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Renaud Barbabas

Métaphysique du sentiment

Passages

LES ÉDITIONS DU CERF


Collection dirigée
par
Jocelyn Benoist
© Les Éditions du Cerf, 2016
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN 978-2-204-11072-3
À Louis, Filipe, Ysé et Thadée,

À la mémoire de ma mère.
Sommaire

Introduction
Le sensible
Le sujet comme mouvement
L'essence du mouvement
Le procès du monde
Retour au sensible

Première partie – La séparation


I. Les deux sens de la finitude

II. La scission

III. L'archi-événement

IV. La métaphysique

V. Le langage
Biologie privative
L'exode
L'exil
Le langage

Deuxième partie – Le sentiment


I. Le poétique

II. Le sentiment
Ipséité et ouverture
Michel Henry
Merleau-Ponty
Heidegger
Henri Maldiney

Conclusion
Introduction

La motivation fondamentale et le point de départ de ce travail, qui en


constituera aussi le point d'arrivée, est la volonté, indissociable d'une
expérience, de conférer à la poésie sa portée métaphysique maximale, ou
encore de l'aborder sous son versant le plus radical. Cela signifie que la
poésie n'est pas un genre littéraire parmi d'autres mais une expérience et un
mode d'exister, ou plutôt un mode d'exister se nourrissant d'une expérience
qui, s'il s'atteste de manière privilégiée dans l'écriture poétique, ne s'y
épuise évidemment pas. De là le choix du terme de « poétique » pour
désigner ce mode d'exister. Il est incontestable que celui-ci possède, en tant
que tel, une dimension révélante : son mode d'être signifie nécessairement
une ouverture à un autre que lui. Cette affirmation se nourrit du fait que la
poésie tente de dire quelque chose de la « réalité » sur un mode qui est tout
à fait singulier, que ce dire est au service d'un montrer et donc d'un voir ou
d'un faire voir. Autant dire que le poétique possède un versant ontologique :
il s'agit de livrer accès, au sein et à l'aide du langage (mais, encore une fois,
ce langage se nourrit sans doute d'une expérience qui l'excède et qui le
contient) à une dimension qui transcende le langage et, à ce titre, appartient
au monde lui-même. Notre conviction est que cette dimension, constitutive
du monde, à laquelle le poétique livre accès, n'est autre que celle du
sensible comme tel. C'est pourquoi il est indispensable de tenter de clarifier
cette idée d'un être sensible qui, loin de reposer sur la sensibilité, la rend
possible. En ce sens, le poète est évidemment l'allié, voire le guide, du
phénoménologue. Cependant, comme l'atteste l'incessante renaissance de la
poésie, signe de la pérennité du poétique, cet accès au sensible ne va pas du
tout de soi et tout se passe comme si, pour des raisons constitutives, le
sensible demeurait à l'horizon, comme cela qui est visé par le dire poétique
mais qu'il ne peut s'approprier, qui est pressenti plutôt que possédé, touché
plutôt que vu. Comme le montre le travail même de la poésie, tout comme
de nombreuses déclarations des poètes, l'épreuve poétique est celle d'une
séparation fondamentale, précisément vis-à-vis du monde, d'une finitude
qu'elle s'attache à mettre au jour en tentant de la surmonter. Autrement dit,
le poétique est indistinctement épreuve de la séparation ou de l'exil
ontologique et tentative de la dépasser.
Or, comme le reconnaissent là encore nombre de poètes (Bonnnefoy :
« Le langage est notre chute{1} »), force est de reconnaître qu'il y va du
langage dans cette séparation, non pas au sens où il en serait la cause mais
plutôt en tant que manifestation privilégiée de cet exil fondamental.
Privilégiée, elle l'est au double sens de ce qui en manifeste la radicalité et de
ce qui permet pourtant de la surmonter. Le langage serait comme un recours
contre une séparation dont il est pourtant la manifestation première. La
poésie accomplirait alors cette essence du langage dans la mesure où,
contrairement à d'autres œuvres de langage, elle tenterait d'aller au bout de
cette condition singulière en tentant de réaliser une forme de réconciliation
avec le sensible au sein même du langage, en le portant à sa propre limite,
bref en faisant du langage un recours contre lui-même. De là deux
questions, qui correspondent aux deux étapes essentielles de notre
démarche. Qu'en est-il exactement de cette séparation, que la poésie met au
jour comme cela contre quoi elle se constitue ? À quelle profondeur faut-il
la saisir et en quoi le langage y puise-t-il sa possibilité ? D'autre part, en
quoi et en quel sens le poétique peut-il être pensé comme une tentative, et
sans doute la seule, de surmonter cette séparation, c'est-à-dire de retrouver
une appartenance native au sensible ? En quoi le poétique peut-il apparaître
comme une sorte de remède à l'exil et de recours du langage contre lui-
même ? C'est en ce point qu'il nous faudra mettre en évidence, au cœur du
poétique, une forme d'épreuve originaire de ce dont nous sommes
radicalement séparés, une ouverture première dont la portée excède du tout
au tout le plan des étants mondains. C'est cette ouverture que nous
nommerons sentiment, celui-ci apparaissant comme le versant proprement
affectif du poétique. Mais cela sera nécessairement en un sens renouvelé de
l'affectivité : loin que le sentiment renvoie à une signification bien connue
de l'affectivité, c'est au contraire le statut et le sens de celle-ci qui vont se
trouver reformulés à la lumière de cette épreuve originaire.

Le sensible

Dans la perspective phénoménologique qui est la nôtre, à la construction


théorique qui veut voir dans l'expérience la rencontre d'une réalité étrangère
à la sensibilité et d'une sensibilité étrangère à la réalité, il faut substituer
l'idée d'apparaître, étant entendu que l'être de l'apparaissant consiste dans
son apparaître et est tout entier signifié ou présenté par lui. L'être de ce qui
est consiste à apparaître, de sorte que l'apparaître devient la mesure de l'être
(autant d'apparaître, autant d'être), que la nature de l'apparaissant est
délivrée par son apparition. Dès lors, si le monde nous apparaît sur le mode
sensible, autrement dit est un monde perçu, c'est parce qu'il est
intrinsèquement sensible, parce que l'être sensible, c'est-à-dire la possibilité
de se manifester sur le mode sensible, qualifie son être. Il devient alors
impossible de cantonner les prétendues qualités sensibles du côté d'une
sensibilité purement subjective qui serait étrangère à ce qui est appréhendé
en elles. Au contraire, c'est dans la mesure où l'être est sensible qu'il peut
être appréhendé comme sensible et on appellera alors sensibilité l'accès à
l'être tel qu'il est, bref son mode propre d'apparaître. Ainsi, ce n'est pas
parce que la réalité est sentie par la sensibilité qu'elle peut être qualifiée de
sensible ; c'est au contraire parce qu'elle est intrinsèquement sensible qu'elle
peut être sentie. Encore cette formulation est-elle déjà inexacte car, si l'être
apparaît sur le mode sensible, il n'est pas sûr qu'on puisse parler d'une
sensibilité qui serait distincte de cet apparaître et viendrait le recueillir de
manière pour ainsi dire redondante. Si l'être apparaît sur le mode sensible, il
n'a plus besoin d'être senti à proprement parler et la question est donc plutôt
celle du sens d'être d'un sujet capable, non plus de sentir ni, a fortiori,
d'avoir des sensations, mais d'accueillir cet apparaître sensible, de lui
correspondre ou de lui répondre. Comme nous allons le voir, ce sens d'être
devra être recherché du côté du mouvement plutôt que d'une quelconque
réceptivité.
Bien entendu, il ne s'agit pas pour autant de rabattre l'être sur le seul
sensible, de le confondre avec lui, en une démarche qui relèverait plutôt du
phénoménisme ou d'un certain empirisme. Dire en effet que le sens d'être de
l'être est de paraître, c'est affirmer également qu'il y a une différence entre
cela qui apparaît et ses apparitions – sans quoi rien ne viendrait au paraître.
L'être se retire donc derrière ses apparitions à mesure qu'il passe en elles ou
s'y manifeste, bref demeure transcendant à ses apparitions, s'absente de ce
qui le présente. C'est exactement en ce sens que le sensible peut être
compris comme apparaître de l'être et que celui-ci doit être défini comme
intrinsèquement sensible : le sensible, et seulement lui, est précisément ce
qui préserve la transcendance ou la profondeur de l'être en sa manifestation,
ce qui maintient l'absence dans la présence, conserve un coefficient
d'obscurité au sein même de la clarté. Le sensible est caractérisé par une
sorte d'ambiguïté fondamentale qui prend la forme de l'obscurité dans la
clarté, de la profondeur dans la superficialité. D'un côté, il est évident ou
transparent, il est ce qu'il est et ne comporte en lui rien d'autre que ce qu'il
montre ; le rouge ne contient que la rougeur : il est rouge de part en part
mais rien que cela, de sorte qu'il n'y a rien d'autre à chercher en lui. Mais,
d'un autre côté, il oppose au regard une sorte de résistance, présente au cœur
de sa surface une profondeur irréductible et c'est la raison pour laquelle,
même si nous savons qu'il n'y a rien d'autre à y découvrir, nous nous y
attardons, y revenons, comme à quelque chose qui est finalement
inépuisable. Il faudrait ajouter que c'est précisément dans la mesure où il n'y
a rien d'autre à y découvrir, où il ne conduit pas à autre chose que lui-même,
que le sensible se donne comme inépuisable : cette inépuisabilité est celle
de sa présence même, de la profondeur qui le caractérise et qui n'est autre
que celle de l'être même ; alors que s'il conduisait à autre chose, comme un
signe, s'il faisait place à une réalité autre que lui, le regard s'y arrêterait, y
trouverait un repos. Nous comprenons maintenant mieux pourquoi le
sensible est la modalité même d'apparaître de l'être : c'est parce que c'est en
lui et en lui seulement que se préserve sa transcendance. Le sensible est la
modalité même sous laquelle la profondeur de l'être se préserve au sein de
la manifestation ; seul le sensible peut celer en lui, au sein de la présence, la
réserve sans laquelle il n'y a pas d'apparaître pensable. Corrélativement,
l'être ne peut être que sensible car il n'y a qu'en celui-ci que sa profondeur
demeure, qu'il peut excéder ou déborder la présence sans être situé pour
autant ailleurs. En d'autres termes, l'essence de l'apparaître, telle que nous
venons de la caractériser, impose une co-appartenance de la présence et de
la profondeur qui ne peut se réaliser que dans ou comme le sensible même.
Sur ce point, Merleau-Ponty est allé plus loin que quiconque et notre
démarche s'inscrit dans l'horizon ouvert par certaines notes de travail, dont
au premier chef celle-ci, topique à tous égards :
Le sensible est précisément ce medium où il peut y avoir l'être sans qu'il ait à être posé :
l'apparence sensible du sensible, la persuasion silencieuse du sensible est le seul moyen pour
l'Être de se manifester sans devenir positivité, sans cesser d'être ambigu et transcendant{2}.

Le sujet comme mouvement


La question majeure, qui nous permettra de mettre au jour le statut
ontologique véritable du sensible, est celle du sens d'être du sujet auquel ce
monde sensible apparaît, sujet dont nous avons dit qu'on ne pouvait pas se
contenter de lui attribuer une sensibilité puisque c'est au contraire l'être de
la sensibilité qui est en question. Un certain nombre de considérations nous
ont conduit à mettre en avant une conception dynamique du sujet{3}. C'est
tout d'abord la critique de l'intuitionnisme, dont nous avons montré qu'il
était sous-jacent au subjectivisme, qui nous a donné des arguments en
faveur d'une caractérisation de l'être du sujet comme mouvement, et ce sur
les deux versants de la corrélation qui sont concernés par l'intuition. D'une
part, en effet, nous avons établi que le concept même de vécu est fondé sur
une identification entre apodicticité et adéquation : la certitude de mon
existence ne peut que reposer sur une connaissance adéquate ou sur une
donation intuitive de moi-même. Le vécu est le type d'objet requis par
l'intuition immanente ou la réflexion en tant qu'il vient remplir le regard que
la conscience tourne vers elle-même. Or, en critiquant ce présupposé, nous
avons découvert un sujet qui est certain de sa propre existence sans jamais
être présent à lui-même et cela en raison d'une impossibilité de principe.
Quel peut bien être alors le mode d'être d'un sujet qui ne peut être présent à
lui-même, dont la présence à soi est absence de soi, sinon une existence sur
le mode de la négation de toute stabilité et de toute identité, bref un sujet
qui existe comme mouvement ? C'est parce que le mouvement est négation
concrète de toute identité, en quelque sorte la seule manière de ne pas être
soi-même, qu'il ne peut par principe s'offrir à un regard, être donné dans une
intuition. À un mode de présence du sujet qui défie essentiellement
l'intuition ne peut correspondre qu'un mode d'existence dynamique.
Cette conclusion se confirme si nous nous intéressons maintenant au
versant transcendant de la corrélation. Nous avons vu que l'apparaître
sensible était constitutivement apparition d'un monde, que le sensible était
la modalité propre de présentation du monde pour autant qu'il est ce qui en
préserve la profondeur et l'invisibilité. Cela signifie bien sûr que ce monde
n'est pas une réalité positive mais une forme de distance ou d'excès au sein
du sensible : dire que le sensible présente le monde sur le mode de
l'absence, c'est reconnaître au fond que le monde n'est rien d'autre que
l'excès sur soi ou la non-identité à soi du sensible, situation que Merleau-
Ponty résumait en affirmant que « voir c'est toujours voir plus qu'on ne
voit{4} ». En ce sens, pour autant que, loin d'avoir des contours définis, le
sensible est en quelque sorte toujours plus que lui-même, il déçoit
évidemment l'intuition, ne saurait d'aucune façon être donné dans un voir. Il
s'agit alors de savoir quel est le mode d'être du sujet du sentir, d'un sujet
capable de sentir. Un tel sujet doit être à la mesure de l'excès interne du
sensible, de cette négation qui n'est pas l'envers d'une position. Ce sujet ne
dépasse pas le sensible vers un monde positif (ce serait reconduire
l'intuition) mais effectue sans cesse ce dépassement interne, cette ouverture
sans contenu qui sont propres au sensible. En d'autres termes, ce sujet doit
être capable de faire paraître la profondeur comme telle. La conclusion
s'impose à nouveau : la profondeur ne peut être donnée qu'à un sujet qui
s'avance en elle, qui y pénètre ; sa donation est une ouverture, ouverture qui
ne saurait être effectuée que par un mouvement. Autrement dit, seul un sujet
qui existe sur le mode de l'excès sur soi est à la mesure de cet excès interne
au sensible par lequel nous avons caractérisé le monde : seul un sujet qui est
avancée peut accueillir cet incessant retrait au cœur du sensible qu'est le
monde. Il n'y a de monde que pour celui qui s'avance en lui, de profondeur
que pour qui y pénètre.
En vérité, on aboutirait au même résultat à partir d'une prise en
considération de ce qui est impliqué par l'a priori de la corrélation. Celle-ci
exige à la fois une différence radicale entre le pôle subjectif et le pôle
transcendant, pour autant que celui-là demeure la condition de celui-ci, et
une forme de continuité qui est imposée par le fait qu'il n'y a pas de relation
véritable sans une certaine communauté ontologique entre les pôles de cette
relation. En d'autres termes, plus immédiatement phénoménologiques, en
dépit de sa différence le sujet doit appartenir au monde qu'il fait paraître et
la difficulté est bien alors de concilier ces deux dimensions. Or, le plus
souvent, ces deux exigences issues de la corrélation sont référées à deux
dimensions différentes que l'on met au jour au sein du sujet, de sorte que la
dualité entre différence et communauté est projetée au sein du sujet au lieu
d'être surmontée. On dira par exemple que le sujet se distingue du monde en
tant que sujet transcendantal et qu'il a sa place dans le monde en tant que
sujet empirique, de sorte que la question deviendra celle de l'unité de ces
deux dimensions. Le problème se précise donc : comment le sujet peut-il,
sous le même rapport, faire paraître le monde et lui appartenir ? Selon quel
mode d'existence peuvent bien se concilier l'inscription dans le monde et la
puissance phénoménalisante ? La réponse réside évidemment dans le
mouvement. En effet, d'une part, la différence qui caractérise le mode d'être
du sujet de la phénoménalisation, en tant qu'elle est radicale, ne saurait être
une différence au sein de l'étant mais une différence entre l'étant et du non-
étant. Or, pour autant que le sujet n'est pas rien mais est au contraire ce qu'il
y a de plus concret, sa négativité ne peut renvoyer à un simple néant,
comme c'est le cas chez Sartre par exemple. La différence du sujet ne peut
correspondre qu'à une négativité concrète, qui n'est autre que celle du
mouvement. Celui-ci est le seul mode d'existence effective possible pour
cela qui n'est pas, c'est-à-dire ne subsiste pas. Le mouvement est négation
effective de l'identité et donc de la substantialité, il est la seule manière
concrète de ne pas être ce que l'on est. C'est donc parce qu'il existe comme
mouvement que le sujet diffère effectivement radicalement des autres
étants : il en diffère du tout au tout en effectuant sans cesse cette différence,
autrement dit en n'étant pas chose, en se faisant plutôt être non-chose, bref
en se dépassant sans cesse. Or, loin de s'avérer inconciliable avec
l'appartenance, la différence, ainsi comprise, non seulement permet
l'inscription dans le monde mais l'exige. En effet, il n'y a pas de mouvement
sans un sol sur lequel il se déploie, sans un espace de jeu ou une aire de
déploiement au sein desquels s'accomplit sa négativité. Autant dire que la
différence du sujet vis-à-vis du monde (des étants du monde) ne peut
s'accomplir que sur le sol du monde, que la négativité que cette différence
recouvre requiert la positivité de ce même sol. Ainsi, il s'avère que c'est
bien sous le même point de vue, celui du mouvement, que le sujet
appartient au monde et en diffère, pour autant qu'il le fait paraître. La
condition de la différence est ipso facto celle de l'identité : dans le
mouvement, la dualité de l'appartenance et de la différence ontologique du
sujet se résout en unité. Notons que si le corps est ce qui, au cœur du sujet,
permet son inscription dans le monde, ceci revient à dire que le mouvement
est l'a priori du corps, la seule condition d'accès possible à son mode d'être
véritable.

L'essence du mouvement

Qu'en est-il alors de ce mouvement ? La tentation est évidemment de le


comprendre conformément à l'acception moderne de ce terme, à savoir
comme un simple déplacement. Cette acception s'inscrit dans une
perspective qui est dominée par le partage entre un ordre du sens, qui a son
siège dans la conscience ou la pensée et dont toute mobilité est par
conséquent absente, et une idée du mouvement comme cela dont tout sens
est absent, qui, dès lors, ne tend vers rien, n'accomplit rien, bref comme
simple déplacement. C'est évidemment cette distinction tranchée et, par là-
même, le cadre théorique qui la sous-tend, qui se trouvent mis en question
par notre caractérisation du sujet. En effet, s'il est vrai que celui-ci existe
comme mouvement, il n'en reste pas moins que ce mouvement est
mouvement d'un sujet, que c'est en et par lui que s'accomplit sa fonction ou
son activité de sujet. Loin d'être étranger à la subjectivité, le mouvement est
désormais ce en quoi le sujet se réalise comme sujet, existe subjectivement.
Or, puisque le sujet se distingue par le fait que les étants lui apparaissent,
force est de conclure que l'œuvre de son mouvement consiste à faire
paraître, que son activité est une activité de phénoménalisation. Il s'agit
donc d'un mouvement qui ne transporte pas un mobile d'un point à un autre
mais qui fait paraître ce vers quoi il s'avance, qui éclaire son chemin en le
parcourant. Nous nous trouvons évidemment ici par-delà le partage entre le
simple déplacement et la représentation, l'avancée et l'appréhension d'un
sens, ou plutôt en deçà de ce partage, à la racine commune de ces deux
dimensions. Ce mouvement est situé plus haut que le pur déplacement pour
autant qu'il accomplit quelque chose, précisément l'apparition de ce vers
quoi il tend ; mais il est néanmoins situé plus bas que la simple pensée ou la
pure représentation car il est justement avancée, ne fait paraître qu'en se
portant vers cela qu'il fait paraître. Il est l'identité d'un voir et d'un faire,
étant entendu que cette identité, ce mouvement singulier pour lequel il
faudrait trouver un autre terme, est plus profond que le partage du voir et du
faire (du théorique et du pratique) et apparaît donc comme leur racine
commune.
Cette identité n'est autre que celle du vivre et c'est donc bien, en ce sens,
la vie qui constitue le sens d'être originaire du sujet. En effet, vivre signifie
à la fois être en vie, c'est-à-dire se mouvoir, et faire l'expérience ou
l'épreuve de quelque chose. Or, il faut prendre cette « ambiguïté »
au sérieux et en conclure qu'il y a un sens originaire du vivre et, partant, de
la vie, qui est plus profond que la distinction du vivre intransitif (leben) et
du vivre transitif (erleben) et qui en commande la différence même. Le
vivre désigne un mode de relation original et originaire, indifférent au
partage de la perception et du mouvement et qui peut s'accomplir
indifféremment comme éclairage et comme avancée. Il suit évidemment de
là qu'il n'y a pas un mouvement vivant, aussi simple soit-il, qui soit
seulement un déplacement, c'est-à-dire qui ne fasse paraître quelque chose,
qui ne soit déjà une forme de perception. En ce sens, s'il est vrai que toute
phénoménalisation est l'œuvre d'une vie, force est de conclure que tous les
vivants sont des sujets, que tous, en quelque mesure, ouvrent ou dévoilent
un monde. Mais il suit également de ce résultat que toute activité de
connaissance, aussi élevée soit-elle, exige un enracinement vital, qu'il n'y a
pas un voir, aussi désintéressé soit-il, qui n'implique un faire et n'engage
ainsi la chair.
Il est cependant possible d'avancer encore d'un pas dans la caractérisation
de ce mouvement. Comment définir un mouvement qui fait paraître, c'est-à-
dire une donation d'objet qui ne se distingue pas du mouvement qui porte
vers lui. Comment nommer un faire paraître qui se confond avec un tendre
vers ? De cela nous faisons l'expérience dans le désir et c'est la raison pour
laquelle nous proposons de caractériser ce mouvement subjectif originaire,
ce mouvement vivant, comme désir. Entendons-nous. Il ne s'agit pas du
désir au sens psychologique d'un certain rapport à l'autre mais de la
dimension ou du mode d'être qui se découvre dans ce rapport et que nous
retrouvons au cœur de la subjectivité. En ce sens, l'affectivité, ou tout au
moins cette dimension de l'affectivité a une place fondamentale puisque s'y
découvre l'essence même, ou plutôt le mode d'exister de la subjectivité.
C'est lorsque nous désirons que nous existons pleinement comme sujet, au
sens où nous sommes alors au plus près de ce qui en constitue le mode
d'être fondamental. Le désir empirique, comme rapport à un autre, conduit
vers ce que nous pourrions nommer un désir transcendantal, qui concerne
cette fois le rapport du sujet au monde. Désirer, c'est d'abord découvrir
l'autre ou une certaine dimension de l'autre à travers le mouvement qui me
porte vers lui : il fait paraître son objet en s'en rapprochant, il dévoile en
tendant vers. Mais il y a un autre trait du désir, qui le distingue cette fois de
la tendance ou du besoin : c'est que l'obtention de son objet ne l'apaise pas
mais le relance, de telle sorte que ce qui le satisfait le creuse au lieu de le
combler, le ravive au lieu de l'éteindre. C'est en quoi il se distingue du
besoin, qui renvoie, quant à lui, au manque d'un objet circonscrit et qui est
donc pleinement apaisé par l'obtention de cet objet. Le désir n'est pas
manque, faute de quelque chose de déterminé qui serait susceptible de
l'apaiser ; le désir ne manque de rien non pas parce que rien ne lui fait
défaut mais plutôt parce que ce qui lui fait défaut est de l'ordre du rien, n'est
rien d'étant. En effet, tout se passe comme si l'objet du désir se donnait
comme en défaut vis-à-vis de quelque chose qui l'excède, de ce qui serait
alors l'objet véritable du désir au sens où il le comblerait – mais il ne s'agit
justement pas d'un objet. Ainsi, le désir découvre que cela qu'il atteint
n'était pas ce qu'il désire puisqu'il ne l'apaise pas. Bref, cela que le désir vise
véritablement se découvre dans son propre défaut, qui se fait jour à même
les étants finis et n'a en vérité pas d'autre teneur d'être que ce défaut lui-
même : tout se passe ici comme si ce qui est nié dans la négation – le
véritable « objet » du désir – ne se découvrait et ne se constituait que dans
cette négation même, en tant qu'envers de l'objet fini, et n'avait pas d'autre
contenu que cet excès indéterminé vis-à-vis du fini.
Cette dimension d'excès pur que l'on a dû mettre au jour au titre du pôle
véritable du désir correspond exactement à ce que nous avons dit du monde
comme profondeur interne ou transcendance pure du sensible. Il est donc
une seconde fois légitime de recourir au désir pour caractériser le sens d'être
de ce sujet, pour autant que celui-ci se rapporte originairement au sensible.
Si toute apparition sensible est ouverture du monde, force est de conclure
qu'un sujet sentant doit être capable de se rapporter au monde comme tel,
c'est-à-dire de transcender le sensible fini vers le monde. Une telle
transcendance ne peut être ouverte que par le désir ; lui seul atteint le
monde comme excès interne à l'étant, lui seul a le monde à sa portée. Un
monde qui arrache l'étant à la simple présence ne peut se donner qu'à un
mode d'existence qui arrache le sujet à lui-même. À l'insatiabilité du désir
correspond cette profondeur qui, irréductible à tout étant sensible, ne se
donne qu'en lui parce qu'en lui elle se préserve ; c'est en n'étant pas autre
que le sensible que le monde parvient à en différer, c'est-à-dire à le
transcender radicalement.

Le procès du monde

Cet approfondissement du mode d'être du sujet du sentir nous permet de


revenir à la question du monde et de jeter un nouvel éclairage sur les
oppositions par lesquelles nous avons dû le caractériser. Nous l'avons dit,
le sujet est caractérisé par son appartenance au monde, appartenance qui est
par ailleurs appelée par l'a priori de la corrélation, pour autant qu'il n'y a pas
de relation véritable, c'est-à-dire de relation constitutive des termes en
relation, sans un être commun, sans une parenté ontologique sur laquelle la
différence s'enlève. Cette appartenance, nous l'avons déjà rencontrée à
l'occasion de notre analyse du mouvement, au titre de ce qui est exigé par sa
négativité : il n'y a pas de mouvement sans un sol, qui ne peut être que celui
du monde. Cependant, pour décisive qu'elle soit, cette appartenance
demeure une appartenance dans la différence, elle relève d'une articulation
nécessaire ou d'une codépendance entre notre mouvement et le sol du
monde : elle n'est pas encore une communauté ontologique. Or, dire du
sujet qu'il appartient au monde, ce n'est pas seulement dire qu'il le vise, ni
même que son dynamisme se déploie en son sein mais bien qu'il est fait de
la même étoffe que lui. Le sujet est certes à la fois au monde et dans le
monde, mais il doit également être du monde, c'est-à-dire non seulement s'y
inscrire mais en provenir ontologiquement. L'appartenance que nous avons
jusqu'alors mise en évidence est encore de l'ordre de l'inclusion ou de
l'inscription, ce qui signifie que le monde y est compris comme une sorte de
contenant, comme un sol pour tous les mouvements phénoménalisants qui
peuvent surgir en lui. Cependant, on soupçonne que c'est déjà là une
acception du monde qui est dérivée et, pour ainsi dire, abstraite, qu'elle
renvoie par conséquent à une acception plus originaire et plus profonde. En
effet, dans la mesure où nous avons caractérisé l'être du sujet par le
mouvement et où, d'autre part, il faut reconnaître une vraie communauté
ontologique entre le sujet et son monde, force est de conclure que celui-ci, à
l'instar du sujet, existe sur le mode dynamique ou processuel, que l'être du
monde réside dans un certain mouvement. C'est au regard de ce
mouvement, dont la nature reste à préciser, que, comme nous le
pressentions, le monde comme sol d'appartenance apparaît comme dérivé.
Ainsi, à la lumière de l'impératif ontologique d'appartenance et de la
détermination phénoménologique du sujet comme mouvement, nous
sommes conduits à une conception dynamique du monde, qui l'apparente à
une physis. En ce sens, la phénoménologie renvoie à une cosmologie
puisque c'est dans le mouvement du monde, dans le mouvement qu'est le
monde, que réside la clé de celui du sujet : seul l'être du monde pourra nous
éclairer vraiment sur celui du sujet.
Soulignons ici que l'homogénéité ontologique entre le sujet et le monde
sous le régime dynamique du procès introduit une contrainte
supplémentaire quant au monde et au type de procès qu'il est. En effet, pour
autant que le mouvement du sujet est mouvement d'un sujet, autrement dit
un mouvement intrinsèquement phénoménalisant, il faut reconnaître que le
mouvement du monde l'est aussi. Cette conséquence ne va pas absolument
de soi : on pourrait au contraire avancer l'idée que c'est précisément en tant
qu'il est phénoménalisant que le mouvement du sujet se distingue de celui
du monde. Mais on voit tout de suite que cela reviendrait à situer la
différence du sujet non plus du côté du mouvement mais bien de quelque
chose qui s'ajoute à lui, bref à reconduire la différence classique entre sujet
et objet sous la forme d'une différence entre un mouvement subjectivant et
un mouvement qui ne l'est pas. En d'autres termes, ce serait là méconnaître
l'inscription essentielle de la phénoménalisation dans le mouvement : c'est
en tant que mouvement et non en tant que subjectif que le mouvement du
sujet est phénoménalisant. Or, si c'est bien comme mouvement que le sujet
est phénoménalisant, force est de reconnaître que le procès du monde l'est
aussi. Ainsi, la différence n'est pas entre un mouvement qui serait
phénoménalisant et un mouvement qui ne le serait pas mais, bien plutôt,
entre deux modalités dynamiques de phénoménalisation. Le pas que nous
franchissons, à la faveur d'une prise en compte de l'appartenance
ontologique, se résume dans le passage d'une phénoménologie dynamique,
pour laquelle le sujet est mouvement, à une dynamique phénoménologique
pour laquelle, à l'inverse, tout mouvement, à l'instar de celui du sujet, est
phénoménalisant. Mais cette proposition soulève évidemment des
questions. Affirmer cela, c'est disjoindre la phénoménalisation de la
subjectivation et devoir par conséquent comprendre en quel sens le procès
mondain est déjà un procès phénoménalisant alors même que toute
subjectivité en est absente. Autrement dit, il faudra reconnaître l'existence
d'une phénoménalisation intrinsèque, d'un apparaître qui n'est encore
apparaître à personne, d'une manifestation anonyme. Mais, par voie
de conséquence, cette perspective soulèvera également le problème de la
nature de la phénoménalisation subjective, au sens de celle dont la
subjectivité procède, plus précisément de la nature du mouvement dont
provient ou en quoi consiste ce que l'on nomme sujet.
Ce mouvement du monde vers lequel nous conduit celui du sujet ne
saurait évidemment être compris comme un mouvement affectant un monde
déjà-là ou déjà constitué, comme s'il était un mobile d'une espèce
particulière. Ce serait là méconnaître l'essence du monde, en en faisant un
simple étant susceptible d'être en mouvement, mais ce serait également
ignorer l'essence du mouvement, pour autant qu'il ne serait alors plus qu'un
état, qu'il n'accomplirait rien, que l'être de ce qui est en mouvement n'y
serait pas en jeu. Ce mouvement du monde est vraiment le sien, c'est-à-dire
à la fois celui dont il est la source et celui dont il provient : il s'agit d'un
mouvement qui va du monde vers le monde, d'un mouvement par lequel le
monde se fait monde, bref d'un mouvement de mondification. Or, un tel
mouvement, comme devenir-monde du monde, est soumis à deux
contraintes théoriques apparemment difficiles à concilier. D'une part, il ne
s'agit pas d'un mouvement de création, autrement dit de naissance du monde
à partir de ce qui n'est pas lui. Le monde est toujours déjà là, au titre
précisément de son propre mouvement de mondification ; c'est en ce sens
qu'il n'est pas seulement le terme mais bien la source de son propre procès.
Le mouvement du monde est un mouvement dont le monde est d'une
certaine façon le sujet. Toutefois, d'autre part, il n'en reste pas moins qu'il
s'agit d'un mouvement, que, par conséquent quelque chose advient en et par
lui, qui est précisément le monde. En cela, même s'il ne s'agit pas d'une
création pure et simple, par la vertu de laquelle le monde surgirait de rien, il
faut bien reconnaître que ce mouvement va de quelque chose qui n'est pas
encore le monde, d'un non-monde vers le monde. C'est en quoi il s'agit bien
d'un procès de mondification. Ce non-monde n'est pas autre que le monde
même s'il n'est pas encore le monde ; il est un « zéro » de monde plutôt
qu'une réalité qui lui serait étrangère. Autrement dit, il n'y a pas de non-
monde qui ne soit déjà venue au ou du monde – en quoi ce non-monde n'est
pas le néant du créationnisme – mais, inversement et corrélativement, il n'y
a pas de monde qui ne comporte une dimension de non-monde, ce qui
revient à dire que le monde est nécessairement inachevé.
En quoi ce procès consiste-t-il ? Ce que nous venons de dire permet de
répondre un peu plus précisément. Si on s'accorde sur le fait que le monde,
comme cosmos, implique non seulement une multiplicité interne mais des
différences, dont il est le tout, il faut affirmer que ce non-monde, qui n'est
pas néant et dont le monde provient au titre de sa propre source, ne peut être
qu'un fond indifférencié. Le mouvement du monde, au sens du mouvement
qui conduit vers lui, doit alors être compris comme un mouvement de sortie
hors de ce fond. Encore faut-il comprendre que cette sortie ne saurait être
pensée comme une émergence qui impliquerait un détachement ou une
séparation vis-à-vis de ce fond. Cela reviendrait à figer celui-ci sous la
forme d'un étant positif et donc à le nier comme fond, à savoir comme fond
pour le monde, comme son sol ou son élément propres. Autant dire que ce
fond n'est pas radicalement autre que le monde auquel il donne lieu, que son
indifférenciation n'est pas celle d'une sorte de nuit absolue, qui demeurerait
en elle-même et dont rien ne pourrait sortir, mais plutôt déjà une virtualité
de différenciation, un procès vers la multiplication des différents. Ce procès
est exactement celui du monde, celui de l'advenue du monde : le devenir-
monde du monde correspond au surgissement d'une multiplicité d'étants par
différenciation du fond. Cette dernière formule doit être comprise selon ses
deux sens, dont l'ambiguïté répond à la nature même du procès de
mondification : il n'y a de différenciation vis-à-vis du fond, c'est-à-dire de
naissance d'un monde, que par différenciation au sein du fond. Soulignons
ici, car c'est important pour la suite, que la sortie du fond, pour autant
qu'elle signifie une sortie de l'indifférenciation, est synonyme d'une
différenciation première, dont les étants procèdent. Autrement dit, les étants
multiples, sans lesquels il n'y a pas de monde, sont multiples parce qu'ils
sont différenciés ou divers et pas l'inverse. Cependant, la multiplication ne
débouche jamais sur une pure pluralité, elle est différenciation d'un fond
dont l'identité et l'indivisibilité ne sont jamais complètement niées par cette
différenciation. Autant dire que la sortie hors du fond n'en est pas la
négation ni le dépassement – ce serait à nouveau en faire un étant positif –
mais emporte en quelque sorte le fond avec elle, si bien que celui-ci
demeure coprésent au multiple auquel il donne lieu, le transit encore de son
indétermination. Ou encore, si c'est bien le fond qui sort de lui-même, qui
est sa propre sortie, il habite encore ce qui le dépasse, ce qui signifie, à
nouveau, que son indifférenciation n'est jamais surmontée, qu'elle perdure
au sein de ce qui la détermine. Il est donc légitime d'identifier ce procès du
monde, au double sens du génitif, à un procès d'individuation par
différenciation, procès qui implique, comme Simondon l'avait vu pour son
propre compte, qu'une charge de pré-individualité, renvoyant à
l'indétermination du fond, perdure au sein des individus, en d'autres termes,
que ceux-ci ne sont jamais complètement individués. Au total, au sein de ce
procès, trois sens du monde peuvent être distingués : il y a le monde comme
fond, pour ainsi dire source ou sujet du procès ; il y a le monde comme
la multiplicité différenciée à laquelle donne lieu la sortie hors du fond, ou
encore comme cosmos ; il y a, enfin, pour autant que l'indifférenciation du
fond ne cesse de perdurer au sein de ce qui la brise, le monde comme
totalité, celle-ci n'étant que le sédiment ou la trace de l'indivisibilité du fond
au sein du multiple auquel il donne lieu, l'élément commun qui conjoint les
étants dans leur disjonction même, le tissu indifférencié qui les relie encore
et leur interdit d'être pleinement individués.
Il suit de tout ceci que l'idée de fond doit elle-même être dépassée ou
déterminée à travers celle de puissance, que c'est dans cette notion que se
réalise véritablement l'identité des trois dimensions que nous venons de
distinguer. En effet, dire que le monde est sortie hors du fond, c'est dire que
le fond est sa propre sortie et que, par conséquent, il a – ou plutôt est – la
puissance de le faire. La réalité du fond est celle d'une puissance, puissance
de produire des différences, puissance de se déterminer, de sorte que l'être
des différences qui soutiennent les étants est un être produit. Il faut
seulement ajouter, à la lumière de ce qui précède que, s'il est vrai qu'aucun
divers ne brise l'indétermination du fond, la puissance qu'est le fond jamais
ne s'épuise mais perdure au contraire au sein de ce à quoi elle donne lieu.
Même si toute actualisation est bien actualisation de cette puissance, elle en
est en même temps la pérennisation ; elle est donc actualisation à la fois au
sens où elle la réalise et la renouvelle. Or, s'il est vrai que ce procès est bien
celui du monde, se confond avec le monde lui-même et est donc aussi infini
que celui-ci est éternel, force est de comprendre cette puissance comme cela
qui renaît de ses œuvres, loin d'être épuisée par elles, comme se nourrissant
de ce qu'elle donne, s'augmentant de ce qui la diminue. Elle est
surpuissance au sens où elle excède toujours et par essence toute mise en
œuvre finie, où aucune réalisation, aussi radicale et ontologiquement
onéreuse soit-elle, ne l'épuise. Seule cette surpuissance permet de
comprendre le procès du monde comme procès du monde, c'est-à-dire
comme incessante advenue de ce monde. Le monde peut exister comme tel,
à savoir comme totalité excédant la pluralité des étants finis auxquels il
donne lieu et dont il est le lieu, dans la mesure exacte où la surpuissance est
cet excès sur ses œuvres qui se nourrit de sa propre réalisation. La
transcendance du monde vis-à-vis des étants renvoie en dernière analyse à
la réserve de la puissance vis-à-vis de ce qui en procède ; la puissance ne
diffère pas plus de ses œuvres – celles-ci sont son seul mode possible
d'existence – que le monde ne diffère de ce qui en fait partie.

Retour au sensible
Il est donc possible de revenir au sensible et de transposer les résultats,
d'abord obtenus du point de vue seulement descriptif du sujet, sur le plan
dynamique, c'est-à-dire cosmologique auquel nous avons maintenant accès,
de saisir l'apparaître sensible sous l'angle du procès dans lequel il s'inscrit.
En vérité, l'être sensible est un être produit, produit par un monde qui se
produit en lui. La réalité du monde, dont la transcendance se fait jour en
chaque sensible et qui ne se donne en lui que sous la forme d'une
profondeur sans mesure, est celle d'un procès, plus précisément de la
puissance sur laquelle ce procès repose. Cette réserve qui, au cœur de
chaque sensible, ouvre sur le monde, ou plutôt atteste du fait que le monde
se figure en lui, est en vérité une réserve de puissance. Dès lors, ce qui
semblait difficile à penser, à savoir une transcendance sans altérité, ou
encore un excès vis-à-vis du sensible qui est en même temps un excès du
sensible lui-même, s'éclaircit à la lumière de cette approche dynamique.
Cette profondeur intérieure ou ce débordement du sensible par rapport à lui-
même renvoient à la puissance qui s'exerce ou se déploie en lui. Or, cette
puissance n'est pas autre que ses œuvres, sa réalité est celle de son
effectuation et c'est pourquoi le monde dont elle est l'autre nom ne se
confond pas avec les sensibles sans pourtant s'en distinguer : il n'est que la
puissance dont ils procèdent et qui n'existe pourtant que par eux. La
transcendance du monde dans le sensible n'exprime donc que l'excès de la
puissance sur ses œuvres et, de même que la puissance passe dans ses
réalisations pour s'y renouveler, le monde passe dans ses manifestations
pour s'y préserver.
Nous avons insisté sur le fait que les sensibles étaient caractérisés par le
fait que, en leur singularité et leur insularité même, ils communiquaient les
uns avec les autres de telle sorte que leur disjonction ne faisait pas
alternative avec une forme de conjonction. C'est en ce sens que le sensible
ouvre sur les autres aspects de la même chose et, en cela, est
immédiatement ostensif de cette chose, qui n'est autre que leur style
commun. C'est également en ce sens que, pour autant que le sensible est, en
dernière analyse, figuration du monde lui-même, il ne se referme jamais sur
la chose mais, à travers elle, communique avec toutes les autres puisque ce
sont toutes des choses du monde, puisque toutes, en tant que telles,
possèdent un style commun. C'était là une autre manière, inévitablement
analytique, de dire que la réalité du sensible est celle de l'horizon (de la
« dimension », du « rayon du monde ») dont il n'est qu'un mode
d'accentuation et que cet horizon renvoie toujours au monde comme
horizon de tous les horizons. Or, cette situation s'éclaire elle aussi à la
lumière de la perspective dynamique que nous avons mise au jour. En effet,
s'il est vrai que le procès de mondification signifie la sortie hors d'un fond
qui demeure coprésent à ce qui le dépasse (et transit encore de son
indétermination les différences qui naissent en lui), s'il est vrai, par
conséquent, que le procès de différenciation demeure par principe inachevé,
alors force est de reconnaître que chaque étant produit, c'est-à-dire chaque
sensible ne se détache jamais complètement du fond, qu'il conserve une
dimension pré-individuelle et communique donc, en son insularité même,
avec les autres sensibles. L'ouverture de chaque sensible à tous les autres,
par quoi ils forment un monde, atteste de la présence du fond indéterminé,
autrement dit de la puissance en chacune de ses réalisations, qui sont autant
de différenciations. Dans la mesure où la puissance n'existe que comme sa
réalisation, qui n'est autre que la naissance même du divers, il y a une
pluralité de sensibles – c'est la dimension de multiplicité et de diversité sans
laquelle il n'y a pas de monde, la dimension colorée du monde – mais, pour
autant que la puissance excède ses réalisations, ou encore que le fond
indéterminé n'est pas résorbé par ce qui le dépasse, force est de reconnaître
que cette pluralité enveloppe une unité fondamentale, celle de ce tissu
commun, de cet horizon que les sensibles exhibent tout en s'en détachant,
recousent à mesure qu'ils le déchirent – il s'agit cette fois de la dimension
d'unité et d'harmonie sans laquelle il n'y aurait pas de monde. Il suffit ici de
comprendre que, dans la perspective processuelle qui est désormais la nôtre,
non seulement il n'y a pas d'alternative entre le multiple des sensibles
mondains et l'unité du monde, ou encore entre les parties et le tout, mais
que ces deux dimensions, en tant qu'elles expriment la nature du procès de
mondification, à savoir celle d'une puissance qui renaît de ses œuvres, n'en
font tout simplement qu'une. Telle est la raison pour laquelle la disjonction
des sensibles est en même temps leur conjonction, leur clôture sur eux-
mêmes une ouverture aux autres, leur singularité une généralité ; le monde,
ressaisi en son sens le plus profond, à savoir comme l'indistinction de la
puissance et de ce qu'elle dépose, n'est autre, quant à lui, que ce tissu
conjonctif qui est en même temps disjonctif, cette étoffe qui est pour ainsi
dire sa propre déchirure.
Il nous reste à aborder un dernier point, décisif, auquel nous avons fait
déjà allusion. Ces dernières analyses s'exposent à l'objection selon laquelle
en transposant nos résultats sur le plan dynamique, en comprenant l'être
sensible comme être produit, nous en avons perdu au passage la réalité
proprement sensible, c'est-à-dire son inscription au registre de l'apparaître.
Il pourrait sembler que nous décrivons des processus cosmiques qui n'ont
plus grand-chose à voir avec la dimension de la phénoménalité, qui seule
nous importe pourtant, bref que nous avons sacrifié la phénoménologie à la
cosmologie. Il est donc impératif de montrer qu'en passant au plan
dynamique nous n'avons pas oublié notre point de départ, que la perspective
dynamique est au service de la phénoménologie et non de son abandon.
Comme nous l'avons vu, cette exigence était d'emblée imposée par la
démarche régressive qui était la nôtre : dès lors que le mouvement dont
nous sommes partis était bien celui d'un sujet, enveloppait par conséquent
une phénoménalisation, il fallait que le procès dans lequel il s'inscrit soit lui
aussi un procès de phénoménalisation, que la dynamique à laquelle
renvoyait la phénoménologie demeure une dynamique phénoménologique.
Il s'agit donc de comprendre en quel sens le procès de mondification que
nous avons découvert est bien un procès de phénoménalisation, en quoi la
production des différences par la puissance du monde est en même temps
celle de leur apparaître, c'est-à-dire de leur être sensible comme tel. Pour
autant qu'apparaître signifie sortir de l'occultation, du sens que l'on confère
à celle-ci dépend le statut de cet apparaître. Or, cette occultation peut être
comprise en deux sens très différents. Elle signifie le plus souvent un
recouvrement par une couche interposée, par un voile, que celui-ci soit
étranger au sujet ou jeté par lui. L'apparaître signifie alors le retrait ou la
traversée de cette couche interposée : il est dé-voilement. Il s'agit, en
d'autres termes, de rejoindre ce qui a été caché ou perdu en agissant sur ce
qui fait obstacle, mouvement qui exige l'action du sujet : il n'y a pas de
dévoilement sans action du sujet car le propre de ce qui est caché, compte
tenu de la façon dont il l'est, est de ne pouvoir apparaître par lui-même.
Mais il y a une seconde façon, à la fois plus discrète et plus radicale, d'être
occulté : par indifférenciation avec l'entourage, par absence de frontière
entre cela qui est caché et ce qui n'est pas lui ; c'est alors en cette absence et
non en celle de la chose elle-même que consiste l'occultation. Cela signifie
que la chose est déjà là, tout entière dans la présence, que rien ne fait
obstacle à son apparition, si ce n'est précisément cette indistinction avec ce
qui n'est pas elle. Au fond, si elle est occultée, ce n'est pas tant parce qu'elle
n'apparaît pas, puisque rien ne la dissimule, que parce qu'elle n'apparaît pas
elle-même, en tant que telle. De ce point de vue, que signifie apparaître
sinon se séparer de ce qui n'est pas elle, se détacher d'un environnement qui
devient désormais un fond, se délimiter, ou encore se définir, pour autant
que, dans la définition, il y va de la frontière (finis) ? L'étant est déjà là,
d'une certaine façon en pleine lumière, et pourtant invisible car inaccessible
comme tel, car inséparé. Soulignons que, contrairement à ce qui advient
dans la situation précédente, où l'apparaître n'engageait d'aucune façon l'être
de ce qui apparaît mais seulement l'être ou la situation du sujet qui s'y
rapporte, ici l'apparaître implique une transformation de l'être de
l'apparaissant, tout au moins un changement affectant sa situation dans
l'être. Apparaître est quelque chose qui arrive à cela qui apparaît : ce n'est
pas un nouveau mode de relation avec un étant qui est déjà là et est tout
entier ce qu'il peut être mais bien une mutation affectant l'être de cet étant.
On l'aura compris, cette mutation coïncide très exactement avec le procès
de mondification tel que nous venons de le décrire. On le sait, celui-ci a
pour effet de différencier l'étant (le sensible), c'est-à-dire de le distinguer de
ce qui n'est pas lui. Comme nous l'avons vu, ce n'est pas parce que l'étant
est ce qu'il est qu'il se distingue des autres étants ; c'est au contraire dans la
mesure où il se distingue des autres étants qu'il est ce qu'il est et, en vérité,
son être se confond avec cette distinction même, il consiste en un n'être-pas
(tous les autres). Or, si l'apparition en son sens le plus profond consiste bien
dans une délimitation, force est de conclure qu'en étant séparé du fond et
donc de ce qui n'est pas lui par la puissance du monde, l'étant apparaît, que
le procès de mondification est par conséquent un procès de
phénoménalisation. Cet apparaître n'est pas son œuvre ni, bien sûr, celle
d'un sujet mais celle du monde lui-même qui, dans cette mesure, doit être
compris comme le sujet de son propre apparaître. Telle est la singularité de
ce procès de mondification que nous tentons de mettre au jour : son
mouvement de production est un mouvement d'apparition, en se faisant être
il se fait apparaître. Soulignons, enfin, que cette situation est absolument
conforme à ce que nous avons dit de l'apparaître sensible. Puisque, on
le sait, le procès de différenciation est inachevé et inachevable, aucun étant
ne se détache complètement des autres, ce qui signifie qu'aucun n'apparaît
pleinement : en tant qu'inscrits dans un procès de mondification
inachevable, une part d'occultation continue d'habiter leur apparition. Bref,
dire qu'ils apparaissent et que cet apparaître est une délimitation, ou encore
un être produit par le monde, c'est dire qu'ils n'apparaissent jamais
pleinement, qu'ils sont en cours ou en voie d'apparition plutôt qu'ils ne sont
apparus. Cet apparaître est exactement celui du sensible, pour autant que,
comme nous l'avons vu, celui-ci enveloppe nécessairement une dimension
inapparente, une profondeur dans la transparence, une opacité dans la clarté.
Cette dernière remarque est importante, non seulement parce qu'elle
témoigne de la pertinence de l'approche cosmologico-dynamique par
rapport au visage sensible des phénomènes, mais aussi parce que cette
conception processuelle de l'apparaître, selon laquelle aucun apparaître, en
tant que procès, n'est achevé et plein, enveloppe la possibilité d'un surcroît
d'apparaître et peut-être même l'appelle. On le soupçonne, ce surcroît
d'apparaître, cette sortie de l'obscurité qui affecte encore le sensible, ne
pourra être que l'œuvre d'un sujet, qui prolongera ou reprendra à son propre
compte, à la faveur de son mouvement propre, ce mouvement de
manifestation en quoi consiste le procès de mondification.
Première partie

La séparation
I
Les deux sens de la finitude

La démarche que nous venons d'effectuer est essentiellement critique et


régressive. Critique puisqu'il s'agit de dénoncer, en en mettant en évidence
les sous-entendus fallacieux, la conception dominante du sensible comme
objet d'une sensibilité, conception qui concentre le problème au lieu de le
résoudre. Le sensible est apparu au contraire comme la modalité
d'apparaître et donc d'être de l'être même, pour autant que son apparaître
implique une réserve ou un retrait. Démarche régressive par là-même
puisque la relation phénoménologique du sujet au sensible nous a conduits à
la détermination ontologique ultime du sensible comme produit du monde,
plus précisément comme la modalité même sous laquelle le monde peut
advenir comme monde. Le monde se produit comme monde en se
différenciant de lui-même comme fond et il se différencie de lui-même
comme fond en constituant des différences au sein du fond : les sensibles
sont ces différences. Ainsi, la vérité de la relation d'ostension du monde par
le sensible est la production du sensible par le monde, c'est-à-dire l'auto-
différenciation du monde. Soulignons que cette régression s'est déployée à
deux niveaux : nous sommes passés de la constitution du sensible (dès lors
compris comme senti) par le sujet sentant à l'ostension du monde dans et
par le sensible, puis de cette ostension (qui est phénoménologiquement juste
au regard de la version subjectiviste) à sa vérité ontologique, dont la
signification est cosmologique. De sorte que nous aboutissons à un
renversement radical de la version husserlienne de la corrélation : le
sensible n'est pas constitué par le sujet mais par le monde, ce qui signifie
que cette constitution n'est pas une donation de sens mais une production, la
production d'une surpuissance. Cependant, s'il y a bien constitution du
sensible par le monde, si c'est la puissance mondifiante et non plus le sujet
qui est la vérité du sensible, il faut ajouter que le sujet même du sensible,
celui qui l'accueille, devra également procéder de cette puissance : il n'aura
en tout cas pas d'autre positivité que celle du monde. Bref, le chemin de la
phénoménalité ne va pas du sentir vers le senti et de celui-ci vers le monde
(version classique) ; il va du monde vers le sensible et de celui-ci vers le
sentir. En d'autres termes, c'est parce qu'il y a un monde qu'il y a des
sensibles (à la fois comme son produit et sa modalité d'apparaître) et c'est
parce qu'il y a des sensibles qu'il y a un sentant. On le voit, toutes les
difficultés convergent vers ce second moment de la phénoménalisation, à
savoir le passage du sensible au sentir.
On pourrait donc caractériser toute cette démarche régressive, qui nous a
permis de saisir le visage véritable du sensible, comme une forme radicale
d'époché phénoménologique. Nous avons neutralisé toute référence à un
sujet, en tout cas à toute forme de positivité ou de réalité subjective, nous
avons donc intégré l'existence subjective à la parenthèse de l'épochè
(conformément à la version patočkienne) afin d'accéder au visage véritable
de la phénoménalité, au sens même de l'apparaître, qui s'avère être
apparaître d'un monde (et c'est pourquoi il ne peut être que sensible) et non
apparaître à..., et qui ne peut être apparaître à... que parce qu'il est apparaître
d'un monde. Autrement dit, l'ouverture ontologique du monde par le
sensible est la condition de l'ouverture intentionnelle du sensible (et donc du
monde) par le sujet. C'est à cette première ouverture ontologique que nous
avons abouti en mettant à l'écart la seconde. Cependant, les choses sont
encore un peu plus compliquées que cela. En effet, nous ne sommes pas
passés directement de l'ouverture intentionnelle dans sa version
subjectiviste traditionnelle à l'ouverture ontologique, puis au statut d'être-
produit du sensible. Il nous a fallu en passer par une première réduction, en
quelque sorte au sein du sujet, réduction du sujet à son sens d'être véritable,
avant et afin d'en venir au statut véritable du monde comme physis et au
mode d'être authentique du sensible comme être-produit. Nous avons mis au
jour la dimension de transcendance ou de distance qui est constitutive du
sensible et montré que seul un sujet qui existe sur le mode dynamique est en
quelque sorte à la hauteur (il faudrait dire la profondeur) de cette
transcendance. Cela revenait à dire que seul un sujet qui est mouvement est
capable d'accéder à une transcendance, bref que l'ouverture intentionnelle
ne peut être que dynamique. Nous avons caractérisé ce mouvement, qui
n'est autre que celui du vivre, comme désir, pour autant que celui-ci est
caractérisé par l'identité d'un élan et d'une phénoménalisation, que désirer
signifie percevoir à distance, saisir selon ou dans la distance. Dès lors, en
un second temps, sur la base de cette existence dynamique et en vertu de
l'hyper-appartenance, c'est-à-dire de la communauté ontologique du sujet et
du monde, nous avons pu accéder à l'être processuel de ce monde. Nous
avons donc avancé en zigzag, ce qui est, selon Husserl, le propre de la
démarche phénoménologique. Grâce à la découverte du sensible comme
élément même de la profondeur du monde, nous sommes passés du sujet
constituant au sujet moteur ou dynamique, puis, grâce à celui-ci, nous
sommes passés du monde comme profondeur propre du sensible au monde
comme producteur du sensible. Bref, la critique du sujet nous a conduits
vers le monde, la découverte du sens d'être véritable du monde (comme cela
qui est dévoilé par le sensible) nous a ramenés au sujet (comme
mouvement) puis, enfin, le mode d'être dynamique de ce sujet nous a
permis d'accéder au sens d'être ultime du monde comme procès ou physis.
Seulement, ce qui distingue l'époché d'une négation ou d'une exclusion
pures et simples, c'est qu'elle est pour ainsi dire provisoire, qu'il faut donc
récupérer ce qui a été mis à l'écart, la fonction de l'époché étant précisément
de retrouver cela qui a été suspendu, mais selon son sens d'être véritable. Or
c'est ici que nous nous trouvons confrontés à une situation inédite dans le
contexte phénoménologique. La première étape de l'époché, qui a consisté
dans une critique de la conception classique du sujet à la lumière des
préjugés substantialistes qui la sous-tendent, nous a conduits au sens d'être
véritable du sujet (corrélatif de celui du monde sensible) et nous n'aurons
plus à y revenir, si ce n'est pour comprendre comment le désir peut effectuer
ce que nous appellerons la phénoménalisation secondaire. Bref, nous avons
pu revenir du monde vers le sujet, l'époché des vécus nous permettant
précisément d'atteindre la modalité d'être véritable de ce sujet. En revanche,
pour ce qui est du second moment de l'époché, qui nous a menés de l'être
mobile du sujet à l'être processuel du monde, ou encore d'une
phénoménologie dynamique à une dynamique phénoménologique, les
choses sont beaucoup plus compliquées. En effet, on ne voit pas du tout
comment il est possible de remonter du monde processuel vers le sujet
dynamique, comment il est pensable de trouver, dans le mode d'être
processuel du monde, la raison de sa donation à un sujet, ou encore dans la
surpuissance du monde la raison du désir. En effet, la relation entre les deux
pôles (subjectif et transcendant pour dire vite) aux deux étapes de notre
démarche réductive n'est pas du tout la même. Au premier niveau, nous
avons neutralisé le sujet sentant et découvert l'être sensible du monde pour
mettre au jour le sens d'être véritable de ce sujet (du sujet sensible), qui doit
être désormais compris comme mouvement et, plus précisément, comme
désir. Nous sommes ici dans le cadre de la corrélation, dont nous avons mis
en évidence la nature véritable : elle ne rapporte plus une conscience (avec
ses vécus et ses actes) à un noème mais un vivre qui est désir au sensible
comme présentation d'un monde. La seconde étape de la démarche est d'un
tout autre ordre et ce n'est que de manière abusive, en tout cas provisoire,
que l'on peut parler d'époché. Elle nous a conduits du sujet moteur au
monde processuel sur la base d'une relation d'appartenance : en vertu de
leur être commun, il est légitime de dire que le mode d'être du sujet nous
éclaire sur celui du monde auquel il appartient, que, par conséquent, un
sujet dynamique ne peut appartenir qu'à un monde processuel. Dès lors,
nous abandonnons en quelque sorte le sujet au profit de son sol ontologique
véritable ; le monde n'est plus ce qui est phénoménalisé par le sujet mais ce
qui se produit comme sensible et se phénoménalise donc en sensible. La
relation n'est plus ici de corrélation mais d'appartenance. Dès lors, non
seulement l'accès au sens d'être du monde ne nous apprend plus rien sur
celui du sujet (c'est au contraire celui-ci qui nous a initiés au monde) mais
la seule question qui se pose désormais est celle de la genèse du sujet, de sa
raison d'être, question qui est l'envers de la relation d'appartenance.
Autrement dit, comment remonter de l'être processuel du monde au sujet
comme désir, comment rendre raison du sujet à partir de la physis ? On le
voit, au premier niveau de la démarche, niveau phénoménologique de la
corrélation, l'interrogation concernait des modalités d'être ; la question
était : quel est le sens d'être d'un sujet corrélatif du mode d'être sensible ?
Au contraire, dans ce second moment, proprement ontologique,
l'interrogation concerne des existences, précisément l'existence même du
sujet. Si le sol ontologique du sujet est un monde processuel, si l'être du
sujet, comme sujet moteur, s'inscrit dans celui du monde, est-il possible de
rendre compte de l'existence de ce sujet à partir du monde ? Bref, dans ce
cadre, qui met en avant une relation d'appartenance ontologique, la question
qui surgit est celle de la genèse : ce n'est plus le mode d'être du sujet mais
bien son existence qui est en question.
Cette question est d'autant plus importante qu'elle est motivée par une
différence phénoménologique radicale, pour ne pas dire abyssale, entre la
phénoménalité ressaisie en sa vérité ontologique et la phénoménalité
ressaisie du point de vue du sujet. En d'autres termes, s'il nous a fallu partir
de l'idée d'une conscience se rapportant à des objets par l'entremise de
sensations, c'est parce qu'elle correspond à la manière dont la réalité
sensible se donne d'abord à nous. Force est de reconnaître qu'il y a une
vérité phénoménologique du compte rendu de l'expérience dont nous
sommes partis, que le subjectivisme lui-même ne peut pas être dépourvu de
fondement. La démarche de la phénoménologie implique donc qu'elle rende
compte non seulement d'elle-même comme discours sur la vérité du
phénomène (et donc aussi la possibilité d'y accéder) mais aussi des versions
erronées de cette phénoménalité, versions qui, du point de vue de
l'économie générale de la phénoménalité, doivent avoir leur vérité, c'est-à-
dire une origine et une place. Pour parler en termes husserliens, si l'attitude
naturelle relève d'une occultation de l'attitude transcendantale et n'a pas
d'autre vérité que cette occultation même, il n'en reste pas moins qu'il faut
rendre compte de cette occultation et qu'elle ne peut prendre sa source que
dans la vie transcendantale elle-même. C'est cette vie même qui rend
possible l'oubli d'elle-même, c'est en elle que doit reposer la possibilité de
sa propre déformation. Merleau-Ponty en concluait à juste titre qu'il faut
renoncer au partage même entre le naturel et le transcendantal. Cela revient
à dire, dans notre vocabulaire, qu'il faut comprendre, à partir du sensible
dont nous avons mis au jour l'essence, comment il peut donner lieu à un
compte rendu subjectiviste, dans quel visage de lui-même s'enracine cette
version subjectiviste. Une phénoménologie conséquente doit pouvoir rendre
compte phénoménologiquement, non seulement d'elle-même comme
phénoménologie mais aussi de la non-phénoménologie qui, pour autant
qu'elle se formule, doit également avoir une vérité phénoménologique et
donc sa place dans l'être.
En vérité, le sensible lui-même tel que nous l'avons longuement décrit, à
savoir comme mode spécifique de donation de la transcendance du monde,
ne correspond jamais à un sentir véritable : ce sensible n'est pas encore
quelque chose qui est senti comme tel mais plutôt ce qui « sent » lui-même
le monde, au sens où il ouvre à sa transcendance. Un tel sensible relève
donc de l'apparaître anonyme du monde, autrement dit d'un apparaître pur
ou sans sujet, d'un apparaître qui, en tant qu'il a le monde pour sujet, ne peut
apparaître à personne. Un sujet qui serait à cette place, c'est-à-dire
coïnciderait avec le sensible pur, aurait accès au monde lui-même, mais ce
serait au prix de se dissoudre dans l'anonymat de ce monde, de se détruire
comme sujet et donc de ne rien pouvoir en dire. Ainsi, le moins que l'on
puisse dire est que notre caractérisation du sensible comme figuration ou
ostension de l'être même est loin de correspondre à l'expérience que nous en
avons, c'est-à-dire à la modalité sous laquelle le monde nous est
effectivement donné. En vérité, notre rapport au monde est d'abord de
l'ordre de la perception et si nous avons affaire à du sensible, c'est
seulement au titre d'un moment de l'objet, qui est cela qui nous est
originairement délivré dans la perception. Nous ne rencontrons pas d'abord
un monde à travers un élément sensible mais des choses que nous pouvons
décomposer après-coup en qualités ou aspects sensibles. C'est donc le
visage originel de notre expérience perceptive qui nous conduit à l'idée de
sensation, résultat d'une décomposition de l'objet perçu à partir de ce qui, de
lui, nous affecte. Dans notre rapport effectif au monde, la transcendance
pure du monde fait place à la transcendance relative de l'objet, ce qui
revient à dire que la réalité est appréhendée en tant que ceci ou cela au lieu
d'être accueillie dans sa transcendance anonyme.
Ainsi, comme nous l'avons annoncé, notre première description du
sensible comme mode d'être de l'être n'est pas conforme à l'expérience que
nous en faisons, pour la bonne et simple raison qu'il s'agit d'un sensible
anonyme, autrement dit d'une pure ouverture au monde, ouverture qui n'est
justement telle que parce qu'aucun sujet n'y préside, parce que c'est pour
ainsi dire le monde lui-même qui s'ouvre, le monde même qui ouvre à lui-
même. L'appréhension de la chose en tant que telle et, par voie de
conséquence, du sensible en tant qu'aspect de la chose sont la contrepartie
exacte du surgissement du sujet, qui ne peut exister pour lui-même que dans
la mesure où il se donne un objet et bute pour ainsi dire sur cet objet au lieu
d'être dépossédé par le monde. Le sujet ne peut revenir à lui-même, c'est-à-
dire exister pour lui-même – ce qui le définit comme sujet – qu'à la
condition que quelque chose arrête son mouvement intentionnel, que celui-
ci se cristallise dans des objets. Pour le dire autrement, l'objet est ce qui fait
face au sujet, ce qui lui fait objection (Gegenständligkeit) ou s'y oppose et,
comme Rilke l'a montré, loin que le face-à-face doive être compris comme
une relation entre un sujet et un objet qui lui préexisteraient, l'objet et le
sujet naissent au contraire de l'opposition comme telle, du surgissement d'un
face-à-face, de l'ouverture d'une faille dans le mouvement, celui de la vie,
qui relie le sujet au monde. C'est par cette opposition première que l'objet
en vient à s'opposer au sujet, c'est-à-dire à exister comme objet et que le
sujet en vient par là-même à exister pour lui-même. Bref, le reflux du
sensible vers la chose, au détriment de sa dimension d'ostension de l'être, ou
encore de transcendance, est rigoureusement corrélatif du sujet qui le met à
distance. On pourrait dire que le sensible remonte ou revient du monde et
perd ainsi sa dimension d'ouverture à mesure que le sujet se sépare ou
s'éloigne du monde, bref existe comme sujet. En se détachant du sensible, le
sujet, qui devient sujet par ce détachement même, en vient à le saisir
comme tel, c'est-à-dire comme objet, objet dont l'élément sensible initial se
mue en l'ensemble de ses qualités. Ainsi, à la lumière de notre
caractérisation originelle du sensible, l'expérience proprement dite, qui est
une expérience perceptive, apparaît comme procédant d'une scission au sein
de l'apparaître originaire, scission entre le sensible et le monde qu'il délivre,
rupture de son intentionnalité première. Le sujet, corrélatif de la perception,
c'est-à-dire du surgissement de ce qui fait face, procède de cette scission, ou
plutôt en est l'autre nom. Cet événement en est l'avènement : l'événement de
la scission au sein de l'apparaître est avènement du sujet de cet apparaître.
En d'autres termes et enfin, c'est d'un même mouvement qu'un sujet surgit
au sein du monde et que le sensible se détache du monde et reflue vers sa
surface pour se faire objet de ce sujet, c'est-à-dire perçu. Il faut qu'un sujet
vienne arracher le sensible à sa puissance d'ouverture, le déracine du monde
pour que ce sensible soit saisi comme tel et seulement comme tel, soit à
proprement parler perçu. Le monde de l'apparaître originaire fait désormais
place à celui des objets (et le monde sera désormais compris comme leur
totalité additive) et la présentation originaire du monde dans le sensible
laisse place à l'appréhension du sensible par le sujet, bref à la perception.
Bien entendu, nous serons plus tard conduits à donner la version exacte de
cette phénoménalisation secondaire ou subjective, dont nous tentons pour
l'instant de décrire les effets.
Autant dire que l'écart entre ce que nous avons dit du sensible et la
situation effective de notre perception tient simplement au surgissement du
sujet, dont nous avons affirmé qu'il était au fond absent du sensible comme
tel, de sorte que du sensible proprement dit, élément de l'être même au sens
de cela en quoi se préserve sa transcendance, il faut maintenant distinguer le
senti. Alors que le premier procède du monde et, finalement, lui appartient,
le senti procède du sujet et lui appartient d'une certaine façon : il est ce que
devient le sensible en soi lorsqu'il sort de l'anonymat d'une ostension pure
pour se présenter à un sujet. En arrachant le sensible à son inscription
mondaine, le sentir en fait un senti et plus précisément un perçu ; mais le
sentir doit tout au sensible, repasse en quelque sorte sur ses traces dans la
mesure où la présence objectale du senti, sa transcendance relative repose
tout entière sur la puissance ostensive du sensible. Autrement dit, c'est parce
que le sensible est ouverture au monde que l'objet peut être perçu à
distance ; c'est l'être sensible dont il procède qui arrache le senti à
l'immanence et lui donne donc une valeur intentionnelle. Simplement, de
l'intentionnalité « intérieure à l'être » dont parlait Merleau-Ponty, qui n'est
autre que l'ouverture du monde par le sensible au titre de sa propre
profondeur intime, il faut distinguer l'intentionnalité du sujet sentant qui,
tout en détachant le sensible du monde, parvient à le maintenir à distance au
lieu de l'intérioriser, en le saisissant en tant que X, en en faisant un objet,
bref en le percevant. L'objectalité du senti est alors ce qui le retient hors du
sujet, l'indice ou la trace de son inscription dans le monde, autrement dit de
son appartenance au sensible. L'important, dans cette analyse que nous
aurons à développer, c'est que l'avènement du sujet, avant même le niveau
de la parole, par conséquent dès la perception, implique une perte du
sensible comme tel, une séparation avec lui. On pourrait même définir
le sujet ainsi, quel qu'en soit le niveau d'existence – perceptif ou
linguistique –, à savoir comme perte du sensible, substitution au sensible du
perçu ou du parlé, ce qui n'a rien d'étonnant puisque l'apparaître primaire
dont relève le sensible comme tel est nécessairement anonyme, confondu
qu'il est avec l'être dont il est la présentation. Dire que l'être n'est lui-même
qu'en se faisant sensible revient à dire que le sensible n'est lui-même qu'en
se faisant être, qu'en passant en lui. Dans cette manifestation primaire, il n'y
a évidemment aucune place pour un sujet : le sensible dont il s'agit est en
soi et, par conséquent, pour personne. Dès lors, le surgissement du sujet ne
peut se solder que par une perte de cette manifestation originaire, perte dont
l'autre nom est perception.
Bien entendu, on aboutirait exactement à la même conclusion si on
prenait en considération ce qui sous-tend la possibilité de ce que nous
sommes en train de faire, à savoir le fait même du langage. Sans préjuger
pour l'instant de la relation exacte et de l'éventuel rapport de subordination
entre perception et parole, force est de reconnaître que cette parole ne serait
pas possible si le monde ne s'y prêtait pas, que les découpages qu'elle
instaure, à commencer par celui des concepts, doivent se précéder au sein
du monde, précisément sous la forme d'objets. Autant dire que le visage de
l'apparaître primaire et anonyme, pour autant qu'il est foncièrement étranger
à la catégorie de l'objet, est impropre à la mise en mots et que c'est donc un
véritable problème de comprendre comment un langage, et lequel, peut
néanmoins s'y rapporter. Une chose est en tout cas certaine : cette perte du
monde, dont nous avons vu qu'elle caractérise la perception, s'accomplit par
excellence dans le langage. Celui-ci est ce qui nous sépare, non pas des
choses – c'est peut-être au contraire ce qui nous met en rapport avec elles –
mais de la transcendance opaque du monde, de ce fond dont
l'indifférenciation est synonyme d'une indicibilité et, en vérité, d'une
allergie à la parole. Parler, c'est faire le pari du découpage, autrement dit
d'une différenciation poussée au bout d'elle-même, c'est s'installer dans une
réalité aux contours nets, c'est faire en sorte que rien ne communique plus
avec rien, bref c'est opter pour la clarté et la distinction et c'est par
conséquent mettre à distance le monde comme puissance obscure et
indifférenciée. La question, et elle n'est pas des moindres, est alors de savoir
si cette rupture est effectuée par l'acte même du langage, dont le découpage
perceptif lui-même procéderait alors, ou si elle renvoie au contraire à un
événement plus originaire dont perception et langage seraient deux
modalités corrélatives et homogènes.
Il suit de cette remarque qu'il est possible de distinguer deux sens ou
deux niveaux de finitude tout à fait distincts, la structure générale de la
phénoménalité impliquant et articulant ces deux niveaux. Il y a d'abord ce
qu'on pourrait nommer la finitude de l'être ou du monde, inhérente au fait
qu'il enveloppe par essence sa manifestation. Or, comme on l'a vu, l'essence
de la manifestation implique que cela qui se manifeste se retire de sa
manifestation, s'absente de ce qui le présente, précisément afin de se
manifester, de venir à la manifestation. Cela signifie précisément, dans le
cadre cosmologique qui est le nôtre, que le fond s'accomplit, c'est-à-dire se
mondanéise en se différenciant, en donnant lieu à des étants finis qui sont
le point d'aboutissement du procès de différenciation. Autant dire que la
manifestation implique une finitisation, que le fond du monde ne se
préserve comme tel en sa surpuissance qu'en se produisant sous forme de
réalités finies : il n'y a pas de manifestation sans une limitation
fondamentale. Cette première finitude, correspondant à la limitation des
apparitions, est inhérente à l'être en tant qu'il se manifeste ; elle est l'envers
exact de son infinité, la condition de la préservation de cette infinité. Cette
finitude est celle du sensible même, pour autant qu'en lui se concentre et se
voile la profondeur du monde et qu'il appelle en cela un développement
infini. Cette finitude de l'apparaître est synonyme de retrait ou de distance et
ne saurait par principe être surmontée : il n'y a pas à chercher au-delà du
sensible lui-même, il n'y a pas d'être distinct des apparitions. Nous sommes
ici au plus loin de la conception classique du sensible qui, loin de le
comprendre comme l'élément même de l'être, y voyait au contraire la
marque même et la conséquence de notre finitude, c'est-à-dire de notre
constitution singulière. En tant qu'expression de notre seule finitude
anthropologique, les idées sensibles étaient alors nécessairement des idées
fausses ; c'est parce que, et seulement parce que nous sommes des êtres
sensibles que le monde se donne à nous sous forme sensible. On pourrait
dire que la démarche propre de la phénoménologie consiste au contraire à
reconnaître dans la finitude anthropologique une finitude ontologique : c'est
parce que l'être est intrinsèquement sensible que nous sommes des êtres
sensibles ; notre constitution corporelle est appelée par l'essence de la
manifestation loin qu'elle détermine ce qui se manifeste.
Il n'en reste pas moins que de cette première finitude il faut en distinguer
une seconde, qui n'est pas tant anthropologique, ne serait-ce que parce
qu'elle concerne tous les vivants, que phénoménologique. En effet, la
finitude ontologique dont nous venons de parler correspond à ce que nous
avons nommé manifestation primaire : l'être se manifeste en s'individuant
dans des étants et, en cela, apparaît, mais ces apparitions ne sont encore
pour personne. Même si l'être s'y présente en se retirant, les apparitions
primaires (les étants) sont encore prises dans sa masse. Leur détermination
coïncide avec leur être, leur essence avec leur existence : leur apparaître ne
se détache en rien de ce qui apparaît. Or, l'apparaître tel que nous
l'entendons le plus souvent et tel que nous le vivons implique autre chose :
que l'apparition ne coïncide pas avec ce qui apparaît, que la chose se donne
en tant que telle, c'est-à-dire selon sa détermination plutôt qu'en son être. La
manifestation dite subjective correspond à une forme de détachement à la
seconde puissance, par lequel cela qui apparaît non seulement se délimite et
donc se différencie de l'entourage (apparaître primaire) mais s'en détache,
s'en sépare, laissant derrière soi l'être dont c'est l'apparition au profit de
cette apparition elle-même. Bref, qu'une chose puisse se donner comme
telle, comme ce qu'elle est, suppose que ne vienne pas avec elle le monde
dont elle fait partie, que soit coupée la racine qui la relie au monde, que
celui-ci se retire radicalement de l'apparition. Alors que la finitude primaire
impliquait un retrait du monde, cette finitude, que l'on peut qualifier de
subjective, mais en un sens qu'il va falloir préciser, implique une perte du
monde. C'est à la faveur de cette perte que cela qui était apparu en soi, c'est-
à-dire avait été délimité, se détache de cela au sein de quoi il était
circonscrit, en une sorte de différenciation à la seconde puissance : la
délimitation devient séparation, la différenciation au sein du fond devient
différenciation vis-à-vis du fond. Ceci revient à dire que l'apparition
secondaire (subjective) est donation d'un sens, saisie de la chose selon son
sens et qu'il n'y a donc de présence du sens que par l'absence de cela dont
c'est le sens, que le sens du sens implique une non-identité avec ce dont
c'est le sens, que l'émergence de l'essence ne va pas sans un recul de
l'existence, en tout cas de l'élément (ici le monde) dans lequel elle plonge.
Nous rencontrons ici un point décisif et, pour ainsi dire, un carrefour
pour la réflexion. S'il est vrai que la saisie de quelque chose en tant que telle
ne va pas sans l'absence de sa propre réalité, la question de la modalité et de
l'opérateur de cette absence reste en revanche ouverte. Dans une perspective
traditionnelle, qui est encore celle de Husserl, la perte du monde est
corrélative de l'œuvre d'une subjectivité. Autrement dit, c'est parce qu'il se
donne à un sujet, parce qu'il passe dans un nouvel élément, celui de la
représentation ou du vécu, que l'étant accède au sens, et c'est parce qu'il
accède au sens qu'il se détache du monde et que, dès lors, celui-ci s'absente.
Dans cette perspective, le sens est constitué par le sujet, l'apparaître n'est
pas tant quelque chose qui arrive à l'apparaissant que ce qui arrive au sujet,
ou plutôt ce que devient l'apparaissant en vertu de ce que fait le sujet.
Comme on l'a montré ailleurs, cette approche est de part en part tributaire
du présupposé d'un mode d'être subjectif positif, celui du vécu, dont nous
avons vu qu'il repose sur des pétitions de principe et concentre le problème
plutôt qu'il ne le résout. Surtout, d'autre part, dans la mesure où le sens est
l'œuvre du sujet, où l'étant est donc arraché de son existence, de son sol de
réalité par le sujet, le sens se trouve absolument séparé de cela dont il est le
sens et se pose alors inévitablement le problème du rapport du sens à l'être :
la démarche de remontée au sujet doit alors s'accompagner d'un mouvement
inverse qui, du sens, conduit à l'être dont c'est le sens. On montrerait sans
peine que cette remontée est sans retour, que lorsque l'on fait reposer l'être
du sens sur un élément subjectif (vécu comme acte d'appréhension, acte
donateur de sens), il est impossible de faire le chemin inverse, de retrouver
l'être à partir du sens, d'égaler le sens à l'être. Il est temps de préciser que si
le sens suppose un recul de l'existence et donc une perte du monde, il n'en
reste pas moins que, en tant que sens de quelque chose, en tant que se
référant de part en part à la réalité dont il est le sens, il ne saurait être
radicalement séparé de l'existence dont il se détache pourtant. Or, c'est
précisément ce qui arrive lorsque la réalité du sens est référée à la
subjectivité, lorsque l'être du sens est censé reposer sur celui du vécu ou de
la représentation. Telle est la raison pour laquelle, si on veut vraiment
échapper aux présupposés du subjectivisme et respecter l'être du sens en sa
non-différence avec cela dont il est le sens, il devient nécessaire d'inverser
la démarche classique et de comprendre alors le sens à partir de la
séparation vis-à-vis du fond plutôt que celle-ci à partir du sens et de rendre
compte de cette séparation elle-même à partir de la perte du monde. C'est
parce que le monde se perd que l'étant s'en détache, c'est en s'en détachant
que l'étant accède au sens et c'est dans la mesure où il accède au sens qu'il
apparaît à... Ainsi, loin d'être l'œuvre d'un sujet, l'apparaître proprement dit
ou « subjectif » est quelque chose qui arrive à ce qui apparaît : c'est
précisément en cela que le lien originaire du sens à l'être, ou encore la
référence constitutive du sens à cela dont c'est le sens ne se trouvent pas
rompus. Autant dire donc que ce n'est pas parce qu'un sujet s'y rapporte que
l'étant accède au sens, ou encore apparaît en tant que... ; c'est au contraire
parce qu'il accède au sens en se séparant de son fond d'existence qu'il se
donne à un sujet et, en vérité, cette donation se confond avec le passage au
sens. L'apparaître à... s'épuise dans le surgissement de l'en tant que..., qui
procède lui-même d'une différenciation de degré supérieur, d'une séparation
vis-à-vis du fond. Bref, même si, comme on va le voir, l'apparaître
secondaire suppose bien un opérateur, que l'on peut nommer sujet à la
condition de le dépouiller de tout vécu et de toute représentation, il n'en
reste pas moins que cet apparaître se situe dans la ligne de l'apparaître
primaire, qu'il affecte l'étant qui apparaît, de sorte que le sens s'avère être
comme une péripétie de l'être, loin que celui-ci ne soit plus que ce qu'il
faudrait rejoindre par l'entremise du sens, comme un horizon inaccessible.
C'est pour ainsi dire le monde lui-même qui rend possible la relation à un
destinataire en produisant de la scission en son sein.
Quoi qu'il en soit, on se trouve confronté ici à un second sens de la
finitude, dont le statut est tout autre que le premier même s'il se situe dans
la même ligne. Il s'agit descriptivement de celle qui est impliquée par
l'apparaître subjectif, pour autant que celui-ci implique une séparation avec
cela dont il est l'apparaître et donc une perte du monde. Cette finitude est
celle qui est sous-jacente à la relation subjective, relation d'apparaître à... ;
elle est finitude du sujet lui-même, ce qui ne signifie pas nécessairement
que la limitation supérieure qu'implique l'apparaître subjectif ne soit qu'une
conséquence de l'existence du sujet. Comme nous le montrerons bientôt,
c'est plutôt le sujet qui va s'avérer être la conséquence d'une finitude dont le
sens sera naturellement tout autre. Cette finitude signifie exactement que
l'étant ne se donne pas tel qu'il est, que la relation d'ostension qui
caractérisait l'apparaître primaire se trouve brisée, que l'être non seulement
se retire de sa manifestation mais en disparaît. Elle signifie que le sensible
ne se donne pas tant comme l'élément où se préserve la profondeur du
monde que comme cela qui nous affecte et que nous pouvons transformer
en objet. Cette finitude secondaire se confond avec l'épreuve de la
séparation (vis-à-vis du visage véritable de l'être), qui n'est plus retrait de
l'être en sa manifestation sensible mais relation du sujet avec des
apparitions sensibles, pour autant que cette relation a pour contrepartie,
sinon pour condition, une perte de l'être. Cette situation définit finalement
un problème. Refuser que la subjectivité soit l'artisan de la manifestation
secondaire, c'est refuser qu'elle soit la cause de la séparation, ce qui revient
à dire que ce n'est pas parce que nous sommes des sujets que nous sommes
séparés mais au contraire parce que nous sommes séparés, ou plutôt que le
monde s'absente, que nous sommes des sujets. Loin donc que la finitude de
l'apparaître (l'être apparaît selon nous plutôt que selon lui) soit la
conséquence de notre existence, c'est au contraire celle-ci qui est la
conséquence de la finitude de l'apparaître, c'est-à-dire de son détachement
de l'être. En d'autres termes, la finitude ne s'épuise pas dans la contingence
de notre existence ; celle-ci renvoie au contraire à une finitude dont nous
verrons qu'elle implique un sens supérieur de la contingence (non plus celle
d'un simple fait, dont on peut en droit chercher des causes et des raisons,
mais de cela qui est absolument sans raison).
Nous nous trouvons confortés dans cette position, qui est dans la ligne
d'une critique conséquente du subjectivisme, par la nécessité de conserver
un sens univoque de la finitude, au moins justifié par l'emploi du terme, en
dépit de la différence que nous venons de souligner. En effet, si l'on peut
parler de finitude à propos d'un retrait de l'être qui est constitutif de la
manifestation, force est de conclure que cette séparation à quoi correspond
la subjectivation, finitude de second degré, doit être située dans la même
ligne et ne saurait donc reposer sur l'existence d'un étant singulier que l'on
nommera sujet. Autrement dit, même si elle ne se confond pas avec la
finitude de l'être, cette finitude ne peut lui être étrangère, au moins pour
cette raison négative qu'elle ne peut venir d'ailleurs, qu'elle ne saurait
correspondre au surgissement d'une existence singulière. De là le problème
auquel nous nous trouvons confrontés et qui n'est autre que celui du mode
d'articulation entre les deux sens de la finitude : quel peut être le sens d'une
finitude qui affecte l'être, pour autant qu'elle signifie sa perte, qui ne peut
donc avoir sa source ailleurs qu'en lui, mais ne saurait pourtant se confondre
avec la finitude de l'être ? On le voit, poser ainsi le problème, référer la
subjectivité à un certain mode d'apparaître qui n'est autre que l'envers d'une
disparition de l'être, c'est prendre en charge le problème du sujet de manière
strictement phénoménologique, c'est-à-dire à égale distance de tout
subjectivisme et de tout réalisme. On se situe au plan de l'apparaître (et
jamais d'une réalité reposant en elle-même), sans jamais référer cet
apparaître à autre chose qu'à lui-même et à ce qui se donne en lui, en
mettant donc entre parenthèses toute référence à un sujet positif. En d'autres
termes, il s'agit pour nous de rendre compte de ce que l'on a nommé finitude
anthropologique à partir de l'être lui-même, de faire de l'apparaître sensible
la conséquence non pas de la constitution singulière de l'homme mais d'une
péripétie de l'être. Bref, ce n'est plus l'homme qui donne lieu à la modalité
sensible de l'apparaître (et donc de l'être) ; c'est au contraire ce qui advient à
l'être, en son apparaître, qui donne lieu à l'homme.
II
La scission

Même si nous nous refusons à faire reposer l'apparaître sur des


représentations ou des vécus, ce qui revient bien à mettre à l'écart toute
forme de subjectivisme, il n'en reste pas moins que, dans la mesure où ce
qui distingue l'apparaître secondaire est le fait qu'il se donne à..., qu'il est ce
dont nous faisons l'épreuve, la relation à un destinataire est constitutive de
cet apparaître, même si, en tant que tel, il vient accueillir quelque chose qui
se propose à lui plutôt qu'il n'en est l'artisan. Force est donc d'admettre
l'existence d'un destinataire de l'apparaître, que nous nommons sujet par
convention, et d'interroger le mode d'être de ce sujet en tant qu'il répond à
l'apparaître secondaire, s'y accorde. De ce sujet, on ne peut pas dire qu'il ne
fait rien, qu'il est purement passif puisque l'accueil même implique déjà une
forme d'activité, mais on ne peut pas affirmer non plus qu'il fait quelque
chose, au sens où il produirait l'émergence du sens ou la constituerait.
Reconnaître que c'est bien la chose même qui, dans la perception, se donne
au sujet, c'est comprendre celui-ci comme ce qui la rejoint là où elle est
plutôt que comme le lieu d'une représentation ou d'une épreuve. Ce sujet est
partie prenante de l'apparaître, ce qui signifie qu'il existe d'une manière telle
qu'il peut y être accordé, son activité propre consistant alors dans ce mode
d'exister. C'est à ces conditions que nous avons satisfait en caractérisant
ce sujet comme mouvement. Dès lors, le surgissement de l'apparaître
secondaire est conditionné par la naissance de ce mouvement : c'est lui qui
conduit l'étant à ses apparitions, c'est par lui que l'étant se donne en tant
que..., ce qui ne signifie pourtant d'aucune façon que ce mouvement en
constitue le sens puisque cet apparaître demeure quelque chose qui arrive à
l'étant, au sein de l'étant. Simplement, pour que cela arrive, un opérateur est
nécessaire. Bref, c'est dans la mesure où ce désir qui caractérise la vie du
sujet tend vers lui que le sensible comme produit du monde en vient à s'en
détacher et à se donner en tant que tel. Il nous faudra donc voir en quoi le
désir rend possible cette apparition secondaire, mais on pressent déjà la
réponse si on se rappelle que cette apparition est l'envers d'une disparition
du monde. La question de l'apparaître proprement dit engage bien celle de
la nature de notre mouvement. Plus précisément, la séparation (distincte de
la délimitation par laquelle nous avons caractérisé l'apparaître primaire) qui
concerne le rapport entre le sensible et le monde se présentant en lui et
revient à une sorte de distension de ce rapport d'ostension, renvoie
nécessairement à la singularité de notre mouvement, à ce qui le distingue de
l'archi-mouvement par lequel nous avons ultimement caractérisé le monde.
Nous avons été conduits à la détermination processuelle et puissancielle
du monde à partir de la relation d'appartenance entre le sujet, déjà
caractérisé sur le mode dynamique, et le monde. Cela revient à dire que la
mobilité du sujet renvoie à la processualité du monde et que c'est donc dans
cette processualité que réside la teneur d'être du sujet. En d'autres termes, en
tant que le sujet est mouvement et que l'archi-mouvement du monde est tout
le mouvement (possible), qu'il comprend par conséquent tout mouvement
(tous les mouvements), ce sujet appartient de part en part au monde, son
être s'épuise dans celui du monde. On ne peut néanmoins en rester là, sauf à
nier purement et simplement la singularité du sujet et à s'engager dans la
voie d'un naturalisme qui tenterait de rendre compte de l'existence
subjective à partir des mouvements du monde. En effet, tout autant que sur
l'appartenance, nous avons insisté sur la différence du sujet, inhérente au
fait que, bien qu'il soit dans le monde, il fait paraître les étants du monde,
qu'ils sont pour lui alors même qu'il se trouve parmi eux. C'est précisément
la conjonction de cette appartenance et de cette différence qui nous a
conduits à le déterminer comme mouvement. Force est donc de reconnaître
que notre mouvement se distingue du mouvement du monde lui-même.
Soulignons qu'en avançant cela nous affirmons par là-même que son
mouvement se distingue tout autant des mouvements (au sein) du monde.
En effet, la puissance mondifiante ne se distingue pas de ses œuvres, en et
par lesquelles elle préserve son excès sur elles, c'est-à-dire son infinité.
Autant dire que l'archi-mouvement du monde n'existe pas autrement que
sous la forme de l'infinité des mouvements intramondains, des mouvements
qui affectent sans cesse tous les étants. L'archi-mouvement du monde est
pour ainsi dire le mouvement de ces mouvements, c'est-à-dire ce qui se fait
dans ce qu'ils font, ce que tous accomplissent. L'infinité de l'archi-
mouvement s'atteste alors dans le fait que les étants sont continuellement
modelés par ces mouvements, mouvements auxquels ils sont subordonnés,
qui les dépassent et leur survivent, bref ne cessent jamais (alors que,
soulignons le déjà, la contrepartie de l'autonomie du mouvement vivant est
qu'il s'éteint de lui-même).
La question est donc la suivante : en quoi le mouvement du sujet
(mouvement du vivre) peut-il bien se distinguer de l'archi-mouvement du
monde et donc des mouvements intramondains en lesquels celui-ci se
monnaie, alors même que toute sa mobilité repose dans celle du monde, que
cet archi-mouvement est le mouvement même et épuise à ce titre tout
mouvement possible ? Remarquons que poser cette question revient à
parcourir en sens inverse le chemin qui, à la lumière de l'appartenance, nous
a conduits du sujet au monde processuel, à substituer à la première
démarche régressive une démarche progressive qui nous permette de
remonter du monde au sujet. Or le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne
comportent pas le même degré d'évidence ou de « praticabilité », car la
démarche progressive enveloppe une difficulté, voire une impossibilité de
principe, dont la reconnaissance nous éclairera sur la nature du sujet. Quoi
qu'il en soit, il s'agit ici de penser une différence excluant toute forme
d'altérité puisqu'il est désormais impossible de faire reposer la différence du
sujet sur la moindre détermination positive, qui lui interdirait aussitôt
d'appartenir pleinement au monde (par exemple en tant que vécu...). Tel est
le point de convergence de toute notre démarche : penser le sujet, en sa
différence même, à partir du monde ; ne rien lui accorder hors de ce qui lui
vient du monde (puisqu'il lui appartient ontologiquement). La réponse est
évidemment dans la question : il n'y a de différence pensable au sein de
l'archi-mouvement du monde que comme négation de cet archi-mouvement,
négation qui, pour autant qu'elle ne débouche pas sur rien, ne peut être
qu'une limitation ou une privation. En effet, dès lors que l'archi-mouvement
(le monde) est tout ce qui peut être, une négation simple de ce mouvement
serait équivalente au non-être, alors que ce que nous cherchons à
caractériser est un étant. Autrement dit, le sujet ne peut différer de l'archi-
mouvement du monde qu'en vertu d'une privation affectant cet archi-
mouvement. Par cette privation, l'archi-mouvement ne diffère plus
seulement en lui-même, comme tous les autres mouvements en lesquels il
s'accomplit, mais bien de lui-même. On pourrait d'ailleurs poser et résoudre
le problème de cette manière : comment l'archi-mouvement du monde
pourrait-il différer de lui-même si ce n'est en se perdant lui-même ou en se
limitant lui-même, bref en étant moins que lui-même – étant entendu qu'il
ne peut être plus que lui-même puisqu'il est déjà tout ce qu'il peut être et
tout ce qui peut être en matière de mouvement ? Encore faut-il préciser sur
quoi porte cette privation. Elle ne saurait concerner la mobilité même
puisque l'existence subjective est au contraire caractérisée par le
mouvement. Il ne peut donc s'agir que d'une privation de la surpuissance
qui est sous-jacente à la mobilité du monde. Mais il faut aussitôt ajouter
que, s'il s'agissait d'une privation pure et simple, nous cesserions également
de nous mouvoir, faute de disposer de la puissance qui commande le
mouvement. Nous ne pouvons donc nous distinguer des autres étants que
par le fait que notre mouvement n'est pas la réalisation d'une surpuissance,
qu'il procède donc d'une puissance finie ou plutôt d'une finitisation de la
puissance, bref qu'il comporte une dimension d'impuissance. Mais il y a une
puissance de l'impuissance, précisément celle qui permet de faire paraître.
Ainsi, c'est seulement de manière relative que l'on peut parler de privation,
pour autant qu'en notre mouvement toute puissance n'est pas perdue (sans
quoi nous ne pourrions nous mouvoir), en quoi il est plus adéquat de parler
de limitation. Concluons donc que notre mouvement ne peut différer de
l'archi-mouvement qu'en vertu d'une limitation affectant cet archi-
mouvement, limitation qui ne concerne évidemment pas les mouvements
ontiques en lesquels il se réalise mais la surpuissance qui les commande.
Vis-à-vis de cette surpuissance, la limitation qui définit l'existence des
vivants et, pour ainsi dire, leur impuissance propre, réside alors dans le fait
qu'ils ne sont que puissance ou encore simple puissance. Mais, à la faveur
de cette limitation, seule modalité possible d'une différence sans altérité, le
mode d'être propre de notre mouvement se dessine. En effet, la surpuissance
du monde renvoie d'abord au fait qu'elle est une puissance productrice : le
monde est cela qui se constitue, qui se fait être en produisant une infinité
d'étants différenciés, faits et défaits par les mouvements qui les traversent,
c'est-à-dire finalement par la surpuissance du monde. La surpuissance est
une puissance de faire être. Or c'est précisément de cela dont nous (les
vivants) sommes privés : nous n'avons pas la puissance de produire quoi
que ce soit mais seulement d'exister, nous n'avons pas la puissance de faire
être mais seulement d'être. Toutefois, cet être consiste lui-même dans un
faire puisque notre existence est bien mouvement, mais c'est un faire qui ne
produit rien ; comme nous le verrons bientôt, de cette impuissance procède
notre puissance de phénoménalisation, dans cette défection du faire être
consiste le faire paraître.
Bien entendu, il faudrait ajouter que nous ne nous contentons pas de faire
paraître, ni même d'exister sur le mode de la praxis mais que, d'une certaine
façon, nous faisons être puisque nous ne cessons de fabriquer. Cette poïesis
se distingue bien sûr de la surpuissance du monde en ceci qu'il ne nous
suffit pas de désirer pour que se réalise ce désir et c'est la raison pour
laquelle la surpuissance du monde n'implique même pas de désir faute d'un
écart entre l'aspiration et sa réalisation. Mais il n'en reste pas moins que
nous produisons, que notre faire paraître se prolonge en un faire être et qu'il
nous faudrait donc nous interroger sur la place et le sens de cette activité
démiurgique dans l'économie de la phénoménalité. Quoi qu'il en soit, alors
que la surpuissance, qui se nourrit de ses œuvres ou s'augmente de ce
qu'elle dépense, ne peut par principe cesser, notre simple puissance est
vouée à finir. La finitisation de la surpuissance implique la finité de notre
existence, finité en laquelle réside finalement le sens véritable de notre
finitude. C'est en ce sens que nous pouvons caractériser le propre de nos
mouvements (vivants) par la mortalité : ils sont voués à s'éteindre, cette
extinction étant exactement la marque de notre différence vis-à-vis de la
surpuissance, l'écart ontologique entre nous et le monde. Les mouvements
du monde, habités qu'ils sont par le mouvement mondifiant, se prolongent
et se transforment sans cesse en d'autres mouvements : ils sont éternels (ce
qui signifie qu'il n'y a d'éternité que comme éternité de vie – tel est le sens
de la vie éternelle –, précisément de cette archi-vie en quoi consiste l'archi-
mouvement du monde). Au contraire, séparé qu'il est de l'archi-mouvement
du monde et consistant en vérité en cette séparation même, notre
mouvement est voué à finir et nous avec lui, ou plutôt, puisqu'il qualifie
notre être, sa fin est la nôtre.
Ainsi, notre existence renvoie de part en part au monde, son mouvement
appartient à celui du monde, de sorte qu'elle ne peut en différer qu'en vertu
d'une limitation affectant l'archi-mouvement du monde. L'origine du sujet
se confond avec celle de cette limitation qu'il nous faudra mettre au jour ;
l'être du sujet consiste en ce mouvement singulier qui naît de la limitation
de l'archi-mouvement et est caractérisé par une forme d'impuissance,
impuissance qui s'atteste d'abord en cela qu'il n'est que mouvement et ne
peut faire rien d'autre que se mouvoir. Autant dire qu'il n'y a pas une mais
deux modalités d'individuation, que l'individuation elle-même n'est pas
pleinement individuée puisqu'elle est duelle. C'est dans cette dualité que
consiste rigoureusement la différence entre les étants (non-vivants) et les
vivants. Il y a l'individuation effectuée par la puissance mondifiante, qui
consiste en une délimitation ou une définition ; elle correspond au
surgissement des étants comme tels à partir de leur différenciation vis-à-vis
des autres étants et coïncide avec le sens originaire de l'apparaître comme
auto-différenciation du fond. Cette individuation ne saurait nous convenir,
en tout cas comme sujets, même s'il faut bien reconnaître que nous
appartenons aussi au monde de cette façon, ce que nous exprimons en
disant que nous avons un corps. Il y a, d'autre part, cette
individuation singulière qui préside à notre existence subjective et consiste
dans une limitation de la surpuissance du monde. En effet, en se limitant, la
surpuissance se sépare nécessairement d'elle-même, tombe hors d'elle-
même puisque son être est celui de la surpuissance même et qu'elle ne peut
par définition se conserver comme la surpuissance qu'elle est tout en se
limitant. Telle est la raison pour laquelle, par cette limitation, elle devient
nécessairement autre, extérieure à elle-même, de sorte que la limitation de
la surpuissance ne peut prendre que la forme d'une séparation, que la
différence bascule en une forme d'altérité. Afin que la surpuissance
demeure elle-même, il faut que sa propre limitation se détache d'elle-même,
tombe hors d'elle-même, en un écart qui n'est pas spatial mais ontologique
et n'est pas contradictoire avec une forme fondamentale d'appartenance.
Nous sommes et demeurons profondément inscrits dans le monde mais, en
vertu de la limitation de sa surpuissance, nous nous trouvons séparés de lui-
même en lui-même, au cœur de lui-même, et cette séparation s'atteste par la
singularité de notre mouvement : alors que les mouvements du monde
viennent de lui, en procèdent de part en part, notre mouvement, qui n'est
que mouvement, va vers le monde. C'est dans cette séparation singulière,
séparation du monde au cœur de lui-même, que consiste notre individuation
et c'est, on le pressent, sur cette séparation première que repose la
séparation du sensible vis-à-vis du monde, autrement dit la perte du monde
par laquelle nous avons caractérisé la phénoménalité secondaire.
Le régime de cette individuation – séparation et non plus différenciation
– est tout autre que celui des étants intramondains et, à bien y regarder, elle
nous situe à la fois plus près et plus loin du monde. Nous sommes plus loin
du monde que les autres étants car nous nous en sommes détachés, nous
n'en sommes plus une pure production ; notre mouvement n'est pas
pleinement pris dans son mouvement, il n'est pas l'expression de sa
surpuissance. Nous ne sommes pas tant individués par le monde, comme
c'est le cas des autres étants, que par ce qui en limite la puissance ou plutôt
par la limitation de cette puissance – ce qui posera évidemment le
problème, le plus difficile, de la raison véritable de cette individuation, pour
autant qu'elle ne peut procéder du monde lui-même. Mais, d'autre part, nous
en sommes plus près car, contrairement aux autres étants et à l'instar du
monde lui-même, nous existons comme mouvement. Notre différence avec
le monde est seulement de degré dans la puissance, même si le rapport est
celui du fini à l'infini, alors que les étants diffèrent du monde comme une
réalité se distingue de ce qui l'a produite. Alors que les choses sont en
mouvement, nous sommes mouvement ; alors que les choses sont les
produits de la puissance du monde, nous sommes, quant à nous, puissance
et, en ce sens, du côté de la puissance elle-même. Or c'est précisément parce
que nous sommes près du monde que nous en sommes loin. En effet, une
puissance ne peut différer d'elle-même et, précisément, se limiter elle-même
tout en demeurant la même qu'en se séparant d'elle-même. Nous sommes
précisément le résultat de cette séparation : une puissance, à l'instar du
monde et, pour cette raison, à distance du monde, pour ainsi dire face à lui
autant qu'en lui, comme une sorte de microcosme ou de double du monde.
Bref, pour parodier une formule de Merleau-Ponty, c'est par ce que nous
avons de plus proche que nous sommes au plus loin, c'est ce qui nous joint
qui nous sépare. Notre individuation signifie séparation car elle se produit
sur fond d'identité première. C'est en quoi, comme nous l'avons vu, nous
sommes, comme puissance de nous mouvoir, à la fois du côté du monde, en
son cœur, et au plus loin, à distance, pour autant que la puissance ne peut se
limiter elle-même qu'en tombant hors d'elle-même, en se scindant d'elle-
même. La raison de notre proximité (ontologique) est celle de notre
distance existentielle, la raison de notre identité comme puissance est aussi
celle de notre différence ontique.
Il suit enfin de là que notre degré, ou plutôt notre modalité
d'individuation n'est pas équivalente à celle des étants mondains. Ceux-ci ne
sont rien d'autre qu'une production de la puissance du monde en prise sur
cette puissance, sans le moindre écart. Il s'ensuit qu'ils sont déterminés,
délimités par la puissance mondifiante mais jamais pleinement individués
pour autant que l'indétermination du fond persiste au sein de la
détermination, qu'une charge pré-individuelle, qui n'est autre que celle de la
surpuissance, en transit l'individualité. Bref, les étants mondains sont
déterminés et dépendants, précisément déterminés parce que dépendants.
Tel n'est pas le cas des vivants, dont l'existence procède d'une séparation de
la puissance mondifiante en son sein. En toute rigueur, ils ne sont pas des
produits de la puissance du monde et, dans cette mesure, dès lors que cette
puissance est puissance de détermination, les vivants demeurent
indéterminés. Cela signifie que leur existence est sans essence, qu'ils sont ce
qu'ils se font être et, en ce sens, sont encore moins individués que les autres
étants. En vérité, ils s'individuent plutôt eux-mêmes, leur existence même
est un procès d'individuation alors que les étants mondains sont individués
par le monde. Pour autant, les vivants, séparés qu'ils sont du monde, ne sont
pas habités par une charge pré-individuelle, ils sont pleinement ce qu'ils
sont, ou plutôt les individus qu'ils sont. En ce sens, il est possible de dire
qu'ils sont plus individués que les étants du monde mais à la condition de
comprendre ici l'individualité comme autonomie. Comme le monde, ils sont
la source de leurs mouvements et, finalement, leur propre source ; séparés
du monde, ils ne sont pas déterminés par lui mais sont au contraire l'origine
de leur propre détermination. Ainsi, à l'inverse des autres étants
intramondains, les vivants sont à la fois autonomes et indéterminés,
autonomes parce qu'indéterminés, c'est-à-dire tout simplement séparés.
À dire vrai, il suffirait de revenir à la caractérisation du mode d'être du
sujet comme désir pour aboutir aux mêmes conclusions. Le désir possède
au fond une signification ontologique. Il est toujours désir de soi, c'est-à-
dire recherche de soi en l'autre ; même s'il se réalise dans l'ordre de l'avoir,
il est d'abord désir d'être. Ainsi, le désir n'aurait aucun sens s'il n'y allait pas
de l'être du désirant dans le désiré : en tendant vers un autre, c'est en vérité à
lui-même que le sujet du désir aspire. Telle est la première dimension
constitutive du désir : celle de la communauté ou de la similitude
ontologique entre l'être du désirant et celui du désiré, et c'est la raison pour
laquelle tout désir est en son fond désir de réconciliation. Cependant, d'autre
part, le désir en son effectivité implique une insatiabilité constitutive : cela à
quoi il est susceptible d'accéder l'exacerbe dans la mesure même où il le
satisfait, de telle sorte que tout apaisement ouvre à nouveau la blessure,
toute approche creuse en même temps la distance. Autant dire que si le
désir est bien désir de soi, visée de réconciliation, il ne possède d'effectivité
que dans la mesure où la réconciliation est impossible, où le sujet du désir
est définitivement séparé de son propre être. Ainsi, après avoir mis en avant
la communauté ontologique entre le désirant et le désiré, qui est
nécessairement sous-jacente au désir – communauté qui n'est autre que la
parenté ontologique entre le sujet et le monde – il faut désormais souligner
l'autre versant de la situation, à savoir le fait qu'il n'y a pas de désir sans
séparation irrémédiable, que l'exil ontologique est la condition de l'être
désirant. Le sujet peut désirer parce qu'il y va de lui même en l'autre – et
c'est ce qui distingue le désir d'une aspiration désintéressée, amour pur ou
sainteté – mais il ne peut que désirer, et cela indéfiniment, car il est en
même temps radicalement séparé de cet autre où gît son être, car la
condition du désirant consiste à être privé de son être, ce qui le distingue
cette fois du besoin et de la tendance. C'est dans cette tension entre une
visée d'unité et l'impossibilité de la réaliser que réside la clé du désir : la
réconciliation est aussi nécessaire qu'elle est impossible, aussi
ontologiquement nécessaire qu'elle est effectivement impossible. Il faut
cependant ajouter que cette communauté et cette séparation ne possèdent
pas le même statut, n'ont pas, pour ainsi dire, le même niveau de nécessité.
La communauté renvoie à l'essence du sujet et du monde, à leur essence
commune, elle nomme la dimension ontologique du sujet et c'est pourquoi
elle a un caractère de nécessité. Tel n'est pas le cas de la séparation. Si celle-
ci relevait de la même nécessité, s'inscrivait dans l'essence, nous nous
trouverions dans une situation de contradiction pure et simple et, d'autre
part, le désir en ce qu'il a de propre, à savoir comme aspiration à surmonter
la scission, désir de réconciliation, deviendrait définitivement
incompréhensible. Autant dire que la séparation ne possède aucune
nécessité d'aucune sorte, qu'elle est un pur fait ; c'est la raison pour laquelle
elle n'est au fond ressaisie qu'à travers le désir de la surmonter.
III
L'archi-événement

Toutes ces considérations convergent donc vers cette scission au sein de


l'archi-mouvement du monde, qui procède elle-même d'une défaillance ou
d'une limitation de sa surpuissance. Le sujet naît de cette scission ; il en
est pour ainsi dire le résidu, résidu qui n'est autre que ce mouvement
impuissant par lequel nous avons défini le désir. La question qui se pose
alors est celle de la cause ou de la raison de cette limitation. Mais c'est ici
que nous nous trouvons confrontés à une situation totalement inédite. En
effet, si la limitation de la surpuissance affecte celle-ci de part en part et
dans son cœur, elle ne saurait pourtant en procéder : elle est aussi
profondément inscrite en elle qu'elle lui est pourtant étrangère, au sens où
elle ne peut avoir son origine en elle. Le propre de l'essence est qu'elle ne
saurait comporter la raison de sa limitation ; l'essence n'est jamais essence
de sa propre négation. Ceci est d'autant plus vrai ici que nous avons affaire
à une surpuissance. En effet, le propre de celle-ci est de s'affirmer, de se
déployer, de sorte qu'elle ne peut comporter en elle le principe de sa
limitation : l'essence de la puissance est d'être tout ce qu'elle peut être, ou
plutôt de faire tout ce qu'elle peut faire, si bien qu'elle n'est jamais puissance
de sa propre limitation. La défaillance de la surpuissance ne saurait être
l'œuvre ou le fait de cette puissance, en quoi elle se distingue radicalement
de la toute-puissance d'un Dieu qui peut vouloir sa propre limitation et aller
jusqu'à renoncer à sa toute-puissance, comme dans la théologie jonassienne.
Cependant, d'autre part, il est évidemment exclu de mettre cette défaillance
sur le compte de l'action d'un autre étant, en l'occurrence le sujet, puisque
c'est précisément de son existence qu'il s'agit de rendre compte, puisque ce
sujet n'est que le résultat d'une faiblesse de la puissance et de la scission qui
en découle. Ainsi, cette défaillance est un fait qui concerne la puissance
mais n'en procède pas : elle advient en elle mais ne peut advenir par elle.
Elle l'affecte en son cœur sans que la surpuissance puisse en être la cause ;
elle lui arrive alors même que rien en elle ne l'annonce, qu'elle n'en contient
d'aucune façon la possibilité. Autant dire que cette limitation est de l'ordre
de l'événement et elle doit donc être définie comme un archi-événement,
pour autant qu'il vient altérer un archi-mouvement.
Cette conclusion est imposée par l'essence de ce qui est en question. En
vérité, cette limitation est bien quelque chose qui arrive au mouvement, à
l'archi-mouvement : elle en infléchit le cours, est comme un mouvement
dans le mouvement (et, en effet, il n'y a pas d'événement qui n'affecte pas
un mouvement, un procès : il altère toujours ce qui est en cours).
Cependant, d'autre part, dans la mesure où l'archi-mouvement du monde est
tout le mouvement, ce qui vient l'altérer en son être ne peut être
mouvement : ce mouvement dans le mouvement, cette péripétie
métaphysique ne peut donc être qu'événement, l'événement désignant alors
ici quelque chose qui, affectant le mouvement, est nécessairement autre
chose que lui sans relever pour autant de l'immobilité. Il faudrait peut-être
proposer la catégorie de « ce qui se passe », qui se dédoublerait en ce qui
passe ou se déroule (mouvement) et ce qui se passe ou survient
(événement). Elle évoque le clinamen, qui infléchit de manière infime (sans
quoi leur mouvement ne serait plus le même et ne serait donc non plus le
leur) la chute des atomes dans le vide, qui ne peut procéder d'aucune façon
de leur mouvement mais ne renvoie pourtant à rien d'autre puisqu'il n'y a
que les atomes et le vide. Cependant, les effets de ce clinamen sont aussi
puissants et vastes qu'il n'est, quant à lui, presque rien puisque c'est lui qui
va permettre la rencontre des atomes et, finalement, rendre raison de la
richesse qualitative du monde. L'archi-événement est donc comme un
clinamen métaphysique.
La limitation de la surpuissance dont naît le sujet possède tous les traits
de l'événement. Tout d'abord, celui-ci est pur surgissement et donc sans
cause ni raison : tout ce que l'on peut en dire, c'est qu'il a eu lieu car rien ne
l'annonce ni, a fortiori, ne permet de le comprendre, au sein de cela qu'il
affecte. Or, ceci est, d'une certaine façon, également vrai de l'événement
historique. Comme l'écrit François Furet, cité par J.-L. Marion, « Plus un
événement est lourd de conséquences, moins il est possible de le penser à
partir de ses causes{5}. » Autant dire que plus un événement est un
événement, au sens où il transforme en profondeur le cours de ce en quoi il
survient, moins il peut être rapporté à des causes, c'est-à-dire plus il relève
du pur surgissement. Cela revient à reconnaître au fond, dans une
perspective qui est aux antipodes de l'affirmation d'une précession
nécessaire du possible ou de la potentialité sur le réel, que ce qui arrive ne
peut vraiment arriver, c'est-à-dire transformer en profondeur la réalité qu'il
affecte, qu'à la condition de ne pas trouver sa possibilité au sein de cette
réalité. Or, à bien y penser, ceci est tout à fait cohérent puisque, si le
possible tend à se réaliser, il serait surprenant que celui-ci n'ait pas déjà
donné tout ce qu'il pouvait faire être. De sorte qu'une vraie nouveauté ne
peut être de son fait. La seule manière de penser une nouveauté qui ne fasse
pas alternative avec une forme de précession et n'exclue donc pas la
possibilité d'en rendre compte d'une certaine façon, est la théorie
bergsonienne de l'acte libre, dont la nouveauté non seulement ne s'oppose
pas à la préparation dans un processus de maturation mais l'exige. De sorte
que, aux antipodes de ce que Furet affirme, un événement (mais il s'agit
plutôt ici d'un acte, ce qui change certainement des choses) est d'autant plus
neuf qu'il a été mûri, fait d'autant plus rupture qu'il s'inscrit dans une
continuité, mais c'est la continuité hétérogène de la durée.
Il y a donc au moins trois schémas possibles concernant la nouveauté.
1. Le schéma leibnizien, pour lequel tout événement renvoie à une
possibilité, même s'il s'agit d'une compossibilité dont l'entendement divin a
dû lui-même tenir compte, de sorte qu'il n'y a de nouveauté que du point de
vue, fini, de celui qui ignore la loi de la substance et donc la série de ses
prédicats. En d'autres termes : tout événement est prédicat. 2. Le schéma
bergsonien, pour lequel la nouveauté exclut la précession dans une
possibilité. C'est bien la réalité qui fonde et mesure la possibilité et non
l'inverse : quelque chose n'est possible que s'il est réel. Il faut donc
substituer au schéma possible/réel la relation entre un virtuel et ses
actualisations, étant entendu que cette virtualité n'a de réalité que dans ces
actualisations mêmes, qu'elle n'est elle-même qu'en se différenciant sur des
lignes d'actualisation toujours neuves. Cela signifie que ce qui arrive n'a pas
été possible avant d'arriver mais n'est pas pour autant un pur surgissement
puisqu'il est le point d'aboutissement d'un devenir qui, alors même que rien
en lui n'annonçait ce à quoi il aboutit, en est pourtant la condition. L'idée
fondamentale ici est que la durée est, comme telle, créatrice, que, comme
continuité dans l'hétérogène, ou encore évolution, elle est nécessairement
productrice de nouveauté. On dira de l'acte libre que rien de ce qui précède
ne l'annonçait, et c'est pourquoi il apparaît comme rupture, et que,
cependant, il n'aurait pu arriver sans tout ce qui l'a précédé. Il n'y a donc ici
de véritable nouveauté que du point de vue de l'espace et de la socialité, au
sein desquels l'acte libre apparaît comme rupture. 3. Telle n'est pas l'idée de
l'événement (qu'il faut justement distinguer de la réalisation du possible ou
de l'actualisation du virtuel) qui, quant à lui, ne vient de nulle part, de sorte
que, pour revenir à François Furet et porter à la limite ce qu'il découvre, ou
plutôt y discerner comme une loi d'essence, on pourrait affirmer qu'un
véritable événement, et donc l'archi-événement comme bouleversement du
monde lui-même, ne peut être que sans cause aucune. Bref, ici, alors même
que l'événement vient affecter la réalité en son cœur, il est d'une tout autre
nature qu'elle, radicalement différent de ce à quoi elle donne lieu, et c'est
précisément parce qu'il est d'une autre nature qu'il peut l'altérer à ce point.
Ainsi, l'événement, ici l'archi-événement, est un démenti infligé au principe
de raison suffisante, non pas au sens où on ne pourrait en découvrir la
raison mais parce que, comme pur surgissement, il est absolument sans
raison, déjoue la possibilité même de recourir à une raison. Quel que soit le
degré d'inconfort intellectuel que cela suscite, force est de reconnaître que
le procès du monde est affecté d'une défaillance qui est profondément la
sienne, au sens où elle l'atteint en sa puissance même, mais ne peut pourtant
être la sienne dans la mesure où il n'en est d'aucune façon la cause. Cette
scission dont procède le sujet est sans cause ni raison, de sorte que le sujet
lui-même, considéré jusqu'alors comme le lieu, la source et l'élément de
toute raison, doit être compris comme le sans raison par excellence.
D'autre part, en tant que pur surgissement, ou encore en tant qu'étranger à
la nature de ce qui peut être, l'événement ne comporte pas la moindre
positivité, il n'est rien. S'il possédait en effet la moindre consistance, s'il
était quelque chose, la recherche des causes ou des raisons deviendrait
légitime, voire possible, et son événementialité s'en trouverait évidemment
démentie. Mais dire qu'il n'est rien de positif, autrement dit l'exclure de
l'ordre de la substance ou de l'essence, ce n'est pas le confondre avec un pur
néant puisque, précisément l'événement a lieu. Même si par lui arrive
quelque chose, il n'est pas le quelque chose mais son arrivée comme telle.
Dans le cadre qui est le nôtre, il délivre donc le sens véritable, en tout cas le
plus radical de la négativité. Nous avons mis en évidence une première
négativité, qui est celle du mouvement lui-même, ressaisi d'abord en notre
vivre puis, en second lieu, au sein de ou comme le procès du monde. Il
s'agit d'une négativité concrète en tant que négation active de l'identité, non-
coïncidence à soi qui s'oppose à la figure positive de l'étant : sa négativité
n'est que celle du devenir par rapport à la substance. Elle n'exclut donc pas
une profonde positivité, qui n'est plus celle, immuable, de la substance mais
renvoie au contraire à la productivité d'un mouvement, à la fécondité d'une
puissance. Il faudrait donc même dire qu'il y a plus de positivité dans le
procès mondain que dans toute substance. Celle-ci, transie par l'immobilité
de l'essence, n'est que ce qu'elle peut être ; la surpuissance du monde est au
contraire productivité infinie, ce qui veut dire qu'elle contient toujours plus
que ce qu'elle fait et est donc finalement toujours plus que ce qu'elle est. Or,
c'est de ce devenir que se distingue l'événement qui, « devenir » de ce
devenir, ne peut signifier rien d'autre que le tarissement ou l'affaiblissement
de cette puissance, autrement dit rien d'autre qu'elle, tout comme la
séparation que cet événement instaure n'est rigoureusement rien d'autre que
les termes qu'elle sépare. On a donc affaire ici au vrai négatif, qui ne
s'oppose pas au positif comme le devenir à la substance, mais s'oppose au
devenir lui-même dans lequel réside le véritable positif et, en vérité, tout le
positif. L'événement n'est donc rien de ce qui peut être, étranger qu'il est à
la surpuissance du monde et, en ce sens, il n'est pas. Sa réalité est celle d'un
infléchissement, qui est un affaiblissement de la puissance mondifiante, une
faille dans sa plénitude, un creux qui n'a pas même la positivité d'un trou,
pour reprendre des métaphores merleau-pontiennes. L'événement n'est pas
cette négation en acte qu'est le mouvement ; il est négation du mouvement
même, négation qui, bien sûr, ne saurait reconduire à une quelconque forme
d'immobilité. Il est plutôt une mobilité à la seconde puissance, qui ne peut
alors consister qu'en une faiblesse ou une limitation de la mobilité même, à
savoir de la surpuissance. Bien entendu et enfin, même si elle se distingue
de la plénitude qu'est la surpuissance{6}, la négativité radicale qui caractérise
l'événement n'est pas synonyme de néant. Même si l'événement n'est
d'aucune façon, il n'en reste pas moins qu'il fait, qu'il a des effets et que, en
ce sens, il n'est pas rien : il est devenir du devenir, ou plutôt advenir dans le
devenir et c'est pourquoi il ne peut être un pur néant.
Autant dire, en troisième lieu, que, même si l'événement n'est rien de
positif, avec lui quelque chose se passe. La réalité propre de l'événement
n'est que celle de ses effets : il n'est rien mais transforme de fond en comble
cela en quoi il advient, cela qu'il affecte. L'événement est insaisissable
comme tel, non pas en raison d'une quelconque impuissance de notre part
mais parce qu'il n'est pas d'une nature telle qu'il puisse être saisi. On ne le
reconnaît donc qu'à travers les transformations qu'il produit et qui
permettent de dire qu'il a eu lieu ; en ce sens, on ne le saisit qu'après-coup,
on arrive toujours trop tard. Cela signifie que, même au plan existentiel ou
historique, l'événement ne se donne pas comme tel au moment où il advient.
Certes, certains faits sont vécus comme des événements mais ce n'est là que
la conséquence visible et spectaculaire de ce qui les a rendus possibles
souterrainement et qui est le véritable événement. Il peut certes arriver que
quelque chose qui arrive soit compris comme un événement mais on ne
peut jamais en avoir l'assurance car c'est seulement après-coup, à la lumière
des transformations qui ont eu (ou pas) lieu que l'on peut affirmer qu'il
s'agissait d'un événement. Mais, il ne s'agit là que d'analogies pour autant
que le véritable événement et, a fortiori, l'archi-événement dont nous
sommes en train de parler n'est pas d'une nature telle qu'il puisse être
identifié, demeure sans visage puisque, en toute rigueur, il n'est rien, c'est-à-
dire s'épuise dans ses effets. S'il fallait faire un rapprochement existentiel, il
faudrait dire qu'il est plus près du traumatisme, de ce qui commande une
construction psychique mais ne peut jamais être assigné à un événement
empirique datable. Des événements sur lesquels repose notre singularité
psychique, tout se passe comme s'ils avaient eu lieu mais il demeure
impossible de leur assigner une place empirique et chronologique : ils sont
toujours déjà élaborés et donc occultés. Ils ne peuvent être saisis qu'à
travers les symptômes auxquels ils donnent lieu, de telle sorte que la réalité
de nos événements fondateurs ne peut être appréhendée qu'à travers
la réalité psychique du sujet. Cela signifie que le psychanalyste n'est pas en
quête d'un événement empirique qui expliquerait « tout » mais d'une
certaine réalité et d'une histoire psychiques dessinant en creux une
événementialité, un avoir eu lieu qui est, par essence, inaccessible. Cela a
eu lieu mais ce qui compte ce n'est pas ce qui a eu lieu (rien de ce qui a eu
effectivement lieu n'est identifiable comme l'événement même) mais son
retentissement pour le sujet, c'est-à-dire ce qui se passe pour le sujet,
comment cet avoir lieu originaire a lui-même lieu pour le sujet ou comme
sujet.
Cependant, la modalité de transformation propre à l'événement est
tributaire de sa nature même, précisément de sa négativité, de sorte qu'il est
erroné de parler, comme nous l'avons fait imprudemment plus haut, des
effets de l'événement ou de ce qu'il produit. En toute rigueur, l'événement
ne produit rien, n'a pas d'effets puisqu'il n'est rien. Tout ce qu'on peut dire,
c'est qu'il a lieu, ou plutôt qu'il a eu lieu. La question est alors de savoir en
quoi consiste cet avoir lieu. Dire qu'il a eu lieu, c'est reconnaître que ce n'est
pas comme avant, que la réalité n'est pas comme s'il n'avait pas été, mais
tout le problème est de caractériser cette différence. Or, si l'événement était
quelque chose, une réalité déterminée susceptible de fonctionner comme
cause, la transformation qu'il produit serait circonscrite, elle ne pourrait
concerner qu'un secteur déterminé de la réalité – celui qui est atteint par sa
causalité, et, par là-même, identifiable : il serait possible de dire
précisément ce qui a eu lieu. Ce qui advient comme effet est délimité et
défini : le caractère localisé et limité de la transformation qui advient va de
pair avec sa détermination, c'est-à-dire sa positivité. Bref, une telle
conception de l'événement reviendrait à confondre son effet avec les effets
propres de la puissance mondifiante : surgissement d'une différence comme
détermination. Mais, puisque l'événement n'est rien, il ne produit rien, rien
de positif ; la différence qu'il fait pourtant advenir est une différence sans
détermination. Dès lors, s'il est vrai que la cause a un effet nécessairement
circonscrit, la transformation qui advient par l'événement a au contraire ceci
de propre qu'elle affecte la totalité de la réalité. Avec lui, tout change, plus
rien ne demeure exactement tel qu'il était. Mais, d'autre part, de même que
l'effet est circonscrit parce qu'il est déterminé et donc positif, la
transformation événementiale qui affecte la totalité de la réalité est telle
qu'elle ne peut être caractérisée : tout change mais il est impossible de dire
ce qui a changé ou en quoi cela a changé, de sorte que, d'un autre côté, tout
semble demeurer identique. Cela signifie que ce changement est d'une
nature telle qu'il n'affecte pas l'essence de ce au sein de quoi il a lieu – sans
quoi il faudrait admettre que l'essence s'y prête, qu'elle en contient la
possibilité, mais alors on n'aurait plus affaire au pur surgissement qui
caractérise l'événement. À bien y penser, cela est parfaitement cohérent : de
même que l'effet est circonscrit parce qu'il est déterminé, l'événement ne
peut être total que dans la mesure où il est indéterminé. Tout change, ce qui
signifie que rien en particulier n'a changé, mais rien en particulier n'a
changé parce que rien de particulier n'a changé, parce qu'aucun changement
particulier n'a eu lieu. Bref, c'est exactement dans la mesure où il est
impossible de dire en quoi tout a changé que tout peut effectivement
changer. Tel est le sens véritable de l'événement, y compris dans une
existence : il est certain que quelque chose a eu lieu car plus rien n'est
exactement comme avant, mais il est pourtant impossible de préciser en
quoi, de caractériser la nature du changement. Plus encore, le sentiment de
changement, de nouveauté est d'autant plus profond qu'il n'est pas
identifiable, c'est-à-dire finalement réductible : la transformation
événementiale correspondrait donc à ce qui est recueilli dans le vécu
d'étrangeté (inquiétante ?), ou encore dans l'étonnement tel que Fink le
caractérise, à savoir comme rupture non familière de la familiarité. De ce
point de vue, l'événement n'est pas de l'ordre de la surprise, qui est
justement un mode de rupture familier de notre relation familière au
monde : il est absolument neuf et pourtant pas surprenant.
Tel est donc le sens de l'événement saisi dans ce qu'il fait, étant entendu
que ce qu'il est s'épuise dans ce qu'il fait : il concerne la totalité de cela qu'il
affecte et, dans cette mesure, ne peut être identifié. La transformation
événementiale est totale et non-déterminée, et elle peut être totale parce
qu'elle n'est pas déterminée. Cela ne signifie pas que la détermination sur
laquelle repose la transformation nous soit inaccessible mais plutôt que
celle-ci ne renvoie en elle-même à aucune détermination. Tout a changé
mais cela n'a changé en rien ; tout a changé et pour cette raison, le
changement ne saurait être déterminé, il n'est rien, en tout cas rien qui
puisse concerner l'être de ce qui change. Bref, en raison même de la radicale
survenue de l'événement, le changement est nécessairement étranger à
l'essence, aussi étranger à l'essence que l'événement l'est à l'être de cela qu'il
affecte. La transformation événementiale est donc de l'ordre d'une
différence (plus rien n'est comme avant), sans détermination (mais toutes
les réalités demeurent pourtant les mêmes), par conséquent d'une différence
pure, c'est-à-dire d'une différence sans positivité, ou encore d'une
« différence des identiques » : la réalité est la même et n'est pas la même,
elle diffère d'elle-même mais en rien et ce rien est précisément le nom de
l'événement. Or, si on se demande maintenant, à la lumière de cette analyse
de l'événement, en quoi peut bien consister un tel changement, s'impose
l'évidence selon laquelle il ne peut s'agir précisément que de l'accès à la
phénoménalité, de l'apparaître. En effet, avec l'apparaître nous avons
affaire à une transformation qui affecte la totalité de ce qui est mais
demeure pourtant étrangère à la nature de ce qui est : tout demeure
identique au plan de l'essence, rien ne change mais tout apparaît et, en ce
sens, tout a changé. La réalité devient tout autre puisqu'elle apparaît mais
elle demeure pourtant la même puisque c'est elle qui apparaît. Ainsi,
l'apparaître affecte en profondeur la totalité de la réalité sans en affecter
d'aucune façon l'essence, ou plutôt, c'est la seule manière pour l'être de
changer radicalement sans cesser d'être ce qu'il est. L'apparaître est bien
quelque chose qui arrive à l'être au sens rigoureux d'un événement.
Mais notre analyse ne concerne pour l'instant que ce qui commande cet
accès à l'apparaître proprement dit, ou encore à la phénoménalité
secondaire, à savoir la limitation-scission au sein de la surpuissance du
monde, pour autant qu'elle donne lieu à ce mouvement singulier qui est le
nôtre et qui nous distingue comme sujets. Force est de reconnaître que cette
forme de défaillance interne de la surpuissance, par laquelle elle se détache
d'elle-même et donne naissance à des mouvements impuissants, ne saurait
d'aucune façon procéder de la puissance elle-même et ne peut donc relever
que d'un archi-événement affectant l'archi-mouvement du monde. Autant
dire donc que l'événementialité de l'apparaître, que nous venons de déduire
en quelque sorte de notre définition de l'événement, renvoie, dans le cadre
cosmologique qui est le nôtre, à l'événement originaire d'une scission au
sein de la puissance mondifiante. C'est là reconnaître que même si
l'apparaître secondaire est bien ce qui affecte l'être même, quelque chose
qui lui arrive à lui – en quoi nous nous séparons du subjectivisme, ce ne
peut être quelque chose qui arrive par lui – en quoi nous nous éloignons
de tout réalisme. Autrement dit, même si l'apparaître ne relève pas d'une
constitution par le sujet, il n'est pas un processus relevant de l'être, de ses
possibilités propres. Le recours à l'événement et à la scission qu'il produit
est donc ce qui nous permet de rendre compte de la différence sans laquelle
il n'y a pas de corrélation ; il est la forme, à la fois radicale et minimale, que
peut prendre la nécessité d'un destinataire et donc la distinction du sujet et
de l'objet dans un cadre résolument anti-subjectiviste. Au fond, le sens de la
dualité de la conscience et du monde s'épuise dans la scission archi-
événementiale ; parler d'événement, c'est reconnaître que cette scission non
seulement ne renvoie pas à deux substances préalablement données mais
qu'elle n'a elle-même pas de nature. La différence qui est au cœur de la
relation est donc pour ainsi dire évanouissante et, en cela, ne compromet
pas la communauté ontologique profonde du sujet et du monde. Plus
précisément, en rapportant l'événement de l'apparaître à celui de la scission
par laquelle advient ce mouvement impuissant qui est le nôtre, on fait droit
au fait que, si l'apparaître proprement dit ne repose pas sur un sujet, il exige
cependant sa présence comme opérateur de son avènement ; c'est pourquoi
le véritable événement n'est pas tant le surgissement de l'apparaître
secondaire que celui du sujet. En effet, dire que le passage du monde à
l'apparaître est un événement, c'est dire que, contrairement à l'apparaître
primaire, il n'est en aucun cas le fait du monde. On pourrait certes en rester
là, à cet événement dernier, mais alors la place et le rôle de l'existant que
nous sommes et, en général, des vivants, demeureraient incompréhensibles.
D'autre part, cela reviendrait à entériner le fait de l'apparaître en en faisant
un archi-événement, sans s'intéresser d'aucune façon à sa modalité et sa
condition d'avènement ; bref, cela reviendrait à prendre acte de l'apparaître
en reconnaissant qu'il ne peut être l'œuvre de l'être. C'est pourquoi il est
nécessaire de rapporter la venue au paraître à un événement plus profond,
celui de la scission qui affecte l'archi-mouvement et dont procède le sujet.
Ainsi, l'être ne peut apparaître que parce qu'il s'effondre au sein de lui-
même en raison de l'archi-événement – tel est le véritable versant
cosmologique de l'événement de la phénoménalité – et parce que, par cet
effondrement, surgit un étant qui va en faire reculer l'être au profit de sa
détermination, bref qui va en faire l'expérience. Il faudrait donc parler, en
toute rigueur, d'avènement de la phénoménalité et d'événement de la
scission, celui-ci commandant celui-là. En effet, la scission, qui n'est rien
d'autre que ce qu'elle sépare, correspond à l'événement comme tel, alors que
la phénoménalité désigne plutôt la transformation totale qui advient par lui.
Cependant, cette transformation est médiatisée par un étant, précisément un
type de mouvement qui surgit à la faveur de l'événement et qui n'est autre
que le sujet. Celui-ci relève quant à lui du surgissement, de ce qui n'arrive
que par l'événement et cristallise ainsi la nouveauté constitutive de
l'événement. L'ordre est donc le suivant : archi-événement de la limitation
et de la scission au cœur de l'archi-mouvement, surgissement du sujet,
avènement de la phénoménalité. Mais on voit cependant clairement ici que
le sujet n'est pas l'artisan de la phénoménalité : l'événement auquel il doit
son existence est d'abord quelque chose qui arrive au monde, son
impuissance renvoie à une faiblesse du monde et la phénoménalité qu'il
conditionne est l'envers d'une perte qui concerne d'abord le monde.
Cette mise au jour de l'archi-événement soulève un problème. Il est
temps, en effet, d'ajouter que cet archi-événement est unique et c'est
pourquoi nous parlons au singulier. Le propre de l'événement est qu'il ne
peut avoir lieu qu'une seule fois. Il y a plusieurs manières, convergentes, de
le justifier. Tout d'abord, si la transformation qu'il induit (il l'induit plutôt
qu'il ne la produit) est totale, elle exclut la répétition car, pour ainsi dire, il
n'y a plus de place pour un second événement : tout ce qui pouvait avoir
lieu a eu lieu une fois pour toutes, une répétition serait vaine et donc
s'abolirait elle-même. D'autre part, dans la mesure où l'archi-événement
n'est rien, il ne comporte pas l'identité minimale exigeant une répétition :
pour qu'il y ait répétition, il faut qu'il y ait quelque chose à répéter, ou
plutôt, là où il y a répétition, quelque chose comme une identité ou une
détermination, aussi ténue soit-elle, identité correspondant à cela qui se
répète, se fait nécessairement jour – ce qui contredit la négativité de
l'événement. Ainsi, l'événement n'étant pas quelque chose (de déterminé), il
ne peut se répéter. Autant dire que, s'il devait advenir une seconde fois, il
s'agirait nécessairement d'un autre événement : il n'y aurait de répétition de
l'événement que comme différence, ce que Deleuze a parfaitement vu.
Enfin, mais c'est au fond une autre manière de dire la même chose, si
l'événement pouvait se répéter, il basculerait du côté de la légalité ou de
l'essence. Cela signifie qu'il serait par là-même en mesure de se répéter non
pas deux mais d'innombrables fois, ce qui contrevient naturellement au sens
élémentaire de l'événement, qui exclut à l'évidence une telle multiplication :
un événement est ce qui n'a pas lieu souvent. Cela signifie, plus
précisément, que, susceptible de se répéter, l'événement aurait une raison
d'être ou une cause, expliquant justement la possibilité de la répétition ; or,
le propre de l'événement est qu'il est sans cause ni raison. Bref, s'il est vrai
qu'à la répétition est toujours sous-jacente une légalité ou une essence, il
faut affirmer que l'événement ne peut avoir lieu qu'une seule fois puisqu'il
n'a ni cause ni raison.
C'est ainsi que l'on peut comprendre ce que dit Von Weizsäcker dans cette
phrase que Maldiney cite souvent : « Nous ne croyons pleinement qu'à ce
que nous n'avons vu qu'une fois [...]. Toute répétition affaiblit la croyance.
Elle éveille le soupçon d'une légalité, non d'une réalité{7}. » Il n'y a pas de
répétition sans loi, qu'il s'agisse d'une loi d'essence (occurrences d'une
détermination) ou d'une loi fonctionnelle (chaque fois que X, alors Y). Bien
entendu, cette légalité dessine une certaine réalité, celle sur laquelle porte
l'ontologie et la cosmologie. Mais, et telle est la portée de l'observation
citée, une telle réalité est une moindre réalité pour autant qu'elle se laisse
appréhender sous forme de loi, qu'elle se prête à l'esprit ou la raison. Il
s'ensuit que n'est vraiment réel que ce qui n'a eu lieu qu'une fois, ce qui est
arrivé sans que nous puissions nous l'approprier, sans que nous soyons en
mesure de le réduire d'aucune façon ; bref, ce que nous n'avons pu
qu'accueillir, dans une pure passivité (dans la transpassibilité, dirait
Maldiney). La réalité de ce qui se présente se mesure donc à la passivité que
cela induit, à l'impossibilité de passer au plan de l'essence, ni même du
sens ; et c'est à cela que nous croyons vraiment, la croyance devant être ici
radicalement opposée à la connaissance. Nous ne croyons qu'à ce que nous
ne pouvons connaître, qu'à ce à quoi nous ne pouvons donner un sens. Dans
cette perspective, seul est réel, seul fait l'objet d'une véritable croyance cela
que nous avons nommé l'événement. L'événement, qui est d'une certaine
façon ce qu'il y a de plus réel, est cela en quoi nous ne pouvons que croire.
Dès lors, la négativité de l'événement, au sens où il n'est rien de déterminé,
est synonyme de pleine réalité mais son excès de réalité est mesuré par son
défaut d'essence. Ici, la réalité et la détermination ne sont plus
équivalentes : n'est vraiment réel que ce qui ne peut pas être pensé mais
seulement accueilli, non pas le plus déterminé mais l'indéterminable.
C'est de cette unicité de l'événement que procède le problème annoncé.
L'archi-événement est, d'autre part, ce qui donne lieu à l'infinité des sujets
vivants, qui sont autant d'effets ou de résidus de la limitation et de la
scission affectant l'archi-mouvement du monde. Comment concilier alors
l'unicité constitutive de l'archi-événement avec la pluralité et même
l'infinité des sujets vivants ? Mais cette question est elle-même tributaire
d'un présupposé, qui est en vérité un contresens sur l'archi-mouvement que
cet archi-événement vient affecter. Le problème ne se pose que si l'on
comprend l'archi-événement comme un événement empirique, advenant en
un point du procès mondain, c'est-à-dire à un moment déterminé de son
cours. Car si l'événement est ce qui n'arrive qu'une fois à et dans ce qui ne
cesse de se produire et s'écoule dans le temps, alors la multiplication infinie
des vivants devient incompréhensible. Mais c'est là trahir la nature de
l'archi-mouvement, qui n'est pas encore temporel et est tel que ce qui lui
arrive ne peut l'affecter ponctuellement, ou plutôt que ce qui l'affecte
ponctuellement et une seule fois l'affecte totalement. En effet, en tant que le
procès mondifiant est celui d'une puissance qui ne se réalise que dans ses
œuvres et se nourrit de ce qu'elle produit, c'est-à-dire diffère de ses œuvres
en se confondant avec elles, il est impossible de discerner un avant et un
après dans ce procès : le monde est coprésent à chacune de ses œuvres,
toujours déjà passé et jamais passé, toujours déjà advenu et jamais arrivé, et
l'un parce que l'autre puisque l'archi-originarité ou l'antériorité étant celles
d'une puissance, elles ne s'accomplissent que comme incessante nouveauté.
Le passé et l'avenir passent donc l'un dans l'autre, l'antérieur est postérieur
au postérieur pour autant que le fond de puissance n'a pas d'autre réalité que
celle de ses œuvres. En raison de la modalité d'être de la puissance, de la
manière dont elle se produit (dans les deux sens), c'est-à-dire se renouvelle
en se dépensant, tout passé est avenir et tout avenir passé.
En d'autres termes, dès lors que le fond de surpuissance demeure
coprésent aux étants qu'il individue, demeure le même en se faisant toujours
autre, ceux-ci sont simultanés en leur différence et leur successivité même.
Autant dire que la temporalité est étrangère à ce procès, puisqu'il est
impossible d'y introduire une successivité et donc quelque chose comme un
passé et un avenir. Le procès mondifiant n'est pas pour autant intemporel : il
est plutôt éternel, mais au sens d'une éternité de vie, de cette vie qui renaît
sans cesse de ses productions. Cette éternité est une pré-temporalité dans la
mesure où elle contient bien le principe d'une différenciation, mais qui ne
deviendra temporelle qu'à la faveur du surgissement d'un sujet. C'est cet
archi-mouvement, au sein duquel tout présent est co-présent à la totalité, au
sein duquel il est donc impossible de discerner de l'avant et de l'après, que
l'archi-événement vient affecter. Autant dire que son unicité ne fait plus
alternative avec la multiplicité. En raison du mode d'être de cela qu'il
affecte, en ayant lieu une fois l'événement a eu lieu pour ainsi dire une fois
pour toutes, ce qui veut dire qu'il est coprésent à toutes les modalités du
procès mondifiant : infiniment multiplié tout en demeurant un. Parce qu'il
affecte ce qui n'est soi-même qu'en se différenciant en son sein, à savoir la
surpuissance du monde, l'archi-événement est multiple en étant unique,
aussi multiple qu'il est un et, en toute rigueur, étranger à cette distinction.
Tel est sans doute le sens le plus profond de l'événement : son indifférence à
la distinction de l'un et du multiple, une unicité qui ne se réalise que comme
modalisation infinie. S'il est vrai que l'événement se lit à même la totalité
qu'il affecte, qu'il n'est le rien qu'il est qu'en transformant tout, tout se passe
comme s'il avait lieu une fois pour toutes, ou plutôt ne cessait d'avoir lieu
comme une série infinie d'échos de lui-même en n'ayant pourtant lieu
qu'une seule fois. De sorte que, en toute rigueur, il faut seulement dire qu'il
a lieu, pas même une seule fois ou plusieurs fois, ni une fois ni plusieurs
pour autant que son avoir lieu propre revient à échapper à cette partition.
Il n'y a dès lors plus aucune difficulté à affirmer que l'archi-événement,
unique en son événementialité, en ne cessant d'affecter l'archi-mouvement
du monde donne sans cesse lieu à des sujets vivants, et ceci indéfiniment.
Affectant l'archi-puissance d'une défaillance fondamentale, l'archi-
événement donne naissance à un nombre d'étants qui est aussi indéfini que
cette puissance est infinie, parce que surpuissance. Altérée une fois pour
toutes par cet événement, la surpuissance ne cesse de fléchir en son sein, ne
cesse de se séparer d'elle-même, bref de donner naissance à des vivants qui,
on l'a compris, le sont en raison non pas de la présence de l'archi-vie en eux
mais plutôt de son défaut. Le sujet vivant (expression évidemment
pléonastique) est celui qui est privé de la vie, à qui fait défaut l'archi-vie,
bref qui en est séparé par l'archi-événement. Tout se passe donc comme si
l'archi-puissance, qui n'est une qu'en étant multiple, ne cessait de s'effondrer
au sein d'elle-même et de se séparer d'elle-même par cette limitation,
donnant ainsi naissance à des « petites » puissances, à des rejetons
impuissants d'elle-même, qui n'ont de cesse qu'ils n'aient imité son propre
dynamisme, ce qui les conduit inévitablement à un retour à l'archi-vie, à
leur dissolution finale dans la surpuissance du monde. L'archi-puissance a
donc comme deux destins, ou plutôt un devenir et un destin, qui
correspondent précisément aux deux modes d'individuation que nous avons
distingués. D'une part, elle se produit elle-même en se différenciant en elle-
même sous la forme d'étants (relativement) déterminés et dépendants (non-
vivants). D'autre part, elle s'affaiblit en elle-même et se trouve limitée, à la
faveur de cet archi-événement qui est aussi originaire, aussi vieux qu'elle,
sous la forme du surgissement d'étants séparés et donc autonomes, mais
indéterminés. Or, c'est parce qu'il y a ceux-ci que ceux-là, les étants non-
vivants, peuvent paraître ; c'est cette différence, renvoyant à la scission
événementiale première, qui donne lieu à la phénoménalité proprement dite.
Dès lors, la différence entre ces deux directions, différence instaurée par
l'archi-événement, coïncide avec la différence entre l'être et sa
phénoménalisation et, en vérité, elle la commande. Il convient seulement
d'ajouter, mais cela suit de ce qui précède, que, en dépit de l'archi-
événement, la surpuissance ne peut que s'affirmer comme telle, ce qui
implique qu'elle ne cesse de surmonter la faiblesse qui l'affecte et qui n'est
au fond pas la sienne, qu'elle ne cesse donc d'absorber ces sujets vivants qui
s'en sont séparés. Ceci revient à dire que tout sujet vivant est voué à finir,
autrement dit à se dissoudre dans l'archi-vie. La négativité de l'événement
est continuellement niée par la surpuissance du procès mondain, les sujets
qui s'en sont détachés continuellement réabsorbés par ce monde qui
surgissait devant eux. La puissance de l'archi-mouvement ne cesse de
reprendre ses droits sur l'archi-événement, qui est comme une blessure dont
elle guérit toujours, d'affirmer sa puissance contre ce qui la limite. Il y a
donc comme une tension constitutive entre l'archi-mouvement et l'archi-
événement, tension qui est au cœur de la corrélation, c'est-à-dire de la
phénoménalité. Mais, même si la distance sans laquelle il n'y a pas de
relation s'ouvre sans cesse, la communauté ontologique des sujets et du
monde sous le régime de l'archi-mouvement prévaut toujours, si bien que
cette distance ne cesse de se combler.
Il est possible de rassembler tout ceci en faisant retour à la question de la
finitude. L'archi-événement produisant au sein du procès du monde une
scission dont naissent les sujets vivants n'est autre que la finitude même,
l'événement de la finitude. En parlant d'archi-événement, nous affirmons
que la finitude n'est plus un prédicat du sujet mais celui-ci une conséquence
de la finitude. Celle-ci doit désormais être comprise non plus comme la
condition d'un étant mais bien comme un événement, événement dont cette
condition dérive. La finitude attribuée traditionnellement au sujet renvoie à
cette finitisation singulière affectant l'archi-mouvement du monde,
finitisation qui prend la forme d'une limitation et d'une scission produites
par l'archi-événement. Quant à la condition qui procède de cette finitude
événementiale, prédicat qui nous advient en raison de cet événement, elle
doit être comprise comme mortalité. Celle-ci signifie à la fois la séparation
comme mode d'individuation et l'inéluctable dissolution du sujet dans
l'archi-vie, autrement dit la négation de cette séparation, négation qui est
nécessaire pour autant qu'en elle se manifeste la puissance de
la surpuissance, puissance d'absorber ce qui s'en est détaché. Ainsi, la
mortalité ne doit pas être pensée à partir de la mort mais la mort à partir de
la mortalité, synonyme de séparation individuante : nous mourrons parce
que nous sommes mortels mais nous sommes mortels dans la mesure exacte
où nous sommes vivants. La mortalité n'est pas un accident, une
détermination extrinsèque par rapport au vivant mais bien le sens même de
son existence pour autant que celle-ci est synonyme de séparation,
séparation vis-à-vis d'une puissance qui est vouée à reprendre ses droits.
Autant dire que la finitude anthropologique renvoie elle-même à un
événement affectant l'être, par conséquent qu'il n'y a pas de finitude
anthropologique. La finitude qui nous affecte n'est jamais la nôtre, même
quand elle n'est pas celle du monde lui-même. En ce sens, bien qu'elles
diffèrent radicalement, les deux finitudes que nous avons dû distinguer se
situent dans la même ligne, sont de même niveau dans la mesure où elles
renvoient à deux modes de finitisation de l'être lui-même (du monde). Il y a
une finitisation qui est constitutive du monde lui-même : elle se confond
avec un procès de différenciation et donc de limitation, procès dont sont
issus les étant finis non-vivants. Cette finitude est insurmontable puisqu'elle
est constitutive : elle est inhérente à la phénoménalisation en tant qu'elle
implique un retrait et une réserve de ce qui se phénoménalise. Il y a, d'autre
part, une finitisation qui n'est plus l'œuvre du monde, même si elle l'affecte
en profondeur, mais de l'archi-événement. Elle prend la forme d'une
limitation non plus par différenciation mais par affaiblissement de la
surpuissance et s'accomplit alors comme séparation. C'est de cette finitude
que procède le sujet en sa mortalité et c'est sur elle que repose la finitude de
l'apparaître subjectif. Contrairement à la précédente, elle est évidemment
surmontable et se trouve de fait sans cesse surmontée dans la mort puisque,
même si elle n'est pas le fait du sujet, elle n'en est pas pour autant
constitutive du monde. Conformément à la tradition métaphysique, nous
reconnaissons donc qu'il y a une finitude qui n'est pas celle de l'être, ce qui
revient à affirmer que la phénoménalité (secondaire) n'est pas inscrite dans
l'être, qu'elle comporte une part de contingence, bref qu'elle est son destin
plutôt que son œuvre. Mais nous nous séparons aussi résolument de cette
tradition en affirmant que cette finitude n'est pas pour autant celle du sujet,
qu'elle ne s'épuise pas dans le fait anthropologique. Elle renvoie au
contraire à un archi-événement qui, comme tel, est à la mesure de l'être et
contient le sens véritable de la contingence. Loin que la finitude renvoie au
fait du sujet, le fait du sujet renvoie à l'archi-contingence qui caractérise
l'événement de la finitude.
Les deux finitudes sont bien toutes deux du côté de l'être, même si l'une
en est constitutive alors que l'autre ne fait que l'affecter. De l'une, finitude
ontologique, procèdent les étants, c'est-à-dire aussi leur apparaître primaire ;
de l'autre, finitude événementiale, procèdent les sujets qui vont conduire les
étants au paraître. Celui-ci est donc absolument contingent, et c'est ce que
comprenait la métaphysique classique lorsqu'elle le référait à la contingence
du sujet, mais celle-ci n'est pas tant celle du sujet que de l'archi-événement
dont il procède. Cela signifie enfin que si la subjectivation, le passage de
l'apparaître primaire à l'apparaître proprement dit, arrive bien
inéluctablement à l'être, puisque l'archi-événement a eu lieu, elle n'est en
aucun cas comprise en lui ; l'apparaître de l'être est son destin et non son
telos. Ce point est décisif car telle est la seule manière d'échapper
définitivement au subjectivisme en écartant aussi cette forme, résiduelle
mais puissante, qu'est la téléologie. La subjectivation de l'être n'est d'aucune
façon préfigurée en lui, ce que nous signifions en affirmant qu'elle relève
d'un pur événement, mais cela n'empêche pas qu'elle lui advienne
inéluctablement dans la mesure où elle ne repose pas sur le fait du sujet
compris comme un étant intramondain parmi d'autres (ce qui, avouons-le,
rendrait la phénoménalisation incompréhensible) mais sur un archi-
événement affectant le procès mondifiant lui-même. Par la seconde
affirmation nous nous inscrivons dans la phénoménologie en écartant tout
réalisme (ce qui signifie : le sens d'être de l'être enveloppe son apparaître à
un sujet) ; par la première, nous excluons l'idéalisme en excluant la
téléologie. Bref, l'affirmation incontestable selon laquelle l'être ne peut
qu'apparaître implique deux niveaux de compréhension, engageant deux
sens distincts de ce pouvoir. Au niveau de l'apparaître primaire, il s'agit
d'une nécessité d'essence : l'apparaître est constitutif de l'être ; au niveau de
l'apparaître secondaire, il s'agit d'une nécessité de fait, renvoyant à
l'omnipotence ou l'omni-présence d'un archi-événement.
IV
La métaphysique

Il est temps de souligner que, avec cet archi-événement, nous pénétrons


dans un domaine, dans un ordre de réalité absolument neuf, irréductible aux
dimensions mises au jour jusqu'ici, à savoir aussi bien à l'ordre du sujet,
auquel renvoie la phénoménologie dynamique, qu'à celui du procès
mondain correspondant à la dynamique phénoménologique. Cet ordre est ce
qui rend compte du passage de la seconde dimension à la première,
précisément de la distance entre le sujet et le monde, distance dont procède
le sujet lui-même. La genèse que nous avons évoquée repose tout entière
sur l'archi-événement, mais il s'agit d'une genèse en un sens très particulier
puisqu'elle revient à montrer qu'il n'y a pas de passage possible de l'archi-
mouvement à l'archi-événement, que l'archi-mouvement ne peut être source
de sa négation, si bien que leur relation est plutôt de l'ordre d'une non
genèse. Tel est le sens exact de l'archi-événement : non pas rendre raison du
sujet à partir du procès du monde mais reconnaître l'impossibilité de cette
dérivation. L'archi-événement est ce qui vient en lieu et place d'une genèse
impossible ; comme pur surgissement, il nomme un passage non-génétique,
un abîme plutôt qu'un pont. C'est en ce sens que nous nous trouvons aux
antipodes du rationalisme, dont nous inversons pour ainsi dire les signes :
loin d'être le lieu ou l'élément de la raison, le sujet est le sans raison par
excellence, l'impossible même en tant qu'il a lieu. Alors qu'aux yeux du
rationalisme le sujet est cela dont tout doit procéder puisqu'il contient au
fond la clé du procéder même, il est au contraire pour nous ce qui ne peut
procéder de rien. Cette dimension radicalement étrangère aux précédentes
ouvre l'espace d'une métaphysique, mais, bien entendu, en un sens
renouvelé, de sorte que si l'archi-événement relève de la métaphysique,
celle-ci se trouve en retour profondément redéfinie par lui. On peut justifier
cette affirmation à au moins trois niveaux, qui sont autant de spécifications
de la métaphysique.
Tout d'abord, dans la mesure où l'archi-mouvement du monde circonscrit
l'ordre d'une physis et où, d'autre part, l'archi-événement échappe à cette
dimension au sens où il ne peut trouver sa source en elle, force est de
conclure qu'il relève bien d'une métaphysique. Celle-ci correspond donc à la
dimension de transcendance de l'archi-événement par rapport à l'archi-
mouvement du monde. Mais encore faut-il s'entendre sur le sens, très
singulier, de cette transcendance, qui commande un statut lui-même original
de la métaphysique. Il ne peut s'agir d'aucune façon de la transcendance
positive du premier principe, ni de la transcendance pour ainsi dire archi-
positive de Dieu, ni même de la transcendance équivoque d'un étant dont le
mode d'être ne comporterait aucune analogie avec le nôtre, de telle façon
que l'on ne pourrait rien en dire de positif. Tout d'abord, cette transcendance
est tout sauf positive puisqu'elle renvoie à ce rien singulier qu'est l'archi-
événement. Celui-ci n'est pas un néant mais au contraire la seule manière de
n'être vraiment rien sans être néant, à savoir un pur advenir, aussi
indéterminé qu'il est imprévisible et unique. Il faudrait donc parler de
métaphysique négative pour dire que rien de positif ne peut être affirmé de
l'archi-événement, sauf à nier ce qui est énoncé aussitôt qu'il est énoncé.
Métaphysique négative car la transcendance à laquelle elle correspond n'est
pas celle d'un étant (ou de l'Un) par-delà le règne de l'étant mais celle du
rien vis-à-vis de cela qu'il affecte. Or, à bien y penser, tel est sans doute le
seul sens acceptable de la transcendance, la seule manière d'en préserver
l'irréductibilité. En effet, dès que se trouve introduite en celle-ci la moindre
positivité, l'horizon d'une univocité, d'une communauté d'être (même si
celle-ci ne porte que sur l'être comme tel) et donc d'une réductibilité
possible se fait jour. De sorte que, dès l'instant où de la positivité est
conférée au transcendant, la différence tombe sous le coup d'une
communauté d'essence et la métaphysique se trouve ressaisie par
l'ontologie. C'est pourquoi il n'y a de transcendant véritable que négatif et
de relation entre le transcendant et ce qu'il transcende que de l'ordre d'une
équivocité radicale : tout l'être est d'un côté puisque, de l'autre, il n'y a que
ce non-être effectif et actif qu'est l'événement. Ajoutons que, par voie de
conséquence, cette transcendance qui fait l'objet d'une métaphysique en un
sens renouvelé ne fait pas alternative avec une forme d'immanence et, en
l'occurrence, avec une immanence radicale, de sorte qu'il faudrait parler
d'altérité plutôt que de transcendance. En effet, l'archi-événement n'est
qu'en tant qu'il affecte l'archi-mouvement, sa négativité se soutient de la
positivité de celui-ci au sens où l'événement ne peut être que ce qui vient
altérer et infléchir un devenir. Ainsi, non seulement l'archi-événement n'est
pas transcendant mais il est même plus immanent que les étants différenciés
en lesquels se réalise la surpuissance du monde dès lors qu'il affecte cette
surpuissance, qu'il l'atteint en son cœur sous la forme d'une défaillance ou
d'une limitation. Il n'y a pas d'alternative ici entre immanence et altérité : en
tant qu'il affecte l'archi-mouvement d'une limitation fondamentale et en son
cœur même, c'est-à-dire l'altère radicalement, l'archi-événement est à la fois
absolument immanent et absolument autre et, en vérité, l'un parce que
l'autre.
Cependant, l'usage du concept de métaphysique se justifie une seconde
fois, dans le cadre plus strictement phénoménologique. En effet, dans la
perspective husserlienne, l'ontologie est circonscrite par le champ des
essences, qui en sont l'objet propre. Or, dans notre perspective propre, ce
champ est celui précisément celui de l'archi-mouvement, même si l'analyse
s'est déplacée du terrain statique des essences proprement dites vers celui,
dynamique, d'un procès mondifiant. Autant dire que, par-delà l'essence
régionale du sujet, qui correspond à un certain type de mouvement, il y a
l'essence la plus universelle et donc la plus haute, qui renvoie à l'archi-
mouvement. L'essence de l'essence, c'est-à-dire de toute détermination, c'est
la mobilité : tout ce qui prétend à l'existence relève du mouvement,
précisément de ce mouvement originaire qu'est l'archi-mouvement du
monde. Bref, l'essence de l'essence n'est autre que le monde comme source
et principe de toute existence. Or, l'archi-événement échappe à l'ordre de
l'essence et, par conséquent, à l'ontologie qui, dans notre perspective, prend
la forme d'une cosmologie : c'est en ce sens qu'il relève d'une métaphysique.
À l'archi-événement on ne peut attribuer aucune détermination pour autant
qu'il n'est pas ni ne devient mais altère le devenir en affaiblissant la
puissance qui le commande. Il ne peut donc avoir d'essence puisqu'il
nomme au contraire un défaut de l'essence, une limitation du devenir en
lequel celle-ci réside. Mais, cette non-essence n'est pas rien, comme le
voudrait une perspective commandée de part en part par l'eidétique : elle
advient, ou plutôt existe comme advenir.
Toutefois, il serait précipité de confiner la perspective husserlienne à un
règne sans partage de l'essence. Tout au contraire, notre usage du terme
métaphysique fait au contraire écho à une acception qui se fait jour chez
Husserl lui-même. Il est vrai que, dans une première phase, correspondant à
l'époque des Ideen, Husserl confère à la phénoménologie transcendantale et
eidétique le statut de philosophie première, à laquelle il oppose la
métaphysique qui, en tant que science fondamentale de la réalité, demeure
une philosophie seconde. Bien entendu, cette hiérarchisation repose sur
l'affirmation de la dépendance du fait vis-à-vis de l'eidos et, partant, sur le
nécessaire primat de celui-ci. Comme l'écrit Husserl lui-même :
L'antique doctrine ontologique, selon laquelle la connaissance du « possible » doit précéder
celle du réel, demeure à mon avis une grande vérité, pourvu qu'on l'entende correctement et
qu'elle soit employée de façon correcte{8}.

Or, cette conception classique va être peu à peu révisée par Husserl à
partir des années vingt. Dans l'un des Appendices de Erste Philosophie,
Husserl souligne « l'irrationalité du fait transcendantal », qui est présenté
comme l'objet principal d'une « métaphysique en un sens nouveau ». De
même, dans les Méditations cartésiennes, les « problèmes de la facticité
contingente » sont mentionnés comme des problèmes relevant de la
métaphysique. On assiste bien à un élargissement de la métaphysique
puisqu'elle inclut désormais la dimension transcendantale, au moins comme
fait irrationnel, alors qu'auparavant elle demeurait subordonnée à la
phénoménologie transcendantale. Cependant, on n'a pas seulement affaire à
un élargissement mais bien à une remise en question du rapport entre la
métaphysique comme philosophie seconde et la phénoménologie
transcendantale et eidétique comme philosophie première. En mettant en
avant l'irrationalité du fait transcendantal, c'est la relation même entre fait
et eidos, relation qui commandait la hiérarchie des disciplines, que Husserl
remet en question. La relation de dépendance entre fait et eidos s'avère ne
pas valoir pour tous les secteurs de l'étant. Alors que, dans le cas des
choses, les possibilités précèdent les réalités effectives, il n'en est pas de
même pour l'ego individuel ou monadique : il est caractérisé par le fait que
les possibilités sont relatives, quant à leur existence (Dasein) aux réalités
effectives. Cela signifie que l'ego est « un fait absolu et ineffaçable » et que
l'eidos est donc absolument dépendant de ce fait originaire. Comme l'écrit
Husserl, « la monade egoïque peut s'imaginer elle-même comme étant
autrement, mais elle s'est donnée à elle-même d'une façon absolue comme
étant. La position de son être autrement présuppose la position de son
être », ce qui revient à dire que « l'essence de chaque monade est
inséparable de l'existence monadique{9} ». Nous découvrons donc, avec
l'ego, un fait originaire ou fait ultime, selon les termes mêmes de Husserl,
c'est-à-dire un fait qui n'est le fait d'aucune essence puisqu'au contraire
l'accès à l'eidos et la variation que cet accès implique requièrent cette
facticité originaire et en dépendent absolument. Ce qui se fait donc jour ici,
à la faveur de cette facticité originaire de l'ego, c'est bien un sens neuf de la
métaphysique comme métaphysique de la facticité, métaphysique qui a
pour objet propre les faits ultimes et, plus particulièrement, le premier
d'entre eux, celui dont tous dépendent, à savoir le fait de l'ego. Bien
entendu, il ne peut s'agir que d'une métaphysique en un sens nouveau, qui
n'a plus grand-chose à voir avec l'acception traditionnelle. En effet, pour
autant que le fait dont il s'agit est un fait originaire ou ultime, de ce fait il ne
saurait y avoir ni cause ni raison, dès lors qu'il est plutôt la source de sa
propre raison. Contrairement à la métaphysique au sens classique d'une
recherche des causes premières, la métaphysique de la facticité entérine
l'impossibilité, inhérente au caractère ultime du fait, d'en rechercher des
causes, impossibilité qui n'est évidemment pas la conséquence de notre
impuissance mais l'expression de la facticité même du fait, ou plutôt de son
originarité.
Pour autant que, dans notre perspective, la différence du sujet repose sur
un archi-événement, nous nous situons dans cette voie ouverte par Husserl
et pouvons reprendre à notre compte cette acception renouvelée de la
métaphysique. En effet, autant les étants intramondains procèdent du procès
du monde, de telle sorte que leur réalité renvoie tout entière à cette essence,
autant ce qui distingue le sujet, ce qui singularise son existence est
absolument étranger à l'essence puisque tributaire d'un archi-événement qui
l'affecte négativement. Le sujet comme tel, en sa différence avec ce qui n'est
pas lui, est bien un archi-fait, sans cause ni raison, et relève de cette
métaphysique en un sens renouvelé. On peut donc parler de métaphysique
du sujet pour souligner non pas que le sujet est la source du sens mais, au
contraire, qu'il est un archi-fait dont il est par principe impossible de rendre
raison. Encore faut-il ajouter que cette conceptualité de l'archi-fait demeure
en-deçà de ce qu'elle vise, de sorte que, selon nous, il n'y a de métaphysique
véritable que comme métaphysique de l'événement. La question est de
savoir en quoi peut consister un archi-fait, qui n'est le fait d'aucune essence
au sens où sa facticité est toujours présupposée par l'accès à l'essence. En
vérité, en parlant de fait, on admet la possibilité qu'ils soient plusieurs et on
lui attribue au moins une essence qui est celle de la facticité, qui renvoie à
ce que tous les faits ont en commun. De sorte que le concept d'archi-fait
devient contradictoire : s'il s'agit d'un fait au sens d'un unique avoir lieu,
distinct, en tant qu'archi-fait, des autres faits, il ne peut même pas être un
fait, il ne peut même pas posséder l'eidos du fait. Autant dire donc qu'il n'y
a d'archi-facticité qu'événementiale, que cet « il y a » pur de l'ego dont
Husserl parle encore en termes de fait renvoie en réalité à un événement.
Celui-ci n'est évidemment le fait de rien, aucune essence ne lui appartient, il
possède l'absolue singularité de ce qui a eu lieu une fois (pour toutes). Un
tel fait, qui n'est le fait de rien, ne peut advenir que comme rien (toute
positivité, aussi minimale soit-elle, y compris celle de la facticité même, le
conduirait du côté de l'essence), à savoir comme cette limitation de la
puissance du monde. Tel est le sens véritable de la facticité et de la
dimension constitutive de contingence qu'elle enveloppe : un pur avoir lieu
qui, comme tel, n'est rien, interdit donc toute essentialisation et ne peut
alors exister que sous la forme négative d'une limitation et d'une scission.
Au fond, le fait du sujet n'est autre que le fait de la séparation, fait qui
renvoie à l'événement d'une scission qui, comme telle, n'est rien, rien
d'autre que ce qu'elle sépare et qui, à ce titre et à ce titre seulement, échappe
absolument à l'ordre de l'essence et de la détermination. On le voit, la
phénoménologie, en tant qu'elle prend en charge la question du sujet, sans
lequel il n'y a pas d'apparaître proprement dit, se dépasse – mais ce
dépassement est un accomplissement – en métaphysique. Celle-ci vient
pour ainsi dire combler l'écart entre cosmologie et phénoménologie en
prenant en charge justement l'impossibilité de rendre compte de la
différence du sujet à partir du procès du monde. Cette impossibilité renvoie
à la réalité d'un événement qui est, pour ainsi dire, l'impossible même dans
la mesure où il ne renvoie à aucune possibilité d'aucune sorte, où il n'est
rien d'autre que son pur advenir. En ce sens, la phénoménologie qui affronte
la question du sujet se mue en métaphysique, ce qui signifie aussi qu'il n'y a
de métaphysique que comme métaphysique du sujet.
Il nous faut maintenant en quelque sorte boucler la boucle, c'est-à-dire
rendre compte de ce dont l'archi-événement est la condition, à savoir le
passage de l'apparaître primaire à l'apparaître subjectif ou secondaire :
l'archi-événement n'est rien d'autre que celui de la phénoménalité même. Ce
passage est médiatisé, on le sait, par l'existence subjective, autrement dit par
un certain mouvement, qui se distingue de celui du monde par son
impuissance. Comme nous l'avons souligné, alors que ce dernier est
puissance de faire être, notre mouvement n'est que puissance de faire
paraître et c'est exactement dans cette puissance que consiste sa puissance
d'être. Il faut alors se demander en quoi le mouvement que nous sommes
possède la puissance de faire paraître. La limitation événementiale de la
surpuissance du monde donne certes lieu à ce mouvement séparé qui est le
nôtre, mais comment comprendre que ce mouvement puisse faire accéder la
phénoménalité primaire des étants en voie d'individuation à la
phénoménalité secondaire correspondant à l'apparition de l'étant en tant que
tel, ou encore au surgissement du sens. Telle est la meilleure manière, en
tout cas la plus neutre, de caractériser l'étant, non pas tel qu'il est (ou paraît)
en lui-même, mais tel qu'il se donne à un sujet. Or, notre mode d'être, en
son impuissance constitutive, a été spécifié comme désir, concept qui
exprime exactement la situation ontologique du sujet. D'un côté, il partage
une communauté ontologique avec le monde, qui correspond à son
appartenance, en tant que mouvement, à l'archi-mouvement du monde et
c'est pourquoi il tend vers lui, tente pour ainsi dire de se réconcilier avec
lui-même, de reconstituer l'identité première en tentant de retrouver son sol.
Mais, d'autre part, de ce sol dynamique, il est irrémédiablement séparé par
l'archi-événement scissionnaire et c'est la raison pour laquelle il ne peut que
désirer ce monde, tendre vers lui sans jamais le rejoindre. Ainsi, de même
que la production caractérise le rapport du monde à lui-même, le désir
correspond quant à lui au rapport que les vivants entretiennent avec le
monde. Il n'y a pour nous de monde que désiré. Autant dire que si les sujets
que nous sommes se rapportent au monde, celui-ci ne se donne à eux que
sur le mode de l'absence ; il ne se présente qu'en s'absentant du rapport, ou
plutôt en excédant toujours la visée qui se porte vers lui. Pour le désir, il n'y
a de présence du monde que comme absence ; le monde ne se donne
au désir que comme son propre excès ou son propre défaut.
C'est exactement à la faveur de cet absentement du monde que l'accès de
l'étant au sens, c'est-à-dire l'appréhension subjective devient possible. En
effet, au niveau de la manifestation primaire, l'étant qui est produit,
autrement dit délimité par le procès mondain, demeure transi par
l'indétermination du fond puissanciel, comme pris dans la masse du monde,
de telle sorte que sa détermination ne se distingue pas de son être, qui n'est
autre que celui du monde même, de telle sorte que son essence se confond
avec son existence. Bref, s'il est différencié des autres étants, il n'en est pas
encore séparé parce qu'il ne l'est pas du monde. Au contraire, à la faveur de
l'absentement du monde qui est inhérent au désir, l'étant perd sa dimension
d'appartenance au monde, abandonne le tissu ontologique auquel renvoyait
sa présence et ne se présente alors qu'en tant que tel : la détermination se
donne pour elle-même en raison du retrait de l'être déterminé, c'est-à-dire
du monde ; l'essence se détache de l'existence. Dire donc que la chose
paraît, c'est dire qu'elle se donne pour elle-même, mais elle ne se donne
pour elle-même que dans la mesure où elle se délivre de son étoffe
ontologique, se détache du monde où elle était plongée. Seul le désir peut
produire ce détachement puisque, contrairement à l'archi-mouvement du
monde, il est un mouvement auquel le monde fait défaut, qui ne se rapporte
à lui que sur le mode de l'excès. Autant dire alors que le second régime
d'individuation que nous avons mis en évidence à propos des étants vivants
– à savoir de ceux qui, existant eux-mêmes comme mouvement, sont
caractérisés par la séparation – se répercute, en vertu du sujet qui s'y
rapporte, sur les étants intramondains eux-mêmes. En effet, au niveau de la
manifestation primaire, les étants sont différenciés – ou plutôt leur être est
différenciation – et, dans cette mesure, demeurent en continuité avec le
monde, ce qui revient à dire qu'ils conservent une charge de pré-
individualité, que leur détermination demeure transie par l'indétermination
du fond mondain. Au contraire, en tant que relatifs non plus au mouvement
du monde mais à celui du désir, les étants se séparent de ce fond et, ce
faisant, perdent toute indétermination, se défont de leur charge de pré-
individualité. Ils ne sont plus que ce qu'ils sont et c'est exactement en ce
détachement et cette pleine détermination que consiste l'être du sens. Cela
signifie que le sens n'est pas une entité positive qui s'ajouterait à l'être mais,
tout au contraire, ce qui procède d'une privation au sein de l'être,
précisément privation de la dimension de profondeur mondaine à la faveur
de laquelle l'étant en tant que tel, c'est-à-dire en son sens, peut advenir. Or,
c'est précisément selon cette dimension, celle du « en tant que », de la
détermination séparée du déterminé que l'étant peut convenir à l'esprit,
s'offrir au sujet. Encore faut-il ajouter immédiatement que, dans ce
processus, l'étant ne vient pas s'offrir à un sujet déjà constitué qui
l'accueillerait selon son sens. Bien au contraire, c'est le surgissement du
sens par recul du monde qui rend possible le sujet : le sens ne s'offre pas à
lui mais le constitue. Plus précisément, le mouvement que nous sommes ne
devient celui d'un sujet, ne se mue en saisie ou appréhension, bref ne
devient intentionnel qu'à la faveur du surgissement du sens. Loin que le
sens repose sur l'intentionnalité, c'est au contraire celle-ci qui repose tout
entière sur le surgissement du sens. Encore cette formulation est-elle trop
abstraite puisqu'elle décompose ce qui n'a lieu que d'un seul coup, se fait
d'un seul tenant : le mouvement qu'est le désir est un mouvement
intentionnel, c'est-à-dire ne vise quelque chose que dans la mesure où, par
ce mouvement, il détache l'étant en faisant reculer le monde et le porte ainsi
à son propre sens. C'est parce que le sens ne peut être que détachement ou
séparation du monde que l'intentionnalité ne peut consister qu'en un
mouvement, celui qui va permettre cette séparation en éloignant le monde.
La saisie du sens n'est que sa proximité ou sa disponibilité et sa proximité
n'est que l'envers de la distance du monde.
Autant dire que la visée que nous tentons ici de mettre au jour est
caractérisée par un curieux mélange d'activité et de passivité. D'un côté, le
sujet est tout actif, et même pure activité dans la mesure où il est
mouvement : il n'a pas d'autre contenu que son agir. Mais ce mouvement ne
fait rien, ne produit rien de positif ; en tant que désir, il est plutôt l'épreuve
d'une perte et c'est à la faveur de cette perte que l'étant va changer de
visage, précisément se trouver dépouillé de sa part mondaine pré-
individuelle. De ce point de vue, le sujet est totalement passif : il ne peut
qu'accueillir un étant qui était déjà là mais qui a perdu quelque chose de lui-
même en raison de sa relation avec notre mouvement et, en vérité, cet
accueil n'est effectivement possible que par cette perte, comme si, tant qu'il
est encore chargé de monde, l'étant demeurait inassimilable. Notons que
c'est à cette seule différence, celle qui est produite par notre mouvement, et
donc par l'archi-événement, que revient la distinction de l'en-soi et du pour-
soi. L'en soi, c'est l'étant pris dans la masse du monde, l'étant en tant que
produit de la surpuissance mondifiante ; le pour-soi, c'est ce même étant
dépouillé de cette étoffe ontologique, séparé de ce fond mondain, de sorte
que tout l'être du pour soi s'épuise dans ce détachement et, par conséquent,
dans le recul du monde qui le rend possible. Ceci revient à dire bien sûr que
le pour soi est quelque chose qui arrive à l'étant, qu'il se confond avec la
perte de sa profondeur mondaine, de sorte que ce n'est pas parce qu'il y
aurait un soi qu'il y a du pour soi mais, au contraire, c'est dans la mesure où
l'étant accède au pour soi en perdant son épaisseur ontologique qu'il y a un
soi. Le soi est celui qui recueille l'étant parce que le monde fait défaut à son
désir. Ainsi, le sujet est de part en part actif puisqu'il est mouvement et de
part en part passif puisque ce mouvement reconduit l'étant à sa
détermination en faisant reculer le monde. Or, à bien y penser, tel est le sens
même de l'apparaître, y compris subjectif ; il ne s'agit pas du passage dans
une nouvelle dimension ou un nouvel élément hypothétiques mais bien de
quelque chose qui arrive à l'étant lui-même, d'une transformation qui en
affecte l'être, et encore cette transformation n'est-elle que négative
puisqu'elle consiste en une perte, celle du monde. L'unité de l'apparaître se
trouve ici préservée, le phénoménologique est en continuité avec le
cosmologique : dans les deux cas, aux deux niveaux de l'apparaître, on a
bien affaire à une transformation affectant l'étant et c'est à cette condition
que l'on peut dire que c'est la chose même qui apparaît. Simplement, cette
perte n'est possible que par l'activité du sujet et cette activité est très
singulière car le sujet ne fait, à proprement parler, rien, ne produit rien
puisqu'il perd au contraire le monde. Ce faire n'est donc au fond qu'un non-
faire, il s'abolit lui-même ; il n'est rien d'autre que rapport à ce qui est perdu
et, en cela, quête indéfinie. Le sujet n'est donc actif que pour être passif :
son faire est un faire place (au sens), son avancée un pur accueil.
Ainsi, l'archi-événement peut être décrit à travers une cascade de
négations, procédant de cette négation originaire qu'est la limitation de
puissance dont le procès mondain se trouve affecté. Cette limitation de
puissance donne lieu au sujet comme être séparé. Ce sujet est, quant à lui,
caractérisé par une impuissance fondamentale, que recueille la notion de
désir : cette impuissance est, précisément, l'impuissance de rejoindre le
monde comme tel. Mais, enfin, la perte du monde a pour contrepartie la
naissance du sens. Ce « positif » qu'est le sens advient donc, comme une
sorte de résidu, à la faveur de cette série de négations, qui n'en font
évidemment qu'une seule : il est l'envers de l'absence du monde, mais cette
absence n'est que la conséquence d'une séparation du sujet, séparation vis-à-
vis de la surpuissance du monde et par laquelle il est pour ainsi dire laissé
au bord de la route de la phénoménalisation primaire. Le surgissement du
sens et l'accès corrélatif à la phénoménalisation subjective sont comme le
positif de ce négatif, la nouveauté rendue possible par ces négations, le gain
de ces pertes. Mais, cela ne revient pas à conférer la moindre positivité au
sens. Celui-ci ne vient pas s'ajouter à l'étant ou au monde, il n'est au
contraire que l'étant mondain privé d'une dimension de lui-même,
précisément de sa dimension mondaine. L'accès au sens ne suppose pas une
addition mais une soustraction, ce qui signifie qu'il n'y a pas plus mais
moins dans le sens que dans l'être, que l'apparaître est un défaut de l'être,
une conséquence de la défaillance événementiale plutôt qu'une nouvelle
dimension d'être.
Une telle perspective n'est pas sans évoquer celle du premier chapitre de
Matière et mémoire. Bergson y montre, de manière proprement
révolutionnaire, qu'il y a moins et non pas plus dans la représentation que
dans la présence, que l'être perçu relève d'une soustraction au sein de l'être,
soustraction qui prend la forme d'un découpage par lequel l'image se trouve
séparée de la totalité dans laquelle elle s'inscrit. Or, d'une part, ce passage à
la représentation par soustraction n'est pensable que dans la mesure où l'être
est sa propre manifestation avant l'intervention du sujet, où il n'y a pas d'être
pensable hors de son apparaître. C'est ce que recueille le concept d'image,
qui signifie une perceptibilité intrinsèque de l'être, un être qui ne se
distingue pas de ses apparitions. D'autre part, cette soustraction ne peut être
que l'œuvre d'un mouvement et non plus d'un acte de représentation ou de
connaissance, puisqu'un tel acte est désormais tributaire du surgissement du
perçu, c'est-à-dire d'une image circonscrite. Le découpage perceptif sera
corrélatif de certains mouvements, ceux qui, grâce au cerveau, sont
caractérisés par un retard vis-à-vis de ce qui les a déclenchés. Cependant,
même si nous partageons avec Bergson certaines décisions théoriques
fondamentales – l'apparaître se précède dans l'être et la perception ne relève
pas de la connaissance mais du mouvement, ces deux positions étant bien
entendu profondément solidaires – notre perspective est tout autre et
pourrait être caractérisée comme une sorte de décalage ou de déplacement
de la construction bergsonienne{10}. D'une part, chez Bergson, on passe de la
totalité indifférenciée des images aux images comme telles, qui sont
découpées par la perception. Dans notre perspective, au contraire, le
passage s'effectue d'une totalité déjà différenciée, celle du monde mondifié
qui est celui de l'apparaître primaire et, par conséquent, d'étants déjà
délimités à des étants détachés du fond par retrait de celui-ci : c'est
exactement en ce détachement que consiste leur apparaître. D'autre part et
en toute cohérence, le mouvement qui commande ce détachement n'est plus,
comme chez Bergson, celui qui, déterminé par les a priori vitaux, découpe
au sein du continuum des images ce qui répond à ces a priori, mais ce
mouvement qui permet le détachement parce qu'il se rapporte au monde sur
le mode de la perte et qui n'est autre que le désir. Dans notre perspective, si
le sujet percevant est bien un sujet vivant, cette vie doit être comprise
comme désir plutôt que comme satisfaction des besoins car l'être perçu est
un être séparé et non pas un être circonscrit. Tout se passe donc au fond
comme si, en tout cas de notre point de vue, Bergson confondait apparaître
primaire et apparaître secondaire, tentant de rendre compte de celui-ci à
partir d'un découpage qui ne vaut que pour celui-là et qui, loin d'être l'œuvre
d'un vivant, est en vérité celle du monde lui-même.
Soulignons, pour conclure, que cette analyse du surgissement du sens à
partir du mode d'être du sujet comme désir est bien conforme à l'être du
sens tel que nous l'avons caractérisé plus haut. Car s'il est vrai que le sens se
distingue de l'être et suppose en cela un détachement vis-à-vis du tissu
ontologique, il n'en reste pas moins qu'il demeure sens de l'être, que la
détermination ne se pose pas hors du déterminé et que, en ce sens, le
détachement vis-à-vis du tissu ontologique n'est pas une séparation pure et
simple ; il est distension plutôt que déchirure. Le sens est de part en part
sens de l'être, même si, de cet être, il n'est que le sens. Or, le désir répond
exactement à ces exigences. En effet, si le monde lui fait défaut, il n'a pas
disparu pour autant ; si le monde s'y absente, cette absence est encore un
mode de présence. Autrement dit, le désir est bien en rapport avec le
monde, sans quoi il ne pourrait pas même le désirer, mais de telle sorte que
le monde se dérobe de ce rapport, recule toujours devant son avancée. Il
s'ensuit que le détachement de l'étant comme tel et donc le surgissement du
sens que le désir rend possibles ne doivent pas être confondus avec une
disparition pure et simple, à la faveur de laquelle le sens se rassemblerait
sur lui-même car alors, avec le monde, c'est aussi le sens qui serait perdu.
En d'autres termes, le désir, saisissant pour ainsi dire le monde à distance (et
conformément à son être), éloigne le fond ontologique des étants plutôt qu'il
ne produit une séparation, distend les liens entre la détermination et le
déterminé plutôt qu'il ne les rompt. Ainsi, l'étant se détache bien du monde,
accédant par là même au sens, mais sans jamais perdre son lien constitutif à
lui, sans se séparer de cela dont il est le sens et qui lui confère son épaisseur
signifiante. Le rapport de la détermination au déterminé est donc homogène
à celui de l'étant et de son monde, de la différence et de ce qui se différencie
en elle : il s'agit d'une différence sans altérité, d'une distance sans mesure,
d'un écart nul – mais cet écart suppose la perte du monde. Le désir est le
seul mode d'être capable d'ouvrir cet écart. Bien entendu, avec ce concept
de désir, nous caractérisons un mode d'être commun à tous les vivants et la
question se pose donc de savoir en quoi consistent les différences au
sein des vivants et, par conséquent, quelles sont les modalités de réalisation
de ce désir, quelles en sont ses figures possibles.
V
Le langage

Biologie privative

La découverte de l'archi-événement comme source d'une individuation


par séparation débouche sur ce que nous avons appelé une biologie
privative. Il faut comprendre par là que les vivants, qui font l'objet de la
biologie – ou plutôt circonscrivent le champ dans lequel elle travaille car
son objet est tout autre – doivent leur réalité à une privation, qui n'est autre
que l'effet de l'archi-événement. L'archi-mouvement du monde dont nous
sommes partis peut être caractérisé comme une archi-vie, non seulement
parce que c'est de lui que les vivants procèdent, à lui qu'ils doivent leur être,
mais aussi parce que ce mouvement possède, et de manière éminente, tous
les traits de la vie : il est cette mobilité singulière en et par laquelle le
monde se produit comme monde, se reproduit. De même qu'Aristote parlait
d'une vie des choses, il faudrait parler d'une vie du monde, ou plutôt d'une
vie comme monde. Toute la vie est donc du côté de la surpuissance, mais
il s'agit d'une vie qui n'est la vie de personne, d'une vie anonyme, qui ne se
réalise que sous la forme d'étants inertes, c'est-à-dire ne produit qu'un autre
que soi, ou plutôt ne se produit qu'en produisant un autre que soi – ce qui
est cohérent puisqu'elle est plénitude de vie, toute la vie possible et ne
saurait donc accepter en son sein de vie autre que la sienne. Il s'ensuit que
les vivants, dont l'existence est incontestable, ne peuvent être des produits
de l'archi-vie : la vie n'a pas besoin des vivants pour être ce qu'elle est. C'est
pourquoi les vivants ne proviennent pas de la vie mais de sa limitation : ils
sont les résultats de l'archi-événement. Par lui, la vie se sépare d'elle-même
en abandonnant une part de sa puissance, elle donne lieu à des avatars
d'elle-même qui en sont à la fois très loin car finis et très proches car,
comme elle, caractérisés par la mobilité. Les vivants sont des produits de la
limitation archi-événementiale de la vie et leur individuation consiste dans
leur séparation de l'archi-vie. C'est en raison de cette séparation qu'ils sont
vivants, c'est-à-dire tentent de rejoindre l'archi-vie, aspirent à sa plénitude.
Ainsi on pourrait dire, en une formule qui n'est paradoxale qu'en apparence,
que les vivants sont des vivants non pas en raison de la présence de la vie
en eux mais de son défaut : être vivant, c'est être séparé de l'archi-vie, c'est
manquer, non pas de vie mais de la vie. En effet, si leur vitalité leur vient de
leur appartenance à l'archi-vie, l'individualité qui les qualifie comme
vivants leur vient, quant à elle, de la séparation : c'est par elle qu'ils se
finitisent et deviennent source de leur mouvement, qui est désir de l'archi-
vie. Le mode d'être du vivant est une aspiration à la vie de l'archi-vie et c'est
en quoi il est spécifiquement vivant : sa vie n'est pas puissance ou profusion
mais désir. Ces conclusions appellent un certain nombre de remarques, qui
sont autant de coups portés aux évidences qui dominent la métaphysique
aussi bien que la biologie.
Tout d'abord, cela signifie que toute la réalité de la vie est du côté de
l'archi-vie du monde et que les vivants comme tels sont une non-réalité dans
la mesure où, en tant que vivants, autrement dit individués, ils procèdent
d'une négation. Or, le présupposé fondamental et assumé de la biologie,
surtout à l'époque contemporaine, c'est qu'il n'y a pas de vie mais seulement
des vivants, que c'est en eux et en eux seulement que réside la réalité de la
vie. Procéder ainsi, c'est situer les vivants du côté des étants intramondains,
c'est refuser qu'il y ait une différence, autre que d'organisation, entre vivants
et non-vivants. À bien y penser, c'est sans doute là la condition de
possibilité méthodologique de cette recherche portant sur les composants
physico-chimiques du vivant à quoi se réduit la biologie, c'est-à-dire
précisément sur ce qui, dans le vivant, n'est pas vivant. Or, pour nous, la
différence entre vivants et non-vivants n'est pas organisationnelle ou
chimique : elle est métaphysique. Plus, elle est la différence métaphysique
même, la métaphysique comme différence, comme l'événement de la
différence. La métaphysique ne concerne donc pas un champ qui
transcenderait la physique mais plutôt ce qui est ouvert par l'effondrement
intérieur de la physis, l'en deçà de la physis, en-deçà qui est peuplé de
vivants. Si la vie est l'objet de la cosmologie, les vivants sont celui de la
métaphysique et, en ce sens, en ce point, phénoménologie et métaphysique
coïncident.
En second lieu, de cette analyse, il faut conclure à l'impossibilité de la
biologie. Entendons par là que la biologie comme telle, comme science du
vivant qui est simplement vivant n'a pas d'objet. En effet, ce qui relève de la
vie, la partition qui est la sienne, dépasse toujours le simplement vivant, par
excès ou par défaut. Soit l'on se trouve du côté de l'archi-vie, c'est-à-dire de
la cosmologie, mais alors il n'y a pas encore de vivants, soit l'on se situe du
côté des individus vivants, mais alors ils sont nécessairement plus que des
vivants : ils sont des sujets. En d'autres termes, le penseur de la vie est
divisé par la scission archi-événementiale et est donc contraint à se situer
d'un côté ou de l'autre : en-deçà avec une archi-vie qui n'est encore la vie
d'aucun vivant ; au-delà, avec des individus qui sont déjà plus que des
vivants. Bref, la biologie se résorbe dans la cosmologie ou dans la
phénoménologie et ce partage dont procède la contrainte évoquée plus haut,
pour autant qu'il témoigne de l'archi-événement, fait l'objet de la
métaphysique. Il s'ensuit que la biologie comme telle, puisqu'il faut bien
reconnaître qu'elle existe, n'a pas de domaine ou d'objet propre ; elle ne peut
procéder que d'une abstraction qui peut être et, en fait, est nécessairement
effectuée de part et d'autre de la scission. La biologie est une cosmologie et
une phénoménologie qui s'ignorent : une cosmologie lorsqu'elle met en
avant des traits qui apparentent le vivant aux étants intramondains, aux
produits du monde ; une phénoménologie lorsqu'elle est obligée de prendre
en considération la dimension d'une relation active et signifiante avec un
milieu.
En troisième lieu et enfin, le statut de la mort s'en trouve profondément
transformé. Comme nous l'avons dit plus haut, la finitude dont l'archi-
événement est l'avènement se réalise comme mortalité des vivants, par quoi
il faut entendre une séparation de l'archi-vie et le caractère provisoire de
cette séparation, c'est-à-dire le retour inéluctable à l'archi-vie, retour qui
exprime la puissance et la prévalence de l'archi-mouvement sur l'archi-
événement – tout comme la séparation manifestait l'altération fondamentale
produite par l'archi-événement au cœur de l'archi-vie (notons au passage
que ce concept d'altération nomme bien l'unité d'une limitation et d'une
séparation ; dire que l'archi-mouvement est altéré, c'est affirmer qu'il
devient autre mais affirmer qu'il devient autre c'est reconnaître qu'il donne
lieu à un autre que lui). En d'autres termes, s'il est vrai que les vivants
naissent de la scission événementiale, les vivants sont ceux qui ont perdu la
vie et c'est en ce sens qu'il faut comprendre l'affirmation de Roger Munier,
commentant la VIIIe Élégie de Duino, selon laquelle la mort est derrière
nous. Tel est le sens de la vraie mort, de la mort métaphysique : l'événement
par lequel l'archi-vie perd quelque chose d'elle-même, précisément l'infinité
de sa puissance. Cette mort n'est pas la nôtre car elle ne nous affecte pas :
elle est plutôt ce dont provient notre existence, exactement notre naissance.
Et s'il est vrai que le mode d'être de la mort ne peut être que celui de
l'événement, qu'il n'y a donc de mort qu'anonyme (on meurt), force est de
reconnaître que la seule mort possible est celle qui affecte la vie même dans
et comme l'archi-événement de la scission, aussi anonyme, et plus encore si
c'est possible, que l'archi-vie qu'il affecte{11}. Dès lors, de même que la mort
métaphysique, mort qui affecte la vie elle-même et comme telle, mort archi-
événementiale, est perte de la vie, à l'inverse, la mort empirique, comme
négation ou disparition de l'individu issu de la perte de la vie, est retour à la
vie. La mort empirique est négation de la négation de l'archi-vie, disparition
de la séparation dont naît l'individu vivant, désindividuation et, par
conséquent, dissolution dans l'archi-vie, retour à son régime anonyme et
surpuissant. Cette mort, pour ainsi dire contre-événementiale, n'est que celle
de l'individu et non de la vie, elle est un retour à la vie qui n'est le retour de
personne puisque je ne puis y être. Bref, de même que la mort proprement
dite, c'est-à-dire événementiale, est négation de la vie comme telle, de
l'archi-vie, la mort empirique n'a de sens que comme négation de cette
négation, négation de l'individu produit par cette négation, ou encore
négation de la naissance (tel est le sens de la mort empirique : non pas la
perte de la vie mais la négation de la naissance ; être mort c'est ne plus être
né) – c'est-à-dire tout simplement dissolution dans la vie. Notons, pour finir,
que s'il existait au sein de la vie une modalité de rapport à l'archi-vie
comme telle, une manière de la rejoindre en dépit de et par-delà la
séparation, cette modalité serait apparentée à la mort (empirique), elle serait
la seule expérience pensable de la mort.

L'exode

Cependant, s'il est vrai que tous les vivants le sont tous également, et
donc également éloignés de l'archi-vie dans la mesure où ils procèdent tous
d'un unique archi-événement, force est de reconnaître qu'ils ne sont pas
identiques pour autant, qu'ils n'existent pas et ne sont donc pas vivants de la
même façon. Il faut notamment prendre maintenant en charge une question
qui avait d'abord été éclipsée par notre problématique, celle de la différence
entre le vivant que nous sommes et les autres vivants, celle de la différence
anthropologique. Nous avons mis jusqu'ici en avant, contre la perspective
métaphysique dominante, ce par quoi ces vivants ne se distinguent
fondamentalement pas. La vraie coupure ne passe plus entre l'homme et les
autres vivants, que l'on pense l'animal à partir d'une négation de l'humanité
ou l'inverse, mais entre les vivants et l'archi-vie, de telle sorte que ceux-ci
se trouvent pour ainsi dire homogénéisés par l'unicité de l'archi-événement.
Mais force est de prendre acte des différences phénoménologiques qui ont
conduit à vouloir faire passer entre l'homme et l'animal la différence
métaphysique même (le métaphysique surgissant dans l'homme ou comme
homme) et d'en rendre compte dans le cadre théorique que nous avons
élaboré. Cette exigence soulève un problème, qui se concentre dans l'unicité
de l'archi-événement : comment penser des différences entre les vivants
alors que tous procèdent, tout uniment, d'une négation archi-événementiale
de la vie ? Il semble que nous ayons perdu en précision phénoménologique
ce que nous avons gagné en puissance explicative. Mais s'en tenir là, ce
serait oublier la relation véritable entre l'archi-mouvement et l'archi-
événement. Comme nous l'avons déjà suggéré, en raison même de son statut
événemential et donc négatif, l'archi-événement est constamment ressaisi
par l'archi-mouvement, ce qui signifie que la surpuissance de la vie reprend
toujours ses droits. En d'autres termes, archi-événement et archi-
mouvement s'enveloppent mutuellement : l'archi-mouvement est affecté en
son cœur d'une faiblesse fondamentale mais il la surmonte sans cesse en se
subordonnant pour ainsi dire l'archi-événement, en niant sa négation, en le
dissolvant dans sa propre plénitude, comme un creux qui se comble, une
blessure qui guérit sans cesse. De telle sorte que ce dont il faut prendre acte
ultimement, c'est d'une sorte de co-originarité et de co-présence, c'est-à-dire
finalement de tension entre l'archi-mouvement et l'événement qui l'infléchit,
comme si celui-là était sans cesse en train de ramener à lui ce qui ne cesse
de faire sécession, de combler le fossé qui se creuse en lui. L'archi-
événement et l'archi-mouvement ne sont pas extérieurs et étrangers l'un à
l'autre : ils représentent les deux versants d'une même situation
fondamentale. Dès lors, il devient possible de penser des différences au sein
même de ce qui est séparé du monde par l'archi-événement. Celles-ci
procèdent de la modalité même de la tension, correspondant à la prévalence
en elle de l'un des pôles : elles relèvent d'une forme de hiérarchie entre le
pôle dynamique et le pôle événemential. Dans tous les cas, nous avons
affaire à des étants qui sont à la fois au cœur du monde et à distance de
celui-ci, mais ils sont néanmoins susceptibles d'être dominés par un pôle
plutôt que par l'autre. Tout se passe comme si l'un des termes de la relation
prenait sous lui la relation ou, ce qui revient au même, comme si la relation
était relevée ou sursumée par l'un de ses termes sans perdre d'aucune façon
sa tension, bref comme si elle pouvait s'effectuer plutôt sur le mode de la
différence ou plutôt sur celui de la continuité. Autrement dit, la différence
première, celle qu'instaure l'archi-événement, peut différer d'elle-même en
se repliant sur l'un ou l'autre de ses pôles. Une telle différence est elle-
même singulière, à la fois de degré et plus que de degré – par conséquent
déjà étrangère à cette conceptualité. Différence de degré si l'on veut pour
autant qu'il s'agit d'une tension qui, comme telle, accepte, au moins en droit,
tous les niveaux possibles. C'est d'ailleurs ce type de différence qui pourra
prévaloir au sein des vivants autres que l'homme. Mais différence qui est
plus que de degré car, comme nous venons de le dire, la polarité même est
repliée sur l'un de ses termes, repolarisée par lui, relevée en lui et donc
dominée par lui, ce qui donne lieu à des modes d'être finalement très
différents. Différence hiérarchique donc, qui n'est ni de degré, ni de nature,
plus que de degré et moins que de nature. C'est à la condition d'élaborer une
telle différence en sa singularité qu'il devient possible de rendre compte de
l'incontestable singularité de l'homme sans compromettre sa continuité avec
les autres vivants, pour autant qu'ils sont situés du même côté de la césure
instaurée par l'archi-événement.
Qu'en est-il alors des animaux, en leur différence avec l'homme ? On
pourrait dire que, dans leur cas, la tension se replie sur le pôle de l'archi-
mouvement, est dominée par lui, de sorte que la continuité avec le monde
l'emporte sur la scission, que l'appartenance prévaut sur l'extériorité. Même
si l'animal, en tant qu'il est vivant et donc capable d'un auto-mouvement
autonome, existe sur un mode tout autre que celui des étants intramondains,
il n'en reste pas moins qu'il demeure fondamentalement en prise sur l'archi-
puissance du monde, traversé par elle alors même qu'il s'en est séparé.
Même si l'animal est un individu qui, comme tel, est déjà face au monde,
privé donc de sa puissance mondifiante, la dimension d'appartenance
domine son existence ; c'est au cœur du monde qu'il est étranger au monde.
Ainsi peuvent se justifier la vitalité et l'intimité avec le monde qui
caractérisent nombre d'animaux. Vitalité car ils sont encore en prise sur la
surpuissance, vis-à-vis de laquelle ils représentent une sorte de dérive plutôt
qu'une rupture pure et simple. Ainsi des grandes migrations des oiseaux, le
martinet pouvant par exemple voler 4 000 km sans se poser, ainsi des
distances immenses parcourues par les anguilles et les saumons pour se
reproduire. Ces phénomènes sont quasi-cosmiques, comme à la frontière du
vivant et de la physis, en vérité une sorte d'affleurement de l'archi-vie et de
sa puissance dans celle des vivants individués. D'ailleurs, il n'est sans doute
pas anodin que de telles « prouesses » (de notre point de vue) ne soient
jamais le fait d'individus isolés, ni d'ailleurs d'individus très individualisés,
comme si la condition de cette inscription dans la surpuissance cosmique
était un défaut d'individualité, la persistance d'une dimension pré-
individuelle qui s'atteste dans le mode d'existence et de déplacement
grégaires. D'autre part, cette vitalité est indissociable d'une intimité sensible
avec le monde qui excède très largement nos propres capacités : les
animaux perçoivent à de très grandes distances, détectent des quantités
infimes et leurs déplacements présupposent une capacité d'orientation qui
est aux dimensions du cosmos. Il n'y a rien d'étonnant à cela : leur
puissance perceptive est comme proportionnée à leur absence de séparation
avec le monde, elle exprime le primat de l'appartenance sur la distance. En
ce sens, les animaux sont comme des sujets inchoatifs et donc situés à la
frontière de l'apparaître primaire et de l'apparaître secondaire. Dans les
aspects du monde, ils saisissent le monde lui-même plutôt que ses aspects,
sont initiés à sa profondeur car ils en traversent la couche sensible, plongent
en lui plutôt qu'ils ne l'ont devant eux. De là une acuité et une clairvoyance
dont nous n'avons pas même idée et qui sont corrélatives du caractère
inchoatif, ou plutôt disparaissant de la séparation, du fait que l'écart qu'ils
ouvrent est sans cesse comblé par le monde : le monde se déploie et se
donne en eux plutôt qu'ils ne le posent et c'est pourquoi il peut se donner
lui-même selon sa profondeur propre.
Or, à ces possibilités correspond un certain mode d'être. L'animal, comme
tout vivant, existe sur le mode du désir, que nous avons caractérisé comme
l'indistinction d'une épreuve et d'une avancée, comme un faire paraître qui
est un faire. Mais force est de reconnaître que, pour autant que l'animal est
essentiellement en prise sur l'archi-mouvement du monde, son désir est
avancée plutôt qu'épreuve, faire plutôt que faire paraître ; plus
rigoureusement, il fait l'épreuve du monde en avançant en lui, il le fait
paraître en dérivant en son sein. Telle est la raison pour laquelle il parvient à
rejoindre le monde dans les aspects qui en sont l'ostention, à traverser la
couche sensible au profit de la profondeur où elle communique avec
d'autres : cette profondeur ne se donne qu'à celui qui est capable d'y
pénétrer. Bien entendu, cette donation de la profondeur, cet accès à la
présence du monde comme tel a pour contrepartie un défaut
d'objectivation : aucun étant ne se donne véritablement à l'animal en tant
que tel ou pour lui-même, la pénétration dans le monde exclut la distance
requise par l'objet. Pour l'animal, l'étant apporte toujours avec lui ses
racines mondaines : il ne se donne à l'animal qu'encore pris dans le monde
et en vérité comme dimension ou aspect d'un monde plutôt que comme
objet. Si l'animal n'a évidemment plus accès au monde lui-même, ce qui
serait incompatible avec toute phénoménalisation, même sommaire, il n'a
pas encore affaire à des choses circonscrites, détachées ou détachables
d'un entourage. Autant dire qu'il a affaire à un milieu, que celui-ci désigne
le type d'apparition qui convient à sa dynamique propre. Non pas donc des
choses, ni le monde lui-même mais des choses comme monde ou qui font
monde, et qui n'apparaissent quant à elles que comme des modalités de ce
monde. Telle est la seule manière pour le monde d'être encore présent dans
ce qui l'occulte nécessairement : perdu dans l'objet, il est préservé dans le
milieu. Le milieu n'est certes plus le monde mais est encore un monde : il
correspond à un mode d'être intermédiaire entre celui de l'étant déterminé
appréhendé comme tel et celui du monde en sa profondeur et son
indétermination. Le milieu n'est plus le monde, il est déjà déterminé, il
apparaît comme tel, se détache du monde, ou plutôt est détaché du monde
par la vie animale ; cependant, cette détermination n'accède jamais à celle
de l'étant singulier et circonscrit car le milieu conserve quelque chose de la
généralité et de l'indétermination du monde lui-même. Il est comme en
porte-à-faux sur les objets et le monde, le sens et la pure présence : plus
haut que la profondeur indéterminée du fond mais plus bas que la pleine
détermination de la chose. Bref, le milieu conserve quelque chose du monde
alors même qu'il se détache de lui et c'est pourquoi il est encore un monde :
ni une chose, ni le monde mais un monde déterminé (et donc tout autant
indéterminé). Bien entendu, cette connivence originaire avec le monde à
travers la constitution d'un milieu se paie de la disparition de ce qui est
extérieur au milieu : en même temps que la saisie de l'objet comme tel, c'est
l'ouverture à tous les milieux possibles qui s'avère impossible. Bref, pour
autant que le désir animal est mouvement plutôt qu'épreuve, il circonscrit
un milieu plutôt qu'il ne pose des étants ; il n'y a jamais pour lui que des
ensembles signifiants, de telle sorte que le sens n'est jamais saisi qu'à même
cela qui est signifié, comme moment ou partie d'un milieu plutôt que
comme détermination.
Au sein de ce milieu l'animal, dira-t-on, satisfait des besoins. Mais encore
faut-il s'entendre sur la portée de cette formule. Elle ne renvoie pas à un
mode d'être différent de celui du désir et il temps de dire que, loin de
s'opposer au désir ou même de s'en distinguer, le besoin n'en est qu'une
modalité particulière. Comme nous l'avons vu, le désir se porte toujours sur
des objets, ce qui le distingue d'une pure aspiration, ou plutôt d'une
aspiration pure (sainteté). Il n'en reste pas moins qu'aucun de ceux-ci ne le
satisfont pour autant qu'ils demeurent tous en défaut vis-à-vis de l'objet
véritable du désir, qui ne se découvre que dans ce défaut même et dont la
réalité n'est autre que celle du monde en sa transcendance pure. Telle est la
raison pour laquelle le désir renaît toujours de lui-même, retrouve
l'insatisfaction en même temps que l'objet qui est censé l'apaiser. Mais c'est
ici que des différences peuvent intervenir. En tant qu'il est essentiellement
mouvement, le désir animal ne cesse de se porter vers des objets, va de
chose en chose au sein du milieu, si bien qu'il est pour ainsi dire rempli
aussitôt qu'il renaît et que la lacune qui est au cœur du désir ne se donne pas
tant pour elle-même qu'à travers le caractère éphémère de la satisfaction et
donc sous la forme de la nécessité de se donner un nouvel objet, de réitérer
la satisfaction. Tel est exactement le mode d'être du besoin : un désir qui se
donne pour ainsi dire à même le monde, à travers la recherche incessante
d'objets susceptibles de l'apaiser, de sorte que la dimension d'absence qui le
caractérise n'y apparaît que sous la forme du passage à une autre présence.
Le désir est toujours désir d'un monde mais, dans le cas de l'animal, il ne se
donne pas tant comme absence irrémédiable que comme ce qui est
susceptible d'être rejoint en une quête indéfinie. Pour lui, le monde n'est pas
ce qui fait toujours défaut dans l'objet mais cela qui peut être rejoint à
travers la multiplication des objets. Bref, parce que le désir animal se réalise
d'abord comme mouvement, il n'est appréhendé qu'à même cela qui le
satisfait, à travers la renaissance incessante de l'objet, qualifié alors d'objet
du besoin ; l'absence qu'il vise ne se donne qu'à travers ce qui la comble
provisoirement. Ou encore, on nommera besoin un désir qui est mouvement
plutôt qu'épreuve et par conséquent quête du monde dans la répétition
illusoire de la satisfaction plutôt qu'évidence de son absence. Le besoin n'est
qu'un désir qui s'oublie comme tel parce qu'il est obnubilé par l'objet, un
désir qui croit rejoindre le monde à même l'objet. C'est en ce sens que le
mouvement proprement animal peut être qualifié d'instinctif. Il faut
entendre par là que le désir animal est articulé à des objets déterminés, ceux
qui correspondent précisément au milieu (que l'instinct a délimité), pour
autant que ceux-ci permettent une satisfaction et, ce faisant, une forme de
proximité, de réconciliation avec le monde. De sorte que, plus profond que
la distinction de l'instinct et du milieu, il y a cette unité première de l'animal
et de son monde, unité qui s'exprime comme instinct sur le versant du
vivant et comme milieu sur celui du monde. Cette unité première et
indéchirable n'est que la manifestation biologique de l'appartenance
constitutive de l'animal au monde, de l'inscription de son mouvement dans
celui du monde,
Nous avons choisi le concept d'exode pour qualifier ce mode d'être
animal. Nous entendons par là un mouvement qui a lieu au sein du monde,
qui témoigne en cela d'une appartenance fondamentale et, pour ainsi dire,
l'effectue, mais qui a perdu toute place ou tout site dans le monde, qui n'y
est plus inscrit. Le mouvement animal est exode car, s'il est encore du côté
du monde et sous l'emprise de sa puissance, il ne se réalise pourtant que
sous la forme d'une errance, d'une quête sans origine ni terme, ce qui
signifie qu'il y a perdu sa place et que, en cela, il ne lui appartient plus
pleinement, que l'archi-événement l'en a arraché. Ainsi, en tant qu'il est de
part en part mouvement (et, pourrait-on ajouter, d'autant plus mouvement
qu'il est sans habitation), l'exode témoigne d'une continuité avec le monde ;
mais, en tant que ce mouvement est de dérive, qu'il ne trouve pas de repos
véritable, de place qui serait son lieu, l'exode témoigne de l'inexorable
séparation avec le monde, effet de la scission archi-événementiale. Bref,
dans la mesure où le mode d'être de l'animal est essentiellement celui du
mouvement, la séparation ne peut s'attester que sous la forme d'une
modalité de ce mouvement, celle d'un exode sans fin. L'exode signifie que
le monde est son lieu, sa seule aire possible d'accomplissement, en quoi
l'animal demeure en continuité avec l'archi-mouvement du monde, mais que
pourtant, en ce lieu, il n'a plus de place, n'est nulle part chez lui et, en cela,
le monde n'est déjà plus son lieu : perdu dans l'appartenance même,
ontologiquement désorienté.

L'exil
Cette première série d'analyses nous permet d'en venir aux coordonnées
du vivant humain, qui sont évidemment marquées par une différence
fondamentale avec les animaux, en dépit d'une continuité première en tant
que vivants. Dans le cas de l'homme, tout se passe comme si la hiérarchie
entre archi-mouvement et archi-événement se renversait. Leur tension est
comme dominée et repolarisée par l'archi-événement, de telle sorte que la
continuité de l'homme avec le monde, dont son mouvement atteste, est
compromise de part en part par la séparation. Tout se passe donc comme si
l'homme était affecté de plein fouet par la scission événementiale, ou plutôt
comme s'il en était le produit propre et donc l'attestation privilégiée. C'est
en l'homme, ou plutôt comme homme que l'archi-mouvement se sépare de
lui-même à la faveur de l'archi-événement, c'est par excellence en l'homme
que l'archi-puissance se finitise, ce qui n'est pas tout à fait le cas de l'animal,
dont la mobilité conserve quelque chose de la surpuissance cosmique. Ce
qui revient à reconnaître que l'homme est comme au lieu même de la
finitude, ou plutôt qu'il est la forme sous laquelle elle se réalise, plus
précisément sous laquelle elle advient. Il ne faut donc pas dire que l'homme
est fini mais plutôt que la finitude se fait homme : celui-ci est comme la
pointe la plus avancée ou la forme la plus radicale que prend la séparation
événementiale au sein du monde et, par conséquent, le plus faible degré
constatable, sinon pensable, de l'appartenance. Chez l'animal, tout se passe
comme si la surpuissance avait déjà comblé la scission archi-événementiale,
comme si la blessure était déjà en voie de guérison ; avec l'homme, au
contraire, nous sommes encore dans l'élément de la séparation, au creux
même de la blessure, de sorte que la surpuissance demeure hors d'elle-
même, privée de son infinité.
Autant dire donc que, à la différence de l'animal, qui est un vivant
cosmologique, l'homme est un vivant métaphysique : c'est en et par lui que
l'archi-événement, objet de la métaphysique, se manifeste. Mais c'est dire
aussi, contrairement à une tradition absolument dominante, que l'homme est
éminemment vivant, le vivant par excellence. C'est avec lui que la
séparation qui commande l'existence de tout vivant s'accomplit, ou plutôt
prend sa forme la plus accomplie : l'homme est éminemment vivant parce
qu'il est profondément séparé. En d'autres termes, l'homme est le seul vivant
et donc le seul étant pleinement individué car, si l'animal est bien déjà
séparé, il demeure sous l'emprise de la surpuissance du monde et, à ce titre,
conserve quelque chose de l'anonymat de cette surpuissance. Cela ne
signifie évidemment pas qu'il existe sur le même mode que les autres étants
intramondains mais que, en son individuation même, il conserve une
dimension de généralité et donc d'anonymat, qui s'attestent précisément
dans le concept d'espèce. Et il faudrait ajouter que moins la scission
événementiale se manifeste, plus l'individuation fait défaut, plus la
proximité avec la nature s'impose et plus la puissance de l'instinct s'affirme.
Tel n'est justement pas le cas de l'homme qui, traversé qu'il est par la
scission, ou plutôt lui devant la singularité de son être (l'homme est le
vivant de la scission, le lieu où elle s'affirme et se donne à lire, où la
surpuissance ne parvient pas vraiment à l'emporter, à recoudre la déchirure),
est absolument individué et a donc perdu l'essentiel de la puissance
anonyme de l'archi-mouvement mondain. Cela signifie qu'il est un étant
autonome, que son mouvement n'est pas sous l'emprise d'un autre
mouvement (alors que le mouvement de l'animal est sous l'emprise de celui
du monde) et que, dans cette mesure, il est absolument indéterminé :
contrairement à l'animal (dont la nature et donc l'instinct manifestent un
mode d'inscription dans la physis), l'homme n'a aucune nature car il est
radicalement séparé de la nature.
Bref, tout se passe comme si, en dépit de la différence établie plus haut
entre les deux modes d'individuation, quelque chose de l'individuation des
étants intramondains perdurait chez les animaux, de sorte que leur
autonomie ne va pas sans une certaine dépendance et que, par conséquent,
leur indétermination n'est pas absolue. Comme la chose, l'animal demeure
déterminé – de là procède la généralité de l'espèce et de l'instinct – à
proportion de sa dépendance ; contrairement à l'animal, l'homme n'est rien
car il est au lieu même de ce rien qu'est l'archi-événement ; mais dire qu'il
n'est rien c'est dire qu'il se fait être ce qu'il est et, en ce sens, peut tout être.
Notons, pour finir, que de même que l'appartenance du mouvement animal
à celui du monde détermine ce mouvement comme instinct, l'appartenance,
qui n'a pas été complètement rompue, de notre mouvement à celui du
monde s'atteste comme pulsion. Le mouvement animal est désir en tant que
séparé, mais ce désir est instinctif et se manifeste donc comme besoin pour
autant que cette séparation est séparation dans l'appartenance. Notre
mouvement est essentiellement désir en tant qu'il est séparé mais aussi
pulsion en tant que cette séparation ne va pas sans une certaine
appartenance. Il s'ensuit que la question de notre situation singulière dans
l'être, autrement dit de la manière dont s'articulent exactement en nous
appartenance et séparation se concentre dans la question, que seule la
psychanalyse a affrontée, de l'articulation exacte entre désir et pulsion.
De là procèdent les traits que l'homme possède en propre. Alors que le
mode d'être animal est caractérisé par une forme d'intimité avec le monde,
l'homme s'en trouve séparé ; alors que l'animal est encore immergé dans la
profondeur du monde sur le mode de l'avancée, l'homme ne la saisit qu'à
distance et c'est en ce sens qu'il est situé, contrairement à l'animal, en face
du monde plutôt que de son côté, même si, bien entendu, il ne peut l'avoir
en face de lui sans être aussi de son côté. Autant dire donc que, même si le
désir est l'unité d'un mouvement et d'une épreuve, ou plutôt un mouvement
qui est une épreuve, il est, chez l'homme et contrairement à ce qu'il est chez
l'animal, épreuve plutôt que mouvement. C'est là en vérité une manière
encore approximative de parler puisqu'il ne s'agit pas d'abandonner la
singularité de ce mouvement qu'est le désir au profit d'une dimension
positive de conscience que traduirait le terme d'épreuve. Que ce soit chez
l'animal ou chez l'homme, on n'a affaire qu'à un certain mouvement qui fait
apparaître son terme en se portant vers lui et qui n'est épreuve que dans ce
strict sens : c'est précisément cette identité que nous avons voulu signifier
par le concept de désir. Il n'en reste pas moins qu'une différence demeure
entre l'animal et l'homme, qui tient dans la modalité d'accomplissement de
ce désir. On pourrait dire alors, plus rigoureusement, que le désir animal se
réalise comme sa propre satisfaction alors que, chez l'homme, il s'accomplit
plus radicalement comme désir. Cela signifie que le désir animal ne saisit
son objet qu'en s'avançant vers lui, de sorte que le monde, véritable corrélat
du désir, est saisi comme présence plutôt que comme absence à travers les
étants que s'approprie le désir et qui le remplissent. L'objet du désir animal
se donne plutôt comme ce qui le satisfait que comme ce qui le déçoit et
l'insatisfaction, par quoi il demeure désir, ne s'atteste qu'à travers la
renaissance du mouvement que suscite la satisfaction et donc la réitération
ou la multiplication de l'objet. Ce désir est quête incessante, il se réalise
comme activité inquiète, exode au sein du monde : il est recherche du
monde dans le monde.
Le propre de l'existence humaine est au contraire que le désir s'y
accomplit comme tel et est donc dominé par l'impossibilité de la satisfaction
plutôt que par sa mise en œuvre, ce qui est absolument cohérent puisque
l'homme est pour ainsi dire sous le coup de la scission événementiale. Dire
que le désir humain est dominé par l'insatisfaction, en quoi il est
véritablement désir et est vécu comme tel, c'est reconnaître que les objets
vers lesquels il tend se donnent comme insuffisants, en défaut par rapport à
lui. Mais pour autant que le désir est désir du monde et que ce défaut est
donc défaut de monde, cela revient à reconnaître que le propre du désir
humain est sa capacité à se rapporter à l'absence comme telle. Il appréhende
l'absence du monde dans les étants où il se présente – alors que l'animal, au
sein de son milieu, saisit les étants comme présentant le monde au lieu de le
voiler. C'est exactement en ce sens que le sujet humain a un rapport au sens
comme tel et a donc affaire à des objets : il présente la chose en absentant le
monde, saisit sa présence en même temps que l'absence du monde et, dans
cette mesure, n'en retient que la détermination, ce qui reste d'elle une fois
son fond d'existence mis à distance, à savoir précisément son sens. À
l'existence humaine, le monde dont elle fait pourtant partie fait défaut et ce
défaut du monde se donne comme la présence du sens, qui en est comme la
contrepartie. Alors que le milieu animal est encore du côté du monde, lui-
même un monde, ce qui implique aussi qu'aucun objet n'y paraît
puisqu'aucun sens ne peut se détacher de son fond mondain, au contraire les
étants auxquels l'homme a affaire sont séparés du monde, exactement
comme notre mouvement l'est de celui du monde, mais, dans cette mesure,
ils se donnent comme objets, accèdent à leur propre sens en même temps
qu'ils perdent leur charge mondaine. Le mouvement animal avance dans la
profondeur et ne peut donc l'appréhender comme telle ; le mouvement
humain a affaire à la profondeur elle-même : elle est l'inaccessible que
dessine le sens, l'être dont ce sens est le sens mais qui fait toujours défaut en
lui.
Nous avons proposé de réunir tous ces traits sous le concept d'exil, qu'il
faut bien sûr opposer à l'exode animal. Entendons par là que le rapport de
l'homme au monde est marqué par la séparation plutôt que par la dérive en
son sein, que, pour cette raison, l'homme n'a plus de lieu dans le monde et
est, en ce sens, exilé du monde. Plus précisément, il est exilé du monde au
sein du monde : encore inscrit en lui mais sans patrie en lui. Alors que, chez
l'animal, la distance est encore inscrite dans une forme de proximité qui lui
permet de se mettre pour ainsi dire en quête du monde à travers une
mobilité inquiète, chez l'homme, la proximité est transie par la distance et
le monde devient inaccessible, au point que ce n'est plus en lui que peut se
réaliser la réconciliation avec lui, que toute quête est frappée de non-sens.
L'exilé est définitivement séparé de sa patrie, pas seulement spatialement
mais ontologiquement : il est sans lieu dans le monde, ou plutôt le lieu qu'il
y occupe n'est jamais le sien et ne peut pas l'être pour autant que son seul
lieu serait le monde comme tel. Il est donc partout exilé car il est toujours
quelque part, c'est-à-dire à distance de la surpuissance comme puissance de
tout lieu. Telle est la raison pour laquelle le mouvement vers le monde, qui
est encore l'écho en nous de sa puissance, ne peut plus prendre la forme
d'une errance en son sein : il est mouvement de phénoménalisation,
intentionnalité, c'est-à-dire reconquête du monde sur fond de sa distance et
de sa perte entérinées et, dès lors, sous la seule forme de ses apparitions
subjectives. Alors que, chez l'animal, la phénoménalisation prend la forme
d'un mouvement au sein du monde, nécessairement exodique puisque le
monde fait déjà défaut, chez l'homme, au contraire, le mouvement vers le
monde, écho de la puissance du monde qui persiste en nous, prend la forme
de la phénoménalisation : celle-ci est la seule manière de se rapporter au
monde pour celui qui n'a plus de lieu en son sein, qui en est exilé. C'est
finalement en cela que consiste la phénoménalisation véritablement
subjective, dont le mode d'être animal n'est que la forme inchoative : un
mouvement qui n'est plus que visée, c'est-à-dire de part en part désir
puisque ce à quoi il se rapporte (et dans quoi il se meut pourtant) fait
désormais défaut, puisque l'être du visé demeure du côté de l'archi-
mouvement dont le sujet a été détaché par la scission de l'archi-événement.
C'est en ce sens que l'on peut affirmer que l'être de l'intentionnalité est désir
et le but de toute cette construction a été au fond de tenter de justifier une
telle affirmation.

Le langage

Néanmoins, on ne peut prétendre, avec ces conclusions, être allé au bout


de la question du mode d'être de l'homme en sa différence. Il est possible de
donner une figure effective à cet exil qui caractérise notre existence, pour
autant qu'elle est séparée de la puissance de l'archi-mouvement du monde
par la scission événementiale. Nous avons montré que le désir animal,
encore en prise sur la puissance du monde et donc mouvement plutôt
qu'épreuve, pouvait être caractérisé comme exode et que la figure effective
de cet exode n'était autre que ce que l'on nomme l'instinct, en sa relation
constitutive avec un milieu. Nous entendons par là que le mouvement
animal n'est ni autonome, ni singulier, contrepartie du fait qu'il possède une
intimité avec le monde sous la forme du milieu qu'il a élu. Il est donc
légitime de tenter de préciser la nature du mouvement humain en se
demandant quelle est la modalité effective de notre situation de séparation,
quel est le visage concret de l'exil. Notre mouvement, c'est-à-dire notre
désir est très différent du mouvement animal pour autant qu'il est dominé
par l'archi-événement de la scission, qu'il est caractérisé par l'épreuve de
l'absence du monde (plutôt que sa présence à et dans l'instinct, comme c'est
le cas chez l'animal). Affirmer qu'il est dominé par la scission, c'est
reconnaître qu'il est au plus loin de la puissance mondifiante de l'archi-
mouvement, que de cette puissance il n'est que l'écho lointain. Autant dire
que notre mouvement est aussi peu mobile que possible, ce qui signifie que,
aux antipodes du mouvement du monde, il ne produit rien, est marqué par
l'impuissance et, par voie de conséquence, confine à l'immobilité. Bien
entendu, le mouvement animal est également séparé de la puissance du
monde mais il conserve quelque chose de cette puissance, même s'il ne
produit rien à proprement parler, dans la mesure où il est capable de se
déployer dans l'espace, ce qui le qualifie précisément comme exode. Le
mouvement animal ne produit rien mais il conserve de la puissance de
l'archi-mouvement la capacité de s'extérioriser : il ne produit aucun autre
mais se produit lui-même comme autre. En d'autres termes, parce que, en sa
séparation même, il demeure dominé par l'appartenance au monde, le
mouvement animal est sous l'emprise de l'espace, inscrit en lui. Il fait
paraître son objet (en l'occurrence telle dimension de son milieu) en
s'avançant vers lui, en le rejoignant. C'est précisément ce qui nous fait
défaut. Caractérisé par l'impuissance, notre mouvement ne produit rien, ce
qui signifie qu'il ne se produit même pas lui-même comme extérieur à lui-
même. En d'autres termes, parce qu'il est exilé du monde, notre mouvement
ne se déploie pas dans l'espace, non pas au sens où il lui serait radicalement
étranger mais plutôt dans la mesure où il demeure infraspatial, comme un
mouvement sur place ou un mouvement transi d'immobilité. Or, dire qu'il
n'est pas spatial c'est évidemment affirmer qu'il est essentiellement
temporel, que, privée d'une véritable inscription dans le monde, son avancée
ne peut être que celle du temps. Bref, c'est un mouvement qui,
essentiellement séparé du monde, avance vers lui (et donc le vise, comme
on le verra) plutôt qu'il ne se déploie en son sein.
Un tel mouvement, exilé du monde et de l'espace mais se rapportant
néanmoins à eux (car l'exil ne peut être absolu), impuissant mais actif, doit
être défini comme langage. Ainsi, de même que l'exode animal se concentre
dans la figure de l'instinct, l'exil humain a pour figure effective ce que nous
nommons langage. Bien entendu, en affirmant cela, nous nous référons
essentiellement à cette dimension privilégiée du langage qu'est la parole,
mais il faut immédiatement préciser que le langage ne s'épuise pas dans la
parole, que notre parole proprement dite est plutôt la figure privilégiée d'un
mode d'être qui s'atteste dans nos autres mouvements et lui est absolument
homogène. Nous accédons ici à une détermination ontologique du langage,
dont notre parole effective est une modalité privilégiée. Cela revient à dire
que tous nos mouvements « parlent », c'est-à-dire font surgir un sens (nous
y reviendrons) et que, de ce point de vue, nous sommes bien de part en part
langage. On peut le dire autrement : nos mouvements, à la différence des
mouvements animaux, sont tous des gestes, ce qui signifie que, à l'instar de
la parole, ils possèdent un sens immanent et, en vérité, sont ce sens plutôt
qu'ils ne le possèdent. Nous retrouvons évidemment ici une conception
classique de la différence anthropologique, mais sur des bases qui sont tout
autres, pour ainsi dire continuistes plutôt que discontinuistes. En effet, tout
le problème est de comprendre ce que signifie exactement la détermination
de la différence humaine à partir du langage. Le plus souvent, le langage
joue ce rôle en tant qu'il témoigne d'une dimension qui l'excède, celle de
l'esprit, de la pensée ou de la conscience, par laquelle on caractérise
précisément la différence humaine. Cette perspective, qui renvoie à la
conception de l'homme comme animal rationnel, creuse évidemment un
abîme, qui n'est autre que celui de la métaphysique elle-même, entre
l'homme et l'animal. Notre démarche est évidemment aux antipodes de
celle-ci puisque, loin de reconduire le langage à la pensée, nous réduisons
pour ainsi dire ce que l'on appelle pensée ou esprit, bref cela par quoi l'on
considère que l'homme se distingue des autres vivants, au langage, et celui-
ci à une certaine modalité du mouvement phénoménalisant. Or, en
procédant ainsi, en saisissant la différence humaine à même le langage,
c'est-à-dire dans la singularité d'un certain geste, nous la situons au plan du
mouvement et, ce faisant, nous affirmons d'abord une continuité
fondamentale entre l'homme et les autres vivants. La différence n'est plus
celle qui passe entre l'absence de la raison et sa présence mais entre un
mouvement qui est encore un véritable mouvement, car non-séparé de celui
du monde, et un mouvement affecté en son cœur par l'archi-événement
séparateur, un mouvement immobile dans sa mobilité même. Tel est bien le
statut de ces mouvements articulatoires que nous nommons parole et que
nous sommes, nous autres humains, seuls capables d'effectuer. Il s'agit bien
de mouvements dans la mesure où ils impliquent un effort, une activité
musculaire et quelque chose comme une structure et un rythme. Mais ce
sont des mouvements qui ne se déploient pas dans l'espace, si ce n'est dans
cet espace minimal ou inchoatif qu'est celui de la gorge. Ce sont donc
vraiment des mouvements sur place, qui n'impliquent aucune
extériorisation, aucune avancée : ils ne vont nulle part, ne parcourent
aucune distance, n'atteignent aucune réalité.
Soulignons cependant que, à la différence des autres gestes que nous
sommes susceptibles d'effectuer, ce geste articulatoire a ceci de singulier
qu'il donne lieu à des sons. Mais encore faut-il s'entendre : il serait inexact
et abstrait de distinguer le geste comme tel du son qu'il produit, comme si
celui-ci était précisément un produit. En vérité, l'élément sonore est
inséparable de l'élément moteur, le mouvement articulatoire sculpte les
sons : il est le mouvement des sons eux-mêmes. On a donc affaire à une
seule réalité motrice qui peut être saisie comme articulation et comme
mélodie, comme geste et comme élément sensible. Autrement dit, il est
impossible d'effectuer l'élément moteur ou l'élément sonore pour eux-
mêmes ; avec l'un l'autre vient nécessairement : articuler c'est parler et
parler c'est articuler. En revanche, il est important de souligner que ce geste
singulier qu'est l'articulation, se déployant pour ainsi dire en-deçà de
l'espace, ne peut donner lieu qu'à une réalité temporelle, c'est-à-dire produit
un détachement du monde, sur lequel nous aurons à revenir. En effet, alors
que tout mouvement, animal en particulier, comporte une dimension
spatiale qui le situe d'emblée au sein du monde, ou plutôt signe son
appartenance au monde, le mouvement articulatoire produit une sorte
d'arrachement ou de sortie du monde sous la forme d'une mélodie, qui
oppose à la spatialité du monde sa pure temporalité et se donne ainsi en
quelque sorte comme un autre monde, dans lequel, comme on le verra, le
monde lui-même viendra se redoubler. Avec la parole, la séparation archi-
événementiale avec le monde peut advenir, sous la forme d'un autre du
monde qui est un autre monde, d'un second monde qui est comme déposé
par l'autonomie du sujet et qui apparaît comme l'envers de son impuissance.
Ces gestes sans puissance et sans espace qui sont ceux de l'appareil
phonatoire se réalisent sous forme de sons, qui sont comme la marque et
donc la puissance de cette impuissance. En ce sens, on pourrait avancer que
la parole est dans la ligne du cri comme manifestation pure de
l'impuissance, mouvement de celui qui ne peut plus agir : le cri est comme
un mouvement sur place, un geste réduit à son amorce. Quoi qu'il en soit, la
parole, œuvre d'un mouvement sans espace, est l'avènement d'un autre
monde, qui exprime au sein du monde l'extériorité radicale du sujet vis-à-
vis de ce monde. Ainsi, alors que les mouvements proprement vivants
effectuent l'appartenance du sujet au monde et sont comme des figures de
cette appartenance, le mouvement de la parole est production d'un hors-
monde qui, comme on le verra bientôt, est en même temps le monde du
sens, le seul corps qui convienne à son irréalité. Parler, c'est avancer vers le
monde plutôt qu'en lui et dessiner ainsi un élément purement temporel, qui
est comme la figure maximale de l'extériorité au monde au sein du monde,
de la non-mondanéité au sein de la physis. Si le désir est bien ce
mouvement impuissant, mouvement qui ne produit rien, ne fait rien, mais
atteint son objet sur le mode du défaut, bref aspire à..., alors la parole en est
la modalité de manifestation privilégiée et, en ce sens, on pourrait affirmer
que la voix est toujours la voix du désir. La voix est l'envers d'un
mouvement impuissant, ou plutôt elle est ce mouvement impuissant lui-
même. Elle est le mouvement réduit au pur appel, l'appel de celui qui ne
peut plus pénétrer dans le monde, qui a perdu la connivence avec lui ; elle
est le faire de celui qui ne peut plus rien faire. Bref, elle est le mouvement
même du désir, non pas au sens du mouvement que celui-ci produit mais au
sens du visage moteur de ce pur désir, mouvement d'un désir sans
mouvement, aspiration sans satisfaction possible.
Cependant et enfin, comme nous l'avons suggéré plus haut, dire que notre
mouvement est langage, ce n'est pas réduire notre existence à celle de la
parole et c'est la raison pour laquelle nous distinguons les deux concepts
(langage et parole). Même si notre singularité existentielle s'atteste dans
l'aptitude à parler, force est de reconnaître que, même s'ils se déploient dans
l'espace, tous nos mouvements sont homogènes à cette parole : c'est
pourquoi nous avons proposé de définir comme langage le mode d'exister
qui est le nôtre. En effet, le mouvement animal tend toujours vers un point
de son milieu commandé par ses a priori vitaux ; il approche en vue d'une
fabrication (nid, terrier, etc.) ou d'une appropriation (proie, abri) ou bien, au
contraire, fuit quelque chose. Autant dire qu'il se déploie dans le monde et
produit une modification en son sein ; bref, il se rapporte à autre chose que
lui-même et le sens qu'il vise comme désir ne se distingue pas de la réalité
qu'il atteint ou produit comme mouvement. Tel n'est pas le cas de nos
mouvements, en tout cas de ceux que nous n'accomplissons pas en tant que
vivant animal. Et encore faudrait-il nuancer et discuter cette distinction elle-
même pour autant que, comme Merleau-Ponty l'a montré, il n'y a sans doute
pas un seul de nos gestes au service de la vie ou du besoin qui ne se
transcende vers la production d'une pure signification, détachée de sa
signification vitale. L'aliment est toujours aussi occasion de plaisir et objet
d'un jugement esthétique, le vêtement toujours aussi parure, etc. Quoi qu'il
en soit, nous sommes capables de mouvements qu'il faut nommer des gestes
– ce sont même eux qui nous caractérisent – qui ont ceci de singulier qu'ils
ne se rapportent à aucun objet déterminé dans le monde, qu'ils ne rejoignent
rien et, en ce sens, se donnent comme gratuits, ou plutôt comme ayant eux-
mêmes pour fin – tels le geste de menace, de colère ou d'énervement, le
signe de la main ou encore le sourire. Ces gestes sont comme des cris ou
des paroles : ils signifient, c'est-à-dire parlent, ils déploient un sens qui leur
est immanent. Comme la parole, même si, contrairement à elle, ils n'ont pas
d'autre réalité que leur propre déploiement spatial, ces gestes ne se
rapportent pas au monde, sinon par la médiation de son sens : ils déploient
plutôt un hors-monde, à l'instar de la parole. Loin de conduire vers un point
du monde, comme tout mouvement animal, ils n'ouvrent qu'à eux-mêmes,
ils sont leur propre sens. Il est alors secondaire que ces gestes se déploient
dans l'espace puisque ce qui importe n'est pas la transformation qu'ils
opèrent dans le monde mais le hors-monde dont ils sont porteurs. En ce
sens, même s'ils sont moins agiles que les gestes verbaux, ils leur sont
homogènes et tout se passe comme si le corps humain était construit autour
de la possibilité de la parole, ou encore comme si les uns et les autres, la
parole et les autres gestes, manifestaient une même aptitude fondamentale,
ou plutôt un même mode d'exister que l'on peut nommer langage. Bref,
alors que les mouvements animaux vont, avancent et valent donc par cela
qu'ils atteignent ou produisent, nos mouvements signifient, c'est-à-dire
parlent ; leur dimension spatiale, lorsqu'elle existe, est au service de
l'expression. Bien sûr, on objectera que l'homme, plus encore que les autres
vivants, parcourt l'espace, qu'il est un homo viator. Mais l'important est de
souligner ici que précisément, l'homme voyage, c'est-à-dire explore le
monde pour lui-même, sans autre but que l'avancée même, que, par
conséquent et contrairement à l'animal, l'espace de jeu de ses déplacements
possibles n'est pas déterminé par les a priori vitaux ni circonscrit par le
milieu. Alors que le déplacement animal est articulé à un milieu et
commandé par la satisfaction des besoins, le voyage humain est une quête,
il est la manifestation proprement motrice du désir. Tout se passe comme si
nous cherchions au sein même du monde le lieu de la parution du monde,
comme si nous tentions de rejoindre le monde lui-même au sein du monde
et c'est pourquoi le voyage est infini, se nourrit lui-même. C'est donc
finalement pour la même raison que nous voyageons et que nous parlons :
dans les deux cas, c'est au monde que nous aspirons et c'est à son absence
que nous sommes confrontés.
Il nous faut donc désormais approfondir le statut de cette parole, dont
nous venons de voir qu'elle qualifie la singularité de nos mouvements et, en
ce sens, est comme la voix de l'exil. En vérité, ceci nous reconduit à la
genèse du sens à partir de notre désir. Il est vrai que l'animal, en tant que
vivant et donc désirant, est déjà en rapport avec le sens mais l'épreuve de ce
sens se confond avec le mouvement qui se porte vers cela dont c'est le sens :
la reconnaissance de la proie comme telle ne se distingue pas du
mouvement permettant de la capturer, tout comme la saisie du sens
« prédateur » ne se distingue pas du mouvement de fuite. C'est donc
seulement avec l'homme que se produit l'appréhension du sens comme tel,
que la détermination se détache du déterminé. Or telle est précisément
l'œuvre de la parole, qui apparaît pour ainsi dire alors comme le corps
même du désir, dès lors que notre désir a ceci de propre qu'il est signifiant,
qu'il dépasse la chose vers son sens. Ce n'est au fond rien d'autre que le
statut ontologique du signe qui est ici en question : il est cela en et par quoi
se réalise la naissance du sens. En effet, tout d'abord, le signe est ce qui
produit l'absentement du monde, dont nous avons vu qu'il est la condition
de l'émergence du sens. Comme nous l'avons montré, le mouvement de la
parole a ceci de propre (en quoi le signe est originairement et donc
essentiellement verbal) que, loin de se déployer dans le monde, il produit un
autre élément et comme un autre monde, à savoir la mélodie verbale.
Autant dire que le signe institue une séparation avec le monde, que la
production du signe est disparition du monde. Alors que les autres
mouvements s'effectuent dans le monde pour y rejoindre un lieu, la parole,
qui ne se déploie plus dans l'espace, ne tend que vers elle-même, se clôt
pour ainsi dire sur elle-même : elle est l'acte même de se détourner du
monde, d'abandonner le monde au profit de l'élément qu'elle fait naître.
Alors que les autres mouvements nous relient au monde, la parole nous en
sépare, ou plutôt elle est l'avènement même de la séparation ; la réalité du
signe est celle d'une mise à distance ou d'une déchirure, il n'est pas relation
mais rupture de la relation. En ce sens, la réalité propre du signe est celle
d'un événement, celui de la séparation qu'il instaure : l'être du signe renvoie
à la négativité qu'il institue. Autant dire, on l'aura compris, que de même
que c'est en l'homme que l'archi-événement s'atteste de manière privilégiée,
c'est, en l'homme, sous la forme du signe que cet événement se donne : la
réalité ontologique du signe est d'abord celle (métaphysique) d'un
événement, celui d'une rupture avec le monde. En d'autres termes, c'est dans
et par le signe que s'accomplit cet absentement du monde qui est la
condition de l'émergence du sens : le signe est le visage même de notre
désir, pour autant que ce désir fait l'épreuve de la perte du monde. On
retrouve ici, dans un cadre métaphysique, ce qui définit essentiellement le
signe : il est meurtre de la chose, il se rapporte au monde in absentia. C'est
ainsi, on s'en souvient, que Husserl distinguait les actes signitifs, dont la
parole verbale est la modalité privilégiée, des actes intuitifs : ils visent leur
objet à vide, c'est-à-dire en son absence. Mais, tel est pour l'instant le point
important, cette visée à vide n'est d'abord possible que parce que le monde
s'est absenté et c'est précisément le signe qui produit cette absence en
venant rompre le mouvement qui nous relie originairement à ce monde. Le
signe est d'abord l'opérateur du recul du monde, auquel il pourra, pour ainsi
dire en un second moment, se rapporter. C'est donc pour des raisons très
profondes que c'est le même être qui désire et qui parle : désir et parole sont
comme les deux faces d'un mouvement affecté par l'archi-événement, d'un
mouvement séparé du monde ; désir et parole sont les deux modalités
inséparables de la perte du monde et, comme on le verra bientôt, de même
que le désir est à la fois reconnaissance de la perte et tentative de
réconciliation, la parole est en même temps l'opérateur de l'absence du
monde et le recours contre cette absence.
Encore faut-il s'entendre ici sur la place exacte de la parole et sur sa
relation précise à la perte. La tentation est grande de faire reposer la perte
et, par conséquent, le désir sur le langage, qui apparaît plus que jamais
comme le propre de l'homme. Une telle perspective, qui est celle de Lacan,
reconnaît la dimension de perte qui est au cœur du désir humain et, par là-
même, la singularité de ce désir, mais c'est pour la faire reposer sur le
signifiant, compris comme l'opérateur même de la rupture. En d'autres
termes, c'est bien le langage qui opère la séparation avec la Chose, dont la
figure privilégiée est la mère et, interdisant ainsi l'impasse de la jouissance,
ouvre la voie au désir. En d'autres termes, qui sont notamment ceux d'André
Green, le langage est l'opérateur de la castration primaire : l'entrée dans le
symbolique et la perte du réel qu'elle entraîne rend possible le désir et ses
différents destins. Pour profonde qu'elle soit, cette perspective a
l'inconvénient, de notre point de vue, d'entériner la radicalité de la
différence anthropologique sous la figure du langage et donc de répéter la
métaphysique classique : elle s'interdit de prendre en charge la continuité
qui caractérise l'homme, comme vivant, avec les autres vivants. Pour ce
faire, il faut interroger la condition même du langage ; il faut se demander
ce que l'homme doit être, et donc ce que le vivant doit être pour que le
langage soit possible. La réponse est dans ce que nous avons nommé désir,
mais ce désir renvoie lui-même à une perte originaire qui n'est pas le fait de
l'homme mais plutôt cela dont tous les vivants sont le fait et qui n'est autre
que l'archi-événement de la scission. Ainsi, chez Lacan, c'est le langage qui,
instaurant la perte, rend le désir possible. Dans notre perspective, au
contraire, c'est la perte archi-événementiale qui, donnant naissance au désir
chez tous les vivants, rend le langage possible chez l'homme. En ce sens, le
métaphysique (archi-événement scissionnaire), commande le biologique (le
vivant est désir), qui est la raison du linguistique. Bref, alors que, chez
Lacan, la condition de la reconnaissance de la spécificité du désir humain
est la mise à l'écart de la vie, dans notre perspective, au contraire, c'est dans
la singularité de la vie des vivants que réside la raison de la spécificité du
désir humain, pour autant que, comme Lacan le reconnaissait aussi, il n'est
que l'envers du langage.
Il reste à souligner un dernier point avant d'en venir à l'autre versant du
signe. Nous l'avons dit, le signe est en son être un événement séparateur ou
encore la marque propre de l'archi-événement ; sa réalité est celle d'une
mise à distance, d'un éloignement du monde. Cela n'empêche cependant pas
que, de cet événement métaphysique, il y a une modalité empirique. Produit
par nos mouvements phonatoires, le signe possède une certaine réalité, qui
consiste en une certaine matérialité. Ou plutôt, du point de vue où nous
nous situons pour l'instant, le signe est d'abord caractérisé par sa
matérialité ; c'est elle qui le sépare du monde ou, ce qui revient au même,
met le monde à distance ; c'est en et par elle que se produit le recul du
monde, c'est l'élément phonétique qui permet le meurtre des choses. Mais si
le signe est bien cela, force est de conclure qu'il est radicalement immotivé,
qu'il ne possède rien de commun avec la chose. Nous retrouvons ici la
caractérisation saussurienne du signifiant mais au niveau de ce qui la fonde
ontologiquement : ce n'est pas dans la constitution empirique des langues
mais bien dans l'essence du signe qu'il faut rechercher le fondement de cette
immotivation. En effet, il ne s'agit pas de se situer au plan du simple son
pour constituer que, de fait, il n'a aucune ressemblance avec le référent : ce
serait encore se situer là dans l'horizon ou l'espace de la relation, d'une
correspondance possible. En vérité, si le signe est bien ce qui instaure la
séparation, fait reculer le monde en interposant pour ainsi dire un autre
élément, il faut bien reconnaître qu'il ne peut, par principe, en sa matérialité
même, avoir le moindre rapport avec le monde. Sa réalité étant celle d'un
non rapport, toute recherche de ressemblance est d'emblée invalidée. Si
l'avènement du signe est celui de la séparation, la mise au jour d'une
correspondance ou d'une ressemblance est vouée par principe à l'échec ; elle
repose sur une méconnaissance de la signification métaphysique du signe,
réduit alors à sa dimension strictement empirique. Bien entendu, celle-ci
n'est pas absente, mais l'important est d'en reconnaître le statut
métaphysique, c'est-à-dire événemential, sous la réalité empirique, l'œuvre
de la séparation, de la mise à distance sous la consistance matérielle.
Nous n'avons ressaisi jusqu'ici que la moitié de la vérité, c'est-à-dire de la
réalité du signe. À dire vrai, si nous en restions là, nous n'aurions même pas
un signe faute d'une relation à ce qui a été perdu ; la séparation serait
irrémédiable et se confondrait avec la production d'un nouvel élément,
nécessairement insignifiant. Mais il est temps de se souvenir que la relation
entre archi-événement et archi-mouvement est de tension, même chez
l'homme, ce qui signifie que le lien avec le monde n'est jamais rompu, que
nous demeurons en prise sur la surpuissance du monde. En d'autres termes,
la mise à distance du monde, dont l'archi-événement est l'opérateur et le
signe le témoin en nous, ne signifie pas séparation radicale : elle est recul
plutôt que perte, ce qui revient à dire que le signe demeure en relation avec
le monde, en dépit de ou plutôt par la distance qu'il instaure, et c'est même
cela qui le spécifie comme signe. Nous l'avons dit plus haut, en mettant le
monde à distance le désir humain détache la détermination du déterminé, le
« ce que » du « que » et, dans cette mesure même, fait naître le sens, ou
plutôt saisit la chose en tant que telle, bref accède à son sens. Ainsi, le sens
n'a pas d'autre positivité que le recul du monde : il n'est que ce qui reste de
la chose après la perte de son étoffe ontologique. Il est, dès lors, tout à fait
cohérent d'affirmer que cela même qui opère l'absentement du monde
permet le surgissement du sens. En d'autres termes, si le signe effectue la
perte du monde, il continue néanmoins de s'y rapporter, mais en l'absence
de toute profondeur ontologique, c'est-à-dire strictement selon son sens.
C'est donc d'un même mouvement que le signe met le monde à distance et
peut en exhiber le sens. Le recul du monde est détachement de son sens et
donc identiquement avancée (de la signification) ; et c'est le signe qui
institue d'un même mouvement ce recul et ce détachement. Le signe est
inséparablement meurtre de la chose, ou plutôt de sa profondeur mondaine,
et présentation de son sens. L'éloignement du monde signifie le
surgissement du sens et c'est pourquoi le signe a un sens. C'est précisément
par ce sens que le signe peut être relié à cela dont il est séparé, se rapporter
à la chose in absentia : le signe n'est autre que la présence de cette absence,
le visage de ce recul. Dès lors, s'il est vrai que le signe effectue le recul du
monde, en quoi il le vise à vide, il n'en reste pas moins qu'il le vise, c'est-à-
dire se rapporte à son sens, ou plutôt en exhibe le sens. Le sens est donc la
forme que prend la relation au monde au cœur de la séparation ; il est
l'attestation de la proximité dans la distance, de l'appartenance dans la
scission : la seule manière d'être relié à un monde qui s'est absenté. Au
fond, le sens n'a aucune positivité propre puisqu'il est ce qui reste de la
chose elle-même une fois que le monde s'est retiré, mais il doit néanmoins
être porté ou plutôt visé comme tel et il ne peut l'être que dans et par cela
qui met le monde à distance, à savoir le signe verbal. En éloignant le
monde, celui-ci fait surgir le sens ; en différant le monde il en accueille le
sens. Mais le sens n'étant que celui de la chose, ou plutôt la chose même
privée de son monde, le signe s'épuise dans sa monstration ; il n'est rien
d'autre que l'ouverture au sens et, en cela, n'a pas de réalité propre, est son
propre effacement ou sa propre négation. L'important est de comprendre
que cela qui sépare relie, que la séparation vis-à-vis du monde est ouverture
à son sens et que le signe est ce qui institue indivisiblement ce double
mouvement. Autant dire que le désir, comme épreuve de l'absence du
monde, est nécessairement donation de sens, ce qui revient à reconnaître
que l'intentionnalité est désir mais aussi que tout désir est intentionnel.
Ceci nous conduit à une tout autre dimension du signe, située pour ainsi
dire aux antipodes de la précédente. Si, du premier point de vue (bien
entendu dégagé abstraitement), le signe est un élément spécifique qui n'a
rien de commun avec les choses du monde puisqu'il est ce qui se sépare du
monde, au contraire, du point de vue de la relation au monde que cette
séparation instaure, relation qui est de signification, il faut reconnaître que
le signe signifie de part en part, qu'il n'est rien d'autre qu'ouverture. De ce
point de vue, il ne faut pas dire que le signe a un sens, ce qui serait
reconnaître une distinction, au moins de droit, entre le signe et son sens,
mais qu'il est ce sens, bref qu'il n'y a aucun moyen de distinguer le signe de
sa fonction signifiante. En ce sens, l'opacité qui caractérise le signe comme
exilé du monde est identiquement transparence ; la clôture qui le caractérise
comme autre que le monde est en même temps pure ouverture. Comme
l'écrit M. Dufrenne :
C'est de cette présence du sens en lui que le langage tient son être et son sens, un être qui se
réduit à un sens. À en faire un objet insignifiant, on le dénature et on suscite un faux
problème : celui de savoir comment il peut devenir signifiant, en vertu de quoi il faut imaginer
une association pré-établie que l'intelligence aurait à exploiter [...]. Aussi ne faut-il pas se
demander comment le sens vient aux mots : les mots ont un sens parce qu'ils sont ce sens.
Entre le mot et le sens, il y a seulement la distance du schème au concept, une distance qui
s'abolit quand le schème en s'actualisant produit le concept. Ce que le langage apporte avec lui,
c'est sa puissance d'abstraction : nous n'avons pas à percevoir, mais à concevoir, ou à
comprendre [...]. Il nous installe dans la sphère de la pensée où les choses cessent, semble-t-il,
d'être présentes pour être parlées, c'est-à-dire pour se faire connaître par leurs propriétés ou
leurs relations ; le mot, c'est la chose tenue à distance, désarmée et devenue intelligible{12}.

Il faudrait ajouter : elle est intelligible dans la mesure exacte où elle est
tenue à distance, son intelligibilité se confond avec cette distance (du
monde en elle).
Le signe donne donc lieu à deux approches qui apparaissent comme
antinomiques mais n'expriment en vérité que la tension qui s'y fait jour
entre l'archi-mouvement et l'archi-événement. En effet, saisi dans sa
signification métaphysique, qui correspond à sa matérialité propre, le signe
est instauration de la séparation, mise à distance du monde. De ce point de
vue, il ne faut même pas dire qu'il est immotivé puisque la question même
de la motivation est dépourvue de sens, faute d'une relation avec le monde.
Comme matière verbale, le signe est opérateur de la séparation – ou plutôt
sa matière propre est l'élément ou le corps de la séparation – si bien que
toute recherche d'une ressemblance est dépourvue de sens : il est résolument
autre que le monde puisqu'il est la production d'une altérité au monde. Mais,
dans la mesure où l'archi-événement est toujours dominé par l'archi-
mouvement, cette négatité du signe comme rupture ou distance a pour
envers et contrepartie une autre négatité (cette fois « positive »), celle de la
pure ouverture à la chose privée de monde, bref celle de la visée d'un sens.
Or autant, du point de vue précédent, nous nous trouvions en-deçà de toute
motivation possible (dans le rapport au référent), autant nous nous trouvons
maintenant au-delà de toute motivation (cette fois dans la relation du
signifiant au signifié) puisque le signe est son sens, puisqu'il est impossible
en droit de distinguer la matière sonore de la signification, si ce n'est,
comme le dit Dufrenne, au titre du schème et du concept. Et il faut ajouter
que l'identité de la matière sonore et de la signification est tout autant
identité avec le référent, puisque l'être du sens c'est la chose privée de
monde et l'être du signe l'opérateur de cette privation, par conséquent
l'ouverture à cette chose même. Ici, sens et référence se confondent
purement et simplement et leur distinction n'est que celle de la chose et de
son monde, de la chose comme telle et de la chose comme mondaine. Le
sens, instauré par le signe, c'est la chose privée de monde : en absentant le
monde, en rompant avec lui, le signe ouvre au (le) sens. La référence
comme telle, c'est la chose avec ses racines, avec sa profondeur mondaine
et, par conséquent, ce qui fait défaut au signe, la perte qu'il instaure ; en
cela, elle n'a pas d'autre contenu que la profondeur même du monde. Mais,
au plan de la chose proprement dite, sens et référence coïncident. Quoi qu'il
en soit, nous sommes toujours en-deçà ou au-delà d'une relation et donc
d'une motivation possible : en-deçà, dans la séparation qu'est le signe, au-
delà dans cette identité du signe avec ce qu'il signifie (sens et référence).
L'important est évidemment de comprendre que ces deux conclusions
sont solidaires, comme le sont les deux aspects du signe. L'éloignement du
monde qu'il instaure par sa matérialité est ipso facto ouverture à son sens, la
distance radicale du monde y est proximité de la signification. La négatité
de la rupture et celle de l'ouverture sont l'envers l'une de l'autre, ce qui veut
tout simplement dire que, afin de signifier le monde, il faut rompre tout lien
vital avec lui, ou encore être capable d'un mouvement qui ne se déploie pas
en lui ni ne s'y rapporte : c'est en rompant avec le monde que ces
mouvements singuliers qui caractérisent notre parole peuvent en atteindre
ou en présenter le sens. Soulignons enfin que cette approche invalide toute
interrogation de type génétique sur l'origine du langage. Si celui-ci est bien
la forme que prend en nous la scission archi-événementiale, le langage ne
saurait avoir d'origine. Comme trace de l'archi-événement, il est la négation
même de l'origine, l'attestation de l'impossibilité de la question de la
provenance. En effet, pour autant qu'il naît de nos mouvements singuliers,
ou plutôt est notre mouvement propre, et pour autant que, d'autre part, ce
mouvement doit sa singularité à la scission opérée par l'archi-événement au
sein du mouvement du monde, le mouvement de la parole ne peut être que
sans origine ; il est même le sans origine par excellence. En tant que témoin
de la rupture vis-à-vis de l'origine, c'est-à-dire de la surpuissance mondaine,
la réalité du signe est celle d'une perte ou d'une séparation et, comme on le
sait, de cette séparation affectant le mouvement du monde, il n'y a ni cause,
ni raison. À l'instar de l'archi-événement, le langage est sans raison et, en ce
sens, il faudrait dire que la réalité du langage est celle d'un pur événement, à
la faveur duquel le monde accède au sens en s'absentant. Le langage est la
perte de l'origine.
Deuxième partie

Le sentiment
I
Le poétique

Force est de reconnaître, au terme de cette longue partie consacrée à la


séparation, que notre propos est affecté d'une difficulté fondamentale, qui
prend la forme d'une contradiction. Cette contradiction se joue entre le
contenu de ce que nous avançons et la possibilité même de l'énoncer, c'est-
à-dire d'abord d'y accéder. Nous avons caractérisé l'existence de l'homme
par l'exil, voulant signifier par là qu'elle est affectée de part en part et, pour
ainsi dire, de plein fouet par la scission archi-événementiale qui individue
les vivants. Notre existence a ceci de propre qu'elle est séparée du monde,
c'est-à-dire de l'archi-mouvement mondifiant qui en est l'essence, en son
être. C'est ce que nous avons précisé en caractérisant le mode d'être de
l'homme par le langage, qui est à l'homme ce que l'instinct est à l'animal.
Nous entendons par là que le mouvement humain a ceci de propre qu'il se
sépare du monde au lieu de se déployer en lui, qu'il met le monde à distance
et, dans cette mesure, le fait accéder à son sens, le convertit en objets
(dicibles, mais c'est une tautologie). Autant dire que nous n'avons en droit
affaire qu'à des significations, celles constituées dans et par le langage à la
faveur de l'absentement du monde qu'il permet, que nous ne possédons du
monde que les objets en lesquels il se monnaie par la vertu de la parole.
C'est ici que la difficulté surgit. Comment pouvons-nous alors parler du
monde en tant que tel, à savoir comme archi-mouvement et surpuissance et,
par voie de conséquence, de la scission archi-événementiale dont procède
notre être ? Comment pouvons-nous transcender l'ordre des significations et
des objets pour signifier ce qui en est le sol et la condition de possibilité, à
savoir le monde et l'événement qui l'affecte en son cœur ? Tout se passe
alors comme si nous occupions deux positions à la fois, la nôtre, en sa
finitude, et une position de surplomb qui nous permettrait de passer par-
dessus l'archi-événement, de rejoindre notre origine et de faire notre propre
genèse. Or, notre seule position est celle de l'exil. Comment pouvons-nous
alors atteindre ce qui précède et transcende notre parole ? Comment
sommes-nous en mesure de parler du monde alors que, en vertu de notre
exil, nous n'avons affaire qu'à des objets ? Comment enfin pouvons-nous
faire l'épreuve de notre exil, c'est-à-dire de notre finitude et en reconnaître
la dimension négative de limitation si nous n'avons pas accès à cela dont
elle est la négation ? En vérité, la reconnaissance de notre finitude
présuppose qu'elle soit dépassable de quelque façon, elle présuppose une
finitude de la finitude. Ajoutons que c'est ce dépassement, qui est attesté
même si nous n'en comprenons pas encore la possibilité, qui permet
d'accéder à ce que nous avons nommé la finitude première, celle du monde
lui-même, pour autant qu'il ne préserve sa profondeur qu'en se finitisant
dans des étants sensibles.
La question que nous soulevons est particulièrement décisive puisqu'elle
concerne la possibilité de notre propre propos, de notre propre discours
philosophique. Comme le dit Merleau-Ponty, les questions ne deviennent
philosophiques que « si, par une sorte de diplopie, elles visent, en même
temps qu'un état de choses, elles-mêmes comme questions – en même
temps que la signification “êtreᾹ, l'être de la signification et la place de la
signification dans l'être{13} ». Cela signifie ici que le caractère véritablement
philosophique de notre propos repose sur l'aptitude à rendre compte de sa
possibilité, de faire sa genèse à partir de l'être, ce qui exige de comprendre
comment un accès à cet être est possible alors même que notre condition est
celle de la séparation. Comme le dit encore Merleau-Ponty, une philosophie
doit se contenir elle-même si elle veut être absolue, de telle sorte que la fin
d'une philosophie est le récit de son commencement. Ce récit, nous l'avons
déjà fait mais la question est celle de la possibilité de ce récit pour autant
que le statut que nous avons assigné au discours semble interdire qu'il
puisse accéder à son propre sol et donc circonscrire sa place qui est celle de
l'exil. Un véritable exil s'ignore comme tel, tout comme une véritable
solitude (car se savoir ou se vivre seul c'est déjà être en rapport avec des
autres), de telle sorte que la reconnaissance de l'exil suppose bien que soit
maintenue de quelque façon la relation avec une patrie, qui n'est autre ici
que le monde comme tel. Puisque nous avons pu proposer tout ce qui
précède, force est de reconnaître que non seulement nous sommes encore
reliés à cela dont nous sommes séparés par l'archi-événement – ce qui est au
fond évident puisque l'archi-événement ne peut rompre l'appartenance
fondamentale, puisque la surpuissance du monde reprend toujours ses droits
et comble la fissure qui la creuse – mais surtout que cette relation et cette
appartenance s'attestent en nous. Autrement dit, il faut se mettre en quête
d'une nouvelle dimension, essentielle car condition de possibilité de la
découverte des précédentes, qui nous mette en rapport avec ce dont nous
sommes pourtant radicalement exilés, qui nous initie à la profondeur du
monde alors même que nous vivons dans un univers d'objets. Dimension
pour ainsi dire contre-événementiale puisque, permettant en quelque sorte
de passer par-dessus l'archi-événement, elle est de même rang que lui. Elle
nous permet d'avoir accès à la plénitude et la puissance du monde et, par-là
même, de reconnaître la survenue de l'archi-événement puisqu'elle est aussi
et d'abord épreuve de l'exil ; elle est exactement l'expérience de la finitude
comme telle, c'est-à-dire indistinctement du limité (le monde) et de ce qui le
limite (l'archi-événement) et elle est par là-même ce qui fonde la découverte
de notre condition propre.
Cette dimension vient donc brouiller les partages que nous avons établis.
D'un côté, elle n'est pas circonscrite à l'existence subjective, enfermée dans
la finitude du sujet puisqu'elle ouvre au plan cosmologique à partir duquel
cette finitude peut être reconnue comme renvoyant à celle de l'archi-
événement ; en ce sens, elle permet au sujet de se dépasser au-delà de ses
objets, elle lui donne une portée qui est celle de la profondeur du monde.
Mais, de l'autre, elle demeure une dimension du sujet, l'attestation en lui de
ce qui le transcende radicalement ; elle ne signifie donc en aucun cas un
abandon de soi au profit du fond cosmologique. Il s'agit bien d'une
dimension exclusivement nôtre, « subjective » mais cependant telle que sa
portée excède radicalement celle du sens, dimension qui nous projette donc
dans notre sol dynamique d'appartenance, qui nous ouvre à la profondeur
depuis laquelle notre finitude et donc la scission archi-événementiale
peuvent être ressaisies. Il s'agit d'un plan d'existence où la possession est
traversée par une dépossession radicale, l'être-soi travaillé par un être autre,
précisément par l'altérité même du monde ; c'est ce plan qui fait la suture
entre ce qui a été séparé par l'archi-événement, ou plutôt – puisque cette
suture n'a pas à être faite pour autant que la surpuissance du monde reprend
toujours ses droits – qui atteste de cette suture, qui éprouve l'appartenance
au cœur même de la séparation. Dimension donc à la fois subjective et
ontologique : présence ou trace de l'ontologique dans le subjectif, par là-
même condition d'un discours ontologique et, par conséquent, d'un discours
métaphysique. Ce qui est en jeu n'est autre que cette phénoménologie de la
phénoménologie en laquelle devait s'accomplir, aux yeux de Fink, la
phénoménologie elle-même. De cette phénoménologie, dont nous avons
montré qu'elle n'est pensable qu'à la condition de se dépasser elle-même
dans une cosmologie et une métaphysique, il faut faire la phénoménologie,
c'est-à-dire rechercher un témoignage dans la vie même du sujet, dans une
dimension phénoménalement attestée dont nous puissions faire l'épreuve.
En vérité, la reconnaissance de cette dimension s'impose au niveau de ce
que nous avons ressaisi comme proprement humain, à savoir au plan du
désir comme tel (d'un désir qui ne s'oublie pas dans le besoin) et du langage
– ce qui est d'une certaine façon la même chose saisie sous ses deux
versants. Nous l'avons suffisamment dit, le désir se caractérise par le fait
que l'objet vers lequel il tend et le satisfait ne le comble pas mais l'exacerbe
au contraire, comme si l'objet qu'il atteint n'était toujours saisi que comme
défaut d'un autre « objet », manifestement inaccessible dès lors que rien de
ce vers quoi le désir tend ne peut le délivrer. On dira que le désir n'atteint
son véritable objet que de manière négative, comme cela qui fait toujours
défaut dans les objets de satisfaction qu'il se donne effectivement, que le
limité ne se donne que dans la limite. Il n'en reste pas moins que, même si
la figure propre du désiré ne peut se dégager que négativement (c'est ce que
chaque objet qui est atteint n'est pas) l'épreuve même de la déception
suppose bien quelque chose comme un rapport premier, une initiation à cela
qui fait toujours défaut, au véritable désiré. La déception n'est possible que
si la portée du désir excède largement celle des objets qu'il se donne, mais
cette portée ne peut être déployée par le désir lui-même sans un rapport
secret à son site véritable. En d'autres termes, le désir est certes quête
insatiable de ce qui le comblerait et qui fait défaut dans ce qu'il trouve, mais
cette quête d'un objet qui reste à découvrir ne serait pas même possible si ce
désir n'avait pas un savoir secret de cet objet, ne l'avait donc pas déjà
découvert d'une certaine manière. Il en est ici comme du paradoxe de la
connaissance chez Platon : le désir ne peut chercher son objet, chercher à se
combler et donc éprouver sans cesse de la déception, que dans la mesure où
il sait ce qu'il cherche et, en ce sens, le possède déjà d'une certaine façon,
même si, d'autre part, cela qu'il vise excède naturellement et par essence
toute possession. Ainsi, comme nous le verrons, force est de reconnaître
une dimension constitutive du désir qui le relie originairement au désiré,
même si celui-ci fait radicalement défaut, qui le rapporte donc à son défaut
même, dimension sans laquelle la dynamique du désir ne serait pas même
pensable. Autrement dit, il ne s'agit pas d'une quête aveugle ou tâtonnante
qui se jetterait vers les objets pour éprouver à chaque fois de la déception
(cette description relèverait plutôt de la demande que du désir) : en vérité, il
ne peut éprouver de déception qu'à l'aune d'une visée originaire et donc d'un
pôle, aussi indéterminé soit-il, auquel se mesure toujours l'insuffisance des
objets qu'il rencontre.
Au fond, on a affaire ici à une reformulation plus exacte et à la
reconnaissance de la part de vérité du précepte husserlien du primat des
actes objectivants sur les actes non-objectivants. Cela signifie, pour
Husserl, qu'un objet ne peut être désiré s'il n'est au préalable connu comme
objet, c'est-à-dire représenté. À quoi il est légitime de rétorquer que le désir
constitue son objet, comme désiré, sans en passer par une représentation.
Cette rectification est exacte, mais la vérité de la théorie husserlienne est
néanmoins que le désir est, comme tel, en rapport avec quelque chose, qu'il
n'est pas désir de rien, bref qu'il ne saurait être réduit à un pur dynamisme
ou une avancée : celle-ci est éclairée ou orientée, le mouvement du désir est
un certain mouvement qui est tout autant épreuve et, dans notre cas, celui
des humains, plus épreuve que mouvement. Il est donc à la fois vrai
d'affirmer que le désir éclaire en avançant et qu'il avance parce qu'il est
éclairé. On peut le dire autrement. Nous avons montré que le désir est
toujours désir de soi, de soi en son autre, bref qu'il tend vers son propre être,
vers le lieu où gît son être, à savoir le monde même, dont il est
irrémédiablement séparé. Le désir est donc désir du monde, sa portée est
celle de la transcendance du monde parce que c'est en elle que repose l'être
du désiré. Dans notre vocabulaire, cela signifie que c'est à l'archi-
mouvement du monde et à sa surpuissance que renvoie l'impuissance du
mouvement du sujet qui n'est que mouvement, pour autant que le
mouvement du sujet procède du mouvement du monde et, comme
mouvement, lui appartient nécessairement. Il n'y a donc pas de désir sans
parenté ontologique avec le désiré. Mais encore faut-il que cette parenté,
que nous avons ressaisie pour ainsi dire en soi, soit également pour soi,
autrement dit, soit éprouvée par le sujet (dans l'attente d'un meilleur terme).
Il n'y a pas de désir si le sujet n'est pas de quelque façon en rapport avec
cette transcendance où gît son être, ce qui n'est pas étonnant car le sujet,
comme tel, ne peut pas être totalement étranger à lui-même. Cette
dimension de transcendance du monde n'est véritablement la sienne que s'il
la sait de quelque façon sienne, s'il est donc originairement en rapport avec
elle, certes sur un mode qu'il restera à préciser, s'il est habité par une sorte
d'excédence interne. Bref, si on aborde le sujet du point de vue du désir qui
fait son être, il faut bien reconnaître une dimension de son être par laquelle
il excède l'espace de sa propre finitude et ouvre donc à ce monde et à son
archi-mouvement, qui constituent non seulement son sol d'appartenance
mais son être véritable ou, en tout cas, la vérité de son être. C'est
évidemment à la faveur de cette initiation fondamentale à ce qui excède
radicalement le désirant, en une sorte de grand écart ontologico-
phénoménologique, qu'un accès à l'ontologie devient possible.
Ce qui vient d'être pensé au niveau du désir peut et doit l'être tout autant
au plan du langage. En effet nous avons montré que le signe était au fond la
marque de l'archi-événement en nous. Le signe est séparateur, il enferme
pour ainsi dire les mouvements du sujet en eux-mêmes et, par là-même, fait
reculer le monde. Ce recul du monde est, nous l'avons vu, l'instauration du
sens, celui-ci n'étant que ce qui reste de l'objet lorsque le monde s'est retiré,
son wass surgissant à la faveur de l'absence de son dass. Mais force est de
reconnaître que nous sommes également capables de transcender cette
clôture puisque nous décrivons cette genèse du sens et parlons donc du
monde d'avant le sens dont le sens est le sens. Il faut donc reconnaître une
aptitude du langage à tout dire, plus précisément à accéder, au sein et par le
moyen du sens qui est son élément propre, à cela qui précède et excède ce
sens au titre de son sol ontologique. Non pas que le langage quitte soudain
l'orbe du sens, ce qui ne serait possible qu'à la condition qu'il cesse d'être
lui-même ; mais il est en revanche capable de se porter à sa propre limite,
de se situer au lieu de son émergence. Nous sommes contraints à
reconnaître que le langage possède des recours contre lui-même, contre la
séparation qui le fonde et qu'il nourrit le plus souvent. Il n'a pas rompu ses
racines dans le sol du monde – et comment le pourrait-il puisque l'archi-
événement, repris par la puissance du monde, ne peut aller jusqu'à la
sécession ? – et est donc capable, en une sorte de torsion fondamentale, de
se retourner vers son origine, de dire pour ainsi dire d'où il vient, de
transcender le sens par le sens, autrement dit de rejoindre en lui-même le
sol mondain des étants, l'être sensible qui fait leur être. Et il y a au moins un
langage qui œuvre contre son inéluctable séparation, qui utilise ses propres
ressources contre son exil, bref qui tente d'accéder à l'épaisseur de monde
dont le sens est le sens. Ce langage est celui de la poésie.
Nous nommerons désormais poétique cette dimension, dont nous avons
commencé à établir les coordonnées, qui nous met en rapport avec le fond
de monde dont nous sommes séparés par l'archi-événement, qui apparaît
alors comme un contre-événement, plus précisément comme un existential
qui est contre-événemential pour autant qu'il met directement en
communication avec l'ontologique. Nous utilisons ici le terme de poétique
car nous sommes langage et c'est dans cet usage singulier du langage que
s'accomplit, ou en tout cas se cherche, tout au moins à nos yeux, cette
communication avec le sol mondain originaire. Mais il faut d'abord
reconnaître que l'usage du terme présuppose une certaine compréhension de
la poésie. Ici, si le poétique prétend éclairer le phénoménologique et même
lui fournir la clé de voûte dont il a besoin, le phénoménologique éclaire en
retour le sens du poétique, de sorte que c'est l'espace d'une certaine alliance
possible entre les deux que nous tentons d'éclairer. Il s'ensuit que toute
poésie n'est pas poétique, que le poétique ne renvoie qu'à une certaine
pratique et une certaine conception de la poésie, qui en est à nos yeux
l'essence et à laquelle il doit son nom. Inversement, le poétique ne s'épuise
pas dans la poésie, pas même dans celle que nous jugeons emblématique. Il
ne faut pas oublier que ce dont il s'agit d'abord, c'est d'une dimension
d'existence, celle qui, débordant notre exil, permet de le ressaisir comme tel
– même si cette dimension s'accomplit de manière privilégiée dans la
poésie. Le poétique est l'autre nom de cette dimension, pour autant que, en
toute cohérence puisque nous sommes humains, elle s'atteste de manière
éminente dans une certaine potentialité du langage et dans un certain
langage. Nous serons conduits, pour des raisons qui restent à établir, à
nommer sentiment cette dimension à la fois existentiale et contre-
événementiale en laquelle s'atteste la suture originaire de ce qui a été séparé
par l'archi-événement. Le sentiment et la poésie sont donc les deux versants
du poétique, son versant existential et son versant langagier, étant entendu
que cette distinction est déjà abstraite pour autant que notre mode d'exister
est langage. On pourrait dire alors que la poésie est la mise en œuvre ou
l'effectuation privilégiée et comme l'accomplissement de ce mode d'exister
fondamental que nous nommons sentiment. En effet, dans la poésie il y va
d'un certain sentiment et d'un certain langage : elle est l'unité réalisée de ce
sentiment et de ce langage, le langage de ce sentiment – ce qui revient à
reconnaître, soit dit en passant, que la poésie est d'essence lyrique. Bref le
poétique est ce mode d'exister fondamental, condition de la cosmologie
comme de la métaphysique, qui, au sein de ce langage qui est notre élément
et comme le lieu de notre exil, s'accomplit comme poésie. Ici à nouveau et
plus précisément, si la poésie éclaire la phénoménologie, c'est surtout une
certaine phénoménologie, celle qui met en évidence l'existence nécessaire
d'un mode d'exister contre-événemential, qui éclaire la poésie.
Il va de soi que nous rencontrons là quelque chose comme le principe
d'une esthétique, comme une esthétique phénoménologique ou un
prolongement esthétique de la phénoménologie, dans la mesure où la poésie
relève de l'art et où, s'il y va bien dans le poétique d'une dimension
d'existence, il est évident qu'elle peut s'attester dans d'autres champs de l'art
et d'autres productions artistiques. Le poétique apparaît alors comme le
principe d'unité de l'esthétique elle-même, vis-à-vis de laquelle la poésie,
tout comme la poétique apparaissent alors comme des modalités
herméneutiquement privilégiées. Quoi qu'il en soit, nous trouvons chez
Mikel Dufrenne, auquel nous empruntons ce terme ainsi que, du reste, celui
de sentiment, une détermination assez exacte de cette dimension d'existence
(renvoyant nécessairement aussi à une dimension de la physis) que nous
nommons poétique.
Habiter poétiquement le monde, comme dit Hölderlin, c'est éprouver une situation originaire
qui ne se résout pas dans un acte comme ceux que suscite le besoin ou l'habitude, et qui veut
se dire. Ce sentiment fondamental du monde, nul appareil conceptuel ne peut le traduire parce
que tout concept est rivé à l'intelligence des objets ; seul le langage poétique peut l'exprimer :
le poétisable, et plus généralement ce qui est justiciable de l'art, c'est l'objet dont les contours
s'estompent, ou plutôt dont la signification s'illimite, et qui devient figure ou centre d'un
monde{14}.

L'essentiel est dit ici : le poétique table sur un sentiment fondamental du


monde, qu'il tente de dire au lieu de l'agir, en un dire qui excède le plan de
la signification proprement dite. Par la vertu, poétique, de ce dire, la clôture
de l'étant se trouve brisée au profit de la profondeur dont elle est en quelque
sorte la partie émergée. La finitude secondaire se porte à sa propre limite
pour mettre au jour la finitude primaire du monde, c'est-à-dire l'ostention du
monde en sa profondeur dans chaque sensible. C'est ce que Dufrenne
exprime plus loin de manière synthétique : « L'homme poétique est celui
qui vit en-deçà du malheur de la conscience séparée et séparante{15}. » Mais
cet en-deçà est en même temps un au-delà et il faudra comprendre la
communication et, finalement, l'identité de cet en-deçà et de cet au-delà,
communication qui est l'œuvre du sentiment, identité qui est précisément la
sienne.
Nous avons déjà établi, en vue de rendre compte de la différence entre
l'homme et l'animal, que la tension entre l'archi-mouvement et l'archi-
événement pouvait être repliée sur l'un de ses pôles, sursumée ou
repolarisée par chacun d'eux. Ainsi, lorsque cette tension est dominée par
l'archi-mouvement, elle donne lieu au mode d'existence animal, tandis que
nous avons affaire à l'humain dès lors qu'elle est dominée par la séparation
événementiale. Nous pourrions maintenant rassembler notre propos en
soulignant que cette polarisation de la tension peut elle-même être
repolarisée ou dépolarisée par le pôle opposé. C'est exactement ce qui arrive
avec le poétique, qui va apparaître alors comme une possibilité de notre
existence, mais aussi et par là-même comme un mode d'exister singulier et
donc un choix existentiel. Au fond, la polarisation par la scission, qui
caractérise l'existence métaphysique de l'homme, peut donner lieu à deux
repolarisations, ou polarisations de second degré, de directions opposées.
L'une va dans le sens de l'exil, de la séparation archi-événementiale. Elle est
fuite dans la finitude et, qu'elle prenne la forme du divertissement, de la
consommation débridée ou de la perte de soi dans l'objet – ce trompe-l'œil
de la vie, comme dit Rilke – cette fuite va de pair avec la perte du sens de la
finitude. L'autre va dans le sens opposé d'une assomption de la finitude,
d'une existence à sa propre limite, qui n'est autre que l'existence poétique. À
la fuite dans la finitude s'oppose donc une fuite de la finitude, fuite qui ne
peut être que la reconnaissance de celle-ci par l'investissement de notre
relation originaire avec le monde, l'épreuve de l'appartenance au sein de la
séparation.

Appartenance Scission

Homme

Scission

Scission (exil) Poétique Fuite dans la


finitude

Appartenance

Animal

Scission

Appartenance (exode) Habitude Jeu/Errance

Appartenance
II
Le sentiment

Ipséité et ouverture

Précisons les coordonnées du problème. Puisque nous sommes en mesure


de transcender notre exil, de parler de l'archi-mouvement du monde et, par
conséquent, de l'archi-événement dont procède cet exil, il faut bien
reconnaître que nous demeurons reliés, en notre insularité même, à la
surpuissance du monde, que l'appartenance au monde, qui est irrémédiable
puisque la surpuissance absorbe toujours ce qui la faille, s'atteste de quelque
façon en nous et pour nous. En d'autres termes, le désir est sous-tendu par
une initiation originaire au désiré, sans laquelle son avancée serait
dépourvue de direction et de sens ; au cœur même de la scission
événementiale, un fil ténu qui relie notre mouvement à celui du monde
traverse notre existence. Tout se passe donc comme si la scission qui
conditionne notre existence pouvait être sursumée ou repolarisée par la
continuité, ou plutôt comme si une continuité pouvait être restaurée au sein
même de la scission. La question est alors de savoir de quelle façon, quelle
est la dimension d'existence qui assure cette continuité, ou encore
transcende l'exil en cet exil. Cette dimension est évidemment irréductible à
ce que nous avons rencontré jusqu'ici : elle ne peut se confondre avec
l'expérience propre au sujet, déterminée comme désir, pour autant que cette
expérience, dont l'autre nom est langage, n'ouvre qu'à des significations à la
faveur de l'absentement du monde qu'elle produit. Bien entendu, c'est
d'abord de la perception sensible qu'il s'agit ici, notre condition subjective
nous conduisant à occulter la finitude intrinsèque au monde, à l'Être
sensible, au profit des objets s'esquissant à travers des qualités sensibles. La
dimension que nous cherchons ne relève donc pas de la perception. Sa
portée est pour ainsi dire supérieure puisqu'elle franchit le mur de l'archi-
événement et donc des choses au profit de cela même dont les qualités sont
en vérité l'ostension. Mais, d'autre part, cela ne signifie pas que le sujet se
perde au profit du monde pour coïncider avec son appartenance. S'il s'agit
bien d'une dimension d'existence, d'un existential, elle ne peut consister en
une perte de soi, en une coïncidence avec l'archi-vie : elle demeure
dimension d'une existence mienne et, comme on le verra, sans doute la
dimension dans et par laquelle l'existence se fait mienne. Si cette dimension
ouvre au-delà du règne des étants finis, si elle se porte jusqu'au point de leur
appartenance au monde et donc de leur illimitation, le sujet ne s'y perd
pourtant pas mais s'y retrouve au contraire, voire s'y conquiert. Autrement
dit, il s'agit bien d'un vécu mais d'un vécu qui, par sa portée, transcende le
plan du perçu, ne se confond pas avec l'avancée désirante et signifiante ; en
vérité, il est plutôt la dimension la plus profonde, pour ainsi dire motrice de
ce désir, pour autant qu'il n'y a pas de désir sans initiation originaire au
désiré en son inaccessibilité même. Cette dimension d'existence vécue qui
ouvre le monde auquel le sujet appartient en franchissant le mur de la
perception est celle du sentiment.
Entendons-nous sur le statut de ce terme. Bien entendu, ce que nous
visons ici n'est pas étranger à ce que nous entendons couramment par ce
mot ; le sentiment et, en un certain sens, la psychologie viennent ici au
secours de la phénoménologie. Cependant, d'autre part, c'est de ce que nous
jugeons être l'essence même du sentiment, notamment en sa différence avec
la sensation, l'émotion, l'affect et le désir qu'il s'agit ici, de sorte que, à
l'inverse et surtout, la phénoménologie vient au secours de la théorie du
sentiment et de la psychologie. En d'autres termes, le contexte théorique
dans lequel nous le sollicitons, ou plutôt qui nous conduit à lui, nous permet
d'accéder à ce qui nous paraît être le sens d'être du sentiment, son mode
d'exister fondamental. Nous proposons donc une détermination existentiale
du sentiment dont on devine déjà, et c'est précisément ce qui le spécifie,
qu'elle enveloppe une dimension ontologique. Le sentiment est pour ainsi
dire un existential ontologique ou l'existential de l'ontologie, la modalité du
soi par laquelle il déborde vers le non-soi, donc va au delà de la
signification. Mais soulignons que, en usant de ce terme, nous reprenons à
notre compte le trait phénoménologique propre au sentiment, à savoir celui
de l'épreuve la plus intime, de la constitution d'une véritable ipséité, bref du
rapport le plus immédiat et le plus évident à soi. C'est dans le sentiment que
le soi fait l'épreuve privilégiée de lui-même et, en ce sens, le sentiment est
toujours d'abord sentiment de soi. L'erreur serait seulement d'en conclure
que, parce qu'il est un opérateur d'ipséité, il ne peut signifier qu'une clôture
sur soi, une présence immédiate à soi, bref une auto-affection le coupant
nécessairement de l'extérieur. Notre intuition séminale, qui est indissociable
du cadre théorique dans lequel le sentiment apparaît, est au contraire que
cette intimité et cette ipséité ne s'accomplissent que par ou comme
l'ouverture à la profondeur d'un monde. Au fond, autant la perception ou la
représentation impliquent finalement un rapport superficiel à soi-même,
comme si être dans la signification allait de pair avec le fait d'être loin de
soi, de s'échapper de soi, autant il n'y a de rapport profond à soi ou de
profondeur vécue que par une ouverture à une profondeur ontologique qui
est celle du monde. Telle est l'expérience, tel est le témoin
phénoménologique qui guide cette analyse du sentiment : on ne se
rassemble vraiment que lorsque l'on s'ouvre à une altérité qui n'est pas celle
des objets, on ne se sent vraiment vivre, ou plutôt un vivant singulier que
lorsque l'on traverse le plan des significations, lorsque l'on cesse donc d'être
intelligent (au moins au sens bergsonien). Il suffit de penser à l'amour pour
accéder à cette évidence : il est bien cette expérience absolument singulière
où je m'éprouve en me perdant, où je me rejoins en étant de part en part
traversé et dépossédé par un autre. En ce sens, l'amour apparaîtra comme le
paradigme du sentiment. Tout se passe ici comme si l'épreuve de soi-même
comme vivant, qui est synonyme de l'épreuve de soi-même puisque nous
sommes des vivants, n'allait pas sans une communication vécue avec
l'archi-vie, communication qui est l'œuvre du sentiment. On n'accède donc à
sa propre profondeur qu'en se reliant à celle du monde, ou plutôt il s'agit de
la même expérience : l'accès à soi est accès à la profondeur du monde ; ce
sont les deux faces de ce même existential que nous nommons sentiment.
Notons au passage et pour finir sur ce point qu'il est possible d'en tirer,
pour ainsi dire a negativo, une théorie ontologico-phénoménologique de
l'aliénation. En effet, si l'être auprès de soi est corrélatif d'une ouverture
excédant le plan de l'objet, inversement, la simple ouverture à l'objet perçu
et donc à la signification – ce que l'on peut nommer au fond représentation
– implique un être loin de soi, quelque chose comme une perte de soi.
Autant dire alors que, a fortiori, tout investissement dans les objets pour
eux-mêmes, toute existence qui se cantonne au monde des objets, qui sont
presque exclusivement des objets manufacturés, est nécessairement une
existence aliénée. Il faudrait ici remarquer, pour compléter cette esquisse de
théorie de l'aliénation que, à cet égard, tous les objets ne se valent pas, que,
même si le sentiment est une possibilité constitutive de notre existence, il y
a des objets qui favorisent l'accès au monde, c'est-à-dire qui éveillent ou
favorisent l'éclosion du sentiment tout simplement parce qu'ils portent par
eux-mêmes une charge de monde, parce qu'ils sont naturellement inscrits en
lui ; il s'agit bien entendu au premier chef des œuvres d'art, ainsi que des
réalités naturelles, mais sans doute aussi des autres humains, au moins dans
certaines conditions. À l'inverse, l'objet manufacturé, puis l'objet de
marque, qui ne correspond qu'à une radicalisation de ce leurre fondamental,
accomplit et pousse à son terme la fonction démondanéisante, c'est-à-dire
déréalisante de l'objet. Dès lors, s'il est vrai qu'il n'y a pas d'ipséité sans
ouverture au monde lui-même par-delà les significations, celui qui vit
exclusivement dans le commerce de ce rien (de monde) qu'est l'objet, n'est
finalement personne. Et cela donne des sujets désaffectés, chez lesquels les
sentiments sont eux-mêmes désaffectés, tendanciellement objectivables,
comme si ces sujets étaient comme étrangers à ce qu'ils éprouvent, comme
s'ils n'étaient pas eux-mêmes en jeu dans cette épreuve. Ceci s'atteste de
manière patente dans l'ordre contemporain de l'amour, dont nous avons
suggéré qu'il est le paradigme du sentiment, de sorte que le destin du
sentiment se lit sur lui de manière privilégiée : l'amour se voit réduit à une
certaine quantité de satisfaction ou de plaisir, qui n'engage pas le sujet en
son être, est de plus en plus contractuellement organisée et inscrite par là-
même au cœur du marché et de ses lois.
Nous empruntons à Mikel Dufrenne ce concept de sentiment, même si
nous en faisons un usage qui l'excède et lui donnons une portée plus
radicale. Ce concept, qui est élaboré dans sa thèse Phénoménologie de
l'expérience esthétique et remobilisé de manière à la fois plus allusive et
plus radicale dans Le Poétique, est au cœur de son esthétique. C'est dans ce
dernier ouvrage que l'on en trouve la caractérisation la plus synthétique :
J'ai essayé de montrer ailleurs que la perception esthétique culminait dans le sentiment, dans
ce mode de l'intentionnalité où la conscience se rassemble en quelque sorte et s'approfondit
pour être tout entière accueillante au sensible, et pour éprouver dans le perçu la plénitude et la
profondeur d'un monde{16}.

Le sentiment dont il s'agit est bien le sentiment esthétique mais, en un


élargissement à l'ontologie que Dufrenne lui-même esquissera à la fin de sa
thèse, ce sentiment peut être mis à profit pour décrire l'ouverture même au
monde en sa plénitude et sa profondeur, l'accès à l'être sensible lui-même
par-delà les objets sensibles, c'est-à-dire perçus. Cette possibilité atteste
assurément d'une communication possible entre l'esthétique et la
phénoménologie : c'est dans le sentiment esthétique que vient puiser
l'épreuve même du monde, ce qui signifie à l'inverse et d'abord que c'est
sans doute dans la phénoménologie que l'esthétique proprement dite
découvre ses propres fondements. On retrouverait donc ici l'unité perdue
depuis longtemps entre l'esthétique comme théorie de l'art et l'esthétique
comme doctrine du sensible. En effet, à la condition de rapporter le sensible
à son mode d'être véritable, de le comprendre donc comme l'ostention d'un
monde – ostention dont seul le sentiment peut faire l'épreuve ou, en tout
cas, avoir le pressentiment – alors la phénoménologie, à travers le
sentiment, peut délivrer une voie d'accès à l'art car il s'agit, dans le
sentiment esthétique, de la même expérience, car l'ouverture à l'œuvre qu'il
rend possible est aussi accès à un monde irréductible à ses apparitions,
préfigure l'ostension du monde lui-même. C'est en tout cas une certaine
alliance de l'esthétique kantienne et de la phénoménologie que Dufrenne
tente de construire dans ce livre.
Tentons de préciser les choses à partir de l'ouvrage auquel fait allusion le
texte cité. Tout d'abord le sentiment doit être distingué de l'émotion et,
pourrions-nous ajouter, des affects en général. Ceux-ci expriment un certain
rapport à un monde déjà donné et à ce qui surgit en lui, ils relèvent de la
sphère affective au sens restrictif de ce que nous éprouvons au contact avec
l'extérieur, de ce qui advient en nous à la faveur de notre commerce avec le
monde. L'émotion n'ouvre donc qu'à des événements ou des étants
intramondains, ou plutôt elle présuppose cette ouverture. La portée du
sentiment est tout autre : le sentiment ne répond pas à un événement du
monde déjà-là ; il ouvre bien un monde et, en ce sens, est du côté de la
connaissance. Comme l'écrit Dufrenne :
Ainsi le sentiment a une fonction noétique : il révèle un monde, alors que l'émotion commente
un monde déjà donné, soit pour le transformer magiquement, comme dit M. Sartre [...], soit
pour engager une action valable, comme dit Ricœur{17}.

C'est pourquoi il faut distinguer la peur qui est réponse à l'horrible, du


sentiment de l'horrible, qui le révèle, le donne à connaître, ne pas confondre
la gaieté, réaction au comique, avec le sentiment du comique, qui ouvre
au monde du comique. Mais si le sentiment donne à connaître, dévoile,
c'est-à-dire vise quelque chose, cette visée n'est pas celle de la
connaissance, objectivante et représentative : elle excède le plan de la
représentation, déborde le niveau des objets, c'est-à-dire des apparences, au
profit d'un monde. C'est donc une noèse singulière, qui convient à la
profondeur et l'indétermination du monde. Le sentiment relève d'un ordre
tout à fait singulier car il n'est ni du côté de l'émotion ou de l'affect,
puisqu'il ouvre un monde, ni du côté de la connaissance, puisque cette
ouverture n'est pas représentative ou significative : elle se porte au-delà de
l'objet et donc de la signification. Mais on pourrait dire tout autant qu'il
participe des deux : il a en commun avec la connaissance l'ouverture à... ou
la découverte de... quelque chose, et avec l'affect le caractère non
représentatif, non objectivant de cette ouverture. Il est donc, en termes
husserliens, en deçà de la pure noèse, qui est de part en part connaissance,
mais irréductible à une simple hylé. S'il est bien du côté de l'affect, c'est un
affect qui, loin de se confondre avec un contenu éprouvé, déborde au
contraire tout contenu et tout sens au profit de la profondeur qu'ils
manifestent. Dès lors, il conjoint l'être auprès de soi, la pure immanence
propre à l'affect, avec la sortie de soi, l'ostension de l'altérité qu'accomplit la
noèse. Autant dire donc qu'il est étranger à ces deux catégories puisqu'il
brouille la pertinence de leur distinction. En vérité, pour autant qu'il ouvre
le monde, le sentiment ne se situe pas tant au-delà qu'en-deçà même du plan
hylétique du pur affect ; il est plus profond, c'est-à-dire plus affectif et donc
plus passif que le simple éprouver (d'une couleur, d'une douleur, etc.). En
effet, si celui-ci, en sa passivité même, accède à une qualité sensible ou
affective, le sentiment, quant à lui, n'ouvrira au monde transcendant et
indéterminé dont ces qualités sont les qualités qu'en n'ayant pas même le
minimum de sens qu'implique la hylè : en ce sens, il est caractérisé par une
passivité supérieure. C'est en abdiquant de tout sens, de toute donation de
sens, même simplement sensible qu'il peut accueillir la profondeur du
monde, s'égaler à elle. Mais, et tel est le paradoxe apparent du sentiment,
qui le situe par-delà les catégories usuelles, c'est à la faveur de cet abandon
qu'il peut rejoindre la transcendance du monde, de cette archi-passivité qu'il
peut déployer son activité propre ; c'est grâce à une radicale réceptivité qu'il
accomplit sa fonction noétique. En se vidant de tout contenu, il peut ouvrir
au contenu de tous les contenus (qui est en même temps par là-même leur
contenant), à savoir le monde. Ici, le noétique et l'hylétique ne font pas
alternative : c'est en ne donnant aucune signification, même sensible, que le
sentiment « connaît » le monde.
Le sentiment est donc situé plus profond que cette alternative de la
réceptivité et de la connaissance, qui apparaît alors comme abstraite, et il
faudrait montrer qu'il en est par là-même sans doute le fondement commun.
L'ouverture du monde par le sentiment est la condition originaire de sa
connaissance sous forme d'objets comme des émotions que peuvent susciter
les objets. Le sentiment est, en ce sens, une dimension d'existence à la fois
pré-cognitive et pré-affective : visée du monde même dans la passivité et le
dénuement du pur accueil. Phénoménologiquement, nous passons de
l'émotion au sentiment lorsque, à la faveur de tel ou tel contenu (suscitant
l'émotion), nous sommes comme désarmés et vidés, n'éprouvons plus rien
de déterminé et nous trouvons par là-même violemment exposés à ce rien
qu'est le monde. En ce sens, le sentiment est comme vide d'émotion : ce qui
s'y éprouve, c'est précisément l'impossibilité de donner une qualité ou une
couleur à ce qui s'y donne, c'est-à-dire de le rapporter à une existence ou
une détermination sensibles. Tout se passe comme si je me trouvais soudain
dénué de toute émotion et, d'une certaine façon, de toute auto-affection pour
me sentir absolument désarmé ou exposé. Tout se passe comme si je me
libérais de tout affect pour me rejoindre au-delà des affects. C'est
précisément par là que le sentiment atteint le monde lui-même, ou plutôt,
c'est parce qu'il est cette ouverture par-delà tout objet qu'il est lui-même
délivré de tout contenu. Ainsi compris, le sentiment évoque le vide du cœur
dont parle Scheler :
Nous appelons « vide » primitivement la part de nos attentes et de nos désirs qui n'est pas
comblée. Ainsi, le premier « vide » est-il pour ainsi dire le vide de notre cœur. Que nos
tendances soient toujours plus insatisfaites que comblées, cela seul explique le fait d'abord
étrange que dans l'intuition naturelle du monde l'espace et le temps apparaissent à l'homme
comme des formes vides, qui précèdent toutes choses{18}.

Mais ce vide ne renvoie en vérité qu'au défaut ou à l'insatisfaction du


désir et c'est pourquoi il déploie ces formes vides que sont l'espace et le
temps. Le vide désigne ici l'excès toujours reconduit du désir vis-à-vis des
objets qui le satisfont sans le combler, excès qui commande celui de
l'espace et du temps sur les contenus, de la forme sur la matière. Le vide du
sentiment dont nous parlons est tout autre car sa portée est plus profonde
que celle du cœur : en lui, il n'y a plus d'affects s'interposant devant la
profondeur du monde, son vide est à la mesure même de la plénitude du
monde. Le vide du sentiment ouvre donc la transcendance du monde à
laquelle se mesure la carence du désir : orientant le désir, il commande le
vide du cœur et ne doit donc pas être confondu avec lui.
Cependant, dans ce vide émotionnel où je ne sens rien d'autre qu'un
ébranlement fondamental, je me rejoins plus profondément que dans
l'émotion, je touche pour ainsi dire à ma propre vie, je remonte à la source
de ma vitalité – qui est en même temps épreuve de ma fragilité, c'est-à-dire
de ma finitude. Dès lors, en une sorte d'ambiguïté ou d'ambivalence
constitutives, ce vide est en même temps plénitude, car, transcendant l'étant,
le sentiment accède à l'épaisseur même du monde : de là une sorte de joie
ou d'exaltation dans le dépouillement, voire l'effondrement. L'on s'y trouve
pour ainsi dire par-delà la souffrance et la joie, le bonheur et le malheur,
dans un état plus originel, qui peut être caractérisé de l'une ou l'autre façon
parce qu'il ne s'y reconnaît pas complètement. À ceci fait écho, dans la
sphère du rapport à l'autre, le fait, souvent remarqué, que l'amour comporte
une composante dépressive, voisine avec la dépression. On se sent
indistinctement désarmé et effondré, incapable de rien faire, si ce n'est être
en rapport avec l'autre et, pourtant, en même temps projeté en avant et
exalté. On y fait l'épreuve à la fois d'une flexion et d'une accélération
existentielles, comme si le fait de perdre tout à coup l'essentiel de mes
défenses, constructions, habitudes, certitudes, etc. – bref ce qui fait que je
peux exister au quotidien – me permettait de puiser mon énergie à une autre
source, beaucoup plus puissante, de rejoindre en l'autre et à travers l'autre
quelque chose de la puissance du monde. Il s'ensuit aussi que, si l'amour
implique souvent une dépression existentielle, qu'il faut presque entendre au
sens propre ou atmosphérique, inversement, la dépression favorise l'amour
et, souvent, l'annonce.
De là les autres traits par lesquels Dufrenne caractérise le sentiment. Par
le sentiment, nous sortons de l'insularité de la conscience, nous surmontons
notre exil ; en cela, il n'est plus synonyme de séparation, d'enfermement
dans l'immanence, comme c'est encore le cas, au moins chez Husserl, des
vécus hylétiques et noétiques. Le sentiment nomme donc la seule modalité
en laquelle la conscience se déborde ou s'excède elle-même et, en cela, il est
bien l'intentionnalité originaire, l'ouverture première qui commande toutes
les autres. Pour autant, cette sortie de soi ne signifie pas l'abandon ou la
perte de soi, elle n'accomplit pas une fusion avec le monde. Cela reviendrait
en effet à nier l'œuvre de l'archi-événement, sans lequel nous ne serions pas
ce que nous sommes. Ainsi, la modalité d'être du sentiment correspond
exactement à la situation dans laquelle il s'inscrit et à laquelle il répond.
Parce que la séparation événementiale est sans retour et nous condamne à
l'exil métaphysique, le sentiment ne saurait consister en une dissolution du
sujet, mais, pour autant qu'il fonde l'aptitude que nous avons à thématiser un
monde sans nous et, par là même, notre propre origine, le sentiment signifie
en même temps un certain débordement, une forme de rupture de l'exil.
C'est pourquoi Mikel Dufrenne utilise le terme de participation pour en
caractériser le mode d'être propre. Le sentiment n'est pas une épreuve
confinée à la sphère de la conscience, il n'est pas non plus fusion et donc
abandon de soi : il est participation au monde, à la transcendance du monde
et qui dit participation dit bien extériorité et différence insurmontable. Or, à
bien y penser, telle est la teneur phénoménologique propre du sentiment.
Alors qu'une conscience exilée en elle-même, tout comme, bien sûr, une
conscience fusionnant avec le monde, ignoreraient tout de la séparation, le
sentiment est, en tant que participation, l'épreuve même de la séparation :
indistinctement, l'expérience du monde et celle de son absence. Le
sentiment est l'épreuve de la transcendance du monde dans son
inaccessibilité fondamentale ; il est la découverte de la perte, non pas tant
au sens de celle de quelque chose qui manquerait que comme perte faite
épreuve, déchirement vécu. Telle est bien la tonalité fondamentale du
sentiment, pour ainsi dire le sentiment du sentiment : l'entente d'un lointain,
la révélation d'un monde dont il n'y a plus en nous que l'écho, le
pressentiment d'un lieu où nous serions nous-mêmes, où la finitude serait
résorbée, mais qui est à jamais perdu. Il est comme une sorte de nostalgie
ontologique. C'est pourquoi nous ne pouvons pas en dire grand-chose : il est
sentiment de rien, au sens de l'épreuve qui convient au rien, de l'entrevue de
ce rien d'étant qu'est le monde.
Or, une telle participation ne va pas sans une transformation radicale et,
en vérité, se confond avec elle. Cette transformation, Dufrenne la ressaisit à
travers le concept de profondeur. Le sentiment dévoile le monde en sa
profondeur, c'est-à-dire son excès vis-à-vis de tous les étants sensibles, mais
l'accès à cette profondeur nous oblige à nous transformer nous-mêmes, nous
que notre mode d'être désirant nous confine au langage et à la sphère des
significations, qu'elles soient perçues ou conçues. Comme l'écrit Dufrenne,
certes à propos de l'objet esthétique :
Il est profond parce qu'il est au-delà de la mesure, et qu'il nous oblige à nous transformer pour
le saisir : ce qui mesure la profondeur de l'objet, c'est la profondeur d'existence à laquelle il
nous convie ; sa profondeur est corrélative de la nôtre. Cette corrélation est caractéristique du
sentiment qui culmine [dans] l'expérience esthétique. Et l'on peut décrire ce sentiment en
expliquant cette corrélation, en montrant comment l'homme se fait profond et, comment, en
retour, l'objet lui apparaît profond{19}.

On le voit, pour autant que son épreuve est inséparable d'une


transformation, le sentiment est un existential : il est une épreuve qui est un
changement, l'identité d'un sentir et d'un devenir. De là le sens qu'il faut
donner à cette profondeur. Elle est tout d'abord, faute d'un meilleur terme,
profondeur subjective, ce qui ne signifie en aucun cas accès à je ne sais
quelle couche inaccessible du moi mais approfondissement de l'être
subjectif, accomplissement de soi-même comme sujet, rassemblement,
comme le dit Dufrenne. C'est-à-dire encore : devenir purement sujet du
sujet, coïncidence à soi-même comme sujet, ipséisation, authenticité. Tel
est, en quelque sorte, le versant proprement phénoménologique du
sentiment et c'est pourquoi, en lui, nous n'éprouvons rigoureusement rien, si
ce n'est précisément nous-mêmes en notre finitude et par conséquent aussi
nous-mêmes comme aptitude à l'épreuve, être exposé à.
En effet, et tel est le second versant, proprement existentiel, du sentiment,
cet approfondissement, qui signifie en vérité un devenir profond du moi, est
inséparable d'une certaine transformation. Celle-ci ne consiste pas en une
conquête ou une acquisition mais, bien au contraire, en une forme
d'évidement ou de dépouillement par lesquels le sujet se défait de toute
contamination par des dimensions objectives et donc étrangères – qui
circonscrivent ce que Sartre nommait ego et Bergson moi superficiel – pour
ne devenir que ce qu'il est, c'est-à-dire précisément sujet et donc pleine
ouverture. Le devenir profond du sujet, l'accès à sa profondeur ne signifie
pas la découverte d'une dimension ou d'une couche plus profondes,
autrement dit dissimulées et donc demeurées jusqu'alors inaperçues, mais
l'ouverture de la profondeur même en sa béance ; non pas enrichissement,
comme la psychologie pourrait naïvement le croire mais, au contraire,
dépouillement, « désêtre » comme la psychanalyse le sait depuis longtemps.
C'est en cela que la profondeur du sentiment et celle du monde auquel il
ouvre sont absolument indissociables : afin d'ouvrir à la profondeur du
monde, le sujet doit se faire profond, à savoir non pas riche et consistant
mais, tout au contraire, vide, dépouillé, désarmé et, par là-même,
pleinement disponible à la seule consistance qui vaille, celle du monde. En
ce sens, il n'y a aucune pertinence à parler de sentiments profonds ou d'une
profondeur du sentiment, car il s'agit d'une proposition tautologique : le
sentiment est profond car il est la profondeur même, il est profond au sens
où il se fait profondeur afin de rejoindre à distance celle du monde. Comme
le dit très bien Dufrenne :
Si le sentiment esthétique est profond parce qu'il nous rassemble, il l'est aussi parce qu'il nous
ouvre, car la vie intérieure n'égare pas le sujet dans les méandres brumeux de la rumination
subjective ; elle se manifeste par des actes, et n'est rien qu'une certaine qualité de ces actes
lorsqu'ils cessent d'être des réponses sans âme aux sollicitations du milieu ; et dans
l'expérience esthétique, elle se manifeste avant tout par son pouvoir d'ouverture. Être profond,
c'est être disponible ; et c'est du même mouvement que je m'ouvre à l'objet{20}.

On ne peut mieux dire que le sentiment est indistinctement acte et vécu,


ou plutôt par-delà cette alternative et donc leur source commune : le vécu
de cette transformation qu'est l'ouverture au monde même, ou plutôt cette
transformation en tant qu'elle est vécue. C'est la raison pour laquelle le
sentiment se situe aussi par-delà l'alternative de la connaissance et de
l'émotion, comme de celle de la séparation et de la fusion.
Nous sommes alors en mesure de justifier cette communication entre le
plus intime et le plus transcendant, communication qui nous semble être le
propre du sentiment. Il apparaît qu'en s'approfondissant et en devenant par
conséquent lui-même, le sujet s'ouvre radicalement à ce qui n'est pas lui,
c'est-à-dire non pas à l'objet mais au monde lui-même. Pour lui, être
pleinement lui-même et s'ouvrir à l'autre, enter en soi et sortir de soi ne font
plus alternative. Tout se passe comme si en s'approfondissant, c'est-à-dire
en se situant au plus près de lui-même, le sujet s'ouvrait à la profondeur du
monde et se désaisissait de lui-même, s'oubliait lui-même au profit de ce
monde. Mais il faut comprendre que ce désaisissement est
accomplissement, que cet oubli est réalisation. Il y a donc comme une
communication intérieure et secrète par laquelle le plus intime entre
immédiatement en rapport avec le plus lointain, en une sorte d'extimité
existentielle. Les partages et les oppositions classiques s'en trouvent
profondément transformés puisque cela signifie notamment que
l'intentionnalité n'est pas seulement une sortie de soi mais tout autant retour
à soi et, par conséquent, qu'elle va dans deux directions opposées et qu'elle
est en vérité l'unité, ou plutôt l'identité de ces deux directions. Ce n'est pas
en se projetant dans l'objet, qui n'est encore que le reflet d'un moi
superficiel ou aliéné, mais bien en entrant en soi, en conquérant sa propre
profondeur que l'on se trouve jeté là dans le monde, « en plein vent ». De
même, en lieu et place du cogito cartésien, qui scelle en réalité l'alliance de
la conscience et de l'objet, il y a, non pas un je pense mais un je sens au
sens d'un j'éprouve ou je m'éprouve (sentiment) qui rend possible la
révélation du monde et, en vérité, est cette révélation même. Le sentiment
ouvre un monde en s'éprouvant lui-même, ou plutôt, il est l'identité
originaire et encore secrète de cette épreuve et de cette ouverture : en cela,
il est cette confiance et cette générosité, pour reprendre des termes qui sont
encore ceux de Dufrenne, en quoi consiste la véritable profondeur. Comme
il le dit on ne peut plus rigoureusement :
Transcendantalement déjà, nous ne pouvons ouvrir un monde et nous ouvrir à ce monde que
d'un même mouvement : il y a réciprocité entre l'intentionnalité et l'être-soi. Cette réciprocité
joue ici à un autre niveau : l'être-soi désigne non plus le pur rapport à soi constitutif d'un je
pense, mais la substance du moi profond ; et l'intentionnalité n'est plus visée de, mais
participation à{21}.

Soulignons à nouveau, mais nous y reviendrons, que la description du


sentiment que nous venons de proposer convient particulièrement à l'amour,
qui apparaît dès lors comme paradigmatique, pour ainsi dire comme le
sentiment de tous les sentiments. L'amour peut être caractérisé comme un
vécu qui est indistinctement transformation de soi sous la forme d'un
approfondissement et découverte d'un autre, étant entendu que celui-là à la
fois la permet et est suscité par elle. Ici encore, l'être-soi s'accomplit dans et
par l'ouverture à l'autre, la plénitude affective ne fait plus alternative avec
une sorte de dépouillement et de déssaisissement, celui par lequel je
m'expose à l'altérité de l'autre. C'est ce qui conduit Dufrenne, de son côté, à
évoquer la parenté de l'attitude esthétique avec l'amour :
Il y a même de l'amour [...] dans l'attitude esthétique : l'amour n'est-il pas cette attente d'une
conversion par l'attention à l'autre, à ce qu'il est et à ce qu'il exprime{22} ?

Or, dans la mesure où nous serons bientôt conduits à mettre en évidence


le rôle constitutif du sentiment dans le désir et à compléter ainsi notre
théorie du désir, c'est bien sur une articulation essentielle du désir et de
l'amour que débouchera cette théorie du sentiment.
Comme nous l'apercevons, cette analyse du sentiment délivre les
éléments d'une théorie de l'affectivité, phénoménologique mais aussi
ontologique qui, dans sa radicalité, se distingue des phénoménologies qui
ont abordé la question. Nous voudrions le montrer maintenant, en allant du
plus éloigné au plus proche.
Michel Henry

Le plus éloigné est évidemment Michel Henry. Celui-ci critique


radicalement ce qu'il nomme le monisme ontologique, qui caractérise la
tradition métaphysique dominante et qui consiste en ceci que la
phénoménalité est pensée de manière univoque sur le mode de la mise à
distance, de l'exposition, de l'é-loignement : c'est pourquoi le voir y est
compris comme le modèle fondamental de l'apparaître. Apparaître c'est
apparaître à distance, non pas au sens où ce qui apparaît serait
nécessairement éloigné mais en ceci que la distance est constitutive de cet
apparaître, que l'ouverture de la distance est synonyme de l'apparition de ce
qui apparaît. Dès lors, la détermination du rapport à soi par la réflexivité, au
moins potentielle, c'est-à-dire de l'être devant soi-même, participe
évidemment de cette donation extatique. Michel Henry oppose à ce
monisme une dualité fondamentale des modes d'apparaître. La question
qu'il pose et qui demeure à ses yeux inaperçue est en effet la suivante : le
sujet se rapporte certes au monde intentionnellement (autre nom de la
distance et de l'extase), ou encore le monde se donne intentionnellement,
mais comment l'intentionnalité est-elle donnée à elle-même ? L'est-
elle intentionnellement ? La réponse est évidemment négative :
l'intentionnalité est donnée à elle-même non-intentionnellement ; elle
s'atteint dans une relation sans distance, dans une sorte de proximité à soi
qui, en vérité, est identité avec soi, dans une étreinte de soi avec soi
qu'il nommera notamment auto-affection pure. Cette auto-affection, par
différence avec l'hétéro-affection correspondant à la perception, renvoie
précisément au champ de l'affectivité. Celle-ci est caractérisée par le fait
que le contenu de l'épreuve ne se distingue pas de l'épreuve elle-même, que
l'épreuve est rigoureusement son propre contenu ; la souffrance ne renvoie
pas à autre chose qu'elle-même qui serait atteint en et par elle : le contenu
de la souffrance est son propre souffrir, l'éprouvé est l'épreuve même. Dans
l'affectivité, c'est bien le sujet qui s'éprouve lui-même, sans la moindre
distance, et c'est pourquoi elle est auto-affection. De là deux régimes de
phénoménalité qui sont hiérarchiquement disposés, pour autant que l'un est
conditionné par l'autre. La phénoménalité originaire n'est pas celle du voir
mais bien celle de ce sentir qui est un se sentir, de l'auto-donation de soi
dans l'étreinte affective. Or, dans la mesure où l'intentionnalité ne peut
évidemment rien donner si elle ne se donne pas elle-même en cette
donation, force est de reconnaître que le second ordre de
phénoménalisation, celui de la distance ou de l'extase, est commandé par le
premier. Autant dire que l'ouverture au monde est sous-tendue par une
ouverture à soi qui, quant à elle, exclut le moindre écart, la moindre
distance, bref s'effectue dans l'invisible.
Il n'est pas difficile d'apercevoir en quoi notre théorie du sentiment est au
plus loin de cette perspective. Cette théorie vient brouiller les distinctions
henriennes, de sorte que l'on peut dire qu'elle se situe par-delà la dualité du
monisme et du dualisme ontologiques, tels que Michel Henry l'entend, mais
à la faveur d'une radicalisation et d'un approfondissement de ce monisme.
En effet, d'un côté, force est de reconnaître que le sentiment consiste en un
accès à soi original, en un approfondissement de soi qui n'est en aucun cas
de l'ordre de la réflexivité, du regard sur soi. En ce sens, le sentiment relève
d'une forme de proximité à soi qui, d'une certaine façon, est encore plus
radicale que celle que Michel Henry met en avant, pour autant qu'en lui il
est impossible de distinguer l'épreuve et l'éprouvé, que nous sommes donc
en-deçà d'une relation de proximité, même absolue. Autant dire que, dans le
sentiment, le sujet ne paraît pas : il disparaît plutôt car rien n'est éprouvé. Le
sentiment est donc bien en deçà de la souffrance et de la joie par lesquelles
Michel Henry caractérisait le mouvement de l'auto-affection. Il s'agit d'une
expérience absolument originale, qui n'est pas tant épreuve d'un contenu,
même affectif – puisqu'elle est en vérité dépouillement de tout contenu –
que contraction d'une existence, c'est-à-dire d'une certaine façon naissance.
Nous ne sommes pas encore dans le régime de l'apparaître, il n'y a pas
d'épreuve à proprement parler car il n'y a pas encore quelqu'un pour
éprouver dans la mesure où le sentiment est précisément l'avènement de ce
quelqu'un ; il n'est pas connaissance, même affective, mais ipséisation. En
d'autres termes, il est surgissement d'un soi qui n'est plus contaminé par le
régime de l'objet à la faveur d'affects qui en sont toujours la conséquence et
le miroir. Il signifie plutôt la disparition des contenus affectifs, du mode
d'éprouver qui les caractérise et donc de l'auto-affection même, disparition à
la faveur de laquelle le sujet advient en son authenticité parce qu'il n'est
plus séparé de lui-même par ces affects. Autant dire donc que le sentiment
est en-deçà de l'auto-affection car il n'y a plus ni affectant, ni affecté, car, en
vérité, nous sommes sortis du régime de l'affection.
Mais nous sommes sortis du régime de l'affection parce que, dans le
sentiment, le sujet est pleinement exposé au monde, à sa transcendance
pure. Le sujet accède à son ipséité, qui n'est pas celle d'un vécu ou d'un
contenu mais d'une ouverture, précisément au monde : le sentiment est
avènement de l'être exposé et c'est pourquoi il peut être caractérisé comme
disponibilité ou générosité. En ce sens, nous nous revendiquons d'un
monisme ontologique radicalisé, non pas parce que le sujet serait donné à
lui-même intentionnellement, à distance, comme Michel Henry le pensait,
mais parce que l'avènement du sujet en son être subjectif repose sur
l'ouverture de la distance du monde et, en vérité, consiste en cette distance.
En d'autres termes, c'est bien la distance qui commande toute
phénoménalité puisque la teneur propre de ce que nous pourrions nommer
l'archi-auto-affection pure qu'est l'ipséisation du sujet, en quoi consiste le
sentiment, est une hétéro-affection – mais cette distance a pour portée celle
du monde et c'est la raison pour laquelle le vocabulaire de l'affection est
proscrit. La radicalisation du régime moniste possède donc un double sens.
D'une part, nous avons montré que la distance ou l'extase fondamentale
n'est pas celle des objets mais bien du monde lui-même en tant qu'il excède
l'ordre de l'objet et commande son apparition. Au contraire, Michel Henry
identifie nécessairement mondanéité et objectité puisqu'il pense cette
phénoménalisation comme celle d'un voir, l'important pour lui étant
d'opposer à ce voir l'invisibilité de l'auto-affection. À nos yeux, toute
phénoménalisation repose au contraire sur l'ostension du monde, est
commandée par elle. De là le second sens qu'il faut donner à la
radicalisation du monisme. En effet, la formule qui vient d'être proposée ne
vaut pas seulement pour le monde mais pour le sujet lui-même : la
phénoménalisation du sujet lui-même, cet accès à lui-même en tant que lui-
même que désigne le sentiment, est commandée par l'ouverture au monde
comme tel. Loin donc de faire alternative, l'ouverture à soi est commandée
par l'ouverture au monde, advient en réalité avec elle et, en ce sens, se
confond avec elle. En d'autres termes, il y a un sentir qui est plus profond
que le voir lui-même puisque sa portée est celle du monde (lui-même) ; plus
précisément le sentir n'advient en sa vérité, qui est celle du sentiment, que
dans cette ouverture originaire, dans cet hyper-voir qui n'est simplement
plus un voir mais bien un pur sentir parce qu'il n'y a plus rien à voir. On le
comprend, donation de soi et donation du monde, auto-affection et hétéro-
affection ne font plus alternative. En ce sens, il n'y a pas d'autre régime de
phénoménalité que celui de la distance, mais d'une distance qui est celle du
monde ; c'est précisément dans et par la donation de cette distance que le
sujet advient comme tel.
S'il fallait donc introduire une distinction, elle se situerait au sein même
de la distance, du régime de l'extase, et elle engagerait deux degrés ou deux
modalités de la distance – ce qui revient à montrer que le rapport à soi et le
rapport au non-soi, l'auto-affection et l'hétéro-affection sont toujours
profondément solidaires. Il y a une distance qui est objectale ou ontique :
elle concerne la donation des étants singuliers, elle correspond au régime du
voir à proprement parler. Or, à cette donation de faible portée, strictement
ontique, correspond un certain régime de l'épreuve de soi, qui est celui de
l'émotion, pour autant qu'elle est commandée par la donation des choses,
qu'elle est comme son commentaire. Ici, le sujet est donné à lui-même à
travers des affects, en lesquels il se dissimule en même temps qu'il se
découvre car ceux-ci, en se coupant de l'objet sur lequel ils reposent,
peuvent apparaître comme des déterminations subjectives, comme des
colorations ou des modalités du sujet lui-même, bref comme constituant une
sphère positive d'intimité. Autrement dit, si, phénoménologiquement, il faut
bien accepter une sphère d'intimité ou d'immanence, force est de
reconnaître qu'elle renvoie elle aussi à un certain régime d'extase, à savoir
celui de la donation de l'objet, du transcendant et non de sa transcendance.
À ce niveau, dont on comprend qu'il est superficiel et dérivé, il semble qu'il
y ait une alternative entre la donation à distance et la vie affective, la
perception et l'intimité de l'auto-affection. Mais ce sujet qui s'atteint dans
les affects n'est pas un vrai sujet, ou plutôt il n'est pas le sujet en sa vérité
car cela à quoi il a accès et face à quoi il peut se replier n'est pas encore un
vrai monde mais un ensemble d'objets. Autant dire que l'alternative qui
semble s'imposer entre perception des choses et épreuve de soi, alternative à
laquelle Michel Henry a donné son sens le plus radical et le plus profond,
ne renvoie en vérité qu'à un certain régime, dérivé, de phénoménalisation
dans la distance, régime qui est celui de la perception et donc de l'objet, ou
encore, ce qui revient au même, du langage. À ce niveau, le rapport à soi et
le rapport au monde semblent s'exclure mutuellement et il paraît alors
légitime de fonder cette exclusion en mettant au jour deux modalités de
phénoménalisation, comme le fait Michel Henry.
Mais ce régime, que nous pourrions caractériser comme régime de
l'objet, qui est à la fois, comme nous l'avons établi, celui de la perception et
de l'affection mais est en vérité et en dernière analyse celui de la positivité
(de l'objet, des affects), est précisément dérivé et subordonné. Subordonné à
la donation même du monde comme tel, à cet en-deçà du désir qui lui
permet de s'avancer. Qu'il s'agisse des étants intramondains ou des affects,
leur donation n'est possible que sur fond d'une donation plus originaire :
celle du monde, dont la distance excède celle des étants qui paraissent en
lui. Or c'est ici que cela qui semblait s'opposer, à savoir l'épreuve de soi et
celle du monde en vient à coïncider. Par-delà le voir et l'éprouver affectif, la
donation du monde comme tel, c'est-à-dire la traversée du plan des étants ne
s'accomplit que dans et par le sentiment, qui est, quant à lui, advenue du soi
véritable par-delà les affects en même temps qu'il permet la parution du
monde. Ce régime de phénoménalité, où l'ouverture à la transcendance la
plus radicale à la fois repose sur et permet l'avènement d'un soi, est
évidemment le régime originaire, qui se distingue de l'autre par sa
profondeur. Mais celle-ci doit précisément être comprise dans sa neutralité
vis-à-vis du partage entre intérieur et extérieur : elle est à la fois et
indistinctement profondeur du monde et profondeur du sentiment, ou
encore approfondissement, c'est-à-dire naissance du sujet dans le sentiment.
Bref, en cette phénoménalisation primaire, l'enfoncement en soi est pleine
ouverture au monde, le plus intime communique avec le plus extérieur en
une sorte de pacte secret. Ici se scelle une alliance qui n'est plus celle du
percevoir et de l'être affecté mais du sentir et de l'ouverture. Il s'agit donc,
dans le sentiment, d'un sentir qui va plus loin que le voir et qui, dans cette
mesure, se sent pleinement parce qu'il n'est plus séparé de lui-même par les
affects suscités pas l'objet. Le terme sentir, en la plénitude de son sens,
convient ici tout à fait puisqu'il est indistinctement et nécessairement sentir
du monde par-delà la perception et se sentir soi-même par-delà l'affection :
cette épreuve est bien celle d'une désaffection de tout contenu, qui est
corrélative de l'ostension de ce rien d'étant qu'est le monde. Le plus propre
est ce qui ouvre à l'autre, à l'altérité du monde. Il n'y a donc au fond qu'une
seule ouverture originaire, la seule qui permette de passer par-dessus la
scission archi-événementiale, dont les modalités indissociables sont
l'ostension d'un monde (plutôt que la perception) et l'avènement de soi
(plutôt que l'affection de soi par soi). En ce sens et aux antipodes de Michel
Henry, notre perspective relève bien d'une radicalisation et, pour ainsi dire,
d'une justification du monisme ontologique.
Merleau-Ponty

La discussion avec Merleau-Ponty sera beaucoup plus simple car on ne


trouve pas chez lui de théorie de l'affectivité à proprement parler. Il y a à
cela une raison de principe : dans la mesure où il s'agit pour lui de mettre au
jour, à la racine de la perception, une intentionnalité corporelle qui n'est
plus de type représentatif ou objectivant, qui est donc en-deçà de la
connaissance proprement dite, le mode d'être de l'affectivité, en tant que
visée nécessairement non-objectivante, en vient à caractériser
l'intentionnalité elle-même. Ceci est patent au début du chapitre de la
Phénoménologie de la perception intitulé : « Le corps comme être sexué ».
Notre but, dit Merleau-Ponty, est de « mettre en évidence la fonction
primordiale par laquelle nous faisons exister pour nous, nous assumons
l'objet, l'espace ou l'instrument, et de décrire le corps comme le lieu de cette
appropriation{23} ». Seulement, il y a une difficulté préjudicielle qui tient à
ce qu'il nomme quelque part la téléologie naturelle de la perception et qui
consiste en ceci que celle-ci tend à se dépasser et s'oublier elle-même
comme œuvre d'un sujet incarné : « Il n'est pas facile de redécouvrir le
rapport du sujet incarné et de son monde, parce qu'il se transforme de lui-
même dans le pur commerce du sujet épistémologique et de l'objet{24}. »
Ceci signifie que le monde naturel se donne comme existant en soi et la
perception comme une rencontre avec ce déjà-là, rencontre en laquelle l'acte
de transcendance du sujet se trouve occulté. En ce point de la démarche de
Merleau-Ponty, le recours à l'affectivité fonctionne comme une forme
d'époché phénoménologique. Il s'agit d'en passer par des actes
intrinsèquement non-objectivants pour mettre au jour l'essence de
l'intentionnalité corporelle en sa dimension foncièrement non-thétique.
Comme l'écrit Merleau-Ponty :
Si donc nous voulons mettre en évidence la genèse de l'être pour nous, il faut considérer pour
finir le secteur de notre expérience qui visiblement n'a de sens et de réalité que pour nous,
c'est-à-dire notre milieu affectif. Cherchons à voir comment un objet ou un être se met à
exister pour nous par le désir ou par l'amour et nous comprendrons mieux par là comment des
objets et des êtres peuvent exister en général{25}.

Comme on le pressent, la difficulté est ici que la méthode finit par


déterminer le contenu. En effet, alors que l'affectivité n'est initialement
comprise que comme une voie d'accès à l'intentionnalité corporelle, pour
autant qu'en elle la part du sujet ne peut être occultée ou encore que son
objet se donne essentiellement comme objet pour..., elle finit par qualifier
l'intentionnalité et donc la perception elles-mêmes ; la donation de l'aimé
dans l'amour ou du désiré dans le désir devient le modèle de la donation de
la chose dans la perception et, en vérité, se confond avec elle. En d'autres
termes, en tant que modalité exemplaire de l'essence de l'intentionnalité
corporelle, l'affectivité est pour ainsi dire dissoute dans cette intentionnalité,
confondue avec la perception elle-même, ce qui interdit de la ressaisir dans
sa spécificité. Plus précisément, les analyses de Merleau-Ponty convergent
vers une détermination de ce qu'il nomme perception qui est indifférente au
partage de la visée proprement perceptive et de la visée affective, du
connaître et de l'éprouver. Ainsi en vient-il à affirmer, en citant Scheler, que
« le perçu n'est pas nécessairement un objet présent devant moi comme
terme à connaître, il peut être une “unité de valeurᾹ qui ne m'est présente
que pratiquement{26} ». Soulignons au passage l'ambiguïté de la formule,
caractéristique de la Phénoménologie de la perception et significative de ses
limites. Dire que le perçu n'est pas nécessairement connaissance d'un objet,
c'est dire qu'il peut aussi être cela, de sorte qu'il y a finalement deux sens du
perçu qui rentrent nécessairement en concurrence. Il y a le sens courant de
la perception, celui que Merleau-Ponty vise à fonder, comme donation d'une
chose et donc objet de connaissance ; il y a le sens plus primitif, qui renvoie
à l'essence même de la perception telle qu'elle a été découverte dans la vie
affective, comme rapport corporel à une valeur (terme sur le sens duquel
nous reviendrons). Or, Merleau-Ponty à la fois remonte de la perception
comme connaissance à sa vérité comme rapport actif et affectif au monde
mais, parce qu'il demeure lui-même prisonnier de la téléologie naturelle de
la perception et, par conséquent, de la pensée objective, il ne renonce pas
pour autant à une caractérisation de la perception comme connaissance
d'objet. Bref, la perception englobe la vie corporelle en son entier, elle est
ouverture à un quelque chose qui peut être une valeur, mais elle continue
néanmoins à être polarisée par l'idéal de la donation d'un pur objet ouvrant
la voie à une connaissance. C'est parce qu'il parviendra à se défaire de cette
téléologie et donc à identifier le présupposé objectiviste qui la sous-tend
que, dans les dernières années de sa vie, Merleau-Ponty réussira à dépasser
cet horizon objectiviste, c'est-à-dire représentatif et rationaliste, pour
élaborer une pensée de la perception qui se situe résolument en-deçà de la
relation représentative entre une conscience et un objet.
Quoi qu'il en soit, et en dépit de cette réserve révélatrice, Merleau-Ponty
en vient à affirmer, à la suite de Scheler :
Est perçu tout ce qui fait partie de mon milieu et mon milieu comprend « tout ce dont
l'existence ou l'inexistence, la nature ou l'altération compte pratiquement pour moi »{27}.

Suit une série d'exemples, tels l'orage qui n'a pas encore éclaté, la
périphérie du champ visuel, le respect des autres hommes ou une amitié
fidèle. On le voit, tous ces exemples ont en commun le fait que l'« objet »
qui est donné n'est pas connu comme tel et ne peut tout simplement pas
l'être puisque l'orage n'a pas encore éclaté (je n'en saisis que les signes) et la
périphérie du champ visuel est évidemment invisible. Il s'agit donc bien
dans tous les cas d'une présence qui ne requiert pas et parfois exclut
l'objectivation et qui donne par conséquent lieu à une relation
immédiatement dynamique ou praxique, bref n'existe que comme pôle d'un
agir. Or il va de soi que l'affectivité a une place privilégiée puisqu'elle
exemplifie de manière éminente ce mode de donation. Ainsi, je vis d'abord
l'amour comme une certaine polarisation qui n'implique aucune
connaissance, pas même une conscience thématique de lui-même : il est
tout entier à son objet sans le poser d'aucune façon comme un objet. Mais,
et tel est le point important, ce privilège méthodologique et cette
exemplarité se retournent finalement contre l'affectivité car elle se trouve
par là-même dissoute dans l'intentionnalité dite perceptive, à savoir dans
la donation non objectivante de l'étant. Non pas que Merleau-Ponty ne
l'aborde pas dans le chapitre évoqué, mais elle n'y est pas tant étudiée pour
elle-même qu'en tant qu'emblème et voie d'accès à cette relation incarnée au
monde qui l'intéresse. Ce qui fait défaut, c'est donc une théorie spécifique
de l'affectivité qui permette de la situer, c'est-à-dire de la distinguer des
autres modalités de cette relation originaire au monde et, en particulier, de
celle qui débouche sur la connaissance d'un objet. En vérité, jusqu'à Le
Visible et l'invisible, le geste de Merleau-Ponty est toujours de creuser en-
deçà de la relation objectivante pour atteindre une visée plus originaire qu'il
en vient à qualifier comme affective. L'affectivité n'est donc pas tant une
modalité de rapport au monde que la détermination ultime de ce rapport lui-
même. Elle est finalement caractérisée de manière surtout négative
puisqu'elle désigne la couche non-objectivante qui demeure co-présente à
toute visée, même objective ; la réalité affective se confond avec l'être pour
mon corps qui est constitutif de tout apparaître, même lorsque celui-ci se
dépasse et s'occulte au profit de l'objet. Telle est d'ailleurs la raison pour
laquelle ce sont l'amour et le désir qui sont mis en avant lorsqu'il s'agit de
penser la place de l'affectivité.
Bien entendu, même s'il y a ici une difficulté, qui tient au projet même de
Merleau-Ponty et témoigne finalement de la polarisation fondamentale de
son interrogation par la question de la connaissance, il faut mettre au crédit
de Merleau-Ponty le fait d'avoir ressaisi l'affectivité à ce niveau de
profondeur et de lui avoir conféré cette place. Elle n'est évidemment pas
comprise sur le mode psychologique comme une sorte d'altération intérieure
suscitée par certains objets mais comme une, sinon l'intentionnalité
originaire, à savoir comme un mode d'ouverture primordial et original. Elle
est ce qui nous met en rapport avec une transcendance qui n'est pas encore
celle de l'objet et, à ce titre, elle nous initie, à travers son « objet » propre, à
la facticité du monde ; parce qu'elle n'est pas encore représentation, elle
nous ouvre à une présence et non à une pure objectité. Mais, et tel est le
point où nous divergeons radicalement, dans la mesure où elle est comme
l'emblème de l'intentionnalité, son destin ne peut se distinguer de celui de
l'intentionnalité. L'intentionnalité, dans toutes ses modalités, ouvre à des
choses ; même si elle présente plutôt qu'elle ne représente, elle ne délivre
que des réalités mondaines et l'affectivité ne fait évidemment pas exception.
De sorte que le reproche que nous ferions à Merleau-Ponty est plutôt de ne
pas être allé assez loin, de ne pas avoir reconnu à l'affectivité une portée
plus profonde que la perception elle-même ; en d'autres termes, d'avoir
insisté sur sa dimension donatrice de sens – ce qui était légitime contre une
perspective psychologisante – au détriment de sa dimension propre de
réceptivité, qui nous paraît au contraire être ce qui permet de donner au
sentiment une portée plus ample que celle de la perception. Mais cela est
absolument cohérent avec la manière dont Merleau-Ponty pense notre
relation au monde, avec, pour ainsi dire, le degré de distance qu'il nous
attribue vis-à-vis du monde, et c'est naturellement sur ce point que se
cristallise la divergence.
En effet, la distinction pertinente pour Merleau-Ponty passe entre une
donation objective ou objectivante, en laquelle le monde comme tel, en son
archi-facticité, est perdu et une donation que l'on pourrait qualifier de
perceptive ou de corporelle (charnelle), qui est en tout cas non objectivante
et qui saisit ses objets propres en leur présence même, à savoir comme
modalités du monde en tant que tel. De là ce que nous pourrions nommer
l'optimisme ontologique de Merleau-Ponty : la vérité de notre relation au
monde, par-delà la pensée objective, réside dans une sorte de proximité,
d'intimité ou de parenté fondamentales. C'est cette parenté que la théorie de
la chair thématisera et portera à la puissance ontologique. Autrement dit,
notre relation au monde est d'appartenance et de familiarité plutôt que
d'exil, même si cette familiarité tend à se nier elle-même au profit d'une
relation de connaissance. Ceci revient à affirmer, dans notre vocabulaire,
que notre finitude ne se distingue pas de la finitude primaire du monde, que
nous pouvons coïncider avec celle-ci en rejoignant le monde dans les
présences sensibles (ou encore en les saisissant comme ostension du
monde), c'est-à-dire finalement qu'il n'y a pas d'autre finitude que celle du
monde lui-même, ou encore du sensible en tant que le monde s'en absente
pour s'y préserver. Bref, notre modalité primitive d'existence, et donc de
phénoménalisation, coïncide avec la phénoménalisation du monde lui-
même dans les sensibles ; nous sommes chez nous dans le monde plutôt
qu'exilés du monde. C'est pourquoi aucune modalité singulière d'existence
n'est requise pour accéder au monde comme tel, pour autant que cet accès
est déjà assuré par l'intentionnalité non-objectivante. Avec l'affectivité et, en
même temps qu'elle, avec toutes les modalités originaires et praxiques de
rapport au monde, on atteint le monde lui-même en sa profondeur, de sorte
que la seule distance qui doit être surmontée est celle de l'objectivation.
Telle est également la raison pour laquelle le langage ne jouit pas d'un
privilège particulier vis-à-vis de la perception : dès lors qu'il n'y a pas de
véritable scission avec le monde – si ce n'est celle qui est inhérente à
l'objectivation et que le langage ne fait que reprendre à son compte – la
question de ce qui permettrait de la surmonter ne se pose même pas.
Telle n'est évidemment pas notre position, pour ainsi dire moins
optimiste, mais aussi moins tributaire de la pensée classique, c'est-à-dire
moins confiante dans les pouvoirs et la puissance du sujet. À nos yeux,
l'existence du sujet ne va pas sans impliquer une aliénation fondamentale,
un exil radical auxquels seule la fin de l'existence subjective, autrement dit
une désindividuation radicale, mettrait fin. En tant qu'issu de l'archi-
événement séparateur, le sujet est à distance du monde, c'est-à-dire,
contrairement à ce que pensait Merleau-Ponty, étranger à la mondanéisation
du monde dans le sensible. Bien entendu, nous intégrons la perspective de
Merleau-Ponty dans la mesure où nous faisons droit au caractère
essentiellement non objectivant de l'intentionnalité. C'est précisément ce
que nous avons voulu mettre en avant en la caractérisant comme désir ; en
ce point, nous sommes assez près de Merleau-Ponty puisque, à travers notre
concept de désir, nous mettons au centre une forme d'affectivité
phénoménalisante, au moins au sens courant de l'affectivité. Car, en vérité,
ce que nous nommons désir ne renvoie pas pour nous à l'ordre de
l'affectivité proprement dite, même s'il le rend possible : il s'agit tout
simplement de l'intentionnalité originaire, similaire à celle que Merleau-
Ponty atteint sous le terme d'arc intentionnel sur l'exemple des visées
affectives. Mais, contrairement à Merleau-Ponty, nous ne pouvons nous
arrêter là car, dans le désir, le monde s'absente plutôt qu'il ne se présente, se
perd plutôt qu'il ne se donne. Le désir, qui nomme notre rapport propre au
monde, est la trace de l'absence du monde plutôt que le témoignage de sa
proximité : il est la seule manière de se rapporter à un monde dont nous
sommes irrémédiablement séparés par l'archi-événement. C'est ici
qu'intervient une troisième dimension, au delà de la relation objectivante et
de l'intentionnalité corporelle, dimension qui occupe la place qu'occupait
l'arc intentionnel chez Merleau-Ponty. Cette dimension est appelée par le
fait que le désir ne peut phénoménaliser le monde sous forme d'unités de
sens (de présences) s'il n'est pas déjà en rapport avec lui, s'il ne le sait pas
d'une certaine façon : telle est exactement la fonction du sentiment tel que
nous l'entendons et telle est donc la place de l'affectivité primordiale. Le
sentiment est rigoureusement appelé par la distance du monde, comme ce
qui vient compenser ou combler cette distance : il est ce qui, en nous, peut
contrer l'archi-événement et ouvrir la voie d'un retour au monde au cœur de
l'exil, bref la voie d'une existence poétique. La nécessité du sentiment se
mesure donc à la profondeur du fossé qui nous sépare du monde et, parce
que ce fossé n'est finalement pas reconnu par Merleau-Ponty, aucune place
ne peut être faite chez lui à cette affectivité originaire. Autant dire, comme
nous le montrerons plus loin, que le sentiment est une composante
constitutive du désir, condition de son avancée fondamentale, mais aussi
des passages à la limite auxquels il peut donner lieu dans l'existence
poétique.
Il est possible de le dire autrement, de formuler d'un autre point de vue
notre différence avec Merleau-Ponty. Nous avons insisté sur notre distance
avec le monde, que nomme le concept d'archi-événement, mais les choses
se jouent d'abord, pour ainsi dire, au plan du monde lui-même. De même
que la proximité possible au monde, chez Merleau-Ponty, tient à une
détermination strictement phénoménologique du monde comme horizon de
tous les horizons, c'est-à-dire finalement comme n'étant rien d'autre que la
chose, de même l'exil du sujet et sa distance constitutive avec le monde
dans la perception elle-même tiennent au fait que le monde est, selon nous,
beaucoup plus que l'horizon. Autrement dit, le monde ne doit pas être pensé
d'emblée téléologiquement comme fond de et pour l'apparaître mais, bien
au contraire, comme une puissance sauvage et éminemment positive,
comme une surpuissance qui, comme telle, est absolument éloignée de
nous, foncièrement étrangère, ne s'attestant finalement en nous que sous la
forme de notre mouvement, dont nous savons qu'il n'est qu'un écho lointain
de l'archi-mouvement du monde. Si nous ne pouvons pas communi(qu)er
avec le monde, c'est parce que celui-ci est une nature et c'est précisément en
ce point que notre position converge avec celle de Mikel Dufrenne.
Finalement, Merleau-Ponty ne peut faire la différence entre un apparaître
primaire et un apparaître secondaire, ou plutôt l'apparaître primaire, la
visibilité intrinsèque du monde est conçue de telle façon, et nous sommes
également tels que nous pouvons coïncider avec lui.
Bref, chez Merleau-Ponty, nous sommes proches du monde parce que le
monde est d'abord proche de nous, c'est-à-dire n'est jamais une nature
venant déchirer le plan de l'apparaître. Nous restons ici dans le cadre d'une
phénoménologie stricte. Au contraire, dans la perspective qui est la nôtre,
nous sommes loin du monde, y compris lorsque nous le phénoménalisons
par le désir ; mais c'est d'abord parce que celui-là est loin de nous, nous est
d'emblée intrinsèquement étranger, ce qui revient à dire que rien dans l'être
du monde, c'est-à-dire dans la phénoménalité primaire, n'appelle ou
n'annonce notre propre phénoménalisation, autrement dit la constitution
d'un monde perçu. Alors que, chez Merleau-Ponty, le monde est, en son
être, intrinsèquement perceptible (au sens, bien sûr, d'une présence anté-
prédicative corrélative d'un acte non-objectivant), dans notre perspective, au
contraire, le monde se phénoménalise en se différenciant en son sein mais il
demeure intrinsèquement étranger à la perception. C'est cette situation
originaire qui conduit au concept d'archi-événement : puisque nous
percevons et puisque la perception est étrangère à l'être du monde, force est
de reconnaître que non seulement nous sommes séparés de lui mais encore
que nous advenons à partir d'une séparation, d'une scission qui affecte le
monde sans pouvoir trouver sa source en lui, qui, pour cette raison, doit être
comprise comme événement. Or, enfin, pour autant que de cette nature nous
ne sommes pas absolument séparés puisque nous nous savons séparés, force
est de reconnaître également que nous avons un accès originaire à elle, en-
deçà ou au-delà de la perception. Telle est la place et la fonction de
l'affectivité, non plus au sens intentionnel du désir, qui est le plan où
Merleau-Ponty s'arrête, mais en ce sens à la fois infra-intentionnel et hyper-
intentionnel qui correspond à ce que nous nommons sentiment. Le
sentiment est comme l'écho de la nature en nous par dessus la scission
événementiale, c'est-à-dire le monde perçu ; il est la seule voie d'accès à
cette nature, à la lumière et par la force de laquelle perception et parole
peuvent se porter à leur propre limite.

Heidegger

Il est donc temps d'en venir à la confrontation avec Heidegger, qui est
appelée par certains des traits que nous avons conférés au sentiment. Il est
incontestable que Heidegger réserve une place majeure à la dimension
affective de l'existence puisque, on le sait, l'analyse de l'être-à comme tel
débute par la mise au jour de ces deux existentiaux fondamentaux
originairement articulés, à savoir l'affection (Befindlichkeit, disposition) et
le comprendre (Verstehen), qui correspondent à la version heideggerienne
de la distinction entre matière et forme, entre sensible et sens. L'idée est
évidemment ici que la sensibilité au sens du sentir, c'est-à-dire du se laisser
aborder par l'étant, suppose une disposition fondamentale par laquelle je
suis d'abord jeté dans le monde. De quoi s'agit-il ? L'affection, qui prend la
forme de la Stimmung, c'est-à-dire d'une certaine tonalité affective, est ce
qui ouvre le Dasein à son Là, Là qui, pour ainsi dire, le précède, qui est un
déjà-là ; elle l'ouvre à son être-jeté (Geworfenheit). D'autre part, cette
ouverture est aussi celle du monde dans lequel le Dasein se trouve pour
autant que le déjà-là du Dasein co-implique le déjà-là du monde :
l'ouverture du monde est co-constituée par l'affection. Il s'ensuit que
l'affection est la condition même de l'effectivité du à de l'être-à, c'est-à-dire
indistinctement du mouvement par lequel le Dasein se tourne vers le monde
et de la possibilité de se laisser aborder par l'étant. Bref, comme Heidegger
l'écrit dans Was ist Metaphysik ?, l'affection signifie un « se sentir au milieu
de l'existant en son ensemble{28} ». Autant dire que l'affection délivre une
tonalité qui n'est pas une propriété d'un étant mais bien celle du monde lui-
même, qui le colore tout entier, étant entendu qu'il s'agit ici du monde dans
lequel le Dasein existe, peuplé d'étants à portée de main (Zuhandenes)
articulés par un système de renvois, et non du monde tel que nous l'avons
défini. Dire que je suis triste, c'est dire rigoureusement que je me trouve au
milieu d'un monde triste et il faut entendre l'expression (« je me trouve »)
dans les deux sens, que l'on trouve également en allemand. Je suis situé au
milieu de ce monde et je me découvre ou me rencontre, c'est-à-dire
m'éprouve en cet être situé. Autant dire que l'épreuve du là (au milieu du
monde) et l'épreuve du soi (je me découvre) sont inséparables. Je ne me
découvre que situé, l'épreuve de soi est épreuve d'une situation, d'un être
situé et il n'y a d'accès à la situation, c'est-à-dire au monde, que dans et par
l'épreuve de soi. Cela signifie que la tristesse n'est pas d'abord une tonalité
du monde qui m'envahirait ou, à l'inverse, un état intime que je projetterais
sur le monde : elle est indistinctement tristesse mienne et tristesse du monde
puisqu'elle est la manière dont je me trouve dans le monde. Bref, l'affection
désigne l'indistinction d'un être situé, impliquant donc un rapport à la
totalité du monde ambiant, et d'un être éprouvé, enveloppant quelque chose
comme une découverte de soi et c'est pourquoi la tristesse est neutre vis-à-
vis du partage du Dasein et du monde.
Il faut d'abord souligner la portée d'une telle théorie de l'affectivité.
Celle-ci est un existential, c'est-à-dire une détermination fondamentale de
notre existence et, par conséquent, de notre être-au-monde. En ce sens, elle
échappe d'abord à la psychologie et, a fortiori, à la physiologie. Les affects,
que Heidegger nomme aussi parfois sentiments, ne sont pas des contenus
immanents ou des états éprouvés dans la passivité mais des dimensions de
l'existence et, par là-même, des colorations du monde. Comme l'écrit
Heidegger :
Ce que nous appelons « sentiment » n'est ni un épiphénomène fugitif du comportement de
notre pensée et de notre volonté, ni une simple impulsion qui le provoquerait, ni un état
subsistant comme une chose, avec lequel nous passerions tel ou tel arrangement{29}.

Cela ne signifie pas que les affections n'impliquent pas un rapport à soi,
puisque c'est au contraire ce qui les définit, mais il faut comprendre que ce
rapport à soi est d'un tout autre ordre que celui de la découverte d'un
contenu ou d'un état immanents, tout autre chose qu'une sorte de
connaissance, d'intuition intérieure. Comme l'écrit Heidegger, la tonalité est
« le mode d'être originaire du Dasein où celui-ci est ouvert à lui-même
avant tout connaître et tout vouloir et au-delà de leur portée
d'ouverture{30} ». Mais il suit aussi de cela – et c'est évidemment ce qui
justifie la confrontation avec Heidegger – que les sentiments ont, pour
reprendre les termes de Dufrenne, une portée noétique, non pas au sens où
ils relèveraient du connaître mais en tant qu'ils ouvrent au monde,
impliquent une sortie hors de soi, dévoilent un autre que le Dasein lui-
même. Là encore, Heidegger est parfaitement explicite :
L'affection inclut existentialement une assignation ouvrante au monde à partir duquel de l'étant
abordant peut faire encontre. En fait, nous devons, du point de vue ontologique, confier
fondamentalement la découverte primaire du monde à la simple tonalité{31}.

Nous retrouvons donc, dans la caractérisation heideggerienne de


l'affectivité sous l'espèce de la disposition, des traits comparables à ceux
que nous avons attribués au sentiment : la Befindlichkeit est indistinctement
une ouverture à soi plus radicale que la simple épreuve d'un contenu affectif
et une ouverture au monde plus originaire que la simple connaissance
d'étants intramondains puisqu'elle est bien ce qui conditionne l'accès
originaire aux étants, accès dont on sait par ailleurs qu'il n'est pas d'abord de
l'ordre de la connaissance.
Il faut mesurer la portée de cette affirmation, ce qui nous permettra
d'amorcer la mise au jour de notre différence. En vérité, cette analyse de
l'affection correspond à une théorie existentiale de la sensibilité et vient
donc en lieu et place d'une esthétique transcendantale. Il s'agit au fond de
comprendre ce que peut bien signifier la sensibilité, c'est-à-dire la donation
de la réalité en son « que », en son existence nue, dans une perspective qui
fait l'économie de toutes les catégories généralement sous-jacentes à la
sensibilité, à savoir celles de corps, d'organe des sens, de conscience
sensible. Comprise depuis l'existence elle-même, comme une possibilité de
cette existence, la sensibilité doit être affection ou disposition car celle-ci
est en effet une manière singulière d'être indistinctement à soi et au monde.
Dès lors, la disposition fonctionne comme l'a priori même de la sensibilité
et, par voie de conséquence, de la corporéité : pour sentir et me sentir il faut
d'abord que j'existe sur le mode de l'affection ou de la disposition.
Heidegger est, là encore, très clair sur ce point :
C'est seulement parce que les « sens » appartiennent ontologiquement à un étant qui a le mode
d'être de l'être-au-monde affecté qu'ils peuvent être « touchés » et avoir du sens pour...{32}.
Je ne peux être touché, au sens de l'entrer en contact avec une extériorité,
autrement dit au sens de la réceptivité, que si je peux être touché au sens de
l'affectivité. Ici, Heidegger renverse les rapports du propre et du figuré et
fait apparaître le figuré comme la vérité du propre. Même si le toucher
tactile est mis à profit pour dire la tonalité affective, en vérité c'est en celle-
ci que résident le sens et la possibilité du toucher tactile. Rien ne pourrait
jamais me toucher, au sens d'entrer en contact avec moi, si je n'étais pas
d'abord susceptible d'être touché au sens d'être affecté. Plus précisément,
Heidegger ressaisit dans la Befindlichkeit l'indistinction d'un pur contact et
d'une épreuve affective, l'identité originaire entre la rencontre d'un étant
dans la réceptivité et l'être affecté par cet étant. Soulignons d'autre part que,
dans le texte que nous commentons, le comprendre apparaît déjà : les sens
ont toujours du sens pour, ils donnent sens, ce qui revient à dire que toute
affection est saisie d'un sens, que l'affection est toujours déjà un
comprendre, de sorte que leur distinction est nécessairement abstraite. Il
faut en effet se souvenir que l'existence est pouvoir être ou possibilisation,
de sorte que si l'affection découvre le Dasein en son être jeté, c'est
précisément comme projet qu'elle le découvre jeté. Ceci revient à dire, non
pas qu'un sens serait ajouté à des tonalités affectives premières délivrant le
monde en sa nudité, mais plutôt que « toute compréhension ou possibilité
est “disposéeᾹ, affectée d'une Stimmung{33} », bref que le sens, en tant qu'il
est découvert à même un monde, comporte nécessairement un versant
sensible. Le sensible, délivré par la disposition, n'est que l'être-donné du
sens.
Ce que Heidegger explicite ici, contre les traditions empiriste et
intellectualiste, c'est l'unité originaire ou la co-appartenance du sens et du
sensible, qui interdit de comprendre la sensibilité comme la simple
réception de qualités auxquelles on conférerait un sens, que ce soit sous la
forme d'une intellection, d'une synthèse ou d'une animation (Leistung), ni,
par voie de conséquence, le sens comme procédant d'un acte de l'esprit se
portant sur une matière qui lui serait indifférente. Le point décisif de cette
théorie de l'affection est précisément que l'affection comme telle a toujours
un sens, en ceci qu'elle dispose d'une certaine façon et engage donc le
pouvoir être, c'est-à-dire le comprendre{34} dans une certaine direction.
Parler de tonalité ou d'affection, c'est saisir le sensible dans l'horizon du
sens, comme préfigurant ce sens et, en vérité, comme inséparable de ce
sens. Plus généralement, parler d'affection et de comprendre, c'est tenter de
caractériser ce que la tradition a saisi comme sensible et comme sens à
partir de leur propre point de contact, du point ou l'un passe dans l'autre,
bref de leur communauté première, de sorte qu'il n'y a plus à s'engager dans
l'impasse de l'imposition d'un sens, quelle qu'en soit la modalité, à une
matière sensible. L'affection nomme le senti lui-même en tant qu'il a
toujours déjà un sens et le comprendre nomme le sens et tant qu'il est
toujours encore sensible. C'est la raison pour laquelle l'unité de ces deux
existentiaux que sont l'affection et le comprendre est plus originaire que
leur dualité. En d'autres termes, Heidegger tente ici de penser, dans le cadre
qui est le sien, à savoir existentialement, cette indistinction entre sens et
sensible que Merleau-Ponty, quant à lui, reconnaît dans ce qu'il appelle le
perçu, pour autant que celui-ci est corrélatif de ce qu'il nomme un sujet
incarné.
Il devient alors patent, à la lumière de cette clarification, que cette théorie
heideggerienne de l'affectivité est au plus loin de ce que nous avons
identifié sous le terme de sentiment. Ou plutôt, comme nous venons de le
suggérer, elle se situe sur un plan qui n'est pas celui auquel correspond notre
concept de sentiment. Ce plan auquel Heidegger s'en tient est celui de la
donation d'un monde ambiant, l'équivalent du monde perçu chez Merleau-
Ponty ou du monde de la vie chez Husserl. L'insistance sur la dimension
affective de la donation du monde a seulement pour double fonction de
rendre compte de l'unité originaire de la présence et du sens, qui caractérise
les étants du monde ambiant, et de penser cette présence sur un mode non-
objectif, précisément comme faisant monde. Nous sommes donc au niveau
de ce que nous avons nommé pour notre part finitude secondaire, à savoir
celui de l'ostension des étants mondains dans les qualités sensibles,
ostension dont le monde comme tel est absent. Il est alors cohérent que
Heidegger puisse invoquer des tonalités affectives qui, comme on l'a vu,
concernent nécessairement un monde déjà donné. La seule différence,
certes décisive, est que Heidegger ne les comprend plus comme une sorte
de réponse, de commentaire intime renvoyant à des étants déjà donnés sur
un mode objectif ou représentatif mais leur reconnaît une dimension
constitutive. Au fond, en faisant cette place à l'affectivité, Heidegger prend
acte de la dimension révélante des actes non-objectivants et, au-delà, de
cela même que Husserl cantonnait à la sphère des data hylétiques
immanents. Ainsi, une tonalité affective révèle un monde, elle a une
signification intentionnelle ou constitutive. Dès lors, l'articulation entre
Befindlichkeit et Verstehen est à la place qu'occupe le désir dans notre
perspective. Le désir est en effet pour nous l'autre nom de l'intentionnalité et
qualifier celle-ci comme désir, c'est se situer résolument par-delà le partage
de la matière et de la forme, partage dont les deux existentiaux
heideggeriens sont comme le résidu. Tout tient à ceci que, dans notre
perspective, il n'y a pas à penser « d'assignation ouvrante au monde à partir
duquel de l'étant abordant peut faire encontre » pour la simple raison que
non seulement le monde est toujours déjà là mais que nous sommes en outre
caractérisés par notre inscription en lui (en tant que vivants, nous sommes
d'abord des êtres cosmologiques), de sorte que la vraie question pour nous
n'est pas de savoir comment un monde peut nous être donné mais comment
nous pouvons nous en séparer de telle sorte qu'un sujet puisse advenir.
C'est évidemment ici que l'on aperçoit en quoi l'analytique du Dasein
relève encore d'un subjectivisme, certes approfondi et déplacé. En effet,
même s'il insiste sur l'indéchirabilité de l'être-au-monde, Heidegger pense
néanmoins celui-ci comme une dimension du Dasein, de sorte que la
donation du monde et celle de l'appartenance relèvent de la seule initiative
de ce Dasein. Le monde est bien ce qui est pour et par le Dasein. N'insistons
pas sur toutes les autres dimensions du Dasein – Authenticité
(Eigentlichkeit), Être pour la mort (Sein zum Tode), Échéance (Verfallen) –
qui manifestent finalement un acosmisme fondamental, qui a justifié les
assimilations de l'analytique existentiale à une gnose (Bréhier, Jonas). Il est
en effet peu contestable que, si le Dasein est au monde, non seulement ce
n'est pas son appartenance au monde qui est à la racine ou au cœur de son
être, appartenance que Heidegger a d'ailleurs bien du mal à penser au-delà
de la Befindlichkeit, mais les dimensions fondamentales d'une existence
authentique vont dans une direction qui n'est assurément pas celle du
monde. Celui-ci est bien le lieu de la perte, de l'échéance, de
l'inauthenticité. Telle est la raison pour laquelle, en dépit des tentatives
désespérées de certains commentateurs, il n'y a pas de place, dans une telle
philosophie, pour la chair et tout ce qu'elle implique, ni donc non plus pour
le mouvement et la spatialité.
Quoi qu'il en soit, le monde est pensé à partir du Dasein, comme un
moment constitutif de son existence, loin que celle-ci soit pensée à partir du
monde. Or, telle a précisément été notre approche : comprendre le sujet
comme constitué par le monde, c'est-à-dire comprendre notre vie à partir de
l'archi-vie. Nous avons cru ainsi recueillir la vérité minimale du
subjectivisme et du dualisme, l'unique racine de cette revendication à
laquelle ils se résument donc, à savoir le fait que notre existence, en tant
que caractérisée par une forme d'impuissance, ne peut être dérivée de
l'archi-mouvement du monde. Ce qui ne signifie pas qu'elle repose sur une
substance singulière, ni même sur une existence singulière, comme chez
Heidegger (car, contrairement à lui, nous ne creusons pas un abîme entre
l'existential et le catégorial : l'existential, c'est encore le mondain, c'est-à-
dire l'archi-mouvement privé d'une dimension de lui-même, précisément de
sa puissance), mais tout simplement qu'elle est sans raison. Le caractère
indérivable d'une existence pourtant inscrite dans le monde, bref du désir
comme mouvement impuissant, circonscrit l'espace minimal d'une
métaphysique et constitue la racine véritable du dualisme et du
subjectivisme, qui signifient rien de moins, ni non plus rien de plus. On voit
la conséquence quant au désir et sa différence vis-à-vis des existentiaux
heideggeriens. Si notre situation originaire est celle de l'appartenance, si
notre mode d'être fondamental doit tout à celui du monde – notre
mouvement procède de l'archi-mouvement du monde – alors la question de
la donation de ce monde, du mode de découverte de ce monde, bref celle de
la matière de l'expérience ne se pose tout simplement pas. Il n'y a en effet
d'esthétique transcendantale que dans une philosophie dans laquelle
l'appartenance au monde et donc la présence de celui-ci ne sont pas
constitutives du sujet. Dans notre perspective, la matière est pour ainsi dire
déjà donnée puisque nous naissons du monde par privation, de sorte que le
seul vrai problème, qui se confond avec celui de l'existence subjective, est
le problème de la forme. Il se formule ainsi : comment cela qui apparaît en
soi ou anonymement, à savoir l'auto-production du monde dans les étants,
peut-il apparaître à un sujet et par conséquent en tant que tel ? La raison de
cet apparaître secondaire est l'archi-événement et son opérateur, déposé par
la scission événementiale, n'est autre que le désir. Celui-ci tend vers le
monde dont il est irrémédiablement séparé et, par ce mouvement
d'absentement, fait paraître les étants comme tels. L'apparition de l'étant
n'est donc que l'étant lui-même en tant que sa charge de monde fait défaut,
en tant que le désir s'y rapporte sur fond d'absence. La forme n'est que la
matière elle-même (le monde) privée de son fond ou de sa teneur
ontologique propre ; elle est en quelque sorte un défaut de la matière et c'est
la raison pour laquelle notre détermination du sujet ne retient que la
dimension dynamique, celle par laquelle il avance vers un monde qui recule
devant lui.
Il n'y a donc nulle place ici pour l'affectivité, sinon comme dimension
très dérivée, car nul besoin d'une donation du là du monde. Le sujet doit
plutôt être caractérisé par un arrachement à l'étoffe du monde, la forme
comme une conquête sur la matière. En d'autres termes, nous sommes
toujours déjà jetés dans le monde et, en vérité, beaucoup plus que cela
puisque nous appartenons originairement à la physis, de sorte qu'il n'y a pas
à rendre compte de la découverte du monde, à spécifier les modalités de
l'être-au-monde. Il s'agit plutôt de comprendre, en une démarche qui est
aussi éloignée de Heidegger qu'elle l'est de Husserl ou Descartes – ce qui
les situe, de ce point de vue, du même côté – comment cette physis peut
donner lieu à un sujet et à des étants apparaissants comme tels, comment
l'apparaître primaire peut se muer en apparition à (un sujet). Il s'agit donc de
comprendre comment l'on peut sortir du monde et non comment l'on peut y
entrer ou le découvrir. Au fond, en raison de ce contexte théorique que nous
venons de rappeler et en toute cohérence, le désir réalise véritablement
l'unité et, en vérité, l'identité de l'affectivité et du comprendre, du sensible et
du sens, bref de la passivité et de l'activité, que Heidegger ne parvenait
encore à penser que comme unité d'une dualité. En ce sens, on pourrait dire
que le désir est comme l'affect propre de l'activité ou, inversement, comme
l'activité de la passivité : il est vraiment un sentir dynamique ou une
avancée qui est épreuve, soit l'identité absolue d'un éprouver et d'un
mouvement. Mais ceci suppose évidemment que le fond matériel n'ait pas à
être atteint ou constitué : l'épreuve ne peut prendre la forme d'un
mouvement que parce qu'elle s'inscrit dans un monde déjà-là et procède tout
entière de ce monde, que parce que le sujet n'a pas à aller au-devant de ce
monde.
Néanmoins, ces considérations ne permettent pas d'évacuer
complètement le problème de la matière, ou plutôt celui-ci s'y présente
d'une tout autre façon. Comme nous l'avons montré, si le désir naît d'une
séparation événementiale du monde avec lui-même, il ne peut néanmoins
tendre vers ce monde perdu et le phénoménaliser de manière secondaire que
s'il est relié de quelque façon à lui, non seulement en soi, ce qui est évident
puisque la surpuissance du monde prévaut toujours mais, en quelque sorte,
pour soi. Bref, ce monde perdu doit s'attester de quelque façon au sein du
sujet pour que le désir puisse tout simplement désirer et donc avancer. Afin
de le chercher, il doit déjà être initié à ce qui pourrait l'apaiser. Nous avons
nommé sentiment le mode de présence originaire du désirable dans le
désiré, c'est-à-dire la manière dont le monde, en sa puissance et sa
sauvagerie propres, s'atteste dans le sujet. En ce sens, tout sentiment est
sentiment de la nature. Le sentiment désigne donc le champ de l'affectivité
comme telle et non plus comme envers d'une activité ; il nomme une archi-
passivité et, par là-même, une véritable ipséité qui, seules, sont à la mesure
de la transcendance du monde. Il ne faut donc pas dire qu'il y a un affect qui
nous permet d'atteindre le monde en personne mais que, à la différence du
désir, le sentiment est ce qui atteste de notre relation au monde comme tel et
permet donc au désir de le phénoménaliser en se portant vers lui. Alors que
le désir conditionne la phénoménalité des étants, le sentiment nomme la
phénoménalité de leur fond mondain.
C'est précisément en ce point qu'une nouvelle confrontation avec
Heidegger peut être organisée. En effet, il y a, chez Heidegger, un affect qui
jouit d'un statut absolument privilégié, pour autant qu'il nous met devant le
monde lui-même, en quelque sorte par-dessus les étants, ou plutôt à la
faveur de leur glissement ou de leur ébranlement, à savoir l'angoisse. Celle-
ci semble se situer en quelque sorte au même niveau que notre sentiment,
de sorte que l'angoisse serait aux autres affects ce que, pour nous, le
sentiment est au désir : alors que le désir, comme les autres affects, permet
un rapport à ce qui fait encontre dans le monde, le sentiment, tout comme
l'angoisse me mettrait en présence du monde lui-même. Mais il faut d'abord
faire état d'un étonnement et d'un premier déséquilibre au sein de ce
parallélisme : c'est encore à un affect qu'est confiée la possibilité de
transcender le plan des étants et donc des autres affects en et par lesquels ils
se rencontrent. Cela est en vérité cohérent dans la mesure où l'angoisse ne
saurait, contrairement au sentiment, me mettre directement en rapport avec
le monde lui-même, avec le monde par-delà les étants car, tout simplement,
ce monde n'existe pas chez Heidegger. Parce qu'il est un concept
phénoménologique et non pas cosmologique, le monde ne peut donc être
atteint pour ainsi dire qu'indirectement, à savoir encore sur le plan des
étants, à la faveur d'une certaine tonalité impliquant le glissement de ceux-
ci dans une forme de néant. Il est donc nécessaire que l'accès au monde,
comme néantisation des étants, c'est-à-dire encore comme une certaine
relation à l'étant, soit homogène aux autres modalités d'accès à ce monde,
bref soit de l'ordre de l'affect. Pour anticiper, on pourrait dire que l'angoisse
révèle un rien d'étant, alors que le sentiment révèle quelque chose comme
un surétant, qui est à comprendre bien entendu comme surpuissance. S'il est
donc vrai qu'une homologie peut être mise en évidence, elle n'a de
signification ou de portée que formelles, l'important étant que le sentiment
n'est pas un affect et que sa teneur propre n'a pas grand-chose à voir avec
celle de l'angoisse. Rappelons que celle-ci apparaît dès Sein und Zeit
comme ouverture privilégiée du Dasein, c'est-à-dire comme l'affection
mettant le Dasein devant le monde comme tel et donc devant lui-même
comme être-au-monde. En ce sens, elle joue bien le rôle de l'époché
phénoménologique, puisqu'elle permet de remonter de l'existence dans le
monde au monde lui-même et, par conséquent, à ce qui en constitue pour
ainsi dire la condition, à savoir l'existence comme telle. L'angoisse, à la
différence de la peur, est angoisse devant rien, elle est oppressante dans la
mesure où cela qui l'angoisse n'est pas assignable. Ainsi, l'angoisse est une
relation à rien de déterminé et, par là-même, ouvre à ce rien d'étant qu'est le
monde lui-même. Comme Heidegger le montre encore plus clairement dans
Was ist Metaphysik ?, dans l'angoisse l'existant dans son ensemble devient
branlant (hinfällig), il « nous échappe et glisse dans son ensemble » même
si, bien entendu, il ne disparaît pas, ne cesse pas d'être ce qu'il est. Ressaisie
du point de vue du Dasein, l'angoisse signifie un recul devant l'étant qui est
l'autre face de son glissement : le lien de familiarité est rompu, l'évidence
de l'existence de l'étant suspendue. De là la dimension oppressive de
l'angoisse, qui procède au fond d'une sorte de répulsion devant l'étant. Mais,
à la faveur de cette néantisation affective très singulière, c'est-à-dire de
l'accès à ce que Heidegger nomme néant dans le texte mentionné, le monde
paraît comme tel. Ainsi :
dans le devant-quoi de l'angoisse devient manifeste le « rien et nulle part ». La saturation
[Aufsässigkeit] du rien et nulle part intramondain signifie phénoménalement ceci : le devant-
quoi de l'angoisse est le monde comme tel{35}.

Corrélativement, cette révélation du monde comme tel est ipso facto


révélation du Dasein à lui-même en son mode d'être premier, à savoir
comme être-au-monde. Comme l'écrit Heidegger :
Mais le monde appartient ontologiquement de manière essentielle à l'être du Dasein comme
être-au-monde. Si par conséquent c'est le rien, c'est-à-dire le monde comme tel qui se dégage
comme le devant-quoi de l'angoisse, cela veut dire que ce devant quoi l'angoisse s'angoisse est
l'être-au-monde comme tel{36}.
De là le fameux solipsisme existential auquel l'angoisse conduit, qui
signifie seulement que celle-ci transporte le Dasein devant lui-même
comme solus ipse, dans une solitude qui renvoie à son ipséité comme être-
au-monde. Dans la mesure même où l'angoisse place le Dasein devant son
monde comme monde, elle le place lui-même devant lui-même comme être
au-monde et, par là-même, l'isole puisqu'il n'a pour ainsi dire plus affaire
qu'à lui-même. Et il est vrai que l'angoisse isole, m'enferme en moi-même
car elle me met face à moi-même et comme en charge de moi-même, car
elle m'interdit de m'oublier dans le commerce familier avec le monde, qui
s'est désormais dérobé.
Notons que dans Was ist Metaphysik ?, la formulation est légèrement
différente, l'accent étant mis sur le Néant et donc l'Être plutôt que sur le
monde lui-même :
Dans la nuit claire du Néant de l'angoisse se montre enfin la manifestation originelle de
l'existant comme tel : à savoir qu'il y ait de l'existant – et non pas Rien. Ce « non pas Rien »
que nous prenons la peine d'ajouter n'est pas une explication complémentaire, mais la
condition préalable qui rend possible la manifestation d'un existant en général{37}.

Cette spécification appelle deux remarques, l'une interne, l'autre externe.


D'une part, on voit clairement en quoi l'angoisse ainsi définie tient bien lieu
d'épochè phénoménologique. En découvrant le Néant, l'angoisse met au
jour le fond sur lequel l'existant s'enlève, par là-même la possibilité qu'il ne
soit pas et, par voie de conséquence, accède à l'étrangeté de son être,
autrement dit à son apparaître comme tel. Le néant permet donc de passer
de l'étant apparaissant à son apparaître, ou encore de l'étant à sa
phénoménalité, ce qui est la définition même de l'époché. Bref, l'angoisse,
en tant qu'elle ouvre à l'Être, permet de faire apparaître l'apparaître et c'est
en quoi elle est au point de départ de la démarche phénoménologique.
Heidegger l'affirme on ne peut plus clairement quelques lignes plus loin :
Le Néant est la condition qui rend possible la révélation de l'existant comme tel pour la réalité
humaine [le Dasein]{38}.

D'autre part (seconde remarque), cette analyse de l'angoisse et de la


transcendance qu'elle rend possible vise à circonscrire l'espace de la
métaphysique, ce qui nous permet de clarifier plus avant notre différence.
La métaphysique renvoie à un questionnement rendu possible par le Rien
ouvert par l'angoisse : pourquoi y a-t-il de l'étant plutôt que rien ? L'espace
de la métaphysique, telle qu'elle est ici définie, est donc celui de ce rien
d'étant qui est au cœur de la révélation de l'étant. Nous rejoignons
Heidegger sur ce seul point : dans la métaphysique telle que nous
l'entendons, il y va d'un certain Rien et c'est en quoi, de manière beaucoup
plus nette que chez Heidegger, elle doit être distinguée de l'ontologie. Car la
métaphysique ne renvoie pas selon nous à un questionnement, sinon de
manière dérivée, mais à un événement, précisément à cette négativité pure,
qui n'a même pas la positivité d'un pur néant, qu'est la scission archi-
événementiale. Ce n'est donc pas du côté du monde comme tel (ou de l'Être
dans les textes plus tardifs) qu'il faut chercher le rien mais du côté de ce qui
nous sépare de ce monde, ou plutôt de la séparation à partir de laquelle nous
advenons comme sujets, séparation qui survient sans cause ni raison. En ce
sens, la métaphysique est métaphysique du sujet, pour autant que c'est en et
par cet événement que le sujet advient, étant entendu qu'il est par là même
sans cause ni raison. Plus précisément, la métaphysique dont nous parlons
est, à la différence de Heidegger, métaphysique de la finitude au sens où
l'événement qu'elle enregistre est l'événement même de la finitude,
événement à partir duquel un sujet peut se constituer comme réalité finie.
Bref, le rien dont nous parlons n'est pas synonyme du monde mais est au
contraire ce qui nous sépare du monde, ce qui instaure donc la distance –
qui est aussi infime qu'elle est radicale – du sujet et du monde en venant
creuser le monde d'une faiblesse fondamentale. Ainsi, la métaphysique ne
conduit pas des étants à ce rien qu'est le monde mais plutôt de la plénitude
ou de la surpuissance de ce monde à ce rien dont procèdent les étants
apparaissants. Ce rien est donc à la source de la seule phénoménalité
secondaire, de l'apparaître destiné, en tant qu'il vient briser la plénitude du
monde comme phénoménalité primaire. Or, en rappelant cela, nous
découvrons ce qui fonde la différence radicale entre notre sentiment et
l'angoisse heideggerienne.
Tout d'abord, comme nous l'avons déjà souligné, celle-ci a un nom
puisqu'elle n'atteint le néant comme rien d'étant qu'à la faveur d'une certaine
relation, certes singulière et négative, avec les étants. L'angoisse est donc
encore un affect alors que le sentiment n'a pas d'autre nom que lui-même,
n'est sentiment de rien de déterminé. Il est l'ouverture même et sans
médiation à cet indéterminé qu'est le monde. En sa disponibilité
constitutive, le sentiment me projette devant et dans la profondeur du
monde : il n'a donc pas plus de détermination que cette profondeur n'en a ;
il est aussi loin de l'affect que le monde, en sa plénitude dynamique, est loin
des étants. Cela étant rappelé, il faut immédiatement ajouter que la teneur
propre du sentiment, ce qui s'éprouve en lui, doit être distingué en plusieurs
points de l'angoisse pour apparaître d'une certaine façon comment son
contraire exact. On l'a dit, l'angoisse est l'épreuve d'un ébranlement et d'un
glissement du monde, à la faveur duquel le rien d'étant qu'est le monde
paraît. Elle possède donc une dimension oppressive et répulsive : tout cela
dans quoi je baignais fluidement devient étrange, voire hostile ou étranger
et c'est pourquoi l'angoisse est aussi épreuve d'une certaine solitude. Il n'y a
rien de tel dans le sentiment puisque, comme nous l'avons vu, il est au
contraire une manière de s'excéder soi-même sans se perdre. Dans le
sentiment, rien n'arrive aux étants, aux réalités perçues, elles demeurent ce
qu'elles sont mais, soudain, elles passent comme au second plan au profit
d'une dimension qui se fait jour en elles, qui n'est autre que la puissance
du monde. Ainsi, le sentiment traverse pour ainsi dire les étants au profit de
leur sol, qui est proprement ce qui est atteint en lui ; le sujet y fait l'épreuve,
dans sa passivité même, d'une portée supérieure à celle des étants, qui sont
soudain comme laissés pour compte. Notons au passage, et c'est là une autre
différence notoire, que le sentiment peut surgir à l'occasion de la rencontre
avec certains étants, en particulier l'œuvre d'art, que certains étants peuvent
donc favoriser leur propre traversée, ce qui n'est évidemment pas le cas de
l'angoisse qui, comme telle, ne saurait être provoquée par rien. Ainsi,
contrairement à l'angoisse, qui comporte une dimension de clôture pour
autant que j'y suis comme acculé à moi-même, le sentiment est ouverture et
participation ; il n'est pas l'épreuve d'une oppression mais bien celle d'une
dilatation existentielle. Il est vrai que l'angoisse possède une portée noétique
au sens où elle ouvre le monde par-delà l'étant, mais c'est à la faveur d'un
être affecté où je suis comme acculé à moi-même et enfermé en moi-même
– et c'est donc à raison que Heidegger parle ici d'affection. Bref, la
dimension affective ne coïncide pas pleinement avec la dimension noétique.
D'une certaine façon, dans l'angoisse, je ne sors pas de moi-même : je fais
seulement l'épreuve d'une certaine disparition des choses, ou plutôt je suis
ramené à moi à un point tel que les choses disparaissent et j'assiste ainsi à la
naissance du rien. Et, en toute rigueur, il ne peut en être autrement car il n'y
a rien à connaître, sinon le rien lui-même. C'est pourquoi, dans l'angoisse, il
n'y a pas à proprement d'extase ou de participation et c'est pour cette raison,
comme nous l'avons déjà remarqué, qu'avec cette théorie de l'angoisse nous
ne sortons pas d'un certain subjectivisme. Rien de tel avec le sentiment, qui
est tout entier noèse, qui donne à connaître un autre que soi qui est
beaucoup plus que soi. L'enfoncement en soi-même qu'il implique signifie
le creusement d'une profondeur ou d'un vide – c'est pourquoi rien n'y est
éprouvé, rien ne l'affecte – et est ainsi tout entier au service de la donation
du monde, la pure disponibilité qui convient à sa profusion.
Il s'ensuit que, par rapport à l'angoisse, tous les signes sont inversés.
Alors que l'angoisse est accès à un rien, à ce rien d'étant qu'est le monde, le
sentiment est accès à une plénitude et, par là-même, à sa propre finitude.
S'il y a donc bien, dans le sentiment, la conquête d'un être auprès de soi et
une forme d'ipséisation, c'est sous la forme d'une épreuve de ma propre
finitude, épreuve rendue possible par l'accès à cette plénitude, à cette
surpuissance qu'est le monde. C'est donc depuis la profusion de son autre
que le sujet se saisit comme fini et c'est la raison pour laquelle l'ipséisation
n'y est pas, comme chez Heidegger, synonyme de solipsisme. Bien entendu,
on peut affirmer que, dans le sentiment, comme dans l'angoisse, le sujet
transcende la positivité des étants vers un rien d'étant. Mais les négations
possèdent ici des significations opposées. Alors que le monde n'est rien
d'étant par défaut chez Heidegger, il l'est pour ainsi dire par excès dans
notre perspective : le monde n'est rien d'étant car il est infiniment plus que
les étants, précisément la surpuissance qui les dépose sans cesse. Comme
l'angoisse chez Heidegger, le sentiment est accès à l'apparaître comme tel,
mais il s'agit de l'apparaître primaire comme auto-phénoménalisation du
monde. Alors que l'angoisse néantise les étants pour accéder à ce rien
d'étant qui n'est en même temps rien d'autre que l'étant, à quoi
correspondent le monde, puis l'être, le sentiment, au contraire, dépasse les
étants, les fait reculer dans une forme d'insignifiance au profit de l'archi-
mouvement du monde, de sa profusion, vis-à-vis desquels ils se donnent en
effet comme rien. Ou plutôt, annonçant en cela le travail poétique, il en
estompe les frontières, les dissout ou les illimite, comme le dit Dufrenne,
pour faire paraître leur charge propre de monde et, par voie de conséquence,
leurs axes de communication avec les autres étants. Bref, chez Heidegger, la
néantité de l'étant produite par l'angoisse signifie un effondrement dans le
rien alors que, dans notre perspective, elle ne signifie qu'une finité ou une
limitation vis-à-vis de la positivité et de la richesse de ce monde auquel ce
sentiment initie. En vérité, comme nous l'avons dit, le seul néant pensable
renvoie pour nous à l'archi-événement, c'est-à-dire à ce qui sépare le monde
de lui-même et donne lieu au sujet ; en cela, il n'a même pas la positivité
secrète que possède encore le néant heideggerien. Par conséquent et enfin,
alors que l'angoisse heideggerienne est accès au néant par-delà la positivité
des étants, dans notre perspective, le sentiment est accès à la positivité du
monde par-delà la finité des étants ; le sentiment conjure le néant plutôt
qu'il ne le dévoile puisqu'il permet de franchir l'abîme de l'archi-événement
et de projeter pour ainsi dire le sujet au-delà de lui-même. L'angoisse ouvre
le néant, le sentiment le franchit au profit d'une positivité supérieure, qui n'y
est évidemment que pressentie.
De là une dimension du sentiment, déjà évoquée, qui est tout à fait
absente de l'angoisse, à savoir l'exaltation, la joie, une certaine accélération
existentielle. Elle tient à ceci que, dans le sentiment (en particulier
amoureux ou esthétique : on ne peut pas spécifier le sentiment mais on peut
mettre en évidence des champs de manifestation privilégiés) est comme
entrevue la possibilité de surmonter la finitude et donc de puiser à la source
même du monde, de coïncider au moins partiellement avec sa surpuissance.
Soudain, je me sens branché à une autre source que moi-même et cesse
d'être rivé à moi-même pour me dilater aux dimensions du monde lui-
même. Ou encore, une énergie dont je ne soupçonnais même pas la
possibilité m'envahit et tout se passe comme si je passais du côté de l'archi-
vie dans ma finitude même de vivant. On objectera bien sûr que, comme
nous l'avons nous-même remarqué, cette ouverture de grande portée ne va
pas sans un ébranlement profond, une sorte de perte des points d'appui, de
dépression existentielle qui s'apparente à l'angoisse. La condition de cette
ouverture au monde est bien que je me défasse d'une certaine assise, de tout
ce qui colorait mon commerce avec le monde et que je sois donc comme
désaffecté. L'accès à la profondeur du monde suppose que s'ouvre
également en moi une certaine profondeur, qui ne renvoie pas à une couche
positive ultime mais signifie une forme de dépouillement et donc une
certaine vulnérabilité. On peut ainsi être enclin à assimiler ce moment
proprement dit, qui est celui de l'archi-passivité qu'exige cette ouverture de
grande portée, à l'angoisse. Mais cette assimilation serait superficielle car
elle ne concerne que les effets, que le retentissement de cette expérience sur
le monde. Encore faudrait-il, même à ce niveau, relever des différences car,
dans le sentiment, les choses ne deviennent pas tant branlantes
qu'indifférentes, sinon invisibles. Mais, même si une certaine défection du
monde se fait jour dans les deux cas, il n'en reste pas moins que l'épreuve
comme telle n'est pas, de part et d'autre, la même. Le vécu d'angoisse est de
nature oppressive, il n'y a en lui aucune lumière, aucun horizon : il est
l'épreuve d'une sorte de contraction ou de rétrécissement existentiels. Au
contraire, le vécu de flexion existentielle qui est au cœur du sentiment, pour
« ébranlant » qu'il soit, dans et par son vide même, ouvre un horizon,
promet autre chose que lui-même, enveloppe une sorte de joie naissante. Le
vide dans lequel le sujet s'engloutit n'est pas un pur néant car il est aussi
rempli, car il annonce la plénitude du monde. Ce qui signifie aussi que,
alors que l'affect de l'angoisse est en même temps celui d'une interruption
ou d'une immobilisation du temps, le sentiment, quant à lui, ouvre un
avenir, est par essence prometteur, fonde une quête et le désir est
exactement le nom de cette quête.
Il reste à faire une dernière remarque, qui concerne l'angoisse elle-même.
Heidegger s'en tient à une description somme toute assez sommaire de
l'angoisse, qui est évidemment tournée essentiellement sur ses effets plutôt
que sur sa teneur propre, qu'il considère comme allant de soi. Or, en vérité,
tel n'est pas le cas et il est légitime de se demander ce qu'est exactement
l'angoisse et si ne s'y éprouve pas autre chose que cette oppression et ce
vide. Plus précisément, l'angoisse doit-elle être située du côté de
l'ébranlement et du glissement, d'une sorte de défection de la réalité ? En
vérité, l'angoisse naît souvent à la faveur d'expériences de saturation, surgit
avec l'impossibilité de creuser un écart ou une distance. C'est ce que
signifiait Alain, au plan psychologique, lorsqu'il disait que l'angoisse naît
d'un excès de concentration. Plus radicalement, la définition lacanienne de
l'angoisse comme « manque du manque » nous paraît toucher une
dimension de l'angoisse qui est sans doute plus profonde que celle que nous
avons mise en avant jusqu'ici avec Heidegger. L'angoisse ne naît pas du
manque, qui est fécond et dynamisant, mais bien du défaut de ce manque,
c'est-à-dire de la tentative de le combler en ce qu'il a pourtant
d'incomblable. Or, si mon existence repose en vérité sur ce manque, il est
inévitable qu'elle se mette à vaciller et que je m'y perde lorsque je n'existe
plus pour ainsi dire à la hauteur de ce manque. En d'autres termes,
l'angoisse est du côté de la jouissance et de la pulsion de mort, pas du côté
du désir, du plaisir et de la pulsion de vie.

Henri Maldiney
Toute cette discussion pourrait donner à penser que notre position est
assez proche de celle d'Henri Maldiney, ce qui n'est pas faux, au moins
négativement mais, en vérité, seulement négativement. Il nous faut donc
clarifier enfin où se situe la divergence, ce qui exige d'abord de rappeler la
démarche de Maldiney lui-même. Le fil directeur de son entreprise est de
constituer une authentique théorie du sentir, en sa différence radicale avec
le percevoir. Une telle question engage évidemment non seulement le sentir
esthésiologique mais aussi le sentir esthétique, au sens du sentiment que
suscite l'œuvre d'art. Faire une théorie radicale du sentir, c'est saisir un sens
du sentir qui convienne à la fois au monde et aux œuvres d'art et c'est par là-
même se donner les moyens de penser l'articulation des deux champs. En
cela, la démarche de Maldiney n'est pas très éloignée de celle de Dufrenne.
En vérité, plus encore peut-être que chez ce dernier, le sentir esthétique
délivre non seulement la vérité du sentir proprement dit mais en constitue,
aux yeux de Maldiney, le modèle. Cependant, comme on le verra,
l'expérience esthétique est caractérisée sur un mode tel que l'on en vient à se
demander si elle peut fonctionner comme emblème de toute expérience :
tout se passe en effet comme si le primat de l'art finissait par absorber
l'expérience sensible et en compromettre ainsi la singularité, comme si
celle-ci était toujours déjà du côté de l'art, de telle sorte que leur différence
devient finalement difficile à penser. Quoi qu'il en soit, penser le sentir en
sa singularité, c'est-à-dire sa différence avec la perception, c'est faire une
théorie rigoureuse de la réceptivité, ou encore de la passivité. Or, dans la
mesure où, au moins dans la tradition phénoménologique, la perception est
essentiellement intentionnelle – au point qu'elle est, pour Husserl lui-même,
l'intentionnalité originaire et donc le modèle de toute intentionnalité – une
authentique théorie du sentir devra commencer par le délier de toute
dimension intentionnelle. Il s'ensuit bien sûr que le sentir ne peut être
compris comme enveloppant un rapport à un objet, qu'il n'ouvre donc à rien
de déterminé. Cependant, une telle remarque demeure négative et donc
préjudicielle dans la mesure où il y a plusieurs manières d'échapper à
l'objectalité de l'étant, d'ouvrir à plus profond que lui. On pourrait dire que
toutes les phénoménologies post-husserliennes acceptent cette exigence et
donc commencent en ce point, leur différence reposant précisément sur la
manière de se démarquer de la perception objectivante, sur le statut de ce
qui échappe à l'objet et, par là-même, sur la modalité d'ouverture à ce rien
d'objectif. C'est aussi sur ce plan que nous nous démarquerons de Maldiney.
L'important ici est que Maldiney ressaisit l'intentionnalité dans sa version
heideggerienne, à savoir au niveau du pouvoir-être constitutif de l'existence
du Dasein et, par conséquent, du comprendre comme « être existential de ce
pouvoir-être propre ». Maldiney dénonce en effet ce qu'il nomme
l'antilogique du souci (Sorge), c'est-à-dire l'impossibilité, à ses yeux, de
penser ensemble la Befindlichkeit et le Verstehen. En d'autres termes, la
Befindlichkeit, le « se trouver », bref le sentir n'ont de sens qu'en tant
qu'absolument indépendants de tout projet et par conséquent excluant toute
anticipation. Comme l'écrit Maldiney, « entre ouverture et projet, la
différence est absolue », de sorte qu'une authentique ouverture,
véritablement inintentionnelle doit être « ab-solue de tout projet{39} ». Le
projet de Maldiney est donc de désolidariser radicalement les deux
existentiaux heideggeriens pour penser la Befindlichkeit, c'est-à-dire la
passivité indépendamment de tout projet, de toute possibilisation. Notons
que cette antilogique n'a de sens que depuis une certaine théorie de
l'ouverture car, comme on l'a déjà suggéré, il y a en réalité une sorte
d'évidence de l'articulation entre affection et comprendre. Il est en effet aisé
d'admettre qu'il n'y a de projet que sur la base d'un se trouver, d'affection
que traversée par le comprendre. Au fond, Heidegger n'innove pas
radicalement : il reformule en termes existentiaux la co-appartenance de la
présence et du sens qui caractérise la réalité perçue, co-appartenance que
Merleau-Ponty thématise de son côté à partir de la chair. De ce point de
vue, celui de la question de l'unité entre affection et comprendre, ouverture
et projet, une ligne de partage inédite se dessine, qui met Husserl,
Heidegger, Merleau-Ponty et Sartre du même côté, contre Michel Henry et
Henri Maldiney, penseurs pour lesquels la réceptivité doit être pensée hors
de toute intentionnalité, pour lesquels, en d'autres termes, une
phénoménologie hylétique autonome est nécessaire.
Si la réceptivité n'est habitée par aucune visée, c'est-à-dire aucun mode
de connaissance, ni traversée par aucune forme de projectualité, force est de
conclure que non seulement elle n'ouvre pas sur du réel mais que, excluant
toute anticipation, elle est même dépourvue de tout rapport au possible. Il
s'agit donc d'une ouverture tellement radicale que non seulement elle ne
vise aucun objet mais ne dessine pas même des possibilités : la radicalité de
sa passivité est au prix de cette indétermination, qui apparaît alors comme la
condition véritable d'un pur accueil. Tel est exactement le sens du concept
de transpassibilité que Maldiney définit ainsi :
La transpassibilité consiste à n'être passible de rien qui puisse se faire annoncer comme réel ou
possible. Elle est ouverture sans dessein ni dessin, à ce dont nous ne sommes pas a priori
passibles.

On comprend alors que Maldiney puisse affirmer un peu plus loin qu'elle
est « le contraire du souci{40} ». Ainsi, la passivité propre à une ouverture
authentique doit non seulement exclure toute intentionnalité, c'est-à-dire
toute orientation vers des réalités, mais ne doit même pas être pour ainsi
dire prête ou préparée à, c'est-à-dire susceptible de certains possibles, aussi
peu déterminés soient-ils, car cette détermination minimale nuit déjà à son
pouvoir d'ouverture, comme si la virtualité comportait encore trop
d'actualité pour ne pas compromettre la passivité de l'ouverture. Bref, de ce
qui est véritablement reçu, il ne peut y avoir de vision préalable, de
prévision, de sorte que, en toute rigueur, seul l'imprévisible peut être senti.
La transpassibilité est donc ouverture à ce qui n'est pas possible, à
l'imprévisible même ; elle est disponibilité pour l'inanticipable. En ce sens,
la transpassibilité est ouverture au rien, comme chez Heidegger notamment,
mais à un rien dont le sens est plus radical puisqu'il est non seulement un
rien d'étant mais un rien de possible, d'une certaine façon un impossible.
Soulignons ici qu'en pensant le sentir lui-même comme rapport au rien,
Maldiney brouille la distinction établie par Erwin Straus à la suite
de Heidegger. Il entérine le fait que « le rien ne fait pas partie du texte de la
vie{41} » mais alors que, chez Straus, cette affirmation renvoie à la
distinction entre un sentir animal et une perception humaine qui saisirait
l'étant en tant que tel à la faveur de son rapport au négatif, Maldiney, quant
à lui, en reste au sentir et fait passer la différence au sein du sentir lui-
même : elle est différence entre un sentir symbiotique saturé par le monde
et un sentir proprement humain, c'est-à-dire une transpassiblité caractérisée
par l'ouverture au rien. Cela signifie bien entendu que le véritable rien, dont
le texte de la vie est dépourvu, n'est pas celui de la perception comme mise
à distance, ni non plus celui de l'angoisse heideggerienne.
Ce rien, comme non seulement rien d'étant mais rien de possible, bref
transpossible, ne peut renvoyer qu'à l'événement. L'événement est cela qui
arrive sans cause ni raison, il est l'imprévisible même :
Un événement est une rupture dans la trame du monde et son apparaître est soustrait au convoi
des effets et des causes. De même le présent de l'apparaître est une déchirure dans la trame
temporelle{42}.
On sera enclin à objecter que, dans cette exténuation de tout étant et de
tout possible propre à l'événement, toute réalité se trouve perdue et, par là-
même, la prétention à parler du sentir compromise pour autant que celui-ci
est bien, en sa passivité radicale, rapport à ce qu'il y a de plus réel. Mais
encore faut-il s'entendre sur le sens que nous conférons à la réalité, en vérité
toujours empreint d'étantité. En toute rigueur, si nous abordons la réalité du
point de vue de la modalité d'ouverture qui la délivre, ouverture dont la
passivité doit être aussi radicale que ce réel est réel, alors nous nous
trouvons au contraire projetés hors de l'étantité et conduits à affirmer que
c'est bien dans l'événementialité que réside le sens le plus profond de la
réalité. Telle est la signification de cette phrase, déjà évoquée, de Von
Weizsäcker que Maldiney aime à citer :
Nous ne croyons pleinement qu'à ce que nous n'avons vu qu'une fois [...]. Toute répétition
affaiblit la croyance. Elle éveille le soupçon d'une légalité, non d'une réalité. Ce qui est légal
doit être mais n'a pas besoin d'être. Ainsi l'impression sensible se légitime par l'originalité sans
équivoque et indépassable d'une première fois{43}.

Autrement dit, si le réel est cela à quoi nous croyons vraiment, il n'y a de
réel qu'événementiel pour autant que nous ne croyons vraiment qu'à cela
qui n'a lieu qu'une fois, qui ne peut se répéter et, à ce titre, échappe à l'ordre,
déjà irréel, de l'essence ou de la loi. D'autre part, si le sentir est bien ce qui
nous ouvre au réel, alors force est de conclure qu'il n'y a de sentir que de
l'événement et, par conséquent, qu'il est une épreuve du rien (de déterminé).
Comment s'articulent alors l'événement et le rien ? Il n'est pas suffisant
de dire que l'événement n'est rien d'étant ou de possible car cette
détermination, qui vaut pour nous, ne permet pas encore de comprendre
qu'il se donne comme rien plutôt que comme l'événement qu'il est. Or, par
l'imprévisibilité radicale de son apparition, surgissant de rien, l'événement
phénoménalise ce rien dont il procède, se trouve comme transi par son
absence d'inscription dans la série des causes et des choses. Par sa
surrection même, il se donne comme surgissant de rien et fait paraître ce
rien comme constituant son événementialité même. Tout se passe donc
comme si l'absence de cause revenait sur l'événement sous la forme de ce
que l'on est enclin à nommer irréalité, du point de vue de l'insertion dans le
monde, mais qui est en vérité un surcroît de réalité. Tel est le sens de
l'exemple, maintes fois invoqué, du chamois : « On ne l'a pas vu venir, tout
à coup il est là, comme un souffle, comme un rien, comme un rêve{44}. » En
d'autres termes, dans la mesure où il est impossible (transpossible), car rien
ne pouvait l'annoncer, dès lors qu'il surgit, il ne peut se donner que comme
néantité au regard de la trame qu'il vient rompre : cela qui est impossible ne
peut que surgir comme rien, comme si le rien était la seule phénoménalité
convenant à l'a-causalité. C'est pourquoi Maldiney peut écrire que « la
transpassibilité à l'égard de l'événement hors d'attente est une
transpassibilité à l'égard du Rien d'où l'événement surgit avant que d'être
possible{45} ». Cependant et enfin, cette rupture produite par l'événement, ou
plutôt cette rupture qu'est l'événement implique un pouvoir d'ouverture et
c'est en quoi la réalité de l'événement, au sens de son unicité, ouvre sur la
réalité même, c'est-à-dire sur le monde. En effet, le rien que l'événement
phénoménalise par-delà la chaîne des étants n'est pas un néant pur et simple
mais précisément ce rien d'étant qu'est le monde. La rupture qu'il introduit
dans la chaîne causale est donc en même temps une brèche qui ouvre sur
autre chose que le cortège des étants, à savoir le monde comme leur fond
non étant. En ce sens, l'événement ainsi décrit est synonyme d'un
avènement, avènement d'un monde par la traversée du plan de l'étant et
donc de la légalité à la faveur de l'advenue d'une première fois. Dire que
l'événement survient, c'est dire qu'il éclaire son origine comme rien, ou
plutôt que, ne pouvant provenir des étants du monde, il les suspend par son
surgissement même pour faire paraître le monde lui-même comme ce rien
dont il provient. C'est pourquoi l'événement ainsi compris accomplit de
manière éminente l'époché phénoménologique : il réalise de lui-même une
époché du monde à même le monde. L'époché ne renvoie plus à une
démarche ou une méthode, ni même à un affect mais à quelque chose qui
surgit au cœur du monde. Elle n'est plus l'initiative d'un sujet ni l'épreuve
d'un Dasein mais l'initiative du monde lui-même, ou plutôt de certains
événements en son sein que le sujet se contentera d'accueillir et dont les
œuvres d'art, disons-le dès maintenant, sont la modalité éminente. Bref,
comme surrection du Rien, l'événement est avènement du monde : « Cet
avènement-événement ouvre le monde qui se trouve transformé en... lui-
même{46}. » Nous retrouvons ici le sens originaire du sentir comme épreuve
d'une existence, ou encore accès au monde comme « là ». Mais cet accès
suppose une rupture, un ébranlement de la trame des étants, qui sont quant à
eux perçus, rupture qui ne peut être alors que l'œuvre d'un événement.
On mesure évidemment l'intérêt de cette approche dans la perspective
d'une théorie de l'affectivité. Mieux que tout autre et à rebours d'une
tradition, dont Heidegger fait encore partie, qui se refuse à disjoindre le
sensible du sens, c'est-à-dire du percevoir, Maldiney développe une théorie
du sentir pur, d'un éprouver qui est au-delà, ou en deçà de toute donation de
sens et même de toute possibilisation. Ce sont bien les linéaments d'une
théorie de la passivité originaire et donc de l'affectivité, au sens d'une
détermination radicale de l'être affecté, qu'il dessine. En outre et en toute
cohérence, cette théorie de la passivité fait l'économie de toute référence à
la sensibilité et aux organes des sens et peut, en cela, être caractérisée
comme une théorie existentiale du sentir. L'affectivité est comprise non plus
comme une épreuve de soi, un sentir intime, bref une auto-affection mais
plutôt comme une transformation, un ébranlement existentiel corrélatif de la
confrontation avec un événement. D'autre part, et ceci est pour nous décisif,
le prix à payer du refus de l'intentionnalité n'est pas l'enfermement dans une
sphère d'immanence pure, corrélative d'une revendication de la dualité
insurmontable des modes d'apparaître, comme c'est le cas chez Michel
Henry. Bien au contraire, le sentir non-intentionnel est pouvoir d'ouverture
et ouverture par sa non-intentionnalité même. S'il est vrai que la portée de
l'intentionnalité n'est que celle de l'objet et ne permet donc pas de sortir
d'une forme d'immanence (que Lévinas nomme lumière) – puisque le sujet
s'y reconnaît en son autre et n'est pas vraiment ébranlé par lui – alors la
traversée de ce plan ontique supposera une ouverture d'un autre ordre, plus
radicale parce que déliée de tout rapport à l'étant, réel ou possible.
Cependant si, pour ainsi dire formellement, la pensée de Maldiney
consonne avec notre théorie de l'événement, en vérité des difficultés
surgissent lorsque nous nous penchons sur la manière dont cette passivité
ou cette affection et cette ouverture sont pensées. Car cette affectivité est-
elle bien une affectivité et cette ouverture ou cette transcendance peut-elle
vraiment être une ouverture ? Autrement dit, si nous partageons avec
Maldiney certaines coordonnées du problème et donc un certain
programme, notamment la nécessité de confier à une théorie de l'affectivité
originaire l'initiation à la profondeur d'un monde par-delà le champ des
étants, nous ne pouvons en aucun cas être satisfaits par la mise en œuvre de
ce programme.
Tout d'abord, comme on vient de le voir, l'ouverture au monde, qui est ce
qui nous importe, s'effectue de manière encore indirecte. Il faut que quelque
chose, l'événement, vienne briser la trame du monde, pour que celui-ci
paraisse. En premier lieu, cette possibilité présuppose la mise en avant d'une
certaine idée de la réalité ontique, dominée par celle de légalité, ce qui ne
va pas du tout de soi. Dans une autre perspective sur les étants, celle qui ne
mettrait pas d'abord en avant leur enchaînement causal ou leur solidarité
mais, par exemple, leur identité, leur plénitude d'être et, pour ainsi dire, leur
solidité ontologique, un événement ne serait pas suffisant pour traverser le
plan ontique au profit du plan mondain. En outre, l'accès au monde
demeure, comme chez Heidegger, indirect : il se produit à la faveur d'un
ébranlement au sein de l'étant, de sorte que la perspective de Maldiney
demeure homologue à celle de Heidegger et s'expose aux mêmes reproches,
à ceci près que l'ébranlement de la réalité est confié à un événement plutôt
qu'à un affect. On pourrait même être justifié de penser ces deux approches
comme complémentaires en affirmant que Maldiney ressaisit sur le plan
mondain ce que Heidegger comprend au niveau du Dasein, bref que c'est au
fond l'événement qui nous angoisse. Dans les deux cas, l'ouverture au
monde s'effectue à la faveur d'une négation des étants et se confond avec
cette négation même, ce qui signifie que, dans les deux cas, n'est retenue du
monde qu'une détermination purement négative, à savoir le fait qu'il n'est
rien d'étant. C'est dans cette mesure seulement qu'une rupture de la trame
des étants ou un glissement de celle-ci peuvent suffire à livrer accès au
monde. Mais on voit aussitôt que, si l'on confère au monde des attributs
positifs, tels ceux de l'archi-mouvement phénoménalisant ou de la
surpuissance, alors il ne suffit pas de nier ou de suspendre les étants pour
accéder au monde ; une ouverture directe à lui est requise, qui soit à la
mesure de sa profondeur et de sa profusion. Telle est pour nous la fonction
du sentiment qui, s'il ne va pas sans un ébranlement, enveloppe une
plénitude et une forme de dynamisme interne qui sont à la hauteur du
monde auquel il initie.
Enfin, en troisième lieu, on a du mal à comprendre comment l'événement
peut ouvrir au monde, comme ce rien d'étant ou de possible peut frayer un
passage vers le rien d'étant qu'est le monde. Autant en effet on peut
admettre que l'angoisse fasse glisser les étants dans leur fond et dévoile par
là-même ce fond, autant il est plus difficile de comprendre comment
l'événement fraie une voie d'accès au monde, comment le surgissement du
chamois peut coïncider avec la surrection du monde comme tel. La
difficulté réside dans le recours à la notion d'événement et dans la fonction
qui lui est dévolue. Même si le monde ne se réduit pas à la trame causale
des étants, il ne lui est pas non plus étranger en tant que totalité ou fond sur
lequel s'enlève cette trame. S'il n'est donc pas la somme des étants, il n'est
évidemment pas autre chose qu'eux puisqu'il est précisément la puissance et
le procès qui se produit en les produisant. Or, l'événement est, quant à lui,
un véritablement non-étant car il est bien un tout autre que l'étant. Non
seulement donc il interrompt, par son imprévisibilité, la série causale mais il
nous arrache à elle et, par là-même, au fond qui la sous-tend. Si donc
l'événement nous ouvre quelque chose ou nous conduit quelque part, c'est
plutôt vers un hors-monde, ce que manifeste d'ailleurs le recours au rêve
pour décrire l'expérience du chamois. En d'autres termes, la néantité de
l'événement, qui signifie l'étrangeté à l'ordre même de l'étant, ne saurait
d'aucune façon être assimilée à celle du monde, qui n'est négation de l'étant
qu'en raison d'un excès d'être, d'une sorte de « surétance », qu'au sens donc
où ce sont les étants eux-mêmes qui en sont plutôt la négation. D'un néant à
l'autre, la conséquence n'est pas bonne et il n'y a aucun chemin possible.
L'événement ne fait que dévoiler sa propre imprévisibilité, ce qui le teinte
d'une forme d'irréalité. Dès lors, en vérité, cette néantité singulière laisse
intacts les étants dont elle brise la trame, elle nous projette ailleurs et
d'aucune façon vers le monde même. Telle est la raison pour laquelle, selon
nous, l'événement ne doit être invoqué que pour rendre compte d'une
transformation qui affecte le monde mais lui demeure étrangère, qui ne
saurait avoir sa source ou sa raison en son sein. Cette transformation ne
peut avoir en effet de statut que négatif : elle renvoie précisément à cet
archi-événement par lequel le monde se scinde et, en quelque sorte,
s'éloigne de lui-même. Il est donc, à nos yeux, patent qu'il ne suffit pas d'un
ébranlement dans la trame du monde pour que celui-ci vienne au jour en sa
plénitude d'être, que l'ouverture à l'événement ne saurait être assimilée à
celle du monde, c'est-à-dire à ce sentir originaire d'un monde, que nous
nommons, pour notre part, sentiment. Or enfin, dans la mesure où les
œuvres d'art sont les attestations les plus éminentes de cette
événementialité, force est de conclure que c'est le passage de l'expérience
esthétique à l'expérience phénoménologique et, par conséquent,
l'articulation entre les deux sens du sentir qui se trouve compromis. Dans le
cadre maldinéen, la première nous arrache bien au monde quotidien mais ne
constitue pas par elle-même une initiation au monde lui-même, initiation
qui, selon nous, ne peut être que directe car elle doit justement franchir la
faille de l'archi-événement. Celui-ci sépare irrémédiablement le monde de
la phénoménalité secondaire du monde en tant que tel, de la physis et c'est
pourquoi le passage ne peut s'effectuer au niveau des étants apparaissants,
ne peut être indirect.
De même que l'ouverture à l'événement ne saurait, contrairement aux
apparences, avoir la portée que Maldiney veut lui conférer, à savoir celle
d'un monde (par l'événement nous demeurons comme en-deçà des étants au
lieu de les transcender), le sentir, que Maldiney ressaisit comme pure
ouverture, n'est sans doute même pas un sentir et ne saurait donc satisfaire
aux conditions de ce que nous nommons, quant à nous, sentiment. Bien
entendu, il ne s'agit pas de s'en tenir au plan de l'affect, puisque nous avons
vu qu'il se rapporte à un monde déjà-là, mais d'accéder précisément à une
expérience ou une ouverture qui, comme telles, sont une dimension du sujet
et impliquent donc bien une forme d'épreuve, que souligne le concept de
sentiment (qui, par sa transitivité – il est sentiment de ou pour – correspond
bien à ce qui est en jeu). Or, force est de reconnaître que la transpassibilité
que Maldiney thématise ne souscrit pas à cette condition. En effet,
l'ouverture que ce concept décrit n'est passible ni du réel, ni du possible,
c'est-à-dire n'est passible de rien. Mais, comme on l'a vu, ce rien n'a aucune
consistance autre que celle de l'événement lui-même, il ne renvoie à aucune
négativité spécifique, telle la distance ou la profondeur du monde comme
telles. Notons que ce point est décisif car nous pouvons soutenir que le
sentiment ouvre également à une négativité, mais il s'agit d'une négativité
qui a une certaine consistance ontologique en tant que négation concrète de
l'identité de l'étant, à savoir être au-delà de toute position finie, être au-delà
de soi ou encore la distance comme être, bref la profondeur même du
monde.
Tel n'est pas le sens du rien événemential, dont nous avons vu qu'il
surgissait avec l'événement et venait le transir sous la forme de sa propre
absence de cause. Or, si l'ouverture est ouverture au rien et si ce rien
survient avec l'événement, force est de conclure que cette ouverture est
ouverte par l'événement qu'elle est censée ouvrir, qu'elle procède de ce
qu'elle dévoile, ce qui revient à dire qu'elle n'est véritablement ni ouverture,
ni dévoilement. En d'autres termes, une ouverture n'a de sens qu'en tant
qu'elle se distingue, même minimalement, de cela qu'elle ouvre et pour ainsi
dire le précède ontologiquement. Or, à vouloir dénier à l'ouverture toute
intentionnalité, sous quelque forme que ce soit, à vouloir lui refuser tout
rapport au possible, même le plus vide, bref toute potentialité ou virtualité,
Maldiney en vient à lui dénier le pouvoir même d'ouvrir, pouvoir qui la
distingue de ce qu'elle ouvre et la qualifie précisément comme ouverture.
Son souci de la délier de toute dimension intentionnelle le conduit à
exténuer la différence entre l'ouverture et ce qui vient la remplir ; elle n'est
ouverture de rien, pas même du Rien, puisque celui-ci ne se distingue
finalement pas de l'événement ouvert : elle n'ouvre à rien d'autre que cela
qu'elle reçoit effectivement. Autant dire que la réceptivité est confondue
avec la réception et tire d'elle son existence, qu'elle n'est capable de recevoir
que ce qu'elle a déjà reçu. En toute rigueur, Maldiney assume cette
conséquence, qui revient à une sorte de circularité ou d'inversion de la
relation entre l'ouverture et l'ouvert, la transpassibilité et l'événement : si
l'ouverture n'excède d'aucune façon ce qu'elle ouvre, en raison de son
inintentionnalité fondamentale, elle se reçoit nécessairement de ce qu'elle
reçoit. Comme l'écrit Maldiney, l'existence est aussi improbable, hors
d'attente, que l'événement lui-même, de sorte que « l'accueil de l'événement
et l'avènement de l'existant sont un{47} ». Et plus nettement encore, dans
Existence, crise et création : « La rencontre ouvre l'attente au moment
même qu'elle la comble. C'est en la comblant qu'elle l'ouvre. » Bien
entendu, il ne s'agit pas de nier que l'accueil d'un véritable événement
correspond à une transformation et implique comme l'avènement d'un sujet
qui soit à la mesure ou à la hauteur de l'événement. C'est probablement ce
qui arrive dans l'expérience de l'œuvre d'art, au moins telle que Maldiney
l'analyse. Mais la question est de savoir si cette conception de l'accueil
répond à une théorie de la réceptivité et, par là-même, si elle peut convenir
à la donation d'un monde. Quant au problème phénoménologique qui nous
intéresse, nous sommes obligés de reconnaître que la phénoménologie de
Maldiney pousse l'exigence de passivité tellement loin qu'elle se voit
coïncider avec une forme d'empirisme supérieur, qu'elle se nie par
conséquent comme phénoménologie.
Comme on l'a entrevu, cette perspective pèche par excès et, pourrait-on
dire, par une forme de naïveté ou de simplification, autant sur la question de
l'intentionnalité que sur celle de la passivité. Il est certes légitime de vouloir
se défaire de l'intentionnalité comme visée d'objet puisque c'est bien un au-
delà (ou en-deçà) de l'objet qu'il s'agit de penser. Mais Maldiney a le tort de
voir dans le pouvoir-être heideggerien la vérité de l'intentionnalité et, plus
gravement, de rabattre ce pouvoir-être sur toute forme de potentialité ou de
virtualité. Tout se passe donc comme si son rejet du possible sous la forme
du pouvoir-être entraînait un rejet du virtuel. La conséquence en est
évidemment que plus rien ne peut différencier l'ouverture de cela qu'elle
ouvre puisqu'elle ne peut même pas subsister comme puissance ou pouvoir
d'ouvrir. Or, à bien y penser, l'ouverture peut être comprise dans sa
différence avec l'ouvert et cela sans la pré-ordonner aux dimensions du réel
ou même du possible, à condition de la concevoir comme ouverture à tout
ce qui peut être (et pas seulement à l'impossible ou au transpossible) et, par
là-même, à la puissance qui fait être. L'ouverture se distingue de l'ouvert, la
réceptivité du reçu sans impliquer d'aucune façon la moindre visée ou le
moindre projet dès lors qu'elle est comprise comme puissance d'accueil,
c'est-à-dire pas tant comme ouverture au rien qu'elle-même comme rien,
vide ou profondeur qui, comme tels, peuvent accéder à la plénitude du
monde. Dans ce cas, qui est celui du sentiment, le caractère inintentionnel
au sens classique, à savoir l'absence de visée d'objet ou de projection dans
un possible, ne va pas sans une intentionnalité pour ainsi dire supérieure,
sous la forme d'un accueil de la profondeur même du monde qui, comme tel
et pour être tel, ne peut rien anticiper de déterminé.
Or ce qui vient d'être dit de l'intentionnalité peut être réitéré à propos de
la passivité. Maldiney ne voit pas qu'une passivité poussée jusqu'au bout
d'elle-même se détruit comme passivité : elle déchoit dans un pur contact ou
finalement rien ne peut être reçu car il n'y a plus personne pour le recevoir.
Autrement dit et à l'inverse, il n'y a de passivité et donc de réceptivité
authentiques qu'impliquant une certaine activité, aussi minime soit-elle,
celle qui distingue le recevoir de la réception, l'ouverture de l'ouvert. Cette
activité ne renvoie à aucun acte : elle désigne seulement la virtualité
inhérente à l'accueil en tant qu'il ne sait justement pas ce qu'il y a à
accueillir. Cette activité n'est donc que l'activité de la passivité, l'activité
sans laquelle il n'y aurait pas même de passivité, c'est-à-dire au fond de
subjectivité. On aura compris que cette activité sans acte, c'est-à-dire sans
objet ni projet, qui est inhérente à l'ouverture, coïncide exactement avec
cette intentionnalité singulière que nous venons de mettre en évidence.
Celle-ci ne vise rien mais ouvre tout simplement, se vide en quelque sorte
d'elle-même afin de pouvoir aller au-devant de tout, c'est-à-dire d'être
disponible au tout, bref au monde comme tel. En d'autres termes, il suffit de
comprendre que l'ouverture dont il est question est d'abord ouverture à tout,
à la totalité vivante du monde plutôt qu'à un rien d'étant, pour être
convaincu que cette ouverture ne peut être une transpassibilité, que sa
passivité enveloppe une certaine activité. C'est exactement de cette activité
de la passivité dont nous faisons l'épreuve dans ce que nous avons nommé
sentiment. Alors que Maldiney s'interdit finalement de penser une ouverture
véritable, de grande portée, en s'interdisant de penser une vraie réceptivité,
en tant que distincte de ce qu'elle reçoit, notre théorie du sentiment vise au
contraire à mettre en avant ce point singulier, point de passage où le sentir
même, c'est-à-dire le plus intime, dans le dépouillement de son épreuve la
plus pure, ouvre en même temps à cela qui lui est le plus étranger et
constitue le lieu même de l'imprévisible, à savoir la pure profondeur du
monde.
Conclusion

Nous sommes maintenant en mesure de conclure ce long chapitre sur le


sentiment. Nous avons voulu montrer le caractère décisif de ce concept
puisque c'est sur lui que repose la possibilité d'être initié à sa propre
appartenance et donc au monde lui-même par-delà la scission
événementiale ; c'est par conséquent sur lui aussi que s'adosse l'aptitude à
dire ce monde, autrement dit le poétique comme tel. Cependant, il serait
erroné, parce qu'abstrait, de disjoindre le sentiment de ce qui correspond à
l'intentionnalité dans notre perspective, à savoir du désir lui-même. Celui-ci
désigne le mode d'être du sujet en sa mobilité foncière, pour autant que
cette mobilité se distingue de celle du monde et est caractérisée par une
forme de défaut d'être ou d'impuissance. Comme nous l'avons vu
longuement, en se scindant de lui-même à la faveur de l'archi-événement, le
monde donne lieu à des sujets (désirants) qui, avançant vers leur propre
origine, donnent naissance à ce que nous avons nommé phénoménalité
secondaire. En d'autres termes, en se portant vers un monde qui recule
devant son avancée, c'est-à-dire s'absente sans cesse, le désir porte les étants
inscrits dans la puissance du monde à leur propre paraître ou leur propre
sens car il les coupe tout simplement de cette profondeur. Cependant,
comme nous l'avons signalé d'emblée, s'il est vrai que le désir manque le
monde et ne peut par principe rejoindre son sol d'appartenance, sauf à se
détruire comme désir – tel est exactement le sens de la mort –, il n'en reste
pas moins qu'il ne peut se mouvoir que dans la mesure où il est polarisé vers
quelque chose, qu'il ne peut vraiment désirer cela qui se donne toujours
comme absent de ce qui le présente qu'à la condition d'y être initié de
quelque façon. Si donc la scission ontologique (en vérité métaphysique)
avec le sol d'appartenance est irrémédiable, demeure une forme de
proximité ou de continuité phénoménologiques : cela qui est
irrémédiablement perdu doit au moins se donner comme perdu, sans quoi la
quête ne serait même pas pensable. On pourrait objecter que si le monde ne
se donne dans le sentiment – puisque telle est sa fonction – que comme
perdu, le désir ne peut pas même tendre vers lui. Mais il faut répondre que
s'il se donne, même sur le mode du défaut originaire, c'est donc qu'il n'est
pas complètement perdu, que cette donation à distance est donc déjà une
forme de présence ou de conquête : la perte du monde ne serait radicale que
si elle s'ignorait comme telle. Dans le sentiment, puisque c'est bien de cela
qu'il s'agit, le monde est suffisamment présent, et même d'une certaine
façon pleinement présent dès lors que le sentiment est bien l'épreuve d'une
plénitude à distance, comme une nostalgie ontologique, qu'il promet
quelque chose comme une réconciliation, une sortie de l'exil ontologique.
Il suit de là que le sentiment est constitutif du désir, qu'il en est pour ainsi
dire la dimension la plus intérieure. Ainsi, même si l'un et l'autre renvoient
à des plans ontologiquement distincts, puisque le désir n'atteint que la
finitude secondaire du perçu alors que le sentiment rejoint le monde lui-
même en sa finitude primaire (et c'est pourquoi, dans le sentiment, il se
donne encore à distance, mais il s'agit d'une distance qui est la sienne et
non la nôtre), il n'en reste pas moins qu'ils ne font qu'un pour autant qu'ils
correspondent à deux dimensions du sujet qui sont constitutives et co-
dépendantes. En ce sens, l'identité originaire de ce qui a été scindé par
l'archi-événement perdure de l'autre côté de la scission, qui est ce côté-ci,
sous la forme de cette co-appartenance entre le désir et le sentiment. En
effet, nous avons insisté sur le fait qu'il n'y a pas de désir sans savoir
originaire de ce qu'il cherche, mais il faut ajouter maintenant que l'inverse
est vrai, autrement dit que le sentiment est inséparable du désir. Loin de
suspendre tout mouvement, le sentiment appelle un remplissement, ou
plutôt, puisqu'il est déjà rempli par le monde, tend vers une réalisation, à
savoir l'effectuation ontologique de ce qui est phénoménologiquement
dévoilé. En quelque sorte, il appelle à aller là où il ouvre, il commande de
rejoindre ce qu'il a entrevu et c'est la raison pour laquelle il implique
comme une exaltation ou une accélération existentielles qui le distinguent
de la simple nostalgie : elles correspondent à l'incitation que contient le
sentiment, ou plutôt l'incitation qu'il est à rejoindre ce qui est entrevu, à
surmonter la finitude secondaire.
En ce sens, il est possible d'avancer que le sentiment est au désir comme
la matière à la forme, que le sentiment fournit au désir le sol sur lequel va
s'exercer son pouvoir de phénoménalisation. La différence tient cependant à
ceci que ce qui est donné dans le sentiment apparaît plus comme un pôle à
rejoindre que comme un matériau à informer et que, par conséquent, cela
qui est entrevu se dérobe toujours à la mise en forme, celle-ci ne
correspondant finalement qu'à un défaut de la matière, au recul de ce que le
sentiment donne à entrevoir. Autrement dit, la forme ne vient pas modeler
une matière informe disponible : elle n'est que la matière elle-même en tant
qu'elle se dérobe à l'appropriation. La forme ne vient donc d'aucune façon
s'ajouter à la matière – ce qui est cohérent puisque le désir est une pure
avancée, dépourvue de toute détermination autre que la tension vers cela
qu'il désire – mais correspond plutôt à un défaut ou une faille dans la
matière, à savoir le retrait du monde comme fond et totalité. Le multiple ne
vient pas s'ajouter à l'un pour le structurer : il n'est que le résidu d'un défaut
d'unité. Le sentiment est alors ce qui, en sa passivité radicale, présente cette
matière, c'est-à-dire cette transcendance ; le désir, quant à lui, est ce qui en
effectue ou en entérine la perte, ne parvenant à retenir de cette
transcendance que des étants paraissants. Le sentiment est donc bien du
côté du monde lui-même et c'est de la surpuissance du monde qu'il tire sa
propre puissance émotionnelle ou affective, alors que le désir est du côté
des phénomènes (secondaires), c'est-à-dire de l'autre côté de l'archi-
événement. Mais il n'en reste pas moins qu'ils ne font
phénoménologiquement qu'un seul dans la mesure où il faut que le désir
soit comme habité par cette épreuve primordiale pour déployer son
incessante activité. Le rapport de la matière et de la forme n'est plus celui
du contenu et de la détermination mais celui de la transcendance et de
l'intentionnalité qui la vise et, par voie de conséquence, de la passivité et de
l'activité. La forme n'est alors que le résidu de cette tension ou de cette
dynamique originaire : elle n'est pas ce que le désir apporte mais ce qui
reste de son échec, comme le dépôt de son impuissance, bref ce qui du
monde peut être phénoménalisé. Ceci revient à dire que la matière comme
telle, à savoir le monde même, se dérobe tout autant à la forme et qu'elle
n'est donc jamais la matière de cette forme, qu'elle conserve toujours cette
sauvagerie et cette puissance qui la qualifient comme une nature. Il y a donc
plutôt une sorte d'écart ou de tension entre la matière et la forme, entre le
sentiment et le désir, qui fait que, bien qu'elles soient inséparables, elles ne
se rencontrent jamais puisque jamais le désir, c'est-à-dire le sujet, n'atteint
ce que le sentiment donne à voir (à sentir) : les étants paraissants, le monde
perçu, ne sont que le résidu et donc la trace de cet échec.
En d'autres termes et enfin, le sentiment et le désir ne se distinguent au
fond que par leur portée, ou encore l'écart entre le sujet et ce à quoi il se
rapporte, par la place du moment proprement subjectif et, finalement, de la
subjectivation elle-même. Expliquons-nous. Le sentiment est caractérisé par
une radicale passivité qui, loin d'exclure toute intentionnalité, est la seule
modalité d'ouverture convenant au monde tel que nous l'avons décrit, bref à
la profondeur. Il est le point où la présence à soi est absence de soi, l'entrée
en soi plongée dans le monde, lieu de communication secrète entre le plus
soi-même et le tout autre. Ce niveau est celui de la subjectivation originaire,
qui ne peut en toute rigueur advenir qu'à travers ce qui fait l'être du sujet, à
savoir son inscription dans le monde. Ici, l'ipséisation a pour condition et
pour teneur propre l'ouverture à la profondeur d'un monde, l'être soi-même
n'a de sens que comme ouverture au non-soi. Bref, le sentiment est à la
racine du j'existe, dont l'apodicticité est mise en avant par Descartes : le
sentiment est sentiment d'existence. Mais c'est au double sens de mon
existence et de celle d'un monde, le sentiment ayant ceci de propre qu'il les
donne inséparablement. Ainsi, la rectification leibnizienne du cogito sous la
forme d'une double certitude (j'existe, un monde existe) renvoie au
sentiment comme épreuve indivisible de soi et du monde, autrement dit de
la pure immanence et de la pleine transcendance. Mais ce sujet va devenir
pour ainsi dire lui-même, c'est-à-dire se conquérir en ce qu'il est, en un
processus sans fin de subjectivation par la médiation de ce désir par lequel
le monde ne devient pas lui-même mais se perd plutôt lui-même dans des
étants paraissants. En même temps que l'existence brute du monde se
détermine par l'activité du désir, celle du sujet se trouve qualifiée par la
médiation de ce monde comme son destinataire et, pour ainsi dire, son
miroir{48}. Tout se passe donc comme si le désir tentait de combler l'écart
ouvert par le sentiment entre lui-même et le monde, ou encore de franchir
effectivement l'abîme creusé par l'archi-événement. À la faveur de ce
mouvement, le sujet acquiert une sorte de consistance, mais qui est faite
d'autre chose que de cela qu'il visait : il s'accomplit comme celui pour qui il
y a des étants, comme sujet de la perception, sujet dont la portée est
moindre que celle du sentiment.
Cela signifie que la subjectivité doit être ressaisie à deux niveaux
distincts, qui ne se différencient pas comme un moment inintentionnel et un
moment intentionnel, une hylé et une noèse mais plutôt comme une
passivité et une activité correspondant aux deux portées de l'ouverture. On
pourrait dire que le sujet se reçoit originairement lui-même, dans la
passivité première du sentiment, en recevant la pure profondeur du monde.
On a affaire ici au point de naissance ou au lieu d'origine du sujet, qui
est donc affectif. Mais, comme on l'a vu, le sentiment se prolonge et se
réalise dans le désir par lequel le monde se phénoménalise et, à ce niveau,
le sujet s'accomplit comme destinataire des étants, comme sujet du sens,
sujet intentionnel proprement dit. Cependant, l'important est de souligner ici
qu'à ce niveau, le sujet, qui est mouvement (désir), se reçoit du monde au
titre de destinataire des apparitions : sa teneur est alors celle du monde lui-
même et son horizon subjectif est aussi ouvert et indéterminé que l'est celui
de ce monde. Tout se passe donc comme si le désir venait à la fois combler
et creuser l'écart entre le sujet et lui-même, entre le sujet dans son épreuve
originaire comme sentiment, c'est-à-dire aussi ouverture du monde, et le
sujet comme visée ou appréhension, c'est-à-dire ouverture aux étants du
monde, ce qui correspond au sens propre du sujet. Enfin, comme nous
l'avons noté en commençant, les affects proprement dits apparaissent
comme des réponses ou des commentaires du monde constitué dans le désir,
donc comme des réfractions du sentiment originaire au plan du monde
paraissant. Ils dessinent un sujet affectif qui est dérivé, dont les vécus sont
comme l'écho de son ipséité fondamentale au sein de son rapport avec le
monde constitué. Il y a donc comme un circuit de la subjectivité, qui est en
même temps le circuit de la transcendance : le monde se donne
originairement dans le sentiment, qui se développe sous la forme d'un désir
par lequel le monde se phénoménalise en étants, qui peuvent alors donner
lieu aux affects.

Affects ←
Désir → étants
Sentiment ← monde

Nous l'avons dit, il suit évidemment de tout cela que le sentiment, pour
autant qu'il spécifie la réception originaire du monde, qu'il est donc
sentiment du monde, ne peut être qualifié plus avant. Il renvoie à une seule
expérience qui est, pour ainsi dire, le sentiment de tous les sentiments, ou
encore il décrit la teneur propre de ce qui advient dans les sentiments. Le
choix du terme est néanmoins justifié par le fait que, même s'il renvoie à un
noyau unique d'expérience où la profondeur du monde transparaît, c'est bien
à travers certains sentiments qu'il peut en quelque sorte se modaliser et donc
être atteint de manière privilégiée, ce qui en facilite bien sûr la description.
Nous avons évoqué le sentiment esthétique et le sentiment amoureux.
Entendons-nous. Cela ne signifie pas que ces sentiments, qui concernent
apparemment des étants du monde et se situent donc sur un plan dérivé,
auraient inexplicablement le même statut et la même valeur que le
sentiment comme tel. Il faut comprendre au contraire que, dans ces
sentiments, il y va du sentiment lui-même parce que, en eux et en eux
seulement, ce qui advient n'est autre en vérité qu'une donation du monde
lui-même en sa transcendance et sa puissance. Ce sont donc bien une
certaine esthétique et une certaine érotique qui sont sous-jacentes à cette
affirmation et qui reposent l'une et l'autre sur l'idée qu'il y va, dans les deux
cas, d'une ostension du monde même, même si c'est d'une manière pour
ainsi dire médiate. Dès lors, si le sentiment peut se modaliser dans les
sentiments esthétique ou amoureux, c'est dans la stricte mesure où ce qui
s'accomplit en eux n'est pas distinct de ce qui advient dans le sentiment
comme tel : l'ontologique peut être saisi dans l'érotique parce que l'érotique
est ontologique. Il s'ensuit par là-même que sentiment amoureux et
sentiment esthétique sont apparentés, ce qui conduit Mikel Dufrenne,
comme on l'a vu, a comparer le second au premier et à affirmer que le
rapport aux œuvres est de l'ordre de l'amour, affirmation dont la portée est
bien plus profonde que l'idée selon laquelle les œuvres susciteraient ce
sentiment et qu'il y aurait donc un amour de l'art. Il n'y a pas lieu ici
d'approfondir l'articulation exacte entre le sentiment ontologique, pour le
qualifier ainsi, et le sentiment amoureux. L'important est seulement de
traduire pour ainsi dire au plan du sentiment amoureux ce qui a été mis en
évidence sous le terme de sentiment (ontologique) en vue de clarifier notre
propos. En vérité, même si (et parce que) l'ontologique est au cœur de
l'érotique, l'érotique peut en retour éclairer l'ontologique. En effet, comme
nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, ce que nous nommons
sentiment est assez proche de ce dont il est fait l'épreuve dans l'amour.
D'une part, il s'agit d'un sentiment où le sujet est au plus près de lui-même
et où, en vérité, cette proximité se constitue, au point que l'amour peut être
vécu comme découverte ou avènement de soi (et c'est pourquoi cesser
d'aimer signifie devenir un autre) ; mais c'est à la faveur d'une ouverture à
un tout autre, de l'accès à un autre monde. Ici, l'auto-affection et l'hétéro-
affection ne font qu'une, l'être auprès de soi va de pair avec l'être porté vers
un autre et, comme le note Dufrenne, on s'y éprouve en se perdant. Dès lors,
l'amour est épreuve à la fois d'une flexion existentielle, inhérente à la perte
ou l'effondrement d'un certain paysage mondain ou affectif (ce qui
correspond au dépassement du plan de l'apparaître secondaire) et d'une
accélération vitale qui est produite par l'accès à un nouveau monde (au
monde lui-même) dont le sujet recueille la puissance.
Autant dire alors que l'amour est au désir (érotique) ce que le sentiment
est à ce que nous avons nommé désir (ontologique) et que, par conséquent,
amour et désir sont comme les deux faces de la même expérience
amoureuse fondamentale. L'amour est bien cela qui, en une passivité
supérieure, ouvre à un autre en son altérité et son insaisissabilité mêmes ; le
désir est précisément, quant à lui, ce mouvement issu de l'amour qui me
pousse à connaître, comme on dit si bien, cet autre. L'amour indique pour
ainsi dire la voie, il nourrit le désir, qui est bien sûr toujours en défaut par
rapport à l'objet d'amour et c'est pourquoi il se relance sans cesse. Au point
que l'on reconnaît peut-être l'amour à ceci précisément que le désir ne se
comble jamais, produit son incessante renaissance. L'amour est donc bien
comme la matière du désir, au sens précis de cela qui donne une altérité à
connaître et le désir est, pour sa part, comme la mise en forme de cette
matière au sens d'une certaine avancée qui va lui donner un visage. Cela
signifie que le désir donne à l'autre un ensemble de traits qui sont par
essence en retrait ou en défaut par rapport à ce que l'amour vise, ce qui ne
signifie pas qu'ils ne sont pas ceux de l'autre lui-même, pour autant que son
identité n'est pas réalisée une fois pour toutes comme celle de l'objet mais
est au contraire inséparable des sentiments qu'il éprouve comme de ceux
qu'il suscite, bref que son identité est inséparable du jeu de relations dans
lequel il s'insère. Ainsi, l'amour nourrit le désir tout comme le désir
accomplit l'amour et, par là-même, se nourrit lui-même.
C'est à cette érotique puis cette esthétique qu'il nous faudra désormais
nous consacrer.
{1} Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1990, p. 312.
{2} Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 267. Sur cette note,
voir Jocelyn Benoist, Le bruit du sensible, Paris, Éd. du Cerf, 2013, p. 217 s.
{3} Dans Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013.
{4} M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, p. 300.
{5} François Furet, Le Passé d'une illusion, Paris, Robert Laffont Calmann Levy, 1995, p. 49.
{6} Encore une fois, il n'y a de plénitude d'être que comme devenir car la surpuissance qui commande
celui-ci comporte un excès ou une surabondance dont la substance ou l'essence sont privées.
{7} Par exemple dans Penser l'homme et la folie, Grenoble, J. Millon, 1991, p. 417.
{8} Edmond Husserl, Ideen... I, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 269.
{9} E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, dans Husserliana, t. XIV, p. 155, 154,
159.
{10} Qui a en partie sa source dans une critique interne, menée il y a maintenant longtemps, de cette
construction.
{11} Telle pourrait être la manière de justifier, pour ainsi dire après-coup, certaines de nos décisions
théoriques fondamentales : la nécessité de tirer les conséquences du statut événemential et donc
anonyme de la mort. En effet, si la mort est bien cela, alors elle ne peut affecter qu'une vie de même
nature qu'elle, c'est-à-dire anonyme. Dès lors, la mort ne concerne pas les individus mais une vie qui
n'est la vie de personne et que nous nommons archi-vie. C'est l'anonymat de la mort qui nous conduit
à celui de l'archi-vie et c'est cette dimension négative qui nous interdit d'enraciner la mort dans
l'archi-vie et nous conduit à la penser comme un archi-événement, archi-événement car à la hauteur
de l'archi-vie. Dès lors, la mort est un événement métaphysique, l'événement métaphysique même et
donc aussi l'événement de la métaphysique, qui se produit avant que ne surgissent des vivants et est
donc bien ce dont ceux-ci procèdent. C'est en cela qu'il y a coïncidence entre la naissance des vivants
et la mort anonyme.
{12} Mikel Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 1963, p. 24-25.
{13} M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, p. 160.
{14} M. Dufrenne, Le Poétique, p. 114.
{15} Ibid., p. 188.
{16} M. Dufrenne, Le Poétique, p. 83.
{17} M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, Paris, PUF, 1953, p. 472.
{18} M. Scheler, La Situation de l'homme dans le monde, trad. M. Dupuy, Paris, Aubier, 1951. Voir
également Jan Patoka, Qu'est-ce que la phénoménologie ?, trad. E. Abrams, Grenoble, J. Millon,
1988, p. 20, 67.
{19} M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, p. 494.
{20} Ibid., p. 502.
{21} Ibid., p. 502-503.
{22} Ibid., p. 503.
{23} M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 180.
{24} Ibid., p. 180.
{25} Ibid., p. 180.
{26} Ibid., p. 371.
{27} Ibid., p. 371.
{28} M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1968, p. 56.
{29} Ibid., p. 57.
{30} M. Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 114.
{31} Ibid., p. 115.
{32} Ibid., p. 115.
{33} Michel Haar, Le Chant de la terre, Paris, L'Herne, 1985, p. 87.
{34} Voir M. Heidegger, Être et temps, p. 119 : « Le comprendre est l'être existential du pouvoir-être
propre du Dasein lui-même. »
{35} Ibid., p. 144.
{36} Ibid., p. 145.
{37} M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 62.
{38} Ibid., p. 63. Voir aussi p. 70.
{39} Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie, Grenoble, J. Millon, 1991, p. 421, 425.
{40} Ibid., p. 421.
{41} Ibid., p. 385.
{42} Ibid., p. 419.
{43} Ibid., p. 417.
{44} Ibid., p. 201, 406.
{45} Ibid., p. 422.
{46} Ibid., p. 406.
{47} Ibid., p. 422.
{48} Voir, sur ce point, les développements décisifs de J. Patoka, notamment dans les Papiers
phénoménologiques.

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