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Martine Lacas.
Auteure et chercheure indépendante en histoire et théorie de l’art.
Commissaire d’exposition.
donc ici l’occasion, l’événement d’un détour qui nous distraira donc
de la traction du texte. Distraction à la faveur de laquelle pourrait
s’apercevoir la mise à l’épreuve du signe, sa mise « à l’épreuve de
l’expression détournée, de soi et du monde ». Mais qui sera peut-être
aussi un détour pour atteindre le discours.
Il pourra sembler que je retarde le moment d’avancer, de vous
présenter une peinture, de mettre mon discours à l’épreuve de son
détour. Ou alors on pensera que, pendant ce temps où je tarde, je
conçois mon but, que je prévois mon motif, avant que mon esprit
fasse sa petite sortie « hors de moi » pour y revenir avec ce quelque
chose que j’aurais atteint et dont je pourrais désormais disposer
« directement », que je pourrais objectiver, après toutes mes petites
ruses, mes tours et mes détours pour le circonvenir.
Alors, il faut avancer. Mais encore quelque chose retient. Dans
« expression détournée, de soi et du monde(2) », mon regard est
retenu par la césure, le suspens de la virgule, le signe graphique qui
est ce qu’il fait : un seuil qui accole « expression détournée » et la
coordination « soi et le monde », un seuil qui appelle un passage,
une rencontre entre ce part et d’autre qu’il trace. Une proximité où
« expression détournée » a affaire avec « soi et le monde », où le
détour devant les clôtures du signe ouvre à la coordination de ces
deux hétérogènes « soi » et « le monde », toujours ensemble, arrimés
l’un à l’autre. Un passage où le détour de l’expression et la direction
du signe s’exigent l’un l’autre, comme « le soi » et « le monde »
s’exigent l’un l’autre. Pour qu’il y ait du langage, pour qu’il y ait de
l’être.
La peinture donc. Pour y voir quelque chose du discours. Voir
ce qui en lui met à l’épreuve d’un égarement et de la recherche
d’un chemin pour s’y retrouver. D’ailleurs, et bien que je sois toute
prête à admettre que tout discours a recours aux tours et détours
dans la mesure où passer par la médiation du langage pour dire est
déjà un détour, je préfère ici employer le terme de « parole », et plus
précisément de « parole poétique » en tant que, pour citer Maurice
Blanchot, elle « ne s’oppose pas seulement au langage ordinaire
mais aussi bien au langage de la pensée(3) ».
(5) v. ERNOUT (Alfred) et MEILLET (Antoine), op. cit., p. 174. Pour « discourir »,
voir cette entrée sur le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
disponible en ligne.
26 « Tour et détour en langue et en discours »
(6) Entre 1444 et 1478, tempera sur bois de peuplier, 58,4 x 81,5 cm, Urbino,
Galleria Nazionale delle Marche.
(7) Dans La stratégie de l’énigme, Yves Bonnefoy rappelle ces différentes
interprétations. Paris, Éditions Galilée, 2006.
Métaphysique du point de fuite : La peinture comme quête du langage/ Martine LACAS 27
Bibliographie
- BONNEFOY (Yves), La Vie errante, Paris Mercure de France,
1993
- BONNEFOY (Yves), La Stratégie de l’énigme. Paris, Éditions Galilée, 2006.
- BONNEFOY (Yves), « Ut pictura poesis », Conférence prononcée
à la Faculté Faculté des Lettres et des Langues de l’Univrsité de
Poitiers à l’invitation du « Groupe Lisible/Visible », le 2 avril 1996,
in Cahiers FoReLLIS-Formes et Représentations en Linguistique,
Littérature et dans les arts de l’Image et de la Scène, en ligne,
Archives (1993-2001)
- COLIN (Françoise), « La pensée de l’écriture : différance et/
ou événement. Maurice Blanchot entre Derrida et Foucault », in
Revue de métaphysique et de morale, Presses Universitaires de
France, 2015/2, n° 86, p. 167 à 178
- DELÈGUE (Yves), « “ut pictura poesis” : la poésie subtilisée », in
Poésie, n°25, 1983, Éditions Belin/Humensis, p. 84 à 103
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