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I

MAXIME FREDERICK

LA PENSÉE CHEZ HEGEL

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2007

© Maxime Frederick, 2007


RESUME

Le but premier de ce mémoire est de répondre à la question suivante : « Comment


est-il possible pour un individu humain de penser ? ». Nous avons vu en la philosophie de
Hegel, où la pensée se comprend comme une singularisation absolue d'une universalité
absolue, une solution à ce problème. Le plan qui sera suivie au cours de ce mémoire se
divise en trois moments. Dans un premier temps, nous avons analysé le concept
d'universalité. Ensuite, nous nous sommes penché sur la pensée elle-même, pour la
comprendre et la circonscrire. Enfin, nous avons abordé la relation entre cette pensée
universelle et un individu humain, ce qui répond à notre question initiale et clôt notre
recherche.
TABLE DES MATIÈRES

Résumé

Table des matières

Introduction

L'universalité

1) La certitude sensible

2) La perception

3) Force et entendement

Intermède

La pensée

Intermède

L'humain et sa relation à la pensée universelle

Conclusion

Bibliographie
INTRODUCTION

Toute recherche authentique, qu'elle soit scientifique, philosophique, artistique,


etc., naît d'un questionnement, d'un désir d'en savoir plus. Le présent mémoire n'aurait
jamais vu le jour si nous ne nous étions pas d'abord étonné sur un aspect humain qui nous
paraissait contradictoire, voir même illogique. « Ce fut, en effet, l'étonnement qui poussa,
comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques ». « Comme
aujourd'hui » disait Aristote, mettant ainsi l'accent sur l'intemporalité de la précieuse
vérité qu'il nous confiait. Or, l'étonnement à la base de notre humble quête
philosophique, dont ce mémoire est l'aboutissement, provient de la pensée. Il nous sembla
étrange qu'un individu humain puisse penser, car enfin, n'affirme-t-on pas
quotidiennement que la pensée est universelle, que les concepts avec lesquels elle
s'exprime procèdent d'une certaine universalité puisqu'ils signifient une totalité d'objets
similaires, par exemple le concept « abeille » renvoie à tous les insectes ayant un dard,
vivant dans une ruche et produisant du miel, que de plus ces concepts universaux
appartenant à la pensée permettent aux individus de communiquer entre eux au moyen
d'un langage qui, justement parce qu'il donne la chance à l'individu de s' « ex-primer »,
de sortir hors de soi, dénote une transcendance de la pensée et de ses concepts face aux
individus humains particuliers ? On l'affirme, et avec raison. Seulement, on en reste trop
souvent là, sans prendre note du mystère qui émane de ces constats. En effet, certains
phénomènes masquent leur mystère et leur étrangeté par leur quotidienneté coutumière.
Ayant une expérience journalière de ceux-ci, ils nous apparaissent tout à fait familiers, et
parce que tel, nous ne nous attardons pas à les questionner, à les examiner de plus près. La
pensée entre dans cette catégorie de phénomènes, et même elle en est un des exemples les
plus frappant. Si nous la considérons comme une activité, nous constatons qu'elle est
toujours présente. Jamais nous ne nous arrêtons de penser, elle est une activité
perpétuelle. Ce qui explique pourquoi nous nous émerveillons rarement de son existence.
Cet émerveillement repose à la base de toute notre recherche actuelle. Comment est-il
donc possible qu'un individu puisse penser ? Car la pensée s'effectue par des concepts
universaux, alors qu'un individu n'est toujours que particulier. Comment ces concepts et
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cet individu peuvent-ils se réunir ? La pertinence de cette question, cependant, relève de


l'universalité de la pensée et de ses concepts. Dépossédez-les de cette caractéristique et
notre question perd toute sa valeur, puisque alors il n'y aurait rien d'intrigant à ce qu'un
individu particulier pense au moyen de concepts eux aussi particuliers.
Ainsi, tout notre mémoire se veut une réponse à la simple et unique question
suivante : « Comment est-ce possible pour un individu humain de penser ? ». On le
constate aisément, la généralité de cette question, ses vastes connotations sémantiques,
remplirait d'effroi quiconque entreprendrait d'y répondre. N'ayant ni les connaissances
philosophiques requises ni l'expérience de réflexion nécessaire pour aborder seul cette
vertigineuse question, nous avons plutôt cru bon de la poser à une personne décidément
versée en la matière : Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Bien qu'il semble difficile de
résumer une philosophie aussi dense et variée que celle de Hegel, il n'en demeure pas
moins vrai que l'un des questionnements à la base de sa pensée relève de la relation
existant entre, d'un côté, un universel, qu'il soit représenté comme un dieu ou un état, et,
de l'autre côté, les individus qui accordent valeur à cet universel. Il suffit d'examiner ses
œuvres de jeunesse pour s'en persuader. Elles ont principalement pour sujet la religion
juive et chrétienne ainsi que la vie politique du peuple grec. Car Hegel portait un regard
nostalgique sur l'antiquité, où les communautés vivaient leur religion et participaient
activement aux intérêts de leur cité. Il déplorait l'inanité dans laquelle était plongées la
religion et la politique de son temps, où l'individu se retrouvait coupé, séparé de la
substance universelle vivante et vivifiante au cœur de toute véritable société. Selon lui, il
ne restait plus qu'une connaissance morte, analytique et exégétique de la religion, un
savoir de sa lettre et non de son esprit. Pour contrer ce type de savoir, Hegel y opposa
l'amour, qui, alors que le savoir d'une conscience consiste toujours en une séparation
entre elle et son objet, unifie des termes opposés. Malgré qu'au fil des années Hegel ait
modifié sa position, le problème fondamental auquel il tenta de procurer une solution aura
toujours resté le même : l'union de l'universel avec l'individu. Nous voyons à quel point
ce problème rejoint le nôtre, car c'est en tant que la pensée recèle le caractère de
l'universalité que sa relation avec un individu humain nous étonne autant. Donc, étudier la
philosophie de Hegel en vue de résoudre notre propre questionnement nous apparut
comme allant de soi.
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Depuis son apparition, cette philosophie fut constamment décriée pour son
apparente incompréhensibilité. Pour certaines personnes, cette critique provient moins de
la difficulté conceptuelle des textes hégéliens que de leur propre paresse intellectuelle face
à cette difficulté. Cependant, le premier abord de la philosophie hégélienne reste
néanmoins ardu. Par contre, nous croyons que cela relève de l'une de ses principales
caractéristiques et qu'une fois cette caractéristique ainsi que la difficulté qui en découle
sont expliquées, la lecture des œuvres hégéliennes s'en trouve facilitée. Pour Hegel, la
philosophie est une science, et même la seule véritable science, celle qui expose le
développement nécessaire de la vérité absolue. Loin de dénigrer les autres sciences, la
philosophie se les incorpore comme autant de degrés à son développement. Ainsi, les
points de départ de chacune de ces sciences, c'est-à-dire les axiomes non démontrés, non
prouvés, à la base de toute science, par exemple l'existence des nombres pour les
mathématiques ou celle de la réalité naturelle pour la physique ou encore la présence de la
vie pour la biologie, sont tous des présuppositions. Or, en tant que tel, ils sont tous
contingents. Le monde naturel aurait très bien pu exister autrement et les lois physiques
que nous connaissons aujourd'hui ne lui seraient peut-être pas applicables. Ainsi, parce
que le point de départ de la science physique, le monde naturel, n'est pas démontré dans
sa nécessité par cette science, il devient contingent, ce qui signifie qu'il n'est qu'une
simple possibilité, qu'il aurait pu être différemment. Puisque ce point de départ se
retrouve à la source de tous les raisonnements ultérieurs de cette science, c'est la physique
au grand complet qui se voit dès lors empreinte de contingence. La même conséquence se
produit pour toutes les sciences qui ne démontrent pas leur point de départ.
On a de tous temps exigé de la philosophie, au contraire des autres sciences, de
prouver l'existence de son point de départ, que ce soit Dieu, la nature, etc., ce qui n'est
pas une demande exagérée si la philosophie consiste en l'expression de la vérité absolue.
Par ailleurs, il faut bien commencer quelque part, et, peu importe où l'on commence, le
commencement sera toujours une présupposition car, par définition, rien ne vient avant le
commencement. La solution qu'apporte Hegel à ce problème du commencement en
philosophie engage la totalité de sa pensée. Pour qu'un commencement ne soit pas une
présupposition, il faut que toute la démonstration qui débute par ce commencement se
termine aussi avec lui. Il faut que l'aboutissement de cette démonstration soit la preuve de

/
-i

son propre point de départ. De cette façon, ce dernier sera désormais nécessaire. Ainsi, la
philosophie de Hegel, son système, qui se veut l'expression et le développement de la
vérité absolue, prend la figure d'un tracé qui revient sur lui-même, en d'autres mots d'un
cercle. La philosophie hégélienne n'est finalement qu'une grande, riche et complexe
preuve d'elle-même, qu'une fondation de soi-même par soi-même. Bien sûr, certains
dénonceront vertement cette pensée comme un affront à la logique en ce qu'elle apparaît
comme un énorme raisonnement circulaire. Nous ne discuterons pas ici de cette objection
car notre but n'est que de présenter l'aspect général de la philosophie hégélienne.
D'ailleurs, loin d'esquiver cette objection, nous croyons que Hegel, qui décrivait lui-
même son système comme un « cercle de cercles », lui apporte une réponse par sa propre
conception de la logique que nous retrouvons exposé dans la « Science de la Logique ».
L'intérêt que nous portons ici à la circularité de la pensée hégélienne provient de
l'explication qu'elle nous procure quant à la difficulté que tout néophyte ressent lorsqu'il
aborde une œuvre de Hegel. En effet, pour comprendre adéquatement Hegel, il faudrait
auparavant posséder une connaissance de la logique circulaire qui régit ses œuvres. Or,
cette connaissance ne s'atteint justement que par la lecture de celles-ci. Ainsi, les
premières œuvres que nous lisons apparaissent forcément nébuleuses parce que certains
éléments nécessaires à leur compréhension ne nous sont fournis que vers la fin de ces
œuvres, où tout le chemin jusqu'alors parcouru s'éclaire subitement d'une nécessité et
d'une évidence beaucoup plus nette. Bref, le malaise que tous nous subissons lors de notre
premier contact avec la pensée de Hegel tire son origine de cette pensée même et non
d'une quelconque insuffisance de notre part. La persévérance dans notre fréquentation de
ce philosophe consiste l'unique remède à ce malaise qui, après un certain temps, disparaît
sans qu'on y prenne garde. Peut-être ce mémoire sera, pour certains lecteurs, une
introduction à la philosophie hégélienne. Nous tenions donc à prévenir et expliquer la
frustration inévitable accompagnant nécessairement une telle introduction, vu la difficulté
de toute compréhension initiale de cette philosophie. Nous espérons ainsi que cette
frustration deviendra un aiguillon et non un frein à la connaissance d'une pensée qui, une
fois ses excentricités amadouées, nous découvre une profondeur et des trésors
insoupçonnés.
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Nous devons, avant de continuer, aborder l'aspect litigieux qu'est l'authenticité


des textes tirés des cours que Hegel donna durant sa longue carrière professorale.
Précisons que Hegel ne publia de son vivant que quatre textes : la «Phénoménologie de
l'Esprit » en 1807, la « Science de la Logique » en 1812, quoique le dernier tome parut en
1816 (notons que Hegel termina une révision du premier tome en 1831), son
«Encyclopédie des sciences philosophiques» en 1817 (elle fut rééditée avec des
modifications apportées par Hegel en 1827 et 1830) et ses «Principes de la philosophie
du droit» en 1821. Tous ses autres écrits ne furent publiés qu'après sa mort. En toute
honnêteté, seuls les quatre textes précédemment cités portent la marque officielle et
authentique de la pensée de Hegel. Si nous voulons connaître et approfondir sa
philosophie, nous devons opter pour ces textes en premier. Les autres œuvres que nous
avons aujourd'hui se séparent en deux catégories. Il y a d'abord ce que nous appelons les
écrits de jeunesse qui remontent tous avant la « Phénoménologie de l'Esprit ». La seconde
catégorie comporte tous les textes provenant des cours universitaires que Hegel enseigna
à Heidelberg et à Berlin. Pour notre recherche, nous ne nous préoccuperons pas des écrits
de jeunesse parce que ceux-ci, quoique très intéressant pour comprendre l'origine et
l'évolution de la pensée hégélienne, n'exposent pas encore explicitement le système
philosophique de la maturité et qui seul compte pour nous ici. Quant aux œuvres de la
deuxième catégorie, la situation est plus complexe. D'une part, Hegel, alors qu'il
prononçait ses cours, possédait une pensée clairement définie et qui, pour l'essentiel, ne
changea plus. Cette même pensée se retrouve dans ses œuvres publiées. Cependant, il faut
garder à l'esprit que les œuvres qu'il édita furent écrites avec l'intention d'exposer son
système selon la plus grande authenticité et transparence possible. Pour les textes tirés de
ses cours, nous sommes en présence de deux intermédiaires entre nous et la pensée
hégélienne. En premier lieu, les étudiants qui transcrivirent ces cours et leurs notes sur
lesquels on se basa pour éditer les œuvres posthumes. De plus, même si ces étudiants
avaient écrit chacun des mots sortis de la bouche de Hegel lors de ses cours, ce qui, nous
pouvons le croire, semble très douteux, peut-être certaines explications que le professeur
y apporta pour éclairer un sujet difficile, certaines idées exprimées qui, dans le feu de
l'action, lui vinrent à l'esprit, auraient été rejetées au moment de la rédaction comme
n'étant pas appropriées ou manquant de rigueur systématique. De sorte que non seulement
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y a-t-il eu avant nous pour nous faire écran le choix délibéré d'un étudiant pour favoriser
certaines parties d'un cours, en laissant d'autres, peut-être tout aussi importantes, dans
l'ombre, mais aussi Hegel lui-même, qui, en tant que professeur, aurait possiblemment
poussé ses idées et ses explications plus loin qu'il ne se le serait permis en tant que
philosophe rédigeant une œuvre destinée à rester après sa mort. Pour cette raison, nous
favoriserons, dans notre mémoire, les œuvres publiées lors du vivant de Hegel.
Cependant, nous ne nous priverons pas d'éclaircir quelques idées par des renvois aux
textes tirés des notes de cours lorsque ceux-ci nous apparaîtront aller de pair avec la
pensée exprimée par les premiers.
Il ne nous reste plus qu'à justifier la division de notre mémoire. La question à
laquelle nous tenterons de répondre, « Comment est-ce possible pour un individu humain
de penser ? », nous semble reliée à deux autres questions. Comme nous l'avons expliqué
plus haut, le problème d'où provient notre questionnement surgit de l'incongruité qu'il y
ait présence d'une pensée universelle au cœur d'un être particulier. Logiquement, une
cause particulière, dans ce cas-ci l'individu humain, devrait produire un effet particulier.
Or, la pensée est universelle. Nous voyons donc que le problème tourne autour de
l'universalité de la pensée. Dès lors, notre premier chapitre aura à sa base la question
« Qu'est-ce que l'universalité ? ». Ensuite, nous nous pencherons sur ce que la pensée
signifie pour Hegel en nous demandant « Est-ce que la pensée est universelle ? ». Ce n'est
qu'une fois ces deux questions répondues que nous aborderons la relation entre un
individu humain et la pensée.
I

L'UNIVERSALITÉ

1) La certitude sensible

Nous examinerons d'abord les trois premiers chapitres de la « Phénoménologie de


l'Esprit » : « La certitude sensible », « La perception » et « Force et entendement ». Ces
trois chapitres correspondent à trois niveaux d'appréhension du monde extérieur par la
conscience. Durant le parcours de ces trois niveaux, la conscience fera constamment
l'expérience d'un universel, qui se déterminera différemment à chaque niveau. Comme
notre recherche implique le savoir de ce qu'est l'universalité pour Hegel, cette petite étude
des chapitres inauguraux de la « Phénoménologie de l'Esprit » semble nécessaire.
Le départ de cette grande odyssée de la conscience s'effectue avec l'analyse de la
certitude sensible, qui porte sur la caractéristique essentielle de cette conscience du monde
extérieur : son immédiateté. Cependant, la signification que Hegel donne aux termes
« immédiateté » et « immédiat » diffère de celle qu'on lui accorde dans le langage
courant. Le sens courant d'immédiat est empreint d'une couleur temporelle. Lorsque nous
utilisons quotidiennement le mot « immédiat », ce que nous exprimons, c'est le caractère
soudain d'un événement. « Il arriva immédiatement » signifie qu'il arriva au moment
même, presque instantanément. « Immédiat » renvoie donc, pour le langage populaire, à
« instantané ». Or, est instantané ce qui ne demande aucun intervalle de temps pour se
produire. Voilà ce que généralement l'on entend par « immédiat ». Cette signification
plutôt temporelle n'est pas celle que Hegel privilégie. Pour lui, « immédiat » se comprend
avant tout comme l'absence de toute médiation, quelle qu'elle soit. La médiation, pour
lui, s'insère entre deux choses pour venir les lier ensemble. Par exemple, nous employons
souvent le mot « médiat » pour désigner les différents médiums d'information comme les
journaux, ou les bulletins de nouvelles à la télévision. La raison de cette appellation réside
en ce que l'information que nous recevons nous est transmise par l'intermédiaire d'un
tiers, le journaliste. En effet, ce dernier vient, d'une certaine façon, s'interposer entre moi
et l'événement sur lequel porte l'information. Je n'ai aucun contact direct, immédiat, avec
l'événement. C'est grâce au journaliste que je puis en prendre connaissance. Remarquons
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d'ailleurs que le lien qui existe ici entre l'événement et moi est extrinsèque. Le
journaliste, par son critère d'objectivité, doit se détacher de l'événement et il n'entre en
contact avec moi que d'une manière fortuite. Il fait donc figure de médiation extérieure
entre deux termes, moi et l'événement. Un autre exemple de médiation, plus propre à la
pensée de Hegel, se retrouve à travers le raisonnement. Celui-ci se constitue d'un terme
majeur, d'un terme mineur et d'un moyen terme. À l'intérieur des deux prémisses, les
termes majeur et mineur sont reliés ensemble à l'aide du moyen terme, liaison
s'exprimant par la conclusion. Ce mouvement syllogistique pose une médiation entre la
mineure et la majeure, où l'élément médiateur est le moyen terme. De plus, un
raisonnement sera juste si la médiation entre la mineure et la majeure leur est interne,
c'est-à-dire si le moyen terme est essentiellement compris dans la définition des parties en
présence. Un raisonnement tel que «Tous les humains sont mortels, Socrate est un
humain, donc Socrate est mortel » est juste puisque l'humanité est essentiellement
comprise en la mortalité et en Socrate. Bref, le moyen terme d'un raisonnement logique
juste représente une médiation intérieure . Il existe encore une troisième signification à la
médiation. Souvent, Hegel parle de la médiation du concept. Ici, ce qui frappe, c'est qu'il
ne semble pas y avoir deux extrêmes entre qui la médiation s'effectuerait; il n'y est parlé
que d'un concept. Avec Hegel, un concept peut soit être vide, lorsqu'il s'oppose à ses
exemplifications extérieures, soit être plein, lorsque, au contraire, il les recueille en soi.
Opposer l'amour idéal à toutes les manifestations amoureuses réelles ou comprendre le
concept « arbre » comme une négation de tous les arbres particuliers, c'est posséder des
concepts vides. Cependant, prendre compte des relations amoureuses existant autour de
soi afin de se faire un concept de l'amour nous en donne un concept plein. Dans ce cas-ci,
nous pouvons dire que le concept « amour » fut médiatisé par ses exemplifications
extérieures. Sans trop entrer dans les détails, disons que pour Hegel, un concept se remplit
par lui-même; plus précisément, un concept se réalise lui-même aux travers de ses
manifestations. Un concept s'ayant ainsi médiatisé est un concept plein, alors qu'un
concept vide, ne s'étant pas médiatisé, est dès lors considéré comme un concept
immédiat, abstrait. Avec ces trois exemples, nous discernons mieux la signification

1
Pour une explication en profondeur du jugement et du syllogisme, voir HEGEL; Science de la logique
tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne; Paris; 1972; toute la section intitulée
« La subjectivité » pages 67 à 205
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hégélienne de l'expression « médiation ». L'immédiat se comprend alors comme


l'absence de médiation. Nous rejoignons ici la signification populaire de l'immédiateté,
puisque celle-ci constitue une absence de médiation temporelle.
Fort de cette compréhension de l'immédiateté, revenons à la figure de la certitude
sensible et demandons-nous pourquoi Hegel débute avec elle ? Cela revient au fond à
poser une autre question : Par où doit, en général, commencer une recherche
philosophique ? Hegel nous fournit une réponse au tout début de la « Science de la
Logique », à la section intitulée « Quel doit être le commencement de la Science2 ? ». Il y
montre que le commencement absolu de la science philosophique repose sur l'immédiat,
car seul l'immédiat ne possède aucun présupposé. Tout point de départ présupposant
quelconque notion ne serait pas immédiat mais plutôt médiatisé par cette présupposition.
C'est cette dernière qui constituerait le point de départ immédiat. En ce qui concerne la
Phénoménologie de l'Esprit, nous savons qu'elle est un examen de l'apparition de l'Esprit
aux travers de différentes figures de la conscience. Elle débutera donc avec la figure de la
conscience immédiate, qui est telle parce qu'il n'existe aucune médiation entre elle et son
objet, car toute conscience implique nécessairement un objet. Cette conscience
immédiate, Hegel la nomme « certitude sensible ». Si cette conscience est certitude, c'est
parce qu'elle s'identifie complètement avec son objet. D'une certaine façon, entre cette
conscience et son objet, il n'y a nul espace; les deux sont littéralement collés l'un sur
l'autre. De plus, cette conscience est singulière. Elle appartient à un individu singulier et
fini.
À présent, examinons cet objet sensible. Il représente pour la conscience
l'essentiel, le vrai, puisque, selon elle, il ne varie jamais. Qu'il y ait présence ou non
d'une conscience, l'objet reste toujours le même. L'essence, la vérité, du savoir sensible
réside en lui. Tout comme la conscience, l'objet est lui aussi immédiat, c'est-à-dire
singulier. Il ne faut cependant pas le concevoir comme une chose singulière, tel ce crayon-
ci ou cette tasse-là, car une chose possède des parties, des caractéristiques qui entrent en
relation avec d'autres choses. Bref, une chose n'est pas un objet immédiat mais est déjà le
produit de plusieurs médiations. Hegel emploie le terme « ceci » pour désigner l'objet

HEGEL; Science de la logique tome I. traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne; Paris;
1972; pages 39 à 52
m

singulier et immédiat de la certitude sensible. Un peu plus haut, nous avons expliqué
qu'avec l'immédiateté venait aussi l'abstraction, la pauvreté d'un concept ou d'un objet.
Cela semble aller à l'encontre du ceci, car rien ne nous apparaît plus concret, plus gorgé
de richesses que le monde sensible. Voyons alors quels trésors ce monde de la certitude
sensible recèle. Si nous prenons les objets sensibles qui nous environnent et que nous les
comprenons comme autant de « cecis » immédiats, nous découvrons, à notre grande
surprise, que nous ne pouvons strictement rien affirmer à leur propos, excepté qu'ils sont,
car si nous allons plus loin et que nous affirmons, par exemple, que ceci est un arbre, nous
dérogeons au caractère immédiat du ceci qui veut qu'il ne soit pas une chose. Nous ne
pouvons même pas affirmer que ceci est vert, ou que ceci est rond, puisqu'un ceci ne
possède aucune propriété, vu qu'une propriété est déjà une médiation. Tout ce que nous
pouvons légitiment conclure du ceci est son être : « ceci est », et rien de plus. La vérité de
la certitude sensible, qui réside en son objet, est donc l'être en général, l'objet le plus
vide, le plus pauvre et le plus abstrait qui soit. Nous voyons ainsi un objet qui nous
apparaissait d'abord comme concret et singulier devenir finalement un objet abstrait et
universel, l'être.
Afin de mieux comprendre ce passage de l'objet le plus singulier à l'objet le plus
universel, Hegel décompose le ceci en ces deux caractéristiques premières : l'Ici et le
Maintenant3. Attardons-nous au Maintenant. Pourtant l'un des phénomènes les plus usuels
qui soit donné à l'humain, le temps n'en demeure pas moins, par son inexpugnable
fluidité, l'un des plus mystérieux. Jamais il ne cesse de s'écouler, et c'est pourquoi il nous
semble indéfiniment divisible. Chaque portion de temps, aussi minime que vous
l'imaginiez, est toujours encore divisible. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le
Maintenant, l'instant ponctuel à la base du temps, se définit comme, d'un premier côté,
toujours autre que lui-même, alors que d'un second côté, il est bel et bien à chaque instant
le même. Par exemple, ce maintenant-ci est après-midi. Cependant, lorsque je dégusterai
mon souper, le maintenant-ci sera soirée. Nous comprenons alors que le Maintenant en
tant qu'après-midi est autre que le Maintenant en tant que soirée, bien que l'après-midi et

3
Cela ne contredit pas que tout ce qui puisse s'affirmer du ceci immédiat soit son être, car l'être immédiat
inclut le caractère temporel et spatial. Dire « ceci est ici et maintenant » n'ajoute aucune propriété au ceci
mais ne décrit qu'un état de fait. Que le ceci soit implique nécessairement qu'il soit ici et maintenant, car
nous avons ici affaire à un ceci sensible.
11

la soirée soient tout autant chacun Maintenant. Plus précisément, Maintenant peut être
autant l'après-midi que la soirée parce qu'il est complètement indifférent à toutes
déterminations temporelles quelles qu'elles soient4. Ces exemples nous indiquent le
caractère fugace du Maintenant. Dès que vous tentez de le figer en un instant déterminé,
le Maintenant vous échappe et se transforme à nouveau en un second instant, et ainsi de
suite indéfiniment. Si le Maintenant fuit ainsi toute fixation, c'est parce qu'il n'est aucun
de ces instants déterminés. Il est entièrement indifférent au Maintenant de se déterminer
en tel ou tel instant temporel. C'est à propos du Maintenant que Hegel nous donne une
première définition de l'universel : « Ce genre de chose simple qui est par négation, qui
n'est ni ceci ni cela, ce genre de « pas ça » auquel il est tout aussi indifférent d'être ceci
aussi bien que cela, nous la disons universelle »5. Tout comme le Maintenant, l'Ici
s'affirme de divers endroits. LTci consiste autant en cette chaise qu'en ce tiroir. Il est à la
fois les deux et aucun d'eux. Bref, l'Ici et le Maintenant sont des universaux, ce qui
signifie que le ceci aussi est un universel, puisque le Maintenant et l'Ici sont ses
composantes. Voilà expliqué la constitution universelle et abstraite du ceci, de l'être, qui
nous apparaissait auparavant comme concret et singulier.
Si vous le permettez, nous nous attarderons un moment sur cette première
définition de l'universel afin de bien entrevoir tout ce qu'elle implique. Pour ce faire,
nous nous servirons d'une autre définition que donne Hegel après avoir montré que l'Ici
est, pour les mêmes raisons que celles avancées lors de l'analyse du Maintenant, lui aussi
un universel : « Le ceci s'avère de nouveau être une simplicité intermédiée, ou encore :
une universalité » . Comparons ces deux définitions; l'une explique l'universel en deux
mots alors que l'autre prend deux lignes. Au niveau de la certitude sensible, l'universel
est donc une «simplicité intermédiée». À «simplicité», j'associe tout le premier
membre de la première définition « Ce genre de chose simple qui est par négation, qui
n'est ni ceci ni cela », et à « intermédiée » le dernier membre « ce genre de « pas ça »,
auquel il est tout aussi indifférent d'être ceci, aussi bien que cela ». Pourquoi ces deux
universaux que sont le Maintenant et l'Ici sont dits simples ? Dans l'examen de ceux-ci,

Notons que les exemples utilisés ici, ainsi que ceux de Hegel, sont plus que d'immédiats cecis. Aussi ne
sont-ils que des exemples illustrant la configuration même de l'Ici et du Maintenant.
5
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 19.91; page 94
6
Idem, page 95
12

Hegel a montré que jamais ils ne s'identifiaient avec leurs nombreuses exemplifications
extérieures. Le Maintenant n'est pas le jour, il n'est pas non plus la nuit, ni le soir, ni le
matin. L'Ici n'est pas l'arbre, ni l'arrêt d'autobus, ni la maison non plus. L'Ici et le
Maintenant ne sont rien de plus qu'eux-mêmes, et c'est la raison pour laquelle Hegel les
qualifie de simplicité. Ils ne peuvent pas être complexes puisque rien ne les constitue si ce
n'est eux-mêmes. Un objet est dit complexe lorsqu'il comporte plusieurs parties dont les
relations sont multiples et variées, alors que les seules parties qui entreraient dans la
composition de l'Ici et le Maintenant, leurs différentes exemplifications extérieures, sont
justement niées par eux. Généralement, l'acte de nier quelque chose relève d'une volonté,
ce que ne sont pas nos deux universaux. Ceux-ci ne choisissent évidemment pas de nier
leurs exemplifications, mais ils possèdent plutôt cette négation à même leur être. C'est
pourquoi Hegel associe, dans le premier membre de la première définition, simplicité et
négation. L'Ici et le Maintenant, parce qu'ils sont simples, sont conséquemment des
négations de leurs exemplifications.
Apparaît ici, pour la première mais non la dernière fois, le fameux thème hégélien
de la négation. On le retrouve un peu partout à travers les textes de Hegel. Il en a fait la
pierre angulaire de toute sa pensée. S'embarquer dans une explication complète et
approfondie des significations diverses, et pourtant toutes ancrées à la même racine, de la
négation serait une aventure par trop longue et hardie pour le but de cette courte étude.
Cependant, nous brosserons une rapide esquisse de toute la richesse conceptuelle de ce
thème en la décrivant par différents exemples. D'abord, la négation représente bien pour
Hegel cet acte volontaire de nier une réalité, dont nous parlions à l'instant. Douter de
l'existence d'un objet, ou encore s'assimiler une pomme en la dévorant sont des
négations. Dans un sens plus ample, l'existence seule de deux objets consiste, pour
chacun de ces objets, en une négation, car l'unité, l'individualité d'un objet se trouve à
nier, en quelque sorte, celle tout aussi présente chez l'autre objet. L'unité de l'un
s'oppose, contredit, nie celle de l'autre. Par contre, ce type de négation est purement
externe, puisque aucun des deux objets n'entre en relation directe avec l'autre. Ils se
contentent d'afficher leur indépendance mutuelle. Cette négation est plus une indifférence
qu'une réelle relation de contrariété. Le lien qui existe entre, d'une part, l'Ici et le
Maintenant, et, d'autre part, leurs exemplifications extérieures relève d'une telle négation.
[3

Un autre exemple se rencontre avec les diverses qualités d'un objet. Que la rose soit rouge
nie la possibilité qu'elle soit d'une autre couleur. Toutes les qualités de la fleur, sa
couleur, son odeur, sa grandeur, etc. nient les possibilités qu'elle existe différemment.
Que je sois déterminé comme humain et américain nient ma possibilité d'être éléphant ou
européen. D'ailleurs, plus cette détermination sera essentielle, plus la négation sera
profonde. Je ne pourrai jamais devenir un éléphant, alors que si je reste une certaine
période de temps en Europe, je deviendrai européen. Autre exemple : le désir manifeste
d'une façon plus vivante encore la négation, puisque tout désir naît d'un manque. Or, le
manque est une limitation de mon être; ce que je manque, je ne le possède pas, ou encore
ce qui me manque m'est nié. Nous voyons qu'ici, la négation n'est rien d'abstrait, qu'elle
n'est pas qu'une catégorie logique. Au contraire, pour Hegel, la négation est directement
reliée à notre existence, notamment à travers le désir. N'y a-t-il rien de plus réel, de plus
vrai, que la faim qui tenaille les entrailles ? Ajoutons que la faim permet une claire
compréhension de ce que Hegel nomme « la négation de la négation ». Chaque négation
peut se voir elle-même niée, ce qui résultera en une affirmation. Dans le cas de la faim,
première négation, elle est niée par l'absorption de nourriture, qui constitue justement la
seconde négation, absorption qui conduit à la conservation, autrement dit l'affirmation, de
mon être en son intégrité. Nous arrêterons ici la liste de nos exemples en ce qui concerne
la négation. Elle est suffisamment exhaustive pour montrer à quel point cette notion
permet à Hegel d'expliquer et d'unifier un nombre élevé de phénomènes variés.
Ayant étudié la signification du terme « simplicité », ayant examiné différents
exemples de négation, car nous associâmes celle-ci à la simplicité de nos universaux, il
nous reste encore à analyser le dernier membre de la première définition, « ce genre de
« pas ça », auquel il est tout aussi indifférent d'être ceci, aussi bien que cela », que nous
avons relié au mot « intermédiée » de la deuxième définition, qui caractérisait
l'universalité comme une « simplicité intermédiée ». Le Maintenant et l'Ici ne sont
aucune de leurs exemplifications extérieures, avons-nous dit. Or, c'est justement pourquoi
nous les retrouvons au travers de celles-ci. Le Maintenant n'est ni la nuit, ni le matin.
Voilà pourquoi il est à la fois nuit et matin. Même chose dans le cas de l'Ici. Remarquons
que l'être, en tant qu'être, se retrouve dans la même situation. Rien qui n'existe n'est
l'être pur, puisque toute chose est déterminée, alors que l'être pur est entièrement
14

indéterminé. Cependant, l'être pur, en tant qu'être, se retrouve aussi en toute chose,
puisque toute chose est. Il n'empêche que cette qualité du Maintenant et de l'Ici, qu'ils se
retrouvent au travers de toutes leurs exemplifications extérieures alors qu'ils ne sont
aucune d'elles, apparaît paradoxal. Ce paradoxe se résout si nous examinons de plus près
le type de négation que représente le Maintenant et l'Ici. Hegel parle d'indifférence pour
qualifier la relation qu'entretiennent l'Ici et le Maintenant avec leurs exemplifications.
De par leur simplicité, leur relation simple à eux-mêmes, l'Ici et le Maintenant sont
indépendants de leurs exemplifications, ils ne possèdent aucune relation avec celles-ci.
Or, une relation d'indépendance est la négation d'une dépendance. L'Ici et le Maintenant,
parce qu'ils sont simples et indépendants, nient toute dépendance envers leurs
exemplifications extérieures; ils leur sont, d'une certaine façon, indifférents. Ce type de
négation ne doit pas être confondu avec une négation exclusive, comme celle entre le feu
et l'eau, une négation s'exprimant logiquement par le « ou bien ... ou bien ». La négation
entre nos deux universaux et leurs exemplifications n'exclut pas une certaine coexistence
de l'un dans l'autre, exactement parce que l'un et l'autre sont mutuellement indifférents,
car les exemplifications extérieures de l'Ici et du Maintenant leur sont tout autant
indifférentes. Nous pourrions illustrer leur relation par celle présente entre une éponge et
l'eau qu'elle absorbe. En effet, l'eau et l'éponge peuvent cohabiter ensemble, tout en
gardant leur identité propre. L'eau, lorsque absorbée, ne se transforme pas en l'éponge.
Vous n'avez qu'à presser cette dernière pour que l'une et l'autre redeviennent
indépendants. Tout ceci explique pourquoi et comment nos universaux sont dits
intermédiés par leurs exemplifications extérieures.
Après avoir analysé l'objet de la certitude sensible, le ceci, et constaté qu'il n'était
rien de particulier, alors qu'il se donnait tel au début, mais qu'il était plutôt ce qu'il y
avait de plus universel, Hegel se retourne dès lors vers l'autre pôle du savoir sensible : la
conscience. Tout savoir, quel qu'il soit, met enjeu deux protagonistes : une conscience et
un objet. Durant tout le premier moment de la certitude sensible, la conscience s'oublia
elle-même pour faire place à l'objet, car c'est à ce dernier qu'elle accordait tout
l'importance puisqu'elle le considérait comme l'essence de la relation. Elle se voyait
comme accidentelle vis-à-vis l'objet. Cependant, ayant fait l'expérience que son objet ne
se donnait pas à elle tel que prévu, c'est-à-dire qu'au lieu de se donner comme un objet
L5

particulier il se présentait désormais comme un objet des plus universel, la conscience en


vint à le déposséder de son titre d'essence pour se l'adjuger à elle-même. À présent, le
terme essentiel de la certitude sensible devient la conscience, ce qui signifie que le savoir
sensible sera savoir particulier non pas parce que son objet est tel mais parce que la
conscience de cet objet, elle, est particulière. La vérité de ce savoir proviendra de la
conscience, non de l'objet.
Par contre, dès que nous nous mettons à examiner cette nouvelle relation entre la
conscience et son objet, nous remarquons que la conscience connaît les mêmes
changements que le Maintenant et l'Ici ont connu avant elle. Lorsque Je suis conscient
d'une pomme devant moi et qu'ensuite Je me lève et aperçois une plante, le Je qui est
conscient reste le même. Peu importe le contenu de son savoir, et par contenu nous
entendons les différents objets, telle une pomme, un arbre ou une personne, Je restera
toujours le même, simplement lui-même. Dit en d'autres mots, Je est indifférent aux
objets dont il est conscient. Or, ces deux caractéristiques fondamentales du Je, sa
simplicité et son indifférence, font de lui une simplicité intermédiée, ou encore, un
universel : « Le Je n'est qu'une chose universelle de même que Maintenant, Ici ou Ceci en
général »7; et tout comme eux, le Je, bien qu'il ait voulu se donner comme un particulier,
se présente maintenant comme un universel. Le savoir sensible dont il était l'essence perd
lui aussi sa particularité et devient à nouveau le savoir d'un universel.
Un dernier examen de la certitude sensible, qui nous fournira une précision quant à
la définition du ceci déjà rencontré, reste à effectuer. D'abord, nous avons examiné le
savoir sensible dont l'essence était l'objet. Ensuite, nous nous sommes attardés à celui où
la conscience prenait place d'essence. Dans les deux cas, il s'est avéré que l'essence
propre au savoir sensible n'était pas particulière mais plutôt universelle. Cependant, une
autre et dernière possibilité existe : celle où l'essence de la certitude sensible n'est ni
posée comme la conscience ni comme l'objet, mais comme telle certitude sensible
particulière, comme telle relation particulière entre un Je-ci particulier et un ceci-ci
particulier. Ce qui compte essentiellement dans cette relation n'est nullement le Je-ci ou le
ceci-ci, mais la relation elle-même.

7
Idem; page 96
[6

Pour analyser ce troisième et dernier savoir sensible, nous nous devons, comme le
dit bien Hegel, aller à lui, puisque ce savoir ne peut pas sortir de sa particularité.
Installons-nous alors à l'intérieur de ce savoir et demandons-lui de nous indiquer son
objet. Il ne pourra nous le nommer, car, premièrement, nous avons vu que le ceci n'est pas
une chose, et il n'y a de mots que pour les choses. Deuxièmement, et ce fait est beaucoup
plus notable, dès que nous utilisons un mot, nous exprimons déjà un universel, puisque la
signification d'un mot pointe vers l'universel. Lorsque je dis « crayon », je ne signifie
nullement tel crayon-ci ou tel crayon-là. La signification du mot « crayon » ne renvoie à
aucun crayon particulier mais plutôt à ce qui définit tous les crayons particuliers, à leur
définition universelle. On pourrait opposer que le nom propre signifie un particulier,
seulement, nous comprenons un nom comme possédant une définition universelle, alors
que les noms propres sont indéfinissables. Ainsi, pour ces deux raisons, il est impossible
pour un savoir sensible particulier de nous dire son objet. Nous lui demandons tout au
moins de nous le désigner. Pour ce faire, il ne peut que nous le pointer du doigt. Comme
l'objet pointé est un ceci-ci, ou encore un ceci immédiat, ses deux caractéristiques sont le
Maintenant-ci et l'Ici-ci. Nous pouvons donc dire que le savoir sensible pointe un
Maintenant-ci et un Ici-ci. Examinons à présent ce mouvement de désignation. Lorsqu'il
nous désigne un Maintenant-ci, au même moment ce Maintenant-ci n'est plus. Le
Maintenant-ci désigné par le savoir sensible particulier a toujours été, jamais il n'est. Ce
mouvement de désignation, Hegel le décortique en trois moments8. D'abord le
Maintenant-ci est affirmé comme vrai et étant, mais lors même de sa désignation, il se
trouve que le Maintenant-ci est toujours passé, que jamais il n'est, ou encore qu'il est
toujours aboli, comme le dit Hegel. Ensuite, le savoir sensible affirme cette conclusion
précédente, que le Maintenant-ci a toujours été, et du même coup il abolit sa première
affirmation. Finalement, le savoir sensible abolit de nouveau cette deuxième affirmation,
puisque ce qui a été n'est pas, et que le Maintenant-ci est. Cette deuxième abolition abolit
elle-même la première, c'est pourquoi elle revient à la même position que celle du
moment initial, où le Maintenant-ci est affirmé être. Cependant, cet être du Maintenant-ci
n'est pas tout à fait pareil à l'être du premier Maintenant-ci. Celui-ci était un être
immédiat alors que le Maintenant-ci auquel aboutit le mouvement de désignation est un

Idem; page 97
17

être aboli, un être qui connu et surmonta la médiation, un être qui, en lui-même et dans sa
simplicité, est intermédié : « Le mouvement de désignement est donc lui-même le
mouvement qui énonce ce que le Maintenant est en vérité; savoir, un résultat, ou encore,
le résumé d'une pluralité de Maintenant; et désigner, c'est découvrir que Maintenant est
quelque chose d'universel »9. Tout comme pour les analyses précédentes, les mêmes
conclusions s'imposent selon les mêmes arguments pour l'Ici.
Un peu plus haut, nous avons ressorti une première définition de l'universel
comme étant une « simplicité intermédiée ». Lors de notre explication, nous avons vu
qu'il existait une négation entre, d'un côté, l'Ici et le Maintenant et, de l'autre, leurs
exempliflcations extérieures. Cette négation provenait d'une indifférence mutuelle entre le
Maintenant ainsi que l'Ici et leurs exempliflcations. Pour nos deux universaux, c'était leur
simplicité, leur pure relation avec eux-mêmes, qui provoquait leur indifférence. Nous
avons dit à ce moment que c'était justement parce qu'ils étaient indifférents que l'Ici et le
Maintenant étaient intermédiés par leurs propres exempliflcations extérieures, et donc que
cette médiation ne contredisait pas le caractère immédiat de l'Ici et du Maintenant, que la
négation entre eux et leurs exempliflcations n'affectait en rien leur simplicité, qu'elle
n'était qu'une négation externe.
Cette explication n'est désormais plus entièrement valide. Notre examen du
troisième aspect de la certitude sensible a montré que la simplicité de nos deux universaux
n'était pas immédiate mais médiatisée. Bien qu'il y ait eu médiation par les
exempliflcations extérieures, à présent cette médiation s'est insérée à même nos deux
universaux. L'universel n'est plus un être immédiat mais possède en sa simplicité même
sa médiation, ou encore, l'universel est un être aboli. Comme l'abolition est une notion
clef chez Hegel, étudions-la attentivement. L'abolition se comprend comme un type de
négation, ou comme la négation elle-même en son sens le plus véritable. Hegel l'aborde
rapidement lors de son Introduction10, lorsqu'il explique le cheminement que la
conscience connaîtra durant toute la « Phénoménologie de l'Esprit ». Il y affirme que les
figures de la conscience qui y viendront se succéder et se nier ne sont pas purement
négatives car elles sont toutes une négation déterminée, c'est-à-dire qu'elles sont la

9
Idem, page 98
10
Idem, pages 79 à 90
18

négation de la figure qui les précède, que cette figure précédente est le contenu, la
détermination de la négation qu'est la figure suivante. La négation n'est jamais un néant
intégral mais «est précisément le néant de ce dont il résulte»11. La négation ainsi
déterminée se révèle toujours comme un résultat, jamais comme un point de départ, qui
est, lui, toujours immédiat. De plus, la négation, comprise comme abolition, ne détruit pas
ce sur quoi elle porte, au contraire, elle le conserve. Si nous reprenons le mouvement de
désignation, nous avons vu qu'il consistait en trois moments. Lors du premier, une
première négation intervenait, dont le contenu était l'être du Maintenant-ci, contenu qui
se voyait nié parce qu'étant toujours passé, ayant toujours été. Au second moment, cette
négation était affirmée pour finalement être elle-même niée au troisième moment. Le
contenu de cette deuxième négation était ainsi la première négation, et donc l'annulait
pour réaffirmer l'être du Maintenant-ci. L'être du premier moment, le contenu de la
négation, se conserva durant le mouvement de désignation, non en tant que tel mais
comme être aboli. Le propre de cet être aboli réside en ce qu'il soit autant lui-même que
sa négation. L'être aboli contient soi-même et son autre, sa négation, alors que l'être du
premier moment, loin de contenir son autre, s'opposait, de manière indifférente, à lui.
Dans son autre, l'être aboli est en lui-même; dans sa relation avec son autre, il n'est en
relation qu'avec lui-même, il ne se réfléchit, à travers son autre, qu'en soi-même : «
...[l'être aboli] est au contraire justement quelque chose de réfléchi en soi, un moment
simple qui demeure dans l'être-autre ce qu'il est... »12. Parce que l'être aboli du
Maintenant contient sa propre abolition, son autre, la médiation qui lui revient, n'est plus
externe, accidentelle, indifférente; elle est essentielle, interne à sa simplicité. Autrement
dit, le Maintenant, comme l'Ici, ne s'oppose plus à leurs manifestations extérieures. Ils les
contiennent en eux-mêmes. Le Maintenant est autant une heure, qu'un jour ou qu'une
minute; l'Ici est aussi bien un côté que l'autre, autant en haut qu'en bas. Cette nouvelle
définition de l'universel comme simplicité abolie rappelle et explique ce que nous disions

1
' Idem, page 84
12
Idem, page 98; L'abolition est aussi abordée au tout début de la Science de la Logique alors que Hegel
discute du devenir, comme abolition de l'être et du néant. Il y est écrit ( précisons que Labarrière et Jarczyk
traduisent « aufheben » par « sursumer » et non « abolir ») : « Le néant est Vimmédiat; un sursumé en
revanche est un médiatisé, il est le non-étant, mais comme résultat qui est sorti d'un être. Par conséquent il a
encore en lui la détermination dont il provient » et « C'est ainsi que le sursumé est en même temps un
conservé, qui a seulement perdu son immédiateté, mais n'a pas disparu pour autant » (HEGEL; Science de
la logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne; Paris; 1972; page 81).
!')

au sujet du Maintenant, au début de notre discussion à propos du temps en général, que


nous avions caractérisé comme toujours autre que soi-même bien qu'étant aussi toujours
le même.
Durant cette analyse de la troisième forme du savoir sensible, celle où la relation
entre le sujet et l'objet est considérée comme l'essentielle, nous pouvons avoir
l'impression que Hegel s'attache beaucoup plus à l'objet, au Maintenant ou à l'Ici, qu'à la
relation elle-même. Cependant, bien qu'il semble tirer des conclusions au sujet du
Maintenant et de l'Ici seulement, ces conclusions s'appliquent autant au Ceci, puisque ce
dernier est le composé du Maintenant et de l'Ici, et au Je, car c'est à travers son
mouvement de désignation que l'on découvre l'être aboli. Bien plus, Hegel associe et
identifie ce mouvement à l'être du Maintenant : « Le désignement est donc lui-même le
mouvement qui énonce ce que le Maintenant est en vérité...» 13 . L'être aboli du
Maintenant est la même chose que le mouvement de désignation du Je universel. On
aperçoit ici un rapprochement entre l'être du sujet et celui de l'objet, rapprochement qui
préfigure déjà l'adéquation finale et totale du sujet et de l'objet, qui se situe au dernier
chapitre intitulé « Le savoir absolu ». D'ailleurs, nous retrouverons cette adéquation avant
longtemps et nous devrons en reparler.
Voilà notre étude du premier chapitre de la « Phénoménologie de l'Esprit »
terminée. Nous y avons vu l'immédiat, le ceci sensible particulier, trouver son fondement,
sa vérité, dans l'universel, que nous pouvons provisoirement décrire comme une
simplicité abolie et intermédiée. C'est à partir de ce nouvel objet pour la conscience que
se développera la deuxième figure : « La Perception ».

Idem
20

2) La Perception

L'objet de la certitude sensible était l'immédiat, le ceci, qui, au cours de l'analyse


phénoménologique, trouva sa vérité dans un nouvel objet : l'universel simple. Ce dernier
advint pour nous à partir du ceci sensible. Par contre, pour la consciente percevante, il se
présente comme un tout nouvel objet, en vertu du fait qu'à chaque nouvelle figure de la
conscience, celle-ci oublie ses expériences précédentes et considère son objet comme
premier. De plus, l'identité entre le mouvement de désignation et l'être du ceci nous a été
révélée à travers la certitude sensible. Au stade de la perception, le mouvement de
désignation devient l'activité percevante elle-même, activité non plus d'un Je particulier
mais universel, alors que le ceci, similaire au mouvement de désignation mais sous la
modalité de la simplicité, de la stabilité, devient l'objet perçu, un universel simple : «
L'objet, quant à l'essence, est la même chose que ce qu'est le mouvement; le mouvement
est le déploiement et la différenciation des moments, l'objet est leur somme et résumé »14.
Ainsi l'objet et l'activité percevante sont, pour nous, tout autant essentiels à la perception,
cependant que pour la conscience, l'objet, en tant qu'il est simple et stable, est considéré
comme l'essentiel alors que l'activité percevante, elle, retourne de l'accidentelle, de ce
« qui peut être ou bien ne pas être »15.
Examinons à présent le développement dialectique de cet universel simple. Tout
d'abord Hegel expose ses moments dialectiques constitutifs. Soulignons que cet universel
naquit d'une négation du ceci sensible. Il est donc un universel sensible, puisque, comme
nous l'avons vu précédemment, toute négation véritable est aussi conservation. En
d'autres mots, le sensible est conservé à travers cet universel. La conscience percevante a
toujours affaire au sensible, seulement elle ne le considère plus comme un ceci immédiat,
mais plutôt comme une chose avec des propriétés. Ainsi, l'universel simple qui représente
l'objet de la perception est la chose et ses propriétés.
La chose, en tant qu'universel simple, possède « la médiation, ou encore, le
négatif chez [elle-même] »16. Ce négatif s'exprime immédiatement comme une
détermination, c'est-à-dire une propriété déterminée. Ces propriétés sont elles-mêmes

14
Idem, page 103
15
Idem, page 104
16
Idem
21

universelles, car elles appartiennent à un universel, la chose. Comme elles sont


universelles, chaque propriété est une pure et libre relation avec elle-même, indifférente à
toutes les autres propriétés. À la chose correspond aussi cette caractéristique de simple
relation à soi indépendante des propriétés. Considéré selon l'aspect positif de
l'universalité, la chose apparaît comme un médium universel qui, parce que libre et
indifférent aux propriétés, les contient en son sein. Ces dernières, puisque indifférentes
elles aussi les unes aux autres, n'opposent aucune résistance à cohabiter ainsi dans une
même substance universelle. La chose est « le médium au sein duquel ces déterminités
sont toutes et donc s'interpénètrent en elle comme en une unité simple, sans cependant se
toucher »17. Selon ce point de vue, une chose, par exemple une tasse, est cylindrique, et
aussi bleu, et aussi lisse, et aussi froide, etc. La chose, comme médium universel, est
exprimé par ce « et aussi ».
Par contre, la chose ne relève pas uniquement d'un caractère universel; elle
comporte tout autant celui de la négativité. Bien que les propriétés de la chose soient
universelles, il n'en demeure pas moins que ces propriétés sont aussi des propriétés
déterminées. Comme telles, chaque propriété se réfère négativement aux autres, c'est-à-
dire qu'elle s'oppose à elles et les nie. Selon cet autre aspect, une propriété s'identifie
immédiatement avec la chose à laquelle elle appartient, car cette dernière, n'étant plus un
médium universel, se comprend dès lors comme une unité négatrice, un « Un exclusif»,
bref une chose non plus universelle mais singulière, possédant ses propres propriétés
déterminées.
Voilà donc résumés les moments constitutifs de l'universel simple de la
perception. D'abord, elle est le médium universel, à travers duquel les diverses propriétés
sont contenues. En second lieu, la chose s'exprime comme unité exclusive possédant
immédiatement des propriétés déterminées. Finalement, la chose de la perception est,
nous dit Hegel, « les nombreuses propriétés elles-mêmes » . Une chose est à la fois un
« aussi » universel qu'un « Un » exclusif et singulier parce que les propriétés elles-mêmes
qui la constituent sont selon cette double modalité. Ce que Hegel explicite ici, c'est
l'ambiguïté propre à toute propriété. Reprenons l'exemple de la tasse. Nous avions dit

Idem, page 105


Idem; page 106
22

qu'elle était de couleur bleue. Or, cette couleur ne s'applique pas seulement à cette tasse;
il existe une pluralité d'autres choses qui sont bleues. Ainsi, le bleu, comme toute autre
couleur, possède une certaine universalité puisqu'il peut se dire à propos de différentes
choses. Cependant, l'universel bleu, le bleu en soi, l'idée du bleu, appelez-le comme vous
le souhaitez, n'est jamais visible en lui-même; c'est toujours à l'occasion d'une chose
particulière que nous l'apercevons. Nous comprenons donc que Hegel accorde aux
propriétés les caractères contradictoires de l'universalité et de la singularité :

« L'universalité sensible, ou l'unité immédiate de l'être et du négatif, est seulement alors


ainsi propriété, dans la mesure où l'Un et l'universalité pure sont développés à partir d'elle et
sont distingués l'un de l'autre, et où elle les réunit conjointement; c'est seulement cette
relation de l'universalité sensible aux purs moments essentiels qui achève la chose. »19

Une fois les caractères constitutifs de la chose exposés, Hegel examine la relation
entre la chose et la conscience percevante. N'oublions pas que cette conscience n'est plus
un Je-ci singulier mais un Je universel. Le comportement de la conscience dans cette
relation consiste uniquement à appréhender la chose et rien de plus. En effet, la chose
représente pour la conscience l'essence de la relation, le pôle véritable, constant et
identique à soi, alors qu'elle se comprend comme le contingent et le changeant. C'est
pourquoi, dans le contact entre elle et la chose, elle ne veut rien modifier et laisser la
chose telle qu'elle est dans sa vérité. La conscience percevante s'efforce à n'être que pure
appréhension, sans plus ni moins. De plus, comme la chose est l'identique à soi, son
critère de vérité sera celui de la non-contradiction. Ainsi, si jamais la conscience perçoit,
lors de son appréhension, une inadéquation de la chose avec elle-même, elle en portera le
blâme, car la conscience se sait cause possible d'erreurs de perception.
À présent, voyons le cheminement qu'effectue la conscience dans sa relation avec
la chose. Évidemment, ce cheminement sera ponctué par les différentes caractéristiques
de la chose elle-même. Seulement, ces caractéristiques ne sont encore que pour nous, car
la conscience, elle, s'apprête tout juste à en faire l'expérience. D'abord, la chose se
présente à elle comme purement « une », singulière. Cependant, la conscience y perçoit
une propriété qui, puisqu'elle se retrouve sur plusieurs choses, est universelle. D'après ce

Idem, page 106


23

caractère universel, la conscience considère alors la chose comme une communauté, ou


encore une continuité, de différentes propriétés. Or, la conscience en vient à s'apercevoir
que la propriété est déterminée, et qu'ainsi elle s'oppose et exclue d'autres propriétés
déterminées. L'appréhension précédente de la chose n'était donc pas adéquate, et la
conscience percevante la conçoit maintenant comme une unité exclusive, un « Un
disjoint ». Par contre, cet Un disjoint contient en lui-même plusieurs propriétés
déterminées qui n'entrent pas en opposition, ce qui amène alors la conscience à
caractériser la chose de médium collectif universel où plusieurs propriétés déterminées se
retrouvent. Finalement, il n'en reste pas moins que ce que la conscience appréhende est
aussi telle propriété singulière, qui ne peut pas se retrouver dans un médium universel, car
alors elle perdrait sa relation d'opposition aux autres propriétés, en leur étant indifférente.
À ce moment, nous dit Hegel, la conscience percevante retombe au niveau du savoir
sensible, où la propriété singulière devient un ceci sans aucune médiation, d'où la
conscience reviendra nécessairement à la perception.
Une fois tout ce parcours effectué, la conscience découvre que le résultat de son
appréhension pure de la chose produisit une dissolution de cette même appréhension. Elle
s'avéra fausse, c'est-à-dire qu'elle échoua à véritablement saisir la chose et qu'au
contraire la conscience fut retournée vers elle-même, fut réfléchie en soi-même. Sachant
cette réflexion en soi-même comme faussant son contact avec la chose, la conscience
prendra sur elle-même la fausseté qui s'inséra dans son appréhension, pour garder la
chose dans sa pure vérité. À cette étape, la conscience, de simple passivité qu'elle était
dans l'appréhension précédente, devient active, en séparant l'appréhension de la chose de
sa propre réflexion, pour ainsi corriger sa perception et garder la chose exempte de toute
fausseté.
La conscience entame donc une fois de plus le cheminement perceptif de la
relation entre elle et la chose. Tout comme précédemment, la chose se présente comme
« Une ». La conscience se doit de la préserver comme telle; toute inadéquation
subséquente sera le fruit de sa réflexion. Or, à même cette unité exclusive qu'est la chose
surgissent diverses propriétés sensibles déterminées. La conscience se porte donc
responsable de cette diversité en ce que la chose une, par exemple, n'est blanche que pour
l'œil, sucrée que pour sa langue, rugueuse que pour sa main, etc. De cette manière, la
24

caractéristique de médium universel contenant les propriétés sensibles tombe en la


conscience et l'unité exclusive reste sauve.
Cependant, les différentes propriétés que la conscience assume comme produites
par sa réflexion sont toutes déterminées, au même titre d'ailleurs que la chose qui se
détermine elle-même comme « Une » et s'oppose aux autres choses. Or, ce n'est pas avec
cette détermination « Une », seule détermination qui appartienne en soi à la chose, que
celle-ci peut exclure les autres choses. Au contraire, en tant qu' « Une », toutes les choses
s'identifient et perdent plutôt leur caractère d'unité exclusive. Ainsi, afin de préserver son
unité exclusive, la chose acquiert une détermination propre, une propriété à elle. « Dès
lors, nous dit Hegel, que la propriété est propriété propre de la chose, ou qu'il y a chez
elle-même une déterminité, elle a plusieurs propriétés » , car cette propriété est elle-
même déterminée, et elle ne peut l'être qu'en se distinguant d'autres propriétés. Puisque
les choses sont en soi déterminées, leurs propriétés s'y contiennent tout en étant
indifférentes les unes aux autres. C'est donc la chose en elle-même qui est blanche,
sucrée, rugueuse, etc. La vérité de la chose est désormais devenue son caractère de
médium universel. En tant que telle, elle n'est que la «pérexistence des nombreuses
propriétés diverses et indépendantes » . Pour garder cette vérité de la chose, la
conscience prendra sur elle l'unification des différentes propriétés dans la chose.
Finalement, la chose est devenue médium universel alors que la conscience s'est
attribuée, par son unification de la chose, l'unité exclusive.

Au terme de ce deuxième parcours, où la conscience attribua toute inadéquation de


la chose à sa propre réflexion, elle fit l'expérience que malgré tout, la chose elle-même
possédait aussi bien l'unité exclusive que la pérexistence universelle, c'est-à-dire que le
mouvement de réflexion de la conscience dans son contact avec la chose se retrouve en la
chose elle-même; la chose se réfléchit en soi au contact de la conscience. Elle se
détermine doublement en ce qu'elle se présente pour la conscience différemment de ce
qu'elle est pour soi. En d'autres mots, la chose incorpore en elle-même les divers
moments qui se déployaient jusqu'alors entre elle et la conscience au travers de leur

20
Idem, page 109
21
Idem, page 110
25

relation perceptive. La chose se désintègre en deux déterminations contradictoires et


semble perdre ainsi sa vérité, à savoir sa constante égalité avec elle-même.
Vis-à-vis ce constat, la conscience tentera un ultime essai pour sauvegarder cette
égalité. Nous disons donc que la conscience fit l'expérience que la chose est à la fois pour
soi et pour un autre. Elle est donc en elle-même double. Cette dualité, la conscience
l'annule de la manière suivante. Elle attribue à la chose une propriété essentielle qui la
différencie des autres choses. Ainsi, en tant que possédant cette propriété essentielle, la
chose reste donc en relation avec soi-même, reste une unité exclusive, cependant que son
caractère d'être pour un autre ne lui échoit pas directement, en ce que la chose entre en
relation avec autres choses par des propriétés différentes de celle qui lui est essentielle,
des propriétés accidentelles. Ainsi, le caractère d'être pour un autre tombe en dehors de la
conscience et de la chose. Par contre, cette échappatoire ne serait tenir. De la même façon
que précédemment, la chose, en tant que pour soi, s'exclue et s'oppose aux autres choses.
Or, pour effectuer cette exclusion, elle doit entrer en relation avec ces autres choses,
relation qui est assumée, nous avons dit, par les propriétés accidentelles. Ce qui signifie
que, bien qu'accidentelles, ces propriétés deviennent tout de même nécessaires, c'est-à-
dire essentielles, à l'être de la chose. De ce fait, le caractère d'être pour un autre, qui avait
été rejeté par la conscience à l'extérieur d'elle et de la chose, se réintroduit à l'intérieur de
cette dernière. Tous ces cheminements dialectiques de la perception se soldent donc par la
perte définitive, pour la chose, de sa simplicité et de son égalité à soi.

Si nous revenons sur l'ensemble du chapitre, il n'est pas surprenant de voir toutes
ces contradictions dans lesquelles la conscience s'empêtre puisque l'objet de la perception
se présente comme un universel sensible, ou encore comme une propriété sensible
déterminée. Or, un universel sensible est une contradiction dans les termes; à ce stade-ci
du parcours phénoménologique, la conscience voit ces deux termes comme des opposés.
Les poser alors ensemble dans un même objet, c'est nécessairement générer des
contradictions. C'est la raison pour laquelle Hegel parle, à la fin du chapitre, d'un
esclavage de la conscience percevante à l'égard de l'universel sensible, car, sitôt qu'elle
prend une propriété déterminée, elle l'élève à l'universalité; universalité qui reste
cependant déterminée, donc opposée à d'autres déterminations comme les excluant; mais
ce faisant, la propriété perd son statut d'universalité et devient unité exclusive. La
:>.(,

conscience « n'est dans la perception que le jeu de ces abstractions » que sont
l'universalité simple et la singularité, le médium universel et le « Un » exclusif.
Est-ce que la conscience n'aboutit qu'à ce résultat négatif, celui de l'inégalité de la
chose avec elle-même ? Bien sûr que non, car Hegel nous a déjà prévenu, dans
l'introduction, que la négation propre à chaque expérience « est précisément le néant de
ce dont il résulte ». Quel est alors le résultat positif qui ressortit à la conscience lors de
son expérience de la perception ? Il consiste en l'apparition d'un nouvel objet pour elle :
l'universel inconditionné. Nous l'avons vu, la chose est un universel conditionné par les
propriétés sensibles, leur est assujettie. Or, le résultat positif de la perception et sa vérité
repose dans l'affranchissement de l'universel face au monde sensible. Comment cela se
produit-il ? La conscience, après avoir vainement essayé de protéger la chose contre
l'immixtion en elle de l'opposition entre les caractères d'être pour soi et d'être pour un
autre, dut finalement accepter de voir son objet prendre, en soi-même, cette opposition.
Cette entrée de l'opposition entre le pour-soi et le pour-un-autre dans la chose signe son
abolition, c'est-à-dire qu'avec cette entrée, la chose devient négation de soi-même. En
effet, la chose, en soi-même, se nie elle-même car si elle se pose pour-soi, elle nie son
pour-un-autre, et si elle se pose pour-un-autre, elle nie son pour-soi. La chose « est pour
soi, réfléchie en soi, Un; mais cet être pour soi, réfléchi en soi, Un, se trouve en unité avec
son contraire, l'être pour autre chose, et donc n'est posé que comme quelque chose
d'aboli » . Or, la chose abolie, c'est exactement l'universel inconditionné. Inconditionné
il l'est, puisque, en s'abolissant, la chose a intégré en elle ce qui auparavant la
conditionnait, les abstractions de l'universalité simple et de la singularité, du même coup
s'en libérant. L'abolition de la chose signifie-t-elle la disparition de la chose ? Nullement,
car, comme nous le savons déjà, l'abolition « est à la fois une négation et une
conservation » . La chose est ainsi conservée et trouve sa vérité dans l'universel
inconditionné, qui sera l'objet de l'entendement.

Avant de passer à l'analyse du troisième chapitre de la « Phénoménologie de


l'Esprit », soulignons trois points qui retiennent jusqu'ici notre attention. Premièrement,
remarquons la structure dialectique qui se présente à nous au travers des deux précédents

Idem, page 114


23
Idem, page 112
24
Idem, page 104
ri

chapitres. D'abord chez le ceci sensible, puis chez la chose de la perception, nous
apercevons l'apparition graduelle d'une négation interne. Avec le mouvement- de
désignation, le Maintenant et F Ici dévoilèrent leur négation interne qui leur permirent de
contenir en eux leurs différentes exemplifications extérieures. Cette abolition du ceci
sensible engendra la chose, universel conditionné par le monde sensible, qui, lors des
diverses étapes de la perception, s'abolit elle aussi en intégrant en soi-même la négation
propre à l'opposition entre pour-soi et pour-un-autre, opposition qui se répartissait
précédemment de façon externe entre l'universalité simple et la singularité exclusive.
Cette intériorisation de la négation au sein de l'objet de la conscience verra son
achèvement au terme de chapitre « Force et entendement », où nous constaterons alors ses
implications. En second lieu, nous notons une adéquation entre le mouvement de la
conscience et l'objet lors de leur rencontre. Rappelons-nous que ce fut par le mouvement
de désignation que se découvrit à nous le ceci comme universalité et que la chose se
trouva constitué en soi par les moments qui retombait auparavant sur la relation entre elle
et la conscience : «... l'objet est désormais pour elle l'ensemble de ce mouvement qui,
précédemment, était réparti sur l'objet et sur la conscience » , ou encore qu'au
mouvement de réflexion de la conscience percevante répond la sortie hors de soi de la
chose : « ...en même temps [la chose]sort de la façon dont elle se présente et est réfléchie
en soi »26. Cette similarité entre la conscience et son objet pointe vers ce qui deviendra
leur identification complète comme vérité du jeu des forces dans le prochain chapitre.
Finalement, on remarque une activité accrue de la part de la conscience durant la
perception. Lors de la certitude sensible, elle se contentait, pour toute activité, de désigner
son objet, alors que durant la perception, elle en vint, par sa réflexion en soi-même, à agir
directement sur son appréhension de la chose.

Idem, page 111


Idem, page 110
28

3) Force et entendement

Avec l'abolition de la chose est apparu un nouvel objet pour la conscience :


l'universel inconditionné. Hegel débute par une caractérisation importante de cet objet. Ce
dernier « est devenu en soi concept »27. Voici donc venu le temps d'apporter une
explication aux fameuses expressions de « en soi » et de « pour soi », qui parsèment ici et
là l'œuvre de Hegel et qui rendent quelquefois sa compréhension difficile. D'ailleurs, le
chapitre que nous nous apprêtons à analyser est lui-même quelque peu complexe. L'vme
des raisons provient du vocabulaire peu ordinaire que Hegel utilise pour dépeindre des
notions qui sont par elles-mêmes ambiguës, par exemple, les notions de force, de
phénomènes ou encore d'infini. Nous aborderons ces notions un peu plus loin durant
l'analyse où nous tenterons de les clarifier mais aussi d'apercevoir toute la richesse
qu'elles peuvent receler, certaines d'entre elles étant même capitales pour toute la pensée
de Hegel, telle la notion d'infini. Pour l'instant, revenons aux expressions « en soi » et
« pour soi » ainsi qu'à la raison pour laquelle l'universel inconditionné est en soi concept.
«En soi» et «pour soi» sont loin d'être des notions clairement délimitées. Leur
signification varie légèrement d'un contexte à l'autre. Le plus simple pour interpréter ces
expressions reste, à chaque fois qu'on les rencontre, de bien garder en tête ce que Hegel
tente de nous exprimer. Ceci étant dit, nous pouvons, afin de faciliter la compréhension de
la « Phénoménologie de l'Esprit », tenter une explication générale de ces expressions.
« En soi » renvoie au caractère immédiat d'un objet, aux caractéristiques qu'il possède
immédiatement du simple fait qu'il existe, qu'il est. C'est pourquoi on associe
quelquefois l'en soi à l'essence d'un objet, puisque l'essence représente ce qu'est un
objet, ce qui le distingue des autres. D'une certaine façon, l'en soi reste fixe, il ne
supporte pas le changement, le mouvement. Ici aussi le parallèle avec l'essence
s'applique. L'essence demeure toujours pareille, elle ne change jamais, puisque c'est elle
qui définit l'objet. Si l'essence changeait, l'objet ne serait plus ce qu'il est, ce qui lui est
impossible. Le «pour soi», lui, constitue, en quelque sorte, l'opposé de l'en soi. La
plupart du temps, il implique la réflexion, en ce que le pour soi représente un retour vers
soi. Au contraire de l'en soi, il n'exclut pas le mouvement. Nous avons d'autre part déjà

Idem, page 118


29

rencontré le pour soi lorsque nous avons discuté de la perception. Nous avons vu alors
que la chose se réfléchissait en elle-même lors de son appréhension par la conscience.
Cette réflexion de la chose, c'est exactement ce que signifie le pour soi. Pour résumer,
l'en soi caractérise le côté fixe, immédiatement déterminé d'un objet, alors que le pour soi
renvoie au côté réflexif, au mouvement de retour vers soi de cet objet. La relation entre le
pour soi et l'en soi se comprend aussi comme le passage d'une potentialité à son actualité,
où l'en soi s'identifie à la potentialité et le pour soi à l'actualisation de cette potentialité.
Prenons l'exemple par excellence de Hegel, celui de l'arbre et de la graine. La graine est
potentiellement un arbre, ou encore elle l'est en soi. En effet, bien qu'étant actuellement
une graine, elle possède déjà en soi toutes les conditions nécessaires à la production d'un
arbre. Cependant, pour qu'un arbre surgisse, il faut que la graine change, évolue, devienne
un arbre. Ce changement, ce devenir de la graine en un arbre, expose le mouvement
caractéristique du pour soi. Notons que le mouvement du pour soi implique une négation,
car la graine, en devenant un arbre, cesse d'exister en tant que graine. En général, le pour
soi nécessite une négation, puisque pour revenir à soi, il faut d'abord qu'un autre que soi
s'oppose à nous en niant notre existence, comme l'arbre vis-à-vis la graine, pour
qu'ensuite, nous puissions nier à notre tour cet autre et ainsi effectuer un retour vers soi.
Pensons ici à la réflexion de la chose, qui refuse, nie l'appréhension de la conscience lors
de la perception. Nous avons dit que le pour soi était un retour vers soi; en quoi la graine
retourne-t-elle vers soi ? Apparaît alors la limite de cet exemple tiré du monde naturel. Il
est vrai qu'un arbre ne redevient pas la graine qu'il était au début. Par contre, le
mouvement réflexif du pour soi se découvre imparfaitement grâce à cet exemple en ce que
l'arbre produira à son tour des graines. Il y a donc un certain retour vers soi. Voilà en
somme une explication globale des expressions « en soi » et « pour soi ». Or, quand Hegel
écrit, au commencement du chapitre, que l'universel inconditionné « est devenu en soi
concept », cela signifie premièrement que l'universel inconditionné représente la forme
fixe, figée du concept; et, deuxièmement, que de cet universel naîtra, par sa négation, le
concept pour soi. Le but que nous nous proposons dans cette section est l'examen des
changements que connaîtra l'universel inconditionné qui résulteront en dernier lieu à
l'avènement du concept, qui constitue l'universel vrai, complet.
30

L'objet avec lequel ce chapitre débute est évidemment celui qui advint comme
vérité de la perception, c'est-à-dire l'universel inconditionné. Nous avons vu que cet objet
se constituait tout aussi bien d'un pour-soi, l'Un exclusif, et d'un pour-un-autre, le
médium universel. Nous avons aussi vu que la conscience percevante ne réussissait pas à
penser ces deux opposés comme réunis en un seul objet, qu'elle échouait à penser leur
unité. C'est la raison pour laquelle cette conscience se voyait «ballotté de droite et de
gauche par ces essences nulles » . Au niveau de l'entendement, le pour-soi et le pour-un-
autre sont unifiés dans l'universel inconditionné. Cependant, cette unification ne pourra
pas être rigide, fixe, morte, puisque nous savons que ces deux caractéristiques se '
repoussent l'une de l'autre. Cette unification devra donc supporter cette opposition. Elle
se comprendra comme le passage perpétuel de l'une des caractéristiques à l'autre. Cette
unification dans un mouvement continu, Hegel la nomme « force ».
La force se décompose en une différence de contenu et en une différence de forme.
Pour ce qui concerne la première, nous la connaissons déjà. Elle consiste en l'opposition
entre l'Un exclusif et le médium universel. Reproduisons rapidement le mouvement de
va-et-vient qui les unit. D'abord, nous constatons un médium universel qui constitue
l'autonomie de différentes propriétés. Or, ce médium, n'étant aucune de ces propriétés,
repousse celles-ci de lui-même et devient ainsi un Un exclusif. Cependant, cet Un exclusif
n'est rien d'autre que pure autonomie. Il se déploie donc en autonomie de plusieurs
propriétés. Nous sommes ainsi revenus au début du cycle qui se perpétue indéfiniment, ce
cycle représentant justement l'unité des deux caractéristiques opposées en tant que
passage continuel de l'une à l'autre.
Passons à présent à la seconde différence, celle de la forme. D'un côté, nous avons
la force comme se réfléchissant en elle-même, l'Un exclusif, et se différenciant de cette
manière d'avec ses manifestations extérieures que sont les différentes propriétés. Par
contre, nous savons que l'Un exclusif doit se manifester, puisqu'il ne constitue rien si ce
n'est l'autonomie de ses manifestations. Une autre force apparaît donc, comme médium
universel de ces manifestations, en face de l'Un et l'invite à se déployer. L'Un, celui qui
est sollicité, passe nécessairement, par la sollicitation de cette autre force, dans ses
manifestations extérieures. Maintenant devenu leur médium universel, notre première

Idem, page 114


31

force rencontre une fois de plus l'autre force, devenue, elle, Un exclusif et les rôles se
renversent. La première force devient sollicitante alors que la seconde sollicitée. Ou
encore, si l'on en reste uniquement à la différence de forme, la seconde force ne fut
d'abord sollicitante que parce qu'elle y était sollicitée par la première. L'une et l'autre
sont tout autant sollicitée que sollicitante, tout autant médium universel qu'Un exclusif.
Voici donc la Force, que nous considérions comme le passage entre deux
caractéristiques opposées, se dupliquant elle-même en deux forces opposées. N'est-ce pas
étrange, voir même paradoxal ? Pour comprendre cette duplication, il faut revenir à la
signification de l'unité que représente la Force. Nous avons dit plus haut que cette unité
n'était pas fixe, stable, comme, par exemple, l'unité propre à un objet naturel non vivant,
telle une roche, car le vivant, pour Hegel, exprime encore plus parfaitement l'universel
que ne le fait le jeu des forces. Pour qu'une unité se comprenne comme passage, il doit
exister deux extrêmes entre lesquels aura lieu le dit passage. Or, si l'on n'accorde pas à
ces extrêmes une certaine indépendance, autonomie, ils perdront alors toute subsistance,
et il n'y aura plus de passage du tout. Voilà la raison qui pousse la Force à se diviser en
deux forces opposées. Cependant, ces deux extrêmes sont justement des forces, c'est-à-
dire qu'ils ne sont autonomes, pour soi, que par un autre. Ce qui constitue leur autonomie
est ainsi le jeu des forces lui-même. « Pour que la force, donc, soit dans sa vérité, il faut
qu'on la laisse complètement libre de la pensée et qu'elle soit posée comme la substance
de ces différences, ce qui signifie premièrement la poser, elle, comme demeurant
essentiellement en soi et pour soi cette force toute entière, et ensuite, poser ses
différences, comme substantielles, ou comme des moments pérexistants pour soi » .
Nous constatons tout l'ambiguïté que recèle la notion de Force; c'est une unité, mais
considéré comme un mouvement, et donc qui nécessite l'existence autonome de deux
extrêmes. Afin d'aider à la compréhension, prenons l'exemple que Hegel développe lui-
même un peu plus loin dans le chapitre : la force électrique. L'électricité se donne
toujours comme courant électrique, comme un mouvement. Cependant, ce mouvement
s'effectue constamment à partir de deux pôles opposés : le pôle négatif et celui positif.
Ainsi, la force électrique est elle-même le mouvement entre deux pôles opposés, qui ne se
retrouve d'ailleurs jamais l'un sans l'autre.

Idem, page 120


32

Examinons à présent l'attitude de la conscience face au jeu des forces. Ajoutons


d'ailleurs qu'ici, la conscience est qualifiée d'entendement. Le jeu des forces trouve son
unité par la Force elle-même. 11 y a donc, d'une certaine manière, trois forces. D'une
certaine manière puisque nous savons que la Force comme passage ne saurait exister sans
l'autonomie de deux forces opposées, et que celles-ci n'existent à leur tour qu'uniquement
par le passage. La Force et le jeu des forces s'impliquent l'un l'autre nécessairement. Or,
l'entendement ne parvient pas à penser ce passage, ce mouvement, comme tel. Il en fait
un objet : l'intérieur. Rappelons-nous que le propre de la conscience durant les trois
premiers chapitres de la « Phénoménologie de l'Esprit » est de poser sa vérité dans un
objet extérieur et indépendant à elle. Ainsi, elle prend connaissance des jeux de forces qui
l'entourent, seulement elle est incapable de concevoir comme pur mouvement un objet
qui, par définition, est fixe et stable. C'est pourquoi elle pose la vérité du jeu des forces à
l'extérieur de ce jeu même. D'ailleurs, l'entendement, voyant les forces opposées
disparaître l'une dans l'autre du fait de leur opposition, conçoit ces forces comme des
apparences, l'apparence se définissant comme « Vêtre qui est immédiatement en lui-
même un non-être »30. Maintenant, comme l'entendement comprend le jeu des forces
comme un jeu d'apparences, ou encore comme jeu de phénomènes, il comprendra la
vérité de ce jeu comme un objet séparé de ce jeu, comme leur intérieur. Le propre de
l'apparence, ou du phénomène, est d'apparaître, c'est-à-dire d'être l'apparition de quelque
chose d'autre qu'elle-même, en l'occurrence son intérieur, ce qui jamais n'est appréhendé
sensiblement. L'intérieur des phénomènes se donne à l'entendement comme un «au-
delà », un monde suprasensible. Remarquons que, selon Hegel, l'intérieur s'identifie à la
conscience comme étant tous deux des réflexions à partir des phénomènes, bien que la
conscience ne reconnaisse pas encore cette identification : « ...la conscience se réfléchit
en elle-même comme dans le vrai, mais où, en tant que conscience, elle fait de nouveau de
ce vrai un intérieur objectai, et distingue cette réflexion des choses de sa réflexion en elle-
même... » . Nous constatons ici la suite d'un mouvement dialectique tendant à identifier
de plus en plus la conscience à son objet, mouvement qui débuta dès la certitude sensible,
et dont nous fûmes aussi témoins lors de la perception. Nous avons ici ce que Hegel

' Idem, page 125


31
Idem
r,

appelle un syllogisme, expression à prendre en un sens large, évidemment, où nous avons


deux extrêmes, la conscience et l'intérieur, ainsi qu'un milieu, ou moyen terme, les jeux
des phénomènes , où ces extrêmes se rencontrent. Pour le moment, l'intérieur est vide,
puisqu'il n'est rien de ce que les phénomènes sont et que tout ce qui environnent la
conscience n'est que phénomène. Par contre, il ne faut pas croire que cette vacuité de
l'intérieur lui est une caractéristique essentielle. Au contraire, l'essence même de
l'intérieur, en tant que vérité des phénomènes, consiste à apparaître par eux. En d'autres
mots, l'intérieur que nous considérons ici est immédiat, et c'est la raison pour laquelle il
est vide. Cet immédiat se médiatisera grâce aux phénomènes, ou encore l'intérieur vide se
remplira grâce à ceux-ci. Le reste du chapitre exposera de quelle façon ce remplissage
s'effectuera.
Revenons quelques instants au jeu des forces. Nous avons vu qu'il se présentait
selon deux différences : celle de contenu et celle de forme. Or, ces deux différences n'en
constituent plus qu'une, car les deux sont tout autant mouvement d'un extrême à un autre,
qu'ils se nomment Un exclusif et médium universel ou sollicité et sollicitant. Ainsi, ce
qu'il y a de commun à travers le jeux des forces, c'est cette même et unique différence, et
cette différence « en tant qu'universelle, est ce que le jeu de la force comporte lui-même
de simple, et le vrai de ce jeu; elle est la loi de la force » ". La vérité des phénomènes,
l'intérieur, se remplit donc de lois, lois qui sont l'expression stable et constante de
phénomènes changeants et divers. L'intérieur, le monde suprasensible, « est un tranquille
royaume de lois » 4, lois qui « sont son [le monde sensible] immédiate et paisible
copie » . Les lois, tirées des phénomènes, remplissent donc l'intérieur. Cependant, les
phénomènes, alors même que la loi exprime la différence universelle, ou différence
simple, gardent de leur côté des particularités inexprimables par la loi. Par exemple,
qu'une roche soit blanche ou noire lorsqu'elle tombe n'altère en aucune façon la loi de la

32
Nous comprenons bien qu'ici, le syllogisme déborde de la sphère logique. C'est que chez Hegel, nous
avons affaire à un panlogisme, ce qui signifie simplement qu'il considère la logique, ou encore le rationnel,
comme s'exprimant à travers toutes les régions du savoir et de la réalité. D'où cette populaire affirmation un
peu abrupte que nous retrouvons dans la préface de ses « Principes de la philosophie du droit » : « Ce qui est
rationnel est effectif; et ce qui est effectif est rationnel » (G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du
droit, traduction par J.-F. Kervégan, PUF Quadrige, Paris, 2003, page 104). Nous reviendrons au prochain
chapitre sur cette omniprésence de la logique dans la réalité.
33
Idem, page 128
34
Idem
35
Idem, page 129
i.'t

chute des corps. Ce caractère insaisissable du phénomène pour la loi se retourne contre
elle comme son défaut. Il ne devrait y avoir qu'une seule loi, puisque la différence
universelle est toujours la même. Malgré cela, l'entendement se voit obliger d'énoncer
diverses lois afin d'exprimer les différentes qualités d'un seul phénomène. Une masse
d'eau en motion répond aussi bien aux lois de la mécanique des fluides qu'aux lois de la
thermodynamique. Dans le but de résoudre cette contradiction au sein de la loi et d'arriver
à une loi simple et unique pour tous les phénomènes, l'entendement rejette les
déterminations propres aux lois déterminées et érige de cette manière des lois certes plus
générales mais qui, au lieu d'inclure les déterminations particulières des phénomènes, se
départissent de celles-ci. Ces lois auxquelles atteint l'entendement sont toujours de plus
en plus abstraites et finissent effectivement par aboutir à une seule loi unique, mais cette
suprême loi désincarnée, n'exprimant plus aucune déterminations particulières
phénoménales, possède pour contenu la caractéristique essentielle, le fondement pur de
toutes lois, c'est-à-dire leur nécessité interne : « ...qu'en lui [l'intérieur simple], en tant
qu'absolument simple, les différences présentes chez la loi en tant que telle, reviennent
elles-mêmes dans Vintérieur en tant qu 'unité simple; celle-ci est la nécessité interne de la
loi »36.
Cette nécessité de la loi, Hegel la considère non avenue. Examinons comment il
argumente sa position, qui semble ici déposséder la science de toute légitimité, en
récusant la nécessité de ses lois. Une loi exprime une différence entre deux facteurs : le
pôle positif et le pôle négatif pour la loi magnétique, ou encore le temps et l'espace pour
les lois de la cinétique. De plus, la loi est aussi l'expression d'une force, non pas celles
qui se retrouvent dans le jeu des forces, mais la Force que nous avons défini plus haut
comme passage, comme mouvement de ce jeu. Prenons d'abord le cas de la force
magnétique. Cette dernière s'exprime toujours selon un pôle magnétique positif et un pôle
magnétique négatif. Bien qu'il y ait nécessité à poser un pôle négatif dès que l'on en a
posé un positif, puisque le positif implique nécessairement en lui-même son contraire, le
négatif, il n'y a par contre aucune nécessité que la force magnétique s'exprime par ces
deux contraires. Le lien entre la loi et la force qu'elle exprime n'est ainsi nécessaire qu'en
apparence; la nécessité « ici est un mot creux; la force doit précisément, parce qu 'elle le

Idem, page 130


35

doit, se redoubler de la sorte »". La nécessité peut aussi se révéler imaginaire selon une
autre forme. Pensons ici au mouvement cinétique. La force cinétique, en tant que
mouvement, implique nécessairement une division en deux moments, car le mouvement
est un rapport. Cependant, ces deux moments, le temps et l'espace, ne possède aucune
relation nécessaire entre eux, au contraire des pôles magnétiques positif et négatif; ce sont
deux réalités indépendantes l'une de l'autre et indépendantes aussi à la force cinétique
elle-même. Dans ce cas-ci, il y a donc bien nécessité pour la division, mais il n'y en a
aucune entre les deux parties de la division et entre celles-ci et la force. Ce que critique ici
Hegel, c'est qu'il y a position d'une différence qui, au fond, est indifférente; soit la
différence posée entre la loi magnétique et la force leur est indifférente, soit l'indifférence
réside entre le temps et l'espace. Est-ce à dire que Hegel, à l'instar de Hume, ne reconnaît
nulle nécessité réelle aux phénomènes ? Non point, mais la différence universelle devra,
pour qu'il y ait réelle nécessité, devenir différence en soi-même; la différence posée entre
la loi et la force, ou entre les deux moments de la loi elle-même, devra être une différence
propre à la force elle-même, et non une différence qui semble lui provenir de l'extérieur38.
De quelle manière Hegel arrive-t-il à poser cette « différence en soi-même » ? Il
nous montre d'abord que cette différence en soi-même est présente à même notre
entendement, dans le mouvement de l'explication. Lorsque nous expliquons une notion à
quelqu'un, nous effectuons bien une différence, du moins par les mots, entre cette notion
et notre explication de celle-ci. Cependant, cette distinction entre la notion et son
explication est aussitôt abolie, car ce que nous expliquons, c'est justement cette notion.
L'explication, si elle est correcte et exacte, est la même chose que la notion, mais dite en
d'autres mots. L'explication pose ainsi une différence indifférente : « ...on différencie ces
moments, mais en même temps on exprime leur différence, comme n'étant pas différence
de la chose même, ce qui revient à l'abolir de nouveau tout aussitôt; c'est ce mouvement
qu'on appelle expliquer » 9. Cependant, ce mouvement de l'entendement est précisément
différence en soi-même parce qu'il est différence indifférente. La différence posée par
l'explication n'est pas une différence extérieure à deux objets n'ayant aucun rapport entre

37
Idem, page 131
38
Pour une explication plus précise de la critique de Hegel, voir HYPPOLITE, Genèse et structure de la
Phénoménologie de l'Esprit de Hegel tome I. Aubier, Paris, 1946, pages 126 à 131
$6

eux. C'est le mouvement de l'explication en lui-même qui pose nécessairement une


différence, qui est, dès que posée, immédiatement abolie. Pour expliquer, je me dois de
poser une différence, tout en sachant bien par ailleurs que cette différence n'en est pas
réellement une. Une autre manière de comprendre, quoique plus abstraite, la différence en
soi-même se présente ici. Concevons que la différence en soi-même, la différence
absolue, est une essence logique. Cette essence logique doit nécessairement se diviser en
deux, puisque la différence existe comme rapport entre deux objets. Mais cette essence
logique est aussi une unité, LA différence absolue, et en tant que telle, elle doit abolir la
division qu'elle vient d'opérer. Bref, avec la différence en soi-même, nous n'avons pas
une unité fixe, stable, morte, mais une unité qui, pour exister, doit se diviser et venir
abolir la division qu'elle-même a posée : « On n'est donc pas seulement en présence de la
pure et simple unité, où aucune différence ne serait posée, mais de ce MOUVEMENT où
certes une différence est faite, mais où, parce qu'elle n'en est pas une, elle est
réabolie »40. Nous nous sommes quelque peu attardés à bien expliquer ce que Hegel
conçoit comme mouvement de l'explication car, comme nous le verrons, cette conception
éclaire et se retrouve dans le reste du chapitre, jusque dans sa conception de l'infini.
Plus haut, nous avons dit que Hegel n'était pas sceptique, qu'il accordait une réelle
nécessité aux phénomènes. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que l'intérieur des phénomènes,
étant leur vérité, possède la différence, en soi-même. Cette différence, nous l'avons
d'abord rencontré dans le mouvement explicatif de l'entendement. Or, ce mouvement, la
conscience l'attribue à l'intérieur : « Mais dès lors que le concept comme concept de
l'entendement est la même chose que ce qu'est l'intérieur des choses, cette alternance
devient pour lui comme loi de l'intérieur »4i. D'ailleurs, ce mouvement de l'explication

HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;


page 132
40
Idem, page 133
41
Idem, page 134; Il est temps de jeter un regard clair sur le problème méthodologique de la
« Phénoménologie de l'Esprit » et, en général, de la philosophie de Hegel en sa totalité. Ce problème, déjà
abordé durant l'introduction, prend la forme, dans le cas présent, de cette question : Comment Hegel peut-il
logiquement attribuer une caractéristique propre à notre entendement, la différence absolue en tant que
mouvement de l'explication, à l'objet de la conscience, qui, en ce moment, est l'intérieur ? «"Mais puisque
le concept comme concept de l'entendement est ce qu'est l'Intérieur des choses, ce changement se produit
pour l'entendement comme loi de l'Intérieur". Telle est la transition difficile que nous signalions plus haut;
nous allons "d'une rive à l'autre", du mouvement de l'explication qui est différent de son objet au
mouvement même de cet objet parce que cette dernière différence est aussi une différence de
l'entendement » (J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (tome I),
VI

se rencontre lui-même chez les phénomènes, avec la Force que nous caractérisions plus
haut comme passage. En effet, cette Force, en tant que passage continuel entre différences
de contenu et différences de forme, nécessitait elle aussi une distinction entre deux forces
opposées, forces qui, par contre, n'existaient que par et dans ce passage. L'intérieur, par

Aubier, Paris, 1946, page 129). Hegel est légitimé d'effectuer cette attribution parce que, selon sa pensée,
l'objet et la conscience sont deux expressions équivalentes d'une seule et même chose : l'Esprit. Ce dernier
constitue leur véritable fondement. D'ailleurs, remarquons que depuis le début, il y a un mouvement
dialectique tendant à identifier l'objet et la conscience (le ceci et le mouvement de désignation, la réflexion
de la conscience et celle de la chose), sans pour autant qu'il y ait jamais eu de « saut logique » entre l'objet
et la conscience, comme cela semble le cas ici. Par contre, au niveau où nous nous trouvons présentement,
celui de « Force et entendement », nous n'avons pas encore rencontré l'Esprit. C'est donc en tant que Hegel
présuppose l'Esprit qu'il peut ainsi sauter de la conscience vers l'objet; mais l'Esprit est ce que la
« Phénoménologie de l'Esprit » se doit de démontrer. Il semble donc que Hegel commet une grave faute
logique; celle de présupposer dès le départ de la démonstration ce qui doit justement être démontré. « Mais
cela ne revient-il pas à dire que Hegel présuppose, c'est-à-dire anticipe dès le commencement de son
ouvrage ce qu'il devrait ne conquérir qu'à la fin ? Oui! Oui, cela, il faut le dire, oui, quiconque veut
comprendre en général quelque chose à cette œuvre doit se le dire et se le répéter! » (M. Heidegger, La
Phénoménologie de l'Esprit de Hegel. Gallimard, Paris, 1984, page 66).
Comment justifier cette démarche en apparence fallacieuse ? D'abord, il faut comprendre
adéquatement cette démarche de Hegel durant la « Phénoménologie de l'Esprit ». Comme son nom
l'indique, cette œuvre est une phénoménologie de l'Esprit, non ce que nous entendons couramment par une
démonstration. C'est-à-dire que nous ne faisons que constater l'apparition de l'Esprit au travers de
différents phénomènes, ou figures, et non démontrer son existence. L'explication de toute sa démarche
phénoménologique se retrouve dans son « Introduction », où il s'évertue à nous montrer que nous ne
sommes que des spectateurs des différentes transformations dialectiques de la conscience, que celle-ci
possède en elle-même le moteur et le critère de vérification de ses transformations, et donc que nous,
spectateurs, n'introduisons rien d'extérieur à ce mouvement dialectique de la conscience, que ce
mouvement est ainsi objectif. Rappelons-nous notre explication de l'en soi. La graine est en soi l'arbre, bien
qu'elle ne le soit pas actuellement. Elle a à le devenir. L'arbre est, d'une quelconque façon, « présupposé »
dans la graine. Il en est de même pour la conscience et l'Esprit. La conscience est en soi l'Esprit, et elle a à
le devenir. On pourrait donc dire que l'Esprit est déjà là dès le commencement de la « Phénoménologie de
l'Esprit », bien qu'il n'apparaisse actuellement qu'à la toute fin, au « Savoir absolu ». D'une certaine
manière, l'Esprit est ce qui nous permet de penser, ce qui, nous l'espérons, sera bien explicité au terme de
ce mémoire. Il nous constitue, ainsi que la nature, l'état, etc. Bref, de par le simple fait que nous existions,
l'Esprit est déjà présupposé. Comme le dit admirablement Pascal, nous sommes déjà embarqués
( PASCAL; Pensées; Éditions Garnier Frères (texte de l'édition Brunschvicg); Paris; 1964; pensée 233;
page 136).
D'autre part, il ne faut surtout pas croire que Hegel n'est pas conscient de cette difficulté propre à
son système, puisqu'il ne cesse de comparer l'Esprit à un cercle. Or, le cercle n'a aucun point de départ ni
d'arrivé; d'une certaine façon, le cercle se présuppose toujours lui-même. Nous pourrions même nous
demander si toute explicitation philosophique n'est pas, de par sa nature propre, nécessairement circulaire.
« Il faut bel et bien se dire et se répéter que Hegel présuppose dès le début ce qu 'il conquiert à la fin.
Seulement, il est exclu de tirer de là une quelconque objection contre l'œuvre. Et si cette objection ne peut
être élevée, ce n'est pas parce qu'elle ne touche pas Hegel, c'est bien plutôt parce qu'elle passe à côté de la
philosophie comme telle. Car il appartient à l'essence de la philosophie, à chaque fois qu'elle se met à
l'œuvre et se met en œuvre à partir de et pour ses questions de fond, d'anticiper justement déjà ce qu'elle
dira ensuite » (HEIDEGGER; La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel; Gallimard; Paris; 1984; page 67).
À propos de la circularité de la méthode philosophique, voir « HEGEL; Science de la Logique (tome III);
traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne; Paris; 1972; pages 367 à 393 » et
«HEDEIGGER; Être et Temps; Authentica; Paris; 1985; § 32 (pages 121 à 125) et § 44 (pages 159 à
169)».
38

cette attribution de l'entendement, en vient à s'exprimer selon une seconde loi, la


première exprimant, comme nous le savons, la différence simple, universelle. Cette
seconde loi exprime la différence en soi-même, ou encore la différence absolue, voulant
« qu'adviennent des différences qui ne sont pas des différences, ou que ce qui est de
même nom se repousse de soi-même; et, pareillement, que les différences ne sont que des
différences qui en vérité n'en sont pas et qui s'abolissent; ou encore que ce qui n 'est pas
de même nom s'attire »42. Apparaît, avec l'introduction de cette seconde loi, un nouveau
royaume des lois. Le premier se caractérisait par une calme et paisible sérénité, puisque ce
qu'il retenait des phénomènes n'était que leur différence simple, ce qui restait identique et
fixe au travers des divers changements propres aux phénomènes. La loi de ce premier
royaume était celle de l'identité morte, toujours égale à elle-même, qui rejetait ce
changement, ce divers des phénomènes. C'était d'ailleurs sa tare et la raison à la pluralité
de ses lois. Avec le nouveau royaume, la différence en soi-même, qui ne pouvait pas être
incorporée dans le précédent royaume et qui ainsi restait toujours du côté des
phénomènes, se fait intérieur, c'est-à-dire que l'intérieur devient cette différence absolue.
Parce qu'il possède en lui-même la différence absolue, ce « second monde suprasensible
est, de cette manière, le monde à l'envers » .
Deux mondes suprasensibles se font donc face, dont le second est complètement
l'inverse du premier; ce qui est identique dans celui-ci devient non-identique dans celui-
là, et le non-identique identique. Hegel nous donne plusieurs exemples : ce qui est sucrée
dans un monde prend un goût aigre dans le second, le pôle nord se transforme en pôle sud,
les souffrances que l'on endure ici-bas nous sont causes de béatitude dans l'au-delà, etc.
Tous ces développements de Hegel sur l'inversion d'un monde par l'autre peuvent faire
sourire. D'ailleurs, Hegel lui-même s'amuse à multiplier des exemples frivoles.
Cependant, à travers ces derniers il insère l'exemple du crime et de sa punition, thème
relativement d'importance pour lui. Il accorde ainsi un certain sérieux à ce monde à
l'envers. En fait, ce que Hegel ridiculise, c'est la conception représentative de ce monde,
comme si celui-ci était un deuxième monde sensible, où tout se retrouvait sans dessus
dessous. Il ne faut pas penser le monde suprasensible comme une copie du monde

4i
Idem
43
Idem, page 135

sensible, il ne faut pas lui appliquer des catégories sensibles, comme celles du temps, de
la matière ou de l'espace, puisque ce monde suprasensible est justement ce qui fonde ces
catégories, il en est leur vérité. Si vous voulez penser le monde suprasensible, l'intérieur,
vous devrez «penser le changement pur, ou si l'on veut, l'opposition en soi-même, la
contradiction »44. L'intérieur fonde le monde sensible en ce qu'il est un contraire en soi et
pour soi, c'est-à-dire un contraire qui, parce que contraire en soi, doit dès lors poser son
contraire pour soi, car un contraire n'existe que par et en relation avec son contraire.
Ainsi, l'intérieur, en tant que contraire en soi et pour soi, ou encore en tant que différence
absolue, inclut donc, en lui-même, lui-même et le monde sensible, « il est à la fois lui-
même et son contraire au sein d'une seule Unité. C'est ainsi seulement qu'il est la
différence en tant que différence intérieure, différence en soi-même, ou encore, qu'il est
en tant qu 'infinité »45.
L'infinité, ou l'infini, se découvre donc comme ayant « certes déjà été l'âme de
tout ce que nous avons rencontré jusqu'ici »4>. Comme l'infini constitue une notion clef à
toute la pensée de Hegel, nous ferons bien de l'examiner en profondeur. D'abord, nous
devons d'emblée oublier la conception populaire de l'infini, comme étant ce qui n'a
jamais de fin, comme ce à quoi l'on peut toujours plus ajouter. Toutes ces idées prennent
source dans la notion mathématique de l'infini, que Hegel qualifie de « mauvais infini ».
Sa notion, il faut la comprendre comme un mouvement en soi-même, mouvement pur.
Grâce à ce dernier, la nécessité des phénomènes, qui avait plus haut été mise en doute, est
assurée. L'intérieur est unité de la différence absolue, ce que l'entendement nomme la
Force simple. Or, cette unité, pour exister, doit poser deux éléments opposés, puisqu'elle
est différence, et qu'il ne peut y avoir différence qu'entre deux éléments. Ces deux
éléments, ce sont pour l'entendement les différents moments d'une loi, comme le temps et
l'espace. À ce stade-ci, ces deux moments apparaissent dans une indifférence, soit l'un
pour l'autre, soit pour la Force simple. Or, l'infini, comme vérité de ces moments, rend
leur différence nulle, ou mieux l'infini abolit cette différence, car n'oublions pas que
l'abolition est «à la fois une négation et une conservation»47. L'intérieur, la Force

Idem, page 137


Idem
Idem, page 139
Idem, page 104
40

simple, reprend cette différence en elle-même, parce qu'en tant que différence absolue, il
était nécessaire pour elle de se diviser ainsi. L'intérieur, sans détruire totalement les deux
moments, abolit leur indifférence réciproque en montrant leur unité comme deux
moments d'un unique passage, d'un seul et même mouvement nécessaire. Voilà donc ce
qu'est l'infini et comment il fonde la nécessité des phénomènes.
Lors du commencement de notre analyse de ce troisième chapitre de la
« Phénoménologie de l'Esprit », nous avons constaté que l'universel inconditionné était
« devenu en soi concept »48. Cet universel inconditionné s'est d'abord découvert comme
Force simple s'exprimant à travers le jeu des forces, pour ensuite devenir l'intérieur des
phénomènes, trouvant alors sa première expression comme différence simple, se
constituant en un serein royaume suprasensible de lois. Ce royaume intégra alors, par le
mouvement explicatif de la conscience, la différence absolue, ce qui conduisit l'intérieur à
devenir finalement infini. En tant qu'infini, l'universel inconditionné n'est plus seulement
le concept en soi, mais plutôt le concept absolu : « C'est cette infinité simple, ou le
concept absolu »49, c'est-à-dire qu'il est désormais concept en soi et pour soi. Comment
un concept peut-il être pour soi ? C'est que le concept auquel la conscience est arrivée
n'est pas un quelconque concept particulier, mais le concept absolu. Cela signifie que ce
concept, en plus de se présenter à la conscience comme intérieur, est cette conscience elle-
même. En effet, l'infini propre au concept absolu est d'abord présent chez la conscience
comme mouvement explicatif de l'entendement, mais l'être même de la conscience
consiste en l'infini, c'est-à-dire que l'être de celle-ci est conscience de soi, car qu'est-ce
qu'une conscience de soi si ce n'est ce mouvement de se poser à la fois comme
objet, « soi », et comme conscience, de se différencier de soi-même, tout en abolissant au
même instant cette différence entre soi-même comme objet et soi-même comme
conscience. Ainsi, parce que le concept absolu constitue le fondement véritable et de la
conscience et de l'intérieur, la différence entre la conscience et son objet, différence qui
aura persisté tout le long des trois premiers chapitres, se trouve à présent abolie. Grâce au
concept absolu, la conscience est devenue à elle-même son propre objet, et par le fait
même s'instaure une nouvelle apparition de l'Esprit : la conscience de soi.

Idem, page 118


Idem, page 138
41

INTERMÈDE

L'analyse des trois premiers chapitres de la « Phénoménologie de l'Esprit » que


nous venons d'effectuer servait un but bien précis : nous procurer une définition
substantielle de la notion d'universalité. Il est à présent temps de récolter cette définition.
Une première et importante caractéristique nécessaire à une juste compréhension
de l'universel est l'activité inhérente à celui-ci. Il ne faut pas concevoir l'universel comme
figé ou statique. Au contraire, il est actif, il est mouvement infini. Durant les trois
chapitres étudiés, la conscience considérait son objet comme son essence fixe, sa vérité
immuable, et l'activité tombait en elle. Seulement, avec le jeux des forces, la conscience
reconnu son propre mouvement, l'explication, à même le mouvement des forces, une
continuelle différentiation et reprise de soi-même en soi-même, que Hegel déclara être le
mouvement de l'infini. Ce n'est donc qu'à la toute fin du troisième chapitre que le
mouvement, en tant qu'infini, se constitua comme mouvement propre à l'universel lui-
même. Ainsi, l'universel est une activité perpétuelle de production de soi-même en tant
qu'abolition de la différence interne de soi à soi. Le terme essentiel de la dernière phrase
est « abolition », ce qui nous conduit à la deuxième caractéristique principale de
l'universel.
L'universel, tout le long de son déploiement à travers les différentes apparitions
phénoménales étudiées, intégra de plus en plus intérieurement la négation. Au début, les
exemplifications extérieures de l'universel immédiat l'indifféraient totalement. Puis,
grâce au mouvement de désignation, nous avons découvert que l'universel possédait en
lui-même la négation de ses diverses exemplifications, que celles-ci étaient abolies par
lui. L'universel se dévoilait comme leur fondement véritable, qui, lors même qu'il les
abolissait, les conservait. Cette appropriation de la négation se poursuivit durant la
perception où l'universel sensible, conditionné par les propriétés qui se donnèrent
alternativement comme Un exclusif et médium universel, s'affranchit de cette dichotomie
en devenant un universel inconditionné, qui incorpora en lui-même le pour-un-autre et le
pour-soi de la chose en les abolissant tous les deux. Finalement, l'universel, en tant
qu'intérieur, devint différence absolue. Bref, la négation que l'universel acquit
42

graduellement à l'intérieur de soi durant ce cheminement s'y purifia tout aussi


graduellement, c'est-à-dire que la négation que l'universel accueillit en son sein lors de ce
cheminement consistait toujours en une différence de contenu : les diverses
exemplifications extérieures pour la certitude sensible, l'Un exclusif et le médium
universel pour la perception, jusqu'aux deux mondes suprasensibles de l'entendement.
Cependant, à la fin du troisième chapitre, la négation proprement universel se révéla non
comme une différence particulière de contenu entre deux opposés, mais comme la
différence absolue, nettoyé de toute particularité, la négation pure, s'exprimant comme
mouvement infini, qui ne se différencie plus selon un contenu extérieur à elle mais qui, au
contraire, produit elle-même cette différenciation. Cette négation pure, parce que telle, se
divise de soi-même et pose ainsi nécessairement une différence, différence que cette
négation abolit pour retrouver son unité perdue au travers de sa division, cette dernière
n'étant pas détruite mais conservée par cette abolition. Une deuxième manière de décrire
ce mouvement infini de la différence absolue revient à dire que l'universel, en tant que
négation pure, pose d'abord un autre venant s'opposer à lui pour ensuite abolir cet autre,
abolition où ne s'effectue pas une annihilation de l'autre mais où cet autre est au contraire
conservé, en cela qu'à travers cet autre posé par l'universel, ce dernier s'y aperçoit, s'y
reconnaît.
Nous avons expliqué comment la conscience, se reconnaissant dans son objet,
devenait alors conscience de soi. L'identité entre la conscience et son objet constitue ici
une donnée capitale. Ce qui permet cette identité, c'est l'universel que nous avons atteint.
Ce dernier, étant infini, pose en lui-même une division entre deux entités : la conscience
et l'objet, division qui se retrouve finalement abolie au terme du cheminement dialectique
que nous avons suivis. D'une certaine façon, nous pourrions mettre en parallèle cette
union entre la conscience et son objet fondée par l'universel avec le jeu des forces, où la
conscience et son objet font figures de deux forces opposées, et où la Force apparaissant
comme le passage continuel est représentée par l'universel. Évidemment, ceci n'est
qu'une comparaison, puisqu'une force ne possède aucune volonté, aucune émotion ni
sensation. Nous voyons que les trois caractéristiques que nous avons énumérées sont
toutes logiquement imbriquées. C'est parce que l'universel est une négation pure, une
différence absolue, qu'il se comprend comme une activité perpétuelle, un infini, qui, à son
A,

tour, explique l'identité entre la conscience et son objet. Or, cette dernière caractéristique
est essentielle à la juste compréhension de la notion d'universalité chez Hegel. Voilà donc
la première étape de notre recherche accomplie. Nous sommes désormais munis d'une
définition pleine de l'universalité, que nous pourrions résumer ainsi : vérité et fondement
de la conscience et de son objet comme différence absolue, négation pure, qui, par son
infinité, abolit leur séparation et permet leur identification réciproque dans la conscience
de soi. Or, à l'universalité nous associons souvent la pensée. En quoi cette association est-
elle justifiée ? Quelles sont les implications d'une telle association entre la pensée et
l'universalité, si toutefois celle-ci est permise ? Voilà l'objet de notre second chapitre.
44

LA PENSÉE

Avec notre chapitre précédent, nous nous sommes procuré une riche définition de
l'universalité. Dans le présent chapitre, nous étudierons la manière dont Hegel comprend
la pensée et nous répondrons, grâce à nos acquis antérieurs, à la question suivante : Est-ce
que la pensée est universelle ?
Rien ne nous sert d'atermoyer; selon Hegel, la pensée se situe en effet au niveau
de l'universalité : « Mais l'immédiateté propre, réfléchie en elle-même, par suite
médiatisée en elle-même, de la pensée (l'a priori) est l'universalité ... »50. Cette citation
est tirée de 1'« Encyclopédie des sciences philosophiques», plus précisément de
l'introduction à « La science de la logique ». Dans les vingt-cinq premiers paragraphes de
ce texte, Hegel s'applique d'abord à distinguer la philosophie des autres modes de
connaissances. Ensuite, il examine plus particulièrement cette caractéristique essentielle
de la philosophie qu'est la pensée et il explique de quelle manière elle se dévoile dans
toute sa pureté au travers de la logique.
Il nous y propose de voir la philosophie comme « une manière pensante de
considérer des objets » . La philosophie, si nous en restons à cette description, se conçoit
comme l'un des modes possibles de notre connaissance des objets, le mode de la pensée,
ce qui suppose alors d'autres modes différents de celle-ci. Ces autres modes sont très
divers. Par exemple, il y a la sensation, le sentiment, la représentation, la volonté, etc. qui
sont tous autant de formes d'accès aux objets. Par contre, il reste que l'humain est un
animal pensant, que dès lors ce qui le différencie essentiellement des animaux, c'est la
pensée. La pensée, comprise non plus comme simple mode d'accès aux objets mais
comme l'essence de l'humanité, se retrouve alors dans toutes les formes et les productions
de l'activité humaine. En ce deuxième sens, la sensation, le sentiment, la représentation et
la volonté ne se distingue pas de la pensée mais sont tous des formes pensantes de
l'activité humaine : « . . . la teneur essentielle humaine - fondée grâce à la pensée - de la
conscience n'apparaît pas tout d'abord dans la forme de la pensée mais comme

50
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 2; page 178
51
Idem; § 2, page 164
45

sentiment, intuition, représentation, formes qui sont à différencier de la pensée en tant que
forme » . Cela ne signifie nullement qu'il y a deux formes foncièrement différentes de la
pensée. L'une et l'autre de ces formes restent la même pensée. Plus précisément, la
pensée en tant qu'essence humaine se déploie selon les divers modes que nous avons
énumérés, alors que la pensée en tant que l'un de ces modes spécifiques d'accès aux
objets se caractérise par la raison, source de nos concepts. Afin de mieux clarifier cette
double signification, il faut comprendre que la pensée qui constitue l'essence de l'humain
renvoie à l'esprit en soi alors que la pensée comme mode de connaissance retourne plutôt
de l'esprit pour soi. Tout humain est en soi esprit, et c'est pour cette raison que toutes nos
manières d'agir, toutes nos façons d'être sont imprégnées par la pensée, sont en soi la
pensée. Cependant, c'est uniquement par la pensée comme mode spécifique d'accès aux
objets, c'est-à-dire par la pensée réfléchissante, que l'esprit que nous sommes en soi se
comprend comme esprit, qu'il devient esprit pour soi. En général, à moins d'indications
contraires, nous utiliserons le mot « pensée » selon sa signification d'activité
réfléchissante. Quant à la question du statut de la relation entre la pensée comme essence
de l'humain et celle comme activité réfléchissante, ou encore du passage de l'esprit en soi
à l'esprit pour soi, nous la laisserons en suspens pour le moment, mais nous y reviendrons
au prochain chapitre.
Commençons maintenant notre examen de la pensée. Elle s'effectue, avons-nous
dit, par la réflexion. Or, la réflexion nécessite, en tant qu'activité, un sujet. De plus, cette
activité du sujet pensant produit des pensées particulières. Pour bien comprendre les
propos de Hegel sur la pensée, il faut toujours garder en mémoire cette scission de la
pensée en deux pôles, l'un subjectif, le Je pensant, et l'autre objectif, les pensées
particulières comme telles. Dans le but de faciliter la lecture, précisons que nous
nommerons désormais l'universel auquel nous sommes arrivés à la fin de notre étude des
trois premiers chapitres de la «Phénoménologie de l'Esprit » le « Concept », et ce que
nous avons jusqu'ici appelé « pensées particulières » deviendra « concepts particuliers».
La raison de ces changements d'appellation retourne, pour le Concept, en ce que
l'universalité est l'un de ces traits, et pour les concepts particuliers, en la trop vaste
signification du mot « pensée », ce dernier renvoyant autant à un concept particulier qu'à

Idem
46

une vague idée ou impression. Ceci dit, étudions plus attentivement le côté subjectif de la
pensée.
Nous l'avons d'ailleurs déjà rencontré sur notre chemin, lors de notre analyse de
« La certitude sensible ». À ce moment, nous avions découvert que le Je, pareillement à
l'Ici et au Maintenant, était une simplicité intermédiée, qu'il se qualifiait plutôt comme
universel que comme particulier. Nous pourrions croire, d'après ce que nous avons vu
jusqu'à présent, que le Je pur n'est qu'universel et s'oppose ainsi à toute particularité. Or,
il n'en va pas si simplement. En résumé, disons que le Je est particulier parce
qu'universel, ou encore, qu'il est autant universel qu'il est particulier. Pour penser dans le
détail la compréhension de ce dernier énoncé, nous partirons d'abord d'une longue mais
substantielle citation :

« Cette universalité absolue, qui tout aussi immédiatement est singularisation absolue, et un
être-en et pour-soi qui est purement-et-simplement être-posé et n'est cet être-en et pour-soi
que par l'unité avec l'être-posé, constitue tout aussi bien la nature du Je que celle du concept;
de l'un et de l'autre il n'y a rien à comprendre si les deux moments indiqués ne se trouvent
pas saisis à la fois dans leur abstraction et dans leur unité parfaite. »53

C'est en quelque sorte parce que le Je est universalité absolue qu'il est aussi
singularisation absolue. Il ne le serait plus s'il n'était qu'universalité relative. Or, qu'est-
ce qu'une universalité relative ? Et relative à quoi ? Revenons à « La certitude sensible ».
Nous avions trouvé là une première définition de l'universalité : « Ce genre de chose
simple qui est par négation ... »54. Ce type d'universel s'opposait à ses exemplifications
extérieures par une indifférence envers eux. Voilà exactement ce qu'est un universel
relatif. C'est un concept particulier. Par exemple, le concept « crayon » est universel,
c'est-à-dire qu'il n'est aucun des crayons existant singulièrement autour de nous. Il
s'oppose à eux, et cette opposition constitue justement sa détermination particulière. Le
concept « crayon » est négation de tous les crayons particuliers; il entre en une relation
négative avec ces crayons, qui se posent alors extérieurement à leur concept. Ce dernier
possède une forme universelle, en ce qu'il est une pensée, mais il a un contenu particulier,

53
HEGEL; Science de la Logique tome III: traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris, page 44
54
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991; page 94
47

donc extérieur, différent de lui. D'autre part, la négation de ce concept sur les particuliers
est tout autant la négation de ces particuliers sur leur concept. Leur concept est tout aussi
dépendant d'eux qu'ils le sont de lui. Dérobez-leur leur concept et ces particuliers perdent
leur substance : « Si nous enlevons au chien l'animalité, on ne saurait plus dire ce qu'il
est »55. Leur concept est leur essence, leur définition. Nous reviendrons un peu plus tard à
cette relation entre des êtres particuliers et leur concept. En somme, un concept extérieur
aux objets particuliers qu'il désigne est déterminé par eux tout comme ils le sont par lui.
« Le concept d'une chose est cette chose elle-même, en tant que détachée de son hic et
nunc donné. Ainsi, le concept « ce chien » ne diffère en rien du chien réel concret auquel
il se « rapporte », sauf que ce chien est ici et maintenant, tandis que son concept est
partout et nulle part, toujours et jamais »56. L'un et les autres sont, en tant que
détermination, également des particuliers : « L'universel, pris formellement et posé à côté
du particulier, devient lui-même aussi quelque chose de particulier »57.
Face à cette universalité relative, nous avons l'universalité absolue. L'universalité
relative se caractérisa par une négation complètement extérieure, c'est-à-dire que le
concept particulier et ses exemplifications étaient totalement extérieurs l'un envers
l'autre. À l'inverse, l'universalité absolue dont il est question dans la citation tirée de la
« Science de la Logique » se caractérise par une négation intérieure. D'ailleurs,
l'intériorité est un aspect fondamental du Concept. Il devient important de comprendre
adéquatement la signification qu'en donne Hegel. En général, on oppose l'intériorité à
l'extériorité; ce qui est extérieur n'est pas intérieur. Or, l'intériorité du Concept ne
supporte nullement une telle opposition. Au contraire, il l'abolit. Référons-nous ici au
cheminement dialectique des trois premiers chapitres de la « Phénoménologie de
l'Esprit » que nous avons étudié durant la section précédente. Tout ce cheminement peut
se comprendre comme une intériorisation graduelle de l'extériorité. Au commencement
de ce parcours se présentait une extériorité totale entre le concept particulier et ses
exemplifications. Petit à petit, le concept intériorisa cette extériorité. Avec « La
perception», nous vîmes l'universel simple intérioriser l'Un exclusif et le médium

55
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 24; addition 2; page 475
56
KOJÈVE; Introduction à la lecture de Hegel; NRF Gallimard; Saint-Amand; 1962; page 542
48

universel. Lors de « Force et entendement », l'universel inconditionné, qui était extérieur


au royaume des phénomènes en tant que paisible royaume de lois, intériorisa finalement
ce royaume en devenant différence absolue. De plus, c'est précisément à ce moment que
le Je, la conscience de soi, apparut, en tant qu'unité négative abolissant la différence entre
la conscience et son objet. Bref, la véritable intériorité, loin de s'opposer à l'extériorité
l'inclut en elle comme extériorité abolie. Ainsi, le Concept, par le mouvement infini de la
négation intérieure, abolit l'extériorité, la particularité; il est également intérieur et
extérieur; il est de cette manière la totalité, ou l'universalité absolue.
Cette universalité absolue, qui n'est rien d'autre que la pure négation intérieure,
est pareillement singularisation absolue. Qu'est-ce donc à dire ? Lorsque nous avons
abordé la différence absolue, nous avons vu qu'elle était un mouvement infini, une unité
qui, se posant égale à elle-même, posait une différence qu'elle abolissait aussitôt. Or, la
singularisation absolue de l'universalité absolue se comprend à partir de ce mouvement
infini. Il se décompose en trois niveaux, que Hegel analyse au premier chapitre de sa
logique subjective58. Le Concept se comprend sous son premier niveau comme universel :
« Le concept, par conséquent, est d'abord de telle sorte Videntité absolue à soi qu'elle
n'est cela que comme la négation de la négation, ou comme l'unité infinie de la négativité
avec soi-même. Ce rapport pur du concept à soi, rapport qui par là est ce rapport comme
se posant par la négativité, est V universalité du concept » . À travers son mouvement
infini, le Concept, bien qu'il se divise en lui-même, unifie les deux termes opposés de la
division et en cela l'abolit. Il se divise parce qu'il est négation intérieure pure et que cette
dernière ne peut exister qu'entre deux termes opposés. L'abolition de cette division, ou ce
que Hegel appelle la négation de la négation, restaure l'identité première. Formulons ce
mouvement autrement. Le Concept, étant négation intérieure pure, se nie en posant vis-à-
vis lui-même un opposé, qu'il nie à nouveau en le posant comme son opposé, à travers
lequel le Concept se reconnaît et, par cette reconnaissance, se conserve comme étant vis-
à-vis de lui-même. Le Concept, selon son aspect universel, enveloppe avec soi sa
négation, qui est sa propre particularisation, sa sienne détermination. Celle-ci « n'est pas

57
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 13; page 180
58
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris, pages 65 à 97
49

une borne pour l'universel, mais il s'y maintient et est positivement identique à soi » . Le
Concept, considéré comme universel, « est Y âme du concret auquel il est immanent, sans
obstacle et égal à soi-même dans la variété et la diversité de ce concret. Il ne se trouve pas
emporté dans le devenir, mais se continue inaltéré au travers de ce même devenir, et a la
force d'une auto-conservation invariable, immortelle » .
Le second niveau du Concept réside en la particularité. Ici, le Concept se conçoit
selon sa différentiation, sa détermination. Un concept particulier, nous l'avons déjà
expliqué, s'oppose à ses exemplifications extérieures. Le Concept, dans la sphère de la
particularité, se scinde, d'une part, en un concept particulier, ce que l'on entend
généralement en philosophie par l'expression «un universel», et, de l'autre, en une
multitude d'existences particulières extérieures. En se particularisant, le Concept s'oppose
à lui-même en posant à l'extérieur de lui un contenu déterminé que sont toutes les
existences particulières de la réalité concrète, du monde sensible, où l'universalité du
Concept prend elle aussi une existence déterminée grâce aux multiples concepts
particuliers qui ne sont chacun que la forme universelle, abstraite et vide de ce contenu.
Le troisième et dernier niveau du Concept est celui de la singularité. Il est celui où
le Concept se retrouve lui-même parmi la différence qu'il posa, au niveau précédent de la
particularité, entre concepts particuliers et réalité sensible extérieure. Le Concept, en tant
que singulier, abolit la scission qu'il s'est imposé en tant que particulier. Il effectue, à
partir de son opposé, un retour en soi, qui qualifie justement l'opposé du Concept comme
étant son opposé, à travers duquel il se conserve. Lors de la particularité, le Concept se
détermine et produit, par cette détermination, le monde réel sensible et les différents
concepts particuliers. Avec la singularité, le Concept abolit cette scission et du coup nous
assistons à l'unification de l'universalité et de la particularité, auparavant opposés; nous
serions tentés d'écrire la pénétration de l'une dans l'autre. Le Concept s'approprie le
monde réel sensible en l'investissant; il le transforme en son monde. Avec ce troisième
niveau, « Y universalité et la particularité apparurent d'un côté comme les moments du
devenir de la singularité. Mais on a déjà montré qu'elles sont en elles-mêmes le concept
total, partant que dans la singularité elles ne passent pas dans quelque chose d'autre, mais

Idem; page 69
60
Idem; page 71
61
Idem
50

que c'est là seulement qu'est posé ce qu'elles sont en et pour soi » ". Ces trois niveaux du
Concept absolu contiennent chacun le mouvement total infini du Concept absolu lui-
même mais selon une caractéristique qui leur est propre. Pour l'universalité, c'est
l'identité simple à soi-même du Concept; pour la particularité, la détermination du
Concept comme différence extérieure; pour la singularité, l'abolition de cette
différentiation comme conservation de soi en celle-ci63.
À présent que nous sommes informés de ces trois niveaux du Concept, revenons à
l'explication de notre citation. Nous sommes désormais en mesure de pleinement
comprendre ce que signifie « l'universalité absolue, qui tout aussi immédiatement est
singularisation absolue ». L'universalité absolue renvoie au niveau universel du Concept,
qui se caractérise, avons-nous dit, par son identité simple et absolue à soi-même. L'égalité
à soi-même que cette identité requiert ne peut s'effectuer que s'il y a présence de deux
termes opposés. Or, par le mouvement infini du Concept, ce dernier pose cette différence
où apparaît, en opposition à l'universalité, la particularité. Cependant, en tant
qu'universalité, ce qui prime est la simplicité. C'est pourquoi le Concept, au niveau de
l'universalité, embrasse avec lui les particuliers, les enveloppe, se reconnaît en eux et s'y
conserve simple. Grâce à cette reconnaissance de lui-même dans les particuliers, le
Concept, comme universalité, y reste transparent et égal à lui-même, identique à soi. Par
contre, pour que la simple identité à soi du niveau universel se réalise effectivement, pour
qu'il y ait réelle reconnaissance de soi dans l'extériorité des particuliers, le Concept, en
tant qu'universalité, doit alors poser, au niveau de la particularité, ces particuliers comme
extérieurs à lui, pour ensuite se les approprier en niant leur autonomie. Ceci consiste en le
niveau de la singularité, où, parce que le Concept est négation pure intérieure, il nie

62
idem; page 93
63
Nous avouerons que la compréhension de tout ce passage de la « Science de la Logique » où Hegel décrit
les trois niveaux du Concept comporte quelques ambiguïtés. Nous savons que pour Hegel la philosophie est
un cercle de cercles. Ceci implique que chacun des cercles particuliers est en même temps le cercle en sa
totalité. À l'intérieur de chaque niveau du Concept, nous retrouvons la totalité du Concept. Nous retrouvons
à chacun des niveaux les aspects de l'universalité, de la particularité et de la singularité. « Or, les
déterminations-de-concept que sont l'universalité, la particularité et la singularité, quand bien même elles
peuvent être considérées pour elles-mêmes, ne valent ni ne sont telles que par et dans le concept en son
écriture propre, dont précisément elles sont les moments, et qui détermine leur rapport réciproque »
(JARCZYK; Au confluent de la mort - L'universel et le singulier dans la philosophie de Hegel: Ellipses;
Paris; 2002; page 94). Cependant, à chaque niveau l'accent est mis sur un aspect spécifique. Le niveau de
l'universalité du Concept s'éclaire et se comprend selon l'aspect universel. De même pour les niveaux de la
51

l'extériorité des particuliers, extériorité qui se posait en premier lieu comme une négation
du Concept. Par cette négation de la négation, le Concept s'affirme comme totalité in-
finie, se conserve dans les particuliers, en les faisant sien, en les intériorisant. Les
particuliers ne s'opposent plus à lui de manière extérieure, ils sont devenus ses
particuliers. Avec cette appropriation, le Concept s'immisce, pénètre en sa particularité et
la transforme en singularité. Voilà donc ce qui explique que l'universalité absolue du
Concept soit singularisation absolue.
Ne restons pas enfermé dans ce jargon logique et demandons-nous ce que Hegel
tente d'exprimer par toutes ces explications un peu nébuleuses. Il nous le dit lui-même : la
nature du Je. Chaque humain est un Je, un individu. Ce qui signifie que la détermination
essentiellement humaine, ce qui nous distingue de nos confrères les animaux, c'est le Je,
la conscience de soi. De ce point de vue, le Je est un concept universel. D'autre part, il ne
faut pas se le figurer comme une simple caractéristique commune à tous les humains, qui,
d'une certaine façon, flotterait au-dessus de nos têtes, extérieure à notre personne
individuelle. « La représentation la plus basse que l'on peut avoir de l'universel tel qu'il
est dans le rapport au singulier est cette relation extérieure de ce même universel comme
de quelque chose qui est simplement commun »6 . Au contraire, le Je est à la racine de
notre individualité, il est présent en chaque petite parcelle de notre être, il nous constitue
dans notre intégralité. Pour le dire autrement et de manière beaucoup plus simple, le Je est
toujours un Moi. « C'est pourquoi le Moi est la pensée en tant que sujet, et, en tant que
Moi, je suis à la fois dans toutes mes sensations, représentations, tous mes états, etc. »65.
Par contre, il est également un concept universel propre à tout humain, comme nous le
disions à l'instant. En fait, il est autant un individu humain, quel qu'il soit, qu'un concept
universel; c'est un concept universel qui, à l'opposé de tous les autres concepts
particuliers, se détermine soi-même, qui se singularise au travers d'un Moi humain; il est
à la fois en soi, c'est-à-dire un concept universel, et pour soi, c'est-à-dire un individu
singulier humain; il est concept en et pour soi : Concept absolu, conscience de soi, Je. Au
fond, le Je explique l'unification de la pensée avec un humain déterminé, de l'universel

particularité et de la singularité où est respectivement privilégiée l'aspect particulier et singulier. Le


Concept, à chacun de ses niveaux, apparaît donc en sa totalité mais selon différents éclairages.
64
Idem; page 96
52

avec un particulier, constituant alors un individu singulier. Chacun de nous possède la


pensée; tous nous avons la faculté de penser. Bien étrange serait celui qui affirmerait que
les concepts particuliers qu'il pense sont proprement à lui et n'ont rien à voir avec les
concepts particuliers d'autrui. Lorsque le concept « arbre » est pensé, ce dernier reste le
même peu importe la personne qui le pense, parce que, bien qu'il ait un contenu
particulier, il possède en revanche une forme universelle, ce qui permet l'accès à ce
contenu pour n'importe quel individu pensant, car l'universalité est l'élément dans lequel
baigne la pensée. Ne confondons pas ici une image avec un concept. Évidemment,
différents individus auront vu et retenu l'image de divers arbres. À la mention du mot
« arbre », ils peuvent tous s'imaginer différents arbres. Par contre, ils auront tous la même
signification à l'esprit, et ce que désigne le mot « arbre », c'est le concept « arbre ». Par
ailleurs, il est vrai qu'un concept particulier est toujours pensé par un individu. Aucun
concept particulier n'existe par soi, tout seul. Ils adviennent inévitablement en un esprit
particulier. Malgré tout, la pensée, qu'on le veuille ou non, excède constamment
l'individu qui l'exerce, bien qu'elle n'apparaisse jamais qu'au travers des individus. Ce
débordement de la pensée au-delà de l'individu, son universalité, est d'ailleurs, pour
Hegel, le fondement de toute société, de toute culture. Elle rend possible la
communication grâce à son accomplissement le plus grandiose : le langage. Mais nous
nous éloignons; nous aurons la chance de revenir à ces thèmes au prochain chapitre.
Constatons seulement que Hegel, lorsqu'il écrit « Cette universalité absolue, qui tout aussi
immédiatement est singularisation absolue », nous donne une explication, en ses mots, de
l'intime union de la pensée universelle et d'un être particulier; union accomplie en un
individu singulier grâce au Je.
Puisque nous avons amplement explicité la première partie de notre citation,
attardons-nous maintenant sur la deuxième, où nous découvrirons un caractère de la
pensée, à notre avis capital, implicitement présent dans tout ce que nous venons
d'affirmer. D'abord, remémorons-nous la proposition significative de cette deuxième
partie : «... et un être-en et pour-soi qui est purement-et-simplement être-posé et n'est cet

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique: Librairie philosophique J.


Vrin; Paris; 1979; § 20; page 288
53

être-en et pour-soi que par l'unité avec Vêtre-posé ... » . La signification de cette
proposition reste sensiblement la même que celle précédemment examinée. L'être en et
pour soi s'assimile à l'universalité du Concept, et l'être-posé renvoie à la particularité de
l'individu humain pensant, alors que la relation nécessaire entre eux deux, leur unité, se
comprend par la singularisation absolue. Ce qui nous intéresse ici c'est le terme employé
pour désigner la particularité : « l'être-posé ». Ce terme est analysé dans la « Science de la
Logique », au début de la doctrine de l'essence, plus précisément à la section concernant
la réflexion67. Cette dernière se définit comme « le mouvement de rien à rien et par là à
soi-même en retour »68. Bref, la réflexion constitue le mouvement de la négation pure. Ne
mélangeons pas cette réflexion avec le mouvement réflexif de la conscience percevante
que nous avons déjà croisé. Non pas que les deux soient totalement différents, mais la
réflexion analysée dans la « Science de la Logique » est la réflexion en elle-même, alors
que celle de la « Phénoménologie de l'Esprit » est la réflexion appliquée à la conscience.
Nous verrons plus loin quelle relation entretienne ces deux œuvres. Sans trop entrer dans
les détails, car ce mouvement est similaire à celui de la singularisation du Concept, la
réflexion se décortique en trois moments. D'abord, la réflexion posante, où la réflexion,
parce qu'elle est négation, se nie soi-même, c'est-à-dire pose un être-posé. Le second
moment est celui de la réflexion extérieure. Comme la réflexion est une relation de la
négation à elle-même, elle doit nécessairement poser une différence, l'être-posé, d'où elle
peut, en niant cette différence, revenir à soi. Dès lors, la réflexion présuppose l'être-posé
pour son retour en soi. La réflexion extérieure réside en cette présupposition. En tant que
présupposé, l'être-posé est toujours déjà là face à la réflexion, il est extérieur à elle.
Finalement arrive la réflexion déterminante, qui détermine l'être-posé comme posé par la
réflexion, niant ainsi son extériorité face à elle en abolissant cet être-posé, en le faisant
son être-posé :

« En tant maintenant que la détermination-de-réflexion est aussi bien rapport réfléchi dans
soi-même qu'être-posé, sa nature ressort immédiatement de là de façon plus précise. Comme

66
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 44
67
HEGEL; Science de la Logique tome II; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; pages 17 à 33
68
Idem; page 18
54

être-posé, en effet, elle est la négation comme telle, ur. non-être en regard de quelque chose
d'autre, savoir en regard de la réflexion absolue dans soi ou en regard de l'essence. Mais,
comme rapport à soi. elle est réfléchie dans soi. » 6 '

Ce qui nous intéresse dans cette identification de la réflexion et du Je, c'est que,
comme la réflexion est un mouvement, de surcroît infini, Hegel associe alors le Je avec ce
mouvement. Le Je est pure activité, pur mouvement infini. D'ailleurs, cette activité était
implicitement affirmée dans la première partie de notre citation, en ce qu'il y est écrit que
l'universalité absolue est singularisation absolue, non singularité absolue.
Ce qui caractérise donc essentiellement le côté subjectif de la pensée, le Je, ou
encore la conscience de soi, retourne de son activité. Si nous nous rappelons les
principaux aspects du Concept que nous avions ressortit lors du chapitre précédent, nous
constaterons que le plus important consistait justement en son activité. Cette dernière se
comprenait comme un continuel mouvement infini de scission de soi et d'abolition de ce
cette scission. Le Concept avait alors été identifié à la conscience de soi, en raison de son
activité. Nous sommes de nouveau arrivés à cette conclusion : le fondement de la
conscience de soi réside en son activité infinie. Cependant, cette activité du Je s'est
précisée. Nous savions qu'elle prenait naissance par la pure négation intérieure propre au
Concept. Maintenant, nous savons en plus que cette activité de la négation intérieure
s'exprime comme une singularisation absolue d'une universalité absolue. Au risque de me
répéter, il faut comprendre que, pour Hegel, la conscience de soi est fondamentalement
une activité. Elle n'est jamais figée. C'est d'ailleurs pourquoi Hegel n'accepte pas que
l'on assimile le Je philosophique à un Je empirique. Il critique la psychologie de son
temps en ce qu'elle conçoit le Je à l'opposé de ce qu'il est réellement; elle le comprend
d'une façon non-conceptuelle, c'est-à-dire comme une chose fixe et immuable, à laquelle
on attribue des propriétés, telles la volonté, l'intelligence, les passions et sentiments,
l'intuition, etc. : « Lorsque l'on en reste à la simple représentation du Je, telle que l'a en
vue notre conscience habituelle, alors le Je est seulement la chose simple que l'on nomme
aussi âme, et à quoi le concept inhère comme une possession ou propriété » . D'autre

Idem; page 32
70
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 47
55

part, identifier le Je à tel Je particulier le dénaturalise. Le Je, la conscience de soi, comme


l'entend Hegel, est certes à la base de toute personne individuelle, mais il ne doit pas
s'identifier aux particularités de ces personnes, à leur personnalité, qui est elle
accidentelle vis-à-vis de l'universalité absolue du Je. Ce dernier :

« . . . suivant la forme, n'est pas un être ou agir particulier du sujet, mais précisément ceci, à
savoir que la conscience se comporte comme Moi abstrait, comme libérée de toute
particularité appartenant à des propriétés, états, etc. donnés par ailleurs, et n'accomplit que
l'universel, dans lequel elle est identique à toutes les consciences individuelles. »71

L'activité de la conscience de soi, parce qu'elle prend la forme du mouvement


réflexif, s'exprime ainsi par la réflexion. Cette réflexion se retrouve dans la
singularisation du Je, mais elle représente aussi l'activité propre que le Je effectue sur le
monde extérieur, « la pensée réfléchissante qui a pour contenu et amène à la conscience
des pensées en tant que telles »72. Lors de notre petite analyse de la réflexion, nous avons
vu que celle-ci, en tant que réflexion déterminante, s'appropriait l'être-posé qui lui
semblait jusqu'alors extérieur à elle. Nous pourrions dire que la réflexion, en faisant
l'être-posé sien, se l'intériorise. Ceci s'accorde avec le mouvement d'intériorisation de la
conscience, que nous avons précédemment étudié, et qui culmine justement dans la
conscience de soi, dans le Je. Par la réflexion, le Je transforme ce qui lui est donné dans
l'intuition et dans la représentation en un être-posé non plus extérieur à lui mais qui lui
appartient, c'est-à-dire qu'il produit des pensées : « En tant que, dans la pensée
réfléchissante, la nature vraie vient au jour tout autant que cette pensée est mon activité,
cette nature vraie est tout autant le produit de mon esprit - et cela en tant qu'il est sujet
pensant -, de moi selon mon universalité simple ... »73. Grâce à la réflexion, le Je
intériorise, s'approprie le monde extérieur en rendant universelles les particularités de ce
monde telles qu'elles lui sont données par l'intuition et par la représentation. Or, il ne peut
effectuer cette intériorisation, cette transformation du particulier en universel que parce
qu'il est lui-même, à l'inverse, singularisation absolue d'une universalité absolue; s'il

71
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 23; page 289
72
Idem; § 2; page 165
73
We/w;§23;page289
56

peut produire, à partir d'intuitions et de représentations, des déterminations-de-pensée,


c'est pour la raison que le Je est le Concept. Vous nous permettrez de donner ici une
longue citation qui explique par contre de manière directe et claire ce que Hegel entend
par l'activité de réflexion du Je :

« Le concevoir d'un objet ne consiste en fait en rien d'autre que dans le fait que le Je se le
rend propre, le pénètre, et l'amène à sa forme propre, c'est-à-dire à Vuniversalité qui est
immédiatement déterminité, ou à la déterminité qui est immédiatement universalité. L'ob-jet,
dans l'intuition, ou encore dans la représentation, est encore quelque chose d'extérieur,
d'étranger. Par le concevoir, Vêtre-en-et-pour-soi qu'il a dans l'intuitionner et le représenter
se trouve transformé en un être-posé; le Je le pénètre en pensant. Or, tel qu'il est dans le
penser, c'est ainsi seulement qu'il est en et pour soi; tel qu'il est dans l'intuition ou la
représentation, il est phénomène; le penser sursume Y immédiateté sous laquelle il vient
d'abord à nous, et fait ainsi de lui un être-posé; mais cet être-posé sien est son être-en et
pour-soi ou son objectivité. Cette objectivité, l'ob-jet l'a donc dans le concept, et celui-ci est
Yunité de la conscience de soi, unité dans laquelle il s'est trouvé assumé; son objectivité, ou
le concept, n'est par conséquent elle-même rien d'autre que la nature de la conscience de soi;
n'a pas d'autres moments ou déterminations que le Je lui-même. »74

Apparaît, avec cette citation, ce qui sera notre prochain thème : le côté objectif de la
pensée.
Nous avons vu, au tout début de ce chapitre, que Hegel divisait, d'une certaine
manière, notre rapport au monde extérieur en différents modes de connaissance, sans
oublier toutefois que le Moi gît à la base de tous ces modes, et que donc la pensée, en son
côté subjectif, les imprègne tous; c'est toujours moi qui intuitionne ou qui se représente
quelque chose. En général, Hegel divise la connaissance selon trois modes : l'intuition, la
représentation et la pensée. « Déjà dans cette exposition préliminaire, on vient à parler de
la différence entre donnée sensible, représentation et pensée; elle est décisive pour la
ne

saisie de la nature et des modes de la connaissance » . Par contre, cette division tripartite
n'est pas exhaustive ni fixe, car Hegel y ajoute aussi quelque fois le sentiment et la
volonté. Ces divers modes de la connaissance sont tout autant diverses formes de celle-ci.
74
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 46
57

À ces formes s'oppose un contenu. Un même contenu peut revêtir plus d'une seule forme.
L'un et l'autre semblent ainsi être indépendants. Par exemple, ce livre que j'aperçois au
bout de mon bureau se retrouve aussi bien, comme contenu intuitionné, dans ma sensation
que, comme contenu imagé, dans ma représentation ou que, comme contenu conçu, dans
ma pensée. Peut-être ressens-je de la colère envers ce livre, en ce qu'il m'est
incompréhensible, et auquel cas il sera le contenu de mon sentiment, ou encore sera-t-il
peut-être contenu de ma volonté en ce que je veux le jeter par la fenêtre. Distinguons avec
plus de précision les trois principales formes de la connaissance déjà rencontrées.
Hegel introduit ces formes au paragraphe 20 de son encyclopédie. Il les discute
plus attentivement à la partie intitulée « Esprit subjectif » de sa « Philosophie de
l'esprit »76, troisième section de son encyclopédie. Nous étudierons ce texte lors de notre
prochain chapitre. Nous nous bornerons, ici, à la description plus sommaire, et de
compréhension plus facile, du paragraphe 20. Commençons d'abord avec l'intuition
sensible, la sensation. Deux caractéristiques la résument : « Du reste, si pour le sensible
les déterminations de la singularité et de l'être-l'un-hors-de-Vautre ont été avancées
... »77. Que signifie-t-il par cette expression « être-1'un-hors-de-Pautre » ? L'extériorité.
Une chose est hors d'une autre lorsqu'elle lui est extérieure. Or justement, les données qui
nous sont fournies par nos organes sensoriels sont frappées du sceau de l'extériorité. Les
couleurs que nous voyons, les sons que nous entendons ne proviennent point de nous mais
ont leurs causes à l'extérieur de nous. Ce qui constitue le monde sensible, c'est tout ce qui
existe à l'extérieur de nous et que nous percevons grâce à nos sens. Jusqu'à notre propre
corps que nous percevons comme extérieur à nous. Si je vois ma main, elle m'apparaît
face à moi, à ma conscience, et donc extérieure à moi. En général, ce qui entre en contact
avec nous par l'intermédiaire des sens est considéré comme extérieur. Même les
sentiments, qui pourtant ne nous sont pas donnés par nos organes sensoriels, nous
apparaissent tirer leur origine de l'extérieur. C'est à l'occasion de cette personne
extérieure à moi que naît ma joie, ma jalousie, mon admiration, etc. Dans l'élément de la

75
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 20; page 285
76
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1988; § 387 à § 442; pages 183 à 279
77
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 20; page 287
58

pensée, le Concept est immédiatement présent à lui-même. Nous éclaircirons ce point un


peu plus loin, mais, alors que le propre du Concept dans cet élément est l'intériorité, celui
du monde sensible est l'extériorité. Cette extériorité est constituée par deux composantes,
car « le sensible est un être-l 'un-hors-de-l 'autre dont les formes abstraites plus précises
sont F être-l 'un-à-côté-de-V autre et l'être-l'un-à-/a-i'w/7e-de-l'autre »7 .
Ces deux déterminations qui sont à la base de l'extériorité, Fêtre-1'un-à-la-suite-
de-1'autre et l'être-1'un-à-côté-de-l'autre, réfèrent respectivement au temps et à l'espace,
qui sont les déterminations premières et immédiates, donc les plus abstraites, de la nature.
Nous les avons abordées lors de notre analyse de « La certitude sensible ». Cependant,
l'exposition de ces deux notions diffère légèrement dans F « Encyclopédie des sciences
philosophiques » et dans la « Phénoménologie de l'Esprit ». Dans cette dernière, nous
avons vu que l'espace, l'Ici, et le temps, le Maintenant, constituaient le Ceci, et que ce
dernier était un universel parce que les deux premiers se sont eux-mêmes révélés comme
des universaux. Hegel, dans la « Phénoménologie de l'Esprit », mettait l'accent sur la
similarité de ces deux notions, alors que dans F « Encyclopédie des sciences
philosophiques », il les oppose plutôt l'une à l'autre. Nous savons que le Concept consiste
en une unité négative, c'est-à-dire une identité qui se produit soi-même par la négation
intérieure de soi et l'abolition de cette négation selon un mouvement infini. Or, la nature
se caractérise par l'extériorité du Concept avec soi-même, ce qui implique que les deux
moments de son unité négative infinie, l'identité, ou encore l'objectivité qui est égalité à
soi, et la négation, ou encore la subjectivité qui est différence perpétuelle de soi, se
retrouvent extérieures l'une à l'autre. « Si ces déterminations étaient appliquées à l'espace
et au temps, le premier serait l'objectivité abstraite et l'autre la subjectivité abstraite »79.
La subjectivité se caractérise principalement comme une pure activité. Le temps, qualifié
de subjectivité abstraite, se comprend alors comme une pure activité qui, parce
qu'abstraite, ne revient jamais en soi mais est toujours extérieure à elle-même; c'est le
devenir du Maintenant qui est toujours autre que lui-même bien qu'étant toujours lui-

78
Idem; page 285
79
HEGEL; Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques; Librairie philosophique J.Vrin; Paris;
1970; § 258; page 144. N'ayant pas trouvé de traduction française de la « Philosophie de la nature », toutes
les citations concernant la nature seront donc tirées du précis, qui est le même texte que F « Encyclopédie
des sciences philosophiques » avec, en moins, les « Zusâtze », c'est-à-dire les commentaires tirés des notes
59

même; « C'est l'être qui, en étant, n'est pas et n'étant pas, est » ; c'est l'activité d'une
négation extérieure à elle-même, qui existe comme un point qui se dépasse toujours lui-
même en se niant; un écoulement continu, fluide, indivisible; un « être-1'un-à-la-suite-de-
l'autre ». L'espace, lui, s'oppose à cette subjectivité abstraite et se conçoit comme une
objectivité abstraite, c'est-à-dire « un état de juxtaposition tout idéal parce qu'il est l'être-
O 1

en-dehors-de-soi et absolument continu » ; non plus un écoulement fluide mais plutôt


une immobilité fixe de points contigus; une égalité indifférente de tous ces points en une
ligne, de toutes ces lignes en une surface, de toutes ces surfaces en un espace; un « être-
l'un-à-côté-de-1'autre ».
Le temps et l'espace, l'être-l'un-à-la-suite-de-l'autre et l'être-1'un-à-côté-de-
l'autre, constituent la base originaire de la nature, l'être-hors-de-soi, qui comprend, quant
à elle, les substances organiques et inorganiques. Toute la nature vivante et inorganique
existe donc dans le temps et dans l'espace, sans toutefois oublier que ces deux
caractéristiques sont l'expression d'une qualité encore plus fondamentale et première,
l'extériorité.

« La nature s'est révélée comme l'Idée sous la forme de Paltérité (Anderssein); comme par
suite, l'idée est la négation d'elle-même, qu'elle est extérieure à elle-même, la nature n'est
pas seulement extérieurement relative à cette Idée (et à son existence subjective, l'esprit),
mais cette extériorité constitue la détermination où elle existe en tant que nature. »

Expliquons d'abord pourquoi nous retrouvons, dans cette citation, le mot « Idée » plutôt
que celui « Concept ». Nous savons à quel point la signification du Concept diffère de
celle que nous accordons quotidiennement au mot « concept ». Il en va de même pour le
mot « Idée », d'où la raison de la majuscule. L'Idée, c'est l'adéquation de la totalité de la
réalité avec le Concept : « . . . l'idée est l'unité du concept et de l'objectivité, le vrai
... »83. La définition courante de la vérité la décrit comme adéquation entre un objet réel
et son concept. Le jugement « Socrate est un humain » sera vrai si l'individu réel Socrate

de cours. Malheureusement, le précis et l'encyclopédie ne possèdent pas le même traducteur, ce qui rend la
terminologie du texte quelque peu différente. Nous nous en excusons.
*°Idem
"idem; § 254; page 142
82
Idem; § 247; page 138
60

est effectivement un humain. Dans le cas où Socrate serait un chat, le jugement s'avérerait
faux. Ce que le langage populaire nomme vérité, Hegel le nomme exactitude, parce que
l'adéquation dont il est question dans cette conception de la vérité reste abstraite.
L'opinion générale conçoit la vérité comme une juxtaposition extérieure entre la
définition d'un concept particulier et l'objet qu'il désigne. Si l'une et l'autre coïncident,
nous avons alors un jugement vrai. Pour Hegel, tout ce que nous puissions dire au sujet de
ce jugement est qu'il est exact. Hegel demande beaucoup plus qu'une exacte coïncidence
entre un concept particulier et un objet afin d'affirmer la vérité d'un concept. S'il y a
vérité, l'adéquation entre un concept et un objet réel doit se présenter d'une manière
énormément plus intime et concrète. L'existence de l'objet réel doit être l'existence même
du concept. L'un et l'autre doivent se réunir dans une unité indissociable, non être
uniquement apposés extérieurement l'un contre l'autre par un jugement. Le concept et son
objet ne doivent plus faire qu'un. L'objet doit réellement incarner son concept. Seulement
alors avons-nous affaire à la vérité. Il suit de cette conception de la vérité qu'il est
impossible qu'un concept particulier soit vrai, puisqu'un tel concept est toujours une
négation de ses exempli fi cations extérieures. Il ne peut donc jamais s'incarner au travers
d'eux. Par contre, nous avons vu que le Concept singularise lui-même son universalité,
c'est-à-dire qu'il s'immisce nécessairement dans la particularité des réalités extérieures et
se les rend par là siennes. Donc seul le Concept, par sa singularisation absolue, semble
vrai. Alors pourquoi Hegel assigne-t-il la vérité originairement à l'Idée et non au
Concept ? Comment le Concept peut-il s'avérer faux ? Parce que l'objectivité avec
laquelle l'Idée est en union renvoie à la réalité totale : « Mais dans cette objectivité la
déterminité est posée comme totalité immédiate, comme un tout extérieur » . Notons au
passage que cette totalité extérieure qu'est l'objectivité semble s'identifier avec la nature,
en ce que toutes deux se caractérisent par l'extériorité. Prenons par exemple la
détermination-de-pensée85 de l'unité. Tout objet se comprend comme unité, tout objet est
nécessairement un, à tout le moins numériquement. C'est en quelque sorte une condition

83
HEGEL; Science de la Lopique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 275
84
Idem; page 278
85
Nous nous dispensons pour l'instant d'une explication de la nature des déterminations-de-pensée puisque
nous y reviendrons plus en détail ultérieurement. Disons pour le moment qu'elles sont des catégories
propres à la « Science de la Logique ».
(.1

sine qua non. En ce sens, l'unité, comme détermination-de-pensée, se singularise dans


tous les objets réels, mais cette totalité n'est pas encore l'objectivité totale, puisque tous
les objets ne sont pas qu'un, ils possèdent en plus d'autres détenninations-de-pensée.
Ainsi, le Concept, malgré qu'il soit singularisation absolue, peut ne pas s'unir avec la
totalité de l'objectivité. Lorsqu'il le fait, nous sommes en présence de l'Idée. Dès lors,
l'Idée, pour Hegel, n'est pas quelque chose qui n'aurait aucune réalité objective, comme
quand certains affirment que la justice n'est qu'idéale, signifiant par là qu'elle n'est
absolument pas réalisable concrètement. Au contraire, l'Idée est belle et bien présente
dans la réalité, non au travers de telle ou telle existence particulière, mais au travers de la
totalité de cette réalité objective. Il faut donc avoir en tête la signification précise que
Hegel donne au mot « Idée » lorsqu'il se dit idéaliste. Il ne faut pas comprendre cette
expression dans son sens courant, se disant de quelqu'un qui n'accepte pas la réalité dans
son objectivité, qui la critique au nom d'idéaux irréalisables.
À présent que nous sommes plus familiers avec la notion d'Idée telle que nous la
retrouvons dans la philosophie de Hegel, revenons à sa définition de la nature. Elle y est
comprise comme extérieure à elle-même. Or, cette expression est ambiguë. L'Idée,
considérée selon la « Science de la Logique », se nie soi-même en tant que nature, se
déploie dans la pure universalité. La nature, en tant que royaume de la particularité,
s'oppose à la logique. Dès lors, lorsqu'il est dit que la nature est « l'Idée extérieure à elle-
même », cela pourrait signifier que l'Idée, considérée comme nature, est extérieure à elle-
même, considérée comme logique. Ce genre d'extériorité semble accidentel, c'est-à-dire
qu'elle ne semble pas appartenir à la nature comme telle mais plutôt apparaître seulement
par la relation existant entre la nature et la logique. Il n'en va cependant pas ainsi. Hegel a
précisé que « la nature n'est pas seulement extérieurement relative à cette Idée [l'Idée
logique] (et à son existence subjective, l'esprit), mais cette extériorité constitue la
détermination où elle existe en tant que nature ». L'Idée, comme nature, n'est pas
uniquement en relation extérieure avec elle-même comme logique; l'Idée, comme nature,
se détermine essentiellement comme extériorité. La caractéristique essentielle de l'Idée
comme nature consiste dans l'extériorité en tant que telle. La nature est une pure
extériorité, l'être-hors-de-soi. Ses deux notions fondamentales, le temps et l'espace, se
comprennent aussi par cette extériorité. L'être-l'un-à-côté-de-l'autre, c'est en quelque
62

sorte l'extériorité perpétuellement figée d'un point toujours hors de lui-même alors que
l'être-l'un-à-la-suite-de-l'autre est l'extériorité de ce même point mais perpétuellement en
mouvement. Étant le domaine de l'extériorité, chaque objet naturel se retrouve en une
relation extérieure vis-à-vis des autres. Ils sont tous isolés et mutuellement indifférents :
« En cette extériorité, les déterminations de la notion ont l'apparence d'être indifférentes
les unes aux autres et séparées et pour cette raison, la notion y est comme intérieure. La
nature ne manifeste par suite dans son être-la {Dasein), aucune liberté, mais bien la
nécessité et la contingence »86. La nature comporte en elle la présence de l'Idée, mais
puisque la nature est l'extériorité même, l'Idée apparaît comme extérieure à cette
extériorité; elle apparaît comme l'intérieure de la nature. C'est ce dont la conscience
expérimenta lors du chapitre « Force et entendement » de la « Phénoménologie de
l'Esprit ». Elle s'aperçut qu'il existait un intérieur au monde sensible, qui s'exprimait par
des lois. Les objets naturels étant isolés et indifférents, la nécessité de leurs relations ne
peut pas provenir d'eux-mêmes. C'est l'un des points majeurs du scepticisme de Hume :
la causalité nécessaire ne constitue pas une propriété propre des objets naturels mais tire
son origine d'ailleurs. Or, F« ailleurs » de la nature, c'est son intérieur. Cet intérieur,
l'Idée, qui s'exprime au travers de la nature par la nécessité des lois, doit composer avec
l'indifférence des objets naturels, indifférence qui s'exprime elle, par la contingence de
ces objets. Cette opposition entre nécessité et contingence, qui s'expose partout dans la
nature, résulte de la contradiction de l'Idée qui est, en tant que nature, négation d'elle-
même.
Toutes ces explications sur le temps, l'espace et la nature ne doivent pas obscurcir
le but pour lequel elles ont été entreprises. N'oublions pas qu'elles nous expliquent
l'extériorité des données de l'intuition sensible. En effet, c'est de l'intuition, en tant que
l'un des modes de la connaissance, que nous sommes partis. Ainsi, ce qui nous est donné
par l'intuition sensible provient de l'extérieur, se qualifie par l'extériorité. Cette
extériorité constitue l'être essentiel de tout objet naturel, organique ou inorganique. Avec
l'intuition, nous sommes en contact avec le monde de l'extériorité, avec la nature, dont les

HEGEL; Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques: Librairie philosophique J.Vrin; Paris;
1970; §248; page 138
u-,

notions fondamentales consistent en l'espace et le temps . 11 apparaît logique que ce qui


permet ce contact soit lui-même naturel. C'est pourquoi les données intuitives sont des
données sensorielles, nous sont procurées par nos cinq sens corporels. D'autre part,
ajoutons que toutes ces explications sur la nature nous deviendront utiles lorsque nous
examinerons le mode de connaissance qu'est la pensée, car cette dernière est représentée
dans toute sa pureté par la logique et que la nature s'oppose à la logique. Distinguer
clairement les traits propres à la nature revient donc, par opposition, à distinguer tout
aussi clairement ceux de la logique, de la pure pensée.
Hegel a aussi annoncer une seconde caractéristique quant à l'intuition sensible en
plus de l'extériorité : « La différence du sensible d'avec la pensée est à placer en ce que la
détermination de celui-là est la singularité ...» . L'assignation de cette caractéristique, la
singularité, à l'intuition sensible semble peut-être quelque peu contradictoire. En effet,
lorsque nous avons examiné les trois aspects du Concept, c'est-à-dire l'universalité, la
particularité et la singularité, nous avons vu que la singularité consistait en une abolition
de la scission entre l'universalité et la particularité. Nous nous attendions ici à ce que
Hegel associe l'aspect particulier du Concept à la nature; et pourtant non, il lui donne la
caractéristique de la singularité. Pourquoi ? La réponse demande une analyse plus
détaillée que celle fournie auparavant quant à la singularité. Qu'elle soit une abolition
entre l'universalité et la particularité demeure évidemment vrai. Par contre, n'oublions pas
qu'abolition n'égale pas destruction mais conservation. En conséquence, le moment de la
particularité est conservé par la singularité, tout comme celui de l'universalité. Voyons
comment. La singularité, nous la nommons tout autant « pure négation intérieure ». Dans
le cas qui nous intéresse, cette négation se comprend comme l'abstraction, l'acte
d'abstraire: « . . . elle [la négation absolue] est l'abstraction elle-même ... »89, ce qui
revient à dire que la singularité est elle aussi l'abstraction même : « . . . car elle est cette
abstraction qui désormais, justement comme singularité, est abstraction posée »90. La

87
Évidemment, le temps et l'espace, en tant que tels, ne peuvent pas s'intuitionner. Ils sont abstraits, c'est-
à-dire qu'ils sont de purs universaux, des négations vides, qui n'ont aucune réalité matérielle. Ils sont une
« forme pure de la sensibilité ou de l'intuition, c'est le sensible non sensible » (Idem; § 258; page 144).
88
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 20; page 285
89
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 93
90
Idem; page 95
M

singularité est l'abstraction qui se pose elle-même; elle est le mouvement du Concept qui
oppose l'universalité et la particularité mais qui, par cette opposition, les unifie l'un à
l'autre. En d'autres termes, la singularisation absolue du Concept abstrait la particularité
de l'universalité, pose cette particularité en face de l'universalité. Inversement, elle
abstrait aussi l'universalité de la particularité pour la lui opposer. Par cette double
abstraction simultanée, l'universalité et la particularité se reconnaissent l'un et l'autre
comme le produit d'un seul et même mouvement, ce qui dès lors abolit leur opposition.
L'abstraction de la particularité à partir de l'universalité engendre, en quelque sorte, des
singuliers sensibles: «... ces produits de l'abstraction, en tant qu'ils doivent laisser
tomber la singularité, sont eux-mêmes bien plutôt des singuliers »91 et « ... la singularité
n'est pas seulement le retour dans soi-même du concept, mais immédiatement sa perte.
Par la singularité, de même qu'il y est dans soi, il parvient hors de soi et entre dans
l'effectivité »92. Cette effectivité, c'est la réalité de la nature, de l'être-hors-de-soi.
Exprimons plus simplement tout ce raisonnement logique. Le trait qui ressort à chaque
fois que nous abordons la singularisation, ou encore la pure négation intérieure, est
l'activité, le mouvement. Au dernier chapitre, nous avons compris ce que signifiait le
mouvement infini de la négation absolue. Précédemment, nous nous sommes aperçus que
cette négation expliquait le côté subjectif de la pensée résidant en l'activité de la
singularisation absolue du Concept. La singularité, prise en son sens strict et rigoureux,
est toujours une pure activité, un mouvement infini et continuel. Si nous examinons la
nature, force est d'avouer que nous n'y trouvons nulle part de véritable singularité.
Cependant, il ne s'y trouve pas d'authentique particularité non plus, car une telle
particularité n'est rien sinon une qualité déterminée, comme le rouge, le lisse, le chaud,
etc. Or, ces qualités sont toujours les propriétés de choses naturelles. Ce qui se présentent
à nous en la nature, ce sont des objets à divers degrés de singularité. Une roche est
pauvrement déterminée et ainsi manifeste peu de singularité. Avec les plantes apparaît
une manifestation plus élevée de la singularité, parce qu'elles offrent, avec leur
croissance, le spectacle d'une activité plus intérieure. Mais, comme le remarque si
justement Hegel, cette activité intérieure ne se conserve pas pour soi. Elle est entièrement

91
Idem; page 93
92
Idem; page 95
65

tournée vers l'extérieur : « La semence ne germe que par suite d'une excitation extérieure
et dans la formation, la division en racine et feuilles est elle-même une division dans la
direction de la plante vers la terre et l'eau comme vers la lumière et l'air »93. Viennent
ensuite les animaux, qui illustrent à leur tour un nouvel échelon supérieur dans la
manifestation naturelle de la singularité. Nous verrons ultérieurement de quelle façon
ceux-ci expriment l'activité de la singularisation absolue du Concept. Nous comprenons
du moins que la singularité en tant que telle, tout comme la particularité, ne se retrouve
jamais parmi la nature. Nous y retrouvons plutôt des êtres et des objets plus ou moins
singuliers. Nous croyons que c'est ainsi que Hegel entend la singularité de la nature
lorsqu'il en fait une des deux caractéristiques principales.
Les singuliers propres au monde extérieur de la nature qui nous sont donnés grâce
à l'intuition sensible procurent le contenu pour la deuxième forme de la connaissance : la
représentation. « L'acte de la représentation a une telle matière sensible pour contenu,
mais posée dans la détermination du « Mien », en ce sens qu'un tel contenu est en Moi, et
de Vuniversalité, de la relation-à-soi, de la simplicité ». Comme nous l'a dit Hegel, deux
formes différentes de connaissance peuvent posséder un même contenu. Ici, celui de la
représentation et de l'intuition sensible provient du monde extérieur. Seulement,
l'intuition reçoit ce contenu selon la forme de l'extériorité. Nos données sensorielles
semblent tirer leur origine de l'extérieur. Avec la représentation, les objets singuliers
prennent la forme de la « mienneté ». Le contenu extérieur se retrouve soudainement en
moi, intérieur à moi. Or, ce moi ne consiste pas en une personne particulière mais en le
Moi que tous nous partageons avec le reste de l'humanité, le Je, la conscience de soi.
Puisque l'élément de ce Moi repose en l'universalité, le contenu extérieur se voit vêtu
d'une forme universelle. C'est par cette forme que le contenu extérieur s'intériorise. Avec
quoi la représentation a-t-elle affaire au juste ? Qu'est-ce qu'un contenu extérieur conjoint
à une forme universelle ? Rien d'autre que les concepts particuliers que nous avons déjà
abordés précédemment4. Reprenons ici la discussion que nous avions commencée quant

93
HEGEL; Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques; Librairie philosophique J.Vrin; Paris;
1970; § 347; page 201
94
Rappelons ici la définition de la « Phénoménologie de l'Esprit » : « Ce genre de chose simple qui est par
négation, qui n'est ni ceci ni cela, ce genre de pas ça auquel il est tout aussi indifférent d'être ceci, aussi
bien que cela, nous la disons universelle » (HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit: Aubier; Paris; 1991; page
94).
66

à la nature de ces concepts. Considérons le concept « éléphant ». Il est déterminé par tous
les éléphants concrets vivants dans le monde extérieur. Cependant, cette détermination
s'exprime comme une négation, c'est-à-dire que le concept « éléphant » s'oppose à tous
les éléphants concrets, il les nie. N'ayant aucune relation avec ces exemplifications
extérieures, ce concept n'entre en relation qu'avec soi-même, et cette relation explique
son caractère de simplicité. Ainsi, la représentation, à partir des données recueillies par
l'intuition sensible, produit des concepts particuliers. Ceux-ci, bien qu'ayant, tout comme
pour nos sensations, un contenu extérieur, relève, par leur forme universelle, de
l'intériorité de notre Moi. D'ailleurs, la relation entre le mode de connaissance
représentatif et celui intuitif s'énonce d'emblée par le terme « représentation » lui-même.
En effet, la représentation nous présente à nouveau, selon la forme universelle, ce que
l'intuition sensible nous présente une première fois sous la forme de l'extériorité. Quant à
une explication plus précise du passage de l'intuition à la représentation, il nous faudra
attendre notre examen sur la section subjective de la « Philosophie de l'esprit » que nous
effectuerons au prochain chapitre.
En addition à ces concepts particuliers dont le contenu prend source dans
l'extériorité de la nature, Hegel porte notre attention sur un second type de concepts
particuliers. Ces derniers possède un contenu qui ne se retrouve pas dans le monde
extérieur : « Outre le sensible, la représentation a toutefois aussi pour contenu une matière
qui est issue de la pensée consciente de soi, comme les représentations de ce qui
appartient au droit, à l'éthique, à la religion, et aussi de la pensée elle-même ... »95. Ces
concepts particuliers diffèrent de ceux rencontrés précédemment par l'origine de leur
contenu. Ils le tirent de la pensée elle-même, nous affirme Hegel. Par exemple, le concept
de «justice » ou celui de « bien ». D'une façon similaire à celle du concept « éléphant »,
jamais le concept « bien » n'est perçu par les sens. Ce qui est perçu, ce sont de bonnes
actions, ou de bonnes choses. Par contre, le concept « éléphant » nie précisément certaines
réalités concrètes et vivantes, à savoir tous les éléphants, alors que le concept « bien » ne
nie, à proprement parler, aucun objet extérieur, puisque aucun de ces objets n'est une
exemplification directe de ce concept. D'autre part, cette caractéristique des seconds

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique: Librairie philosophique J.


Vrin; Paris; 1979; § 20; page 285
67

concepts particuliers provoque toutes ces difficultés que nous rencontrons lorsque nous
tentons de définir certains de ceux-ci, tels la justice, le beau, le bien, etc. Maintenant, si ce
deuxième type de concepts particuliers possèdent à la fois un contenu universel, puisque
provenant de la pensée, et une forme également universelle, en quoi de tels concepts sont-
ils encore appelés des représentations ? Ne sommes-nous pas plutôt en présence de
pensées ? « . . . il n'est pas si facile de saisir où il faut situer la différence entre de telles
représentations et les pensées d'un tel contenu » . Comme nous le verrons au prochain
chapitre, à tout le processus cognitif, débutant par l'intuition sensible et se terminant avec
la pensée, s'accouple un processus d'intériorisation de ce qui se donne d'abord à nous
comme extérieur. En effet, le contenu et la forme de l'intuition sensible est l'extériorité.
Celle-ci est graduellement intériorisée par et dans l'esprit jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien
d'extérieur à lui, ce qui se produit au niveau de la pensée, où le contenu et la forme
relèvent de l'intériorité. La représentation, étant située à un niveau intermédiaire entre
l'intuition sensible et la pensée, se caractérise principalement par une inadéquation entre
son contenu et sa forme. Avec le premier type de concepts particuliers, la forme est celle
de l'intériorité mais son contenu est extérieur. Le second type de ces concepts possède,
quant à lui, un contenu intérieur mais dont la forme procède de l'extériorité, bien que ces
concepts se présentent, de la même manière que les premiers, au travers de notre
universalité intérieure. Nous savons que le caractère essentiel de l'universalité du
Concept, du Je, repose sur son activité incessante, activité définie comme mouvement
infini de scission de soi et d'abolition de cette scission. De plus, c'est grâce à cette activité
que l'universalité s'approprie son opposé, se le rend sien, et ainsi le conserve tout en
l'abolissant. En général, nous pouvons avancer que cette appropriation d'un opposé,
s'effectuant par la négation de son altérité extérieure, coïncide avec ce que Hegel nomme
« intériorisation »; nier l'extériorité d'un opposé, c'est affirmer son intériorité. Ainsi, il
manque aux concepts particuliers du second type cette activité, qui seul rendrait leur
forme véritablement intérieure. Étant inactif, ils sont fixes, isolés les uns des autres,
simples, en seule relation avec eux-mêmes, pareillement aux concepts particuliers du
premier type. Ces concepts, malgré qu'ils ne proviennent pas, quant à leur contenu, du
monde extérieur, semble, selon leur forme, avoir été donné à la conscience, donc d'une

Idem; page 286


68

provenance extérieure à elle, quoiqu'ils se situent au niveau de son universalité. D'où tout
l'ambiguïté de ce type de concepts particuliers; ils apparaissent étrangers à la conscience
bien qu'ils tirent leur source et existent dans l'universalité de la pensée. Ce sont, d'une
certaine manière, des préjugés, car ils sont donnés comme déjà là en nous; ce sont des
concepts préconçus. Leur statut « a donc encore le même caractère d'immédiateté non
conçue ou d'indifférence sans mouvement que l'existence elle-même; ou encore, elle est
seulement passée dans la représentation »97; ce sont des choses « qu'on sait comme ça, en
général » et qui « précisément parce qu'elles nous sont bien connues et familières, ne sont
pas connues » . Voilà donc comment l'inadéquation entre le contenu et la forme, propre
au mode de connaissance qu'est la représentation, se présente aussi chez le second type de
concepts particuliers". En résumé, dans

« ... nos représentations se rencontrent les deux cas suivants, à savoir qu'où bien le contenu
est un contenu pensé, mais non pas la forme, ou bien inversement la forme appartient à la
pensée, mais non pas le contenu. Si je dis par exemple : colère, rose, espoir, tout cela m'est
bien connu d'après la sensation, mais j'exprime ce contenu de manière universelle, dans la
forme de la pensée; j'ai laissé de côté en lui de nombreuses particularités, et j'ai seulement
donné le contenu comme un universel, mais le contenu reste sensible. Si à l'inverse je me

9/
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit: Aubier; Paris; 1991; page 47
9i
Idem
99
II faut ici dire un mot sur une notion très importante chez Hegel et qui se confond souvent avec la
représentation. Bien que les deux partagent certains traits, l'entendement ne doit pas être identifier avec la.
représentation : « La représentation se rencontre ici avec l'entendement, qui ne se différencie de celle-là
qu'en ce qu'il pose des Rapports d'universel à particulier ou de cause à effet, etc., et par là des relations de
nécessité entre les déterminations isolées de la représentation, alors que celle-ci les laisse dans son espace
indéterminé les unes à côté des autres, liées par le simple « aussi » » (HEGEL; Encyclopédie des sciences
philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J. Vrin; Paris; 1979; § 20; page 286).
L'entendement travaille avec les déterminations-de-pensée, dont nous discuterons bientôt, et applique ces
dernières à nos représentations à partir desquelles il effectue des jugements. L'entendement se situe donc au
niveau de la pensée, et non à celui de la représentation. « La pensée qui n'amène au jour que des
déterminations finies et se meut dans de telles déterminations, s'appelle « entendement » (au sens plus étroit
du terme) » {Idem; § 25; page 291). Par contre, l'entendement s'apparente à la représentation en ce qu'il
conçoit les déterminations-de-pensée séparément et isolément, alors que la véritable pensée, la pensée
spéculative, conçoit ses déterminations unies les unes aux autres au travers d'un déploiement nécessaire. À
plusieurs reprises, Hegel critique les attitudes et les savoirs reliés à l'entendement, tel le savoir
mathématique, mais son importance cognitive est indéniable, puisque l'isolation et la séparation qu'il
effectue sur les objets permet leur analyse : « L'activité de dissociation est la force propre et le travail de
l'entendement, de la plus étonnante et de la plus grande puissance qui soit, ou, pour tout dire: de la
puissance absolue » (HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Paris; 1991; page 48).
69

représente Dieu, le contenu est, à la vérité, quelque chose de purement pensé, mais la forme
est encore sensible, telle que je la trouve-là immédiatement en moi. »100

Arrive à présent l'étude de la pensée, qui est le troisième mode de connaissance de


l'esprit humain. En règle générale, toute science porte sur un contenu bien spécifique. La
biologie traite des êtres vivants et de leurs relations, la physique s'intéresse aux lois
régissant la nature inanimée, les mathématiques, eux, se penchent vers les nombres et
leurs propriétés. Dès lors, lorsque Hegel parle d'une « Science de la Logique », nous nous
demandons naturellement sur quel contenu porte cette science ? La plupart du temps, la
logique nous est présentée comme une science uniquement formelle, qui n'aurait aucun
contenu réel d'étude si ce n'est les formes de la pensée, que nous connaissons sous
l'appellation « syllogisme ». Les syllogismes sont ainsi des formes de raisonnement dont
certaines sont considérées comme adéquates et d'autres comme fallacieuses. Qu'un
syllogisme soit de forme adéquate ne signifie pourtant pas qu'il soit vrai. Par exemple, le
syllogisme « Tous les humains peuvent siffler; Socrate ne peut pas siffler; donc Socrate
n'est pas un humain » possède une forme adéquate mais n'a aucune valeur de vérité. La
fausseté de ce syllogisme résulte de son contenu, plus précisément de la majeure, qui
avance le sifflement comme propriété essentielle de l'humanité. La logique, comprise
comme une science formelle, n'a pas de contenu proprement à elle, elle le tire plutôt des
autres sciences. C'est cette absence de contenu qui est visée lorsqu'il est dit que la logique
est vide.

À la différence de cette opinion populaire, la logique qu'envisage Hegel possède


en elle-même son propre contenu, qui est l'Idée : « La Logique est la science de Vidée
pure, c'est-à-dire de l'Idée dans l'élément abstrait de la pensée »101. Nous avons vu plus
haut que l'Idée, définie comme l'accord complet entre la totalité de l'objectivité et le
Concept, se manifestait au travers de la nature. Elle le fait aussi au travers de l'esprit au
sujet duquel nous nous attarderons ultérieurement. Une troisième manifestation de l'Idée
s'effectue dans la pensée, qui représente, comme le montre la citation, l'Idée dans sa
pureté. Si nous la considérons en elle-même, l'Idée n'est rien d'autre que la pure pensée,

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique: Librairie philosophique J.


Vrin; Paris; 1979; § 24 (addition); page 476;
101
Idem; § 19; page 283
70

la pensée qui n'entre en relation avec absolument rien sinon elle-même. « L'Idée est la
pensée, non pas en tant que pensée formelle mais en tant qu'elle est la totalité en
développement de ses déterminations et lois propres qu'elle se donne à elle-même, qu'elle
n'a pas et ne trouve pas déjà là en elle-même »102. La pensée, ou l'Idée pure, se développe
elle-même en elle-même. Qu'est-ce à dire ? Afin de bien comprendre la vision que se fait
Hegel de la logique, il ne faut jamais oublier que, pour lui, l'Idée se conçoit avant tout
comme sujet : « Dans ma façon de voir et comprendre la question, qui doit seulement se
justifier par l'exposition du système lui-même, tout dépend de ce qu'on appréhende et
exprime le vrai non comme substance, mais tout aussi bien comme sujet »103. Ce qu'il
entend par « sujet », nous l'avons étudié précédemment. Le Je, ce n'est pas une substance
fixe et immobile à la base de divers prédicats. Au contraire, il se donne comme une
continuelle activité, une « universalité absolue, qui tout aussi immédiatement est
singularisation absolue»104. Lorsque nous avons analysé cette citation, nous avons mit
l'accent, dans notre compréhension de la singularisation absolue du Je, sur la relation
qu'il entretenait avec les individus concrets particuliers. Nous avons alors vu que le Je, en
tant que conscience de soi , se retrouvait à la source de ces individus. Le Je universel se
singularise ainsi en une myriade d'individus particuliers, qui trouvent, en ce Je universel,
leur vérité et leur fondement. Cependant, cette caractérisation du Je comme singularité
absolue se comprend aussi d'une seconde manière. Reportons-nous à un texte déjà cité où
Hegel exprime, à l'aide de termes différents, ce que la singularisation absolue signifie :
« . . . un être-en et pour-soi qui est purement-et-simplement être-posé et n'est cet être-en et
pour-soi que par l'unité avec Y être-posé ... »105. Comme nous venons de le mentionner,
nous avons précédemment interprété le terme « être-posé » comme renvoyant à la
multitude d'individus concrets et particuliers qui sont tout autant de déterminations de la
conscience de soi, du Je. La raison de cette interprétation réside en ce que, à ce moment,
nous étudiions le côté subjectif de la pensée, et qu'il nous semblait important d'aborder,
quoique rapidement, la relation entre la subjectivité universelle et celle particulière. Les
individus sont des déterminations réelles du Je, c'est-à-dire existant dans l'élément de

m
Idem
103
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Paris; 1991; page 37
104
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 44
71

l'extériorité, dans le royaume de la nature, alors que l'Idée pure se développe, elle, dans
l'élément de la pensée, de la stricte universalité. Quel est le caractère spécifique de la
pensée, comprise non comme l'Idée mais comme l'élément universel dans lequel cette
dernière baigne ? La façon la plus aisée d'arriver à une claire compréhension de cet
élément consiste à opposer la pensée à la nature : « [l'universel] constitue l'opposé d'un
Autre, et cet Autre est ce qui est simplement immédiat, extérieur et singulier, face à ce qui
est médiatisé, intérieur et universel »106. Nous savons que la nature se caractérise
principalement par l'extériorité. D'abord celle existant en elle-même mais aussi
l'extériorité entre elle et la pensée pure, les deux se repoussant l'une l'autre. Cette
opposition nous dévoile dès lors la caractéristique première de la pensée pure :
l'intériorité.
Nous avons déjà rencontré le thème de l'intériorité à quelques reprises sur notre
chemin. À défaut d'en donner une définition précise, car une telle notion se circonscrit
difficilement, examinons plutôt de quelle manière elle se présenta à nous. C'est par
l'entremise du processus d'intériorisation que nous l'aborderons. Un peu plus haut,
lorsque nous discutions de la singularisation absolue, nous l'avions rapproché du
cheminement dialectique de la conscience durant les trois premiers chapitres de la
« Phénoménologie de l'Esprit » sur la base que ces deux activités relevaient d'un même
processus d'intériorisation. Nous pouvons comparer cette intériorisation à une
assimilation, ou encore à une appropriation. Si nous prenons le cas de la
« Phénoménologie de l'Esprit », nous remarquons qu'à la conscience fait face un objet
indépendant qui se pose extérieur à elle. Cette extériorité s'amenuise progressivement
pour finalement dévoiler à la conscience que l'objet qui lui était initialement extérieur ne
consiste en rien d'autre qu'elle-même. L'objet, d'extérieur qu'il était, devient maintenant
intérieur. Par la négation de son indépendance, la conscience s'approprie l'objet, se
l'assimile; elle le rend sien. Un tel processus, nous l'avons aussi vu à l'œuvre lors de la
représentation, où la forme de l'universalité se voyait imprimer à un contenu extérieur
afin de produire un concept particulier. Hegel traduisit cette forme universelle d'un
concept particulier par l'expression « Mienneté », c'est-à-dire que par cette forme, nous

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J.


Vrin; Paris; 1979; § 21 (addition); page 473
72

nous approprions ce qui, au premier regard, nous apparaît comme extérieur. Or, comme
nous nous apprêtons à le voir, ce qui ressort de cette compréhension de l'intériorité, c'est
son intime lien l'unissant à la liberté. La pensée, parce qu'elle est pure intériorité, est
absolument libre.
D'emblée, nous apercevons que la signification que prête Hegel à la liberté
diverge de celle du langage quotidien, car, normalement, nous attribuons la liberté à ce
qui retourne de la sphère pratique, et ne pensons pas à associer la liberté avec ce qui a trait
au théorique, à la connaissance. Bien sûr, Hegel ne nie pas que la liberté apparaisse aux
travers de nos actions pratiques, mais il insiste aussi beaucoup sur la liberté de la pensée :
« Dans le concept s'est ouvert par conséquent le royaume de la liberté »107, «... en se
développant dans un autre, il [le Concept] conserve son unité et demeure par conséquent
libre ... »108, « La liberté dans la pensée n'a pour vérité que la pensée pure ... »109, « La
pensée, en tant qu'elle est le concept libre ... »110. Analysons cette liberté théorique et
voyons où cela nous mènera. Pour cela, prenons une citation du texte avec lequel nous
avons débuté notre enquête sur la pensée, celui des vingt-cinq premiers paragraphes de la
logique de 1'«Encyclopédie des sciences philosophiques » : « Dans la pensée réside
immédiatement la liberté, parce qu'elle est l'activité de l'universel, un se-rapporter-à-soi
en cela abstrait, un être-chez-soi dépourvu de détermination selon la subjectivité, et qui,
selon le contenu, est en même temps seulement dans la Chose et ses déterminations » .
Remarquons d'abord que la pensée est libre parce qu'elle est une activité. Ce qui permet à
Hegel de qualifier la pensée de libre provient donc de ce qu'il la conçoit comme une
activité, non comme seulement une captation passive de concepts particuliers. Ainsi, ce
qui relie la sphère pratique à celle théorique, c'est que les deux sont conçues comme des
activités. Maintenant, nous savons que le Je exprime cette activité. Or, une activité
nécessite des objets aux travers desquels elle se manifestera. Il lui est impossible de se
manifester uniquement par elle-même. L'activité est toujours activité de quelque chose.

107107 H E G E L ; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier
Montaigne; Paris; page 42
'08HEGEL: Esthétique I: Le livre de poche; Paris; 1997; page 175
109
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit: Aubier; Paris; 1991; page 160
110
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La philosophie de l'esprit; Librairie philosophique
J. Vrin; Paris; 1988; § 468; page 266
111
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 23; page 289
73

Quelles sont alors ces choses par lesquelles l'activité, ou encore la subjectivité, de la
pensée se manifestera ? Ce sont ce que Hegel nomme les déterminations-de-pensée. Ces
dernières constituent le côté objectif de la pensée : « Les pensées peuvent, suivant ces
déterminations, être appelées des pensées objectives ... »" 2 . Ces pensées objectives,
Hegel préfère les appeler « déterminations-de-pensée » : « Au lieu d'employer le terme de
pensée, il est donc préférable, pour éviter un malentendu, de dire : détermination-de-
pensée »113. Pourquoi ? Parce que le mot «pensée » est des plus plurivoque. Il signifie
autant les représentations que les pensées proprement dites, alors qu'il est primordial de
les différencier. De plus, l'expression avancée par Hegel montre clairement que les
pensées objectives sont des déterminations provenant de la pensée elle-même, nullement
extérieures à elles. Ici s'éclaire le sens d'une citation apportée précédemment : « L'Idée
est la pensée, non pas en tant que pensée formelle mais en tant qu'elle est la totalité en
développement de ses déterminations et lois propres, qu'elle se donne à elle-même,
qu'elle n'a pas et ne trouve pas déjà là en elle-même »" 4 . Le développement dont il est
question ici renvoie à l'activité de la pensée, au côté subjectif de l'Idée, au Je, et ce
développement s'effectue au travers des déterminations propre de la pensée elle-même,
qui représentent le côté objectif de l'Idée, les déterminations-de-pensée. Notons que
Hegel insiste sur le fait que ses déterminations-de-pensée, la pensée ne les possède pas
comme une substance figée posséderait certaines propriétés physiques; elle ne les trouve
pas non plus comme si elles étaient un matériau déjà là en face d'elle et avec lequel elle
produirait son activité. Non, la pensée n'a pas de contenu, elle est son contenu; elle ne
trouve pas ses déterminations-de-pensée déjà là, car celles-ci sont produites par son
activité même.
Rattachons ce que nous venons d'apprendre à ce que nous avons vu
antérieurement. La logique n'est pas qu'une science formelle, elle contient aussi un
contenu spécifiquement à elle, que nous nommons « déterminations-de-pensée ». De plus,
ces déterminations-de-pensée qui constituent la totalité de l'Idée pure baignent dans
l'élément de l'universalité, que nous caractérisâmes comme intériorité. Finalement, c'est
parce que la pensée se déploie dans l'intériorité qu'elle est libre. Par tout ce long détour,

n2
76fem;§24;page291
113
Idem; § 24 (addition); page 474
114
Idem; § 19; page 283
74

nous en venons à présent à la seconde interprétation de la singularisation absolue que


nous annonçâmes un peu plus haut. L'activité de singularisation absolue à l'œuvre chez
l'Idée est représentée par la production, à partir d'elle-même, de ses déterminations-de-
pensée. Ainsi, la singularisation absolue n'est pas que la relation existant entre le Je et les
différents individus particuliers, elle est aussi une activité du Je , de la pensée, avec soi-
même. Cette activité se manifeste par une détermination de soi-même du Je, occasionnant
alors ses propres déterminations-de-pensée.
Cette deuxième signification de la singularisation absolue fonde la liberté de la
pensée : « La liberté, c'est se déterminer soi-même »" 5 . Lorsque Hegel aborde la liberté,
il emploie souvent l'expression « être chez soi ». Être libre, pour Hegel, c'est se sentir
chez soi. Remarquons que cette expression implique une relation à un autre, quel qu'il
soit. Je ne peux pas être véritablement libre s'il n'y a rien vis-à-vis de moi avec lequel je
puisse me sentir chez moi. Nous sommes libres quand l'autre qui nous fait face n'est plus
considéré comme extérieur, comme étranger à nous, mais comme étant notre autre,
intériorisé, avec lequel nous nous sentons chez nous. « La liberté est seulement là où il
n'y a pour moi aucun Autre que je ne sois pas moi-même » . Dit différemment, la liberté
« consiste, sous son aspect purement formel, en ce que le sujet ne rencontre rien
d'étranger, rien qui le limite dans ce qui est en face de lui, mais s'y retrouve lui-
même» 117 . Elle advient lorsque, d'une relation d'opposition où l'un des termes nie
l'autre, nous passons à une relation où cette négation de l'un des termes par l'autre est
elle-même niée. En cette seconde relation, chacun des termes est libre puisque l'autre,
considéré comme un terme extérieur et indépendant dans la première relation, devient
alors non plus extérieur mais intiment relié, non plus indépendant mais dépendant, non
plus un autre mais son autre, au travers duquel chaque terme se retrouve lui-même. Or,
parce que l'Idée est, à la base, le Concept, et que celui-ci n'est que le constant mouvement
infini de la négation intérieure, qui se nie soi-même par une scission de soi dont suit
immédiatement son abolition par une seconde négation où se conservent les deux
extrêmes, qui furent créés lors de la scission, en devenant chacun le contraire de l'autre et

115
HEGEL; Leçons sur la philosophie de la religion II-2; Librairie philosophique J. Vrin; Paris; 1972;
page 95
116
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 24 (addition 2); page 477
7.-)

en se liant nécessairement ainsi l'un à l'autre; bref, parce que l'Idée est, à la base, tout ce
mouvement de la pure négation intérieure, elle est par conséquent, nous irions jusqu'à dire
par nécessité, la liberté même.
Revenons à la « Science de la Logique ». La liberté se manifeste ici par l'activité
de la singularisation absolue de l'Idée pure qui se détermine elle-même en
déterminations-de-pensée qui toutes baignent dans l'élément de l'universalité, c'est-à-dire
de l'intériorité. Le Je, la subjectivité de l'Idée pure, se retrouve chez soi dans les
déterminations-de-pensée, l'objectivité de l'Idée pure, puisque, loin de leur être extérieur,
il constitue le mouvement même de ses déterminations. L'Idée, dans l'élément de la pure
pensée, est intérieure à elle-même, elle n'a pour contenu rien d'autre qu'elle-même; il n'y
a aucune extériorité, aucune altérité, dans cette activité de l'Idée en relation avec soi.
L'Idée pure, la pure pensée, est absolument libre :

« Dans la Logique, les pensées sont saisies d'une manière telle qu'elles n'ont aucun autre
contenu qu'un contenu appartenant à la pensée elle-même et amené au jour grâce à elle.
Ainsi, les pensées sont de pures pensées. Ainsi, l'esprit est purement chez soi et par là libre,
car la liberté consiste justement à être chez soi dans son Autre, à dépendre de soi, à être
l'activité déterminante de soi-même. »" 8

Un problème semble ici survenir. En effet, à plusieurs occasions, Hegel affirme


que le déploiement logique des déterminations-de-pensée répond à une nécessité, que rien
ne peut mieux satisfaire à leur nécessité que la succession qu'elles prennent dans la
logique :

« Il n'est pas d'objet qui puisse être présenté d'une façon aussi rigoureuse et avec une
plasticité aussi immanente que le développement de la pensée, dans ce qu'il a de nécessaire;
il n'est pas d'objet qui exige aussi impérieusement une pareille description; aussi cette
science devrait-elle, sous ce rapport, dépasser même la mathématique, car il n'est pas d'objet
qui soit au même degré libre et indépendant »119.

117
HEGEL; Esthétique I; Le livre de poche; Paris; 1997; page 161
118
Idem-
119
HEGEL; Science de la Logique, tome I; traduction par S. Jankélévitch; Aubier; Paris; 1971; page 22. La
raison pour laquelle nous utilisons ici une seconde traduction réside en ce que la première, effectuée par P.-
J. Labarrière et G. Jarczyk, se servit, pour son texte de base, de la première édition de la « Science de la
Logique », sortie en 1812. Malheureusement, cette première édition ne contient évidemment pas la préface à
76

N'est-il pas bizarre, voir contradictoire, d'attribuer à la pensée, cela au sein d'une même
phrase, nécessité et liberté ? Nous devons éclaircir ce problème. Au fil de cette citation,
Hegel en vient à comparer la nécessité de la logique à la nécessité des mathématiques, et à
favoriser la première. Or, la plupart du temps, nous nous représentons la nécessité comme
appartenant au plus haut degré à la méthode mathématique. Hegel critique, dans la préface
à la «Phénoménologie de l'Esprit», cette nécessité mathématique et la disqualifie.
Examinons cette critique. Sans trop entrer dans les détails, nous pouvons dire que la
critique de Hegel s'effectue à propos de la forme de la connaissance mathématique. La
forme de la preuve mathématique est extérieure à son objet. L'objet de la preuve ne se
donne pas à lui-même sa propre forme : « ... le mouvement de la démonstration
mathématique ne ressortit pas à ce qui est objet, mais est une activité extérieure à la
chose »120. En mathématique, il existe plusieurs démonstrations d'un même théorème, ce
qui résulte d'une séparation entre le théorème à démontrer et la démonstration elle-même.
Si l'objet de la preuve et la preuve étaient nécessairement reliés, il n'y aurait qu'une seule
preuve pour un objet précis, ce qui n'est pas le cas. Dès lors, la nécessité de la méthode
mathématique est vide de contenu, elle est purement formelle, et par conséquent
extérieure à tous ce que nous lui donnons à prouver. Cette extériorité implique que la fin
qu'elle vise, le but de la preuve, lui est extérieure. Or, cette fin commande toute la
démonstration et lui procure aussi sa nécessité. Si vous commencez une preuve
mathématique sans informer vos auditeurs du théorème à prouver, ces derniers seront
incapables de voir la nécessité de vos démarches. Ce n'est que lorsque vous arriverez à la
fin de votre preuve qu'ils apercevront alors la nécessité de votre démonstration :

« De la même manière, celle-ci suit une voie qui commence n'importe où, sans qu'on sache
encore selon quelle relation avec le résultat qui doit en sortir. Elle adopte dans son cours
telles et telles déterminations et relations, et en laisse tomber d'autres, sans qu'on voie
immédiatement en fonction de quelle nécessité; c'est une fin extérieure qui régit ce
mouvement » .

la seconde édition, dont nous avons tiré notre citation. Toute citation ultérieure provenant de la préface à la
seconde édition de la « Science de la Logique » sera puisée à cette traduction.
120
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Paris; 1991; page 54
121
Idem; page 55
77

Bref, le défaut de la méthode mathématique procède de l'extériorité réciproque entre la


démonstration et sa fin, entre la forme et le contenu; la nécessité des mathématiques n'est
qu'une nécessité extérieure. Nous apparaît d'emblée ici pourquoi Hegel favorise la
démonstration logique. La logique, telle que la conçoit Hegel, est l'adéquation parfaite et
totale entre son contenu, les déterminations-de-pensée, et sa forme, l'activité du Je. La
démonstration logique atteint le plus haut niveau de nécessité qu'une science puisse
espérer puisque c'est l'activité du Je lui-même qui détermine le cheminement logique de
ses déterminations-de-pensée. Loin d'être séparé, l'activité du Concept se donne à lui-
même, se crée son propre contenu, ses propres déterminations. La fin du mouvement des
déterminations-de-pensée, de l'Idée dans l'élément de l'universalité, c'est l'Idée elle-
même. En effet, la « Science de la Logique » représente l'activité de l'Idée aux travers de
ses déterminations-de-pensée, et la fin ou le but de cette même science réside en l'Idée
elle-même. Par la logique, l'Idée se prouve soi-même. Ainsi, le fondement de la nécessité
exemplaire de la logique est l'adéquation complète de la forme et du contenu de celle-ci.
Or, cette adéquation n'est rien d'autre que la liberté de l'Idée dans la logique. S'explique
donc ici comment Hegel peut, sans contradiction, relier nécessité et liberté. La parfaite
nécessité du déploiement logique des déterminations-de-pensée provient de la pure liberté
absolue de l'Idée plongée dans l'élément de l'universalité. De plus, notons que ce
déploiement nécessaire et circulaire de l'Idée au travers de ses déterminations-de-pensée
constitue l'armature de toute science philosophique particulière, et que ce déploiement
s'exprime toujours à l'intérieur d'un système :

« La pensée libre et vraie est en elle-même concrète, et ainsi elle est Idée, et, en son
universalité totale, /'Idée ou Vabsolu. La science de ce dernier est essentiellement système,
parce que le vrai en tant que concret est seulement en tant qu'il se déploie en lui-même et se
recueille et retient dans l'unité, c'est-à-dire en tant que totalité, et c'est seulement par la
différenciation et la détermination de ses différences que peuvent exister la nécessité de ces
dernières et la liberté du Tout »122.

Qu'en est-il plus précisément des déterminations-de-pensée ? Afin de mieux les


distinguer, nous les comparerons avec ce que nous appelons les concepts particuliers et
78

les données sensorielles. Ces dernières se caractérisent principalement par leur extériorité,
alors qu'avec les concepts particuliers, nous retrouvons plutôt un mélange d'extériorité et
d'intériorité, soit que le contenu tire sa source de l'extérieur et qu'il prend la forme de
l'intériorité, soit que le contenu retourne de l'intériorité et qu'il possède une forme propre
à l'extériorité. Les déterminations-de-pensée, elles, reviennent à une adéquation, qui se
trouve déjà au niveau de l'intuition sensible, entre le contenu et la forme mais au contraire
des données de la sensation, où l'adéquation repose sur l'extériorité, l'adéquation de la
forme et du contenu des déterminations-de-pensée provient de leur intériorité, le contenu
étant les déterminations-de-pensée elles-mêmes et la forme leur déploiement systématique
selon l'activité du Je. Dès lors, est-ce que les déterminations-de-pensée, puisqu'elles sont
des déterminations propres de l'Idée dans l'élément de la pure pensée, ne se retrouvent
que dans la logique ? Sont-elles entièrement séparées de la nature et de l'esprit ? En tel
cas, quelle est donc leur validité ?
Poser ces questions revient à se demander la relation qu'entretient la logique avec
les deux autres parties du système que sont la nature et l'esprit. Quant à ce dernier, nous
reporterons l'analyse des liens le reliant à la logique à notre prochain chapitre où nous
étudierons plus en détails l'esprit subjectif. Il nous reste ainsi à discuter la relation entre la
nature et la logique. Nous avons, un peu plus haut, affirmé que la nature manifestait l'Idée
mais dans l'élément de l'extériorité, c'est-à-dire que la nature est l'Idée extérieure à elle-
même. Au travers de cette extériorité, l'Idée apparaît comme l'intérieur des choses
naturelles. De plus, puisque la nature est le royaume de l'extériorité en tant que telle,
chacune des choses naturelles est extérieure aux autres. Toute liberté possible entre elles
se voit empêcher par leur extériorité réciproque, où aucune n'est en l'autre chez soi.
Donc, ce qui règne chez ce royaume , c'est la nécessité.
Malgré leur opposition, il n'en reste pas moins que l'Idée se manifeste tout autant
au travers des singularités de la nature qu'au travers de l'universalité de la logique. Si le
contenu de la logique se constitue par les déterminations-de-pensée, le contenu de la
nature, justement parce qu'elle est une manifestation de l'Idée, se retrouve aussi dans ces
mêmes déterminations, qui cependant s'expriment non par l'intériorité mais par

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique: Librairie philosophique J.


Vrin; Paris; 1979; § 14; page 180
7<>

l'extériorité du temps et de l'espace. Bien que nous voyions cette étoile située à un point
précis de la voûte céleste, les lois de la relativité nous disent que cette étoile se situe, en
réalité, quelques dizaines d'années lumières à l'ouest de la position que nous apercevons.
Ce qui se donne dans cet exemple comme la réalité de la nature n'est pas garantie par nos
perceptions mais par des lois scientifiques. Lorsque des sciences comme la physique ou la
biologie étudient et analysent la nature pour percer à jour ses secrets, les lois qu'elles y
découvrent sont accueillies comme la vérité de la nature, son fondement rationnel. Or,
pour Hegel, les déterminations-de-pensée se dévoilent par l'entremise de ces lois
naturelles et expliquent ainsi leur rationalité. La réalité de la nature, son effectivité, réside
en les déterminations-de-pensée qui constituent son fondement. L'Idée qui se manifeste
en la nature lui procure donc sa vérité et son effectivité. Rappelons-nous que l'Idée,
qu'elle soit manifestation logique, naturelle ou spirituelle, se conçoit comme la totalité de
Peffectivité. Rien n'existe véritablement en dehors de l'Idée puisqu'elle est l'adéquation
absolue entre Peffectivité totale et le Concept. Voilà pourquoi seul le déploiement de
l'Idée représente la véritable réalité de la nature. Toute autre chose apparaît vaine et non
vraie au côté de l'Idée, car elle seule est infinie; le reste n'existe que comme finitude,
puisque leur effectivité s'oppose constamment au Concept et qu'elle n'exprime jamais
complètement la totalité de l'Idée absolue. « Dieu seul est l'accord véritable du concept et
de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un
concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept »123. La logique nous
offre, en quelque sorte, le squelette, dont les os et les vertèbres sont représentés par les
déterminations-de-pensée, structurant le déroulement dialectique de l'Idée dans la nature
et dans l'esprit. Car n'oublions pas que ces déterminations-de-pensée ne sont pas des
propriétés subjectives de notre pensée humaine particulière; elles sont le contenu même
du Moi universel. Dès lors, les déterminations-de-pensée constituent, d'une certaine
manière, une matrice originelle de la rationalité qui se retrouve en la nature, en l'esprit, en
la conscience; bref, en toute réalité. La science qui s'attarde uniquement aux
déterminations-de-pensée dans leur plus pure expression, la logique, s'attarde ainsi
pareillement aux fondements rationnels de la réalité. Or, la métaphysique se comprend
elle aussi comme l'étude de la rationalité du réel, de l'essence des phénomènes. La

Idem; § 24 (addition 2); page 479


80

« Science de la Logique », telle que l'envisage Hegel, devient alors tout autant une
métaphysique qu'une logique. « La Logique coïncide par conséquent avec la
Métaphysique, la science des choses, saisies en des pensées qui passaient pour exprimer
les essentialités des choses »124. Nous sommes ici situés au cœur de la philosophie de
Hegel, car la philosophie, selon lui, ne consiste qu'à retrouver le déploiement logique des
déterminations-de-pensée aux travers des différentes manifestations de l'Idée, par
exemple la nature, l'art, la religion, l'histoire, l'état, etc. L'Idée se présente déjà autour de
nous, elle est déjà là partout dans notre expérience. « Ce qui est rationnel est effectif, et ce
qui est effectif est rationnel »125. Voilà une maxime célèbre qui récapitule en une formule
lapidaire tout ce que nous avons vu jusqu'à présent au sujet du côté objectif de la pensée.
L'Idée se dévoile à travers notre expérience, dont la signification dépasse de loin
la simple expérience cognitive, celle de la connaissance théorique des phénomènes.
L'expérience que conçoit Hegel enveloppe une multitude de situations : « [Hegel] étend
d'une façon considérable la notion d'expérience, de sorte que la critique de l'expérience
s'étend chez lui à l'expérience éthique, juridique, religieuse et ne se limite pas à
l'expérience théorétique »126. Comme le dénote cette courte énumération, la notion
d'expérience implique nécessairement un sujet l'effectuant, une conscience. Toute
expérience est nécessairement l'expérience d'une conscience humaine. La
« Phénoménologie de l'Esprit », dont le premier titre était « Science de l'Expérience de la
conscience », nous a appris que la conscience possède toujours, en face d'elle, un objet.
De cet objet, elle acquiert aussi un savoir. Entre le savoir qui est pour elle d'un objet et
l'objet en soi s'insinue une différence. Lorsque la conscience réalise que son savoir ne
coïncide pas avec l'objet en soi, elle opère alors une transformation de son savoir afin que
ce dernier concorde avec l'objet. Mais toute transformation d'un savoir apporte avec lui
une transformation de l'objet , car le savoir se rapporte nécessairement à un objet; tout
savoir est savoir d'un objet et tout objet est objet d'un savoir. Ceci découle logiquement
de la nature de la conscience. Ainsi, la conscience consiste fondamentalement en un jeu,
un mouvement qui se joue entre un objet, considéré comme l'en soi, et le savoir pour elle

124
Idem; § 24; page 290
125
7</e/w;§6;pagel69
126 HYPPOLITE; Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel: Aubier; Paris; 1963;
page 14
81

de cet objet. Plus précisément, la conscience passe de la connaissance d'un objet en soi à
la connaissance du savoir de cet objet. Cette seconde connaissance devient alors un
nouvel objet pour la conscience. Le constant rapport entre un objet en soi et le savoir pour
elle de celui-ci, cette vérification de son savoir sur l'objet constitue l'activité essentielle
de la conscience. Ce mouvement d'un premier objet à un second, que Hegel qualifie de
dialectique, est ce qu'il comprend par le mot « expérience ». « Ce mouvement dialectique
que la conscience exerce à même soi, aussi bien à même son savoir qu'à même son objet,
dans la mesure où le nouvel objet vrai en surgit pour elle, est à proprement parler ce
qu'on appelle expérience ... »127. Le passage du premier objet au second «est
l'expérience faite sur lui »128. N'oublions pas que l'objet auquel se rapporte la conscience
ne se limite pas à l'objet d'une expérience cognitive; cet objet, ce peut aussi être Dieu, le
bien, le juste, le beau, etc. De tout ceci, il ressort que la conscience, parce qu'elle est
comparaison de son savoir à un objet, est par conséquent expérience : « Tout revient à
penser l'expérience nommée ici comme l'être de la conscience »129. La conscience se
comprend, en sa vérité, comme un mouvement dialectique de plusieurs expériences se
succédant jusqu'à ce que la conscience atteigne l'expérience ultime du savoir absolu, où
la différence entre le savoir d'un objet et l'objet lui-même disparaît. « Elle se met en
chemin vers [le savoir absolu]. Elle se crée soi-même le mouvement de ce chemin. L'être
de la conscience consiste dans le cheminement à travers ses moments. L'être que Hegel
pense comme l'Expérience a le trait fondamental du mouvement »130.
Se profile ici la relation qu'entretient la « Phénoménologie de l'Esprit » avec la
« Science de la Logique ». L'un des buts principaux de la « Phénoménologie de l'Esprit »,
c'est de « tendre une échelle » vers la conscience particulière afin que cette dernière
accède au savoir absolu. Qu'est-ce que le savoir absolu ? Rien d'autre que la « Science de
la Logique » :

« L'être est absolument intermédié - il est un contenu substantiel qui est tout aussi
immédiatement propriété du Je, est dans la modalité du Soi-même, ou encore : est le concept.
C'est par là que se conclut la phénoménologie de l'esprit. Ce que l'esprit se prépare en elle,

127
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Paris; 1991; page 88
128
Idem; page 89
129
HEIDEGGER; Chemins qui ne mènent nulle part; Gallimard; Paris; 1962; page 154
130
Idem; page 151
82

c'est l'élément du savoir. Or, dans cet élément, les moments de l'esprit se répandent sous la
forme de la simplicité qui connaît son objet en ce que cet objet c'est elle-même. Ils ne se
dispersent plus dans l'opposition de l'être et du savoir, mais demeurent dans la simplicité du
savoir, sont le vrai dans la forme du vrai, et leur diversité n'est que diversité de contenu. Leur
mouvement, qui s'organise en un tout dans cet élément, est la logique ou philosophie
spéculative. »'

La conscience qui suit le chemin dialectique arrive, après plusieurs expériences, ou encore
figures, à l'élément de la pure universalité, de l'intériorité, au travers duquel se déploiera
la « Science de la Logique ». Les expériences qui sont vécues par la conscience
représentent alors l'effectivité, la vérité de sa réalité, puisque ce n'est que par celles-ci
qu'elle atteindra à la connaissance de son fondement absolu. Tout ce qui se rencontre dans
sa réalité hormis cette effectivité n'est que contingence et accident. « Une considération
sensée du monde différencie déjà ce qui du vaste empire de l'être-là extérieur et intérieur
n'est qu'apparition, passager et insignifiant, et ce qui rnérite en soi-même véritablement le
nom d'effectivité » 32. Parce que cette effectivité apparaît à la conscience comme le
contenu de son monde, de sa réalité, la « conscience la plus prochaine de ce contenu nous
la nommons expérience »133. Par contre, pourquoi l'effectivité de la réalité de la
conscience s'exprime-t-elle par ces figures précises ? Comment savons-nous que d'autres
expériences ne sont pas tout aussi importantes pour le cheminement de la conscience vers
le savoir absolu ? Et pourquoi ces figures se déroulent-elles dans cet ordre ?

« Il pourrait sembler nécessaire de donner préalablement le plus grand nombre d'indications


sur la méthode de ce mouvement ou de la science. Mais le concept de cette méthode se trouve
déjà dans ce qui a été dit et son exposition proprement dite relève de la Logique, ou plus
exactement, est la Logique elle-même. La méthode, en effet, n'est rien d'autre que la
construction de l'ensemble érigé dans son essentialité pure. »134

« C'est de cette manière que j'ai essayé de présenter la conscience dans la Phénoménologie
de l'Esprit. La conscience est l'esprit comme ob-jet concret; mais le mouvement par lequel

131
Idem; page 51
132
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 6; page 168
133
Idem
134
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Paris; 1991; page 57
83

elle se meu! vers l'avant repose uniquement, comme il en va du développement de toute vie
naturelle et spirituelle, sur la nature des essentialités pures qui constituent le contenu de la
logique. »135

Ce qui se montre clairement ici, c'est l'armature logique que possède la


«Phénoménologie de l'Esprit». Le déploiement des déterminations-de-pensée dans
l'élément de l'universalité fonde l'ordre et la nécessité du développement dialectique de la
« Phénoménologie de l'Esprit». De plus, le contenu des expériences qu'effectue la
conscience lors de ce développement est garanti par les déterminations-de-pensée elles-
mêmes, en tant que ces dernières sont le contenu, le côté objectif, de la logique. Ce qui
signifie que nous y retrouvons les « pures essentialités » de la logique, mais prenant la
forme de divers objets, puisque l'élément de la « Phénoménologie de l'Esprit » consiste
en la conscience, qui possède toujours un objet. Apportons à l'appui quelques exemples.
Hegel va jusqu'à nous faciliter la tâche. Il met lui-même en parallèle des sections de la
« Science de la Logique » et de la « Phénoménologie de l'Esprit » :

« Les déterminations pures d'être, essence et concept constituent aussi, à vrai dire, la base et
l'armature simple intérieure des formes de l'esprit; l'esprit comme intuitionnant, pareillement
comme conscience sensible, est dans la déterminité de l'être immédiat, de même que l'esprit
comme représentant, comme aussi comme conscience percevante, s'est élevé de l'être au
degré de l'essence ou de la réflexion. »136

Comparons d'abord le premier livre de la « Science de la Logique » avec le premier


chapitre de la « Phénoménologie de l'Esprit ». Dans les deux cas, nous y trouvons la
détermination-de-pensée de l'être. Nous croyons que la détermination-de-pensée de l'Un,
plutôt que de renvoyer à l'Un exclusif de « La perception », réfère à l'universalité décrite
dans « La certitude sensible » puisque cette universalité n'est qu'une pure simplicité,
qu'une simple relation à soi, bref, un être unilatéralement pour soi, à l'instar de l'Un de la
« Science de la Logique ». D'autre part, la relation de ce dernier avec la multiplicité
s'associe aussi à l'abolition dirigée par l'universalité, définie comme « simplicité

135
HEGEL; Science de la Logique tome I; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 7
136
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 48
M

intermédiée », sur ses exemplifications extérieures dont nous fait part le premier chapitre
de la «Phénoménologie de l'Esprit». Si nous continuons notre comparaison, nous
découvrons que la chose et ses propriétés, la force et son expression, l'intérieur sont
autant de déterminations-de-pensée qui apparaissent et dans le second livre de la
« Science de la Logique », et dans les chapitres deux et trois de la « Phénoménologie de
l'Esprit ». Nous nous sommes contentés ici d'esquisser quelques points de repère qui
permettent un rapprochement approximatif des deux premiers ouvrages majeurs de Hegel.
Évidemment, une comparaison détaillée de ces deux œuvres déborde largement notre
recherche. Pourtant, celle-ci serait nécessaire pour avérer les propos de Hegel quant à la
relation de concordance qu'il avance. D'autant plus qu'il y a présence de certaines
incongruités, comme le fait que la détermination-de-pensée de l'infinité se situe au niveau
de la doctrine de l'être alors qu'elle ne se rencontre, dans la « Phénoménologie de
l'Esprit », qu'à la fin du troisième chapitre.
Outre cette présence des déterminations-de-pensée dans le cheminement
phénoménologique de la conscience, nous les retrouvons aussi dans le langage. Cette
relation entre le langage et la logique est entre autre abordé par Hegel dans le dernier texte
achevé que nous possédions de lui, la seconde préface à la « Science de la Logique »,
auquel il mit la touche finale une semaine avant sa mort. Ce texte représente donc le
dernier exposé de Hegel à propos de sa philosophie, ce qui lui accorde une certaine
importance. Au prochain chapitre, nous discuterons le thème du langage plus en
profondeur. Pour le moment, nous en resterons à ce qu'il en est dit dans cette seconde
préface. Il y est écrit que les « formes de la pensée trouvent tout d'abord leur
extériorisation dans le langage de l'homme où elles sont pour ainsi dire déposées »137. La
présence de la logique à même le langage ne se révèle pas explicite. Aux travers de nos
discussions journalières, les déterminations-de-pensée se montrent plutôt sous-entendues.
Elles nous fournissent les lois et les éléments requis pour raisonner et juger sur notre
réalité. Cependant, toutes ces fonctions s'effectuent inconsciemment. « Cet emploi des
catégories, qui était connu autrefois sous le nom de logique naturelle, est inconscient » .
Ainsi, la logique et ses déterminations-de-p,ensée imprègnent tout notre esprit, elles se

HEGEL; Science de la Logique, tome I; traduction par S. Jankélévitch; Aubier; Paris; 1971; page 12
1
Idem; page 16
85

cachent et se tapissent au-dessous de tous nos actes spirituels, sous nos désirs, nos
émotions, nos idées; elles se dissimulent et nous gouvernent lorsque nous parlons, lorsque
nous pensons, lorsque nous voulons. À ce point que l'être humain «pense tout
naturellement selon la logique ou, plutôt, que la logique constitue sa nature même »139.
Dire ceci, ce n'est que réaffirmer la traditionnelle et séculaire définition de l'humain
voulant qu'il soit un animal rationnel. Puisque la « Science de la Logique » expose
explicitement les déterminations-de-pensée dans leur ordre systématique et selon
l'élément qui est le leur, l'universalité, elle met les individus particuliers en contact avec
ce qui les habite et agit au travers d'eux, ce qui constitue de part en part leur humanité.
« Amener à la conscience cette nature logique qui anime l'esprit, qui l'agite et le stimule,
telle est la tâche à remplir » . « C'est en quoi consiste la tâche suprême de la
Logique »141.
Un dernier exemple insigne du caractère réel et effectif de la logique réside en la
vie. Avec elle ne se manifeste pas telle ou telle détermination-de-pensée particulière. Ce
que la vie présente est le mouvement même de la singularisation du Concept. Comme la
vie et l'individu vivant se comprennent en tant que syllogismes, nous commencerons
plutôt, avant d'aborder le thème de la vie, par une explication de la nature et de la
signification du syllogisme :

« Le syllogisme s'est dégagé comme le rétablissement du concept dans le jugement, et donc


comme l'unité et vérité des deux. Le concept comme tel tient ses moments sursumés dans
Vunité; dans le jugement cette unité est un intérieur, ou, ce qui est la même chose, un
extérieur, et les moments sont à vrai dire rapportés, mais ils sont posés comme extrêmes
autonomes. Dans le syllogisme, ce sont les déterminations-de-concept qui sont comme les
extrêmes du jugement, en même temps est posée Vunité déterminée de ces mêmes
extrêmes. »

Lorsque nous avons parlé précédemment de la singularisation absolue de l'universalité


absolue, nous avons donné une description des trois moments du Concept que sont

139
Idem; page 12
140
Idem; page 19
141
Idem
142
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 153
86

l'universalité, la particularité et la singularité. Force est de constater qu'au niveau du


Concept, la signification de ces derniers se chevauchait, qu'ils s'impliquaient
mutuellement, et que pour cette raison il était difficile de bien les délimiter. La cause de
leur entrelacement serré provient de l'unité sous laquelle ils sont maintenus au niveau du
Concept. Le niveau suivant, celui du jugement, affirme au contraire la préséance de la
division, où un sujet et son prédicat sont séparés l'un de l'autre. Dans tout jugement
logique, ce qui exclut les propositions uniquement factuelles telle que « Hegel est né à
Stuttgart en 1870 », le sujet de la proposition constitue la base solide et ferme à laquelle
est apposé un prédicat. Avec le jugement, nous avons donc d'un côté le fondement
substantiel qu'est le sujet et de l'autre le prédicat fixant l'une des qualités que le sujet
possède déjà en soi. Le jugement est une division, ou encore une différence, extérieure
posée entre le sujet et son prédicat. Quant j'affirme que « Socrate est un humain»,
j'effectue, au travers de ce jugement, une division qui extériorise et fixe le prédicat
« humanité » hors du sujet « Socrate ». Or, si nous examinons de plus près cette
proposition, nous découvrons que la caractérisation du prédicat et du sujet s'inverse. En
effet, le prédicat n'exprime pas simplement une qualité accidentelle de Socrate mais la
substance propre de Socrate, ce qui constitue son essence profonde. Arracher à Socrate
son humanité et il ne lui restera plus rien. Par la copule, nous constatons que la
substantialité qui résidait en le sujet et qui en faisait une base solide et rigide se dirige
subrepticement vers le côté du prédicat. « Commençant par le sujet, comme si celui-ci
demeurait le fondement, elle trouve, dès lors que c'est au contraire le prédicat qui est la
substance, le sujet passé au prédicat, et par là même aboli »143. Ce que le jugement nous
découvre, c'est le mouvement de singularisation du Concept, le passage de l'essence d'un
sujet dans son prédicat. Cependant, parce que le jugement présente le sujet et le prédicat
comme divisés, extérieur l'un de l'autre, ce passage nous apparaît comme l'intérieur du
jugement, comme un mouvement s'effectuant par derrière lui. Ce mouvement fonde la
nécessité du jugement, car rappelons-nous que là où il y a extériorité, là il y a nécessité.

Le mouvement de la singularisation absolue du Concept qui transparaît au travers


du jugement trouve son expression complète avec le syllogisme. « Ce venir-au-jour du

HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; Aubier; Paris; 1991; page 68


87

concept fonde le passage du jugement dans le syllogisme »144. Nous comprenons


désormais de quelle façon le syllogisme est l'unité et la vérité du Concept ainsi que du
jugement. Par lui, l'opposition entre l'unité immédiate au niveau du Concept et la
différence extérieure au niveau du jugement devient différence indifférente, abolie.
L'unité immédiate du Concept devient unité médiatisée. Le syllogisme exprime la
singularisation absolue du Concept, ce mouvement infini de l'unité qui, dans le but de se
constituer soi-même en une unité, se scinde soi-même pour venir ensuite abolir cette
sienne scission et ainsi devenir une véritable unité, médiatisée en soi par soi. Au tout
début de notre précédent chapitre, nous avions discuté de l'immédiateté et nous l'avions
alors opposé à la médiation. L'un des exemples de médiation que nous avions donnée
était le syllogisme. Nous y avions dit que le moyen terme illustrait la présence de la
médiation dans le syllogisme. Par exemple, dans le syllogisme « L'humain est mortel;
Socrate est un humain; Donc Socrate est mortel », l'humanité constitue tout autant la
particularité de l'universel «mortalité» que la particularité de l'individu singulier
Socrate. En effet, la « mortalité » se particularise par l'humanité et l'humanité de Socrate
n'est qu'une de ses particularités. Ainsi, l'humanité est le moyen terme permettant la
singularisation de l'universel «mortalité» en l'individu singulier Socrate. Grâce à la
compréhension de la particularité comme moyen terme, le syllogisme manifeste la
singularisation absolue du Concept :

« Si nous prenons par exemple le syllogisme (non pas dans la signification qu'il a dans
l'ancienne, formelle Logique, mais en sa vérité), il est la détermination selon laquelle le
particulier est le moyen-terme qui enchaîne ensemble les extrêmes de l'universel et du
singulier. Cette forme qu'est l'enchaînement syllogistique est une forme universelle de toute
chose »'45.

Une telle compréhension nous amène à considérer la « Science de la Logique »


elle-même comme un syllogisme, puisqu'elle est l'union, dans l'élément de l'universalité,
de l'universel et du singulier par le déploiement de la particularité. En la logique, la

HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 109
l45
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 24 (addition 2); page 477
XÎ;

pensée universelle, par son activité subjective, se singularise au travers de ses


particularités propres, les déterminations-de-pensée. Ce syllogisme de la pensée pure se
constate par la partition même de la « Science de la Logique ». La doctrine de l'être se
caractérise par l'immédiateté de ses déterminations-de-pensée, alors qu'avec la doctrine
de l'essence apparaît constamment la division, l'opposition fixe et rigide entre diverses
déterminations-de-pensée telles la forme et la matière, la chose et ses propriétés, le tout et
ses parties, l'intérieur et l'extérieur, divisions qui sont le caractère propre du jugement.
Quant à la doctrine du Concept, elle expose l'unité entre l'immédiateté de l'être et la
réflexion de l'essence par l'identification de la subjectivité, c'est-à-dire l'activité réflexive
du Je présente dans la doctrine de l'essence, et l'objectivité, c'est-à-dire l'extériorité des
déterminations-de-pensée de la doctrine de l'être les unes par rapport aux autres. Cette
extériorité résulte de l'immédiateté de ces déterminations et réfère au monde naturel
inorganique. Ainsi, la doctrine du Concept reprend en elle, par ses sections sur la
subjectivité et sur l'objectivité, l'opposition entre les doctrines de l'être et celle de
l'essence, pour abolir cette opposition par sa section concernant l'Idée, qui est, avons-
nous dit, l'accord complet entre la subjectivité du Concept et son objectivité totale. Par cet
accord, l'Idée se présente comme la vérité absolue146. « Or l'idée immédiate est la
vie »147.
Nous voici donc arrivé, après un long mais nécessaire détour, à la vie. Il nous faut
alors comprendre pourquoi et comment la vie est un syllogisme. Puisque le syllogisme est
l'unité de l'immédiateté du Concept et de la division du jugement, la vie, en tant que
syllogisme, consiste en l'union d'une immédiateté, l'individu vivant, et d'une division,
celle entre cet individu et la nature objective extérieure. Abordons d'abord l'individu
vivant. Ce dernier constitue la première apparition d'un sujet : « Ce sujet est l'idée dans la
forme de la singularité; comme identité simple, mais négative, à soi; Vindividu

146
Par ailleurs, notons qu'il n'y a aucune contradiction à ce que l'Idée soit tout autant la « Science de la
Logique » qu'une section précise de cette « Science de la Logique », puisque tout le cœur de la philosophie
de Hegel repose sur cet auto-déploiement de l'absolu, sur l'autodétermination de l'Idée. L'Idée est aussi
bien position de soi que présupposition de soi, ou mieux, présupposition de soi parce que position de soi. La
logique est l'examen des lois et du contenu de la pensée par la pensée elle-même. Dès lors, la pensée, dans
cet examen, se présuppose, se précède toujours. L'Idée, en quelque sorte, se crée elle-même, se produit à
soi-même. C'est en cela qu'elle est un cercle; elle n'a ni début, ni fin; elle est une continuelle activité infinie
de production de soi à partir de soi.
147
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 284
S'i

vivant » . Qu'est-ce que signifie cette identité simple et négative ? Nous l'avons déjà
rencontré lors de notre discussion sur l'infinité du Concept. Le Concept se comprend
comme une unité négative, une pure négation intérieure. Cette unité s'exprime par une
première négation d'elle-même, qui résulte en une scission de soi produisant un opposé,
un autre que soi. Cette négation se nie à son tour et l'unité négative devient l'abolition de
l'autre, son appropriation. Or, l'animal n'est pas qu'un agrégat de membres épars
extérieurement connectés les uns aux autres. L'unité qui le constitue dépasse de beaucoup
cette juxtaposition extérieure. Cette unité présente au sein des membres d'un organisme
vivant se comprend comme l'âme de cet organisme, qui s'exprime par l'interaction
mutuelle de chacun de ses membres avec les autres. Sans le sang propulsé partout à
travers le corps par le cœur, l'estomac ne pourrait digérer; sans l'énergie produite par la
digestion de l'estomac, le cœur ne pourrait pas soutenir la circulation sanguine. L'âme
n'est rien de plus que l'unité négative, l'universel simple d'un animal, qui se voit en
l'activité réciproque de chacun de ses membres envers les autres, activité qui abolit du
coup leur particularité. D'ailleurs, cette activité se manifeste aussi par une caractéristique
primordiale à tout animal : la locomotion. La faculté de se mouvoir par soi-même, faculté
que seul l'animal possède dans le royaume naturel, reflète imparfaitement le mouvement
inhérent et intrinsèque au Concept. Bref, l'âme, en tant qu'activité, se donne comme
l'intérieur d'un organisme naturel regroupant sous son unité la pluralité de ses membres
extérieurs et comme la source de la locomotion de cet organisme. Or, le but de cette
activité repose en elle-même. Elle n'existe que pour soi-même. Voilà ce que les
biologistes expriment lorsqu'ils parlent de l'instinct de survie des animaux : une activité
qui se conserve soi-même, dont la fin visée est sa propre conservation.
L'âme se montre ici comme une médiation plutôt qu'une immédiateté. Alors
pourquoi Hegel écrit-il que « l'idée immédiate est la vie »? Bien qu'étant une activité
pour soi, réfléchie en soi, l'animal, et encore moins la plante, n'a aucune conscience de
cette sienne activité; il l'est purement et simplement, ou encore immédiatement. Comparé
au règne naturel inorganique, l'animal apparaît comme un pour-soi médiatisé, mais
comparé à l'individu humain qui, en plus d'être cette activité, en a conscience, le pour-soi
inconscient qu'est l'animal apparaît comme une immédiateté. Par l'abolition de la

Idem; page 289


90

particularité de ses membres, l'âme, considérée comme l'activité de conservation de soi


propre à un organisme vivant, représente une universalité qui se singularise elle-même.
La question de la relation entre le corps et l'âme n'a aucun sens pour Hegel, car
lorsque l'on oppose ainsi l'âme et le corps, on conçoit implicitement l'âme d'une manière
identique au corps, c'est-à-dire comme une substance possédant des attributs. On en
conclut alors généralement que l'un et l'autre sont séparés, puisque deux substances
différentes ne sauraient cohabiter ensemble, et l'on se retrouve avec le problème
d'expliquer la relation existant entre eux. Le Descartes du « Traité des passions » était
conséquent lorsqu'il recherchait par quel organe l'âme entrait en interaction avec le corps.
L'on s'évite ce problème quand on considère l'âme non pas comme une substance figée et
inerte gouvernant le corps telle la main le gouvernail, mais plutôt comme l'activité d'un
organisme naturel, parce que, comme nous l'avons déjà souligné, une activité ne peut
exister par elle-même, elle nécessite un soutient matériel, sans cependant s'identifier
complètement avec cette sienne matérialité. Dans le cas de l'âme animal, ce soutient sont
les membres de l'organisme. Vouloir situer cette activité à un endroit matériel précis est
absurde; l'âme ne se situe pas plus à un endroit qu'à un autre. Elle est uniformément
présente à travers tout le corps. D'ailleurs, pour nommer ce type de présence de l'âme,
Hegel emploie l'expression « idéalité » :

« L'individualité organique existe comme subjectivité si l'extériorité propre de la figure s'est


idéalisé en membres et que l'organisme en son processus extérieur maintient en lui-même
l'unité du soi (Selbstisch). C'est là la nature animale qui dans la réalité et l'extériorité de son
individualité immédiate, conserve aussi l'identité de son individualité réfléchie en soi,
l'universalité subjective existant en soi. »

Que l'animal soit, par son âme, une négation intérieure, une unité idéelle, entraîne
une conséquence majeure. Cette négation que l'animal est lui-même se manifeste par le
désir. Le désir, comme nous l'avons mentionné auparavant, représente un manque.
Lorsqu'une chose manque à un animal, il la désire. Parce qu'il est essentiellement une
négation, il aura aussi des désirs essentiels, des désirs vitaux, telle que la faim et la soif.

HEGEL; Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques; Librairie philosophique J.Vrin; Paris;
1970; § 350; page 202
91

Avec ceux-ci transparaît la finitude de l'animal. Au paragraphe précédent, nous avons


exposé le côté infini de l'animal : l'âme abolissant la particularité de ses membres.
Cependant, n'oublions pas qu'on ne peut «montrer Y animal comme tel, mais toujours
seulement un animal déterminé. L'animal n'existe pas, mais il est la nature universelle des •
animaux singuliers, et tout animal existant est quelque chose de déterminé beaucoup plus
concrètement, quelque chose de particularisé »150. La forme extérieure que prend la
négation, qui est intérieurement ressentie par l'animal comme désirs vitaux, consiste en
un monde, celui de la nature inorganique, venant s'opposer à lui. Pour assouvir ses désirs,
l'animal s'en prendra alors à ce monde. Par la consommation qu'il en fait, il nie en même
temps l'extériorité de ce monde face à lui. En le détruisant et en l'absorbant, il se
l'approprie, et cette appropriation se traduit par sa conservation. Ce faisant, il affirme le
primat de sa subjectivité sur l'objectivité du monde naturel inorganique :

« Le processus réel ou le rapport pratique de l'animal à la nature inorganique commence par


la scission intérieure, par le sentiment de l'extériorité comme négation du sujet, qui est, en
même temps, le rapport positif à soi-même et la certitude de ce rapport vis-à-vis de cette
négation - c'est-à-dire par un sentiment de déficience et le désir de l'écarter. »151

Par contre, vu la finitude de l'animal, la faim et la soif reviennent constamment le hanter.


Elles sont l'irrémédiable lot de l'infinité de l'Idée présente en son être fini. De la même
manière que l'individu organique réfère à l'unité immédiate du Concept, l'opposition
extérieure entre cet individu et la nature inorganique ainsi que l'opposition intérieure
s'exprimant en lui par des désirs vitaux réfèrent toutes deux à la division du jugement.
Pour parler de cette division originaire gisant au tréfonds de tout animal comme sa
condition « sine qua non », Hegel emploie l'expression « contradiction absolue ».
Ironiquement, l'animal n'est ce qu'il est que par cette absolue contradiction. C'est

«... le sentiment de cette contradiction qui est la douleur. La douleur est par conséquent le
privilège de natures vivantes; parce qu'elles sont le concept existant, elles sont une effectivité
de force infinie en sorte qu'elles sont dans soi la négativité d'elles-mêmes, que cette

150
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 24 (addition 1); page 475
151
HEGEL; Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques; Librairie philosophique J.Vrin; Paris;
1970; §359; page 205
92

négativité leur est pour elles, qu'elles se maintiennent dans leur être-autre. - Quand on dit
que la contradiction ne serait pas pensable, elle est plutôt même, dans la douleur du vivant,
une existence effective. »'52

Parce qu'il abrite en lui à la fois le fini et l'infini, l'animal est une contradiction
absolue. Nous savons que sa finitude réside en sa matérialité et s'exprime à travers de
récurrents désirs vitaux. Quant à son infinité, elle dénote la présence du genre en lui. Le
genre dont il est ici question réfère au terme « genre » utilisé par les biologistes lorsqu'ils
parlent par exemple du genre animal ou du genre félin. Pour Hegel, le genre est universel,
il désigne l'universalité, et il est enraciné dans l'être de chacun des individus subsumés
sous lui. « Mais être un animal - le genre en tant qu'il est l'universel - appartient à
l'animal déterminé et constitue son essentialité déterminée. Si nous enlevons au chien
l'animalité, on ne saurait plus dire ce qu'il est » 5 . En l'humain, le genre se reconnaît, il
devient réellement pour soi à l'aide de la pensée. Précédemment, la singularisation
absolue du Concept fut par nous interprétée comme à l'origine de l'union entre les
individus humains singuliers et la pensée universelle, le Je. En quelque sorte, l'humain
peut dire «je » parce qu'en lui le genre est présent pour soi. Dans le cas de l'animal, nous
avons découvert que le genre n'y était pas encore tout à fait pour soi. C'est la raison pour
laquelle les animaux, du moins pour Hegel, n'ont aucune conscience de soi : « L'individu
est certes par conséquent en soi genre, mais il est le genre non pas pour soi; ce qui est
pour lui, c'est seulement d'abord un autre individu vivant »154. La singularisation absolue
du Concept se manifeste autrement. Nous savons que cette singularisation implique une
abolition de la scission s'insinuant entre deux opposés. Avec l'humain, ceux-ci sont
l'universalité de la pensée et l'individu particulier. Puisque l'animal ne possède point la
pensée, l'expression de la singularisation absolue du genre relève alors, au niveau de la
vie, de l'accouplement sexuel :

HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 295
153
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1979; § 24 (addition 1); page 475
154
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 299
93

« Ce rapport est un processus qui débute par le besoin parce que l'individu comme singulier,
n'est pas adéquat au genre qui lui est immanent et qu'il est en même temps le rapport
d'identité du genre avec soi en une seule et même unité; c'est ainsi qu'il a le sentiment de
cette déficience. Le genre en lui c'est donc la tension contre l'inadéquation de sa réalité
individuelle, c'est le désir (Trieb) de trouver la conscience de soi-même dans un autre
individu de son espèce, de s'intégrer en s'unissant à lui et grâce à cette médiation d'enfermer
le genre en lui et de l'amener à l'existence - c'est Y accouplement. »155

Remarquons que l'accouplement se produit par l'intermédiaire de deux individus


sexuellement opposés. Par l'acte sexuel, ils surmontent leur opposition, ou encore, dans le
vocabulaire de Hegel, ils l'abolissent. Le résultat de l'union sexuel consiste en
l'enfantement d'une progéniture, qui elle-même, se reproduira lorsqu'elle aura atteint sa
maturité. Apparaît ainsi le cycle de conservation du genre au travers de la nature. Le
processus d'accouplement exprime l'activité infinie de la singularisation absolue du genre
qui tente désespérément de se rendre en soi-même pour soi-même. Cependant, comme
cette activité prend place dans la sphère de l'extériorité, de la finitude, tout ce à quoi le
genre peut arriver est la conservation des espèces par la reproduction perpétuelle de leurs
individus. En d'autres termes, le processus d'accouplement manifeste donc le syllogisme
de l'Idée qui unifie, au niveau de la vie, l'immédiateté du Concept et la division du
jugement, en ce que ce processus unifie l'opposition de deux animaux vivant en une unité
médiate se conservant au travers de l'activité reproductive de l'espèce. Une fois cette
tâche essentielle remplie, l'animal s'achemine petit à petit vers sa mort. En effet,
l'aboutissement et l'accomplissement de la contradiction absolue dont l'animal est
l'expression ne peut se traduire que par sa mort. « La maladie originaire de l'animal, le
germe de mort inné en lui, c'est d'être inadéquat à l'universel »156. Parce que la vie est la
manifestation immédiate de l'Idée, le genre se trouve en soi dans l'animal. Ce dernier est
l'unité négative immédiate entre l'universel et un singulier. La négation à la base de cette
unité n'est pas encore totalement intériorisée, elle n'est pas encore entièrement pour soi,
parce que cette unité n'est encore qu'immédiate, non médiatisée. Voilà pourquoi s'oppose
à elle une altérité fondamentale, l'autre absolu, la pure négation extérieure : la mort.

HEGEL; Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques; Librairie philosophique J.Vrin; Paris;
1970; §369; page 212
156
Idem; §375; page 214
94

Puisque la vie se présente nécessairement comme une inadéquation entre le genre et


l'individu vivant, elle implique intrinsèquement la mort. Lorsque la vie naît, elle
commence aussitôt à mourir. La mort apparaît ici comme l'extériorité absolue que tout
être vivant ne peut abolir. Par contre, grâce à la mort de l'animal, le genre universel se
libère de l'extériorité dans laquelle il était jusqu'alors plongé et se retrouve; il devient
véritablement pour soi. Cet universel, ce Concept qui est à soi-même son propre concept,
c'est l'Esprit. «Dans l'accession-au-genre s'éteint l'immédiateté de l'individualité
vivante; la mort de cette vie est le venir-au-jour de l'esprit »157.

7
HEGEL; Science de la Logique tome III; traduction P.-J. Labarrière et G. Jarczyk; Aubier Montaigne;
Paris; page 300
95

INTERMÈDE

Nous avons à présent terminé notre survol de la logique dans la philosophie de


Hegel. Reprenons le parcours depuis le début de notre recherche. Au chapitre précédent,
nous nous sommes enquis de la signification de l'universalité. Dans ce but, nous avons
analysé le début de la « Phénoménologie de l'Esprit ». Au terme de la section « Force et
entendement », nous sommes parvenus à une claire compréhension de tout ce
qu'impliquait l'universalité, particulièrement qu'elle se voulait une activité infinie de
scission et d'abolition de soi, et que cette activité se trouvait au cœur de la conscience en
tant que conscience de soi.
La question qui régit notre recherche, c'est-à-dire « Comment est-ce possible pour
un individu humain de penser ? », nécessitait cette analyse de l'universalité. Une fois cette
analyse complétée, il nous sembla être requis de procéder à une seconde analyse, celle de
la pensée, puisque notre question sous-entend que la pensée est universelle. Nous voici
rendu à la fin de cette seconde analyse. Alors, de quelle façon la pensée se relie-t-elle à
l'universalité ? D'abord, la pensée, en tant que telle, se déploie au travers de
l'universalité, ce qui signifie que l'intériorité est l'élément dans lequel elle se meut. Or,
l'intériorité s'est déjà présenté à nous, quoique non explicitement, lors de notre premier
chapitre. En effet, le cheminement dialectique qui amena la conscience du savoir sensible
à la conscience de soi apparaît comme une intériorisation progressive d'une négation qui
devient, avec le mouvement de l'infinité, une pure négation intérieure. Ce stade de
l'universalité s'est avéré comme celui par où vint au jour le Concept. Ce fut la raison pour
laquelle nous avons constamment référé dans ce chapitre au Concept et non à
l'universalité. Plus précisément, nous avons vu que le mouvement infini de la pure
négation intérieure se montrait comme le côté subjectif de la pensée, du Concept. Ceci
signifie que la pensée, pour Hegel, est continuellement active. Or, à notre avis, ce constat
recèle une profonde vérité. Durant le va-et-vient de nos vies quotidiennes, nous ne nous
attardons jamais à notre pensée, tout simplement parce que nous la côtoyons à chaque
instant, parce qu'elle nous est continuellement présente. Penser est une activité que nous
effectuons interminablement. De plus, la cessation de cette activité nous est impossible.
96

Nous pensons comme nous respirons. Bien sûr, nous nous arrêtons quelquefois pour
réfléchir à une situation, ou encore à un problème, tout comme nous exerçons quelquefois
volontairement notre respiration afin de nous détendre. Ainsi, de même que nous
continuons à respirer lorsque notre attention est fixée ailleurs, de même nous continuons à
penser lorsque nous sommes préoccupés par autre chose que réfléchir. Bref, la pensé est
fondamentalement active aux travers de tous nos agissements, elle est une activité dont
nous ne pouvons nous départir parce qu'elle est, en quelque sorte, notre être le plus
intime.
La pensée recèle aussi un côté objectif en ses déterminations-de-pensée, qui sont
produites par l'activité de la pensée elle-même. Pour Hegel, la liberté naît lorsque ce qui
s'oppose à nous n'est plus ressenti comme une altérité. Est libre celui qui se sent chez soi
en son autre. Or, aucune altérité n'entre en opposition avec la pensée dans la sphère de
l'intériorité qui lui est propre puisque toutes les déterminations-de-pensée sont ses
déterminations. Parce que la pensée crée ses propres déterminations, elle se retrouve chez
soi en chacune d'elles. L'activité infinie de singularisation absolue ne s'effectue que dans
et par les déterminations-de-pensée. Sans celles-ci, l'activité de singularisation serait
impossible, tout comme sans cette activité, aucune déterminations-de-pensée n'existerait.
Cette adéquation totale entre le côté objectif et celui subjectif de la pensée fait d'elle
l'expression la plus élevée de la liberté. N'est-il pas vrai que personne ne peut s'ingérer
dans votre pensée, que personne ne pourra jamais vous forcer à penser quoique ce soit ?
Peut-être bien que l'on vous obligera à plier le genou, à souffrir, sous peine de mort ou de
torture une idéologie que vous savez pertinemment injuste; mais de vous obliger à
accréditer en votre conscience cette idéologie, personne ne le pourra. D'ailleurs, cette
pleine liberté de la pensée transparaît clairement dans l'éducation. Vous ne pouvez
éduquer une personne en la gavant d'informations factuelles, en la forçant d'apprendre
des connaissances dont elle ne voit pas l'utilité. Si vous ne respectez pas la liberté de
votre élève, jamais il n'apprendra quoi que soit.
Finalement, l'universalité de la pensée en fait la matrice originelle de toute
expérience humaine effective, le fondement véritable de phénomènes comme l'état, la
religion, la nature, l'art, etc., car avancer l'universalité de la pensée implique logiquement
qu'elle ne se retrouve pas uniquement chez les individus particuliers, en quel cas elle ne
97

serait alors elle aussi que particulière et non universelle. Donc, étudier les déterminations-
de-pensée revient à étudier le fondement de la réalité. En d'autres mots, la logique et la
métaphysique sont une seule et même science. Parce que les déterminations-de-pensée se
trouvent présentes en toute réalité, nous les avons aussi retrouvées dans les expériences
que la conscience effectue lors de la « Phénoménologie de la l'Esprit ». Ainsi,
l'universalité que nous avons étudiée à travers cette œuvre s'identifie bien avec la pensée,
le Concept. La pensée, chez Hegel, est universelle, avec toutes les conséquences que cela
implique. Cependant, cette universelle pensée est aussi la pensée de chaque individu.
Comment cela est-il possible ? De quelle manière l'universalité de la pensée s'accorde-t-
elle avec la singularité des humains ? Notre troisième chapitre s'attachera à ces questions.
98

L'HUMAIN ET SA RELATION À LA PENSÉE UNIVERSELLE

Après avoir vu le Concept se manifester au travers du cheminement dialectique de


la conscience durant les trois premiers chapitres de la «Phénoménologie de l'Esprit »,
après avoir examiné ce Concept tel qu'il se présente dans l'élément qui est le sien, la
pensée, il nous reste à considérer la relation existant entre un individu humain singulier et
le Concept. Nous savons qu'il se réalise toujours par l'intermédiaire d'une personne, dû à
son mouvement de singularisation absolue. Puisque toute la philosophie de Hegel
s'articule selon ce mouvement, s'en satisfaire pour expliquer la présence de la pensée en
l'humain ne nous avancera donc en rien. Demandons-nous encore de quelle manière ce
mouvement s'effectue-t-il ? Loin d'esquiver ce questionnement, Hegel y consacre la
majeure partie de sa « Philosophie de l'esprit ».
Avant de s'embarquer dans un commentaire général de cette partie, intitulée
« esprit subjectif», une compréhension claire de la notion « esprit » s'impose. Nous avons
précédemment abordé l'Idée telle qu'elle se manifeste au niveau de la logique et de la
nature. La logique se caractérise en premier lieu par l'intériorité alors qu'au contraire,
l'aspect essentiel de la nature procède de l'extériorité. Quant à l'esprit, sa principale
caractéristique réside en son idéalité. « Nous avons précédemment placé la déterminité
distinctive de l'esprit dans Vidéalité, dans la suppression de l'être-autre de l'Idée » . Ce
n'est pas la première fois que l'idéalité croise notre chemin. Nous nous sommes déjà
heurtés à elle lorsque nous avons étudié l'âme animale. Nous avons alors expliqué que
l'animal se concevait comme une totalité, une unité négative, où chacun des membres n'y
existait que comme moment. La négation procédant de cette unité, avons-nous dit, niait
l'autonomie des membres de l'animal, leur extériorité réciproque, et ainsi les unifiait.
L'idéalité de l'âme animale reposait donc sur la négation de ce qui, chez l'animal,
constituait son extériorité, c'est-à-dire son côté corporel. Ne s'opposant pas
unilatéralement au corps, l'idéalité de l'âme animale ne s'apparente guère avec une
position dualiste quant à la relation du corps à l'âme. Au contraire, l'immatérialité signifie

158
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1988; § 383 (addition); page 393
99

plutôt que l'âme se trouve présente en chacune des parties corporelles de l'animal. Bref,
l'idéalité se comprend ainsi comme une négation conservatrice de l'extériorité au travers
de laquelle elle se manifeste. Cette dernière précision illustre la différence originaire entre
l'intériorité et l'idéalité. Alors que l'intériorité de l'Idée logique s'oppose à la nature,
l'idéalité, elle, l'abolit. L'idéalité, c'est l'insertion de l'Idée en l'extériorité de la nature,
l'abolition de cette extériorité par la négation conservatrice de l'esprit. Cependant, nous
devons être prudents à toute différentiation trop hâtive entre l'intériorité de l'Idée en la
logique et son idéalité en l'esprit. Certes, au contraire de la logique, l'esprit s'incarne
extérieurement dans la nature mais cette incarnation, loin de représenter une assimilation
immédiate de la nature à l'esprit, relève et s'effectue par l'annulation de toute prétention
de la nature à la vérité. Au royaume naturel, la vérité et la liberté ne régnent pas; y sont
plutôt roi la contingence et la nécessité. La caractéristique primordiale de la nature, son
extériorité, interdit à l'Idée toute reconnaissance d'elle-même, tout retour à soi quel qu'il
soit, au sein de son royaume. En revanche, l'Idée se trouve chez elle en terre spirituelle.
Cette liberté de l'Idée se constate aussi dans le domaine de la logique, mais soulignons
sans perdre un instant que cette liberté logique est immédiate, c'est-à-dire, comme nous
l'avons vu au tout début de ce mémoire, qu'il n'y entre aucune médiation; l'opposition
entre, d'une part, la forme, la méthode du développement logique, sa subjectivité, et,
d'autre part, son contenu, les déterminations-de-pensée, son objectivité, est une
opposition de la pensée avec elle-même. Nous ne retrouvons pas ici de médiation entre le
sujet et l'objet puisque tous deux procède de la pensée. Avec l'esprit, l'Idée se donne une
liberté effective, provenant d'une médiation, celle procurée par la nature, car celle-ci se
montre d'abord comme un contenu apparemment différent de l'esprit, qui aura pour tâche
et but de s'en libérer en l'assimilant, en l'abolissant
À cette liberté et cette idéalité de l'esprit s'ajoute une troisième caractéristique : la
manifestation. « Par suite, la détermination de l'esprit est la manifestation »159. Nous
savons qu'avec la nature, le genre universel se retrouve fragmenté en une myriade
d'existences particularisées, extérieures les unes aux autres, à partir desquelles un retour à
soi lui est impossible. D'ailleurs, l'accouplement sexuel animal tire son origine de cette
volonté du genre pour revenir à soi. Avec l'esprit, cette volonté se réalise puisque l'esprit

ldem;§ 383; page 178


100

consiste dans une présence du genre à soi-même qui s'effectue grâce à la conscience de
soi. Notons que le passage d'un genre qui est extérieur à lui-même à un genre intérieur à
soi, ayant conscience de soi, ou en d'autres termes le passage de la nature à l'esprit, se
fonde sur une nécessité conceptuelle. L'origine de l'esprit n'a rien de naturelle. Elle
provient plutôt d'une exigence conceptuelle de l'Idée de se retrouver soi-même au travers
de l'extériorité. La conscience de soi n'est pas naturelle :

« S'il a été dit, au paragraphe 222, que la mort de la vitalité singulière seulement immédiate
était la venue au jour de l'esprit, cette venue au jour n'est pas charnelle, mais spirituelle -,
elle n'est pas à comprendre comme une venue au jour naturelle, mais comme un
développement du concept, ... »

Nous avons antérieurement analysé la subjectivité propre à l'Idée logique, dont la source
résidait en son mouvement de singularisation absolu, et nous avons constaté que la
conscience de soi d'un individu humain s'expliquait par cette subjectivité logique.
D'autre part, nous savons aussi que le cheminement dialectique de l'Idée, autant à l'œuvre
dans P « Encyclopédie des sciences philosophiques » que dans la « Phénoménologie de
l'Esprit », quoique selon des perspectives différentes, comme nous le verrons plus loin,
provoque une inversion des figures fondatrices de ce cheminement. Ordinairement, le
fondement d'une preuve vient de constats précédents, eux-mêmes prouvés ou seulement
supposés. Au contraire, les moments de la preuve dialectique possèdent leur fondement
non dans ceux qui les précèdent mais dans ceux qui les suivent, parce que de tels
moments se nient en eux-mêmes et découvrent ainsi le moment suivant comme leur
fondement que les conserve en tant que moments abolis. Or, puisque l'esprit succède à la
nature et à la logique, il constitue dès lors leur fondement; et ce qui apparaissait peut-être
comme une conséquence de la subjectivité de l'Idée logique, la conscience de soi des
individus humains, apparaît désormais comme le fondement de cette subjectivité. En
effet, l'élément au sein duquel se déploie l'Idée logique, l'universalité, est entaché
d'abstraction, c'est-à-dire que, par son opposition à la nature, elle se prive de l'extériorité.
Bien que la logique soit un système total et complet en son intériorité, il lui manque
malgré tout l'extériorité naturelle. La logique reste donc une expression finie de l'Idée,

Idem; § 381 (addition); page 391


101

bornée par cet autre expression qu'est la nature, qui, pour cette même raison, souffre aussi
d'abstraction, car l'abstraction, en son sens péjoratif, repose sur l'affirmation unilatérale
d'une position au détriment d'autres positions également valables. Ces deux positions
contradictoires, la logique et la nature, perdent leur abstraction réciproque avec l'esprit,
puisque son idéalité abolit l'universalité logique et la particularité naturelle au profit de la
singularité spirituelle. Parce que l'esprit unifie en lui à la fois l'intériorité de la logique et
l'extériorité de la nature, il est donc leur concrétisation et leur fondement véritable,
quoique pour l'ordre de l'exposition dialectique il leur soit postérieur :

« . . . il se fait surgir lui-même des présuppositions qu'il se donne - de l'Idée logique et de la


nature extérieure -, et il est la vérité aussi bien de celle-là que de celle-ci, c'est-à-dire la
figure vraie de l'esprit qui est seulement dans lui-même et de l'esprit qui est seulement hors
de lui-même. »161

Revenons maintenant à cette caractéristique de l'esprit qu'est la manifestation.


L'explication de cette caractéristique touche au cœur même de l'esprit. Rappelons-nous le
parcours phénoménologique de la conscience; à quoi nous a-t-il mené ? Tout simplement
à la négation intérieure qui se révéla alors pour nous :

« . . . le concept absolu, qu'il faut appeler l'essence simple de la vie, l'âme du monde, le sang
universel présent en tous lieux, qui n'est interrompu ni troublé par aucune différence, qui est
lui-même au contraire toutes les différences, en même temps que leur abolescence, qui bat
donc en lui-même, sans se mouvoir, de ses propres pulsations, tressaille en soi-même sans
être frappé d'inquiétude. »162

L'esprit, l'Idée concrétisée, le Concept absolu, se résume selon nous à une négation qui,
pour exister, doit inévitablement nier, puisque telle est l'action propre à toute négation.
Cependant, cette action négatrice, n'ayant rien à nier, se tournera vers elle-même et
deviendra au contraire une affirmation, puisque, de la négation d'une négation, résulte une
affirmation. Voilà comment la négation intérieure se transforme subitement en une
positon d'un terme opposé à elle. Jamais la négation véritable, concrète, se confine à un

161
Idem
102

acte de pur destruction; elle est tout autant une position, un acte de création. Le tenue
posé par la négation lui apparaît d'abord comme présupposé, parce qu'en se niant elle-
même, la négation se nie également comme l'origine de la position de ce terme, qui se
montre alors comme quelque chose de donné, comme un immédiat. Par contre, la
négation possède désormais, en ce terme immédiat, ce donné présupposé, un matériau sur
lequel elle peut exercer son action négatrice. Le terme opposé à la négation n'est pas pour
autant complètement détruit, seulement il perd alors son statut d'immédiateté et de
présupposition, et se découvre pour ce qu'il est effectivement, un terme posé par la
négation, qui, en lui niant son immédiateté, revient alors à soi-même et se pose ainsi
comme l'origine de tout ce mouvement. Ce n'est qu'avec ce retour à soi de la négation
que toute présupposition, toute immédiateté est abolie. En effet, à l'immédiateté du terme
opposé à la négation s'ajoutait l'immédiateté de la négation elle-même au début de ce
mouvement. Or, puisque le retour vers soi de la négation s'effectue non plus sur une
action négatrice d'elle-même mais à partir de son terme opposé, nous assistons à l'auto-
position de la négation comme étant le moment initial de tout le mouvement. Dès lors, son
caractère d'immédiateté, qui reposait sur l'état de présupposition du terme s'opposant à
elle, disparaît car elle devient maintenant posée, position n'émanant que d'elle-même, et
donc ne présupposant rien d'autre. Au final, il ne reste plus aucune immédiateté, aucune
présupposition, mais qu'une médiation complète, totale, absolu, de la négation avec elle-
même. Nous le répétons, ce mouvement de la négation nous semble être l'essence même
de l'esprit, le cœur et l'âme de toute la pensée de Hegel, l'intuition philosophique à la
source de tout son système. Décrit ici dans son aspect le plus formel, ce mouvement, qui
s'identifie à celui de l'infinité exposé au troisième chapitre de la « Phénoménologie de
l'Esprit », apparaît d'une abstraction déconcertante, d'une compréhension aride et
hautement difficile. Nous nous en excusons. Par contre, nous croyons qu'une fois ce
mouvement fermement compris, toute la philosophie de Hegel dévoile sa profonde et
vivante unité.

Désormais, la manifestation propre à/ l'esprit trouvera son explication par le


mouvement fondamental examiné à l'instant. Aux trois moments de ce mouvement, que

HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;


page 138
103

sont d'abord la négation en son immédiateté, ensuite la position par la négation immédiate
d'un terme opposé et enfin le retour vers soi de cette négation, correspondent les trois
grandes sciences encyclopédiques de la logique, de la nature et de l'esprit. Ainsi, ce
dernier se caractérise par la manifestation parce qu'il constitue le retour de l'Idée, à partir
de la nature, vers elle-même. Au niveau naturel, l'extériorité de l'Idée l'empêchait de
revenir à soi et par cela de se déterminer comme sujet. Avec l'esprit, l'Idée reprend
finalement connaissance d'elle-même, elle reconnaît son objet, la nature, comme étant
soi-même. Au niveau spirituel, l'Idée se manifeste donc à elle-même. En fait, l'esprit
n'est rien d'autre que la manifestation, la révélation progressive de l'Idée à elle-même,
qui s'effectue, dans un premier temps, par la négation de l'immédiateté naturelle, domaine
de l'esprit subjectif, pour, dans un deuxième temps, poser soi-même son effectivité,
domaine de l'esprit objectif. Au terme des sections subjective et objective de l'esprit,
l'Idée se révèle comme le fondement véritable de tout le processus spirituel, comme
l'esprit absolu. Bref, la manifestation de l'Idée nécessite qu'elle se reconnaisse en son
objet, la nature, et qu'elle se fabrique, se crée un monde pleinement à sa mesure, l'état.
Hegel nous met en garde contre une compréhension uniquement formelle de la
manifestation spirituelle, comme si elle n'était qu'un moyen pour la révélation d'un autre
contenu qu'elle-même :

« . . . l'acte de se révéler soi-même est, par conséquent, lui-même le contenu de l'esprit et non
pas, par exemple, seulement une forme s'ajoutant extérieurement à son contenu; par sa
révélation, l'esprit ne révèle donc pas un contenu différent de sa forme, mais sa forme
exprimant le contenu tout entier de l'esprit, à savoir sa révélation de soi. Forme et contenu
sont ainsi, dans l'esprit, identiques l'un à l'autre. »163

L'esprit ne manifeste pas un contenu indépendant, il n'est pas la manifestation de quelque


chose mais la manifestation même. L'esprit est pure manifestation et en tant que telle, il
doit révéler quelque chose. Mais s'il révélait autre chose que soi, il ne serait plus pure
manifestation. Ainsi, ce qu'il doit révéler, c'est la manifestation elle-même. L'esprit se
définit comme manifestation de soi, et puisque l'être de l'esprit relève de la pure

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.


Vrin; Paris;1988; § 383 (addition); page 394
104

manifestation, la définition de l'esprit devient alors manifestation de la manifestation.


Normalement, les phénomènes que nous appelons manifestations signifient d'autres
phénomènes, cachés, eux, à notre observation. Par exemple, la fièvre, la toux et la fatigue
manifestent non pas eux-mêmes mais le virus de la grippe. Avec l'esprit, Hegel nous
demande de concevoir un objet qui ne diffère pas de sa manifestation. Pour illustrer sa
conception de la manifestation spirituelle, il se sert des saintes écritures164. Le
protestantisme, aussi appelé la religion révélée, nous présente le Christ comme le fils de
Dieu qui vînt révéler aux humains la vérité. Selon Hegel, Jésus-Christ n'est pas seulement
l'organe de la révélation divine mais tout autant cette révélation même; par sa présence
sur terre, Dieu révèle qu'il s'est lui-même nié en tant qu'universel pour se particulariser
aux travers de son fils, qui, lorsqu'il sera sacrifié sur la croix, retournera à son père
comme à son fondement. La vie et l'existence du Christ manifeste de cette manière le
mouvement de la singularisation absolue de l'Idée.
En tant que les trois caractéristiques majeures de l'esprit, l'idéalité, la liberté et la
manifestation s'affirment de tous ses moments, elles se retrouvent en la totalité de la
« Philosophie de l'esprit ». Nous ferons donc bien de les garder en tête durant l'analyse
que nous débuterons sous peu de la première section, 1' « esprit subjectif». Cependant,
nous éclaircirons d'abord pourquoi l'analyse de cette section importe pour notre
recherche. Au commencement du chapitre précédent nous avons vu que la pensée
possédait deux significations chez Hegel, soit celle de l'essence proprement humaine et
celle d'une simple faculté de notre esprit. Dans le premier cas, la pensée imprègne
chacune de nos actions aux travers desquelles elle se montre le noyau de notre humanité,
ce qui nous distingue des animaux, alors que dans le second cas, elle se comprend comme
une activité spirituelle au côté de la volonté, du désir, de la sensation, de l'imagination,
etc. L'étude à laquelle nous avons procédé lors du deuxième chapitre portait sur la pensée
en sa première signification. À présent que nous connaissons la pensée en elle-même, il
nous reste à voir quelle relation les humains entretiennent avec elle, ce qui revient à se
demander comment la pensée pure, l'Idée logique, se singularise-t-elle ? Comment
l'esprit en soi devient-il esprit pour soi ? C'est ici que se justifie le choix du texte que

164
Cette utilisation du dogme chrétien est loin d'être innocente car, pour Hegel, la religion chrétienne
protestante exhibe l'esprit absolu dans son contenu véritable mais selon une forme inadéquate, celle de la
représentation, qui tend à séparer les trois moments conceptuels de l'Idée.
105

nous analyserons, car ce problème du passage de l'esprit en soi à celui pour soi, la
« Philosophie de l'esprit » s'attarde à le résoudre. Nous nous pencherons plus
spécifiquement sur la première partie parce qu'avec elle nous voyons l'esprit
progressivement nier la naturalité pour affirmer finalement sa pleine liberté. Or, puisque
la nature est présupposée, en cette première partie, par l'esprit, le développement de ce
dernier s'effectuera nécessairement au travers d'un être spirituel lui-même présupposant
la nature pour son existence: l'être humain. Dès lors, la première section «esprit
subjectif» de la «Philosophie de l'esprit» rejoint directement notre question initiale:
Comment est-ce possible pour un individu humain de penser ?
Avant d'entamer notre survol des divers moments de l'esprit subjectif, glissons un
mot sur leur disposition. Nous aurions tort de croire que leur ordre est chronologique. Le
réveil ne vient pas avant la conscience, la sensation n'est pas antérieure à l'intuition. La
consécution des moments spirituels provient plutôt d'un ordre ontologique, ou ce qui,
comme nous le savons, revient au même, d'un ordre logique. « Mais il est à remarquer
que les moments dont le résultat est une forme ultérieurement déterminée précèdent celui-
ci en tant que déterminations conceptuelles dans le développement scientifique de l'idée,
mais ne le précèdent pas en tant que configurations dans le développement temporel »165.
Leur enchaînement tire sa nécessité de l'armature logique appartenant à l'Idée, et puisque
l'esprit constitue en quelque sorte sa concrétisation, ses moments procurent une existence
concrète aux déterminations-de-pensée. Expliqué différemment, les moments spirituels
que nous expose l'esprit subjectif existent tous, dans la réalité, les uns aux travers des
autres, dans une unité idéelle assurée par l'esprit. Nous retrouvons ici l'unité négative
idéelle qu'était l'âme animale pour les membres de son corps, excepté que les moments
de l'esprit ne possèdent, eux, aucune matérialité, aucune extériorité. Même les premiers
moments, ceux qui renvoient à la naturalité de l'esprit, à « l'esprit-nature », s'interprètent
comme traits de caractère, âges de la vie, etc., caractéristiques qui relèvent toutes de
l'esprit en tant que personne, de la personnalité. Ainsi, alors que les singularités de la
nature manifestent l'Idée dans un élément autre que le sien, les particularités de l'esprit,
ses moments, se manifestent à même l'esprit; et, alors que le déploiement logique des
déterminations-de-pensée, qui s'effectue dans le même élément que l'Idée logique elle-

165
HEGEL; Principes de la philosophie du droit; Quadrige/Puf; Paris; 1998; page 141
I()(.

môme, l'universalité, n'expose pas une véritable différence, vu le statut immédiat de la


logique, l'esprit, lui, conserve en soi la différence réelle et abolie de chacun de ses
moments. Avec l'esprit, nous avons affaire à une « unité plurielle » ou une « pluralité
une »; à un « Je, qui est un Nous, et un Nous qui est un Je » . Laissons Hegel,
s'exprimer :

« Le sentiment de soi de l'unité vivante de l'esprit se pose de lui-même face à l'éclatement de


celui-ci dans les diverses facultés, forces, représentées comme subsistantes-par-soi les unes
vis-à-vis les autres ... [l'esprit est] Vunité substantielle de l'âme et la puissance de son
idéalité, ce par quoi toutes les fixes différences d'entendement sont dérangées ... »167

La première partie de 1' «Esprit subjectif», qui en comporte trois, s'intitule


« Anthropologie ». Elle porte sur l'âme humaine. L'âme a déjà été rencontrée à la toute
fin de la « Philosophie de la nature ». Qu'elle se présente au tout début de la « Philosophie
de l'esprit » pourrait laisser croire à l'existence d'un lien continu entre le royaume naturel
et spirituel. Cependant, nous avons constaté que les sphères de la logique, de la nature et
de l'esprit étaient séparées selon la partition du mouvement propre au Concept même. Dès
lors, pourquoi Hegel utilise-t-il un terme identique pour identifier deux moments se
retrouvant dans des sections différentes ? Implique-t-il que l'âme humaine et animale ne
sont que deux espèces d'un genre unique ? D'abord, soulignons que 1' « Encyclopédie des
sciences philosophiques » représente le développement de l'Idée en sa totalité, et qu'en
tant que tel, ses trois grandes sections autonomes sont sous-tendues et unifiées par ce
développement. De plus, et dans la « Philosophie de la nature » et dans la « Philosophie
de l'esprit », l'âme signifie pareillement l'union idéelle d'une pluralité particulière où la
conscience n'a encore aucun rôle à jouer. Cependant, alors que cette pluralité prenait le
dessus dans la sphère naturelle, comme extériorité des membres d'un corps animal, nous
voyons que dans la sphère spirituelle, c'est plutôt l'identité qui domine puisque autant
l'âme que ses particularités se meuvent dans le même élément spirituel, comme nous
l'indiquions plus haut :

166
HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, traduction J.-P. Lefebvre, Aubier, 1991, page 149
167
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 379; page 176
107

« L'âme animale est, certes, identité de la différence, intérieur de l'extérieur, comme l'âme
humaine, mais, dans la première, l'identité et l'intériorité constituent seulement le prédicat, le
sujet étant la différence ou l'extériorité, originelle dans la nature, tandis que, dans la seconde,
le sujet est l'identité ou l'intériorité, principielle dans l'esprit, la différence ou l'extériorité ne
8
constituant plus alors que le prédicat. »'

Au niveau naturel, l'âme animale se voit soumise au joug du genre qui lui est extérieur et
qui, pour cela, lui impose la reproduction sexuelle ainsi que la mort comme
aboutissement. Au contraire, parce que l'âme humaine constitue le point de départ de
l'esprit, parce qu'elle en est le germe initial, et que tout l'arbre est déjà présent dans le
gland, son aboutissement n'est point un destin implacable et une mort certaine mais bien
l'immortalité et la liberté de l'esprit. Bref, l'âme humaine et animale, quoiqu'en
apparence identique, se distinguent fondamentalement l'une de l'autre.
L'anthropologie elle-même se découpe en trois sections : « L'âme naturelle »,
« L'âme qui ressent » et « L'âme effective ». Généralement, Hegel tend à diviser chacune
des parties de ses ouvrages en trois, car comme ils sont l'exposition de la
« Chose même », c'est-à-dire de l'Idée, et que cette « Chose » se déploie selon les trois
moments que nous avons étudiés plus haut, ce sont eux qui commandent la structure des
œuvres de Hegel. Cependant, cela n'empêche pas Hegel d'user quelquefois librement de
cette tripartition, puisque, de toute façon, elle procède d'un mouvement dont les moments,
bien que distincts, sont intiment entremêlés, au point que leur délimitation soit parfois
difficile à apercevoir. Ceci dit, tournons-nous vers l'âme naturelle. Étant la première
section de la première partie de 1' « Esprit subjectif», elle représente donc le stade le plus
immédiat de l'esprit :

« Elle se montre ainsi comme âme singulière, mais immédiatement seulement comme âme
dans l'élément de Vêtre, et qui a, en elle, des déterminités naturelles. Celles-ci ont, pour ainsi
dire, en arrière de leur idéalité, une libre existence, c'est-à-dire qu'elles sont, pour la
conscience, des ob-jets naturels, mais auxquels l'âme comme telle ne se rapporte pas comme

B. BOURGEOIS, Présentation, page 30 de : « HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques.


Philosophie de l'esprit: Librairie philosophique J. Vrin; Paris; 1988 »
108

à des ob-jets extérieurs. Elle a, bien plutôt, en elle-même, ces déterminations comme des
qualités naturelles. »'

Parce que la nature apparaît à l'esprit comme un donné, un déjà là, les caractéristiques
propres à l'âme naturelle lui appartiennent d'emblée, immédiatement. Ce sont d'abord ce
que Hegel appelle les qualités naturelles dont chaque individu se voit pourvu, dépendant
de sa personnalité, de son pays d'origine, de la configuration géographique de l'endroit où
il vit, ou encore de ces dispositions physiologiques. Par exemple, Hegel n'a aucun
problème à incorporer le phénomène singulier où certaines personnes réussissent à prédire
les conditions météorologiques futures grâce à d'anciennes blessures graves, ceci en
raison d'une sensibilité naturelle accrue provenant des traces toujours présentes de la
nature en ces personnes. « Ainsi, des hommes aussi sentent dans leurs blessures des
changements de temps dont le baromètre n'indique encore rien; l'endroit fragile que
constitue la blessure permet une plus grande perceptibilité de la violence de la nature »170.
De plus, puisque nous partons de ce qu'il y a de plus immédiat, nous partons aussi de ce
qu'il y a de plus universel. Les premières qualités naturelles sont ainsi celles dont
l'origine renvoie au système solaire, à la Terre. Suivent ensuite des qualités qui retournent
de plus en plus de l'individu singulier. Cette progression de l'universel vers le singulier
répond au mouvement de singularisation absolue de l'Idée. L'âme naturelle, en tant
qu'universel immédiat et abstrait, nécessite une singularité, un individu humain, pour se
concrétiser dans la réalité, puisqu'elle ne possède pas, à elle seule, d'existence effective.

Une fois arrivé à l'individu singulier, les caractéristiques de l'âme naturelle


prennent la forme de changements naturels représentant le déploiement conceptuel de
l'Idée sous-jacent, en premier lieu, à l'évolution de l'individu singulier lui-même et, en
deuxième lieu, au rapport des sexes. Ce dernier fut déjà analysé antérieurement, nous n'y
reviendrons donc point. Notons par contre que le moment du rapport des sexes, tout
comme celui de l'évolution naturelle d'une personne, trouve sa véritable signification
spirituelle dans un moment bien ultérieur de la « Philosophie de l'esprit », celui de la
famille. « Puisqu'elles [les deux changements] sont des différences, tout en un, physiques

169
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 391; page 188
170
Idem; § 392 (addition); page 413
109

et spirituelles, il faudrait, pour leur détermination ou description plus concrète, anticiper la


notion de l'esprit formé»171. Ceci d'ailleurs exemplifie ce que nous disions plus haut
quant à l'union idéelle des divers moments spirituels. Pour ce qui est du premier
changement naturel, Hegel le nomme le cours des âges de la vie, qu'il divise en l'enfance,
la vie adulte et la vieillesse, subdivisant la vie adulte en l'adolescence et la maturité. À
l'enfance, il associe le stade immédiat de l'Idée, où l'individu adulte n'existe encore
qu'en potentialité, demandant, pour devenir effectif, les soins d'une saine éducation.
Adolescent, l'individu rejette le monde réel au profit d'idéaux selon lui plus noble, monde
qu'il apprendra, rendu à maturité, à travailler, à façonner, s'inclinant peu à peu devant
l'effectivité de ce monde réel afin de donner corps aux idéaux en lesquels il croit; tout
ceci faisant écho au second moment conceptuel, celui de l'opposition entre l'universalité
et la particularité, où l'adolescence privilégie le côté universel de l'opposition alors que la
vie adulte se tourne plutôt vers celui de la particularité. Finalement vient la vieillesse par
laquelle l'individu s'identifie graduellement à la nature qui lui fait face jusqu'à, par la
mort, y retourner, exposant ainsi le retour à soi de l'Idée, expressément illustré par le
1 79
retour du vieillard à quelques caractères enfantins :

« Mais cette sagesse - cette parfaite coïncidence sans vie de l'activité subjective avec son
monde - reconduit tout autant à l'enfance ignorant l'opposition, que l'activité de son
organisme physique, devenue une habitude délivrée de tout processus, passe à la négation
abstraite de la singularité vivante, à la mort. »173

Ces deux moments anthropologiques, le rapport des sexes et les âges de la vie, où
s'exprime naturellement le retour vers soi, à partir de son immédiateté, de l'Idée, retour
que nous pouvons aussi décrire comme le passage immédiat de l'Idée en soi à l'Idée pour
soi, trouvent leur vérité en les moments du sommeil et de l'éveil, lesquels réalisent

171
Idem;§ 396; page 191
172
Nous ne pouvons nous empêcher de citer une magnifique comparaison où Hegel, opposant la pauvreté
d'un concept abstrait face à la richesse de l'Idée qui, gorgée des phénomènes particuliers, revient à soi, se
sert justement des âges de la vie : « .. .tout comme la même maxime éthique, au sens que lui donne un
adolescent qui l'entend de façon totalement juste, ne possède pas la signification ni l'ampleur qu'elle a dans
l'esprit d'un homme ayant l'expérience de la vie, un homme pour lequel, par conséquent, s'exprime toute la
force de ce qui est contenu en elle » (HEGEL; Science de la Logique tome I; traduction P.-J. Labarrière et
G. Jarczyk; Aubier Montaigne; Paris; page 31).
110

naturellement l'en soi et le pour soi de l'Idée. Lorsque nous dormons, nous ne faisons
qu'un avec la nature, nous oublions notre singularité, qui nous sommes et où nous
sommes, pour reposer dans un sommeil profond qui renvoie notre esprit à un niveau
inconscient, naturel. Au contraire, lorsque éveillé, c'est notre singularité qui domine.
Quoique l'éveil et le moment suivant, la sensation, pointent vers celui de la conscience,
n'oublions pas qu'avec l'anthropologie, la conscience n'a aucune réalité.
La dernière section concernant l'âme naturelle, la sensation, se montre comme le
fondement des deux premières. Si nous considérons les qualités naturelles de l'âme, il
appert qu'elles possèdent toutes pour caractéristique générale une fixité, une rigidité. Bien
que libre, un individu ne pourra jamais changer entièrement son caractère. Quant aux
changements naturels, nous nous apercevons qu'ils existent tous par le temps, cette
négation perpétuelle, destructeur acharné de toute stabilité. Qualités et changements
naturels s'opposent donc par leur caractéristique générale réciproque. Si nous utilisions le
langage à Hegel, nous dirions que les qualités naturelles constituent l'en-soi de l'âme
alors que les changements naturels, eux, retournent du pour-soi. Avec la sensation, cette
opposition est abolie. Afin de comprendre cette abolition, examinons la définition de la
sensation :

« Dans l'être-pour-soi de l'âme éveillé, l'être est contenu, comme moment idéel; ainsi, les
déterminités-de-contenu de sa nature dormante, qui, comme dans leur substance, sont en soi
dans cette nature, l'âme éveillé les trouve dans elle-même, et, à la vérité, pour elle-même. En
tant que déterminité, un tel être particulier est différent de l'identité avec soi de l'être-pour-
soi, et, en même temps, contenu de façon simple dans la simplicité de celui-ci, - c'est là la
sensation. » 74

Au contraire de l'alternance indéfinie entre le sommeil et l'éveil qui ne fait que poser l'en
soi et le pour soi de l'âme toujours l'un en dehors de l'autre, la sensation, elle, les pose en
une unité abolie. L'en-soi apparaît comme une détermination de la sensation; il n'existe
pas de sensation générale, c'est toujours une sensation déterminée, soit visuelle, auditive,
ou autre, que nous percevons. D'un autre côté, cette détermination fixe n'est jamais

173
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 396 (addition); page 439
174
ldem\% 399;page 194
111

identifiée à notre personne car, outre cette sensation de bleue, je puis aussi avoir une
sensation de chaleur, ou de sucrée, etc. Si je m'identifiais complètement à une seule
sensation déterminée, je ne pourrais point en avoir d'autres au même instant :

« The nonsentient subject is exhausted in its properties, Hegel seems to be claiming; it makes
no distinction between itself and its properties, although we do. The sentient being, however,
retains for itself an identity over against its particular properties, it makes a distinction
between itself and its properties. »175

Par la sensation, un objet, bien qu'à proprement parler il n'y ait pas encore d'objet au
niveau de l'âme sentante, se retrouve, d'une certaine manière, en moi, mais sa présence
l'est pour moi, c'est-à-dire que la sensation déterminée de l'objet n'occupe pas la totalité
de mon être, que sa présence est abolie, qu'à même sa détermination particulière apparaît
l'universalité de mon pour-soi :

« Par le sentir, l'âme est donc parvenue à ceci, que l'universel constituant sa nature devient
pour elle dans une déterminité immédiate. C'est seulement par ce devenir-pour-soi que l'âme
est sentante. L'être qui n'est pas un animal ne sent pas, précisément parce que, en lui,
l'universel demeure plongé dans la déterminité, et, dans celle-ci, ne devient pas pour lui-
même. L'eau colorée, par exemple, est seulement pour nous différente de son être coloré et
de sa nature incolore. Si une seule et même eau était une eau en même temps universelle et
colorée, cette déterminité différenciante serait pour l'eau elle-même, celle-ci, par conséquent,
aurait une sensation; car quelque chose n'a une sensation que pour autant qu'il se conserve,
dans sa déterminité, comme un universel. »

Ainsi s'explique l'unité, essentielle à la sensation, causée par l'abolition de l'en-soi et du


pour-soi de l'âme. Au travers d'une seule sensation déterminée se retrouvent, en tant que
cette sensation est particulière, l'en-soi de l'âme naturelle et, en tant que cette
particularité, par son abolition, trahit l'idéalité active de cette âme, son pour-soi. À ce
premier type de sensation, dont le contenu extérieur est intériorisé par l'âme s'en associe
un second, celui dont le contenu intérieur est extériorisé. Ce que Hegel vise ici, ce sont

175
DEVRIES; Hegel's theory of mental activity; Cornell university press; Ithaca; 1988; page 58
176
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 399 (addition); page 446
112

toutes les réactions physiologiques par lesquelles s'expriment nos émotions, notre
tristesse par les pleurs, notre frayeur par les tremblements, notre joie par le rire, etc., le
corps étant l'extériorité immédiate de l'âme. Nous n'examinerons pas le détail de cette
extériorisation corporelle de l'âme mais nous noterons tout de même le caractère
thérapeutique que Hegel lui prête. En extériorisant ses émotions, l'âme les fixe, leur
donne le statut d'en-soi. Ce faisant, elle les objective, c'est-à-dire les pose hors de soi, et
par cette séparation s'en allège. Voici encore un autre exemple à quel point la philosophie
de Hegel, quoique exprimée dans un vocabulaire idoine, s'attarde à expliquer toute la
plénitude de la réalité concrète.
S'achève, par la sensation, la première section de l'anthropologie où règne
principalement la passivité de l'âme. Que nous parlions de qualité, de changement ou de
sensation, l'âme y demeure passive, prise dans l'élément de l'en-soi. La section que nous
aborderons maintenant, « L'âme qui ressent », met au contraire à l'avant-scène le
caractère actif de l'âme. Cependant, n'oublions pas que l'âme consiste en le moment
immédiat de l'esprit subjectif, ce qui signifie que l'activité de l'âme reste malgré tout
atteinte d'une certaine passivité. Dès lors, quel est cette activité, synonyme, comme nous
le savons depuis le dernier chapitre, de subjectivité, par laquelle agit l'âme individuelle
sur son contenu naturel ? « L'individu ressentant est l'idéalité simple, la subjectivité, du
sentir. [...] L'âme, en tant qu'âme ressentante, est une individualité, non plus simplement
naturelle, mais intérieure; cet être-pour-soi de l'âme, qui n'est encore que formel dans la
totalité seulement substantielle, est à rendre subsistant-par-soi et à libérer »177, libération
qui s'effectuera au niveau de l'habitude. La subjectivité propre à l'âme, son pour-soi,
retourne donc de son idéalité. Tout ce que nous avons précédemment examiné, les
qualités, les changements, la sensation n'existent pas en l'âme comme le font les
propriétés physiques pour un minéral, elle ne les a pas, ne les possède pas, mais les est.
L'âme reste simple, une, au milieu de toutes ses déterminations naturelles qui ne peuvent
l'altérer, alors que si vous transformez les propriétés d'un minéral, en augmentant ou
diminuant par exemple sa masse volumique, vous vous retrouverez avec un nouveau
minéral. L'idéalité de l'âme lui assure une liberté face à ses déterminations :

Idem; § 403; page 199


113

« Nulle part autant que dans le cas de l'âme et, plus encore, de l'esprit, c'est la détermination
de l'idéalité qui est à fixer, pour la compréhension, de la manière la plus essentielle, à savoir
que l'idéalité est négation du réel, mais que celui-ci est en même temps conservé,
virtuellement retenu, bien qu'il n'existe pas. »178

De plus, l'âme ressentante, ayant pour contenu les différents moments de l'âme
naturelle, se révèle comme une forme de ce contenu, n'en possédant par elle-même aucun.
Parce qu'en la conscience réside une forme plus développée de l'esprit subjectif, l'âme
ressentante n'apparaît que lorsque la conscience disparaît, ou encore en entrant en conflit
avec elle. En d'autres termes, l'âme ressentante constitue tout le côté inconscient de
l'esprit subjectif. Une personne ayant une connaissance superficielle de la pensée de
Hegel ou un lecteur exclusif de la « Phénoménologie de l'Esprit » sera surpris de
constater que Hegel accorde tout une section à ce que nous nommons « inconscient »;
c'est que Hegel, avant d'être un philosophe de la conscience, est d'abord un philosophe
de l'esprit. Peut-être sera-t-il encore plus estomaqué d'apprendre que Hegel considère
cette même partie inconsciente de l'esprit comme la source des maladies mentales et des
phénomènes psychiques179.
Nous ne nous embarquerons guère dans une explication approfondie de
l'interprétation encyclopédique des troubles psychiques. Nous nous contenterons d'en
désigner les bases. Nous devons garder précieusement en mémoire qu'au niveau où nous
nous situons, il n'y a pas encore de scission effective entre l'âme ressentante et son
contenu. L'âme est ici totalement déterminée par son contenu, elle ne s'en sépare pas, et
ce manque de recul explique pourquoi ici l'âme n'en a aucun savoir, n'en possède que le
sentiment. Pour qu'il y ait un savoir, il faut une distance entre le sujet et l'objet du savoir;
sans celle-ci, sans cette liberté théorique, point de savoir ne saurait exister. De plus,
puisque nous sommes dans le domaine de l'esprit, les déterminations fondamentales de la
nature, le temps et l'espace, n'ont plus aucune influence. Voilà comment Hegel peut

« Ce degré de l'esprit est, pour lui-même, le degré de son obscurité, en tant que les déterminations de ce
degré ne se développent pas en contenu conscient et relevant de l'entendement; il est, dans cette mesure,
d'une façon générale, formel. Il n'acquiert un intérêt propre que dans la mesure où il est en tant que forme
et, par là, apparaît comme un état (§ 380), dans lequel le développement de l'âme, déjà parvenu, en sa
détermination ultérieure, à la conscience et à l'entendement, peut à nouveau s'abîmer » (HEGEL;
114

expliquer l'hypnotisme, ou ce que la science du dix-neuvième siècle nommait


« magnétisme animal ». Grâce à un hypnotiseur, une personne est ramenée au niveau de
son âme ressentante, où elle perd momentanément toute conscience et entendement. À ce
niveau, l'âme de cette personne est spirituellement connectée à celle de l'hypnotiseur.
Parce qu'elle a immédiatement pour contenu toutes les déterminations de sa naturalité,
c'est-à-dire tous les faits de se petite histoire personnelle enfouis dans sa mémoire, il est
possible pour cet individu de répondre à des questions portant sur des événements s'étant
produit des dizaines d'années plus tôt dont il ne pourrait se rappeler s'il était conscient.
D'autre part, parce qu'elle possède un lien immédiat avec l'esprit de son hypnotiseur, tout
ce qui s'y présentera lui sera disponible, d'où l'exactitude surprenante de réponses à des
questions dont la personne hypnotisée semblerait impuissante à répondre,
telles : « Combien de dames portent un chapeau autour de vous ? », réponses qui lui sont
fournies par l'entremise des sensations déposées dans l'esprit de l'hypnotiseur. Notons
que l'hypnotisme se caractérise par la séparation de l'état conscient et de l'état
« ressentant » de la personne hypnotisée, qui, d'ailleurs, ne se rappelle jamais de ce qui se
passa lorsqu'elle était sous hypnose. Au contraire, le propre de la maladie mentale
retourne, pour Hegel, d'une présence simultanée de la conscience et d'une détermination
de l'âme ressentante. Normalement, la conscience et l'entendement, ayant abolis le
moment de l'âme ressentante, tiennent tout son contenu sous l'emprise de leur idéalité. Ils
restent un et se meuvent librement au travers de toutes les rigides déterminations abolies
de l'âme ressentante. Il arrive cependant que l'une de ces déterminations se délivre du
joug de leur idéalité et se fixe fermement contre eux. De ce conflit naît alors un désordre
mental, une maladie de l'esprit. En effet, pour Hegel, la maladie s'explique par
l'opposition entre une détermination et l'unité idéelle par laquelle celle-ci est supposée
être abolie, faisant ainsi obstacle au flux continu de cette unité. De la maladie corporelle,
où l'un des organes se maintient pour lui-même contre l'âme animal, la maladie
spirituelle provient du conflit entre le monde de la conscience, régit par des lois
universelles, et une particularité fixe, obsessionnelle, paraissant insensée et relevant de
l'âme ressentante. Pour Hegel, la maladie mentale n'est pas une perte de la raison mais

Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J. Vrin;


Paris;1988;§ 404; page 201).
115

uniquement un désordre au sein de celle-ci, qui nécessite un traitement respectant


l'humanité du patient :

« C'est pourquoi aussi le traitement psychique vrai retient ferme le point de vue selon lequel
le dérangement de l'esprit n'est pas une perte abstraite de la raison, ni suivant le côté de
l'intelligence, ni suivant celui de la volonté et de sa responsabilité, mais seulement un
dérangement de l'esprit, seulement une contradiction dans la raison encore présente, de
même que la maladie physique n'est pas une perte totale de la santé (une telle perte serait la
mort), mais une contradiction en elle. »180

Quoique cette explication des troubles mentaux ait ses limites, par exemple, elle
n'explique en rien les causes amenant une fixation maladive d'une détermination de l'âme
ressentante, il n'en reste pas moins qu'elle est une preuve éclatante de toute l'ouverture et
de l'immense richesse de la pensée de Hegel, à qui l'on reproche injustement l'aridité et
l'opiniâtreté d'un système philosophique fermé.
Le dernier moment de l'âme ressentante consiste en l'habitude. Tout comme la
sensation se montra la vérité et le fondement des qualités et des changements naturels,
l'habitude abolit les deux moments qui la précèdent, soient l'hypnose et les maladies
mentales. Nous savons que leur différence réside en la présence ou non d'un conflit avec
la conscience et l'entendement. Dans le cas de l'hypnose, il n'y en a aucun, puisque
l'hypnose ramène la personne à un état inconscient. Par contre, les désordres mentaux
proviennent d'une opposition entre le monde de l'entendement et une particularité de
l'âme ressentante. Rappelons-nous que l'âme ressentante représente le côté actif,
s'exprimant en tant qu'idéalité, de l'âme humaine. Ainsi, ce qui apparaît grâce à
l'hypnose est le stade immédiat du sujet anthropologique, où ce dernier se lie directement
au monde de ses particularités individuelles, n'offrant aucune résistance à son
assujettissement envers le monde rationnel de l'entendement. Avec les maladies mentales,
le sujet anthropologique, ou encore ce que Hegel nomme le « sentiment de soi », s'affirme
en se dissociant de ce monde rationnel par l'opposition de certaines particularités de son
monde personnel. Le pour-soi de l'âme ressentante réintroduit de nouveau, par l'habitude,
l'unité qu'il faisait au tout début avec son monde remplit de ses particularités, unité non

Idem; § 404; page 202


116

plus immédiate mais abolie. L'idéalité de l'âme, son aspect subjectif, s'impose comme la
vérité et le fondement de toute la section sur « l'âme qui ressent ». Elle s'effectue sur la
partie de notre individualité qui relève de la sphère de notre existence naturelle, le corps.
« Cet être particulier de l'âme est le moment de sa corporéité, avec laquelle elle brise ici,
dont elle se différencie en tant que son être simple, en tant comme substantialité idéelle,
subjective, de cette corporéité ... »181. L'âme se révèle ici comme l'universel abolissant
l'extériorité corporelle. Cependant, Hegel précise que l'universalité que nous examinons
est abstraite, qu'elle n'est pas encore remplie par des déterminations. Elle reste certes une
unité idéelle, mais vide. « Car un tel être, en tant qu'universalité abstraite en relation avec
l'élément particulier en sa naturalité, qui est posé dans cette forme, est l'universalité
réflexive (§ 175), - un seul et même être en tant que l'être extérieurement multiple du
sentir, réduit à son unité, cette unité abstraite en tant que posée »182. Voilà qui explique
pourquoi cette universalité se présente ici comme habitude et non comme conscience. Au
commencement de l'anthropologie, l'âme se voyait sous la domination de la nature, qui
lui imposait des qualités et des changements. Au niveau de l'habitude, cette domination se
renverse. Par contre, cette prise de contrôle de l'âme sur sa naturalité, et, par conséquent,
sa libération envers celle-ci, doit recouvrir la forme de l'immédiateté, car nous nous
situons toujours au moment anthropologique de l'esprit subjectif. De cette manière,
l'unité idéelle abstraite que l'âme pose soi-même entre son corps et elle prend l'apparence
d'une seconde nature: l'habitude. «This is why it is called «second nature», argues
Hegel : it is still the natural being of the soûl, but it is also posited as an immediacy by the
soûl, which shapes and transforms corporeality »' 3. De plus, parce qu'elle est une
universalité abstraite, que nous avons appréhendé, au premier chapitre, comme l'unité
vide d'un concept particulier reliant ensemble une pluralité de phénomènes similaires les
uns aux autres, l'habitude s'implante par la répétition d'une pluralité de déterminations
corporelles similaires, répétition soit causée par l'âme, soit subie de l'extérieur. Par
l'habitude, l'âme façonne son corps, le transforme en un outil adéquat pour elle, et, de
cette manière, s'insère en lui. La rigidité et l'autonomie du corps cèdent devant l'âme qui
en prend désormais possession. Considérons le swing d'un golfeur. Ce mouvement n'a

181
Idem;§ 409; page 213
182
ldem\% 410; page 214
183
A. FERRARIN; Hegel and Aristotle; Cambridge university press; Cambridge; 2001; page 279
117

rien de naturel. Il demande un long apprentissage. Au début, le golfeur doit réfléchir à


tous les détails, comme bien fléchir les genoux, ne pas perdre la balle de vue, garder le
dos droit, etc. Après avoir répété ce mouvement un nombre incalculable de fois, le golfeur
devient capable de le reproduire sans que tous ces détails accaparent son attention. Son
swing prend une allure beaucoup plus fluide, naturelle; bref, son swing est devenu une
habitude. Ici, l'habitude est acquise par la volonté du golfeur. Il existe cependant d'autres
habitudes qui naissent spontanément, sans aucun acte de la part de notre volonté. Par
exemple, la vision. Il est légitime de croire que le jeune nouveau-né ne voit pas encore un
monde devant lui mais seulement un amalgame d'images qui se succèdent à un rythme
effréné. Par la répétition fréquente de certaines images, le bébé se met à voir des objets,
ensuite des objets en mouvements, etc. Ainsi, nous prenons tous, dans nos premières
années, l'habitude de voir un monde qui nous entoure, avec tous ses phénomènes visuels.
Une fois habituée à sa naturalité, l'âme peut concentrer son attention sur d'autres activités
comme la pensée ou le langage. Si nous étions plongés dans la mer des perceptions qui
nous envahit à chaque instant, jamais nous n'aurions la possibilité et le loisir pour de
telles activités. L'abolition, provenant de la répétition des diverses déterminations
naturelles, effectuée par l'habitude procure à l'âme la liberté requise à celles-ci.
D'ailleurs, l'habitude revient un peu partout à des niveaux plus élevés de l'esprit, comme
à la mémoire et à la vertu éthique.
L'âme ressentante, deuxième section de l'anthropologie, est suivie par une
troisième et dernière section, intitulée « L'âme effective », qui clôt la première partie de
l'esprit subjectif. Au point où nous sommes rendu, l'âme a complètement pénétré son
corps, se l'est appropriée. Nous voyons une extériorité ne s'opposant plus à l'intériorité et
une intériorité qui, loin de se trouver en terre étrangère parmi l'extériorité, au contraire s'y
sent librement chez elle. Alors que l'âme naturelle manifestait la prédominance de
l'extériorité, de l'en-soi, de ce qui était présupposé, et que l'âme ressentante donnait
plutôt la préséance à l'intériorité, au sujet, au pour-soi, l'âme effective unifie ses deux
précédents moments par l'abolition de leur opposition, c'est-à-dire la négation de leur
caractère unilatéral grâce à laquelle leur différence est malgré tout idéellement préservée.
Néanmoins, l'unité posée par l'âme effective reste le fruit de sa propre activité, de sa
subjectivité :
118

« L'âme est, dans sa corporéité complètement façonnée et qu'elle s'est appropriée, pour elle-
même en tant que sujet singulier, et la corporéité est ainsi Yextériorité en tant que prédicat
dans lequel le sujet ne se rapporte qu'à lui-même. Cette extériorité ne représente pas elle-
même, mais l'âme, et elle est le signe de celle-ci. L'âme est, en tant que cette identité de
l'intérieur avec l'extérieur qui lui est soumis, effective. »184

À cette conception de l'âme effective s'associent deux caractéristiques. D'abord,


l'appropriation par l'âme de son corps le transforme en un signe. Qu'est-ce donc, avant
tout développement ultérieur, qu'un signe ? Nous répondrons à partir d'un exemple.
Lorsque nous circulons en voiture, nous sommes environnés de signalisations routières.
Quand nous voyons un octogone rouge à une intersection, nous savons que nous devons y
arrêter. Ce que nous voyons réellement, ce n'est pas l'octogone rouge mais l'obligation de
s'arrêter. Le panneau d'arrêt s'efface derrière sa signification; il disparaît en quelque
sorte. Ainsi, un signe est un objet matériel, quel qu'il soit, qui a comme fonction de nier
sa matérialité au profit de sa signification. Nous avons exactement la même situation pour
la corporéité de l'âme effective. Cette dernière nie l'extériorité dans laquelle elle séjourne,
ce qui métamorphose son extériorité en un signe ayant pour signification elle-même. Ce
que nous apercevons au coin de la rue, c'est en premier lieu Marie et non simplement un
corps se dirigeant vers nous. C'est l'individualité d'une personne qui s'exprime et se
donne au travers de sa posture, de son visage : « . . . le corps [humain] n'est pas un simple
objet vivant; ce qui le caractérise, c'est d'être l'image de l'esprit, la parfaite identité de
l'intérieur et de l'extérieur »185. Cette citation est tirée de 1' « Esthétique », œuvre dans
laquelle Hegel développe ses pensées sur la beauté artistique. Avec l'âme effective, nous
sommes encore loin de la sphère esthétique, puisqu'elle se situe au niveau de l'esprit
absolu. Strictement, il n'existe de beau qu'artistique : seul une œuvre d'art, production de
l'esprit, mérite qu'on la qualifie de belle. La beauté représente le premier moment de
l'esprit absolu, c'est-à-dire de l'unification de l'esprit subjectif et de l'esprit objectif par
leur abolition et leur retour en leur fondement et vérité. Comme premier moment de
l'esprit absolu, sur lequel nous reviendrons plus tard, l'union qu'effectue l'esthétique

184
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 411; page 218
119

relève de l'immédiateté. « Si le vrai, dans son existence extérieure, apparaît


immédiatement à la conscience, et si le concept demeure immédiatement unifié avec son
apparence extérieure, alors l'idée n'est pas seulement vraie, mais belle. Le beau se
détermine donc comme l'apparence sensible de l'idée »186. Ainsi, le beau consiste en
l'expression immédiate, sensible, de l'Idée. Or, l'immédiateté du beau artistique
s'exprime de plusieurs façons. D'abord, l'art est matériel, il utilise nécessairement un
matériau quant à sa création, que ce soit la couleur, le son, la pierre ou autre, ce qui
signifie que l'art présuppose la nature pour son existence. De plus, l'œuvre d'art est
seulement une « intuition et représentation concrète de l'esprit en soi absolu comme de
Y idéal, - de la figure concrète née de l'esprit subjectif, dans laquelle l'immédiateté
naturelle est seulement un signe de l'Idée »187. Parce que sensible, la beauté relève de nos
sens, de la vue ou de l'ouïe par exemple, elle est une intuition sensible et pour cette raison
elle se refuse à toute justification ou démonstration. La tergiversation de l'entendement
n'entre point en jeu dans la sphère esthétique, seul le sentiment et l'émotion y ont une
place. L'union entre le spectateur et l'œuvre, entre le sujet et l'objet, est un sentiment; le
beau émeut. L'immédiateté que nous retrouvons dans la contemplation esthétique s'insère
aussi au travers de la création artistique :

« Cette création artistique renferme donc en soi, comme l'art en général, le côté de
l'immédiateté et de la naturalité, et c'est ce côté que le sujet ne peut produire en lui-même,
mais doit trouver comme immédiatement donné en lui-même. C'est seulement en ce sens que
l'on peut dire que le génie et le talent doivent être innés. »188

Toutes ces différentes manifestations de l'immédiateté artistique constituent la finitude


du beau, sa borne et l'exigence de son abolition pour et par l'esprit absolu. « La figure de
ce savoir [esthétique] est, en tant qu'immédiate (c'est là le moment de la finitude de
l'art) ... »18 . Toutes ces remarques sur le beau artistique nous permettent de considérer le

185
HEGEL; Esthétique I; Le livre de poche; Paris; 1997; page 550
186
Idem; page 177
187
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1988; § 556; page 345
188
HEGEL; Esthétique I; Le livre de poche; Paris; 1997; page 378
120

corps humain comme l'œuvre d'art de l'âme. En effet, bien que le beau ne s'apparente
qu'avec l'esprit absolu, il n'en reste pas moins qu'au travers de la corporéité de l'âme,
l'Idée trouve son expression naturelle la plus parfaite. D'ailleurs, puisque la nature
consiste, quoique selon l'élément de l'extériorité, en une manifestation de l'Idée, elle
détient une certaine beauté. Hegel n'hésite pas à consacrer une partie de son
« Esthétique » au beau naturel190. Parce que l'âme habite entièrement son extériorité et
s'y exprime, parce qu'elle l'a transformé en un signe, le corps humain, et en tant que
siège de l'âme plus spécialement le visage, possède une beauté. Cependant, parce qu'au
travers de son corps façonné par l'habitude, l'âme effective se contemple soi-même, est
pour soi, nous assistons à une scission entre elle et sa matérialité. Alors que depuis le
début, l'âme était immédiatement reliée à son corps, elle parvient graduellement à s'en
dissocier. Naît à ce moment la différence entre elle et le monde extérieur, en tout premier
lieu sa propre extériorité, c'est-à-dire son corps, entre un sujet et un objet, bref apparaît la
conscience, qui signe la fin de l'anthropologie.
Jusqu'ici, l'esprit se présentait comme âme, mais parce que l'âme se sépara de
l'extériorité qui était sienne, l'esprit revêtira désormais la forme de la conscience et se
divisera nécessairement entre un moi, sujet de la conscience, et un objet qui lui fera face,
que ce soit le monde extérieur ou le moi lui-même. Par la conscience s'instaure donc un
rapport de l'esprit avec soi-même comme relation l'une avec l'autre de deux entités
apparemment indépendantes, le moi et son objet; ou encore l'esprit, au travers de la
conscience, se manifeste, sans encore le savoir, à soi-même, s'apparaît comme
phénomène. Ainsi, cette deuxième partie de 1' «Esprit subjectif» s'intitule
« Phénoménologie de l'esprit » et relève du second moment propre au mouvement
fondamental, étudié au tout début de ce chapitre, de l'esprit, celui de sa division et de son
opposition entre deux extrémités contraires l'une à l'autre. La phénoménologie se sépare
en trois sections : une première étudiant la conscience tournée vers le monde extérieur,

189
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 556; page 345
Ce que l'on a donc coutume d'appeler « la mort de l'art » en référence à la pensée esthétique de
Hegel, qui n'a, d'ailleurs, jamais lui-même utilisé cette expression, n'est pas une quelconque prédiction de
la disparition définitive de productions artistiques dans un avenir prochain mais simplement la nécessité
qu'il y a pour l'art de se fonder sur autre chose que soi-même. Peut-être eut-il un temps où l'art tenait lieu
de vérité suprême mais aujourd'hui, selon Hegel, l'art se retrouve désormais insuffisant pour remédier à
notre soif d'absolu.
121

une seconde où la conscience est à elle-même son objet, la conscience de soi, et une
dernière par laquelle la scission de la conscience est abolie grâce à l'identification du moi
et de l'objet. Remarquons que la première section de la phénoménologie se rattache à la
connaissance théorique, car le moi se contente d'une contemplation passive de l'objet, en
s'oubliant presque soi-même. À l'inverse, la section portant sur la conscience de soi met
de l'avant tout le côté pratique du moi en ce qu'il passe littéralement à l'action. Voilà une
des constantes de la philosophie de Hegel; elle n'aborde jamais que le savoir théorique
mais embrasse plutôt le tout de l'existence, autant en son aspect cognitif qu'en son aspect
pratique. Bien plus, parce que ces deux aspects ne sont que deux points de vue sur une
seule et même chose, l'esprit, ils s'impliquent mutuellement et sont intimement liés l'un à
l'autre, au point où Hegel tend à identifier complètement l'intelligence et la volonté,
comme nous le verrons un peu plus loin.
Pour le moment, demandons-nous quels sont les rapports entre cette
phénoménologie de 1' « Encyclopédie des sciences philosophiques » et l'ouvrage de 1807
intitulé «Phénoménologie de l'Esprit»191. Si nous les comparons, une première
différence s'impose d'emblée : leur volume respectif. La seconde phénoménologie
comporte un nombre de pages énormément moindre que celle de 1807 et son contenu en
est plus concis. En effet, la « phénoménologie de l'esprit » ne couvre que les trois sections
initiales de son précédent homonyme, celles de « La certitude sensible », « La
perception » et de « Force et entendement », ainsi que le début de la quatrième,
« Autonomie et non-autonomie de la conscience de soi; maîtrise et servitude ». Même si
nous prenons en compte ce rapetissement au niveau du contenu, l'écart entre les deux
textes pour leur nombre de pages reste significatif. Il ne faut pas non plus oublier que
1' « Encyclopédie des sciences philosophiques » fut écrite pour servir de compendium aux
cours donnés par Hegel et allait donc de pair avec les enseignements oraux du professeur,
qui venait ainsi enrichir et expliquer les paragraphes denses et concentrés de
F « Encyclopédie des sciences philosophiques ». Le véritable problème néanmoins
demeure : si la philosophie de Hegel existe nécessairement sous la forme systématique,

190
HEGEL; Esthétique I; Le livre de poche; Paris; 1997; pages 183 à 224
191
Afin de distinguer les deux ouvrages, l'un, celui de 1807, sera écrit avec une majuscule :
« Phénoménologie de l'Esprit », puisque telle est la traduction, et l'autre, celui de 1' « Encyclopédie des
sciences philosophiques », avec un minuscule : « phénoménologie de l'esprit ».
122

comment une œuvre peut-elle se retrouver à la fois à l'intérieur et hors du système,


considérant que 1' «Encyclopédie des sciences philosophiques» en est l'exposition ?
Nous avons vu que Hegel, dans l'introduction de « La science de la Logique », concevait
encore la « Phénoménologie de l'Esprit » comme la voie d'entrée à son système. Elle
aurait donc du figurer au seuil de 1' « Encyclopédie des sciences philosophiques », mais
tel n'est pas le cas. Serait-ce parce que Hegel, une fois professeur à Berlin, aurait renié ses
œuvres précédentes excepté « La science de la Logique » ? Aucunement puisque nous
savons qu'il s'apprêtait, juste avant sa mort, à éditer une seconde version de sa
« Phénoménologie de l'Esprit », et si nous nous fions aux corrections qu'il eut le temps
d'y apporter avant son décès, nous pouvons affirmer que cette deuxième édition n'aurait
subi que des changements mineurs. Se trouvent ainsi discrédités ceux qui tendent à créer
une brèche infranchissable entre les œuvres dites « de jeunesse », y compris la
« Phénoménologie de l'Esprit », et celles de maturité. Pour résoudre le problème
provenant de la relation entre l'ouvrage de 1807 et 1' «Encyclopédie des sciences
philosophiques », considérons ce que Hegel lui-même en dit :

« Dans ma Phénoménologie de l'esprit, qui pour cette raison a été désignée lors de son
édition comme la première partie du Système de la science, a été pris le chemin consistant à
commencer par la première, la plus simple apparition de l'esprit, la conscience immédiate, et
à développer sa dialectique jusqu'au point de vue de la science philosophique, dont la
nécessité est montrée par cette progression. Mais pour cela, on ne pouvait en rester à l'être
formel de la simple conscience; car le point de vue du savoir philosophique est en même
temps en lui-même le plus riche en teneur essentielle et le plus concret; par conséquent,
émergeant comme résultat, il présupposait aussi les figures concrètes de la conscience,
comme par exemple celles de la morale, de la vie éthique, de l'art, de la religion. Le
développement de la teneur essentielle, des ob-jets des parties propres de la science
philosophique, tombe donc en même temps dans ce développement de la conscience, qui
semblait tout d'abord seulement borné à l'être formel de celle-ci... »192

Toute la « Phénoménologie de l'Esprit » se développe à même l'élément de la conscience


dans le but d'amener cette dernière jusqu'au niveau de l'esprit absolu. Pour y parvenir,

192
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 25; page 291
123

elle ne pouvait en rester à démontrer l'unité formelle entre le sujet et l'objet, qui est atteint
dès le début de la section intitulée « Certitude et vérité de la raison », car quoique au
niveau de la forme, il n'existe plus, pour nous, de scission entre la conscience et son objet,
le savoir de cette unité n'est pas encore advenu pour la conscience, il ne lui est pas encore
apparu comme son objet, comme son contenu. Ce savoir, elle ne l'atteindra que si l'esprit
en sa totalité lui apparaît. D'où la nécessité des sections sur la raison, l'esprit et la
religion. Au contraire, 1' « Encyclopédie des sciences philosophiques » représente le
développement de l'esprit en lui-même, au travers duquel la conscience, en tant que
scission entre un sujet et un objet, n'est qu'un simple moment. Ce qui importe donc dans
F « Encyclopédie des sciences philosophiques », c'est l'abolition de la scission qui
constitue le propre de la conscience. Voilà la raison pour laquelle la « Phénoménologie de
l'esprit » se termine avec « Autonomie et non-autonomie de la conscience de soi »,
puisque à la fin de cette section, la séparation entre la conscience et son objet est abolie.
Quant au problème soulevé plus tôt, celui de l'indépendance de l'œuvre de 1807 vis-à-vis
de 1' « Encyclopédie des sciences philosophiques », il disparaît car la différence entre ces
deux ouvrages ne se situe pas au niveau du système lui-même mais de l'élément à
l'intérieur duquel l'esprit se déploie.
Ayant éclairci la relation existant entre la « Phénoménologie de l'Esprit » de Iena
et la « Phénoménologie de l'esprit » de Berlin, nous expliquerons pourquoi nous avons
opté de commenter le texte de 1807. D'abord, quoique l'une et l'autre phénoménologie
développent le même contenu, la richesse de l'analyse propre à l'œuvre de 1807 facilite la
compréhension. De plus, parce que nous reviendrons un peu plus tard sur la figure
intitulée « Domination et servitude » et que cette figure est plus amplement discutée dans
la « Phénoménologie de l'Esprit », il revient plus avantageux pour nous de l'aborder dès
maintenant.
Parce que nous avons déjà analysé les trois premières sections de la
« Phénoménologie de l'Esprit » durant notre premier chapitre, nous n'y reviendrons pas
ici. Rappelons seulement que l'objet, qui alors apparaissait à la conscience comme garant
de la vérité, subit plusieurs transformations pour finalement se découvrir comme le miroir
par lequel la conscience se contemple elle-même. Comme nous l'avons dit plus haut, la
conscience se contenta jusqu'alors d'un rôle passif, résultant d'une attitude théorique face
124

à l'objet. Or, par l'entrée en scène de la conscience de soi se dévoile à nous l'agir pratique
de cette conscience. « La conscience de soi est essentiellement conscience pratique,
conscience d'un dépassement du savoir de l'Autre »193. Avec la certitude sensible, la
chose et le jeu des forces, la conscience était tournée vers un autre qu'elle, un objet
extérieur. Au niveau de la conscience de soi, son objet devient elle-même. Cependant,
l'objet extérieur n'a pas pour autant disparu. Bien qu'il ait été aboli en tant que porteur de
la vérité, il n'en reste pas moins qu'il a également été conservé. Autrement dit, la
conscience qui se prend elle-même comme objet est consciente d'elle-même comme ayant
été conscience d'un objet extérieur. Ainsi, la présence de deux objets contraires, soi-
même et l'objet, extérieur, à même la conscience de soi constitue le ressort la propulsant
au travers des développements ultérieurs, jusqu'au niveau de la raison.
La première solution pour la conscience de soi réside en la négation directe et
immédiate de l'objet extérieur, négation prenant la forme du désir. Nous avons déjà vu
que le désir naissait d'une contradiction à même l'animal. Il en va pareillement de la
conscience de soi, qui, en tant que pour-soi indépendant, se veut une relation infinie de soi
à soi-même. Par contre, elle recèle la présence en elle d'un objet entravant l'infinité de sa
relation avec elle-même. Cette borne, cette limite à son autonomie qui la rend finie, la
conscience de soi la ressent comme un désir qui, comme tel, lui commande la suppression
de cette limite. Par la satisfaction de son désir, la conscience en vient à nier l'objet
extérieur et à s'affirmer comme véritablement autonome. Notons que l'objet qui fait ici
face à la conscience se présente comme un objet vivant, selon la règle propre au
cheminement dialectique de la « Phénoménologie de l'Esprit » par laquelle la conscience
transforme en son objet le mouvement ou l'activité qu'elle-même est à la base. Dès lors,
parce que la conscience de soi existe comme activité autonome du pour-soi, du genre
conscient de lui-même, l'objet se posant à l'extérieur d'elle prendra lui aussi une telle
forme, celle du genre pour-soi tel que nous l'avons étudié précédemment en tant que
fondement de la vie naturelle. En résumé, « la conscience de soi n'a de certitude d'elle-

J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (tome I), Aubier, Paris,
1946, page 141
125

même que par l'abolition de cet autre qui s'expose, se présente à elle comme vie
autonome; elle est désir »194.
Cependant, la réponse qu'apporte le désir au problème principal de la conscience
de soi est inadéquate. La négation qu'il opère sur l'objet vivant extérieur ne le conserve
pas mais au contraire l'anéantit. Le désir « est ainsi, dans sa satisfaction, en général,
destructeur, comme il est, selon son contenu, égoïste »195 puisqu'il n'est encore que
l'expression d'une conscience de soi particulière. Cette destruction égoïste du désir dont
le but est l'affirmation de la conscience de soi se révèle ironiquement comme une
affirmation de la nécessaire existence d'un objet extérieur. En effet, la conscience de soi
est avant tout une conscience qui, en tant que telle, exige la présence d'un objet autre
qu'elle. Détruire cet objet revient à détruire le fondement de la conscience de soi, qui, à
travers son désir, fait ainsi l'expérience du retour incessant de ce dernier et de la pérennité
de l'objet à consommer. La faim ou la soif ne connaissent jamais une satisfaction entière
et totale. L'objet extérieur et non la conscience de soi ressort comme la vérité du désir,
qui se tournera alors vers un objet spécifique. Puisque le désir par l'anéantissement de son
objet ne fait que réhabiliter sa nécessité, il se portera désormais sur un objet vivant qui se
niera absolument par lui-même sans que le désir n'ait à effectuer quoi que ce soit. Un tel
vivant possédant intimement en son être la négation absolue n'existe que comme
conscience de soi. « La conscience de soi ne parvient à sa satisfaction que dans une autre
conscience de soi » . Autrement dit, une deuxième solution est apportée à la présence
contradictoire à la fois de soi et d'un objet extérieur pour la conscience de soi : que l'objet
extérieur soit une autre conscience de soi. Ainsi est respecté l'exigence d'altérité,
d'objectivité, tout comme celle de la présence à soi qui gisent toutes deux à la base de la
conscience de soi. Bref, le « Désir humain doit porter sur un autre Désir »197. Voyons
donc comment s'articule ce face à face des consciences de soi qui, à son terme, aboutira à
leur reconnaissance mutuelle.

194
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit: traduction J.-P Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 148
195
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1988; § 428; page 229
196
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 149
197
KOJÈVE; Introduction à la lecture de Hegel: NRF Gallimard; Saint-Amand; 1962; page 13
126

Hegel commence par nous donner un schéma logique décortiquant la relation qui
s'instaurera entre les deux consciences de soi. Hegel ne pourrait-il pas aborder
directement la description de cette relation et incidemment le schéma logique qui la sous-
tend ? Pourquoi attirer notre attention sur ce pur schéma, cela avant toute discussion sur la
rencontre concrète des deux consciences de soi ? Parce que cette relation que Hegel
s'apprête à nous décrire ne se retrouve jamais telle quelle dans la réalité sociale qui nous
environne, quoique certaines situations similaires puissent s'y rattacher de plus ou moins
près. Nous nous rallions ici à l'opinion de P.-J. Labarrière : «... cette reduplication de la
conscience de soi n'est pas, au moins d'abord et directement, le signe qu'un rapport social
effectif soit ici constitué entre deux hommes concrets qui se feraient face »198. Les actions
que l'une et l'autre consciences de soi effectueront et dont la relation du maître et du valet
sera le symbole, ne proviennent que de la scission, logiquement demandée, de la
conscience de soi, qui, pour exister, se pose soi-même nécessairement hors de soi.
L'analyse de cette duplication exposera la reconnaissance comme la base constitutive de
la conscience de soi : « L'explicitation du concept de cette unité spirituelle dans son
redoublement nous exposera le mouvement de la reconnaissance » . « Ce que Hegel
donne à connaître implicitement lorsqu'il affirme que ce qui est en cause, pour l'heure, ce
ne sont pas deux consciences de soi, mais la conscience de soi « dans son
doublement »... »200. Cette remarque faite, regardons de plus près ce schéma logique.
A une première conscience de soi en apparaît une seconde. Pour les prochains
développements nous nous positionnerons selon le point de vue de la première conscience
de soi. Pour elle, son vis-à-vis lui advient selon une double signification, c'est-à-dire à la
fois comme une autre essence autonome et à la fois comme un autre soi-même. Elle se
doit alors d'abolir cette essence différente de soi qui nie sa propre autonomie, cependant
que cette abolition vient du même coup l'abolir soi-même puisque la seconde conscience
de soi est également un autre soi-même. Ainsi, par cette double abolition se produit tout
autant un double retour à soi, en ce qu'en ayant aboli l'autre essence, la première

198
LABARRIÈRE; Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l'esprit; Aubier; Paris; 1979; page
152
199
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 150
00
LABARRIÈRE; Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l'esprit; Aubier; Paris; 1979; page
152
127

conscience de soi se retrouve elle-même pareillement que, en s'étant elle-même abolie,


elle permet à la seconde conscience de soi de revenir à elle. Notons que ce double
mouvement de la conscience de soi, abolition de l'autre que soi et abolition de soi dans
l'autre, s'effectue selon les trois moments originels de l'esprit, que nous avons décrit au
début; ce qui est loin de nous surprendre car, avec la conscience de soi, « nous nous
trouvons déjà en présence du concept de Yesprit »201. De plus, précisons que ce double
mouvement ne s'exécute uniquement que s'il est autant celui de la seconde conscience de
soi que celui de la première. Nous avons, en quelque sorte, un double mouvement
doublement effectué au même instant :

« Chacune voit Vautre faire la même chose que ce qu'elle fait; chacune fait elle-même ce
qu'elle exige de l'autre, et fait aussi, en conséquence, ce qu'elle fait, uniquement dans la
mesure où l'autre fait la même chose; l'activité unilatérale serait inutile; parce que ce qui doit
arriver ne peut réussir que par l'intervention des deux. »202

La reconnaissance mutuelle entre deux consciences de soi s'échafaude ainsi selon une
intrication complexe qui nous montre combien elle est éloignée d'une réciprocité figée et
morte; puisque ce qui définit principalement la conscience de soi est l'activité, il en va de
même pour la reconnaissance. D'ailleurs, pour éclairer la compréhension du mouvement à
l'œuvre en son sein, Hegel renvoie explicitement à celui du jeu des forces. En effet, tout
comme chacune des forces opposées avaient son fondement dans le mouvement de va-et-
vient infini qui les abolissait, les deux consciences de soi ne trouve le leur que grâce aux
mouvements de la reconnaissance. En d'autres mots, la conscience de soi n'est pas que la
propriété exclusive de divers mois particuliers, elle est aussi ce simple miroir universel
par lequel ils se reconnaissent tous l'un l'autre; « un Je, qui est un Nous, et un Nous qui
est un Je » .
Les différents moments constituant le mouvement de la reconnaissance sont tous
compris les uns dans les autres en une seule unité. Ils ne sont pas séparés, comme notre
analyse pourrait le laisser croire. D'autre part, la reconnaissance, en tant qu'activité

201
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 149
02
Idem; page 151
203
Idem; page 149
128

structurante de toute conscience de soi, n'est pas advenue à cette conscience; elle ne s'est
pas encore manifestée à elle. Cette apparition phénoménale de la reconnaissance à la
conscience de soi sera désormais le propos de notre discussion. Puisque la conscience de
soi existe dans la sphère de l'action, cette apparition ne prendra pas la forme d'un objet
cognitif mais celle d'agissements pratiques entre deux consciences de soi.
La première manifestation de la reconnaissance se termine par un échec : la mort
froide de l'une des consciences de soi en présence, car celles-ci ne tendent qu'à affirmer
leur indépendance et autonomie envers toutes choses autres qu'elles. Elles ne veulent
qu'être de simples relations immédiates à soi, de purs pour-soi. Quand elles se
rencontrent, elles ne voient rien sinon un pour-soi enfoncé dans un corps matériel vivant.
Au niveau de la phénoménologie, la conscience de soi s'est séparée entièrement de son
sépulcre charnel pour le considérer comme un objet extérieur, un en-soi autre que le pour-
soi qu'elle est. Afin de parvenir à une reconnaissance mutuelle, chacune doit éliminer ce
qui se montre comme l'en-soi de leur vis-à-vis, c'est-à-dire tout ce qui le rattache à la vie
naturelle, car la conscience n'atteint à une reconnaissance de soi que par un être
semblable à elle, un pour-soi. Toutes deux poussées par cette exigence, elles montent
donc au combat pour la mort de l'autre, à la fois dans le but de l'annihiler mais aussi pour
exposer leur propre vie, montrant par-là l'indépendance de leur pour-soi. Deux issues sont
ici possibles. Soit l'une des, ou même les deux, consciences de soi perdent la vie, soit
l'une s'incline devant l'autre. Dans le premier cas, nous n'arrivons pas à aucune
reconnaissance réelle, parce qu'une telle reconnaissance demande l'existence effective
des deux consciences. Quant au second cas, il nous conduit à la deuxième manifestation
de la reconnaissance.
Nous voici rendus à la célèbre figure du maître et du valet, qui nous emmènera
jusqu'aux portes de la raison. Il se présente donc une conscience de soi, le maître, pour
qui la peur de la mort n'empêcha pas l'affirmation de son pour-soi, de sa liberté, et une
autre, le valet, qui s'accrocha fermement à sa vie, à son en-soi. De l'une naîtra la véritable
reconnaissance permettant la solution au problème premier de chaque moi : l'union de sa
conscience de soi avec sa conscience d'un autre. Ici, la conscience de soi et la conscience
d'un autre sont réparties sur deux individus opposés; en ce que le maître existe librement
129

pour soi, il endosse le rôle de la conscience de soi alors que le valet, qui n'existe que pour
autrui symbolise la conscience de l'altérité.
Examinons d'abord le point de vue du maître. À lui revient la reconnaissance
grâce au valet, qui lui reconnaît liberté et autonomie, ou encore qui lui atteste la réalité de
son pour-soi. L'affirmation de ce dernier n'est ainsi plus immédiate mais médiatisée à
l'aide du valet, qui se voit maintenu dans la servitude par son attachement à la vie
naturelle. De plus, le maître possède une relation au monde extérieur elle aussi médiatisée
par le valet, car ce dernier, ayant choisi le côté de la naturalité, se voit obligé de le
travailler. Le fruit de son labeur permet au maître une jouissance immédiate par la
satisfaction instantanée de ses désirs. Cependant, la reconnaissance acquise par le maître
s'avère factice parce qu'elle ne provient pas d'une conscience de soi indépendante et
autonome comme lui mais d'une conscience s'étant abaissée au niveau de la vie naturelle.
Il revient donc à la conscience du valet de nous montrer la voie à suivre pour
arriver à une reconnaissance effective, ou encore, il « s'ensuit que la vérité de la
conscience autonome, c'est la conscience servile du valet » . À la différence du maître,
le valet possède son essence hors de soi, dans la conscience de soi du maître, ce qui le
plonge au niveau d'une simple conscience d'un objet extérieur. Il semblerait que le valet
n'ait point de pour-soi proprement à lui. Or, ce pour-soi, il le contient en lui, car, lors de
l'affrontement précédent contre le maître, la raison pour laquelle il choisit de rester lié à
sa naturalité fut parce qu'il ressentit en lui la négation absolue et totale, le pur pour-soi
abstrait, la mort, qui lui démontra l'importance de la subsistance de sa vie naturelle.
Quoique le valet recèle le pour-soi à même son existence, jusqu'ici il apparut dans une
attitude plutôt passive. Ne subit-il pas cette peur intense de la mort ? N'obéit-il pas aux
moindres caprices du maître ? Certes. Cependant, afin de combler les désirs de son
supérieur, le valet doit travailler l'objet extérieur, et grâce à ce travail il s'assimile
l'activité propre à la négativité du pour-soi. En travaillant, le valet exerce une négation sur
l'autonomie de la chose, il lui impose une forme. Par contre, la chose garde aussi une
subsistance, une indépendance, ce qui empêche le valet de lui donner n'importe quelle
forme. Le travail du valet sur la chose provoque également un travail de la chose sur le
valet. L'activité négative du valet n'est pas purement destructrice, comme celle du désir,

Idem; page 156


130

mais elle est aussi conservatrice, car la chose travaillée garde sa subsistance, et en cela
cette activité incame la véritable négation spirituelle. Le « travail est désir refréné,
évanescence contenue : il façonne. La relation négative à l'objet devient forme de celui-ci,
devient quelque chose qui demeure; précisément parce que pour celui qui travaille, l'objet
a de l'autonomie » 5. Remarquons que le travail du valet se comprend aussi comme un
travail sur soi, sur notre nature particulière, en purifiant nos désirs égoïstes. De cette
façon, le travail du valet, sa formation, constitue la première apparition du mouvement de
la culture. Nous reviendrons, lors de notre conclusion, sur ce mouvement. Constatons
pour le moment que la conscience du valet, par les trois aspects que nous avons décrit, la
présence hors de soi dans le maître de son pour-soi, celle intérieure de la crainte face à la
mort et l'activité négative conservatrice du travail, rend possible une reconnaissance
effective. Nous savons que la reconnaissance résout la contradiction, gisant au cœur de
tout moi particulier, entre sa conscience de soi et sa conscience d'un objet extérieur par
l'identification entre soi-même et une conscience de soi extérieure. Or, grâce à son travail
et à son angoisse de la mort, le valet devient un pour-soi qui conserve tout autant son en-
soi et qui possède, en la figure du maître, une conscience de soi extérieure à laquelle il
peut maintenant s'identifier. Ainsi, grâce à cette résolution, les diverses consciences de
soi extérieures particulières atteignent à une conscience de soi universelle, qui :

« . . . est le savoir affïrmatif de soi-même dans l'autre. Soi, chacun des Soi ayant, comme libre
singularité, une absolue subsistance-par-soi, tandis que, grâce à la négation de son
immédiateté, de son désir, il ne se différencie pas de l'autre, est un Soi universel, est objectif,
et a l'universalité réelle comme réciprocité autant qu'il se sait reconnu dans l'autre qui est
libre, et il sait cela dans la mesure où il reconnaît l'autre et le sait libre. »206

Nous avons, de cette manière, accoster au royaume de la raison universelle, où la scission


fondamentale entre la conscience et son objet est dorénavant abolie. La conscience de soi
universelle se sait présente en son objet extérieur, elle s'y reconnaît et s'y trouve libre. La
conscience de soi universelle, par l'adéquation qu'elle institue entre elle et la réalité

Idem; page 157


206
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 436; page 232
131

extérieure, n'est rien de moins que la vérité, l'Idée logique elle-même se retrouvant au
travers de l'extériorité, ou encore l'esprit : « La vérité qui sait est Vespril »207.
Tandis que l'anthropologie s'intéressait à l'âme et que la phénoménologie se
penchait sur la conscience, la dernière section de 1' « Esprit subjectif», la psychologie, se
tournera vers l'esprit lui-même. Nous avons brièvement analysé ce que signifiait l'esprit
pour Hegel au début de ce chapitre. Cependant, cette analyse concernait l'esprit en sa
globalité, dans ses relations avec la nature et la logique, alors que l'esprit que nous
rencontrons avec la psychologie n'est encore que naissant, il ne constitue que l'esprit
apparaissant au travers d'un individu humain, l'esprit subjectif. Il n'en possède pas moins
la caractéristique principale : la manifestation de soi-même à soi-même. En tant que
dernier moment de 1' « Esprit subjectif», l'esprit à l'œuvre dans la psychologie « s'est
déterminé comme la vérité de l'âme et de la conscience »208. L'âme se présentait comme
une totalité, en ce qu'elle renfermait immédiatement le moi et son monde, immédiateté
qui se traduisit comme naturalité. À cette substance naturelle fixée en soi s'opposa alors la
conscience qui, par cette opposition même, trouva en face d'elle un objet extérieur. En la
phénoménologie se trouve isolé le moment du pour-soi, la conscience vide et formelle
coupée de son objet. L'esprit abolit la scission inhérente à la conscience et effectue ainsi
un retour à la totalité, non celle immédiate de l'âme mais une totalité médiatisée par le
pour-soi, le sujet. Il n'existe plus de séparation au niveau de l'esprit; le moi se retrouve
dans les déterminations de son objet, qui sont tout autant ses propres déterminations. C'est
pourquoi il n'y a plus, à dire vrai, d'objet qui prendrait place en face de l'esprit; nous
retrouvons plutôt l'esprit se manifestant à soi-même au travers de ses déterminations qui,
initialement, lui apparaissent comme étrangères, données de l'extérieur. Dès lors, le
développement dialectique de l'esprit s'effectue par une activité ayant pour but de
débarrasser ces déterminations de leur contingence et de leur donner une forme spirituelle.
Au contraire de la phénoménologie, où la conscience voyait son développement tomber
du côté de l'objet, la psychologie montrera diverses activités de l'esprit lui-même par
lesquelles il se libérera progressivement de l'arbitraire apposé à ces déterminations. La
psychologie se divise nécessairement en l'esprit théorique et en l'esprit pratique. Le

Idem; § 439; page 234


Idem; § 440; page 235
132

premier rend sienne des déterminations d'abord extérieures alors que le deuxième part
d'un contenu déjà sien et l'universalise, c'est-à-dire s'élève à partir de ce contenu
particulier jusqu'à un contenu universel, propre à tout individu. Ces deux processus se
complète l'un l'autre, puisque l'un consiste en l'appropriation par un sujet universel de
déterminations extérieures à lui alors que l'autre procède plutôt de l'universalisation de
déterminations intérieures et siennes mais seulement particulières. Ce n'est qu'une fois
accompli l'abolition d'un extérieur étranger à l'esprit et d'un intérieur seulement
particulier que l'esprit atteindra une totale liberté et une véritable « auto-manifestation ».
Les diverses activités que nous retrouvons au niveau de l'esprit théorique se sont
déjà présentées à nous lors du dernier chapitre : l'intuition, la représentation et la pensée.
Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit précédemment. Nous nous attarderons
plutôt à certains développements précisant le rôle que chacune de ces activités joue dans
la venue à lui-même de l'esprit.
Débutons avec l'intuition. Son contenu lui apparaît comme donné de l'extérieur.
D'ailleurs, nous devons différencier l'intuition de la sensation et de la certitude sensible,
quoique concrètement tous trois se recoupent entre elles. Puisque la naturalité définissait
la sphère de l'âme, la sensation comportait le moment de la corporéité, de nos cinq sens,
moment conservé idéellement chez l'intuition, mais dont la caractéristique principal est
l'immédiateté en général. Quant à la certitude sensible, moment phénoménologique, parce
qu'elle se séparait entièrement de son objet, celui-ci lui apparaissait comme simplement
un autre, alors qu'avec l'intuition nous sommes au niveau de la raison, c'est-à-dire que la
scission entre un sujet et un objet est abolie, en conséquence de quoi le contenu de
l'intuition n'apparaît plus que comme l'autre de soi. « Suivant la conscience, le matériau
est seulement son ob-jet, un Autre relatif; mais il reçoit de l'esprit la détermination
rationnelle, d'être Vautre de soi-même » . Ces distinctions nous permettent de
comprendre le caractère double de l'intuition. D'une part, en ce que son contenu est
immédiat, nous le trouvons directement présent à notre esprit. Cependant, en ce que le
contenu est aussi bien spirituel, l'esprit a alors à le poser dans la forme de l'extériorité.
« L'intelligence détermine par là le contenu de la sensation comme un étant-hors-de-soi,
- elle l'éjecte dans Y espace et le temps, et ce sont là les formes dans lesquelles elle est

Idem; § 448; page 245


133

7t0

intuitionnante » . Ici, le temps et l'espace semblent des formes subjectives de notre


connaissance humaine, similaires à ce que nous expose Kant. Hegel précise par contre
qu'au contraire de Kant, pour qui ces formes n'avaient aucune objectivité, le temps et
l'espace sont à la fois forme de notre entendement et constitutifs des choses mêmes. Nous
voyons préfiguré ici la vérité fondamentale de l'esprit théorique, qui s'explicitera au
niveau de la pensée, voulant que la pensée et l'être s'identifient entièrement. L'activité de
l'esprit intuitionnant se nomme l'attention, par laquelle nous nous fixons, au travers d'un
contenu pluriel, sur un objet unique. Sans cette attention, tout nous apparaîtrait dans un
flux perpétuel, dans un état de changement constant. L'attention donne à nos intuitions
une consistance et une fixité nécessaire à toutes les activités spirituelles ultérieures.
Après l'intuition vient la représentation, caractérisée par un double mouvement :
l'intériorisation des matériaux trouvés par l'intuition et l'extériorisation de la subjectivité
unilatérale du moi. Parce que ces deux mouvements ne sont pas encore complètement
unifiés, ils s'accomplissent par des synthèses, c'est-à-dire que les productions de la
représentation relèvent toujours d'un jugement synthétique, où les deux côtés ne
s'identifient jamais totalement l'un à l'autre, où il reste donc toujours une certaine part
d'extériorité, de contingence. Seul le niveau de la pensée abolira cette synthèse et
produira une entière et libre unité entre le moi et son contenu, entre l'intérieur et
l'extérieur.
La représentation se divise à son tour en trois activités : le rappel à soi par
intériorisation, l'imagination et la mémoire. Grâce à l'attention qu'il fixe sur le contenu
sensible, l'esprit se rappelle déjà à et en soi-même, puisque de cette activité il est
conscient. Dès lors, ce qui se donne à lui intuitivement, il l'incorpore à sa propre
intériorité, « dans son propre espace et son propre temps » , il s'en crée une image qui
n'est, pour le moment, que particulière et passagère. Pour cette raison, l'image disparaît
de la conscience sitôt que le contenu sensible change pour se diriger vers l'en-soi de
l'esprit où toute la pluralité et la diversité de nos images sont emmagasinées, et, « à dire
vrai, cet en-soi est la première forme de l'universalité qui s'offre dans l'activité
représentante »21 . Lorsque l'esprit retrouve un contenu sensible similaire à celui qui avait

1
Idem; § 452; page 247
2
We«;§453;page248
134

précédemment provoqué une image, il s'effectue un retour de celle-ci depuis l'universalité


simple où elle séjournait jusque là. Par exemple, il nous arrive fréquemment qu'à
l'audition d'un air à la radio une pièce musicale nous revienne en tête ou que la vue
occasionnelle d'une demeure rappelle soudainement à notre esprit la maison familiale
chez laquelle nous vivions étant enfant. L'espace et le temps dans lesquels nous
apparaissent ces images ne se confondent pas avec l'espace et le temps réels; ils relèvent
plutôt de notre intériorité. Voilà le phénomène coutumier, nous croyions, que nous décrit
ici Hegel. À force de nombreuses répétitions de ce rappel à nous d'une même image
gardée inconsciemment dans l'en-soi de l'esprit, il lui devient possible d'effectuer par lui-
même ce rappel, ne nécessitant plus les données intuitives extérieures, qui sont ainsi
abolies par l'esprit. Or, cette activité procède de l'imagination.
Les prochains développements sur l'imagination, la mémoire et la pensée
s'avéreront d'une immense pertinence quant à notre recherche portant sur l'incongruité
pour une personne singulière de posséder des pensées universelles puisqu'ils nous
apporterons la plupart des éléments permettant la résolution de notre problématique
originelle. Étudions d'abord l'imagination. Comme son nom l'indique, elle manipule des
images, et cela dans le but ultime de créer des signes. En plus de puiser au travers de nos
images enfouies dans notre inconscient afin qu'elles surgissent à notre esprit conscient,
l'imagination associe diverses images similaires et produit ainsi des représentations
universelles, que nous avons précédemment nommé « concepts particuliers », et où se voit
la synthèse caractéristique de toutes les activités représentatives. Avec le rappel à soi, la
synthèse présente entre l'en-soi universel et les images particulières s'effectuait au profit
de l'un ou l'autre, mais elle ne réussissait jamais à les maintenir fermement l'un avec
l'autre. Cette tâche revient à l'imagination. Déjà les concepts particuliers, parce que
déterminés, sont plus fixement reliés à leurs images respectives. L'en-soi universel, étant
complètement indéterminé, pouvait de ce fait recevoir n'importe quelle image, un peu
comme le Maintenant contient toute détermination temporelle. Par contre, les concepts
particuliers, qui, en tant que représentations universelles, constituent les significations
propres aux mots que nous employons, délimitent un groupe d'images avec lesquelles un
lien solide s'institue. Ainsi, la synthèse s'opérant au niveau des concepts particuliers est
plus intime que celle de l'en-soi universel. Or, comment naissent ses représentations
135

universelles ? Nous l'avons déjà dit, par l'association d'images similaires. Cependant, il
reste encore à savoir de quelle manière et sur quelle base cette association s'effectue.
Vous nous permettrez une longue citation où Hegel explique clairement comment des
concepts particuliers sont produits par l'imagination :

« L'abstraction qui a lieu dans l'activité représentante et par laquelle sont produites des
représentations universelles - et les représentations comme telles ont déjà, en elles, la forme
de l'universalité - est habituellement exprimée comme une superposition de nombreuses
images semblables, et c'est de cette manière qu'elle deviendrait compréhensible. Afin qu'une
telle superposition ne soit pas entièrement le hasard, ce qui est sans concept, il faudrait
admettre une force d'attraction des images semblables, ou quelque chose de ce genre, qui
serait en même temps la puissance négative capable d'éliminer ce qu'elles ont encore
d'inégal en les faisant se raboter les unes les autres. Cette force est, en fait, l'intelligence elle-
même, le Moi identique à lui-même, qui, moyennant son rappel à soi par intériorisation, leur
donne immédiatement de l'universalité, et subsume l'intuition singulière sous l'image déjà
rendue intérieure. »213

Ainsi, il nous apparaît que l'esprit agisse sur diverses images similaires telle une force les
mettant en mouvement pour dissoudre, un peu comme si elles se frottaient les unes aux
autres, leurs différences et par là donner naissance à un concept particulier. Par
l'association de plusieurs images d'objets bleus, l'imagination, en superposant ses images
les unes sur les autres, désagrégea ce qui les différenciait et parvint au concept « bleu ». Il
importe de constater que, dans la génération de représentations universelles, l'esprit joue
un rôle actif par lequel il s'approprie les images particulières données à l'intuition.
N'oublions pas que l'esprit est unité négative infinie, qu'il est le mouvement de se nier
soi-même pour venir ensuite nier à nouveau cette première négation, et alors parachever
sa liberté en se reconnaissant dans un autre soi-même. Avec l'intuition, l'esprit était nié
par le matériau sensible qui se trouvait face à lui, donné. Au niveau de la représentation,
plus précisément grâce à l'activité imaginative, il nie à son tour cet élément sensible
donné en le transformant en un concept particulier, en l'universalisant. Or, à cette
intériorisation de l'extérieur effectuée par l'esprit se couple une extériorisation de
l'intérieur puisque l'esprit, en tant que l'Idée effective et réelle, consiste en une

213
Idem; § 455; page 250
136

identification de la pensée et de l'être, de l'intérieur et de l'extérieur, de l'universel


abstrait et des singularités particulières. En extériorisant son intériorité, l'imagination est
« productrice d'intuition [spirituelle] - 3° activité de l'imaginaire créant des signes » .
Nous retrouvons ici une notion qui se présenta à nous à la fin de l'anthropologie.
L'explication de cette coïncidence entre la section anthropologique et celle psychologique
provient du moment de 1' « Esprit subjectif» que chacune d'elle exprime. Alors que le
propre de la phénoménologie était la séparation, autant la psychologie que l'anthropologie
relève de l'unification. Cependant, l'unité entre l'esprit et la nature au niveau de
l'anthropologie est immédiate, alors qu'au contraire celle de la psychologie est médiatisée
par la conscience. D'où aussi l'immédiateté du signe anthropologique, qui consiste en la
naturalité donnée de l'âme humaine, son corps. En revanche, le signe psychologique
provient non d'une simple transformation mais d'une véritable création proprement
spirituelle : le mot.
« Le son s'articulant davantage pour les représentations déterminées, la parole et
son système, le langage, donnent aux sensations, intuitions et représentations, un second
être-là, plus élevé que leur être-là immédiat, en général une existence qui vaut dans le
royaume de la représentation »215. Qu'est-ce qu'un mot ? Un ou plusieurs sons produits
par des cordes vocales humaines. Par contre, lorsqu'un mot est prononcé, ce qui vient
instantanément à l'esprit, c'est sa signification; à proprement parler, nous n'entendons pas
les mots, nous les comprenons. L'élément matériel qui constitue le mot, sa sonorité, est
totalement nié lorsque nous nous parlons. Procédant de l'esprit, le mot est une négation
complète de la matière sensible, de la nature. Pourtant, en tant que négation spirituelle, il
consiste également en une conservation de nos sensations. « Il s'agit tantôt d'abréviations
qu'on obtient à force de généralisations : pense-t-on, en effet, au nombre à peu près
incalculable de détails que comportent l'existence et l'activité extérieures, ainsi que des
représentations de bataille, guerre, peuple, ou mer, animal, etc., ou des représentations
aussi simplifiées que Dieu, amour, etc. ? »216. En effet, un seul mot conserve en lui la
multitude de détails des objets sensibles qu'il signifie. Le mot « arbre » représente tous les
arbres ayant existé, existant ou qui existeront. Parce qu'il est une manifestation matérielle

214
ldem\% 457; page 252
215
Idem; § 459; page 254
216
HEGEL; Science de la Logique, tome I; traduction par S. Jankélévitch; Aubier; Paris; 1971; page 16
137

qui se nie elle-même, il constitue l'effectivité la plus adéquate de l'esprit. Un mot, « lui
dont nous savons qu'il constitue, de concert avec le travail, une « extériorisation »
privilégiée de l'individu »217, disparaît presque aussitôt qu'il est prononcé et pourtant sa
signification perdure. Il y a aussi une seconde raison pour laquelle l'esprit se crée soi-
même, s'extériorise dans le mot. « En lui, la singularité pour soi de la conscience de soi
accède en tant que telle à l'existence de telle manière qu'elle est pour d'autres »218. Nous
savons qu'avec l'esprit, nous avons dépassé et aboli la simple singularité de l'individu. La
dialectique du maître et du valet nous a montré que la conscience de soi universel se
singularisait au travers d'une pluralité d'individu particulier, permettant ainsi leur
reconnaissance mutuelle. En d'autres termes, l'humain est social parce qu'il est spirituel.
Or toute société nécessite pour sa survie la communication verbale. L'esprit, en tant que
conscience de soi universelle s'incarnant dans le langage, rend possible l'émergence des
sociétés humaines, où il cimente et solidifie les liens entre les individus. La signification
des mots est universelle et est comprise par toutes les personnes parlant une même langue.
« Ce discours, pour être valable, doit être le discours d'une conscience de soi universelle,
il l'est déjà en tant que langage, en tant qu'il présuppose une communication établie entre
les consciences singulières qui, dans le langage, se reconnaissent mutuellement et aspirent
à cette reconnaissance »219. Le langage, comme extériorité de l'esprit crée par l'esprit,
consiste en l'élément dans lequel baigne toute conscience, parce qu'elle est conscience
spirituelle. Plus libre dans les mots que dans les images, les prochaines activités de
l'esprit s'accompliront à partir de ces derniers.

La représentation se termine par l'activité mnémonique, qui agit sur le mot de la


même façon que le fit le rappel à soi par intériorisation sur les sensations. La connexion
entre un mot et sa signification relève du hasard. La mémoire doit donc d'abord retenir la
signification des mots, ce qu'elle accomplit en associant à répétition un mot et sa
signification. Une fois cette connexion bien établie, elle devient alors mémoire
reproductrice, c'est-à-dire qu'elle possède la capacité de rappeler à soi un mot, sans le
besoin d'aucune perception sonore. Suit ensuite la mémoire mécanique. À force de

217
LABARRIÈRE; Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l'esprit; Aubier; Paris; 1979; page
207
218
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit: traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 344
138

rappeler un nombre incalculable de fois à soi le même mot, celui-ci prend de plus en plus
la forme de l'extériorité jusqu'à devenir une chose pour l'esprit, qui se transforme en un
être purement abstrait, un simple réservoir à mots. D'un autre côté, la subjectivité de
l'esprit, le moi, apparaît telle une pure puissance manipulant les mots dans n'importe quel
sens. C'est ce qui arrive, par exemple, lorsque j'apprends un poème par cœur; il devient
une véritable chose séparée de moi, que je possède en mon esprit, et qu'il m'est loisible
de réciter à tout moment, un peu comme un objet inusité que j'aurais à sortir, lorsqu'on
me le demanderait, à chaque fois de ma poche pour le montrer. Nous découvrons ici la
provenance et l'explication de tous ces mots dont la signification nous est incertaine parce
qu'ils nous sont si familiers et que Hegel critique dans la préface à la « Phénoménologie
de l'Esprit » : « Les choses qu'on sait comme ça, en général, précisément parce qu'elles
nous sont bien connues et familières, ne sont pas connues »220. Cette chosification de
l'esprit qu'effectue la mémoire mécanique pourrait sembler une perversion. En fait, elle
est nécessaire pour accéder au niveau de la pensée. Par la mémoire mécanique, l'esprit se
pose autant comme être universel, puits de tous ces mots chosifiés, que comme activité
subjective utilisant ces mots. Ainsi apparaît la caractéristique première de la pensée :
l'adéquation totale entre sa subjectivité et son objectivité.
La pensée met fin au développement de l'esprit théorique en se montrant comme
le fondement de l'intuition et de la représentation. Au niveau de l'intuition, ce qui primait
était l'unité immédiate entre l'esprit et ce qui venait de l'extérieur, ce qui nous était
donné. Avec la représentation advint une scission entre l'intériorité de l'esprit et
l'extériorité des matériaux sensibles donnés. Toutes les activités représentatives visaient
leur unification, sans jamais y être parvenus complètement, puisque même le mot,
création spirituelle, recelait une signification lui étant attribué arbitrairement, ou encore
extérieurement, et dont la mémoire avait à charge de solidifier. Aussi, ces activités de la
représentation furent-elles qualifiées de synthèses. Par contre, la « mémoire est, de cette
manière, le passage dans l'activité de la pensée, laquelle n'a plus de signification, c'est-à-
dire est telle que, de son objectivité, ne diffère plus ce qu'elle a de subjectif, de même que

2if HYPPOLITE; Logique et existence; PUF; Paris; 1953; page 22


220
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit: traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 47
139

cette intériorité est, en elle-même, quelque chose d'étant»221. Est énoncé ici deux
caractéristiques. L'une nous est connue car nous l'avons amplement étudié auparavant, et
nous ne ferons que la mentionner. C'est l'identité de la pensée et de l'être effectif, où la
pensée « sait que ce qui est pensé est, et que ce qui est n 'est que pour autant qu'il est une
pensée » . La seconde caractéristique apparaît d'abord insolite : la pensée ne possède
aucune signification. Pourtant, à y regarder de plus près, nous apercevons rapidement la
justesse de cette affirmation. Si la pensée n'a pas de signification, c'est uniquement parce
qu'elle est, en elle-même, signification. Ceci exige quelques explications. Un mot possède
une signification, c'est-à-dire qu'on accole à un son verbal ou des lignes écrites une
signification universelle. La pensée, comme nous l'avons vu au dernier chapitre, engendre
son propre contenu objectif, les déterminations-de-pensée, et se déploie au travers d'elles.
En d'autres mots, la pensée pose une détermination-de-pensée pour ensuit l'abolir et alors
poser une détermination-de-pensée suivante. Chacune des déterminations-de-pensée
renvoie à celle qui la suit comme à sa vérité. Ce mouvement infini de renvoi d'une
détermination-de-pensée à l'autre, procédant de la négation absolue qu'est la pensée,
constitue le fondement de la signification des mots, car le mot, en tant que signe, consiste
en la négation d'un élément matériel permettant à cet élément, le son ou la ligne, de
renvoyer à autre chose que lui-même, soit à une signification universelle. S'il existe des
mots, ou encore des signes verbaux et écrits, ceux-ci ne sont possibles que grâce à la
pensée, qui, en tant que négation absolue, se manifeste à soi aux travers de ses propres
déterminations-de-pensée. La pensée ne possède donc aucune signification à laquelle elle
renverrait puisqu'elle est elle-même l'activité de signifier, ou encore elle est l'activité de
l'esprit qui se signifie à soi-même. Bref, la pensée fonde le langage. Ce qui nous amène à
discuter de leur relation. « Si l'on devait traiter du langage de manière concrète, on aurait,
pour ce qui concerne ses matériaux (l'élément lexicologique), à rappeler le point de vue
anthropologique, plus précisément le point de vue psycho-physiologique (§ 401), et, pour
ce qui concerne laforme (la grammaire), à anticiper celui de l'entendement »223. Puisqu'il
est parlé ici de l'entendement, il faut savoir que Hegel décrit trois manières de penser :

221
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1988; § 464; page 263
222
Idem; § 465; page 265
223
Idem; § 459; page 255
140

celle de l'entendement, du jugement et du Concept. Alors que les deux premières sont
caractérisées par une séparation entre le contenu, ce que l'on pense, et la forme, la
méthode avec laquelle on le pense, où l'entendement analyse les objets extérieurs pour
créer des concepts particuliers à partir des déterminations-de-pensée et où le jugement
raisonne sur ces concepts particuliers selon, lui aussi, les déterminations-de-pensée, la
pensée logique fait des déterminations-de-pensée son contenu même, accédant, comme
nous l'avons vu, à une liberté absolue. Pour revenir au langage, la dernière citation nous
indique que les déterminations-de-pensée se retrouvent implicitement au travers des
différentes langues naturelles en tant que leur grammaire respective. Par exemple, les
déterminations-de-pensée de l'unité et de la multitude se rencontrent comme différence
grammaticale entre le singulier et le pluriel. Ainsi, le langage et la pensée sont
inséparables; l'un ne vient jamais sans l'autre. Même lorsque la pensée exprime ses
propres déterminations dans le discours logique, elle le fait par une langue naturelle.
« C'est dans le nom que nous pensons »224. Cependant, ce lien inséparable ne signifie pas
qu'il y ait égalité entre eux car la pensée fonde logiquement le langage. Nous n'avons
qu'à considérer la multiplicité de langues naturelles parlées sur le globe pour constater
une contingence présente au sein du langage, qui provient d'ailleurs de son matériau
naturel, le son. Au contraire, la pensée ne possède aucune contingence; elle est, en
quelque sorte, le fondement universel de toutes les langues naturelles existantes et rend
ainsi la traduction entre elles possible. Il reste par contre que la pensée nécessite le
langage comme le substrat par lequel l'activité de manifestation, de signification de soi-
même qu'elle est pourra s'effectuer. En résumé, parce qu'elle est son fondement, la
pensée prime sur le langage, mais justement parce qu'elle est son fondement, la pensée
s'accompagne toujours du langage.

La pensée permet le saut à la deuxième section de la psychologie : l'esprit


pratique. Alors que l'intelligence œuvra durant tout l'esprit théorique, l'activité principale
de l'esprit pratique retourne de la volonté. La relation qui existe entre la volonté et
l'intelligence est, comme nous l'avons déjà souligné, très intime du fait que l'une et
l'autre sont deux activités de l'esprit subjectif. « L'intelligence, se sachant comme ce qui
détermine le contenu, qui est tout autant le sien qu'il est déterminé comme étant, est la

Idem; § 462; page 261


141

volonté » . En général, on associe à l'intelligence un caractère passif, parce qu'on la


conçoit comme un pur recueillement de données extérieures, alors qu'à la volonté est
accordée le caractère actif. Or, l'opposition qui naît à partir de cette caractérisation
provient, selon Hegel, d'une conception abstraite de l'intelligence et de la volonté,
puisque l'intelligence n'est pas qu'une pure collection de données extérieures. Elle est
aussi, comme nous venons de le voir, l'activité qui travaille sur ces données immédiates
afin de leur imposer une forme spirituelle. L'intelligence s'approprie ces données, se les
rend siennes, et devient libre au travers d'elles. D'autre part, la volonté, bien qu'étant une
activité, possède, pareillement à l'intelligence, un contenu immédiat, les passions et les
sentiments, et souffre ainsi elle aussi d'une passivité. Ce contenu, elle devra se
l'approprier à son tour. Une fois ceci accomplie, l'esprit subjectif aura atteint sa pleine
liberté, son « auto-manifestation » totale et complète. Notons que la libération de la
volonté ne prendra place que lorsque celle-ci s'aura donnée la forme de la pensée, sera
devenue volonté pensante, forme qui consiste à se reconnaître dans son autre, à s'y sentir
chez soi. La pensée, en tant que cette activité formelle de la reconnaissance, permet
l'unification de l'intelligence et de la volonté, quoique leur contenu diffèrent, ainsi que
l'achèvement de 1' «Esprit subjectif». «Ce concept, la liberté, n'est essentiellement
qu'en tant que la pensée; le chemin de la volonté, à savoir de se faire esprit objectif,
consiste à s'élever à la volonté pensante, - à se donner le contenu qu'elle ne peut avoir
que comme volonté qui se pense » 26. Cheminons avec elle.
Le premier moment de la volonté affirme l'unité immédiate de celle-ci et de son
contenu. Hegel nomme ce moment « sentiment pratique », car comme la volonté
s'identifie immédiatement à son contenu, elle prend la forme du désir, de la passion.
Lorsque nous sommes envahis par une passion, nous perdons la distance qui nous en
séparait, nous nous y engloutissons. Tout notre être est plongé en cette passion, jusqu'à en
oublier nos autres préoccupations. La volonté, parce qu'elle est aussi l'activité d'un sujet
librement pensant, se retire et s'oppose à cette kyrielle de passions et d'inclinations.
Ainsi, elle devient volonté réfléchissante, ou encore libre arbitre, ce qui constitue le
second moment dans l'ascension de la volonté vers sa liberté concrète, car, en tant que

Idem; § 468; page 266


Idem; § 469; page 267
142

réfléchissante, la volonté possède une certaine liberté, mais qui se limite à la liberté
négative, c'est-à-dire la liberté d'une volonté qui nie, se réfléchit en soi et s'oppose à tous
contenu immédiats. La volonté se conçoit ici comme universelle mais abstraite, en ce.
qu'elle est vide de contenu. Au-dessus des inclinations particulières, la volonté, comme
libre arbitre, choisit celles d'entre elles qu'elle satisfera et celles qu'elle laissera de côté :

« La réflexion qui est en relation avec les impulsions, en se les représentant, en les évaluant,
en les comparant d'abord entre elles et ensuite avec leurs moyens, conséquences, etc., et en
les comparant avec un tout de satisfaction - h félicité -, apporte l'universalité formelle en ce
matériau et, de cette manière extérieure, le purifie de sa grossièreté et de sa barbarie. » 27

La félicité représente le troisième et dernier moment de la volonté. Le libre arbitre, en


manipulant les inclinations et les passions, leur impose une forme, les ordonne,
qualitativement et quantitativement, afin d'atteindre à la félicité qu'il considère comme la
satisfaction complète d'une succession infinie de diverses inclinations. Par cette forme
que la volonté réfléchissante, grâce à son travail d'organisation, imprime sur le contenu
brute des passions, elle devient effectivement libre, car alors elle se reconnaît au travers
de son opposé, et la scission qui existait entre une volonté abstraitement universel et des
inclinations immédiates est abolie. Cette volonté libre présente une véritable universalité
concrète. « Cette détermination universelle, la volonté ne l'a comme son ob-jet et but
qu'en tant qu'elle se pense, qu'elle sait ce concept qui est le sien, qu'elle est volonté en
tant que libre intelligence » 228 . « Or cet acte-d'abroger et d'élever à l'universel est ce qui
se nomme l'activité de la pensée. La conscience de soi qui purifie et élève jusqu'à cette
universalité son ob-jet, son contenu et sa fin, le fait en tant qu'elle est la pensée qui
s'impose dans la volonté »229.
La progression de 1' « Esprit subjectif» est désormais terminée. Qu'en était donc
le but ? « L'esprit qui se développe au sein de son idéalité est l'esprit en tant que

HEGEL; Principes de la philosophie du droit: traduction par J.-F. Kervégan; PUF Quadrige; Paris; 2003;
§20; page 132
228
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris; 1988; § 481; page 278
229
HEGEL; Principes de la philosophie du droit; traduction par J.-F. Kervégan; PUF Quadrige; Paris; 2003;
§ 21; page 133
143

connaissant » . L'idéalité de l'esprit consiste, comme nous l'avons vu au début de ce


chapitre, dans l'activité d'abolition que l'esprit effectue sur la nature afin de se
reconnaître en elle. En d'autres mots, le but de l'esprit subjectif n'est que formel et il
présuppose ainsi un contenu : la nature. En effet, l'individu humain, au travers duquel la
progression subjective de l'esprit se déroule, est d'abord immédiatement naturel. Cette
nature se retrouve autant en lui, en tant que désir, passion, etc. qu'autour de lui, en tant
que monde naturel gouverné par des lois physiques et chimiques. De cet état naturel,
l'individu humain doit devenir spirituel, ce qui s'accomplit par les divers moments que
l'esprit subjectif parcourt. Cependant, ce contenu, que l'esprit idéalise, garde, tout au long
de 1' «Esprit subjectif», le caractère d'un matériau donné. Dès lors, tout comme la
conscience en vint, lorsqu'elle se reconnut au travers de son objet, à la conscience de soi
qui, s'ayant soi-même comme objet, cherche à s'imposer sur ce qui lui est extérieur,
l'esprit, une fois la nature extérieure complètement idéalisée par l'activité de la
connaissance pensante, cherche à se poser soi-même comme son propre objet extérieur,
désire être à soi-même son propre contenu. L'esprit, qui parvint formellement à la liberté
grâce au travail idéel qu'il effectua sur la nature, pose alors cette liberté sienne comme
son contenu; il pose sa liberté dans l'élément de l'extériorité, et cette position constitue le
domaine de l'esprit objectif. La différence entre la nature, l'Idée extérieure à elle-même,
et l'esprit objectif relève de leur provenance. La nature, parce qu'elle est l'extériorité en
tant que telle, est toujours déjà là, donnée, présupposée, alors que l'extériorité de l'esprit
objectif est un «monde de l'esprit produit à partir de l'esprit lui-même, en tant que
seconde nature » . La liberté effective ne se retrouve nulle part dans la nature. Au
contraire, l'esprit objectif consiste dans l'activité de la volonté libre de l'esprit qui donne
à sa liberté une effectivité réelle, un contenu dans l'élément de l'extériorité. « Cette réalité
en général, en tant qu'être-là de la volonté libre, est le droit, qui n'est pas à prendre
seulement comme le droit juridique borné, mais, en un sens compréhensif, comme l'être-
là de toutes les déterminations de la liberté »232. Tout comme l'esprit subjectif, l'esprit

230
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 387; page 183
231
HEGEL; Principes de la philosophie du droit; traduction par J.-F. Kervégan; PUF Quadrige; Paris; 2003;
§ 4; page 120
232
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit: Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 486; page 282
144

objectif se déploie en différents moments ordonnés logiquement et non


chronologiquement. Nous n'étudierons pas cette section. Par contre, notons que son
développement aboutit à l'état politique, ce qui aide à la compréhension de l'esprit
objectif. En effet, l'état est bel et bien un monde extérieur qui nous entoure, puisque les
villes où se réunissent des millions de citoyens, où nous retrouvons des palais de justice,
des parlements, des postes de police sont son existence réelle, effective. D'un autre côté,
l'essence d'un état, d'une nation, se retrouve en sa constitution, ses lois, ses mœurs et ses
coutumes communes que tous les citoyens partagent, qui sont à la fois le fondement et le
produit de leur reconnaissance, en ce que, d'une part, les us et coutumes permettent à
deux personnes de se reconnaître comme citoyens d'un même pays, mais que, d'autre
part, les lois et la constitution n'ont d'effectivité qu'en étant reconnu comme tel par les
citoyens. Bref, l'état politique, ce mouvement d'un universel se singularisant absolument
et totalement en ses propres particularités, qu'ils soient institutions ou citoyens, représente
l'effectivité la plus élevée que la volonté libre de l'esprit puisse produire.
La section finale de la « Philosophie de l'esprit », 1' « Esprit absolu », expose la
vérité et le fondement des deux moments précédents par l'abolition de leur fmitude
respective. Nous savons que la fmitude de l'esprit subjectif consiste en sa présupposition
de la nature, d'une extériorité déjà donnée. Dès lors, l'activité de la pensée reste formelle,
c'est-à-dire qu'elle ne fait qu'imposer sa forme à un contenu extérieur. D'autre part,
l'esprit objectif pose sa volonté libre dans l'élément extérieur, se fait seconde nature. Bien
que l'État soit un mouvement de singularisation d'une universalité, il reste entaché de
l'extériorité dans laquelle il baigne, car son universel, les lois, et ses singularités, les
citoyens, demeurent dans une relation extérieure, où leurs formes diffèrent l'une de
l'autre. L'esprit absolu, quant à lui, est l'unité négative infinie au fondement de ses
moments subjectif et objectif par l'abolition qu'il opère sur leur fmitude. Ainsi, l'esprit
absolu se présente sous la forme de la pensée, mais une pensée qui possède un contenu
donnée par l'esprit absolu, le même qui prit la forme de l'extériorité durant la progression
de l'esprit objectif, contenu absolu qui n'est rien d'autre qu'elle-même en tant qu'Idée
logique. L'esprit absolu est constitué par le savoir que l'Idée possède d'elle-même, « c'est
là le savoir de l'Idée absolue »233. L'esprit absolu nous présente l'adéquation totale et

Idem; § 553; page 343


145

complète entre l'Idée logique, qui est son concept, son moment immédiat, et son existence
effective, c'est-à-dire le savoir d'elle-même de l'Idée absolue. Nous savons que l'Idée se
montra lors de la logique comme l'adéquation entre la totalité de la réalité effective et le
Concept. Or, puisque le savoir présent dans 1' « Esprit absolu » résulte d'abolitions
multiples des moments logiques, naturels et spirituel, et que toute abolition est
conservation, l'esprit absolu contient, en tant qu'existence de l'Idée logique, la totalité de
la réalité effective. Bref, le savoir de l'esprit absolu est parfaitement et complètement
adéquat à son concept, l'Idée logique. En d'autres mots, le «concept de l'esprit a sa
réalité dans l'esprit »234. Nous constatons que l'esprit absolu, en ce qu'il se montre
comme la vérité de l'esprit, se montre aussi comme la vérité et le fondement de tout le
processus encyclopédique, puisque l'esprit, en tant que troisième moment de
1' « Encyclopédie des sciences philosophiques », est l'unité négative et infinie des deux
moments antérieurs, la logique et la nature. Notons d'ailleurs qu'à l'esprit absolu
correspond les trois caractéristiques analysées plus haut. Comme savoir de soi de l'Idée
absolu, l'esprit absolu n'est qu'une pure manifestation de soi. De plus, parce que l'esprit
absolu est l'activité de penser, de nier la forme de l'extériorité d'un contenu pour lui
donner la sienne, celle de l'universalité, il possède l'idéalité. Finalement, puisque l'objet
du savoir de l'Idée absolue n'est qu'elle-même, l'esprit absolu s'accompagne d'une
liberté elle aussi absolue, totale.
L'esprit absolu se déploie selon les moments de l'immédiateté, de la scission et du
retour à soi. Au départ, il prend une figure immédiate, celle de l'art, ou nous assistons à
un savoir immédiat, le sentiment du beau, d'un contenu immédiat, c'est-à-dire donné de
l'extérieur à notre sensation, l'œuvre d'art. Vient ensuite la religion, où le savoir devient
médiatisé, séparé entre une conscience et Dieu, et où le contenu, l'Idée logique en tant que
Dieu, présente ses différents moments séparément, tel qu'ils apparaissent pour notre
représentation. En dernier lieu, la philosophie, comme abolition du savoir médiatisé de la
religion, achève le déploiement de l'esprit absolu et consiste en la connaissance
conceptuelle du Concept absolu, ou encore le savoir de soi de l'Idée absolue. Ici, nous
nous intéresserons au moment religieux de l'esprit absolu, qui est alors divisé entre un
individu et Dieu, et nous verrons que le fondement de cette relation réside en la pensée, ce

234
Idem
146

qui clôturera notre recherche et permettra de donner une réponse complète à notre
question de départ : « Comment est-ce possible pour un individu humain de penser ? ».
Le court texte que nous étudierons est tiré des « Leçons sur la philosophie de la
religion », plus précisément de la première partie de cet ouvrage intitulée « Le concept de
la religion ». À cet endroit, Hegel s'intéresse à la forme de la religion, c'est-à-dire au
rapport, caractérisé comme savoir, entre l'humain et Dieu. Or, puisque l'humain se
positionne comme fini face à Dieu, considéré comme infini, la vérité de ce rapport entre
finitude et infinité nous donnera le réel fondement de celui entre Dieu et l'humain.
Hegel distingue trois niveaux à la finitude humaine : celle sensible, celle propre à
la réflexion et celle qui existe dans et pour l'esprit. La première, la finitude sensible,
appartient au domaine des singularités naturelles. Par exemple, la roche est finie, elle a
une limite spatiale, ses dimensions, et une limite temporelle, quelque longue qu'elle soit.
Tout objet ou être naturel est ainsi limité. Cependant l'humain, et tous les animaux en
général, réussissent une première abolition de cette finitude grâce à la satisfaction de leurs
désirs. Un animal ressent sa limite, sa borne, sous la forme, du désir. Cette négation
interne de son être, il tend à l'abolir. Afin de supprimer sa faim ou sa soif, l'animal
consommera de la nourriture ou boira de l'eau, ce qui niera sa propre négation et ainsi lui
permettra de subsister. « La suppression du fini a déjà lieu à l'intérieur de cette finitude;
chaque pulsion qui se satisfait est, en tant qu'elle est subjective, quelque chose de fini,
mais elle supprime aussi cette relation à son autre, cette finitude. Chaque satisfaction est
une suppression du fini et le retour à soi-même » '. Nous avons vu tout cela au chapitre
précédent. Terminons en disant que cette satisfaction, parce que première et immédiate,
garde le caractère de la finitude, résultant en un retour incessant, infini, du désir à
satisfaire. Dès lors, cette abolition naturelle demeure insuffisante.
Le deuxième type de finitude se situe au niveau de la réflexion. Ce point de vue
réflexif relève de l'entendement. Comme nous le savons, l'entendement pose un regard
séparateur sur le monde qui l'entoure. Il fixe les différences et ne voit que les oppositions.
Ici, la finitude s'oppose rigidement à l'infinité. Cette opposition prend deux formes. La
première voit la finitude se déterminer comme pluralité et diversité d'éléments, en ce que

HEGEL; Leçons sur la philosophie de la religion - Introduction et Le concept de la religion;


Épiméthée/PUF; Paris; 1996; page 182
147

chacun est borné par l'élément suivant et précédent, et où leur totalité, ou leur intégralité,
représente alors l'infinité. Voilà ce qui arrive à l'entendement dans sa quête de
connaissances. Il ne cesse d'en accumuler une multitude des plus variées dans le but
d'atteindre à une connaissance intégrale des phénomènes. D'une part, on affirme la
finitude de la connaissance, son caractère multiple et varié, alors que, d'autre part, on
cherche à rassembler cette multiplicité dans une totalité une :

« La multiplicité devrait abandonner quelque chose de son caractère pour être mise sous
l'unité. La fin, l'idéal est établi de telle manière qu'il est quelque chose d'inaccessible, et il
est inaccessible précisément parce qu'il est en soi quelque chose de non-vrai, une unité de
multiple qui doit demeurer en même temps une extériorité mutuelle variée. »236

La deuxième forme de l'opposition propre à l'entendement pose une différence


explicite entre la finitude et l'infinité. « Dans la première forme, un particulier en limite
un autre; ici, c'est dans l'infini que le fini a une limite »237. Examinons de quelle manière
se comporte le fini dans cette opposition. D'abord, parce que le fini est borné, limité, et
que l'infini, le « non-fini », est considéré comme illimité et sans borne, le fini apparaît
comme le négatif, ce qui nécessite pour son existence la présence de l'infini, qui seul
possède une véritable réalité. Ainsi, l'infini, l'altérité absolue du fini, du moi, l'au-delà de
la conscience, se donne comme l'affirmatif, qui seul subsiste par soi-même. Cependant,
nous savons et le moi se sait comme une relation à soi-même, une identité de soi à soi, ou
encore une affirmation de soi-même. Dès lors, le moi contient lui aussi le caractère
positif, affirmatif qu'il semble n'accorder qu'à l'infinité divine. En fait, alors même qu'il
pose l'infini comme ce qui est au-delà, impossible à atteindre, le moi se pose aussi comme
le seul affirmatif, pour qui cet infini n'est rien en soi, si ce n'est qu'une pensée subjective
entièrement sous son contrôle. Nous retrouvons ici la pure subjectivité vide de tout
contenu, la simple certitude de soi-même pour qui quelque chose n'a de vérité que si elle
ne lui en accorde; une relation infinie de soi à soi réduisant à néant toute détermination,
ou encore idéalisant toute réalité extérieure. Par contre, ce moi reste encore une
singularité finie, tel moi-ci. Si nous étudions la relation qu'entretient ce moi avec ce qu'il

Idem; page 184


Idem; page 185
148

nomme Dieu, celle-ci se découvre comme un savoir immédiat. Le moi singulier se


présente comme « la conscience de soi abstraite, le penser pur en tant que puissance
8
absolue de la négativité ...» . Or, le savoir immédiat de cette activité du pur penser
possède dès lors pour contenu un universel lui aussi immédiat, sans aucune détermination,
vide. « Ce savoir immédiat de Dieu n'est purement et simplement que le penser; c'est là
l'universel en tant qu'actif, et le penser, en étant actif et en se comportant de façon
immédiate, pense ce qu'il pense comme de l'universel en général »239. Ce qui se présente
ici comme Dieu n'a aucun contenu déterminé, n'est qu'un mot creux sans aucune
signification, une nullité. De plus, ce contenu prend la forme d'un sentiment, puisque
nous avons affaire à un savoir provenant d'un moi singulier fini. C'est un « contenu
contingent, contenu du sentiment, de l'opinion, de l'arbitraire; il est bon dans la mesure
où j'en suis convaincu, et pour qu'il soit bon, il suffit de cette conviction qui est la
mienne, de cette reconnaissance qui est la mienne »240. De même qu'une contradiction
persistait au cœur de l'opposition précédente, de même la résolution apparente de
l'opposition entre le moi et Dieu au profit de ce moi cache une contradiction interne.
L'abolition entre le fini et l'infini qu'effectue le moi par l'affirmation de sa subjectivité
formelle n'est pas véritable puisque l'infini n'y est pas conservé, n'a aucune objectivité
substantielle. Au contraire, l'infinité y est rejetée du revers de la main par le moi qui, loin
d'abolir sa propre finitude, ne fait, en tant que ce moi-ci particulier, que s'y accrocher. Le
moi n'est, au niveau de la réflexion, que :

«... cette puissance de la négativité qui se maintient encore au titre de ce Moi, qui ne se
maintient qu'en abandonnant toute la finitude, ne conserve plus que soi-même - cette finitude
- et énonce cette finitude comme l'infinité, comme ce qui est uniquement affirmatif; ce qui
fait défaut à cette subjectivité est alors précisément l'objectivité. Ce qui importe dans la
véritable renonciation, c'est que ce Moi, cette pointe ait encore un contenu, un objet. »241

Le problème au niveau de la réflexion naît de l'absence d'une infinité substantielle


ayant un contenu véritable devant laquelle le moi n'aurait d'autre choix que de s'incliner

Idem; page 187


9
Idem; page 160
0
Idem; page 188
Idem
149

et de renoncer à sa finitude. Un tel objet ne proviendra pas du monde naturel, extérieur,


sensible, puisque ce dernier est le domaine de la finitude. Cet objet provient plutôt du moi
lui-même, non pas en tant que singularité, mais en tant qu'activité pensante universelle,
activité de l'Idée logique. Nous avons vu précédemment que la logique consistait en le
déploiement des déterminations-de-pensée de l'Idée dans l'élément de l'universalité.
Ainsi, cet universel qu'est l'Idée logique, qui se détermine en soi et pour soi, représente
l'objet infini devant qui le moi voit sa finitude désormais véritablement abolie.
Examinons attentivement cette relation entre le moi et Dieu, compris comme l'Idée
logique. Quand nous affirmons que la particularité, la finitude du moi est délaissée, nous
signifions simplement que le moi, face à Dieu, voit son côté fini s'abolir. Cette abolition
n'implique nullement une destruction du moi mais une conservation de ce dernier en tant
que subjectivité de l'Idée logique, subjectivité considérée comme l'activité de
déploiement de cette Idée. Ainsi le moi est conservé en tant que moment subjectif de
l'Idée logique, moment par lequel l'Idée prend conscience de soi et devient Idée absolue.
«Je suis seulement un moment essentiel de l'infini qui est contenu dans l'infini lui-
même ». Nous revoici à l'esprit absolu, c'est-à-dire le savoir de soi de l'Idée absolue.
Cependant, nous comprenons maintenant de quelle façon l'esprit absolu fonde la pensée
en l'humain. L'Idée, qui, dans son moment immédiat en tant qu'Idée logique, se présente
comme mouvement de singularisation absolue de l'universalité absolue à même l'élément
de la pensée, doit devenir pour soi ce qu'elle est ainsi immédiatement en soi, c'est-à-dire
qu'elle doit accomplir effectivement cette singularisation absolue en se niant en tant
qu'immédiateté logique uniquement intérieure. Elle devient alors l'Idée extérieure à elle-
même, la nature, au travers de laquelle l'Idée réussit malgré tout à se retrouver. Ce retour
à soi de l'Idée à partir de l'extériorité, cette reconnaissance par l'Idée de soi-même au sein
de la nature, bref, cette manifestation de soi de l'Idée est constituée en son fondement
véritable par l'esprit absolu, l'unité négative et infinie entre l'esprit subjectif et l'esprit
objectif, entre la finitude d'une pensée formelle sans contenu d'un moi particulier et celle
d'une volonté universelle restant prisonnière de l'extériorité. En d'autres termes, il est
possible pour un individu humain de penser parce qu'en tant que moi ayant vu sa
particularité être abolie, en tant que pure activité pensante, cet individu constitue le
150

moment subjectif du savoir de soi de l'Idée absolue, la conscience de soi universelle et


divine de l'esprit absolu. Laissons les derniers mots à Hegel :

«... on observera qu'il ne peut y avoir deux sortes de raison ni deux sortes d'esprit, une
raison divine et une raison humaine, un esprit divin et un esprit humain qui seraient
absolument opposées l'une à l'autre. La raison humaine, la conscience spirituelle de
l'homme, la conscience de son essence est raison en général, c'est le divin en l'homme; et
l'esprit, en tant qu'il est appelé esprit divin, n'est pas un esprit au-delà des étoiles, au-delà du
monde : Dieu est au contraire présent, omniprésent, et c'est purement et simplement comme
esprit que Dieu est présent dans l'esprit. Dieu est un Dieu vivant, qui est efficient, actif et
présent dans l'esprit. La religion est une production de l'esprit divin, elle n'est pas une
invention de l'homme, mais de l'activité divine qui en lui opère et produit. »242

Idem; page 43
151

CONCLUSION

On a souvent comparé la pensée de Hegel à une philosophie en mouvement, ou


encore du mouvement. Si une telle comparaison nous vient spontanément à l'esprit, il est
plus que probable qu'elle touche juste. En effet, nous, qui terminons à présent notre
parcours à l'intérieur du système hégélien, avons rencontré à plusieurs reprises ce
mouvement. Nous l'avons vu prendre la forme de la désignation, du jeu des forces, de
l'infinité à la base de ce jeu, de l'être vivant, de la singularisation absolue de l'Idée
logique, de la reconnaissance, etc. Ce mouvement, nous l'avons décrit au tout début de
notre troisième chapitre. L'Idée absolue, afin de se manifester à soi-même, se scinde en
deux termes contraires qui se nient d'abord mutuellement pour ensuite se reconnaître l'un
dans l'autre et ainsi s'abolir en une unité négative infinie. Par contre, nous devons nous
assurer de bien concevoir ce mouvement, Hegel dirait de le comprendre selon le point de
vue de la raison et non celui de l'entendement. Le mouvement dont il est question ne
relève nullement du monde matériel; il ne faut pas s'imaginer que chacun des termes se
transforme perpétuellement en son contraire, que lorsque l'un apparaît, l'autre disparaît. Il
se conçoit plutôt comme une activité par laquelle l'abolition des termes contraires l'un par
l'autre provoque en même temps leur préservation, un peu à la manière d'un couple
tournant sur soi-même lors d'une valse. Hegel compare lui-même quelquefois ce
mouvement à la réaction chimique se produisant au contact d'une base avec un acide, sauf
que dans le cas de notre mouvement, les termes en présence se conserve réciproquement,
gardent leur identité, alors que le produit chimique d'une base et d'un acide est une
solution neutre, c'est-à-dire ni acide et ni basique.

Une fois ce mouvement spirituel bien compris, la philosophie de Hegel perd toute
son aridité et son abstraction, puisqu'il se retrouve au cœur de tous ses raisonnements.
Dès lors, il fournira l'élément premier à l'explication du problème sous-tendant tout ce
mémoire : la présence en nous, individus particuliers, d'une pensée universelle. Nous
savons que l'Idée, en son universalité, répond à l'activité de singularisation absolue, c'est-
à-dire que son universalité, celle effective et véritable, ne doit pas s'envisager comme un
concept particulier, comme une simple idée. Tous ces concepts particuliers procèdent de
152

l'Idée, en tant qu'esprit subjectif, mais ils ne sont surtout pas à identifier avec elle. La
philosophie de Hegel abhorre toute forme d'aliénation. Cependant, elle ne la fuit pas; elle
l'incorpore. Par l'abolition de tous moments séparateurs, l'Idée s'approprie la différence,
se la fait sienne et ainsi s'en libère, non en la rejetant mais en l'embrassant, en l'acceptant
en son sein. Voilà pourquoi l'Idée ne peut en rester aux concepts particuliers. Ils ne sont
que la première apparition de l'universalité, où celle-ci, loin de s'approprier le monde
sensible, s'en dissocie totalement, vient nier ces particularités sensibles par une
universalité elle aussi particulière parce que non libérée de ce monde sensible et naturel.
Afin de se départir de cette confrontation contradictoire, l'Idée abolit progressivement la
nature au travers du cheminement de l'esprit. Les concepts particuliers représentent l'une
des étapes de ce cheminement, mais ils n'en sont certainement pas l'aboutissement.
L'universalité abstraite de ces concepts provient de l'universalité concrète de l'Idée, et
non le contraire.
Puisque la pensée est régulièrement associée aux concepts particuliers, et que ces
derniers trouvent leur origine dans l'Idée et son mouvement de singularisation absolue, il
semblerait que la pensée provint aussi de l'Idée. En fait, nous croyons que la pensée et
l'Idée, pour Hegel, sont synonymes, ce qui signifie donc que la pensée ne consiste en rien
d'autre si ce n'est la singularisation absolue d'une universalité absolue. La pensée est une
pure activité toujours constante, qui est à elle-même son but et son produit. Cependant, ce
qui ressort clairement de notre étude, c'est que cette activité n'atteint ce but qu'en se niant
soi-même comme simple universalité pour alors se retrouver au travers des particularités
que cette négation aura entraînée. Or, ce retour à soi, cette manifestation à soi de soi
s'effectue grâce à la pensée présente en un individu, par qui la pensée prend une existence
réelle et concrète, où la matérialité du monde naturel, son extériorité, est abolie. Avec la
pensée d'un individu, la différence entre le Concept et la réalité disparaît; nous avons
l'Idée en et pour soi, c'est-à-dire l'Idée qui s'accomplit soi-même, qui devient réellement
ce qu'elle n'était qu'immédiatement. Bref, s'il y a présence de la pensée en l'humain, cela
relève et répond à la nécessité qu'est l'Idée de se manifester effectivement à soi-même, de
se particulariser pour ensuite s'abolir en tant que particularité et ainsi retourner à soi,
atteignant alors à une absolue liberté.
153

Bien que la pensée doive se singulariser dans un individu, elle demeure


universelle, et en tant que telle elle déborde cet individu ainsi que toute particularité en
général. Elle constitue en fait le fondement de l'ensemble des existences particulières,
autant celles du monde naturel que celles du monde spirituel. C'est ce que nous avons vu
lorsque nous avons étudié la logique, à l'intérieur de laquelle la pensée se déploie à même
soi dans son élément propre, l'universalité. En effet, nous avons alors expliqué que la
logique représentait l'essence de la réalité, que la logique et la métaphysique ne sont pas
différentes pour Hegel. Une objection lui fut soulevée lors de son vivant, et cette
objection revient immanquablement toutes les fois que l'on aborde cette idée de
l'adéquation complète entre le rationnel et le réel. On avance toujours que l'accidentel ne
peut provenir du rationnel, que toute la « Science de la logique » est impuissante à déduire
ce simple crayon avec lequel j'écris ces lignes. C'est que ce crayon n'est pas réel pour
Hegel, ce qui signifie pour lui qu'il n'est pas effectif. Bien sûr, il existe, mais je n'ai qu'à
le broyer pour qu'il cesse d'exister. Ce genre d'existence ne doit pas se confondre avec
l'effectivité. Ce qu'il y a d'effectif dans un crayon ne relève pas de son existence
contingente et accidentelle mais de catégories comme la matière ou la finalité, qui sont,
elles, présentes et déduites par la « Science de la Logique ». La rationalité de la réalité se
comprend selon l'activité propre à la pensée, sa singularisation absolue. Or, les différents
moments de cette singularisation apparaissent extérieurs les uns aux autres dans le monde
naturel parce que la caractéristique principale de la nature consiste en l'extériorité. Dès
lors, sa rationalité ne se conçoit que comme processus, développement, activité de la
pensée unifiant ses divers moments au sein de la nature, non comme une déduction et une
explication de chacune des existences ponctuelles et particulières au sein de cette nature.
D'ailleurs, la contingence elle-même fait partie des déterminations-de-pensée. Donc, que
la réalité recèle un caractère accidentel est impliqué par sa rationalité. Hegel ne délire pas
lorsqu'il avance que la pensée existe effectivement au cœur de la réalité. Seulement, il
faut le comprendre correctement.

Néanmoins, il reste que la pensée trouve son existence la plus parfaite chez la
conscience humaine. Nous l'avons déjà dit, avec l'esprit, le genre revient de la nature à
lui-même, devient pour-soi. Avec l'humain, la pensée existe effectivement non selon le
mode de l'extériorité mais selon son propre mode, celui de l'intériorité, de l'universalité.
154

La pensée universelle, l'Idée logique, se singularise au travers de la pensée d'un individu.


La pensée individuelle de chacun des êtres humains est en même temps et sous le même
rapport la pensée universelle, ce qui, d'ailleurs permet leur reconnaissance mutuelle.
L'essence de l'humain retourne ainsi de sa pensée. L'humain n'est ce qu'il est, ne se
différencie de l'animal que parce qu'il pense. Que l'humain pense signifie avant tout pour
Hegel qu'il est sujet, Je, moi, conscience de soi. Pour dire « Je », il faut nécessairement
que je m'aie moi-même pour objet, que je me distingue comme sujet et comme objet. Or,
la pensée n'est rien d'autre que cette distinction de soi-même avec soi, puisque le
mouvement de singularisation absolue d'une universalité absolue consiste en un universel
qui se pose comme particularité mais qui au même moment se retrouve au travers de
celle-ci. Si l'humain dit « moi », c'est parce que ce qui le constitue, la pensée, ne consiste
en rien d'autre qu'en la conscience de soi. De ce point de vue, nous comprenons que pour
Hegel l'humain soit fondamentalement et essentiellement un être logique, que la dignité
de l'humain réside dans la pensée. Cependant, nous concevons généralement la pensée
comme une simple faculté de notre esprit, comme un outil au service de nos buts
particuliers. En réalité, ce sont nous les humains qui sommes des organes qui permettent à
la pensée de revenir à soi :

« Nous pouvons encore moins admettre que les catégories qui interviennent dans toutes nos
représentations ... soient à notre service, que ce soit nous qui les possédions, au lieu d'être
possédés par elles; que nous reste-t-il dont nous puissions dire : ceci est à nous, comment
pouvons-«owi , comment puis-je, moi, me mettre, comme plus général, au-dessus d'elles, qui
sont le général même ? w241

Pour pleinement réaliser son humanité, chaque individu singulier doit s'élever jusqu'à la
pensée universelle, jusqu'à la conscience de soi de l'Idée absolue. Comment cela se
produit-il ?
« Si, certes, l'embryon, est en soi homme, il ne l'est pas cependant pour soi; il ne
l'est pour soi que comme raison cultivée qui a fait elle-même de soi ce qu'elle est en

HEGEL; Science de la Logique, tome I; traduction par S. Jankélévitch; Aubier; Paris; 1971; page 17
155

soi » . L'humain se parachève librement soi-même, s'accomplit en devenant pour soi-


même raison cultivée. L'élévation d'un individu à la pensée universelle passe par la
culture. Que comprend Hegel par ce vocable ? La culture :

« . . . est en même temps le moyen ou le passage tant de la substance pensée dans Yeffectivité
qu'inversement de Y individualité déterminée dans Vessentialité. Cette individualité fait
d'elle-même, dans un processus de formation, ce qu'elle est en soi et c'est seulement par là
qu'elle finit par être en soi, et a une existence effective; son effectivité et son pouvoir sont à
la mesure de la culture qu'elle a. »245

« De la progression qui est ici à considérer, il faut distinguer - et c'en est exclu - ce
qu'est la culture et éducation. Cette sphère-ci se rapporte seulement aux sujets singuliers
comme tels, à savoir que l'esprit universel soit amené en eux à l'existence »246. Nous
savons que l'esprit se donne une existence extérieure au travers de l'état. Quoique
extérieur, l'état contient malgré tout en lui la singularisation absolue de l'Idée mais où les
deux termes extrêmes, l'universel et les particuliers, sont extérieurs l'un à l'autre. Lorsque
Hegel parle de la « substance pensée », de « l'essentialité », et de « l'individualité
déterminée », il signifie, pour les deux premiers, l'universel, et pour le troisième, la
particularité. Nous avons vu que l'état n'était pas une entité extérieure comme les autres,
c'est-à-dire qu'il existe bel et bien par des objets extérieurs, comme des édifices
gouvernementaux ou des quartiers urbains, mais que réduire son existence à ces objets
matériels ne tiendrait pas compte de sa véritable signification. L'état représente avant tout
un amalgame de diverses lois, de mœurs et de coutumes qu'un nombre de personnes
partagent. Les citoyens d'un état s'identifient et se reconnaissent au travers de ces mœurs
et lois. Sans les citoyens et leurs activités, ces lois et coutumes n'auraient aucunes
existences objectives, elles ne seraient que de pures essentialités vides, des universaux
abstraits. D'autre part, les citoyens ne sont tels que par les lois. C'est en vivant selon les
us et coutumes de leur état, en obéissant à ses lois, que les individus se reconnaissent
comme ses citoyens. La culture, pour Hegel, consiste donc en une activité, ce qui n'a rien

244
HEGEL; Phénoménologie de l'Esprit; traduction J.-P. Lefebvre; Aubier; Saint-Amand-Montrond; 1991;
page 40
45
Idem; page 333
156

pour nous surprendre, de particularisation d'un universel et d'universalisation d'un


particulier. Nous avons d'un côté l'aspect subjectif de la culture, l'activité pour un
individu de se cultiver, c'est-à-dire rechercher à connaître la substance essentielle,
l'universel au cœur de son peuple, dont les us et coutumes n'en sont qu'une
manifestation, de le réfléchir et de se l'approprier pour, en quelque sorte, lui insuffler la
vie. De l'autre côté, il y a l'aspect objectif, la culture comme somme matérielle qui se
retrouve parmi les œuvres littéraires et philosophiques, dans les universités, aux théâtres,
ou plus dernièrement à la télévision et à la radio. Ainsi, la culture est constituée par
l'activité d'un individu qui s'informe, au moyen des livres, des journaux, de la télévision,
etc., sur l'essence de son peuple pour se l'approprier, la transformer en sa propre essence.
Cependant, la culture en général n'est pas que l'élévation jusqu'à l'esprit d'un peuple
mais aussi jusqu'à l'esprit absolu. En effet, il n'y a pas, comme manifestation de l'esprit,
que l'état mais aussi la religion, les arts, la philosophie. Côtoyer les grands auteurs,
artistes, penseurs, chercher à les comprendre élèvent, pour Hegel, graduellement notre
pensée jusqu'à l'Idée absolue. Pour bien saisir ce que représente la culture, pensons aux
expressions « culture bactériologique » et « culture maraîchère ». Afin d'aider à la
croissance des bactéries nécessaires à la recherche biologique, on les plonge dans une
substance où elles auront accès à tous les nutriments essentiels à leur maturation. Voilà à
quoi la culture d'un peuple ressemble. Dès la naissance, nous sommes tous plongés dans
une culture ambiante qui nous fournit les éléments dont nous avons besoin pour nourrir
notre esprit et le rendre universel. Si nous examinons la culture maraîchère, nous voyons
des fermiers et des jardiniers travaillant leur terre, la nourrissant, lui proférant soins et
attention afin qu'elle produise des légumes et des fruits de qualité. Or, ceci s'applique
aussi aux individus. En étudiant et en travaillant à l'appropriation ainsi qu'à la
connaissance de la culture, l'individu finit souvent par donner des fruits, à ajouter à la
culture ambiante en publiant des livres, en produisant des œuvres, ou encore par la
propager en l'enseignant, en éduquant. Nous constatons à quel point la culture est vivante
pour Hegel, elle n'a rien d'un objet mort, sclérosé et poussiéreux qui traînerait sur de
vieilles étagères d'une vétusté bibliothèque. Au contraire, la culture fait partie intégrante

HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.


Vrin; Paris;1988; § 387; page 184
157

de notre esprit, elle lui donne son effectivité. L'individu, tout comme la bactérie, habite
littéralement dans la culture, elle le pénètre de part en part et le nourrit. C'est d'ailleurs
pourquoi, selon lui, tout enseignement doit procurer à l'élève un contenu spécifique, une
matière, et non pas uniquement des compétences et des habiletés formelles, car sans
contenu, il sera impossible pour l'esprit de se fortifier :

« En tout cas, ce n'est pas l'exercice seulement qui importe. Tout comme la plante ne fait pas
qu'exercer les forces de sa reproduction au contact de la lumière et de l'air, mais, en même
temps, dans ce processus, absorbe sa nourriture, semblablement, le matériau, à même lequel
l'entendement et le pouvoir de l'âme en général se développent et s'exercent, doit
r • 247

nécessairement être en même temps une nourriture. »

Pour ceux qui croiraient qu'une telle exigence ne proviendrait que de la pensée
philosophique de Hegel, il ne faut pas oublier qu'il passa la majeure partie de sa vie adulte
en tant que professeur. Ce n'est pas ici que le penseur qui parle, c'est tout autant
l'enseignant et le pédagogue. De plus, remarquons que la culture ne revêt pas qu'un sens
théorique pour Hegel. Elle implique également et éminemment un sens pratique. En se
cultivant, l'individu rejette ce qu'il a de particulier puisqu'il s'universalise. « Plus un
homme est cultivé, moins se fait voir dans son comportement quelque chose qui soit
seulement propre à lui, par conséquent contingent »248. Rappelons-nous la figure du valet.
Nous avons alors vu qu'il avait à travailler, à former le monde naturel. Or, cette nature
n'est pas qu'extérieur, elle fait aussi partie de nous, en ce que nous sommes des êtres
naturels. Dès lors, former la nature revient à travailler sur notre partie naturelle, que sont
nos passions et nos désirs particuliers. La formation d'un individu, son universalisation
s'applique également sur ses passions. Par la culture, l'individu effectue un travail sur soi
et transforme graduellement le contenu particulier, contingent et égoïste de ses désirs en
des buts et des aspirations universels d'une volonté rationnelle :

« Déjà la culture en son sens universel est, suivant sa forme, liée, de la façon la plus étroite, à
la culture morale; car nous ne devons absolument pas limiter celle-ci à quelques principes et

247
HEGEL; Textes pédagogiques; Librairie philosophique J. Vrin; Paris; 1978; page 82
248
HEGEL; Encyclopédie des sciences philosophiques. Philosophie de l'esprit; Librairie philosophique J.
Vrin; Paris;1988; § 395 (addition); page 427
158

maximes, à une attitude générale de loyauté, de bienveillance et d'honnêteté, mais estimer


que seul l'homme cultivé en général peut être aussi un homme cultivé éthiquement. »249

En résumé, il est possible pour l'humain de penser parce que l'Idée, pour renouer
avec elle-même au milieu de la nature, nécessitait l'existence d'êtres naturels dotés de la
pensée. En d'autres mots, la pensée, parce qu'elle est une singularisation absolue d'une
universalité absolue, se singularise en individus au travers desquels elle se donne une
existence effective. Ces individus, grâce à la culture, en viennent petit à petit et librement
à accomplir leur essence et à vivre en tant qu'être pensant, ce qui permet à la pensée
universelle de se retrouver au travers de la pensée individuelle de chacun des humains
cultivés. Par tout ce mémoire, nous comprenons et apercevons la riche profondeur ainsi
que la vaste complexité de la réponse de Hegel à notre question initiale : Comment est-ce
possible pour un individu humain de penser ? Sa réponse, la voici : parce que l'humain est
un être spirituel.

HEGEL; Textes pédagogiques; Librairie philosophique J. Vrin; Paris; 1978; page 97


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