Vous êtes sur la page 1sur 1

A interroger plus précisément, dans son fondement, lexicalement, ce que « vivre » veut

dire, on voit ce verbe basculer, en effet, entre un sens primaire, élémentaire (« être en vie »),
et, par-delà ses diverses acceptions modales, un sens ouvert et culminant, laissé inexplicité.
Dans Le Robert :« réaliser toutes les possibilités de la vie ». Dans Hugo : « Ceux qui vivent
5 sont ceux qui luttent. » Or ce dernier sens, étonnamment, est laisse vague. Or, n'est-ce pas
là, de tous ses emplois possibles, celui qui serait décisif ? De tous les sens concevables, et
même de tous les verbes imaginables, celui qu'il faudrait le plus rigoureusement porter à la
pensée ? Plus étrangement encore, les dictionnaires de philosophie n'ont pas d'entrée à «
vivre » - de quoi est-ce là le symptôme ? Car, néanmoins, c'est bien cet écart qu’il faudrait
10 plus que tout explorer : de vivre dans son sens minimal, conditionnel, d'être en vie à vivre dans
son sens optimal, optatif, d'aspiration à vivre : à promouvoir en soi - mais est-ce alors
seulement en soi ? - la vie. Car c'est dans cet écart que tiennent, à l’évidence, toute attente et
toute espérance (le fameux « qu’ai-je le droit d'espérer ? » kantien, mais libéré de l’assise de
la métaphysique). Le premier sens est celui de la vie au sens restrictif du vital, le second de
15 la vie au sens déployé du vivant. On en trouve un point de départ dans le grec de Jean (entre
psuché, et zôé ) - il ne faudra d’ailleurs pas s'en étonner puisque c'est le religieux qui, jusqu’à
présent, a pensé vivre. Le premier sens, de l’« être en vie », a pour opposé, comme on sait,
la « mort ». Mais quel serait l’opposé du « vivant » ? Cet opposé du vivant, qui ne peut être
dès lors « surabondamment » vivant (dit Jean), est ce qui aura pour nom la « non-vie ». Tandis
20 que la mort fait suite à la vie du vital en l’achevant, la non-vie est la mort intérieure au vivant
et qui fait que, bien qu'on soit en vie, on ne vit pas « vraiment » ~ qu'on est dans un semblant
de vie.
Il y a pourtant une différence de la « vie » à « vivre ». La vie (en tant que nominal) se laisse
mettre à distance par la pensée ; elle se laisse abstraire et transposer, se prête au sens figuré
25 : vie littéraire, vie des idées, vie des étoiles... Mais, sur vivre (le verbal), nous n'avons pas
d'extériorité possible, son emploi est absolu. Or, dans « vraie vie », voici que cette distance
de vie à vivre est résorbée : c’est le fait de la « vraie vie » que de la lever. La « vraie vie »,
autrement dit, c'est « vivre » : vie équivaut pleinement à vivre quand c'est de la « vraie vie »
qu'il s’agit. Et de même que c'est la mort qui, par son opposition, fait ressortir la vie, au sens
30 élémentaire d'être en vie, comme on l’a toujours dit (Horace : in umbra mortis...), c'est, de
même, la non-vie du semblant de vie qui, par contrecoup, fait ressortir ce que peut être la «
vraie vie ». En quoi la vraie vie sera bien ce concept décisif d'où peut se penser, non quelque
morale, mais une éthique de l’existence. Puisque la vraie vie, en tant que telle, n'a pas
d'essence, n'a pas en elle un contenu de vérité (à quelle adéquation pourrait-elle se fier, ou
35 bien de quelle révélation peut-elle s'autoriser ?), c'est seulement négativement, par résistance
à la non-vie - à la pseudo-vie dans laquelle se laisse résigner, enliser, aliéner ou réifier la vie
- que la « vraie vie » se définit. En quoi le concept de vraie vie me paraît plus assuré que celui
de la vie « digne de l’homme » ou « digne d’être vécu » qu’on trouve encore invoqué chez
Adorno et Derrida. Car ce « digne de » repose toujours sur une évaluation, dont on ne peut
40 désigner ni le critère ni l’origine, tandis que le concept de « vraie vie » détient suffisamment
en lui sa consistance et sa justification, d’où lui vient sa légitimité de principe.
Aussi, parce que vivre, c’est d’abord essentiellement cela : ne cesser de résister à ce que
s’infiltre et s’immisce continuellement, et même originairement, de non-vie barrant et brimant
la vie, la condamnant à la pseudo-vie ; parce que aussi, pour entendre l’in-ouï de la vraie vie,
45 il faut commencer par fracturer les cadres constitués, assimilés, où tout est déjà « ouï », du
« c’est la vie », on ne saurait positivement apprendre à vivre.

François Jullien, De la Vraie Vie, Ed.de l’Observatoire, 2020.

Vous aimerez peut-être aussi