Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Métaphysique du sentiment
Passages
ISBN 978-2-204-11072-3
À Louis, Filipe, Ysé et Thadée,
À la mémoire de ma mère.
Sommaire
Introduction
Le sensible
Le sujet comme mouvement
L'essence du mouvement
Le procès du monde
Retour au sensible
II. La scission
III. L'archi-événement
IV. La métaphysique
V. Le langage
Biologie privative
L'exode
L'exil
Le langage
II. Le sentiment
Ipséité et ouverture
Michel Henry
Merleau-Ponty
Heidegger
Henri Maldiney
Conclusion
Introduction
Le sensible
L'essence du mouvement
Le procès du monde
Retour au sensible
Il est donc possible de revenir au sensible et de transposer les résultats,
d'abord obtenus du point de vue seulement descriptif du sujet, sur le plan
dynamique, c'est-à-dire cosmologique auquel nous avons maintenant accès,
de saisir l'apparaître sensible sous l'angle du procès dans lequel il s'inscrit.
En vérité, l'être sensible est un être produit, produit par un monde qui se
produit en lui. La réalité du monde, dont la transcendance se fait jour en
chaque sensible et qui ne se donne en lui que sous la forme d'une
profondeur sans mesure, est celle d'un procès, plus précisément de la
puissance sur laquelle ce procès repose. Cette réserve qui, au cœur de
chaque sensible, ouvre sur le monde, ou plutôt atteste du fait que le monde
se figure en lui, est en vérité une réserve de puissance. Dès lors, ce qui
semblait difficile à penser, à savoir une transcendance sans altérité, ou
encore un excès vis-à-vis du sensible qui est en même temps un excès du
sensible lui-même, s'éclaircit à la lumière de cette approche dynamique.
Cette profondeur intérieure ou ce débordement du sensible par rapport à lui-
même renvoient à la puissance qui s'exerce ou se déploie en lui. Or, cette
puissance n'est pas autre que ses œuvres, sa réalité est celle de son
effectuation et c'est pourquoi le monde dont elle est l'autre nom ne se
confond pas avec les sensibles sans pourtant s'en distinguer : il n'est que la
puissance dont ils procèdent et qui n'existe pourtant que par eux. La
transcendance du monde dans le sensible n'exprime donc que l'excès de la
puissance sur ses œuvres et, de même que la puissance passe dans ses
réalisations pour s'y renouveler, le monde passe dans ses manifestations
pour s'y préserver.
Nous avons insisté sur le fait que les sensibles étaient caractérisés par le
fait que, en leur singularité et leur insularité même, ils communiquaient les
uns avec les autres de telle sorte que leur disjonction ne faisait pas
alternative avec une forme de conjonction. C'est en ce sens que le sensible
ouvre sur les autres aspects de la même chose et, en cela, est
immédiatement ostensif de cette chose, qui n'est autre que leur style
commun. C'est également en ce sens que, pour autant que le sensible est, en
dernière analyse, figuration du monde lui-même, il ne se referme jamais sur
la chose mais, à travers elle, communique avec toutes les autres puisque ce
sont toutes des choses du monde, puisque toutes, en tant que telles,
possèdent un style commun. C'était là une autre manière, inévitablement
analytique, de dire que la réalité du sensible est celle de l'horizon (de la
« dimension », du « rayon du monde ») dont il n'est qu'un mode
d'accentuation et que cet horizon renvoie toujours au monde comme
horizon de tous les horizons. Or, cette situation s'éclaire elle aussi à la
lumière de la perspective dynamique que nous avons mise au jour. En effet,
s'il est vrai que le procès de mondification signifie la sortie hors d'un fond
qui demeure coprésent à ce qui le dépasse (et transit encore de son
indétermination les différences qui naissent en lui), s'il est vrai, par
conséquent, que le procès de différenciation demeure par principe inachevé,
alors force est de reconnaître que chaque étant produit, c'est-à-dire chaque
sensible ne se détache jamais complètement du fond, qu'il conserve une
dimension pré-individuelle et communique donc, en son insularité même,
avec les autres sensibles. L'ouverture de chaque sensible à tous les autres,
par quoi ils forment un monde, atteste de la présence du fond indéterminé,
autrement dit de la puissance en chacune de ses réalisations, qui sont autant
de différenciations. Dans la mesure où la puissance n'existe que comme sa
réalisation, qui n'est autre que la naissance même du divers, il y a une
pluralité de sensibles – c'est la dimension de multiplicité et de diversité sans
laquelle il n'y a pas de monde, la dimension colorée du monde – mais, pour
autant que la puissance excède ses réalisations, ou encore que le fond
indéterminé n'est pas résorbé par ce qui le dépasse, force est de reconnaître
que cette pluralité enveloppe une unité fondamentale, celle de ce tissu
commun, de cet horizon que les sensibles exhibent tout en s'en détachant,
recousent à mesure qu'ils le déchirent – il s'agit cette fois de la dimension
d'unité et d'harmonie sans laquelle il n'y aurait pas de monde. Il suffit ici de
comprendre que, dans la perspective processuelle qui est désormais la nôtre,
non seulement il n'y a pas d'alternative entre le multiple des sensibles
mondains et l'unité du monde, ou encore entre les parties et le tout, mais
que ces deux dimensions, en tant qu'elles expriment la nature du procès de
mondification, à savoir celle d'une puissance qui renaît de ses œuvres, n'en
font tout simplement qu'une. Telle est la raison pour laquelle la disjonction
des sensibles est en même temps leur conjonction, leur clôture sur eux-
mêmes une ouverture aux autres, leur singularité une généralité ; le monde,
ressaisi en son sens le plus profond, à savoir comme l'indistinction de la
puissance et de ce qu'elle dépose, n'est autre, quant à lui, que ce tissu
conjonctif qui est en même temps disjonctif, cette étoffe qui est pour ainsi
dire sa propre déchirure.
Il nous reste à aborder un dernier point, décisif, auquel nous avons fait
déjà allusion. Ces dernières analyses s'exposent à l'objection selon laquelle
en transposant nos résultats sur le plan dynamique, en comprenant l'être
sensible comme être produit, nous en avons perdu au passage la réalité
proprement sensible, c'est-à-dire son inscription au registre de l'apparaître.
Il pourrait sembler que nous décrivons des processus cosmiques qui n'ont
plus grand-chose à voir avec la dimension de la phénoménalité, qui seule
nous importe pourtant, bref que nous avons sacrifié la phénoménologie à la
cosmologie. Il est donc impératif de montrer qu'en passant au plan
dynamique nous n'avons pas oublié notre point de départ, que la perspective
dynamique est au service de la phénoménologie et non de son abandon.
Comme nous l'avons vu, cette exigence était d'emblée imposée par la
démarche régressive qui était la nôtre : dès lors que le mouvement dont
nous sommes partis était bien celui d'un sujet, enveloppait par conséquent
une phénoménalisation, il fallait que le procès dans lequel il s'inscrit soit lui
aussi un procès de phénoménalisation, que la dynamique à laquelle
renvoyait la phénoménologie demeure une dynamique phénoménologique.
Il s'agit donc de comprendre en quel sens le procès de mondification que
nous avons découvert est bien un procès de phénoménalisation, en quoi la
production des différences par la puissance du monde est en même temps
celle de leur apparaître, c'est-à-dire de leur être sensible comme tel. Pour
autant qu'apparaître signifie sortir de l'occultation, du sens que l'on confère
à celle-ci dépend le statut de cet apparaître. Or, cette occultation peut être
comprise en deux sens très différents. Elle signifie le plus souvent un
recouvrement par une couche interposée, par un voile, que celui-ci soit
étranger au sujet ou jeté par lui. L'apparaître signifie alors le retrait ou la
traversée de cette couche interposée : il est dé-voilement. Il s'agit, en
d'autres termes, de rejoindre ce qui a été caché ou perdu en agissant sur ce
qui fait obstacle, mouvement qui exige l'action du sujet : il n'y a pas de
dévoilement sans action du sujet car le propre de ce qui est caché, compte
tenu de la façon dont il l'est, est de ne pouvoir apparaître par lui-même.
Mais il y a une seconde façon, à la fois plus discrète et plus radicale, d'être
occulté : par indifférenciation avec l'entourage, par absence de frontière
entre cela qui est caché et ce qui n'est pas lui ; c'est alors en cette absence et
non en celle de la chose elle-même que consiste l'occultation. Cela signifie
que la chose est déjà là, tout entière dans la présence, que rien ne fait
obstacle à son apparition, si ce n'est précisément cette indistinction avec ce
qui n'est pas elle. Au fond, si elle est occultée, ce n'est pas tant parce qu'elle
n'apparaît pas, puisque rien ne la dissimule, que parce qu'elle n'apparaît pas
elle-même, en tant que telle. De ce point de vue, que signifie apparaître
sinon se séparer de ce qui n'est pas elle, se détacher d'un environnement qui
devient désormais un fond, se délimiter, ou encore se définir, pour autant
que, dans la définition, il y va de la frontière (finis) ? L'étant est déjà là,
d'une certaine façon en pleine lumière, et pourtant invisible car inaccessible
comme tel, car inséparé. Soulignons que, contrairement à ce qui advient
dans la situation précédente, où l'apparaître n'engageait d'aucune façon l'être
de ce qui apparaît mais seulement l'être ou la situation du sujet qui s'y
rapporte, ici l'apparaître implique une transformation de l'être de
l'apparaissant, tout au moins un changement affectant sa situation dans
l'être. Apparaître est quelque chose qui arrive à cela qui apparaît : ce n'est
pas un nouveau mode de relation avec un étant qui est déjà là et est tout
entier ce qu'il peut être mais bien une mutation affectant l'être de cet étant.
On l'aura compris, cette mutation coïncide très exactement avec le procès
de mondification tel que nous venons de le décrire. On le sait, celui-ci a
pour effet de différencier l'étant (le sensible), c'est-à-dire de le distinguer de
ce qui n'est pas lui. Comme nous l'avons vu, ce n'est pas parce que l'étant
est ce qu'il est qu'il se distingue des autres étants ; c'est au contraire dans la
mesure où il se distingue des autres étants qu'il est ce qu'il est et, en vérité,
son être se confond avec cette distinction même, il consiste en un n'être-pas
(tous les autres). Or, si l'apparition en son sens le plus profond consiste bien
dans une délimitation, force est de conclure qu'en étant séparé du fond et
donc de ce qui n'est pas lui par la puissance du monde, l'étant apparaît, que
le procès de mondification est par conséquent un procès de
phénoménalisation. Cet apparaître n'est pas son œuvre ni, bien sûr, celle
d'un sujet mais celle du monde lui-même qui, dans cette mesure, doit être
compris comme le sujet de son propre apparaître. Telle est la singularité de
ce procès de mondification que nous tentons de mettre au jour : son
mouvement de production est un mouvement d'apparition, en se faisant être
il se fait apparaître. Soulignons, enfin, que cette situation est absolument
conforme à ce que nous avons dit de l'apparaître sensible. Puisque, on
le sait, le procès de différenciation est inachevé et inachevable, aucun étant
ne se détache complètement des autres, ce qui signifie qu'aucun n'apparaît
pleinement : en tant qu'inscrits dans un procès de mondification
inachevable, une part d'occultation continue d'habiter leur apparition. Bref,
dire qu'ils apparaissent et que cet apparaître est une délimitation, ou encore
un être produit par le monde, c'est dire qu'ils n'apparaissent jamais
pleinement, qu'ils sont en cours ou en voie d'apparition plutôt qu'ils ne sont
apparus. Cet apparaître est exactement celui du sensible, pour autant que,
comme nous l'avons vu, celui-ci enveloppe nécessairement une dimension
inapparente, une profondeur dans la transparence, une opacité dans la clarté.
Cette dernière remarque est importante, non seulement parce qu'elle
témoigne de la pertinence de l'approche cosmologico-dynamique par
rapport au visage sensible des phénomènes, mais aussi parce que cette
conception processuelle de l'apparaître, selon laquelle aucun apparaître, en
tant que procès, n'est achevé et plein, enveloppe la possibilité d'un surcroît
d'apparaître et peut-être même l'appelle. On le soupçonne, ce surcroît
d'apparaître, cette sortie de l'obscurité qui affecte encore le sensible, ne
pourra être que l'œuvre d'un sujet, qui prolongera ou reprendra à son propre
compte, à la faveur de son mouvement propre, ce mouvement de
manifestation en quoi consiste le procès de mondification.
Première partie
La séparation
I
Les deux sens de la finitude
Or, cette conception classique va être peu à peu révisée par Husserl à
partir des années vingt. Dans l'un des Appendices de Erste Philosophie,
Husserl souligne « l'irrationalité du fait transcendantal », qui est présenté
comme l'objet principal d'une « métaphysique en un sens nouveau ». De
même, dans les Méditations cartésiennes, les « problèmes de la facticité
contingente » sont mentionnés comme des problèmes relevant de la
métaphysique. On assiste bien à un élargissement de la métaphysique
puisqu'elle inclut désormais la dimension transcendantale, au moins comme
fait irrationnel, alors qu'auparavant elle demeurait subordonnée à la
phénoménologie transcendantale. Cependant, on n'a pas seulement affaire à
un élargissement mais bien à une remise en question du rapport entre la
métaphysique comme philosophie seconde et la phénoménologie
transcendantale et eidétique comme philosophie première. En mettant en
avant l'irrationalité du fait transcendantal, c'est la relation même entre fait
et eidos, relation qui commandait la hiérarchie des disciplines, que Husserl
remet en question. La relation de dépendance entre fait et eidos s'avère ne
pas valoir pour tous les secteurs de l'étant. Alors que, dans le cas des
choses, les possibilités précèdent les réalités effectives, il n'en est pas de
même pour l'ego individuel ou monadique : il est caractérisé par le fait que
les possibilités sont relatives, quant à leur existence (Dasein) aux réalités
effectives. Cela signifie que l'ego est « un fait absolu et ineffaçable » et que
l'eidos est donc absolument dépendant de ce fait originaire. Comme l'écrit
Husserl, « la monade egoïque peut s'imaginer elle-même comme étant
autrement, mais elle s'est donnée à elle-même d'une façon absolue comme
étant. La position de son être autrement présuppose la position de son
être », ce qui revient à dire que « l'essence de chaque monade est
inséparable de l'existence monadique{9} ». Nous découvrons donc, avec
l'ego, un fait originaire ou fait ultime, selon les termes mêmes de Husserl,
c'est-à-dire un fait qui n'est le fait d'aucune essence puisqu'au contraire
l'accès à l'eidos et la variation que cet accès implique requièrent cette
facticité originaire et en dépendent absolument. Ce qui se fait donc jour ici,
à la faveur de cette facticité originaire de l'ego, c'est bien un sens neuf de la
métaphysique comme métaphysique de la facticité, métaphysique qui a
pour objet propre les faits ultimes et, plus particulièrement, le premier
d'entre eux, celui dont tous dépendent, à savoir le fait de l'ego. Bien
entendu, il ne peut s'agir que d'une métaphysique en un sens nouveau, qui
n'a plus grand-chose à voir avec l'acception traditionnelle. En effet, pour
autant que le fait dont il s'agit est un fait originaire ou ultime, de ce fait il ne
saurait y avoir ni cause ni raison, dès lors qu'il est plutôt la source de sa
propre raison. Contrairement à la métaphysique au sens classique d'une
recherche des causes premières, la métaphysique de la facticité entérine
l'impossibilité, inhérente au caractère ultime du fait, d'en rechercher des
causes, impossibilité qui n'est évidemment pas la conséquence de notre
impuissance mais l'expression de la facticité même du fait, ou plutôt de son
originarité.
Pour autant que, dans notre perspective, la différence du sujet repose sur
un archi-événement, nous nous situons dans cette voie ouverte par Husserl
et pouvons reprendre à notre compte cette acception renouvelée de la
métaphysique. En effet, autant les étants intramondains procèdent du procès
du monde, de telle sorte que leur réalité renvoie tout entière à cette essence,
autant ce qui distingue le sujet, ce qui singularise son existence est
absolument étranger à l'essence puisque tributaire d'un archi-événement qui
l'affecte négativement. Le sujet comme tel, en sa différence avec ce qui n'est
pas lui, est bien un archi-fait, sans cause ni raison, et relève de cette
métaphysique en un sens renouvelé. On peut donc parler de métaphysique
du sujet pour souligner non pas que le sujet est la source du sens mais, au
contraire, qu'il est un archi-fait dont il est par principe impossible de rendre
raison. Encore faut-il ajouter que cette conceptualité de l'archi-fait demeure
en-deçà de ce qu'elle vise, de sorte que, selon nous, il n'y a de métaphysique
véritable que comme métaphysique de l'événement. La question est de
savoir en quoi peut consister un archi-fait, qui n'est le fait d'aucune essence
au sens où sa facticité est toujours présupposée par l'accès à l'essence. En
vérité, en parlant de fait, on admet la possibilité qu'ils soient plusieurs et on
lui attribue au moins une essence qui est celle de la facticité, qui renvoie à
ce que tous les faits ont en commun. De sorte que le concept d'archi-fait
devient contradictoire : s'il s'agit d'un fait au sens d'un unique avoir lieu,
distinct, en tant qu'archi-fait, des autres faits, il ne peut même pas être un
fait, il ne peut même pas posséder l'eidos du fait. Autant dire donc qu'il n'y
a d'archi-facticité qu'événementiale, que cet « il y a » pur de l'ego dont
Husserl parle encore en termes de fait renvoie en réalité à un événement.
Celui-ci n'est évidemment le fait de rien, aucune essence ne lui appartient, il
possède l'absolue singularité de ce qui a eu lieu une fois (pour toutes). Un
tel fait, qui n'est le fait de rien, ne peut advenir que comme rien (toute
positivité, aussi minimale soit-elle, y compris celle de la facticité même, le
conduirait du côté de l'essence), à savoir comme cette limitation de la
puissance du monde. Tel est le sens véritable de la facticité et de la
dimension constitutive de contingence qu'elle enveloppe : un pur avoir lieu
qui, comme tel, n'est rien, interdit donc toute essentialisation et ne peut
alors exister que sous la forme négative d'une limitation et d'une scission.
Au fond, le fait du sujet n'est autre que le fait de la séparation, fait qui
renvoie à l'événement d'une scission qui, comme telle, n'est rien, rien
d'autre que ce qu'elle sépare et qui, à ce titre et à ce titre seulement, échappe
absolument à l'ordre de l'essence et de la détermination. On le voit, la
phénoménologie, en tant qu'elle prend en charge la question du sujet, sans
lequel il n'y a pas d'apparaître proprement dit, se dépasse – mais ce
dépassement est un accomplissement – en métaphysique. Celle-ci vient
pour ainsi dire combler l'écart entre cosmologie et phénoménologie en
prenant en charge justement l'impossibilité de rendre compte de la
différence du sujet à partir du procès du monde. Cette impossibilité renvoie
à la réalité d'un événement qui est, pour ainsi dire, l'impossible même dans
la mesure où il ne renvoie à aucune possibilité d'aucune sorte, où il n'est
rien d'autre que son pur advenir. En ce sens, la phénoménologie qui affronte
la question du sujet se mue en métaphysique, ce qui signifie aussi qu'il n'y a
de métaphysique que comme métaphysique du sujet.
Il nous faut maintenant en quelque sorte boucler la boucle, c'est-à-dire
rendre compte de ce dont l'archi-événement est la condition, à savoir le
passage de l'apparaître primaire à l'apparaître subjectif ou secondaire :
l'archi-événement n'est rien d'autre que celui de la phénoménalité même. Ce
passage est médiatisé, on le sait, par l'existence subjective, autrement dit par
un certain mouvement, qui se distingue de celui du monde par son
impuissance. Comme nous l'avons souligné, alors que ce dernier est
puissance de faire être, notre mouvement n'est que puissance de faire
paraître et c'est exactement dans cette puissance que consiste sa puissance
d'être. Il faut alors se demander en quoi le mouvement que nous sommes
possède la puissance de faire paraître. La limitation événementiale de la
surpuissance du monde donne certes lieu à ce mouvement séparé qui est le
nôtre, mais comment comprendre que ce mouvement puisse faire accéder la
phénoménalité primaire des étants en voie d'individuation à la
phénoménalité secondaire correspondant à l'apparition de l'étant en tant que
tel, ou encore au surgissement du sens. Telle est la meilleure manière, en
tout cas la plus neutre, de caractériser l'étant, non pas tel qu'il est (ou paraît)
en lui-même, mais tel qu'il se donne à un sujet. Or, notre mode d'être, en
son impuissance constitutive, a été spécifié comme désir, concept qui
exprime exactement la situation ontologique du sujet. D'un côté, il partage
une communauté ontologique avec le monde, qui correspond à son
appartenance, en tant que mouvement, à l'archi-mouvement du monde et
c'est pourquoi il tend vers lui, tente pour ainsi dire de se réconcilier avec
lui-même, de reconstituer l'identité première en tentant de retrouver son sol.
Mais, d'autre part, de ce sol dynamique, il est irrémédiablement séparé par
l'archi-événement scissionnaire et c'est la raison pour laquelle il ne peut que
désirer ce monde, tendre vers lui sans jamais le rejoindre. Ainsi, de même
que la production caractérise le rapport du monde à lui-même, le désir
correspond quant à lui au rapport que les vivants entretiennent avec le
monde. Il n'y a pour nous de monde que désiré. Autant dire que si les sujets
que nous sommes se rapportent au monde, celui-ci ne se donne à eux que
sur le mode de l'absence ; il ne se présente qu'en s'absentant du rapport, ou
plutôt en excédant toujours la visée qui se porte vers lui. Pour le désir, il n'y
a de présence du monde que comme absence ; le monde ne se donne
au désir que comme son propre excès ou son propre défaut.
C'est exactement à la faveur de cet absentement du monde que l'accès de
l'étant au sens, c'est-à-dire l'appréhension subjective devient possible. En
effet, au niveau de la manifestation primaire, l'étant qui est produit,
autrement dit délimité par le procès mondain, demeure transi par
l'indétermination du fond puissanciel, comme pris dans la masse du monde,
de telle sorte que sa détermination ne se distingue pas de son être, qui n'est
autre que celui du monde même, de telle sorte que son essence se confond
avec son existence. Bref, s'il est différencié des autres étants, il n'en est pas
encore séparé parce qu'il ne l'est pas du monde. Au contraire, à la faveur de
l'absentement du monde qui est inhérent au désir, l'étant perd sa dimension
d'appartenance au monde, abandonne le tissu ontologique auquel renvoyait
sa présence et ne se présente alors qu'en tant que tel : la détermination se
donne pour elle-même en raison du retrait de l'être déterminé, c'est-à-dire
du monde ; l'essence se détache de l'existence. Dire donc que la chose
paraît, c'est dire qu'elle se donne pour elle-même, mais elle ne se donne
pour elle-même que dans la mesure où elle se délivre de son étoffe
ontologique, se détache du monde où elle était plongée. Seul le désir peut
produire ce détachement puisque, contrairement à l'archi-mouvement du
monde, il est un mouvement auquel le monde fait défaut, qui ne se rapporte
à lui que sur le mode de l'excès. Autant dire alors que le second régime
d'individuation que nous avons mis en évidence à propos des étants vivants
– à savoir de ceux qui, existant eux-mêmes comme mouvement, sont
caractérisés par la séparation – se répercute, en vertu du sujet qui s'y
rapporte, sur les étants intramondains eux-mêmes. En effet, au niveau de la
manifestation primaire, les étants sont différenciés – ou plutôt leur être est
différenciation – et, dans cette mesure, demeurent en continuité avec le
monde, ce qui revient à dire qu'ils conservent une charge de pré-
individualité, que leur détermination demeure transie par l'indétermination
du fond mondain. Au contraire, en tant que relatifs non plus au mouvement
du monde mais à celui du désir, les étants se séparent de ce fond et, ce
faisant, perdent toute indétermination, se défont de leur charge de pré-
individualité. Ils ne sont plus que ce qu'ils sont et c'est exactement en ce
détachement et cette pleine détermination que consiste l'être du sens. Cela
signifie que le sens n'est pas une entité positive qui s'ajouterait à l'être mais,
tout au contraire, ce qui procède d'une privation au sein de l'être,
précisément privation de la dimension de profondeur mondaine à la faveur
de laquelle l'étant en tant que tel, c'est-à-dire en son sens, peut advenir. Or,
c'est précisément selon cette dimension, celle du « en tant que », de la
détermination séparée du déterminé que l'étant peut convenir à l'esprit,
s'offrir au sujet. Encore faut-il ajouter immédiatement que, dans ce
processus, l'étant ne vient pas s'offrir à un sujet déjà constitué qui
l'accueillerait selon son sens. Bien au contraire, c'est le surgissement du
sens par recul du monde qui rend possible le sujet : le sens ne s'offre pas à
lui mais le constitue. Plus précisément, le mouvement que nous sommes ne
devient celui d'un sujet, ne se mue en saisie ou appréhension, bref ne
devient intentionnel qu'à la faveur du surgissement du sens. Loin que le
sens repose sur l'intentionnalité, c'est au contraire celle-ci qui repose tout
entière sur le surgissement du sens. Encore cette formulation est-elle trop
abstraite puisqu'elle décompose ce qui n'a lieu que d'un seul coup, se fait
d'un seul tenant : le mouvement qu'est le désir est un mouvement
intentionnel, c'est-à-dire ne vise quelque chose que dans la mesure où, par
ce mouvement, il détache l'étant en faisant reculer le monde et le porte ainsi
à son propre sens. C'est parce que le sens ne peut être que détachement ou
séparation du monde que l'intentionnalité ne peut consister qu'en un
mouvement, celui qui va permettre cette séparation en éloignant le monde.
La saisie du sens n'est que sa proximité ou sa disponibilité et sa proximité
n'est que l'envers de la distance du monde.
Autant dire que la visée que nous tentons ici de mettre au jour est
caractérisée par un curieux mélange d'activité et de passivité. D'un côté, le
sujet est tout actif, et même pure activité dans la mesure où il est
mouvement : il n'a pas d'autre contenu que son agir. Mais ce mouvement ne
fait rien, ne produit rien de positif ; en tant que désir, il est plutôt l'épreuve
d'une perte et c'est à la faveur de cette perte que l'étant va changer de
visage, précisément se trouver dépouillé de sa part mondaine pré-
individuelle. De ce point de vue, le sujet est totalement passif : il ne peut
qu'accueillir un étant qui était déjà là mais qui a perdu quelque chose de lui-
même en raison de sa relation avec notre mouvement et, en vérité, cet
accueil n'est effectivement possible que par cette perte, comme si, tant qu'il
est encore chargé de monde, l'étant demeurait inassimilable. Notons que
c'est à cette seule différence, celle qui est produite par notre mouvement, et
donc par l'archi-événement, que revient la distinction de l'en-soi et du pour-
soi. L'en soi, c'est l'étant pris dans la masse du monde, l'étant en tant que
produit de la surpuissance mondifiante ; le pour-soi, c'est ce même étant
dépouillé de cette étoffe ontologique, séparé de ce fond mondain, de sorte
que tout l'être du pour soi s'épuise dans ce détachement et, par conséquent,
dans le recul du monde qui le rend possible. Ceci revient à dire bien sûr que
le pour soi est quelque chose qui arrive à l'étant, qu'il se confond avec la
perte de sa profondeur mondaine, de sorte que ce n'est pas parce qu'il y
aurait un soi qu'il y a du pour soi mais, au contraire, c'est dans la mesure où
l'étant accède au pour soi en perdant son épaisseur ontologique qu'il y a un
soi. Le soi est celui qui recueille l'étant parce que le monde fait défaut à son
désir. Ainsi, le sujet est de part en part actif puisqu'il est mouvement et de
part en part passif puisque ce mouvement reconduit l'étant à sa
détermination en faisant reculer le monde. Or, à bien y penser, tel est le sens
même de l'apparaître, y compris subjectif ; il ne s'agit pas du passage dans
une nouvelle dimension ou un nouvel élément hypothétiques mais bien de
quelque chose qui arrive à l'étant lui-même, d'une transformation qui en
affecte l'être, et encore cette transformation n'est-elle que négative
puisqu'elle consiste en une perte, celle du monde. L'unité de l'apparaître se
trouve ici préservée, le phénoménologique est en continuité avec le
cosmologique : dans les deux cas, aux deux niveaux de l'apparaître, on a
bien affaire à une transformation affectant l'étant et c'est à cette condition
que l'on peut dire que c'est la chose même qui apparaît. Simplement, cette
perte n'est possible que par l'activité du sujet et cette activité est très
singulière car le sujet ne fait, à proprement parler, rien, ne produit rien
puisqu'il perd au contraire le monde. Ce faire n'est donc au fond qu'un non-
faire, il s'abolit lui-même ; il n'est rien d'autre que rapport à ce qui est perdu
et, en cela, quête indéfinie. Le sujet n'est donc actif que pour être passif :
son faire est un faire place (au sens), son avancée un pur accueil.
Ainsi, l'archi-événement peut être décrit à travers une cascade de
négations, procédant de cette négation originaire qu'est la limitation de
puissance dont le procès mondain se trouve affecté. Cette limitation de
puissance donne lieu au sujet comme être séparé. Ce sujet est, quant à lui,
caractérisé par une impuissance fondamentale, que recueille la notion de
désir : cette impuissance est, précisément, l'impuissance de rejoindre le
monde comme tel. Mais, enfin, la perte du monde a pour contrepartie la
naissance du sens. Ce « positif » qu'est le sens advient donc, comme une
sorte de résidu, à la faveur de cette série de négations, qui n'en font
évidemment qu'une seule : il est l'envers de l'absence du monde, mais cette
absence n'est que la conséquence d'une séparation du sujet, séparation vis-à-
vis de la surpuissance du monde et par laquelle il est pour ainsi dire laissé
au bord de la route de la phénoménalisation primaire. Le surgissement du
sens et l'accès corrélatif à la phénoménalisation subjective sont comme le
positif de ce négatif, la nouveauté rendue possible par ces négations, le gain
de ces pertes. Mais, cela ne revient pas à conférer la moindre positivité au
sens. Celui-ci ne vient pas s'ajouter à l'étant ou au monde, il n'est au
contraire que l'étant mondain privé d'une dimension de lui-même,
précisément de sa dimension mondaine. L'accès au sens ne suppose pas une
addition mais une soustraction, ce qui signifie qu'il n'y a pas plus mais
moins dans le sens que dans l'être, que l'apparaître est un défaut de l'être,
une conséquence de la défaillance événementiale plutôt qu'une nouvelle
dimension d'être.
Une telle perspective n'est pas sans évoquer celle du premier chapitre de
Matière et mémoire. Bergson y montre, de manière proprement
révolutionnaire, qu'il y a moins et non pas plus dans la représentation que
dans la présence, que l'être perçu relève d'une soustraction au sein de l'être,
soustraction qui prend la forme d'un découpage par lequel l'image se trouve
séparée de la totalité dans laquelle elle s'inscrit. Or, d'une part, ce passage à
la représentation par soustraction n'est pensable que dans la mesure où l'être
est sa propre manifestation avant l'intervention du sujet, où il n'y a pas d'être
pensable hors de son apparaître. C'est ce que recueille le concept d'image,
qui signifie une perceptibilité intrinsèque de l'être, un être qui ne se
distingue pas de ses apparitions. D'autre part, cette soustraction ne peut être
que l'œuvre d'un mouvement et non plus d'un acte de représentation ou de
connaissance, puisqu'un tel acte est désormais tributaire du surgissement du
perçu, c'est-à-dire d'une image circonscrite. Le découpage perceptif sera
corrélatif de certains mouvements, ceux qui, grâce au cerveau, sont
caractérisés par un retard vis-à-vis de ce qui les a déclenchés. Cependant,
même si nous partageons avec Bergson certaines décisions théoriques
fondamentales – l'apparaître se précède dans l'être et la perception ne relève
pas de la connaissance mais du mouvement, ces deux positions étant bien
entendu profondément solidaires – notre perspective est tout autre et
pourrait être caractérisée comme une sorte de décalage ou de déplacement
de la construction bergsonienne{10}. D'une part, chez Bergson, on passe de la
totalité indifférenciée des images aux images comme telles, qui sont
découpées par la perception. Dans notre perspective, au contraire, le
passage s'effectue d'une totalité déjà différenciée, celle du monde mondifié
qui est celui de l'apparaître primaire et, par conséquent, d'étants déjà
délimités à des étants détachés du fond par retrait de celui-ci : c'est
exactement en ce détachement que consiste leur apparaître. D'autre part et
en toute cohérence, le mouvement qui commande ce détachement n'est plus,
comme chez Bergson, celui qui, déterminé par les a priori vitaux, découpe
au sein du continuum des images ce qui répond à ces a priori, mais ce
mouvement qui permet le détachement parce qu'il se rapporte au monde sur
le mode de la perte et qui n'est autre que le désir. Dans notre perspective, si
le sujet percevant est bien un sujet vivant, cette vie doit être comprise
comme désir plutôt que comme satisfaction des besoins car l'être perçu est
un être séparé et non pas un être circonscrit. Tout se passe donc au fond
comme si, en tout cas de notre point de vue, Bergson confondait apparaître
primaire et apparaître secondaire, tentant de rendre compte de celui-ci à
partir d'un découpage qui ne vaut que pour celui-là et qui, loin d'être l'œuvre
d'un vivant, est en vérité celle du monde lui-même.
Soulignons, pour conclure, que cette analyse du surgissement du sens à
partir du mode d'être du sujet comme désir est bien conforme à l'être du
sens tel que nous l'avons caractérisé plus haut. Car s'il est vrai que le sens se
distingue de l'être et suppose en cela un détachement vis-à-vis du tissu
ontologique, il n'en reste pas moins qu'il demeure sens de l'être, que la
détermination ne se pose pas hors du déterminé et que, en ce sens, le
détachement vis-à-vis du tissu ontologique n'est pas une séparation pure et
simple ; il est distension plutôt que déchirure. Le sens est de part en part
sens de l'être, même si, de cet être, il n'est que le sens. Or, le désir répond
exactement à ces exigences. En effet, si le monde lui fait défaut, il n'a pas
disparu pour autant ; si le monde s'y absente, cette absence est encore un
mode de présence. Autrement dit, le désir est bien en rapport avec le
monde, sans quoi il ne pourrait pas même le désirer, mais de telle sorte que
le monde se dérobe de ce rapport, recule toujours devant son avancée. Il
s'ensuit que le détachement de l'étant comme tel et donc le surgissement du
sens que le désir rend possibles ne doivent pas être confondus avec une
disparition pure et simple, à la faveur de laquelle le sens se rassemblerait
sur lui-même car alors, avec le monde, c'est aussi le sens qui serait perdu.
En d'autres termes, le désir, saisissant pour ainsi dire le monde à distance (et
conformément à son être), éloigne le fond ontologique des étants plutôt qu'il
ne produit une séparation, distend les liens entre la détermination et le
déterminé plutôt qu'il ne les rompt. Ainsi, l'étant se détache bien du monde,
accédant par là même au sens, mais sans jamais perdre son lien constitutif à
lui, sans se séparer de cela dont il est le sens et qui lui confère son épaisseur
signifiante. Le rapport de la détermination au déterminé est donc homogène
à celui de l'étant et de son monde, de la différence et de ce qui se différencie
en elle : il s'agit d'une différence sans altérité, d'une distance sans mesure,
d'un écart nul – mais cet écart suppose la perte du monde. Le désir est le
seul mode d'être capable d'ouvrir cet écart. Bien entendu, avec ce concept
de désir, nous caractérisons un mode d'être commun à tous les vivants et la
question se pose donc de savoir en quoi consistent les différences au
sein des vivants et, par conséquent, quelles sont les modalités de réalisation
de ce désir, quelles en sont ses figures possibles.
V
Le langage
Biologie privative
L'exode
Cependant, s'il est vrai que tous les vivants le sont tous également, et
donc également éloignés de l'archi-vie dans la mesure où ils procèdent tous
d'un unique archi-événement, force est de reconnaître qu'ils ne sont pas
identiques pour autant, qu'ils n'existent pas et ne sont donc pas vivants de la
même façon. Il faut notamment prendre maintenant en charge une question
qui avait d'abord été éclipsée par notre problématique, celle de la différence
entre le vivant que nous sommes et les autres vivants, celle de la différence
anthropologique. Nous avons mis jusqu'ici en avant, contre la perspective
métaphysique dominante, ce par quoi ces vivants ne se distinguent
fondamentalement pas. La vraie coupure ne passe plus entre l'homme et les
autres vivants, que l'on pense l'animal à partir d'une négation de l'humanité
ou l'inverse, mais entre les vivants et l'archi-vie, de telle sorte que ceux-ci
se trouvent pour ainsi dire homogénéisés par l'unicité de l'archi-événement.
Mais force est de prendre acte des différences phénoménologiques qui ont
conduit à vouloir faire passer entre l'homme et l'animal la différence
métaphysique même (le métaphysique surgissant dans l'homme ou comme
homme) et d'en rendre compte dans le cadre théorique que nous avons
élaboré. Cette exigence soulève un problème, qui se concentre dans l'unicité
de l'archi-événement : comment penser des différences entre les vivants
alors que tous procèdent, tout uniment, d'une négation archi-événementiale
de la vie ? Il semble que nous ayons perdu en précision phénoménologique
ce que nous avons gagné en puissance explicative. Mais s'en tenir là, ce
serait oublier la relation véritable entre l'archi-mouvement et l'archi-
événement. Comme nous l'avons déjà suggéré, en raison même de son statut
événemential et donc négatif, l'archi-événement est constamment ressaisi
par l'archi-mouvement, ce qui signifie que la surpuissance de la vie reprend
toujours ses droits. En d'autres termes, archi-événement et archi-
mouvement s'enveloppent mutuellement : l'archi-mouvement est affecté en
son cœur d'une faiblesse fondamentale mais il la surmonte sans cesse en se
subordonnant pour ainsi dire l'archi-événement, en niant sa négation, en le
dissolvant dans sa propre plénitude, comme un creux qui se comble, une
blessure qui guérit sans cesse. De telle sorte que ce dont il faut prendre acte
ultimement, c'est d'une sorte de co-originarité et de co-présence, c'est-à-dire
finalement de tension entre l'archi-mouvement et l'événement qui l'infléchit,
comme si celui-là était sans cesse en train de ramener à lui ce qui ne cesse
de faire sécession, de combler le fossé qui se creuse en lui. L'archi-
événement et l'archi-mouvement ne sont pas extérieurs et étrangers l'un à
l'autre : ils représentent les deux versants d'une même situation
fondamentale. Dès lors, il devient possible de penser des différences au sein
même de ce qui est séparé du monde par l'archi-événement. Celles-ci
procèdent de la modalité même de la tension, correspondant à la prévalence
en elle de l'un des pôles : elles relèvent d'une forme de hiérarchie entre le
pôle dynamique et le pôle événemential. Dans tous les cas, nous avons
affaire à des étants qui sont à la fois au cœur du monde et à distance de
celui-ci, mais ils sont néanmoins susceptibles d'être dominés par un pôle
plutôt que par l'autre. Tout se passe comme si l'un des termes de la relation
prenait sous lui la relation ou, ce qui revient au même, comme si la relation
était relevée ou sursumée par l'un de ses termes sans perdre d'aucune façon
sa tension, bref comme si elle pouvait s'effectuer plutôt sur le mode de la
différence ou plutôt sur celui de la continuité. Autrement dit, la différence
première, celle qu'instaure l'archi-événement, peut différer d'elle-même en
se repliant sur l'un ou l'autre de ses pôles. Une telle différence est elle-
même singulière, à la fois de degré et plus que de degré – par conséquent
déjà étrangère à cette conceptualité. Différence de degré si l'on veut pour
autant qu'il s'agit d'une tension qui, comme telle, accepte, au moins en droit,
tous les niveaux possibles. C'est d'ailleurs ce type de différence qui pourra
prévaloir au sein des vivants autres que l'homme. Mais différence qui est
plus que de degré car, comme nous venons de le dire, la polarité même est
repliée sur l'un de ses termes, repolarisée par lui, relevée en lui et donc
dominée par lui, ce qui donne lieu à des modes d'être finalement très
différents. Différence hiérarchique donc, qui n'est ni de degré, ni de nature,
plus que de degré et moins que de nature. C'est à la condition d'élaborer une
telle différence en sa singularité qu'il devient possible de rendre compte de
l'incontestable singularité de l'homme sans compromettre sa continuité avec
les autres vivants, pour autant qu'ils sont situés du même côté de la césure
instaurée par l'archi-événement.
Qu'en est-il alors des animaux, en leur différence avec l'homme ? On
pourrait dire que, dans leur cas, la tension se replie sur le pôle de l'archi-
mouvement, est dominée par lui, de sorte que la continuité avec le monde
l'emporte sur la scission, que l'appartenance prévaut sur l'extériorité. Même
si l'animal, en tant qu'il est vivant et donc capable d'un auto-mouvement
autonome, existe sur un mode tout autre que celui des étants intramondains,
il n'en reste pas moins qu'il demeure fondamentalement en prise sur l'archi-
puissance du monde, traversé par elle alors même qu'il s'en est séparé.
Même si l'animal est un individu qui, comme tel, est déjà face au monde,
privé donc de sa puissance mondifiante, la dimension d'appartenance
domine son existence ; c'est au cœur du monde qu'il est étranger au monde.
Ainsi peuvent se justifier la vitalité et l'intimité avec le monde qui
caractérisent nombre d'animaux. Vitalité car ils sont encore en prise sur la
surpuissance, vis-à-vis de laquelle ils représentent une sorte de dérive plutôt
qu'une rupture pure et simple. Ainsi des grandes migrations des oiseaux, le
martinet pouvant par exemple voler 4 000 km sans se poser, ainsi des
distances immenses parcourues par les anguilles et les saumons pour se
reproduire. Ces phénomènes sont quasi-cosmiques, comme à la frontière du
vivant et de la physis, en vérité une sorte d'affleurement de l'archi-vie et de
sa puissance dans celle des vivants individués. D'ailleurs, il n'est sans doute
pas anodin que de telles « prouesses » (de notre point de vue) ne soient
jamais le fait d'individus isolés, ni d'ailleurs d'individus très individualisés,
comme si la condition de cette inscription dans la surpuissance cosmique
était un défaut d'individualité, la persistance d'une dimension pré-
individuelle qui s'atteste dans le mode d'existence et de déplacement
grégaires. D'autre part, cette vitalité est indissociable d'une intimité sensible
avec le monde qui excède très largement nos propres capacités : les
animaux perçoivent à de très grandes distances, détectent des quantités
infimes et leurs déplacements présupposent une capacité d'orientation qui
est aux dimensions du cosmos. Il n'y a rien d'étonnant à cela : leur
puissance perceptive est comme proportionnée à leur absence de séparation
avec le monde, elle exprime le primat de l'appartenance sur la distance. En
ce sens, les animaux sont comme des sujets inchoatifs et donc situés à la
frontière de l'apparaître primaire et de l'apparaître secondaire. Dans les
aspects du monde, ils saisissent le monde lui-même plutôt que ses aspects,
sont initiés à sa profondeur car ils en traversent la couche sensible, plongent
en lui plutôt qu'ils ne l'ont devant eux. De là une acuité et une clairvoyance
dont nous n'avons pas même idée et qui sont corrélatives du caractère
inchoatif, ou plutôt disparaissant de la séparation, du fait que l'écart qu'ils
ouvrent est sans cesse comblé par le monde : le monde se déploie et se
donne en eux plutôt qu'ils ne le posent et c'est pourquoi il peut se donner
lui-même selon sa profondeur propre.
Or, à ces possibilités correspond un certain mode d'être. L'animal, comme
tout vivant, existe sur le mode du désir, que nous avons caractérisé comme
l'indistinction d'une épreuve et d'une avancée, comme un faire paraître qui
est un faire. Mais force est de reconnaître que, pour autant que l'animal est
essentiellement en prise sur l'archi-mouvement du monde, son désir est
avancée plutôt qu'épreuve, faire plutôt que faire paraître ; plus
rigoureusement, il fait l'épreuve du monde en avançant en lui, il le fait
paraître en dérivant en son sein. Telle est la raison pour laquelle il parvient à
rejoindre le monde dans les aspects qui en sont l'ostention, à traverser la
couche sensible au profit de la profondeur où elle communique avec
d'autres : cette profondeur ne se donne qu'à celui qui est capable d'y
pénétrer. Bien entendu, cette donation de la profondeur, cet accès à la
présence du monde comme tel a pour contrepartie un défaut
d'objectivation : aucun étant ne se donne véritablement à l'animal en tant
que tel ou pour lui-même, la pénétration dans le monde exclut la distance
requise par l'objet. Pour l'animal, l'étant apporte toujours avec lui ses
racines mondaines : il ne se donne à l'animal qu'encore pris dans le monde
et en vérité comme dimension ou aspect d'un monde plutôt que comme
objet. Si l'animal n'a évidemment plus accès au monde lui-même, ce qui
serait incompatible avec toute phénoménalisation, même sommaire, il n'a
pas encore affaire à des choses circonscrites, détachées ou détachables
d'un entourage. Autant dire qu'il a affaire à un milieu, que celui-ci désigne
le type d'apparition qui convient à sa dynamique propre. Non pas donc des
choses, ni le monde lui-même mais des choses comme monde ou qui font
monde, et qui n'apparaissent quant à elles que comme des modalités de ce
monde. Telle est la seule manière pour le monde d'être encore présent dans
ce qui l'occulte nécessairement : perdu dans l'objet, il est préservé dans le
milieu. Le milieu n'est certes plus le monde mais est encore un monde : il
correspond à un mode d'être intermédiaire entre celui de l'étant déterminé
appréhendé comme tel et celui du monde en sa profondeur et son
indétermination. Le milieu n'est plus le monde, il est déjà déterminé, il
apparaît comme tel, se détache du monde, ou plutôt est détaché du monde
par la vie animale ; cependant, cette détermination n'accède jamais à celle
de l'étant singulier et circonscrit car le milieu conserve quelque chose de la
généralité et de l'indétermination du monde lui-même. Il est comme en
porte-à-faux sur les objets et le monde, le sens et la pure présence : plus
haut que la profondeur indéterminée du fond mais plus bas que la pleine
détermination de la chose. Bref, le milieu conserve quelque chose du monde
alors même qu'il se détache de lui et c'est pourquoi il est encore un monde :
ni une chose, ni le monde mais un monde déterminé (et donc tout autant
indéterminé). Bien entendu, cette connivence originaire avec le monde à
travers la constitution d'un milieu se paie de la disparition de ce qui est
extérieur au milieu : en même temps que la saisie de l'objet comme tel, c'est
l'ouverture à tous les milieux possibles qui s'avère impossible. Bref, pour
autant que le désir animal est mouvement plutôt qu'épreuve, il circonscrit
un milieu plutôt qu'il ne pose des étants ; il n'y a jamais pour lui que des
ensembles signifiants, de telle sorte que le sens n'est jamais saisi qu'à même
cela qui est signifié, comme moment ou partie d'un milieu plutôt que
comme détermination.
Au sein de ce milieu l'animal, dira-t-on, satisfait des besoins. Mais encore
faut-il s'entendre sur la portée de cette formule. Elle ne renvoie pas à un
mode d'être différent de celui du désir et il temps de dire que, loin de
s'opposer au désir ou même de s'en distinguer, le besoin n'en est qu'une
modalité particulière. Comme nous l'avons vu, le désir se porte toujours sur
des objets, ce qui le distingue d'une pure aspiration, ou plutôt d'une
aspiration pure (sainteté). Il n'en reste pas moins qu'aucun de ceux-ci ne le
satisfont pour autant qu'ils demeurent tous en défaut vis-à-vis de l'objet
véritable du désir, qui ne se découvre que dans ce défaut même et dont la
réalité n'est autre que celle du monde en sa transcendance pure. Telle est la
raison pour laquelle le désir renaît toujours de lui-même, retrouve
l'insatisfaction en même temps que l'objet qui est censé l'apaiser. Mais c'est
ici que des différences peuvent intervenir. En tant qu'il est essentiellement
mouvement, le désir animal ne cesse de se porter vers des objets, va de
chose en chose au sein du milieu, si bien qu'il est pour ainsi dire rempli
aussitôt qu'il renaît et que la lacune qui est au cœur du désir ne se donne pas
tant pour elle-même qu'à travers le caractère éphémère de la satisfaction et
donc sous la forme de la nécessité de se donner un nouvel objet, de réitérer
la satisfaction. Tel est exactement le mode d'être du besoin : un désir qui se
donne pour ainsi dire à même le monde, à travers la recherche incessante
d'objets susceptibles de l'apaiser, de sorte que la dimension d'absence qui le
caractérise n'y apparaît que sous la forme du passage à une autre présence.
Le désir est toujours désir d'un monde mais, dans le cas de l'animal, il ne se
donne pas tant comme absence irrémédiable que comme ce qui est
susceptible d'être rejoint en une quête indéfinie. Pour lui, le monde n'est pas
ce qui fait toujours défaut dans l'objet mais cela qui peut être rejoint à
travers la multiplication des objets. Bref, parce que le désir animal se réalise
d'abord comme mouvement, il n'est appréhendé qu'à même cela qui le
satisfait, à travers la renaissance incessante de l'objet, qualifié alors d'objet
du besoin ; l'absence qu'il vise ne se donne qu'à travers ce qui la comble
provisoirement. Ou encore, on nommera besoin un désir qui est mouvement
plutôt qu'épreuve et par conséquent quête du monde dans la répétition
illusoire de la satisfaction plutôt qu'évidence de son absence. Le besoin n'est
qu'un désir qui s'oublie comme tel parce qu'il est obnubilé par l'objet, un
désir qui croit rejoindre le monde à même l'objet. C'est en ce sens que le
mouvement proprement animal peut être qualifié d'instinctif. Il faut
entendre par là que le désir animal est articulé à des objets déterminés, ceux
qui correspondent précisément au milieu (que l'instinct a délimité), pour
autant que ceux-ci permettent une satisfaction et, ce faisant, une forme de
proximité, de réconciliation avec le monde. De sorte que, plus profond que
la distinction de l'instinct et du milieu, il y a cette unité première de l'animal
et de son monde, unité qui s'exprime comme instinct sur le versant du
vivant et comme milieu sur celui du monde. Cette unité première et
indéchirable n'est que la manifestation biologique de l'appartenance
constitutive de l'animal au monde, de l'inscription de son mouvement dans
celui du monde,
Nous avons choisi le concept d'exode pour qualifier ce mode d'être
animal. Nous entendons par là un mouvement qui a lieu au sein du monde,
qui témoigne en cela d'une appartenance fondamentale et, pour ainsi dire,
l'effectue, mais qui a perdu toute place ou tout site dans le monde, qui n'y
est plus inscrit. Le mouvement animal est exode car, s'il est encore du côté
du monde et sous l'emprise de sa puissance, il ne se réalise pourtant que
sous la forme d'une errance, d'une quête sans origine ni terme, ce qui
signifie qu'il y a perdu sa place et que, en cela, il ne lui appartient plus
pleinement, que l'archi-événement l'en a arraché. Ainsi, en tant qu'il est de
part en part mouvement (et, pourrait-on ajouter, d'autant plus mouvement
qu'il est sans habitation), l'exode témoigne d'une continuité avec le monde ;
mais, en tant que ce mouvement est de dérive, qu'il ne trouve pas de repos
véritable, de place qui serait son lieu, l'exode témoigne de l'inexorable
séparation avec le monde, effet de la scission archi-événementiale. Bref,
dans la mesure où le mode d'être de l'animal est essentiellement celui du
mouvement, la séparation ne peut s'attester que sous la forme d'une
modalité de ce mouvement, celle d'un exode sans fin. L'exode signifie que
le monde est son lieu, sa seule aire possible d'accomplissement, en quoi
l'animal demeure en continuité avec l'archi-mouvement du monde, mais que
pourtant, en ce lieu, il n'a plus de place, n'est nulle part chez lui et, en cela,
le monde n'est déjà plus son lieu : perdu dans l'appartenance même,
ontologiquement désorienté.
L'exil
Cette première série d'analyses nous permet d'en venir aux coordonnées
du vivant humain, qui sont évidemment marquées par une différence
fondamentale avec les animaux, en dépit d'une continuité première en tant
que vivants. Dans le cas de l'homme, tout se passe comme si la hiérarchie
entre archi-mouvement et archi-événement se renversait. Leur tension est
comme dominée et repolarisée par l'archi-événement, de telle sorte que la
continuité de l'homme avec le monde, dont son mouvement atteste, est
compromise de part en part par la séparation. Tout se passe donc comme si
l'homme était affecté de plein fouet par la scission événementiale, ou plutôt
comme s'il en était le produit propre et donc l'attestation privilégiée. C'est
en l'homme, ou plutôt comme homme que l'archi-mouvement se sépare de
lui-même à la faveur de l'archi-événement, c'est par excellence en l'homme
que l'archi-puissance se finitise, ce qui n'est pas tout à fait le cas de l'animal,
dont la mobilité conserve quelque chose de la surpuissance cosmique. Ce
qui revient à reconnaître que l'homme est comme au lieu même de la
finitude, ou plutôt qu'il est la forme sous laquelle elle se réalise, plus
précisément sous laquelle elle advient. Il ne faut donc pas dire que l'homme
est fini mais plutôt que la finitude se fait homme : celui-ci est comme la
pointe la plus avancée ou la forme la plus radicale que prend la séparation
événementiale au sein du monde et, par conséquent, le plus faible degré
constatable, sinon pensable, de l'appartenance. Chez l'animal, tout se passe
comme si la surpuissance avait déjà comblé la scission archi-événementiale,
comme si la blessure était déjà en voie de guérison ; avec l'homme, au
contraire, nous sommes encore dans l'élément de la séparation, au creux
même de la blessure, de sorte que la surpuissance demeure hors d'elle-
même, privée de son infinité.
Autant dire donc que, à la différence de l'animal, qui est un vivant
cosmologique, l'homme est un vivant métaphysique : c'est en et par lui que
l'archi-événement, objet de la métaphysique, se manifeste. Mais c'est dire
aussi, contrairement à une tradition absolument dominante, que l'homme est
éminemment vivant, le vivant par excellence. C'est avec lui que la
séparation qui commande l'existence de tout vivant s'accomplit, ou plutôt
prend sa forme la plus accomplie : l'homme est éminemment vivant parce
qu'il est profondément séparé. En d'autres termes, l'homme est le seul vivant
et donc le seul étant pleinement individué car, si l'animal est bien déjà
séparé, il demeure sous l'emprise de la surpuissance du monde et, à ce titre,
conserve quelque chose de l'anonymat de cette surpuissance. Cela ne
signifie évidemment pas qu'il existe sur le même mode que les autres étants
intramondains mais que, en son individuation même, il conserve une
dimension de généralité et donc d'anonymat, qui s'attestent précisément
dans le concept d'espèce. Et il faudrait ajouter que moins la scission
événementiale se manifeste, plus l'individuation fait défaut, plus la
proximité avec la nature s'impose et plus la puissance de l'instinct s'affirme.
Tel n'est justement pas le cas de l'homme qui, traversé qu'il est par la
scission, ou plutôt lui devant la singularité de son être (l'homme est le
vivant de la scission, le lieu où elle s'affirme et se donne à lire, où la
surpuissance ne parvient pas vraiment à l'emporter, à recoudre la déchirure),
est absolument individué et a donc perdu l'essentiel de la puissance
anonyme de l'archi-mouvement mondain. Cela signifie qu'il est un étant
autonome, que son mouvement n'est pas sous l'emprise d'un autre
mouvement (alors que le mouvement de l'animal est sous l'emprise de celui
du monde) et que, dans cette mesure, il est absolument indéterminé :
contrairement à l'animal (dont la nature et donc l'instinct manifestent un
mode d'inscription dans la physis), l'homme n'a aucune nature car il est
radicalement séparé de la nature.
Bref, tout se passe comme si, en dépit de la différence établie plus haut
entre les deux modes d'individuation, quelque chose de l'individuation des
étants intramondains perdurait chez les animaux, de sorte que leur
autonomie ne va pas sans une certaine dépendance et que, par conséquent,
leur indétermination n'est pas absolue. Comme la chose, l'animal demeure
déterminé – de là procède la généralité de l'espèce et de l'instinct – à
proportion de sa dépendance ; contrairement à l'animal, l'homme n'est rien
car il est au lieu même de ce rien qu'est l'archi-événement ; mais dire qu'il
n'est rien c'est dire qu'il se fait être ce qu'il est et, en ce sens, peut tout être.
Notons, pour finir, que de même que l'appartenance du mouvement animal
à celui du monde détermine ce mouvement comme instinct, l'appartenance,
qui n'a pas été complètement rompue, de notre mouvement à celui du
monde s'atteste comme pulsion. Le mouvement animal est désir en tant que
séparé, mais ce désir est instinctif et se manifeste donc comme besoin pour
autant que cette séparation est séparation dans l'appartenance. Notre
mouvement est essentiellement désir en tant qu'il est séparé mais aussi
pulsion en tant que cette séparation ne va pas sans une certaine
appartenance. Il s'ensuit que la question de notre situation singulière dans
l'être, autrement dit de la manière dont s'articulent exactement en nous
appartenance et séparation se concentre dans la question, que seule la
psychanalyse a affrontée, de l'articulation exacte entre désir et pulsion.
De là procèdent les traits que l'homme possède en propre. Alors que le
mode d'être animal est caractérisé par une forme d'intimité avec le monde,
l'homme s'en trouve séparé ; alors que l'animal est encore immergé dans la
profondeur du monde sur le mode de l'avancée, l'homme ne la saisit qu'à
distance et c'est en ce sens qu'il est situé, contrairement à l'animal, en face
du monde plutôt que de son côté, même si, bien entendu, il ne peut l'avoir
en face de lui sans être aussi de son côté. Autant dire donc que, même si le
désir est l'unité d'un mouvement et d'une épreuve, ou plutôt un mouvement
qui est une épreuve, il est, chez l'homme et contrairement à ce qu'il est chez
l'animal, épreuve plutôt que mouvement. C'est là en vérité une manière
encore approximative de parler puisqu'il ne s'agit pas d'abandonner la
singularité de ce mouvement qu'est le désir au profit d'une dimension
positive de conscience que traduirait le terme d'épreuve. Que ce soit chez
l'animal ou chez l'homme, on n'a affaire qu'à un certain mouvement qui fait
apparaître son terme en se portant vers lui et qui n'est épreuve que dans ce
strict sens : c'est précisément cette identité que nous avons voulu signifier
par le concept de désir. Il n'en reste pas moins qu'une différence demeure
entre l'animal et l'homme, qui tient dans la modalité d'accomplissement de
ce désir. On pourrait dire alors, plus rigoureusement, que le désir animal se
réalise comme sa propre satisfaction alors que, chez l'homme, il s'accomplit
plus radicalement comme désir. Cela signifie que le désir animal ne saisit
son objet qu'en s'avançant vers lui, de sorte que le monde, véritable corrélat
du désir, est saisi comme présence plutôt que comme absence à travers les
étants que s'approprie le désir et qui le remplissent. L'objet du désir animal
se donne plutôt comme ce qui le satisfait que comme ce qui le déçoit et
l'insatisfaction, par quoi il demeure désir, ne s'atteste qu'à travers la
renaissance du mouvement que suscite la satisfaction et donc la réitération
ou la multiplication de l'objet. Ce désir est quête incessante, il se réalise
comme activité inquiète, exode au sein du monde : il est recherche du
monde dans le monde.
Le propre de l'existence humaine est au contraire que le désir s'y
accomplit comme tel et est donc dominé par l'impossibilité de la satisfaction
plutôt que par sa mise en œuvre, ce qui est absolument cohérent puisque
l'homme est pour ainsi dire sous le coup de la scission événementiale. Dire
que le désir humain est dominé par l'insatisfaction, en quoi il est
véritablement désir et est vécu comme tel, c'est reconnaître que les objets
vers lesquels il tend se donnent comme insuffisants, en défaut par rapport à
lui. Mais pour autant que le désir est désir du monde et que ce défaut est
donc défaut de monde, cela revient à reconnaître que le propre du désir
humain est sa capacité à se rapporter à l'absence comme telle. Il appréhende
l'absence du monde dans les étants où il se présente – alors que l'animal, au
sein de son milieu, saisit les étants comme présentant le monde au lieu de le
voiler. C'est exactement en ce sens que le sujet humain a un rapport au sens
comme tel et a donc affaire à des objets : il présente la chose en absentant le
monde, saisit sa présence en même temps que l'absence du monde et, dans
cette mesure, n'en retient que la détermination, ce qui reste d'elle une fois
son fond d'existence mis à distance, à savoir précisément son sens. À
l'existence humaine, le monde dont elle fait pourtant partie fait défaut et ce
défaut du monde se donne comme la présence du sens, qui en est comme la
contrepartie. Alors que le milieu animal est encore du côté du monde, lui-
même un monde, ce qui implique aussi qu'aucun objet n'y paraît
puisqu'aucun sens ne peut se détacher de son fond mondain, au contraire les
étants auxquels l'homme a affaire sont séparés du monde, exactement
comme notre mouvement l'est de celui du monde, mais, dans cette mesure,
ils se donnent comme objets, accèdent à leur propre sens en même temps
qu'ils perdent leur charge mondaine. Le mouvement animal avance dans la
profondeur et ne peut donc l'appréhender comme telle ; le mouvement
humain a affaire à la profondeur elle-même : elle est l'inaccessible que
dessine le sens, l'être dont ce sens est le sens mais qui fait toujours défaut en
lui.
Nous avons proposé de réunir tous ces traits sous le concept d'exil, qu'il
faut bien sûr opposer à l'exode animal. Entendons par là que le rapport de
l'homme au monde est marqué par la séparation plutôt que par la dérive en
son sein, que, pour cette raison, l'homme n'a plus de lieu dans le monde et
est, en ce sens, exilé du monde. Plus précisément, il est exilé du monde au
sein du monde : encore inscrit en lui mais sans patrie en lui. Alors que, chez
l'animal, la distance est encore inscrite dans une forme de proximité qui lui
permet de se mettre pour ainsi dire en quête du monde à travers une
mobilité inquiète, chez l'homme, la proximité est transie par la distance et
le monde devient inaccessible, au point que ce n'est plus en lui que peut se
réaliser la réconciliation avec lui, que toute quête est frappée de non-sens.
L'exilé est définitivement séparé de sa patrie, pas seulement spatialement
mais ontologiquement : il est sans lieu dans le monde, ou plutôt le lieu qu'il
y occupe n'est jamais le sien et ne peut pas l'être pour autant que son seul
lieu serait le monde comme tel. Il est donc partout exilé car il est toujours
quelque part, c'est-à-dire à distance de la surpuissance comme puissance de
tout lieu. Telle est la raison pour laquelle le mouvement vers le monde, qui
est encore l'écho en nous de sa puissance, ne peut plus prendre la forme
d'une errance en son sein : il est mouvement de phénoménalisation,
intentionnalité, c'est-à-dire reconquête du monde sur fond de sa distance et
de sa perte entérinées et, dès lors, sous la seule forme de ses apparitions
subjectives. Alors que, chez l'animal, la phénoménalisation prend la forme
d'un mouvement au sein du monde, nécessairement exodique puisque le
monde fait déjà défaut, chez l'homme, au contraire, le mouvement vers le
monde, écho de la puissance du monde qui persiste en nous, prend la forme
de la phénoménalisation : celle-ci est la seule manière de se rapporter au
monde pour celui qui n'a plus de lieu en son sein, qui en est exilé. C'est
finalement en cela que consiste la phénoménalisation véritablement
subjective, dont le mode d'être animal n'est que la forme inchoative : un
mouvement qui n'est plus que visée, c'est-à-dire de part en part désir
puisque ce à quoi il se rapporte (et dans quoi il se meut pourtant) fait
désormais défaut, puisque l'être du visé demeure du côté de l'archi-
mouvement dont le sujet a été détaché par la scission de l'archi-événement.
C'est en ce sens que l'on peut affirmer que l'être de l'intentionnalité est désir
et le but de toute cette construction a été au fond de tenter de justifier une
telle affirmation.
Le langage
Il faudrait ajouter : elle est intelligible dans la mesure exacte où elle est
tenue à distance, son intelligibilité se confond avec cette distance (du
monde en elle).
Le signe donne donc lieu à deux approches qui apparaissent comme
antinomiques mais n'expriment en vérité que la tension qui s'y fait jour
entre l'archi-mouvement et l'archi-événement. En effet, saisi dans sa
signification métaphysique, qui correspond à sa matérialité propre, le signe
est instauration de la séparation, mise à distance du monde. De ce point de
vue, il ne faut même pas dire qu'il est immotivé puisque la question même
de la motivation est dépourvue de sens, faute d'une relation avec le monde.
Comme matière verbale, le signe est opérateur de la séparation – ou plutôt
sa matière propre est l'élément ou le corps de la séparation – si bien que
toute recherche d'une ressemblance est dépourvue de sens : il est résolument
autre que le monde puisqu'il est la production d'une altérité au monde. Mais,
dans la mesure où l'archi-événement est toujours dominé par l'archi-
mouvement, cette négatité du signe comme rupture ou distance a pour
envers et contrepartie une autre négatité (cette fois « positive »), celle de la
pure ouverture à la chose privée de monde, bref celle de la visée d'un sens.
Or autant, du point de vue précédent, nous nous trouvions en-deçà de toute
motivation possible (dans le rapport au référent), autant nous nous trouvons
maintenant au-delà de toute motivation (cette fois dans la relation du
signifiant au signifié) puisque le signe est son sens, puisqu'il est impossible
en droit de distinguer la matière sonore de la signification, si ce n'est,
comme le dit Dufrenne, au titre du schème et du concept. Et il faut ajouter
que l'identité de la matière sonore et de la signification est tout autant
identité avec le référent, puisque l'être du sens c'est la chose privée de
monde et l'être du signe l'opérateur de cette privation, par conséquent
l'ouverture à cette chose même. Ici, sens et référence se confondent
purement et simplement et leur distinction n'est que celle de la chose et de
son monde, de la chose comme telle et de la chose comme mondaine. Le
sens, instauré par le signe, c'est la chose privée de monde : en absentant le
monde, en rompant avec lui, le signe ouvre au (le) sens. La référence
comme telle, c'est la chose avec ses racines, avec sa profondeur mondaine
et, par conséquent, ce qui fait défaut au signe, la perte qu'il instaure ; en
cela, elle n'a pas d'autre contenu que la profondeur même du monde. Mais,
au plan de la chose proprement dite, sens et référence coïncident. Quoi qu'il
en soit, nous sommes toujours en-deçà ou au-delà d'une relation et donc
d'une motivation possible : en-deçà, dans la séparation qu'est le signe, au-
delà dans cette identité du signe avec ce qu'il signifie (sens et référence).
L'important est évidemment de comprendre que ces deux conclusions
sont solidaires, comme le sont les deux aspects du signe. L'éloignement du
monde qu'il instaure par sa matérialité est ipso facto ouverture à son sens, la
distance radicale du monde y est proximité de la signification. La négatité
de la rupture et celle de l'ouverture sont l'envers l'une de l'autre, ce qui veut
tout simplement dire que, afin de signifier le monde, il faut rompre tout lien
vital avec lui, ou encore être capable d'un mouvement qui ne se déploie pas
en lui ni ne s'y rapporte : c'est en rompant avec le monde que ces
mouvements singuliers qui caractérisent notre parole peuvent en atteindre
ou en présenter le sens. Soulignons enfin que cette approche invalide toute
interrogation de type génétique sur l'origine du langage. Si celui-ci est bien
la forme que prend en nous la scission archi-événementiale, le langage ne
saurait avoir d'origine. Comme trace de l'archi-événement, il est la négation
même de l'origine, l'attestation de l'impossibilité de la question de la
provenance. En effet, pour autant qu'il naît de nos mouvements singuliers,
ou plutôt est notre mouvement propre, et pour autant que, d'autre part, ce
mouvement doit sa singularité à la scission opérée par l'archi-événement au
sein du mouvement du monde, le mouvement de la parole ne peut être que
sans origine ; il est même le sans origine par excellence. En tant que témoin
de la rupture vis-à-vis de l'origine, c'est-à-dire de la surpuissance mondaine,
la réalité du signe est celle d'une perte ou d'une séparation et, comme on le
sait, de cette séparation affectant le mouvement du monde, il n'y a ni cause,
ni raison. À l'instar de l'archi-événement, le langage est sans raison et, en ce
sens, il faudrait dire que la réalité du langage est celle d'un pur événement, à
la faveur duquel le monde accède au sens en s'absentant. Le langage est la
perte de l'origine.
Deuxième partie
Le sentiment
I
Le poétique
Appartenance Scission
Homme
Scission
Appartenance
Animal
Scission
Appartenance
II
Le sentiment
Ipséité et ouverture
Suit une série d'exemples, tels l'orage qui n'a pas encore éclaté, la
périphérie du champ visuel, le respect des autres hommes ou une amitié
fidèle. On le voit, tous ces exemples ont en commun le fait que l'« objet »
qui est donné n'est pas connu comme tel et ne peut tout simplement pas
l'être puisque l'orage n'a pas encore éclaté (je n'en saisis que les signes) et la
périphérie du champ visuel est évidemment invisible. Il s'agit donc bien
dans tous les cas d'une présence qui ne requiert pas et parfois exclut
l'objectivation et qui donne par conséquent lieu à une relation
immédiatement dynamique ou praxique, bref n'existe que comme pôle d'un
agir. Or il va de soi que l'affectivité a une place privilégiée puisqu'elle
exemplifie de manière éminente ce mode de donation. Ainsi, je vis d'abord
l'amour comme une certaine polarisation qui n'implique aucune
connaissance, pas même une conscience thématique de lui-même : il est
tout entier à son objet sans le poser d'aucune façon comme un objet. Mais,
et tel est le point important, ce privilège méthodologique et cette
exemplarité se retournent finalement contre l'affectivité car elle se trouve
par là-même dissoute dans l'intentionnalité dite perceptive, à savoir dans
la donation non objectivante de l'étant. Non pas que Merleau-Ponty ne
l'aborde pas dans le chapitre évoqué, mais elle n'y est pas tant étudiée pour
elle-même qu'en tant qu'emblème et voie d'accès à cette relation incarnée au
monde qui l'intéresse. Ce qui fait défaut, c'est donc une théorie spécifique
de l'affectivité qui permette de la situer, c'est-à-dire de la distinguer des
autres modalités de cette relation originaire au monde et, en particulier, de
celle qui débouche sur la connaissance d'un objet. En vérité, jusqu'à Le
Visible et l'invisible, le geste de Merleau-Ponty est toujours de creuser en-
deçà de la relation objectivante pour atteindre une visée plus originaire qu'il
en vient à qualifier comme affective. L'affectivité n'est donc pas tant une
modalité de rapport au monde que la détermination ultime de ce rapport lui-
même. Elle est finalement caractérisée de manière surtout négative
puisqu'elle désigne la couche non-objectivante qui demeure co-présente à
toute visée, même objective ; la réalité affective se confond avec l'être pour
mon corps qui est constitutif de tout apparaître, même lorsque celui-ci se
dépasse et s'occulte au profit de l'objet. Telle est d'ailleurs la raison pour
laquelle ce sont l'amour et le désir qui sont mis en avant lorsqu'il s'agit de
penser la place de l'affectivité.
Bien entendu, même s'il y a ici une difficulté, qui tient au projet même de
Merleau-Ponty et témoigne finalement de la polarisation fondamentale de
son interrogation par la question de la connaissance, il faut mettre au crédit
de Merleau-Ponty le fait d'avoir ressaisi l'affectivité à ce niveau de
profondeur et de lui avoir conféré cette place. Elle n'est évidemment pas
comprise sur le mode psychologique comme une sorte d'altération intérieure
suscitée par certains objets mais comme une, sinon l'intentionnalité
originaire, à savoir comme un mode d'ouverture primordial et original. Elle
est ce qui nous met en rapport avec une transcendance qui n'est pas encore
celle de l'objet et, à ce titre, elle nous initie, à travers son « objet » propre, à
la facticité du monde ; parce qu'elle n'est pas encore représentation, elle
nous ouvre à une présence et non à une pure objectité. Mais, et tel est le
point où nous divergeons radicalement, dans la mesure où elle est comme
l'emblème de l'intentionnalité, son destin ne peut se distinguer de celui de
l'intentionnalité. L'intentionnalité, dans toutes ses modalités, ouvre à des
choses ; même si elle présente plutôt qu'elle ne représente, elle ne délivre
que des réalités mondaines et l'affectivité ne fait évidemment pas exception.
De sorte que le reproche que nous ferions à Merleau-Ponty est plutôt de ne
pas être allé assez loin, de ne pas avoir reconnu à l'affectivité une portée
plus profonde que la perception elle-même ; en d'autres termes, d'avoir
insisté sur sa dimension donatrice de sens – ce qui était légitime contre une
perspective psychologisante – au détriment de sa dimension propre de
réceptivité, qui nous paraît au contraire être ce qui permet de donner au
sentiment une portée plus ample que celle de la perception. Mais cela est
absolument cohérent avec la manière dont Merleau-Ponty pense notre
relation au monde, avec, pour ainsi dire, le degré de distance qu'il nous
attribue vis-à-vis du monde, et c'est naturellement sur ce point que se
cristallise la divergence.
En effet, la distinction pertinente pour Merleau-Ponty passe entre une
donation objective ou objectivante, en laquelle le monde comme tel, en son
archi-facticité, est perdu et une donation que l'on pourrait qualifier de
perceptive ou de corporelle (charnelle), qui est en tout cas non objectivante
et qui saisit ses objets propres en leur présence même, à savoir comme
modalités du monde en tant que tel. De là ce que nous pourrions nommer
l'optimisme ontologique de Merleau-Ponty : la vérité de notre relation au
monde, par-delà la pensée objective, réside dans une sorte de proximité,
d'intimité ou de parenté fondamentales. C'est cette parenté que la théorie de
la chair thématisera et portera à la puissance ontologique. Autrement dit,
notre relation au monde est d'appartenance et de familiarité plutôt que
d'exil, même si cette familiarité tend à se nier elle-même au profit d'une
relation de connaissance. Ceci revient à affirmer, dans notre vocabulaire,
que notre finitude ne se distingue pas de la finitude primaire du monde, que
nous pouvons coïncider avec celle-ci en rejoignant le monde dans les
présences sensibles (ou encore en les saisissant comme ostension du
monde), c'est-à-dire finalement qu'il n'y a pas d'autre finitude que celle du
monde lui-même, ou encore du sensible en tant que le monde s'en absente
pour s'y préserver. Bref, notre modalité primitive d'existence, et donc de
phénoménalisation, coïncide avec la phénoménalisation du monde lui-
même dans les sensibles ; nous sommes chez nous dans le monde plutôt
qu'exilés du monde. C'est pourquoi aucune modalité singulière d'existence
n'est requise pour accéder au monde comme tel, pour autant que cet accès
est déjà assuré par l'intentionnalité non-objectivante. Avec l'affectivité et, en
même temps qu'elle, avec toutes les modalités originaires et praxiques de
rapport au monde, on atteint le monde lui-même en sa profondeur, de sorte
que la seule distance qui doit être surmontée est celle de l'objectivation.
Telle est également la raison pour laquelle le langage ne jouit pas d'un
privilège particulier vis-à-vis de la perception : dès lors qu'il n'y a pas de
véritable scission avec le monde – si ce n'est celle qui est inhérente à
l'objectivation et que le langage ne fait que reprendre à son compte – la
question de ce qui permettrait de la surmonter ne se pose même pas.
Telle n'est évidemment pas notre position, pour ainsi dire moins
optimiste, mais aussi moins tributaire de la pensée classique, c'est-à-dire
moins confiante dans les pouvoirs et la puissance du sujet. À nos yeux,
l'existence du sujet ne va pas sans impliquer une aliénation fondamentale,
un exil radical auxquels seule la fin de l'existence subjective, autrement dit
une désindividuation radicale, mettrait fin. En tant qu'issu de l'archi-
événement séparateur, le sujet est à distance du monde, c'est-à-dire,
contrairement à ce que pensait Merleau-Ponty, étranger à la mondanéisation
du monde dans le sensible. Bien entendu, nous intégrons la perspective de
Merleau-Ponty dans la mesure où nous faisons droit au caractère
essentiellement non objectivant de l'intentionnalité. C'est précisément ce
que nous avons voulu mettre en avant en la caractérisant comme désir ; en
ce point, nous sommes assez près de Merleau-Ponty puisque, à travers notre
concept de désir, nous mettons au centre une forme d'affectivité
phénoménalisante, au moins au sens courant de l'affectivité. Car, en vérité,
ce que nous nommons désir ne renvoie pas pour nous à l'ordre de
l'affectivité proprement dite, même s'il le rend possible : il s'agit tout
simplement de l'intentionnalité originaire, similaire à celle que Merleau-
Ponty atteint sous le terme d'arc intentionnel sur l'exemple des visées
affectives. Mais, contrairement à Merleau-Ponty, nous ne pouvons nous
arrêter là car, dans le désir, le monde s'absente plutôt qu'il ne se présente, se
perd plutôt qu'il ne se donne. Le désir, qui nomme notre rapport propre au
monde, est la trace de l'absence du monde plutôt que le témoignage de sa
proximité : il est la seule manière de se rapporter à un monde dont nous
sommes irrémédiablement séparés par l'archi-événement. C'est ici
qu'intervient une troisième dimension, au delà de la relation objectivante et
de l'intentionnalité corporelle, dimension qui occupe la place qu'occupait
l'arc intentionnel chez Merleau-Ponty. Cette dimension est appelée par le
fait que le désir ne peut phénoménaliser le monde sous forme d'unités de
sens (de présences) s'il n'est pas déjà en rapport avec lui, s'il ne le sait pas
d'une certaine façon : telle est exactement la fonction du sentiment tel que
nous l'entendons et telle est donc la place de l'affectivité primordiale. Le
sentiment est rigoureusement appelé par la distance du monde, comme ce
qui vient compenser ou combler cette distance : il est ce qui, en nous, peut
contrer l'archi-événement et ouvrir la voie d'un retour au monde au cœur de
l'exil, bref la voie d'une existence poétique. La nécessité du sentiment se
mesure donc à la profondeur du fossé qui nous sépare du monde et, parce
que ce fossé n'est finalement pas reconnu par Merleau-Ponty, aucune place
ne peut être faite chez lui à cette affectivité originaire. Autant dire, comme
nous le montrerons plus loin, que le sentiment est une composante
constitutive du désir, condition de son avancée fondamentale, mais aussi
des passages à la limite auxquels il peut donner lieu dans l'existence
poétique.
Il est possible de le dire autrement, de formuler d'un autre point de vue
notre différence avec Merleau-Ponty. Nous avons insisté sur notre distance
avec le monde, que nomme le concept d'archi-événement, mais les choses
se jouent d'abord, pour ainsi dire, au plan du monde lui-même. De même
que la proximité possible au monde, chez Merleau-Ponty, tient à une
détermination strictement phénoménologique du monde comme horizon de
tous les horizons, c'est-à-dire finalement comme n'étant rien d'autre que la
chose, de même l'exil du sujet et sa distance constitutive avec le monde
dans la perception elle-même tiennent au fait que le monde est, selon nous,
beaucoup plus que l'horizon. Autrement dit, le monde ne doit pas être pensé
d'emblée téléologiquement comme fond de et pour l'apparaître mais, bien
au contraire, comme une puissance sauvage et éminemment positive,
comme une surpuissance qui, comme telle, est absolument éloignée de
nous, foncièrement étrangère, ne s'attestant finalement en nous que sous la
forme de notre mouvement, dont nous savons qu'il n'est qu'un écho lointain
de l'archi-mouvement du monde. Si nous ne pouvons pas communi(qu)er
avec le monde, c'est parce que celui-ci est une nature et c'est précisément en
ce point que notre position converge avec celle de Mikel Dufrenne.
Finalement, Merleau-Ponty ne peut faire la différence entre un apparaître
primaire et un apparaître secondaire, ou plutôt l'apparaître primaire, la
visibilité intrinsèque du monde est conçue de telle façon, et nous sommes
également tels que nous pouvons coïncider avec lui.
Bref, chez Merleau-Ponty, nous sommes proches du monde parce que le
monde est d'abord proche de nous, c'est-à-dire n'est jamais une nature
venant déchirer le plan de l'apparaître. Nous restons ici dans le cadre d'une
phénoménologie stricte. Au contraire, dans la perspective qui est la nôtre,
nous sommes loin du monde, y compris lorsque nous le phénoménalisons
par le désir ; mais c'est d'abord parce que celui-là est loin de nous, nous est
d'emblée intrinsèquement étranger, ce qui revient à dire que rien dans l'être
du monde, c'est-à-dire dans la phénoménalité primaire, n'appelle ou
n'annonce notre propre phénoménalisation, autrement dit la constitution
d'un monde perçu. Alors que, chez Merleau-Ponty, le monde est, en son
être, intrinsèquement perceptible (au sens, bien sûr, d'une présence anté-
prédicative corrélative d'un acte non-objectivant), dans notre perspective, au
contraire, le monde se phénoménalise en se différenciant en son sein mais il
demeure intrinsèquement étranger à la perception. C'est cette situation
originaire qui conduit au concept d'archi-événement : puisque nous
percevons et puisque la perception est étrangère à l'être du monde, force est
de reconnaître que non seulement nous sommes séparés de lui mais encore
que nous advenons à partir d'une séparation, d'une scission qui affecte le
monde sans pouvoir trouver sa source en lui, qui, pour cette raison, doit être
comprise comme événement. Or, enfin, pour autant que de cette nature nous
ne sommes pas absolument séparés puisque nous nous savons séparés, force
est de reconnaître également que nous avons un accès originaire à elle, en-
deçà ou au-delà de la perception. Telle est la place et la fonction de
l'affectivité, non plus au sens intentionnel du désir, qui est le plan où
Merleau-Ponty s'arrête, mais en ce sens à la fois infra-intentionnel et hyper-
intentionnel qui correspond à ce que nous nommons sentiment. Le
sentiment est comme l'écho de la nature en nous par dessus la scission
événementiale, c'est-à-dire le monde perçu ; il est la seule voie d'accès à
cette nature, à la lumière et par la force de laquelle perception et parole
peuvent se porter à leur propre limite.
Heidegger
Il est donc temps d'en venir à la confrontation avec Heidegger, qui est
appelée par certains des traits que nous avons conférés au sentiment. Il est
incontestable que Heidegger réserve une place majeure à la dimension
affective de l'existence puisque, on le sait, l'analyse de l'être-à comme tel
débute par la mise au jour de ces deux existentiaux fondamentaux
originairement articulés, à savoir l'affection (Befindlichkeit, disposition) et
le comprendre (Verstehen), qui correspondent à la version heideggerienne
de la distinction entre matière et forme, entre sensible et sens. L'idée est
évidemment ici que la sensibilité au sens du sentir, c'est-à-dire du se laisser
aborder par l'étant, suppose une disposition fondamentale par laquelle je
suis d'abord jeté dans le monde. De quoi s'agit-il ? L'affection, qui prend la
forme de la Stimmung, c'est-à-dire d'une certaine tonalité affective, est ce
qui ouvre le Dasein à son Là, Là qui, pour ainsi dire, le précède, qui est un
déjà-là ; elle l'ouvre à son être-jeté (Geworfenheit). D'autre part, cette
ouverture est aussi celle du monde dans lequel le Dasein se trouve pour
autant que le déjà-là du Dasein co-implique le déjà-là du monde :
l'ouverture du monde est co-constituée par l'affection. Il s'ensuit que
l'affection est la condition même de l'effectivité du à de l'être-à, c'est-à-dire
indistinctement du mouvement par lequel le Dasein se tourne vers le monde
et de la possibilité de se laisser aborder par l'étant. Bref, comme Heidegger
l'écrit dans Was ist Metaphysik ?, l'affection signifie un « se sentir au milieu
de l'existant en son ensemble{28} ». Autant dire que l'affection délivre une
tonalité qui n'est pas une propriété d'un étant mais bien celle du monde lui-
même, qui le colore tout entier, étant entendu qu'il s'agit ici du monde dans
lequel le Dasein existe, peuplé d'étants à portée de main (Zuhandenes)
articulés par un système de renvois, et non du monde tel que nous l'avons
défini. Dire que je suis triste, c'est dire rigoureusement que je me trouve au
milieu d'un monde triste et il faut entendre l'expression (« je me trouve »)
dans les deux sens, que l'on trouve également en allemand. Je suis situé au
milieu de ce monde et je me découvre ou me rencontre, c'est-à-dire
m'éprouve en cet être situé. Autant dire que l'épreuve du là (au milieu du
monde) et l'épreuve du soi (je me découvre) sont inséparables. Je ne me
découvre que situé, l'épreuve de soi est épreuve d'une situation, d'un être
situé et il n'y a d'accès à la situation, c'est-à-dire au monde, que dans et par
l'épreuve de soi. Cela signifie que la tristesse n'est pas d'abord une tonalité
du monde qui m'envahirait ou, à l'inverse, un état intime que je projetterais
sur le monde : elle est indistinctement tristesse mienne et tristesse du monde
puisqu'elle est la manière dont je me trouve dans le monde. Bref, l'affection
désigne l'indistinction d'un être situé, impliquant donc un rapport à la
totalité du monde ambiant, et d'un être éprouvé, enveloppant quelque chose
comme une découverte de soi et c'est pourquoi la tristesse est neutre vis-à-
vis du partage du Dasein et du monde.
Il faut d'abord souligner la portée d'une telle théorie de l'affectivité.
Celle-ci est un existential, c'est-à-dire une détermination fondamentale de
notre existence et, par conséquent, de notre être-au-monde. En ce sens, elle
échappe d'abord à la psychologie et, a fortiori, à la physiologie. Les affects,
que Heidegger nomme aussi parfois sentiments, ne sont pas des contenus
immanents ou des états éprouvés dans la passivité mais des dimensions de
l'existence et, par là-même, des colorations du monde. Comme l'écrit
Heidegger :
Ce que nous appelons « sentiment » n'est ni un épiphénomène fugitif du comportement de
notre pensée et de notre volonté, ni une simple impulsion qui le provoquerait, ni un état
subsistant comme une chose, avec lequel nous passerions tel ou tel arrangement{29}.
Cela ne signifie pas que les affections n'impliquent pas un rapport à soi,
puisque c'est au contraire ce qui les définit, mais il faut comprendre que ce
rapport à soi est d'un tout autre ordre que celui de la découverte d'un
contenu ou d'un état immanents, tout autre chose qu'une sorte de
connaissance, d'intuition intérieure. Comme l'écrit Heidegger, la tonalité est
« le mode d'être originaire du Dasein où celui-ci est ouvert à lui-même
avant tout connaître et tout vouloir et au-delà de leur portée
d'ouverture{30} ». Mais il suit aussi de cela – et c'est évidemment ce qui
justifie la confrontation avec Heidegger – que les sentiments ont, pour
reprendre les termes de Dufrenne, une portée noétique, non pas au sens où
ils relèveraient du connaître mais en tant qu'ils ouvrent au monde,
impliquent une sortie hors de soi, dévoilent un autre que le Dasein lui-
même. Là encore, Heidegger est parfaitement explicite :
L'affection inclut existentialement une assignation ouvrante au monde à partir duquel de l'étant
abordant peut faire encontre. En fait, nous devons, du point de vue ontologique, confier
fondamentalement la découverte primaire du monde à la simple tonalité{31}.
Henri Maldiney
Toute cette discussion pourrait donner à penser que notre position est
assez proche de celle d'Henri Maldiney, ce qui n'est pas faux, au moins
négativement mais, en vérité, seulement négativement. Il nous faut donc
clarifier enfin où se situe la divergence, ce qui exige d'abord de rappeler la
démarche de Maldiney lui-même. Le fil directeur de son entreprise est de
constituer une authentique théorie du sentir, en sa différence radicale avec
le percevoir. Une telle question engage évidemment non seulement le sentir
esthésiologique mais aussi le sentir esthétique, au sens du sentiment que
suscite l'œuvre d'art. Faire une théorie radicale du sentir, c'est saisir un sens
du sentir qui convienne à la fois au monde et aux œuvres d'art et c'est par là-
même se donner les moyens de penser l'articulation des deux champs. En
cela, la démarche de Maldiney n'est pas très éloignée de celle de Dufrenne.
En vérité, plus encore peut-être que chez ce dernier, le sentir esthétique
délivre non seulement la vérité du sentir proprement dit mais en constitue,
aux yeux de Maldiney, le modèle. Cependant, comme on le verra,
l'expérience esthétique est caractérisée sur un mode tel que l'on en vient à se
demander si elle peut fonctionner comme emblème de toute expérience :
tout se passe en effet comme si le primat de l'art finissait par absorber
l'expérience sensible et en compromettre ainsi la singularité, comme si
celle-ci était toujours déjà du côté de l'art, de telle sorte que leur différence
devient finalement difficile à penser. Quoi qu'il en soit, penser le sentir en
sa singularité, c'est-à-dire sa différence avec la perception, c'est faire une
théorie rigoureuse de la réceptivité, ou encore de la passivité. Or, dans la
mesure où, au moins dans la tradition phénoménologique, la perception est
essentiellement intentionnelle – au point qu'elle est, pour Husserl lui-même,
l'intentionnalité originaire et donc le modèle de toute intentionnalité – une
authentique théorie du sentir devra commencer par le délier de toute
dimension intentionnelle. Il s'ensuit bien sûr que le sentir ne peut être
compris comme enveloppant un rapport à un objet, qu'il n'ouvre donc à rien
de déterminé. Cependant, une telle remarque demeure négative et donc
préjudicielle dans la mesure où il y a plusieurs manières d'échapper à
l'objectalité de l'étant, d'ouvrir à plus profond que lui. On pourrait dire que
toutes les phénoménologies post-husserliennes acceptent cette exigence et
donc commencent en ce point, leur différence reposant précisément sur la
manière de se démarquer de la perception objectivante, sur le statut de ce
qui échappe à l'objet et, par là-même, sur la modalité d'ouverture à ce rien
d'objectif. C'est aussi sur ce plan que nous nous démarquerons de Maldiney.
L'important ici est que Maldiney ressaisit l'intentionnalité dans sa version
heideggerienne, à savoir au niveau du pouvoir-être constitutif de l'existence
du Dasein et, par conséquent, du comprendre comme « être existential de ce
pouvoir-être propre ». Maldiney dénonce en effet ce qu'il nomme
l'antilogique du souci (Sorge), c'est-à-dire l'impossibilité, à ses yeux, de
penser ensemble la Befindlichkeit et le Verstehen. En d'autres termes, la
Befindlichkeit, le « se trouver », bref le sentir n'ont de sens qu'en tant
qu'absolument indépendants de tout projet et par conséquent excluant toute
anticipation. Comme l'écrit Maldiney, « entre ouverture et projet, la
différence est absolue », de sorte qu'une authentique ouverture,
véritablement inintentionnelle doit être « ab-solue de tout projet{39} ». Le
projet de Maldiney est donc de désolidariser radicalement les deux
existentiaux heideggeriens pour penser la Befindlichkeit, c'est-à-dire la
passivité indépendamment de tout projet, de toute possibilisation. Notons
que cette antilogique n'a de sens que depuis une certaine théorie de
l'ouverture car, comme on l'a déjà suggéré, il y a en réalité une sorte
d'évidence de l'articulation entre affection et comprendre. Il est en effet aisé
d'admettre qu'il n'y a de projet que sur la base d'un se trouver, d'affection
que traversée par le comprendre. Au fond, Heidegger n'innove pas
radicalement : il reformule en termes existentiaux la co-appartenance de la
présence et du sens qui caractérise la réalité perçue, co-appartenance que
Merleau-Ponty thématise de son côté à partir de la chair. De ce point de
vue, celui de la question de l'unité entre affection et comprendre, ouverture
et projet, une ligne de partage inédite se dessine, qui met Husserl,
Heidegger, Merleau-Ponty et Sartre du même côté, contre Michel Henry et
Henri Maldiney, penseurs pour lesquels la réceptivité doit être pensée hors
de toute intentionnalité, pour lesquels, en d'autres termes, une
phénoménologie hylétique autonome est nécessaire.
Si la réceptivité n'est habitée par aucune visée, c'est-à-dire aucun mode
de connaissance, ni traversée par aucune forme de projectualité, force est de
conclure que non seulement elle n'ouvre pas sur du réel mais que, excluant
toute anticipation, elle est même dépourvue de tout rapport au possible. Il
s'agit donc d'une ouverture tellement radicale que non seulement elle ne
vise aucun objet mais ne dessine pas même des possibilités : la radicalité de
sa passivité est au prix de cette indétermination, qui apparaît alors comme la
condition véritable d'un pur accueil. Tel est exactement le sens du concept
de transpassibilité que Maldiney définit ainsi :
La transpassibilité consiste à n'être passible de rien qui puisse se faire annoncer comme réel ou
possible. Elle est ouverture sans dessein ni dessin, à ce dont nous ne sommes pas a priori
passibles.
On comprend alors que Maldiney puisse affirmer un peu plus loin qu'elle
est « le contraire du souci{40} ». Ainsi, la passivité propre à une ouverture
authentique doit non seulement exclure toute intentionnalité, c'est-à-dire
toute orientation vers des réalités, mais ne doit même pas être pour ainsi
dire prête ou préparée à, c'est-à-dire susceptible de certains possibles, aussi
peu déterminés soient-ils, car cette détermination minimale nuit déjà à son
pouvoir d'ouverture, comme si la virtualité comportait encore trop
d'actualité pour ne pas compromettre la passivité de l'ouverture. Bref, de ce
qui est véritablement reçu, il ne peut y avoir de vision préalable, de
prévision, de sorte que, en toute rigueur, seul l'imprévisible peut être senti.
La transpassibilité est donc ouverture à ce qui n'est pas possible, à
l'imprévisible même ; elle est disponibilité pour l'inanticipable. En ce sens,
la transpassibilité est ouverture au rien, comme chez Heidegger notamment,
mais à un rien dont le sens est plus radical puisqu'il est non seulement un
rien d'étant mais un rien de possible, d'une certaine façon un impossible.
Soulignons ici qu'en pensant le sentir lui-même comme rapport au rien,
Maldiney brouille la distinction établie par Erwin Straus à la suite
de Heidegger. Il entérine le fait que « le rien ne fait pas partie du texte de la
vie{41} » mais alors que, chez Straus, cette affirmation renvoie à la
distinction entre un sentir animal et une perception humaine qui saisirait
l'étant en tant que tel à la faveur de son rapport au négatif, Maldiney, quant
à lui, en reste au sentir et fait passer la différence au sein du sentir lui-
même : elle est différence entre un sentir symbiotique saturé par le monde
et un sentir proprement humain, c'est-à-dire une transpassiblité caractérisée
par l'ouverture au rien. Cela signifie bien entendu que le véritable rien, dont
le texte de la vie est dépourvu, n'est pas celui de la perception comme mise
à distance, ni non plus celui de l'angoisse heideggerienne.
Ce rien, comme non seulement rien d'étant mais rien de possible, bref
transpossible, ne peut renvoyer qu'à l'événement. L'événement est cela qui
arrive sans cause ni raison, il est l'imprévisible même :
Un événement est une rupture dans la trame du monde et son apparaître est soustrait au convoi
des effets et des causes. De même le présent de l'apparaître est une déchirure dans la trame
temporelle{42}.
On sera enclin à objecter que, dans cette exténuation de tout étant et de
tout possible propre à l'événement, toute réalité se trouve perdue et, par là-
même, la prétention à parler du sentir compromise pour autant que celui-ci
est bien, en sa passivité radicale, rapport à ce qu'il y a de plus réel. Mais
encore faut-il s'entendre sur le sens que nous conférons à la réalité, en vérité
toujours empreint d'étantité. En toute rigueur, si nous abordons la réalité du
point de vue de la modalité d'ouverture qui la délivre, ouverture dont la
passivité doit être aussi radicale que ce réel est réel, alors nous nous
trouvons au contraire projetés hors de l'étantité et conduits à affirmer que
c'est bien dans l'événementialité que réside le sens le plus profond de la
réalité. Telle est la signification de cette phrase, déjà évoquée, de Von
Weizsäcker que Maldiney aime à citer :
Nous ne croyons pleinement qu'à ce que nous n'avons vu qu'une fois [...]. Toute répétition
affaiblit la croyance. Elle éveille le soupçon d'une légalité, non d'une réalité. Ce qui est légal
doit être mais n'a pas besoin d'être. Ainsi l'impression sensible se légitime par l'originalité sans
équivoque et indépassable d'une première fois{43}.
Autrement dit, si le réel est cela à quoi nous croyons vraiment, il n'y a de
réel qu'événementiel pour autant que nous ne croyons vraiment qu'à cela
qui n'a lieu qu'une fois, qui ne peut se répéter et, à ce titre, échappe à l'ordre,
déjà irréel, de l'essence ou de la loi. D'autre part, si le sentir est bien ce qui
nous ouvre au réel, alors force est de conclure qu'il n'y a de sentir que de
l'événement et, par conséquent, qu'il est une épreuve du rien (de déterminé).
Comment s'articulent alors l'événement et le rien ? Il n'est pas suffisant
de dire que l'événement n'est rien d'étant ou de possible car cette
détermination, qui vaut pour nous, ne permet pas encore de comprendre
qu'il se donne comme rien plutôt que comme l'événement qu'il est. Or, par
l'imprévisibilité radicale de son apparition, surgissant de rien, l'événement
phénoménalise ce rien dont il procède, se trouve comme transi par son
absence d'inscription dans la série des causes et des choses. Par sa
surrection même, il se donne comme surgissant de rien et fait paraître ce
rien comme constituant son événementialité même. Tout se passe donc
comme si l'absence de cause revenait sur l'événement sous la forme de ce
que l'on est enclin à nommer irréalité, du point de vue de l'insertion dans le
monde, mais qui est en vérité un surcroît de réalité. Tel est le sens de
l'exemple, maintes fois invoqué, du chamois : « On ne l'a pas vu venir, tout
à coup il est là, comme un souffle, comme un rien, comme un rêve{44}. » En
d'autres termes, dans la mesure où il est impossible (transpossible), car rien
ne pouvait l'annoncer, dès lors qu'il surgit, il ne peut se donner que comme
néantité au regard de la trame qu'il vient rompre : cela qui est impossible ne
peut que surgir comme rien, comme si le rien était la seule phénoménalité
convenant à l'a-causalité. C'est pourquoi Maldiney peut écrire que « la
transpassibilité à l'égard de l'événement hors d'attente est une
transpassibilité à l'égard du Rien d'où l'événement surgit avant que d'être
possible{45} ». Cependant et enfin, cette rupture produite par l'événement, ou
plutôt cette rupture qu'est l'événement implique un pouvoir d'ouverture et
c'est en quoi la réalité de l'événement, au sens de son unicité, ouvre sur la
réalité même, c'est-à-dire sur le monde. En effet, le rien que l'événement
phénoménalise par-delà la chaîne des étants n'est pas un néant pur et simple
mais précisément ce rien d'étant qu'est le monde. La rupture qu'il introduit
dans la chaîne causale est donc en même temps une brèche qui ouvre sur
autre chose que le cortège des étants, à savoir le monde comme leur fond
non étant. En ce sens, l'événement ainsi décrit est synonyme d'un
avènement, avènement d'un monde par la traversée du plan de l'étant et
donc de la légalité à la faveur de l'advenue d'une première fois. Dire que
l'événement survient, c'est dire qu'il éclaire son origine comme rien, ou
plutôt que, ne pouvant provenir des étants du monde, il les suspend par son
surgissement même pour faire paraître le monde lui-même comme ce rien
dont il provient. C'est pourquoi l'événement ainsi compris accomplit de
manière éminente l'époché phénoménologique : il réalise de lui-même une
époché du monde à même le monde. L'époché ne renvoie plus à une
démarche ou une méthode, ni même à un affect mais à quelque chose qui
surgit au cœur du monde. Elle n'est plus l'initiative d'un sujet ni l'épreuve
d'un Dasein mais l'initiative du monde lui-même, ou plutôt de certains
événements en son sein que le sujet se contentera d'accueillir et dont les
œuvres d'art, disons-le dès maintenant, sont la modalité éminente. Bref,
comme surrection du Rien, l'événement est avènement du monde : « Cet
avènement-événement ouvre le monde qui se trouve transformé en... lui-
même{46}. » Nous retrouvons ici le sens originaire du sentir comme épreuve
d'une existence, ou encore accès au monde comme « là ». Mais cet accès
suppose une rupture, un ébranlement de la trame des étants, qui sont quant à
eux perçus, rupture qui ne peut être alors que l'œuvre d'un événement.
On mesure évidemment l'intérêt de cette approche dans la perspective
d'une théorie de l'affectivité. Mieux que tout autre et à rebours d'une
tradition, dont Heidegger fait encore partie, qui se refuse à disjoindre le
sensible du sens, c'est-à-dire du percevoir, Maldiney développe une théorie
du sentir pur, d'un éprouver qui est au-delà, ou en deçà de toute donation de
sens et même de toute possibilisation. Ce sont bien les linéaments d'une
théorie de la passivité originaire et donc de l'affectivité, au sens d'une
détermination radicale de l'être affecté, qu'il dessine. En outre et en toute
cohérence, cette théorie de la passivité fait l'économie de toute référence à
la sensibilité et aux organes des sens et peut, en cela, être caractérisée
comme une théorie existentiale du sentir. L'affectivité est comprise non plus
comme une épreuve de soi, un sentir intime, bref une auto-affection mais
plutôt comme une transformation, un ébranlement existentiel corrélatif de la
confrontation avec un événement. D'autre part, et ceci est pour nous décisif,
le prix à payer du refus de l'intentionnalité n'est pas l'enfermement dans une
sphère d'immanence pure, corrélative d'une revendication de la dualité
insurmontable des modes d'apparaître, comme c'est le cas chez Michel
Henry. Bien au contraire, le sentir non-intentionnel est pouvoir d'ouverture
et ouverture par sa non-intentionnalité même. S'il est vrai que la portée de
l'intentionnalité n'est que celle de l'objet et ne permet donc pas de sortir
d'une forme d'immanence (que Lévinas nomme lumière) – puisque le sujet
s'y reconnaît en son autre et n'est pas vraiment ébranlé par lui – alors la
traversée de ce plan ontique supposera une ouverture d'un autre ordre, plus
radicale parce que déliée de tout rapport à l'étant, réel ou possible.
Cependant si, pour ainsi dire formellement, la pensée de Maldiney
consonne avec notre théorie de l'événement, en vérité des difficultés
surgissent lorsque nous nous penchons sur la manière dont cette passivité
ou cette affection et cette ouverture sont pensées. Car cette affectivité est-
elle bien une affectivité et cette ouverture ou cette transcendance peut-elle
vraiment être une ouverture ? Autrement dit, si nous partageons avec
Maldiney certaines coordonnées du problème et donc un certain
programme, notamment la nécessité de confier à une théorie de l'affectivité
originaire l'initiation à la profondeur d'un monde par-delà le champ des
étants, nous ne pouvons en aucun cas être satisfaits par la mise en œuvre de
ce programme.
Tout d'abord, comme on vient de le voir, l'ouverture au monde, qui est ce
qui nous importe, s'effectue de manière encore indirecte. Il faut que quelque
chose, l'événement, vienne briser la trame du monde, pour que celui-ci
paraisse. En premier lieu, cette possibilité présuppose la mise en avant d'une
certaine idée de la réalité ontique, dominée par celle de légalité, ce qui ne
va pas du tout de soi. Dans une autre perspective sur les étants, celle qui ne
mettrait pas d'abord en avant leur enchaînement causal ou leur solidarité
mais, par exemple, leur identité, leur plénitude d'être et, pour ainsi dire, leur
solidité ontologique, un événement ne serait pas suffisant pour traverser le
plan ontique au profit du plan mondain. En outre, l'accès au monde
demeure, comme chez Heidegger, indirect : il se produit à la faveur d'un
ébranlement au sein de l'étant, de sorte que la perspective de Maldiney
demeure homologue à celle de Heidegger et s'expose aux mêmes reproches,
à ceci près que l'ébranlement de la réalité est confié à un événement plutôt
qu'à un affect. On pourrait même être justifié de penser ces deux approches
comme complémentaires en affirmant que Maldiney ressaisit sur le plan
mondain ce que Heidegger comprend au niveau du Dasein, bref que c'est au
fond l'événement qui nous angoisse. Dans les deux cas, l'ouverture au
monde s'effectue à la faveur d'une négation des étants et se confond avec
cette négation même, ce qui signifie que, dans les deux cas, n'est retenue du
monde qu'une détermination purement négative, à savoir le fait qu'il n'est
rien d'étant. C'est dans cette mesure seulement qu'une rupture de la trame
des étants ou un glissement de celle-ci peuvent suffire à livrer accès au
monde. Mais on voit aussitôt que, si l'on confère au monde des attributs
positifs, tels ceux de l'archi-mouvement phénoménalisant ou de la
surpuissance, alors il ne suffit pas de nier ou de suspendre les étants pour
accéder au monde ; une ouverture directe à lui est requise, qui soit à la
mesure de sa profondeur et de sa profusion. Telle est pour nous la fonction
du sentiment qui, s'il ne va pas sans un ébranlement, enveloppe une
plénitude et une forme de dynamisme interne qui sont à la hauteur du
monde auquel il initie.
Enfin, en troisième lieu, on a du mal à comprendre comment l'événement
peut ouvrir au monde, comme ce rien d'étant ou de possible peut frayer un
passage vers le rien d'étant qu'est le monde. Autant en effet on peut
admettre que l'angoisse fasse glisser les étants dans leur fond et dévoile par
là-même ce fond, autant il est plus difficile de comprendre comment
l'événement fraie une voie d'accès au monde, comment le surgissement du
chamois peut coïncider avec la surrection du monde comme tel. La
difficulté réside dans le recours à la notion d'événement et dans la fonction
qui lui est dévolue. Même si le monde ne se réduit pas à la trame causale
des étants, il ne lui est pas non plus étranger en tant que totalité ou fond sur
lequel s'enlève cette trame. S'il n'est donc pas la somme des étants, il n'est
évidemment pas autre chose qu'eux puisqu'il est précisément la puissance et
le procès qui se produit en les produisant. Or, l'événement est, quant à lui,
un véritablement non-étant car il est bien un tout autre que l'étant. Non
seulement donc il interrompt, par son imprévisibilité, la série causale mais il
nous arrache à elle et, par là-même, au fond qui la sous-tend. Si donc
l'événement nous ouvre quelque chose ou nous conduit quelque part, c'est
plutôt vers un hors-monde, ce que manifeste d'ailleurs le recours au rêve
pour décrire l'expérience du chamois. En d'autres termes, la néantité de
l'événement, qui signifie l'étrangeté à l'ordre même de l'étant, ne saurait
d'aucune façon être assimilée à celle du monde, qui n'est négation de l'étant
qu'en raison d'un excès d'être, d'une sorte de « surétance », qu'au sens donc
où ce sont les étants eux-mêmes qui en sont plutôt la négation. D'un néant à
l'autre, la conséquence n'est pas bonne et il n'y a aucun chemin possible.
L'événement ne fait que dévoiler sa propre imprévisibilité, ce qui le teinte
d'une forme d'irréalité. Dès lors, en vérité, cette néantité singulière laisse
intacts les étants dont elle brise la trame, elle nous projette ailleurs et
d'aucune façon vers le monde même. Telle est la raison pour laquelle, selon
nous, l'événement ne doit être invoqué que pour rendre compte d'une
transformation qui affecte le monde mais lui demeure étrangère, qui ne
saurait avoir sa source ou sa raison en son sein. Cette transformation ne
peut avoir en effet de statut que négatif : elle renvoie précisément à cet
archi-événement par lequel le monde se scinde et, en quelque sorte,
s'éloigne de lui-même. Il est donc, à nos yeux, patent qu'il ne suffit pas d'un
ébranlement dans la trame du monde pour que celui-ci vienne au jour en sa
plénitude d'être, que l'ouverture à l'événement ne saurait être assimilée à
celle du monde, c'est-à-dire à ce sentir originaire d'un monde, que nous
nommons, pour notre part, sentiment. Or enfin, dans la mesure où les
œuvres d'art sont les attestations les plus éminentes de cette
événementialité, force est de conclure que c'est le passage de l'expérience
esthétique à l'expérience phénoménologique et, par conséquent,
l'articulation entre les deux sens du sentir qui se trouve compromis. Dans le
cadre maldinéen, la première nous arrache bien au monde quotidien mais ne
constitue pas par elle-même une initiation au monde lui-même, initiation
qui, selon nous, ne peut être que directe car elle doit justement franchir la
faille de l'archi-événement. Celui-ci sépare irrémédiablement le monde de
la phénoménalité secondaire du monde en tant que tel, de la physis et c'est
pourquoi le passage ne peut s'effectuer au niveau des étants apparaissants,
ne peut être indirect.
De même que l'ouverture à l'événement ne saurait, contrairement aux
apparences, avoir la portée que Maldiney veut lui conférer, à savoir celle
d'un monde (par l'événement nous demeurons comme en-deçà des étants au
lieu de les transcender), le sentir, que Maldiney ressaisit comme pure
ouverture, n'est sans doute même pas un sentir et ne saurait donc satisfaire
aux conditions de ce que nous nommons, quant à nous, sentiment. Bien
entendu, il ne s'agit pas de s'en tenir au plan de l'affect, puisque nous avons
vu qu'il se rapporte à un monde déjà-là, mais d'accéder précisément à une
expérience ou une ouverture qui, comme telles, sont une dimension du sujet
et impliquent donc bien une forme d'épreuve, que souligne le concept de
sentiment (qui, par sa transitivité – il est sentiment de ou pour – correspond
bien à ce qui est en jeu). Or, force est de reconnaître que la transpassibilité
que Maldiney thématise ne souscrit pas à cette condition. En effet,
l'ouverture que ce concept décrit n'est passible ni du réel, ni du possible,
c'est-à-dire n'est passible de rien. Mais, comme on l'a vu, ce rien n'a aucune
consistance autre que celle de l'événement lui-même, il ne renvoie à aucune
négativité spécifique, telle la distance ou la profondeur du monde comme
telles. Notons que ce point est décisif car nous pouvons soutenir que le
sentiment ouvre également à une négativité, mais il s'agit d'une négativité
qui a une certaine consistance ontologique en tant que négation concrète de
l'identité de l'étant, à savoir être au-delà de toute position finie, être au-delà
de soi ou encore la distance comme être, bref la profondeur même du
monde.
Tel n'est pas le sens du rien événemential, dont nous avons vu qu'il
surgissait avec l'événement et venait le transir sous la forme de sa propre
absence de cause. Or, si l'ouverture est ouverture au rien et si ce rien
survient avec l'événement, force est de conclure que cette ouverture est
ouverte par l'événement qu'elle est censée ouvrir, qu'elle procède de ce
qu'elle dévoile, ce qui revient à dire qu'elle n'est véritablement ni ouverture,
ni dévoilement. En d'autres termes, une ouverture n'a de sens qu'en tant
qu'elle se distingue, même minimalement, de cela qu'elle ouvre et pour ainsi
dire le précède ontologiquement. Or, à vouloir dénier à l'ouverture toute
intentionnalité, sous quelque forme que ce soit, à vouloir lui refuser tout
rapport au possible, même le plus vide, bref toute potentialité ou virtualité,
Maldiney en vient à lui dénier le pouvoir même d'ouvrir, pouvoir qui la
distingue de ce qu'elle ouvre et la qualifie précisément comme ouverture.
Son souci de la délier de toute dimension intentionnelle le conduit à
exténuer la différence entre l'ouverture et ce qui vient la remplir ; elle n'est
ouverture de rien, pas même du Rien, puisque celui-ci ne se distingue
finalement pas de l'événement ouvert : elle n'ouvre à rien d'autre que cela
qu'elle reçoit effectivement. Autant dire que la réceptivité est confondue
avec la réception et tire d'elle son existence, qu'elle n'est capable de recevoir
que ce qu'elle a déjà reçu. En toute rigueur, Maldiney assume cette
conséquence, qui revient à une sorte de circularité ou d'inversion de la
relation entre l'ouverture et l'ouvert, la transpassibilité et l'événement : si
l'ouverture n'excède d'aucune façon ce qu'elle ouvre, en raison de son
inintentionnalité fondamentale, elle se reçoit nécessairement de ce qu'elle
reçoit. Comme l'écrit Maldiney, l'existence est aussi improbable, hors
d'attente, que l'événement lui-même, de sorte que « l'accueil de l'événement
et l'avènement de l'existant sont un{47} ». Et plus nettement encore, dans
Existence, crise et création : « La rencontre ouvre l'attente au moment
même qu'elle la comble. C'est en la comblant qu'elle l'ouvre. » Bien
entendu, il ne s'agit pas de nier que l'accueil d'un véritable événement
correspond à une transformation et implique comme l'avènement d'un sujet
qui soit à la mesure ou à la hauteur de l'événement. C'est probablement ce
qui arrive dans l'expérience de l'œuvre d'art, au moins telle que Maldiney
l'analyse. Mais la question est de savoir si cette conception de l'accueil
répond à une théorie de la réceptivité et, par là-même, si elle peut convenir
à la donation d'un monde. Quant au problème phénoménologique qui nous
intéresse, nous sommes obligés de reconnaître que la phénoménologie de
Maldiney pousse l'exigence de passivité tellement loin qu'elle se voit
coïncider avec une forme d'empirisme supérieur, qu'elle se nie par
conséquent comme phénoménologie.
Comme on l'a entrevu, cette perspective pèche par excès et, pourrait-on
dire, par une forme de naïveté ou de simplification, autant sur la question de
l'intentionnalité que sur celle de la passivité. Il est certes légitime de vouloir
se défaire de l'intentionnalité comme visée d'objet puisque c'est bien un au-
delà (ou en-deçà) de l'objet qu'il s'agit de penser. Mais Maldiney a le tort de
voir dans le pouvoir-être heideggerien la vérité de l'intentionnalité et, plus
gravement, de rabattre ce pouvoir-être sur toute forme de potentialité ou de
virtualité. Tout se passe donc comme si son rejet du possible sous la forme
du pouvoir-être entraînait un rejet du virtuel. La conséquence en est
évidemment que plus rien ne peut différencier l'ouverture de cela qu'elle
ouvre puisqu'elle ne peut même pas subsister comme puissance ou pouvoir
d'ouvrir. Or, à bien y penser, l'ouverture peut être comprise dans sa
différence avec l'ouvert et cela sans la pré-ordonner aux dimensions du réel
ou même du possible, à condition de la concevoir comme ouverture à tout
ce qui peut être (et pas seulement à l'impossible ou au transpossible) et, par
là-même, à la puissance qui fait être. L'ouverture se distingue de l'ouvert, la
réceptivité du reçu sans impliquer d'aucune façon la moindre visée ou le
moindre projet dès lors qu'elle est comprise comme puissance d'accueil,
c'est-à-dire pas tant comme ouverture au rien qu'elle-même comme rien,
vide ou profondeur qui, comme tels, peuvent accéder à la plénitude du
monde. Dans ce cas, qui est celui du sentiment, le caractère inintentionnel
au sens classique, à savoir l'absence de visée d'objet ou de projection dans
un possible, ne va pas sans une intentionnalité pour ainsi dire supérieure,
sous la forme d'un accueil de la profondeur même du monde qui, comme tel
et pour être tel, ne peut rien anticiper de déterminé.
Or ce qui vient d'être dit de l'intentionnalité peut être réitéré à propos de
la passivité. Maldiney ne voit pas qu'une passivité poussée jusqu'au bout
d'elle-même se détruit comme passivité : elle déchoit dans un pur contact ou
finalement rien ne peut être reçu car il n'y a plus personne pour le recevoir.
Autrement dit et à l'inverse, il n'y a de passivité et donc de réceptivité
authentiques qu'impliquant une certaine activité, aussi minime soit-elle,
celle qui distingue le recevoir de la réception, l'ouverture de l'ouvert. Cette
activité ne renvoie à aucun acte : elle désigne seulement la virtualité
inhérente à l'accueil en tant qu'il ne sait justement pas ce qu'il y a à
accueillir. Cette activité n'est donc que l'activité de la passivité, l'activité
sans laquelle il n'y aurait pas même de passivité, c'est-à-dire au fond de
subjectivité. On aura compris que cette activité sans acte, c'est-à-dire sans
objet ni projet, qui est inhérente à l'ouverture, coïncide exactement avec
cette intentionnalité singulière que nous venons de mettre en évidence.
Celle-ci ne vise rien mais ouvre tout simplement, se vide en quelque sorte
d'elle-même afin de pouvoir aller au-devant de tout, c'est-à-dire d'être
disponible au tout, bref au monde comme tel. En d'autres termes, il suffit de
comprendre que l'ouverture dont il est question est d'abord ouverture à tout,
à la totalité vivante du monde plutôt qu'à un rien d'étant, pour être
convaincu que cette ouverture ne peut être une transpassibilité, que sa
passivité enveloppe une certaine activité. C'est exactement de cette activité
de la passivité dont nous faisons l'épreuve dans ce que nous avons nommé
sentiment. Alors que Maldiney s'interdit finalement de penser une ouverture
véritable, de grande portée, en s'interdisant de penser une vraie réceptivité,
en tant que distincte de ce qu'elle reçoit, notre théorie du sentiment vise au
contraire à mettre en avant ce point singulier, point de passage où le sentir
même, c'est-à-dire le plus intime, dans le dépouillement de son épreuve la
plus pure, ouvre en même temps à cela qui lui est le plus étranger et
constitue le lieu même de l'imprévisible, à savoir la pure profondeur du
monde.
Conclusion
Affects ←
Désir → étants
Sentiment ← monde
Nous l'avons dit, il suit évidemment de tout cela que le sentiment, pour
autant qu'il spécifie la réception originaire du monde, qu'il est donc
sentiment du monde, ne peut être qualifié plus avant. Il renvoie à une seule
expérience qui est, pour ainsi dire, le sentiment de tous les sentiments, ou
encore il décrit la teneur propre de ce qui advient dans les sentiments. Le
choix du terme est néanmoins justifié par le fait que, même s'il renvoie à un
noyau unique d'expérience où la profondeur du monde transparaît, c'est bien
à travers certains sentiments qu'il peut en quelque sorte se modaliser et donc
être atteint de manière privilégiée, ce qui en facilite bien sûr la description.
Nous avons évoqué le sentiment esthétique et le sentiment amoureux.
Entendons-nous. Cela ne signifie pas que ces sentiments, qui concernent
apparemment des étants du monde et se situent donc sur un plan dérivé,
auraient inexplicablement le même statut et la même valeur que le
sentiment comme tel. Il faut comprendre au contraire que, dans ces
sentiments, il y va du sentiment lui-même parce que, en eux et en eux
seulement, ce qui advient n'est autre en vérité qu'une donation du monde
lui-même en sa transcendance et sa puissance. Ce sont donc bien une
certaine esthétique et une certaine érotique qui sont sous-jacentes à cette
affirmation et qui reposent l'une et l'autre sur l'idée qu'il y va, dans les deux
cas, d'une ostension du monde même, même si c'est d'une manière pour
ainsi dire médiate. Dès lors, si le sentiment peut se modaliser dans les
sentiments esthétique ou amoureux, c'est dans la stricte mesure où ce qui
s'accomplit en eux n'est pas distinct de ce qui advient dans le sentiment
comme tel : l'ontologique peut être saisi dans l'érotique parce que l'érotique
est ontologique. Il s'ensuit par là-même que sentiment amoureux et
sentiment esthétique sont apparentés, ce qui conduit Mikel Dufrenne,
comme on l'a vu, a comparer le second au premier et à affirmer que le
rapport aux œuvres est de l'ordre de l'amour, affirmation dont la portée est
bien plus profonde que l'idée selon laquelle les œuvres susciteraient ce
sentiment et qu'il y aurait donc un amour de l'art. Il n'y a pas lieu ici
d'approfondir l'articulation exacte entre le sentiment ontologique, pour le
qualifier ainsi, et le sentiment amoureux. L'important est seulement de
traduire pour ainsi dire au plan du sentiment amoureux ce qui a été mis en
évidence sous le terme de sentiment (ontologique) en vue de clarifier notre
propos. En vérité, même si (et parce que) l'ontologique est au cœur de
l'érotique, l'érotique peut en retour éclairer l'ontologique. En effet, comme
nous avons déjà eu l'occasion de le remarquer, ce que nous nommons
sentiment est assez proche de ce dont il est fait l'épreuve dans l'amour.
D'une part, il s'agit d'un sentiment où le sujet est au plus près de lui-même
et où, en vérité, cette proximité se constitue, au point que l'amour peut être
vécu comme découverte ou avènement de soi (et c'est pourquoi cesser
d'aimer signifie devenir un autre) ; mais c'est à la faveur d'une ouverture à
un tout autre, de l'accès à un autre monde. Ici, l'auto-affection et l'hétéro-
affection ne font qu'une, l'être auprès de soi va de pair avec l'être porté vers
un autre et, comme le note Dufrenne, on s'y éprouve en se perdant. Dès lors,
l'amour est épreuve à la fois d'une flexion existentielle, inhérente à la perte
ou l'effondrement d'un certain paysage mondain ou affectif (ce qui
correspond au dépassement du plan de l'apparaître secondaire) et d'une
accélération vitale qui est produite par l'accès à un nouveau monde (au
monde lui-même) dont le sujet recueille la puissance.
Autant dire alors que l'amour est au désir (érotique) ce que le sentiment
est à ce que nous avons nommé désir (ontologique) et que, par conséquent,
amour et désir sont comme les deux faces de la même expérience
amoureuse fondamentale. L'amour est bien cela qui, en une passivité
supérieure, ouvre à un autre en son altérité et son insaisissabilité mêmes ; le
désir est précisément, quant à lui, ce mouvement issu de l'amour qui me
pousse à connaître, comme on dit si bien, cet autre. L'amour indique pour
ainsi dire la voie, il nourrit le désir, qui est bien sûr toujours en défaut par
rapport à l'objet d'amour et c'est pourquoi il se relance sans cesse. Au point
que l'on reconnaît peut-être l'amour à ceci précisément que le désir ne se
comble jamais, produit son incessante renaissance. L'amour est donc bien
comme la matière du désir, au sens précis de cela qui donne une altérité à
connaître et le désir est, pour sa part, comme la mise en forme de cette
matière au sens d'une certaine avancée qui va lui donner un visage. Cela
signifie que le désir donne à l'autre un ensemble de traits qui sont par
essence en retrait ou en défaut par rapport à ce que l'amour vise, ce qui ne
signifie pas qu'ils ne sont pas ceux de l'autre lui-même, pour autant que son
identité n'est pas réalisée une fois pour toutes comme celle de l'objet mais
est au contraire inséparable des sentiments qu'il éprouve comme de ceux
qu'il suscite, bref que son identité est inséparable du jeu de relations dans
lequel il s'insère. Ainsi, l'amour nourrit le désir tout comme le désir
accomplit l'amour et, par là-même, se nourrit lui-même.
C'est à cette érotique puis cette esthétique qu'il nous faudra désormais
nous consacrer.
{1} Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1990, p. 312.
{2} Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 267. Sur cette note,
voir Jocelyn Benoist, Le bruit du sensible, Paris, Éd. du Cerf, 2013, p. 217 s.
{3} Dans Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013.
{4} M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, p. 300.
{5} François Furet, Le Passé d'une illusion, Paris, Robert Laffont Calmann Levy, 1995, p. 49.
{6} Encore une fois, il n'y a de plénitude d'être que comme devenir car la surpuissance qui commande
celui-ci comporte un excès ou une surabondance dont la substance ou l'essence sont privées.
{7} Par exemple dans Penser l'homme et la folie, Grenoble, J. Millon, 1991, p. 417.
{8} Edmond Husserl, Ideen... I, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 269.
{9} E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, dans Husserliana, t. XIV, p. 155, 154,
159.
{10} Qui a en partie sa source dans une critique interne, menée il y a maintenant longtemps, de cette
construction.
{11} Telle pourrait être la manière de justifier, pour ainsi dire après-coup, certaines de nos décisions
théoriques fondamentales : la nécessité de tirer les conséquences du statut événemential et donc
anonyme de la mort. En effet, si la mort est bien cela, alors elle ne peut affecter qu'une vie de même
nature qu'elle, c'est-à-dire anonyme. Dès lors, la mort ne concerne pas les individus mais une vie qui
n'est la vie de personne et que nous nommons archi-vie. C'est l'anonymat de la mort qui nous conduit
à celui de l'archi-vie et c'est cette dimension négative qui nous interdit d'enraciner la mort dans
l'archi-vie et nous conduit à la penser comme un archi-événement, archi-événement car à la hauteur
de l'archi-vie. Dès lors, la mort est un événement métaphysique, l'événement métaphysique même et
donc aussi l'événement de la métaphysique, qui se produit avant que ne surgissent des vivants et est
donc bien ce dont ceux-ci procèdent. C'est en cela qu'il y a coïncidence entre la naissance des vivants
et la mort anonyme.
{12} Mikel Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 1963, p. 24-25.
{13} M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, p. 160.
{14} M. Dufrenne, Le Poétique, p. 114.
{15} Ibid., p. 188.
{16} M. Dufrenne, Le Poétique, p. 83.
{17} M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, Paris, PUF, 1953, p. 472.
{18} M. Scheler, La Situation de l'homme dans le monde, trad. M. Dupuy, Paris, Aubier, 1951. Voir
également Jan Patoka, Qu'est-ce que la phénoménologie ?, trad. E. Abrams, Grenoble, J. Millon,
1988, p. 20, 67.
{19} M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique, p. 494.
{20} Ibid., p. 502.
{21} Ibid., p. 502-503.
{22} Ibid., p. 503.
{23} M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 180.
{24} Ibid., p. 180.
{25} Ibid., p. 180.
{26} Ibid., p. 371.
{27} Ibid., p. 371.
{28} M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1968, p. 56.
{29} Ibid., p. 57.
{30} M. Heidegger, Être et temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 114.
{31} Ibid., p. 115.
{32} Ibid., p. 115.
{33} Michel Haar, Le Chant de la terre, Paris, L'Herne, 1985, p. 87.
{34} Voir M. Heidegger, Être et temps, p. 119 : « Le comprendre est l'être existential du pouvoir-être
propre du Dasein lui-même. »
{35} Ibid., p. 144.
{36} Ibid., p. 145.
{37} M. Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ?, p. 62.
{38} Ibid., p. 63. Voir aussi p. 70.
{39} Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie, Grenoble, J. Millon, 1991, p. 421, 425.
{40} Ibid., p. 421.
{41} Ibid., p. 385.
{42} Ibid., p. 419.
{43} Ibid., p. 417.
{44} Ibid., p. 201, 406.
{45} Ibid., p. 422.
{46} Ibid., p. 406.
{47} Ibid., p. 422.
{48} Voir, sur ce point, les développements décisifs de J. Patoka, notamment dans les Papiers
phénoménologiques.