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Marivaux

La Double Inconstance,
La Dispute

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MARIVAUX ET LES DÉBATS LITTÉRAIRES DE SON TEMPS 4
Le Parti des Modernes 4
La Nouvelle Préciosité 5
Marivaux et les Philosophes des Lumières 5
ENTRE THÉÂTRE-ITALIEN ET THÉÂTRE-FRANÇAIS 7
Deux Scènes Rivales 7
Marivaux et la Troupe de Lelio 8
UNE NOUVELLE ESTHÉTIQUE COMIQUE 9
L’Ombre de Molière 9
Marivaux et la Comédie Post-Moliéresque 10
Unité et Diversité de l’Oeuvre de Marivaux 10
MARIVAUX, « GÉOMÈTRE SUBTIL » : STRUCTURE, RYTHME,
CONTREPOINTS 12
« Tout est fini, rien n’est commencé » 12
Condensation et Accélération 13
Effets de Symétrie 14
Le Hors-Scène 17
DES COEURS VARIABLES : LE PRIMAT DE L’INCONSTANCE 19
La Surprise du Désamour 19
Chimérique Constance 20
Détruire L’Amour 21
L’ART DE LA MANIPULATION 23
Gouverner les Coeurs 23
La Comédie dans la Comédie 24
Heureux Stratagèmes ou Tristes Tours 25
LA QUERELLE DES SEXES 27
Disputatio 27
LA NATURE FALSIFIÉE 29
Polissage ou École de Corruption ? 29
Eprouver la Nature 30
La Nature Insaisissable 32
POUVOIR ET ARGENT 35
Grand et Petits 35
Violence Latente 36
QUELQUES NOTES NON EXHAUSTIVES SUR LA COQUETTE DE VILLAGE
DE CHARLES DUFRESNY 39

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MARIVAUX ET LES DÉBATS LITTÉRAIRES DE SON TEMPS
LE PARTI DES MODERNES
Dans La Fausse Suivante, Marivaux présente sous un jour burlesque une querelle qui a marqué son entrée
dans le monde des lettres, dix ans plus tôt : la deuxième querelle des Anciens et des Modernes : « Frontin. Et
qu’est-ce que c’est que les anciens et les modernes ? / Trivelin. Les anciens…, attends, il y en a un dont je
sais le nom, et qui est le capitaine de la bande ; c’est comme qui dirait un Homère. Connais-tu cela ? ».
Cette seconde querelle est en effet centrée sur une traduction d’Homère (on parle de « querelle
d’Homère »).
La première querelle date de 1694, se clôt avec la réconciliation Boileau-Perrault. La seconde éclate en
1714 lorsque La Motte publie, en réponse à la tradition d’Homère de Mme Dacier de 1711, une
transposition des poèmes homériques, précédé d’un Discours sur Homère, où il se montre peu déférent
envers le « divin Homère ».
Mme Dacier réplique avec un plaidoyer pour les Anciens (Des causes de la corruption du goût) et les
manifeste se multiplient, en faveur d’un camp ou d’un autre.
Marivaux s’engage, et signe L’Homère travesti (réécriture burlesque à la façon de Scarron, dont il ne
revendique pas spécialement la parenté), il y entreprend de démystifier Homère et ses « adorateurs ». Avec sa
préface, il rejoint avec éclat, mais non sans quelques réserves, le camp des Modernes.

Cet engagement auprès des Modernes se retrouvent en filigrane de toutes son oeuvre (notamment dans
les textes tardifs comme Le Miroir), et ce pour trois raisons :

1) Marivaux s’érige contre le culte du grand homme, et les partisans des Anciens sont à ses yeux des
« dévots », des « adorateurs », qui refusent tout « sacrilèges » pour parler comme Christelle Bahier-
Porte. La notion de « grand homme » est selon Marivaux un leurre, dans la mesure où « il n’y a ni petit
ni grand homme pour le philosophe, il y a seulement des hommes qui ont des grandes qualités mêlées de
défauts ».
2) Marivaux croit au progrès de l’esprit humain, dans la préface de Télémaque Travesti, il écrit que le
« progrès des temps, les « expériences de plus » développent et enrichissent l’esprit.
3) Maître-mot de la réflexion esthétique de Marivaux : la singularité. Or, rien ne s’oppose plus à cette
singularité que l’imitation servile des auteurs grecs et latins : « eh bien ! Un jeune homme doit-il être le
copiste de la façon de faire de ces auteurs ? Non, cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin,
dont l’imitation littérale ne fera de lui qu’un singe ».

La traduction de cet engagement dans son oeuvre :

Dans La Seconde Surprise de l’amour, Hortensius (seul personnage pédant du théâtre de Marivaux) est un
risible défenseur des Anciens : « dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins,
lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d’un ouvrage ; en un mot, ce ne sont que des livres
modernes, remplis de phrases spirituelles ; ce n’est que de l’esprit, toujours de l’esprit, petitesse qui choque
le sens commun ».
Dans La Fausse Suivante, point de partisan mis en scène mais le procédé du regard ingénu, peu informé :
la querelle est présentée du point de vue de Trivelin, fier d’exhiber son vernis de culture. Il multiplie
toutefois les amalgames, spatio-temporels et confond les écrivains, les personnages historiques et ceux de
fictions (« lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et
Diogène »). Une des répliques les plus savoureuses de bêtise naïve : il dit d’Homère qu’il « parlait bien
grec ». R. Joly le souligne : « on songe à la blague traditionnelle sur le benêt qui rentre émerveillé
d’Angleterre parce qu’il a observé que les enfants déjà y parlaient couramment anglais ». La querelle y est ,
du reste, prosaïsée, à coup de trivialités, et de comparaisons douteuses au vin, meilleur ancien que nouveau.
L’analogie est burlesque, et présente également dans L’Indigent philosophe.
Notons que c’est une femme l’apôtre des Modernes, et cela n’est pas anecdotiques quand on sait que
« dans la querelle, les femmes étaient traditionnellement du côté des Modernes, ainsi Mme de Lambert ou
la duchesse du Maine, qui protégeaient Fontenelle et La Motte, amis de Marivaux » (Frédéric Deloffre et
Françoise Rubellin).
Il est manifeste que les passéistes, chez Marivaux, sont davantage tournés en dérision.

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LA NOUVELLE PRÉCIOSITÉ
1726 : nouvelle offensive contre les Modernes. Un ouvrage à succès, le Dictionnaire néologique, où
l’abbé Desfontaines relève et tourne en dérision les « néologismes » goutés des « beaux esprits modernes »,
notamment La Motte, Marivaux et Fontenelle ; il cite aussi des tours qu’ils jugent fautifs, inélégant et
obscurs.
Nicolas Beauzée, dans L’Encyclopédie, écrira du néologisme qu’il « ne consiste pas seulement à
introduire dans le langage des mots nouveaux » (il faut noter l’ironie : néologisme est un néologisme de
Desfontaines). Une phrase de La Double Inconstance incriminée : « la nature ne vous a rien épargné de tout
ce qui peut inviter l’amour-propre à n’être pas modeste ».
Jusqu’à son élection à l’Académie française (1742), Marivaux sera cible de critiques. Son « jargon »
étendu et son vocabulaire trop recherché sont tenus pour une entorse aux canons classiques.
Marivaux, lui, n’a cessé de défendre le naturel de son écriture, et la nécessaire adéquation entre
tempérament et style. Il soutient, dans le Cabinet du Philosophe, qu’un style original est indispensable à
l’expression d’idées nouvelles.

Un qualificatif revient souvent sous la plume des adversaires de Marivaux, celui de précieux : on trouve
dans ses écrits « un certain air précieux » écrit d’Argens.
Dans son Dictionnaire néologique, Desfontaines compare les Modernes aux précieuses ridicules de
Molière.
Frederic Deloffre situe Marivaux au sein d’une « nouvelle préciosité » qui « présente avec la première
préciosité (des années 1650) de nombreux traits communs ».
Un esprit précieux dont la diffusion se fait par l’intermédiaire des salons de Mme de Lambert et Mme de
Tencin, protectrices de Marivaux auxquelles il rend hommage dans La Vie de Marianne. Manifestation de
cette préciosité nouvelle ? Le marivaudage.
Du vivant de l’auteur, marivaudage et marivauder étaient encore inusités, et apparaissent pour la
première fois sous la plume de Diderot (« la belle occasion de marivauder ! » écrit-il à Sophie Volland en
1760) ; peu d’écrivains, note Sainte-Beuve, ont donné leur nom à une manière, à un type de discours ou
d’écrit. Notons toutefois que c’est au prix de nombreux contresens que l’oeuvre de Marivaux fut réduite à
cette galanterie spirituelle et délicate dont marivaudage est devenu synonyme.

La signature stylistique de Marivaux : la reprise lexicale. Marmontel évoque les dramaturges chez qui
« c’est sur le mot qu’on réplique et non sur la chose », il estime que ces jeux d’échos ne servent qu’à
« allonger tant qu’on veut une scène oisive ». Mais ces reprises de terme sont au coeur d’un complexe art
du dialogue et font la saveur de bien des scènes marivaudiennes, tout en étant riches d’implications :
loin de relever du babil ou du verbiage, elles permettent d’analyser les labyrinthes de l’âme et la
complexité du réel, et témoignent d’une réflexion, sur les vertus ou les écueils de la langue (« sentir est
trop, c’est connaitre qu’il faudrait dire », La Fausse Suivante, II, 2) — « la notion de marivaudage
implique la conscience de l’existence du langage » (Deloffre, 1967).

MARIVAUX ET LES PHILOSOPHES DES LUMIÈRES


Marivaux est délicat à situer au sein du siècle des Philosophes. Peut-on le compter parmi les représentants
de la pensée des Lumières ?
Certains estiment que l’oeuvre marivaudienne ne porte aucune empreinte de l’idéologie des Lumières
(Bonhôte, 1974), d’autres soutiennent que des liens étroits se nouent parfois entre les textes de Marivaux et
la pensée des philosophes.
Il convient de poser prudemment cette question pour mesurer combien Marivaux est dans son siècle un
auteur à la fois marginal et emblématique.

Par sa temporalité, pour ce qui est des Lumières au sens strict, il n’a pu y participer qu’en qualité de
précurseur. Si les années 20-50 pendant lesquelles il écrit sont celles « d’essors des Lumières », ce n’est
qu’après 50, avec l’aventure encyclopédique, que s’imposent les Lumières militantes (Martin, 2017).
À l’époque de LDI et de LFS, Montesquieu a déjà écrit ses Lettres Persanes auxquelles Marivaux
consacre un développement dans Le Spectateur français, en 1722. Pour autant, La Dispute, en 1744, parait
dans un moment où l’esprit des Lumières commence à se diffuser. Cette comédie, « la plus métaphysique »
selon Frédéric Deloffre, ne saurait se comprendre indépendamment de ce contexte de renouveau intellectuel.

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Marivaux ne se revendique pas nécessairement du philosophe. L’indigent philosophe et celui du Cabinet
du Philosophe peuvent bien passer pour des portes-paroles de l’auteur, ceux de l’Île de la raison, de la
Seconde Surprise de l’amour et du Triomphe de l’amour sont fort peu ménagés.
Il n’est pas le bienvenu au sein du « parti philosophiques » dont les chefs de file n’ont pas cherché à
l’accueillir. Voltaire aura des traits sarcastiques contre l’artificialité prétendue des comédies de Marivaux.
Dans Le neveu de Rameau, Diderot écrit de Marivaux qu’il est un « auteur menacé de survivre à sa
réputation ».
Un seul l’appréciait, et cela n’étonne guère, c’est Rousseau, qui admirait son oeuvre. On sait combien la
position de Rousseau au sein des Lumières était complexe.

Certes, pour ce qui est des philosophes des Lumières, il n’est pas l’un des leurs. Pourtant, des
convergences existent entre l’oeuvre marivaudienne et certains credo des Lumières. Le thème du
triomphe de la raison sur les préjugés, intellectuels ou sociaux, est au coeur de certains textes de Marivaux
(Le Préjugé vaincu, 1746, le titre annonce la couleur).
Les appels à l’exercice du sens critique ne sont pas rares sous la plume de Marivaux, et il faut évoquer les
trois pièces insulaires, dites parfois « utopiques » ( L’Île des esclaves, L’Île de la raison, La Colonie),
Marivaux y fait preuve certes de circonspection dans les remèdes (chacun retrouve in fine sa place)
mais aussi d’une indéniable audace dans la lucidité critique et la deconstruction des discours
dominants.
Marivaux a un positionnement double : au sein et en marge des Lumières.
Cela apparait de façon évidente dans La Dispute. Le cadre est celui des Lumières : le goût est à
l’expérimentation, à la quête de l’origine, à la réflexion sur l’éducation — sujets au coeur de la réflexion
contemporaine. Mais voilà une illustration critique des aspirations des Lumières. La curiosité qu’elles
valorisent (« vous excitez ma curiosité, je l’avoue », dit Hermiane, sc. 2) a un versant inquiétant,
Christophe Martin l’a montré : la libido sciendi interfère avec la libido dominandi.
Pour Martin, c’est une « perversion des Lumières » que pourrait bien avoir mis en scène Marivaux. Du
père du Prince, l’organisateur énigmatique de l’expérience, on sait simplement qu’il est « naturellement assez
philosophe » : un qualificatif, selon les éditeurs de la Pléiade, à entendre, peut-être, ironiquement, comme
une pique dirigée contre certains de ceux qui se réclament de la Philosophie.

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ENTRE THÉÂTRE-ITALIEN ET THÉÂTRE-FRANÇAIS
DEUX SCÈNES RIVALES
1716 : les Comédiens-Italiens sont rappelés à Paris par le Régent, après avoir été expulsé par Louis XIV
en 1697 (le prétexte : une de leur pièce, La Fausse Prude, aurait visé Mme de Maintenon ; mais les
Comédiens-Français ont vraisemblablement contribué à chasser ces acteurs concurrents).
La querelle est ravivée par ce retour entre les deux institutions officielles : la Comédie-Française, temple
de l’académisme, et la Comédie-Italienne, où y sont joués des spectacles plus libres, vivants et variés — les
spectateurs en sont friands.
La rivalité entre les deux scènes structurent la vie théâtrale parisienne : le Théâtre-Français s’estime
concurrencé par le nombre croissant de pièces françaises jouées au Théâtre-Italien.

Le nouveau Théâtre-Italien ne se cantonne plus aux canevas traditionnels de la commedia dell’arte (la
commedia all’improviso, importé en France au XVIe) mais se distingue par le recours à certains emplois
codifiés (fameux tipi fissi, personnages qui reviennent à chaque pièce, comme Arlequin), une vive attention à
la gestualité et une liberté de ton. Voilà qui, au XVIIe siècle, en fait « l’envers du théâtre classique, l’envers
du monde ordonné par les règles, la vraisemblance et la bienséance » (Rubellin). Le jeu des Italiens est agile,
parfois il est irrévérencieux, il est en tout cas incarné, et a souvent été opposé à la déclamation sans vie
des Français. Nombreux observateurs admirent le naturel des Italiens. Diderot admirent leur liberté, leur
gaieté, leur fantaisie : « nos comédiens italiens jouent avec plus de liberté que nos comédiens français. Ils
font moins cas du spectateur. […] À travers leur folie, je vois des gens en gaieté qui cherchent à s’amuser et
qui s’abandonnent à tout la fougue de l’imagination ; et j’aime mieux cette ivresse que le raide, le pesant et
l’empesé » (De la poésie dramatique).

Marivaux est de ces auteurs qui écrivent pour les deux scènes. De la sorte écrit-il une Surprise de l’amour
pour les Italiens, et une autre pour les Français. Il accorde cependant une préférence manifeste au Théâtre-
Italien. Il lui destine 21 comédies, contre seulement 13 au Théâtre-Français. LDI et LFS sont destinés au TI,
LD est destinée au TF. Si on se presse pour voir ses pièces au TI (si Marivaux était régulièrement cible de la
critique, il pouvait compté sur un public assidu et fidèle), au TF ses oeuvres ont rarement bénéficié d’un
accueil favorable. LDI et LFS sont bien reçues, ce n’est pas le cas de LD qui disparait après sa première
représentation : « cette nouveauté n’ayant pas été goutée du public » selon la formule lapidaire du Mercure
de France, 1767.
Gustave Attinger et Xavier de Courville ont bien montré combien le TI, davantage que le TF, a permis à
Marivaux de déployer son génie propre.

Ses pièces ne peuvent être comprises indépendamment de la scène à laquelle elles sont destinées :

1) Du point de vue de la facture dramatique, LDI et LFS, comme nombre de pièces les plus fameuses de
Marivaux, sont écrites en trois actes et en prose. La « grande » pièce en cinq actes et en vers est réservée
au TF. Il en écrit une pour le TF (Les Serments indiscrets) et écrit également des pièces en un acte dont il
était coutume de les associer à une pièce longue lors des représentations (cela à partir de 1710). C’est le
cas de La Dispute, Le Legs, Le Préjugé vaincu, Le Dénouement imprévu.
2) Du point de vue personnel dramatique, certains types théâtraux (tipi fissi) ne sont présent que sur une
des scènes. Arlequin, par exemple. Toutefois, les frontières ne sont pas rigides : Frontin, de convention
française, atteint également le TI (on le trouve dans LFS, par exemple).
3) Du point de vue esthétique, Marivaux tire parti de l’expressivité corporelle des acteurs italiens,
de leur art du spectacle : les lazzi ont une place dans ses pièces italiennes (LDI, I, 7 ; LFS, II, 5). Cela
déteint sur ses pièces de TF : dans LD, Azor et Mesrin sautent à l’occasion de leur « surprise de
l’amitié » (LD, 13). Si le théâtre du Marivaux est un théâtre du langage, il ne dédaigne pas la
puissance évocatoire des corps.

Les dialogues marivaudions, s’ils sont considérés aujourd’hui comme la quintessence de l’esprit français,
étaient joués avec un accent italien prononcé. À ce sujet, Xavier de Courville souligne que cela est
susceptible de donner à la comédie « l’attrait d’une coloration singulière » et par là de « prêter aux mots une
valeurs nouvelle ».
Une allusion à cela, dans La Surprise de l’amour, Colombine s’exclame : « oh, notre amour se fait grand !
Il parlera bientôt bon français » (II, 8).

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Marivaux tient compte de ces contingences dans son écriture, des italianismes sont glissés (à la honte de,
au sens de en dépit de (LFS), transposition de la locution ad onta di ?), et le dramaturge confie ses tirades les
plus élaborées à des acteurs qui connaissaient bien le français : Elena Baletti (Flaminia), Zanetta Benozzi
(Silvia), et Pierre-François Biancolelli (Trivelin). Marivaux s’adapte au TI. Il écrit pour la troupe de Luigi
Riccoboni (dit Lelio) en particulier.

MARIVAUX ET LA TROUPE DE LELIO


À ce sujet, Xavier de Courville écrit : « miraculeux nous parait l’accord entre ce créateur de comédies et l
maison qui les anima ». Entre Marivaux et la troupe de Lélio, on peut évoquer une synergie. La chance du
metteur en scène, comme le dit Pierre Bertin en pensant à Giraudoux et Jouvet, c’est de rencontrer son
auteur. Celle de l’auteur, de connaître ses interprètes. Cette chance est celle de Marivaux qui, écrivant ses
pièces, a en vue les comédiens qui leur donneront vie. LDI, II, 3 : la didascalie « à Lélio » en témoigne.
L’acteur et son personnage se confondent. Et des choix dramaturgiques de Marivaux doivent à la
composition de la troupe de Lélio. Sylvia et Flaminia, dans LDI, étaient interprétées par des actrices rivales,
de même, l’interprète d’Arlequin et celui de Trivelin (Thomassin et Dominique) ne s’appréciaient guère.

Les principaux acteurs de la troupe de Lélio, ce qui les unit à leurs personnages :

1) Luigi Riccoboni, chef de la troupe, fils d’acteur, a écrit sur la réformation du théâtre des textes
théoriques. Son « air sombre, très propre à peindre les passions tristes » (Nicolas Boidin) correspond aux
didascalie qui accompagne ses entrées en scène (« un air triste » ou « un air rêveur » dans LSDLA), mais
aussi au rôle du Prince dans LDI. L’éthos mélancolique du Prince de LDI, cultivé par Marcel Bluwal
dans son téléfilm de 1968 où J.-P. Cassel le joue « pâlot, habillé de noir comme un Hamlet
neurasthénique » (P. Pavis). Luigi joue deux rôles de prince travesti également : LDI (travesti en simple
officier) et Le Prince Travesti.
2) Elena Baretti, épouse de Luigi. Son nom de scène, Flaminia, n’apparaît que dans LDI. Nourrie de
latin et de grec, lettrée, elle joue dans LSDLA une suivante ingénieuse (Colombine) et dans LDI (son
rôle le plus marquant) elle devient une authentique virtuose de la manipulation. Elle incarne aussi des
femmes de conditions : une despote cynique dans APPLA, dans LPT, et dans LFS, où elle tient le rôle de
la Comtesse.
3) Zanetta Benozzi, Silvia, actrice adulée en sont temps, dont les talents sont reconnus et appréciés par
d’Alembert et Casanova. Marivaux lui compose des rôles variés, d’ingénu dans APPLA et LDI, de
Comtesse dans LSDLA et de suivante dans l’Île des Esclaves. D’après d’Alembert, la préféré de
Marivaux, elle l’a en effet accompagnée de APPLA à L’Épreuve, c’est-à-dire de 1720 à 1740. Des
critiques se sont plu à imaginer, entre l’écrivain et l’actrice, une liaison amoureuse.
4) Pierre-François Biancolelli, Dominique, interprète de Trivelin dans APPLA, LDI, LFS et LIAE. Son
plus beau rôle : LFS ; le Trivelin, héros de roman picaresque, annonce L’Indigent philosophe et le Figaro
de Beaumarchais. Dominique est connu pour sa mémoire et sa bonne connaissance du français, il se voit
confier de longues tirades, dans LFS et dans LIAE.

La rivalité Dominique-Thomassin (Arlequin) est connue, et donne à la scène de LDI où Arlequin


malmène Trivelin une saveur, une saveur particulière. Le rôle d’Arlequin est un des plus emblématiques du
TI et Thomassin était extrêmement gouté du public, s’imposant en digne successeur de Dominique
Biancolelli, père de l’interprète de Trivelin, acclamé au XVIIe.
Marivaux respecte les traits conventionnels du tipo fisso, tels que définis par Marmontel dans ses
Éléments de littérature : « son rôle est celui d’un valet patient, fidèle, crédule, gourmand, toujours amoureux,
toujours dans l’embarras, ou pour son maitre ou pour lui-même : qui s’afflige, qui se console avec la facilité
d’un enfant, et dont la douleur est aussi amusante que la joie ».
L’accoutrement d’Arlequin (costume losangé, peint par Watteau, entre autres) et ses accessoires (la batte)
sont parfois mentionnés dans les pièces de Marivaux : « jette sa batte et sa ceinture à terre » (LFS, II, 5) ; « je
rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout » (LDI, I, 7), ici, le spectateur
ne pouvait manquer de rire, Arlequin étant conventionnellement bariolé de son costume.
Arlequin est enfin connu pour son lazzi, improvisation acrobatiques bouffons que Thomassin réussissait à
merveille.
LDI et LFS donnent une idée de la diversité des Arlequin de Marivaux : l’Arlequin naïf et babillard de
LFS n’a pas la verve corrosive de l’Arlequin de LDI, ingénu qui dévoile l’absurdité des usages sociaux, dans
la lignée de l’Arlequin sauvage de Delisle (1721) où Arlequin devenait vecteur de la satire et de la réflexion
morale.

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UNE NOUVELLE ESTHÉTIQUE COMIQUE
L’OMBRE DE MOLIÈRE
Si d’Alembert a affirmé que Marivaux admirait peu Molière, ce dernier voulait sans doute avant tout
affirmer l’originalité de sa propre écriture comique, et s’affranchir du maître de la comédie classique
qu’il ne pouvait espérer concurrencer ; aussi, préfère-t-il s’en écarter, à la fois par la structure de ses
pièces et par ses canons anthropologiques et dramatiques. La différence est telle, et se révèle dans le titre
même des pièces : L’Avare, Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire : la comédie moliéresque
gravite autour de la risible monomanie d’un personnage aveuglé par une idée fine. Marivaux, lui, et
Montesquieu l’a noté dans ses Pensées (287), a peint des « caractères marqués », des « grands traits », il
s’intéresse aux « caractères fins, ceux qui échappent aux esprits du commun ». Pour ne pas être comparé au
maître, il ne s’est pas risqué à l’imiter, et a renoncé à l’analyse des caractères trop connus et bien tranchés : le
Jaloux, l’Avare, le Misanthrope ou le Bourgeois.
Toutefois, si Marivaux rompt avec l’essentialisme de la comédie de caractère, c’est aussi qu’il croit
trop aux vertiges de l’identité, à la mobilité de la vie intérieure, pour camper des personnages animés par
une passion unique (inconstance, quand tu nous tiens !) et immédiatement identifiable. Au vice comique
hypertrophié, il préfère ce que Molière laisse à l’arrière-plan : l’amour des jeunes gens. Et le mot
amour est justement très présent dans les titres de Marivaux !
L’amour, c’est un sujet qu’il prend très au sérieux, n’a-t-il pas titré un pièce de 1720 L’Amour et la
Vérité ? Il écrit aussi, en 1722, dans Le Spectateur français : « C’est de l’Amour dont il s’agit. Eh bien, de
l’amour ; le croyez-vous une bagatelle, messieurs ? Je ne suis pas de votre avis, et je ne connais guère de
sujet sur lequel le sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes ». De la sorte,
Marivaux a souvent été jugé plus proche de Racine que de Molière et de Corneille, en 1753, Chevrier
déclarait : « j’ai toujours regardé M. De Marivaux comme le Racine du théâtre comique ; habile à saisir les
sensations imperceptibles de l’âme, heureux à la developper ».

Dans la peinture qu’il brosse l’amour, Maritaux innove au moins à deux titres par rapport à
Molière :

1) Quand on commence une comédie de Molière, les jeunes gens s’aiment en général déjà, d’un amour
assumé qui a tout d’une évidence : « t’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon coeur ? / Et sais-tu pas,
pour lui, jusqu’où va mon ardeur ? » dit Marianne lorsque Dorante lui demande, dans le Tartuffe, si elle
aime Valère. Chez Marivaux, à l’inverse, l’amour est volontiers saisi à sa naissance, loin d’être un donné
figé, il connait une évolution, jusqu’à parfois décliner, et disparaître. C’est souvent une généalogie de
l’amour que propose Maritaux en analysant ab initio l’itinéraire capricieux de la passion.
2) Chez Molière, l’amour des jeunes gens est entravé par des opposants extérieurs, en premier titre, les
parents tyranniques. Chez Marivaux, ce qui entrave l’amour, ce qui donne à sa trajectoire son caractère
accidenté, ce sont davantage des obstacles intérieurs : « l’amour […] n’est en querelle qu’avec lui seul »
écrit-il. Au contraire, chez Marivaux, les parents ne sont pas les figures qui font obstacle aux amours,
Carise et Mesrou, parents de substitutions des enfants enlevés, dans LD, n’ont rien des parents abusifs de
Molière. Les obstacles extérieurs existent bien mais le primat est à ceux intérieurs : le personnage
marivaudien se débat d’abord contre lui-même, ce sont ses réticences, les ruses de son amour-
propre et les détours du langage qui l’empêchent d’accepter « ce penchant qui est incognito chez
lui » (LDI, III, 1).

Il y a aussi chez Marivaux une intériorisation plus large de l’intérêt dramatique. Marmontel définit
l’intrigue comme une combinaison de circonstances et d’incidents, chez Marivaux, l’incident est en partie
négligé, la péripétie est rare, infime (parole offensante, fausse confidence, etc.), d’Alembert parle d’un
« défaut d’action ». On pense naturellement à Racine et à la tragédie Bérénice, où il ne se pas à peu près rien,
il y a, est-il écrit dans le Mercure de France, une « même simplicité ».
Marivaux intériorise la progression dramatique : il ne donne plus à voir un enchainement
d’incidents extérieurs, mais une évolution des dispositions intimes.
Chez Marivaux, Théophile Gauthier admire le « système qui consiste tirer des sentiments seuls toutes
les péripéties qui ordinairement sont le produit des circonstances extérieures ».
Le plaisir est nouveau pour le spectateur, il ne suit plus une succession d’action, mais le cheminement
des coeurs.
Notons que dans Le Misanthrope les obstacles à l’amour sont largement intériorisés, voilà une pièce dont
Marivaux s’est directement inspiré.
9
MARIVAUX ET LA COMÉDIE POST-MOLIÉRESQUE
On ne connaît que trop mal les comédies écrites entre la mort de Molière (1673) et les premières pièces de
Marivaux (1720). Peu jouées aujourd’hui, elles sont pourtant les oeuvres de dramaturges, pour certains, de
talent, dont il importe d’avoir quelque connaissance pour apprécier le complexe dialogue de Marivaux avec
ses prédécesseurs.

On oppose généralement la comédie de moeurs et celle de caractère. Dans la première se sont illustrés
Regnard, Dancourt, Lesage ou Dufresny, la seconde est pratiquée par Destouches.
La comédie de moeurs vise à peindre « les défauts et les perversions d’une société dépravée » (Mazouer),
celle de caractère privilégie des pièces centrées sur l’étude d’un caractère, dans la lignée de Molière, avec
des titres comme L’Ingrat (1712), Le Médisant (1715) ou, plus tard, Le Glorieux (1732). Chez les
dramaturges de comédie de moeurs, on assiste aux « tours les plus punissables […], rassemblés comme à
plaisir, avec un enjouement qui fait passer tout cela pour des gentillesses » (note Rousseau dans la Lettre à
d’Alembert, à propos du Légataire universel de Regnard). Destouches, lui, a plutôt été associé à la comédie
moralisatrice, la préface du Glorieux annonçant que le projet du dramaturge est de « décrier le vice, et mettre
le vertu dans un si beau jour, qu’elle s’attire l’estime et la vénération publiques ».

Les comédies de Marivaux prennent leurs distances à la fois avec la comédie meurs grinçantes et avec
celle de caractère, moralisatrice. L’oeuvre de Marivaux est assez inclassable par rapport aux productions de
l’époque. Pour autant, on le sait, toute écriture est empreinte de réécritures, et Marivaux n’échappe pas à la
règle. La dernière réplique du Jeu de l’amour et du hasard (« allons, saute, Marquis ») est une citation
directe du Joueur de Regnard. Frédéric Deloffre a montré aussi ce que le premier essai théâtral de Marivaux
(Le Père prudent et équitable) doit à Regnard. Marivaux admirait également Dufresny pour ses pièces et ses
réflexions moralistes (Amusement sérieux et comiques). Dufresny s’est d’ailleurs lui aussi intéressé à la
naissance de l’amour, il a fait preuve d’inventivité verbale et a écrit une pièce intitulée L’Épreuve. Voilà des
liens bien étroits avec le dramaturge de notre intérêt ! Mais, le souligne François Moureau, « Dufresny
privilégie l’être social de ses personnages, quand Marivaux accorde ses soins à la peinture de leur être
moral ».

De toute l’oeuvre de Marivaux, LFS se rapproche sans doute le plus, par son esthétique, des pièces de
Regnard, Dancourt, Lesage et Dufresny. Marivaux y accorde une place centrale à l’argent, or les
considérations économiques sont présentes dès les titres des pièces les plus célèbres de Regnard ou de
Lesage (Le légataire universel (1708) ou Tucaret ou le financier (en 1709) (la première réplique donne le ton
: « encore hier deux-cent pistoles ? »).
Figure clef du théâtre après 1680 : le petit-maître. Fat, impertinent, tantôt cupide, insolent, plus roué que
vaniteux. Il n’est pas un sentimental, mais un calculateur arithméticien, c’est le Chevalier dans Le Chevalier
à la mode de Dancourt (1687) qui, lorsqu’on lui demande s’il l’aime, s’indigne : « Ce serait quatre milles
livres de rente qu’elle possède, dont je pourrais être amoureux ». C’est un personnage cher à Lélio.
Cécile Cavillac parle de LFS comme d’un « chef d’oeuvre tardif de la comédie cynique ». Le
dramaturge y a le ton grinçant de certains de ses devanciers, mais il l’équilibre avec ses ingrédients :
explorations des détours du coeur, double registre, art de la réplique, épreuve d’autrui, qui font son
originalité.

UNITÉ ET DIVERSITÉ DE L’OEUVRE DE MARIVAUX


LFS montre combien les reproches d’uniformité souvent adressés à Marivaux sont à nuancer. De même
que certains ont cru bon de répéter que Vivaldi a écrit toujours le même concerto, il est devenu banal de
prétendre de Marivaux qu’il n’a cessé de réécrire la même pièce.
Lessing l’affirmait « les pièces de Marivaux […] ont entre elles un grand air de ressemblance » arguant
qu’on y retrouve le même langage fleuri plein de néologisme, la même analyse métaphysique des passions,
etc. D’Alembert également : « on l’accuse, avec raison, de n’avoir fait qu’une comédie de vingt façons
différentes ».
À cela, Marivaux a répondu que l’indéniable unité de style de ses comédies est à l’origine d’un « air
d’uniformité qui font qu’on s’y trompe » (Avertissement des Serments indiscrets (1732)). Pourtant, d’une
pièce à l’autre, l’enjeu dramatique diffère sensiblement.

10
Marcel Arland distinguait les comédies d’intrigue, celles héroïques celles morales, les drames bourgeois
et les comédies d’amour. Ces vues synoptiques sont nécessairement arbitraires : LD peut-elle être une
comédie d’amour au même titre que LJDLAEDH et LSI ?
Certains regroupements sont toutefois évident : Marivaux a écrit des comédies insulaires (L’Île des
esclaves, L’Île de la raison, La Colonie) et des comédies allégoriques (L’Amour et la Vérité, Le Triomphe de
Plutus, La Réunion des amours).
Mais faut-il considérer que LTDLA fait d’optique avec Le Prince Travesti — deux comédies inspirées du
modèle héroïque. De même LD, par son enchevêtrement du théâtre, peut-elle être rapprochée des Acteurs de
bonne foi ? Etc.

Le phénomène le plus saillant chez Marivaux est peut-être ailleurs, dans l’unité complexe de son oeuvre
considérée dans son ensemble — plutôt que celle de son théâtre. Marivaux est un polygraphe, il s’est
illustré aussi dans le roman parodique (Pharsamon, Le Télémaque travesti), le roman-mémoire (La Vie de
Marianne, Le Paysan parvenu) et les périodiques (Le Spectateur français, L’Indigent philosophe, Le Cabinet
du Philosophe). Entre toutes ces oeuvres, des liens subtils se nouent.
LDI peut-être comparé aux réflexion du Paysans parvenu sur la rencontre des classes sociales et le mirage du
naturel, aux analyses des Journaux sur la Cour et sur l’identité et l’instabilité de l’amour.
Jean Rousset le dit : « Marivaux est de ces poètes qui, présents, de chacune des parties renvoie à toutes les
autres et a besoin de toutes les autres pour être complète [tout comme Rousseau, par exemple] ; ce qui est si
attachant dans cette oeuvre admirable, c’est son unité profonde à travers la diversité et la souplesse
des réalisations ».

11
MARIVAUX, « GÉOMÈTRE SUBTIL » : STRUCTURE,
RYTHME, CONTREPOINTS
« TOUT EST FINI, RIEN N’EST COMMENCÉ »
Le ton oraculaire de Flaminia : « je vois vos noces, elles se font, Arlequin m’épouse, vous nous honorez
de vos bienfaits, et voilà qui est fini » (I, 6) (utilisation des présents prophétiques). Voilà qu’elle est animée
d’une foi inébranlable dans le triomphe à venir ! La pièce ne commence qu’à peine mais elle annonce
déjà le succès du Prince, annonce qu’elle parachève d’un grandiose « voilà qui est fini ». Lisette rétorque :
« tout est fini, rien n’est commencé ». L’air dubitatif, comme l’indique la didascalie, et la ponctuation des
éditions précédentes (tout est fini ? Rien n’est commencé).
Mais Flaminia est d’une assurance certaine, et se fait meneuse du jeu à venir. Soyons clair : il n’y a pas
de suspens. Le titre de la pièce lui-même l’indique déjà : Arlequin et Silvia se désuniront. Voilà une pièce au
dénouement annoncé, et tenu pour acquis, au début même de la pièce, alors que la situation des
personnages ne le laisse pas présager.
L’intérêt dramatique apparait alors : il est moins dans le dénouement lui-même que dans la manière de le
faire advenir en dépit d’obstacles à première vue insurmontables (il faut noté que la perspective est comique
et bouleverse les habitudes : la pièce ne franchit pas des obstacles pour unir, mais pour désunir…). Le public
ne s’interroge pas tant sur l’issu de la pièce que sur les manoeuvres subtiles qui mèneront à cette issue
déjà connue. Jean Rousset : « l’interêt normalement porté à l’histoire se trouve déplacé vers son récit, vers
les moyens aptes à produire la situation dévoilée ». De fait, Marivaux se trouverait certainement en accord
avec les propos récusés quelques années plus tôt de Mme Dancier : si un personnage « annonce les
événements futurs, cela ne doit port émousser notre curiosité, surtout lorsque, dans la suite, ces événements
prophétisés sont bien traités ».
Flaminia « annonce catégoriquement la fin, sans dire le chemin » (Goldzink), de même dans LFS et
LD, le spectateur est moins intrigué par le dénouement que par l’itinéraire habile qui y conduit. Voilà
des pièces dont le dénouement est chaque fois assez prévisible (ironique, car Marivaux a aussi écrit Le
Dénouement imprévu — cependant assez prévisible, dès la scène 4). La prévisibilité tient à la fois au titre,
à un personnage investi de certaines prérogatives du dramaturge (ainsi LFS est sous-titré Le Fourbe
puni, la punition de Lélio ne fait guère de doute). La saveur est ailleurs, elle est dans les stratagèmes. De
même dans LD, le spectateur sait que l’expérimentation se conclura sur une inconstance (là est sa fin, et il
n’est d’ailleurs pas imprévisible que l’inconstance soit double). L’horizon de la pièce est connue d’avance, et
Azor ne dit-il pas à Églé, sc. 7 « leur prédiction me fait quelque peur » ? Azor, de même qu’Arlequin dans
LDI (« on lui a prédit l’aventure qui la lui a fait connaitre, et qu’elle doit être sa femme ; il faut que cela
arrive, cela est écrit là-haut » dit Trivelin), pense pouvoir déjouer les prédictions. S’ils ne sont pas soumis au
fatum de la tragédie, ils sont les marionnettes de manipulateurs des coeurs qui parviennent
inéluctablement à leurs fins. Il y a, chez Marivaux, ce thème du faux horoscope, où une réflexion est
menée sur l’articulation de la nécessité et du libre-arbitre, sur le jeu du déterminisme et du hasard.

Chez Marivaux, « le dénouement, annoncé par les meneurs de jeu, est prévisible dès les premières
scènes. D’où l’importance de l’exposition » (Françoise Rubellin). L’exposition de LD a un statut particulier
: l’échange inaugural entre le Prince et Hermiane étant un dense prélude dont le rôle est d’assurer la
transition entre la pièce cadre et la pièce encadrée (la comédie dans la comédie).
La première scène de LDI (scène de conflit qui fait diptyque avec celle de concertation qui suit) est une
exposition plus classique et d’une efficacité certaine. L’antagonisme entre la fière captive et l’entremetteur
maladroit au service de l’exposition, selon le procédé de l’information sous couvert d’argumentation :
étant en conflit, c’est tout naturellement que les personnages récapitulent la situation, formulent leurs
aspirations, révèlent leur caractère (voir l’ouverture du Misanthrope, par exemple). Les répliques
s’enchaînent sans que la cause de la querelle soit élucidé. « L’information essentielle, celle du refus de Silvia
face aux offres du Prince, n’est donnée que progressivement » (Anne-Marie Paillet).
Lorsque la chose s’éclaircie, la problématique se révèle : l’ingénuité d’un amour qui parait pur, contre
les tentations perfides de la Cour. Marivaux utilise cette scène pour ouvrir sa pièce à dessein d’en
présenter les enjeux.

12
CONDENSATION ET ACCÉLÉRATION
Carise dit à Azor : « ce ne peut pas être sont trop d’empressement à vous voir qui lui nuit auprès de vous,
il n’y a pas assez longtemps que vous le connaissez », Églé répond, avec une candeur comique : « pas mal de
temps ; nous avons déjà eu trois conversations ensemble » (sc. 15).
La rapidité est à son sommet dans LD : trois conversations suffisent pour lasser les amants les uns des
autres. Dans cette pièce en un acte, l’évolution est des plus rapides : tout s’assemble et se désassemble en
quelques scènes. Marivaux procèdes à une « extreme condensation des événements et surtout une
condensation d’épisodes en un seul, comparable à celle du mythe ou du rêve » (Pavis).
LD présente dans sa quintessence l’art marivaudien de l’accélération ; LFS et LDI peuvent aussi être
apprécié dans ce sens. Flaminia désunit en fort peu de temps deux amants épris l’un de l’autre (en
apparence !). La mutation des coeurs, radicale, ne sait qu’être prompte : les contraintes sont celles du
texte théâtral. Le temps de représentation est limité, l’intrigue demeure encore soumise à la règle de l’unité
de temps. Le défi dramaturgique est tel : présenter une évolution profonde chez ses héros, en un temps
réduit, tout en demeurant cohérent.

Pour parler comme Trivelin dans LFS : « [leur amour] m’a paru aller bon train, le gaillard », II, 3), on
pourrait dire que le coeur, chez Marivaux, va bon train ! Car c’est en un laps de temps limité que les héros
sont ballotés d’une liaison vers une autre. Le risque : que cette évolution paraisse précipitée, artificielle ;
Marivaux parvient à la rendre malgré tout plausible. La force de Marivaux, pour citer Palissot : « resserrer
dans l’espace de vingt quatre heure » « l’action [qui] put se passer naturellement [en] plusieurs mois » « avec
une forme de vraisemblance ».
La comparaison avec l’écriture romanesque est du plus grand intérêt. Le dramaturge n’a pas la liberté du
romancier d’explorer sur le long terme avec une abondance de détails les intermittences du coeurs chez ses
personnages ; il recourt donc un art de la « concentration temporelle » (Rubellin) que Palissot admire chez
Marivaux.
Ce dernier, pour autant, aime aussi les parenthèses, il en ouvre une dans la scène 7 de l’acte I de LDI par
les mots « par parenthèse », justement. Voilà un grand morceau de satire sociale qui nous est offert,
Marivaux aime aussi les digressions ; mais la condensation est un principe structurant et structurel dans
ses comédies, et ce grâce à un éventail de ressources par lesquelles il parvient à resserrer l’intrigue sans
pour autant atteindre à la vraisemblance.

COMMENT MARIVAUX PARVIENT-IL À RENDRE VRAISEMBLABLE ET COHÉRENT L’ÉVOLUTION


ACCÉLÉRÉE DES SENTIMENTS ?

1) Marivaux développe une anthropologie qui sert de soubassement aux évolutions des coeurs.

Chez Marivaux, les coeurs sont variables et l’amour étant malléable, d’amples changements peuvent
survenir en un temps réduit (des coeurs variables. Le primat de l’inconstance). Il y a bien un complexe art de
l’esquive pour différer l’union, mais dans LD (et LFS) le tempo dramatique est d’autant plus vif que la
résistance à l’amour, commune aux héros de Marivaux, est considérablement atténuée.
Dans LD, c’est en raison de leur ingénuité que les adolescents renoncent aux « milles détours de
langage » des amants policés (Cavillac). Ils ignorent les tabous, se livrent à l’immédiateté de leurs
impressions, ne cherchent pas à camoufler leurs pensées et leurs désirs. Ainsi, la scène 4 est d’une rapidité
étonnante quand on sait la place de la synecdoque séductive chez Marivaux, pas l’ombre d’un obstacle
intérieur : « vous m’enchantez/vous me plaisez aussi » suffit.
La coquetterie de la Comtesse, elle aussi, fait accélérer les choses, car ses contestations sont purement
formelles : elle ne résiste pas à l’amour.

2) Marivaux joue avec les données temporelles et esquive la durée réelle en lui substituant une
durée subjective propre aux personnages.

La vraisemblance de l’intrigue, malgré sa rapidité, est assurée par des procédés purement dramatique :
effets de symétrie et hors-scène ont une fonction essentielle. Aussi : élaboration d’une temporalité
dramatique originale, avec, d’abord, un télescopage entre durée psychologique et durée réelle.
L’intrigue donne moins l’impression d’être précipitée car à la durée réelle est substituée celle vécue par
les personnages, ce qui donne à cartons épisodes une illusoire profondeur temporelle : un entretien de
quelques minutes entre le Prince et Silvia (II, 9) aurait duré, selon Silvia, pas moins de deux heures (« nous
avons été plus de deux heures ensemble », III, 7).

13
Dans LD, à Azor qui dit : « il n’y a je ne sais combien d’heures que je ne vous ai pas vue » Églé répond :
« vous vous trompez ; il n’y a pas assez longtemps, vous dis-je ; je sais bien compter » (sc. 14). Les données
temporelles sont brouillées par les personnages, et les deux heures, par exemple, peuvent bien être une
hyperbole lexicalisée. Les données temporelles, chez Marivaux, sont malléables. La durée vécue
appartient à la subjectivité des personnages et diffèrent de l’un à l’autre : les deux heures d’Azor ne sont
pas deux heure pour Églé. Le coup de force : le temps psychologique, le temps « médiatisé par les
personnages qui en font l’expérience » (Sermain) prévaut aux yeux du public sur le temps réel,
mesurable, celui du spectacle.

3) Marivaux inscrit l’intrigue dans une histoire particulière : en associant, au temps présent du
théâtre, un passé, il lui donne un terreau fertile aux évolutions rapides à venir.

Le passé joue également un rôle important en cela que l’évolution des personnages telle que donnée à voir
au spectateur a pour terreau des épisodes datant d’avant le lever du rideau ; c’est parce qu’elle résulte de
circonstance préalables que la variation des coeur est si rapide.
Dans LDI, Silvia ne céderait pas si vite au faux officier si elle ne l’avait pas rencontré plusieurs fois avant
d’être enlevée. Il est dit trois fois que Silvia s’est entretenue « cinq ou six fois » avec le Prince déguisé, et
sans déplaisir — elle en convient, acte II, sc. 1 : « si j’avais eu à changer Arlequin contre un autre (à noter :
l’évolution de « si j’avais eu » à il faut bien… etc.), ç’aurait été contre un officier du palais, etc. »
L’amour n’émerge pas ab nihilo mais prend la suite de sentiments tendres qui ont commencé à
s’infuser, voilà pourquoi la séduction réussit en un temps bref.
Toute différente est la situation dans LD : la rencontre des jeunes gens en I, 4 est (du fait du protocole
expérimental) une première rencontre au sens le plus fort du terme : première rencontre avec cet autre
et première rencontre avec un autre, censée donner une idée de la première des premières rencontres de
l’histoire de l’humanité. Marivaux enracine sa pièce dans un passé dont rien n’est montré : les dix-huit
années de captivités de ces enfants, préparatifs de l’expérience décrits en quelques mots par le Prince. La
rapidité de l’itinéraire sentimentale est possible car il y eu ces années de stagnation. La condensation
n’est possible que dans son contraste avec la torpeur antérieure.

5) Pour que l’accélération soit efficiente et efficace, il est également nécessaire à Marivaux d’agir
pratiquement et d’optimiser le temps du spectacle.

Dans les actes II et III de LDI, pas une scène, pour parler comme Gérard Genette, n’est pas suspendue
au telos qu’est la désunion d’Arlequin et de Silvia.
« Pour amener ces changements de volonté qui déterminent le dénouement, Marivaux accumule une
série inépuisable d’accidents qui tombent comme une grêle sur le personnage et ne lui laissent pas de
trêve qu’il ne se soit décidé » écrit Jean Fleury. Fin de l’acte II de LDI, Silvia est frappée par une tempête :
les raison d’être inconstante se multiplient (humiliée par Lisette, troublée par les propos de Flaminia, face
à face avec le faux Officier). Les événements s’enchainent de façon à susciter en elle une confusion dont
rend compte l’anaphore du présentatif « voilà Arlequin qui m’aime, voilà le Prince qui demande mon
coeur, voilà vous qui mériteriez de l’avoir, voilà ces femmes qui m’injurient et que je voudrais punir … » (le
genre délibératif).
Par l’entremise de sa déléguée dramaturgique, Flaminia, Marivaux excelle à placer certains entretiens
au moment le plus propice (le moment idoine !), à ménager des transitions, en somme à imaginer des
configurations redoutablement efficaces, propres à confondre les jeunes gens, à les acculer à l’aveu.
Ainsi, les trois entretiens de Silvia et du Prince font suite, chaque fois, à un échange entre Silvia et Flaminia
qui dispose Silvia à céder au faux officier (II, 9 ; II, 2 ; III, 8). De même, pourrait-on apprécier comment dans
LD, l’arrivée de Mesrin se fait à point nommé à la sc. 16.

EFFETS DE SYMÉTRIE
Les jeux de symétrie sont structurant dans l’ensemble du théâtre marivaudien, et ils le sont tout
particulièrement dans LDI et dans LD.

LDI est la seule pièce placée sous le signe du dédoublement, elle donne à voir deux évolutions parallèles
: celle de Silvia et celle d’Arlequin. Dans la dernière scène de LD, Carise dit : « il y a autant de femmes que
d’hommes ; voilà les uns, voilà les autres », et souligne l’équilibre concerté entre personnages masculins et
féminins, tous répartis par couples : Hermiane et le Prince, Carise et Mesrou, Églé et Azor, Adine et
Mesrin, Dina et Meslis.
De même, dans FS, des effets de gémellités sont sensibles, mais moins marqués.
14
S’il ne s’agit pas de considérer que les pièces de Marivaux peuvent être réduit à une stricte binarité, à un
parallélisme rigide, Jean Fabre parle tout de même du Marivaux de LDI comme d’un « géomètre subtil qui
trace d’une main nonchalante et sûre les courbes jumelles, féminine et masculine, d’un amour qui se
défait » : si notre auteur est un géomètre, c’en est un subtil ; Marivaux préfère la finesse à la géométrie et,
loin de tracer des figures rectilignes, il esquisse des courbes dont les trajectoires sinueuses se
rejoignent. Jean Rousset cite LD comme exemple d’un « mécanisme de symétries », mais nuance : à la
« composition volontaire et géométrique » s’allie chez Marivaux « le cheminement imprévu, vagabond,
capricieux du dialogue à l’intérieur des scènes ».

Dans LSPLA, le Baron trace un cercle symbolique autour des protagonistes (Lélio et la Comtesse).
La figure géométrique qui correspond à LDI et à LD, c’est certainement le carré.
Au coeur de l’intrigue : un quadrilatère de héros, entre lesquels un jeu d’échange s’établit. Marivaux
emploie justement une formule en ce sens suggestive : « partie carrée » dans LDI. Formule qui est aussi le
nom d’un tableau de Watteau (1713), et qui avait un sens libertin attesté à l’époque de Marivaux. Ici, elle
désigne une rencontre informelle entre deux couples, équivalente à celle que propose Azor à la scène 13 :
« et nous serons deux, peut-être quatre, car je le dirai à ma blanche ».
Fin des pièces : les personnages sont tous les quatre présent ensemble pour la première fois, et
constatent la reconfiguration du carré : ses côtés ont été intervertis. La dernière pièce de LDI n’accueille
pas, comme de coutume, tous les personnages sur scène, mais se joue à quatre (Arlequin, Silvia, Flaminia, le
Prince) — partie carrée.
Il faut préciser que dans LDI, le quatuor amoureux est parfois brouillé par la présence de trios
amoureux (illusoires, mais cela ne change rien) : Lisette prétend avoir des vues sur le Prince et Trivelin dit
« soupirer en secret » pour Flaminia.

Les itinéraires de Silvia et d’Arlequin sont largement construits en parallèle tout au long de LDI :
symétrie dans les serments, symétrie dans la constance, dans les tentations auxquelles on les soumet,
enfin, symétrie dans l’inconstance.
Mais, tenons-nous bien de considérer ces parallélismes comme des démonstrations de virtuosité de la part
du dramaturge : outre que la dissymétrie a aussi sa place, ces effets de miroir rendent sensible la
progression des personnages, et engagent le sens de l’oeuvre.
Acte I : Trivelin, après avoir échoué à fléchir Silvia, ne réussit pas davantage à tenter Arlequin (scène 1 et
4). Les deux villageois lui opposent des phrases qui se répondent harmonieusement, comme si une
parfaite concorde existait entre ces deux âmes encore innocentes. Indignation contre la vénalité de Trivelin,
« vous-a-t-on payés pour m’impatienter ? » Dit Silvia ; « combien vous a-t-on donc pour m’attraper ? »
S’écrie Arlequin. Mais aussi : « force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ? » Et « quel est donc
cet original-là qui me donne des valets malgré moi ? ». Voilà qui témoigne du désintéressement des deux
villageois et soulèvent un problème qui traverse la pièce : celui de la frontière entre bon gré et mal gré,
entre liberté et contrainte.

Le Seigneur joue aussi, orchestré par Flaminia, auprès d’Arlequin, un rôle très proche de celui de Lisette
auprès de Silvia : ils sont tout deux menacés de disgrâce pour avoir médit de l’un des deux villageois, et leur
tâche est de faire naitre une certaine ivresse du pouvoir chez les deux jeunes gens (pouvoir et argent…)
et d’éveiller leur jalousie.
Le parallélisme de deux répliques en II, 6 suggère d’ailleurs, sans que les jeunes gens en soient conscient,
qu’ils ont été tenté de la même façon : « on envoie les gens me demander pardon pour la moindre
impertinence qu’ils disent de moi » ; « j’attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi ses repentir de
ne m’avoir pas trouvée belle ».
Enfin, c’est bien leur commune inconstance qui rapproche, une dernière fois, les deux amants qui se
promettaient naguère un amour éternel. La proximité est évidente quand ils essaient l’un et l’autre de faire
taire leurs scrupules : « vous savez que je suis innocent » dit Arlequin à Flaminia en III, 6, et Silvia assure à
la même Flaminia, scène suivante : « je ne crois pas être blâmable ».
La symétrie se loge parfois dans des détails ténus, un mot qui fait échos à un autre : « me voilà bien
embarrassé » dit Arlequin à Flaminia et Silvia reconnait « c’est Arlequin qui m’a embarrassé ». L’embarras
évolue au cours de la pièce, il n’est plus l’embarras à propos de la douleur de la séparation de l’acte I, sc. 8
(« c’est une pitié que mon embarras, tout me chagrine ») mais à propos de l’ennui causé par une liaison
encombrante…

15
DERRIÈRE LA SYMÉTRIE STRUCTURELLE ET STRUCTURANTE DE LA PIÈCE, DES JEUX DE DISSYMÉTRIE
SERVENT LA COMPLEXITÉ DE L’INTRIGUE.

1) Dans La Double Inconstance

La symétrie n’a cependant pas nécessairement le dernier mot dans LDI. Selon Goldzink, Marivaux y
« juxtapose symétrie et dissymétrie : symétrie soulignée par le titre, pour la redistribution des couples ;
asymétrie dans la figuration des deux mondes en présence, confrontation où le couple villageois joue
contre tout le monde, et perd (ou gagne) ». Les deux partis en présence dans LDI (Arlequin : « vous êtes
de notre parti, vous ») sont certes fort inégalement armés : quatre personnages sont acquis à la cause du
Prince, il jouit de la supériorité numérique et des privilèges que lui réserve son rang.

Cette dissymétrie externe est redoublée d’une dissymétrie interne qui s’établit parfois au sein du
couple Arlequin-Silvia. Leur évolution a beau être parallèle, elle ne suit pas toujours le même rythme.
Françoise Rubellin l’a montré en comparant deux propositions hypothétiques : « si Arlequin se mariait à une
autre fille qui moi, à la bonne heure » (II, 8) et « si par quelque malheur Silvia venait à manquer… » (II, 4)
les expressions « à la bonne heure » et « par quelque malheur » sont antithétiques. On pourrait constater
entre ces deux scènes une autre dissymétrie évocatrice : quand Arlequin s’exclame « j’ai bien du guignon
dans les rencontres » Silvia plus tard dit : « oh j’ai toujours eu du guignon dans les rencontres » ; le mot est
le même mais le sens diffère : Arlequin a du guignon parce que « sa pauvre maîtresse » et son « amie »
prétendue lui sont enlevées, là où Silvia, en parlant de guignon à propos de sa rencontre avec Arlequin,
présente son engagement non comme une rencontre providentielle (ainsi que le topos amoureux le
voudrait) mais comme le résultat de la malchance.

Faut-il en déduire que l’inconstance, dans l’univers marivaudien, est d’abord féminine ? La conclusion est
hâtive. Entre les deux scènes, Silvia subi de nouvelles épreuves : présents du Prince, perfidie de Lisette. Il
faut garder à l’esprit que Silvia et Arlequin ne sont pas dans la même situation initiale l’un vis-à-vis de
l’autre, Silvia avant déjà rencontre le Prince (déguisé) alors qu’Arlequin tarde à connaître Flaminia.

2) Dans La Dispute

LD a été qualifiée par Robert Kemp de « fin treillis de phrases symétriques » et les effets de symétrie y
paraissent en effet plus marqués et plus complets que dans LDI.
Églé et Azor sont ainsi attirés par Mesrin et Adine, qui formaient couple, alors que Flaminia et le Prince
manoeuvre ensemble sans lien amoureux (à ce propos, une mise en scène de Anne Kessler les fait échanger
un baiser, pour forcer la symétrie ?). Par ailleurs, les couples, initiaux et finaux, sont homogènes dans LD
alors que dans LDI un abime social sépare le couple formé in fine par un villageois et la « fille d’un
domestique d’un Prince » du couple constitué par une villageoise et le Prince en personne.
Les jeux de reflets, les dédoublements, sont si nombreux dans cette pièce où le motif du miroir a un
rôle essentiel — Patrice Chéreau, dans sa célèbre mise en scène de 1973, disposait d’amples miroirs sur
scène — que l’on pourrait parler de LD comme d’un authentique palais des glaces.

L’enchevêtrement des niveaux de symétrie s’observe fort bien à propos du personnage le plus
continûment présent sur scène, Églé. À un premier niveau, Églé a pour alter égo Azor: tous deux se
rencontrent, se promettent un amour éternel, et volent finalement à de nouvelles amours.
Églé entretient aussi des liens plus sourds avec un personnage de la pièce-cadre, Hermiane. Christophe
Martin a relevé les échos syntaxiques entres les répliques d’Hermine et d’Églé découvrant l’une et l’autre
dans un espace qui leur est profondément étranger : « qu’est-ce que c’est que cette maison ? » ; « qu’est-ce
que c’est que cette eau ? » ; « le beau sujet de rire ! » Annonce la dernière réplique d’Hermiane : « nous
n’avons pas lieu de plaisanter ».
Enfin, si Églé est le double, et même la copie conforme d’un autre personnage, c’est d’Adine. Leurs
répliques sont façonnées sur le même modèles : « venez que je vous parle » et « passez ici Mesrin ; que
faites-vous là ? ». Dans la scène d’affrontement des rivales, on touche à l’une des virtualités inquiétantes
de LD : soumis au même protocole expérimental, les adolescents et les adolescentes en viennent à
perdre toute individualité, à être purement interchangeables (Racault). Toute l’ironie est qu’Adine et
Églé revendiquent une singularité absolue (la scène 9 est saturée par le pronom de la première personne
« c’est moi qui charme les autres » ; « comment me trouvez-vous ? »), sans se rendre compte qu’elles ont
été modelées à l’identique.

16
Il faudrait insister cependant sur les choix dramaturgiques qui font quelque peu échapper LD à une
logique exclusivement binaire. Scène 20 : apparition d’un troisième couple, que rien n’annonçait dans la
tirade du Prince à la scène 2 (« quatre enfants au berceau … furent portés dans la forêt »).

Onomastique : Et les jeux de symétrie se poursuivent : le nom de Meslis rappelle celui de Mesrin (mais
aussi, plus curieusement, de Mesrou) et le nom de Dina est presque l’anagramme de celui d’Adine.

Notons aussi que les adolescents bénéficient moins de l’attention de Marivaux que les adolescentes : le
caractère d’Églé est exploré bien plus en détail que celui d’Azor.

Enfin, le travail sur le hors-scène est fondamental dans LD. Il assure une certaine dissymétrie entre
les personnages : si tout laisse penser qu’Adine a connu une évolution similaire à celle d’Églé, seules
certaines étapes de son itinéraires sont toutefois montrées au spectateur.

LE HORS-SCÈNE
Montrer ou ne pas montrer ? Telle est la question ! Et l’alternative au coeur de toute oeuvre
dramatique. Rappelons Horace : « n’expose point sur la scène ce sui se doit supposer derrière le théâtre, et
ôte de devant les yeux plusieurs choses qui bientôt après se doivent réciter par une langue diserte » (Art
Poétique).

Dans LDI et plus encore dans LD, Marivaux a part de dérober certains épisodes à la vue du spectateur.
Quand Azor assure : « Bon ! Ce n’est que moi je pense ; c’est ma mine que le ruisseau d’ici près m’a
montrée » (7), il fait allusion à un épisode qui a été relégué hors-scène. Le spectateur a bel et bien vu Églé
s’apercevant dans le ruisseau (3), mais il doit s’imaginer qu’Azor, accompagné sans doute de Mesrou tout
comme Azor était accompagné de Carise, faire de même.
Les rencontres Adine-Mesrin et Azor-Adine, de même, sont en dehors de notre champ de vision. De tels
épisodes sont d’un statut d’autant plus problématique qu’on ne leur substitue pas un discours en bonne
et due forme. Nul témoin ne décrit ces faits, qui restent dans l’ombre.
Par analogie avec les scènes qui sont exposées, on peut seulement supposer quel a été le contenu de ces
échanges invisibles, qui jouent un rôle structurel dans la progression de l’intrigue. Les incidents représentés
impliquent des incidents non représentés que le public ne peut qu’en partie reconstituer mentalement.
Ces scènes en creux, ces vides dramatiques, ne manquent pas de stimuler l’imagination, dans le sens où,
comme le dit Benoit Barut, « le hors-scène est une sorte de pôle magnétique de l’intérêt justement parce
qu’il est dérobé, dissimulé ».

Dans LDI, tout porte à croire que l’intrigue ne se résume pas à ce qui en est montré au spectateur :
n’est-il pas hautement probable que Flaminia s’est entretenue avec le Seigneur pour préparer ses
interventions de II, 5 et de III, 4, ou avec Trivelin pour répéter la comédie sentimentale de III, 2 (« il y a deux
ans que je soupire en secret pour elle ») ? Or, ces scènes de conspiration ou de machination sont soustraites à
la vue du spectateur.
Si I, 3, où la metteur en scène (Flaminia) donne des consignes à l’actrice (Lisette), est une scène si
importante, c’est aussi parce qu’elle est le prototype des scènes qui ne nous seront jamais montrées : le
spectateur voit Lisette répéter son rôle de belle ingénue, mais pas son rôle de dame de la Cour dédaigneuse
(II, 3) ou de disgraciée vindicative (II, 7) (comédie dans la comédie…).
Au cours de II et III, le spectateur n’assiste qu’à une seule concertation des membres du complot (III, 1,
entre Flaminia et le Prince). Encore l’entretien est présenté de façon tronqué : la conversation est déjà en
cours quand l’acte commence (III s’ouvre sur le mot oui, qui suppose un échange préalable, comme début II)
et l’on ne sait donc pas tout à fait de quoi F et LP se sont convenus avant qu’ils paraissent sur scène
(vraisemblablement a-t-elle suggéré au P de feindre d’être irrité contre elle quand Arlequin mentionnera son
nom).

Enjeux de cette relégation de la conspiration dans le hors-scène :

1) Le spectateur qui assiste à l’exécution du complot mais pas à son élaboration a l’impression d’un
plan qui se trame dans l’ombre ; la conspiration a lieu en sous-main, et non en plein jour — elle
conserve pour le spectateur sa dimension de mystère.
2) Le public peine parfois à distinguer ce qui relève du complot et ce qui n’en relève pas. Les éditeurs de
la Pléiade ont souligné que l’on se demande à plusieurs reprises si les personnages de la Cour « sont en
service commandé » ou « se livrent à des initiatives personnelles », et ajoutent même que « ce qui est
17
inquiétant, c’est qu’on ne sait jamais tout à fait s’ils mentent ou s’ils ne mentent pas ». Notons qu’on
peut considérer qu’à partir de II, les interventions de Lisette, Trivelin, de Seigneur et même du Prince ne
sont pas spontanées. D’ailleurs, la connivence entre le Seigneur et F est trahie dans un sourire de F :
« enserrant, elle sourit à celui qui entre », III, 3. De même, doit-on vraiment croire Trivelin quand il se
dit amoureux de F, alors même que rien ne le laisse présager les actes précédents ? Nombre d’indices
convergent pour établir que F a planifié dans le hors-scène l’essentiel de ce que le spectateur voit se
dérouler sur scène.

Le hors-scène n’est pas que conspiration, c’est hors-scène que Silvia rejoint sa mère (fin I), cela pour
laisse champ libre à Flaminia pour séduire Arlequin.

Christophe Martin a souligné que « le hors-scène est une dimension essentielle » de LD : « une sélection
rigoureuse est opérée sur les événements, qui laisse dans les limbes de l’irreprésenté des pans entiers
de l’action ».
Pour chaque scène représentée, combien nous sont dissimulées ? Le spectateur ne voit pas tout ni
n’écoute pas tout de ce que font les adolescents (Hermiane et LP, eux, si).
Églé se découvre l’eau, mais c’est hors-scène que Azor, Adine et Mesrin, voire Dina et Meslis (même
itinéraire jusqu’à la scène 4) ont fait de même.
Selon une logique itérative, qui sert l’art de la condensation, il est implicite que l’expérience qui a lieu
sur un sujet est répétée en hors-scène sur les autres. Il revient au spectateur d’imaginer quels liens nouent
les épisodes représentés et ceux dissimulés.
La rencontre Adine-Mesrin, Patrice Chéreau la développe, bien qu’il n’y ait pas de scène écrite, elle a
sans doute été similaire, presqu’identique, à celle d’Azor et Églé, à en croire la scène 9.
Azor n’est pas plus enthousiasmé que cela par son reflet, on en déduit qu’il n’a pas eu la réaction
narcissique d’Églé en se découvrant.
Des questions demeurent : les autres personnages ont-ils connu la discussion « maïeutique » Églé-
Carise (15) ? Où est la limite de ces jeux de démultiplication implicite ?

18
DES COEURS VARIABLES : LE PRIMAT DE
L’INCONSTANCE
LA SURPRISE DU DÉSAMOUR
« Lorsque je l’ai aimé, c’était un amour qui m’était venu ; à cette heure que je ne l’aime plus, c’est un
amour qui s’en est allé ; il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même, je ne crois pas être blâmable » :
le bal des verbes de mouvement, dans cette célèbre réplique de LDI (III, 7) permet de dire la profonde
mobilité des sentiments, et surtout de déresponsabiliser Silvia, qui aurait assisté, comme impuissante,
dépossédée d’elle-même, aux flux et reflux de la passion.

Dans LDI et LD, les personnages découvrent la surprise du désamour (pour d’Alembert, le sujet unique
des comédie de Marivaux : surprise de l’amour), leurs sentiments de naguère se sont évanouis.
Un amour est fortifié, accepté et verbalisé mais à condition qu’un autre s’affadisse et s’estompe jusqu’à
disparaître.
Il l’a déjà été dit : le schéma dramatique conventionnel est modifié : les pièces de Marivaux,
habituellement, forment les couples à la fin de la pièce ; là, le couple est déjà formé et la pièce agit en vue
de le désunir, et d’en constituer un autre ! L’éclosion d’un nouvel amour chassant le premier, la mort du
premier laissant la place à la naissance d’un second…
L’obstacle intérieur est souvent un autre engagement amoureux dont le personnage hésite à se
défaire.
LD et LDI (mais aussi LFS) sont gouvernées par une dynamique de l’échange (« tenez, si j’avais eu à
changer Arlequin contre un autre… » Silvia, II, 1) : « un jeu de ‘qui perd gagne’ » (Martin). Mais la perte et
le gain n’est pas similaire d’une pièce à l’autre : LDI a un dénouement opposé à celui de LD, pour le
premier un couple s’en substitue à un autre, pour le second, l’avenir des quatre jeunes gens est incertain.
Dans LFS, nul couple ne subsiste.

Silvia essaye de se disculper, elle n’est pas la seule. « Vous avez que je suis innocent » dit Arlequin (III,
7), et Azor : « oh pour infidèle je le suis, mais je n’y saurais que faire » (17).
Chez Marivaux, les jeunes gens ne sauraient être blâmé de l’évolution de leurs sentiments, ce qu’il
écrit à la même époque : « à l’égard du coeur, on ne peut se le promettre pour toujours, il n’est pas à nous »,
voilà qui fait écho à la réplique du Prince : « on n’est pas le maître de son coeur » (III, 8).
Marivaux se garde de décrier la versatilité : elle est constitutive de l’homme. « le coeur de l’homme est
variable ». Et cette incessante variabilité n’est pas le symptôme d’une insuffisance ontologique ; la
discontinuité profonde du moi, telle qu’elle analysée dans une page du Spectateur Français (« je vis
seulement dans cet instant-ci qui passe, il en revient un autre qui n’est déjà plus, où j’ai vécu, il est vrai, mais
où je ne suis plus, et c’est comme si je n’avais pas été »), est présenté comme une donnée
anthropologique, axiologiquement neutre.
Plus que nécessaire, l’inconstance est parfois souhaitable en cela qu’elle « permet à l’âme de se
mouvoir, de se renouveler, de progresser, au lieu de rester figée dans une désespérante uniformité »
(Robert Mauzi). L’inconstance, en somme, promesse de changement et ouverture à l’altérité : « n’est-ce
pas rien que d’être un autre ? » Demande Églé dans une réplique mémorable de LD, voilà qui témoigne
d’un radical désir de nouveauté que tout objet serait apte à combler — une curiosité bien en accord avec son
siècle !

Dans l’Encyclopédie, une distinction entre inconstance et infidélité : « les lois divines et humaines
blâment les époux infidèles ; mais l’inconstance de la nature, et la manière dont on se marie parmi nous,
semblent un peu les excuser ».
Marivaux, de même, fait quelques différences entre ces deux termes : il n’est jamais fait mention du
terme inconstance dans La Double Inconstance, mais il a une place cruciale dans LD : Carise et Mesrou
qualifient les adolescents d’inconstants : « ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance ? » ; « vous
sentirez qu’il condamne votre inconstance » entre autres. Pour les forcer à reconnaitre leurs sentiments et
pour montrer au public que la question initiale est en passe de recevoir une réponse.
Dans LDI, l’opposition fidélité, infidélité est préférée par Marivaux : Silvia veut demeurer fidèle dans les
deux premiers actes « mais ne suis-je pas obligée d’être fière ? » (II, 1) ; « je ne pourrais pas me résoudre à
être une infidèle » (II, 9).
La Femme fidèle est une des dernières comédie de Marivaux, elles s’inspire du retour d’Ulysse à Ithaque ;
tout l’intérêt de LDI est que Silvia renonce finalement à être une sublime Pénélope.

19
« Il n’aime point ailleurs, il est seulement las de m’aimer : ce n’est qu’un inconstant, et non pas un
infidèle » écrit Marivaux dans Le Cabinet du Philosophe. Selon cette distinction (bien que les termes soient
ailleurs confondus) l’infidèle qui trompe sa femme avec une autre est davantage coupable que l’inconstant
qui n’est seulement plus amoureux.
Si les deux mots sont juxtaposés dans LD, peut-être est-ce pour savoir par l’expérience si les jeunes gens
seront plus inconstants qu’infidèles, ou vice-versa.

Marivaux analysé les nuances entre les différents types de désamour, mais aussi les nuances entre les
différentes étapes du désamour. Il excelle à montrer comment le désamour surprend des coeurs et finit par
triompher d’eux. Grand poète de l’amour naissant, il l’est aussi de celui déclinant. Marivaux a peint le coeur
épuré de l’amant qui voit disparaitre toutes les illusions qu’il a rêvées dans son amour.
Dans LDI, le désamour triomphe peu à peu : les déontiques sont de plus en plus nombreux (« ne suis-je
pas obligé d’être fidèle » (II, 1) ; puis « je l’aime, il le faut bien », « je dois aimer Arlequin » en II, 8) et
montrent que ce n’est plus par amour mais par devoir que Silvia tolère Arlequin.
En II, 8, l’étape est franchie : dans une tirade, Silvia démystifie leur relation avec des adverbes
modalisateurs (quelquefois, assez), invoque l’habitude (« l’habitude de le voir me l’avait rendu plus
supportable que les autres hommes »). La conclusion est fort peu passionnée (« je l’ai aimé aussi faute de
mieux »).
Deux interprétations : soit Silvia se rend compte a posteriori qu’elle n’a jamais aimé Arlequin, (« j’ai
toujours bien vu qu’il était enclin au vin et à la gourmandise ») ; soit elle réinvente le passé dès lors que son
cour va vers le faux officier plutôt que vers Arlequin.
Dans quelle mesure la substitution d’un amour à un autre aide-t-elle Silvia à « voir clair dans son
coeur » ?

CHIMÉRIQUE CONSTANCE
La versatilité des personnages n’a d’égale que l’ardeur avec laquelle ils invoquent un idéal de
constance : « Églé sera toujours Églé », « Azor sera toujours Azor » (6) — mais Églé cesse d’être Églé aux
yeux d’Azor et aux yeux d’Églé, Azor cesse d’être Azor/
« Cela ne branlera pas » dit Arlequin de son amour pour Silvia (I, 8) ; mais Marivaux a lu Montaigne et
s’accorde avec ce dernier sur cela que « toutes choses branlent sans cesse », que « la constance même n’est
autre chose qu’un branle plus languissant » (Essais, III, 2).
Chez Marivaux, les serments d’amour qui font fi de la variabilité et de la malléabilité profonde du moi
risquent d’être vain ou présomptueux. « celui qui fait des voeux qu’il ne pourra rompre ; celui qui prononce
un serment qui l’engage à jamais, est quelquefois un homme qui présume trop de ses forces, qui s’ignore
lui-même et les choses du monde » lit-on dans l’Encyclopédie, article Inconstance.

Chez Marivaux, les serments sont foncièrement indiscrets, c’est-à-dire inconsidérés, qu’ils soient
serments de ne jamais aimer ou d’aimer toujours. Le serment de Arlequin : « dans cent ans d’ici, nous
serons tout de même » alors qu’en quelques heures il renonce à son amour. Seule promesse respectée :
celle de Flaminia de contenter le Prince (« je vous ai promis que vous seriez content, je vous tiendrai
parole », I, 6).
Dans LD, lorsque Églé, pour justifier son inconstance assure : « attendez, quand je l’ai promis, il n’y avait
qu’Azor, il fallait donc qu’il restât seul », cette allégation a beau être d’une mauvaise foi savoureuse, elle
n’est pas dénuée de pertinence — quelle sens a une promesse scellée dans une conjoncture parfaitement
opposée à la conjoncture présente ?

Marivaux s’inscrit contre une ample tradition littéraire en ne croyant guère à l’amour exclusif et
impérissable des romans et des contes de fée : « que veulent dire la plupart des romans ? Ils nous font des
amants si fidèles qu’ils ont le courage de faire les cruels avec les plus belles femmes du monde qui se jettent
à leur tête … Cela ne vaut rien, et n’est ni vrai, ni vraisemblable » Cabinet du Philosophe.
Marivaux, lui, prétend à revenir à la vérité du sentiment. Et voilà le sens d’une réplique fondamentale
de LDI : « ne l’écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée ». Si Trivelin croit à
quelque enchantement, Flaminia relègue l’amour au rang de simple fiction. Dans LDI, nul prodige
amoureux : la passion inaltérable ne saurait exister que dans les fééries et les romans ; dans la réalité de la
Cour, l’amour est vulnérable et malléable.

LDI donne à voir l’effritement progressif d’un idéal romanesque qui s’avère in fine largement
chimérique. Arlequin et Silvia paraissent dans les premières scènes être des amants exemplaires, parfaits
berger d’un roman pastoral qui refusent les artificieuses séductions de la Cour. Mais si « ce début
20
semble annoncer un roman », le romanesque perd vite du terrain : loin d’être des figures idéalisées, les
amants se révèlent eux aussi « de la pâte des autres hommes » (II, 1).
Les tentations, chez Marivaux, sont d’une redoutable efficacité : « il vaut mieux que vous ne soyez pas
le maitre, cela me tenterait trop » reconnait Silvia (II, 9). Silvia et Arlequin, d’abord des exceptions dans un
univers où nuls ne pense comme eux (« tout le monde est charmé d’avoir de grand appartements, nombre de
domestiques », I, 4 ; « de tous ces gens-là, il n’y en a pas un qui ne vienne me dire d’un air prudent :
Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d’abandonner Arlequin », II, 1) mais ils sont convertis aux
valeurs dominantes.

Les grands sentiments, à l’acte III de LDI, n’existent plus que sur le mode parodique : quand Flaminia
imite le ton pathétique des héroïnes de roman ou de tragédie : « je suis au désespoir moi ! Me voir
séparée pour jamais d’avec vous, de tout ce que j’avais de plus chez au monde » (III, 6).
Dans LD, des stéréotypes romanesques sont aussi tournés en dérision, notamment celui de l’amour
providentiel, des âmes soeurs nées l’une pour l’autre.
Christophe Martin a montré que quand Carise dit à Azor et Églé « vous êtes fait l’un pour l’autre » (5), le
topos est infléchi, les adolescents ayant été modelé pour se rencontrer, certes, mais aussi et surtout pour
s’éloigner l’un de l’autre. « Vous êtes fait exprès pour moi » dit de même Églé (6) ; en fait, tout a été conçu
exprès : « il avait fait bâtir cette maison exprès pour eux » (1) ; pour qu’Azor et Églé, en se séparant,
permettent malgré eux de trancher la « dispute » d’Hermine et du Prince.
Dans les romans de Marivaux, des rêves de fidélité éternelles s’évanouissent : dans la huitième partie de
La Vie de Marianne, Valville qui paraissait agir en parfait amant, se lasse de Marianne. Marivaux, écrit
Deloffre, « s’est brouillé avec tout Paris pour avoir rendu Valville infidèle ». La narratrice n’est pas
scandalisée par l’ingratitude de son amant « Valville n’est point un monstre », dit-elle, lucidement, « c’est un
homme fort ordinaire, tout plein de gens lui ressemblent ». De même, Arlequin et Silvia, pour n’être pas
des amants prodigieux ne sont assurément pas des monstres et Hermiane fait preuve semble-t-il d’une
comique exagération en prétendant qu’Adine et Églé sont « ce qu’il y aura jamais de plus haïssable parmi
[s]on sexe » (20). Marianne ajoute ironiquement « un héros de roman infidèle ! On n’aurait jamais rien de
pareil. Il est réglé qu’ils doivent tous être constants ; on ne s’intéresse à eux que sur ce pied-là, et il est
d’ailleurs si aisé de les rendre tels ! Il n’en coute rien à la nature, c’est la fiction qui en fait les frais ».
Marivaux aspire à s’affranchir de certaines conventions séculaires pour mieux peindre, au lieu d'un
amour chimérique qui ne s’épanouit que dans l’univers de la fiction, l’authentique nature du sentiment.

DÉTRUIRE L’AMOUR
À trop assurer que l’inconstance est selon Marivaux inhérente à la nature humaine, ne risque-t-on pas de
minimiser les artifices inventés par les personnages pour chasser l’amour ?
« Rions un moment », dit Flaminia en aparté quand Silvia prétend que son amour s’est tout bonnement
allé (III, 7) : en réalité, loin de disparaître de lui-même, son amour a été méthodiquement anéanti par
des tiers. L’amour meurt moins de sa belle mort qu’il n’est mis à mal par de subtiles offensives.

L’inconstance n’est pas une réalité univoque chez Marivaux : si elle peut certes passer pour un
mouvement purement spontané (LA SURPRISE DU DÉSAMOUR), elle est, bien souvent, le résultat de
stratagèmes concertés. Elle témoigne parfois moins de la variabilité de l’identité que de sa malléabilité.
Le moi est infléchi au gré des événements, mais aussi — et surtout — au gré des volontés.
De fait, Flaminia utilise le verbe détruire dès sa première réplique : « ne songeons qu’à détruire l’amour
de Silvia pour Arlequin » (I, 2) ; voilà qui montre que c’est pour des raisons adventices, et non du fait de
lois anthropologiques intérieures au sentiment, qu’Arlequin et Silvia se désunissent.
Détruire : le mot connote une violence évidente. Le Comte de La Répétition de Anouilh le reprend : « tous
les personnages de la Cour vont se conjurer pour détruire l’amour d’Arlequin et Silvia ». Le paradigme est
quasi-militaire, et ce paradigme se retrouve parfois, assez discrètement, ailleurs dans la pièce. Flaminia
assure, par exemple, qu’elle « sortira victorieuse et vaincue » de ses « travaux » (ordinairement au pluriel, en
parlant de ses ouvrages que l’on fait pour l’attaque et pour la défense des Places). Flaminia, non sans
héroïcomique, se rêve en conquérante qui triomphe d’Arlequin et anéantit l’amour des jeunes gens.

Détruire un amour : l’horizon est curieux pour une comédie (je l’ai déjà dit et redit ça…), du moins
quand cet amour initial parait partagé, légitime et sincère. Lorsque Toinette éloigne Argan de Béline, dans Le
Malade Imaginaire, c’est différent, c’est pour son bien.

21
Dans LD, Carise et Mesrou n’affirment jamais ouvertement vouloir détruire ou simplement affaiblir
l’amour d’Azor et Églé (à peine après avoir contribué à le créer !), mais telle est bien la fin à laquelle ils
aspirent.
Leur argumentation est spécieuse quand ils invitent les amants à s’éloigner pour maintenir l’amour entre
eux ; c’est justement après s’être éloignée d’Azor qu’Églé en vient à lui préfet Mesrin.
Dans LDI, la stratégie de Flaminia est inverse : laisser les villageois s’entretenir afin qu’ils ne cessent de
désirer leur présence réciproque.
Tout au long de LD, les jeunes gens passent pour être libres (LP assure leur laisser « la liberté de sortir
de leur escient et de se connaître » et Carise dit à Églé « promenez-vous à votre aise »), mais leur liberté est
réduite, sinon existante. Dans le jeu de l’amour mis en scène dans LD, le hasard a une bien faible place,
quoi qu’en dise Carise : « profitez plutôt du hasard qui vous a fait faire connaissance ensemble » (10).

22
L’ART DE LA MANIPULATION
GOUVERNER LES COEURS
« Quoi, Seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient ? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-
là ? » s’écrire Flaminia dans LDI, à grand renfort de conditionnels d’indignation. Il est un intérêt de la
pièce de montrer avec quel art des coeurs peuvent être « gouvernés » et des personnalités modelées.
Chez Marivaux, les êtres sont gouvernables, malléable (manipulables, mais manipulation n’avait à
l’époque que son sens scientifique).
De même, LD est une pièce où des sentiments, et des personnalités, sont transformés et façonnés à
loisir. Patrice Pavis, se référant au mythe de Pygmalion, qui a eu une riche postérité au XVIIIe siècle, parle
du Prince comme d’un « nouveau Pygmalion qui modèle ses statues plus en observateur et en froid
analyste qu’en artiste amoureux ».

Le verbe gouverner relève du lexique du pouvoir, et en effet, si le pouvoir proprement politique, dans
LDI, est entre les mains du Prince, le pouvoir dramatique est quant à lui détenu par Flaminia, authentique
reine de l’intrigue, à la fois dotée d’une clairvoyance complète, d’un art de lire sur les visages et dans les
dédales du coeur (« je le crois tout à fait amoureux de moi, mais il n’en sait rien », III, 1) et d’un talent sans
égal pour agir sur les ressorts de l’âme.
L’opposition entre la manipulatrice et les jeunes gens manipulés à leur insu dessine une structure
dramatique dont Jean Rousset a montré la prégnance dans le théâtre de Marivaux : celle du « double
registre ». Il y a une différence entre les amoureux qui vont sans voir et les personnages latéraux qui
auscultent et commentent leurs gestes et leurs paroles et interviennent pour hâter ou retarder leur marche. S’il
est une tradition comique de manipuler les personnages ridicules et vicieux, il est troublant que les
personnages dont on se joue dans LDI et LD soient de jeunes ingénus qui ne sont que partiellement les
ressorts du comique.

Nulle manipulatrice plus remarquable que la Flaminia de LDI. Elle oeuvre à la fois dans l’ombre (dans
les premières scènes) puis en plein jour, en intervenant en personne auprès des jeunes gens (« allons, allons,
c’est maintenant à moi de tenter l’aventure », I, 6). Dès lors, le parti du Prince remporte succès sur succès.
Flaminia brille par son habillage réthorique et la manipulation est d’abord affaire de langage. En II,
1, elle excelle à manier l’implicite « il dine encore », réplique anodine mais qui permet d’éveiller chez
Silvia du mépris pour la goinfrerie de son amant ; de même Flaminia feint la connivence féminine :
« j’ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton », elle dira en II, 8 : « nous nous parlons de fille à
fille ». Elle apporte aussi de fausses rumeurs en prétendant s’en dissocier et s’en indigner : « il n’y avait pas
jusqu’aux hommes qui ne vous trouvaient pas jolie, j’étais dans une colère… ».
Auprès d’Arlequin, elle déploie un parfait art de la séduction, LDI étant assurément des pièces où
séduction rime avec manipulation. En II, 4, elle fait semblant d’encourir de graves dangers en défendant
la cause d’Arlequin (« cet homme-là me fera des affaires à cause de vous »), a recourt à la flatterie (« qui
est-ce qui ne s’intéresse pas à vous ? ») et à la fiction, typiquement marivaudienne (Martin), de la
similitude avec un amant perdu : « puisque vous aimez tant ma copie, il faut bien croire que l’original
mérite quelque chose » dit Arlequin (jeu sur les notions de copie et d’original, également récurrent chez
Marivaux : « je ne trouve qu’un défaut, quand il le baise, ma copie a tout », LD, 6).
Il faudra revenir sur cela que l’amour de Flaminia pour Arlequin a des fondements sincères…

Le Prince de LDI suit les consignes de Flaminia mais celui de LD se voit investi à la fois du pouvoir
politique et dramatique. Il apparait au début de la pièce en parfaite position de maitrise : il guide
Hermiane, lui présente le spectacle à venir, et il a élaboré un plan avant le lever du rideau ; mais dans
l’intervalle séparant la deuxième scène et le dénouement, le Prince devient spectateur et n’intervient pas
directement pour promouvoir l’action et diriger les personnages. Le rôle de meneur de jeu est délégué à
Carise et Mesrou qui deviennent de subtils manipulateurs.
Fin 6, ils font office de tentateurs en forçant Églé à choisir entre son portrait et celui d’Azor ; 16 : Mesrou
a l’art pour pousser Églé à l’inconstance de révéler l’identité de Mesrin au moment opportun (« Mesrin,
l’homme s’appelle Mesrin ! » S’exclame alors Églé !).
Plus d’une fois, les deux précepteurs falsifient par leurs interventions le protocole expérimental et ont
une attitude voisine de celle de Flaminia. Ils feignent l’attendrissement à la 6 : « que de tendresse ! J’en
suis enchanté moi-même » ; ‘il est vrai qu’il vous adore ». Fausse complicité qui rappelle Flaminia en I, 8 :
« vous me ravissez tous deux, mes chers enfants » ; « oh, pour cela, je peux vous certifier sa tendresse ».

23
15 de LD, long entretien Carise-Églé, proche de la scène où Flaminia conduit Silvia à verbaliser son
amour, en II, 8. Des répliques ont une indéniable similitude : « il me passe tant de oui et de non par la tête
que je ne sais auquel entendre » (LDI, II, 8) ; « il dit oui, il dit non, il est de deux avis » (LD, 15). Flaminia et
Carise poursuivent la même fin à partir de stratagèmes différents : alors que Flaminia encourage
ouvertement Silvia à l’inconstance, le discours de Carise est tentateur mais plus insidieux, elle feint de
condamner l’inconstance pour mieux forcer Églé à prendre conscience de son attirance pour Mesrin.

Dans LD, deux meneurs de jeu noirs gouvernent des adolescents blancs, voilà qui, dans la société de
l’Ancien Régime, fondamentalement ethnocentrée, ne laisse pas d’être original.
Carise et Mesrou vont jusqu’à inverser les rapports de pouvoir en déclarant à Azor et Églé : « nous
sommes vos maîtres » (16). Sylvie Chalaye, dans son ouvrage Du Noir au Nègre : l’image du noire au
théâtre, estime in fine que Marivaux fait preuve de quelque audace en donnant une relative position de force
à des personnages noirs : « Carise et Mesrou font avancer les pions. Sans doute est-ce un spectacle un peu
gênant pour le public du XVIIIe siècle, car même si Carise et Mesrou sont sous les ordres du Prince, on voit
deux pions noirs qui poussent les pions blancs ». Il ne s’agit pas, loin de là, de dire que LD échappe à tous
les préjugés de l’époque. C’est en raison d’évidents stéréotypes que la couleur de peau de Carise et
Mesrou fait partie intégrante du protocole expérimental. Il faut en revenir à la tirade du Prince : Carise et
Mesrou « furent choisis de couleur dont ils sont afin que leurs élèves en fussent plus étonnés quand ils
verraient d’autres hommes » (2). Le mot étonné avait un sens plus intense que de nos jours ; LP soutient que,
pour qu’ils soient stupéfaits de rencontrer pour la première fois une personne de leur couleur il fallait qu’ils
n’aient jamais connu que des noirs. La couleur de peau de Carise et Mesrou, dans l’esprit du Prince, est une
frontière qui ne saurait exister entre Azor et Églé qui se considèrent de suite comme l’alter ego l’un de
l’autre. Les précepteurs ne peuvent pas éveiller des désirs chez leurs élèves.
Une réplique d’Églé suscite un indéniable malaise : « cela peut-être bon à vous autres qui êtes tous deux
si noirs, et qui avez dû vous enfuir de peur la première fois que vous vous êtes vus » (6). On retrouve le
préjugé dominant à l’époque selon lequel la beauté ne saurait être que blanche. Notons que cette déclaration
est prêtée à une ingénue qui se complait dans un narcissisme hyperbolique, Marivaux ne tournerait-il en
dérision l’étroitesse d’esprit d’une l’adolescente incapable de tout relativisme ?
La thèse selon laquelle les précepteurs devaient être les « bons sauvages » afin que le naturel des jeunes
ne soit pas falsifié doit être écartée, en effet, trouve-t-on vraiment l’ingénuité fantasmée du bon sauvage
chez ces précepteurs lucides et manipulateurs, que l’on confond avec une Flaminia de LDI ?
Si sauvages il y a, ce sont surtout les jeunes gens, bien plus coupés de la civilisation que leurs
précepteurs. Et le rapport à la langue est révélateur : les précepteurs ont une maîtrise du langage qui contraste
avec les maladresse des quatre jeunes. Ce sont, de fait, des maîtres noirs qui enseignent la langue française à
des élèves blancs : les blancs sont les destinataires et non les dispensateurs de l’instruction. Voilà qui
innove ! Marivaux donne un double statut de maître (magister et dominus) et de maitre du jeu à des
personnages en général en situation de soumission. « Carise et Mesrou représentent sans doute les premiers
vrais personnages noirs au théâtre du XVIIIe siècle » écrit Chalaye. Comprenons, les premiers à ne pas
apparaître seulement fugitivement, ou réduit à un complet stéréotype (sauvage nait, Mage noir, Maure
cruel) ; ils ont sur scène une présence authentique et, dans une certaine mesure, originale.

LA COMÉDIE DANS LA COMÉDIE


La structure du « double registre » est, à l’évidence, à l’origine d’une réflexivité de la pièce sur elle-
même. En confiant à ses meneurs de jeux « délégués indirects du dramaturge » (Rousset) la tâche de
monter une comédie à l’intérieur de la comédie, Marivaux interroge les rouages de l’écriture comique
en même temps qu’il médite sur la profonde théâtralité de l’existence.
Le terme de « théâtre dans le théâtre » est à réserver aux pièces où au moins un des acteurs de la pièce
se transforme en spectateur (George Forestier) ; la notion de métathéâtre (le théâtre qui parle de lui-même,
qui s’autoreprésente, selon Patrice Pavis) est, elle, au coeur des pièces de Marivaux.

Deux pièces relèvent du théâtre dans le théâtre : Les Acteurs de bonne foi (1750), Merlin et ses acteurs
montent un spectacle à destination de Mme Hamelin ; La Dispute (1744).
Dans LD, les jeunes gens sont acteurs à leur insu, ils ne se doutent pas qu’ils sont réduits à jouer un rôle
devant un public qui guette leur réaction. Dans LD, une distinction clair s’établit entre des personnages
devenus spectateur et des personnages qui s’offrent en spectacle.
LP entend mener Hermiane à « un spectacle très curieux » (1), et en effet, en se dissimulant dans « une
galerie qui règne tout le long de l’édifice », analogue manifeste d’une salle de théâtre, tous deux se changent
en spectateurs, qui assistent à une représentation (« il faudrait avoir assisté au commencement du monde et
de la société » (1)).
24
Quand Églé enjoint Azor à la scène 4 de « se cacher derrière les arbres », il y a inévitablement un curieux
effet de mise en abyme, puisqu’Azor se cache de la même façon qu’Hermiane et le Prince sont
dissimulés.

Le début de LD n’est pas sans rappeler un des exemples les plus fameux de théâtre dans le théâtre,
L’Illusion comique de Corneille. Même présence de deux spectateurs (dont l’un est pour l’autre un
intercesseur), même décor conventionnel (la « grotte obscure » chez Corneille, le « lieu sauvage et
solitaire » chez Marivaux), et, surtout, le Prince parle presque en prestidigitateur quand il dit : « le monde et
ses premières amours vont reparaître », de même que le magicien Alcandre dit : « voyez déjà paraître / Sous
deux fantômes vains votre fils et son maître » (de même, on trouve le lexique de l’apparition lorsque Églé
dit : « c’est donc un nouvel ami qui nous a apparu tout d’un coup » (14)).
LP et Hermiane n’interviennent pas pour commenter l’action (là où Alcandre et Primant prennent la
parole à la fin de chaque acte dans LIC), mais leur irruption à la dernière scène, à la surprise des personnages
de la pièce encadrée, permet un recoupement final des deux niveaux de représentation. Des scènes 3 à
19, le metteur en scène de LD a le choix entre reléguer LP et Hermiane dans les coulisses ou les faire
apparaître sur le plateau, de manière sporadique ou continue.
Patrice Chéreau, en 1973, tient à suggérer le « poids de la présence » du Prince et d’Hermiane, qui tantôt
sont apparaissent ; ce regard inquisiteur inquiète, surtout les scènes où les jeunes croient être dans l’intimité
absolue.

Le lexique du théâtre a beau avoir une présence moindre dans LDI, les didascalies suffisent aussi à
montrer combien les personnages endossent constamment des rôles d’emprunt : au début de II, 2, on lit « le
Prince, sous le nom d’officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la Cour ». Flaminia est
assurément une actrice hors pair (elle jour la confidente bienveillante, la dame de Cour craignant une
disgrâce, l’amoureuse qui n’ose s’avouer sa passion) mais elle est aussi une habile dramaturge (une
« dramaturge dans la comédie », selon la formule de Jean Rousset, et une metteur en scène virtuose.
Seul personnage de la pièce à prononcer le mot intrigue (III, 1), elle la mène au double sens de « pratique
secrète qu’on emploie pour faire réussir une affaire » et d’« incidents qui forment le noeud d’un pièce ».
En régisseuse, elle organise les entrées et les sorties de scène, fin I, 6 : « retirons-nous, voici Arlequin qui
vient ») et de III, 1 : « mais retirons-nous et rejoignez Silvia ; il ne faut pas qu’Arlequin vous voie encore, et
je le vois qui vient ».
Elle repartit les rôles, donne à ses créatures « un précis de la conduite qu’elles ont à tenir » pour citer
le grand traité de la manipulation qu’est l’épisode de Mme de la Pommeraie dans Jacques le Fataliste.
C’est lors de son entretien avec Lisette (I, 3), que Flaminia s’affirme mieux que jamais comme une
metteur en scène. La coquette et la femme de tête préparent et répètent une scène à venir : la comédie de la
séduction en I, 5. Flaminia, en position d’autorité, commence par arranger le costume de Lisette « ôte cette
mouche galante que tu as là ». Elle lui fait répéter son texte « que lui diras-tu ? », évalue son jeu et le corrige
« hum, [ce regard] a encore besoin de quelque correction ». Elle donne à Lisette des informations
susceptibles de l’aider à interpréter son rôle : « il s’agit d’un homme simple, d’un villageois sans
expérience ».
Le comique de la scène : Lisette est un actrice susceptible, qui croit sa réussite assurée et se plie des
avisait grâce aux ordres de Flaminia, de là, son échec est cuisant face à Arlequin et le rapport dépité,
symétrique de celui de Trivelin en I, 2, qu’elle présente au Prince en I, 6.

HEUREUX STRATAGÈMES OU TRISTES TOURS


L’Heureux Stratagème (1733) est de ces titres de Marivaux qui pourraient, en apparence, s’appliquer à
plusieurs de ses comédies.
De stratagèmes, il est beaucoup question dans l’oeuvre de Marivaux : Flaminia parle d’un « autre
stratagème » qu’elle prépare contre Arlequin (LDI, III, 1), de même, le Comte de LSSDLA assure : « je vais
me servir d’un stratagème » (III, 5).
Or, il semble que plus d’une fois ces stratagèmes se révèlent à terme heureux, au double sens où ils sont
« suivis de succès » et où ils apportent la joie : « je vous ai l’obligation d’être heureuse et raisonnable » dit la
Comtesse de L’Heureux Stratagème à celle qui l’a pourtant dupée (III, 10).
Des personnages ont beau avoir été victimes de ruses et de pièges, avoir évolué dans un redoutable
univers de mensonge, de subterfuges des manipulateurs sont finalement jugés excusable, voire
souhaitable, au nom de l’issue favorable qu’ils conditionnent. C’est ce que Phocion, dans LTDLA,
énonce avec clarté : « je lui garde un piège […] je serai pourtant fâché qu’il me réduise à la nécessité de
m’en servir ; mais le but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent » (I,
1).
25
Dès sa première pièce en 1713, Marivaux faisait dire à Cléandre : « je me suis, il est vrai, servi de
stratagème / Mais que ne fait-on pas pour avoir ce qu’on aime ? », avec une rime stratagème / aime : tout
stratagème est pardonné pour peu qu’il ait l’amour pour cause et pour horizon. Phocion assure même : « tous
mes artifices sont autant de témoignage de ma tendresse » (LTDLA, III, 9) — les ruses le plus tortueuses
seraient, selon un curieux paradoxe, une éclatante preuve de la droiture des sentiments.
Mais tous les stratagèmes peuvent-ils trouver une aussi commode justification ? Pensant à Léontine, qui
est flouée et abandonnée à la fin la pièce, Phocion a cet aparté qui montre assez que sa bonne conscience
n’est pas intacte : « J’ai pitié de sa faiblesse. Ô ciel ! Pardonne mon artifice ! » (II, 16).

D’une pièce à l’autre, les ruses des manipulateurs ne sont pas susceptibles de recevoir les mêmes
justifications : la légitimation se fait par l’amour dans LDI, (par la morale dans LFS) et par la science dans
LD.
Dans LDI, l’amour que LP porte à Silvia est censé excuser aux yeux du spectateur les ruses
auxquelles il consent : elles sont au service du triomphe d’un amour authentique. On songe à la célèbre
fin des Fausses Confidences : « puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon
coeur n’est point blâmable » dit Araminte. Quant à Flaminia, la perspective serait la même : elle est
innocentée par l’amour qu’elle ressent pour Arlequin : c’est certes d’abord par cupidité (pour être
récompensée par LP) ou par ivresse du pouvoir, mais elle se révèle progressivement sensible aux charmes du
« petit homme ».
Dans LD, jamais LP ne semble envisager qu’il puisse y avoir cruauté à isoler des enfants et à les traités en
cobayes que des précepteurs manipulent à leur gré ; il paraît considérer que l’expérience doit sa légitimé
aux résultats scientifiques qu’elle est destinée à fournir : l’épreuve vise à « décider sans réplique » (1)
une question qui suscite des débats ardents.

Les trois justifications (amoureuse, morale et scientifique) ont d’évidents écueils.

1) LDI. Rien dans le texte n’autorise à douter de l’amour du Prince pour Silvia, mais rien n’oblige non
plus à croire que sa passion sera durable, qu’elle ne sera pas un « caprice qui lui passera » (II, 1) une
fois qu’il aura rassasié son désir d’amours ingénues. Quant à Flamina, elle reconnait être attirée par
Arlequin dans plusieurs apartés (« en vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m’aimer, j’en
profiterais de bon coeur », II, 4 ; « ces petites personnes font l’amour d’une manière à ne pouvoir y
résister », III, 7). Toutefois, cet amour semble parfois commandé sur mesure (« j’ai pris le gout pour
Arlequin seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue » III, 1). Il donne surtout
l’impression d’avoir été opportunément imaginé par Marivaux pour que la pièce ne se conclue pas
en apologie du cynisme. Selon Duviquet (et selon bien d’autres à sa suite), ce penchant sert à rendre
Flaminia mois antipathique et cela évite qu’on lui prête « un caractère de complaisance officieuse,
qui aurait pu recevoir une dénomination avilissante ». Lisette dit : « si je l’épouse, il n’est pas
nécessaire que je l’aime » I, 3 (Dufresny) ; si Flaminia avait résonné de la sorte, le dénouement de la
pièce aurait été amer, alors qu’il est ambigu, de même aurait-il brisé la symétrie finale…
2) LD. La fin parait moins que jamais justifier les moyens, tant le bénéfice théorique est faible au
regard de l’ampleur et de la complexité du dispositif expérimental mis en oeuvre. La voix de la
nature se fait, à vrai dire, pas si nettement entendre.

26
LA QUERELLE DES SEXES
DISPUTATIO
« Il y a dix-huit ou dix-neuf que la dispute d’aujourd’hui s’éleva à la cour de mon père » (LD, 2). Par
dispute, il ne faut pas entendre un échange de propos hostiles seulement, mais aussi une joute intellectuelle,
héritière de la disputatio médiévale.
Selon le dictionnaire de l’académie, le mot dispute « se dit des actions publiques qui se font dans les
Écoles pour agiter des questions » ; or le Prince et Hermiane agitent une question : « vous savez la question
que nous agitâmes hier au soir » (1). Comme dans une disputatio, des arguments pro et contra sont
échangés, à cette nuance que chacun ne met pas la même passion à défendre son sexe : le Prince prétend être
du parti des femmes, à l’inverse de son père, lui misogyne.
Marivaux se moque des disputants dans Le Spectateur Français, les tourne en déraison ; le choix du titre
se teinte alors de quelque ironie.

Un antagonisme entre les sexes est mis en place des LSDLA (1722). La pièce la plus emblématique à cet
égard : La Colonie. Elle présente avec LD des divergences évidentes.
Le rapport entre les sexes est envisagé sous un angle politique dans LC, il l’est sous un angle moral dans
LD. Il n’y est pas question de l’égalité en droits des femmes et des hommes, mais sur leur égalité en
matière de vices et de vertus. Aussi, si LC présente des tentatives concrètes, LD n’a d’enjeux que
théoriques : il s’agit de résoudre (pseudo-) scientifiquement une quaestio, censée être insoluble, car comme
le dit plaisamment, mais justement, Hermiane, « nous n’étions pas » au commencement du monde.

Alors que la disputatio se doit d’être théologique, cet horizon est gommée dans LD : ce dont traitent LP et
Hermiane relève moins du débat scolastique que de la casuistique amoureuse, de la « question d’amour »,
d’origine médiévale aussi, en vogue dans les salons de l’Ancien Régime. Rien de plus convenu d’ailleurs
que la question du premier inconstant ; lorsque Marivaux fait dire au Prince (2) que le même débat s’est
élevé à la Cour de son père, cela semble un moyen de souligner le commun et le caractère sans cesse rebattu
de la question. Déjà La Bruyère, dans Les Caractères, soulève ce questionnement « qui, d’un homme ou
d’une femme, met davantage du sien dans la rupture, il n’est pas aisé de le décider. » (« Du coeur »).
Voilà une question qui imprègne le débat mondain et voit ses retentissement s’immiscer dans celui médical
(avec Nicolas Venette, par exemple).

La question de la première inconstance a beau paraitre restreinte, elle recouvre, dans l’esprit du Prince et
celui d’Hermiane, des questions plus larges (et plus brûlante !), car le premier sexe à avoir été inconstant
serait aussi le sexe « le plus sujet à l’inconstance » (1) de nos jours, par là, le sexe le plus faillible, le plus
déréglé, selon une chaîne déductive…

Dans certains textes, le procès entre les sexes est mené avec sérieux, voire de façon polémique ; peut-on
se demande quelle est, dans LD, la part d’ironie ? La thèse conclusive peut-elle être éventuellement
imputable à Marivaux ? Nous pouvons y répondre de trois façons.

1) Certains commentateurs ont jugé que la conclusion de LD est que la culpabilité est du côté des
femmes. Voilà ce que disent les éditeurs de le Pléiade : les deux sont infidèles, mais s’il faut chercher
une priorité « il est assez clair qu’elle revient aux filles ». Les commentateurs se sont également
penchés sur l’hostilité qu’il y a entre Églé et Adine, qu’ils ont comparé à la franche camaraderie que
témoignent Azor et Mesrin ; ils en ont conclut que Marivaux jugeait les garçons plus innocents que les
filles. On peut objecter à cette interprétation (la plus évidente), d’abord, que le premier à être
ouvertement infidèle est Mesrin : s’il dit à Églé qu’il l’aime « comme un perdu », il s’exclame « oh !
Pour être infidèle je le suis, mais je n’y saurais que faire » (17) (à mon sens, cela corrobore davantage à
la première interprétation, laquelle postule d’un Marivaux qui peint le masculin avec un vernis (le terme
est cependant ironique…) d’innocence ; innocence qui s’exalte dans l’aveu — pas tant désinvolte que
véritablement libre, donc naïf — de sa pleine inconstance !). Il dit cela à un moment où Églé est encore
retenue par les scrupules, fussent-ils hypocrites selon le Prince. Il est essentiel de tenir compte du jeu
sur le hors scène : d'une part le spectateur ignore comment Azor et Adine se sont rapprochés, et, d'autre
part, si Églé parait plus faillible, n’est-ce pas parce qu’elle est sur le devant de la scène, et que l’on
suit donc davantage les fluctuations de son coeur ? Enfin, il faut noter le caractère biaisé du protocole
expérimental, dans la mesure où jamais Carise et Mesrou ne paraissent tenter Azor de la même
façon qu’ils tentent Églé, en la forçant à choisir entre deux portraits en 6, par exemple. Comme le dit
27
Jean-Paul Schneider, « l’expérience semble n’avoir été conçue que pour faire apparaître la femme
comme coupable », et cette interprétation est appuyée par le caractère misogyne du commanditaire de
l’expérience. Hâtif, il peut l’être aussi de dire que l’inconstance d’Arlequin est négligeable, comme le
soutient André Blanc, dans LDI : « l’inconstance d’arlequin ne fait qu’accompagner, en mineur et
avec retard, l’inconstance majeure de Silvia ». Pour autant, Arlequin cède à une femme qu’il vient de
rencontrer, là où Silvia s’avoue son attirance à un homme qui lui faisait déjà la cour avant que le rideau
ne se lève — n’est-ce pas Arlequin qui tombe le plus vite dans l’inconstance ?
2) Estimer que la leçon finale de LD est celle tirée par le Prince dans la dernière scène : « les deux sexes
n’ont rien à se reprocher, Madame : vices et vertus, tout est égal entre eux ». Le pronominal a double
sens : réfléchi et réciproque, rien à ne se reprocher, ni à soi-même, ni à l’autre. Voilà qui rejoint
Montaigne « Sur des vers de Virgile » : « Je dis, que les masles et les femelles n’y est pas en mesme
moule […] la différence n’y est pas grande. […] Il est bien plus aisé d’accuser l’un sexe, que
d’excuser l’autre. » Évidemment, quelle est la part d’ironie dans la déclaration du Prince ? Peut-il
vraiment être porte-parole du dramaturge, ce personnage potentiellement insincère, ayant
organisé l’expérience et ayant oeuvré pour qu’elle aboutisse à un résultat prédéfini ?
3) La question agitée à la première scène ne reçoit pas de réponse définie dans la pièce. Soit qu’elle
n’appelle pas de réelle réponse, soit que le protocole expérimental ne soit pas valide. « il serait
probablement hasardeux de chercher dans l’action de la pièce une réponse nette à la question qui s’y
trouve initialement posée, et encore plus d’y voir une expression supposée définitive de la pensée de
Marivaux » écrit Jean-Michel Racault. LD n’est pas une pièce dogmatique : Marivaux ne cherche pas
à théoriser la différence des sexes, mais à explorer les interférences entre nature et institution, l’éveil
à soi et à l’autre, les jeux du désir.

Féminité et Masculinité ; brouillage et trouble dans le genre

L’expérience est fondamentalement suspecte, de fait, le partage qui s’y opère, entre prérogatives
féminines et prérogatives masculines, doit être considéré avec prudence.
Le retour à l’origine ne met pas en doute les stéréotypes de genre, au contraire, ils paraissent dans LD
reconduits et naturalisés.
Les femmes sont délicatesse, les hommes sont doués d’habileté pratique : Azor ouvre la boite offerte par
Carise en 7.
Le désir de plaire est l’apanage des femmes « je voudrais qu’ils m’aimassent tous, c’est mon plaisir »
Églé, en 15 — l’hyperbole est SAISISSANTE.
Passons…

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LA NATURE FALSIFIÉE
POLISSAGE OU ÉCOLE DE CORRUPTION ?
« Les autres femmes qui aiment ont l’esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et
tout cela chez elle falsifie la nature » (LDI, III, 1). La formulation est frappante, par l’usage du verbe
falsifier, qui s’emploie d’ordinaire pour la contrefaçon (l’image de la fausse monnaie est chère à Marivaux).
Selon le Prince, la falsification provient de « l’usage », de « l’éducation », et de « l’esprit cultivé », qui
s’oppose à la nature ; la dialectique est fameuse et émerge au XVIIIe : nature s’oppose à culture.
Autour du mot cultiver, un jeu évocateur : « cultiver l’amitié » évoque le Seigneur, mais Arlequin revient
à son sens premier et préfère « cultiver un bon champ ».
Le paradoxe est là : le Prince déplore l’esprit cultivé et l’éducation des femmes de la Cour « falsifient
la nature », mais il ne fait rien d’autre qu’imposer à Silvia une éducation courtisane, qui transforme sa
nature !
LDI et LD sont toutes deux paradoxales, en cela que, désirant isoler la nature pour l’apprécier, dénuée
d’artifices, ils la dénaturent.

« On pourrait voir dans LDI une exploration de l’acculturation » écrit Françoise Rubellin ; en effet, dans
LDI comme dans LD, des âmes à première vue vierges sont dégrossies, déniaisées, cultivées en somme, à
mesure qu’elles sont initiées aux usages sociaux.
Cette éducation qui corrige ou altère la nature, peut-on la comprendre de deux façons : le polissage ou la
corruption.

LDI donne à voir une métamorphose, celle de deux âmes qui perdent leur ingénuité à mesure qu’elles
sont converties à la logique de la Cour.
I,1 : Silvia dédaigne le luxe que Trivelin lui tend ; fin II : elle se réjouit d’essayer un « bel habit ».
Arlequin assure d’abord à Trivelin qu’ils « ne [s’]accomoderon[t] pas » en I, 4 ; en III, 4, il dit :
« accommodons-nous plutôt » : voilà le mouvement de LDI, cet accommodement progressif au monde
courtisan.
Arlequin se transforme : il se targue encore d’honnêteté en III : « j’ai coutume de dire vrai » (III, 1), mais
il se révèle pourtant capable de mensonge, par omission, puis par feinte : « il ne faut rien dire à Flaminia
du cousin » (II, 5).
Ce n’est pas un moindre défi pour le metteur en scène que de rendre sensible l’évolution morale et
sociale des deux villageois. Marcel Bluwal, dans son téléfilm, montrent le processus d’acculturation pat
l’évolution des intonations et de l’apparence physique (Patrice Pavis).

Dans LD, Marivaux imagine une métamorphose plus radicale encore. Le lexique de la découverte
figure à plusieurs reprises : « cette découverte-là m’enchante » (3) ; « un camarade qu’il a découvert tout
nouvellement » (15). Les révélations, en effet, se multiplient pour les ingénus : ils découvrent la différence
entre les affects, la volupté et la frustration, la représentation, ils élargissent leur palette lexicale,
développent leur conscience de soi et leur rapport avec autrui.
Leur esprit et leur coeur se « débrouillent », pour parler comme Jacob, à mesure qu’ils sont initiés à ce
dont on les a soigneusement tenus éloignés. Il est vrai, toutefois, qu’ils semblent davantage être à l’école des
vices sociaux que de la vertu : ce n’est pas tant la magnanimité qu’ils apprennent que la tyrannie, dont
ils (Adine et Églé) font la preuve manifeste en traitant leur rivale et leur ancien partenaire sans ménagement
aucun. Corruption de leur ingénuité originelle ? L’interprétation est insatisfaisante, car la naïveté des
premières scènes est assez équivoque, compte tenu de la vanité dont elle est enduite, comme l’a montré
Cécile Cavillac. Si Marcel Bluwal tire leçon de LDI que « l’innocence n’existe pas », cela semble plus vrai
encore dans LD.

Les hypothèses sur le pré-rousseauissme de LD sont séduisantes, assurément, mais sont à avancer avec
prudence. On ignore si Rousseau, amateur du théâtre marivaudien, connaissait LD, mais des critiques ont
relevé des affinités entre LD et les thèses du genevois dans les années 50 (il faut dire que c’est une référence
qui nous vient nécessairement à l’esprit lorsqu’on lit LD).
Jean-Michel Racault a noté le rôle corrupteur du sentiment de propriété : ceci est à moi dans LD : « ce
n’est pas ici votre blanche, c’est la mienne, ces deux mains sont à moi, vous n’y avez rien » (14) ; dans le
second Discours, Rousseau montre en outre que « l’idée de la considération », l’habitude la comparaison, le
rôle accordé à « l’estime publique » a entrainé « des composés funestes au bonheur et à l’innocence » ; et

29
certes dans LD, c’est dès qu’Églé et Adine se comparent (« je crois pourtant qu’elle se compare » (9)) et
entrent dans une querelle d’égo que les rapports intersubjectifs commencent à se détériorer.
Il n’en demeure pas moins qu’Azor et Églé ne sauraient donner une image de « l’homme originel »
patiemment reconstitué par Rousseau : déjà formés au langage (langage qui plus est raffiné, outre quelques
ignorances et maladresses), ils se trouvent de fait à une étape déjà avancée du processus de dénaturation ;
on ne trouve pas chez eux la pitié naturelle censée « modérer l’action de l’amour de soi-même ».
Marivaux ne cherche pas à conjecturer une quelconque bonté naturelle de l’homme, et qui n’exclut
pas que la corruption sociale puisse être une paradoxale condition du bonheur, il n’anticipe qu’en partie
les thèses de Rousseau.

Ce dernier, dans une lettre à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, oppose sa thèse (homme
originellement bon, corrompu par la société) à celle de la doctrine chrétienne du péché originel.
Dans LD, l’imaginaire du péché originel a une présence complexe.
Dans quelle mesure La Dispute peut-elle être lue comme une réécriture de la Genèse ?
À première vue, la pièce évite la question religieuse et le lexique religieux est cantonnée à ses utilisations
métaphoriques et stéréotypées, dans des images triviales (« vous êtes divine » (12)).
(Onomastique) Pour autant, Marivaux donne à Azor et Églé les initiales de Adam et Ève. Des articles
indéfinis solennisent le propos : « l’un est l’homme et l’autre est la femme » (6) ; cela peut rappeler du reste
la Genèse.
Le scénario biblique de la tentation est bien là, en arrière-plan ; Églé, en 6, rebondit sur le mot tenté
(« pourquoi tentés ? Quitte-t-on ce qu’on aime ? »).
Il faut souligner l’importance du thème de la tentation chez Marivaux (Christophe Martin), dans LDI,
le rôle de tentateur est confié à Trivelin et, en I, 4, il recourt à une palette de tentations afin d’identifier la
plus efficace : « que vous auriez bu de bon vin ! Que vous auriez manger de bon morceaux » (les irréels du
passé, cruelle tentation !).
Églé se mire dans l’eau en 3, et associe à la dimension biblique un horizon mythologique, se faisant
Narcisse ; mais Ève commence par apercevoir son image dans un lac, rappelle Jean Gillet.
(Notes : Soulignons cependant que l’espace où vivent les adolescents n’a rien de l’Éden, ce « lieu du
monde le plus sauvage et le plus solitaire » (1) évoque l’espace transgressif, hors-société, c’est davantage le
château de la Foret-Noire des 120 Journées De Sodome du Marquis de Sade que l’Éden de la Genèse !)
Aussi, le Prince, s’il façonne les adolescents, se fait démiurge, demeure faillible et n’a rien d’une
sentence divine ; la faute commise, quant à elle, est assez loin de l’infraction à un commandement
transcendant mais un banal péché véniel…
N’est-ce pas une façon pour Marivaux de défendre une anthropologie nouvelle, qui ne soit pas fondée sur
le sentiment de culpabilité ?

EPROUVER LA NATURE
« Une épreuve qui ne laissât rien à désirer » LD, 2 : le dispositif de LD est présenté comme une épreuve,
et s’ancre dans l’oeuvre de son auteur par cette notion au rôle cardinal d’Annibal (« si le roi contre lui veut
en faire l’épreuve » II, 2) aux Acteurs de bonne foi (« et le tout pour éprouver s’ils n’en seront pas un peu
alarmés et jaloux » 1), en passant, évidemment, par L’Épreuve, au même titre que LD, un condensé de
l’esthétique marivaudienne.
Une des obsessions des personnages de Marivaux : mettre autrui à l’épreuve et par là s’éprouver soi-
même.

Épreuve, selon le dictionnaire de l’académie, se dit de l’essai, l’expérience, qu’on fait de quelque chose
(1762) ; épreuve est associée à expérimentation, il apparait donc naturellement dans LD. Il est absent de
LDI, mais l’intrigue peut être traduite en termes expérimentaux : des jeunes gens innocents garderont-
ils leur pureté une fois plongés dans le monde artificieux de la Cour ?
De fait, l’amour d’Arlequin et de Silvia est mis à l’épreuve par Flaminia, et il décroit peu à peu, au lieu de
résister. La Cour de LDI est en tout point opposée au « lieu du monde sauvage et solitaire » de LD, mais les
deux espaces ont cela de commun qu’ils sont isolés, circonscrit, soumis à des règles propres, et ils
révèlent des lieux d’expérimentation privilégiés.
(Notes : L’espace clos, isolé, soumis à des règles propres, enclavé, en discontinuité avec ce qui l’entoure,
défini la notion d’hétérotopie conceptualisée par Michel Foucault. L’hétérotopie : à la fois l’espace sanctuaire
de l’imaginaire, la cabane d’enfant, par exemple — par extension, celui du lieu isolé de La Dispute — qui
recréé l’espace de la cabane d’enfant en y rejouant, de manière artificialisée, les transgressions qui s’y
opèrent, à l’abri de l'autorité parental, et donc soumis à ses propres règles, mais LD brise l’intimité et la jette
aux yeux du double public (notons que les règles régissant le lieu isolé de LD ont été établi par le Prince et
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sont appliquées par les deux serviteurs, cela ressemble surtout à Sade) ; à la fois l’espace, dans la société, en
discontinuité de celle-ci, par les règles qui le régissent, différentes de celles qui s’appliquent ailleurs : c’est la
Cour de La Double Inconstance. L’hétérotopie, c’est simplement le théâtre, l’espace de la scène. Représenter
sur scène un lieu isolé est une forme de métathéâtre à lui seul, car la scène elle même est un espace
hétérotopique en marge de la société, qui n’es pas réglé selon les normes de celle-là…)
« J’ai essayé de donner au château du Prince la dimension d’un lieu où l’on fait des expériences hors du
monde » écrit Jacques Rosner, à propos de sa mise en scène de LDI. La Cour, il est vrai, est désignée comme
un pays (« c’est quelque chose d’épouvantable que ce pays-ci » II, 14), comme s’il s’agissait d’un espace
autarcique ; dans une certaine mesure, la Cour peut être analogue aux espaces insulaires où Marivaux
imaginera des épreuves politiques et morales…

Dans LD, le Prince a une expression frappante : « c’est la nature elle-même que nous allons interroger »
(1). Il s’agit là de l’essence de toute épreuve, et L’Encyclopédie ne manque pas de corroborer à cet axiome en
définissant l’expérience par opposition observation, laquelle se borne à écouter la nature là où
l’expérience « l’interroge et la presse ».
À l’article « critique », il est aussi inscrit qu’à celui « qui veut plier l’expérience à ses idées » il faut
« oser dire […] ton métier est d’interroger la nature, non de la faire parler ».
Le Prince a justement ce travers : il fait dire à la nature ce qu’il désire entendre d’elle. Le présupposé
de l’épreuve est tel : à travers le discours des adolescents, ce serait la voix de la nature qui se ferait entendre ;
« ici c’est le coeur tout pur qui me parle ; comme ses sentiments viennent, il les montre » dit le Prince à
Silvia, et cela s’applique aussi à Églé et Azor.
Interroger la nature, l’expression est d’autant plus riche de résonances qu’elle se trouve au coeur d’une
métaphore juridique filée (dans LD) : « prononcer en votre faveur » ; « je vais vous donner de quoi me
confondre » (LP à Hermiane). La nature est interrogée à la façon dont on interroge un témoin, susceptibles de
donner l’avantage à l’une des deux parties, de façon à mettre fin au procès.
Modèle scientifique : l’épreuve ; modèle réthorique : la disputatio ; modèle judiciaire : le procès des
sexes. Tous interfèrent en somme dans ce complexe prologue.

C’est bien à l’exposé semi rigoureux d’un protocole scientifique que se livre le Prince dans LD, 2 : des
conditions optimales ont été recherchées ; les conséquences ont été pesées avec soin (« de sorte qu’ils ne se
sont jamais vus » ; « afin qu’ils en fussent plus étonnés ») ; seules les informations indispensables sont
concédées (on ignore les parents des enfants).
Marivaux imite le discours scientifique et Christophe Martin souligne la parenté entre la première scène
de LD et les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle (1686), bien connus de Marivaux.
Le dialogue du Prince et d’Hermiane fait alterner discours philosophique et discours galant. De même, les
répliques d’Églé lorsqu’elle découvre le monde font directement échos à Fontenelle : « que vois-je,
quelle quantité de nouveaux mondes » ; « que de pays, que d’habitations, il me semble que je ne suis plus
rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur ». Fontenelle, réécrivant et réinterprétant Pascal :
« voilà l’univers si grand que je m’y perd, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Cela me confond, me
trouble ».

L’épreuve mise en scène dans LD a ses antécédents fameux. Marivaux est lecteur des historiens grecs, il
est auteur de brèves Réflexions sur Thucydide, et a peut-être découvert, chez Hérodote, l’expérience de
Psammétique (Histoire, II, 2). La voilà : Le pharaon Psammétique aurait fait élevé deux enfants à l’écart du
monde pour en déduire quelle est la langue première parlée par les hommes.
Au XVIIIe siècle, ce type d’expériences pédagogiques est médité par bien des auteurs ; le rêve de
remontée à l’oriente obsède, on essaye de démêler l’inné de l’acquis, on s’interroge sur la genèse du savoir,
dans le cadre de la théorie lockéenne de la « tabula rasa » (concept philosophique épistémologique selon
lequel l'esprit humain naîtrait vierge et serait marqué, formé, « impressionné » (au sens d'« impression
sensible ») par la seule expérience).
Dans Les Pensées de Montesquieu, le protocole suivant est esquissé : « un prince pourrait faire une belle
expérience. Nourri trois ou quatre enfants comme des bêtes, avec des chèvres ou des nourrices sourdes et
muettes, ils se feraient une langue ; examiner cette langue, voir la nature en elle-même et dégagée des
préjugés de l’éducation. » Ce texte n’a pas pu être lu par Maritaux, publié trop tardivement.
Si chez Hérodote et Montesquieu, l’investigation est linguistique, elle est morale chez Marivaux. Le
français a été appris au jeunes gens de LD, et le Prince s’interroge sur le développement du rapport à autrui.
Pour autant, une réflexion sur les usages langagiers est bien menée dans LD : les jeunes gens connaissant
des codes du langage mondain mais confondent nom commun et nom propre (nombreuses antonomases
: « ce n’est pas là un Azor » (9), des noms communs traités comme propres « un camarade que j’ai fait, qui
s’appelle homme » (14)), ils emploient des tournures incorrectes (« assurément, et très personne » (9) : un

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adverbe est incident à un nom et un nom non gradable est soumis à la gradation), et, enfin, un usage insolite
du féminin et du masculin : « êtes-vous plus contente ? » Demande Églé à Azor (4), et, visible qu’à la
lecture : « vous êtes pareille à moi, ce me semble ? » Azor à Mesrin, 13.

Ces expériences, stimulantes pour l’intellect, soulèvent de légères limites éthiques — également
théoriques. L’isolement enfantin a des virtualités inquiétantes, pour ce qui est des limites éthiques, et de cela
rend compte toute une tradition littéraire, celle de la précaution inutile (dont L’École des Femmes est le
principal fleuron) où l’enfant n’est tenu éloigné des sollicitations extérieures que dans l’intention
perverse de réduire son sens critique.
Marivaux, dans deux comédies de 1732, avait lui-même peint des éducations aliénantes : celles que
subissent Agis dans Le Triomphe de l’amour, et Angélique dans L’École des Mères (« une fille retirée, qui vit
sous les yeux de sa mère, et dont rien n’a gâté ni le coeur ni l’esprit », 4).
Du point de vue théorique, les résultats risquent d’être insatisfaisants dans la mesure où, comme le dit
Rousseau dix ans après LD, dans la préface de son second Discours : « ce n’est pas une légère entreprise de
démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme ».
Le Prince parle fièrement d’une « épreuve qui ne laissât rien à désirer », mais des indices laissent vite
entendre que l’expérimentation est imparfaite, ne serait-ce que l’épanorthose « tels qu’ils étaient, ou du
moins tels qu’ils ont dû être » (1) — il ne s’agit pas d’une reconstitution factuelle, mais conjecturale.
L’épreuve à laquelle se livre le Prince a aussi pour défaut de reposer abusivement sur une logique de
l’induction. Quand Hermiane dit : « il faut que le sort soit tombé sur ce qu’il y aura jamais de plus haïssable
parmi mon sexe » (20), sa mauvaise foi est certaine, ou son aveuglement en tout cas, mais cela souligne aussi
qu’il est insatisfaisant de vouloir tirer des conclusions générales de l’exemple particulier de quatre jeunes
gens.
La curiosité initiale d’Hermiane (« vous excitez ma curiosité, je l’avoue »), celle du spectateur, et celle
curiosité de tout un siècle, pourrait bien être une libido sciendi largement impossible à satisfaire.

LA NATURE INSAISISSABLE
Le Miroir, écrit en 1755, est un des derniers textes de Marivaux. Il commence par l’évocation
spectaculaire d’une allégorie de la Nature : « elle était dans un mouvement perpétuel, et en même temps si
rapide, qu’il me fut impossible de la considérer en face. Ce qui est de certain, c’est que dans le mouvement
qui l’agitait, je la vis sous tant d’aspects que je crus voir successivement passer toutes les physionomies du
monde, sans pouvoir saisir la sienne, qui apparemment les contenait toutes ».
Ce texte, qui fait partie de ceux que François Régnault a placés en prologue de la mise en scène de LD par
Patrice Chéreau, suggère assez combien pour Marivaux, la nature, loin d’être figée, est mobile, fuyante,
insaisissable.
Si dans ses Pensées, Montesquieu rêve de « voir la Nature en elle-même », Marivaux semble penser que
la nature ne saurait être considérée en face. Frederic Deloffre et Michel Gilot comparent cet extrait du Miroir
aux considérations de Marivaux sur le je ne sais quoi : « ne me cherche point sous une forme, j’en ai mille, et
pas une de fixe : voilà pourquoi on me voit sans sans me connaitre, sans pouvoir ni me saisit ni me définir :
on me perd de vue en me voyant, on me sent et on ne me démêle pas ».
Les Princes de LDI et de LD rêvent de surprendre la nature, mais cette nature protéiforme comme le je ne
sais quoi ne leur échappe-t-elle pas ?

Marivaux médite dans ses comédie la plurivocité de la notion de nature : ses personnage semblent
s’en forger une image contradictoire, sur laquelle ils ne s’entendent pas. Une réplique de Trivelin à ce sujet
éloquente (LDI) : « cela n’est point naturel » dit-il de l’attitude de Silvia, alors que la villageoise est censée
incarner la pure nature en vertu de l’antagonisme topique entre la campagne comme règne de la nature
et la Cour comme règne de l’artifice. C’est que le naturel, dans la bouche de Trivelin, ne désire pas « ce qui
appartient à la nature », mais « ce qui est dans l’usage commun » ; la nature qu’il invoque est une seconde
nature, une nature sociale qui couvre la première, comme quand Silvia s’étonne que l’entourage lui conseille
l’inconstance « tout naturellement, sans avoir honte » (II, 1).
Dans LD, des échanges de répliques sont fondés sur la polysémie du mot nature. La différence est grande
entre la naturalité selon Hermiane (« les femmes, avec la pudeur et la timidité naturelle qu’elles avaient ») et
la naturalité selon le Prince (« c’est la nature elle-même que nous allons interroger »). Comme dit Christophe
Martin : « le naturel invoqué par Hermiane se trouve relégué au statut de pur préjugé, vestige d’un
mode de pensée archaïque, alors que le concept de nature convoqué par le Prince paraît légitimé et
comme épuré par la rationalité ‘philosophique’ de l’expérimentation ».
La nature… ! « Quel mot est plus souvent prononcé que celui-là en plusieurs significations différentes ? »
s’interrogeait déjà Pierre Bayle !
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Le naturel au sens de ce qui appartient à la nature parait dans l’oeuvre de Marivaux faire figure de
fantasme, au double sens où il est un objet de désir et où il s’avère être une construction largement
imaginaire.
Le Prince de LDI est séduit par les « grâces naturelles » de Silvia (II, 1), son innocence fait tout son
prestige. En I, 3, Flaminia compare Arlequin à un homme trop accoutumé à l’eau claire pour boire de l’eau
de vie ; le Prince est quant à lui à l’eau de vie, mais qui est désormais tenté par l’eau claire.
Flaminia elle-même est conquise par la fraicheur des deux villageois : « en vérité le Prince a raison, ces
petites personnes-là font l’amour d’une manière à ne peut pas pouvoir y résister » (III, 7).
LDI met en scène le désir naturel qui hante une société parfaitement artificieuse, désir non pas
théorique de saisir le naturel (comme dans LD), mais désir érotique, et en partie narcissique, car si le
Prince convoite Silvia, c’est aussi qu’il croit que seule une âme pure pourra lui offrir le plus beau des
présents : l’aimer pour lui-même.
De même que les êtres de Cour sont attirés par leurs envers, l’ingénuité villageoise est peu à peu
conquise par un monde à aux antipodes du sien (« qu’est-ce que cette maison et moi avons affaire
ensemble ? » demande Arlequin, en I, 4) : l’univers policé de la Cour.
Pour Michèle Fabien : LDI peut-être lue comme « l’histoire d’une fascination réciproque de deux classes
sociales qui se perçoivent l’une l’autre dans la représentation qu’elles se donnent à elles-mêmes ».

Le naturel recherché par les gens de la Cour est affaire de représentation. Il n’est pas une réalité
effective et tient de la chimère et de la création fantasmatique. III, 1 : le Prince dit de Silvia : « ici c’est le
coeur tout pur qui me parle, comme ses sentiments viennent, il les montre ». Idéal de spontanéité, et de
transparence : « l’ingénuité est qualité d’un âme innocente qui se montre telle qu’elle est », écrit Diderot
dans l’Encyclopédie. Certaines répliques de Silvia nuancent, voir contredisent, ces idéaux. Elle assure à
Flaminia : « cette fidélité n’est-elle pas mon charme » (II, 1) — l’affirmation est capitale, elle montre que la
villageoise sait que sa candeur est un atout de séduction : l’ingénuité consciente d’elle-même en est elle
encore une ?
Silvia n’ignore pas non plus que son ingénuité lui réussit auprès du faux officier, rapidement, peut-on
supposer qu’elle surjoue son rôle de candide villageoise…
« Moi j’ai l’air d’un innocent ; eh bien, à cause de cela, faut-il s’en fier à notre air ? » demande Arlequin
en II, 5. Certes ils paraissent innocents (exempt de toute malice, candide…) mais leur rapide conversion aux
valeurs de la Cour montre qu’ils n’ont pas pour autant la parfaite candeur que leur prêtent le Prince et
ses courtisans.
Pour Marcel Bluwal, la leçon de LDI, qu’il considère comme « une fable philosophique grave et
cruelle », est que « il n’y a pas d’innocence du tout » : la corruption d’emblée existe en puissance chez Silvia
et Arlequin. L’idéale de pure simplicité est un leurre digne du roman pastoral (chimérique constance)
que la pièce s’emploie à balayer. La naturalité est soit friable (Arlequin et Silvia) soit tout à fait illusoire
(Lisette et Flaminia, lorsqu’elle parlent « d’un air naturel »).

Le Prince de LDI est en quête d’une nature fantasmée qui se dérobe à lui : l’ingénuité de Silvia est en
partie un artefact et parce que pour conquérir Silvia, il doit attaquer son innocence. Tel est le paradoxe du
Prince : il prise le naturel de Silvia mais le dénature pour s’en emparer. Il déplore que l’éducation des
femmes en « falsifie la nature » mais est précisément en train de falsifier celle de Silvia (polissage ou école
de corruption ?). Cette contradiction entre désir d’innocence et destruction de l’innocence pourrait n’être rien
de moins que « la contradiction sur laquelle repose toute la pièce » (Ubersfeld).
Cette contradiction existe aussi dans LD, où le Prince recourt à un dispositif qui opacifie la nature à
laquelle il a espoir d’accéder. Nombreux sont les biais qui rendent l’expérience largement inapte à faire
émerger le naturel, des notions culturelles ont été inculquées : le langage, mais il a aussi été question d’une
leçon de musique en 11.
« L’expérience tentée sur les enfants serait faussée d’avance, puisqu’elle reproduirait non les conditions
naturelles de la vie primitive, mais les conditions vicieuses de la vie civilisée ».

La nature est insaisissable à force d’être sertie d’artificiel : chez Marivaux, nature et culture
s’interpénètrent au point qu’il est malaisé de les démêler l’une de l’autre. Il rejoint Pascal, dont il était
un lecteur assidu : « mais qu’est-ce que nature ? … J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même
qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature » (avec une structure en
antimétabole très pascalienne ! ».
Un échange entre Flaminia et Lisette en I, 3 a un rôle central : Flaminia parait plus que jamais le
dramaturge interne (comédie dans la comédie), mais aussi parce que l’entrelacement entre naturels et
artificiel y est au coeur : l’artificiel peut-il se couvrir du voile de naturel ? Flaminia recommande à Lisette

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de renoncer à ses artifices accoutumés, symbolisés par la fameuse mouche, et de recourir à des artifices qui
ne sentent pas l’artifice, qui donnent une paradoxale impression de naturel. En un sens, c’est là le sommet de
la coquetterie ! « Les femmes ne sont jamais plus coquettes que quand elles veulent insinuer qu’elles ne
le sont pas. Le négligé, par exemple, est une abjuration simulée de coquetterie ; mais en même temps, le
chef d’oeuvre de l’envie de plaire ».
Flaminia enjoint Lisette de simuler habilement le naturel. Or Lisette échoue à feindre le naturel, comme si
la nature courtisane la rendait inapte à jouer la femme candide. « Au lieu de se faire artificiellement naturelle,
comme le voudrait Flaminia, elle reste, si l’on peut dire, naturellement artificielle » écrit Françoise
Rubellin.

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POUVOIR ET ARGENT
GRAND ET PETITS
« Je ne suis pas digne d’être fâché contre un Prince, je suis trop petit pour cela », dit Arlequin (LDI, III, 5)
; petit, il l’est par sa taille car la taille de Thomassin vaut à Arlequin son surnom de « petit homme », et par
son ingénuité d’enfant (« pauvre enfant » l’appelle Silvia en I, 1 et I, 8), surtout, il est petit par opposition
aux Grands, nobles, puissants.
Les pièces de Marivaux sont marquées par la conscience aigüe des écarts sociaux, et habitée par une
réflexion sur le pouvoir. On ne peut réduire la réflexion politique de Marivaux à ses pièces insulaires et
LDI et LD ont cette originalité de mettre en scène un détenteur du pouvoir absolu, tandis que cette
figure est d’ordinaire réservée à la tragédie. Marivaux est un amateur de genre intermédiaire :
comédie héroïque et tragicomédie, brouillent les frontières génériques.
Les deux Princes, au sommet de la pyramide du pouvoir : « c’est un plus grand maitre qui vous a fait le
mien » dit Trivelin à Arlequin en I, 4. C’est suivant les ordres du Prince que Carise et Mesrou gouvernent les
adolescents. Les Princes commandent et sont obéis, comme à la dernière scène de LD, où les injonctions du
Prince sont aussi impérieuses qu’énigmatiques (« qu’on les mène à part et qu’on place les autres suivant mes
ordres »). Ils ont à leur service des êtres qui ne cherchent qu’à leur complaire, à contenter aveuglement leurs
désirs : « ces gens-là … souhaitent que le Prince fût content » Flaminia en II, 1.
Le Trivelin de LDI est dévoué à sa tâche d’entremetteur et gagné tout entier à la logique du pouvoir, il est
dans une abnégation aux désirs du Prince et va jusqu’à abdiquer toute personnalité. Il est « le dernier avatar
de l’homme aliéné, dans son épaisse satisfaction » (Gilot et Coulet).

Dans LD, contrairement à dans LDI, la Cour n’est évoquée qu’à distance (« vous souteniez contre toute
ma cour… » 1). Dans LDI, Arlequin et Silvia sont plongés malgré eux dans ce singulier « pays » (II, 1 ; II,
4), la Cour.
Marivaux inscrit LDI (plus que dans toutes autre de ses comédies) dans la tradition de la satire de la Cour.
Cet espace miné par la fourberie, l’orgueil et la violence. Il écrit dans Le Spectateur Français : « c’est donc
un coupe-gorge que la Cour des Princes ».
Les entretiens Arlequin-Trivelin, et Arlequin-Seigneur, se distinguent par leur verve satirique ; et la
tirade de Silvia début II, laquelle décrit la Cour comme un mundus inversus gouverné par des fausses
valeurs.
Silvia fait à la Cour, l’épreuve (éprouver la nature…) d’une altérité radicale, rendant la communication
impossible ; le langage du coeur qu’elle est censée incarner est inaudible : « ils ne m’entendent pas …,
c’est tout comme si je parlais grec » ; « ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être
fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci » dit-elle, ironiquement,
avec un effet de cadence mineure que l’on retrouve chez Beaumarchais : « feindre d’ignorer ce qu’on
sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ;
surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; …
voilà toute la politique, ou je meure ! » Le Mariage de Figaro, III, 5.
De manière subtile, le parti du Prince parvient à ce que le dédain d’Arlequin et Silvia pour la Cour les
porte à estimer d’autant mieux Flaminia et le faux officier qui échappent en apparence à cette perfidie
généralisée : « ce pays-ci n’est pas digne d’avoir cette femme-là » Arlequin en II, 4.

Outre qu’elles campent une figure de Prince, LDI et LD ont en commun de substituer à la division
traditionnelle entre maîtres et valets « une représentation plurielle en tout cas plus souple de la
hiérarchie sociale » (Goldzink). Flaminia et Lisette sont les filles d’un domestique du Prince mais ne sont
guère des suivantes attachées au service d’une maîtresse. Carise et Mesrou, eux, ont une place unique dans le
théâtre de Marivaux, s’ils sont aux ordres du Prince, ils sont toutefois les « maîtres » (16) des quatre jeunes
gens (gouverner les coeurs…).

Dans l’univers de Marivaux, il est fréquent que les hiérarchies entre Grands et petits s’émoussent ou
s’inversent — fût-ce de façon momentanée et illusoire.
Des Grands oeuvrent à dissimuler leur condition selon le procédé conventionnel de déguisement
inférieure (pour parler comme George Forestier). Le motif du Prince déguisé a fasciné la plupart des
dramaturges du XVIIe siècle.
Un an avant Le Prince Travesti, Marivaux mettait déjà en scène dans LDI un Prince travesti, qui séduit
Silvia sous les habits d’un officier. Il tarde à se démasquer : dans une 1ère version, il dévoile son identité fin
II, le texte définitif le fait attendre III, 8 : « différons encore de l’instruire » (II, 8). De même, dans le Jeu de
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l’Amour et du Hasard, Silvia s’exclame en aparté : « cachons-lui qui je suis ». Flaminia assure (LDI) : « il
faudra mettre à profit l’ignorance où [Silvia] est de votre rang ». Cette ignorance a en effet cela de
déterminant que la villageoise cède d’autant plus vote qu’elle n’est pas intimidée par le rang du faux officier,
et qu’elle dissocie ce dernier du Prince ravisseur l’ayant enlevé.
En se travestissant, le Prince caresse l’espoir d’être aimé pour lui-même et non pour son statut
social : « ce n’est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince » Silvia en II, 9.
C’est bel et bien pour que son triomphe soit plus complet que le Grand dissimule ses privilèges.

Les Grands se font passer pour des petits mais, à l’inverse, il arrive que les petits soient traités (en
apparence, mais il n’est question que d’apparences…) avec les égards réservés aux Grands.
Dans LDI, la première apostrophe adressée à Arlequin est affublée du titre de « seigneur » : « seigneur
Arlequin » en I, 4. Alors même que par convention dramaturgique, Arlequin ne saurait être de classe
élevée.
L’autre seigneur de la pièce, lui authentique, n’est connu de son titre seulement (« je ne sais point votre
nom » Arlequin en III, 4), et son rôle est de susciter chez Arlequin une ivresse du pouvoir. Face au Seigneur,
Arlequin est supposé être en position de force : le Seigneur est gracié sur la simple assurance qu’Arlequin
intercèdera pour lui (III, 4). C’est encore une savante manipulation : le Prince espère que ce pouvoir nouveau
éveillera chez Arlequin les semences d’une libido dominandi. Les villageois sont investis d’une illusion de
pouvoir afin d’être mieux soumis à l’autorité princière.
Si l’ambition des villageois prend quelque temps à s’éveiller, il ne faut oublier la phrase de La Fontaine
dans « Le Berger et le roi » : « qui n’a dans la tête / un petit grain d’ambition ? ». La vanité aide
Arlequin et Silvia à prendre gout au pouvoir, et c’est non sans une certaine satisfaction qu’Arlequin
asssure en II, 6 « on envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu’ils disent de
moi » ; et Silvia réplique : « j’attends une dame aussi moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m’avoir
pas trouvée belle ». La formule est ingénue mais il y perce la tyrannie : contraindre autrui par la force à
reconnaître sa beauté, n’est-ce pas un « désir de domination hors de son ordre », comme dirait Pascal ?
III, Arlequin est tenté par les titres de noblesse offert par le Seigneur, et c’est d’abord pour « être en état
de faire du mal (III, 4), pour ne pas être incapable de nuire. Il sait ce que ce pouvoir a de corrupteur : « eh
bien si j’avais ce pouvoir, si j’étais noble, diable emporte si je voudrais gager d’être toujours brave homme ».
De même que celui de L’Île des esclaves avoue à son maître : « si j’avais été votre pareil, je n’aurais peut-
être pas mieux valu que vous ».

Ces répliques sont édifiantes : Marivaux exhibe l’abîme entre grandeur sociale et grandeur morale.
Dans L’Indigent Philosophe, il dit d’un noble : « les conventions l’ont fait un Grand ; c’est-à-dire qu’elles
lui ont donné le privilège d’être encore plus petit que les autres ».
Dans LDI, il joue sur les sens propre et figuré de l’adjectif grand : ‘Votre Grandeur saura. C’est donc
un géant que ce secrétaire d’État ? » (III, 2).
Marivaux a lu les Trois Discours sur la condition des Grands de Pascal, et s’inspire de la distinction faite
entre les grandeurs d’établissement qui « dépendent de la volonté des hommes » et les grandeurs
naturelles qui « consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme et du corps ».
I, 7 (LDI), une des scènes les plus visuelles par ses nombreux lazzi, est en même temps une des plus
subtilement satirique de la pièce et peut être comprise à la lumière de la distinction pascalienne entre « les
deux sortes de grandeurs ».
« Ce n’est qu’un malentendu » dit Arlequin après avoir rossé Trivelin. Ce malentendu tient à la confusion
lexicale entre les deux sens du mot honneur : marque extérieur de respect et vertu, probité. De ce que
Trivelin ne bénéficie pas de marques d’honneur, ne disposant pas de valets, Arlequin déduit qu’il n’est pas
probe, « sans honneur ». Trivelin réplique qu’on peut être probe, être « homme d’honneur » sans recevoir
d’honneurs. Arlequin reformule : il n’y a pas identité à « être honoré » (fait social) et « être honorable »
(qualité intrinsèque).
En terme pascaliens, la grandeur d’établissement et la grandeur d’estime appartiennent à deux sphères
distinctes : les honnêtes hommes sont estimables mais ne « méritent » pas d’avoir une suite.
Les conclusion de Trivelin et d’Arlequin diffèrent cependant : le premier « table qu’on peut être
honorable sans être honoré, le second radicalise le paradoxe : si l’on est honoré, c’est en général faute
d’être honorable !

VIOLENCE LATENTE
Le Prince de LDI invoque une loi en I, 2 qui le « défend d’user de violence contre qui que ce soit ».
Ne nous y trompons pas, cette loi inventée par Marivaux est en partie un leurre : le rapt de Silvia est un
acte de violence : « il m’aime, crac, il m’enlève » (I, 1), « des voleurs me l’ont dérobée » (4).
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Aussi, la loi implique davantage que, si violence il y a, il s’agira d’une d’une violence masquée, larvée,
indirecte (Ubersfeld).
Le Prince cultive un ethos de magnanimité : « je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le
dit dans votre pays » admet Arlequin en III, 5. Aussi, le jeu des verbes est essentiel quand le Prince dit à
Flamina : « je ne dois ni ne veux le traiter avec violence » — il respecte de son plein gré cette loi. Le Prince
se refuse à « réduire un drôle », ainsi que préconisé par Trivelin. Il accepte par contre de « détruire un
amour » (I, 2). À la violence physique se substitue une violence morale non moins perverse.
Dans LD, la figure princière est ambiguë et Hermiane souligne en 1 sa duplicité, l’expérience à laquelle il
se livre a pour effet d’instrumentaliser les adolescents et de les traiter en purs cobayes.
Les enfants ont été enlevés à leur naissance et la formule « quatre enfants au berceau furent portés dans la
forêt » est un euphémisme saisissant ! Patrice Chéreau a présenté le Prince de LD non comme un amant
galant mais comme un despote inquiétant.

Dans LDI, II, 5, l’entrevue du Prince avec Arlequin, révèle mieux que nulle autre l’ambiguïté du Prince.
Des critiques l’ont trouvé vibrante d’humanité. « les plus grands, les plus beaux moments de toute l’oeuvre
de Marivaux ne seraient-ils pas ceux où soudain des êtres humains, parfaitement égaux malgré toutes les
différences de rang ou de classe sociale, se font face avec une sorte d’émotion sacrée : Arlequin et le Prince
dans une scène-limite de LDI » (Michel Gilot).
On peut objecter à cette lecture optimiste la part de calcul dans les propos du Prince ; en III, 1 Flaminia
dit avoir convenu de la « douceur avec laquelle [le Prince] parler[a] » à Arlequin. La bienveillance de II, 5
est peut-être alors un rôle qu’il joue.
Toutefois, en aparté, celui-là censé exprimer la pensée des personnages, le Prince admet : « il a raison,
et ses plaintes me touchent ». La pitié du Prince n’est pas seulement feinte. Mais il est un pur acteur lorsqu’il
prétend être imité contre Flaminia (« ah ne me parle point de Flaminia ») : dans quelle mesure cette fausse
confidence indique-t-elle que le Prince est duplique tout au long de l’entretien ?…
Pour Bluwal, il ne feint des « gestes familiers, amicaux » que pour abuser d’Arlequin ; la bienveillance
intéressée du Prince est entachée de soupçon.

En III, 5, Arlequin dit : « j’ai une fille qui m’aime, vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant
vous m’ôtez la mienne ; prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard, vous qui êtes riche de
plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m’arrachez mon liard, cela n’est-il pas bien
triste ? » Réplique qui exhibe l’abus de pouvoir dont le Prince se fait coupable.
C’est encore une fois le topos du Prince ennuyé par la fadeur des amours courtisanes, à la recherche
d’une fraîcheur fantasmée, et d’un amour authentique auprès d’une femme qui lui résiste.
On peut faire une analogie biblique : le Prince qui vole l’amante du villageois rappelle la parabole de la
brebis du pauvre de l’Ancien Testament. Nathan, en racontant à David l’histoire d’un homme riche qui
s’est saisi de l’unique brebis d’un pauvre, songe à David lui-même, qui s’est emparé de Bethsabée, la femme
de son serviteur Urie.
Voilà qui élève à un niveau quasi-allégorique l’arbitraire du Prince.

La violence dans les pièces de Marivaux n’est pas l’apanage des Grands. Marivaux exhibe la violence
qui se tapit au sein des rapports entre pairs.
Les enfants terribles de LD ne se ménagent guère, la scène de rivalité féminine en 9, avec son lot
d’insinuations perfides et de piques dépitées est conventionnelles (Arsinoé et Célimène in Le Misanthrope ;
Suzanne et Marceline in Le Mariage de Figaro) mais débouche sur un désir particulièrement ardent
d’humilier l’autre. Le plaisir de supplanter une rivale est présenté comme une des principales cause de
l’inconstance d’Églé et d’Adine : « il n’y a pas de mal aussi qu’Adine soupire un peu, pour lui apprendre à
se méconnaître » dit Églé en 17.
Les deux adolescentes sont animées par un amour-propre tyrannique (« je vous dis que c’est d’abord
moi qu’on voit, moi quoi informe » 9), par un narcissisme hyperbolique (en 3, Églé est une Narcisse au
féminin) qui a des conséquences comiques : l’une et l’autre veulent in fine maintenir leur emprise sur
l’amant dont elles se sont pourtant détachées (« je ne vous en aimerai que mieux, si je puis le ravoir »).
De même, la Silvia de LDI, en III, 8, à peine n’aime-t-elle plus Arlequin qu’elle est froissée à l’idée qu’il
puisse ne plus l’aimer non plus.
Les adolescents, eux, ne cherchent pas s’humilier l’un l’autre, mais Mesrin n’a que peu d’empathie
pour Azor, malgré la surprise de l’amitié qu’ils ont partagé, Carise lui dit « Azor et elle vont être au
désespoir », ce à quoi il répond, désinvolte « tant pis » (16).
Marivaux montre la tyrannie qui se loge au coeur de l’amour ; même au sein du récit idyllique de la
rencontre Arlequin-Silvia en I, 5 : « et puis moi j’avais un plaisir de roi à voir sa honte » (Arlequin). Cela
laisse entendre que le plaisir amoureux peut être alimenté par un certain appétit de pouvoir.

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L’amour ne saurait être aussi pur que toute une tradition littéraire veut le faire croire, et un indice en est
assurément la constance avec laquelle la logique de l’économie, de l’acquisition, du profit, vient
contaminer le déploiement du commerce amoureux.

(À ce sujet, nous en resterons à quelques indications sommaires : cette constance du monnayage, des
analogies pécuniaires, du calcul financier dans l’amour concerne en grande partie La Fausse Suivante.)

La logique économique a un rôle déterminant dans LDI : « nous ne nous accommoderons pas, vous êtes
trop cher » en I, 4, Arlequin à Trivelin. Arlequin résonne en termes économiques pour tourner en dérision la
vénalité de Trivelin, lui qui n’a de cesse de dire aux villageois « vous ne savez pas le prix de ce que vous
refusez » (I, 4).
Dans LD, l’univers des adolescents a beau paraître affranchi de considérations pécuniaires, la logique
commerciale y perce par moments : « j’ai fait l’acquisition d’un objet » dit Églé en parlant d’Azor ; le
vocabulaire de l’appropriation a dans LD une présence insistante : « ces deux mains sont à moi, vous n’y
avez rien » (14) ; « mes mains sont à moi, elles m’appartiennent » (15) ; « je ne vous en aimerai que mieux,
si je puis le ravoir » (20).

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QUELQUES NOTES NON EXHAUSTIVES SUR LA
COQUETTE DE VILLAGE DE CHARLES DUFRESNY
L’argent, le naturel, l’artifice et l’argent sont des sujets topiques de la comédie de moeurs au début du xviiie siècle,
l’exemple de La Coquette de village de Charles Dufresny

(Ces notes (de mêmes que quelques passages précédents, en général signalés par des parenthèses) ne sont
pas issues de l’ouvrage, mais sont les miennes, à prendre donc avec le nécessaire recul…)

La thématique du monnayage de l’amour est, pour ainsi dire, monnaie courante (!) sur la scène
dramaturgique en ce début du XVIIIe siècle.
La Coquette de village de Charles Dufresny, dont l’intrigue est la suivante : La jolie fille d'un fermier est
poussée par une femme plus âgée à essayer de trouver le mari le plus avantageux, sans décourager ses autres
prétendants.
Ici, le monnayage de l’amour est pris dans son sens le plus trivial ; il n’est question que d’argent ! La
manipulation y a une place centrale, mais elle est avant tout financière.

Lexique pécuniaire et juridique, et calcul financier dans le choix amoureux

Le père n’est intéressé que par l’argent « Ô forteune, Ô forteune, est c’baintôt que j’t’aurai ? ». Il compte
sur la loterie ; il en a quarante billets ; ce à quoi la veuve réagit, (ironiquement, c’est certain) : « c’est placer
de l’argent très prudemment ».

On remarque, tout au long de la pièce, qu’au lexique de l’amour et des sentiments, s’est substitué celui,
autrement plus austère, pécuniaire et juridique, puisqu’il est question de contrats. Le mot contrat apparait à
dix reprises dans la pièce. « Qu'un contrat soit le prix de votre amour sinc re » dit le baron à Lisette en II, 7 ;
mais l’amour de Lisette n’est pas sincère, et ce qui motive le baron à accepter le mariage est bien moins
l’amour que le prétendu lot gagné par Lucas (« D'accord : cent mille francs acquitteraient mes dettes » II, 3).
Quant au lexique pécuniaire :« Les traits les plus grossiers de l’affection, / Loin de le rebuter, charment sa
passion, / Et l’art est pris par lui pour la belle nature » (I, 3) De même, le Baron se charme du naturel de
Lisette, il aime sa simplicité.

Le choix de l’amant, pour Lisette, est un calcul commercial : « L’un a beaucoup de bien, mais il me
trompera ; / L’autre n’en a pas tant, mais il m’épousera. » (I, 4) Toutefois, le moins bien loti des deux, bien
qu’il veuille la marier, ne semble pas convenir à Lisette : « Mais l’autre a moins de bien, c’est là ce qui me
fâche ». Elle émet cependant des réserves, et se garde bien de le chasser (« Le chasser ? Ah ! Gardez-vous-
bien »), « si les autres manquaient, et lui qu’il fît fortune. / Que sait-on ? ». Lisette est fine stratège quand il
s’agit de mariage, et préserve son jeu !
Dans cette discussion avec son père qui constitue I, 4, elle se montre même d’un cynisme indéniable :
marier l’amant de la veuve pour s’assurer ses biens ; tout en se rassurant de son innocence en rejetant la
culpabilité sur la victime de sa machination !

« En un mot, vous aurez tout mon bien » déclare Argan à Lisette en I, 9 : il essaye de la convaincre en
l’appâtant par le gain, ce à quoi Lisette répond, dans une réplique d’une hypocrisie tout-à-fait
saisissante : « ah ! Je ne veux que vous, rien que votre personne ; donnez-lui votre bien. »

Girard, lui, veut ruiner le père pour la main de la fille : le père a jouer à une loterie dont le gros lot s’élève
à cent milles francs. Il fait croire à Lucas (le père) que ce dernier a gagné afin de récupérer ses baux dont il
voudra assurément se débarrasser pour peu. Ainsi, il sera contraint de lui donner la main de sa fille, pour
récupérer ses biens.

Le versant sombre de l’argent : Dufresny peint la métamorphose d’une soudaine richesse à travers la
figure caricaturale de Lucas, lorsqu’il se croit vainqueur des cents milles francs de la loterie.
« Lucas en grand seigneur est m tamorphos » déclare Argan, il est « devenu subitement enfl / D’un mal
contagieux qu'on appelle finance ». Dufresny conduit, à travers le personnage de Lucas, une satire sociale
évidente : le nouveau riche d’un coup mégalomane, bouffi d’orgueil. À travers ce Lucas « métamorphosé »
qui, en II, 3, entend racheter le château de son seigneur pour l’y faire travailler, et s’imagine déjà admirer du
tout-Paris, le dramaturge exhibe les travers de l’argent, la corruption morale qu’il entraîne, nécessairement.

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Mais ne nous y trompons pas, le paysan que Lucas croît ne plus être — dans l’euphorie de l’abondance
(illusoire) il cède ses baux à Girard, qui, lui, mène son plan à bien — n’était pas plus pur lorsque démuni, il
était déjà entaché de l’argent qu’il n’avait pas, par son avidité.
« Ce qui fait la douleur de l’un y fait la joie de l’autre » écrit Dufresny à propos des concupiscences de la
Cour, et ce trait, le Lucas illusoirement riche l’adopte immédiatement : « pendant que j’irai dans l’grain,
j’verrai crier famine ; Queu plaisir ! ».

Mensonge et manipulation : Lisette, manipulatrice marivaudienne

Le plan de Lisette qu’elle déroule en I, 4 fait réagir Lucas par son machiavélisme qui découpe son
discours : « Diantre ! » ; « Morgué ! » ; elle épouse Argan et récupère ainsi l’argent destiné à la veuve qui
comptait le marier.
Non contente d’en avoir sur la conscience (son père, lui, ne voit que l’habile calcul financier : « Argan
vaut mieux qu’Girard »), elle rejette la culpabilité sur sa victime : c’est elle qui lui a « donné des leçons de
fortune », et « que l’on doit aimer d’abord pour son profit. » après tout…
« J’aime la veuve, mais… » Un mais suffit pour oublier les sentiments amicaux et leur préférer l’argent.
Argan est le choix le plus habile.

La feinte, très marivaudienne, se retrouve sous forme verbale dans les didascalies : « faisant la naïve » (I,
3), « feignant… » (I, 8). Mais aussi dans les répliques prêtées à Lisette : « Si je plais au baron, sans feindre je
lui plais » (I, 3) ; « je feindrais mal » (I, 3) (notons qu’en I, 3, ses répliques sont constitutives d’une feinte qui
a l’ampleur de la scène : Lisette joue l’innocente pour faire parler la veuve et lui prendre Argan) ; « Je sais
feindre bien mieux que la veuve ne croit » (I, 4). De même, en I, 7 « faisons la rêveuse » mais, ici, Lisette dit
à haute voix la didascalie qu’elle s’impose, elle se fait comédienne et dramaturge du stratagème qu’elle
entreprend.
Des répliques de Lisette contiennent des structures symétriques en forme de chiasme, ou de structures
approchantes : « mais moi, qui ne suis pas fine comme elles sont, / je ne pourrais jamais faire comme elles
font. » (chiasme épanadiploïque, ici) ; « Si je plais au baron, sans feindre je lui plais » (épanadiplose, ici).
Dans ces deux répliques de la même scène (I, 3), Lisette joue la comédie, et ses répliques, tout symétriques
qu’elles sont, corroborent, par le texte, à sa duplicité, et à son jeu en deux niveaux, en quelques sortes
parallèle, lui aussi.
Lorsque l’on sait, à la scène suivante, qu’elle feignait l’innocence tout le long de I, 3, les répliques de
cette scène deviennent comiques, et font rire — certes avec une certaine latence, celle de l’explication,
nécessaire à la compréhension. Lisette n’a rien d’une innocente, elle sait très bien ce qu’elle fait, et elle ne
croit pas un mot de ce qu’elle dit. Ces innocentes répliques, à la forme très recherchée, sont in fine la
construction d’une comédienne qui, qui plus est, se plait à manipuler avec élégance et style !
Les répliques de Lisette emploient également des structures en forme de parallélisme : « L’un a beaucoup
de bien, mais il me trompera ; / L’autre n’en a pas tant, mais il m’épousera. », cette fois-ci, elle ne joue pas la
comédie ; le parallélisme met en scène, dans la structure morpho-syntaxique de la réplique, les deux
propositions — parmi lesquelles elle doit faire un choix — dont le caractère diamétralement opposé l’une de
l’autre est exprimé par la structure symétrique et par les antithèses beaucoup de bien/pas tant ; trompera/
épousera.
Son père, dirigé par le gain plus que par la morale, exhorte sa fille à suivre les conseils de la veuve :
« Faut feindre, a dit la veuve, et toi t'as la sottise / De n'savoir pas encore ben feindre d'la feintise » la
polyptote est ici au service du comique de répétition.

Le naturel fantasmé et l’artifice

En I, 1, on retrouve ce qui deviendra des topos marivaudien : le naturel et l’artifice, notamment. Girard se
désole que la veuve falsifie Lisette en la rendant parfaite à la façon de Paris (c’est-à-dire en la rendant
coquette) « belle perfection ! Hélas ! » dit-il avec à la fois ironique et dépité. La veuve rétorque que, plutôt
que de la falsifier, elle a poli son naturel (on retrouve le débat : Polissage ou École de Corruption ?) : « je
n’ai fait que tourner son naturel à bien », la veuve veut pour Lisette « un bon mariage », sa « fortune » est
son « naturel exquis ».
Enfin : « Elle a pour fortune un naturel exquis » (I, 1) — on retrouve chez Dufresny ce topos du naturel
fantasmé des gens du peuple. Lisette, dont il est ici question, est fille de fermier ; en termes financiers et
commerçants, il semble que la monnaie d’échange (sa dot, en somme) de Lisette soit, justement, son naturel !
En I, 9 le « Quelle naïveté de Argan » semble mélioratif, « aimer comme nature », « sincérité pure ».

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Mais il n’y a à vrai dire pas l’ombre d’un naturel chez Lisette qui s’avère d’une apparence constamment
trompeuse. Toutefois, la veuve veut faire de Lisette une coquette, et la coquette, pour la veuve, est une
manipulatrice… « qui du faible d’autrui sait tirer avantage » ! Cela, Lisette l’a compris, et le met en oeuvre à
chaque scène de la pièce, à l’exception des répliques adressées à son père.

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