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Catherine Kintzler
p. 15-40
Texte Bibliographie Notes Auteur
Texte intégral
1 Laurence LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Paris, 1997 et
2000, p. 44.
Déconditionnement et réopacification :
l’effet esthétique comme moment libéral et
critique
2 C’est la thèse notamment de Cahusac qui soutient qu’en inventant la tragédie
lyrique, Quinault a mi (...)
3 Paul VALERY, « Poésie et pensée abstraite », Variété ; Théorie poétique et
esthétique, Œuvres, Gall (...)
1Mettre le geste à l’infinitif : cette opération hante la danse et rend compte de ses démêlés
orageux avec la narration, le théâtre, la musique, qui tantôt la révèlent paradoxalement à elle-
même2 tantôt et plus souvent l’aliènent et l’asservissent à une autre série de phénomènes. Une
telle autonomisation est comparable à celle qui arrache le son musical à l’univers des bruits
pour former un monde poétique, tel que Paul Valéry le caractérise3.
2Le modèle musical traditionnel est même presque trop limpide. Car dans ce cadre, les sons
musicaux sont, par leur nature même, déjà pris dans un réseau esthétique qui forme monde :
tout simplement parce qu’ils sont émis par des sources qui en font des sons inouïs, à savoir les
instruments de musique. Comme le remarque Valéry, le problème est plus complexe au sujet
de la poésie qui doit toujours puiser dans le réservoir du langage ordinaire pour le rendre
étranger à lui-même et l’élever au-dessus de lui-même.
4 C’est dans cette tension que prend place l’opposition contemporaine entre geste et
mouvement. Voir (...)
3La même difficulté s’observe pour le geste. J’observe un chat qui saute sur le rebord d’une
fenêtre, je trouve cela beau : les mouvements semblent gratuits, détachés de la chaîne causale
qui les gouverne et, pris en eux-mêmes, semblent révéler un ordre de rapports différent, tout
aussi gratuit. Évidemment le chat ne danse pas, c’est moi qui déconditionne cette séquence de
gestes et qui la reconditionne dans un autre monde, un monde libéral, affranchi des relations
ordinaires4.
4Mais pour qu’il y ait esthétisation et que se produise ce que, à la suite de Valéry, on peut
appeler un effet poétique, il ne suffit pas qu’un élément soit prélevé sur l’univers ordinaire
puis repris avec d’autres pour former un monde relationnel, il faut encore qu’il soit
réopacifié. C’est ce que montre l’expérience du modèle linguistique.
5Considérons le langage des signes utilisé par les sourds-muets : les gestes y sont détachés de
l’expérience naturelle, et enchaînés les uns aux autres dans un monde linguistique au sein
duquel ils prennent des valeurs relatives : il y a bien dé-conditionnement et
reconditionnement.
6Regardons maintenant la pièce dansée qu’un danseur de Pina Bausch en tire. Il récite le texte
d’une chanson connue, d’abord en exécutant les gestes du langage des signes comme le ferait
un sourd-muet. Puis il autonomise les gestes, faisant en sorte que toute l’attention se dirige sur
leur exécution, sur leur matière : le texte disparaît, et cela devient un ballet. Comment cela se
fait-il ? Cela devient ballet à partir du moment où ces signes, non seulement sont abstraits de
l’expérience ordinaire, mais sont en quelque sorte rendus à eux-mêmes : leur transparence
linguistique est annulée, on ne pense plus à ce qu’ils disent, on les voit enfin, on ne voit plus
qu’eux, et cette découverte est faite par tous. C’est la réopacification, et nul doute que, même
si le danseur maîtrise parfaitement les gestes qu’il exécute, ces gestes, pourvu qu’ils soient
réopacifiés, restent partiellement des énigmes pour lui aussi, lui aussi s’en émerveille, pour
lui aussi ils ont cette fraîcheur étrange, lui aussi en jouit.
7Il faut, dit encore Valéry « s’attarder dans la perception » pour que l’effet poétique se
produise, inséparable d’une sorte de densification matérielle. L’opération de réopacification,
qui ramène le sensible à lui-même tout en l’élevant à une autre condition que son ordinaire,
qui libère le sensible de sa première condition, distingue donc l’effet poétique de l’effet
simplement signifiant par lequel le sensible est certes détourné, mais rendu transparent.
8Nous ne sommes pourtant pas encore au bout de nos peines avec l’opération de
réopacification : car celle-ci se produit aussi, et avec effet d’énigme et de débordement, dans
le symptôme hystérique et plus généralement dans les phénomènes lacunaires.
11C’est bien une forme d’opacification, mais dans le cas de l’activité théorique, une
opacification intellectuelle, un obscurcissement voulu, dû à une modalité du regard sur les
phénomènes et non une densification matérielle, sensible, des phénomènes eux-mêmes. Par ce
regard à visée théorique, qui s’oppose à la visée pratique, ou à ce que Hegel appelle « l’intérêt
pratique du désir », les choses sont en quelque sorte rendues à leur existence, l’objet subsiste
dans sa liberté. Une fois ramené à son étrangeté, il est affranchi de l’extériorité qui pesait sur
lui. La visée théorique ne s’intéresse au sensible que pour l’élucider, et non pour l’opacifier ;
le sensible y est reconduit, et mis sous la tutelle de l’explication, assujetti au concept.
13Enfin, et pour achever cette approche préalable, l’effet libéral qui vient d’être décrit, à la
fois en parallèle et en opposition avec l’effet libéral que produit l’activité théorique, suppose
(comme dans l’activité théorique), un moment critique.
14Pour rendre compte de l’effet libéral aussi bien dans la position théorique que dans la
position esthétique, nous avons parlé d’une opération d’étrangéisation, qui consiste à rendre
étrange, insolite, ce qui se présente ordinairement comme une évidence première sur laquelle
on ne s’interroge pas. Or cette opération a pour condition l’hypothèse de la contingence, elle
ne peut s’effectuer que sur fond de contingence.
15Revenons au geste et reprenons l’exemple du chat qui saute sur le rebord d’une fenêtre. Son
geste est empreint de sûreté, il est sûr. Est-ce que le chat est sûr de lui ? Le dire serait trop
s’avancer, car ce serait supposer qu’un chat peut douter de lui-même. Bien entendu, il peut
manquer son saut. Mais ce ratage est-il de l’ordre de l’erreur, qui suppose la conscience du
certain et de l’incertain, la mise en relation de deux plans, celui du possible et celui du réel ?
Nous ne saurions le dire ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il est de l’ordre de l’échec ; le chat
recommencera, c’est tout. Son geste, même s’il le manque, ne s’enlève pas sur un monde de
possibles : il n’est pas constitué par sa fragilité ; un chat n’est pas fondamentalement
maladroit ; il peut échouer, ce qui n’est pas la même chose.
16Le geste du danseur se nourrit au contraire de cette fragilité : la maladresse n’en est pas
exclue, elle en est partie prenante, elle hante le geste et d’une certaine manière, elle le rend
possible. Nous le savons parce que nous expérimentons la maladresse dans notre corps propre,
ce qui veut dire que nous savons que notre corps est frappé par la dimension critique. Et
lorsque le geste est sûr, il ne l’est pas par abolition de la maladresse, mais par assomption de
celle-ci : il a acquis une sûreté construite, nourrie par l’étape et par la possibilité toujours
imminente de la maladresse.
17Ainsi lorsque j’étais enfant, j’étais en admiration devant le geste de ma mère battant une
omelette ; d’une manière générale j’admirais chez les adultes ce mélange de précision, de
force et de vitesse auquel les enfants ne parviennent que très difficilement : mais ce qui
alimentait mon admiration était la conscience que j’avais que cette difficulté existait ou avait
existé aussi pour eux et que, loin d’être évacuée par l’adresse du geste, elle y était en quelque
sorte présente. La perfection humaine n’est comparable ni à celle des bêtes ni à celle des
dieux, elle ne fleurit que sur le sol instable de la contingence : les choses auraient pu être
autres, et c’est précisément parce qu’elles auraient pu être autres qu’elles sont ainsi.
21L’exemple de la musique permettra, une fois encore, de dégager la voie. Elle offre une
simplification du problème de la constitution d’un monde poétique, même si par ailleurs cette
situation brouille le problème et le fait disparaître en le simplifiant trop : car à « faire trop
musique » on risque de congédier la musique.
23Dans l’écoute ordinaire, les sons sont rapportés à leur source. L’expérience sonore, en
revanche, dans laquelle les sons sont écoutés pour eux-mêmes, en autonomisation, permet à la
musique de s’installer. Mais cette expérience sonore s’articule à son tour en deux sens.
24Par l’écoute musicale, les sons sont rapportés les uns aux autres, ils font monde dans une
organisation préétablie à laquelle l’oreille est accoutumée et que en quelque sorte elle
reconnaît. Par exemple, dans le cadre de la tonalité, je m’attends à la conclusion d’un accord
de tonique après un accord de dominante. Ou encore, si je connais l’œuvre de tel ou tel
musicien, mon oreille s’y dirige avec facilité. On peut alors parler de monde constitué ou de
moment constitué du monde musical : l’oreille y est guidée par des « grilles » qui règlent
l’attente de l’auditeur ; il y a reconnaissance.
25Schaeffer introduit une seconde dimension de l’expérience sonore, qu’il appelle l’écoute
musicienne, où les sons sont appréhendés par une écoute musicale déconditionnée pouvant
s’organiser dans une musique possible. On a alors un monde musical en voie de constitution,
tel qu’il peut apparaître peut-être à un compositeur en train de découvrir sa propre palette, ou
à un auditeur en état de découvrir une musique déjà constituée comme si elle se construisait
« sous ses yeux », un auditeur non conditionné, non prévenu, ou un auditeur déconditionné,
capable de redécouvrir dans sa fraîcheur une musique pourtant déjà mille fois entendue. Le
moment constituant permet donc de poser de façon radicale la question du commencement du
monde musical, question qui était masquée par les mondes musicaux constitués.
27Une histoire philosophique de l’art pourrait probablement se construire, qui prendrait pour
fil conducteur la constitution de ces mondes, leur règne, leur domination puis leur
déconditionnement, faisant place à d’autres mondes édifiés sur les ruines des précédents. Nul
doute que pour les artistes, l’enjeu a toujours été de promouvoir leur art dans son moment
constituant. Pour entendre les sons en tant qu’ils se constituent en musique, il était nécessaire
de produire des sons inouïs tels que les émettent les instruments de musique traditionnels.
Ensuite, une fois ces systèmes installés et émoussés, privés de leur tranchant réformateur et
troublant, il fallut en malmener l’évidence, en s’écartant par exemple des marches
harmoniques admises, et si l’on pense à la peinture, en récusant le système des couleurs
comme le firent les Fauves, en « touchant au vers » dans la poésie. Enfin, après avoir
parcouru ce champ de rupture avec l’évidence des systèmes ordinairement et universellement
admis, il restait, pour la musique, à se tourner vers l’univers délaissé du bruit, et à le
reconstituer en l’absorbant dans le monde musical. Il restait, pour la peinture, à se tourner vers
l’abolition de toute technique, de tout « métier » de tout ce qui, selon Duchamp, « sent la
térébenthine », et à exhiber, d’une part l’élémentarité des formes atomiques du visible (ligne
droite, monochrome), d’autre part à inventer le ready-made, qui donne à voir ce qu’il y a à
voir. Après avoir parlé en alexandrins, après avoir dit au fruit doré « mais tu n’es qu’une
poire », après avoir disloqué le vers, il restait, pour la littérature – mais n’est-ce pas ce qu’elle
a toujours fait ? – à absorber la langue quotidienne, à récuser la linéarité du récit, à récuser
tout récit.
28Après avoir organisé le mouvement militaire et celui des rassemblements festifs en formes
fixes, après avoir découvert la danse en action comme art de théâtre et d’imitation, après avoir
codifié les genres et les pas, avoir numéroté les positions, après avoir installé le danseur dans
un tranquille, quoique pénible, exercice à la barre, après l’avoir abrité sous le bouclier de la
technique, après l’en avoir libéré, après l’avoir exposé aux ruptures et aux dislocations, après
avoir congédié le théâtre et réduit la musique à un état auxiliaire, il restait à la danse à se
retrouver comme art de la maladresse, à s’emparer du mouvement quotidien, et finalement,
pourquoi pas, ou plutôt inévitablement – le corps étant passé par tous ses états – à ne plus
danser…
30Les deux versants de l’improvisation apparaissent alors parfaitement calés sur ces deux
moments, opposés et liés-le constitué et le constituant-ce qui explique pourquoi l’im-
provisation peut être tour à tour considérée comme ce qu’il y a de plus libre et de plus
contraint, de plus inventif et de plus répétitif, de plus innovant et de plus conservateur, comme
symptôme de stéréotypie ou de séisme, d’essoufflement ou de vitalité, de stérilité ou de
fécondité, comme la ruine finale de l’art ou comme son chaos initial.
L’improvisation de prolifération
31L’improvisation, en un premier sens, s’entend par reconduction de modèles, de motifs. Elle
s’ancre dans une forme matricielle forte qui l’irradie et sur laquelle elle « brode ». Il s’agit
d’une improvisation abritée, qui suppose le moment constitué d’un art et prend appui sur lui
pour le faire proliférer et arriver à sa saturation. Il n’y a rien de plus traditionnel que cette
espèce d’improvisation, qui perpétue un modèle de culture orale.
10 Maspero, Paris, 1979 (Origins of Western Literacy, 1976). Voir aussi du même
auteur The Muse learns (...)
32Éric Havelock a bien montré (notamment dans Aux origines de la civilisation écrite en
Occident10) pourquoi les civilisations sans écriture (ou disposant d’une écriture non
alphabétique réclamant, pour être lue, une compétence d’interprétation), sont contraintes de
recourir à des formes littéraires fortes pour archiver leur héritage dans une mémoire qui se
transmet oralement. Ces formes fortes, la plupart du temps versifiées, ont pour fonction de
fixer les textes et toute civilisation orale met en place des stéréotypes qui aimantent le champ
de ses productions.
33L’intérêt de cette théorie est d’abord de faire comprendre que l’improvisation peut prendre
une forme extrêmement conventionnelle fixée sur le moment constitué d’un art, d’un style,
d’une époque, produisant une liberté de jeu ou de disponibilité à l’intérieur de cadres qui en
fournissent les repères, mais non pas issue d’une liberté productrice. Dans une telle
perspective, les mêmes grilles, les mêmes polarités alimentent, guident et aimantent
symétriquement l’activité de l’improvisateur et l’attente de l’auditoire ou des spectateurs : si
la virtuosité et l’aisance engendrent un plaisir lié à cette liberté de jeu, elles sont par définition
vouées à produire un effet de reconnaissance et non un effet d’étrangeté et de redécouverte.
Aucune réforme ne peut en résulter. Cette forme d’improvisation, qui s’autorise d’un modèle
extérieur puisqu’elle est fondée sur la reconnaissance d’une constitution existante dont elle
consacre la puissance mais aussi la fixité, a pu elle-même se cristalliser en genres : l’étude
musicale, la cadence, l’exercice, le pastiche littéraire.
34On pourrait à cette lumière relire avec profit les analyses tant critiquées d’Adorno sur la
musique de jazz qu’il accuse de stéréotypie et de stérilité11. Indépendamment de la valeur
qu’on peut ou non accorder à la musique de jazz, le conditionnement social de l’écoute et des
attitudes qu’il implique soulève bien la question de la nature fondamentalement orale de la
sous-culture industrielle.
36Or la question du système de notation se présente nécessairement pour tout art et toute
expérience esthétique faisant structurellement appel à la mémoire, c’est-à-dire dans les arts de
performance, et l’ensemble des arts allographiques, comme la littérature, la musique, la danse.
On peut se demander si le mode de fixation de la mémoire de leurs productions ne détermine
pas par lui-même le mode d’improvisation auxquels ils se livrent plus volontiers : fixer une
chorégraphie sur un support vidéo n’a pas les mêmes conséquences que de la noter grâce à un
système d’écriture plus ou moins proche d’un modèle alphabétique. D’une manière générale,
le caractère global d’un mode de fixation tend à perpétuer le modèle oral et à engendrer une
attitude plus proche de la reconnaissance que de la réforme.
L’improvisation constituante. À la
recherche d’un corps transcendantal : la
danse comme « art démuni »12
12 Expression empruntée à Laurence LOUPPE, op. cit.
37Lorsque nous parlons d’improvisation, nous pensons surtout au second sens, celui d’une
improvisation à découvert qui, à la recherche d’un moment constituant, procède non pas par
prolifération mais par déverrouillage. Il s’agit alors non pas de broder sur des formes ou
d’après des cadres préalablement constitués mais de se mettre en état de trouver des éléments
qui pourront alimenter la constitution de formes. Le problème n’est donc pas celui d’une
reconnaissance, mais celui d’une découverte ou d’une mise en évidence que l’évidence
constituée occulte. C’est pourquoi l’opération suppose une rupture avec les mondes constitués
parce qu’elle les considère comme des écrans. La portée philosophique de l’opération, menée
à son terme, est démesurément ambitieuse, puisqu’il s’agit de remonter à un espace en deçà de
tout monde constitué, et d’où tout monde possible pourra se constituer, un moment qui rend la
constitution possible ou encore un moment transcendantal capable de dégager les éléments
d’une construction possible.
13 Voir Étienne GILSON, Peinture et réalité, Vrin, Paris, 1972, III, 2, p. 136-149 et VI,
4, p. 344.
42Il faut travailler dans une vacuité initiale pour se mettre à la recherche d’un lieu
transcendantal et sensible qui se présente à titre de commencement. Le geste d’improvisation
constituante opère en ce sens à la manière d’un tube de Newton, qui force les choses
ordinaires à montrer leur face extraordinaire, telle qu’elle apparaît dans des conditions qui
disqualifient l’environnement habituel. Alors les choses insoupçonnées apparaissent, et
surtout les éléments sans lesquels les choses elles-mêmes ne seraient pas sensibles : ainsi
l’harmonie classique fait entendre avec la basse fondamentale ce qui était sous-entendu par le
son musical, produisant une sorte d’oreille transcendantale et réflexive capable d’entendre ce
qui la fait entendre ; ainsi la perspective classique exhibe ce qui ne se voit jamais et qui
pourtant rend possible la vision, la profondeur par laquelle le regard se saisit lui-même et se
place à la fois dans le lieu réel où il est et dans le lieu théorique fondamentalement de travers
où il peut s’appréhender lui-même14. On peut encore donner l’exemple de la lumière dans la
peinture, qui pour être rendue sensible, pour être vue, devait d’abord être soustraite à la
lumière naturelle15. Ce vide souligne l’aspect critique de l’expérience esthétique, qui rompt
avec toute constitution donnée précisément dans la mesure où elle est extérieurement donnée
et qui reconstitue l’expérience comme non donnée, ou plutôt en tant qu’elle se donne à elle-
même en se faisant et sous le seul impératif de la nécessité de son existence.
Que le corps puisse trouver une poétique propre dans sa texture, ses fluctuations, ses appuis,
se rapporte à l’invention même de la danse contemporaine. Inventer un langage en effet ne
revient plus à manipuler un matériau préexistant mais à donner naissance à ce matériau même,
tout en justifiant artistiquement la genèse, et en compromettant dans cette entreprise le sujet, à
la fois producteur et lecteur de sa propre matière.16
45Cela repose sur un mouvement appauvrissant qui raréfie : faire le vide non seulement par
rapport aux formes constituées, nécessité de défaire ce qui n’a été que trop bien fait, mais
aussi faire le vide par rapport à ce qui semble s’imposer dans l’évidence ordinaire du sensible
faite d’extériorité, faire éclater l’autorité immédiate du sensible afin de trouver l’évidence de
type cartésien et l’autorité par laquelle le sensible s’élève à sa propre libéralité. C’est ainsi que
Gilson décrit l’itinéraire de la peinture, qui se libère peu à peu des formes représentatives, qui
avec les Fauves rafraîchit les couleurs en les contrariant, qui avec Cézanne congédie la forme
naturelle pour exhumer la forme plastique, pour parvenir, avec la ligne droite de Mondrian et
le monochrome, au moment fondamental qui ne peut plus constituer une image (au sens où
l’on dit « sage comme une image »), mais qui ne peut que faire voir un tableau17.
46C’est en termes très proches que les danseurs caractérisent le geste d’improvisation
constituante : étrangéisation de l’ordinaire, puis vide à prétention transcendantale que l’on
atteint en débarrassant le corps de ce qui, pesant sur lui de l’extérieur, semble le construire,
mais en réalité fait obstacle à son moment libéral.
47Prenant d’abord appui sur une problématique ba-chelardienne, qui définit l’émerveillement
par une remontée reconduisant un phénomène ordinaire à son commencement, Dominique
Dupuy décrit le rafraîchissement de la marche :
18 Paul VALÉRY, Philosophie de la danse, Œuvres, I, La Pléiade, Gallimard,
Paris.
19 Dominique DUPUY, « Le corps émerveillé », dans Marsyas, Institut de
pédagogie musicale et chorégrap (...)
Prenons la marche, cette « prose du mouvement humain »18, activité plus que toute autre
humaine, l’homme, jusqu’à plus ample informé, seul animal doté de cette locomotion bipède
libérant sa tête avec les conséquences que l’on sait. Que fait-il en général de cette activité ? Il
la galvaude. S’il est en compagnie, il cause, s’il est seul, il cause encore, mais avec lui-
même… […] Sait-il encore qu’il est en train de marcher ? Il ne le saura qu’en cas d’accident
de parcours, à ce moment précis où l’accident en question l’éveillera de ses projections dans
le passé ou l’avenir et le replongera dans l’instant. Et celui qui danse alors ? Il marche, il
court, il saute… que ne fait-il pas ? De tout ce qu’il fait, une grande partie est du domaine de
l’habitude. Pour en arriver là, il a fait et refait, répété et repris, jusqu’à oublier le pourquoi, le
comment. […] N’y a-t-il pas une façon de procéder plus proche de l’état de découverte, à
initier et préserver à chaque instant ?19
48Et il poursuit par cette description du travail d’improvisation chez Moshe Feldenkrais et Jo
Pilates qui se passe de commentaires :
20 Ibid.
Une grande part des actions s’effectue sur l’horizontale (au sol ou sur les instruments), la
colonne vertébrale libérée de la situation gravitaire, chacun des éléments est situé sur sa
propre ligne de poids et capable de développer son mouvement propre, libéré de la tension de
la verticalité. Le corps livré à l’espace, la danse n’est plus basée sur l’extension de la marche,
l’agencement et la combinaison de pas, mais tend à un mouvement spatial dans lequel le pas
et ses variations ne sont qu’un élément de l’ensemble. […] Affranchi de la tenue habituelle, le
corps est mis dans une situation de départ proche du vide ; il n’est pas préalablement construit
et mis en place. Il est dans une sorte d’absence, de silence d’où tout peut surgir. Dans ce vide
primordial cher aux pratiques d’Orient, on s’approche de l’état de méditation.20
49Marc Lawton, dans un article sur Alwin Nikolaïs, parle de « mise en abstraction du
mouvement », laquelle est explicitement comparée au travail du peintre sur la couleur :
Comment un peintre peut-il peindre des pommes rouges s’il ne sait pas ce qu’est le rouge ?
aimait à dire Nik. Pour découvrir le « goût » de chaque qualité, il faut débarrasser le
mouvement de toute surcharge. Sont donc écartés la pantomime, le symbole, le personnage, le
psychologique, le mystique, le narratif, le permissif, le flou et même les tics trop récurrents
qui limitent trop souvent un danseur. Fort de cette mise en abstraction du mouvement, qui
prend un temps variable selon les individus, le danseur se familiarise avec deux notions
essentielles : la décentralisation et la motion.21
50On tente ainsi d’atteindre ce qu’on peut appeler un moment transcendantal du corps, un
corps transcendantal que Laurence Louppe caractérise ainsi, au sujet de Cunningham :
22 Laurence LOUPPE, « L’utopie du corps indéterminé », Le Corps en jeu,
CNRS éditions, Paris, 1993.
Lorsque Cunningham veut inventer un mouvement qui ne passe que par le corps, il dégage la
spécificité même de la danse, c’est-à-dire ce rapport au corps, ce corps global.22
51Ou encore qu’elle décrit comme « un vide par où il faudrait passer sans cesse pour
réinventer un corps »23. On ne peut mieux répondre à l’interrogation qui hante la danse et qui
fait que l’on peut raconter son histoire comme celle d’une rupture avec ce qui la tient sous
tutelle : comment libérer la danse de ce qui n’est pas elle et lui rendre ce qui lui est dû ? Après
l’avoir débarrassée de l’allégorie, de la narration, du théâtre, de la musique, il fallait encore
faire le vide autour d’un corps essentiel et extraire le surcorps du corps qui nous est donné
dans l’extériorité24. On verra que le mouvement d’abstraction, qui est en réalité une façon de
mener l’opération fondamentale d’opacification, ne s’arrête pas là : il conduit logiquement et
peut-être mortellement à revenir à l’univers ordinaire des mouvements et à le transfigurer, vu
à travers le filtre étrangéisant du hasard, en le faisant coïncider avec toute danse possible.
Ainsi et paradoxalement la recherche du vide reconduit au plus plein d’un univers que l’on
s’efforce de réenchanter.
25 Voir Patrick VAUDAY, op. cit. et Gérard WAJCMAN, L’Objet du siècle, Verdier,
Lagrasse, 1998.
52Cette recherche du moment libéral du corps ou d’un surcorps libéral ne relève pas
seulement d’une problématique de création, d’une libéralité ontologique faisant surgir la
chose d’un néant à la seule fin qu’elle soit, il convient aussi et concurremment de la penser en
termes démiurgiques. Car le vide ainsi atteint ou plutôt ainsi visé, s’il est un néant au sens où
il ne relève d’aucune grille préétablie lui ayant ménagé sa place, s’il est donc un néant
épistémologique dont on ne peut rien savoir d’avance, n’est cependant pas un néant absolu, un
néant ontologique : il est peuplé d’atomes matériels ou d’éléments. L’effort d’abstraction qui
parallèlement conduit la peinture, la musique, la danse, à congédier le trop bien fait, puis à se
passer de l’évidence d’un sensible extérieur ne débouche pas sur l’immatérialité. La
raréfaction ne se réduit jamais ici à une évaporation, mais elle doit avoir pour résultat au
contraire une cristallisation qui densifie la matière, qui la magnifie. C’est ainsi que Claudel
compare le vers à la coulée d’un lingot. Un réel est bien congédié, celui de l’évidence, de
l’immédiateté, de la transparence, mais c’est pour mieux convoquer le réel, celui de
l’insistance et de la résistance25.
53Le mouvement émancipateur de l’art est dirigé vers le bas et ne se dessaisit jamais d’une
prise de corps : il reste fidèle à l’opacification libératrice puisqu’il s’agit de trouver un état
du sensible qui soit rendu à lui-même et débarrassé de l’extériorité qui d’ordinaire le masque
ou l’usurpe. C’est dire que la seule chose dont il ne soit pas fait abstraction, précisément parce
qu’elle est l’objet de l’opération d’abstraction, est de l’ordre d’un état de la matière, état
élémentaire susceptible de soutenir toute organisation possible ultérieure. Ce qui surgit alors à
ce point zéro de la matière esthétique est un chaos, matière élémentaire. Et comment obtenir
un chaos lorsqu’on est englué dans les formes constituées et dans la constitution trompeuse
des formes mêmes de la sensibilité, sinon en procédant par la ruine ? Ce qui meuble le
prélude et qui peuple le geste constituant est donc issu d’une sorte de brouillon par lequel les
formes sont disloquées pour s’écrouler en un champ de ruines, carrière d’où le démiurge, la
force de la nature, va tirer son matériau élémentaire et ébaucher les formes en germe – mais il
pourra aussi s’acharner à en maintenir l’état dispersé, ouvrant alors sur une esthétique du
fragment, du morceau, du lambeau, qui récuse la composition déjà trop apaisante et
instrumentalisée.
26 Jankélévitch rappelle à ce sujet les pages d’Alain sur Victor Hugo démiurge de la
langue. Vladimir (...)
54On comprend alors en quoi le geste constituant réclame une puissante mécanique du
brouillon par laquelle les formes sont bousculées, entrechoquées, brassées jusqu’à rendre
l’âme de la matière qui les soutient. Mouvement apparemment livré à l’ivresse du désordre,
mais secrètement voué à l’amour de la matière, et fondé sur un fétichisme sans lequel aucune
expérience esthétique n’est possible : il faut atteindre le moment de faire confiance à la
matière, et pour qu’elle consente à se montrer non pas dans tous ses états mais dans son état
propre et dépouillé de tout oripeau, il faut procéder par ordre et faire du brouillon une
opération obstinée, ordonnée, têtue26.
55« Je fais confiance à cette première chose et je commence » écrit Simone Forti dans un
ouvrage collectif consacré à l’improvisation dansée27, et elle poursuit en comparant
l’improvisation à l’aquarelle qui, par opposition à la peinture à l’huile, prend au sérieux le
moment du commencement et le fixe d’un trait indélébile, d’une touche initiale et ineffaçable,
sur le support. L’aquarelliste n’a pas droit au repentir, il est contraint soit d’édifier son œuvre
sur les voies tracées par ce premier jet, soit d’y renoncer tout à fait et de recommencer. On n’y
revient pas, le geste inaugural commence et engage la suite ou la condamne. Mais il ne se
donne comme définitif que par sa légèreté qui l’inscrit sur un champ de possibles écartés au
moment de la touche mais néanmoins présents, et par sa densité qui dès ce moment en
consacre l’absolue présence : la nécessité la plus impérieuse ne s’alimente que de la
contingence la plus radicale. Avoir la main sûre ce n’est pas être étranger au tremblement,
c’est avoir écarté tout tremblement.
57En effet ces deux logiques convergent sur un même point. Faire confiance à la chose même
et en rechercher l’état de nécessité absolue n’est autre qu’une passion de la matière et conduit
à éliminer tout ce qui n’est pas elle. On a déjà vu pourquoi cette logique mène la peinture vers
son abstraction et la musique vers le monde du bruit concret : dans les deux cas, il s’agit de
rompre avec les illusions de l’art « clés en mains », d’un art spectaculaire dont on voit trop
qu’il est de l’art. Vouloir que la chose soit c’est aussi vouloir qu’elle ne soit rien d’autre
qu’elle-même. Aussi la danse vit-elle cette passion comme une chasse au corps étranger qui
vient faire écran au corps. La remontée vers un surcorps libéral ne peut donc s’arrêter à un
schéma créateur ni à un schéma démiurgique, ni même à un schéma transcendantal ; car dans
ces schémas il y a encore quelque chose de trop, susceptible de capter la libéralité à son profit
et d’en dessaisir le corps : c’est l’auteur ou la position de sujet.
58On parvient alors, au terme du mouvement, à sa torsion ultime, qui n’est autre que la
projection empirique d’une idée métaphysique : à force de poursuivre la liberté, on finit par la
penser comme absolue, et on ne peut plus alors que s’abîmer ou bien dans une autre forme de
vide que le vide opératoire, le vide d’une absence totale de rapport – la liberté comme libre
décret ou comme gratuité – ou bien dans l’absolument plein de la nécessité – la liberté comme
libre nécessité. Si le corps devait dans un premier temps être libéré des oripeaux du théâtre et
des formes du ballet qui décidément « font danse » et occultent la danse, puis des contraintes
imposées par les formes même de la sensibilité, espace, temps, gravité, pour trouver dans le
vide du laboratoire qu’est l’improvisation constituante un « état zéro » où s’inscrivent les
possibles, il fallait ensuite l’affranchir de l’idée même de possible qui suppose un choix et
pour ainsi dire le livrer à lui-même dans le désert de l’automatisme ou le tropplein du
mouvement quotidien : tout pouvait alors redevenir danse, à commencer par la présence pure
et simple d’un corps quelconque, quoi qu’il fasse et quoi qu’il ne fasse pas.
À partir du moment où le vrai signifiant de la danse ne peut passer que par le corps, il n’est
pas question d’imposer à ce corps des antécédents psychologiques risquant de ruiner la
pertinence d’une décision qui, elle, n’appartiendrait plus au corps. D’où le recours à
l’aléatoire, moyen terme entre une décision qui ne serait pas corporelle et une décision
émanant d’un sujet alourdi par ses antécédents et qui imposerait au tissu physique des
éléments venus d’ailleurs. Le recours à l’aléatoire va donc faire de la décision artistique une
espèce de champ flottant qui, lui, passe aussi par le corps, mais dont le sujet sera un sujet X,
placé ailleurs.
60Elle analyse ensuite les tentatives du « mouvement littéral », Anne Halprin, Irmgard
Bartenieff, Trisha Brown, Yvonne Rainer qui « affirme vouloir éliminer successivement
l’organisation (le phrasé déjà mis à mal par le répétitif), puis le mouvement lui-même ». On
parvient finalement à une extrémité éthérée :
29 Id., p. 223-224.
Au-delà de quoi il ne reste que le flux (au sens labanien de flow) qui désigne en deçà même du
mouvement la qualité de sa propagation. C’est comme si le corps vivait dans les limbes d’une
formulation possible, en un lieu où le recours à la répétition accélérée casse les attaches
logiques avec le lieu des décisions psychiques, comme si l’excès d’une convention
structurelle anéantissait les circuits du vouloir, lesquels auraient pu imposer au corps un
système de prévisions étrangères à ses propres dynamiques. On lit ici clairement le dessein du
corps indéterminé de se soustraire à toute autorité.29
61Dans cette espèce de « lieu blanc » où le corps est censé se retrouver luimême et sans rien
d’autre, toute causalité est abolie, tout rapport est congédié, et il ne reste plus que des
« événements détachés » ou prétendument détachés – le règne du hasard se soldant par une
utopie dont la philosophie classique, dans sa critique du fatalisme, avait déjà dénoncé
l’illusion : le fantasme de l’autonomie radicale, d’une chose détachée de toute autre, dans sa
quête d’une nécessité métaphysique, finit tout aussi nécessairement par s’en remettre à un
destin superstitieux et aveugle. À vouloir trop affirmer la liberté comme absolue, on ne peut
que la confondre avec le plus bas degré de la liberté. À vouloir se passer de toute idée du
sujet, on finit par ne plus vouloir être rien d’autre qu’un pur objet.
62La danse est alors confrontée, comme la musique, comme la peinture, à l’équivalence
stricte entre le monde dansé, obtenu par réopacification et libéralisation du monde ordinaire
des mouvements d’un corps élevé à son moment critique, et l’univers ordinaire lui-même,
l’ensemble du réel donné qui finit par réabsorber tout, en annulant finalement la liberté dont
on se réclamait peut-être trop, laquelle, se retournant en prescription, s’abolit elle-même.
63Confronté à cette mortelle extrémité qui boucle l’art sur le réel ordinaire dont il s’était
pourtant d’abord extrait et émancipé et qui finit par faire coïncider le monde de l’art avec
l’univers donné, abolissant toute idée de possible, on se rend compte alors que cette
coextensivité revient à un acosmisme étouffant dans lequel tout ce qui est possible existe et
qui interdit tout point de fuite, toute fiction, et où le sens même du réel est dilué parce qu’il
n’y a plus que du réel. Pour qu’il y ait art, pour que le réel soit situé et révélé comme tel, et
pour qu’il y ait liberté, il faut au contraire que des mondes possibles surgissent, par une
opération critique installatrice de fiction qui les enlève sur l’univers du réel et qui fait de
celui-ci à la fois l’assise et l’asymptote de ces mondes réenchantés, mais aussi leur parasite.
Sans l’idée d’un parasitage possible, on ne saurait entendre aucune musique – ni même aucun
bruit : pour qu’il y ait musique, il faut que du son inouï s’enlève sur ce qui doit rester du bruit.
Pour qu’il y ait peinture, il faut que de l’invu devienne visible et s’enlève sur le visible déjà là.
Pour qu’il y ait danse, il faut qu’un surcorps advienne et qu’il laisse sur place, si peu que ce
soit, le corps qu’il révèle, qu’il libère en le réformant et dont il s’autorise pourtant, comme la
langue du poète laisse sur place, en les rendant plus purs, plus denses et plus opaques à la fois,
les mots de la tribu.