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Métaphysique du point de fuite :

La peinture comme quête du langage.


Chemins à travers La Flagellation
de Piero della Francesca

Martine Lacas.
Auteure et chercheure indépendante en histoire et théorie de l’art.
Commissaire d’exposition.

La peinture, à condition de ne pas l’arraisonner à l’évidence des


ressemblances, oblige le spectateur qui veut la dire à affronter tout ce
qui en elle contrarie l’ordre commun du langage et à se risquer dans les
tours et les détours de la parole créatrice. La perspective telle que Piero
della Francesca la met en œuvre dans La Flagellation nous expose à
l’expérience de cette « stratégie de l’énigme » (Yves Bonnefoy).
Ut pictura poesis, discours de la peinture, perspective, point de
fuite, errance interprétative, être, parole.
Provided that it is not confined to the evidence of resemblance,
painting forces the viewer who wishes to express it to confront everything
that contradicts the common order of language and to venture into the
twists and turns of creative speech. Piero della Francesca’s perspective
in La Flagellation exposes us to the experience of this ‘strategy of the
enigma’ (Yves Bonnefoy)
Ut pictura poesis, discourse of painting, perspective, vanishing
point, interpretative wandering, being, word.

Ma contribution répond à une convocation exprimée dans l’appel


à communication de ce colloque. « Tour et détour en langue et en
discours ». J’y lisais, presqu’à la fin, cette phrase : « On pourrait
22 « Tour et détour en langue et en discours »

convoquer, ne serait-ce que pour l’illustration, la musique ou la


peinture, pour mettre le signe à l’épreuve de l’expression détournée,
de soi et du monde. » Passant par la question inévitable de l’ut
pictura poesis qu’appelle d’évidence ce rapprochement, je ferai ici
le choix de discourir sur une œuvre picturale, choix qui moins qu’il
en signe l’échec, révèle la nécessité pour la pensée de se risquer à ce
rapprochement. Je le ferai, non pour mettre à bas l’empire du signe,
mais pour hasarder l’hypothèse que l’empire qu’il exerce relève
peut-être davantage des troubles, des paradoxes, des opacités, des
résistances qui interdisent sa circonscription définitive. Quel meilleur
viatique que la peinture pour expérimenter de tels obstacles ?
Dans l’argumentaire de ce présent colloque, sonnant aussi comme
des appels, il y avait d’autres mots, d’autres associations de mots :
sens, discours, production (de sens, de discours), interprétation, que
je comprenais comme un procès plutôt qu’un résultat, un cogito
plutôt qu’un cogitatum, à la lecture d’expressions telles que : « effort
interprétatif », « intention ». Un procès dont certaines formulations
me laissaient accroire également qu’il était affecté, dans sa
trajectoire, par la recherche de « connexions », d’ « articulations »,
de « médiations », qu’il s’effectuait dans la difficulté à se frayer un
passage, qu’il en passait par l’indirect, l’obliquité, le biais. Des tours
et des détours.
La peinture ou la musique étaient donc convoquées pour
l’illustration. Je ne m’en offusquais pas. Car l’illustration, avant que
d’être une vignette qui ajoute un peu de distraction dans le gris du
texte, est un lustre, une lumière resplendissante, une révélation. Ce
type d’éclairage qu’on associe souvent à l’épiphanie, apparition,
manifestation, compréhension soudaine d’une réalité cachée.
L’évènement d’une clarté sur le chemin, ne s’agissant pas ici de
savoir s’il va quelque part ou s’il ne mène nulle part. D’ailleurs,
il serait plus juste de dire que si cette lumière se fait, c’est dans
la saisie de cette occasion, de ce surgissement inattendu d’une
possibilité, qu’offre la distraction. La distraction dont le préfixe dis
marque la séparation, l’écartement, la direction de sens opposée
à ce vers quoi nous sommes entraînés(1), tractés. La peinture sera

(1) ERNOUT (Alfred) et MEILLET (Antoine), Dictionnaire étymologique de la


langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2001, p. 176.
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donc ici l’occasion, l’événement d’un détour qui nous distraira donc
de la traction du texte. Distraction à la faveur de laquelle pourrait
s’apercevoir la mise à l’épreuve du signe, sa mise « à l’épreuve de
l’expression détournée, de soi et du monde ». Mais qui sera peut-être
aussi un détour pour atteindre le discours.
Il pourra sembler que je retarde le moment d’avancer, de vous
présenter une peinture, de mettre mon discours à l’épreuve de son
détour. Ou alors on pensera que, pendant ce temps où je tarde, je
conçois mon but, que je prévois mon motif, avant que mon esprit
fasse sa petite sortie « hors de moi » pour y revenir avec ce quelque
chose que j’aurais atteint et dont je pourrais désormais disposer
« directement », que je pourrais objectiver, après toutes mes petites
ruses, mes tours et mes détours pour le circonvenir.
Alors, il faut avancer. Mais encore quelque chose retient. Dans
« expression détournée, de soi et du monde(2) », mon regard est
retenu par la césure, le suspens de la virgule, le signe graphique qui
est ce qu’il fait : un seuil qui accole « expression détournée » et la
coordination « soi et le monde », un seuil qui appelle un passage,
une rencontre entre ce part et d’autre qu’il trace. Une proximité où
« expression détournée » a affaire avec « soi et le monde », où le
détour devant les clôtures du signe ouvre à la coordination de ces
deux hétérogènes « soi » et « le monde », toujours ensemble, arrimés
l’un à l’autre. Un passage où le détour de l’expression et la direction
du signe s’exigent l’un l’autre, comme « le soi » et « le monde »
s’exigent l’un l’autre. Pour qu’il y ait du langage, pour qu’il y ait de
l’être.
La peinture donc. Pour y voir quelque chose du discours. Voir
ce qui en lui met à l’épreuve d’un égarement et de la recherche
d’un chemin pour s’y retrouver. D’ailleurs, et bien que je sois toute
prête à admettre que tout discours a recours aux tours et détours
dans la mesure où passer par la médiation du langage pour dire est
déjà un détour, je préfère ici employer le terme de « parole », et plus
précisément de « parole poétique » en tant que, pour citer Maurice
Blanchot, elle « ne s’oppose pas seulement au langage ordinaire
mais aussi bien au langage de la pensée(3) ».

(2) v. appel à communication. C’est moi qui souligne.


(3) Cité par COLIN (Françoise), « La pensée de l’écriture : différance et/
24 « Tour et détour en langue et en discours »

La peinture aussi, j’imagine, parce qu’on parle volontiers de


« texte » de l’œuvre picturale, signifiant par là qu’elle serait à
« lire ». C’est en effet chose que l’on se dit depuis que l’ut pictura
poesis, l’antique comparaison tirée de l’Art poétique d’Horace a
connu la fortune que l’on sait. La citation a été glosée à l’envi par
les théoriciens de l’art dès la Renaissance, précisément à une époque
où la légitimité de l’art de peindre en tant qu’art en passa par la
revendication de sa puissance à signifier, de sa faculté à signifier un
discours par le truchement d’une matière non-verbale. Une époque de
l’art où cette légitimation s’institua par l’invention de la perspective
picturale(4). J’y reviendrai.
De ce fragment de l’Art poétique ont fait feu les herméneutes de
tout bois. Pour faire tenir un discours à la peinture, poésie muette. Il
faut rappeler ici que le poète antique se souciait peu de théoriser sur la
peinture puisque c’est d’art poétique que discourait son poème. « Il en
est de la poésie comme de la peinture, écrivait-il, tel tableau vu de près,
vous charmera davantage ; tel autre vous plaira mieux, vu de loin ».
Pas grand-chose, juste une histoire de position et de dilection : d’où en
jouir le mieux ? Rien d’autre. En tout cas, pas de quoi expliquer cette
longue histoire pourtant advenue, toujours pas achevée, de « discours »
du tableau et de sa légitimation par son déchiffrement.
À cet endroit de mon propos, je pourrais m’engager dans une
voie où bien des gens seraient tout disposés à me suivre. D’ailleurs
nombreux sont ceux à l’avoir déjà empruntée. Cette voie, c’est une
de ces autoroutes qui vont au plus court, vous libèrent des détours,
des choix et de pénibles égarements. Ces autoroutes qui tranchent

ou événement. Maurice Blanchot entre Derrida et Foucault », in Revue de


métaphysique et de morale, Presses universitaires de France, 2015/2, n° 86, pp.
167 à 178, p.169.
(4) v. LEE (Rensselaer W.) Ut Pictura Poesis, Humanisme & théorie de la peinture
XVe - XVIIIe siècles, Paris, Macula, 1991 ; BONNEFOY (Yves), « Ut pictura
poesis », Conférence prononcée à la Faculté des Lettres et des Langues de
l’Univrsité de Poitiers à l’invitation du « Groupe Lisible/Visible », le 2 avril 1996,
in Cahiers FoReLLIS-Formes et Représentations en Linguistique, Littérature et
dans les arts de l’Image et de la Scène, en ligne, Archives (1993-2001) ; LARUE
(Anne), « De l’Ut pictura poesis à la fusion romantique des arts », in CAULLIER
(Joëlle) dir., La synthèse des arts, Lille, Presses du Septentrion, 1998, chapitre 3 ;
DELÈGUE (Yves), « “ut pictura poesis” : la poésie subtilisée », in Poésie, n°25,
1983, Éditions Belin/Humensis, pp. 84 à 103.
Métaphysique du point de fuite : La peinture comme quête du langage/ Martine LACAS 25

impitoyablement dans le paysage, le démantèlent, ne laissant de lui,


çà et là, sur ses bas-côtés, qu’un signe univoque sur un panneau.
Et ne l’oublions pas, qui sont payantes. Donc, non, je ne dirai pas
la forme contre le verbe, le sentir contre le signifier, la perception
contre l’intellection. Donc, non, je n’oublierai pas que, même sur
une autoroute, je suis en train de conduire et d’aller quelque part.
Je n’oublierai pas que, même dans le silence, même avant de parler,
même avant d’écrire, je suis à venir et déjà là dans cette ouverture
de l’énonciation, dans ce désir d’être comprise, dans ce désir d’être
simultanément l’actif et le passif du « prendre », comme on dit d’une
substance qu’elle prend, de « prendre » donc, au lieu même de cette
coordination évoquée précédemment : « soi et le monde ».
Je reviens à cette vue de loin ou de près dont on a tiré la
comparaison, voire la rivalité, entre la peinture, poésie muette, et la
poésie, peinture parlante. Je reviens à la vue qui, d’aussi près qu’elle
soit, ne peut abstraire les entours de l’unité qu’elle vise, qui ne peut
se prendre que sur et dans un ensemble. La vue qui, pour y voir,
organise, articule, ordonne. Qui le fait, fatalement, même devant le
chaos : comment aurait-elle sinon accédé à la conscience que cet
il-y-a est chaos ? Je considère aussi de loin cette comparaison entre
poésie muette et peinture parlante et j’aperçois, dans le non-verbal
de l’une comme dans le verbal de l’autre, la présence d’un vouloir
dire puisque l’une, bien que muette, est poésie, tandis que l’autre,
bien que parlante, est peinture. Mieux, je devine dans le vouloir dire
de chacune d’elles la présence insistante de l’autre, de cette étrangeté
de l’autre. Et pour en finir avec cette vieille rivalité, qui ne s’est
d’ailleurs jamais manifestée autrement que textuellement, peut-être
faut-il rappeler ce que les termes dire et discours portent en eux,
rappeler que dire ce fut d’abord montrer, désigner et que discours se
forma sur discourir, courir de différents côtés, parcourir(5).
Avant de poursuivre, il faut se rappeler que la peinture, précisément
au moment où elle se fait rivale, en légitimité, du texte écrit, qu’elle
revendique le pouvoir de signifier selon un système comparable à la
phrase, invente la perspective, à savoir une structure géométrique et

(5) v. ERNOUT (Alfred) et MEILLET (Antoine), op. cit., p. 174. Pour « discourir »,
voir cette entrée sur le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
disponible en ligne.
26 « Tour et détour en langue et en discours »

mathématique dont la construction s’enseigne comme en témoignent


les nombreux traités de peinture rédigés à partir de la Renaissance.
Ceci étant posé, considérons La Flagellation de Piero della
Francesca(6) (pl. 1). Ça ressemble : on y voit des objets identifiables,
des figures, des architectures, et aussi, paraissant les contenir, ce
qu’on a coutume d’appeler un espace. Il y a donc de quoi chercher
une histoire à raconter, de quoi se mettre en quête d’un sens, de quoi
trouver des mots pour le faire parler. Ma réponse à la convocation
aurait paru trop facile et évidente si j’avais choisi une peinture non
mimétique, une œuvre abstraite. Mais, si j’ai choisi La Flagellation,
c’est aussi parce que depuis fort longtemps les herméneutes échouent
à s’accorder sur son « texte », sur son « sens(7) ». Ils y errent. Pour
résumer très brièvement, le problème tient à l’identité des trois
personnages à droite et à l’indifférence qu’ils manifestent à l’égard
de l’histoire qui se joue dans la loggia à gauche : La Flagellation,
drame majeur de l’histoire chrétienne, épisode de la Passion du
Christ. Le problème tient aussi de l’accolement de ces deux espaces
disjonctifs, de leur éclairage divergent dont les ombres sont le signe
(la lumière vient de la droite pour la loggia, de la gauche pour
l’espace ouvert du premier plan). Sans parler de cette localisation
d’arrière-plan réservée à La Flagellation tandis que l’avant-scène
est occupée par cet énigmatique trio dont on hésite à dire qu’il est
en conversation. Des historiens ont reconnu dans le tableau un appel
à la croisade contre les Turcs qui s’apprêtaient à faire main basse
sur Constantinople, centre de l’Église d’Orient. Que l’hypothèse soit
vraie ou fausse, qu’elle le soit partiellement ou totalement, maintenant
que tout le monde « se fiche pas mal » du sort des Byzantins du XVe
siècle, qu’avons-nous à faire avec ce panneau de peinture ? Pourquoi
sommes-nous encore à vouloir le voir, à vouloir le comprendre alors
que les spécialistes les plus érudits ont avoué que son énigme résiste
à leurs interprétations. Pourquoi vouloir encore « tenter le coup » ?
Sommes-nous désormais contraints à l’errance, à l’atteinte sans
cesse différée du sens, sans que jamais ne surgisse l’événement
d’une vérité, l’épiphanie d’une signifiance ? N’y verrons-nous que

(6) Entre 1444 et 1478, tempera sur bois de peuplier, 58,4 x 81,5 cm, Urbino,
Galleria Nazionale delle Marche.
(7) Dans La stratégie de l’énigme, Yves Bonnefoy rappelle ces différentes
interprétations. Paris, Éditions Galilée, 2006.
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somme de formes ressemblantes dont il ne nous restera qu’à faire


la liste ? Ce qui finira par nous ennuyer, à force de ne pas nous dire
grand-chose. Et nous réduira pour le coup au rang de poète muet, en
plus d’être aveugle.
Aveugle parce que nous n’aurons rien dit de ce qui, pourtant, se
manifeste avec le plus d’insistance dans cette peinture et qui en fait
une étendue visible nommée tableau : la perspective (pl. 2). Pour
le dire très vite : une abstraction géométrique, faite de mesures
d’angles et de segments, qui se matérialise majoritairement dans des
bâtiments et des pavements. Nombreux sont les chercheurs à avoir
reconstitué cet espace, et, réalité virtuelle aidant, à avoir simulé la
vision qu’en aurait un spectateur y déambulant(8). Un spectateur qui
réaliserait donc le rêve de franchir la surface picturale, de l’investir
comme un monde qui soit autour de lui plutôt qu’en face (pl. 3).
Ces images fixes ou animées, dessinées ou numériques, qui ne
seront jamais la peinture de Piero, méritent cependant qu’on s’y
arrête. Car si elles ont été possibles, c’est précisément
parce que la rigueur avec laquelle Piero a construit sa perspective
picturale permet à tout spectateur, un peu familier d’angles et de
mesures, de se représenter cet espace par une opération de l’esprit.
Et de constater à quel point l’exactitude de cette perspective dans le
plan même de la représentation, c’est-à-dire telle qu’elle lui apparaît
en représentation, l’empêche de connaître cet espace tel qu’il serait…
s’il existait, s’il venait à se tenir là où lui, spectateur, se tient.
Revenons d’ailleurs au lieu même où il se tient pour voir la
peinture. De là, il voit que les trois personnages lui dérobent la
vue de la profondeur à droite, il voit que le mur rose du bâtiment

(8) WITTKOVER (Rudolf) et CARTER (B. A. R) « The Perspective of Piero


della Francesca’s ”Flagellation” », in Journal of the Warburg and Courtauld
Institutes 16 (3/4) 1953, pp. 292 à 302 ; voir les planches illustrant l’article de
WOTJTKIEWICZ (Slavomir) « Piera della Francesca ”Biczowanie Chrystusa”-
Malaeskie doświadczenie sacrum. Między stuką a Nauką », in Architecturae
et Artibus, 2/2017, pp. 58 à 74, pp. 65-66, 69, 72. ; voir la Vidéo Esploriamo
« La Flagellazione » di Pietro della Francesca, éditée par la Galleria Nazionale
delle Marche, #dentrolopera /Viaggio all’interno dei capolavori della Galleria
Nazionale delle Marche, disponible sur Youtube et dans la série Palettes d’Alain
Jaubert, « Piero della Francesca, le rêve de la diagonale : « La Flagellation », vers
1460 » 1993, 59 minutes 49 secondes.
28 « Tour et détour en langue et en discours »

de droite, le rectangle noir au-dessus de l’homme au turban, les


parements de pierre sombre au fond de la loggia, le rectangle brun
de la porte, les deux bandes rouges du pavement et le rectangle blanc
de l’entablement que supportent les deux colonnes de la loggia, tous
ces pans de couleur monochrome insistent sur l’ordre de la surface, le
délogent de la fiction de la profondeur. De là où il se tient, le spectateur
voit aussi la ligne qu’on appelle d’horizon, où se trouve le point de
fuite, à savoir la projection dans le plan du tableau de son point de
vue. Il voit que cette horizontale est doublée par une autre qui lui
est parallèle, et qui passe par le regard du Christ. Il voit que cette
même ligne matérialisée par le sommet d’une porte close se prolonge
par le linteau d’une baie ouvrant sur un escalier baigné de lumière,
dont il ne sait pas où il mène. Il voit tout cela et, le voyant, il met à
l’épreuve de ce qu’il sait ce qu’il a vu tout autant qu’il met à l’épreuve
de ce qu’il a vu ce qu’il sait. Et ce faisant, établissant des connexions,
ménageant des passages, contournant les chicanes, reconnaissant et
découvrant, faisant des tours et des détours par rapport à ce qu’il voit
comme à ce qu’il sait, le voilà, en pensée, pris à « courir de différents
côtés » pour voir le tableau, le voilà pris à le discourir.
Revenons encore à cette perspective. Nul doute à présent qu’elle
est un opérateur de visibilité : qu’elle laisse voir ou qu’elle cache, on
reste dans l’ordre du visible. Elle est aussi ce par quoi elle engage
à interpréter ce visible. Enfin, et c’est peut-être le point qui, dans le
contexte de ce colloque, justifie qu’on convoque la peinture : par
la perspective, mais pour une œuvre d’un autre temps, d’un autre
artiste, se pourra être un autre dispositif, le tableau se donne à voir.
Il se présente. Et cette présence, littéralement cette projection en
avant de l’être, cette ouverture par quoi l’être, sorti de son isolement,
accède à l’existence, n’apparaît que pour autant qu’elle suppose un
autre qu’elle-même, en l’occurrence un spectateur. Il lui faut pour
supposer cet autre, comme qui dirait étymologiquement, qu’elle le
place dessous, mais aussi, c’est l’autre sens de supposer, qu’elle le
soumette à une opération de l’esprit. Il faut en effet que le spectateur
s’y voit pour la voir, qu’il s’y voit lui aussi présent, sachant que sa
propre présence n’existera que pour autant que lui aussi la suppose.
Puisque concrètement il ne la voit pas. Cette opération de l’esprit
suppose la présence du spectateur. Cette opération de l’esprit suppose
la présence du spectateur. Cette opération de l’esprit, la peinture la
suppose, elle la place effectivement dessous, puisque le tracé perspectif
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est ce qui vient en premier dans la fabrique d’un tableau de ce genre.


Cette opération de l’esprit, c’est le point vers lequel convergent toutes
les lignes de fuite, c’est la projection dans le plan de la peinture du
point de vue du spectateur. Un point, pas davantage. C’est parfois
même un trou, le trou laissé dans la surface par la pointe de métal,
un trou d’où le peintre tend des fils pour tracer plus facilement sa
perspective. Le point. Le point zéro de l’image. Il en est son chiffre
comme il est le chiffre du spectateur, lui qui sait aussi discourir dans
un langage verbal. Se dérobant à l’infini, il est bien moins que toutes
les figures habilement représentées dans l’espace pictural. C’est
pourtant à partir de lui et vers lui que le figuré en tant que monde
sensible et intelligible se déploie et que nous consistons en tant que
nous sommes sujets de sa contemplation. Ce point « moins que rien »
tout en demeurant quelque chose, ce point le plus silencieux de la
peinture, le plus créateur aussi, nous met sous les yeux la dynamique
même du langage, ce autour de quoi nous tournons et retournons. Il
« est un «trou» qui se transforme en temple, un manque qui devient
fondement, voire fondateur, un abîme qui se renverse en Fête(9) ».
Aussi, faut-il continuer à vouloir voir et dire le rien dans l’image
alors que nous savons qu’on ne le verra jamais tout en sachant qu’il
s’y trouve (parce qu’il est bien « quelque chose »). Le fait qu’il ne soit
rien ce point, un point c’est tout, ne fera pas cependant que d’y aller
et d’en revenir, revient au même, qu’en en revenant, le spectateur
que nous sommes sera le même. À tourner autour de ce reflet de lui
en absent, à contempler et penser le tableau depuis ce point de fuite,
de ce point où il se sait en fuite, et, en tant qu’il est ce point dans
le tableau, à assumer, pour reprendre les mots d’Yves Bonnefoy,
« la tâche d’inexister(10) », peut-être ce spectateur aura-t-il connu
cette brève épiphanie, cet éclat soudain de vérité, cet évènement à
la faveur duquel il se dé-chiffre. Où enfin il se parle, où il parle soi
comme on dit « il parle une langue ». Il lui aura fallu ce détour.

(9) FLEURY (Cynthia), Métaphysique de l’imagination, Paris, Gallimard, 2000,


(Coll. Folio Essais, 2020), p. 746
(10) BONNEFOY (Yves), La vie errante, Paris, Mercure de France, 1993 p.
61 : « plus de statues […] que des socles vides où parfois on faisait un feu que
courbait le vent de la mer. Les philosophes disaient que c’est là, ces emplacements
déserts, les seules œuvres qui vaillent : assumant, parmi les foules naïves, la tâche
d’inexister ».
30 « Tour et détour en langue et en discours »

* Voir les photos en couleurs: page 467


Métaphysique du point de fuite : La peinture comme quête du langage/ Martine LACAS 31

* Voir la photo en couleurs: page 468

Bibliographie
- BONNEFOY (Yves), La Vie errante, Paris Mercure de France,
1993
- BONNEFOY (Yves), La Stratégie de l’énigme. Paris, Éditions Galilée, 2006.
- BONNEFOY (Yves), « Ut pictura poesis », Conférence prononcée
à la Faculté Faculté des Lettres et des Langues de l’Univrsité de
Poitiers à l’invitation du « Groupe Lisible/Visible », le 2 avril 1996,
in Cahiers FoReLLIS-Formes et Représentations en Linguistique,
Littérature et dans les arts de l’Image et de la Scène, en ligne,
Archives (1993-2001)
- COLIN (Françoise), « La pensée de l’écriture : différance et/
ou événement. Maurice Blanchot entre Derrida et Foucault », in
Revue de métaphysique et de morale, Presses Universitaires de
France, 2015/2, n° 86, p. 167 à 178
- DELÈGUE (Yves), « “ut pictura poesis” : la poésie subtilisée », in
Poésie, n°25, 1983, Éditions Belin/Humensis, p. 84 à 103
32 « Tour et détour en langue et en discours »

- ERNOUT (Alfred) et MEILLET (Antoine), Dictionnaire


étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris,
Klincksieck, 2001, p. 176
- FLEURY (Cynthia), Métaphysique de l’imagination, Paris,
Gallimard, 2000, (Coll. Folio Essais, 2020), p. 746
- LARUE (Anne), « De l’Ut pictura poesis à la fusion romantique
des arts », in CAULLIER (Joëlle) dir., La synthèse des arts, Lille,
Presses du Septentrion, 1998, chapitre 3
- LEE Rensselaer W, Ut Pictura Poesis, Humanisme & théorie de
la peinture XVe - XVIIIe siècles, Paris, Macula, 199
- WITTKOVER (Rudolf) et CARTER (B. A. R) « The Perspective
of Piero della Francesca’s ”Flagellation” », in Journal of the
Warburg and Courtauld Institutes 16 (3/4) 1953, p 292 à 302

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