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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=LEPH&ID_NUMPUBLIE=LEPH_014&ID_ARTICLE=LEPH_014_0499
2001/4 - n° 59
ISSN 0014-2166 | ISBN 2130517250 | pages 499 à 516
1. Nous indiquons entre parenthèses la pagination des Œuvres de Bergson dans l’ « Édi-
tion du centenaire », Paris, PUF, 1959.
2. Pensées métaphysiques, II, 6 : « Nous entendons donc par “vie” la force par laquelle les
choses persévèrent dans leur être et, comme cette force est distincte des choses elles-mêmes,
nous dirons à juste titre que les choses elles-mêmes ont la vie. Mais la force par laquelle Dieu
persévère dans son être n’est rien d’autre que son essence ; ceux-là parlent donc très bien, qui
appellent Dieu “la vie”. »
3. « Ganz anders verhält es sich mit der Wissenschaftslehre. Dasjenige, was sie zum
Gegenstande ihres Denkens macht, ist nicht ein todter Begriff, der sich gegen ihre Untersu-
chung nur leidend verhalte, und aus welchem sie erst durch ihr Denken etwas mache, son-
dern es ist ein Lebendiges und Thätiges, das aus sich selbst und durch sich selbst Erkennt-
nisse erzeugt, und welchem der Philosoph bloss zusieht. Sein Geschäft in der Sache ist nichts
weiter, als dass er jenes Lebendige in zweckmässige Thätigkeit versetze, dies Thätigkeit des-
selben zusehe, sie auffasse, und als Eins begreife » (Fichtes Werke, herausgegeben von Imma-
nuel Hermann Fichte, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1971, Bd. I, 454). Voir J.-C. God-
dard, La philoophie fichtéenne de la vie, Paris, Vrin, 1999.
Les Études philosophiques, no 4/2001
500 Bernard Mabille
1. F. W. J. Schelling, Sämtliche Werke, hrsg. von Karl Friedrich August Schelling, Stutt-
gart/Augsburg, J. G. Cotta, 1856-1861. Voir Bd IV, 258-259 : le dialogue Bruno montre com-
ment chaque chose peut prendre une vie particulière (ein eigenes Leben nehmen) dans l’unité ori-
ginairement indifférenciée de l’Absolu et parle des « Idées » comme de l’instance où le fini
s’anime (belebt). Voir aussi Bd VI, 187 : les Leçons de Würzburg (1804) distinguent la vie du par-
ticulier « dans l’Absolu » (Leben im Absoluten) et sa vie « en lui-même » (Leben in sich selbst) mais
précisent que « séparée de la vie en Dieu (getrennt von dem Leben in Gott) », cette vie n’est qu’une
apparence de vie ou une vie illusoire (ein bloßes Scheinleben ist).
2. « Et comme ce que la volonté veut, c’est toujours la vie, c’est-à-dire la pure manifesta-
tion de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c’est faire
un pléonasme que de dire “la volonté de vivre” et non pas simplement “la volonté”, car c’est
tout un (und da was der Wille will immer das Leben ist, eben weil dasselbe nichts weiter, als
die Darstellung jenes Wollens für die Vorstellung ist ; so ist es einerlei und nur ein Pleonas-
mus, wenn wir statt schlechthin zu sagen, “der Wille”, sagen “der Wille zum Leben”) » (Le
monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau revue et corrigée par Richard Roos,
Paris, PUF, 11e éd., février 1984, p. 350).
3. Cours III. Cours d’histoire de la philosophie moderne. Théories de l’âme, éd. Hude, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1995, p. 51.
4. Le concept bergsonien de panthéisme est très large. Les premières pages de la
seconde partie de l’Introduction de La pensée et le mouvant en donnent une approche précieuse
dans la mesure où elle définit le panthéisme à partir du même processus langagier et des
mêmes exemples que ceux de la page 1290 dont nous sommes partis. Lisons le cœur de ce
texte : « Nombreux sont les philosophes qui ont senti l’impuissance de la pensée conceptuelle
à atteindre le fond de l’esprit. Nombreux, par conséquent, ceux qui ont parlé d’une faculté
supra-intellectuelle d’intuition. Mais, comme ils ont cru que l’intelligence opérait dans le
temps, ils en ont conclu que dépasser l’intelligence consistait à sortir du temps. Ils n’ont pas
vu que le temps intellectualisé est espace, que l’intelligence travaille sur le fantôme de la
durée, mais non pas sur la durée même, que l’élimination du temps est l’acte habituel, normal,
banal, de notre entendement, que la relativité de notre connaissance de l’esprit vient précisé-
ment de là, et que dès lors, pour passer de l’intellection à la vision (nous en sommes déjà sor-
tis) ; il faut, au contraire, se replacer dans la durée et ressaisir la réalité dans la mobilité qui en
est l’essence. Une intuition qui prétend se transporter d’un bond dans l’éternel s’en tient à
l’intellectuel. Aux concepts que fournit l’intelligence elle substitue simplement un concept
unique qui les résume tous et qui est par conséquent toujours le même, de quelque nom
qu’on l’appelle : la Substance, le Moi, l’Idée, la Volonté. La philosophie ainsi entendue, néces-
sairement panthéistique, n’aura pas de peine à expliquer déductivement toutes choses, puis-
qu’elle se sera donné par avance, dans un principe qui est le concept des concepts, tout le réel
et tout le possible. Mais cette explication sera vague et hypothétique, cette unité sera artifi-
cielle, et cette philosophie s’appliquerait aussi bien à un monde tout différent du nôtre. Com-
bien plus instructive serait une métaphysique vraiment intuitive, qui suivrait les ondulations
du réel » (1271-1272).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 501
tème, Dieu n’est pas, il devient, il est comme l’univers avec lequel il se
confond, en voie de formation. C’est ainsi que Hegel fait jaillir tout ce qui
est ou paraît être de la contradiction primordiale et purement abstraite entre
l’être et le non-être. » Hegel philosophe du devenir ! Soit, mais sur une accu-
mulation de malentendus : un devenir, mais seulement en idée (rien à voir
avec la durée concrète), une expression du devenir, mais sous la forme d’une
théogonie verbale suspendue à une opposition primordiale abstraite entre
un mot trop large (l’être) et un pseudo-concept (le non-être). Mais qu’est-ce
qui, au plus profond, condamne Hegel ? Ici comme dans le passage de La
pensée et le mouvant que nous lisions à l’instant, c’est l’idolâtrie du langage, c’est
le mot qui n’est pas l’icône qui ouvre vers le réel, mais l’obstacle qui
empêche la pensée de devenir intuition et l’enferme dans un réseau
d’abstractions1.
Tout semble en place pour montrer en Hegel et Bergson les deux
membres d’une antinomie parfaite : concept contre intuition, réalité réduite
à la pensée contre durée concrète, raideur de la construction systématique
contre souplesse de l’expérience vivante, domination du concept contre
respect de l’ineffable. Revenons pourtant à notre extrait de La pensée et le
mouvant. Y a-t-il condamnation du langage ? Lorsqu’il considère ces mots
de Substance, de Moi, d’Absolu, d’Idée ou de Volonté, Bergson ne les
rejette pas comme tels, il ne condamne pas non plus le langage ou le
discours de façon globale2. Il dénonce un processus de dégénérescence
qu’il explique ainsi : « Le mot [les cinq mots-principes qu’il vient de citer]
aura beau se présenter avec sa signification bien définie : il la perdra, il se
videra de toute signification dès qu’on l’appliquera à la totalité des
choses » (1290-1291). S’agit-il de se préserver des mots ou de les préserver
d’un usage qui leur fait perdre sens et valeur ? Quel crédit peut-on donner à
la thèse scolaire d’une antinomie Hegel/Bergson sur la question du
langage ?
Ma perspective ne sera pas historique. Je ne tenterai pas de redresser
l’image inexacte que nous avons vu Bergson donner de Hegel3. Je voudrais
repartir de la thèse de l’antinomie pour la relativiser peu à peu au contact des
textes et pour essayer de redécouvrir, sous l’opposition réputée, quelques
« lignes fondamentales » ou quelques traits essentiels concernant les rap-
ports entre pensée, langage et philosophie.
1. « Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres » (460).
2. « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de
stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité,
écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience
individuelle » (87).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 503
1. « Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que
d’écarter les symboles pratiquement utiles [souligné par nous], les généralités conventionnellement
et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à
face avec la réalité même » (462).
Ponge, « Des raisons d’écrire », in Proêmes, Paris, Gallimard, 1948 : « N’en déplaise aux
paroles elles-mêmes, étant donné les habitudes que dans tant de bouches infectes elles ont
contractées, il faut un certain courage pour se décider non seulement à écrire mais même à
parler. [...] Une seule issue : parler contre les paroles » (« Poésie », Gallimard, 1975, p. 163).
2. Rappelons que le processus phénoménologique admet au moins trois niveaux : 1 /
celui de la « conscience naturelle » (celle qui coïncide avec les figures du parcours phénomé-
nologique ; ici, la Certitude sensible) ; 2 / celui de la « conscience réfléchissante » qui se diffé-
rencie ou se distancie des figures pour les ériger en positions philosophiques ; ici, une philo-
sophie de l’union ineffable aux choses particulières ; 3 / celui du philosophe (le für uns qui
revient souvent sous la plume de Hegel) qui sait voir en chaque figure un moment de la tota-
lité du processus phénoménologique et sait dénoncer la conscience philosophante du
deuxième niveau qui prend un moment pour le tout.
3. Der konkrete Inhalt der sinnlichen Gewißheit läßt sie unmittelbar als die reichste
Erkenntnis, ja als eine Erkenntnis von unendlichem Reichtum ercheinen (Phänomenologie des
Geistes, Neu herausgegeben von Wessels und Clairmont, Hamburg, Felix Meiner Verlag,
1988 ; abréviation PHG, 69).
4. Sie [diese Erkenntnis] erscheint außerdem als die wahrhafteste ; denn sie hat von dem
Gegenstande noch nichts weggelassen, sondern ihn in seiner ganzen Vollständigkeit vor sich
[hat] (PHG, 69).
504 Bernard Mabille
1. Diese Gewißheit aber gibt in der Tat sich selbst für die abstrakteste und ärmste
Wahrheit aus (PHG, 69).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 505
1. « Es ist aber lächerlich, das Gebundensein des Gedankens an das Wort für einen
Mangel des ersteren und für ein Unglück anzusehen ; denn obgleich man gewöhnlich meint,
das Unaussprechliche sei gerade das Vortrefflichste, so hat diese von der Eitelkeit gehegte
Meinung doch gar keinen Grund, da das Unaussprechliche in Wahrheit nur etwas Trübes,
Gärendes ist, das erst, wenn es zu Worte zu kommen vermag, Klarheit gewinnt. Das Wort
gibt demnach den Gedanken ihr würdigstes und wahrhaftes Dasein. Allerdings kann man
sich auch, ohne die Sache zu erfassen, mit Worten herumschlagen. Dies ist aber nicht die
Schuld des Wortes, sondern die eines mangelhaften, unbestimmten, gehaltlosen Denkens »
(Werke in zwanzig Bänden, Theorie Werkausgabe, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1971-
1979, Band 10, p. 280, abréviation W1O, 280).
2. Voir la conférence du 29 mai 1911, « La conscience et la vie », reprise au début de
L’énergie spirituelle (817).
3. Voir l’explication du titre Grundlinien der Philosophie des Rechts que donne J.-L. Vieillard-
Baron dans la présentation de sa traduction des Principes de la philosophie du droit, GF , 1999, p. 14.
506 Bernard Mabille
1. Das Gefühl ist die einfache, jedoch bestimmte Affektion des einzelnen Subjekts, in
welchem noch kein Unterschied desselben und des Inhalts gesetzt ist, oder eine als im Sub-
jekt, das sich noch nicht abgeschieden [hat] vom Objekt, gesetzte Bestimmung (W4, 43).
2. Il s’agit évidemment du célèbre texte de la République VI dit de « la ligne » (509 d
et sq.). On sait que la division supérieure de la ligne désigne l’CpistPmh et que cette section se
divise encore en di0noia et en nphsiV. Nous ne suivons pas les interprètes qui relient langage
et di0noia et qui font de la nphsiV une contemplation silencieuse. En fait les deux domaines
ont part au discours. La nphsiV s’élève à l’anhypothétique dans la dialectique. Au lieu de
dépasser le lpgoV, elle devient pleinement lpgoV (511 b-c). Nous verrons comment Hegel et
Bergson (quoique de façons différentes) commencent par relier le langage à la pensée diano-
étique, puis la relativisent pour enfin rechercher un langage adéquat à la forme la plus
accomplie de la pensée qui est intuitive chez Bergson et intellective chez Hegel.
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 507
1. Das Denken als Verstand bleibt bei der festen Bestimmtheit und der Unterschieden-
heit derselben gegen andere stehen ; ein solches beschränktes Abstraktes gilt ihm als für sich
bestehend und seiend.
2. Sur la force déterminante de l’entendement voir W3, 36 : « Die Tätigkeit des Schei-
dens ist die Kraft und Arbeit des Verstandes, der verwundersamsten und größten oder viel-
mehr absoluten Macht. » Sur la vertu pratique de l’autolimitation voir W4, 263.
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 509
1. Nous avons vu (note précédente) comment Bergson peut parler d’une « intelligence
vraie ».
2. Souligné par nous.
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 511
libération est une reconquête. Cette reconquête est ouverture sur l’inté-
riorité, orientation vers le moi profond. Certes l’intelligence qui réfléchit
n’est pas encore intuition-en-acte mais elle l’est en puissance. Or quel est
l’acte de cette puissance ? C’est le langage : celui qui nous détache des objets
matériels où nous étions rivés. En devenant mobile, en se fluidifiant, le lan-
gage n’est plus écran, il n’est plus simple instrument. Il devient vivant. C’est
ce que Bergson appelle le passage du « signe instinctif [qui] est un signe
adhérent » au « signe intelligent [qui] est un signe mobile » (629).
2 / Cela nous conduit naturellement au second objectif commun à
Hegel et Bergson : la recherche d’une bonne médiation – éloge de la fluidité.
Nous avons déjà vu comment La pensée et le mouvant cherchait « une conti-
nuité d’écoulement » sous « les cristaux bien découpés » de l’atomisme men-
tal (1397). Nous avons vu comment l’intuition doit épouser cette fluidité et
surtout comment l’intelligence elle-même gagne en liberté et en souplesse
en passant de l’usage du « signe adhérent » à celui du « signe mobile ». Point
n’est besoin de rappeler longuement que tout l’itinéraire que nous propose
Bergson est ouverture à la fluidité, découverte de la durée du moi profond
et, au-delà, participation à l’élan vital – loi de fluidification qui fait passer de
l’intelligence à l’intuition, de la mémoire habitude à la mémoire souvenir,
des simples prescriptions de la morale close aux intuitions inventives de la
morale ouverte, des « réactions défensives » (1086) de la religion statique à la
communion mystique de la religion dynamique.
Mais qu’en est-il chez un Hegel qui fait sans cesse l’éloge de l’wroV
(W3, 17)1, du p@raV, et prône le patient travail du concept ? Au-delà des ima-
ges qui accompagnent les appels hégéliens au sérieux de la conception, il
faut déterminer ce que signifie « concevoir ». Il ne s’agit pas de subsumer
une intuition sous une catégorie formelle mais, dit Hegel, de « rendre fluides
des pensées solidifiées ». C’est le 33e alinéa de la Préface de la Phénoménologie
de l’esprit qui le déclare avec le plus de force : « Mais il est beaucoup plus dif-
ficile de rendre fluides des pensées fixes que l’être-là sensible. »2 L’être-là
sensible n’est que ce qu’il est. Sa positivité, c’est aussi son inertie. Il
n’impose donc pas de résistance au travail du négatif c’est-à-dire à la négati-
vité spirituelle qui l’investit. Les pensées fixes, elles, ont part à cette force
déterminante de l’entendement que l’alinéa précédent appelait la « puissance
absolue » (absolute Macht). La positivité des déterminations d’entendement
résiste à la négation. Pire encore, elle communique à cette négation sa fixité
et l’on s’installe dans cette pensée du ou bien... ou bien dont la dialectique
transcendantale de Kant (en particulier dans les antinomies) offre à la fois
l’explication maîtrisée et la confirmation involontaire.
Comment fluidifier ces pensées fixes ? Hegel nous donne au moins deux
1. Il s’agit bien de l’wroV (la détermination, la borne) et non de l’uroV (une hauteur, une
montagne).
2. Es ist aber weit schwerer, die festen Gedanken in Flüssigkeit zu bringen, als das sinn-
liche Dasein (W3, 37).
512 Bernard Mabille
1. Die Gedanken werden flüssig, indem das reine Denken diese innere Unmittelbarkeit,
sich als Moment erkennt, oder indem die reine Gewissheit seiner selbst von sich abstrahiert ;
– nicht sich weglässt, auf die Seite setzt, sondern das Fixe ihres Sichselbstsetzens aufgibt,
sowohl das Fixe des reinen Konkreten, welches Ich selbst im Gegensatze gegen unterschie-
denen Inhalt ist, als das Fixe von Unterschiedenen, die im Elemente des reinen Denkens
gesetzt, an jener Unbedingtheit des Ich Anteil nehmen (W3, 37).
2. Durch diese Bewegung werden die reinen Gedanken Begriffe (W3, 37).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 513
suffisent pas à la vie du sens. Le sens n’est vivant que dans la parole c’est-à-
dire, pour rester dans un vocabulaire strictement hégélien, que lorsque « les
mots [sont] vivifiés par la pensée ». Qu’est-ce à dire ? Par lui-même le mot
peut avoir la signification que l’on trouve consignée dans le dictionnaire.
Mais cette signification est, selon Hegel, toujours menacée de mort. Une
langue morte c’est précisément celle qui ne fait que gésir dans les dictionnai-
res. La signification du langage tient, au contraire, à sa fluidité c’est-à-dire à
la double relation par laquelle la pensée se fixe dans les mots mais aussi par
laquelle les mots s’animent au souffle d’une pensée. Double mouvement,
car le triomphe d’un seul côté marque la mort du sens. En effet, vouloir se
tenir dans la pure fluidité de pensées qu’aucun mot ne fixe ( « vouloir penser
sans les mots » ) c’est le seuil de la folie. Au contraire, s’installer dans les
mots, être à ce point familier avec un discours qu’il devient une habitude1
c’est offrir une suite de propositions à travers lesquelles plus personne ne
parle et plus rien ne se dit.
3 / Nous pouvons désormais comprendre le troisième et dernier point
d’accord vraiment fondamental entre Hegel et Bergson : la définition de la
parole philosophique comme vivante médiation qui ne construit pas artifi-
ciellement le sens mais en épouse le mouvement. Lisons La pensée et le mou-
vant : « Le philosophe ne prend pas des idées préexistantes pour les fondre
dans une synthèse supérieure ou pour les combiner avec une idée nouvelle.
Autant vaudrait croire que, pour parler, nous allons chercher des mots que
nous cousons ensuite ensemble au moyen d’une pensée. La vérité est qu’au-
dessus du mot et au-dessus de la phrase il y a quelque chose de beaucoup
plus simple qu’une phrase et même qu’un mot : le sens, qui est moins une
chose pensée qu’un mouvement de pensée, moins un mouvement qu’une
direction » (1358). Trois dimensions du langage vivant peuvent donc être
distinguées : un aspect dynamique (lorsque la fluidité se fige, le sens tend à
disparaître), un aspect structurel (le sens tient moins aux termes qu’aux rela-
tions), un aspect intentionnel (le sens dépend de la direction que l’esprit
donne au déploiement de la parole). Développons rapidement ces trois
points. 1 / Le langage n’est pas un instrument, il n’est pas non plus une
matière première inerte ou une série d’éléments combinés par l’artifice
d’une pensée. Il est le déploiement du sens. Ce déploiement du sens est
décrit par Bergson comme un processus vivant et même comparé à la crois-
sance embryonnaire. C’est ce qui fait qu’une phrase n’est pas simplement
l’addition de ses composants. 2 / Cette croissance est organique ou orga-
nisée. C’est en ce sens que la suite du texte affirme que « la même pensée se
traduit aussi bien en phrases diverses composées de mots touts différents
pourvu que ces mots aient entre eux le même rapport ». Le mouvement lui-
1. Je vertrauter ich mit der Bedeutung des Wortes werde, je mehr dieses sich also mit
meiner Innerlichkeit vereint, desto mehr kann die Gegenständlichkeit und somit die
Bestimmtheit der Bedeutung desselben verschwinden, desto mehr folglich das Gedächtnis
selber, mit dem Worte zugleich, zu etwas Geistverlassenem werden (W10, 280).
514 Bernard Mabille
même ne suffit pas à animer des mots en une parole. Le mouvement ne fait
sens qu’en dessinant une relation. Je peux, par comparaison1, chanter une
même mélodie en la transposant d’une seconde majeure c’est-à-dire d’un
ton. Il s’agira bien de la même mélodie. Malgré la modification de toutes les
notes, l’ordre de succession des tons et des demi-tons sera conservé à
l’identique. 3 / Mais si cette relation ou ce rapport est condition nécessaire
du sens, elle n’en est pas condition suffisante. Il faut, précise Bergson, que
relation (structure) et mouvement soient orientés. Cette intention, constitu-
tive et expressive du sens vivant, fait la différence entre la langue et la
parole. Bergson le dit clairement : « Tel est le processus de la parole. » Et il
ajoute immédiatement : « Et telle est aussi l’opération par laquelle se cons-
titue une philosophie. Le philosophe ne part pas d’idées préexistantes ; tout
au plus peut-on dire qu’il y arrive. Et quand il y vient, l’idée ainsi entraînée
dans le mouvement de son esprit, s’animant d’une vie nouvelle comme le
mot qui reçoit son sens de la phrase, n’est plus ce qu’elle était en dehors du
tourbillon. » Tel est le langage de l’intuition – langage, dont la médiation
n’est pas juxtaposition d’unités partes extra partes, et intuition qui n’est pas
pensée immédiate exclusive de la médiation mais capacité de coïncider immé-
diatement avec la médiation de la durée2. Tel est le langage de l’intuition qui
modèle et rythme l’écriture si souple et si précise de Bergson. Qu’en est-il
chez Hegel ?
1 / Rien de plus facile que de constater le lien entre dynamisme et signifi-
cation. Les formules qui font du sens moins une chose pensée qu’un mouve-
ment de pensée abondent et sont souvent citées. « Le vrai [...] est le devenir
de soi-même »3, déclare le 18e alinéa de la Préface de la Phénoménologie de l’esprit.
Et, deux alinéas plus loin, Hegel précise : « Le vrai est le tout. Mais le tout est
seulement l’essence s’accomplissant à travers son développement. Il faut dire
de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, qu’il n’est qu’à la fin ce qu’il est
en sa vérité, et c’est précisément en cela que consiste sa nature qui est d’être
[quelque chose d’]effectif, un sujet, ou un advenir à soi-même. »4 Mais à insis-
ter trop exclusivement sur la « mobilité » du discours hégélien, on risque de le
faire sombrer dans l’indétermination et de renforcer le soupçon d’arbitraire
sous les affirmations sur « la nécessité du contenu ».
1. Cet exemple a plus une valeur « pédagogique » que démonstrative car il présuppose
une homogénéité entre notes et signes qui ne va absolument pas de soi.
2. Frédéric Worms, au début du commentaire de la conférence de Bergon d’avril 1912
(L’âme et le corps), décrit assez heureusement ce processus : « L’intuition ne désigne donc pas
seulement, chez Bergson (comme chez la plupart des philosophes) le contact direct et immé-
diat avec un objet, qu’il soit sensible ou intellectuel, qu’il s’agisse de mon corps ou de la
durée. Elle désigne surtout le développement réglé d’un tel contact, son approfondissement
progressif » (Paris, Hatier, 1992, p. 17).
3. Das Wahre [...] ist das Werden seiner selbst (W3, 23).
4. Das Wahre ist das Ganze. Das Ganze aber ist nur das durch seine Entwicklung sich
vollendende Wesen. Es ist von dem Absolut zu sagen, dass es wesentlich Resultat, dass er
erst am Ende das ist, was es in Wahrheit ist ; und hierin eben besteht seine Natur, Wirkliches,
Subjekt, oder Sichselbstwerden zu sein (W3, 24).
Éloges de la fluidité : Hegel, Bergson et la parole 515
1. W1, 373. Voir les remarques de Franck Fischbach jointes à sa traduction de L’esprit du
christianisme et son destin, Paris, Presses Pocket, 1992, n. 152, p. 189.
2. Es wird in einem Satze der Art mit dem Worte « Gott » angefangen. Dies für sich ist
ein sinnloser Laut, ein blosser Name ; erst das Prädikat sagt, was er ist, ist seine Erfüllung
und Bedeutung ; der leere Anfang wird nur in diesem Ende ein wirliches Wissen. [...] Das
Subjekt ist als fester Punkt angenommen, an den als ihren Halt die Prädikate geheftet sind,
durch eine Bewegung, die dem von ihm Wissenden angehört und die auch nicht dafür ange-
sehen wird (W3, 26-27).
3. Anders verhält es sich im begreifenden Denken. Indem der Begriff das eigene Selbst
des Gegenstande ist, das sich als sein Werden darstellt, ist es nicht ein ruhendes Subjekt, das
unbewegt die Akzidenzen trägt, sondern der sich bewegende und seine Bestimmungen in
sich zurücknehmende Begriff (W3, 57).
4. Il est intéressant de constater que, dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, la réfé-
rence au système comme cela seul qui garantit « l’effectivité » du discours intervient immédia-
tement après la première esquisse de théorisation de la proposition spéculative (al. 23, puis
al. 24, W3, 26-27).
516 Bernard Mabille
Bernard MABILLE.
1. Chez Plotin le logos intelligible est la vie la plus haute dont toutes les autres formes
de vie ne sont que les images affaiblies. Le trentième traité (En. III, 8, 8) identifie ainsi
l’intelligence première et la vie première (kaa pr°th zwQ kaa pr²toV no¢V ejV). Le dixième
traité (En. V, 1, 3) relie vie et logos et fait du logos de l’intelligence ce qui émet la vie et fait
subsister les êtres : « Car bien qu’elle [l’Âme] soit telle que l’a montrée notre discours, elle est
une image de l’intelligence ; comme la parole exprimée est l’image du logos intérieur à l’âme,
ainsi elle est le logos de l’Intelligence et l’activité selon laquelle l’Intelligence émet la vie pour
faire subsister les autres êtres » (kaBper g1r yusa crRma ojon Gdeixen t lpgoV, eck°n tBV Csti
no¢ ò ojon lpgoV t Cn proforß lpgou to¢ Cn yucÌ, o§tw toi kaa a£tQ lpgoV no¢ kaB T p2sa
Cn@rgeia kaqB Xn proletai zwQn ecV 5llou ¤ppstasin).
2. Du logos, le Prologue de saint Jean dit qu’il est la vie, le vivant de tout vivant. BEn
3rcÌ Yn t lpgoV... p0nta diBa£to¢ Cg@neto, kaa cwraV a£to¢ Cg@neto o£de Gn. x gAgonen Cn a£tÈ
zwQ Yn, kaa T zwQ Yn tp f²V t²n 3nqr²pwn.
3. Bergson, aux yeux d’un hégélien, conserve la particularité de la proposition classique :
voir dans les seuls efforts du sujet fini le moteur du discours.
4. Pour quelques précisions sur ce thème, voir mon Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris,
Aubier, 1999, section 10, § 2, p. 339 et sq.