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Notes sur l’article :

Devant/Dedans : déborder la vue


Daniel Bougnoux
S’efforcer d’analyser un certain débordement des arts et des pratiques de la vue, aimantés désormais
par une synesthésie plus riche, et notamment par l’audition et le tact, deux sens qui n’entretiennent pas du
tout avec leurs objets ou le monde ambiant un rapport de surplomb.

En deçà de la vue

La vue place en face de nous de bons et loyaux objets qui se laissent cerner, donc dire, contrairement
aux représentations venues par exemple de la musique. Pour expliciter cela, bien distinguer entre l’objet
visuel et l’objet sonore qui n’accède pas au même degré d’objectivité car il s’offre fuyant, temporel, changeant
et vite évanouissant.

Chez Descartes, l’évidence est affaire de vue. L’oreille est le canal des préjugés et de l’opinion.

Là où le spectacle au fond nous protégeait en nous laissant devant, les NTIC s’efforcent de nous
inclure, de nous entraîner dedans ; en démocratie comme en art, la représentation ne nous suf t plus, nous
réclamons la participation. Abolir cette distance imposée par la rompe, et monter sur la scène. Avoir un
entretien ou, mieux, un corps-à-corps, toucher et être touché.

Ou, plus précisément : la rampe théâtrale dé nit sans ambiguïté une coupure sémiotique qui cadre
l’espace du jeu ou de l’illusion, détaché ou distinct du monde réel où nous, spectateurs, nous tenons.
Ces formes cultivées par la République se trouvent peu à peu rongées par une démocratie qui travaille, dans
plusieurs domaines, au nivellement des sujets, à l’abaissement de la rampe, ou à l’effacement de la coupure
sémiotique.
Moins de socles, de cadres, de rampes, de chaires…
Place au réel !
Ce mouvement ou ce glissement de grande ampleur entraine une crise de la représentation. Passage du
symbolique à l’indiciel. Le petit pré xe re de re-présentation a sauté, pour nous laisser en pleine immanence,
en pleine présence.

L’expérience esthétique comme plongée

L’expérience esthétique ne s’est jamais réduite et ne se réduira jamais tou à fait à la simple
représentation. Il ne suf t pas pour goûter de combiner ni d’ajuster adroitement des symboles. Le jugement
de goût exige d’apporter un peu de son fond, et de prêter son corps. Dans la relation ou plutôt l’invasion ou
la commotion esthétique, autre chose se joue qu’un simple face-à-face. Lee choc ébranle en nous plaisirs sens.
« Devant » Vermeer, Wagner, Victor Hugo ou Michel-Ange, nous touchons et sommes touchés au sens tactile
du terme.

En plongeant dans la confusion nos représentations ordinaires, l’art nous propose une perspicacité
d’un autre ordre.
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« Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible », écrivait Maurice Merleau-Ponty dans
Le Visible et l’invisible.

Confusions érotiques

C’est peu de dire que la beauté du corps érotique nous touche ; elle nous saisit, nous berce, nous
perce, nous berne aussi en suscitant un irrésistible désir d’union — donc aussi bien de destruction quand tout
délai ou distance exaspèrent. Thanatos ne se tient jamais loin d’Éros.

Pour un amant qui bande, l’objet visuel se change en impulsion motrice, l’excitation de la rétine
émeut la peau ; l’impatience du regard érotique dénonce le vide ou la lacune qui fondent toute re-
présentation, son dé cit constitutif, le désir de se mêler ou de s’incorporer veut effondrer et crever la vue. Le
regard érotique court au toucher et à la pénétration — c'est-à-dire à sa perte. Un pareil suicide du regard, par
excès ou débordement d’une représentation trop sensible, nous attendrait du côté des images de piété (l’usage
des icônes devant lesquelles on se prosterne (VOIR OEIL IMMERSIF ET SUR LE CONCEPT DU VISAGE
DU FILS DE DIEU, ROMEO CASTELLUCCI)), mais aussi devant les images de terreur, de supplices ou de
cruauté — dont Artaud voulut faire un anti-théâtre, proche de l’insoutenable.

Chaque fois que le fond remonte dans la gure, la matière dans la forme, l’objet dans le signe,
l’indice dans le symbole ou l’énergie dans l’information — cet écrasement du relief logique quali ant le
moment esthétique en général — la représentation vacille. La coupure sémiotique hésite, l’immersion
bouillonne, une forme de contact ou de tact af eure. Si l’objet est ce qui s’oppose (à un sujet), il arrive que le
monde cesse d’être opposable : dans la contagion indicielle, voir ne rime plus avec savoir, prendre, c’est être
pris, ou dessaisi.

La ambée d’un concert de rock, le chant choral, la caresse amoureuse ou le ravissement esthétique
nous immergent dans des états de confusion ou d’incorporation tels que le sujet et l’objet, le dehors et le
dedans, l’un et l’autre cessent, comme l’af rme André Breton dans son Deuxième manifeste du surréalisme, d’être
« perçus contradictoirement ».

Le rêve n’est pas une scène

Le rêve de même est moins une scène frontale qu’une mêlée qui nous happe et nous disperse à tous
les postes de son jeu. Par quelle étrange confusion Freud a-t-il quali é le rêve d’autres scène ! Il faudrait parler,
plutôt, d’autre de la scène — et ne surtout pas examiner les processus primaires sous l’angle logico-langagier.

Avec plus de justesse, Proust écrit : « J’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la
rivalité de Francois Ier et de Charles-Quint… » à l’ouverture de la Recherche.
L’état gazeux du rêve ne relève pas des articulations secondaires fondées sur la coupure sémiotique et le
principe d’identité.

Le « nobjet », ambiant

Qu’est-ce qu’un « nobjet » ? Cela que cherche également à cerner la notion de média, ou mieux de
médium. Dans une relation duelle, le nobjet nomme la présence non-confrontative de l’autre, comme la musique
à nos oreilles, l’eau pour le poisson. On s’immerge, on habite, on évolue dans l’élément (milieu,
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environnement) du nobjet. Très en deçà du champ visuel, ou dans un station en vis-à-vis, nos nobjets tendent à
glisser hors du champ de conscience ; ils demeurent implicites, enfouis dans la sphère vitale première du
monde propre.
N’invoquons aucun « refoulement » ; trop connu pour être reconnu, le nobjet arrive à chacun par donation
originaire, ce que brasse la chorè ou la « danse de la vie » : le fond sous les gures, le médium, le foncier…
L’écoumène cher à Augustin Berque, mot tiré du grec oikos, notre première maison.

Beaucoup d’artiste s’attachent désormais moins à créer des objet que des environnements, des bulles
ou des ambiances, et s’avancent en climatiseurs (pour parler comme Ptet Sloterdijk).

Toute représentation, disions-nous, est opposable. Il est arrivé un moment, dans l’histoire de la
peinture, où les artistes se sont lassés de cette opposition, et peut-être aussi du désir de faire oeuvre, ou
d’envisager l’art comme une activité séparée, préférant s’immerger, se fondre. Nietzsche avait répudié le point
de vue contemplatif ; Isidore Ducasse avait appelé à une poésie « faite par tous, non par un » ; le ready made
avait fait descendre l’oeuvre d’art au sous-sol du BHV… Beuys n’avait plus qu’à sacrer en tout homme un
artiste de sa propre vie pour parachever l’immanence des oeuvres à nos modes, toute coupure sémiotique
abolie.

L’œuvre ne désigne plus « symboliquement » un au-delà d’elle-même, elle agence la matrice ou le


dispositif d'une expérience et d’une présence immédiates, elle nous invite à pénétrer, à nous immerger.
L’ampoule de verre « Air de Paris », signée Marcel Duchamp, pointait ce glissement d’un art du contenu à
l’air du milieu même, peu visible, impalpable. Glissement de l’objet aux milieux, à des nobjets peu faits pour le
regard.
Immersion, transition de la vue à la vie. Autant d’attitudes qui se passeront toujours mieux des surplombs
symboliques, des coupures sémiotiques et des anciennes dramaturgies.
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