesque, le
des catastrophes (des orages nouveaux se forme-
lecteur, pris de vertige, finira par évoquer la formule
ront, l. 11) pour réfuter aussitôt que des malheurs de clappique : “[...] il entrait dans un monde où la
prochains éclatent ou des catastrophes imprévues vérité n’existait plus. ce n’était ni vrai ni faux, mais
(l. 14-15). il n’y a pourtant là aucune incohérence : la vécu”. […] certes, malraux n’entend pas donner
seconde proposition corrige l’interprétation erronée sa biographie : “Je ne m’intéresse guère.” mais il
que l’on pourrait tirer de la première, et elle le fait s’intéresse fort à l’image qu’il donne de lui, et en
au nom d’une analyse de l’histoire qui comprend la somme à son mythe, prenant avec la réalité histori-
logique profonde à l’œuvre dans les événements (ce que des libertés considérables, procédant moins par
qui me suivra ne sera que l’effet de la transformation assertions que par allusion, suggestion, ellipse, blanc
générale, l. 15-16), une analyse de l’histoire qui sait ou clair-obscur. il serait pourtant vain d’intenter un
embrasser le long terme et ne pas prendre la partie procès de mythomanie, même si la mythification
pour un tout (ce ne seront point des révolutions inévitable (ce que malraux appelle ailleurs “la méta-
à part ; ce sera la grande révolution allant à son morphose d’une biographie en vie légendaire”) n’est
terme, l. 18-19). pas toujours éloignée de la mystification. en fait, […]
malraux est peut-être le seul écrivain romancier-
Pour aller plus loin autobiographe qui ait mis en question aussi bien le
l on pourrait proposer aux élèves, en regard de ce
genre romanesque que le genre autobiographique,
texte, le superbe portrait de chateaubriand par Julien et leur opposition communément admise. »
gracq, intitulé « le grand paon » (Préférences, (Jacques lecarme, © 2005, encyclopædia uni-
© librairie José corti, 1961, pp. 153-168). versalis)
l voir aussi cette belle présentation de patrick Ber-
thier, en introduction à son article dans l’encyclo- n Observation et analyse
pædia universalis (© 2005) : 1. le dialogue avec la mort
« serviteur parfois indocile, et plus souvent insatis- le dialogue avec la mort naît d’une part de l’ex-
fait, de Bonaparte, puis des Bourbons restaurés, il sut périence de renaître à la vie, et d’autre part d’une
de démissions en renvois se donner le rôle amer et conscience très aiguë du temps qui passe. malraux
savouré de l’“inutile cassandre” (discours du 7 août a éprouvé plusieurs fois dans sa vie le double senti-
1830), de l’homme assez libre et lucide pour avertir ment évoqué au début du texte, de devenir étranger
ses propres partisans de leurs erreurs, et rejeté par eux à la terre puis de revenir sur la terre, après avoir
pour cela même. il y avait dans cette attitude un dépit évité la mort de justesse, comme s’il l’avait traver-

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 423


sée. ainsi, lors de son accident d’avion en algérie 3. l’intemporel
en 1934 (l. 27-28), ou à gramat lors d’un simulacre de manière générale, on peut noter dans ce para-
d’exécution pendant la seconde guerre mondiale graphe une très forte présence des compléments de
(l. 28-29), il a été directement confronté à sa propre temps, toujours rattachés à des indications spatiales.
mort. pourtant ces expériences limites, qui le placent malraux, à travers ces anecdotes et la répétition
en contact direct avec la mort, ne semblent pas aussi du présent, insiste sur la continuité des époques.
déterminantes que le sentiment profondément ancré aujourd’hui (l. 17, 23, 24) n’est pas un absolu
chez lui de l’envoûtante conscience des siècles (l. 5). mais toujours le point de départ pour envisager la
ce sentiment violent (l. 10), qui n’a rien d’abstrait temporalité historique dans son épaisseur la plus
(il est même parfois physique, l. 4-5), est le produit complexe. les dates les plus familières peuvent
de deux sortes de fréquentations : celle de l’art et être renversées : 1938, 1944 et 1968 (l. 30-31)
celle des grands acteurs de l’histoire. qu’il étudie peuvent aussi bien se lire comme antérieures à l’ère
les formes du premier ou qu’il dialogue avec les chrétienne. l’auteur inscrit sa personne et les lieux
seconds, il transcende pareillement la vie et la mort dans une perspective historique, soit par une prise de
pour accéder au plan de l’éternité. recul devant l’événement qu’il est en train de vivre
(aujourd’hui, vers1960, l. 17) soit par une rêverie
2. une composition poétique qui le ramène dans le passé (l. 19-24). il n’y a pas
malraux affirme au début de ce paragraphe que les chez lui de rupture entre le passé et le présent, au
expériences qui l’ont amené à côtoyer la mort sont contraire le présent appelle une réminiscence d’un
moins déterminantes que le sentiment profondément passé plus ou moins lointain. les lieux demeurent,
ancré chez lui du flux temporel ; l’adverbe d’abord même si les époques changent et les civilisations
(l. 4) souligné par l’italique affirme cette hiérarchie. se métamorphosent. ce sera le rôle de l’historien
pourtant, il achève son paragraphe en revenant sur de faire le lien entre les différentes époques, et
les deux événements qui l’ont confronté directement celui du mémorialiste de dégager l’intemporel de
avec l’expérience de la mort. contradiction interne ? l’éphémère.
notons d’abord qu’il leur associe le glissement furtif
de [son] chat (l. 29), troisième terme d’une série qui 4. connaître l’homme
on peut connaître l’homme de manière immédiate
ne saurait donc se réduire à l’épreuve traumatique :
et totale grâce à la révélation religieuse incarnée
derrière l’élégante et mystérieuse silhouette du félin
par le christ : ce sera l’objet des confessions. on
honoré par les égyptiens de la plus haute antiquité,
peut le connaître également grâce aux mémoires,
jusqu’à le momifier, ne peut-on pas voir l’interro-
au sens d’autobiographies, qui cherchent à épuiser
gation sur le sens même de la vie, du passage ? en
la connaissance de l’homme à travers des déve-
réalité, cette construction corrobore l’idée développée
loppements toujours plus longs. on peut enfin le
aux lignes 14-16 : si je mêle ces hommes, les temples
connaître à travers une démarche plus philosophique,
et les tombeaux, c’est parce qu’ils expriment de la
en examinant les questions qu’il pose (l. 41), et en
même façon « ce qui passe ». l’écriture poétique
particulier la manière dont il se situe par rapport
du texte avec ses ellipses, ses points de suspension
aux questions que la mort pose à la signification
et ses arabesques évoque bien cet enchevêtrement. du monde (l. 42) : ce sera l’objet des antimémoires.
il s’agit moins pour malraux d’offrir au lecteur une ces trois types de connaissance correspondent à trois
démonstration parfaitement organisée et hiérarchisée époques : la première qui s’appuie toute entière sur
que de rendre sensible le sentiment du temps qui le message chrétien, la deuxième qui correspond à
passe à travers une méditation poétique sur les une crise de la révélation, et la dernière qui met à son
lieux, les hommes et les époques. son raisonnement tour en doute le dogme précédent, en l’occurrence
progresse ainsi par association d’idées et reprises de l’illusion positiviste d’une science qui viendrait à
termes qui lui donnent l’aspect d’une rêverie, comme bout du mystère de l’être.
le montrent les nombreuses répétitions de l’adverbe
aujourd’hui (l. 17, 23, 24) suivies par une série de n Perspectives
compléments de lieu introduits par la préposition 1. l’itinéraire politique de malraux
devant (l. 24, 25, 26, 29). cela dit, l’ensemble du quelques indications sur les engagements politiques
texte est clairement encadré par le dialogue avec de malraux :
la mort (l. 2-3, repris par les questions que la mort – 1925 : fonde un journal anticolionaliste,
pose, l. 42) qui est le sujet du livre. l’indochine ;

424 n 6e partie. L’autobiographie


– dans les années 1930 : se rapproche de la iiie interna- dynamique de l’histoire : chateaubriand dans un
tionale ; « compagnon de route » du parti communiste, ample mouvement allait de l’antiquité aux prophéties
membre actif des comités antifascistes ; de l’avenir ; malraux, fasciné par les siècles (l. 25),
– 1936 : s’engage aux côtés des républicains mêle dans une même rêverie les réceptions […]
espagnols et commande l’escadrille españa ; de versailles, du Kremlin, de vienne à la fin des
– 1940 : est fait prisonnier, s’évade, dirige un réseau habsbourgs (l. 18-19). comme pour chateaubriand,
de résistants ; enfin, la mort pour malraux, n’est pas une fin mais
– au lendemain de la guerre : se rapproche du l’inscription dans l’éternité grâce à l’art.
gaullisme ;
3. variations sur le mot « mémoires »
– 1945 : ministre de l’information ;
certains auteurs, comme retz, saint-simon ou
– 1958-1969 : ministre d’état chargé des affaires
voltaire utilisent comme titre de leur ouvrage le
culturelles, sous de gaulle.
terme générique de mémoires. d’autres, comme
Fasciné par la personne de de gaulle, au service
exclusif de qui il s’engage après 1945 (au point de chateaubriand, le précisent d’un complément de
quitter la vie politique au même instant que lui), nom : mémoires d’outre-tombe. ce titre désigne à la
malraux s’est plu toute sa vie à rencontrer les grands fois la publication posthume de l’œuvre et l’entrée
acteurs de l’histoire : outre ceux qu’il nomme dans dans l’éternité de celui qui se construit un monument
cette page, mao Zedong, nehru, indira gandhi, funéraire. quant à malraux, il choisit de prendre le
hiro-hito, etc. contre-pied du genre : en intitulant son livre anti-
sur ce sujet on peut on peut citer une mise au point mémoires, il signifie par là qu’il cherche moins à
assez cruelle de son dernier biographe, olivier todd raconter sa vie qu’à présenter une méditation sur
(andré malraux, une vie, © gallimard, 2001), devant le temps, la mort et l’histoire ; « les antimémoires,
l’académie des sciences morales et politiques : dans leur titre même, indiquent qu’il n’y a pas de
« malraux, homme politique important ? Je ne le frontières entre ce qui a été vécu et ce qui a été
crois pas. en tant que ministre de la culture, il a fait imaginé, entre l’avenir rêvé et le souvenir retrouvé »
beaucoup de choses éminemment louables, mais (Jacques lecarme).
aussi de grosses erreurs […]. sur le plan international –
n Vers le Bac (dissertation)
j’hésite à le dire – malraux a eu le poids d’un papillon.
malraux a toujours montré son intérêt pour les
sur quoi a-t-il vraiment pesé ? son aventure au
mémoires : en 1929 il crée chez gallimard une
Bangladesh, par exemple, n’a abouti à rien. en revan-
collection intitulée « mémoires révélateurs ». par
che, il a réussi des coups extraordinaires. ainsi a-t-il
l’intermédiaire d’un de ses personnages romanesques
pu pendant un certain temps se faire passer pour un
(garine, dans les conquérants, 1928), il s’inter-
spécialiste de mao. dès son arrivée à hong Kong,
roge : « quels livres valent d’être écrit, hormis les
malraux dit aux journalistes de l’aFp qu’il a eu une
mémoires ? » refusant l’aspect nombriliste des
conversation passionnante de trois heures avec mao.
confessions et la conception gidienne selon laquelle la
en réalité, il n’a passé qu’une heure avec le dirigeant
vérité d’un homme est dans ce qu’il cache, malraux
chinois et, si l’on défalque le temps de l’interpré-
pense au contraire que le seul indice de confiance
tation, on s’aperçoit que mao et malraux n’ont pu
parler qu’un quart d’heure chacun. les minutes de pour connaître un homme est son action : « l’homme
l’entretien montrent en outre qu’ils ne se sont dits est ce qu’il fait ». prétendre révéler l’homme est
que des banalités. de retour en France, malraux a non seulement une gageure, à l’heure de la psycha-
dit qu’il avait passé six heures avec mao. il l’a dit à nalyse ; mais en plus une entreprise sans intérêt :
la presse, mais pas au général de gaulle. malraux « que m’importe ce qui n’importe qu’à moi » fait
se méfiait en effet, sachant trop bien que le général en effet remarquer l’auteur. malraux choisit donc de
de gaulle était bien renseigné. » (http://www.asmp. se décrire par rapport à l’action des hommes de son
fr/travaux/debat/2003/todd.pdf) temps, il tourne le dos aux confessions rousseauistes
et opte pour un genre qui lui permet de mêler vérité
2. malraux et chateaubriand et fiction, authenticité et légende.
comme chateaubriand, malraux dialogue avec
la mort : à la fin des mémoires, chateaubriand Pour aller plus loin :
affronte sa propre mort et se compare à sylla. comme Bibliographie : numéro spécial de l’école des lettres
chateaubriand, malraux a également une vision sur malraux, 15 novembre 2001.

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 425


phrase repose sur une double répétition de ceci et
Musset
6 La Confession d’un enfant du siècle ▶ p. 434
telle autre. en outre, l’impression de bric à brac est
exprimée par de longues phrases dans lesquelles
domine la parataxe. à cet égard, la structure de la
Pour commencer dernière phrase est significative puisqu’elle juxta-
à son retour de venise en 1834, musset songe à pose quatre propositions séparées par des points
raconter l’histoire de ses amours avec george sand : virgules. enfin, la présence, dans cette phrase du
il a alors 25 ans, un âge un peu jeune pour écrire son pronom « tout » au singulier et au pluriel exprime
autobiographie comme il le reconnaît lui-même. son cette recherche de la diversité.
projet est à la fois de dégager george sand de toute
responsabilité dans leur rupture, et de faire entrer leur 3. une tête pleine d’eau
histoire dans celle des amours mythiques impossibles ; musset compare sa tête à une éponge, à la fois vide
Brigitte et octave prennent place aux côtés d’héloise et gonflée (l. 18). cette expression oxymorique figure
et abélard. le livre situe leur idylle dans le contexte l’idée paradoxale que son esprit, à force de se gaver
de l’époque, afin de montrer en quoi leur l’histoire d’une grande quantité de choses, ne maîtrise en
est révélatrice de la génération romantique. réalité rien (l. 17). la quantité de choses apprises
n’étant pas relayée par une méthode (rien par ordre),
n Observation et analyse le trop plein débouche sur du vide (un grand magasin
1. comparaisons et métaphores filées de ruines, l. 21). ainsi, la comparaison de l’esprit
l’ensemble du texte est structuré autour d’une compa- avec une éponge, loin de figurer l’image positive d’un
raison (voir le verbe comparer, l. 2, et l’adjectif cerveau qui s’imprègne de tout, met plutôt l’accent
tel, l. 16), qui rapproche l’esprit de l’auteur d’un sur la vision d’une tête pleine d’eau et d’un esprit
appartement de l’époque composé d’une multi- saturé, qui n’a plus soif à force de boire (l. 21-22).
tude d’objets d’époques antérieures. le premier
paragraphe développe le comparant, à savoir l’ap- n Perspectives
partement. cet appartement se caractérise par son le portrait de la génération romantique
aspect informe (l. 4), éclectique (l. 12), et son absence on retrouve dans ce texte les différentes caractéris-
totale d’originalité (l. 11). on peut relever le champ tiques du romantisme :
lexical du désordre et de la confusion (rassemblés et – le mal de vivre et le dégoût de toute chose ;
confondus, l. 3 ; pêle-mêle, l. 10). le second para- – une génération sacrifiée, en mal d’héroïsme ;
graphe développe le comparé, à savoir l’esprit de – un je qui se regarde et s’examine ; le goût de
l’auteur qui, comme l’appartement, se caractérise par l’introspection
sa confusion. on peut relever le champ lexical de
l’entassement : une grande quantité de choses, mais n Vers le Bac (invention)
rien par ordre (l. 17), un grand magasin (l. 21). une métaphore de notre époque ? par exemple un
chacun des paragraphes s’achève sur l’idée de grand hôtel international moderne et froid, où tout le
destruction : on trouve à la fin du premier paragra- monde se croise mais où personne ne se parle (croise-
phe les termes débris (l. 14) et fin du monde (l. 15), ment de solitudes, on ne fait que passer) ; à la pointe
idée reprise dans le second par le terme ruines : de la technologie et du progrès (fenêtres en verre, des
d’abord appliqué à son esprit, puis à l’ensemble de caméras partout, tout le confort mais sans le charme
sa personne (je m’étais trouvé une ruine moi-même, d’une petite auberge conviviale) ; proposant une
l. 22), ce mot opère le passage de la comparaison nourriture aseptisée et non traditionnelle ou exotique,
à la métaphore. que l’on soit à tokyo, new York ou tombouctou.
2. un style mimétique de la confusion
le style du premier paragraphe, avec ses accumula- Zweig
tions et ses juxtapositions, traduit bien l’éclectisme 7 Le Monde d’hier ▶ p. 435
de l’appartement décrit par l’auteur. on trouve ainsi,
dans la troisième phrase, une triple répétition de la Pour commencer
négation ni ; dans la phrase suivante une répétition le texte s’inscrit bien dans le genre des mémoires,
à trois reprises du pronom d’autres. la cinquième comme l’indiquent le sous-titre (mémoires d’un
phrase utilise les deux points pour présenter pêle- européen) et la préface. Zweig y rappelle ses réticen-
mêle les différents goûts de l’époque et la dernière ces à l’égard de l’autobiographie, trop égocentrique

426 n 6e partie. L’autobiographie


à son goût, et insiste sur la dimension collective de pays qui l’a recueilli. Zweig, écrivain cosmopolite
sa prise de parole : « ce n’est pas tant mon destin que est désormais un homme déraciné, « retranché de
je raconte que celui de toute une génération, notre toutes racines, et même de la terre qui avait nourri ces
génération singulière, chargée de destinée comme racines » (le monde d’hier, p. 8), coupé de sa terre
peu d’autres au cours de l’histoire » (p. 1). l’auteur natale et privé de tout refuge. il n’est plus seulement
justifie son témoignage par sa position particulière un exilé mais surtout un apatride considéré donc, et
qui fait de lui un témoin privilégié : « et moi, dans de toutes parts, comme un étranger ennemi.
la multitude, je ne saurais m’accorder d’autres 2. le non-sens
privilèges que celui-ci : en ma qualité d’autrichien, ce non-sens s’exprime parfaitement aux lignes
de Juif, d’écrivain, d’humaniste et de pacifiste, je 9-13. en effet, cette phrase accumule les antithèses de
me suis toujours trouvé à l’endroit exact où ces manière à faire ressortir l’aspect inconcevable du drame
secousses sismiques exerçaient leurs effets avec le vécu par l’auteur : l’exclusion (repoussé et stigmatisé)
plus de violence. » (p. 1) dans cette préface, Zweig s’oppose à une adhésion de force (forcé d’adhérer) ;
rappelle aussi les conditions dans lesquelles il écrit l’ancienneté d’un état (depuis longtemps) à la brièveté
ces mémoires : « je les rédige en pleine guerre, je les d’un décret (en vertu d’un décret de bureaucrates).
rédige à l’étranger sans la moindre pièce d’archives de plus, la phrase procède par ajouts successifs de
qui puisse secourir ma mémoire » (p. 13). compléments qui rompent la limpidité de son dérou-
la construction du livre est organisée autour de la lement et lui donnent un aspect heurté, à l’image de la
faillite de la paix et la répétition dramatique de deux situation chaotique et inconcevable de l’auteur. ainsi,
conflits mondiaux. le livre s’ouvre en effet sur un le complément de lieu dans un autre pays renforce
chapitre intitulé « le monde de la sécurité », qui l’incongruité de sa position, et l’expression en sa
décrit l’époque qui précède la première guerre qualité d’autrichien accentue le fossé qui sépare Zweig
mondiale, et s’achève sur « l’agonie de la paix », qui des allemands. enfin, les hyperboles, comme jamais,
marque le début de la seconde guerre mondiale. soulignent l’arbitraire de la décision.
n Observation et analyse 3. une dimension collective
1. « un étranger ennemi » à la ligne 9, Zweig donne à son drame personnel une
Zweig, de nationalité autrichienne, se trouvant dimension collective grâce à l’emploi de la troisième
en angleterre au moment où un décret assimile personne et de l’article indéfini un, qui généralise
les autrichiens aux allemands, devient donc non sa situation à l’ensemble des personnes qui se trou-
seulement un étranger en angleterre mais surtout un vent dans son cas, c’est-à-dire tous les autrichiens
ennemi des anglais en guerre contre l’allemagne. expatriés dans des pays ennemis de l’allemagne. par
la gradation de sa situation, ou plutôt la dégradation ailleurs, la destinée même de Zweig s’inscrit dans
(j’avais chu d’un degré, l. 5) est exprimée par la une dimension collective, dans la mesure où toute
tournure de renchérissement ne plus seulement… sa vie il a travaillé à consolider la paix, en œuvrant
mais (l. 6), avec la mise en valeur de l’expression à la fédération pacifique de l’europe comme il le
étranger ennemi (l. 7) donnée d’abord en anglais, rappelle à la ligne 20. ainsi, le décret signifie sur le
puis traduite en français. le paradoxe de sa situation plan professionnel l’anéantissement d’un labeur de
vire à l’absurde, à partir du moment où on le renvoie quarante ans (l. 19) et sur le plan intime une dicho-
à une origine dans laquelle il ne se reconnaît pas, où tomie entre l’esprit qui pense en allemand et le cœur
on lui assigne une identité qui n’est plus la sienne : en qui penche du côté anglais (l. 14-16).
témoignent le divorce de sa pensée entre une langue 4. les procédés d’insistance
et un contenu (l. 14-16), ou l’antithèse ne battait pas – les répétitions : chaque (deux fois consécutives
mon cœur palpitant (l. 8). l’absurdité de sa situation l. 15), tout (quatre fois, l. 16-17) ;
est à prendre au sens fort de privé de sens : sa vie – les hyperboles : emploi récurrent de l’adjectif
devient un non sens (l. 14). ce non sens repose sur tout, notamment dans toute une vie (l. 13-14, 24) et
l’ostracisme d’un homme qui toute sa vie a travaillé tous contre tous (l. 21) ; expression de la violence :
pour la paix et qui se voit aujourd’hui assimilé à passionnément (l. 23-24) ;
l’ennemi. Zweig, exclu de tous côtés, ne sait plus où – les superlatifs : la plus intime (l. 19) ;
aller, puisque après avoir été repoussé de son pays – les comparatifs : plus que ma propre mort (l. 21),
par les allemands en raison de son origine juive, il plus qu’aucune autre (l. 22-23), plus inutile et seul
doit fuir en raison de ses origines germaniques le (l. 24-25) ;

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 427


– les antithèses : consacré / anéantie (l. 19-20), n Vers le Bac (oral)
travaillé passionnément / inutile (l. 23-24) ; les textes de Zweig, primo levi et semprun décri-
– le champ lexical de la destruction : déchiré et brisé vent tous trois la situation d’un homme confronté à
(l. 17), anéantie (l. 20), se déchaînait (l. 21-22). la seconde guerre mondiale et à ses conséquences :
Zweig, autrichien en angleterre, est frappé d’ostra-
n Perspectives cisme ; levi se voit privé de sa dignité humaine à
Zweig dans la tourmente de l’histoire son arrivée au camp d’auschwitz ; semprun montre
la lutte que Zweig a menée pour la paix et qu’il mit qu’il n’est jamais véritablement revenu des camps.
au centre de sa vie lui rend sans doute les événements pour ces trois auteurs, l’écriture correspond à la
encore plus insupportables qu’à d’autres. fois à un désir de vivre et de comprendre, de lutter
Zweig, marqué par l’atrocité et l’absurdité de la contre la mort et l’anéantissement mais ne représente
première guerre mondiale (après une expérience finalement qu’une survie plus ou moins longue face
traumatisante de reporter en galicie, tout juste libérée à une mort annoncée.
de l’occupation russe), s’engage très tôt dans la lutte
pour la paix et se fait le porte-parole de l’universa- plan pour une réponse :
lisme humanitaire développé par romain rolland. i. l’écriture ou la vie
ensemble, ils réunissent des écrivains et des artistes 1) écrire pour comprendre
comme le poète p.-J. Jouve, l’écrivain Jules romains, – Zweig tente de mettre des mots sur l’absurdité de
l’artiste Franz masereel, et constituent dès les années sa situation.
– primo levi tente de comprendre le fonctionnement
1914-15 une communauté d’intellectuels opposés à
d’un camp d’extermination, et le mécanisme de
la guerre (voir le chapitre « la lutte pour la fraternité
démolition d’un homme.
spirituelle »). Zweig traduit ses idées pacifistes dans
– semprun s’interroge sur les raisons grâce
une pièce de théâtre, jérémie, publiée en 1917, qui
auxquelles il a survécu : chance ou malchance ?
connut un important succès. à travers ses voyages
hasard ou nécessité ?
en europe, ses rencontres avec les intellectuels, ses
2) écrire pour se faire comprendre
essais, comme son manifeste pacifiste le cœur de
– Zweig témoigne de sa détresse.
l’europe, et ses traductions, cet auteur cosmopolite
– primo levi est lucide : nous serons difficilement
ne cesse pendant quarante années, d’œuvrer pour une
compris (l. 15), mais ne renonce pas et sollicite le
fédération pacifique de l’europe. pourtant, la décla-
lecteur : mais que chacun considère en soi (l. 16),
ration de la seconde guerre mondiale vient anéantir
qu’on imagine maintenant un homme (l. 24), on
tout son travail, ruinant le sens qu’il avait donné à sa
comprendra alors (l. 31).
vie. le monde d’hier est avec le joueur d’échecs
3) nécessité de trouver une langue, des mots, des
parmi les dernières œuvres qu’il écrivit avant de se
images
donner la mort. l’une exprime sur un mode sincère
– levi : notre langue manque de mots (l. 6), méta-
et pathétique ce que l’autre transcrit par le biais de phore des fantômes, des pantins (l. 3).
la fiction. mais toutes deux prennent une dimension – semprun : métaphore du vertige et du brouillard.
testamentaire et témoignent du drame d’un individu
écrasé par l’irrésistible ascension du nazisme et le ii. l’écriture ou la mort
retour de la guerre. le monde d’hier s’ouvre par ces 1) écrire c’est revivre l’horreur, s’y replonger
termes : « parlez donc et choisissez, ô mes souvenirs, – c’est comprendre que l’on ne revient jamais des
vous et non moi, et rendez au moins un reflet de ma vie, camps.
avant qu’elle sombre dans les ténèbres », et s’achève – levi : aussi longtemps que nous vivrons nous
par cette phrase : « elle ne m’a plus quittée depuis porterons cette marque (l. 34-35).
lors cette ombre de la guerre, elle a voilé de deuil – semprun : la mort l’emporte sur la vie, il n’est pas
chacune de mes pensées, de jour et de nuit ; peut-être encore vraiment revenu des camps : je n’étais pas
sa sombre silhouette apparaît-elle aussi dans bien des sûr d’être là (l. 22-23).
pages de ce livre. mais toute ombre, en dernier lieu, 2) écrire = une survie
est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a – semprun : il y aurait toujours cette mémoire, cette
connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la solitude (l. 27).
grandeur et la décadence a vraiment vécu. » de manière – levi se suicide.
tragique, Zweig tente par son livre de se faire acteur de – Zweig : des mémoires qui apparaissent comme un
l’histoire, et par son suicide acteur de sa mort. testament avant son suicide.

428 n 6e partie. L’autobiographie


indiscutable (il est impossible […], il n’existe pas,
Levi
8 Si c’est un homme ▶ p. 436
il n’est pas possible, l. 8-9) ou une formule évidente
(ces choses là font partie…, l. 20).
Pour commencer 2. « la démolition d’un homme »
de l’indifférence à la consécration. écrit en 1946, le pour illustrer la démolition d’un homme (l. 6) et faire
livre de primo levi, d’abord refusé par un éditeur, comprendre cette notion à son lecteur, l’auteur décrit
ne sera publié qu’à un très faible tirage, en 1947. au a contrario ce qui définit un homme et constitue
lendemain de la guerre, l’heure est en effet davantage son humanité.
à l’oubli qu’au « devoir de mémoire », comme on le – l’homme se définit par ce qu’il possède, ce qui lui
dira bien plus tard. il faudra attendre 1958 pour que appartient, tant sur un plan concret et matériel qu’à
le livre soit réimprimé en italie, et les années 60 pour un niveau abstrait et moral. l’identité d’un homme est
qu’il soit traduit à l’étranger et devienne l’un des ainsi caractérisée par son apparence physique : son
ouvrages les plus lus de la littérature concentration- corps, ses cheveux, ses vêtements, ses chaussures…
naire. Figurant désormais comme un classique, il est (l. 10-11) ; mais aussi par son état civil, c’est-à-dire
inscrit au programme des terminales l en 2001. son nom (l. 12-14, 33-35), sa situation familiale
avant la lecture de l’extrait, on pourra lire le poème (l. 24-25), son origine, sa langue (l. 11-12) ; enfin par
liminaire dans lequel la violence et la colère de sa mémoire, son passé et ses souvenirs matérialisés
l’auteur qui maudit son lecteur contraste avec le ton par son patrimoine, des photographie[s] (l. 19-20).
pondéré du livre : – l’homme s’oppose à l’animal : ce qui fait un
« vous qui vivez en toute quiétude homme c’est aussi sa faculté de langage, ses valeurs,
[…] sa dignité (l. 27-31).
n’oubliez pas que cela fut, – l’homme est à la fois unique et universel. or le
non ne l’oubliez pas : système concentrationnaire vise à gommer les diffé-
[…] rences, tous les déportés ressemblent à des pantins
ou que votre maison s’écroule, misérables et sordides aux visages livides (l. 3).
que la maladie vous accable, tous ces éléments qui font qu’un homme est un
que vos enfants se détournent de vous. » homme sont détruits par les nazis, retirés de manière
systématique, brutale et radicale aux déportés, comme
n Observation et analyse le montre le champ lexical de la privation et de la
1. le choix du présent dépossession : Plus rien ne nous appartient (l. 9-10),
le présent de l’indicatif revêt dans ce texte diffé- ils nous enlèveront (l. 12), privé (l. 24), vide (l. 26),
rentes valeurs. dénué (l. 27).
– un présent de narration : il n’y a pas de miroir,
mais notre image est devant nous (l. 2) ou je suis un 3. comprendre ?
häftling (l. 33) ; et de manière générale, les formes entre l’affirmation qui ouvre le troisième para-
verbales du deuxième paragraphe : la réalité nous graphe (nous serons difficilement compris, l. 15)
apparaît, nous avons touché le fond […] plus rien ne et la conclusion qui clôt le quatrième paragraphe
nous appartient (l. 7-10). dans ces phrases, le présent (on comprendra alors, l. 31), l’auteur passe d’une
actualise le passé pour le mettre sous les yeux du incompréhension salutaire du lecteur (il est bon
lecteur. le présent, qui abolit la distance temporelle, qu’il en soit ainsi, l. 15-16) face à l’inimaginable, à
vise à impliquer le lecteur dans le récit. une compréhension possible de l’impensable et une
– un présent de commentaire : l’implication du lecteur appréhension du concept de camp d’extermination.
se fait aussi de manière directe par des interpella- cette évolution s’explique par la méthode employée
tions : que chacun considère (l. 16), qu’on imagine par l’auteur, qui consiste à interpeller le lecteur en
(l. 24). ainsi, la plupart des verbes au présent des essayant de lui rendre concrète et imaginable une
troisième et quatrième paragraphes correspondent situation inconcevable (il n’est pas concevable en ce
à une intervention du narrateur qui commente son monde, l. 21). ce rapprochement signifie alors, de
récit (ce que nous entendons, l. 32) et d’une certaine manière tragique, que ce qui était a priori impensable
manière quitte la narration pour l’essai. peut recouvrer une réalité : « comprendre c’est presque
– un présent de vérité générale qui permet d’énon- justifier », écrit primo levi dans l’appendice de son
cer une maxime (il n’est pas rare, quand on a tout livre (p. 211). rationaliser cette expérience, c’est
perdu, de se perdre soi-même, l. 28), une donnée d’une certaine manière la relativiser.

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 429


4. l’auteur et son lecteur qu’il élimine les déportés par les chambres à gaz.
l’auteur interpelle le lecteur pour essayer de se faire quant à l’expression toucher le fond (l. 32), elle traduit
comprendre. il utilise une démarche pédagogique en de manière très concrète l’expérience vécue par les
l’invitant à se mettre dans la situation d’un homme déportés, comme le dit l’auteur : il est impossible
privé de tout ce qu’il possède. il en fait alors non d’aller plus bas. cette expression emblématique donne
seulement un témoin de son récit, mais aussi un inter- du reste son titre au chapitre, intitulé « le fond ».
locuteur qui doit comprendre l’horreur pour réagir
7. neutralité de l’écriture
et empêcher que cela ne se reproduise. à cet égard,
le dernier paragraphe relate l’anéantissement de
le titre et le poème liminaire sont significatifs de la
l’identité sur un ton neutre : on a pu parler d’écri-
place faite au lecteur dans ce livre. par sa tournure
ture blanche, de degré zéro de l’écriture à propos
hypothétique, le titre invitait déjà le lecteur à poser
de ce livre. là encore, le tragique découle de cette
un jugement et par son avertissement solennel, le
sobriété : le tatouage de l’homme ravalé au rang de
poème mettait en garde le lecteur (« n’oubliez pas
bête sera indélébile et l’emploi du terme baptisés,
que cela fut »). le lecteur ne peut pas lire ce livre
à connotation sacrée et religieuse, revêt dans ce
de manière neutre et passive.
contexte une valeur ironique.
l’auteur se heurte à une double difficulté : d’une part
trouver les mots justes pour traduire l’horreur et l’indi- n Perspectives
cible, d’autre part se faire comprendre. pour surmonter 1. définition et illustration du crime contre
le premier obstacle, l’auteur a recours à un style à la l’humanité
fois sobre et détaillé, qui souligne son propos par des la notion de crime contre l’humanité est apparue
répétitions et des précisions. c’est ainsi que tout le texte au cours du procès de nuremberg, tribunal militaire
apparaît a posteriori comme une glose de l’expression international qui jugea de novembre 1945 à octobre
touch[er] le fond avancée au début (l. 8). les phrases 1946 les dirigeants nazis. elle se définit ainsi :
procèdent par accumulation de termes et juxtapositions « l’assassinat, l’extermination, la réduction en escla-
d’expressions synonymiques : il est impossible […], il vage, la déportation et tout autre acte inhumain
n’est pas possible (l. 8-9), quelque chose de nous, de commis contre toutes les populations civiles, avant
ce que nous étions (l. 14). les champs lexicaux de la ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour
possession ou de la privation occupent, de manière insis- des motifs politiques, raciaux ou religieux ».
tante, l’ensemble du texte. pour remédier à l’obstacle de
dans la phrase : ce sera un homme dont on pourra
l’incompréhension, levi fait appel à l’imagination du
décider de la vie ou de la mort, le cœur léger, sans
lecteur (l. 24) et l’invite à s’identifier aux victimes.
aucune considération d’ordre humain (l. 28-30), levi
5. le refus de la colère donne une définition presque littérale de la notion,
la tonalité de ce témoignage est à la fois sobre et c’est-à-dire, la mise à mort d’un homme qu’on aura
tragique. en effet, l’auteur ne fait pas appel à la auparavant privé de toute humanité, et qu’on pourra
compassion du lecteur mais plutôt à sa compré- alors tuer comme si c’était un animal ; faire de l’homme
hension. le tragique ne s’exprime pas par un style une bête avant d’en faire un cadavre. primo levi illus-
emphatique et un ton accusateur mais découle au tre cette notion à travers les exemples du deuxième
contraire de la sobriété du récit et de la tonalité paragraphe. paradoxalement, l’inhumanité désigne
posée, presque froide de l’analyse. ce témoignage, non plus seulement celle des bourreaux, mais aussi
qui ne se contente pas de décrire mais qui cherche celle des victimes déshumanisées par leurs bourreaux
aussi à comprendre, prend ainsi la dimension d’un (voir chapitre 4, p. 54 : « des hommes entreprirent de
essai philosophique : le je s’efface au profit d’un nous nous anéantir, de nous détruire en tant qu’hommes
qui désigne les déportés, et de manière générale la avant de nous faire mourir lentement »).
condition humaine. encore une fois, il s’agit moins
2. « des défauts de structure »
pour l’auteur de juger que de comprendre.
le livre s’organise autour d’une série de thème clés
6. le vrai sens des mots de la vie des camps qui sont regroupés selon un ordre
cette phrase des lignes 31-32 témoigne chez primo chronologique. le récit commence quelques semaines
levi de sa volonté têtue de se faire comprendre. le avant l’arrestation de l’auteur, le 13 décembre 1943 et
camp d’extermination doit s’entendre sur un plan s’achève le 27 janvier 1945, date de l’arrivée des russes
symbolique, en tant qu’il nie la notion d’humanité, au camp de monowitz. cette période est divisée en
et dans une acception tragiquement littérale, en tant 17 chapitres. à l’intérieur des chapitres, les repères

430 n 6e partie. L’autobiographie


temporels s’effacent, l’organisation thématique prend « à partir du moment où s’accomplit le premier
le pas sur la chronologie. cette organisation se justifie travail de mémorisation, tout revient peu à peu.
par la disparition de la notion de temps : au camp le mais je me suis aperçu que j’avais tellement oublié
passé n’existe plus, l’avenir ne s’ouvre sur rien, les que certains souvenirs, que je sais présents, restent
déportés vivent dans un présent perpétuel, un éternel à retrouver. Je peux aller encore plus loin. »
recommencement de l’horreur, du vide, du non sens.
l’aspect déstructuré du récit, loin d’être une faille, n Observation et analyse
apparaît donc en réalité, comme la traduction même 1. discours et récit
de l’expérience concentrationnaire. dans cet extrait, le commentaire analytique se mêle
au récit et envahit progressivement le texte. l’extrait
n Vers le Bac (dissertation) s’ouvre sur un paragraphe composé d’une seule phrase
les difficultés à dire l’indicible sont liées à : qui pose les données spatiales du récit (au coin de
– la question de l’époque : il était sans doute impos- l’avenue bel-air et de la place de la nation), et précise
sible d’être compris en 1945 (voir le très mauvais la situation physique du narrateur (vivant, debout,
accueil fait à la première publication de si c’est un immobile). ce paragraphe est suivi d’un commentaire,
homme en 1947), et les victimes elles-mêmes pou- dans lequel semprun développe sur une dizaine de
vaient avoir le désir de ne pas revivre l’enfer. il fallut lignes le sentiment de malheur qu’il éprouve et qui
attendre les années 1960-1970 pour que surgissent semble contredire son statut de survivant. au troisième
les premiers témoignages, ➤ manuel, voir semprun, paragraphe survient une péripétie dans le récit : une
p. 439, « la vie avant l’écriture » ; bourrasque de neige s’est abattue […] sur les drapeaux
– la question du style : trouver des mots justes qui du 1er mai (l. 16-17). suivent alors deux paragraphes
n’atténuent pas l’horreur mais qui puissent aussi qui développent les conséquences de cette bourrasque
être lus et acceptés par les lecteurs. plusieurs styles sur l’état et les sentiments du narrateur : le monde
très différents : l’écriture blanche de levi s’oppose s’est effacé (l. 18), j’ai compris (l. 20), l’impression
à l’écriture beaucoup plus affective d’elie Wiesel ; trompeuse (l. 21), une sorte de vertige m’a emporté
– l’entreprise même : dire les camps, raconter les (l. 24), je me sentais flotter (l. 26). ainsi, la dispro-
camps n’est ce pas essayer de comprendre, de justi- portion entre le récit et le discours vise à remettre en
fier, d’utiliser un lange humain pour une expérience cause l’affirmation posée au début de l’extrait comme
impensable et inhumaine ? une évidence, sur un ton bref et péremptoire (l. 1-2) :
non seulement il n’est pas vraiment revenu (l. 22-23),
Pour aller plus loin mais il est resté précisément là-bas, sur l’ettersberg
l Bibliographie : (l. 24-25), avec les sensations très nettes de la neige sur
– robert antelme, l’espèce humaine, gallimard, sa peau et de la fumée sans ses narines le sentiment de
1957 ; malheur inexpliqué dans le deuxième paragraphe (l. 3)
– charlotte delbo, aucun de nous ne reviendra, trouve sa justification dans cette double révélation :
éditions de minuit, 1970 ; j’ai compris d’où venait la tristesse physique qui
– martin gray, au nom de tous les miens, laffont, m’accablait (l. 20). la prolifération du commentaire
1971 ; entraîne une déréalisation du présent au profit d’un
– david rousset, l’univers concentrationnaire, passé vampirique : le réel devient une impression
éditions de minuit, 1981 ; trompeuse (l. 21) et les impressions du narrateur la
– elie Wiesel, la nuit, éditions de minuit, 1958. seule réalité.
l renvoyer à l’ouvrage de semprun, l’écriture ou la
vie (➤ vers la lecture de l’œuvre, p. 439). 2. la bourrasque de neige
la bourrasque de neige est l’élément déclencheur
de la réminiscence qui transporte le narrateur du
semprun présent dans le passé, de paris à Buchenwald. elle
9 L’Écriture ou la vie ▶ p. 438 joue sur deux éléments : d’une part la tempête, qui
fait d’une certaine manière tourner la tête, donne le
Pour commencer vertige et efface les contours du réel (le monde s’est
voir la présentation de l’œuvre dans le manuel, effacé […] tout s’est effacé, l. 18-20), vertige traduit
page 439. par l’accumulation de termes aux lignes 18-19 ;
à la question « Êtes-vous ainsi parvenu au bout de la d’autre part, la présence de la neige, qui est associée
mémoire ? », semprun répondit à son interviewer : à jamais au climat de Weimar et devient comme une

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 431


métonymie du camp. ainsi la bourrasque transporte même que celui qui sépare l’incapacité d’écrire de
le narrateur dans le passé ; la neige l’emporte loin semprun en 1945 et la publication du grand voyage,
de paris sur la colline de l’ettersberg. la fonction publié comme la trêve en 1963.
symbolique de la neige est visible dans l’utilisa-
tion de l’oxymore cette neige dans tous les soleils n Vers le Bac (commentaire)
(l. 27-28). la neige évoque les camps et le malheur, l’extrait s’ouvre sur une affirmation qui est presque
mais aussi le côté irréel de ce défilé du 1er mai. un postulat : j’étais vivant. mais déjà le deuxième
l’oxymore montre que le souvenir des camps et la paragraphe introduit une nuance : semprun est un
tristesse physique perceront toujours au milieu du survivant, il est passé par la mort, a traversé les
bonheur et de la chaleur figurés par les soleils. enfers et a survécu (l. 4). sa survie n’a rien à voir
avec le mérite (il répète le mot à quatre reprises,
3. « un vertige parfaitement serein, lucide » l. 5, 6, 7, 9, comme il battrait sa coulpe), et en cela
l’expression un vertige parfaitement serein, lucide il se rapproche des morts (l. 5). soumises au caprice
(l. 25-26) est oxymorique : le vertige qui désigne de la fortune, puisque ce n’est qu’une question
une perte de conscience non maîtrisée s’oppose aux de chance (l. 10), la vie et la mort deviennent des
adjectifs lucide et serein qui donnent paradoxalement notions aléatoires et poreuses. dans les paragraphes
à cet oubli de soi un aspect conscient et maîtrisé. cette suivants, semprun prend conscience que si son corps
expression traduit bien le dédoublement provoqué
est là, son esprit est ailleurs, qu’il est une sorte de
par le choc de la réminiscence, qui ramène irrémé-
fantôme dont l’enveloppe est à paris, mais dont la
diablement le narrateur vers son passé. à noter que
pensée erre sur les collines de l’ettersberg. le vivant
ce même vertige donnait son titre à un des romans
du début se révèle en fait n’être qu’un mort-vivant.
de l’auteur, l’évanouissement, publié en 1967.
comme levi, qu’il cite page 320 de l’édition Folio,
4. « il y aurait toujours… » il pourrait écrire : « Je me sentais plus proche des
la forme verbale il y aurait (l. 27) n’a aucune valeur morts que des vivants. »
hypothétique mais correspond à un futur dans le
passé. le mode conditionnel est ici nécessité par la
concordance des temps et l’utilisation du discours Vers la lecture de l’œuVre
indirect libre qui se caractérise par l’absence de verbe
semprun
introducteur et de conjonction de subordination (ici
L’Écriture ou la vie ▶ p. 439
le « je pensais que » est sous-entendu). cette valeur
imprègne la fin du texte d’une tonalité pathétique et
poétique marquée par la répétition de la neige et de la n la vie écrite
fumée, à l’intérieur de deux propositions nominales 1. l’univers concentrationnaire
(l. 25, 27-28). le pathétique vient de l’impossibilité on retrouve plusieurs éléments de l’univers concen-
pour semprun d’oublier les deux symboles du camp : trationnaire même si ceux-ci sont toujours donnés
la neige qui évoque les conditions extrêmes des de manière disséminée, et sans que l’auteur ne s’y
camps, et la fumée qui renvoie au crématorium et à appesantisse, comme il le dit d’emblée : « Je ne vais
l’extermination. ces deux symboles qui réunissent pas raconter nos vies, je n’en ai pas le temps » (p. 19).
le froid et le chaud annoncent l’oxymore final : cette parmi les éléments caractéristiques des camps, on
neige dans tous les soleils. peut relever :
– l’odeur de chair brûlée qui entraîne la fuite des
n Perspectives oiseaux de la colline de l’ettersberg (pp. 16-17) ;
jorge semprun & primo levi – les cris des ss « Krematorium ausmachen » ;
ce qui, dans l’expérience de la déportation, rapproche – les différents lieux du camp : les blocks, et en
semprun de primo levi : particulier le block 56, les hautes rangées de châlits
– le même sentiment de vertige ; (p. 35), le revier ou l’infirmerie, les latrines, la porte
– la survie comme une question de chance ; et son inscription « Jedem das seine », « à chacun
– la difficulté d’être compris ; son dû » (p. 373), la tour de contrôle et les miradors
– l’importance du mûrissement de l’œuvre chez (p. 21), l’enceinte de barbelés électrifiés (p. 18), le
l’auteur, et de sa réception auprès du public : l’écart bordel ou sonderbau (p. 70) ;
temporel entre le premier livre (si c’est un homme) – les activités quotidiennes : la parade des ss (p. 55),
et le second récit de primo levi (la trêve) est le les corvées (p. 56) ;

432 n 6e partie. L’autobiographie


– l’omniprésence de la mort, et en particulier la mort la poésie. semprun, étudiant en philosophie, fait part
d’halbwachs, de morales, l’agonie d’un juif extrait de plusieurs discussions autour de la question du mal
d’un amoncellement de cadavres. avec à l’appui des références à Kant et schelling, ou
tous les éléments de la topique concentrationnaire encore Wittgenstein dont il récuse l’affirmation « la
sont convoqués soit par les hasards de la mémoire, mort n’est pas un événement de la vie » (démentie
soit replacés dans une quête identitaire de l’auteur. par la mort de morales : « j’avais vécu la mort de
il s’agit moins de décrire les camps que de montrer morales, pourtant, j’étais en train de la vivre »,
les conséquences de cette expérience sur l’auteur et pp. 251-252). la lutte avec l’ange de malraux sert
de s’interroger sur les possibilités de vivre avec ce aussi de support à une discussion sur la question du
souvenir. mal, qui survient après le témoignage du survivant
dans un camp comme Buchenwald, à la différence du sonderkommando (« une méditation, pour le dire
d’auschwitz, il n’y a pas de sélection : « les fai- avec les mots qu’andré malraux écrirait seulement
bles, les invalides, sont envoyés dans des baraques trente ans plus tard, sur “la région cruciale de l’âme
mouroirs où ils vivent plus misérablement, ils ne où le mal absolu s’oppose à la fraternité” », p. 78).
pourront pas travailler mais on ne les éliminera ni semprun et ses camarades tentent de recourir à la
par la chambre à gaz ni par d’autres méthodes » philosophie pour comprendre l’impensable, mais
explique semprun dans un entretien (l’école des la poésie semble d’un plus grand secours que les
lettres second cycle, 2002-2003, n°5, p. 44). théories philosophiques face au mal absolu. ainsi,
au moment de l’agonie de halbwachs, ce sont
2. la fraternité humaine
quelques vers du « voyage » de Baudelaire qui
semprun, reprenant un des grands thèmes de
servent de prière et d’adieu ; lors de l’agonie de
malraux, « cherche la région cruciale de l’âme
diego morales, ce sont des vers de cesar vallejo
où le mal absolu s’oppose à la fraternité » (p. 9).
qui cristallisent toute la souffrance de l’auteur :
cette fraternité s’exprime de manière paroxystique
« no mueras, te amo tanto » ; un dimanche après-
lors de veillées funèbres, comme celle de maurice
midi, c’est une conférence de l’auteur sur rimbaud,
halbwachs (« il sourit, mourant, son regard sur moi,
qui permet d’oublier quelques instants l’horreur ; le
fraternel », p. 38). plus trivialement, les latrines
lendemain de la libération du camp, c’est un poème
participent aussi de cette fraternité : c’est un lieu
de rené char, « la liberté », que l’auteur déclame
à part, « où échanger des nouvelles, quelques brins
sur la place d’appel. la beauté de la poésie sert de
de tabac, des souvenirs, des rires, un peu d’espoir :
contrepoint à l’insoutenable.
de la vie en somme » (p. 58).
le geste de l’étudiant allemand, révélé à la fin du 4. les références artistiques
livre, est un autre exemple de solidarité humaine. de manière plus générale le livre est pétri de références
lors de son retour à Buchenwald en 1992, semprun à l’art. quelques exemples :
découvre en effet que ses chances de survie ont été – p. 65, giacometti : « jamais plus je ne pourrais
considérablement accrues grâce à cet étudiant qui contempler les figures de giacometti sans me sou-
inscrivit sur sa fiche « stukkater » au lieu de « stu- venir des étranges promeneurs de Buchenwald :
dent » afin de lui éviter le camp de dora, chantier cadavres ambulants dans la pénombre bleutée des
souterrain où les déportés, sans qualification parti- baraques des contagieux » ;
culière, fabriquaient des fusées dans des conditions – pp. 43-44, le greco : « les cadavres, contorsionnés
épouvantables : « éviter dora, en somme, c’était comme les figures de greco » ;
éviter la mort. éviter, du moins, la multiplication des – p. 357, les chansons de Zarah leander, entendues
chances de mourir. » le livre s’achève ainsi sur un dans le haut-parleur de Buchenwald le dimanche.
message d’espoir : la fraternité se révèle plus forte l’art est un vecteur pour exprimer l’absurde, le regard
que le mal absolu. de l’esthète un exutoire à l’horreur.
3. la fraternité intellectuelle 5. le dilemme de l’écrivain
outre ces témoignages de solidarité humaine, le dilemme de semprun peut se résumer ainsi : soit
semprun décrit également plusieurs moments de l’écriture, c’est-à-dire la mort, soit la vie, c’est-à-dire
fraternité intellectuelle qui permettent de réaffirmer l’oubli – pour dépasser ce dilemme, il faudrait parve-
la valeur de l’homme, et de s’interroger sur la nir à réconcilier la vie et l’écriture. le premier titre
barbarie. on peut relever des réflexions à la fois envisagé : « l’écriture ou la mort… » (p. 299)
philosophiques et littéraires, avec une large place à est explicité page 215 : « je ne possède rien d’autre

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 433


que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire n l’écriture de la vie
ma vie, l’exprimer, la porter en avant. il faut que 7. une structure composite
je fabrique de la vie avec toute cette mort. et la le livre commence en avril 1945, au moment de
meilleure façon d’y parvenir, c’est l’écriture. or la libération du camp, et s’achève en 1992 quand
celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y l’auteur retourne à Buchenwald. entre ces deux
asphyxie. voilà où j’en suis : je ne puis vivre qu’en dates, la chronologie n’est pas vraiment respectée ;
assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture on a quelques repères temporels comme la
m’interdit littéralement de vivre ». comment inverser remise du prix Formentor pour le grand voyage,
la mort en vie, réconcilier les exigences de l’écriture en 1956, et le jour de la mort de primo levi, le
et de la vie ? 11 avril 1987, mais la composition de l’œuvre
– oublier et vivre ? avance au gré des réminiscences : le passé est
« il me fallait choisir entre l’écriture et la vie, j’avais toujours rattaché au présent, et le présent ne prend
choisi celle-ci. J’avais choisi une longue cure d’apha- son sens que par rapport à l’expérience des camps.
sie, d’amnésie délibérée, pour survivre » (p. 255) ; le livre mêle ainsi les différentes époques, sa
« la vie était encore vivable. il suffisait d’oublier » construction labyrinthique suit les méandres de
(p. 271) : mais il est illusoire de croire que l’on la mémoire. les allers et retours de la mémoire,
peut gommer l’expérience des camps et jouer avec traduits par de nombreuses analepses et prolepses,
sa mémoire. constituent l’épaisseur du récit. le livre est le récit
– écrire et retourner vers la mort ? d’une quête d’identité indissociable de l’expérience
difficulté d’écrire sur soi quand son passé est étroi- concentrationnaire et de la mémoire de cette
tement lié à la mort, mémoire mortifère. expérience.
– écrire pour vivre ? les motifs des différents chapitres :
avec le suicide de primo levi, semprun prend – « le regard » : celui épouvanté et horrifié des
conscience que la mort fait partie de son existence. officiers en uniforme britannique devant l’apparence
il réalise qu’il doit aller au devant d’elle, « remonter des déportés ;
le cours de [sa] vie vers cette source, ce néant – « le kaddish » : la plainte du juif, miraculeusement
originaire » (p. 319), non par le suicide mais par le sauvé, qui chante la chanson des morts en yiddish
retour sur les lieux et la plongée dans l’écriture. il sous l’amoncellement de cadavres ;
fait sienne la leçon délivrée par claude-edmonde – « la ligne blanche » : allusion au poème de rené
magny : « l’écriture, si elle prétend être davantage char « la liberté » : « elle est venue par cette ligne
qu’un jeu ou un enjeu, n’est qu’un long, intermi- blanche… » (p. 97) ;
nable travail d’ascèse, une façon de se déprendre – « le lieutenant rosenfeld » : lieutenant de la iiie
de soi en prenant sur soi : en devenant soi-même armée de patton avec qui l’auteur se rend à la maison
parce qu’on aura reconnu, mis au monde l’autre de campagne de goethe ;
qu’on est toujours » (p. 377). à la fin du livre, – « la trompette de louis amstrong » : entendue
comprenant que son passé de déporté constitue dans un hôtel d’eisenach, utilisé comme centre de
le socle de son identité et qu’écrire sur les camps rapatriement ;
c’est assumer son destin, il réussit à réconcilier – « le pouvoir d’écrire » : référence à la lettre sur le
l’écriture et la vie. pouvoir d’écrire de claude-edmonde magny écrite
6. les femmes à l’intention de semprun et qui sera publiée en 1947
– odile et lorène sont associées au retour à la vie (p. 193) ;
et à la sensualité ; mais odile témoigne aussi de la – « le parapluie de Bakounine » : un parapluie
difficulté de partager l’expérience des camps, et oublié qui aurait appartenu à mikhaïl alexandrovitch,
lorène, « l’inoubliable maîtresse d’oubli », est liée plus connu sous le nom de Bakounine, révolution-
à l’évanouissement consécutif à une tentative de naire russe ;
suicide plus ou moins consciente. – « le Jour de la mort de primo levi » : le 11 avril
– laurence est celle avec qui il put parler pour la 1987, primo levi se suicide ;
première fois des camps. – « Ô saisons, ô châteaux… » : titre d’un poème
– claude-edmonde magny : l’amie lettrée qui d’arthur rimbaud, (derniers vers) ;
l’aide à déterminer les raisons d’écrire et à prendre – « retour à Weimar » : retour à Buchenwald,
conscience du pouvoir de l’écriture. en 1992.

434 n 6e partie. L’autobiographie


8. les difficultés la neige d’antan recouvrait les pages de mon livre,
elles sont liées à la réception (« on peut tout dire les ensevelissait dans un linceul cotonneux. la
de cette expérience […] mais peut-on tout entendre, neige effaçait mon livre, du moins dans sa version
tout imaginer ? », p. 26), mais aussi à la transmis- espagnole. » le souvenir de la neige entraîne la
sion. impossibilité de raconter le camp au présent : décision de réécrire le livre en français, autre langue
« je ne parviens pas, par l’écriture, à pénétrer dans maternelle de semprun.
le présent du camp, à le raconter au présent… la neige renvoie donc au froid, à la mort, elle semble
comme s’il y avait un interdit de la figuration du consubstantielle au camp, mais elle symbolise aussi
présent… ainsi, dans tous mes brouillons, ça com- une expérience de déréalisation : la neige efface à
mence avant, ou après, ou autour, ça ne commence plusieurs reprises les contours du présent pour trans-
jamais dans le camp… et quand je parviens enfin
porter le narrateur dans un passé mortifère, arrache
à l’intérieur, quand j’y suis, l’écriture se bloque…
l’auteur à l’oubli bienheureux pour le replonger dans
Je suis pris d’angoisse, je retombe dans le néant,
une mémoire douloureuse mais indélébile : « c’était
j’abandonne… » (p. 218).
nécessité, donc, du recours à l’artifice : « seul ainsi, par le retour de ce souvenir, du malheur de
l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre vivre, que j’avais été chassé du bonheur fou de
partiellement la vérité du témoignage » (p. 26) ; l’oubli » (p. 285).
« traiter la réalité documentaire comme une matière
10. le genre du livre
de fiction » ; « raconter bien, ça veut dire : de
une œuvre polymorphe.
façon à être entendu. on n’y parviendra pas sans
un peu d’artifice. suffisamment d’artifice pour que – le livre est un mélange de fiction et de vérité,
ça devienne de l’art ! » (p. 165). de roman et d’autobiographie. semprun en cela
revendique sa parenté avec malraux (p. 74) : « il m’a
9. le motif de la neige toujours semblé que c’était une entreprise fascinante
la neige est indissociablement liée au camp de et fastueuse, celle de malraux retravaillant la matière
Buchenwald où les hivers étaient particulièrement de son œuvre et de sa vie, éclairant la réalité par la
rigoureux ; elle est donc un symbole de mort qui fiction et celle-ci par la densité de destin de celle-là,
revient comme un leitmotiv tout au long du livre : pour en souligner les constantes, les contradictions,
– le 1er mai 1945 à paris (p. 438), une bourrasque de
le sens fondamental, souvent caché, énigmatique ou
neige le transporte soudain sur la colline de l’etter-
fugitif » ;
sberg dont le souvenir se cristallise autour de deux
– l’écriture ou la vie est à la fois un témoignage dans
symboles très forts, la neige et la fumée : « à cet
instant, ce premier jour de la vie revenue, la neige lequel le je disparaît au profit d’un nous collectif,
tourbillonnante semblait me rappeler qu’elle serait, mais plus encore une autobiographie qui pose la
pour toujours, la présence de la mort » (p. 350) ; question de la crise de l’identité après l’expérience
– cette neige revient aussi le 1er mai 1964 à salz- des camps et le rapport complexe à l’écriture.
bourg avec la vision de son livre, devenu livre – l’œuvre n’est pas seulement un documentaire
blanc, vierge de tous signes d’imprimerie, la censure mais propose en outre une réflexion philosophique :
franquiste ayant interdit la publication du grand « l’enjeu ne sera pas la description de l’horreur. pas
voyage (pp. 350-351) : « la neige d’antan était de seulement, en tout cas, ni même principalement.
nouveau tombée sur ma vie. elle avait effacé les l’enjeu en sera l’exploration de l’âme humaine dans
traces imprimées du livre écrit d’une traite […]. l’horreur du mal » (p. 170).

22. Le Moi et l’Histoire : des mémoires à l’autobiographie n 435


la vérité autobiographique
23 en question
colette bleu étonné, quasi soupçonneux, l. 4-5 ; elle fronçait
1 La Maison de Claudine ▶ p. 443
les sourcils, l. 8 ; elle rit, l. 14). le talent de l’auteur
à croquer, en quelques traits, au sein de ce dialogue,
son portrait d’adolescente, celui de sa mère et de son
Pour commencer grand-père.
entre claudine à l’école, publié en 1900, sous le cette théâtralisation a pour avantage de rendre la
nom de son mari, et la maison de claudine, publié scène vivante, de l’actualiser, et de garder le naturel
sous son nom de plume en 1922, la vie de sidonie d’une conversation pour rendre compte d’un sujet
gabrielle colette a été marquée par de nombreux grave : il s’agit bien de dévoiler sous une forme
bouleversements : divorce d’avec Willy, amours anodine le secret de famille. en somme, pourrait-on
féminines, rencontre avec henry de Jouvenel, mort dire au risque du paradoxe, la dramatisation contribue
de sa mère, naissance de sa fille… nourrie de ces à dédramatiser la situation.
expériences, son œuvre gagne en maturité et auto-
nomie. la maison de claudine se présente comme 3. un souvenir durable
un album qui oscille entre le présent et le passé ; le derrière cette apparente légèreté, on peut voir que
personnage de l’auteur – qui se cache derrière le l’épisode a profondément marqué l’auteur, à travers
prénom de claudine – et celui de sido, sa mère. c’est la précision avec laquelle elle retranscrit la scène et
aussi, selon l’auteur, son « livre le plus véridique », l’attention portée au portrait du grand-père, gardé
« celui où il y a le moins de transposition ». comme une sorte de relique (honteuse), enfermé au
fond d’un tiroir (l. 23). cette conversation recèle, en
1. l’émergence du secret effet, quelque chose de traumatisant pour une ado-
ledialogueprogresseautourdelareprisedel’expression lescente de quatorze ou quinze ans (l. 1), puisqu’elle
qui fait aussi le titre du chapitre la fille de mon père. brise l’image idéale du grand-père, qui devient ici
cette expression est d’abord présentée comme un don juan paradoxal, coureur de jupons, à l’aspect
une boutade, un dicton devenu familier, jusqu’au repoussant (l. 20). le dialogue soulève aussi la
jour où la mère remet en cause une certitude en question de la bâtardise, présentée ici comme un
interpellant sa fille sur cette formule devenue phénomène banalisé (il en a eu… qui sait combien ?,
traditionnelle : tu sais qui est la fille de mon père ? l. 15) et invite l’adolescente à s’interroger sur sa
(l. 9-10). le rejet de la réponse attendue et spontanément propre filiation, dans la mesure où la mère rapproche
donnée par claudine : mais c’est toi, naturellement ! sa fille d’une de ces bâtardes, en lui serinant tu
impose dès lors une explication. l’habileté de la mère ressembles à la fille de mon père.
consiste ici à faire émerger le secret de famille le plus
naturellement possible, sur un ton à la fois désinvolte n Vers le Bac (invention)
et amusé (l. 14). pourtant, derrière cette apparente on peut fournir aux élèves le paragraphe, dans la
légèreté, la mère dévoile des événements sans doute suite du texte de colette, où sido évoque la destinée
difficiles à admettre pour une adolescente. de cette demi-sœur avant de conclure par la phrase
qui a fourni le sujet.
2. une scène théâtrale « – Je l’ai bien soignée après, tu sais, la fille de mon
plusieurs éléments font de cette scène une scène père... J’ai appris. elle est devenue jolie, grande, plus
théâtrale : blonde que toi, et tu lui ressembles, tu lui ressem-
– l’omniprésence du dialogue qui progresse autour bles... Je crois qu’elle s’est mariée très jeune... ce
d’un jeu de questions/réponses ; n’est pas sûr. Je ne sais rien de plus, parce que mon
– la présence des objets qui agrémentent la mise en père l’a emmenée plus tard, comme il l’avait apportée,
scène (elle laissait parfois tomber sur ses genoux sans daigner nous rien dire. elle a seulement vécu ses
son livre ou son aiguille, l. 3-4 ; reprenait l’aiguille premières années avec nous, eugène, paul, irma et
ou le livre, l. 8) ; moi, et avec Jean le grand singe, dans la maison où
– la description des attitudes qui fait penser à des mon père fabriquait du chocolat. le chocolat, dans
didascalies (m’envoyait par-dessus un regard gris- ce temps-là, ça se faisait avec du cacao, du sucre

436 n 6e partie. L’autobiographie


et de la vanille. en haut de la maison, les briques phie, l’auteur dénonce en effet, à la fois la comédie
de chocolat séchaient, posées toutes molles sur la familiale et la comédie de l’enfant qui essaie de se
terrasse. et, chaque matin, des plaques de chocolat conformer à l’image qu’on se fait de lui, à savoir celle
révélaient, imprimé en fleurs creuses à cinq pétales, d’un surdoué qui annonce un écrivain de génie.
le passage nocturne des chats... Je l’ai regrettée, la – la situation de l’extrait. préciser l’allégresse avec
fille de mon père, et figure-toi, minet-chéri... laquelle sartre a décrit la mort de son père au début
la suite de cet entretien manque à ma mémoire. » de l’ouvrage, une cinquantaine de pages plus haut :
« la mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de
conseils à donner aux élèves
ma vie : elle rendit à ma mère ses chaînes et me
– veiller à respecter la présentation du dialogue :
donna la liberté. » (Folio n°607, p. 18) ; « si mon
ouverture des guillemets au début du dialogue,
père vivait, je connaîtrais mes droits et mes devoirs :
fermeture à la fin, tirets pour les répliques, ne pas
il est mort et je les ignore : je n’ai pas de droit puisque
mettre le nom des personnages pour un dialogue
l’amour me comble : je n’ai pas de devoir puisque
romanesque.
je donne par amour. un seul mandat : plaire ; tout
– travailler la mise en scène : donner des indications
pour la montre. » (Folio, pp. 29-30)
sur l’attitude des personnages et la tonalité de leurs
répliques, varier la longueur des répliques et leur 1. les conséquences de la mort du père
enchaînement. la disparition du père de sartre entraîne un certain
– garder la tonalité et le style de l’extrait, notam- nombre de conséquences sur le plan psychologique,
ment ce qui fait le charme de la parole de sido : intellectuel et matériel, à partir desquelles se définira
une désinvolture à la fois familière et hautaine, une l’identité de l’enfant. tout d’abord, sartre n’a « pas
franchise qui se moque des convenances. de sur-moi » comme il l’a dit plus haut avec humour
– travailler l’enchaînement avec le texte de colette, (Folio, p. 19), c’est-à-dire pas d’autorité supérieure
celui qui est fourni par le manuel, ou celui qui est donné dont il aurait fait sa loi ou qui lui aurait donné une
ci-dessus (combler alors les points de suspension). ligne de conduite (l. 1-4). ensuite, il échappe à toute
orientation prédéfinie : il n’est pas prédestiné à un
Pour aller plus loin avenir plus qu’à un autre (l. 5-12). sur le plan maté-
Bibliographie : riel, enfin, il ne possède rien, aucun héritage, aucun
– claude pichois et alain Brunet, colette, le livre patrimoine à entretenir (l. 12-19). son existence
de poche, n°14934 ; n’étant définie par aucun déterminisme, ni justifiée
– Francine dugast, introduction à l’édition des par une quelconque action à poursuivre, sartre en
romans de colette, © le livre de poche, « la déduit qu’il n’a pas d’âme (l. 29).
pochotèque », 2004. au début du texte (l. 1-13) prédomine le conditionnel
passé deuxième forme : eût lesté (l. 1), eût habité,
eût donné (l. 3), j’eusse fondé (l. 4), eût décidé (l. 5),
sartre
2 Les Mots ▶ p. 444
j’eusse été rassuré (l. 6), eût-il laissé, eût été changée
(l. 12-13) ; mode de l’irréel, il oppose la situation que
le jeune sartre aurait connue si son père avait vécu, à
Pour commencer sa situation réelle, exprimée (essentiellement dans la
– quelques notions philosophiques à rappeler. pour fin du texte, l. 21-29) par l’imparfait ou le passé simple
sartre « l’existence précède l’essence », comme il de l’indicatif. cette opposition entre destin supputé et
l’a montré dans l’Être et le néant et résumé dans destin effectif est prolongée avec le conditionnel pré-
qu’est ce que l’existentialisme ? selon lui, l’homme sent jusque dans le texte que le lecteur a sous les yeux :
est absolument libre : il n’est rien d’autre que ce je n’écrirais pas puisque je serais un autre (l. 13). au
qu’il fait, il est un projet et n’a pas d’essence pré- milieu du texte (l. 14-20), deux autres temps et valeurs
déterminée. cette philosophie, qui pose la liberté de l’indicatif font comme une transition entre l’ordre
comme absolue, s’oppose aux valeurs bourgeoises du fantasme et celui de la réalité vécue : une phrase
liées à la famille, à la propriété, et à la religion, qui au présent gnomique, d’abord (l. 14-17), qui inscrit
représentent, selon sartre, autant de déterminismes l’expérience particulière dans une loi générale ; puis
et d’entraves à notre liberté. une phrase au passé (l. 17-20) qui, rapportant une
– le projet des mots. il s’agit d’une illustration anecdote récente (il y a quelques jours), propose un
sur un mode ironique de sa philosophie et d’une contre-exemple pittoresque par rapport auquel sartre
entreprise de démystification. dans cette autobiogra- peut définir sa situation d’alors.

23. La vérité autobiographique en question n 437


2. la satire sociale désigner le père de sartre, ce respectable locataire, qui
dans cet extrait, sartre critique la bourgeoisie et ses l’eût habité (l. 3) – c’est-à-dire investi de ses propres
valeurs, à savoir le matérialisme et le déterminisme désirs et guidé – s’il avait vécu. elle est reprise
social. cette critique s’exprime à travers le ton iro- ensuite, au sens propre, pour illustrer l’exemple du
nique du texte, visible en particulier dans l’alliance jeune héritier qui existe par rapport à ce qu’il pos-
des termes antithétiques ignorance et savoir (l. 2), sède (l. 14-16). l’être (selon l’éthique bourgeoise)
qui tourne en dérision l’exemplarité du père pour le se définit par rapport à l’avoir, comme le souligne
fils. l’ironie se lit aussi dans la caricature du proprié- le champ lexical de la consistance et de la stabilité
taire, développée à travers la figure du petit garçon, (image stable, l. 15 ; inertie, l. 17), et la référence à
ridiculisé par ses paroles prétentieuses (c’est moi le des matériaux solides (le gravier et les vitres, l. 16),
maître) et l’antiphrase voilà un homme ! (l. 20). qui composent la substance immortelle de [l’]âme
sartre échappe donc à un déterminisme social et (l. 17). au contraire sartre, qui ne possède rien, reste
intellectuel : il n’est ni obligé de suivre la carrière abstrait (l. 25), pas consistant, ni permanent (l. 27).
paternelle, ni destiné à entretenir un patrimoine, réduit notons que presque tous les indicatifs qui définis-
ici à néant. il est intéressant de voir comme sa carrière sent sa situation (voir la question 1) sont à la forme
d’écrivain est affirmée comme l’envers d’un héritage, négative : à proprement parler, la situation de l’enfant
presque comme une négation des valeurs bourgeoises : est celle d’un démuni, d’un dépossédé : comme s’il
je n’écrirais pas puisque je serais un autre (l. 13). n’était rien (la forme verbale je n’étais revient à cinq
reprises, l. 21, 27, 28) parce qu’il n’avait rien. cette
3. ironie et autodérision absence d’âme (l. 29) dit son flottement, comme s’il
la privation, loin d’entraîner le malheur, fonde au était resté dans les limbes.
contraire la liberté de l’enfant. la distanciation
ironique est visible : n Perspectives
– dans le ton détaché que sartre utilise pour parler
jean(-paul) sans terre
de son père, qu’il nomme soit par son état civil
(jean-baptiste sartre l. 6-7), soit par le pronom jean sans terre était le titre donné par sartre à son
personnel à la troisième personne du singulier, soit premier projet autobiographique, entamé vers 1952,
par des périphrases comme ce respectable locataire abandonné, et repris en 1961 sous une forme plus
(l. 3) ou mon géniteur (l. 5) ; condensée qu’il intitula les mots. ce titre fait allu-
sion au roi d’angleterre (1167-1216) frère de richard
– dans la mise en scène humoristique des paroles
cœur de lion, mais renvoie surtout à l’individu
du père rapportées par la mère (« mon fils n’entrera
dépourvu d’héritage et de propriété, comme sartre
pas dans la marine », l. 9) qui ne renseignent guère
l’explicite en 1974 : « sans terre, ça voulait dire :
le fils sur sa destination ;
sans héritage, sans possession. Ça voulait dire ce
– dans le refus d’un sentiment de vénération et
que j’étais. » (« entretiens avec Jean-paul sartre »,
l’absence de toute marque de regret ou d’attendris-
publié par simone de Beauvoir en appendice à la
sement lié à sa disparition.
cérémonie des adieux, © gallimard, 1981) Jean étant
le détachement est aussi visible dans le regard que
à la fois le prénom du père et du fils, il peut renvoyer
sartre porte sur lui même. l’autodérision s’exprime
à l’un comme à l’autre. ce titre illustre bien l’extrait,
en particulier dans l’utilisation d’un registre familier,
dans la mesure où il définit la situation de dénuement
avec l’expression venu foutre sur terre, introduite par
et de déracinement dans laquelle se trouve sartre.
la précision humoristique personne, à commencer par
moi (l. 10-12). cette tonalité familière est mise en
n Vers le Bac (commentaire)
valeur par le contraste créé avec la formule philoso-
phique, utilisée un peu plus loin de manière ironique : tout le passage est structuré de manière à aboutir à la
substance immortelle de son âme (l. 17). chute en un mot je n’avais pas d’âme. cette chute est
l’ironie et l’autodérision neutralisent radicalement mise en valeur par la brièveté de la proposition intro-
la tentation du pathos inhérente à la situation (pas duite par en un mot, qui contraste avec la longueur
larmes pour l’orphelin !), afin de donner au texte de la phrase qui l’amène. la dernière phrase du texte
toute sa portée critique. est en effet, composée de trois propositions séparées
par des points virgules et d’une accumulation de
4. « nous ne fûmes jamais chez nous » négatives mises en valeur par la triple répétition du
le texte file la métaphore de l’habitation et de la verbe « être », souligné par l’italique. précédemment,
propriété. elle est d’abord utilisée au sens figuré pour le paragraphe est parfaitement organisé pour aboutir

438 n 6e partie. L’autobiographie


à ce constat. sartre commence par constater l’absence 1. un texte métaphorique
d’orientation de son moi et de son avenir, liée à la anny duperey compare sa vie à un chemin (l. 2),
disparition de son père. il développe ensuite les liens interrompu par la mort de ses parents, coupé en deux
entre l’être et l’avoir, grâce à un exemple général (l. 16). pour figurer cette interruption, elle utilise
(celui du jeune héritier, dont les biens lui renvoient la métaphore du fil cassé (l. 3) par la coupure (l. 2)
une image solide de lui-même), et un exemple par- de l’accident. pour traduire son traumatisme, elle
ticulier (celui du fils du patron du restaurant, qui se fait également surgir de la métaphore précédente
proclame maître en l’absence du père), tous deux l’image très forte de la décapitation (être coupée en
suivis d’un contre-exemple : le sien. si l’être se deux, l. 16-17), explicitée à la fin du texte par le mot
définit par ses biens et son déterminisme social, décapités (l. 26) et par le vœu de finir entière (l. 26-27).
sartre, dépourvu de bien et de père, sans consistance l’allusion macabre de cette dernière phrase à la
et abstrait, déduit logiquement qu’il n’a pas d’âme. réunion de ce qui a été violemment séparé révèle
mais ces manques, loin d’être négatifs, sont en réa- le désir de reconstruire son identité brisée depuis la
lité un gage de liberté et la promesse d’une richesse disparition de ses parents.
infiniment supérieure, dont témoigne exemplairement
l’ouvrage que le lecteur a entre les mains (je n’écrirais 2. la tentation de l’oubli
pas puisque je serais un autre, l. 13). anny duperey a été tentée, un moment, de nier
son passé par l’écriture et d’imaginer une autre
Pour aller plus loin vie sans l’accident fatal de ses parents. l’écriture
l on pourra rapprocher sartre et rousseau : chacun jouait alors le rôle de fuite et de négation de la
des deux autobiographes, par des voies différentes, réalité. cette fonction est exprimée dans le texte
recherche une transparence ; l’un par la sincérité, par les deux points (l. 3) qui déroulent le synopsis
l’aveu et la multiplicité des détails, l’autre par un d’une vie imaginaire, que l’emploi de l’imparfait
regard démystificateur et une analyse critique. mais de l’indicatif fait fugitivement accéder à la réalité.
tous deux aboutissent à un constat opposé : si rous- à la mort se substituerait la vie (le terme est répété
seau clamait en ouverture des confessions son unicité quatre fois entre les lignes 7 et 9), à l’absence la
et son exemplarité, sartre, lui, affirme en conclusion présence, comme l’expriment les pronoms person-
des mots son uniformisation qui le fond dans la nels (ils, nous) et les sujets ma mère, mon père, à
masse : « si je range l’impossible salut au magasin chaque fois imbriqués avec la première personne du
des accessoires, que reste-t-il ? tout un homme, fait singulier : voir l’enchaînement des sujets ils et je
de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut unifiés dans le nous (l. 3-4) ; voir aussi la position
n’importe qui. » centrale de la fillette dans le trio féminin qu’elle
soude, maternelle envers sa petite sœur à qui elle
l Bibliographie : claude Burgelin, « les mots »
donn[e] le biberon, et elle-même câliné[e] avant
de jean-Paul sartre, © gallimard, « Foliothèque »,
de dormir par sa mère (l. 5-6). cependant, l’auteur
n°35, 1994.
refuse cette fuite dans l’irréel et le rêve, comme le
montre le conditionnel aurait pu être (l. 9), aussitôt
récusé par l’indicatif n’a pas été (l. 10). elle juge
duperey même sévèrement cette attitude, qu’elle qualifie
3 Le Voile noir ▶ p. 445 de jeu […] inutile, faux, et probablement dange-
reux (l. 12-13), puis de stupide et inutile (l. 15).
en effet, cette posture n’aurait fait que l’éloigner
Pour commencer
d’elle-même, la dévoyer de l’unique chemin qui
opposer l’image pétillante et gaie de l’actrice de théâtre pourrait la ramener à une certaine unité, à savoir
(la répétition ou l’amour puni d’anouilh en 1986, un une plongée dans son passé.
mari idéal d’oscar Wilde en 1995), de cinéma (bye,bye
barbara de michel deville en 1968, un éléphant ça 3. l’écriture : une difficile anamnèse
trompe énormément d’Yves robert en 1976), et de il s’agit pour l’auteur de retrouver son passé oublié,
télévision (voir la série une famille formidable), avec celui qui est antérieur à la disparition de ses parents,
le visage grave et douloureux de l’écrivain, qui revient afin de savoir qui elle est (l. 20-21). mais le travail
dans ce livre sur le trou noir de ses premières années d’anamnèse se heurte à une porte close, celle de sa
d’enfance, qu’occulta le traumatisme causé par la mort mémoire (l. 22). anny duperey ne parvient pas à
accidentelle de ses parents. ressusciter le passé enfoui par le traumatisme.

23. La vérité autobiographique en question n 439


4. l’apostrophe aux parents disparus au cœur », employée quelques lignes avant notre
l’auteur mentionne d’abord ses parents à la troisième extrait, qui concrétise sans doute mieux le poids de la
personne, ce qui, somme toute, est classique dans un souffrance.
récit. toutefois notre attention est attirée par la mise
en majuscules de la dernière occurrence du pronom n Vers le Bac (oral)
de la troisième personne (eux, l. 12), qui peut trahir i. le traumatisme
une certaine fébrilité de la narratrice. et brusquement 1) les origines du traumatisme
(l. 19), au détour d’une phrase, elle s’adresse à eux à – duperey : la perte accidentelle de ses parents quand
la deuxième personne du pluriel : le vous, comme un elle avait huit ans.
cri libéré, se multiplie alors, immédiatement repris, – Juliet : la mort de sa mère internée dans un asile
puis explicité (mon père et ma père), et repris encore psychiatrique après une tentative de suicide, un mois
(l. 20). cette énonciation forte, presque fiévreuse, après sa naissance.
mêle à la déclaration d’amour un sentiment de souf- – perec : la déportation de sa mère qu’il n’a jamais
france qui renforce la tonalité pathétique de l’extrait : revue depuis l’adieu de la gare de lyon, quand il
la femme adulte se présente comme un petit enfant avait six ans.
incapable d’exister sans ses parents : j’ai besoin de 2) les conséquences du traumatisme
vous pour enfin savoir qui je suis (l. 20-21). cette – duperey : le traumatisme entraîne l’amnésie,
souffrance est peut-être même teintée de rancœur : la souffrance, une fracture ; le titre insiste sur
voir l’incipit du livre où l’auteur explique les raisons l’amnésie.
pour lesquelles elle ne dédicace pas ce livre à ses – Juliet : la souffrance et le sentiment de fracture
parents : « parce que obscurément, je leur en veux sont évoqués dans l’œuvre : « fendu en deux » (Folio,
d’avoir disparu […] quasiment par inadvertance. p. 152), « c’est ton visage qui te paraît coupé en deux
c’est impardonnable. » (p. 7-8) comme si une hache s’était abattue sur ton crâne »
5. le lien avec le lecteur (Folio, p. 140) ; le titre renvoie à la souffrance, à la
l’intensité pathétique de ce texte repose aussi sur déchirure.
le lien qu’entretient l’auteur avec le lecteur. anny – perec : amnésie (« je n’ai pas de souvenirs d’en-
duperey établit un lien de connivence avec le lecteur fance »), sentiment d’être précipité dans le vide
qui devient son confident et le témoin de son drame transfiguré par le parachute dans notre extrait.
intérieur comme le montrent l’interrogation (l. 22), chez les trois auteurs on retrouve un sentiment de
l’emploi du on (l. 23) qui désigne le lecteur, les culpabilité.
points de suspension (l. 27) qui laissent entendre à
ii. l’écriture
la fois la difficulté de l’entreprise et la souffrance
1) l’écriture ressentie comme une nécessité
de l’auteur.
– duperey : une nécessité vitale (j’ai besoin,
n Perspectives l. 20).
cet extrait justifie le choix du titre de l’œuvre. la – Juliet : le désir d’entreprendre un récit (l. 1), le
métaphore filée du voile noir (l. 17) est utilisée pour besoin d’écrire (l. 14).
désigner l’amnésie de l’auteur. elle est immédiate- – perec : volonté de retrouver les origines du fan-
ment associée à une comparaison qui la complète tasme (voir la note en fin de texte).
et l’explicite : celle de la porte close qui matérialise 2) le rôle de l’écriture : une lente anamnèse
l’impossibilité d’accéder à son passé. cette image est – duperey s’aide de photos mais ne retrouve pas
traduite en termes psychanalytiques par l’expression son passé.
le trou noir d’une enfance perdue (l. 24). déjà dans – Juliet veut ressusciter ses mères, leur donner la
l’incipit, l’auteur donnait la signification du titre : parole : montrer tout ce qui d’elles est passé en toi
« je n’ai aucun souvenir de mon père et de ma mère. (l. 11).
le choc de leur disparition a jeté sur les années qui – perec s’attache aux détails pour tenter de recons-
ont précédé un voile opaque, comme si elles n’avaient truire l’événement fondateur, dire la blessure par des
jamais existé. » images indirectes (voir la métaphore de la suspen-
si ce titre semble justifié, on pourrait cependant lui sion), s’aide de photos, de témoignages.
reprocher de minimiser la souffrance de l’auteur : 3) les difficultés
le voile donne une impression de légèreté par – duperey se heurte à la porte close de [s]a mémoire
opposition, par exemple, à l’image du « boulet (l. 22).

440 n 6e partie. L’autobiographie


– Juliet doit conquérir le langage, trouver les mots décide de vouer sa vie à l’écriture : il est alors mu par
justes. « un besoin tout à fait impérieux » lié à « la nécessité
– perec : difficulté de retrouver les événements, de de mettre de l’ordre en [lui], d’élucider certaines
les dater. choses, de dénouer des conflits ». lambeaux, qui le
révèle au public, témoigne de ce désir patient et passionné
conclusion: l’écriture comme thérapie ? de mettre des mots sur la souffrance et le silence.
un exorcisme après une quête éprouvante
– duperey : il faudra attendre le livre suivant pour 1. enjeux et difficultés
parvenir à une certaine sérénité, mais les souvenirs l’auteur souhaite, à travers ce livre, entreprendre une
ne parviennent pas à resurgir. double biographie : écrire un récit où [il] parlerai[t]
– Juliet : le livre s’achève sur un hymne à la vie de [s]es deux mères (l. 1-2), pour les ressusciter (tu les
(l’emplacement du texte dans l’œuvre explique en tireras de la tombe, l. 29), leur donner accès à [une]
partie le ton plus optimiste que l’extrait de duperey, parole libératrice qu’elles n’ont pas eue (l. 22-23)
au début du voile noir). et leur rendre hommage (dire ce que tu leur dois,
– perec : la publication de son livre met fin à sa l. 10). mais il s’agit aussi d’écrire une autobiographie,
psychanalyse. qui comme telle interroge l’origine et la filiation
(l. 11), et dans laquelle il relater[a] [s]on parcours
Pour aller plus loin de fils et d’écrivain, en revenant sur la matière de ses
parler de « la suite » du voile noir : je vous écris (les livres qui est aussi la matière de sa vie (l. 12-16). et
deux livres, qui forment un diptyque, sont souvent puisque, pour lui, la parole est une désaliénation, il
rassemblés en un coffret). je vous écris rassemble souhaite revenir sur son passé pour également s’en
quelques-unes des innombrables lettres reçues après affranchir et gagner [s]on autonomie (l. 21).
la publication du voile noir et auxquelles répond l’auteur, pour réaliser son projet, s’est heurté à de
l’auteur, qui met fin ainsi au travail de deuil. reve- nombreuses difficultés, liées d’une part à la profusion
nant dans ce livre sur l’accident, duperey parvient à des émotions (il remue en toi trop de choses, l. 18-19),
se défaire d’un sentiment de culpabilité et accède à et d’autre part à la difficulté de trouver les mots
une certaine sérénité. elle découvre en effet qu’elle justes, comme le montre la métaphore filée de la
aussi a été en partie victime de l’intoxication de ses lutte (lutter, conquérir, combat, l. 25-26).
parents, ce qui explique sa somnolence et son absence
2. un lyrisme sobre et poétique
de réaction : « ce vieux boulet, cette culpabilité qui
devait me miner sournoisement, ce nœud de ma vie, l’extrait s’ouvre sur un balancement créé par la
c’est vous qui l’avez dénoué. » coordination de deux épithètes, qui désignent chaque
mettre en parallèle la fin du voile noir (« J’en suis fois l’une des mères de Juliet. ce rythme binaire,
là. / et à constater où j’en suis, le chemin à parcourir mis en valeur par la disposition typographique, crée
pour enfin pouvoir parler d’eux sans pleurer, vingt une sorte de litanie qui rappelle les versets de la
ans me semblent un délai bien court… ») et celle Bible. par ailleurs, l’accumulation de propositions
de je vous écris : « à la fin du voile noir je situais à brèves, composées d’un infinitif injonctif suivi d’un
vingt ans le temps nécessaire pour parvenir à parler complément, renforce l’impression de litanie, comme si
d’eux sans pleurer. J’y suis presque arrivé, vous l’auteur égrenait la liste de ses objectifs dans un
voyez, c’est encourageant. Je souhaite tout de même style à la fois sobre et poétique. si la syntaxe et
ne pas avoir besoin de tout ce temps pour retrouver le vocabulaire se caractérisent par leur simplicité,
quelques souvenirs de mon enfance oubliée. » la juxtaposition des phrases en une série de petits
paragraphes et le choix d’images poétiques (l. 8)
rapprochent cette page d’un poème en prose. le
lyrisme y est sobre et discret : aux épanchements
Juliet
4 Lambeaux ▶ p. 446
narcissiques, Juliet préfère les silences – traduits par
les phrases très courtes et les nombreux retours à la
ligne – à un je égocentrique, il substitue un tu plus
Pour commencer discret ou des tournures impersonnelles.
à l’âge de vingt-trois ans, charles Juliet abandonne
ses études médicales à l’école de santé militaire de 3. une mise en abyme
lyon pour se consacrer aux mots, les siens et ceux on peut parler ici de mise en abyme, dans la mesure
des autres, découvrant la lecture en même temps qu’il où l’extrait reflète l’œuvre toute entière avec ses

23. La vérité autobiographique en question n 441


enjeux, ses difficultés et les tentatives pour les sur- 2) une difficile anamnèse
monter. ce texte met en scène l’écriture et constitue 3) renaître et retrouver une unité perdue ?
l’aboutissement de la quête de l’auteur, ce qui expli-
que sa place à la fin de l’œuvre. en même temps, il Pour aller plus loin
initie le lecteur à la lente parturition du livre qu’il est l une autre femme qui a compté pour Juliet : la
sur le point d’achever, l’incitant aussi à le relire. femme du chef de l’école de l’enfant de troupe avec
qui il eut une liaison, racontée dans l’année de l’éveil
4. des antithèses épiques
et décrite ainsi dans l’inattendu :
les épithètes qui qualifient les deux mères au début
« toujours tu fus cette femme donnée qui aspire à
du texte désignent des valeurs morales voire reli-
donner toujours davantage. cette grandeur en toi
gieuses, et s’apparentent à celles qui désignent les
qui me renvoyait au peu que j’étais. mais quand je
héros dans les épopées. elles disent la souffrance et
me trouve trop décevant, c’est vers toi que revient
la solitude, le courage et la générosité. elles renvoient
ma pensée, sur ton exemple que je m’appuie pour
à deux attitudes antithétiques et complémentaires,
me redresser. ces choses toutes simples que nous
comme le souligne la coordination et qui les relie.
n’avons jamais pu faire ensemble et auxquelles j’ai
ces adjectifs substantivés font de ces femmes des
longuement rêvé : nous promener main dans la main
types exemplaires : la généralisation efface leur
sur le cours mirabeau, nous rendre un soir dans une
singularité pour les faire accéder à une universalité
boîte de nuit et danser jusqu’à l’aube, boire un verre
qui n’enlève rien à leur caractère d’exception.
à la terrasse d’un café tout en bavardant et regardant
5. deux portraits complémentaires déambuler les passants… et t’ayant connue, ayant
les deux portraits s’opposent : d’un côté on trouve été façonné par ton amour, comment n’aurais-je
des termes à connotation péjorative, une passivité, pas maintenant une haute idée de la femme ? »
et le lexique de la mort (l’esseulée, l’étouffée, la (p. 220)
jetée-dans-la-fosse, l. 3-5), de l’autre, des termes l Bibliographie :
à connotation méliorative, une posture active, et – un entretien avec charles Juliet sur le journal
le lexique de la vie (la vaillante, la valeureuse, intime et l’autobiographie, paru dans l’école des
la toute-donnée). mais ils se rejoignent dans le lettres second cycle, juin 2003 (n°14), pp. 53-58 ;
destin exceptionnel de ces deux femmes qui fait de – roche stéphane, charles juliet : écriture de l’in-
l’une une martyre, de l’autre une sainte. l’une par time et journal de l’écriture. Pour une esthétique du
son absence, et l’autre par sa présence n’ont cessé journal, thèses à la carte, 2004.
d’entourer l’auteur et de le tenir dans l’orbe de leur
douce lumière (l. 8-9). à travers cette image poétique, Vers la lecture de l’œuVre
l’auteur évoque l’aspect réconfortant d’une lumière
à la fois douce, chaleureuse, et protectrice, comme Juliet
le laisse entendre le motif de la sphère. Lambeaux ▶ p. 447

6. le choix du tu
le choix de la deuxième personne du singulier pour n genre et composition
désigner l’auteur s’explique par une volonté de celui- 1. le titre
ci de se mettre à distance. cette deuxième personne le titre de l’œuvre renvoie aux deux significations
établit un triple dialogue de l’auteur avec lui-même, du mot « lambeaux » : l’idée de déchirure et de bles-
avec ses mères, et avec le lecteur qui se trouve ainsi sure d’une part, la notion de fragment et de morceau
impliqué dans cette démarche d’introspection. d’autre part. la blessure désigne à la fois celle de
Juliet, arraché à sa mère un mois après sa naissance,
n Vers le Bac (commentaire) et la vie de sa mère biologique qui ne fut que souf-
plan de commentaire comparé : frances et « arrachements » (p. 24). quant au motif
i. une mise en abyme de l’œuvre du fragment, il illustre aussi bien le style de l’œuvre,
1) les origines souvent elliptique et proche du verset biblique, que
2) les difficultés sa composition faite d’une juxtaposition de bribes de
la vie d’une mère inconnue et d’un moi déchiré. ces
3) la signification du titre
bribes de vie, mis bout à bout, permettent paradoxale-
ii. la quête de soi grâce à l’écriture ment à l’auteur de construire une œuvre, lambeaux,
1) la tentation de nier le passé et de reconstruire une identité en lambeaux.

442 n 6e partie. L’autobiographie


2. le genre chacun a d’ailleurs fait une tentative de suicide
lambeaux relève à la fois de la biographie et de (pp. 80, 147) ;
l’autobiographie. la première partie s’apparente – ils sont tous deux habités par un désir de fuir :
en effet à une biographie de sa mère biologique : « partir, certes partir… » (p. 31), « ce désir de fuite,
Juliet s’appuie sur des témoignages extérieurs pour de partir loin, de marcher sans fin sur les routes »
faire revivre celle qu’il n’a jamais connue, mais (p. 109).
aussi sur l’empathie qu’il éprouve pour sa mère et ce sont deux écorchés de la vie (le thème de la
son histoire. cette biographie, se dédouble dans blessure, de la souffrance et de la fracture revient
la deuxième partie, puisque l’auteur souhaite non dans les deux parties : « de ce jour qui a fracturé ta
seulement faire revivre sa mère biologique, mais vie », page 62 ; « elle a sans doute atténué les effets
aussi rendre hommage à sa mère adoptive. le de la fracture », page 153), mais tandis que l’un a
livre se présente comme une sorte de diptyque, succombé, l’autre a réussi à surmonter sa douleur.
« un récit où [il] parlerai[t] de [s]es deux mères »
(p. 446, l. 1-2). par là-même, la seconde partie n Personnages
du livre prend un tour autobiographique, dans 5. la mort de la mère
la mesure où le portrait de la mère adoptive fait la mère de Juliet fut internée dans un hôpital psy-
revenir l’auteur sur son enfance, ses études, et son chiatrique, à la suite d’une tentative de suicide, après
parcours d’écrivain. la naissance de son quatrième enfant. à l’hôpital, un
loin de s’opposer, biographie et autobiographie ne médecin tombe sur son journal intime et comprend
font qu’un. l’autobiographie pour charles Juliet qu’elle souffre avant tout d’une immense solitude. il
implique en effet le passage par la biographie : il décide de la laisser sortir, à condition que sa famille
faut retrouver les traces de l’existence de la mère trouve quelqu’un pour lui tenir compagnie ; mais
pour se reconstruire et lui donner la parole qu’elle le temps passe et la mère de Juliet, de plus en plus
n’a jamais eue pour renaître. cette fusion de la bio- esseulée, s’empare un jour d’un pinceau et écrit
graphie et de l’autobiographie s’opère par le choix sur les murs de l’hôpital sa détresse. il n’est alors
de la deuxième personne du singulier, présente dans plus question de sortie, la guerre éclate, et elle est
les deux parties du livre. retrouvée dans sa cellule, morte de faim, victime
de « l’extermination douce » pratiquée par les alle-
3. le choix du tu : un triple dialogue de l’auteur mands. elle meurt en juillet 1941, après sept années
avec sa mère, son lecteur et lui-même d’internement.
dans la première partie, le choix de la deuxième sa tentative de suicide survint environ trois semaines
personne du singulier pour désigner la mère biologi- après la naissance de l’auteur. la mère de charles
que instaure une complicité de l’auteur avec la mère Juliet ne souhaitait pas cette nouvelle grossesse, qui
qu’il n’a jamais connue. la reprise de cette deuxième ne ferait qu’accroître sa solitude et son accablement :
personne dans la seconde partie, pour désigner cette elle avait voulu avorter, et espérait faire une fausse
fois l’auteur, établit un parallèle entre lui et sa mère. couche, après avoir été renversée par un taureau.
Juliet justifie aussi ce choix par l’absence d’unité de toute la vie de cette femme est habitée par le mal-
son moi et le refus d’une contemplation narcissique. heur : malheur d’être une fille (p. 42), malheur de
le choix de cette deuxième personne établit donc un la femme déçue par son mari, malheur de la mère
dialogue de l’auteur avec sa mère, avec lui-même, accablée par des grossesses trop rapprochées, mal-
mais aussi avec le lecteur qui se trouve ainsi impliqué heur accru par l’isolement, la solitude, et la fatigue.
dans la narration. sa vie ressemble aux différents actes d’une tragédie
4. les liens entre le fils et sa mère qui la conduisent irrémédiablement vers la mort :
les deux parties, loin de s’opposer, présentent de – acte i : la fin de l’école ;
nombreux points communs entre l’auteur et sa mère – acte ii : la mort de l’étudiant parisien (jeune tuber-
biologique, tant sur le plan du caractère que du culeux, qui meurt après avoir pris froid lors d’un de
vécu : leurs rendez-vous) ;
– ils partagent la même passion pour la lecture et le – acte iii : la tentative de suicide ;
même goût pour les mots (pp. 21, 32, 72, 130, 104), – acte iv : l’internement ;
mais ils manifestent aussi la même difficulté pour – acte v : la lente agonie.
s’exprimer et trouver les mots justes (p. 33) ; la tragédie repose ici sur la fatalité de sa solitude,
– ils ont un même terrain dépressif (pp. 78, 140) ; dont rien ni personne ne parvient à la libérer.

23. La vérité autobiographique en question n 443


le livre relate cependant quelques rares moments de besoin inexorable de l’écriture le conduit à abandon-
bonheur, comme sa réussite au certificat d’études, ner cette voie : après avoir été un temps professeur
inégalée dans le canton, ses lectures, et en particu- de physique-chimie, il se consacre entièrement à
lier celle de la Bible (p. 32), une belle journée de l’écriture et à la quête de soi. de nombreux obstacles
pique-nique (p. 37), sa découverte de l’amour avec se dressent alors sur son chemin : les difficultés qu’il
le jeune parisien. mais chaque moment de bonheur rencontre sont liées à la fois au complexe d’infériorité
semble porter en lui le germe du malheur : ses de l’autodidacte, au perfectionnisme de l’écrivain
brillants résultats scolaires marquent aussi la fin de (p. 134), et à la profusion des émotions de l’orphe-
l’école et le premier désir de mort ; sa découverte lin. pour exprimer ces difficultés, Juliet a recours
de l’amour est suivie d’un grand malheur et d’une à différentes métaphores, comme celles qui ren-
faille à jamais béante (« de ce jour qui a fracturé ta voient à la souffrance (« l’épée aux reins », p. 133 ;
vie », p. 62). le récit de sa vie s’apparente ainsi à « les mâchoires de la tenaille », p. 135), ou encore
une lente agonie. celles qui comparent l’écriture à un chemin semé
d’embûches, un champ à labourer (p. 130), ou une
6. la mère adoptive descente au fond d’une mine (« d’abord descendre.
à l’inverse, la mère adoptive de charles symbolise encore descendre. le dégager de la tourbe, ou de la
l’énergie et la vie : elle a déjà deux petites filles en boue, ou bien encore d’un magma en fusion. puis le
nourrice et cinq enfants, mais elle accepte la charge tirer, le hisser… », p. 133). ces difficultés, liées au
d’un bébé supplémentaire qu’elle refuse de voir sentiment de culpabilité de l’auteur à l’égard de sa
confier à une ivrogne : « Jamais elle ne se plaint mère (p. 146), conduisent Juliet à la dépression et
ni ne récrimine » (p. 98). Juliet lui doit la vie, car une tentative de suicide (p. 147). pourtant, l’écriture
sans l’amour et la force de cette femme, il n’aurait se révèle plus forte que la mort.
sans doute pas pu surmonter la souffrance liée à
l’absence de sa mère biologique : « mais toujours 9. un livre d’espoir
en toi vibre cet amour de la mère. un amour qui te Juliet souhaite rendre hommage à ses deux mères,
soutient, t’enjoint de tenir, de te montrer docile et les faire accéder à une parole dont elles ont été pri-
courageux » (p. 109). vées, et les ressusciter grâce à l’écriture. en même
temps, l’écriture se présente comme une douloureuse
7. les étapes de l’enquête
thérapie qui aboutit à une renaissance de l’auteur,
lors d’un séjour chez son père, Juliet tombe sur un après une longue et interminable parturition (p. 154).
portrait de sa mère qu’il dérobe (p. 143). il apprend le livre s’achève ainsi sur un message d’espoir et
ensuite, par un paysan, la tentative de suicide de sa un hymne à la vie : « tu as fini par naître et pu enfin
mère. à partir de ce jour là, le désir de savoir ne le donner ton adhésion à la vie […], tu sais maintenant
quitte plus. il enquête alors auprès de la soeur aînée et de toutes les fibres de ton corps combien passionnante
des deux ou trois amies d’enfance de sa mère (p. 145). est la vie. » (pp. 154-155)
pour mener son enquête, il s’appuie également
sur des livres, et en particulier la thèse d’un jeune
médecin sur l’extermination douce pratiquée par les
rousseau
allemands dans les hôpitaux psychiatriques lors de 5 Confessions ▶ p. 448
la dernière guerre (p. 145). rongé par un sentiment
de culpabilité à l’égard de sa mère, et poussé par un
désir de comprendre, il conduit jusqu’au bout une Pour commencer
enquête dont il comble les failles par l’empathie qu’il concluant les quatre premiers livres où rousseau
éprouve pour une mère dont l’absence se transforme a déroulé le fil de ses seize premières années, ce
en une présence obsédante. texte joue le rôle de bilan des livres précédents et
de transition vers les livres suivants. l’autobio-
n un livre sur l’écriture graphe revient ici sur la méthode utilisée et sur sa
8. une douloureuse introspection justification, à savoir la nécessité des détails, gages
au terme de ses années d’études à l’école militaire d’authenticité et de sincérité. l’extrait pourra être
d’aix, charles Juliet songe à devenir écrivain mais mis en relation avec le préambule de neufchâtel
renonce très vite à ce projet chimérique. il se tourne et l’ouverture des confessions, afin de mesurer le
alors vers des études de médecine, comme pour trajet parcouru entre le programme affiché et le
réparer la terrible agonie de sa mère. cependant, le début de sa réalisation.

444 n 6e partie. L’autobiographie


n Observation et analyse est nécessaire de détaill[er] avec simplicité (l. 18-19,
1. devancer les critiques c’est-à-dire une certaine neutralité) les méandres
les deux adjectifs péjoratifs qui ouvrent et closent de sa vie et de son âme, comme autant de pièces du
la première proposition du texte (longs et puérils) procès. à ce titre, le groupe complément tout ce qui
reflètent une critique du lecteur que rousseau va m’est arrivé, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai
s’employer à réfuter. les deux reproches en effet senti (l. 19-20) est à rapprocher des expressions sous
sont liés, le premier (la longueur excessive) résul- tous les points de vue, par tous les jours (l. 14) : le
tant du second (la puérilité). si le lecteur peut juger détail de la narration se trouve ainsi justifié par la
que l’auteur s’est trop attardé, c’est parce qu’il a nécessité de multiplier les points de vue.
jugé insignifiante la matière de cette relation des 4. le rapport de l’auteur avec son lecteur
seize premières années de Jean-Jacques, ce qu’il
ce passage est significatif de l’évolution de la tonalité
appelle sa première jeunesse, que nous nommerions
de l’ensemble du texte (et de l’œuvre), qui passe de
aujourd’hui son adolescence. or, à côté des aveux
l’aveu d’une faute à la disculpation, de l’exposé d’une
qui donnent à l’œuvre son titre, c’est là où réside
faiblesse à une justification. on peut noter l’habileté
(et sans doute plus profondément) l’originalité de
de rousseau à retourner une accusation que le lecteur
l’entreprise, dans cette conscience de l’importance
pourrait lui faire, en une accusation contre le lecteur.
déterminante de l’enfance dans la formation d’un
à la fin de l’extrait, il parvient en effet à se décharger
individu. c’est ce qu’il va développer dans cette
de toute responsabilité pour la faire endosser par le
conclusion du livre iv.
lecteur : s’il se trompe […] l’erreur sera de son fait
2. justifier sa démarche (l. 23). il réussit ce retournement grâce à un raison-
rousseau insiste sur la part d’enfance qui demeure nement habile, qui fait du lecteur non seulement un
en lui, et sur la nécessité de saisir l’être dans la durée juge mais aussi un acteur de son livre, une sorte de
et non dans l’instantané, ce qui lui permet de justifier coauteur comme le montre l’expression le résultat
les détails, voire les longueurs, de ces quatre premiers doit être son ouvrage (l. 22-23).
livres. ainsi, il souligne le lien entre le présent et
5. l’enjeu des Confessions
le passé, l’adulte et l’enfant grâce à des parallélis-
rousseau réaffirme ici son objectif de vérité et de
mes : j’ai été longtemps / je le suis encore (l. 2-3),
transparence à travers deux formules : j’ai promis de
me connaître dans mon âge avancé / m’avoir bien
me peindre tel que je suis (l. 4), je voudrais pouvoir
connu dans ma jeunesse (l. 4-5). de plus, il insiste sur
en quelque façon rendre mon âme transparente aux
l’importance de ses premiers souvenirs pour justifier
yeux du lecteur (l. 12-13). ces formules rappellent
le fait de s’y attarder. rousseau montre comment sa
celles de l’ouverture, dans laquelle l’auteur affichait
mémoire accumule les strates du souvenir sans jamais
sa volonté de « montrer à [s]es semblables un homme
effacer les souvenirs originels. cette idée est expri-
dans toute la vérité de la nature » et de se présenter
mée à travers la métaphore de la gravure : les traces
« tel qu[’il] fu[t] ». mais le ton a changé, l’arrogance,
du passé se sont gravé[e]s (l. 7) dans sa mémoire et
l’orgueil, et le ton accusateur du début laissent
les souvenirs plus récents se sont combinés avec eux
place à un ton beaucoup plus nuancé et bienveillant
(l. 9). cette image de la gravure traduit aussi l’aspect
à l’égard du lecteur. ainsi, les verbes connotant
visuel et non intellectuel de la mémoire : toutes mes
l’effort (je m’applique, l. 11 ; je voudrais pouvoir,
idées sont en images (l. 7), précise l’auteur.
l. 12 ; je cherche, l. 13) soulignent une plus grande
3. de la justification à la disculpation modestie de l’auteur, confronté aux difficultés de
comme on l’a vu, l’expression péjorative des longs mise en œuvre de son projet.
détails reflète le sentiment du lecteur qui a pu
trouver fastidieuse la narration des livres précédents. n Perspectives
conscient de ce risque, rousseau justifie sa méthode homme ordinaire ou être unique ?
et son projet, en faisant de la matière de ses confes- la nouveauté des confessions réside dans l’authen-
sions non pas un ensemble achevé et clos, mais un ticité et la sincérité de la démarche de rousseau,
dossier (au sens juridique du terme) à mettre entre les qui le conduit à avouer ses défauts les plus intimes,
mains du lecteur, afin qu’il puisse juger par lui-même et ses vices les plus honteux. à la différence du
(l. 15-16), et qu’il se fasse sa propre opinion : c’est mémorialiste, il ne cherche pas à décrire l’homme
à lui d’assembler ces éléments (l. 21-22). à partir de public mais l’homme privé, comme il le rappelle à la
ce moment-là, ce qui était défaut devient vertu, et il ligne 3 de notre extrait : je n’ai pas promis d’offrir

23. La vérité autobiographique en question n 445


au public un grand personnage ; j’ai promis de me 2) l’identité auteur/narrateur/personnage est absente
peindre tel que je suis. il ne s’agit pas de peindre les du roman.
hauts faits d’un homme célèbre, mais de disséquer 3) la recherche d’absolution est ignorée par le
l’intériorité d’un homme du peuple avec ses défauts et roman.
ses bassesses, de « dévoiler [s]on intérieur », comme
ii. pourtant, dans toute confession il y a toujours
il l’écrit dans l’ouverture des confessions. cette idée
une part de fiction...
est reprise, dans notre extrait, à travers la métaphore
de la transparence, complétée par celle de la lumière 1) …liée aux failles de la mémoire.
(l’éclairer par tous les jours, l. 14). 2) …liée aux exigences littéraires (organisation du
dans l’ouverture, rousseau affirme sur un ton empha- vécu / désir de donner une image avantageuse de
tique, son ambition de peindre « un homme dans toute soi / on écrit pour être lu).
la vérité de la nature », de se montrer tel qu’il fut, 3) …qui n’est pas incompatible avec l’exigence de
avec ses défauts et ses qualités. si la vérité ne peut vérité (la fiction est parfois le détour nécessaire pour
être totale en raison des failles de la mémoire, la dire la vérité, un traumatisme, l’indicible).
sincérité garantit la vérité de sa confession : « j’ai pu
Pour aller plus loin
supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais
l Bibliographie : Jean starobinski, jean-jacques
ce que je savais être faux ». rousseau met au défi
rousseau, la transparence et l’obstacle, © gallimard,
son lecteur et l’assemblée des hommes de se dévoiler
« tel », 1976.
devant dieu avec la même sincérité. l’authenticité
l inviter les élèves à comparer le rôle de l’enfance chez
remplace la vérité, et la sincérité devient un moyen
de s’absoudre : confesser ses fautes, c’est déjà se rousseau et chez mauriac (➤ manuel, p. 451).
faire pardonner.
dans le livre iv, on retrouve la même exigence de
rétif de La Bretonne
vérité : me peindre tel que je suis, rendre mon âme 6 Monsieur Nicolas ▶ p. 449
transparente. cette vérité doit être atteinte par la
précision et la multiplicité des détails qui, seules,
peuvent rendre compte de la complexité d’un être. le Pour commencer
ton à l’égard du lecteur est moins accusateur et l’exi- longtemps, rétif a été considéré comme un auteur
gence de vérité affichée de manière plus modeste. ce secondaire, « singe de rousseau ». mais les travaux
changement s’explique par les difficultés rencontrées des universitaires depuis les années 60 ont réévalué
par rousseau dans les quatre premiers livres pour l’importance de cet écrivain méconnu. la vie et
réaliser son projet. mais le but recherché est le même l’œuvre de rétif semblent indissociables : chaque
que celui de l’ouverture, à savoir l’absolution de facette de son œuvre renvoie en effet à un aspect
l’auteur. rousseau ne peut avoir tort : si le lecteur de sa vie, et réciproquement sa vie ressemble à une
ne conclut pas à son innocence, c’est qu’il a mal mise en scène de ses fictions. le drame de la vie
interprété ou mal lu son ouvrage. la chute de l’extrait contenant un homme tout entier, publié en 1793,
rappelle, avec plus de bonhomie, la mise en cause de annonce l’ambition, développée dans monsieur
l’autre que l’on trouvait dans le préambule. nicolas, de saisir l’unité de son moi, et de faire la
dans les deux textes, rousseau fait de la sincérité le synthèse de sa vie.
garant de la véracité de son ouvrage, l’erreur n’est 1. une exigence de vérité
jamais volontaire et ne peut venir que du lecteur.
l’auteur revendique la vérité absolue : l’exactitude
et la sincérité sont absolument nécessaires (l. 1),
n Vers le Bac (dissertation)
faisant fi des conséquences d’une telle entreprise :
« une confession ne peut être qu’un roman » : les
lors même que la vérité m’exposera au mépris
deux termes semblent à première vue opposés, la
(l. 8). le ton hyperbolique (absolument, l. 1 ; s’im-
problématique porte sur la part de fiction irréductible
mole, l. 6 ; une infamie, l. 9) et la mise en scène
à toute confession (le terme est à prendre ici au sens
emphatique soulignent cette exigence : en témoigne
littéraire, on pourra l’élargir à l’autobiographie en
l’injonction disparaisse nicolas-edme, et que
général).
l’homme seul demeure ! (l. 4-5). par cette phrase,
i. tout semble opposer confession et roman l’auteur rend sensible sa démarche introspective
1) l’exigence de sincérité et de vérité de la confession qui doit oublier l’homme public, caractérisé par son
est contraire au roman, fondé sur la fiction. nom et sa place dans la société, pour se focaliser

446 n 6e partie. L’autobiographie


sur l’intériorité de l’homme privé. cette idée est 3. Qualités et défauts : une répartition inégale
reprise à la fin de l’extrait par l’expression moi, huit qualités sont énoncées aux lignes 22-23, huit
dans moi-même (l. 50). autres (à tirer des bonnes actions qu’il rapporte),
lignes 38-45. vingt-trois défauts sont recensés aux
2. dualité de l’autoportrait
lignes 27-37, et quatre aux lignes 46-48. la balance
l’autoportrait oscille constamment entre une image penche donc nettement du côté des seconds, en
avantageuse qui énumère les qualités de l’auteur, et quantité comme en densité (voir le nombre par
un tableau plus sombre de ses défauts et de ses vices. ligne). de fait, l’auteur semble se doter de tous les
mais il s’agit moins de les opposer que de montrer péchés de la terre : quels défauts n’ai-je pas eus !,
leur inextricable imbrication. cet enchevêtrement s’exclame-t-il lignes 38-39. cette disproportion
est traduit par la construction du texte qui multiplie s’explique par la volonté rousseauiste, affirmée au
les oppositions et les renversements. le deuxième début de l’extrait, de tout dire, et en particulier de
paragraphe s’ouvre ainsi sur un paradoxe (je suis décrire une âme viciée (l. 7), ce qui justifie cette
né avec des passions vives : elles m’ont rendu heu- tendance à noircir le tableau.
reux et malheureux), puis décrit rétif, d’une part,
comme un homme privilégié par le sort ; d’autre 4. les difficultés de l’autobiographie
part, comme le plus malheureux des hommes. le l’auteur se heurte à la difficulté de mettre en œuvre
troisième paragraphe développe un certain nombre son désir de vérité : revendiquer l’exactitude et la
de qualités, tandis que le quatrième s’ouvre sur une sincérité est une chose, démêler le cœur humain en
litanie de défauts. mais ceux-ci se renversent ensuite est une autre. les images de la dissection renvoient à
en autant de qualités avant de laisser à nouveau cette ambition, celles du labyrinthe à cette difficulté.
place, à la fin de ce long quatrième paragraphe, à un du côté de la dissection, on trouve au début du texte
tableau de ses défauts les plus vils. le plus souvent, les termes anatomiser et sonder (l. 2), corps malade
un défaut est nuancé par son contraire ; mais à peine (l. 6), dissèquent (l. 7). la métaphore du labyrinthe,
énoncées, ces qualités sont à leur tour démenties. elle, sature le court dernier paragraphe, lignes 49-50 :
ces renversements constants sont mis en valeur par inconcevable labyrinthe, chaos qui renfermes tous
une série d’antithèses introduites par différentes les contraires, et le verbe débrouiller.
tournures syntaxiques :
– l. 11 : si l’on me considère sous le premier point n Perspectives
de vue… ; rétif et rousseau
– l. 12 : si, au contraire… ; tous deux partagent la même ambition de sincérité et
– l. 21 : si, jetant les yeux… ; la même volonté de tout dire, le bien comme le mal,
– l. 27 : mais, d’un autre côté… ; le bon comme le mauvais. mais si rétif convoque
– l. 38 : et pourtant… ; les confessions, c’est aussi pour s’en éloigner : ce
ne sont même pas mes confessions que je fais : ce
– l. 46 : mais on m’a vu…
sont les ressorts du cœur humain que je dévoile
le rythme des phrases traduit également cette imbri-
(l. 3-4). il s’agit moins de faire une confession
cation, ce chaos, qui renferme tous les contraires
dans le but d’obtenir le pardon de ses semblables,
(l. 49-50). en effet, rétif multiplie les accumulations
ou même de se justifier hautainement, que d’entre-
et les juxtapositions qui donnent un tempo particu-
prendre un ouvrage scientifique, qui s’intéressera à
lièrement rapide au texte :
la mécanique de l’âme. à la différence de rousseau,
– l. 14 : accumulation de participes passés ; rétif, mû par la seule gloire de la connaissance, ne
– l. 17-18 : accumulation de participes présents ; craint ni le mépris (l. 8), ni les opprobres (l. 15) de
– l. 27-31 : juxtaposition d’adjectifs puis de parti- ses contemporains.
cipes présents ;
– l. 32-37 : reprise de tournures semblables : adjectif n Vers le Bac (dissertation)
suivi de par ou de jusqu’à. je suis un livre vivant : par cette formule l’auteur sou-
les phrases s’enchaînent en cascades, se déroulant ligne la symbiose qui unit l’homme et l’œuvre, et sa
sur plusieurs lignes, sans jamais ralentir le mou- faculté à faire de sa vie un livre. l’expression est presque
vement allegro. cette construction et ce rythme un oxymore, qui dit que rétif est parvenu à dépasser
du texte traduisent la complexité de l’âme, du l’antinomie entre l’aspect inerte du livre et le côté animé
reste comparée à la fin du texte à un inconcevable de l’existence. cette formule pourrait être la devise de
labyrinthe (l. 49). tout autobiographe dans la mesure où il s’agit :

23. La vérité autobiographique en question n 447


– de faire correspondre le moi de la vie et le moi vers l’étude de certains caractères, chez qui la
du livre, de fusionner auteur, narrateur, et person- personnalité atteint aux plus tristes illusions et pro-
nage ; voque les plus inexplicables aveux. nous essaierons
– d’établir un lien entre la vie et l’œuvre, de façon de raconter cette existence étrange, sans aucune
que chacune complète l’autre ; prévention comme sans aucune sympathie, avec
– d’insister sur le côté dynamique de l’oeuvre auto- les documents fournis par l’auteur lui-même, et en
biographique, qui doit par son style et sa construction tirant de ses propres confessions le fait instructif
rendre le mouvement de la vie, sans la figer et la des misères qui fondirent sur lui comme la punition
déformer par les mots. providentielle de ses fautes. notre époque n’est
cette formule rappelle celles des essais de pas moins avide que le siècle passé de mémoires
montaigne : « je suis moi-même la matière de mon et de confidences ; la simplicité et la franchise sont
livre », et « je n’ai pas plus fait mon livre que mon toutefois portées moins loin aujourd’hui par les
livre m’a fait. » on retrouve cette unicité de la vie et écrivains. ce serait une comparaison instructive
de l’œuvre chez chateaubriand, qui fait correspondre à faire dans tous les cas, si la vérité pouvait avoir
la fin de sa vie avec celle de son œuvre (➤ manuel, quelque chose de l’attrait du roman. »
p. 431). mais cette devise, si elle est un but à attein-
dre, n’en est pas moins un défi : pour beaucoup, les
Mauriac
mots et l’écriture représentent un obstacle à rendre le
mouvement de la vie. Bon nombre d’autobiographes
7 Mémoires intérieurs ▶ p. 451

ne se retrouvent pas, en effet, dans ce qu’ils écrivent


(comme sarraute qui doit sans cesse lutter contre Pour commencer
l’artifice, ou stendhal qui échoue à traduire le bonheur « derrière l’apparence de la fiction se dissimule
fou d’une idylle de jeunesse, ➤ manuel, p. 453). toujours ce drame vécu du romancier, cette lutte
individuelle avec ses démons et ses sphinx » (un
Pour aller plus loin adolescent autrefois) : si mauriac a mis beaucoup
voir ce texte de nerval tiré des confidences de de lui dans ses personnages romanesques, parado-
nicolas, article publié en 1850 dans la revue des xalement dans ses mémoires il refuse de parler de
deux mondes et repris dans le recueil des illuminés lui. depuis Freud en effet, explique-t-il au début
(1852) : de cette œuvre, juste avant notre extrait, « l’auteur
« un autre livre, le coeur humain dévoilé, décrit d’une autobiographie est condamné au tout ou rien »
avec minutie toutes les impressions de cette vie (collection 10/18, n°3945, p. 8). choisir de tout dire
si laborieuse et si tourmentée. avant restif, cinq implique de parler de sa famille et de ses ancêtres,
hommes seulement avaient formé le projet hardi de avec les dangers que cela comporte : « une œuvre,
se peindre, saint augustin, montaigne, le cardinal tant qu’elle survit, c’est une blessure ouverte par
de retz, Jérôme cardan et rousseau. encore n’y où toute une race continue de saigner », précise-t-il
a-t-il que les deux derniers qui aient fait le sacrifice juste après notre passage (op. cit., pp. 9-10). c’est
complet de leur amour-propre ; restif est allé plus pourquoi il choisit de ne « dir[e] rien », au nom de
loin peut-être. “à soixante ans, dit-il, écrasé de dettes, cette alternative radicale : « ne dis rien si tu ne dois
accablé d’infirmités, je me vois forcé de livrer mon pas tout dire. » (op. cit., p. 8)
moral pour subsister quelques jours de plus, comme
l’anglais qui vend son corps.” n Observation et analyse
en lisant ce premier aveu, qui n’a pas dû être une 1. l’inscription du moi dans une lignée
de ses moindres souffrances, on se sent pris de le moi, selon mauriac, s’inscrit dans une lignée et
pitié pour ce pauvre vieillard qui, un pied dans la une famille, comme le montrent les expressions dont
tombe, vient, avec le courage et l’énergie du déses- je suis issu (l. 8), tire sa substance d’une classe et
poir, exhumer les fautes de sa jeunesse, les vices d’une lignée (l. 15), il est l’aboutissement (l. 18-19),
de son âge mûr, et qui peut-être les exagère pour l’écrivain sorti d’eux (l. 25). l’histoire d’un individu
satisfaire le goût dépravé d’une époque qui avait est marquée, plus particulièrement, par le lien qu’il
admiré Faublas et valmont. on a abusé depuis de ce eut avec sa mère (l. 5). ainsi, écrire une autobio-
procédé tout réaliste qui consiste à faire de l’homme graphie, implique que l’on parle des siens pour
lui-même une sorte de sujet anatomique ; – nous écrire sur soi. l’auteur traduit cette idée à travers
chercherons ici à en faire tourner l’enseignement différentes images :

448 n 6e partie. L’autobiographie


– la métaphore du fourmillement (l. 4) au début 4. le rôle clef de l’enfance
du texte, exprime la multiplicité des racines qui se l’auteur présente l’enfance comme le tout d’une vie,
trouvent à la source (l. 3) du moi ; puisqu’elle […] en donne la clef (l. 16) : l’enfance
– la comparaison des lignes 4 et 5 traduit l’impor- permet de déceler les énigmes d’un homme, de sa
tance de la figure maternelle, qui apparaît comme destinée. c’est une période privilégiée, marquée par
le noyau rayonnant, qui irradie une période dont les l’image protectrice de la mère et plus généralement
souvenirs demeurent nébuleux ; de la famille (l. 18). mais c’est aussi un moment de
– la comparaison de la ligne 18, comme lové dans dépendance où l’être n’existe que par les liens qu’il
les entrailles d’une famille adorée, exprime la cha- entretient avec les siens : même à l’âge de raison,
leur protectrice de la famille, à partir de laquelle un il n’est pas tout à fait né encore (l. 17). le prix que
enfant va s’élancer dans le monde ; mauriac semble accorder à l’enfance peut s’expliquer
– la métaphore de l’accouchement (l’écrivain sorti en outre par son âge avancé (74 ans), au moment
d’eux, l. 25) corrobore l’idée de lignée. où il publie ces mémoires. plus qu’un souvenir
précis, cette période n’est déjà plus qu’une nébu-
2. le choix d’un silence respectueux leuse (l’image revient dans tout ce premier chapitre
à partir de cette conception, qui place l’histoire comme un leitmotiv), dont il ne lui reste qu’une série
d’un individu dans la dépendance d’autres destins, d’impressions vagues. il revient un peu plus loin sur
mauriac en déduit qu’il ne peut parler de lui sans l’importance de l’enfance : « notre enfance que nous
parler des êtres chers qui sont morts, de tous ces regardons luire vaguement si loin derrière nous – et
destins obscurs (l. 19), de ces écorchés humbles et tout ce qui nous en sépare appartient à la nuit – cette
tragiques (l. 24). mais cette prise de parole constitue, nébuleuse de l’enfance, je la vois s’ordonner autour
selon lui, une atteinte à la paix des familles et au misé- d’un point plus brillant, pareil à ces étoiles avivées
ricordieux oubli (l. 7) auquel ont droit les défunts. il de l’hiver : noël, le temps enchanté… » (op. cit.,
faut respecter les zones d’ombre que de leur vivant p. 11) ; c’est aussi la période de notre vie qui « nous
ils n’ont pas souhaité dissiper. écrire sa vie repré- accompagne jusqu’à la fin, jusqu’au dernier soir », et
sente alors un attentat : l’image est forte, et utilisée que l’on enterre avec soi, tant elle nous est consubs-
à deux reprises dans le texte, aux lignes 6 et 14. par tantielle (op. cit., p. 13).
cette métaphore, l’auteur souligne la part de trans-
gression que constitue l’autobiographie, considérée n Perspectives
ici comme une violation du repos des morts et une
le romancier mauriac et ses personnages
entreprise criminelle. par ailleurs, cette conception
impliquerait pour l’autobiographe d’écrire sur cha- dans un essai intitulé le romancier et ses personnages,
cune de ces personnes qui représentent une facette mauriac s’interroge sur les rapports complexes
de son identité, de manière précise et fouillée, et et ambigus que le romancier entretient avec ses
non du dehors et superficiellement, comme font la créatures et celles-ci avec la réalité. « singe » de
plupart des mémorialistes qui réduisent le mystère dieu plutôt que démiurge, il crée ses personnages à
et la complexité des êtres à quelques tics […] pitto- partir de « l’observation des autres hommes », et de
resques (l. 21-22). « la connaissance » qu’il a de lui-même (© presses
pocket, 1990, p. 31). il est donc amené à « puise[r],
3. « dormez en paix » pour composer ses bonshommes, dans cette immense
rapprocher la première et la dernière phrase du texte réserve d’images et de souvenirs que le vie a accu-
de mauriac fait mesurer le chemin parcouru par mulée en lui » (op. cit., p. 34), et par conséquent,
l’argumentation. je ne dirai donc rien, affirmait-il même « à son insu » à dérober une parcelle de
initialement : la formulation catégorique était trop leur vie aux vivants et aux morts. d’autant que,
paradoxale, au seuil d’une entreprise autobiographi- contrairement à certains de ses confrères qui jouent
que, pour ne pas appeler l’élucidation. après avoir les enquêteurs en terrain étranger, mauriac s’avoue
justifié ce choix du silence sur son intimité par son incapable de s’abstraire du terreau où il plonge ses
respect scrupuleux pour les vivants et les morts de racines (pp. 36-37). toutefois, « seuls les personnages
sa famille, il s’adresse donc directement à ceux-ci, de second plan sont empruntés à la vie, directement »
et renouvelle cet engagement, qu’il explicite en liant (p. 40) ; pour les autres, « la vie fournit [seulement]
les deux instances, lui et eux, dans un fort parallé- un point de départ » au romancier qui « rend effectif
lisme : je ne parlerai pas de moi, pour ne pas me ce qui n’était que virtuel » (p. 41), ou qui recompose
condamner à parler de vous. librement les données humaines empruntées à son

23. La vérité autobiographique en question n 449


entourage. sur ce plan, le romancier côtoie donc mais où l’on trouve déjà cette nostalgie à l’égard de
mais esquive le risque que l’autobiographe refuse, l’enfance, comme en témoignent ces vers :
pour son compte. en revanche, il court le même « mon enfance où la vie était simple et réglée,
danger – que dénonce mauriac dans notre extrait, avec quelle douceur ce soir t’a rappelée ! »
lignes 19-25 – de simplifier et de schématiser la
vie : « le roman a la prétention de nous peindre la lecture d’image
vie sociale, et il n’atteint jamais que des individus
Bailly
après avoir coupé la plupart des racines qui les
rattachent au groupe » ; par ailleurs, il a tendance
8 Vanité au portrait ▶ p. 452

à réduire le « monde fourmillant » qu’est l’homme


à « une passion, une vertu, un vice qu’il amplifie Pour commencer
démesurément » (pp. 49-50). l’autoportrait a pour avantage de cristalliser, autour
d’un tableau ou de quelques lignes, les interrogations,
n Vers le Bac (oral) enjeux, et difficultés du genre autobiographique.
le terme de mémoires est souvent utilisé dans un certes, l’autoportrait déroge à la définition stricte
sens large pour renvoyer au récit de la vie d’un de l’autobiographie par philippe lejeune, dans la
individu, sans que celui-ci attache une importance mesure où il ne s’agit pas d’un récit rétrospectif ;
particulière au moi public ou à la peinture de son mais en traçant les traits de sa personne à un moment
temps, comme le stipule une définition étroite du donné, c’est la nature profonde de l’homme que tente
terme. en réalité, avant les travaux de lejeune sur d’exprimer le peintre ou l’écrivain. le portrait peut
le genre, la frontière entre mémoires et autobiogra- ainsi s’inscrire dans la durée, et révéler l’histoire
phie est floue : chateaubriand intitule sa première d’une personnalité. à cet égard, la vanité de Bailly,
autobiographie mémoires de ma vie sans que la qui présente le peintre à différents âges de la
place accordée à l’histoire justifie particulièrement vie, dans une mise en scène propice à la réflexion
le choix du terme. il en va de même chez mauriac. philosophique, est particulièrement significative.
toutefois, l’oxymore créé dans ce titre de mémoires
intérieurs est significatif : l’adjectif manifeste que n Observation et analyse
l’œuvre s’inscrit bien dans la perspective privée de 1. un autoportrait dédoublé
l’autobiographie, mais le substantif indique une le peintre a 67 ans quand il exécute cet autoportrait :
certaine réticence devant le déballage de l’intimité, c’est donc le portrait en miniature posé sur la table
la volonté de garder une distance pudique. qui le représente à ce moment-là. Bailly choisit de
se portraiturer deux fois pour figurer concrètement
Pour aller plus loin
le passage du temps, un des thèmes majeurs de la
l le refus de la confession rousseauiste est sublimé
peinture de vanité (voir question 2). notons encore
en une autobiographie intellectuelle et spirituelle.
la curieuse mise en scène de ce double portrait. il
voir la suite immédiate de notre texte :
eût été naturel de voir Bailly âgé, au premier plan,
« refuser d’écrire sa vie, ce n’est pourtant pas
nous présenter en miniature l’image de sa jeunesse :
se résoudre à n’en rien laisser connaître. si nous
en renversant la perspective temporelle, le peintre
renonçons à une approche directe de l’être que nous
fait du vieillissement l’horizon inéluctable de la
fûmes, il nous reste d’en rechercher le reflet dans
jeunesse. rien ne dure, la jeunesse n’est qu’une
les livres qu’il a aimés. nous avons été modifiés
illusion, tout est vanité.
par nos lectures, mais nous avons aussi imposé
notre empreinte à celles qui ont beaucoup compté 2. « tout est vanité »
pour nous, au point qu’en parler, c’est nous livrer. vanitas vanitatum et omnia vanitas, « vanité des
Je pourchasse de livre en livre, dans les études que vanités et tout est vanité » : cette phrase inscrite sur
j’écris, l’ombre de ce que je fus, depuis les récits le billet est tirée de l’ecclésiaste, dans l’ancien
de l’enfance qui les premiers m’ont atteint, touché, testament, un livre attribué à salomon qui « tra-
transformé. » duit une philosophie désenchantée de la vie, une
l on pourra proposer aux élèves cette œuvre de conscience aiguë de la fuite du temps qui anéan-
mauriac en lecture cursive. tit l’œuvre des hommes. » (Jean claude Bologne,
l l’importance de l’enfance dans l’œuvre de dictionnaire commenté des expressions d’origine
mauriac : voir le recueil de poèmes de mauriac, biblique, © larousse/her, 1999, p. 252) la formule
l’adieu à l’adolescence, écrit cinquante ans plus tôt, en question exprime exemplairement le pessimisme

450 n 6e partie. L’autobiographie


de l’ouvrage biblique et a donné naissance à un fugacité de cette vie déjà bien avancée, comme la
genre pictural particulièrement en vogue aux xvie bougie éteinte placée au centre du tableau. parallè-
et xviie siècles. c’est un type de nature morte, qui lement à cette ligne oblique, on a aussi une courbe,
met en scène des objets ou des figures exploitant la qui s’étend de droite à gauche, et passe par le bras de
plupart des thèmes de l’ecclésiaste : « la vacuité saint sébastien, les bulles de savon, le joueur de luth,
(verres renversés, cruches brisées), la fuite du temps avant de ramener le regard du spectateur vers celui
(sabliers, horloges), la légèreté (plumes de duvet, du peintre, comme pour lui proposer une méditation
fumée, bulles), la mort (crânes humains, bougies réflexive. on peut noter l’aspect théâtral de cette mise
éteintes), la répétition du savoir (accumulations de en scène, comme le souligne le rideau, sur le côté
livres). à tous ces objets symboliques sont mêlés à droit, qui fait penser à un rideau de théâtre et nous
profusion les biens terrestres, des fleurs, des objets invite aussi à entrer dans l’intimité de l’atelier du
précieux, des pièces de monnaie, des symboles de peintre, avec la palette accrochée au mur, les toiles
la puissance (tiares, couronnes, globes terrestres), de ses élèves, et les copies des maîtres.
du luxe ou des arts (surtout instruments de musi- cette disposition met aussi en valeur la boîte en
que) » (op. cit., p. 253). la signature et la datation argent, placée au centre du tableau, et dont le couver-
du tableau, à l’intérieur du billet, juste au-dessous cle relevé reflète la scène et renvoie au miroitement
de la citation, montrent par ailleurs que le peintre de la fenêtre. le tableau propose alors non seulement
choisit d’illustrer cette maxime universelle par son une réflexion sur le temps qui passe, mais aussi sur
cas particulier. le vertige de l’illusion, autre thème typiquement
baroque. ainsi, la boîte reflète la réalité qui sort du
3. une multitude d’objets symboliques
cadre du tableau ; la toile réinvente la réalité en nous
les objets qui illustrent la vanité des biens terrestres :
représentant le peintre dans sa jeunesse, et montre
– ceux qui désignent les richesses : les pièces d’or, le pouvoir de la peinture, qui peut copier les œuvres
le collier de perles ; des peintres, concurrencer la réalité, ou réinventer le
– ceux qui désignent le savoir et la culture : les livres, réel. le thème de l’illusion se décline aussi à travers
les tableaux, la flûte ; le motif de la transparence et du reflet : transparence
– ceux qui désignent les plaisirs : le vin, vénus. du visage de la femme, sur le mur du fond, qui telle
les objets qui insistent sur la fugacité du temps un fantôme semble traverser la paroi, transparence
qui passe : des bulles de savon mais aussi du verre posé sur la
– la bougie, consumée à plus de la moitié, comme table ou du carreau qui se reflète dans le couvercle
la vie du peintre ; de la boîte au reflet argenté.
– le crâne, qui annonce la mort ;
– la comparaison des deux portraits ; 5. mises en abyme
– le sablier qui renvoie à la vie du peintre, qui a le tableau accumule les portraits qui sont autant de
épuisé les deux tiers de sa vie terrestre ; mises en abyme du travail du peintre et renforcent
– les fleurs, qui insistent sur l’aspect éphémère des l’impression de vertige. dans cette composition
choses ; théâtrale prennent place de nombreux personnages
– les bulles de savon, qui reprennent l’image de au regard tantôt angoissant, comme celui du crâne
l’homo bulla, en vogue dans la peinture flamande aux orbites creuses, tantôt mélancolique, comme
et hollandaise du xviie. celui de la jeune femme. tous ces regards tournés
vers le spectateur semblent l’inviter à méditer sur sa
4. une composition savante propre existence et la fugacité de celle-ci. toutefois
les objets sont disposés de manière à faire méditer la présence de ces tableaux indique paradoxalement
sur la fugacité du temps, et à impliquer le spectateur la pérennité de l’œuvre d’art, qui permet au peintre
dans cette réflexion. ainsi, le portrait du peintre d’accéder à une forme d’éternité.
en jeune homme, qui attire le regard par sa taille
imposante, laisse place ensuite au portrait du peintre n Perspectives
vieillissant sur lequel est posée la main du jeune des portraits dans le portrait
artiste. la baguette, qu’il tient de l’autre main, saint Jérôme renonça aux plaisirs de ce monde pour
conduit notre regard vers le crâne et le billet qui donne vivre en ermite. quant à marie madeleine, la péche-
la clé du tableau. cette ligne qui semble résumer les resse délivrée par Jésus des sept démons (luc, 8,2),
trois étapes de la vie du peintre : jeune, vieillissant elle suivit le christ jusqu’à sa mort et fut le premier
et mort, croise différents objets significatifs de la témoin de sa résurrection. si leur identification est

23. La vérité autobiographique en question n 451


exacte, ces deux représentations de saints donnent ses œuvres intimes occupent, en effet, un volume
au tableau sa signification religieuse : il faut fuir le entier de cette édition. lorsqu’il écrit souvenirs
péché et les plaisirs terrestres, toutes les « vanités » d’égotisme en 1832, et vie de henry brulard en 1835,
du siècle et les valeurs illusoires qui nous entravent, stendhal renoue avec ce goût pour l’introspection,
pour vivre en chrétien. qui se manifestait déjà dans l’écriture de son journal
quant au bouffon au luth, il délivre la sagesse du de 1801 à 1823. du journal, il a gardé dans vie de
fou : derrière un sourire moqueur et la légèreté de sa henry brulard, l’allure souple, libre, et improvisée
musique, il semble, par son regard surplombant, se de l’écriture. mais pour ce qui est de la matière
moquer gentiment de la vanité de ce monde. événementielle, la vie de henry brulard apparaît
comme la préface du journal qui en constitue « la
Pour aller plus loin suite logique » (martineau, ibid).
l les vanités dans la peinture au xviie siècle. cata-
logue de l’exposition au petit palais, novembre n Observation et analyse
1990-janvier 1991. 1. un moment de bonheur fou
l « l’autoportrait », textes et documents pour la stendhal cherche à décrire un souvenir de passion
classe, n°853, avril 2003, crdp. amoureuse, exprimé par les expressions bonheur
l l’autoportrait au xxe siècle, moi je, par soi-même, fou (l. 1), amoureux fou (l. 2), une nuit avec cette
catalogue de l’exposition du palais du luxembourg, maîtresse qu’il a le plus aimée en sa vie (l. 3),
pascal Bonafoux, éd. diane de selliers, 2004. on en l’excessif bonheur (l. 8).
extrait ce passage, pour ouvrir une réflexion sur la
2. les difficultés auxquelles se heurte l’auteur
question du temps dans l’autoportrait :
« il s’agit du temps. il s’agit de la présence. les elles sont liées à la fois au type de souvenir, à la
commentaires sont vains. manière de le traiter, et à sa réception :
c’est un temps immobile que l’autoportrait instaure. – le type de souvenir : un récit de passion amoureuse,
et ce temps se contrefout de la chronologie, comme une nuit avec sa maîtresse : terrain délicat et glissant
il se contrefout de l’histoire. “et toi seras-tu toujours (le sujet surpasse le disant, l. 4) ;
le même ? chaque jour, chaque heure te modifie.” – le traitement : risque d’amoindrir cette passion à
question posée par sénèque à lucilius dans les travers les mots, de gâter ce souvenir par l’écriture
années 60 du premier siècle de l’ère chrétienne. (l. 16-17), ou au contraire d’exagérer (l. 27);
quant au temps de l’autoportrait, il est celui défini – la réception : difficulté de traduire des sentiments
par saint augustin au ive siècle : “ce qui m’apparaît paroxystiques sans tomber dans une bouffonnerie
comme une évidence claire, c’est que ni le futur ni risible : je sens bien que je suis ridicule (l. 5) ;
le passé ne sont. c’est donc une impropriété de dire : obligation donc de rester pudique, de ne pas choquer
il y a trois temps : le passé, le présent et le futur. le lecteur.
il serait sans doute plus correct de dire : il y a trois l’auteur exprime ces difficultés à travers une série
temps : le présent du passé, le présent du présent, d’interrogations (4 dans les trois premières lignes),
le présent du futur. en effet, il y a bien dans l’âme une succession de phrases sans mots de liaison, et
ces trois modalités du temps, et je ne les trouve pas de nombreux retours à la ligne. il passe ainsi d’un
ailleurs. le présent du passé, c’est la mémoire ; le sujet à un autre sans transition. loin de cacher ses
présent du présent, c’est la vision directe ; le présent difficultés, stendhal les constate, les met en scène,
du futur, c’est l’attente. s’il m’est permis d’user de et cherche moins à les surmonter qu’à en faire la
ces définitions, alors, oui, je le vois, je déclare, il y matière de son livre. l’auteur affiche même une
a trois temps, et ces trois temps sont.” certaine paresse, comme le montre la comparaison
ils sont ceux de l’autoportrait. » (p. 405) avec un peintre qui n’a plus le courage de peindre
un coin de son tableau (l. 12-13). il fait du lecteur
le témoin de son embarras, lui confie son désir de
stendhal différer la rédaction de son récit (l. 6), sa tentation
9 Vie de Henry Brulard ▶ p. 453 d’y renoncer (l. 7), et lui propose de sauter cinquante
pages (l. 15), ou d’écrire simplement le sommaire
Pour commencer (l. 10, 16) d’un souvenir qu’il ne peut raconter sans
« stendhal l’égotiste s’est beaucoup raconté » écrit le gâter horriblement (l. 17). à la fin de l’extrait,
henri martineau dans la préface des œuvres de l’auteur a offert au lecteur une mise en abyme des
stendhal publiées dans la collection de la pléiade. difficultés liées à l’autobiographie, mais a passé

452 n 6e partie. L’autobiographie


sous silence le souvenir de bonheur fou qu’il avait n Vers le Bac (dissertation)
annoncé : l’intérêt de ce texte ne réside pas dans la il s’agit de reprendre les différentes caractéristiques
transcription du souvenir mais dans une réflexion énoncées par le critique en les illustrant par une
sur les possibilités de cette transcription. analyse précise du texte. l’organisation pourra se
faire autour de trois points : méthode, difficultés et
3. « le sujet surpasse le disant »
enjeux de cette autobiographie.
l’expression signifie qu’aucun mot ne sera capable
de traduire l’intensité des émotions éprouvées à méthode
cette époque. elle souligne aussi la difficulté de – « une autobiographie en train de se faire », comme
relater par des mots une nuit d’amour, c’est-à-dire le montre l’importance du discours métalinguistique.
de trouver une forme qui traduise des sentiments dans notre extrait, le commentaire envahit le texte
à la fois passionnés et intimes, sans tomber dans et tend à se substituer à la narration ;
le ridicule et/ou l’indécence. les deux écueils que – « à l’état naissant » : l’auteur ne suit pas un plan
l’auteur cherche à éviter sont d’une part l’excès, préconçu mais écrit au fil de la plume et des décou-
d’autre part l’atténuation. vertes qu[’il] fai[t] en écrivant ;
– « revendiquant sa spontanéité », comme le montre
4. l’auteur et son lecteur l’écriture libre et discontinue de l’extrait.
stendhal distingue deux catégories de lecteurs : difficultés
ceux qui ont déjà été amoureux et qui pourront – « assumant les limites » : impossibilité de trans-
ainsi comprendre l’auteur en se mettant à sa place crire un moment de bonheur fou sans paraître ridicule,
(l. 2-3), et ceux qui n’ayant pas connu l’amour fou excessif, ou au contraire insipide, sans trahir la force
ne partageront ni ses sentiments, ni ses difficultés émotionnelle de l’événement ;
(l. 15), et auxquels il conseille de saute[r] cinquante
– un texte qui ne nie pas les difficultés mais les met
pages (l. 15). l’auteur fait de son lecteur un confi-
en scène, « assumant les partis pris de ses points de
dent : il l’interpelle, le prend à parti (l. 2-3), et lui
vue ».
témoigne son embarras (l. 5), ses états d’âme, et ses
découvertes (l. 23). par cette présence en filigrane enjeux
du lecteur, et par la mise en scène de l’écrivain – le texte propose une « enquête sur soi sans
confronté à ses difficultés, le texte revêt une forme tricherie » ;
dialogique qui l’éloigne de la narration et du récit, – le caractère négligé du récit et la réflexivité de
pour le rapprocher de l’essai et de la réflexion sur l’écriture font de cette autobiographie une oeuvre
le genre autobiographique. résolument moderne.
Pour aller plus loin
n Perspectives
à partir de la comparaison que fait stendhal avec
stendhal comme rossini un peintre, on pourra ouvrir la réflexion sur les
l’œuvre de rossini est impressionnante, sa produc- difficultés que représente la peinture de son auto-
tivité exceptionnelle : il est l’auteur de trente quatre portrait, en s’appuyant sur le tableau de Bailly,
opéras (parmi lesquels la Pie voleuse, 1817 ; sémira- (➤ manuel, p. 452). peindre son autoportrait, écrire
mis, 1823 ; guillaume tell, 1829), et ne mit que treize son autobiographie : deux démarches similaires ?
jours pour composer le barbier de séville en 1816 : mêmes enjeux ? mêmes difficultés ?
il n’en faudra du reste que cinquante trois à stendhal
pour écrire la chartreuse de Parme. sa réputation
de compositeur paresseux, qui écrivait dans son lit et Perec
préférait, dit-on, recommencer une partition plutôt 10 W ou le Souvenir d’enfance ▶ p. 454
que se lever pour la ramasser, est le salaire de cette
facilité, de cette abondance heureuse, par lesquelles il Pour commencer
se rapproche de stendhal, qui lui consacra d’ailleurs quelques rappels pour situer l’auteur et le texte.
une biographie, la vie de rossini. il est des créateurs – la psychanalyse est intimement liée à la vie
qui trouvent leur juste expression dans la peine d’une de perec, à son œuvre, et en particulier à W ou le
genèse douloureuse, tel Flaubert ; d’autres, comme souvenir d’enfance. à l’âge de 13 ans, lors d’une
stendhal, qui ont besoin d’une allégresse de rythme psychothérapie avec Françoise dolto, il développe
pour donner leur meilleur, et qu’importe les négli- le fantasme de W, cité olympique et miroir de l’uni-
gences : elles font partie du charme. vers concentrationnaire. en 1956, il commence une

23. La vérité autobiographique en question n 453


analyse avec michel de m’uzan, et en entame une présent : parachute (l. 4, 5, 21, 26) et parachutiste
autre en 1971 avec Jean-Bertrand pontalis, à laquelle (l. 24), accroché, bretelles, (l. 5), en écharpe, (l. 9,
il met fin au moment de la publication de W, quatre 10, 21, 30), suspensoir, suspension et suspens (l. 14,
ans plus tard. 22, 27), soutien (l. 22, 26), étai (l. 23). il se décline
– l’appartenance de perec à l’oulipo (ouvroir de à travers les bretelles et le parachute de charlot, le
littérature potentielle), fondé en 1969 par raymond bandage herniaire et le saut en parachute de perec.
queneau et François le lionnais, se retrouve dans la ce motif correspond à la concrétisation d’un senti-
construction savante du livre, les jeux sur les noms ment : celui d’avoir été projeté dans le vide : je fus
et les chiffres. précipité dans le vide ; tous les fils furent rompus ;
– il s’agit d’un passage fondamental comme le montre je tombai, seul et sans soutien (l. 25-26). ces trois
sa triple présence dans le livre, dans une reprise qui propositions expriment, à travers la métaphore de la
chaque fois étoffe l’épisode et en approfondit le sens chute, la séparation de l’enfant avec sa mère, qu’il
(pp. 41, 48, 76, gallimard, « l’imaginaire », 1993). tente de remplacer par des soutiens plus ou moins
imaginaires, pour ne pas tomber ni défaillir. l’image
n Observation et analyse de la corolle, explicitée par l’expression antinomique
1. une appréhension subjective des événements fragile et sûr suspens (l. 27), traduit la précarité de
perec raconte ici son départ, à l’âge de six ans, c’est- ces soutiens. perec, qui a déjà perdu son père, se
à-dire en 1942, en zone libre. il part de la gare de voit en effet privé d’un appui fondamental pour un
lyon avec un convoi de la croix-rouge à destination enfant de six ans, celui de sa mère. l’illustré revêt
de grenoble. c’est la dernière fois qu’il voit sa mère, alors la valeur symbolique de l’objet transitionnel qui
qui sera déportée à auschwitz. pourtant, la figure de vient se substituer à la mère, et devient une sorte de
sa mère disparaît dès la fin du premier paragraphe, et relique de la mère, quand cette séparation se révèle
il ne sera plus question d’elle dans la suite du texte. définitive. cette valeur symbolique justifie l’atten-
en revanche, perec apporte une importance extrême tion extrêmement précise apportée aux détails de la
à une série de détails concernant la thématique de la couverture de l’illustré – même si philippe lejeune
blessure et de la suspension. démontrera qu’elle ne correspond pas à la réalité
mais à un « souvenir écran ».
2. la déconstruction du récit du souvenir
le texte s’ouvre sur un récit du départ (1er et 2e
4. la blessure imaginaire
paragraphe), raconté du point de vue de perec, à
l’imparfait et au passé simple (seules exceptions : à côté de ces soutiens plus ou moins imaginaires,
le présent pour décrire le parachute de charlot, l. 5, perec s’obstine à vouloir placer une blessure concrète
et le présent évacue, l. 6, qui joue à la fois le rôle de autour de ce départ : une hernie, une opération de
présent de narration et de vérité générale). ce récit l’appendicite ou un bras en écharpe pour faire comme
est ensuite démenti, au troisième paragraphe, par le si [il] étai[t] blessé (l. 7). mais la vérité exacte de
point de vue de sa tante, introduit par le présent est, ces faits est difficile à rétablir, et le fantasme semble
et dont les propos sont rapportés, sous la forme d’un l’emporter sur la réalité. l’assurance des deux
discours indirect libre, à l’imparfait. ce discours premiers paragraphes laisse ainsi place, dans le
est prolongé au quatrième paragraphe par celui de troisième, à l’incertitude et la confusion. le témoi-
l’auteur qui le commente et le nuance, tantôt au gnage catégorique de la tante (formelle, aucune
passé (j’ai […] longtemps cru), tantôt au présent (il raison, tout à fait réglementairement) vient remettre
est sûr). le texte s’achève sur la confrontation des en cause les faits consignés par l’auteur, mais la
points de vue opposés de sa tante et de sa cousine. fragilité de ce témoignage est aussi soulignée,
cette alternance du récit (1er et 2e paragraphe) et du d’emblée, par l’expression à peu près. la juxtaposi-
discours (3e paragraphe), tout comme le va-et-vient tion des versions contradictoires d’esther et de ela
entre le point de vue de l’auteur et celui de sa tante (l. 19-20) leur ôte toute fiabilité. la modalisation
et de sa cousine (4e paragraphe), miment le passage très forte du troisième paragraphe (Peut-être, il me
d’un récit, donné comme certain, à un discours qui semble, j’ai longtemps cru, on aurait, il est sûr),
en souligne les failles et les contradictions. et les nombreuses précisions (tirets, parenthèses et
note) illustrent la difficulté, pour l’auteur, de rétablir
3. le motif de la suspension la vérité des faits et la chronologie des événements,
si la figure de la mère disparaît dès la troisième ligne même si la note semble finalement rétablir l’ordre,
du texte, le motif de la suspension, lui, est omni- tout en précisant que cet ordre est tout à fait secondaire

454 n 6e partie. L’autobiographie


par rapport au fantasme. de fait, la datation précise sonnement mathématique. dans une sorte de syllo-
des opérations et la présence ou l’absence d’une gisme, perec commence par présenter le cas général
blessure importent finalement peu. l’intérêt du texte (la majeure) : la croix-rouge évacue les blessés,
repose en revanche sur la perception subjective et en puis le cas particulier (la mineure) : je n’étais pas
partie inconsciente des événements par l’auteur. la blessé, et enfin la conséquence (la conclusion) : il
blessure imaginaire est là pour matérialiser une souf- fallait faire comme si j’étais blessé, ce qui justifie
france morale : l’appendicite qu’on lui ôte renvoie le bras en écharpe. avec le témoignage de la tante,
à cette absence maternelle qu’il ne peut combler ; le troisième paragraphe apporte à ce souvenir un
le bras en écharpe remplace la main de sa mère qui démenti dont la fermeté catégorique est rendue par
n’est plus là pour le guider. à travers ces images, qui l’adjectif formelle, l’expression tout à fait réglemen-
expriment de manière indirecte la souffrance et les tairement, et la reprise amplifiée de la proposition
sentiments de l’auteur, perec renforce le pathétique négative (l. 9-10). ce témoignage insinue alors,
de la scène, dont l’émotion se lit entre les lignes d’un dans la narration, le doute qui envahit, en effet, le
récit, dans lequel les silences prouvent à quel point quatrième paragraphe, marqué par une forte moda-
la blessure demeure ouverte. lisation (peut être, il me semble, j’ai cru, je ne sais
plus quel, on aurait profité, selon esther, selon
n Perspectives ela). le style télégraphique est abandonné dans ce
les références à la psychanalyse paragraphe, et les méandres de la phrase semblent
– l’importance de l’inconscient. mimer la sinuosité du souvenir, menacé par les failles
– le traumatisme de la perte de la mère. de la mémoire et les témoignages contradictoires.
– le choc refoulé qui explique le silence sur sa mère. le rythme et l’évolution de ces quatre paragraphes
– l’amnésie : perec n’a sans doute aucun ou très sont significatifs de la démarche autobiographique de
peu de souvenirs de ce moment qui a pris toute son perec, qui cherche à faire revivre, le plus fidèlement
importance a posteriori, et malgré son obstination possible, des événements survenus dans sa petite
à retranscrire les événements de la manière la plus enfance et en partie oubliés. le texte s’achève sur
juste possible, il n’échappe pas à la reconstruction un paragraphe conclusif qui se présente comme une
de ce souvenir comme le montre philippe lejeune grille d’analyse du passé : le parachute du service
dans son livre la mémoire et l’oblique (voir extrait militaire fait écho à celui de l’illustré, au début de
ci-dessous). l’extrait, et vient clore un texte qui se décline entiè-
– les images et les flashs : l’importance du visuel, le rement autour du motif de la suspension, fragile et
souvenir ressemble à un rêve avec quelques images sûr suspens avant la chute maîtrisée.
marquantes comme l’illustré.
– le choc de la réminiscence sous l’effet d’une Pour aller plus loin
expérience similaire : une expérience de saut en l texte de philippe lejeune, la mémoire et l’oblique.
parachute, seize ans plus tard, permet à perec de georges Perec autobiographe, © p.o.l, 1991 :
rapprocher la sensation d’être projeté dans le vide, « en même temps que par l’intensité pathétique
éprouvée au sens propre, de celle qu’il a ressentie, au de ce récit si sobre, j’avais été frappé par le détail
sens figuré, en 1942. perec devient alors son propre apparemment anodin : était-il possible qu’on vende
analyste. à la gare de lyon en 1942, un illustré représentant
– le lien entre les images concrètes et les sentiments charlot parachutiste ? chaplin est l’auteur du dic-
abstraits (avec le motif de la suspension décliné au tateur (1940), l’allemagne est en guerre avec les
sens propre et au sens figuré). états-unis depuis décembre 1941, et les parachutes
ennemis n’ont jamais bonne presse... une rapide
n Vers le Bac (commentaire) enquête bibliographique montre qu’il n’existe pas
on observe dans le premier paragraphe, une juxta- de charlot parachutiste dans la série des aventures
position de phrases brèves, qui alignent une série acrobatiques de charlot, mais que c’est sur la
d’événements sur un ton objectif, sans laisser place couverture de charlot détective, qu’on voit effecti-
au doute ou à l’imprécision, comme le montre la vement charlot en parachute. or, charlot détective
description très précise de la couverture de l’il- a été publié en... 1935, et republié seulement après
lustré. cette parataxe fait place, dans le deuxième la libération. tout donne à penser que c’est cette
paragraphe, à une multiplication de liens logiques réédition que georges perec a lue, sans doute vers
qui relient des phrases brèves comme dans un rai- 1945 ou 1946, et que d’autres souvenirs ultérieurs

23. La vérité autobiographique en question n 455


ont été amalgamés à celui-là pour créer le souvenir- l’allitération en [m] et [s] de la première phrase
écran. en effet, sur les deux couvertures de charlot renforce cette impression de douceur. c’est donc un
détective, charlot a son parachute accroché de la être affable et sympathique. au milieu de cet univers
manière la plus classique, et n’est nullement suspendu d’adultes, l’enfant apparaît comme le réceptacle de
par les bretelles de son pantalon. en outre, dans la cette bonne entente intellectuelle et affective qui
version n°1 (1959), perec n’est même pas sûr que unit le couple. ainsi, leur échange rejaillit sur elle
l’illustré soit un charlot. comme des ondes ; leur amour, comme un courant
en 1969, il hésite sur le titre, voit charlot descendre chaud (l. 11-12).
en parachute, mais il n’est pas question de bretelles.
2. une forme dialogique
les bretelles n’apparaissent qu’en 1970.
après deux paragraphes descriptifs, l’extrait laisse
d’où viennent-elles ? sans doute de quelque autre
place à un dialogue à deux voix : l’une est la voix de
illustré lu après la guerre, mickey peut-être... si la
la narratrice adulte, l’autre renvoie à sa conscience.
mémoire est progressivement revenue, c’est, comme il
on peut rapprocher ce dialogue de celui qu’échan-
est habituel, sous la forme d’une reconstruction. »
gent un psychiatre et son patient. en effet, le double
l Bibliographie : article d’Yves stalloni sur W ou le
a ici pour rôle de faire émerger le souvenir refoulé
souvenir d’enfance, l’école des lettres second cycle,
et de permettre à la narratrice de formuler le trau-
15/07/1991, pp. 161-170.
matisme.
3. revivre la scène
sarraute
11 Enfance ▶ p. 455
le récit est scandé par les différentes versions de
la scène, données par le double et par la narratrice.
on peut distinguer trois versions différentes de
Pour commencer l’événement.
l’auteur est traditionnellement associée au terme de – la première (l. 19-22) tend à idéaliser la mère
tropismes, qui est le titre d’un de ses ouvrages, et soupçonnée qui aurait repoussé doucement natacha
qu’elle définit ainsi dans l’Ère du soupçon : « ce qui souhaitait s’immiscer dans le cercle des adultes.
sont des mouvements indéfinissables, qui glissent mais le double refuse cette version : ce n’est pas
très rapidement aux limites de notre conscience », et natacha qui s’est écartée mais sa mère qui l’a
qui, d’après sarraute, constituent « la source secrète repoussée, et non pas doucement, comme elle le
de [l’]existence ». l’extrait qui suit est un exemple de laissait entendre, mais violemment. l’adverbe est
tropisme, déclenché par une formule prononcée par jugé excessif par la narratrice : elle le remplace par
la mère, et qui trouve chez l’enfant des répercussions, une comparaison (c’était comme le tintement d’un
que l’adulte tente d’analyser. verre doucement cogné, l. 24-25) qui tente de rendre
sensible l’émotion ressentie. la comparaison parvient
n Observation et analyse à traduire le mélange de fragilité, de douceur, et de
1. un joli tableau de famille fermeté, à travers le mélange du champ lexical de
Kolia est décrit comme un être plein de bonté de la dureté (cogné, verre) et de la douceur (tintement,
douceur et de bonhomie (l. 2). son portrait physique doucement), et à travers l’alliance de sonorités dures
est à l’image de son portrait moral : tout en rondeur (en [t] et [k]) et douces (en [s] et [m]).
et en douceur. ces mains sont, en effet, potelées – dans la deuxième version (l. 27-30), la narratrice
(l. 2), et ses joues arrondies (l. 1), comme celles justifie le comportement de sa mère, lui trouvant des
d’un enfant. on retrouve cette douceur dans ses yeux excuses : sa mère a pensé qu’elle voulait la défendre
« flous » de myope et dans le regard bienveillant et ses propos, loin de rejeter l’enfant, visent à la
(l. 4) qu’il pose sur l’auteur. il a le rire naturel et rassurer : ne crains rien.
spontané des enfants (l. 4). enfin, il semble étranger – la troisième version est donnée par le double.
à toute forme de violence ou d’agressivité (l. 8), et pour aider dans le travail de remémoration, le double
sa constance est sensible dans le fait qu’il utilise les change de tactique : il ne s’agit plus de poser des
mêmes mots, les mêmes formules (l. 5-6), sans jamais questions mais de faire revivre à la narratrice la scène,
hausser le ton. le beau-père semble doté de l’instinct en lui mettant sous les yeux ce qui s’est réellement
maternel dont la mère est dépourvue. le rythme passé : regarde.
balancé des phrases traduit son caractère mesuré, et ces trois versions sont rythmées par le retour des
les nombreuses virgules son désir de conciliation. paroles de la mère, femme et mari sont un même

456 n 6e partie. L’autobiographie


parti (l. 22, 29-30, 33-34), qualifiées au début de qu’elle a pu éprouver ce sentiment de manière très
petit dicton (l. 38), mais qui sonnent plutôt comme fugace et sans le formuler. cette impression, aussi
une formule cinglante. fugace que l’éclair, est exprimée à travers la méta-
phore du promontoire inconnu qui surgit un instant
4. Formuler le traumatisme
du brouillard (l. 45).
à partir de la ligne 35, la narratrice accepte de voir
la scène sous un autre angle : elle dérangeai[t] (l. 35) n Vers le Bac (invention)
l’intimité et la connivence du couple. mais ce terme ne – on sélectionnera soigneusement le souvenir : il doit
satisfait pas le double qui cherche à faire reconnaître être circonscrit autour d’un épisode qui a son unité
à la narratrice le traumatisme que représente cette dramatique, et non recouvrir un laps de temps un
scène, en apparence anodine. guidée alors par peu lâche. non pas des vacances au bord de la mer,
cette voix, la narratrice reformule en trois temps la par exemple, mais un incident particulier pendant
scène et ses sensations, jusqu’à aboutir au mot juste. ces vacances.
dérang[er] laisse place à m’immiscer et m’insérer – on insistera sur l’importance de la présentation
(l. 37), puis à l’image du corps étranger qui gênait typographique : tirets, guillemets, éventuellement
(l. 38). ce dernier terme semble enfin satisfaire le italiques pour souligner l’hétérogénéité de la seconde
double, qui approuve : tu ne pouvais pas mieux dire voix.
(l. 39). dans un trajet qui fait penser à la maïeutique
– on s’inspirera des réponses à la question 3 pour
socratique, le passage évolue donc d’un sentiment de
exprimer la progression du souvenir, de reprises en
participation et de fusion de l’enfant avec l’intimité
tâtonnement, jusqu’à l’accord sur la note juste.
du couple, à une prise de conscience de l’exclusion
– on distinguera bien la tonalité respective des deux
et du rejet de l’enfant par les adultes.
voix : rétive ou troublée pour la première, inquisitrice
5. rester au plus près de la sensation ou encourageante pour la seconde.
cependant les deux voix ne parviennent pas à se
mettre complètement d’accord sur le terme appro- Pour aller plus loin
prié : si le double pousse le rejet jusqu’à une volonté l Bibliographie : monique gosselin, enfance de
de destruction et d’élimination, exprimée à travers nathalie sarraute, © gallimard, « Foliothèque »,
l’image organique du corps qui élimine les déchets 1996.
dont il n’a pas besoin, la narratrice, quant à elle, l on peut lire l’extrait à la lumière de Freud :
refuse cette interprétation pour deux raisons : d’une « nos souvenirs d’enfance nous montrent les
part, ce sentiment est trop violent et ne correspond premières années de notre vie, non comme elles
pas à ce qu’elle a éprouvé enfant ; d’autre part, il étaient, mais comme elles sont apparues à des
est trop précis et ne rend pas compte de ce qu’elle a époques ultérieures d’évocation ; les souvenirs
ressenti de manière fugace et non conceptualisée. ce d’enfance n’ont pas émergé, comme on a coutume de
désaccord souligne le désir d’authenticité de sarraute, le dire, à ces époques d’évocation, mais c’est alors
qui veut arriver au plus près de la sensation, sans qu’ils ont été formés et toute une série de motifs,
la minimiser ni la surinterpréter : le tropisme doit dont la vérité historique est le dernier des soucis,
rétablir au mieux la conscience d’une enfant âgée ont influencé cette formation aussi bien que le choix
d’une huitaine d’années. si le mot choisi peut sembler des souvenirs. » (névrose, psychose et perversion,
excessif, le double suggère toutefois à la narratrice p.u.F, paris, 1973, p. 132)

23. La vérité autobiographique en question n 457


l’objet d’étude
au bac

pose moins en acteur de l’histoire qu’en instigateur


L’exposé du projet. il est dans ce passage systématiquement
Annie ernaux, Une femme ▶ p. 458
associé au thème de l’écriture ; c’est l’écrivain qui
parle : j’ai surmonté la terreur d’écrire (l. 2-3), je
n Pour analyser le texte vais continuer d’écrire sur ma mère (l. 11), je ne
Le genre du livre suis pas capable (l. 19), je voudrais saisir (l. 31),
1. À la frontière de l’autobiographie ce que j’espère écrire (l. 35-36).
et de la biographie il s’agit pour l’auteur de parler de l’unique femme
le texte est à la frontière de l’autobiographie et de la qui ait vraiment compté pour elle, à savoir sa mère ;
biographie. de l’autobiographie, il respecte l’identité mais il s’agit aussi de dépasser cette symbiose
entre l’auteur, le narrateur et le personnage, réunis sous mère/fille pour raconter la vie d’une femme qui
le pronom je qui désigne annie ernaux. il respecte commence trente-quatre ans avant la sienne :
aussi le pacte de lecture : il s’agit bien de faire une « une histoire que je n’ai pas voulu aborder par
œuvre placée sous le sceau de la sincérité, comme le rapport à moi, sur un plan purement individuel,
montre l’aveu des doutes et des difficultés de l’auteur. mais par rapport à la femme qui a existé en dehors
en revanche, l’extrait n’est pas conforme à la définition de moi, dont la vie commence trente-quatre ans
d’un récit rétrospectif en prose, donnée par lejeune, avant moi », dit ailleurs annie ernaux (entretien,
puisque la narration s’inscrit dans un passé proche op. cit.).
(trois semaines, l. 1), ou dans le présent de l’écriture, le « je » s’efface devant le « elle », même si écrire
ce qui rapproche le texte d’une page de journal. sur sa mère, c’est en filigrane parler de soi.
l’extrait se rapproche aussi de la biographie, dans Les enjeux de ce livre
la mesure où l’auteur veut écrire sur sa mère, non 3. pourquoi ce livre
pas seulement une lettre (l. 4) mais le début d’un le livre répond d’abord à un besoin intérieur, une
livre dont elle sera le sujet central ; dans la mesure nécessité : je ne suis pas capable en ce moment
aussi où l’auteur adopte la démarche du biographe de faire autre chose (l. 19-20). l’auteur a pourtant
qui s’appuie sur des documents extérieurs, comme conscience que la proximité des événements constitue
les photographies. un obstacle à l’analyse objective, mais elle ne peut
n.B. – l’auteur répond à cette question sur le genre s’empêcher d’écrire sur sa mère, comme pour enta-
d’une femme, dans un entretien qui accompagne la mer son travail de deuil. si l’auteur souhaite limiter la
publication de son livre : « une femme relève évidem- part affective, c’est pour atteindre une certaine vérité
ment du genre autobiographique dans la mesure où sur sa mère et raconter l’histoire de cette femme d’un
le je, c’est bien moi, annie ernaux, qui écris, qui ai point de vue sociologique (l. 32-38).
perdu ma mère, le 7 avril 1986, et qu’il n’y a aucun dans la phrase elle est la seule femme qui ait vrai-
élément fictif. tout est référentiel, tout renvoie à la ment compté pour moi et elle était démente depuis
réalité, telle que je l’ai perçue. mais il est vrai que deux ans, le et a une valeur d’opposition et d’insis-
c’est aussi une biographie, c’est-à-dire l’histoire d’une tance : l’auteur souhaite rétablir, grâce à l’écriture,
femme, de ma mère en l’occurrence. » (une femme, une communication rendue impossible par la folie
texte et dossier par pierre-louis Fort, © gallimard, de sa mère ; mais aussi dépasser la vision de sa mère
« la Bibliothèque gallimard », 2002). à la fin du malade et retrouver, par les mots, l’image véritable
livre, l’auteur revient sur la dimension hybride de de cette femme.
son texte : « ceci n’est pas une biographie, ni un
4. combiner la femme imaginaire
roman naturellement, peut-être quelque chose entre
et la femme réelle
la littérature, la sociologie et l’histoire. »
pour parvenir à une perception globale de sa mère,
2. l’alliance du je et du elle annie ernaux ne se contente pas de la représentation
le projet d’écrire sur sa mère n’efface en rien la imaginaire qu’elle a de sa mère mais souhaite accéder
présence de l’auteur dans ce texte : mais ici le je se également à la femme réelle. la femme imaginaire,

458 n 6e partie. L’autobiographie


c’est la femme en images (l. 24), intemporelle (l. 29) même style, que Barthes caractérisa comme « le
et statique (elle a toujours été là, l. 22 ; fixer l. 24), degré zéro de l’écriture ». quant à l’expression
telle qu’elle lui apparaît dans ses rêves (l. 29). à l’in- entreprise difficile (l. 21), elle évoque celle de
verse la femme réelle s’inscrit dans un espace précis rousseau au début des confessions : « Je forme une
et un temps donné : née dans le quartier rural d’une entreprise… », et renvoie à un désir d’authenticité
petite ville de normandie et morte dans le service partagé par les deux autobiographes.
de gériatrie d’un hôpital de la région parisienne mais le texte reste au-dessous de la littérature
(l. 34-35). il ne s’agit pas de privilégier l’une au (l. 24), dans la mesure où il refuse de « faire de la
détriment de l’autre mais plutôt de les concilier (je littérature », au sens où il s’agirait d’enjoliver son
voudrais saisir aussi, l. 31-32), dans un texte qui objet par la poésie suspecte de l’attendrissement, la
se situerait à la jointure du familial et du social, du nostalgie. ce refus passe par le choix d’une écriture
mythe et de l’histoire (l. 37-38). qui relate avec objectivité les événements. annie
ernaux a souvent justifié le choix d’une écriture
Les difficultés
plate. quatre ans avant une femme, elle écrivait dans
5. une entreprise paradoxale
la Place : « pour rendre compte d’une vie soumise à
la difficulté pour annie ernaux, quand elle entre-
la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le
prend d’évoquer la personne de sa mère, tient au
parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de
souci d’articuler deux vérités antithétiques et a
« passionnant », ou d’« émouvant ». Je rassemblerai
priori peu compatibles, que le paragraphe articule
les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les
autour de l’adverbe aussi (l. 32) : d’un côté une
faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs
vérité spontanée, celle du premier mouvement
d’une existence que j’ai aussi partagée. aucune
(l. 23), vérité à la fois intime et intemporelle (sans
poésie du souvenir, pas de dérision jubilante.
notion de temps, l. 24) ; de l’autre, une vérité plus
l’écriture plate me vient naturellement, celle-là
construite (je voudrais saisir, l. 31), de l’ordre du
même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes
social et de l’histoire (l. 37-38). a priori, c’est
parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »
ce second aspect qui seul devrait intéresser une
on peut citer aussi ce propos rapporté par le
entreprise biographique, définie par les deux bornes
journaliste philippe lançon : « il ne faut pas que
d’une naissance et d’une mort (voir l. 33-35). le
le lecteur ait une complicité avec moi sur le dos
paradoxe et la profondeur du projet d’annie ernaux
de ceux dont je parle. Je sais que j’écris dans la
consistent à faire toute sa part à la subjectivité du
langue de l’ennemi, comme disait genet. au moins,
biographe, exprimée par son imaginaire (l. 28) et
ni connivence, ni dérision. tout faire passer dans le
ses rêves (l. 29), et de penser que le mythe (l. 38)
froid et la violence. » (libération, 06/02/2003)
d’une personne – c’est-à-dire la somme des images
qui restent d’elle, sa légende qui la statufie sans 7. une œuvre à faire
âge précis (l. 29-30) et pour l’éternité – fait partie l’extrait se situe au début du livre, qui reste encore
de son histoire. à écrire et n’existe qu’à l’état de projet, comme le
montrent les expressions : je vais continuer d’écrire
6. une littérature infra-littéraire
(l. 11), je voudrais saisir (l. 31), ce que j’espère
le projet de l’auteur est de nature littéraire car il
écrire (l. 35-36), mon projet (l. 38), je souhaite
doit passer par les mots pour exprimer une vérité
(l. 43). dans cet extrait, donc, l’auteur exprime ses
sur cette femme, et non par l’image ou l’oralité,
doutes quant à sa capacité à ressusciter la femme
comme le montre la triple négation : ni les photos,
qui a existé en dehors [d’elle] (l. 32).
ni mes souvenirs, ni les témoignages (l. 41-42).
annie ernaux le sait bien : seul le langage, capable conclusion : réponse à la question posée
de représentation et d’abstraction, lui permettra de cet extrait peut se lire comme un pacte autobiogra-
situe[r] son évocation à la jointure du familial et phique, dans lequel l’auteur présente à la fois le genre
du social, du mythe et de l’histoire (l. 37-38). la du livre, ses enjeux et ses difficultés. mais il s’éloigne
« littérarité » de ce texte se manifeste aussi par son aussi du pacte autobiographique traditionnel, par la
intertextualité. ainsi la phrase qui constitue les place centrale donnée à la figure de la mère, par le
premiers mots du livre, « ma mère est morte » (l. 5), choix d’une écriture dépouillée et par l’orientation
est une référence évidente à l’incipit de l’étranger, sociologique du livre.
et souligne sans doute une parenté des deux œuvres : on pourra rapprocher ce texte de l’extrait de lambeaux,
même regard porté sur le réel et traduit par un p. 446.

L’objet d’étude au Bac n 459


L’entretien
Groupement de textes : Le Moi face à la mort ▶ p. 459

i. Quel type de ii. Les iii. L’attitude iv. Le rôle de l’écriture


mort ? conséquences face à la mort autobiographique
(les registres)
A chateaubriand L’approche de sa La fin de son œuvre, Sérénité, Entrée dans l’éternité
Chap. 22, p. 431 propre mort la fin d’un monde confiance
et l’annonce de et vision
nouveaux horizons prophétique
B Levi Un mort en Un homme vidé de Objectivité et Témoignage historique, faire
Chap. 22, p. 436 sursis son humanité précision de revivre les déportés, écrire pour
l’analyse survivre
C sartre, Orphelin de père Pas de surmoi, un ironie, refus Entreprise de démystification,
Chap. 23, p. 444 homme libre du pathos, (satire de la bourgeoisie)
autodérision

D ernaux La disparition de Le besoin de Un ton neutre, Offrir un témoignage à « la


➤ « L’exposé », sa mère chercher « une la recherche de jointure du familial et du
p. 458 vérité » sur sa mère l’objectivité, une social », un livre de deuil
écriture « plate »

E duperey La mort Un être dépossédé Révolte et colère ; Retrouver une identité perdue,
Chap. 23, p. 445 accidentelle de d’une part de sa vie pathétique, un passé occulté
ses parents amertume et
désespoir
F semprun Un mort vivant Le vertige de celui Lyrisme et pathos Écrire pour se replonger dans
Chap. 22, p. 438 qui a traversé la liés à l’expérience la mort et renoncer à vivre, ou
mort du survivant écrire pour dépasser la mort
grâce à l’écriture
G Juliet La disparition de Le besoin d’écrire Hommage aux Enfanter par les mots la
Chap. 23, p. 446 sa (ses) mère(s) et de leur donner mères dans un mère qu’il n’a jamais connue.
la parole lyrisme sobre et Exorciser sa douleur grâce à
poétique l’écriture

n Pour confronter les textes


2. une commémoration
I. Quel type de mort ? l’évocation d’un parent disparu correspond à une
1. la mort et l’histoire quête des origines, à un désir de combler le vide
les textes a, B et F appartiennent au genre des créé par la disparition d’un être, grâce à l’écriture.
mémoires. dans ces trois textes, la question de la comprendre d’où l’on vient
mort individuelle s’inscrit dans une perspective II. Les conséquences
historique. chateaubriand replace sa destinée dans 3. universalité de l’expérience intime
le cours de l’histoire en convoquant les figures de l’évocation de la mort d’un proche invite l’écrivain
l’antiquité et en se faisant le chantre de l’avenir. les à s’interroger sur sa propre mort, dans la mesure où
destins de levi et de semprun s’ancrent dans un cadre elle le place face aux questions existentielles (finitude
historique particulier, celui de la déportation : leur de l’homme, temps qui passe) et le confronte à une
expérience est emblématique de la destinée de mil- expérience universelle. si l’emploi de la première
liers de déportés, dont ils se font les porte-parole. personne et l’aspect intimiste dominent les textes du

460 n 6e partie. L’autobiographie


groupement, certains insistent aussi sur la dimension – Juliet désigne ses mères par le biais d’épithètes
universelle de cette expérience. ainsi, chateaubriand, qui font d’elles des modèles de sainteté. la tonalité
par l’inscription de sa mort dans le cours de l’his- est celle de l’hommage et de la gratitude, du respect
toire, et primo levi, par l’implication du lecteur et de l’admiration.
dans le texte et la généralisation de son expérience
IV. Le rôle de l’écriture autobiographique
à l’ensemble des déportés, donnent une dimension
7. expulser ou raviver la douleur
universelle à leur confrontation avec la mort.
l’écriture est présentée comme un exutoire à la
4. un traumatisme insurmontable souffrance chez Juliet et ernaux : chez l’un et l’autre
pour duperey et semprun, la confrontation avec elle s’apparente à un travail de deuil qui fait revivre
la mort semble difficile à surmonter : tous deux par les mots la mère disparue (l’écriture comme un
apparaissent comme des morts en sursis. « tombeau »). chez duperey et semprun, elle semble
chez duperey, l’expression de la douleur passe par : au contraire la raviver, en faisant par exemple prendre
– les silences des points de suspension ; conscience à semprun qu’il n’est jamais vraiment
– l’interrogation pathétique adressée au lecteur ; revenu des camps.
– l’interpellation de ses parents ; souffrance et exorcisme semblent indissociables :
– les images de la décapitation et de la fracture ; dans un premier temps, en effet, l’écriture ravive la
– le déroulement d’un scénario imaginaire : celui douleur ; dans un second temps, elle permet de la
d’une vie heureuse avec ses parents. mettre à distance et de l’apprivoiser.
chez semprun, par :
– la présence du malheur qui l’étreint, la tristesse
physique qui l’envahit ; corpus BAc
– le vertige qui le submerge ; objet d’étude :
– l’impossibilité d’oublier et de vivre. L’autobiographie ▶ p. 460

III. L’attitude face à la mort (les registres)


Question
5. originalité de sartre
rousseau, qui à bien des égards apparaît comme
le texte de sartre occupe une place à part dans ce
l’inventeur de l’autobiographie, inaugure dans ses
groupement par son apparente insensibilité, son
confessions une stratégie de l’aveu et de la vérité par
humour corrosif (et d’abord envers lui–même), son
rapport à laquelle se situeront presque nécessairement
refus de toute nostalgie. philippe lejeune a bien
ses épigones. ainsi chateaubriand, sand et Beauvoir,
identifié l’origine de cette attitude en parlant des
si différents qu’ils soient, font tous trois plus ou moins
mots comme d’une « petite fable dialectique » :
directement allusion à sa thèse, selon laquelle il faut
cette lucidité critique, cette volonté démonstrative
tout dire, même les aveux les plus honteux, même au
interdisent bien sûr l’apitoiement.
risque de paraître ridicule. sans citer nommément
6. l’adresse à un parent disparu l’auteur des confessions, chateaubriand multiplie les
– sartre parle de son père comme si c’était un références explicites à son texte, mais à chaque fois
étranger : la distanciation est soulignée par l’emploi pour se démarquer de son prédécesseur, comme le
de l’article indéfini un, de l’adjectif démonstratif ce, montre l’emploi récurrent des tournures négatives :
de la désignation impersonnelle jean-baptiste sartre ce ne seront point des confessions pénibles (l. 6-7),
et, de manière générale, par la tonalité ironique. je n’entretiendrai pas non plus (l. 10), je n’ai ni fait
– ernaux désigne sa mère à travers le pronom per- chasser […] ni abandonné […] ni déshonoré […] ni
sonnel elle, les expressions ma mère ou la femme : le mis […] (l. 18-21). de son côté, sand dans histoire
ton dévoile l’amour et l’admiration que voue l’auteur de ma vie, cite l’ouvrage (l. 1) et son auteur (l. 10),
à sa mère, tout en manifestant le désir de mettre à et comme chateaubriand convoque l’exemple de
distance ce lien affectif. rousseau pour mieux souligner sa différence (il
– duperey mentionne ses parents à la troisième per- n’est pas utile, il n’est pas édifiant, l. 9-10). quant
sonne, comme le montrent les majuscules eux (l. 12), à la préface de la Force des choses de Beauvoir, on
ou s’adresse à eux à la deuxième personne du pluriel peut lire dans les termes vantardise et masochisme
(vous… mon père et ma mère, l. 19-20). cette énon- (l. 3) une allusion indirecte aux confessions, mais là
ciation mêle un sentiment d’amertume à la souffrance, encore il s’agit de revendiquer son originalité (aussi
ce qui renforce la tonalité pathétique de l’extrait. éloignée, l. 2).

L’objet d’étude au Bac n 461


les auteurs du corpus se démarquent donc du modèle 2) sur la forme : l’adresse au lecteur (plusieurs
originel, chacun pour des raisons différentes, mais destinataires : celui de la lettre, ses amis, le lecteur),
tous pour des motifs qui concernent le lecteur et la la présence de dieu (l. 15), un ton solennel (j’ose
réception de leur ouvrage. chateaubriand ne veut le dire), des interrogations oratoires (l. 27), l’omni-
dire que le beau (l. 9 et 14) car il souhaite laisser à la présence du je, le besoin de se justifier.
postérité un modèle d’exemplarité, seule justification
ii. l’anti-rousseau
de l’œuvre d’art. pour sand, il y a quelque complai-
1) chateaubriand se refuse à tout dire : voir les
sance suspecte à noircir le tableau de ses fautes, quand
formules négatives (ce ne seront point, l. 6-7 ; je
elles ne sont que de simples bêtises, le plus souvent. n’entretiendrai pas non plus, l. 10) ou restrictives
Beauvoir, elle, déplace la problématique de l’aveu, (je ne dirai… que, l. 11 ; il ne faut présenter… que,
puisque sa philosophie délaisse la perspective de la l. 13-14) ; un nouveau type de sincérité (mensonge
morale pour celle de l’adéquation des moyens et des par omission) est justifié par la volonté de donner
fins (l. 14-20). en revanche, elle rejoint rousseau sur l’exemple (l. 14-17).
la question de la collaboration du lecteur (l. 43) et sur 2) il n’est d’ailleurs pas un criminel : les faiblesses
sa requête de ne dégager la vérité de l’être qu’après qu’il avoue ne semblent rien comparées aux fautes de
avoir lu l’intégralité de l’ouvrage ; peu lui importe rousseau dont il se plaît à souligner les circonstances
toutefois de déplaire à ses ennemis (l. 50-53). s’ils aggravantes (la construction de la phrase souligne le
prennent leur distance par rapport à rousseau, ces fossé qui sépare les crimes de l’un et les faiblesses de
auteurs ne prétendent pas être parfaits, loin de là. l’autre : ce n’est pas… je n’ai ni, mais j’ai eu…).
chateaubriand admet qu’il a eu ses faiblesses (l. 22),
ses misères (l. 24), sand avoue un larcin d’enfant iii. un pacte autobiographique nouveau
(l. 12-16), Beauvoir admet avoir pu agir de façon 1) l’impératif du respect et de la pudeur : souci de
regrettable (l. 19). mais si tous revendiquent ces ménager ses amis (l. 6-8), le lecteur (l. 10) et lui-
fautes, c’est pour aussitôt reconnaître que là n’est même (l. 11-13).
pas le sujet de leur autobiographie. 2) la volonté de laisser un beau témoignage humain :
ainsi, chacun adopte une position singulière par il ne faut présenter au monde que ce qui est beau
rapport à cette question de la confession et de la (l. 13–14) ; voir le champ lexical de l’exemplarité
vérité dans l’œuvre autobiographique : rousseau veut morale (ce qui est convenable à ma dignité d’homme
tout dire pour obtenir le pardon de ses semblables, […] à l’élévation de mon coeur, l. 11-13 ; sentiments
quitte à paraître ridicule et à mettre mal à l’aise le nobles et généreux, l. 16-17) par opposition à celui
lecteur ; chateaubriand choisit de laisser derrière de la faute (faiblesses, l. 11 et 22 ; misères commu-
le voile (l. 25) ses faiblesses et ses bassesses pour nes, l. 24 ; plaies, l. 26 ; pauvre nature humaine,
offrir au lecteur un modèle exemplaire ; sand ne voit l. 28-29).
derrière ces aveux que flatterie et vantardise ; quant 2. dissertation
à Beauvoir, elle revendique une sincérité nouvelle problématique : l’aspect intime et narcissique de
qui s’appuie sur un constat objectif de sa vie et de l’autobiographie peut susciter l’indifférence du
ses engagements. lecteur, voire une gêne à pénétrer dans l’intimité
Sujets d’écriture d’une vie qui n’est pas la sienne. pourtant les auto-
biographies sont généralement écrites pour être lues :
1. commentaire il s’agit donc de voir dans quelle mesure parler de
cette lettre se présente comme un pacte autobio- soi intéresse autrui.
graphique : chateaubriand y envisage, en effet,
i. un je qui renvoie au lecteur (rapport d’identi-
la question de la sincérité et de la vérité, dans son
fication)
œuvre à venir, mémoires de ma vie. s’il se situe par
1) partage d’expériences similaires, banalité de
rapport au modèle du genre, à savoir les confessions
l’existence : les expériences relatées (l’école, les
de rousseau, c’est aussi pour mieux s’en démarquer
parents, les bêtises…), les angoisses exprimées (le
et afficher une position radicalement nouvelle.
temps qui fuit, la mort qui approche), les relations
i. la référence aux Confessions décrites (familiales, amicales)…
1) sur le fond : la thématique de l’aveu (confessions 2) le lecteur se sent impliqué dans/par la démarche de
pénibles), la question de la sincérité, reprise des l’auteur : rousseau fait du lecteur à la fois un juge et
exemples des confessions (l. 18-21). un coauteur, stendhal un confident…

462 n 6e partie. L’autobiographie


ii. un je qui fascine le lecteur (rapport d’admira- – s’inspirer du texte a du corpus : c’est une confes-
tion) sion honnête et difficile, d’autant plus valeureuse
1) curiosité du lecteur pour une vie qui n’est pas la ([ce] qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule
sienne (retz, saint-simon). et honteux).
2) admiration du lecteur devant le récit de vies – nuancer les exemples cités par chateaubriand :
mémorables (chateaubriand, levi).
s’il a laissé ses enfants à l’assistance, c’était pour
ii. un intérêt indissociable du travail de l’écriture leur bien ; si la servante a été renvoyée, ce n’est pas
1) … qui seul peut donner à l’autobiographie la entièrement de sa faute.
valeur d’un document humain. 3) travailler la forme :
2) … qui seul permet à cette démarche singulière – style véhément, hyperboles, exclamations.
d’accéder à l’universel.
– commencer par une captatio benevolentiae (en
3. invention s’excusant de son insignifiance) ou par une prétérition
1) respecter la présentation de la lettre. (« je ne vais pas… mais »), puis monter d’un degré
2) trouver des arguments : dans l’accusation à mesure que la lettre progresse.
– puiser dans le prologue : il a dit le bien et le mal – imaginer un argument ad hominem.
avec la même franchise. – prendre le lecteur à témoin ou à partie.

L’objet d’étude au Bac n 463


7e partie
les réécritures

Mythes
24 et réécritures
ovide […] des euménides (l. 5-6), qui en font, au sens
1 Les Métamorphoses ▶ p. 465
étymologique du terme, un tableau élégiaque.
2. le paysage des enfers
Pour commencer cette évocation des enfers propose une géographie
c’est, avec celle de virgile, la version de référence accidentée (un sentier raide, abrupt, l. 12) et une
de l’épisode le plus populaire du mythe orphique : atmosphère qui rend sourd et aveugle. on notera
la descente aux enfers du héros (la catabase, pour en effet comment la première phrase du second
les érudits) pour aller rechercher eurydice ; c’est elle paragraphe encadre l’indication toponymique par
qui fixe les traits essentiels du mythe, les mythèmes deux notations sensorielles négatives touchant l’ouïe
à partir desquels les avatars de toutes sortes et de (silences profonds) pour l’une et la vue (un épais
tous registres feront entendre leurs variations. sur la brouillard) pour l’autre. climat de cauchemar, qui
mort d’eurydice, il convient de noter une différence semble boucher les issues et refuser toute sortie.
entre les récits de virgile et d’ovide, qui donnera 3. le geste fatal
lieu à deux traditions concurrentes : le second ignore
la phrase d’ovide (l. 14-15) enchaîne trois expli-
la responsabilité que le premier fait peser sur le
cations pour justifier le geste fatal d’orphée, trois
berger aristée, amoureux de la jeune femme ; c’est
explications d’autant plus distinctes qu’elles sont
en s’enfuyant pour échapper à ses avances pressantes
exprimées (en latin comme dans notre traduction)
qu’elle se fait piquer par un serpent auquel dans sa
par trois groupes de nature différente. en fait, il n’y a
course elle n’avait pas prêté attention. on retrouvera
que deux raisons particulières : la crainte pour le
ce rôle chez offenbach, qui saura en tirer des effets
futur proche (craignant qu’elle ne disparaisse) et le
vaudevillesques.
désir impérieux dans le présent (brûlant de la voir) :
la troisième explication (plein d’amour) échappe à la
n Observation et analyse
circonstance particulière et rend compte de la puissance
1. le monde infernal de la passion qui le perd après l’avoir fait vaincre.
pour évoquer la puissance du chant d’orphée sur le
monde des enfers, ovide montre son effet paralysant 4. la disparition d’eurydice
sur ce qui n’est précisément susceptible d’aucune la phrase commence par la progression commune des
rémission : les châtiments des grands criminels, iden- deux époux (ils n’étaient plus très loin, l. 13), mais
tifiés pour l’éternité à leur supplice. il énumère cinq le couple est séparé par une initiative fatale d’orphée
des plus célèbres, réduits à un élément métonymique (il tourna ses yeux, l. 15). en se retournant, celui-ci
(l’onde fuyante, la roue, les vautours, les urnes, rompt et inverse le mouvement qui les portait vers la
le rocher). l’évocation rapide des quatre premiers les sortie ; eurydice, laissée seule en position de sujet,
suspend dans le même temps, sous la forme alternée est prise entre un élan désespéré qui veut poursuivre
d’une négation (ne… plus) ou d’un verbe (s’immo- l’impulsion initiale (tendant les bras, recherchant
bilisa, laissèrent) ; dans un crescendo, la cinquième une mutuelle étreinte, l. 15-16) et le mouvement
évocation annule le châtiment en renversant l’image violent d’aspiration qui la fait retombe[r] au lieu
de la légende, et apostrophe spectaculairement le d’où elle venait (l. 19-20). la tension de cet effort se
réprouvé. ce tableau du peuple des enfers est encadré lit dans le retard avec lequel arrive la chute, pourtant
par les pleurs des ombres livides (l. 2) et les larmes inéluctable (l. 20).

464 n 7e patrie. Les réécritures


5. le rôle de l’amour l’érèbe, on put voir s’avancer les ombres minces et
l’amour est cette puissance qui à la fois sauve et perd. les fantômes des êtres qui ne voient plus la lumière,
inspirant la parole enchantée (le carmen) du poète, aussi nombreux que les milliers d’oiseaux qui se
il vainc les résistances les plus infrangibles, arrachant cachent dans les feuilles, quand le soir ou une pluie
une morte à la juridiction des enfers, suspendant les d’orage les chasse des montagnes : des mères, des
supplices immémoriaux, attendrissant jusqu’aux maris, des corps de héros magnanimes qui se sont
impitoyables erinyes (est-ce pour cela qu’elles ont ici acquittés de la vie, des enfants, des jeunes filles qui
leur nom propitiatoire d’euménides, les bienveillan- ne connurent point les noces, des jeunes gens mis sur
tes ?) ; mais c’est par excès d’amour qu’orphée des bûchers devant les yeux de leurs parents, autour
perd eurydice (voir question 3). ce paradoxe est de qui s’étendent le limon noir et le hideux roseau du
bien rendu par l’interrogation du poète : de quoi se cocyte, et le marais détesté avec son onde paresseuse
plaindrait-elle, sinon d’être aimée ? (l. 18). qui les enserre, et le styx qui neuf fois les enferme
dans ses plis. [4, 480] Bien plus, la stupeur saisit les
n Perspectives demeures elles-mêmes et les profondeurs tartaréennes
ovide et virgile de la mort, et les euménides aux cheveux entrelacés
on peut diviser l’épisode en quatre séquences, et de serpents d’azur ; cerbère retint, béant, ses trois
examiner pour chacune d’elles les points communs gueules, et la roue d’ixion s’arrêta avec le vent qui
et les différences, en sachant que l’épisode est plus la faisait tourner. déjà, revenant sur ses pas, il avait
long d’un quart chez virgile (32 vers, pour 24 chez échappé à tous les périls, et eurydice lui étant rendue
ovide).
s’en venait aux souffles d’en haut en marchant derrière
– la réaction du monde infernal : plus diverse et plus
son mari (car telle était la loi fixée par proserpine),
contrastée chez virgile, plus stylisée chez ovide,
quand un accès de démence subite s’empara de
qui survalorise les grands suppliciés, aux dépens
l’imprudent amant – démence bien pardonnable, si
de la foule détaillée et sublimée par une longue
les mânes savaient pardonner ! il s’arrêta, et juste
comparaison chez virgile.
au moment où son eurydice arrivait à la lumière,
– le pacte et les retrouvailles avec eurydice :
oubliant tout, hélas ! et vaincu dans son âme, il se
séquence absente chez virgile, juste mentionnée
tourna pour la regarder. sur-le-champ tout son effort
en analepse dans la suivante (par une parenthèse
s’écroula, et son pacte avec le cruel tyran fut rompu,
rétrospective), et rappelée dans la quatrième.
et trois fois un bruit éclatant se fit entendre aux étangs
– peu de différences essentielles : virgile explique le
de l’averne. elle alors : “quel est donc, dit-elle, cet
geste d’orphée par la folie (pour ovide, voir ques-
accès de folie, qui m’a perdue, malheureuse que
tion 3) et dramatise un peu plus le coup du sort.
– séquence très valorisée par virgile (11 vers, pour je suis, et qui t’a perdu, toi, orphée ? quel est ce
6,5 chez ovide) : il fait se plaindre longuement grand accès de folie ? voici que pour la seconde fois
eurydice, qui s’y refuse chez ovide (où son adieu les destins cruels me rappellent en arrière et que le
est d’ailleurs inaudible). à noter qu’ovide reprend à sommeil ferme mes yeux flottants. adieu à présent ;
virgile le geste des mains qui se referment sur le vide je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure
(souffles ou ombres), mais il l’attribue à eurydice, et je te tends des paumes sans force, moi, hélas ! qui
non plus à orphée. ne suis plus tienne.” elle dit, et loin de ses yeux tout
à coup, comme une fumée mêlée aux brises ténues,
n Vers le Bac (commentaire) elle s’enfuit dans la direction opposée ; et il eut beau
la comparaison avec le récit de virgile permet de tenter de saisir les ombres, beau vouloir lui parler
bien saisir l’économie pudique dont fait preuve encore, il ne la vit plus […] » (traduction maurice
ovide, au rebours de sa réputation « baroque ». rat, © classiques garnier, 1932.)
il nous livre une scène stylisée, quasi muette, juste
traversée de quelques frissons et sanglots, où l’inexo-
offenbach
rable s’accomplit dans le silence ouaté et les ralentis 2 Orphée aux Enfers ▶ p. 466
d’un mauvais rêve.

Pour aller plus loin Pour commencer


voici le passage correspondant chez virgile (géor- violoncelliste d’origine allemande, passionné de
giques, iv, v. 471-502) : théâtre, auteur de quelques 90 opérettes et opéras
« alors, émues par ses chants, du fond des séjours de bouffes (genre qu’il inventa), offenbach devint rapi-

24. Mythes et réécritures n 465


dement le symbole de « l’esprit français », donnant 3. des commentaires métathéâtraux
le la à la fête (brillante pour les uns, frelatée pour à deux endroits de la scène (l. 1-2, 23), le dialogue
les autres) du second empire. Wagner écrivit de sa sort de la situation dramatique pour commenter ses
musique qu’elle « dégageait une chaleur de fumier », ressources et effets propres, versant ainsi dans la méta-
quand elle était pour nietzsche « la forme suprême théâtralité. ce n’est pas un hasard si ces deux répliques
de la spiritualité ». sont prononcées par pluton, puis Jupiter, qui dans cette
en 1874, offenbach reprit au théâtre de la gaieté scène assument l’un après l’autre le rôle du metteur en
ce premier succès d’orphée aux enfers, dans une scène de l’action : pluton commence, en tant que maître
version plus ample, un « opéra féerie » en quatre de céans, mais à partir de la ligne 14, il est supplanté par
actes et douze tableaux. Jupiter qui prend pour son propre compte la direction
des opérations (j’ai mon plan !). la didascalie de la
n Observation et analyse ligne 24, qui demande qu’orphée soit appuyé sur
1. de la tragédie au vaudeville l’opinion comme sur un confident de tragédie, est
l’enjeu tragique offert par l’épisode d’eurydice, également de nature métathéâtrale, puisque le théâtre
tel que virgile et ovide nous l’ont transmis, est échappe avec elle à l’ambition mimétique pour se pren-
ici dégradé en une situation vaudevillesque, dans dre lui-même comme référence. dans les deux cas, le
laquelle chaque personnage prend le contre-pied texte en exhibant ses artifices, pratique une autodérision
exact du rôle ou de la dignité que lui accorde le dont il nous rend complices.
mythe. eurydice, épouse légère, voudrait rester 4. la pantomime finale
aux enfers, et si pluton ne l’aime plus, est prête le plan de Jupiter n’a pas marché, et eurydice va être
à accorder ses faveurs à Jupiter. orphée vient la rendue au monde des humains et à son époux résigné.
rechercher, mû non par l’amour mais par le souci de mauvais joueur, le roi des dieux décide de tricher :
sa réputation. la situation inventée par les librettistes il ne tourne pas ! tant pis ! tant pis ! je le foudroie !
d’offenbach donne aux dieux un rôle qu’ils n’ont (l. 62). pour ce faire, il se sert de son attribut divin,
pas dans le récit mythique, pour les immiscer dans cette foudre par laquelle il manifeste en toute majesté
cette histoire galante et transformer l’élégiaque duo sa puissance sur l’univers, mais il la détourne pour
amoureux (« J’ai perdu mon eurydice, etc. ») en un usage qui l’avilit en un vigoureux coup de pied
un quatuor boulevardier. pluton demande surtout électrique (l. 64-65). double dégradation d’ailleurs :
qu’on le débarrasse de cette encombrante conquête non seulement le maître de l’olympe se conduit
et Jupiter (qui n’apparaît même pas dans la légende) comme un voyou pratiquant l’art de la savate, mais
abuse de son pouvoir pour satisfaire ses appétits. la foudre olympienne est banalisée en phénomène
d’électricité !
2. la dégradation burlesque
le principe de la dégradation burlesque consiste à n Perspectives
avilir la situation et les personnages (voir question 1) : Zola et offenbach
à ce titre, c’est Jupiter qui perd le plus en dignité la blonde vénus est une transparente parodie des
(voir question 4). deux procédés concourent à cette opéras bouffes célèbres d’offenbach, en particulier
dégradation, liés à la question du registre : la belle hélène. dans le récit de cette première au
– le choix par pluton d’un mètre solennel, l’alexan- théâtre des variétés, promenant son regard caustique
drin (l. 1-2), travesti même en hexamètre antique de la scène à la salle, Zola fustige les « paroles
(l. 23) par Jupiter : apparent retour à l’ancienne bêtes à pleurer » les « sous-entendus égrillards »
dignité mythique au moment où [l]a position se qui « échauff[ent] » le public et déchaînent les rires
tend (l. 1), mais qui ne fait que mettre en relief la « complaisa[nts] ». en écrivain soucieux de son art,
prosaïsation du mythe ; il déplore aussi une composition lâche qui fait alterner
– le contraste de registres, qui accuse le décalage les passages enlevés avec des scènes qui « sembl[ent]
entre l’origine et le traitement burlesque : ligne 27 interminable[s] ». vers la fin de cette douzaine de
(Jupiter coupe court aux politesses), lignes 36-37 pages, quelques lignes résument avec virulence son
(c’est Jupiter lui-même qui contredit la solennité de sentiment. « ce carnaval des dieux, l’olympe traîné
l’ordre par l’arbitraire du caprice), lignes 45 (pluton dans la boue, toute une religion, toute une poésie
proteste comme un enfant boudeur dans une cour de bafouée, semblèrent un régal exquis. la fièvre de
récréation), l. 57-58 (le chœur a bien perdu de sa l’irrévérence gagnait le monde lettré des premières
solennité depuis les tragédies antiques !), etc. représentations ; on piétinait sur la légende, on cassait

466 n 7e patrie. Les réécritures


les antiques images. Jupiter avait une bonne tête. érigé (v. 14) accompagnent le chant d’orphée qui
mars était tapé. la royauté devenait une farce, et naît, jaillit et s’amplifie. l’arbre, emblème de vie,
l’armée, une rigolade. […] on saisissait les allusions, symbolise ici la plénitude du chant d’orphée, fort
on ajoutait des obscénités, les mots inoffensifs étaient et bruissant, mais aussi la plénitude de celui qui
détournés de leur sens par les exclamations de l’or- écoute et qui en est empli. c’est une communion
chestre. depuis longtemps, au théâtre, le public ne totale entre deux perfections : celle du chant qui
s’était vautré dans de la bêtise plus irrespectueuse. crée celle de l’écoute.
cela le reposait. » un peu plus loin il montre nana
« le poing à la taille, asseyant vénus dans le ruisseau, 2. le silence
au bord du trottoir. » condamnation d’un art dégradé, le texte offre tout un chant lexical du silence : et tout
qui bafoue toute dignité artistique et morale, et avilit s’est tu, ce mutisme (v. 3), animaux du silence (v. 5),
son public. ils se tenaient cois (v. 7) – amplifiant ainsi son effet
par la variété de l’énoncé. c’est un silence total,
n Vers le Bac (invention) profond, mais aussi volontaire, actif, tendu vers une
– pour l’indignation, on ne peut pas mieux faire que plus grande écoute. c’est peut-être la grandeur de
Zola : on reprendra ses arguments (➤ perspectives), cette écoute qui, en partie, donne au chant un plus
et on s’inspirera de certaines de ses formules les plus grand élan, une plus grande beauté.
en verve.
3. les cris des animaux
– pour la défense enthousiaste, on opposera les
les infinitifs hurler, bramer, rugir (v. 9) renvoient à
bienfaits du rire, le plaisir du jeu, le sens de la fête
une nature sauvage, à un monde animal dans toute sa
et de la fantaisie ; le droit à l’irrévérence, la vertu
puissance. mais ces voix, ces cris qui ordinairement
salutaire du rire, la portée satirique cette version
remplissent l’air paraissent soudain dérisoirement
burlesque : la difficulté artistique de l’apparente
insuffisants pour exprimer toute l’émotion ressentie.
légèreté, vs l’esprit de sérieux qui n’est que le masque
seul le silence est assez grand pour cela. l’emploi
d’une fausse profondeur
paradoxal de l’adjectif petit montre ainsi l’imper-
Pour aller plus loin fection, la rusticité du langage de la nature primitive
signalons un site internet, « les folies offenbach » face à un chant quasi divin.
(http://offenbach.free.fr), qui propose sur le composi- 4. les métaphores de l’ouïe
teur, ses œuvres, son actualité, une information com- en faisant évoluer les métaphores de l’ouïe des
plète et surtout une riche et belle iconographie. animaux à l’intérieur d’un même champ lexical et sur
un axe temporel qui fait passer de l’imparfait (passé
rilke ancien, saisi dans sa durée immémoriale) au passé
3 Les Sonnets à Orphée ▶ p. 468 composé (passé récent, avec ses répercussions dans
le présent), la dernière phrase (v. 10-14) montre cette
métamorphose annoncée au premier quatrain (v. 4).
Pour commencer
cumulant les restrictions grammaticales (ne… que,
dans ses nouveaux Poèmes de 1907, rilke avait
à peine) et l’humilité lexicale dans le choix des
une première fois évoqué le mythe d’orphée avec
« orphée. eurydice. hermès », où il imaginait qu’eu- adjectifs (misérable, incertain, le plus obscur),
rydice choisissait de redescendre vers les enfers. ces modestes abri et antre sont des métaphores
dans les sonnets à orphée, il « fait entendre une qui disent la faible, la fragile capacité d’écoute
manière d’évangile orphique, […] d’une certaine primitive, bien imagée aussi par le tremble[ment]
manière eurydice devient orphée, ou orphée se des piliers. or voici que ces fragiles constructions
confond avec eurydice, pour un message qui est toute deviennent temple par la grâce du chant d’orphée,
sérénité. il devient le célébrant. » (pierre Brunel, c’est-à-dire édifice sacré, et même (si l’on se réfère
« un mythe littéraire et musical », tdc « le mythe à l’étymologie) projection sur la terre de l’ordre
d’orphée », © scérén-cndp, 2005) céleste, dans sa perfection. l’écoute des animaux
est ainsi amplifiée à la mesure de l’univers, ils sont
n Observation et analyse eux-mêmes devenus un élément du divin universel,
1. la verticalité leur être entier disparaît dans cette fonction qui est
arbre qui s’élanc[e] et qui surpass[e] le voisi- à la fois d’offrande (leur être entier se donne comme
nage (v. 1), piliers (v. 13) qui se dressent, temple objet d’écoute) et d’acceptation (ils taisent ce qui, de

24. Mythes et réécritures n 467


leur nature, pourrait altérer le chant d’orphée). ils un pauvre abri, né du plus obscur désir,
ne sont plus que le lieu, le cœur qui reçoit ce chant. avec une entrée dont les montants tremblent,
ils ne sont plus que désir du chant… là, tu leur créas dans l’ouïe des temples.
traduction de J.-F. angelloz, éd. montaigne, 1943,
n Vers le Bac (dissertation) g.F., © Flammarion, 1972
trois idées forces pour structurer ce paragraphe,
à développer en cherchant des exemples chez d’autres
poètes cités dans le manuel (entre autres Baudelaire, cocteau
p. 133 ; rimbaud, p.143 ; Breton, p. 147 ; sain-John
4 Orphée ▶ p. 469

perse, p. 162 ; Bonnefoy, p. 169 ; etc.)


– la poésie est ce langage qui fait taire les langages Pour commencer
insuffisants, qui divisent ou agressent (hurle[ments], paradoxalement, jusqu’à apollinaire (le bestiaire ou
brame[s], rugi[ssements], v. 9). cortège d’orphée, 1912) et rilke (sonnets d’orphée,
– la poésie est ce langage qui provoque de 1923), le mythe du poète orphée a surtout inspiré la
nouveau[x] commencement[s] (v. 4). scène, et spécialement la scène lyrique (la naissance
– la poésie est ce langage qui régénère le monde, de l’opéra, art total dédié au pouvoir du chant,
le métamorphose (v. 4) s’est faite sous le patronage d’orphée (monteverdi
en 1607), tout comme sa réforme par gluck en 1762).
Pour aller plus loin c’est donc dans une tradition scénique que s’inscrit
l Faire lire aux élèves le passage des métamorpho- cocteau en donnant au théâtre, en 1926, une version
ses d’ovide où le chant d’orphée met la forêt en modernisée des aventures d’orphée. « la pièce est
mouvement (chant x, vers 86-105), et leur demander construite en fonction des disciplines du cirque :
quelle inspiration il a pu fournir à rilke. dressage, acrobatie, prestidigitation, avec rigueur et
l voici une autre traduction du même sonnet. par- précision sous son apparent désordre : “le moindre
delà la question de la fidélité, qu’il ne nous appartient détail joue son rôle comme les appareils d’un numéro
pas ici de juger, on pourra réfléchir avec les élèves d’acrobates”. on peut parler d’esthétique du risque
à l’importance, pour notre perception globale du comme cela est rappelé dans le prologue : “[...]
texte, des changements qu’induit le choix entre nous jouons très haut et sans filet de secours. le
deux synonymes, deux tournures syntaxiques, etc. moindre bruit intempestif risque de nous faire tuer,
on pourra aussi réfléchir à l’intérêt ou non d’une mes camarades et moi.” le va-et-vient d’entrées,
traduction en alexandrins comme celle que propose de sorties, d’apparitions, de disparitions définit des
armel guerne : tracés, avec des points sensibles » (gérard lieber,
notice présentant la pièce dans l’édition du théâtre
alors un arbre s’éleva. Ô pure élévation ! complet, collection de la pléiade, © éditions
Ô chant d’orphée ! Ô grand arbre dressé dans gallimard, 2003).
l’oreille !
et tout se tut. pourtant, au sein même de l’unanime n Observation et analyse
silence 1. heurtebise
s’accomplit un nouveau recommencement, signe la première didascalie (il le mène devant le miroir,
et métamorphose. l. 1) fait de heurtebise le guide d’orphée sur le che-
min inviolé des enfers. par là, il reprend la fonction
des animaux de silence s’arrachèrent à la forêt, antique d’hermès « psychopompe » (i. e. conducteur
claire et libérée, des gîtes et des nids ; des âmes) dans la mythologie grecque. les deux
et il apparut alors que ni la ruse, autres didascalies (la main haute, l. 8 ; sa main
ni l’angoisse ne les rendait à ce point silencieux, retombe, l. 11) sont successives et symétriques :
la première est solennelle et accompagne la déli-
mais le désir d’entendre. rugissements, cris et bra- vrance d’un secret initiatique (comment traverse[r]
mements les miroirs, l. 8) ; la seconde est familière, et ramène
semblaient petits dans leur cœurs. et là où jus- heurtebise à sa fonction terrestre (les miroirs prosaï-
qu’alors quement ramenés à la vitre, l. 11-12), laissant seul
il y avait à peine une hutte pour accueillir un tel orphée, au seuil du grand voyage, muni du secret
chant, des secrets (l. 3) et d’un précieux sésame (les gants).

468 n 7e patrie. Les réécritures


l’enchaînement de ces deux didascalies esquisse n Perspectives
un geste qui tout à la fois fend (le miroir) et bénit les Orphée de cocteau
(l’aventure). à orphée de jouer, maintenant. « cocteau se saisit de l’histoire et du mythe d’or-
phée mais ne s’intéresse à l’évidence pas à ce qui
2. Familiarité
attire habituellement l’attention. l’amour immense
le registre de ce texte applique à l’énoncé du plus
d’orphée pour eurydice, qui pousse le poète à des-
grand des mystères (la mort et l’au-delà) une sim-
cendre chez les morts pour arracher sa bien-aimée
plicité toute prosaïque, presque bonhomme. mais
des mains des dieux infernaux, a complètement
la simplicité n’est pas la trivialité : rien de commun
disparu. dans la pièce de 1925, orphée accorde
avec le savoureux traitement burlesque appliqué au
tout son intérêt et son attention à son seul cheval.
mythe par les librettistes d’offenbach (➤ manuel,
lorsqu’il perd eurydice définitivement après l’avoir
p. 466). il ne s’agit pas de tourner le mythe en dérision
ramenée d’entre les morts, il s’exclame : “ouf ! on
mais au contraire de l’acclimater, donc de le sauver.
se sent mieux” et laisse entendre qu’il a fait exprès
le malentendu n’est jamais loin pourtant, qui faisait
de poser sur sa femme le regard fatal. nous sommes
dire à cocteau dans son essai sur le peintre giorgio de
loin de la passion, tout comme nous en sommes très
chirico, le mystère laïc (1928) : « la France déteste
loin à l’ouverture du film quand la voix de cocteau
la poésie. ce qui sauve mon orphée, c’est que les
nous parle des chants qui “distrayaient” orphée de
Français la prennent pour une pièce comique. »
sa femme eurydice ! il est hors de question de mettre
3. les portes de la mort cela sur le compte d’une misogynie supposée d’un
c’est dans cette page que cocteau invente la fonction poète ouvertement homosexuel qui, par ailleurs,
des miroirs comme portes de la mort, qui va être un a donné au mythe de tristan et iseult la version
des signes récurrents de son imaginaire mythique. moderne la plus marquante dans l’éternel retour.
il en livre une explication symbolique, lignes 4-6 : par l’escamotage manifeste de l’histoire d’amour,
on se voit vieillir dans les miroirs ; témoins du il faut voir la volonté du poète de déplacer le centre
temps qui passe, ils reflètent donc non pas une série de gravité au profit de l’autre composante : le voyage
d’images instantanées, mais (pour qui sait restituer la chez les morts. ce dialogue avec l’au-delà attire
continuité entre les fragments de présent) le travail cocteau qui écrit dans le mystère laïc : “orphée,
de la mort à l’œuvre, aussi méthodique et appliqué c’est la première fois qu’on montre de la nuit en
que celui des abeilles. mais comme toujours chez un plein jour”. […] sous le coup des remaniements
poète, le symbole s’ancre dans un sentiment concret, et des libertés prises par cocteau en s’emparant du
presque une sensation physique : son biographe mythe, liberté qui deviendra totale dans le testament
claude arnaud (jean cocteau, gallimard, 2003) d’orphée, cocteau dessine en fait le visage du poète,
raconte que durant l’été 1924, cocteau, inconsolable dont “une excellente définition” nous est donnée
de la mort de radiguet (dont le souvenir lui inspira par heurtebise : “individus pareils à un infirme
l’ange heurtebise), dessinait inlassablement son endormi, sans bras ni jambes, rêvant qu’il gesticule
propre visage devant la glace de sa chambre (série et qu’il court”. orphée n’est plus l’amoureux qui
des autoportraits du mystère de jean l’oiseleur). affronte les dieux pour retrouver sa femme. il est
le “poète”, c’est-à-dire l’être capable, au prix d’un
4. l’espace-temps des enfers vertige constant qui donne la nausée, d’aller et de
le monde des enfers est donné comme le lieu de la venir entre les mondes, celui des morts et celui des
désorientation : les notations spatiales (l. 15) s’annu- vivants. c’est ce que lui reproche le “juge” heurte-
lent sous leur abondance confuse, et débouchent sur bise : “vous êtes accusé de vouloir sans cesse pénétrer
une aporie (l. 16) – au sens figuré d’une défaite de en fraude dans un monde qui n’est pas le vôtre” »
la rationalité (comment vous expliquer...) et au sens (catalogue de l’exposition « Jean cocteau, sur le fil
étymologique d’une absence de chemin (ii n’y a plus du siècle », centre pompidou, 2004).
de sens..., on tourne). l’air paraît raréfié (respirez
lentement, régulièrement, l. 14), et l’atmosphère fait n Vers le Bac (oral)
un peu penser au texte d’ovide (➤ manuel, p. 465). on a parlé (voir question 3) d’explication symbolique
de même que l’espace, le temps semble aboli dans à propos des miroirs comme portes de la mort. or il
l’au-delà ; il n’est plus à la même échelle, en tout est vrai que cocteau s’est toujours cabré contre cette
cas : ce qui là-bas ser[a] peut-être long (l. 23) pour idée, écrivant par exemple en préambule à l’édition
orphée ne sera qu’un instant ici-bas. du texte de son film orphée (© édouard dermithe,

24. Mythes et réécritures n 469


1950) : « il n’y a dans le film ni symbole ni thèse. n Observation et analyse
œuvres symbolistes et à thèse sont démodées dans le 1. actions et paysage
sens grave du terme. c’est un film réaliste et qui met – premier plan, de droite à gauche : les reliefs d’un
cinématographiquement en œuvre le plus vrai que le repas champêtre, au pied d’un boqueteau auquel sont
vrai, ce réalisme supérieur, cette vérité que goethe suspendus une tunique rouge et deux longs étuis ;
oppose à la réalité et qui sont la grande conquête un musicien couronné de pampre joue de la lyre pour
des poètes de notre époque. » on a vu toutefois un groupe de trois personnes dont deux sont elles aussi
que si symbole il y a, il est d’abord ancré dans une couronnées, deux jeunes femmes assises et un jeune
expérience personnelle, une épreuve. en fait, ce que homme debout ; derrière ce dernier, saisie d’effroi, une
le poète récuse dans le symbole, c’est sa caricature en femme immobilisée en mouvement se retourne vers
allégorie froide et théorique, l’habillage demi-habile la gauche, un genou à terre : un pot est renversé, et
d’une idée abstraite – et c’est pour la même raison dans l’herbe, à la limite de l’ombre, on peut apercevoir
qu’il refuse la littérature à thèse. c’est pourquoi un serpent ; un pêcheur se retourne vers elle.
le mythe, ce « mensonge qui dit la vérité » pour – deuxième plan, sur une ligne horizontale qui passe-
reprendre une formule qu’il s’appliquait à lui-même, rait au milieu du fleuve, juste au-dessus de l’auditeur
lui apparaît comme l’outil idéal – car puissamment debout : à droite, un groupe de baigneurs, nus ou en
incarné – pour explorer sensiblement les profondeurs, train de se dévêtir ; au centre une barque, reliée par
sans recourir à l’intellectualisme de la pensée ration- un long câble qui descend du mât à un groupe de
nelle au contact duquel s’évanouit le mystère. haleurs, à gauche, qui la tirent sur la rive.
– le troisième plan est constitué par les masses
Pour aller plus loin imposantes de la nature et des édifices qui ferment
le centre pompidou met en ligne un remarquable la perspective. de droite à gauche, une montagne,
« parcours pédagogique » réalisé à l’occasion de et divers monuments de rome : la tour des milices,
l’exposition « Jean cocteau, sur le fil du siècle » le pont milvius et le château saint-ange.
(25/09/2003-05/01/2004). la troisième partie, sur ces trois plans (la scène mythologique, la scène
cocteau et le mythe d’orphée, est d’une grande quotidienne, le surplomb naturel et architectural du
richesse. paysage romain) paraissent hétérogènes et indépen-
dants les uns des autres. aux spectateurs de les relier :
lecture d’image c’est ce qu’à l’évidence le peintre lui propose.
Poussin
5 Paysage avec Orphée et Eurydice ▶ p. 470
2. orphée et eurydice
prévenus par le titre du tableau, nous cherchons
donc orphée et eurydice dans cet ample Paysage
Pour commencer romain, assez antique pour que la scène mythologique
des études récentes ont mis ce tableau en rapport s’y intègre (le château saint-ange fut d’abord le
avec le Paysage avec un homme tué par un serpent mausolée de l’empereur hadrien avant de devenir
(londres, national gallery), une autre toile de pous- la résidence des papes). nous reconnaissons vite le
sin peinte à la même époque et sans doute pour le « chantre du rhodope », à sa couronne de feuillage
même collectionneur, son « loyal ami » le marchand fleuri, à sa lyre et à son attitude inspirée, les yeux
d’art lyonnais Jean pointel qui ne possédait pas tournés vers le ciel. eurydice ne peut être que cette
moins de vingt-et-une de ses œuvres. l’inspiration jeune femme en train de tomber, « le talon percé
de cet autre Paysage n’a rien de mythologique, mais par la dent d’un serpent », comme le raconte ovide
on y retrouve de façon troublante une atmosphère (métamorphoses, x, 10), mais elle est plus difficile
champêtre très analogue (avec ces baigneurs, ces à identifier : d’abord on a du mal à distinguer le
haleurs et ces barques, jusqu’à ce pêcheur saisi à reptile (il est lové dans l’herbe, à la limite de l’ombre,
une place et dans une attitude voisines), un pareil à l’aplomb du pêcheur) ; mais surtout elle paraît tota-
étagement des plans, un jeu semblable de regards lement étrangère à l’univers d’orphée, spatialement
qui se croisent et s’ignorent, et une même thémati- clos sur lui-même dans la délectation poétique qui
que : l’irruption brutale de la mort dans un paysage rassemble le maître et ses trois auditeurs, tous quatre
idyllique. ce rapprochement peut éclairer la véritable semblablement couronnés, contrairement à eurydice.
fonction du thème orphique tel que poussin le met d’ailleurs, si l’on tirait une ligne verticale au centre
en scène. exact du tableau, elle passerait juste entre elle et

470 n 7e patrie. Les réécritures


le jeune homme qui lui tourne le dos, légèrement 1640-1642 : dans ces tableaux, le « peintre philoso-
penché avec dévotion vers orphée. plongé dans phe » semble avoir caché sous l’anecdote, dans le
sa musique, celui-ci n’a rien vu, rien entendu, rien rapport secret qui lie les éléments de la toile, l’énigme
compris du drame qui se joue à quelques mètres d’une haute méditation. on proposera donc d’inter-
de lui. il n’y a qu’un modeste pêcheur pour faire préter ce tableau selon deux axes, diachroniquement
attention à elle. on a connu des jeunes mariés plus et synchroniquement. diachroniquement, on peut
attentifs à leur épouse ! voir dans les plans successifs qui le structurent les
différentes étapes du récit mythique, des noces à la
3. composition et chromatisme
catabase ; synchroniquement, on peut y lire l’aveu-
en dépit de la scène au premier plan qui anime un peu
glement du poète, enfermé dans son art, à ce qui se
le tableau, c’est le paysage qui s’impose au premier
passe autour de lui : il chante l’amour mais laisse
regard, avec l’équilibre serein de sa composition
mourir celle qui l’inspire, de même qu’aux enfers
(voir question 1), la douceur de sa clôture végétale
le pouvoir de son chant la lui rendra, mais qu’il
(le gazon en bas et les frondaisons sur les côtés),
ne saura pas la garder. s’esquisse ici discrètement
et la chaude lumière d’un tranquille après-midi
une dialectique entre l’amour, l’art et la mort : l’art
d’été. un signe menaçant vient pourtant troubler renaîtrait-il plus fort de la mort de l’amour ?
cette quiétude : d’épaisses fumées s’échappent des
tours du château saint-ange, indice d’un incendie. n Perspectives
manifesteraient-elles symboliquement la rupture du moreau, Orphée sur la tombe d’Eurydice
bonheur, annonceraient-elles le drame qui s’amorce ? on lira avec profit ce commentaire érudit de marie-
car ces surprenantes fumées tranchent sur le cécile Forest, directrice du musée gustave-moreau,
réalisme paisible de ce bord de tibre, et provoquent qui permet aussi, autour de la notion paradoxale de
l’interprétation. silence, de tisser un lien entre l’orphée de moreau
4. la barque de charon ? et celui de rilke (➤ manuel, p. 468) :
rien de plus naturel à rome, par un bel après-midi « daté de 1890, ce chef-d’œuvre tardif est un vérita-
d’été que de se baigner dans le tibre. c’est à cette ble hallali. totalement autobiographique, il est peint
innocente et saine occupation que se livrent les à la mémoire de sa bien-aimée alexandrine dureux
jeunes gens qui batifolent, nus, au second plan, sur décédée le 28 mars 1890. un dessin conservé au
la droite. mais le contexte mythologique vient se musée gustave-moreau porte une dédicace tout à fait
superposer à cette scène quotidienne et la charger explicite quant à la vocation commémorative de cette
d’un sens symbolique. si cette barque était celle œuvre : “orphée. à la mémoire de la chère regrettée
de charon, le nocher des enfers ? si ces baigneurs a. d.” l’audace des coloris rouges et bleus donne
étaient des ombres en partance pour les enfers, en toute sa puissance émotive au paysage. tel un no
attente de traverser ? après tout, ils apparaissent assez man’s land de la désolation, le paysage, incendié, aux
fantomatiques, et cette touche légère du peintre, que coloris outranciers et antinaturalistes, a un caractère
l’on pensait destinée à créer un effet de perspective, éminemment pathétique. ces paysages sont sciem-
peut aussi les donner à voir comme des spectres. ment dramatisés et participent à cette association
récurrente de la mort et de la nature dont le tableau
on remarque alors que le baigneur le plus à gauche
emblématique est peut-être les bergers d’arcadie
tend les bras vers la barque qui s’éloigne, et depuis
de nicolas poussin (1594-1665) pour lequel moreau
laquelle un autre répond à son appel : on reconnaît là
avait une admiration inconditionnelle. la nature
la terreur antique de rester sur la rive entre les deux
autobiographique d’orphée sur la tombe d’eurydice
royaumes des vivants et des morts. si l’on poursuit
n’autorise, pour lui, aucune idéalisation. il souffre
cette hypothèse, on peut voir dans le château saint-
et son pinceau saigne. dans un commentaire assez
ange, destination apparente des haleurs, non pas
lapidaire, il parle du poète “tombé inanimé au pied
seulement un symbole psychologique, mais la « cité
de l’arbre desséché, frappé par la foudre”. dans
en flammes de dis » (i. e. pluton) dont parle virgile,
Précurseurs et révoltés (1904), édouard schuré,
une entrée des enfers par conséquent.
auteur des grands initiés, décrit la scène où, devant
5. une interprétation symbolique le tombeau d’eurydice, “orphée, hâve, les yeux
ce tableau fait partie de cette série de Paysages que creusés par la douleur, est à genoux devant une
poussin peignit dans ses années de maturité, à son flaque d’eau lugubre et suspend sa lyre à un tronc
retour à rome après le décevant séjour parisien de d’arbre brisé. le silence l’accable avec le crépus-

24. Mythes et réécritures n 471


cule.” véritable “peinture psychique” pour schuré, mais c’est l’œuvre de goethe qui marque la véritable
ce tableau participe pleinement au travail de deuil qui naissance du mythe), Faust appartient à la culture
suivit le décès de sa chère alexandrine. dans le texte européenne.
de 1897 laissé sur ce tableau, il est surtout question de
silence : “le chantre se tait. la grande voix des êtres n Observation et analyse
et des choses est éteinte […]. l’âme est maintenant 1. un Faust spleenétique
seule. elle a perdu tout ce qui était sa splendeur, un ton chargé à la fois de lassitude et d’exaltation.
sa force et sa douceur. elle pleure sur elle-même désespéré et sans plus de foi, ni dans l’œuvre divine
dans sa solitude inconsolée. […] le silence est par- (l. 4-9), ni dans la nature humaine (l. 16-17), Faust
tout.” après le grand sculpteur romantique auguste est aussi acharné à s’affranchir de ses peines (l. 23-
préault (1809-1879) qui exposa au salon de 1848 26), et prêt à tout pour cela, malgré le peu d’estime
le médaillon funéraire intitulé le silence, moreau dans lequel il tient méphistophélès, pauvre démon
associe à son tour le silence à la perte d’un être (l. 13).
cher » (« une figure obsédante », tdc « le mythe il est « romantique » par sa complaisance à évoquer
d’orphée », © scérén-cndp, 2005). ses peines et ses hautes inspirations (l. 13-14) ;
par son amertume devant la fugacité des biens de
Pour aller plus loin ce monde (l. 18-19), et même leur inconsistance
l dans un beau dossier sur le mythe d’orphée, le site (l. 15-16), mais aussi devant l’illusion des idéaux de
des lettres de l’académie de versailles propose un l’amour et de l’honneur (l. 17). tout cela donne à
répertoire très complet des peintures et des sculptures son propos le poids amer d’un sentiment de fatalité
prenant orphée pour sujet (« orphée dans les arts et de lassitude qui n’est pas loin du spleen – exprimé
plastiques »). il propose l’étude de quelques-unes à travers une ample énumération (l. 14-18), des
de ces œuvres, en liaison avec le musée du louvre. interrogations rhétoriques (l. 13-14) ou des suites
on peut retrouver celle qu’il consacre au tableau de d’exclamations (l. 23-26).
poussin à cette adresse : http://www.ac-versailles.
2. les aspirations de Faust
fr/pedagogi/lettres/latin/ovide/orphplas.htm
Faust aspire à s’affranchi[r] une fois pour toutes
l Bibliographie : michel déon, orphée aimait-
de ses peines (l. 6) ; à trouver des aliments qui […]
il eurydice ? un tableau du Poussin, © séguier,
rassasient (l. 14-15) et une nature qui rappelle le
1996 (texte d’une conférence prononcée au colloque
mythe de l’Âge d’or (l. 18-19) ; à être soulagé d’une
« nicolas poussin » organisé en 1994 par le musée
immense fatigue d’être, un taedium vitae qui est une
du louvre). retenons-en cette phrase (à propos d’un
forme de dégoût de soi (l. 23-26). même s’il évoque
des autoportraits de la même époque), qui justifie la nostalgie de réalités concrètes comme des aliments
que les tableaux de poussin aient toujours provoqué (l. 14), de l’or (l. 15) ou un fruit (l. 18), ce sont moins
l’exégèse : « l’homme qui nous fixe dans les yeux des biens matériels que des métonymes, et sa quête
n’est pas seulement un habile facteur, un maître est avant tout spirituelle. pourtant, cette spiritualité
conscient de son orgueilleux génie, c’est aussi un ferme la porte à tout au-delà (arrive après ce qui
homme qui a abordé, dans la solitude, des rivages pourra, l. 6-7), elle n’est même pas exempte d’un
inconnus, dialogué avec les puissances ou ténébreuses certain égoïsme (Peu m’importe que, dans l’avenir,
ou radieuses ». on aime ou haïsse, l. 7-8 : après lui le déluge ?).
autre contradiction : il semble presque cyniquement
Goethe se résigner à guérir son mal de vivre par un leurre
6 Faust ▶ p. 471 volontaire, prêt – dans une paradoxale lucidité – à se
laisser en toute conscience abuser par la flatter[ie]
et les jouissances (l. 24-25).
Pour commencer
aussi fondamental au mythe de Faust que les textes 3. un malentendu.
de virgile ou d’ovide au mythe d’orphée, ce texte à la quête de Faust, qui relève d’une dimension
fixe les grands invariants de l’épisode fondamen- spirituelle et à tout le moins d’un mal de vivre,
tal du pacte diabolique, et il sera intéressant d’en méphistophélès répond par la perspective d’une
étudier les variations dans les textes qui suivent. débauche en toute sécurité (l. 22) ! on ne fait pas
Faire remarquer aux élèves que la traduction est de plus mesquin, plus petit bourgeois, et le décalage est
nerval : dès l’origine (car marlowe fixe la légende, presque comique. apparemment, le plaisir que ce

472 n 7e patrie. Les réécritures


pauvre démon peut offrir (l. 11, 13) est de l’espèce ébauchés ou perdus, célèbres ou anonymes, dont il
la plus concrète, la plus prosaïque. procède, dont il s’écarte. mais il n’en recherche pas
moins ses doubles fraternels ; il les questionne, il les
4. l’habileté de méphistophélès
convoque, il les repousse. comme toutes les versions
si la première réplique contient la menace de la
de tous les mythes, ces regards s’échangent sous
dépendance future, méphistophélès épouse ensuite
nos yeux fascinés. or il se trouve que, plus que tout
habilement les propos de Faust : il transforme en
autre, ce mythe-là rencontre nos regards. en effet,
accord de principe l’indifférence métaphysique de
en dépit des différences extrêmes qui le constituent,
Faust (l. 10-12), dans une sorte de renversement du
ou à cause d’elles sans doute, c’est toujours à nous,
pari de pascal. puis il l’encourage à avancer en lui
ses contemporains du xxe siècle, qu’il ressemble le
faisant miroiter les plaisirs à venir, dans les termes
les plus larges (de tels trésors, l. 21), non sans lui plus. » (pierre chartier, « le Faust de Busoni sous
avoir auparavant proposé quelque chose d’unique le regard du mythe », © pierre chartier et théâtre
(ce qu’aucun homme n’a pu même encore entre- du châtelet, 2000.
voir, l. 11-12). pareille offre va attirer mais aussi
n Observation et analyse
flatter Faust, séduit de se sentir seul digne d’un tel
1. progression de la scène
honneur.
– l. 1-17. la scène démarre tranquillement : encou-
n Vers le Bac (oral) ragé par méphistophélès, Faust exprime ses vœux
le contrat est le même, posé dans les termes spatiaux dans une certaine inconscience, sans imaginer l’énor-
chez goethe (g.), temporels chez Busoni (B.) : mité de la demande de réciprocité qui va venir (tu me
réciprocité du service de l’autre, méphistophélès serviras pour toujours, l. 18).
pour Faust ici (g., l. 1), durant le temps qu’il me – l. 18-49. c’est ensuite une lutte désespérée pour
reste à vivre (B., l. 3-4) ; Faust envers méphistophélès Faust, qui s’entend traqué par tous ceux (créanciers,
là-dessous (g., l. 2), pour toujours, pour les siècles frère de sa maîtresse, calotins) qui le poursuivent,
des siècles (B., l. 18, 19). tandis que méphistophélès, d’une part, fait miroiter
la liberté et la gloire à venir (l. 35-37), d’autre part,
Pour aller plus loin exacerbe la peur de Faust (l. 39-41).
Faire lire aux élèves le deuxième des quatre « spleen » – l. 50-66. Faust, piégé, cède : la demande tue-les
de Baudelaire dans les Fleurs du mal (« Je suis (l. 50) est une défaite morale, portant en germe la
comme le roi d’un pays pluvieux… »), et leur deman- signature du pacte, qui n’est plus qu’une formalité.
der quel rapprochement dans l’expression de la
mélancolie on peut faire entre les deux textes. les didascalies.
– son air revêche (l. 1) est le visage d’un Faust
autoritaire et supérieur, qui croit maîtriser la situation
Busoni
7 Doktor Faust ▶ p. 472
et dominer le rapport de force.
– Faust n’a pas obtenu le « oui » attendu ; le léger
flottement qui le saisit avant d’énoncer ses vœux
Pour commencer (luttant pour rassembler ses idées, l. 3) montre
« Busoni, saisi par le mythe, participe pleinement de comme un malaise devant l’interdit.
l’inventivité parfois déroutante d’une époque tentée – le calm[e] indiqué à la ligne 45 nous étonne et
par la désillusion et la désacralisation […]. le mythe paraît en contradiction avec les quatre répliques
dont le musicien, après tant d’autres, se réclame a précédentes de Faust, qui l’une après l’autre mar-
cent visages, il est protée ; il est argus aussi, il a quaient son exaspération (assez !, l. 26, 32 ; cesse !,
cent yeux, qui observent et s’observent ; mais avant l. 38, 42). mais ce calme répond à la mise en demeure
tout, en notre époque critique, il est un narcisse de méphistophélès, choisis ! (l. 43). sur scène, il
d’un nouveau genre : en chacun de ses avatars se y aurait sans doute là un blanc, un silence : Faust
cherche, malgré le trouble du miroir, le visage idéal comprend qu’il est piégé et qu’il va devoir accepter
et impossible dont, aujourd’hui ou autrefois, on ne le pacte. c’est le calme d’une acceptation désespérée
sait trop, il a reçu l’image. le Faust inachevé de mais consciente.
Busoni, en son étrangeté, dissemble certes à son – sourdement (l. 50) montre la honte lucide avec
tour – c’est à la fois heureux et inévitable – de l’in- laquelle, donnant cet ordre qui compromet son salut,
finité de ces Faust réels ou rêvés, passés ou à venir, il s’engage irréversiblement.

24. Mythes et réécritures n 473


– vaincu (l. 53) montre la capitulation, après une lui fait miroiter l’avoir et non l’être ; alors que Faust
lutte qui le laisse épuisé. réclame de pouvoir exercer la plénitude de sa liberté,
– dernier sursaut (violemment, l. 56), mais moins il lui offre tous les esclavages (l. 35-37) : les plaisirs
de révolte (c’est trop tard) que de rage, et d’abord de la chair, la gloire, la richesse. méphistophélès
contre soi. comprend-il la nature des désirs de Faust ? ou bien
– sa tension confine à la douleur (l. 64) : il lui faut les rabaisse-t-il pour le piéger dans la médiocrité
boire le calice jusqu’à la lie. d’une jouissance sans grandeur ?
2. Faust harcelé 5. Credo
méphistophélès va conduire Faust du refus et de la la pureté du credo, musique céleste puisque les voix
révolte à l’acceptation, la capitulation la plus totale, semblent venir du haut (l. 59-60), souligne, en un
et cela par deux voies : contrepoint qui fait contraste, l’abjection désespérée
– le chemin de la peur, en décrivant par deux fois de la situation de Faust, déjà commanditaire et com-
toutes les menaces qui pèsent sur Faust ; une première plice d’un meurtre, au moment où méphistophélès
fois (l. 21-25) froidement et de façon développée ; exige de lui le pacte de sang.
une seconde fois (l. 39-41) en un raccourci plus n Vers le Bac (oral)
violent, qui met l’accent sur le triple châtiment, dans – goethe (➤ manuel, p. 471) : Faust et méphisto-
un crescendo effrayant ; s’il rit silencieusement, c’est phélès discutent comme d’égal à égal, et le diable
de se sentir plus proche du but ; doit se faire flatteur et insinuant : le pacte est le fruit
– le chemin de la tentation, en s’appuyant sur tous d’une négociation.
les vœux exprimés par Faust au début de la scène – Busoni (➤ p. 472) : le pacte est signé là aussi,
(l. 5-9, 11-13). et sur les mêmes bases de réciprocité (➤ vers le
soufflant le chaud et le froid, alternant les menaces et Bac, p. 471), mais dans la violence et la douleur,
les promesses, ses interventions deviennent de plus sur fond de meurtre, après un véritable assaut de
en plus brèves et impérieuses jusqu’à ce trisyllabe méphistophélès. il est le fruit d’une lutte, qui laisse
topons là ! (l. 46), auquel répond le bisyllabe étouffé Faust vaincu et désespéré.
de Faust tue-les (l. 50). sa froide[ur] (l. 21, 51), son – ghelderode (➤ p. 474) : le pacte est à venir, il pas-
ri[re] silencieu[x] (l. 41), son ironi[e] (l. 44), son sera par l’amour pour marguerite et l’éveil tardif de
immobil[ité] (l. 54), ses bras crois[és] (l. 58) mon- la sensualité, naissant chez Faust de la las[situde]
trent une parfaite maîtrise de soi et de la situation. de [lui]-même, du besoin d’être autre chose
à la fin du texte, il peut tout exiger et tout obtenir. (l. 33-34).
– salacrou et clair (➤ p. 476) : le pacte est au futur
3. les vœux de Faust
antérieur ; c’est toute l’habileté du scénario que de
les vœux exprimés par Faust au début de la scène faire voir le développement potentiel d’un pacte qui,
touchent aux domaines de la puissance sur le monde à cause précisément de ce type de projection, ne sera
(l. 5), de l’accomplissement de soi (l. 6-7), et du génie jamais signé.
(l. 8-9), triple vœu qu’il reprend dans cet ordre, de fa-
çon un peu condensée (l. 11-13). mais plus que les Pour aller plus loin
différents domaines concrets, qui ne sont pas toujours Faire écouter aux élèves un enregistrement de cette
faciles à distinguer, ce qui frappe est l’intensité de scène. comment la masse orchestrale vient-elle
cette demande (sans restriction, exige-t-il d’emblée, souligner l’affrontement entre Faust et méphistophé-
l. 4) et ce qu’elle trahit d’un désir de toute puissance, lès ? à quels moments sert-elle le texte ? à quels
d’un fantasme de surhomme. le cri qui clôt ce passage autres prend-elle son autonomie ? on pourra s’aider
semble résumer toute la complexité de cette requête : du remarquable commentaire musical publié par
Fais de moi un être libre ! (l. 15). Faust semble guidé « l’avant-scène opéra », n°193.
par une morale nietzschéenne, qui envisage la liberté de
l’homme comme l’affirmation de son énergie vitale, et Ghelderode
l’expression du génie comme une ascèse, inséparable 8 La Mort du docteur Faust ▶ p. 474
de la douleur, entre autres celle de la solitude.
4. dialogue de sourds Pour commencer
méphistophélès reprend ces hautes exigences de voici, fourni par le site référencé dans pour aller
Faust en les ramenant à un niveau très prosaïque : il plus loin, un synopsis de l’intrigue de cette pièce

474 n 7e patrie. Les réécritures


que l’on ne peut trouver qu’en bibliothèque. l’action au contraire, il s’emploie à démythifier son person-
débute au xvie siècle, quelque part en Flandre. après nage (on a beaucoup exagéré au sujet du diable !
avoir enfermé son disciple crétinus, Faust, amer et je ne diffère des humains que par bien peu de chose,
désabusé, se met en quête de renouveau et de distrac- l. 52-53). il prend même un (malin ?) plaisir à se
tion. il se retrouve en plein xxe siècle, dans la taverne dénigrer quand il parle d’un diable de trente-sixième
des quatre-saisons où l’on représente la tragédie du catégorie, pas intellectuel pour un sou ! (l. 60-61) :
docteur Faust. diamotoruscant lui présente une jeune certes – et ghelderode ne l’ignore pas – la situation
marguerite en quête d’époux que notre Faust ne tardera de méphistophélès dans la hiérarchie luciférienne est
pas à emmener à sa suite. effarouchée, marguerite modeste, mais diamotoruscant s’amuse assurément
ameutera bientôt la foule contre lui. diamotoruscant à en rajouter. et la dégradation au statut de fonction-
sauve le docteur en invitant la foule à aller voir la naires (l. 55) est d’un burlesque assez drôle.
suite de l’aventure au théâtre des quatre-saisons. 4. la tentation de Faust
c’est avec stupéfaction que le docteur découvrira, Faust va visiblement céder à la tentation de la chair.
en rentrant chez lui, l’acteur Faust. débute alors une c’est le seul point fixe auquel il semble s’arrimer,
pantomime burlesque sur la question de savoir lequel dans le flottement qui caractérise son être et sa
des deux Faust est le vrai. la confusion grandit jus- situation (➤ vers le Bac). on notera que les trois
qu’au moment où le docteur, croyant tuer son double, fois où son regard et son attention se portent sur
se tire un coup de revolver dans la poitrine. marguerite (l. 24, 36, 47-48), c’est en relation avec le
déficit d’être et d’identité qui le ronge (quelque chose
n Observation et analyse
de faussé ; las de moi-même ; excusez-moi, diable,
1. un ton original
je suis troublé !). c’est avec une intensité croissante
loin du bras de fer qui oppose Faust au diable – feu-
qu’il envisage (puis dévisage) la jeune fille, passant
tré chez goethe ou cruel chez Busoni –, le dialogue
d’une question sur son identité (la connaissez-
ici est courtois, presque mondain, détaché : le diable
vous, cette enfant ?, l. 24) à une enquête plus intime
visiblement ne demande rien, il donne même l’im-
(comment trouvez-vous cette petite fille ?, l. 36), puis
pression de se dérober : ne m’interrogez pas ! (l. 60),
se laissant absorber dans sa contemplation comme
et affirme une indifférence un peu dédaigneuse
l’indique le jeu de scène, ligne 47.
envers notre humanité (l. 55-58). mais c’est pour
suggérer à Faust de céder à ses pulsions érotiques n Perspectives
et de séduire marguerite – ce qui sera sa perte et sa 1. un théâtre de marionnettes
damnation ! suprême ruse du diable que de paraître ghelderode refuse le principe même du théâtre
démissionner… psychologique, qui lui paraît faux. comme plusieurs
2. le décalage temporel de ses contemporains (voir question suivante), il est
comme toujours, le jeu avec la temporalité produit partisan d’un théâtre violent, grinçant, carnavalesque,
des effets comiques. mais avec beaucoup d’humour, duquel seul peut sortir une vérité sur l’homme (sur
ghelderode joue à front renversé ce décalage entre ce qu’il cache, bien sûr, non sur ses apparences
les deux interlocuteurs. c’est Faust, fraîchement policées). sa conception du personnage théâtral
débarqué en ce xxe siècle, qui paraît plus à l’aise que ne peut donc pas relever de l’illusion mimétique.
le diable, pourtant partout chez lui. il est savoureux comme Jarry, qui avait d’abord conçu ubu pour
de voir le respectable docteur Faust, professeur à un castelet, il a commencé par publier plusieurs
l’université, auteur d’ouvrages savants perdre vite le pièces pour marionnettes, genre qu’il affectionne
sens du qu’en dira-t-on (il en témoigne l. 14, comme particulièrement, prétendument reconstituées d’après
pour mémoire) et s’encanailler si vite, adoptant le le spectacle des marionnettes bruxelloises, en réalité
écrites par lui-même. quand il aborde le person-
langage de la taverne mal famée où il a atterri (je m’en
nage de théâtre, il préfère donc assez naturellement
fous !, vous gober, l. 49-50). diamotoruscant, lui,
remplacer la pseudo intériorité (qui n’est pour lui
hésite à situer le siècle (voyons ? au vingtième,
qu’un leurre) par la « charpie » qui fait le pantin ;
je crois ?, l. 29), et sa chaste[té] (l. 42) est l’image
en revanche il donne à ses personnages un verbe
de son détachement.
haut, parfois tonitruant, qui les fait exister comme
3. l’image du diable énergie : est-ce à cet éclat « coruscant » que le diable
un peu blas[é], d’une mondanité élégante ici devrait l’autre moitié de son nom, qui serait une
(enchanté !), le diable ne cherche pas à faire peur ; sorte de mot-valise ?

24. Mythes et réécritures n 475


2. le renouveau de la scène dans la conception et dans la signification littéraire
la suite du texte de c. poupeye, influent critique de de son œuvre. mieux que ses aînés il a su rembour-
l’époque, ami de l’avant-garde théâtrale, fournit de rer l’intrigue et grossir ses effets sans verser dans
bons éléments de réponse à la question ; on remar- la pitrerie. c’est que conscient de la nécessité de
quera l’importance du rôle qu’il attribue à cocteau substituer au mensonge de la poésie transportée
(➤ manuel, p. 469) dans la rénovation de la scène sur scène, la vérité d’une poésie propre au théâtre,
française : il a su doser très ingénieusement, mais avec un rare
« sans se poser en promoteur du rajeunissement aplomb, le burlesque et le tragique, l’anachronisme
des conceptions scéniques courantes, michel de et la simultanéité.
ghelderode, par sa tragi-comédie, fait œuvre d’apôtre la mort du docteur Faust est une fenêtre ouverte
au même titre que les fameux producteurs russes qui sur un nouvel horizon dans le champ immense de
cherchent l’assainissement du théâtre en y introdui- la dramaturgie universelle. »
sant, eisenstein le cirque et honegger le music-hall.
mais alors que ceux-ci s’en tiennent à des procédés n Vers le Bac (commentaire)
essentiellement mécaniques et acrobatiques, l’auteur ghelderode a raison : son Faust est en pleine crise
de la mort du docteur Faust fournit la matière d’identité. et ce, à trois niveaux temporels :
intellectuelle indispensable à ces hardis zélateurs – au xvie siècle dont il vient, il était victime d’une
qui entendent sauver le théâtre à tout prix. sorte de dépression qui le laissait flottant, [l]as de
guillaume apollinaire, Jean cocteau et Blaise cen- [lui]-même, las de [s]on temps (l. 33), avec le be-
drars furent les premiers en France à discerner le soin d’être autre chose (l. 34), de laissé [s]a vieille
remède qu’il importait d’administrer sans délai identité à la maison (l. 48). c’est une rupture avec
au théâtre français souffrant de chlorose à la suite son passé, qui le laisse nu : je vous avoue qu’en ce
d’unions consanguines répétées à l’excès. la ma- moment, ma science, ma réputation, je m’en fous !
nifestation surréaliste, cubiste et simultanéiste du (l. 48-49) ;
24 juin 1917 à la rue d’orient, à paris, où la parade – projeté parmi les hommes du xxe siècle, il est
d’apollinaire, les mamelles de tirésias, portait au (légitimement) perturbé : il s’étonne de sentir comme
théâtre boulevardier un coup ineffectif sans doute, eux, de penser comme eux (l. 21), de s’être si bien
mais singulièrement significatif, un coup de poing en adapté à ce monde inconcevable (l. 16) dont il
l’air mais qui avait toute la valeur d’une profession prend le langage et les mauvaises manières. il y a
de foi, n’était, en somme, que le premier plaidoyer de quoi avoir quelques doutes sur la consistance de
en faveur du théâtre « présentatif », où la pièce, l’être, et la stabilité du monde, si l’on peut si vite
l’acteur, le tréteau et le public ne prétendent pas être se métamorphoser : il doit y avoir quelque chose
autre chose que ce qu’ils sont en réalité. de faussé (l. 23-24), constate-t-il, et il est bien près
la Parade, le bœuf sur le toit et surtout les ma- de verser dans un subjectivisme radical, qui lui fait
riés de la tour eiffel de cocteau, surenchérirent douter de la réalité elle-même : je ne suis pas bien
sur ce curieux essai de libération du théâtre par le certain que tout cela soit, tout cela, cette taverne,
burlesque surgi du music-hall, sans arriver pourtant vous, moi, la ville, tout !... (l. 25-27) ;
à imposer la formule. “au théâtre toute chose doit – enfin, ce laps de temps entre le xvie et le xxe siècle,
être fausse pour paraître vraie, en tenant compte de où il a continué d’exister pour tous (qui ne vous
l’optique et de l’acoustique théâtrales”, disait coc- connaîtrait ?, l. 10) sauf pour lui, accentue encore
teau, et de ghelderode, dans ses recommandations un peu plus le flottement identitaire. la contradiction
pour la mise en scène, précise en insistant sur le entre les deux images est comique : vous êtes un
caractère fantaisiste de son Faust : “on ne pourra personnage illustre, universel, lui dit diamotorus-
un seul instant le croire réel. et s’il paraît vivant, cant (l. 7), vous devez confondre ! je suis l’homme
c’est que l’acteur joue mal... il doit apparaître au le plus raisonnable, le plus sédentaire qui soit !,
spectateur comme un clown auquel on a confié un rétorque Faust, embarrassé de cette identité imprévue
rôle de tragédien.” d’autres personnages “portent (l. 12-13).
des costumes caricaturaux et agissent comme des
excentriques anglais”. Pour aller plus loin
là toutefois où de ghelderode prend les devants et on recommandera ghelderode « le diamant noir », un
se détache du groupe apollinaire, cocteau et cen- très beau site internet, fervent et riche, sur l’auteur de
drars – le cendrars de la création du monde ; – c’est la mort du docteur Faust (http://www.ghelderode.be).

476 n 7e patrie. Les réécritures


salacrou & clair l’image. mais quand ils regardent dans le miroir une
9 La Beauté du Diable ▶ p. 476
scène future, c’est celle-ci qui apparaît à l’écran, et
le professeur et henri se partagent alors strictement
les rôles : au premier la parole qui raconte, au second
Pour commencer l’image qui défile. normal, dira-t-on, puisque c’est de
voici, tel que le raconte rené clair, le point de départ l’avenir d’henri qu’il s’agit ; mais d’abord, pourquoi
de cette variation sur Faust : le professeur n’y jouerait-il pas un rôle, dans cet
« aucun Faust, croyons-nous (il en est un tel nom- avenir ? et surtout, qu’est-ce qui prive henri de la
bre !), n’échappe à une critique que l’on peut résumer parole ? car l’image n’est pas muette, on y entend
ainsi : le diable, par sa seule puissance, donne à les acclamations d’un peuple invisible (l. 35). en fait
Faust la preuve éclatante de l’inexistence de dieu. cette répartition des rôles a un sens clair : henri dans
dieu existant, il n’est guère intelligent de vendre ce miroir est une marionnette, comédien d’un rôle
son âme au diable et d’échanger un bonheur éternel qu’il n’a pas écrit et sur lequel il ne peut pas interve-
contre quelques années de plaisirs terrestres. or, si nir ; le professeur, lui, commente, donne le sens, et
Faust n’a pas la suprême intelligence qu’on lui prête l’on peut même penser qu’il tire les ficelles.
généralement, le drame perd sa grandeur. et, s’il la
possède et refuse l’offre du malin, il n’y a plus de 2. le rôle du miroir
drame. un tel raisonnement peut sembler simpliste le miroir offre donc à henri, qui l’a demandé,
et la logique qui l’inspire paraît sans doute trop latine la possibilité de voir son avenir. mais ces images
aux philosophes des pays brumeux en dehors desquels n’acquièrent leur sens véritable que de l’interprétation
Faust ne pouvait naître. […] cependant, du point de que le professeur pose sur elles. toute la première
vue de l’art dramatique, la contradiction que l’on série, sur l’exercice du pouvoir (l. 1-14), est carac-
s’est permis de définir sommairement ci-dessus n’est térisée par un contrepoint ironique du commentaire,
pas sans intérêt. c’est en essayant de la résoudre que véritable leçon de cynisme politique : conduire les
les auteurs de la beauté du diable ont trouvé l’idée peuples, c’est prendre la tête d’un cortège strictement
essentielle d’une affabulation dont on peut contester la hiérarchisé, depuis les ministres jusqu’aux valets
valeur mais non point la nouveauté. si Faust accepte (l. 3-6) ; et emprisonnements et supplices sont un
le pacte diabolique dès le début du drame, il n’y a effet de la bonté du prince (l. 10-14). après une
plus de conflit puisque Faust et méphisto sont alliés image intermédiaire illustrative, la deuxième série
et tout-puissants. il ne reste plus qu’à attendre la fin, propose un autre type de rapport entre l’image et le
c’est-à-dire la mort de Faust et sa damnation (mar- texte : dans un premier temps le commentaire paraît
lowe) ou son salut (second Faust de gœthe). mais littéral (te vaudra l’admiration des peuples ; devant
si Faust n’accepte pas l’offre grossière du malin, si une foule qui l’acclame, l. 30-33) ; mais ensuite
son intelligence lui permet de déjouer la ruse de son l’image se développe par elle-même, tirant les unes
adversaire, un duel s’engage qui donne naissance à après les autres les conséquences de l’événement
une action continue. le véritable sujet pour nous est (henri seul, puis seulement le désert des ruines
celui-ci : comment méphisto parviendra-t-il à faire fumantes), et renvoyant l’accord précédent entre le
signer le pacte par un Faust dont la lucidité lui permet texte et l’image à une illusion mortifère.
de lutter à armes égales avec son tentateur ? on verra 3. tradition et modernité
plus loin quelle est la solution que nous tentons de l’irruption de la bombe atomique dans cette prin-
donner à ce problème. l’habileté de méphisto, c’est cipauté stendhalienne pourrait être incongrue ou
d’offrir tout sans rien demander en échange. mais ce loufoque. il n’en est rien parce que rien n’est dit, tout
qu’il a offert, il ne lui est pas interdit de le reprendre : est montré seulement : au spectateur de prendre le
le diable sait que le commun des mortels ne souffre relais du professeur qui s’est tu. par ailleurs, la dé-
pas de n’être pas roi. mais que le roi détrôné souffre couverte de l’atome est astucieusement placée dans
d’être un homme comme les autres » (comédies et la logique de la quête de la pierre philosophale, et
commentaires, © gallimard, 1959). l’anachronisme est habillé d’un voile légendaire.
n Observation et analyse 4. un chiasme révélateur
1. le rapport de forces – ainsi je ne laisserai derrière moi que des poussières
quand henri et le professeur discutent devant le miroir et des cendres. / – tout ici-bas ne se termine-t-il pas
(l. 1-2, 15-20, 37-40), nous les voyons tous deux à par des cendres et des poussières ?

24. Mythes et réécritures n 477


le chiasme (des poussières et des cendres/des choix du conte, de la fable, contre l’esthétique
cendres et des poussières) qui réunit les deux réaliste qui risquerait de limiter cette histoire à
dernières répliques permet surtout d’opposer les une dénonciation circonstancielle, à un pamphlet.
deux protagonistes : à l’interrogation angoissée sans édulcorer le danger que représente l’arme
d’henri, à son sentiment de culpabilité où le je ne nucléaire, qui apparaît même d’autant plus frappant
cherche pas à éluder sa responsabilité, le profes- qu’il surgit où on ne l’attend pas, le dépaysement
seur répond par une sentence générale en forme du sujet, par l’anachronisme revendiqué, élargit la
de question oratoire, qui dissout la responsabilité portée de la méditation.
humaine dans un ordre des choses immémorial.
Fausse philosophie d’un point de vue fataliste, n Vers le Bac (invention)
qui est surtout un prétexte pour accepter toutes les entre la chirurgie esthétique, les manipulations
conséquences, même les plus monstrueuses, des génétiques et le développement de l’intelligence
actes et décisions du pouvoir. artificielle, on ne manquera pas de sujets pour ima-
giner un nouveau défi relevé par Faust en ce début
n Perspectives du xxie siècle.
1. la question atomique on pourrait imaginer Faust relevant le vieux défi de
en 1950, la double explosion d’hiroshima et de la jeunesse éternelle, ou clonant des espèces en voie
nagasaki, où pour la première fois deux villes avaient de disparition, etc., à condition d’envisager chaque
été anéanties par le feu nucléaire, était encore dans fois, au bout de l’expérience, la catastrophe qui
toutes les mémoires. de plus, le contexte de la guerre
démentira la générosité de l’intention.
froide et la course aux armements entre les deux
blocs américain et soviétique faisaient craindre à Pour aller plus loin
beaucoup une troisième guerre mondiale, où l’utili- pour une réflexion sur le mythe de Faust, à partir
sation de cette arme redoutable n’interviendrait plus des quatre textes de ce chapitre, cette remarque de
seulement à la périphérie du conflit, mais risquerait rené clair : « marguerite n’est pas indispensable
de provoquer l’anéantissement de l’espèce humaine. au véritable sujet. ce sujet, c’est le duel entre Faust
c’est dire si la question atomique était d’actualité, et méphisto, duel au cours duquel les deux adver-
et si sa présence dans le film de rené clair n’avait saires finissent par éprouver, comme le matador et
rien d’abstrait ni de formel.
le taureau, une sorte de respect l’un pour l’autre et
2. une fantaisie anachronique un sentiment confus qui ressemble aux prémisses de
situer le risque nucléaire dans une principauté l’amitié. pour parler un langage de métier, c’est une
d’opérette vaguement romantique, c’est faire le histoire d’hommes » (comédies et commentaires).

478 n 7e patrie. Les réécritures


réécritures
25 et transpositions
furetière, Boileau, racine emphatiques (v. 17), et l’emploi de termes comme
1 Chapelain décoiffé ▶ p. 481
honneurs (v. 7), services de vingt ans (v. 8), roi
(v. 11), Poète (v. 12), mâles (v. 14), vantée (v. 17).
registre bas. il est très bien représenté avec les
Pour commencer termes Perruque (v. 1), perruquiers (v. 3), calotte
chapelain était le poète officiel de la cour et l’auteur (v. 5), crotte (v. 6), vieux poil (v. 9), crottée (v. 10),
d’un grand poème épique aujourd’hui bien oublié : pelé (v. 12).
la Pucelle ou la France délivrée. il reste plus
connu comme théoricien (➤ histoire littéraire 3. alliance des registres
et culturelle, p. 397). il fut souvent l’objet des on remarque que les citations directes du cid donnent
moqueries de Boileau. la parution du chapelain un ton héroïco-tragique à l’ensemble. la forme excla-
décoiffé détériora à jamais leurs relations. mative ou interrogative, et une certaine emphase,
selon Boileau (lettre à Brossette du 10 décembre imprègnent tout le monologue. l’argument, tota-
1701) : « c’est une pièce où je vous confesse que lement ridicule (une histoire de perruque), et le
mr racine et moy avons eu quelque part, mais vocabulaire employé font évidemment contraste
nous n’y avons jamais travaillé qu’à table, le verre avec le cadre – génériquement marqué – du passage :
à la main. » nous sommes bien dans le registre héroï-comique
avec la présentation d’une intrigue basse dans un
n Observation et analyse registre noble. cela ne peut évidemment que pro-
1. citations voquer le rire.
certains mots, certains hémistiches, et même cer-
4. ironie littéraire
tains vers sont repris littéralement du cid : Ô rage !
ce texte est intéressant car il est à la fois parodie
ô désespoir (v. 1), que pour cette infamie (v. 2),
du cid et satire des poètes de cour – de chapelain
que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
en particulier. il y a donc deux référents dont on
(v. 4), nouvelle […] fatale (v. 5), Précipice élevé
se moque, l’un de manière humoristique, en le
(v. 6), en un jour effacés (v. 8), Faut-il […] voir
réadaptant (corneille), l’autre de manière ironique
triompher (v. 9), sois (v. 11), ce haut rang n’admet
(chapelain). l’ironie est présente dans le décalage
pas (v. 12), et ton jaloux orgueil par cet affront
entre la posture générale de chapelain, héroïque
insigne (v. 13), m’en a su rendre indigne (v. 14), et
et fier tel don diègue, et la situation qu’il vit.
toi […] glorieux instrument (v. 15), mais […] de
on sait que l’ironie joue beaucoup sur la citation
glace inutile ornement (v. 16), jadis […] et qui dans
(la mention) : même ici, si les citations sont fausses,
cette offense (v. 17), m’as servi de parade et non
on les donne comme venant de chapelain, et bien
pas de défense, / va, quitte désormais le dernier des
évidemment elles ne peuvent manquer de paraître
humains, / Passe pour me venger en de meilleures
ridicules : n’as-tu trompé l’espoir de tant de
mains (v. 18-20). il est impressionnant de voir
perruquiers / que pour voir en un jour flétrir tant
l’importance des citations directes (jusqu’à 3 vers
de lauriers ? (v. 3-4).
conservés intégralement) ; pourtant, associées à
des éléments bas, elles paraissent très éloignées de
n Perspectives
leur contexte d’origine : par exemple, les trois vers
burlesque et héroï-comique
héroïques finaux sont ridicules après l’exposé de
l’objet de la colère (le serre a arraché sa perruque le burlesque traite d’un sujet noble de manière
à chapelain). basse (voir l’énéide travestie de scarron) et l’héroï-
comique traite d’un sujet bas de manière noble (voir
2. des registres contrastés le lutrin de Boileau). ici, nous sommes dans le
registre tragique. en dehors des citations, qui par deuxième cas : l’histoire ridicule d’une perruque jetée
origine appartiennent au registre héroïco-tragique, à terre devient la matière d’un monologue tragique
notons l’importance des formules exclamatives de grande ampleur. Boileau était passé maître dans
(v. 1, 5-6, 8), interrogatives (v. 2, 3-4, 9, 10), ou ce genre de comique.

25. réécritures et transpositions n 479


n Vers le Bac (dissertation) Joseph conrad, par exemple). chez céline, l’humour
ce n’est pas la parodie ici qui s’émousse : la scène se teinte toujours de mélancolie et de noirceur.
nous fait toujours rire lorsque nous reconnaissons
derrière le monologue de chapelain le monologue de n Observation et analyse
don diègue. ce qui s’est émoussé, par contre, c’est 1. ce que retient céline
la satire : peu nous importe aujourd’hui chapelain et céline laisse de côté tout le début de la lettre de mon-
ses querelles avec Boileau. c’est le problème de la taigne (rapports avec sa femme, l. 1-9), il résume en
littérature d’actualité, qui ne peut toujours prétendre une phrase la deuxième partie (traduction de plutarque
à la postérité si elle est trop attachée aux événements par la Boétie, l. 9-17), et par contre reprend toute
particuliers de son siècle. la fin (consolation envisagée de sa femme grâce à la
lecture de plutarque, l. 17-27). autrement dit, céline
Pour aller plus loin se débarrasse de tout ce qui pourrait faire référence
l consulter l’ouvrage clé sur la question de la réé- au motif de la « préface » ou de l’« introduction ».
criture, Palimpsestes, la littérature au second degré, il place d’emblée la lettre de montaigne du côté de la
de gérard genette (© éditions du seuil, 1982) : consolation, t’en fais pas va, ma chère femme ! il faut
l’auteur attache une grande importance au chapelain bien te consoler ! (l. 12-13) et fait dépendre la lettre
décoiffé, en faisant de sa grande dépendance au texte de plutarque de ce motif premier, alors que le schéma
originaire l’exemple type de la parodie. de la lettre originale est inverse (1 : j’ai retrouvé des
traductions de plutarque par la Boétie ; 2 : d’ailleurs
l pour l’héroï-comique, on peut proposer aux élèves en voici une qui vous concerne). céline, ou plutôt
le début du lutrin, réécriture des premiers vers de Bardamu, centre tout sur ses préoccupations, c’est-à-
l’énéide (« arma virumque cano… »), où, à l’instar dire sur Bébert, qu’il n’arrive à soigner : il explicite
de virgile, Boileau apostrophe sa muse : lui-même le rapport (l. 10-11) qu’il fait entre cette
Je chante les combats, et ce prélat terrible lettre et la maladie de son petit patient, mais plus
qui par ses longs travaux et sa force invincible, éloquente encore est la substitution inconsciente de
dans une illustre église exerçant son grand coeur, fille (texte a, l. 19) par fils (texte B, l. 9).
Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur. 2. modifications stylistiques
c’est en vain que le chantre, abusant d’un faux titre, céline modernise complètement le style de montai-
deux fois l’en fit ôter par les mains du chapitre : gne. montaigne dans le voyage au bout de la nuit
ce prélat, sur le banc de son rival altier parle comme Bardamu lui-même. les informations
deux fois le reportant, l’en couvrit tout entier. sont bien celles que livre la lettre originale, mais la
[…] forme est fortement modifiée, caractérisée par un
muse redis-moi donc quelle ardeur de vengeance discours de style très oral, sur les plans rythmique,
de ces hommes sacrés rompit l’intelligence, syntaxique, et lexical :
et troubla si longtemps deux célèbres rivaux. – utilisation massive de points d’exclamation
tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ! (19) et de points de suspension (9), qui hachent le
et toi, fameux héros, dont la sage entremise discours ;
de ce schisme naissant débarrassa l’église, – rythme ressassant, dont la répétition ad nauseam
viens d’un regard heureux animer mon projet, du terme de lettre (l. 15, 17, 18, 18, 20, 21) est
et garde-toi de rire en ce grave sujet. l’élément le plus frappant ;
– tournures d’insistance : pronom doublant le subs-
tantif (je te l’envoie sa lettre, l. 18 ; je te l’envoie la
belle lettre, l. 20 ; elle est un peu là comme lettre
Montaigne, Lettres
2 céline, Voyage au bout de la nuit ▶ p. 482
celle de Plutarque, l. 20-21) ; mots explétifs (va,
l. 12 ; et que, l. 17) ;
– négation incomplète (t’en fais pas, l. 12 ; elle a
Pour commencer pas fini, l. 21) ;
voyage au bout de la nuit fait se rencontrer divers – passage au tutoiement (l. 12-21), avant de revenir
personnages de milieux sociaux très différents ; au vouvoiement d’origine (l. 22-24) ;
il fait se rencontrer aussi divers genres et réécrit – lexique familier (ça s’arrangera, l. 13 ; tu m’en
à l’occasion certains de nos grands textes de la diras des nouvelles, l. 19 ; remettre d’aplomb, l. 24),
littérature (réécriture de candide ou des récits de ou argotique (joliment bien tapée, l. 17).

480 n 7e partie. Les réécritures


3. décalage n Perspectives
les termes consoler (l. 13), papiers d’un ami (l. 15), la « manière » de montaigne
lettre [de] Plutarque (l. 15), chagrin (l. 20) et vostre le style de montaigne est varié, changeant,
bon mari michel (l. 24) renvoient directement à la difficile à définir de manière stricte, mais céline
lettre de montaigne et à sa tendance continuelle à a su en capter quelque chose dans cet extrait : on
citer des autorités pour appuyer ses propos. l’argu- retrouve ici comme partout chez montaigne le
ment est ainsi bien rendu par céline, et l’on rit de couple moi / les autres (moi / les auteurs classiques,
son décalage avec la manière moderne et familière moi / plutarque…). du côté du moi, l’expérience
de raconter, aux antipodes du style de montaigne. personnelle, la référence à sa femme, la familiarité
céline nous offre ici un montaigne lu et réécrit de style (courante chez l’auteur des essais) ; du côté
par Bardamu. des autres, la référence continuelle aux autorités
4. ironie de céline (plutarque, la Boétie…).
malgré l’emploi d’un vocabulaire et d’une forme
n Vers le Bac (commentaire)
totalement étrangère à celle du texte original, cette
la lettre de montaigne est une lettre-préface, visant
transposition nous dit quelque chose de la manière
à introduire la traduction d’une lettre de plutarque.
de montaigne. le décalage est marqué ironiquement
il s’agit d’appuyer sur la force du texte et de montrer
entre le chagrin sûrement considérable de la femme
que la vertu consolatrice peut venir de la littérature.
(à cause de la mort de son enfant) et la manière
chez céline, la lettre devient un écrit inhumain à
louangeuse dont montaigne est censé parler d’une
force d’être humaniste, puisque le chagrin de la
simple lettre de plutarque : si joliment bien tapée
femme est censé devoir être contrebalancé par le
(l. 17), belle lettre (l. 18, 20), tu m’en diras des
texte de plutarque. il n’y a plus aucune référence
nouvelles (l. 19), elle est un peu là comme lettre
au contexte de la préface, et l’on pense que la lettre
(l. 20-21), elle a pas fini de t’intéresser (l. 21-22).
est directement adressée à la femme après la mort
tout cela est souligné, après la fausse citation du
de leur fille. la lettre de montaigne paraît d’autant
texte (qui est en soi un commentaire), par la remarque
plus horrible à un Bardamu qui souffre de la maladie
sarcastique de Bardamu, qui détourne ironiquement
d’un enfant.
le bon mari par lequel montaigne signe sa lettre :
sa femme devait être fière d’avoir un bon mari qui
Pour aller plus loin
s’en fasse pas comme son michel (l. 25-26). céline se
moque ainsi de la tendance constante de montaigne, l voici le commentaire de cette lettre par henri
quelle que soit la situation, à la référence antique et godard dans la notice de la collection de la pléiade
à la citation. (© gallimard, 1981, pp. 1247-1248) :
« en elle-même, la réaction de Bardamu n’a rien
5. céline contre montaigne d’étonnant. le ton de cette lettre, qu’il faut naturelle-
Bardamu, nous l’avons vu, ne lit pas seulement la ment imputer non à montaigne mais à la psychologie
lettre, il la juge et la commente. la transformation d’une époque habituée à la mortalité infantile, est
(apparemment inconsciente) de fille (texte a, l. 19) choquant pour une sensibilité contemporaine par
en fils (texte B, l. 9) est symbolique du changement cette façon de parler d’autre chose, puis de cette mort
de préoccupation d’une œuvre à l’autre : le texte de elle-même comme si elle ne concernait que la mère,
céline est ancré dans un contexte bien particulier et seulement pour se décharger sur plutarque de tout
qui est celui de la maladie et de la mort de Bébert. effort de consolation. le sentiment moderne devant
Bardamu n’arrive pas à le sauver, il s’en veut et la souffrance et la mort d’un enfant, c’est celui de
en veut à la vie. l’idée même d’une consolation et dostoïevski, dont le souvenir semble dominer dans
d’une consolation par la littérature lui paraît absurde. un passage antérieur du récit la scène de la petite
le ton employé à l’égard de montaigne est donc fille torturée par des parents sadiques. mais il faut
parfois agressif (lisez-la bien ! montrez-la aux s’arrêter à la spectaculaire transformation du texte de
amis. et relisez-la encore ! je suis bien tranquille à montaigne. la version qu’en donne Bardamu, entre
présent !, l. 22-23), et derrière montaigne, c’est tout guillemets et tout au plus sous le couvert d’un rapide
l’humanisme que vise céline : sa philosophie est « qu’il lui disait le montaigne à peu près comme ça
foncièrement pessimiste et défiante autant à l’égard à son épouse », n’a textuellement de commun avec
de l’homme qu’envers la culture censée apporter lui que la signature (encore modifiée par sa réduction
secours et consolation. au seul prénom). pour le reste, le texte prétendument

25. réécritures et transpositions n 481


cité est doublement une traduction : pour le sens, de la comparaison de paul et virginie avec adam
l’impression d’indifférence que le texte réel a donnée et ève, et de l’île de France avec le jardin d’éden
à Bardamu ; pour le langage, de celui de montaigne est à cet égard significative : nous sommes dans le
en style célinien. ainsi dépouillé de tous ses prestiges royaume de l’innocence première, dans le monde
culturels et ramené sinon à sa plus simple expression, sans péché de la nature.
du moins à celle de Bardamu, le pseudo-texte de
montaigne, lu à la sortie de l’institut Bioduret, suffit 2. la campagne embourgeoisée
à mettre l’impuissance de la littérature en pendant à dans le texte B, la campagne n’est pas la nature du
celle de la science. » texte a : c’est la campagne socialisée, embourgeoisée
notons toutefois la suite immédiate du texte du du xixe siècle, et comme telle toujours productrice
voyage, où céline paraît relativiser l’étrangeté de de richesses ; toutes ses mentions dans le texte sont
la réaction de montaigne : associées au lexique pécuniaire : la dot (l. 4) ou
« enfin, c’était leur affaire à ces gens. on se trompe l’argent (l. 7, 9, 11). la poésie de la nature, qui était
peut-être toujours quand il s’agit de juger le cœur des au centre du texte de Bernardin de saint-pierre, ne
autres. peut-être qu’ils avaient vraiment du chagrin ? vient qu’à la ligne 12, loin derrière toutes les raisons
du chagrin de l’époque ? » économiques, comme contrepoint ironique au début
l pour tous les phénomènes de réécriture au sein de l’extrait : Puis, – c’est la campagne, mon Paul !
de voyage au bout de la nuit (et notamment ce qui et j’aime tant tout ce qui est poétique !
concerne candide), voir l’ouvrage de marie-christine
3. l’argent-roi
Bellosta, céline ou l’art de la contradiction. lecture
de « voyage au bout de la nuit », © p.u.F., 1990. l’argent envahit tout le texte B, il revient sans cesse,
à chaque ligne ou presque, dans les paroles des per-
sonnages : la petite maison de campagne est associée
à la dot (l. 4-5) dans le discours de virginie, qui
Bernardin de saint-Pierre ajoute que [l]a ferme rapporte aussi un peu d’argent
Paul et Virginie
3 villiers de l’isle-Adam
(l. 6-7) ; comme en écho (ils sont vraiment faits pour
s’entendre !), paul réplique que l’on peut vivre à la
« Virginie et Paul » ▶ p. 484
campagne pour beaucoup moins d’argent qu’en ville
(l. 8-9), et qu’[a]vec la chasse, on économise, aussi,
Pour commencer un peu d’argent ! (l. 10-11) ; plus loin, il ajoute :
on ne lit plus guère aujourd’hui Paul et virginie ; j’ai peur, aussi, que papa ne s’aperçoive que je
ce fut pourtant l’un des grands succès littéraires de me suis échappé, il ne me donnerait plus d’argent
la fin du xviiie siècle. il continuait, après rousseau (l. 17-19). les ruines elles-mêmes (celles d’un temps
la vogue du roman idéaliste, renouant même avec où triomphait la pureté des sentiments désintéressés ?)
une tradition tombée un peu en désuétude, celle du semblent contaminées par ce mercantilisme : l’écho
roman pastoral (➤ manuel, l’astrée, p. 17) : on se attardé des ruines vaguement répétait : « … de
souvient que c’est une des lectures préférées d’emma l’argent ! un peu d’argent ! » (l. 22-23). un tel
Bovary au couvent. dialogue aurait été évidemment impossible dans
le texte de Bernardin de saint-pierre, qui chantait
n Observation et analyse une nature encore sauvage, non domestiquée, sans
1. la nature vierge rapport d’argent ou de propriété.
tout le paysage extérieur évoque une nature non
détériorée par les hommes : arbres (l. 1), vergers 4. un auteur impitoyable
(l. 4, 28), montagne, vallon (l. 27). mais cette nature villiers de l’isle-adam porte un jugement sévère
extérieure est avant tout l’image de la nature humaine sur la société mercantile du xixe siècle. il ne vise
non pervertie par la société : on le voit lorsque paul pas particulièrement les enfants, mais la société qui
compare virginie à un bouton de rose (l. 28), mais a forgé ces enfants et qui les pousse à parler ainsi.
aussi lorsque la narrateur emploie des mots comme l’ironie s’exerce à l’intérieur du dialogue lorsque la
besoins (l. 8), ignorance, félicité (l. 9), homme poésie de la campagne fait suite au compte rendu
pur (l. 12), enfants de la nature (l. 14), amour, économique (l. 12-13). elle s’exerce aussi dans la
innocence, piété (l. 17), beauté de leur âme, grâces répétition excessive, et caricaturale, du terme argent.
ineffables (l. 18), matin de la vie, fraîcheur (l. 20), ajoutons également le commentaire du narrateur, qui
douce, modeste, confiante (l. 23), simplicité (l. 24). insiste sur l’aspect angélique et pur de ces enfants

482 n 7e partie. Les réécritures


déjà corrompus par l’argent : bruit céleste d’un importants et j’aimerais pouvoir tchater avec éva,
baiser, les deux anges (l. 21), printemps de la vie comme tous les soirs.
(l. 24), vous dont l’âme est simple comme la fleur Paul : bien évidemment mon amour, pour qui nous
(l. 25), douces larmes (l. 26-27). ce n’est évidem- prends-tu ? nous pourrons même regarder sur le
ment pas le roman de Bernardin de saint-pierre qui site de météo France quel temps il fait dehors (mais
est visé, mais le monde bourgeois ; le roman original, rassure-toi, nous ne sommes pas obligés de sortir).
au contraire, fait figure de référent idéal, loin de la j’emporterai aussi mon iPod pour la musique.
réalité des faits : les souvenirs à peu près pareils de virginie : quel rêve, Paul ! j’aime tellement la
la ligne 26 ne sont-ils pas les souvenirs de Paul et campagne !
virginie, le à peu près étant ici bien sûr ironique et
marquant le fossé entre l’éden de l’île de France et Pour aller plus loin
l’enfer moderne ? l ces textes, comme ceux qui suivent, nous montrent
comment toute littérature se nourrit des productions
5. la fable renversée
précédentes (nous avons ici trois couches repérables :
en appelant son conte « virginie et paul », villiers
rousseau, Bernardin de saint-pierre, villiers de
de l’isle-adam indique la source directe de sa réé-
l’isle-adam – quatre même, si nous ajoutons la Bible
criture, tout en signifiant l’inversion du thème : il
et l’épisode de la genèse).
ne s’agit plus de décrire un monde paradisiaque,
l à propos du réemploi de schémas narratifs tradi-
mais la réalité du monde moderne. on peut dire
tionnels et de l’influence de la Bible, voir northrop
que villiers transpose une fable idéaliste, et quasi
Frye (anatomie de la critique, le grand code).
mythique, dans le quotidien et la bassesse du xixe
siècle bourgeois.

n Perspectives Baudelaire, Les Fleurs du mal


bernardin de saint-pierre et rousseau Aymé, Uranus
rousseau fut le défenseur de la nature contre les
4 Deux variations sur Andromaque
méfaits de la société. tous les maux, selon lui, ▶ p. 486

avaient pour origine la vie en commun avec d’autres


hommes et l’appropriation par ces mêmes hommes Pour commencer
de biens qui n’étaient dans un monde originaire
on a fait un mauvais procès à uranus, l’accusant
(et sûrement fictif) la propriété de personne. on
de renvoyer dos à dos collaborateurs et résistants,
retrouve ces idées-là dans le texte de Bernardin de
sans voir que le romancier fustigeait les ouvriers
saint-pierre, grand disciple du philosophe genevois :
de la onzième heure et non les héros authentiques.
les deux enfants de la nature ont toutes les qualités,
mais il était plus confortable en 1948 de croire à la
l’amour, l’innocence, la piété (l. 17). l’auteur les
légende d’une France tout entière résistante. si donc
oppose d’ailleurs à notre monde fortement cor-
à l’époque on a mal lu marcel aymé, il est certain
rompu : après tout, qu’avaient besoin ces jeunes gens
qu’aujourd’hui on ne le lit plus assez. ce moraliste
d’être riches et savants à notre manière ? (l. 7-8),
souriant et désabusé, mais qui n’est jamais cynique,
aucune intempérance n’avait corrompu leur sang,
pourrait nous donner pourtant d’utiles leçons de
aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur
sagesse, en nous apprenant à nous méfier des modes,
cœur (l. 15-17). Bernardin de saint-pierre réécrit
des fanatismes, et de la sécheresse de cœur.
rousseau, de même que villiers réécrit Bernardin
de saint-pierre (et l’on peut rapprocher également
la fin tragique de virginie, noyée pour n’avoir pas n Observation et analyse
voulu se déshabiller devant un marin, des pages 1. andromaque, ils pensent à vous !
célèbres de rousseau sur la pudeur). rien de plus étranger l’un à l’autre, a priori, que le
locuteur élégiaque du « cygne », et léopold, le caba-
n Vers le Bac (invention) retier éthylique d’uranus. pourtant, par-delà les dif-
Paul : ma belle virginie, sais-tu que mes parents ont férences de registre (voir question 3), leur commune
une maison de campagne près de saumur ? méditation autour de la figure d’andromaque révèle
virginie : ah quelle chance ! allons-y ! j’aime tel- un même type de rapport avec leur environnement,
lement communier avec la nature ! Y a-t-il internet rapport qui prend toutefois une signification opposée.
au moins dans la maison ? j’attends quelques mails déambulant dans un paris en profonde mutation,

25. réécritures et transpositions n 483


le poète s’y sent en exil, comme étranger en son poète (je pense à mon grand cygne, v. 21, fait bien
pays lui-même : le vieux Paris n’est plus (la forme sûr écho au vers d’ouverture) et qui à son tour fait
d’une ville / change plus vite, hélas ! que le coeur surgir l’image d’andromaque. toujours saisie dans
d’un mortel) (v. 7-8). c’est pourquoi andromaque sa pose virgilienne (v. 26), l’héroïne est replacée dans
s’impose d’emblée à sa rêverie (andromaque, je sa profondeur temporelle, entre naguère (Pyrrhus),
pense à vous ! est l’attaque du poème) comme jadis (hector), et aujourd’hui (hélénus).
mythe fondamental de l’exil et archétype de son
malheur personnel. le rapport entre léopold et 3. un burlesque involontaire
andromaque est symétriquement inverse. il n’a par le décalage entre la noblesse du sujet mythologique
pas, lui, la culture classique du poète des Fleurs et la vulgarité du traitement, la version léopoldienne
du mal, et il a fallu d’exceptionnelles circonstances d’andromaque relève clairement du burlesque.
historiques pour qu’il la rencontre : elle s’est donc la grande familiarité du style (dans le lexique comme
imposée à lui par effraction, et c’est cette intimité dans les tournures syntaxiques) ne fait que traduire plus
nouvelle et improbable qui rend soudain le bistro- profondément une prolétarisation du sujet : ce n’est
tier étranger à son univers familier. la différence pas léopold qui se hisse chez les héros antiques, c’est
des trajectoires explique que le même sentiment andromaque qui dégringole dans l’arrière-cuisine
de rupture entre le héros et son environnement de son bistrot. la seule trace qui reste de la dignité
s’exprime par des notations en apparence contra- stylistique réclamée par le sujet est l’alexandrin – et
dictoires : si le promeneur baudelairien regrette certes, formellement, celui de léopold est parfait,
(hélas !) que la forme [de sa] ville change [trop] et il s’en délecte suffisamment : incontestablement,
vite, léopold constate avec surprise que la rue n’[a] c’était un vers, un vrai vers de douze pieds. et quelle
pas changé d’aspect (l. 23), et que la vie sui[t] son cadence. quel majestueux balancement (l. 20-21).
cours habituel comme s’il ne s’était rien passé mais la citation du vers de racine (l. 4-5) a montré
(l. 24-25). et si le premier partage assurément avec par avance que la noblesse poétique tenait à bien autre
le second la conscience de la solitude de l’esprit chose. ce burlesque est d’autant plus savoureux qu’il
en face de l’agitation mondaine (l. 25-26), c’est est involontaire : gérard genette l’a finement analysé
pour en souffrir, alors que léopold se sen[t] fier dans le passage de Palimpsestes qu’il consacre à
et joyeux (l. 26-27). d’un côté, mélancolie du uranus (« la distance entre l’intention et l’exécu-
dépossédé, du desdichado ; de l’autre, optimisme tion détermine le comique du texte, un comique
conquérant de celui qui vient de se voir ouvrir les dont le pauvre cabaretier fait tous les frais : c’est sa
richesses ignorées de l’esprit. tournée. »), mais il nous paraît faire erreur en parlant
de « version imprévue du pastiche héroï-comique »
2. les références mythologiques chez baudelaire (© éditions du seuil, 1982, p. 211).
la première partie du poème de Baudelaire s’ouvre
sur l’invocation/évocation d’andromaque et de son 4. léopold, auteur et personnage
exil en épire (dans les Balkans actuels), tableau au contact imprévu du chef-d’œuvre racinien,
inspiré d’un passage célèbre de virgile : « devant léopold est saisi de deux admirations complémen-
la ville, en un bois sacré, près de l’onde d’un simoïs taires, l’une pour l’héroïne andromaque, l’autre
feint, andromaque sur la cendre versait la libation, pour l’auteur d’andromaque. de ce fait, il se situe
elle appelait les mânes près d’un tombeau d’hector à la fois dans la diégèse comme personnage, et
– vide, hélas ! – qu’elle avait saintement paré de hors d’elle comme auteur. par la tendresse que lui
gazon vert, avec deux autels où retrouver ses larmes » inspire la veuve d’hector, il rivalise, comme héros,
(énéide, iii, v. 302-305). c’est sous le patronage de ce avec pyrrhus, même s’il est aussi un rival potentiel
mythe, figure tutélaire de l’exil et du déracinement, d’oreste, car il n’est pas insensible non plus aux
que Baudelaire place sa méditation sur sa propre charmes plus épicés d’hermione, ainsi qu’il se
errance dans un paris qu’il ne reconnaît plus – où il l’avouera au chapitre viii : « léopold comprenait
ne se reconnaît plus –, méditation imagée aussitôt assez bien la passion d’oreste. pour sa part, bien
par ce cygne qui s’était évadé de sa cage (v. 17), qu’il réservât toute sa sympathie et son estime à la
nouveau « mythe étrange et fatal », comme il le dit un veuve d’hector, il se sentait très attiré par hermione
peu plus loin. la deuxième partie du poème reprend qui avait le privilège de lui mettre le sang en mouve-
en chiasme cette structure de la méditation : c’est ment. il comptait même la rencontrer au bout d’une
le cygne, désormais grand[i] au rang d’allégorie de centaine de vers et s’avouait déjà qu’avec elle, il en
tous les exilés (v. 21-22), qui s’impose à l’esprit du irait autrement qu’avec andromaque. » par ailleurs,

484 n 7e partie. Les réécritures


puisqu’il se fait le chantre de ses propres exploits, il andromaque
rivalise aussi, comme auteur, avec racine : « racine, c’était du blanc que buvait mon hector
par le fait, c’est un peu mézigue. naturellement pour monter aux tranchées, et il n’avait pas tort.
que je ne vais pas me comparer à un homme qui a arrivé là, léopold resta longtemps le crayon en
écrit trente ou quarante mille vers, moi qui n’en ai l’air. »
encore que trois, mais lui aussi a commencé par le (il n’ira pas plus loin dans son œuvre, car à nouveau
commencement. » (chapitre xxi) interpellé par les gendarmes, il se fait massacrer au
nom du « respect » dû à « un poète tragique ».)
n Perspectives
un simple travestissement burlesque ? Pour aller plus loin
certes, dans ses intentions comme dans ses maigres pour aller plus loin encore dans la parodie burlesque,
tentatives d’incarnation (5 vers seulement suivront on peut proposer aux élèves la fin de cette « andro-
ce premier), la version léopoldienne d’andromaque maque » de georges Fourest (1867-1945), dans
s’inscrit dans la tradition burlesque la plus classi- la négresse blonde (1909, © José corti, 1948) :
que, celle du travestissement des chefs-d’œuvre
antiques, du virgile travesti de scarron à l’iliade – ah ! reprend pyrrhus en colère,
travestie de marivaux. genette n’a donc pas tort en oui-da ! la belle, c’est ainsi !
un sens de parler à son propos d’une andromaque vous m’envoyez faire lanlaire,
travestie. toutefois, la réduire à cela serait ignorer carogne, eh bien ! oyez ceci :
l’évidente tendresse que marcel aymé nourrit pour
vous avez un môme, un bel ange
son personnage de géant alcoolique saisi par l’ex-
que jusqu’ici j’ai supporté,
tase poétique, un des rares « purs » de son roman.
bien qu’il piaille, gâte son lange
le comique qui naît du décalage burlesque ne tourne
en dérision ni le modèle racinien, bien sûr, ni non et pisse avec fétidité ;
plus léopold – pas plus le héros que le poète. il eh bien ! vous, madame sa mère,
ne suscite pas un ricanement de supériorité, mais – écoutez bien encore un coup ! –
un sourire de sympathie, car l’on est touché autant
suivez-moi chez monsieur le maire
qu’amusé par la sincérité (même pataude) de son
ou, demain, je lui tords le cou !...
émerveillement. et de fait, voilà un personnage
dont l’engagement pour son art est si total qu’il mais ici, ma foi, ça s’embrouille
sera capable de mourir pour lui ! (justement, c’était le plus beau !)
attendez... la dame a la trouille...
n Vers le Bac (invention)
et va... consulter un tombeau...
dans le roman de marcel aymé, ce premier vers
(apparu au chapitre v) reste longtemps unique. ce n’est hermione... pylade... oreste...
qu’après une longue gestation et un séjour en prison fureurs... et zut ! achetez sous
que léopold trouve les deux vers suivants, dans un l’odéon, pour savoir le reste,
enthousiasme éthylique (chapitre xx), et les trois sui- un racine à trente-cinq sous !...
vants vingt-quatre heures plus tard (chapitre xxiii) :
« il sentit dans ses veines se rallumer la fièvre créa-
trice. […] en une heure, il eut écrit deux nouveaux lecture d’image
vers. le troisième lui vint plus lentement, mais ce fut
celui qui lui donna le plus de satisfaction. l’ensemble Goya, Tres de Mayo
se présentait ainsi : Manet, Exécution de Maximilien
passez-moi astyanax, on va filer en douce, 5 Picasso, Massacre en Corée
attendons pas d’avoir les poulets à nos trousses. , Variations sur un peloton d’exécution
▶ p. 488
andromaque
mon dieu, c’est-il possible ! enfin voilà un
homme ! Pour commencer
vous voulez du vin blanc ou vous voulez du rhum ? trois grands maîtres de la peinture européenne
léopold déclinant un même sujet, et produisant trois chefs-
du blanc. d’œuvre irréductibles l’un à l’autre : voilà de quoi

25. réécritures et transpositions n 485


faire réfléchir les élèves sur les notions d’héritage et d’une signification politique. manet fustige ainsi
d’originalité, mais aussi sur l’inscription de l’œuvre l’abandon de l’archiduc autrichien par le régime
dans l’histoire, celle des hommes et celle de l’art. du second empire qui l’avait installé sur le trône.
il dénonce moins le crime factuel de l’exécution que
n Observation et analyse le forfait moral du lâchage. le coupable a d’ailleurs
1. les sujets des trois tableaux un visage et un nom : le soldat à droite, qui recharge
dans les trois tableaux, deux groupes face à face tranquillement son fusil, curieusement désengagé, a
pour une scène d’exécution : des militaires armés, les traits de napoléon iii.
à droite, tirent sur des civils désarmés, à gauche.
c’est l’identité des fusillés qui fait la seule différence 5. des femmes et des enfants
notable dans le sujet, entre les tableaux de goya et c’est dans ce tableau que l’idée de massacre s’impose
picasso d’une part, et celui de manet de l’autre. dans avec le plus d’évidence : le groupe de métal et de
les deux premiers, les fusillés forment une masse dureté à droite est d’autant plus effrayant et inhumain
anonyme, qui représente visiblement une catégorie qu’il fait face à un groupe tout de douceur, de fragilité,
historique (tres de mayo) et/ou géographique d’innocence, jusqu’à cet enfant qui semble encore
(massacre en corée) ; dans le troisième, ils sont jouer au sol, inconscient de l’horreur qui s’accomplit.
individualisés, et d’ailleurs partiellement identifiés avec ce nouveau massacre des innocents, picasso
par le titre du tableau (qui là encore joue son rôle) : vilipende l’absurde monstruosité des carnages civils
il s’agit de maximilien et de deux de ses généraux qui accompagnent les conflits armés. à l’époque, la
(mejía et miramón). charge visait explicitement les états-unis, que les
communistes accusaient même d’avoir employé
2. le regard du spectateur contre la population des armes chimiques ; mais la
dans chaque œuvre, le regard du spectateur est force de l’œuvre est de continuer à pousser ce cri de
guidé : il suit les lignes horizontales des fusils, qui révolte, puisque – hélas ! – l’histoire récente nous a
vont de la droite à la gauche de la toile jusqu’aux fourni d’autres exemples de pareilles boucheries.
civils exécutés. ces derniers sont mis en relief dans
une plus grande lumière, par l’emploi de couleurs 6. trois arrière-plans
claires : chemise blanche chez goya, rehaussée chez dans les trois tableaux, les arrière-plans se décou-
manet par la fumée des tirs, ventres ronds et clairs vrent presque a posteriori.
des femmes chez picasso. – dans le tableau de goya, la ville de madrid qui
3. les trois groupes de droite surgit dans le lointain, derrière l’armée, confère
les trois groupes armés ne forment qu’un seul grand aux bourreaux du peuple espagnol sa puissance de
corps menaçant et déterminé, vu de profil ou de trois domination et d’écrasement.
quarts dos, et qui paraît d’autant plus implacable – dans cette version du tableau de manet (la troi-
qu’il est sans visage. chaque groupe toutefois est sième), un mur remplace un paysage ouvert : maxi-
singularisé par sa tenue militaire et par son « esprit milien est ainsi emprisonné, et son exécution a des
de corps » : spectateurs, qui regardent par-dessus ce mur. tandis
– l’attitude légèrement penchée en avant des soldats qu’au loin est évoqué un mexique de soleil et de
de goya leur confère un dynamisme qui donne le chaleur, indifférent au drame qui se joue sous nos
sentiment qu’ils sont pris par l’urgence ; yeux, ce troisième groupe, absent des deux autres
– les soldats de manet paraissent au contraire accom- tableaux, suggère une adhésion de la foule à cette
plir professionnellement, sans passion, une tâche exécution, confirmant la spécificité politique du
militaire ; tableau.
– les soldats de picasso, hommes robots, semblent – dans le tableau de picasso, la violence de l’action
une force en marche : la plus grande violence face écrase l’arrière-plan, réduit à quelques lignes d’un
à la plus grande faiblesse. paysage champêtre qui, dans la réduction de la pers-
pective, fait plutôt office de mur d’exécution contre
4. ponchos ou uniformes lequel est acculé le groupe des civils massacrés.
maximilien fut exécuté par des patriotes mexicains :
c’est bien pourquoi manet les avait d’abord habillés 7. trois palettes de couleurs
de ponchos. en leur faisant revêtir l’uniforme mili- – goya fait éclater la lumière au centre de son
taire français, contre l’évidence historique, il veut tableau ; toute la clarté de la lanterne des soldats
transcender l’exactitude littérale des faits au bénéfice illumine le condamné et le fait surgir de la nuit,

486 n 7e partie. Les réécritures


mettant ainsi en relief son expression effrayée et
sa posture christique. les couleurs chaudes sont diderot, Jacques le Fataliste
Bresson & cocteau
utilisées pour le groupe des condamnés, les couleurs
plus froides pour la masse des soldats et la lointaine
6 Les Dames du bois de Boulogne
apparition de la ville : ce choix chromatique nous Du roman au cinéma ▶ p. 490

met en empathie avec les victimes.


– manet utilise une palette tout en tons sourds sur Pour commencer
lesquels les taches blanches donnent tout leur poids « la construction de diderot était si serrée que je
aux ceintures et aux guêtres des soldats (symboli- n’ai jamais pu la renouer à ma façon », a déclaré
sant pouvoir et danger), à la chemise bouffante de Bresson. Face au récit trouvé dans jacques le Fata-
maximilien (symbolisant innocence et fragilité), à liste, l’enjeu était pour cocteau et lui de corriger
ce coin de ciel et de ville mexicaine devinés au loin une disproportion, signalée d’ailleurs dans le texte
(symbolisant l’échec d’un rêve évanoui). la tache de diderot, en développant le rôle des « dames » qui
bleue du pantalon tranche, mettant en relief l’attitude fourniront le titre du film, et en faisant cheminer de
courageuse du condamné, et par là peut attirer notre conserve deux pistes, vers le renversement final :
pitié et notre sympathie. celle de la vengeance autour d’hélène et celle de la
– le quasi monochromatisme du tableau de picasso résistance autour d’agnès.
laisse la priorité aux lignes et aux modelés. les ombres
sur les corps des femmes et des enfants en accentuent n Observation et analyse
les rondeurs et les douceurs ; les ombres sur les mem- 1. le quatuor chez diderot
bres des soldats en accentuent au contraire la raideur comme dans le théâtre de marivaux (voir les Fausses
et la dureté. cette sorte de grisaille verdâtre parcourue confidences, ii, 2), cette scène met aux prises
de taches orangées, ce ciel livide donnent à l’œuvre des personnages nantis de niveaux d’information
le poids d’un symbole des atrocités guerrières. différents, qui déterminent un degré plus ou moins
grand de maîtrise ou de manipulation. a priori, tous
n Perspectives partent sur un pied d’égalité dans la comédie qu’ils se
manet et picasso, à l’école des maîtres donnent : le marquis, mme de la Pommeraye et les
entre autres exemples, l’olympia de manet (1863) deux d’aisnon, jouèrent supérieurement l’embarras.
est une « réécriture » de la vénus d’urbino du titien (l. 9-11) ; on va voir qu’il n’en est rien. au bas de
(1538), tandis que son déjeuner sur l’herbe (1863) l’échelle, le marquis, d’autant plus dupe qu’il croit
inspirera en 1959 le déjeuner de picasso, qui lui- acquise la complicité de mme de la pommeraye (voir
même produira maintes variations sur les ménines le clin d’oeil qu’il lui adresse, l. 7-8), dans un duo
de vélasquez (1656). qui bernerait le couple formé par la mère et la fille ;
et d’autant plus ridicule qu’il croit jouer finement sa
ce lien avec les chefs-d’œuvre du passé, de la part
partition : le marquis fut de la plus grande attention
de créateurs qui ont révolutionné la peinture, n’est
pour la mère, et de la politesse la plus réservée pour
paradoxal qu’en apparence. cette « réécriture »
la fille (l. 9-11). à l’échelon intermédiaire, les deux
témoigne à la fois d’un hommage (on ne vient pas
d’aisnon partagent avec leur hôtesse, elles, une
de nulle part, et toute révolution esthétique est une
connivence plus active, explicitée dans le texte par
héritière) et d’une rupture : la grande œuvre agit
la constitution secrète d’un trio qui de fait isole le
sur eux comme un défi à relever, une provocation à
marquis en position de victime : c’était un amu-
renouveler le langage qu’elle a porté au plus haut à
sement secret bien plaisant pour ces trois femmes
un moment de l’histoire picturale.
(l. 11), elles eurent l’inhumanité de le faire parler
Pour aller plus loin (l. 13). mais le lecteur le sait, elles sont elles-mêmes
manipulées par mme de la pommeraye qui ne joue
l autres exemples possibles de « réécritures » pictu-
à leur côté que pour mieux se jouer d’elles, pions
rales : les deux innocent x de vélasquez et de Bacon,
inconscients de sa vengeance. la dernière figure
la joconde de vinci et ses multiples détournements
de ce quatuor isole donc la marionnettiste tirant les
parmi lesquels la Femme à la perle de corot.
ficelles de ses trois pantins.
l voir l’excellent site du cndp sur les « emprunts
et citations dans les arts visuels du xxe siècle » 2. le quatuor chez bresson
(http://www.cndp.fr/magarts/emprunts/dossierimp. le changement majeur opéré par le scénario de
htm). cocteau affecte le personnage de la jeune fille, qui

25. réécritures et transpositions n 487


conquiert un prénom (agnès) en même temps que 4. la discussion dévote
son autonomie. dans l’extrait de diderot la mère la première raison de cette discussion dévote est
et la fille forment une entité quasi indissociée : donnée par le texte : le marquis se laisse entraîner
elles sont présentées comme un couple (les deux à parler dévotion pendant trois heures de suite
d’aisnon, l. 2 ; nos deux dévotes, l. 8-9 ; nos (l. 13-14) parce qu’il croit avoir affaire à des dévotes.
dévotes, l. 20), et quand elles sont la mère et la fille, c’est là le premier intérêt, d’ordre dramaturgique,
c’est toujours dans une réciprocité concordante de cette discussion : montrer comment il est joué,
(l. 7, 10-11) ; ce n’est qu’à la toute fin du passage alors que – valmont raté – il se persuade que détailler
que mlle duquênoi semble prendre un peu de toutes les subtilités de l’amour divin (l. 16) est une
liberté, mais elle ne fait que poursuivre et parfaire fine tactique pour conquérir une dévote. le second
le jeu commencé en duo avec sa mère. dans le film intérêt relève du libertinage, car cette discussion
de Bresson, à l’inverse, agnès joue sa partition en dévote est surtout le masque d’une parade amou-
solo, dans la prise de parole (l. 14-15) comme à reuse : nos dévotes mirent dans la conversation tout
l’image (plans 201, 205, 207, 212). aucune conni- ce qu’elles avaient de grâces, d’esprit, de séduction
vence avec sa mère, bien au contraire : le plan 205 et de finesse. (l. 20-21) le marquis croit naïvement
est significatif ; il les sépare entre l’image et le son, plaire en dissimulant sous le masque du dévot le
montrant agnès accablée tandis que le spectateur visage du séducteur ; mlle duquênoi y arrive plus
entend avec elle sa mère jacasser. du reste, dans sûrement en laissant transparaître sa séduction sous
l’ensemble de la scène, c’est ainsi qu’elles semblent le masque de la dévote.
se partager les rôles, l’une à l’écran, muette et
5. deux conclusions narquoises
progressivement exaspérée, réduite au seul langage
du corps (laiss[ant] volontairement glisser le les deux scènes se concluent sur un accord potentiel
verre de sa main, l. 27), l’autre souvent en voix et ambigu : le marquis affirme à son interlocutrice
off (plans 204, 205, 207), volubile et crispante. être de son avis ; hélène émet la possibilité que Jean
ce divorce entre la mère et la fille détruit le bel et elle aient fait le même vœu. dans les deux cas, c’est
ordonnancement de comédie que l’on a observé le règne du sous-entendu et du double sens. cette
chez diderot ; ne reste qu’une manipulation froide, passion dangereuse dont les personnages de diderot
insidieuse, ambiguë. parlent sans la nommer est bien sûr l’amour, que la
jeune fille feint de redouter comme un danger pour
3. mme de la pommeraye / hélène sa vertu, ce dont le marquis se réjouit secrètement
la scène chez diderot s’ouvre sur une indication comme un adjuvant à son entreprise : leur accord est
de régie (tous les quatre jou[ent] supérieurement donc doublement factice. le vœu fait par Jean, chez
l’embarras), qui nous installe dans le ton brillant Bresson, est sans aucun doute qu’agnès cède à ses
d’une comédie enjouée : mme de la pommeraye ne avances ; il ne peut pas se douter qu’hélène a fait le
se détache pas du groupe ; le narrateur signale seu- même, et comprend certainement [i]l serait curieux
lement, derrière un on discret (l. 6), sa part décisive comme « il est impossible », puisqu’il ne sait pas
dans l’organisation du complot. son intervention que cela fait partie de son plan. agnès en revanche,
vers la fin de l’extrait (l. 14-18) ne fait que prolonger qu’hélène regarde en souriant, le comprend, mais
la tactique menée avec les deux autres femmes : ne peut concevoir que cette complicité est intéressée
pour un peu, on en oublierait la perversité de ses et qu’elle est elle-même le rouage d’une machine
intentions ! chez Bresson, l’image la privilégie d’em- de vengeance. là encore, le scénario de cocteau
blée et elle est la seule à bénéficier d’une consigne accentue la cruauté fielleuse de l’héroïne.
explicite de jeu (consistant à s’adresser à Jean sans
le regarder, très ostensiblement : l. 1-2, 4-5, 12). n Vers le Bac (commentaire)
cette mise en vedette la renforce dans son rôle de diderot use de toutes les modalités du discours,
manipulatrice à la fois distante et omniprésente : le donnant à son texte une grande polyphonie. les
plan 204 est révélateur, il la montre juge et témoin deux occurrences du discours direct (l. 3-5, 14-19)
de la conversation laborieuse du trio de ses invités, encadrent à peu près le paragraphe qui fait l’essentiel
à laquelle elle reste étrangère. quant à son sourire de la scène : la première est une simple introduction
du plan 209, il renforce l’inquiétant machiavélisme à la scène, qu’elle permet de mettre en place, alors
du personnage, quand on comprend qu’il exprime sa que la seconde concentre toute l’ambiguïté d’un
satisfaction de voir agnès trahir son amour pour Jean discours dévot qui masque une stratégie de conquête
et collaborer ainsi malgré elle à sa vengeance. amoureuse. le seul discours indirect (mlle duquênoi

488 n 7e partie. Les réécritures


[…] prétendit qu’il n’y en avait qu’une seule de – case 3 : regardez ce que […] vous avez dans les
dangereuse, l. 22-23) est comme un écho affaibli de chiens écrasés au sujet d’un chiftir poignardé dans
la parole au milieu du paragraphe final, tout entier le xiiie...
au discours narrativisé (l. 20-22, 23). cette troisième – case 4 : sortez l’information du lot, tartinez dessus
modalité domine d’ailleurs la restitution de la parole un papier de trente lignes et veillez à ce que ça ne
dans le texte (on causa, on fut même gai, l. 9 ; elles saute pas, au marbre. c’est le début de quelque
eurent l’inhumanité de le faire parler dévotion pen- chose ? […]
dant trois heures de suite, l. 13-14) : signe que les – case 5 : […] je me barricadai dans les chiottes
mots ont moins d’importance que leur fonction dans et relus une dernière fois la lettre de lenantais.
la situation dramatique. il y a encore une dernière – case 6 : [Je] déchirai et expédiai la lettre par la
modalité du discours, la plus discrète par définition chasse d’eau, en croisière organisée dans le grand
mais peut-être la plus significative : le discours muet collecteur. […]
(il remercia d’un clin d’oeil mme de la Pommeraye – case 7 : […] après m’être tapé un dernier godet
de cette attention délicate, l. 7-8), qui renvoie les je quittai le café.
paroles verbales à leur statut de simulacre.
trois constatations.
Pour aller plus loin – la case 1 ne comporte pas de texte, choisissant de
sujet de réflexion : « la conception que Bresson montrer Burma au premier plan, de dos, qui regarde
défend dans ce film ne doit rien à la littérature : elle s’éloigner la voiture des policiers. on pourrait croire
tend à exprimer plastiquement des états d’âme que que cette image est redondante par rapport au texte
seule la littérature la plus audacieuse avait tenté de retenu au début de la case 2 (les trois flics se tirè-
traduire par des mots ». en quoi cette scène des rent) ; en fait, elle sert à focaliser nettement la scène,
dames du bois de boulogne peut-elle vérifier ce comme pour faire ensuite ressortir l’autonomie du
propos du critique georges charensol en 1946 ? personnage, qui va mener son action en solitaire.
– les éléments textuels retenus manifestent une
grande fidélité par rapport au texte du roman, dont
Malet & Tardi ils font souvent un habile montage (voir la case 3)
7 Brouillard au pont de Tolbiac en le réduisant à l’information essentielle.
Du roman à la bande dessinée ▶ p. 492
– la case 3, seule à être dépourvue de toute présence
humaine (manifestée seulement par la voix qui sort
Pour commencer de la porte), remplace l’indication toponymique du
la bande dessinée semble bien être sortie de son texte romanesque, ligne 21, mais de façon anticipée,
statut d’art mineur, voir infantile, et c’est sans déma- obéissant ainsi à un souci d’économie narrative.
gogie qu’on l’aborde dans ce chapitre. en France,
tardi est l’un de ceux qui lui a donné ses lettres de 2. le registre de malet
noblesse, par la rencontre entre un tempérament d’ar- – la voix gouailleuse de Burma installe le texte de
tiste authentique, dont la vision du monde affirme sa léo malet dans un registre oscillant entre l’ironie
cohérente d’album en album, et un goût tenace pour et la farce, dans la tradition d’une veine populaire
la littérature, qui l’a fait intervenir dans les univers illustrée à la même époque par albert simonin
de léo malet, céline, daniel pennac (la débauche, (touchez pas au grisbi !, 1953) ou le dialoguiste
2000). car il s’agit dans son cas moins d’illustrations michel audiard (les tontons flingueurs, 1963).
que de recréations. – l’auteur cultive ainsi l’art de l’image pittoresque :
le journaliste-éponge marc corvet doit sans doute
n Observation et analyse son sobriquet à son avidité pour le scoop (ce que
1. eléments verbaux, équivalents graphiques semble confirmer son air alléché, l. 13), à moins que
voici le texte qui figure sur la planche : en italique, les cela ne fasse aussi allusion à une appétence pour la
éléments que tardi a repris de malet ; en caractères boisson.
romains, les éléments originaux. les trois points – malet pratique également la litote, mais à contre-
entre crochets signalent une omission : emploi, car la sienne souligne plus qu’elle ne dissi-
– case 2 : […] les trois flics se tirèrent. je revins mule quand elle désigne comiquement les toilettes
[…] au bistrot me procurer un jeton de téléphone […] par les « où c’est ».
et appeler la rédaction du journal le crépuscule. – il a aussi l’imagination volontiers cocasse :
[…] allo, covet ?... un petit service… en témoigne, après la croisière organisée dans le

25. réécritures et transpositions n 489


grand collecteur (l. 23-24), le commissaire Faroux le combiné téléphonique en bakélite, les Wc à la
déguis[é] en scaphandrier pour plonger dans les turque : tous ces éléments, souvent triviaux mais
égouts à la recherche de la lettre (l. 24-25) ! indispensables, font la poésie nostalgique de ce
– enfin, il n’hésite pas à allonger le dialogue au-delà « décor urbain honoré comme un patrimoine »,
du strict nécessaire pour un trait d’humour noir : voir la qui est peut-être le premier personnage des bandes
métaphore filée des dernières volontés, lignes 16-20. dessinées de tardi (➤ pour aller plus loin).
3. le registre de tardi 2. tardi et le voyage au bout de la nuit
dans un souci d’efficacité, tardi élimine tous les le premier passage (➤ manuel, p. 90) est une médi-
éléments qui ne sont pas indispensables au récit (voir tation sarcastique sur l’horreur et l’aveugle absurdité
question 1) : c’est ainsi qu’il supprime les détails de la guerre : peu de matière concrète à illustrer
pittoresques d’ambiance, surtout lorsqu’ils sont peu donc. non que le texte soit une réflexion théorique,
compatibles avec l’image (par exemple, les 3 voix mais les images qu’il convoque ont la volatilité
différentes, l. 3-6). ce faisant, il renonce à la fantaisie de la rêverie. dans l’édition qu’il a illustrée pour
burlesque de léo malet (voir question 2). le résultat Futuropolis/gallimard, tardi choisit donc de disposer
est une tonalité plus âpre, plus tendue, plus tragique, le texte de cet extrait, page 19, entre deux planches
correspondant sans doute à un tempérament, et pas qui font référence aux deux postures antagonistes du
seulement à un souci d’économie narrative. narrateur et du colonel : le premier est caché derrière
un arbre, image en largeur occupant les deux premiers
4. découpage et composition tiers de la page 18 ; le second lit flegmatiquement
de la planche de b.d. le courrier apporté par une ordonnance, image en
la page de tardi frappe par la rigueur de sa com- hauteur occupant la moitié droite de la page 19.
position, qui en fait tout autre chose que la simple une vignette figurant un casque allemand à pointe
illustration d’une page de roman. comme chaque isole dans le corps du texte le début de notre extrait,
planche de l’album, elle est une séquence à part comme pour signaler une césure interne du récit, qui
entière, inscrite bien sûr dans la dynamique du récit, à ce moment-là approfondit le monologue interne de
mais présentant une cohérence forte. on a vu (voir Bardamu en une authentique méditation.
question 1) comment la première image permet le second passage (➤ manuel, p. 483) figure à la
une focalisation intéressante. remarquons aussi page 218 de l’édition Futuropolis/gallimard. la page
que la planche s’ouvre et se ferme sur une image est séparée en deux colonnes verticales. les deux
d’extérieur : entre le retour dans le bistrot (Burma au derniers tiers de la première sont occupés par une
premier plan de dos) et la sortie (Burma au premier image encadrée qui évoque la situation précédant
plan de face), cet encadrement assure d’abord l’unité l’achat du livre : on y voit Bardamu au premier
narrative de la séquence, mais il lui imprime aussi plan regarder mélancoliquement les silhouettes des
une atmosphère nocturne un peu inquiétante. on pêcheurs alignés sur le quai. notre extrait, qui débute
notera enfin que, par opposition aux autres cases juste au dessus de cette image et occupe 60% de la
verticales réservées à des plans généraux (n°1 et 7) seconde colonne, est conclu par une image détourée
ou moyens (n°2, 3 et 4), les deux cases presque qui représente Bardamu attablé à une table de bistrot,
carrées (n°5 et 6) sont utilisées pour des gros plans : lisant son vieux petit « montaigne ». sa lecture est
ce resserrement continu du cadrage manifeste une ainsi mise en rapport visuel avec le climat spleené-
progression dramatique du récit, jusqu’à l’accom- tique du crépuscule qui tombe sur la seine et qui le
plissement de l’enjeu, avec la destruction de la lettre renvoie à son angoisse.
(la succession des deux gros plans est d’ailleurs
intéressante par son contraste : le visage de Burma n Vers le Bac (oral)
lisant une dernière fois la lettre/la cuvette des Wc c’est tout le problème de l’adaptation visuelle d’un
où cette lettre disparaît en morceaux). retrouvant texte littéraire, que l’image soit fixe comme dans
l’air libre, l’image finale peut aussi retrouver sa l’illustration ou la bande dessinée, ou animée comme
dimension et son cadrage. au cinéma : le malentendu réside symboliquement
dans l’équivoque sur la notion d’image, qui en lit-
n Perspectives térature a partie liée non pas avec la vue mais avec
1. la magie d’un décor urbain l’imagination. Julien gracq le confirme : « dans un
le paris nocturne aux pavés luisants, la peugeot 403 roman, il n’y a jamais, jamais d’images capables de
des policiers, l’urinoir devant les carreaux de faïence, se fixer sur la rétine, et moins encore qu’ailleurs dans

490 n 7e partie. Les réécritures


les descriptions » (en lisant en écrivant, © librairie le témoignage précieux de Julien gracq, qui met son
José corti, 1980, p. 234). la remarque de Flaubert expérience de romancier au service de son jugement
est donc moins paradoxale qu’il y paraît. de lecteur/spectateur :
« la transcription cinématographique d’un roman
Pour aller plus loin impose brutalement au lecteur, et même à l’auteur,
l voici un extrait de l’article de J.-l. douin, joliment les incarnations pourtant très largement arbitraires
titré « un temps à la tardi », où sont précisées les qu’elle a choisies pour chacun des personnages ;
références esthétiques et culturelles du dessinateur : ce n’est qu’avec le temps que le texte éliminera
« tardi, prénom : Jacques, né en 1946 à valence, est les visages trop précis que le film lui surimpose, et
un arpenteur de sites (géographiques et mentaux) en qui ne sont pas de sa substance. comme elles sont
voie de disparition. c’est mû par la nostalgie qu’il fragiles, les défenses que la fiction écrite oppose à
dessine avec le plus de flamme : les lieux d’une ville ces images substituées qui la violent – et combien
encore épargnés par les plans d’urbanisme, vieux leur résistance, pour s’organiser, a besoin d’abord,
immeubles, métro aérien, quais de la seine, prison très largement, de céder du terrain ! les droits de
de la santé, jardins publics. dans ses planches, le l’image cinématographique, par rapport au texte
museum d’histoire naturelle a gardé son charme de littéraire, sont à peu près ceux que la présence
capharnaüm fantastique d’antan, et, s’il montre le qui ne laisse jamais proscrire ses droits immenses
centre pompidou, c’est recouvert d’une gigantesque exerce dans la vie aux dépens des irréels à la fois
affiche annonçant une rétrospective d’un peintre flous et tenaces que sont l’anticipation, le regret et
qui se nomme hélas. longtemps ses albums ont le souvenir. puis, une fois que le film s’est absenté,
honoré le noir et blanc des photographes du paris le peuple des mots, peu à peu, comme le travail
d’autrefois : doisneau, Brassaï, Willy ronis. il a d’une fourmilière, revient ronger et digérer les ima-
abandonné les gris tramés avec lesquels il reprodui- ges péremptoires et périssables qui l’offusquaient.
sait toutes les nuances de « la tristesse poétique de Je me souviens d’avoir vu autrefois au cinéma
la rue » (Jerome charyn), s’est converti aux impacts le rouge et le noir et la chartreuse de Parme.
multicolores, mais n’a jamais fini de traquer le vieux dans les deux adaptations jouait gérard philipe,
bistrot, le vestige de paname, l’impasse, la masure, et, pendant quelques semaines, bon gré mal gré,
le paysage jadis immortalisé par carco, Fargue, en dépit du génie stendhalien et de la médiocrité
caussimon. avant tout, tardi est un piéton, un adepte des films, son image vint se superposer au texte,
de la balade. dessiner, pour lui, c’est perpétuer la inexpulsable. puis une séparation peu à peu s’opéra;
mémoire. […] comment cet anar aurait-il pu rester il m’arrive encore à l’occasion, distraitement, d’évo-
étranger aux brumeuses enquêtes de nestor Burma, quer gérard philipe « dans la chartreuse », mais
le détective désabusé de léo malet ? de casse-pipe je ne le vois plus que comme un jockey démonté
à la nation à 120, rue de la gare, tardi pioche dans qui tient en mains devant les balances, embléma-
les « putain de brouillard » de l’auteur de polar aux tiquement et un peu dérisoirement, ses étriers et
rancoeurs sombres, reprend une rasade de Foire du sa selle. le livre s’est secoué de lui, et, libre, il
trône, en profite pour « photographier » les décors galope bien loin.
du cinéma français d’avant-guerre, pavé luisant, quand on compare un film tiré d’un roman au roman
réverbères à la trauner, ambiances glauques à la lui-même, la somme quasi-infinie d’informations
chenal ou clouzot, période corbeau (une fille de la instantanées que nous livre l’image, opposée à la
météo annoncera un matin à la radio des lendemains parcimonie, à la pauvreté même des notations de
bruineux, « un temps à la tardi »). les vedettes du la phrase romanesque correspondante, nous fait
samedi soir sont convoquées dans le même flash-back toucher du doigt combien l’efficacité de la fiction
mélancolique : un loufiat aux mines de raimu, une relève parfois de près des méthodes de l’acupuncture.
madeleine morlain ressemblant comme deux gout- il s’agit en effet pour le romancier non pas de saturer
tes d’eau à michèle morgan et piquant la réplique instantanément les moyens de perception, comme le
d’arletty (« atmosphère ? atmosphère ? »), des fait l’image, et d’obtenir par là chez le spectateur un
clones de carette, gabin ou le vigan. » (le monde, état de passivité fascinée, mais seulement d’alerter
28/01/2000) avec précision les quelques centres névralgiques
l pour prolonger la réflexion sur les rapports entre capables d’irradier, de dynamiser toutes les zones
l’image littéraire et l’image visuelle, on peut évoquer inertes intermédiaires. » (op. cit., pp. 236-237)

25. réécritures et transpositions n 491


Méthode
les registres ▶ p. 496

1. les motifs du lyrisme amoureux fille marie, contrainte d’accepter, les larmes aux
d’après les pages 109-113, les motifs du lyrisme yeux, la demande en mariage pour éviter la ruine
amoureux les plus fréquents sont : de sa famille (p. 229), celle de hedda qui, poussée
– l’expression de la souffrance du poète, liée au par la jalousie, brûle, en cachette, les cahiers que
désespoir de n’être pas aimé (soupiré, p. 109 ; sou- son ancien amant a écrit avec une autre femme,
pirs, je désespère, p. 110 ; soucis, p. 111 ; ma peine, en chuchotant des paroles vengeresses (l. 61-64,
p. 112, 113) ; pp. 230-231).
– la manifestation de cette souffrance à travers le
4. l’humour dans la fable
motif des pleurs (sanglots, p. 109 ; la pluie des
l’humour de la fable de la Fontaine repose sur un
pleurs, p. 110) ;
renversement des rôles mis en valeur par :
– l’atténuation de cette souffrance liée à l’espoir
– la ruse du coq qui feint de se réjouir de la paix
d’être aimé (d’espoirs et de désir, p. 110 ; espoir,
(antiphrases v. 16, 19) et joue les naïfs (v. 24) pour
p. 111) ;
mieux tromper le trompeur ;
– la métaphore de la tempête qui traduit bien cette
– la déconfiture du renard, soulignée par l’enjam-
oscillation entre l’espoir et le désespoir (pp. 110, 111,
bement et le rejet du vers 26 ;
113, comme l’océan, son flux et son reflux), entre la
– la complicité qui unit le narrateur et le coq (v. 2,
vie et la mort (tu me réveilles / de cet abîme auquel
27, 30-32).
je périssais, p. 111).
quant à la fable d’anouilh, son humour s’appuie sur :
2. le tragique au chapitre 22 – la complicité de l’auteur et du lecteur, et le ton
il est exprimé dans les textes 7, 8 et 9, qui disent familier, voire provocateur (v 7, 19) qu’il utilise à
l’individu broyé par les forces de l’histoire, qui se son égard ;
déchaînent avec le même aveuglement que dans les – son caractère parodique ;
mythes les forces des dieux. – sa vision désabusée de la nature humaine.
alors que la Fontaine développe de manière légère
3. le pathétique dans le drame
et humoristique une morale facile à transmettre aux
le pathétique s’exprime, dans les textes des pages
enfants, anouilh se moque de cette vision idyllique
220-221, à travers le champ lexical de la mort et
pour lui substituer, sur un ton également léger et humo-
du malheur (trop vécu, malheur, désespéré, je suis
ristique, un tableau cynique et désabusé de la nature
perdu, je périrai, périr, p. 220 ; je vais mourir,
humaine, qui s’adresse à un public plus averti.
malheureux, désespoir, etc., p. 221) et une sensibilité
exacerbée qui est soulignée par les didascalies 5. comique(s) dans Candide
(s’écrie, pousse des accents douloureux, soupirant les différents registres comiques dans l’incipit de
de douleur, se jetant aux pieds de son père, p. 220 ; candide :
en désordre, levant les bras, au désespoir, anéantie, le comique de pensée :
égarée, délire, priant les mains jointes, p. 221) – l’ironie, avec les antiphrases (il prouvait admirable-
et se traduit dans le dialogue par de nombreuses ment l. 23-24) et les superlatifs des lignes 24-26, qui
phrases interrogatives ou exclamatives, ainsi que permet de critiquer la philosophie optimiste ;
de fréquentes hyperboles (celle qu’il chérit au-delà – l’humour : à travers l’expression antiphrastique
de la vie, p. 220). le fils du baron paraissait en tout digne de son père,
à l’inverse, le registre pathétique des pages 229-230 qui permet de critiquer la noblesse ;
est beaucoup plus sobre et dépouillé : les sentiments le comique de déformation :
sont plus retenus, le ton n’est plus celui de la révolte – la parodie : reprend les caractéristiques du conte
ou de la colère mais de la résignation et de l’accepta- (il y avait en Westphalie, dans le château…) pour
tion du malheur. dès lors le pathétique ne s’exprime mieux s’en éloigner ;
pas dans les paroles ou les gestes exacerbés des – le burlesque : souligné par le décalage entre les
personnages, mais dans la solitude des personnages : termes respectables de précepteur, oracle et le jeu de
celle de la veuve face aux créanciers, celle de sa mot sur nigaud (professeur de métaphysico-théologo-

492 n 7e partie. Les réécritures


cosmolonigologie) qui ridiculise l’enseignement de – la description détaillée des lieux, de la physionomie
pangloss ; et de l’habit des pensionnaires (p. 34) ;
– le grotesque : madame la baronne, qui pesait – les petits détails ou faits vrais : la précision des
environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là chiffres (le montant du loyer, l. 15, p. 34) ;
une très grande considération ; – la référence à des lieux réels (l. 16, p. 34 ; l. 2-3, 12,
– le comique par l’absurde : car son château avait 15, p. 44), aux journaux de l’époque (le moniteur,
une porte et des fenêtres. p. 44) ;
6. Figures héroïsantes chez rabelais et hugo – le recours au dialogue qui rend le naturel et la spon-
les figures de style qui donnent une dimension tanéité d’une conversation (p. 44).
épique aux textes pages 81 et 36 : 8. didactisme de rousseau
– les hyperboles : le plus horrible spectacle qu’on ait
les outils qui inscrivent le texte de rousseau dans
jamais vu (p. 81), sous ce poids effrayant, l’énorme
le registre didactique :
masse (p. 36), la force surhumaine de m. madeleine
– l’énoncé explicite de la thèse au début du texte ;
le rapproche des géants de rabelais ;
– le développement de sa thèse tout au long
– l’accumulation hyperbolique de verbes d’action
du premier paragraphe qui vise à préciser sa
(l. 11-16) qui se poursuit tout au long du texte,
pensée ;
rythmée par l’anaphore de si (l. 17-27) puis de
– l’utilisation d’antithèses pour renforcer sa thèse
à d’autres (l. 30-32, p. 81), qui soulignent la multi-
(l’entendement / les passions, l’homme sauvage,
tude d’assaillants contre lesquels Frère Jean doit se
la condition animale / l’homme) ;
battre ;
– la possibilité d’illustrer facilement sa thèse par
– l’antithèse entre Frère Jean et les assaillants, entre
madeleine et le reste de la foule (voir la répétition des exemples historiques (2e paragraphe) ;
de je n’ai jamais connu qu’un homme, l. 13-29 ; – les nombreuses articulations logiques.
l’expression le dévouement d’un seul, l. 48) ; 9. des registres pour convaincre (montesquieu)
– les comparaisons qui mettent en valeur les exploits le registre didactique est le registre affiché par le
et les prouesses : comme des porcs, comme les texte (voir le docte ouvrage où il s’inscrit) ; toutefois
anciens escrimeurs (l. 10-11), madeleine comparé
il dissimule une gamme variée, qui lui offre toute les
au bon dieu (l. 53, p. 81).
ressources de l’émotion : registre ironique (fausse
7. procédés réalistes chez balzac et vallès naïveté) au premier paragraphe ; registre polémi-
les procédés qui concourent à l’effet de réel dans que au quatrième paragraphe, et peu ou prou dans
le Père goriot : l’ensemble du texte (registre réel).

Méthode. Les registres n 493


l’objet d’étude
au bac

4. les images
L’exposé les c.r.s. ne sont jamais nommés comme tels,
curtis, La Chine m’inquiète ▶ p. 498
mais seulement tels qu’ils sont perçus dans une
vision subjective : d’abord des monstres qui jaillis-
n Pour analyser le texte sent (l. 12-13), vite assimilés à des extraterrestres
La scène sort[ant] d’une soucoupe volante (l. 15-16) – c’est un
1. rapport de forces lieu commun de la culture populaire depuis les années
l’étude du rapport de forces divise la scène en cinquante. la situation nous fait vite reconnaître des
deux moments. le premier (l. 1-10) met aux prises c.r.s. derrière ces martiens (l. 15), d’autant plus
eugène et l’un des manifestants ; le second (l. 11-41) que, avec ces grands masques carrés en plexiglas
et ces boucliers (l. 17-18), le texte – sous couvert de
voit intervenir un nouvel acteur, la brigade des
nous plonger dans l’univers de la science-fiction –
c.r.s., qui fait disparaître l’interlocuteur d’eugène
fournit la description littérale de leur équipement.
à l’intérieur du groupe des manifestants. entre ces
en continuant à les nommer martiens (l. 23, 33),
deux groupes face à face, le narrateur et son ami
le narrateur met l’accent sur la force mécanique de
eugène, [p]ris entre deux périls, [e]ntre deux feux
leur progression (comme des robots qu’ils avancent
(l. 24-25) : position précaire que l’extase inattendue vers nous, l. 18-19) ; il justifie aussi comiquement le
d’eugène fait durer, immobilisant la scène jusqu’à terme d’apparition céleste (l. 30), dégradant l’extase
ce qu’il rejoigne la barricade, c’est-à-dire le camp du domaine religieux à celui de la science-fiction.
préalablement ennemi.
La réécriture
2. statut social des « héros » 5. la langue de céline
la gouaille d’eugène et le style du narrateur font on reconnaît ici l’utilisation de l’argot, la transposi-
d’eux des gens du peuple, un peu « anars », dans la tion de la langue orale, les onomatopées, les incor-
lignée des héros de céline revus par audiard. s’ils rections d’une syntaxe populaire, l’énonciation à
n’ont pas assez d’illusions pour éprouver de la sym- la première personne, le rythme haché de la phrase
pathie envers les étudiants qui manifestent (d’autant avec recherche systématique de la syncope dont rend
qu’ils sont en majorité issus de la bourgeoisie), la bien compte la ponctuation
solidarité avec les forces de l’ordre (les cognes, l. 29)
6. pastiche ou parodie
n’est pas leur genre. l’extase d’eugène (bouche bée
la parodie est une agression polémique, le pastiche
de bonheur, l. 28-29) devant la charge des c.r.s.
est un hommage affectueux. la première vise à
est donc assez surprenante, et la réaction éberluée discréditer un créateur en le réduisant à la somme de
du narrateur l’atteste : complètement sonné, je vous ses tics ; le second s’amuse à entrer dans ses secrets
dis... je raconte comme je pense... (l. 32-33). de fabrication, avec une complicité qui n’est pas
La narration dénuée de malice, bien sûr, mais pas non plus d’une
3. modalités du discours vraie tendresse. c’est bien évidemment du côté du
on voit dans la réplique des lignes 8-10 le discours pastiche que se range Jean-louis curtis.
direct (la rue elle est à nous) évoluer en discours 7. le plaisir de l’identification
indirect libre (où c’est qu’y se croyait ce mec ?). de même que l’auteur du pastiche s’est amusé à
c’est assez original, car généralement le discours retrouver la manière d’un écrivain, le lecteur à son
indirect libre intervient dans le cours du récit. cela tour a plaisir à reconnaître la source, à identifier
contribue à gommer un peu plus les frontières entre telle référence, tel tic de style, telle obsession. cet
récit et discours, dans un texte dont la voix narrative appel à sa mémoire culturelle établit une complicité
est fortement oralisée. triangulaire entre lui, le pastiché, et le pasticheur.

494 n 7e partie. Les réécritures


L’entretien
Groupement de textes : comique et réécriture ▶ p. 499

i. Que réécrit-on ? ii. de qui/de quoi iii. sur quel ton ? iv. dans quelle
sourit-on ? (registre) intention ?
A Boileau et alii, Un succès récent Un confrère Burlesque Régler un compte
chap. 25, p. 453 déjà « classique » littéraire

B offenbach, La mythologie Des dieux très Burlesque Moquer les travers


chap. 24, p. 466 classique humains humains

C villiers de l’isle Un succès du siècle Deux jeunes ironie Fustiger le


Adam, précédent bourgeois matérialisme
chap. 24, p. 457 bourgeois

D Ghelderode, Un mythe La métamorphose du Humour grinçant Faire éclater les


chap. 25, p. 474 vénérable professeur masques et les rôles

E céline, Un auteur classique Une attitude face à Ironie caustique Dénoncer un


chap. 24, p. 455 la mort humanisme factice

F Aymé, Une tragédie L’identification naïve Burlesque Ennoblir un peu,


chap. 24, p. 459 classique malgré tout, le
personnage

G salacrou et clair, Un mythe L’idéalisme naïf ironie Alerter sur l’ivresse


chap. 25, p. 477 du pouvoir

H curtis, Le style d’un Un renversement Raillerie gouailleuse Faire relire un


➤ « L’exposé », contemporain paradoxal de événement avec
p. 498 célèbre situation regard décalé

n Pour confronter les textes valeurs culturelles qu’il véhicule ou le mensonge


dont il est l’ornement (voir texte c).
I. Que réécrit-on ?
1. deux catégories de sources 2. le pasticheur pastiché
les sources de la réécriture sont de deux ordres : curtis réécrivant céline fait du céline : c’est un
les histoires (sous la forme quintessenciée des pastiche. céline réécrivant montaigne fait du céline :
mythes, le plus souvent) et les auteurs : on réécrit c’est une charge.
un contenu diégétique ou un style. s’attachant à II. De qui/de quoi sourit-on ?
restituer de l’intérieur l’univers d’un écrivain, 3. deux cibles du rire
la notion de pastiche ne peut être efficiente dans la le rire vise des caractères ou des valeurs. Bien sûr
réécriture d’un mythe ; celle-ci pourra incliner vers les premiers expriment des idéaux (ou leur absence),
la parodie lorsqu’elle visera à mettre en cause les et les valeurs sont incarnées par des personnages.

L’objet d’étude au Bac n 495


mais la différence est nette toutefois entre des types
suffisamment dessinés, qui incarnent un défaut corpus BAc
jusqu’à la caricature (textes a, B, c), et des attitudes objet d’étude :
qui peuvent dépasser cette incarnation. Les réécritures ▶ p. 500

4. l’effet du décalage Question


la référence à un modèle source perturbe l’objet de depuis sa première apparition dans la pièce de tirso de
la moquerie en introduisant une hésitation, une ambi- molina jusqu’au xxe siècle (on peut penser à la résur-
guïté. le jeu avec la référence s’interpose en effet gence du mythe chez pierre-Jean Jouve, montherlant
comme un masque : est-ce ce masque qu’il convient ou roger vailland), le personnage de dom Juan a subi
d’admirer ou faut-il le lever pour voir derrière ? quelques évolutions. les trois textes proposés sont en
ni l’un ni l’autre bien sûr, sinon la réécriture man- cela exemplaires. les dom Juan de molière, de musset
querait son objet (sauf quand elle est pur exercice et de milosz sont certes tous les trois des séducteurs
de style) : il faut regarder à travers. qui passent de conquête en conquête, et l’on entend
III. Sur quel ton ? (registre) en fond sonore le catalogue mozartien : le dame,
5. la gamme comique demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de
a) un rire sans ombre, qui nous entraîne dans la trop chaud, ni de trop froid pour lui (molière, l. 14-16)
fantaisie burlesque : textes a, B, F et h. réapparaît dans de la fille de roi jusqu’à la paysanne /
b) un sourire plus ambigu, où pointe le malaise : tu ne méprisais rien, même la courtisane (musset,
textes d (par sa frénésie déroutante) et g (par la v. 3-4), et dans son nom était julia – jacinthe ? – non
gravité des enjeux). julia ; elvire aussi, plusieurs elvires – un lorenzo /
c) un sourire plus amer, qui dissimule à peine un ou deux, je ne sais plus, c’est loin (milosz, v. 5, 8-9),
pessimisme foncier sous la causticité : textes c avec pour seule variation, ici, la présence d’amants et
et e. non plus seulement d’amantes. mais le jugement qu’ils
portent sur leur propre vie change d’un texte à l’autre,
6. comique/réécriture amenant également une modification du jugement du
le rire le plus franc est lié au burlesque. ce mode poète ou du dramaturge à leur égard. l’évolution est
de réécriture, qui renverse les hiérarchies dans un donc axiologique, à deux niveaux différents, celui du
esprit carnavalesque, emporte le lecteur dans une personnage, et celui de l’auteur.
fantaisie sans arrière-pensée. le dom Juan de molière est du côté de la satisfaction
IV. Dans quelle intention ? et du plaisir (plaisir de changer et plaisir de triompher,
7. variété des objectifs même si l’on ne peut accorder tout son crédit à la
la satire est souvent un objectif de la réécriture, parole d’un menteur invétéré), alors que celui de
mais jamais le seul, ni même parfois le principal. musset est du côté de l’insatisfaction irrémédiable :
certains (textes d, F et h), qui ne s’intéressent pas dans ses multiples aventures féminines, il recherche
aux mœurs, ni à l’organisation de la société, ont un la perle (v. 18), un être impossible et qui n’exist[e]
propos plus psychologique ou philosophique. pas (v. 24). quant à celui de milosz, il est du côté du
complet désabusement : il a perdu jusqu’à l’espoir
8. réécriture satirique
qui subsistait encore dans les vers de namouna,
en affichant une distance plus ou moins patente entre
ce que met en valeur le rejet mais tout cela ne fut
le texte et sa source, la récriture permet à la satire
qu’une pauvre féerie / mal jouée (v. 13-14).
de jouer d’un contrepoint entre l’idéal proclamé et
ce changement du regard du personnage sur lui-
la réalité constaté : ce décalage peut donner lieu à
même s’accompagne d’un changement du regard de
une ironie amère comme dans les textes c et e. chez
l’auteur sur le personnage. molière condamne son
offenbach (texte B), la dégradation des dieux peut
héros en laissant la parole à sganarelle (condamnation
évoquer les petitesses des puissants.
présentée sur un mode comique) ou en laissant au
9. jubilation lecteur le soin de juger de la validité d’un plaidoyer
par-delà les intentions plus ou moins affichées de pro domo qui, pour séduisant qu’il soit, repose sur
ces textes, ne succombons pas à l’esprit de sérieux : des prémisses contestables (et rends à chacune les
n’oublions pas la jubilation bien particulière qu’ils hommages et les tributs où la nature nous oblige,
suscitent, et qui est liée au jeu avec la culture, la v. 23-24). musset, quant à lui, même s’il souligne les
langue, la mémoire. conséquences malheureuses des actes d’un personnage

496 n 7e partie. Les réécritures


se souciant peu de laisser ici-bas / des larmes et du « partout » et « toujours » dans la strophe v. 13-18).
sang aux traces de [s]es pas, semble admiratif de ce 2) héroïsation et panache : nouvel hercule (v. 15),
dom Juan en quête d’impossible, Plus vaste que le paré des attributs du héros (v. 22-23), statufié pour
ciel et plus grand que la vie (v. 22), qui à la fin prend l’éternité dans son attitude finale (v. 29-30)...
les dimensions du symbole (v. 28). le personnage 3) ...car moins guidé en fait par le souci de la diversité
de milosz est peut-être encore plus proche du poète que par la quête de l’unique = la perle (sous trois
(impression renforcée par le ton de confidence du évocations différentes au dernier vers des strophes
monologue), puisqu’il compare lui-même son rôle 1, 3 et 4)
de séducteur à celui d’un créateur de décors / que iii. le tragique absurde de la condition humaine
[ses] songes patriciens voulurent bien / Prêter aux 1) l’homme sans dieu (v. 11-12), seul face à son destin
histrions de vérité (v. 15-17), et que ses souvenirs se et au monde qui ne peut le comprendre (v. 13-18).
transforment à la fin en véritable poème symboliste : 2) une quête inutile, mais qui fait sa grandeur
et d’elles ne survit / en mon âme que la symphonie de (v. 23-24), car toujours relancée par l’espoir (voir
la mer, / le frisson de la lune morte sur les voiles / et l’antithèse v. 7-12, 13-15, résolue v. 16-18).
le parfum moussu des humides palais (v. 19-22). 3) le « symbole merveilleux de l’homme sur la terre ».
Sujets d’écriture 2. dissertation
1. commentaire i. le mythe, connu, trop connu ?
namouna est une vaste pièce de 882 vers groupés en 1) réécriture incessante
147 sizains et répartis en trois chants inégaux. sous-titré peu importe que la fabula en question soit apparue
conte oriental, ce poème est plutôt une tentative de au xviie siècle (comme dom Juan) ou à l’antiquité
conte, un peu ce que le neveu de rameau de diderot (comme prométhée), le fait qu’elle soit reprise sans
est au roman : une digression continuelle ; musset cesse, non seulement en littérature mais aussi dans
attendra d’ailleurs les dix derniers sizains pour bâcler les autres arts, constitue une sorte de reconnaissance
un récit sans cesse promis et toujours différé ! c’est de son statut mythique (le personnage de dom Juan
dans le deuxième chant que, sous le prétexte de situer aurait pu rester un personnage de théâtre parmi
son personnage sur le plan moral, il développe une d’autres, mais le fait qu’il soit réemployé montre
longue réflexion sur le donjuanisme. au séducteur qu’au-delà du personnage de tirso, quelque chose
narcissique incarné par le lovelace de richardson et de plus profond et d’intemporel est en jeu).
au héros de molière (le « roué français, [le] don Juan 2) héritage culturel
ordinaire », qui n’est que « l’ombre d’un roué qui ne l’environnement culturel est à l’origine des réécri-
vaut pasvalmont »), il oppose à partir de la strophe xxiv tures d’un mythe (et les réécritures affermissent en
l’évocation idéale d’un don Juan fantasmé : « il en est retour le statut de ce mythe dans l’environnement
un plus grand, plus beau, plus poétique, / que personne culturel). le mythe ne relève pas de la psychologie
n’a fait, que mozart a rêvé, / qu’hoffmann a vu passer, personnelle mais collective (voir les travaux de
au son de sa musique, / sous un éclair divin de sa nuit gilbert durand dans Figures mythiques et visages
fantastique, /admirable portrait qu’il n’a point achevé, / de l’œuvre). il est connu par l’ensemble du groupe
et que de notre temps shakespeare aurait trouvé. » social dans lequel il réapparaît à intervalles
conscient de faire oeuvre nouvelle, musset révèle réguliers. voir le mythe de tristan dans la culture
en don Juan un mystique de la passion amoureuse, occidentale.
« tombé, comme le christ, pour aimer et souffrir », 3) récit sans surprise
lancé dans une couse éperdue dont notre extrait la lecture du mythe est donc différente de la lecture
donne la conclusion. d’un simple récit. l’étonnement, la surprise ne peu-
i. les éléments traditionnels du mythe vent être convoqués. connaître la fin d’une histoire
1) dom Juan le collectionneur volage (v. 1-3), qui du plaisir de lecture (voir les différentes versions
brûle sa vie (v. 9). d’orphée : suscitent-elles toujours l’intérêt ?).
2) dom Juan le hors-la-loi (v. 20-21), qui fait éclater ii. le lecteur fasciné
les hiérarchies sociales et morales (v. 4-5). 1) plaisir de relecture ?
3) la mort devant le commandeur (v. 25-27). la lecture du mythe obéit à une autre logique. l’in-
ii. la grandeur mythique de dom juan térêt porte moins peut-être sur la matière que sur
1) l’homme de l’expérience totale, embrassant tout la forme (comment l’auteur se distingue de ses
le champ du possible (v. 3, 7-8, 10, 12, 22, + les prédécesseurs dans la présentation de l’histoire).

L’objet d’étude au Bac n 497


2) caractère hypnotique il s’agit d’une version moderne du mythe de caïn
pourtant cet intérêt formel ne rend pas compte et abel. Pourquoi ce mythe ? d’abord parce qu’il
du pouvoir de fascination exercé par le mythe. la met en avant des composantes essentielles de la vie
matière de l’œuvre est semblable à un sortilège qui, humaine : la jalousie poussée à l’extrême, la révolte,
pour être bien connu, n’en est pas moins toujours le poids du péché (même si cette dernière donnée est
efficace. voir les Fragments du narcisse de valéry : un héritage plus romantique que biblique). ensuite
narcisse fasciné par sa propre image, et le lecteur parce qu’il exerce sur moi, comme sur nous tous,
fasciné par narcisse. une fascination, qui est celle du crime.
3) surculture après les brigands de schiller (où s’opposent jus-
la raison en est peut-être dans ce que gilbert qu’à la mort le fils bien-aimé Karl et le fils mal-aimé
durand appelle la « surculture » (« nature de l’es- Franz), après le mystère de byron, le mythe quitte
pèce humaine avec toutes ses potentialités d’espèce la scène pour se réfugier dans la poésie avec hugo,
zoologique singulière »), qu’il place à l’origine nerval, ou baudelaire. mon idée serait de faire
du mythe : le mythe répond aux questionnements revivre au théâtre cette « race » de caïn que leconte
primordiaux et infinis de l’homme sur terre. si de lisle sauve du déluge. le « caïnite » moderne
l’on reprend le mythe de narcisse, il symbolise la serait une femme, bourgeoise, bien comme il faut,
conscience de soi et l’amour de soi. mais haineuse à l’égard de sa belle-sœur, récemment
installée dans la maison familiale et aimée de tous.
iii. variations il faudrait que la révélation de la vraie nature du
1) vigilance du lecteur personnage ne survienne qu’à la fin, que le spectateur
l’attention du lecteur est quand même toujours plus croie jusqu’au bout que la femme qu’il a sous les yeux
ou moins maintenue. rares sont ceux qui, identifiant est une femme ordinaire. le crime en sera d’autant
un mythe, pensent que nécessairement tout est joué. plus saisissant et la leçon plus forte (chacun de nous
il y a toujours une liberté, reconnue à l’auteur, de n’est-il pas un criminel en puissance, un criminel
suivre plus ou moins fidèlement la fable avalisée par n’ayant peut-être pas le courage d’aller jusqu’au
les siècles. au début de la guerre de troie n’aura bout de sa haine ?).
pas lieu, le lecteur ne sait s’il doit faire confiance la belle-sœur ne doit jamais apparaître sur scène.
au titre de l’œuvre ou au mythe. contrairement à notre « caïnite » qui, elle, sera
2) modernisation presque tout le temps présente. jusqu’aux dernières
il s’agit très souvent de conserver le caractère symbo- scènes, le spectateur n’aura comme version des
lique et intemporel du mythe, en adaptant simplement faits que les paroles de l’ennemie : il prendra donc
quelques détails à l’époque moderne (voir monsieur la descendante d’abel pour une femme méprisable,
jean de roger vailland). qui, sous couvert de gentillesse, trompe en fait tout
3) transformation le monde. les autres personnages réagiront à ces
l’écrivain va parfois plus loin et retourne complète- propos malveillants, s’étonneront, douteront, jusqu’à
ment le mythe (➤ ghelderode, p. 474). ce que des preuves leur soient apportées (les lettres
d’un amant, par exemple, écrites sur du papier bleu).
conclusion le spectateur apprendra, toujours indirectement, que
le mythe est certes connu, mais il exerce un pou- la belle-sœur a quitté la maison familiale pour fuir les
voir de fascination sur le lecteur car il questionne calomnies et que, ne se remettant pas de la trahison
notre condition d’homme. l’écrivain est libre de dont il a été victime, le mari s’est donné la mort.
s’éloigner plus ou moins de l’histoire véhiculée par la pièce se clora sur une scène silencieuse, la fille
les siècles, avec le risque s’il s’en éloigne trop de de « caïn », toute de noir vêtue, brûlant des feuilles
perdre l’effet hypnotique (au profit, il est vrai, de de papier bleu. Point de commentaire, le rideau
l’effet de surprise). tombera laissant le spectateur libre de conclure ou
non à la monstruosité de cette femme qu’il prenait
3. invention depuis le début pour une sœur dévouée.
monsieur, les caïnites sont parmi nous.
je me permets de vous écrire pour vous présenter en espérant que ce projet vous plaira, je vous
un projet de drame qui me tient à cœur et pour savoir prie, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère,
si vous seriez prêt à le publier. de croire à mes sentiments les plus respectueux.

498 n 7e partie. Les réécritures


Méthode bac
symbolique : ils soulignent, en effet, la différence de
corpus BAc statut social qui oppose les personnages, et annoncent
objet d’étude : la crise qui va se nouer. la pièce de Beaumarchais,
Le théâtre, à la veille de la révolution française, présente d’un
texte et représentation ▶ p. 514
côté le couple de valets Figaro et suzanne, dans
une chambre à demi démeublée et modeste avec
Question son fauteuil malade ; de l’autre, le comte désigné
le corpus propose trois scènes d’exposition, tirées par monseigneur et le beau lit qu’il offre aux futurs
de trois pièces de théâtre d’époques différentes : époux. celle de victor hugo s’ouvre sur la des-
le mariage de Figaro de Beaumarchais pour le siècle cription d’un magnifique salon en harmonie avec
des lumières, ruy blas de victor hugo pour le roman- le costume d’apparat de don salluste, revêtu d’un
tisme, et une pièce contemporaine, les bonnes de riche manteau de velours vert clair, brodé d’or et
genet. ces scènes d’exposition se rejoignent par la doublé de satin noir, en opposition avec celui de
place importante faite aux objets, qu’ils soient réels son laquais, en livrée. quant au texte de genet,
comme les éléments du décor et les costumes, ou il souligne aussi l’écart entre les bonnes, repéra-
simplement mentionnés par les personnages. il s’agira bles à leurs gants de caoutchouc, et leur maîtresse
donc d’étudier la fonction des objets dans les trois identifiée par sa robe pailletée et ses bijoux. cette
scènes, en distinguant la fonction décorative, la inégalité sociale, présente dans les trois textes et
fonction dramatique, et enfin la fonction symbolique. symbolisée par le costume et le mobilier, ne semble
l’usage décoratif des objets est particulièrement plus acceptée. ainsi, suzanne refuse un cadeau qui
développé dans la pièce de victor hugo, l’auteur l’asservit au comte, et les bonnes mettent à distance
cherchant à dépayser le spectateur par la couleur leur condition en la parodiant : les gants n’ont pas
locale (à madrid), la magnificence du palais du roi un rôle utilitaire mais servent à dénoncer le mépris
(ameublement magnifique, cloison vitrée à châssis de madame à leur égard. si ruy Blas semble, lui,
doré, immenses rideaux…), et les détails des costumes. soumis aux ordres de don salluste, la disgrâce de
chez genet aussi, cette fonction a son importance ce dernier introduit un déséquilibre qui ouvre la
(la chambre de madame, ses meubles louis xv, ses voie à une inversion des positions sociales. la scène
fleurs à profusion), même s’il ne s’agit pas ici de d’exposition porte ainsi en germe la crise qui va se
transporter le spectateur dans un cadre dépaysant nouer. celle-ci est perceptible à travers une série
mais plutôt de briser l’illusion dramatique par un d’éléments dissonants comme le fauteuil de malade
jeu métathéâtral. qui laisse entrevoir une faille dans le bonheur des
décoratifs, les objets peuvent aussi remplir une futurs mariés (Beaumarchais), la profusion de fleurs
fonction dramatique en participant à l’intrigue. chez qui empoisonne l’atmosphère de la chambre (genet),
Beaumarchais, le dialogue entre Figaro et suzanne ou la porte que l’on ferme pour cacher une intrigue
tourne ainsi autour des différents objets présents qui se trame (hugo).
sur scène : le chapeau nuptial de suzanne, le lit les objets jouent donc une fonction décorative et
offert par le comte, la toise qui permet à Figaro de dramatique, mais revêtent surtout une fonction sym-
mesurer la chambre. chez hugo, la porte que l’on bolique qui se vérifiera au fil de chacune des pièces.
ferme et la fenêtre que l’on ouvre sont les premiers
mots d’ordre de salluste à ruy Blas. quant aux Sujets d’écriture
gants de vaisselle, dans les bonnes, ils scandent la 1. commentaire
tirade de claire et constituent l’accessoire principal ➤ manuel, pp. 506-507.
du numéro de solange, avant de laisser place, dans
cette mise en scène parodique, à d’autres objets 2. dissertation
plus nobles de la toilette de madame comme la robe i. un cadre contraignant pour le metteur en
blanche pailletée ou les écrins que solange sort de scène...
l’armoire et dispose sur le lit. 1) …lié par des indications scéniques parfois
mais les objets revêtent principalement une fonction pléthoriques.

corpus Bac n 499


– dans le théâtre romantique : si les tragédies clas- iii. le metteur en scène ou l’interprète de la pièce
siques, par la rareté et le flou de leurs indications, 1) un chef d’orchestre qui dévoile le sens de la pièce,
laissent au metteur en scène toute latitude, le drame et la fait vivre...
romantique présente en revanche un cadre très précis par des transpositions inventives, certains metteurs
qui peut s’avérer contraignant à respecter. en scène redonnent toute leur force subversive à des
– dans certaines pièces contemporaines : Beckett textes classiques embaumés dans le respect dû aux
multiplie dans ses pièces les didascalies ; genet œuvres du patrimoine : par exemple en 1995 ariane
dans les Paravents donne à la fin de chaque tableau mnouchkine situe l’intrigue du tartuffe en afrique
un long commentaire sur les gestes à effectuer, du nord, « pour parler de l’intégrisme » : « je ne
le costume et le maquillage des personnages ; vau- voyais pas l’intérêt de jouer ça en cols de dentelle »,
thier dans le capitaine bada consacre autant de ajoutait-elle dans un entretien en 2000.
place aux indications scéniques qu’aux répliques, la variété des « trahisons » subies par un texte de théâtre
les unes et les autres étant réparties en deux colonnes est la meilleure preuve de sa fécondité, témoignant de
égales. l’écho qu’il éveille dans des imaginaires différents.
2) …surveillé par des ayant droits très scrupuleux. 2) …à travers le prisme de sa sensibilité et de sa
un exemple significatif : l’affaire Koltès. en mai créativité.
2007, François Koltès, frère et ayant droit du drama- là où louis Jouvet et Jean-louis Barrault penchaient
turge Bernard-marie Koltès, refuse de prolonger les pour des mises en scène dépouillées (voir les propos
représentations du retour au désert à la comédie- de Barrault sur Phèdre : « seuls les jeux de lumière
Française au delà de la 30e, au motif que le rôle et d’ombre doivent tenir lieu de décor »), charles
d’aziz n’est pas interprété par un arabe, comme dullin, porté par son goût du spectacle, proposait à
l’auteur l’avait indiqué. pour la metteur en scène la même époque, des mises en scène plus débridées,
et administratrice de la comédie-Française, muriel empruntant aussi bien à la commedia dell’arte qu’au
mayette, c’est « l’esprit du théâtre » que l’on attaque théâtre japonais.
à travers ce procès ; pour l’ayant droit, il s’agit d’une conclusion
question « d’ordre moral » et de respect d’« un auteur Fidélité à l’auteur ou liberté de l’interprète ? dans un
qui avait émis des demandes extrêmement claires ». texte écrit en 1984, pierre Boulez tranchait de façon
le jugement du 20 juin a condamné François Koltès radicale : « l’auteur propose, le lecteur, l’interprète,
pour abus de son droit. le metteur en scène dispose. la fidélité ne saurait
ii. des infidélités admissibles, voire inévitables exister. [...] l’important – non, l’essentiel ! –, au
1) des choix liés au goût du public. théâtre comme dans tout autre moyen d’expression,
le goût pour le spectaculaire et le théâtre de machines c’est la greffe, la création à partir de la proposition
au xviie siècle s’oppose à une conception minimaliste fournie par l’œuvre. »
de certaines mises en scène contemporaines, liée à la 3. invention
remise en cause de l’illusion théâtrale et la recherche on pourra s’appuyer sur des exemples de mises
d’une distanciation visant à mobiliser la capacité de en scène.
réflexion du spectateur. – le prologue de l’ile des esclaves de marivaux
2) des contraintes imposées par les circonstances (1725), dans la mise en scène d’irina Brook au
de la représentation. théâtre de l’atelier (février 2005) : le bateau faisait
la scène du théâtre de poche n’offre pas les mêmes place à un avion, le naufrage à un crash, le capitaine
possibilités que celle de la comédie-Française, tant à un steward, les matelots à des hôtesses de l’air ;
par sa taille que par le budget réservé à la mise en la scène avec sa musique, ses danses, et ses costumes,
scène. on a pu assister en 2007 à la représentation rappelait les comédies musicales de Broadway,
de deux pièces baroques dans deux décors très dif- soulignant ainsi la modernité de la pièce.
férents : celui féerique et spectaculaire de la mise en – dans un registre plus classique, la mise en scène de
scène de Pedro et le commandeur par omar porras britannicus de Brigitte Jaques, au théâtre du vieux-
à la comédie-Française, et celui plus suggestif de colombier (janvier-mars 2004), dans laquelle les
l’illusion comique dans la mise en scène de marion acteurs étaient habillés dans un style contemporain,
Bierry au théâtre de poche. et le décor composé de gros fauteuils en cuir.

500 n Méthode Bac


2) paysage intérieur, musique extérieure.
corpus BAc Fausse immobilité des personnages, emportés eux
objet d’étude : aussi par la musique rag-time. Bouleversement
Le roman/Les réécritures ▶ p. 516
intérieur, doutes, corrections continuelles de leurs
pensées (voir notamment la figure de l’épanorthose)
Question en concordance avec la musique. acmé (l. 37-43).
Zola ne reproche pas à stendhal son psychologisme 3) un contrepoint humoristique.
(stendhal y a analysé merveilleusement les états voir les descriptions de tommy. de même les
d’âme de ses deux personnages, l. 7-8), mais il lui notations ironiques d’aurélien (discours indirect
reproche de sacrifier la peinture du milieu à la psycho- libre, l. 32-36).
logie. or ne pas peindre le milieu (nuit, odeur, voix,
voluptés molles), c’est manquer une dimension du réel iii. la naissance d’un amour
(et cet écrivain sera dans la vérité, son tableau sera 1) un événement fondateur.
plus complet, l. 22-23). stendhal n’est pas, pour Zola, étudier les temps. passage qui fait scène et événe-
assez réaliste, contrairement à Balzac, qui lui aurait ment. coupure avec ce qui précède.
mis en place tout un décor et toute une atmosphère. 2) un événement insensé mais essentiel.
Zola imagine d’ailleurs une réécriture possible de la aurélien note le caractère insensé de son acte (en cela
scène avec ajouts de notations précises. différent de Julien : il n’avait pas réfléchi), mais
il est étonnant de voir qu’aragon opère cette réécri- persiste (en fait caractère essentiel de l’événement,
ture plus d’un siècle après et, tout en s’inspirant de l. 17-21).
la scène stendhalienne, entremêle introspections et 3) le langage du corps.
détails sur le milieu. le cadre du dancing, la musique ils n’arrivent pas à nommer ce qu’ils vivent, mais
de jazz, et la promiscuité des personnages contribuent leurs mains disent leur amour (malgré l’ironie tou-
à expliquer le geste d’aurélien. le texte déroule ainsi, jours latente).
en parallèle, la musique de jazz, à la fois entêtante et 2. dissertation
enivrante, et le film des pensées d’aurélien, la main rejoint l’antique distinction entre placere et docere.
de Bérénice emprisonnée dans la sienne. sans le le but de ce devoir sera de voir que l’opposition de la
ragtime, aurélien aurait-il saisi la main de Bérénice ? vérité et du romanesque est une fausse opposition.
sans l’atmosphère du dancing, Bérénice aurait-elle
maintenu sa main dans celle d’aurélien ? enfin, i. vérité ou romanesque
la description métaphorique de tommy en poule, et 1) littérature-miroir.
surtout l’intervention prosaïque de Blanchette, à la La littérature réaliste, comme celle prônée par Zola,
fin de l’extrait, ne sont pas sans rappeler certaines entend offrir un tableau fidèle du réel et faire œuvre
scènes de l’assommoir et n’auraient sans doute pas scientifique ou expérimentale. Il s’agit en étant
déplu au père du naturalisme. « dans la vérité » de donner à connaître le monde
et la société aux lecteurs, et de les libérer de leurs
Sujets d’écriture idées reçues.
1. commentaire 2) Le romanesque divertissant.
i. une réécriture du texte stendhalien Le romanesque, quant à lui, est critiqué comme
1) structure identique : prise de la main – résis- divertissement. Plaisir de lecture fantasmatique
tance – résignation – demande d’un tiers – conser- (voir Bernard Pingaud, « Le romanesque comme
vation de la main. fantasme », Revue Française de psychanalyse, P.U.F.,
2) Julien/aurélien : même orgueil (texte a, l. 17-21 ; 1974).
texte c, l. 41-43), même idée d’un devoir à accomplir
ii. vérité et romanesque
(texte a, l. 13 ; texte c, l. 34), etc.
1) Roman différent d’un essai.
3) mme de rênal/Bérénice : même peur (texte a,
Cas de Proust. Contre Sainte-Beuve devenu la
l. 14-15 ; texte c, l. 39-40), même abandon, même
Recherche mais la Recherche bien différente
amour.
du Contre Sainte-Beuve. Réflexions, représenta-
ii. une scène jazzy tions du réel, mais aussi intrigues amoureuses,
1) omniprésence de la musique. révélations…
entremêlement continuel de focalisations sur les 2) Même les romans romanesques peignent une
personnages ou sur l’orchestre. certaine vérité.

corpus Bac n 501


D’Urfé ou Scudéry tente d’atteindre eux aussi une ou René Girard, Mensonge romantique et vérité
certaine vérité dans leur roman (vérité sentimentale romanesque).
ou psychologique). Chaque époque a une conception
3. invention
différente du réel (voir Auerbach, Mimésis).
Enfin, comme le dernier coup de dix heures reten-
iii. vérité (grâce au) romanesque tissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme
1) Transposition du romanesque. de Rênal. Celle-ci avait peu suivi la conversation
Pour Northrop Frye (L’Écriture profane), la littéra- de sa cousine, goûtant sans se l’avouer ces minutes
ture sérieuse n’est qu’une transposition du schéma de proximité avec le jeune précepteur. La nuit était
originel romanesque. Toute œuvre sérieuse est donc pleine de murmures, comme si les feuillages échan-
aussi, obligatoirement, romanesque (voir Balzac). geaient entre eux quelques promesses inavouables.
2) vérité du roman. Les fleurs n’existaient plus dans la demi-pénombre
La vérité n’est pas à chercher à l’extérieur de l’intrigue que par leur odeur délicate, ayant perdu avec la
(dans les commentaires du narrateur par exemple) vue toute existence matérielle. Julien brisa en un
mais dans la conduite de l’intrigue (voir à ce propos instant ce monde de rêverie. Mme de Rênal retira
Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, sa main aussitôt. Etc.

502 n Méthode Bac


Sujets d’écriture
corpus BAc
objet d’étude : 1. commentaire
i. un voyage dans le passé
La poésie/L’autobiographie ▶ p. 518
1) la dimension autobiographique et lyrique du
Question texte :
selon la définition de philippe lejeune, « l’auto- – omniprésence du je, souvent mis en valeur par sa
biographie est un récit rétrospectif en prose qu’une position en début de vers ;
personne fait de sa vie en mettant l’accent sur – communion du poète avec l’adolescent qu’il était :
l’histoire de sa personnalité ». il s’agit de voir dans lyrisme, actualisation du passé exprimée paradoxa-
quelle mesure le texte de cendrars, extrait de Prose lement par la répétition de l’imparfait.
du transsibérien et de la petite jehanne de France, 2) un récit rétrospectif :
publié en 1913, et celui de queneau, tiré de chêne – utilisation de l’imparfait, évocation de son ado-
et chien, paru en 1937, relèvent du genre autobiogra- lescence ;
phique, et dans quelle mesure ils s’y soustraient. – des rimes significatives, les seules du texte, ado-
lescence, enfance, naissance, qui évoquent à la fois
de l’autobiographie, ils respectent l’identité auteur,
cette remontée dans le temps et surtout le désir de
narrateur, personnage, comme l’indiquent le para-
s’affranchir du passé : l’éloignement temporel se
texte, l’omniprésence du je, et la concordance des
double d’un éloignement spatial (16 000 lieues).
dates dans les deux textes. les deux extraits se
3) la fragilité du souvenir :
présentent aussi comme un retour sur le passé :
– fragilité de la réminiscence : les expressions je ne
cendrars raconte à l’imparfait son voyage à moscou,
me souvenais […] plus et les dernières réminiscen-
à l’âge de seize ans ; queneau revient sur sa naissance
ces encadrent de manière significative le poème ;
et ses toutes premières années chez sa nourrice.
– la répétition de dernier, l’amenuisement des vers
quant à l’histoire de la personnalité, si le texte de
à la fin du poème peuvent figurer l’évanouissement
queneau n’en suggère que les prémisses, liées à
du souvenir.
l’injustice d’avoir été confié à une nourrice et le
sentiment d’abandon qui en résulte, elle est davantage ii. un récit de voyage
développée chez cendrars, à travers l’évocation de 1) l’exotisme :
son besoin éperdu de liberté, de sa soif de découverte, – une ville lointaine / un temps reculé (celui de
et des débuts de sa vocation poétique. l’épopée ; en ce temps là, souligné par la formule
toutefois, les textes s’éloignent aussi de l’autobio- archaïsante, j’étais en mon adolescence), le champ
graphie par leur écriture poétique : malgré le titre lexical du voyage (gares, voyage) ;
trompeur du recueil intitulé Prose du transsibérien, – une ville caractérisée par sa richesse (démesure
le texte de cendrars est un poème en vers libres, traduite par la répétition de et, et les nombres).
tandis que celui de queneau alterne les alexandrins 2) une soif de découverte :
et les vers de six syllabes avec des rimes croisées. – une soif de liberté, traduite par la liberté du
les deux poèmes privilégient le recours aux images rythme ;
plutôt que l’exhaustivité du récit : le Kremlin devient – une soif inextinguible : j’avais soif à prendre au
un immense gâteau chez cendrars, et le métier de sens propre et figuré, répétition de et aux vers 4 et 5,
mercier fait l’objet d’une description métaphorique chiasme vers 4 et 5 ;
chez queneau (v. 17- 24), dans une atmosphère aux – une soif dévorante : métaphore du feu aux vers
limites du fantastique. le travail sur la forme l’em- 6 et 7.
porte ainsi sur la recherche de véracité, la musicalité 3) une source d’émerveillement.
sur l’exactitude des faits. enfin, la notion de pacte – passage significatif de brûlait à éclairaient : l’ardeur
autobiographique, qui suppose un engagement de de son cœur révèle les richesses qui l’entourent.
sincérité de l’auteur vis à vis du lecteur, est absente – émerveillement traduit par l’expression tour à
tour, qui reprend, au sens figuré, le terme utilisé,
des deux extraits.
au sens propre, au vers 5.
ces deux textes se rapprochent donc du genre auto-
biographique par le récit à la première personne iii. un itinéraire poétique
d’événements rétrospectifs de la vie des auteurs, 1) d’une perception enfantine…
mais s’éloignent d’une définition stricte du genre – un regard enfantin et désordonné, nourri des légen-
par leur écriture poétique. des et contes de fées (le Kremlin et les cathédrales

corpus Bac n 503


décrits comme un immense gâteau, des métaphores détriment du respect scrupuleux du référent bio-
culinaires qui rappellent hansel et gretel). graphique.
– une profusion difficile à ordonner (cendrars se pré- 2) le privilège donné à l’image et à la rêverie sur
sente comme un apprenti poète qui doit approfondir l’anecdotique.
son regard et apprendre à le poser, v. 9, 10). 3) un je universel : tendance naturel de la poésie
2) …à une extase poétique... au lyrisme.
à la fin, révélation qui se présente comme un don
du ciel (champ lexical du divin, les pigeons du
saint-esprit, métaphore de l’envol, image symbo- iii. la nécessité d’adopter une définition plus
lique de l’albatros, immédiateté de cette révélation, large : des frontières de plus en plus floues entre
tout à coup). les genres
3) …qui permet la conquête de l’écriture. 1) des formes en prose qui se rapprochent de la
la difficulté de l’écriture exprimée au début (et j’étais poésie.
déjà si mauvais poète) semble transcendée, à la fin – enfance de nathalie sarraute se rapproche du
du poème. le voyage s’achève sur une libération de poème en prose.
l’écriture : la frustration et la difficulté de traduire la – prose poétique dans rêveries du promeneur soli-
profusion de ses sentiments laissent place à un apai- taire de rousseau, ou dans les mémoires d’outre-
sement final, exprimé par la simplicité et la sérénité tombe de chateaubriand.
du dernier vers.
2) des formes poétiques proches de la prose.
2. dissertation cendrars donne comme titre à son recueil Prose du
i. la poésie, un genre compatible avec l’auto- transsibérien et de la petite jehanne de France, et
biographie... choisit des vers libres.
1) par son côté intimiste et l’expression des senti-
ments personnels.
3. invention
– du Bellay, dans les regrets, chante sa déception
quelques recommandations :
devant les ruines romaines et la nostalgie de son petit
liré. – respect des règles de versification : alternance
– hugo présente les contemplations comme les d’alexandrins et de vers de six syllabes (les rimes
mémoires d’une âme. croisées, féminines et masculines), attention au
2) par sa thématique : l’enfance. compte des syllabes (ne pas oublier les e muets) et
– queneau, dans chêne et chien, raconte ses au rythme des vers (coupes) ;
premières années. – respect de la tonalité : autodérision, humour et
– William cliff, poète contemporain de nationa- critique, atmosphère un peu fantastique et irréelle
lité belge, intitule son recueil autobiographie, et la avec les métaphores finales ;
première section de celui-ci « enfance ». – respect du registre à la fois simple et poétique,
ii. …mais qui s’éloigne aussi d’une définition ni soutenu ni familier ;
stricte du genre autobiographique. – garder le début je naquis, et éventuellement la fin
1) le choix d’une forme versifiée impose sa logique spectacle horrible à voir ;
créative, celle d’un jeu sur et avec la langue, au – faire à peu près le même nombre de vers.

100 %
PAPIER RECYCLÉ
3 256 811

504 n Méthode Bac

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