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Notes sur l’article :

Le théâtre nous regarde : regard, absorption,


immersion
Arnaud Rykner

Le tableau de Jan van Eyck, Les époux Arnol ni.

Tableau emblématique de ce que l’on peut attendre d’une représentation, en particulier théâtrale, et y
compris dans les pièges qu’elle peut tendre à la critique.

Pour parler comme Panofsky : « qu’est-ce que cela représente ? » mais la question est surtout : « qu’est-ce que cela
me fait ? », « ou cela m’emmène ? ».
Pour commencer : insister sur une chose que ce tableau rend particulièrement manifeste. Il faut accepter de
ne plus rien voir dans le miroir des Arnol ni, pour mieux se laisser saisir par l’oeuvre et ce à quoi elle ouvre :
à l’image de cette dernière, le miroir lui-même n’est pas un contenant, c’est un passage — ce n’est pas une
image, c’est un oeil. C’est par cet oeil que le tableau pose sur nous, que nous tombons dans le tableau,
comme aspirés par lui, une fois que nous avons accepté de nous laisser regarder par lui.
Le magni que titre de Didi-Huberman résonne : ce qu’il nous faut voir dans ce que nous voyons c’est d’abord et
peut-être exclusivement ce qui nous regarde.
Ce qui nous regarde et nous poursuit à travers cet oeil, c’est un quelque chose qui est au-delà de la
représentation.
Cet oeil est précisément ce qui nous immerge dans la représentation, nous faisant perdre nos propres
coordonnées spatio-temporelles, au point de provoquer un profond ottement perceptif, en même temps
qu’un sentiment d’inquiétude.

Ce qu’il faut chercher dans le miroir des Arnol ni, n’est-ce pas, plutôt que le peintre, un autre je qui nous
regarder à travers ladite peinture, et nous saisis pour nous obliger à être pleinement un je regardé ?

Ce point d’articulation du regard et du sujet, c’est peut-être là que se situe l’un des principaux enjeux du
théâtre, à la fois dans l’histoire de ses dispositifs et dans son devenir contemporain : le regard, loin d’être une
manière de mise à distance et d’objectivation, devient l’endroit privilégié de l’immersion — en quoi l’on peut
effectivement parler d’ « oeil immersif », expression ambiguë chose pour son ambiguïté : l’oeil immersif n’est
pas — ou pas seulement — l’oeil immergé ; c’est l’oeil par lequel l’immersion arrive, c’est le hublot par
laquelle entre le ot qui nous submerge et nous emporte hors de la représentation proprement dite.

En un sens, une bonne partie des efforts du drame moderne, celui que Peter Szondi fait remonter à
l’humanisme de la Renaissance, relève d’une tentative d’exclusion de cet oeil, qui est au départ tout à la fois
l’oeil du Prince et l’oeil de Dieu — celui qui regarde Caïn dans la tombe d’Abel… Il faut se libérer (ou faire
comme si l’on pouvait se libérer) du regard de Celui qui, caché (Deus absconditus) ou au contraire manifesté à
tous et pouvant en ler tout d’un seul coup (Le Prince), tient le monde sous sa coupe.
À sa façon, le quatrième mur érigé en dogme par Diderot est en fait partie prenante d’une tentative
d’émancipation plus générale — de la scène vis-à-vis du public mais aussi du public vis-à-vis du spectacle lui-
même (et de ses jeux de pouvoir) —, mais c’est une tentative qui aurait mal tourné : simplement mis à
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distance du spectacle, le public n’est plus pris dans un processus et une interaction ; il est réduit à l’état de
voyeur et menacé d’être scellement fasciné par ce qu’il regarde, c'est-à-dire retenu devant l’image, et donc hors
de l’image.
C’est pourquoi la plupart des efforts du théâtre non exclusivement dramatique pour revenir sur la séparation
entre scène t salle ne doivent pas se comprendre comme une manière de régression ) un stade antérieur du
théâtre ; il faut les envisager comme une expérience cherchant à conjoindre la coupure nécessaire à la
représentation et l’abolition au moins partielle de cette coupure qui permettrait de rétablir une forme de
circulation entre le devant et le derrière, le dedans et le dehors, le proche et le lointain.
Dans cette perspective, il faut songer aux spectacles utilisant des dispositifs frontaux ou au contraire
techniquement immersifs relevant tous d’un même intérêt implicite pour l’oeil immersif dont il est question.

Romeo Castellucci, pour son Sur le concept du visage de Dieu, représenté notamment à Avignon en juillet 2011,
choisit le Salvator Mundi d’Antonello da Messina et le place en fond de scène ; il en fait le témoin de toute la
représentation.
L’intensité du regard de ce « visage du Fils de Dieu » qui donnait son nom au spectacle était une des causes
essentielles du trouble éprouvé par le public.
Il écrit :

« Nous regardons l’action théâtral devant nous : un vieux père incontinent que son ls nettoie. Mais nous sommes en permanence
regardés par le Christ. Notre apparent voyeurisme se retourne par un inattendu jeu de miroir. Nous sommes tous, nous les
spectateurs, l’objet de Son regard. Cette histoire-là, cette condition nous appartient. C’est nous qui sommes sur le plateau. Cette
condition de kenosis nous concerne : elle regarde chacun de nous. »

C’est le regard insistant dur portrait sur le public qui fait basculer celui-ci de l’autre côté de la rampe, c'est-à-
dire de l’autre ôté de l’écran constitutif de la représentation. Nous sommes tout d’un coup happés par ce
regard, par un effet d’aspiration qui a sans doute à voir avec la kenosis dont parle Castellucci, mouvement par
lequel le Christ se dépouille de la divinité, mais qui, par une effet retour, nous oblige à nous vider nous-
mêmes en nous dépaillant de notre statut de sectateur.
Le regard du portrait sur nous et de nous sur le portrait produit alors une forme d’involution du processus,
par laquelle, de spectateurs que nous croyons être, nous devenons acteurs aux côtés des acteurs. L’absorption
par le regard s’avère produire une forme aiguë.

Aparté…
Il y a ici à creuser avec les conceptions levinassienne et deleuzienne du visage, peut-être penser quelque chose autour du visage de
l’autre dans sa représentation au théâtre — le théâtre comme représentation du visage.

Dans La Mastication des morts de Patrick Kermann, les jeux de regard participent de même explicitement aux
effets d’immersion.
Les comédiens sont disposés dans des cercueils isolés les uns des autres. Ils invitent les spectateurs à venir
s’agenouiller à un, deux ou trois autour de chaque mort qui leur raconte sa vie passée. Le comble est atteint
lorsque chaque cadavre nisse par attraper du regard son spectateur.
Rarement le théâtre mit en pratique d’une manière aussi saisissante le détournement de l’adage successoral
selon lequel « le mort saisir le vif ».
Le regard de l’acteur joue un rôle majeur pour faire basculer les spectateurs à l’intérieur de ce qui n’était plus
un spectacle mais bien une expérience existentielle à la fois inquiétante et pleine d’humour — à coup sûr
bouleversant.
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Le public, dans une deuxième partie du spectacle, se retrouvait à al fois autour d’une double rangée de
cercueils et lui-même entouré par un cercle d’autres cadavres allongés. Il se trouvait nécessairement
environné de leurs regards, et comme regardé depuis la tombe par une foule énigmatique : « l’oeil était dans la
tombe » dirait Hugo, et nous voilà revenu à Caïn.

Le dispositif immersif était par ailleurs, citons toujours Florence Baillet, complété « de telle sorte que le public ne
puisse se sentir l’abri dans l’obscurité de la salle, à contempler tranquillement:t les catastrophes, en position de voyeur » :

« Un rail de fer semblable à une potence, au bout duquel se balancent un projecteur et un haut-parleur, est suspendu au-dessus de
la tête des spectateurs, quatre postes de télévision sont disposés à leur droite et à leur gauche, qui présentent une image de la scène
mais aussi de la salle, si bien que cette dernière est placée sous surveillance, à l’idée de ce dispositif panoptique évoquait
Surveiller et punir. »

Ici, l’oeil dont on pourrait croire qu’il est — du moins au théâtre — l’organe de la mise à distance et de
l’objectivation par excellence s’avère être un puissant facteur d’immersion.
L’évocation du panoptique est interessante, elle renvoie pour Foucault à l’exemple-type du dispositif.
Le regard y est lui-même toujours une instance de ce contrôle polymorphe.

Ce qui nous regarde peut aussi être ce qui nous libère en nous faisant basculer dans l’envers de la
représentation — là où plus rien n’est représenté.

Le tableau de van Eyck provoque une traversée du dehors vers le dedans. Un tel vertige est tout autant
produit par nombre de spectacles qui, bien que frontaux, et bien que largement étrangers aux dispositifs
immersifs proprement dits, se posent les mêmes questions.

En deçà pourtant de ce regard, c’est l’ouvre dans son ensemble qui, bien qu’adoptant un dispositif purement
frontal, nous donnant le sentiment de basculer dans l’au-delà d’une représentation où le spectateur ne serait
plus seulement en position de regardeur.
C’est bien quelque chose de l’ordre de l’oeil de la Bête qui déjà surgissait du miroir Arnol ni et qui menace
encore ici de nous rater dessus, c'est-à-dire quelque chose comme un oeil en dedans, un oeil du dedans : la
Chose, dirait peut-être Lacan, qui nous regarde, du plus profond de nous-même.

À un théâtre qui nous disait : « vous n’êtres pas là, je ne vous regarde pas, mais vous, regardez-moi », est
substitué alors un théâtre qui nous dit au contraire que le théâtre nous regarde, intimement, que nous
sommes embarqués et que nous ne lui échapperons pas simplement en sortant de la salle.
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