Vous êtes sur la page 1sur 7

Luka Nakhutsrishvili

Le manque du corps dans l’analytique existentiale de Heidegger

« Phénomène qui implique une problématique que nous n’avons pas à traiter ici »1 - voici le
statut que Heidegger donne au corps dans « Etre et Temps », ne le mentionnant qu’en passant,
entre parenthèses, sans même lui accorder une phrase complète. Sa promesse de traiter ce sujet
plus tard et autre part reste également une promesse que Heidegger ne réalise que d’une manière
très incidente tout au long de son chemin philosophique. On peut croire qu’il renvoie de façon
indirecte à la corporéité dans son cours sur « L’essence de la liberté humaine » de Schelling,
quand il parle du « concept général et achevé de liberté »2 qui contient en lui non seulement le
coté rationnel de l’homme, mais aussi la nature, c’est-à-dire sa constitution corporelle. On peut
également remarquer que Heidegger consacre au corps quelques réflexions dans ses séminaires
de Zollikon ainsi que dans son livre sur Nietzsche, nous livrant par là une définition plus claire
du « Leib ». Toutes ces déclarations soulignent, chacune à sa manière, l’importance du corps
pour la constitution intégrale du Dasein. Mais, malgré tout, leur brièveté et leur situation
habituellement annexe dans ses écrits rendent manifeste que la position du problème de la
corporéité dans l’ensemble théorique de Heidegger n’est qu’accessoire. Nous verrons que le
phénomène du corps n’est pas seulement étranger à l’analytique existentiale, mais qu’il contient
même le potentiel pour ébranler toute sa structure sécurisée par le caractère circulaire de
l’herméneutique. Sa destruction étant le but de nos réflexions, nous la fonderons sur la critique
qu’exercent Jean-Paul Sartre, Max Scheler et Didier Franck contre l’étroitesse de la conception
heideggerienne de l’existence. Nous entreprenons ici un siège de trois cotés différents, mais
canalisés dans une seule direction, à savoir celle d’une mise à jour du caractère primordialement
non-significatif du corps, le corps lui-même étant le lieu existentiel d’un non-sens et une pure
résistance originairement non-signifiables de la réalité entière. Or, il faut préciser ici que cet
essai se limitera à exposer de quelle manière Heidegger ignore d'un point de vue philosophique
le corps et comment une critique contre cette attitude peut être formulée. Nous laissons de coté la
recherche des motivations et des raisons qui font que Heidegger ne s'est pas attardé sur la
problématique du corps et réservons cette question à un travail plus large et profond, même si ce
problème est plus fondamental et devrait être prioritaire dans l’ordre méthodologique d’une
réflexion conséquente.

1
M. Heidegger, Etre et Temps, trad. fr. E. Martineau, § 23, p. 102.
2
M. Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l'essence de la liberté humaine, trad. fr. J.-F. Courtine, Paris,
Gallimard, 1993, pp. 148.
1. Didier Franck est convaincu que « Etre et Temps » « détient le secret de son propre
inachèvement »3 et que l’impasse qui a arrêté Heidegger était sa propre surestimation de la
temporalité. La spatialité du Dasein et l’être-sous-la-main ainsi que l’être-à-portée-de-la-main ne
sont pas réductibles à la temporalité. Déjà l’évocation de la main présuppose et exige un Dasein
incarné 4 qui déploie sa spatialité à partir de sa corporéité. Franck réussit aussi à démontrer que
tout ce que Heidegger déclare à propos de la corporéité aux autres occasions se retourne
nécessairement contre la construction de « Etre et Temps » et rend encore une fois manifeste son
« indécision quant au statut ontologique de la chair »5. Pour cela Franck cite le premier volume
sur Nietzsche de Heidegger : «  Nous n’ « avons » pas une chair, nous « sommes  » charnels.  »6
Plus tard Heidegger parle aussi d’une proximité de ma chair à moi-même qui équivaut à son
entière assimilation à mon être et qui rend la chair aussi originairement mienne que mon Dasein. 7
Cela nous incite à reformuler la sentence fondamentale de Heidegger sur la proximité ontique et
le lointain ontologique du Dasein à lui-même8 : Le corps est ontiquement « au plus près » de
nous, ontologiquement au plus loin. Cela signifie notamment que si « le Je dérive de la mienneté
et non la mienneté du Je, le même du moi-même (c’est-à-dire l’identité à soi comme condition de
possibilité du « moi » L.N.) précède le moi. »9 Or, si le corps est aussi primordialement mien que
mon Dasein, l’ipséité du Dasein ne peut pas être primordialement neutre à la sexualité et à la
constitution corporelle en général. En outre, si Heidegger nous dit dans d’autres textes que « Etre
et Temps » que le Dasein dans son essence est indifférent par rapport à la sexualité ainsi qu’à
toute autre sorte de concrétion, l’essence du Dasein qui est proposée dans « Etre et Temps », à
savoir l’idée de la facticité et de la nécessité d’exister sa propre contingence factice ne saurait
plus être soutenue.

Par ailleurs, Franck remarque que pour Heidegger la corporéité du Dasein signifie toujours son
animalité, le coté vital, la vie qui s’oppose à l’existence 10. Pour cette raison le corps « par où la
vie s’atteste » ne peut nullement relever «  de l’existence, c’est-à-dire de la temporalité. »11 C’est
pourquoi Franck pose la question : « La spatialité charnelle excéderait-elle l’analytique
existentiale et toute ontologie ? En soutenant que l’incarnation, à l’instar de la vie, relève d’une
problématique propre, Heidegger ne concède-t-il pas tacitement que ce qui « s’incarne-et-vit »

3
Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Les Editions de Minuit, p. 59.
4
Ibid., p. 30.
5
Ibid., p. 71. Au lieu du « corps » Franck utilise pour la notion du « Leib » le terme « chair ».
6
M. Heidegger, Nietzsche I, p. 96.
7
D. Franck, p. 89.
8
M. Heidegger, Etre et Temps, p. 34.
9
D. Franck, p. 31.
10
Ibid., p. 64.
11
Ibid.
est étranger au Dasein et à l’être, puisque aucune ontologie universelle ne saurait tolérer des
questions autonomes et séparées : propres ? »12 Il s’agit ici d’un phénomène qui ne se laisse pas
intégrer dans l’herméneutique existentiale dont la temporalité constitue, pour ainsi dire, la
« syntaxe ». On se retrouve devant quelque chose qui n’est pas seulement hors de la
compréhensibilité, mais qui représente en même temps l’Autre de la compréhensibilité et du
cercle herméneutique. Ce dehors n’est pas un manque de sens tel qu’il est vécu dans l’angoisse
qui est « dénuée de finalité » et par laquelle « le monde comme référence-signifiante vire et
sombre dans l’insignifiance  »13. Ce type de manque de sens reste toujours dans le cercle
herméneutique en tant que « dehors » significatif, privé de sens, mais pourtant renvoyé au sens.
Or, la vraie angoisse ne saurait plus être une angoisse dans les limites de la compréhensibilité,
mais une angoisse qui s’angoisse devant quelque chose de parfaitement incompréhensible,
devant une facticité brutale et non-réductible au cercle herméneutique. D’après Franck l’angoisse
c’est l’angoisse devant la facticité de l’incarnation.14 L’incarnation est la vraie facticité. Dans
l’angoisse le Dasein s’angoisse «  pour sa chair »15. Avant d’essayer de donner une réponse du
point de vue temporel, nous posons la question suivante : Même si c’est toujours à partir d’une
compréhension « toujours déjà » réalisée qu’on peut être confronté au non-sens du monde,
qu’est-ce qui a fondé cette compréhension ? Quel était le caractère avant sa compréhension de ce
qui se présente à nous comme « toujours déjà » compris ?

2. Max Scheler : « Welch totale Entwertung der « Natur » »16 - s’indigne Scheler dans ses notes
à propos de « Etre et Temps ». D’après lui, Heidegger transpose non seulement la réalité du
monde existentiel dans le cercle herméneutique, mais aussi la nature entière. «  In dieser
Philosophie ist die Welt ohne jeden Selbst-sinn, Selbst-wert, ohne jede selbständige Realität im
Verhältnis zum Menschen. »17 Or, cette valeur et ce sens en soi de la réalité consiste précisément
dans sa non-significativité. D’abord, la réalité est une « unmittelbare Widerstandserfahrung »18
et ce n’est point une compréhension déjà établie qui nous rendrait possible une expérience
immédiate de la résistance. « Nicht ein Triebbewußtsein führt zum erlebten Widerstande, oder
ein Hemmungsbewußtsein des gehemmten Triebimpulses, sondern der primär ekstatisch erlebte
Widerstand ist es, der den actus der Re-flexio erst herbeiführt, durch den der Triebimpuls erst
bewußtseinsfähig wird. Das Bewußtwerden (und der mit ihm verknüpfte Ich-Bezug) ist in allen
den mannigfaltigen Stufen und Graden, in denen es erfolgt, immer erst die Folge unseres
12
Ibid., p. 92.
13
Ibid., p. 73.
14
Ibid., p. 76.
15
Ibid., p. 78.
16
Max Scheler, Späte Schriften, Francke Verlag, p. 295.
17
Ibid.
18
Ibid., p. 212.
Erleidens des Widerstandes der Welt.  »19 La donation de sens au monde n’est qu’une
conséquence de la rencontre avec la réalité pure et brutale du monde, alors que Heidegger
insiste : « L’expérience de la résistance, autrement dit la découverte tendue de ce qui résiste,
n’est ontologiquement possible que sur la base de l’ouverture du monde. »20 Mais cette
ouverture doit-elle nécessairement être compréhensive ? Pourquoi ne peut-elle pas être justement
la découverte de la pure résistance et du non-sens ? Cela nous ferait éviter la nécessité d’insister
sur le caractère « d’ores et déjà » compréhensif de la compréhension et de l’ouverture qui fait
valoir une temporalité dont le commencement est trop vague pour qu’elle puisse servir d’une
base solide philosophique. Scheler parle d’un temps absolu qui est ancré dans la personnalité et
qui est l’horizon absolu du monde, mais, contrairement à Heidegger, il n’oublie pas de prendre
21
en considération aussi le temps de la vie organique qui ne se manifeste pas seulement en tant
que dans les différentes saisons ou bien l’alternance du jour et de la nuit, mais en premier lieu en
tant que dans notre propre corps, le temps et le rythme de notre vitalité. Or, pour Scheler,
l’expérience vitale est une expérience fondamentale. « Das Kernerlebnis ist ursprünglich nur die
erlebte Möglichkeit oder besser gesagt das Könnenserlebnis eines Lebewesens, gewisse
Bewegungen spontan hervorzubringen.  »22 Scheler désigne cette expérience par le concept de
« Vitalbewegung » qui, d’après lui, ne devrait point être conçu comme un concept empirique. La
vitalité sert de base purement vitale au Dasein pour qu’il puisse ensuite déployer son existence
au-dessus du rythme prescrit par le processus vital. La syntaxe du temps absolu et personnel est
en permanence déterminée par le temps de la vie. La temporalité existentielle-compréhensive se
conforme à la pulsation du temps vital. Et précisément cette nécessité constitue le non-sens
primordial en propre.

Cela nous mène aussi à la question suivante : Pourquoi l’angoisse qui fait effondrer le monde,
c’est-à-dire la totalité significative du monde, advient au Dasein ? Quelle est, pour ainsi dire, la
motivation pour que l’angoisse advienne ? C’est que le Dasein trouve quelque chose qui ne se
soumet pas à la significativité et il le trouve en tant que son corps qui, dans son propre flux vital,
le surprend, lui résiste, le menace. Le fait lui-même que notre corps soit quelque chose de
« menaçable » nous donne à comprendre que dans le cas d’une maladie ou d’un autre problème
physique il ne s’agit pas au premier chef d’une menace significative où le sens du monde
s’évanouit, mais d’une menace portée à la vie pure (à ce qui s’appelle en allemand « die blanke
Existenz »). C’est à partir de cette résistance totale et primordiale que le souci et sa structure
temporelle pourraient se déployer, sinon on ne saurait pas donner une justification à la
19
Ibid., p. 214.
20
Heidegger, Etre et Temps, p. 171.
21
M. Scheler, p. 233.
22
Ibid., p. 218.
primordialité du souci chez Heidegger. Le souci doit avoir quelque chose « avant » lui pour qu’il
puisse intervenir et commencer à fonctionner, à se soucier. Or, le souci n’est pas capable
d’ouvrir primordialement le monde, parce qu’il faut y avoir quelque chose de tout à fait différent
de la significativité et non-maitrisable par elle, pour que le souci puisse se soucier. C’est-à-dire,
si le souci est l’essence du Dasein, ce n’est que sur le fond originaire de l’existence vide dans le
sens sartrien, de la vie pure et non-sensée en sa facticité matérielle que le souci en tant
qu’essence existentielle peut être concevable. C'est pourquoi il nous semble intéressant de
reconstituer la conception sartrienne de la corporéité telle qu'elle est développée dans « L’être et
le néant », ceci constituant le troisième et dernier point de notre critique

3. Jean-Paul Sartre : La conception sartrienne de la corporéité peut être considérée comme une
concrétisation et une continuation conséquente de l’analytique existentiale de Heidegger. La plus
grande différence entre Sartre et Heidegger consiste précisément dans le fait que Sartre n’ignore
pas l’importance de ce qui est hors ou avant la compréhensibilité existentielle-existentiale.
Sartre, tout en déclarant que dans l’existence intégrale le corps en sa facticité est toujours
dépassé vers le monde et sa totalité significative, prend soin de fonder cette idée sur le problème
de l’en-soi, de la présence pré-significative et essentiellement non-signifiable du corps. Chez
Heidegger on peut retrouver une idée semblable dans les séminaires de Zollikon dans lesquels il
affirme que le corps n'est pas le plus lointain dans l'espace mais le plus proche. 23 « Gerade wenn
ich (…) mit Leib und Seele in einer Sache aufgehe, ist der Leib weg. Dieses Weg-sein des Leibes
ist aber nicht nichts, sondern eines der geheimsten Phänomene der Privation.  »24 A partir de
cette déclaration nous pourrions comprendre pourquoi Heidegger se refuse à traiter plus
profondément le problème de la corporéité non seulement dans « Etre et Temps », mais aussi
dans le cadre du programme général de l’ontologie fondamentale : Ayant commencé son
analytique dans le cercle totalitaire de la compréhensibilité existentielle, Heidegger a déjà
dépassé le corps en tant qu’élément qui est toujours dépassé vers et par le caractère
herméneutique du monde, des choses et du souci. En même temps, justement les phrases citées
des séminaires de Zollikon peuvent servir d’instruments destructeurs de l’approche entière de
« Etre et Temps ». Heidegger avoue en effet que le cercle herméneutique n’est pas ancré sur un
terrain solide et que le dépassement du corps ne signifie qu’une négation et une privation
herméneutique, et non pas matérielle et existentielle dans le sens sartrien.

Même s’il est toujours dépassé par le pour-soi, pro-jecteur de sa propre essence et de la totalité
significative du monde, d’après Sartre, le corps reste toujours « l’instrument et le but de nos

23
M. Heidegger, Zollikoner Seminare, Vittorio Klostermann, 2006, p. 109.
24
Ibid., p. 111.
actions »25, le motif caché et nécessaire au déploiement essentiellement contingent de mon point
de vue sur le monde. Le corps est « la forme contingente que prend la nécessité de ma
contingence »26 et « qui individualise l’âme »27, la conscience dont la relation au corps «  est une
relation existentielle ».28 Or, cette relation étant existentielle, pour Sartre elle est aussi
temporelle, mais d’une manière tout à fait différente de la temporalité heideggerienne. « Dans
chaque projet du Pour-soi, dans chaque perception, le corps est là, il est le Passé immédiat en
tant qu’il affleure encore au Présent qui le fuit. Cela signifie qu’il est à la fois point de vue et
point de départ (…) que je suis et que je dépasse à la fois vers ce que j’ai à être. Mais ce point de
vue perpétuellement dépassé et qui renaît perpétuellement au cœur du dépassement, ce point de
départ que je ne cesse de franchir et qui est moi-même restant en arrière de moi, il est la
nécessité de ma contingence. (…) Il est le ressaisissement continuel du Pour-soi par l’En-soi et
le fait ontologique que le Pour-soi ne peut être que comme l’être qui n’est pas son propre
fondement ».29 Le corps se présente à nous comme ce fondement, une facticité qui n’est
intégrable dans la structure herméneutique qu’en tant que dépassée et, pour ainsi dire,
« refoulée ». Le corps est un obstacle auquel j’échappe toujours. Pour qu’un projet, un complexe
significatif puisse fonctionner et « bouger », il faut que le corps soit dépassé. Ainsi si le corps
devrait importer, c’est toujours du point de vue mondain, car il est intégré dans le pour-soi et
doué de sens. «  En un sens le corps est ce que je suis immédiatement ; en un autre sens j’en suis
séparé par l’épaisseur infinie du monde, il m’est donné par un reflux du monde vers ma facticité
et la condition de ce reflux perpétuel est un perpétuel dépassement. »30 Il est le Passé, toujours
« au fond » et silencieux, mais si, par exemple, le mal aux yeux nous empêche de lire un livre, le
corps en tant que l’En-soi s’annonce tout de suite. C’est le ressaisissement du Pour-soi par l’En-
soi. La douleur nous « détourne » de ce qui est à lire, de sa significativité, vers les yeux eux-
mêmes, vers leur facticité et la facticité de la douleur, les yeux étant « d’habitude » toujours
dépassés vers une unité significative qu’est dans ce cas-là « le livre à lire ». Nous sommes
obligés d’arrêter de lire, le flux du temps « normal » s’arrête également et nous restons face à
notre corporéité, sans que «  l’épaisseur du monde » puisse nous protéger contre son non-sens.
Le Passé qu’est le corps-en-soi devient l’immobilité du temps et manifeste dans sa facticité
douloureuse mon corps « comme le fond total de ma contingence. »31 Le monde et le temps
apparaissent comme portés par le corps qui détruit toute temporalité pratique et cohérente et sa

25
J.-P. Sartre, L’être et le néant, Librairie Gallimard, 1943, p. 383.
26
Ibid., p. 371.
27
Ibid., p. 372.
28
Ibid., p. 394.
29
Ibid., p. 390-391.
30
Ibid., p. 390.
31
Ibid., p. 400.
significativité totalitaire. Sartre donne l’exemple des jambes en train de marcher que l’on voit
dans la rue. Soudain on ne remarque plus que les croupes et leurs « dandinements
involontaires  »32. « C’est qu’alors ce sont les jambes seules qui sont en acte chez le marcheur et
la croupe semble un coussin isolé qu’elles portent et dont le balancement est pure obéissance
aux lois de la pesanteur. Elle ne saurait se justifier par la situation ; elle est entièrement
destructrice de toute situation, au contraire, puisqu’elle a la passivité de la chose et qu’elle se
fait porter comme une chose par les jambes. Du coup elle se découvre comme facticité
injustifiable, elle est « de trop », comme tout être contingent. Elle s’isole dans le corps dont le
sens présent est la marche, elle est nue, même si quelque étoffe la voile, car elle ne participe
plus à la transcendance-transcendée du corps en acte ».33 Le corps résiste, il se refuse à entrer
dans la significativité totale du monde, il détruit toute continuité. C’est dans ce sens qu’une
maladie corporelle peut non seulement détruire la référence-signifiante de l’être-au-monde,
mettre en cause tout sens, mais aussi et en premier lieu sa pure existence. Par cette coupure de la
cohérence mondaine on arrive à un temps qui n’est plus le temps de l’être, mais le temps du
corps.

Une analyse plus profonde et concrète du caractère de ce que nous définissons comme le temps
du corps pourrait remplir la « lacune du sens, qui s’étend à toutes les propositions de l’ontologie
fondamentale  » et qui « constitue la limite interne la plus dirimante du projet de compréhension
de l’être dans l’horizon du temps. »34 Ainsi c’est devant la menace significative ainsi
qu’existentielle qu’est le corps que le Dasein peut aussi devenir un être-pour-la-mort. Le non-
sens de la souffrance corporelle et de la perte de cohérence d'une situation simple dans laquelle
le corps, jusqu'alors « refoulé », ressurgit peu à peu, nous confronte avec la facticité toujours
menaçante et toujours menacée du corps et devient ainsi la concrétisation propre de la possibilité
de la mort pendant qu’on existe, alors que chez Heidegger même la mort est une mort purement
herméneutique, sans aucune participation du corps. Dans ce sens-là, il est d’autant plus ironique
que dans « Etre et Temps » le seul état où le Dasein promet de devenir un corps, c’est – dans le §
47 – en tant que cadavre.35

32
Ibid., p. 471.
33
Ibid., p. 471-472.
34
D. Franck, p. 114.
35
M. Heidegger, Etre et Temps, p. 192.

Vous aimerez peut-être aussi