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et Maurice Merleau-Ponty
DIVERD Chloé
I. Le langage constitué et la parole nouvelle.
1
BACHELARD, Gaston, La poétique de l’espace, ed. Gilles Hiéronimus, Paris, PUF, 2020 (Quadrige), p.36.
7 Ibid., p.34.
8 Ibid., p.63.
9 Ibid., p.288.
10
MERLEAU-PONTY, Maurice, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976 (Tel), p.229.
Qu’en est-il des possibilités recelées dans le mot ? Le mot, pris dans son
application la plus commune, dans son évidence quotidienne, est pétrifié et « inerte
»26. Il est toujours qualifié comme tel par Merleau-Ponty et Bachelard relativement
à la situation de sa mobilisation inédite. Son inertie n’est pas celle du mot que l’on
n’emploie pas, mais c’est bien l’immobilité qui satisfait à la ligne pragmatique du
langage, à ses commodités, par laquelle aucun « véritable effort d’expression »27
n’est exigé de nous. Il ne s’agit pas, prenons garde, d’opérer une dévalorisation à
son endroit. Le mot fait « honnêtement [son] métier dans le langage de la vie
quotidienne »28, et il n’est pas question de dédaigner, comme le souligne Françoise
Dastur dans Chair et langage, cette « explicitation quotidienne dans laquelle il faut
d’abord grandir »29. Bachelard signale une situation de dédain touchant à un mot
très ordinaire, au Chapitre III de la Poétique. Ce dédain prend la forme de son
24 BACHELARD, Gaston, Fragments d’une Poétique du Feu, ed. S.Bachelard, Paris, PUF, 1988, p.62.
25 BACHELARD, La poétique de l’espace, op. cit., p.18.
26 Ibid., p.226.
27 MERLEAU-PONTY, La phénoménologie de la perception, op. cit., p.224.
28 BACHELARD, La poétique de l’espace, op. cit., p.124.
29
DASTUR, Françoise, Chair et langage : Essais sur Merleau-Ponty, Paris, Encre Marine, 2016.
emploi métaphorique — « fabriqu[é], sans racines profondes, vraies » 30 par
distinction d’avec son renouvellement dans l’image — et plus exactement, de sa
conversion en instrument polémique dans un contexte philosophique. La métaphore
s’expose au risque d’être administrée fréquemment et de façon fort prévisible, et
non pas « une fois en passant » 31 comme il faudrait l’exiger, dans le but de
condamner philosophiquement des arguments. L’emploi métaphorique polémique
d’un mot, chez le philosophe, et son maniement le plus commun, hors de toute
tentative de réfutation, sont deux façon d’oublier le mot dans l’action de s’en servir,
conformément à ce mouvement bien connu de Heidegger, par lequel tout outil
disparaît dans son utilisation32. Pourtant, le premier emploi est assurément désigné
comme déplorable, tandis que le second n’est pas entouré de considérations
dépréciatives. L’effort principal du Chapitre III vise la réhabilitation du mot tiroir
dans une explication avec les bergsonisme (autrement dit, la simplification de
Bergson dans l’enseignement), le grand ouvrier de sa dévalorisation philosophique,
et non pas dans une dénonciation des indications pragmatiques de la vie
quotidienne, telles que tu as oublié ton porte feuille dans le tiroir, prends la clef
dans le tiroir du bas etc. Le tiroir fait métaphore est l’oubli du mot tiroir, de sa
matérialité — sa façon de sonner, « Au mot qui sonne gravement, l’être de la
profondeur » 33 ou encore le souffle de ses lettres, dit Bachelard — qui recèle,
richement, de possibilités d’imagination. À propos de ces possibilités, simplement,
on ne peut montrer aucune cause qui expliquerait de manière satisfaisante leur
réalisation ou leur venue au dehors. Aucune cause ne prépare l’advenue de la
34 Ibid., p.223.
35
HUSSERL, Edmund, Expérience et jugement, trad. D. Souche, Paris, PUF, 1970 (Épiméthée), p.341.
36
BARSOTTI, Bernard, Bachelard critique de Husserl, Paris, L'Harmattan, 2002 (Mouvement des Savoirs),
p.153.
nouveauté d’image plus qu’il ne la prépare. Ce n’est pas le geste de porter au feu
les livres qui dispose à la création d’une image neuve, mais c’est le surgissement de
cette image qui renvoie les livres dans le vide, c’est-à-dire, on l’a vu, leur refuse le
statut d’anticipations.
Toute critique explicative, qui « analys[e] selon les lois et par les moyens de
la mécaniques » 37 , est insuffisante, de même que toute approche qui prétend
éclairer la production littéraire à l’aune des causes dégagées par le psychanalyste, le
psychologue, le biographe. Dans un bref article qu’il confie aux Cahiers du Sud au
début des années soixante, le philosophe Max Picard encourage le refus qui tient à
l’écart tout ce qui « émiette, dissout une phénomène »38, autrement dit, qui refuse
37 GRACQ, En lisant en écrivant, , p.155.
38 PICARD, Max, « La minute de l’image », trad. J.-J. Anstett, Cahiers du Sud 376 (février 1964), p.21.
Figure
qu’un phénomène soit présenté dans ses « seules relations sociologiques,
psychologiques, historiques » 39 . De ce refus, il trouve une occurrence dans les
textes tardifs de Gaston Bachelard. Il prend en vue une attitude dans laquelle
Bachelard se serait engagé, et qui aurait ménagé un fidèle accès au phénomène de
l’imagination poétique. Cet accès se serait révélé, si l’on peut dire, à la mesure ou à
la hauteur de son originalité, conformément à l’exigence qui commande de «
montrer un phénomène purement dans sa spécificité »40. L’ambition d’une fidélité
envers les phénomènes, appliquée dans le voisinage de documents poétiques, aurait
conduit Bachelard à se faire lui-même poète. Ce pas, Max Picard le mentionne
comme suit : « la puissance de l'immédiateté de l'image pénètre si profond dans
l'âme de Bachelard qu'elle en tire à son tour une image poétique »41. Si un chemin,
en philosophie, est toujours une méthode, un moment de la méthode, dans la
Poétique, consiste à laisser la rêverie advenir, c’est-à-dire à laisser s'avancer la «
modalité d'exercice privilégiée de l'imagination »42 . Le phénoménologue veut «
vivre tel que les grands rêveurs d'images ont vécu »43, écrit Bachelard, et il ajoute «
le mot comme imite, le mot tel implique qu'on devient le sujet même qui rêve la
rêverie »44. A cette phénoménologie convient la signification originaire, grecque,
de la méthode. C'est le chemin que l'on suit, μέθοδος, en tant qu'il est prescrit par
cela qui doit être atteint. La phénoménologie de l'imagination conduite par
39
PICARD, «La minute de l’image», loc. cit., p.21.
40
Ibid, p.21.
41
Ibid, p.19.
43
BACHELARD, La poétique de l’espace, op. cit., p.168.
44
Ibid, p.168.
Bachelard est une écoute à l'endroit de l'imagination et de ses produits les plus
directs, les images léguées par les poètes, selon le « double sens d'entendre et
d’obéir 45». Elle se donne au chemin qu’ils prescrivent pour la saisie de leur réalité
spécifique. Au chapitre VII, Bachelard soutient que les valeurs oniriques, à savoir
celles qui vivent dans l'exercice premier de l'imagination, exigent d’être accueillies
oniriquement. Nous pourrions relever dans la Poétique d’autres formulations de ce
qui est en réalité une seule requête : est toujours requise une porosité de l’approche
à ce qui est approché.
Retour, enfance
Langage et monde
45
Ibid, p.217.
- L’absence de réalité, de région antérieure au langage est pour Bachelard une
hypothèse de travail (PE, p.35).
PICARD, Max, « La minute de l’image », trad. J.-J. Anstett, Cahiers du Sud 376
(février 1964).