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Noesis

14 | 2008
Sciences du vivant et phénoménologie de la vie

Phénoménologie de la vie
Renaud Barbaras

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/noesis/1649
DOI : 10.4000/noesis.1649
ISSN : 1773-0228

Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées

Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2008
Pagination : 11-26
ISBN : 2-914561-48-2
ISSN : 1275-7691

Référence électronique
Renaud Barbaras, « Phénoménologie de la vie », Noesis [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 28 juin
2010, consulté le 19 septembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1649 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/noesis.1649

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Tous droits réservés


Phénoménologie de la vie 1

Phénoménologie de la vie
Renaud Barbaras

1 En français, le verbe vivre est affecté d’une ambiguïté fondamentale puisqu’il désigne à
la fois l’être-en-vie (Leben)et l’épreuve ou l’expérience de quelque chose (Erleben). Le
vivre oscille entre le participe présent (vivant) et le participe passé (vécu) : l’action que
désigne le verbe en affecte le sujet, son faire est passivement reçu sous la forme d’un
éprouver. Or l’identité du terme n’est sans doute pas un accident de la langue : elle
témoigne d’un sens premier de la vie, d’une unité originaire du vivre, en-deçà du
clivage du vivant et du vécu. En ce sens, la tâche d’une phénoménologie de la vie
pourrait se résumer dans la nécessité de penser cette unité du vivre par-delà l’actif et le
passif, ou ce qu’elle pourrait considérer à tort comme le propre et le métaphorique. Or,
force est de reconnaître que la pensée se trouve sans cesse écartelée par cette
ambiguïté.
2 Puisque la vie se manifeste dans des organismes vivants – et peut-être n’est-elle rien
d’autre que ces organismes eux-mêmes – on peut être tenté, pour ce qui est de la
caractérisation de la vie, de s’en remettre à la biologie, dès lors qu’elle se donne les
organismes vivants pour objet et tente d’en percer le fonctionnement par la mise en
évidence de processus bio-chimiques hautement complexes. Une difficulté majeure
surgit pourtant. Afin de travailler sur son objet, le biologiste doit d’abord le reconnaître,
c’est-à-dire distinguer, au sein du réel, ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Cette
discrimination relève d’une intuition ou d’une expérience qui échappe à l’objectivation
puisqu’elle en est la condition de possibilité. Bien entendu, le biologiste pourra toujours
justifier après-coup son choix par la présence de certaines molécules au sein des
organismes qu’il a d’emblée reconnus comme vivants, mais il demeure que cela ne peut
être qu’après-coup, qu’il ne peut donc tirer l’échelle à lui puisque, pour cela, il a
d’abord fallu s’appuyer sur elle, bref qu’il ne peut réintégrer le plan phénoménal qui lui
a donné accès à la vie au plan objectif de son analyse biologique : la connaissance
présuppose une reconnaissance qui est d’un autre ordre qu’elle et qu’elle ne peut donc
s’assimiler. Ce qui vaut pour la rencontre avec le vivant vaut a fortiori pour le choix de
ce qui, au sein du vivant, doit être étudié, c’est-à-dire de ce qui est biologiquement
signifiant. Ce n’est pas l’analyse moléculaire mais bien notre expérience qui nous
permet de discerner un geste de préhension, un comportement de fuite ou une attitude

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de repos. Quant à la distinction fondamentale du normal et du pathologique, il n’y en a


pas d’autre critère que l’épreuve de soi d’un sujet qui se sent empêché dans son activité
vitale. Ainsi, la condition de possibilité de la biologie est un ensemble d’actes de
reconnaissance et de compréhension qui s’enracinent dans ma propre vie en tant que
j’en fais constamment l’épreuve. Comme le dit Canguilhem, « la pensée du vivant doit
tenir du vivant l’idée du vivant »1 ; la vie objet de la biologie renvoie à la vie que je vis.
Dès lors, un Dieu chimiste et physicien qui pénétrerait tous les processus physico-
chimiques, c’est-à-dire maîtriserait intégralement les lois de la matière, serait
incapable de circonscrire dans le tissu du réel des êtres vivants et tout aussi incapable
de distinguer un processus normal d’un processus pathologique, puisque tous obéissent
aux lois universelles de la physique et de la chimie et sont tous, de ce point de vue,
« normaux ». La conclusion est brutale mais inéluctable : ce n’est pas du côté de la
biologie qu’il faut rechercher ce qu’est la vie car ce n’est tout simplement pas son objet.
La biologie ne parle pas de la vie mais du mode de fonctionnement des organismes
reconnus comme vivants et, comme le dit encore Canguilhem, on ne peut « se flatter de
découvrir par des méthodes physico-chimiques autre chose que le contenu physico-
chimique de phénomènes dont le sens biologique échappe à toute technique de
réduction »2. Autant dire que la vie échappe au règne de l’extériorité et que toute
tentative d’en rendre compte à partir de processus objectifs revient à décrire la vie à
partir de ce qui n’est pas elle, à vouloir la rejoindre à partir du sans-vie, à l’inscrire
dans une ontologie de la mort.
3 Le vivant semble donc nous renvoyer inéluctablement au vécu : je me sais vivant en
tant que je m’éprouve moi-même et c’est à cette condition que je peux reconnaître des
êtres vivants. Telle est l’évidence que la phénoménologie prend en charge c’est d’abord
en tant qu’elle est une analyse des vécus qu’elle est une pensée de la vie. C’est cette
identité de la vie et du vécu que la philosophie de Michel Henry en particulier tente de
penser aussi radicalement que possible. On sait que la phénoménologie, depuis Husserl,
fait reposer la phénoménalité sur l’intentionnalité, qui est visée de l’objet (Gegen-
stand)en son extériorité, c’est-à-dire mise-à-distance, ex-position. Or, si
l’intentionnalité fait paraître toutes choses, il reste à comprendre comment elle
s’apparaît à elle-même et à savoir si elle s’apparaît à elle-même comme elle fait paraître
les choses, c’est-à-dire dans la distance. Cette question est d’autant plus décisive que
l’intentionnalité ne confère à ce qu’elle vise que l’objectité mais jamais l’existence :
c’est à l’impression qu’est dévolue la fonction de donner au monde apparaissant la
réalité que ne lui confère pas sa structure phénoménologique comme objet
intentionnel. Or cette impression s’apparaît sur un mode qui n’est pas celui de
l’intentionnalité : elle n’est pas son propre objet mais s’éprouve, elle ne s’expose pas
dans la distance mais est exposée à elle-même. Nous tenons ici la réponse à la question
posée plus haut : l’impression est précisément la modalité sous laquelle
l’intentionnalité est donnée à elle-même, à savoir non-intentionnellement. Ainsi, la
détermination phénoménologique de l’apparaître comme mise-à-distance ou ob-
jectivation doit elle-même être subordonnée à une modalité plus originaire de
l’apparaître comme impressionnalité. Pour M. Henry, celle-ci s’apparaît sans distance,
« elle touche à soi en chaque point de son être de telle façon que, dans cette étreinte
originelle avec soi, elle s’auto-impressionne et que son caractère impressionnel ne
consiste en rien d’autre que dans cette impressionnalité première et qui ne cesse pas » 3.
À la transcendance qui caractérise la phénoménalité de la phénoménologie
husserlienne il convient d’opposer l’immanence absolue dans et par laquelle seulement

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quelque chose peut être originairement donné, où l’apparaissant est invisible parce
qu’il est éprouvé. L’apparaître est, en son essence, auto-affection pure, Affectivité.
4 Or, si l’impression est son propre apparaître, elle n’est pas sa propre source : elle est
auto-impression mais elle n’a pourtant pas le pouvoir de s’impressionner elle-même,
c’est-à-dire de s’apporter ou de se fonder elle-même. En effet, pas plus qu’elle n’a choisi
d’être l’impression qu’elle est, aucune impression n’a choisi d’être une impression.
Dans l’impression, en tant qu’elle s’auto-impressionne mais n’est pas à l’origine d’elle-
même, c’est, selon Michel Henry, la Vie même qui apparaît : l’impression comme auto-
affection est la venue à soi de la Vie, sa phénoménalisation. La Vie est donc ce qui se
manifeste dans l’impression, comme ce en quoi celle-ci demeure, c’est-à-dire comme
l’envers de sa passivité fondamentale. On ne peut mieux dire qu’il n’y a de vie que
comme épreuve de soi dans l’affection, par conséquent comme invisible, et que ce qui
est appréhendé sous ce terme au sein de l’extériorité est foncièrement étranger à la vie
non seulement la vie des vivants renvoie, comme tout apparaissant extérieur, à la vie
vécue, mais il n’y a de vie que comme vie vécue (dans l’auto-affection). C’est pourquoi
M. Henry est conduit à penser le corps vivant lui-même comme cette auto-affection
même. Puisque la vie n’a de réalité que comme vie d’une chair (la chair – Leib – c’est ce
qui est capable de vivre – Leben),c’est bien dans l’auto-affection que nous découvrirons
l’essence de la chair : l’épreuve de soi dans l’immanence de l’auto-affection est
l’avènement d’une « chair originaire ». Nous sommes ici aux antipodes de la
perspective biologique qui recherche la vie dans le vivant plutôt que dans le vécu.
5 Cependant, en rabattant la vie sur l’auto-affection, ne rencontrons-nous pas une
difficulté symétrique de la précédente ? S’il est vrai que la reconnaissance des vivants
renvoie à l’épreuve de ma propre vie, inversement, celle-ci ne peut s’effectuer dans
l’immanence pure et exclure toute extériorité. En effet, il est indéniable, et c’est ce qui
fonde la possibilité de la biologie, que nous reconnaissons des corps comme vivants au
sein même du monde. M. Henry pose la question : si le seul corps réel est ma chair
invisible, ne faut-il pas dire que notre corps objectif n’est qu’une « coquille vide » ? Il
serait en effet conséquent d’affirmer que ma chair saisie dans le monde n’est plus mon
corps mais un corps, c’est-à-dire un fragment d’étendue comme les autres puisque, par
essence, aucune vie ne peut l’habiter. Ce n’est pourtant pas ce que fait M. Henry :
L’expérience la plus ordinaire montre le contraire. Considérons le corps objectif
d’autrui. S’il s’oppose à nos yeux aux corps inertes de l’univers matériel, c’est parce
que nous le percevons comme habité par une chair4.
6 Cela ne signifie évidemment pas que la réalité de la chair nous apparaîtrait dans le
monde – dans l’apparaître du monde, la chair s’irréalise – mais que, en l’absence de toute
chair,nous attribuons au corps d’autrui ou au nôtre des significations visant une chair.
C’est la raison pour laquelle je ne vois pas dans le miroir une masse de matière inerte
mais un visage expressif. Seulement, M. Henry s’expose ici à une difficulté majeure. En
effet, si j’attribue une signification charnelle à autrui ou à mon visage c’est bien parce
que quelque chose au sein de l’extériorité m’y incite,sans quoi je viserais comme chair
n’importe quelle réalité matérielle. Mais cela revient à dire qu’il y a un mode de présence
de l’intériorité vivante au sein de l’extériorité,ce qui contrevient frontalement au partage de
l’apparaître établi par M. Henry : si la vie était vraiment invisible, elle ne pourrait
descendre d’aucune façon dans le visible. Ainsi, pas plus que l’organisme objectif, le
vécu ne peut épuiser le sens de la vie, car alors il serait à nouveau impossible de
reconnaître des vivants (et de me reconnaître comme vivant dans le monde). Nous
sommes donc renvoyés du vécu au vivant, non pas au sens où la biologie nous

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donnerait l’essence de la vie mais dans la mesure où la vie enveloppe nécessairement


un rapport à l’extériorité, ce qui fonde l’appréhension d’un vivant dans le monde.
7 Le problème d’une phénoménologie de la vie se précise un peu. Nous avons vu que si la
vie ne se confond pas avec les fonctionnements du vivant, car sa reconnaissance
renvoie à ma vie, celle-ci ne réside pas non plus dans l’invisible de l’auto-affection pure
mais enveloppe bien un rapport à l’extériorité. Comprendre la vie comme unité
originaire du vivant et du vécu, c’est donc découvrir un mode d’être singulier qui se
donne dans l’extériorité sans pour cela être déployé comme un objet, qui s’affecte lui-
même sans pour autant s’enfermer dans l’immanence – dont l’intériorité n’exclut pas
mais appelle une extériorisation. En d’autres termes, il s’agit d’un mode d’être qui est
neutre vis-à-vis du partage de l’intérieur et de l’extérieur, c’est-à-dire peut être ressaisi
identiquement en moi ou hors de moi puisque son immanence enveloppe une
extériorisation et son être au sein du monde manifeste un intérieur. La reconnaissance
de la singularité phénoménologique de la vie conduit à une véritable réforme
ontologique puisque, avec elle, c’est bien la partition du subjectif et de l’objectif, de la
conscience et de la matière, qui se trouve mise en question et si la phénoménologie
demeure désemparée devant la vie, c’est précisément parce qu’elle ne va pas jusqu’à
renoncer à ces catégories. S’il y a une unité véritable de la vie, elle doit s’enraciner dans
un troisième genre d’être dont la méconnaissance conduit inéluctablement à la scission
du vivant et du vécu.
8 Ceci nous permet de spécifier le problème auquel une phénoménologie de la vie doit se
confronter. D’une manière générale, la conséquence immédiate de la dualité
ontologique de l’intérieur et de l’extérieur, c’est le clivage, au sein de ce qui se donne
comme vivant, entre le règne animal et l’homme, c’est-à-dire la scission au sein de la
vie entre ce qui, en droit au moins, peut être décrit à partir des lois qui régissent
l’extériorité et, d’autre part, l’ordre humain, caractérisé par la conscience, la pensée ou
l’esprit. Comme l’a montré Hans Jonas, une telle attitude, qui caractérise sans doute
l’époque moderne, revient à excéder et donc à nier la vie comme telle, par défaut dans
la caractérisation de l’animal comme machine et par excès dans celle de l’homme
comme res cogitans ou esprit. Le dualisme ontologique est indissociable de l’incapacité à
reconnaître le phénomène de la vie en tant qu’essentiellement unitaire : d’un vivant
décrit en termes physico-chimiques, ou d’une conscience qui est pure immanence, la
vie est, différemment, absente. Il s’ensuit qu’une phénoménologie de la vie qui se
propose d’en penser l’unité véritable doit la saisir dans sa continuité effective, comme
cela dont relève aussi bien l’animal que l’homme. L’unité de la vie comme telle doit
l’emporter sur la distinction de l’animal et de l’humain, comme sur celle de l’extérieur
et de l’intérieur. Cela ne signifie en aucun cas qu’il faille s’engager dans une voie
réductionniste mais, au contraire, qu’une détermination adéquate de la vie doit pouvoir
aussi rendre compte de ses formes les plus complexes et notamment de la dimension de
la connaissance propre à l’ordre humain. Pour une telle phénoménologie, « l’organique,
même dans ses formes les plus inférieures, préfigure l’esprit, et l’esprit, même dans ce
qu’il atteint de plus haut, demeure partie intégrante de l’organique » 5.
9 L’objet de la philosophie de Hans Jonas est précisément de reconnaître l’irréductibilité
de la vie telle qu’elle s’atteste dans notre unité psycho-physique, d’en décrire les
moments constitutifs et d’en tirer les conséquences ontologiques, notamment quant au
statut de la matière, au sein de laquelle la vie paraît. Il se propose donc de faire une
véritable phénoménologie de la vie puisqu’il prétend la décrire à partir d’elle-même au

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lieu de tenter de la reconstituer au sein du cadre dualiste. Le concept central de sa


réflexion est celui de métabolisme,mouvement incessant par lequel un même individu,
c’est-à-dire une même forme, se maintient identique par un renouvellement incessant
de ses parties matérielles, renouvellement dont cette forme n’est pas le résultat mais
bien la cause. La forme est donc à la fois dans une relation de liberté et de dépendance
vis-à-vis de sa matière puisqu’elle ne se distingue, comme forme, de telle matière
actuelle qu’à la condition de se donner une autre matière. Or, ce mouvement de
perpétuation de soi du vivant implique qu’il soit tourné vers l’extérieur, c’est-à-dire
aille chercher dans le monde la matière qui lui est nécessaire : la transcendance
temporelle de la forme vis-à-vis de sa matière actuelle appelle une transcendance
spatiale. Enfin, ce mouvement vers l’extérieur par lequel l’organisme satisfait ses
besoins suppose quelque chose comme une « intériorité » ou une « subjectivité » qui,
éprouvant de la frustration ou de la satisfaction, fasse la différence entre ce qui
convient et ne convient pas. La préoccupation vitale de soi appelle une conscience de
soi, « aussi faible soit sa voix ». Le vivant est donc caractérisé par le « besoin d’un auto-
renouvellement incessant »6 et c’est pourquoi il est doué de motricité : le mouvement,
qui est d’appropriation d’une matière extérieure, est exclusivement au service de
besoin. La perception et le désir prennent alors sens depuis ce mouvement de
satisfaction : la perception met le vivant en rapport avec ce qui est à distance
spatialement, le désir avec ce qui est temporellement éloigné. Comme l’écrit Jonas, « la
brèche spatiale entre le sujet et l’objet, brèche qui est provisoirement franchie par la
perception, est en même temps la brèche temporaire entre le besoin et la satisfaction,
laquelle est provisoirement franchie par l’émotion (le désir) et pratiquement comblée
par le mouvement »7.
10 Le mérite de Jonas est de tenter de décrire l’activité vitale à partir d’elle-même, en sa
spécificité, sans recourir à des catégories ontologiques extérieures à la vie. Mais y
parvient-il ? En vérité, dans la mesure où le métabolisme ne désigne rien d’autre que la
conservation de soi, la vie est paradoxalement manquée à l’instant même où elle est
reconnue puisque le défini est sollicité dans sa propre définition. La vie, c’est-à-dire
l’activité vitale, est en effet caractérisée comme conservation de l’être vivant c’est-à-
dire renouvellement d’elle-même ; vivre, c’est se maintenir en vie, c’est se conserver
comme vivant. Mais qu’est-ce qu’être vivant ? La seule réponse possible sera à
nouveau : c’est se conserver. Bref, en une sorte de régression sans fin, cela qui se
conserve n’est pas défini autrement que comme ce pouvoir même de se conserver. On
voit l’étrange circularité de cette caractérisation, très classique, de la vie comme
conservation, la vie est ce qui se présuppose toujours soi-même. Cette perspective vient
en droite ligne de la physiologie bernardienne, pour laquelle la vie est le maintien de la
constance du milieu intérieur : elle appréhende la vie à partir du vivant, et la manque
par là même en la présupposant toujours, au lieu de ressaisir le vivant à partir de sa vie.
Or, c’est parce que la vie n’est pas pensée pour elle-même mais comme propriété d’un
être vivant qu’elle est réduite à la satisfaction des besoins et elle n’est comprise comme
activité de satisfaction des besoins lui permettant de se maintenir en vie que parce
qu’elle est abordée à partir de ce qui la nie, c’est-à-dire à partir de la mort. En effet,
c’est dans la mesure où on situe le vivant dans un univers qui lui est étranger et qui
représente pour lui une menace constante de disparition que l’on est conduit à le
caractériser comme conservation de soi. La tendance incessante à la conservation est à
la mesure de la menace constante de destruction et il n’y a de menace de destruction
que si on ressaisit le vivant comme une sorte d’intrus dans un univers de matière

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inerte. Ici, à nouveau, la vie n’est pas pensée à partir d’elle-même : ni biologiquement
puisqu’elle est comprise depuis le risque de sa propre mort, ni ontologiquement
puisqu’elle est abordée du point de vue d’un monde matériel qui est fondamentalement
sans vie. Cet ensemble de présupposés commande la pensée jonassienne de la vie. Ceci
est particulièrement clair dans Évolution et liberté :
qualifiéau plus intime par la menace de sa négation, l’être doit ici s’affirmer, et
l’être qui s’affirme est existence en tant que [demande]. Ainsi, l’être lui-même, au
lieu d’un état donné, est devenu une possibilité constamment à réaliser, sans cesse à
regagner sur son contraire sans cesse présent, le non-être, qui finira par l’engloutir
[...]. La vie est mortelle, non pas bien que, mais parce que vie, donc de par sa
constitution la plus originelle, car c’est de cette nature révocable, non garantie, que
relève la relation entre forme et matériau sur laquelle elle repose. Sa réalité,
paradoxale et en contradiction constante avec la nature mécanique, est au fond une
crise prolongée, dont la maîtrise, jamais sûre, n’est à chaque fois que sa
continuation (en tant que crise)8.
11 On le voit, la décision fondamentale concerne ici le statut de la mort, qui est intégrée à
la définition même de la vie : la vie est d’emblée comprise comme vie mortelle. Étrange
décision : pourquoi la vitalité de la vie devrait-elle être pensée à partir de ce qui la
menace plutôt que comme un dynamisme propre ? Pourquoi l’être-en-vie du vivant
devrait-il être appréhendé dans la perspective de son anéantissement ? Rien ne justifie
de conférer au simple fait de la mort le statut de détermination essentielle à partir de
laquelle le vivre devrait être ressaisi. Une telle décision est ontologiquement
inconséquente puisqu’elle revient à reprendre à son compte l’ontologie de la mort que
Jonas dénonce par ailleurs : le vivant est situé dans une nature adverse, ressaisi comme
une exception au sein de la matière, thèse que ne renierait pas un biologiste
matérialiste.
12 Il suit enfin de cette analyse que le mouvement, trait descriptif fondamental du vivant,
demeure en son fond incompréhensible. En effet, pour Jonas, le mouvement est acte de
satisfaction du besoin, acte par lequel l’individu va chercher à l’extérieur les éléments
qui lui sont nécessaires. Il se tourne vers certains étants du monde en fonction de ce
dont il manque et le mouvement vise alors sa propre cessation. Or, si on comprend, du
point de vue du métabolisme, pourquoi le mouvement vers l’extérieur est nécessaire,
on ne comprend pas pour autant comment il est possible. Le mouvement est au service
de l’acte de satisfaction, médiation entre deux états de complétude : il ne s’enracine pas
dans la vie même mais dans ce qui la met en danger. Ce n’est pas en tant que vivant que
le vivant est en mouvement mais plutôt en tant que susceptible de cesser de vivre le
mouvement est réplique à une menace extérieure et, en tant que tel, extérieur à
l’essence de la vie. Dès lors, si le mouvement n’exprime pas tant la vie que la situation
de précarité dans laquelle elle se trouve, on se demande comment il est possible.
Comment un être qui tend à la conservation de soi, qui est répétition, peut-il être un
être mobile ? En vérité, seul un être qui est originairement capable de se mouvoir, qui est
essentiellement mouvement, peut agir pour satisfaire ses besoins ; seul un être qui est
originairement en rapport avec l’extériorité peut y découvrir ce qui est susceptible de
lui convenir. Le mouvement empirique du vivant comme déplacement dans l’espace
renvoie donc à une mobilité essentielle qui ne s’explique pas par le besoin mais rend au
contraire possible sa satisfaction.
13 Ainsi, en dépit de son souci de fidélité à la vie, Hans Jonas est prisonnier de
présupposés, communs à la plupart des philosophies de la vie, qui le conduisent à en
manquer la vitalité et donc la mobilité essentielle. Une authentique phénoménologie de

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la vie, qui la pense vraiment à partir d’elle-même, doit donc commencer par renoncer à
ces présupposés. Comme Goldstein notamment l’a montré, la vie ne peut être définie
comme conservation : l’observation des malades montre que « la simple conservation
est un signe de vie anormale, de vie en déclin [...] La force impulsive de la vie normale
est la tendance de l’organisme à l’activité, au développement des capacités, à une
réalisation aussi haute que possible de son essence » 9. Il ne faut pas comprendre la vie
comme conservation d’un vivant mais appréhender au contraire le vivant à partir de sa
vie. Or, et tel est le point décisif, appréhender le vivant à partir de sa vie, c’est
comprendre celle-ci non plus comme un ensemble d’actes procédant d’un sujet
constitué et visant à la pérenniser mais comme le mouvement même par lequel le vivant se
constitue. La vie n’est pas conservation mais accomplissement,non pas répétition mais
création. Ils’ensuit que le mouvement dans l’espace en vue de la satisfaction des besoins
renvoie lui-même à un mouvement plus fondamental en quoi consiste finalement la vie.
Nous sommes maintenant en mesure de répondre à la question posée initialement.
Nous demandions quel est le troisième genre d’être auquel est conduite la
phénoménologie de la vie, par-delà l’alternative abstraite du vivant objectif et du vécu :
ce troisième genre d’être est le mouvement. Ilfaut l’entendre non pas comme un trajet
mais comme un véritable changement, processus par lequel quelque chose advient,
s’accomplit ; mouvement qui n’est pas déplacement mais réalisation. Un tel mouvement
n’est pas ce qui arrive à un étant matériel (ou spirituel) il est plutôt ce par quoi un tel
étant arrive ou advient ; non pas la propriété d’un étant mais sa venue à l’être. Le
déplacement vers ce qui est vitalement signifiant, que l’on pourrait nommer
« approche » à la suite d’E. Straus, est à la fois une dimension et une manifestation d’un
mouvement plus fondamental, par lequel le vivant se fait être continuellement ce qu’il
est, mouvement qui est d’advenue du vivant à lui-même et qui est, si l’on veut, le
versant temporel (temporalisant) d’une vie dont l’approche, c’est-à-dire l’entrée dans
le monde, était le versant spatial. On pourrait le nommer « devenir ». Bien entendu, si
ce mouvement vivant n’est pas la somme des actes particuliers, il n’est pas pour autant
autre qu’eux, et c’est ce qui distingue la phénoménologie de toute forme de vitalisme.
On peut, à la suite de Patocka, recourir à une comparaison musicale :
chaque élément n’est qu’une partie de quelque chose qui l’excède, qui n’est pas là
d’emblée sous une figure achevée, quelque chose plutôt qui, préparé dans toutes les
singularités, demeure toujours, en un certain sens à-venir, aussi longtemps que la
composition se fait entendre10.
14 L’important ici est que ce mouvement n’est pas un processus dont l’organisme vivant
serait le sujet immuable : cela reviendrait à nouveau à référer la vie à autre chose
qu’elle même et à ignorer le caractère ontologiquement dernier de la catégorie de
mouvement. Le mouvement vivant doit être compris comme le processus par lequel
advient ou se produit le sujet même qui est en mouvement, non pas passage de la
puissance à l’acte des déterminations d’un substrat mais réalisation de ce qui n’était
même pas en puissance ; mouvement ontogénétique, qui ne reçoit pas son unité d’un
substrat, c’est-à-dire du vivant, mais qui constitue sa propre unité et, par là, celle du
vivant. Un tel mouvement ne doit pas être considéré « comme quelque chose qui
présuppose toujours déjà un étant constitué, mais bien comme ce qui constitue l’étant,
ce qui rend manifeste tel ou tel étant en faisant qu’il s’exprime d’une manière qui lui est
originairement propre. Le mouvement est ce qui fait apparaître qu’il y a, pour un temps
déterminé, une place dans le monde pour une réalité singulière déterminée parmi
d’autres réalités singulières »11. Par exemple, le mûrissement d’une pomme ne doit pas

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être compris comme l’altération progressive d’un substrat donné : c’est plutôt le
mûrissement de la pomme qui occasionne la rencontre de cette douceur, de cette
couleur, de cette odeur et de cette forme et les unifie en un même substrat. Ainsi, il n’y
a de pensée authentique de la vie que celle qui y reconnaît le mouvement comme
« troisième » genre d’être fondamental et irréductible, de sorte que loin que le
mouvement soit une expression de la vie, c’est plutôt la vie qui est une modalité ou une
catégorie du mouvement12. On l’a compris, ce mouvement échappe à la partition de
l’intérieur et de l’extérieur, du vécu et du vivant, il n’est ni conscience ni matière mais
un autre mode d’être, à partir de quoi peut se constituer sans doute un fragment de
matière présent à lui-même, c’est-à-dire une chair. Telle est la raison pour laquelle la
vie peut être saisie indifféremment de l’intérieur et de l’extérieur : l’acte du vivant
manifeste sa vie en tant qu’il est moment d’un accomplissement et mon mouvement
d’accomplissement passe dans l’extériorité parce qu’il ne se réalise qu’à travers des
mouvements concrets.
15 Il reste à mesurer la signification de cette première caractérisation de la vie. On ne peut
être que frappé par le fait que les vivants sont sans cesse en mouvement, que leur
mobilité excède largement ce qui est requis par la satisfaction des besoins, dans
l’exploration ou le jeu par exemple, que le repos est donc un moment du mouvement
plutôt que sa négation. Si les mouvements vivants apparaissent comme des moments
constitutifs d’un accomplissement, d’un processus de réalisation – ce que l’on a souvent
décrit en termes de finalité immanente – leur incessante renaissance, leur impatience
révèlent d’autre part une incomplétude essentielle du vivant : le propre du vivant c’est
que rien n’apaise sa tension vitale, comme si toute réalisation était en même temps un
échec, tout point d’arrivée un point de départ. La relance indéfinie des mouvements
vitaux, qui pourrait être décrite en termes d’excès indéterminé de la puissance sur
l’acte, révèle une incomplétude fondamentale au cœur du vivant. Cette incomplétude
n’est pas celle d’un manque qui pourrait être comblé, comme le veut la conception
classique de la vie, car alors le vivre ne serait rien d’autre qu’une succession de morts et
de renaissances. La mobilité incessante de la vie renvoie à un manque qui ne peut être
comblé, à un défaut d’être qui est comme la définition même de l’être vivant et que
nous pouvons caractériser comme désir. Il faut donc inverser ici les concepts mis en
œuvre par Jonas. Le désir n’est pas une émotion subordonnée au besoin lui permettant
de se satisfaire en maintenant la tension vers l’avenir : il définit l’essence même du
vivant. Si le propre du désir est que le désiré l’attise dans la mesure où il le satisfait, si
ce qu’il désire est toujours au-delà de ce vers quoi il se porte, de telle sorte que rien ne
le comble car il n’est désir de rien de positif, alors le désir décrit exactement le mode
d’être du vivant en tant qu’il se manifeste par une mobilité fondamentale. Entendons-
nous : le désir n’est pas ici un concept psychologique désignant le mouvement qui nous
pousse vers un autre mais le concept ontologique adéquat à cette insatiabilité
constitutive de la vie, à cet excès de puissance, envers d’un défaut d’être, dont tout
vivant témoigne. Dire que le vivant est désir, c’est insister sur le fait que le dynamisme
de sa vie transcende sans cesse le cercle des besoins. C’est en raison et en vue de cette
mobilité incessante que le vivant doit satisfaire ses besoins et c’est pourquoi ceux-ci
sont en réalité subordonnés au désir.
16 Or, si la vie ne peut plus être caractérisée par la survie, si le sens de ses actes ne s’épuise
pas dans la simple satisfaction des besoins, vers quoi la vie tend-elle, en quoi consiste
son dynamisme fondamental ? Il suit de la mobilité essentielle de la vie que celle-ci est

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d’emblée en rapport avec autre chose qu’elle-même. Dans la conception classique, le


vivant était exclusivement tourné vers lui-même, son activité consistant à restaurer
une complétude acquise, et le monde n’était qu’une médiation entre le vivant et lui-
même. Au contraire, dans la perspective que nous esquissons, l’incomplétude du vivant
révèle un rapport originaire à une altérité qui, loin d’être au service de sa survie, le
sépare pour ainsi dire de lui-même et polarise sa mobilité fondamentale. Or, le
caractère irréductible du désir vivant, l’insatiabilité de sa vie révèlent que cela avec
quoi il est en rapport fait toujours défaut dans ce rapport, s’absente de ce qui est censé
le présenter. Autrement dit, si le vivant ne peut se clore sur lui-même, c’est parce que
ce à quoi il se rapporte d’emblée ne peut se totaliser : l’ouverture temporelle de la vie
répond au caractère imprésentable ou non-totalisable de ce vers quoi elle se porte. La
vie du vivant se nourrit d’un défaut d’être fondamental, mais ce défaut d’être
s’enracine lui-même dans un rapport originaire à ce qui fait nécessairement défaut. La
vie n’est pas satisfaction du besoin mais épreuve d’une irréductible lacune. On peut en
tirer deux conséquences qui, aussi surprenantes qu’elles soient, s’imposent à nous. Cela
à quoi la vie se rapporte, qui est visé par elle tout en demeurant pourtant non-
présentable, c’est le Monde. Non pas bien entendu la somme des étants mais cela qui,
manifeste en chacun d’eux, leur est pourtant irréductible, l’élément commun dans
lequel ils plongent, qui les unifie et, pour cette raison même, n’est pas autre qu’eux :
totalité non totalisable ou contenant qui donne contenance, c’est-à-dire consistance à
tout ce qu’il contient. La vie, en sa mobilité essentielle, est relation à la totalité du
monde ou au monde comme totalité : c’est précisément dans la mesure où elle est
d’emblée en rapport avec un monde qui ne se présente que sur le mode de l’absence
qu’elle peut être décrite comme Désir. L’insatisfaction qui la caractérise et qui fonde
son incessante avancée est corrélative du retrait du monde en chaque étant que le
vivant peut rejoindre. D’autre part, il faut admettre que la vie ne tend pas vers la
satisfaction mais bien vers la manifestation. En effet, si l’excès du monde sur chacune de
ses apparitions, c’est-à-dire sa non-présentation, relance la vie du vivant, c’est parce
que la vie est tendance à la présentation ; sirien ne comble le Désir vivant, si la
satisfaction des besoins n’apaise pas le mouvement vital, c’est parce que son agir est en
même temps un Voir : il y a dans le vivre comme une quête fondamentale ou une
curiosité ontologique qui excède largement toute visée d’appropriation. Patocka parle
de « force voyante »13 à propos de notre existence, signifiant ainsi qu’il n’y a pas
d’alternative entre la force et la vision, que le mouvement de la vie est en même temps
un mouvement de phénoménalisation. Au fond, en tant qu’il veut toujours s’avancer
au-delà de ce qu’il possède, le Désir est toujours « désir épistémologique » 14. Dans le
désir attesté par la vie se trouve dissoute l’opposition de l’agir et du connaître, du
théorique et du pratique.
17 Or, cette description de la vie correspond bien à l’exigence que nous avions fait valoir
d’une continuité nécessaire entre l’animal et l’homme : en tant que Désir, c’est-à-dire
mouvement vers la manifestation, la vie est située en amont du clivage entre le
comportement animal et le connaître humain et elle en fonde ainsi la possibilité. C’est
sans doute ce que Erwin Straus pressentait lorsqu’il écrivait
L’être-incomplet dans la particularité du moment actuel constitue la possibilité
ontologique fondatrice d’une transition d’un ici à un là, d’une particularité à une
autre. Seul ce caractère existentiel rend possible le mouvement spontané, c’est-à-
dire l’exploration animale et l’interrogation humaine15.

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Phénoménologie de la vie 10

18 Ainsi, il faut reconnaître une relation originaire entre la Vie et le monde : l’insatiabilité
de la vie est corrélative du retrait inéluctable du monde ; le vivre de la vie est l’envers
du s’absenter du Tout. À la rencontre de deux positivités sous la contrainte du besoin,
le vivant constitué et la matière assimilable, il faut substituer la relation constitutive
entre deux négativités, l’insatisfaction de la vie et la profondeur irréductible du monde,
selon la loi de la manifestation.
19 Qu’en est-il enfin du vivant dont nous savons qu’il n’est pas le sujet de la vie ? Le vivant
singulier n’est lui-même qu’un écho de la totalité du monde, comme la monade
leibnizienne est un miroir de l’univers et il existe sur le mode temporel, c’est-à-dire
inachevable, dans la mesure exacte où il se porte vers une totalité non totalisable. Le
vivant singulier procède donc de la vie comme ouverture dynamique au monde.
Cependant, on l’a vu, le mouvement de la vie ne s’accomplit qu’à travers des
mouvements concrets au sein du monde : par ces mouvements, le monde se cristallise
dans des étants singuliers qui dessinent le monde de ce vivant. C’est donc en spécifiant
et limitant la totalité du monde dans les étants finis qu’elle y fait paraître que la vie se
constitue comme vie d’un vivant singulier. L’individuation de la vie sous la forme d’un
vivant concret est corrélative de la limitation du monde sous la forme d’étants
apparaissants : en allant vers le monde, le vivant va vers lui-même mais, en tant que le
monde est par essence inaccessible, le vivant demeure toujours, d’autre part, séparé de
lui-même. Ainsi le rapport du monde aux étants qui y paraissent est exactement
corrélatif du rapport du mouvement de l’existence aux actes en lesquels il s’accomplit.
Le monde se fait apparition finie dans la mesure précise où la vie se finitise dans un
vivant singulier. La descente du vivre dans des mouvements concrets est venue du
monde à la manifestation, ce qui revient à dire qu’il n’y a un site pour l’apparition des
étants que dans la mesure où la vie se spatialise sous la forme de mouvements effectifs.
Ainsi, l’accomplissement de la vie, en tant qu’il s’effectue sous la forme de mouvements
concrets, est corrélatif d’un mouvement de la manifestation plus originaire encore, par
lequel la totalité accède au paraître. Il faut en conclure que non seulement une
réflexion rigoureuse sur la vie conduit à la phénoménologie, mais qu’il n’y a de
phénoménologie que comme phénoménologie de la vie.

NOTES
1. La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1975, p. 13. Cf. aussi Hans Jonas, Le Phénomène de la vie,
trad. D. Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 99 : « la vie ne peut être connue que par la vie ».
2. Id., p. 32.
3. Incarnation, Paris, Seuil, 2000, p. 74.
4. Id., p. 218.
5. Le Phénomène de la vie, p. 13.
6. « Les Fondements biologiques de l’individualité », dans Danielle Lories et Olivier Depré, Vie et
liberté, Phénoménologie, nature et éthique chez Hans Jonas, Paris, Vrin, 2003, p. 193.
7. Id., p. 206.

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8. Évolution et liberté, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 30-31. Jonas
réfère cette position fondamentale à Heidegger, chez qui l’être-final de l’être-là répond à son
être-menacé. Cf. Pour une éthique du futur, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Payot & Rivages,
1998, p. 35.
9. La Structure de l’organisme, trad. Burckhardt et Kuntz, Paris, Gallimard, 1951, p. 170.
10. Papiers phénoménologiques, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 108.
11. J. Patocka, Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, trad. E. Abrams, Dordrecht,
Kluwer, 1988, p. 103.
12. Cf. Erwin Straus, Du sens des sens, trad. G. Thinès et J.P. Legrand, Grenoble, Million, 1989,
p. 49 : « Si le sentir n’est ni une connaissance, ni un événement mécanique mais un mode de
l’être-vivant, il doit être compris comme une catégorie du devenir ».
13. Papiers phénoménologiques, op. cit., p. 60, 66, 72.
14. Opposition que Heidegger prétendait surmonter, à mon sens sans y parvenir, dans le
Besorgen.
15. Op. cit., p. 428.

AUTEUR
RENAUD BARBARAS
Renaud Barbaras est professeur de philosophie contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne. Ses derniers ouvrages publiés sont Le mouvement de l’existence. Études sur la
phénoménologie de la vie (Vrin, 2008) ; Introduction à la philosophie de Husserl, 2 nde édition,
(Transparence, 2008) ; La perception. Essai sur le sensible, 2 nde édition, (Vrin, 2009).

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