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OBJET, MÉTHODE, DIVISIONS DE LA PSYCHOLOGIE1

William JAMES
(1892)

La Psychologie, pour me servir des termes excellents du professeur Ladd, est « la


description et l'explication des états de conscience en tant qu'états de conscience ». Par états
de conscience entendez les sensations, désirs, émotions, connaissances, raisonnements,
décisions, volitions, et autres faits de même nature. Leur « explication » doit naturellement
comprendre l'étude et la détermination scientifique, dans la mesure où celle-ci est possible, de
leurs causes, conditions et conséquences immédiates.
J'ai l'intention de traiter dans ce livre la psychologie comme une science naturelle.
Ceci demande un mot de commentaire. L'existence d'une science unique s'étendant à toutes
choses est un dogme qui trouve peu d'incroyants ; on répète volontiers que rien ne pourra être
complètement connu tant que tout ne sera pas connu. Cette science universelle, une fois
réalisée, serait la « Philosophie », Mais elle est loin d'être réalisée : au lieu de cet idéal, nous
n'avons guère que des ébauches de connaissances, recueillies en différents domaines, et
groupées sous des rubriques distinctes pour de simples raisons de commodité pratique, en
attendant que leurs progrès ultérieurs les fassent s'intégrer au corps de la Vérité absolue. Ces
ébauches provisoires sont ses « Sciences », au pluriel. Pour alléger son programme, chacune
de ces sciences doit se limiter aux problèmes qu'elle s'est artificiellement choisis, et ignorer
tous tes autres. C'est ainsi que chacune d'elles accepte sans discussion certaines données,
laissant à d'autres branches de la « Philosophie » [2] le soin d'en approfondir le sens et la
vérité. Toutes les sciences naturelles, par exemple, indifférentes à ce fait qu'une réflexion qui
les dépasse mène à l'idéalisme, s'accordent l'existence d'un monde matériel objectif et
indépendant de l'esprit qui le perçoit. La mécanique suppose que la matière a une « masse » et
met en jeu des « forces », deux termes dont elle donne une définition purement empirique,

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James, W. (1892). Psychology (pp. 1-8). New York : H. Holt Traduction établie par E. Baudin & G. Berthier
sous le titre « Précis de psychologie » (1921). Paris : M. Rivière (pp. 1-10). La pagination du texte est celle de
l’édition américaine.

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sans se soucier des contradictions qu'ils présentent à y regarder de plus près. La mécanique
reconnaît également au mouvement une existence indépendante de l'esprit, malgré les
difficultés impliquées dans ce postulat. Pareillement la physique se donne les atomes, l'action
à distance, etc., sans critiquer ces hypothèses ; et, sans discussion encore, la chimie adopte
toutes les données de la physique, et la physiologie celles de la chimie. C'est sous le même
angle étroit et provisoire que la psychologie envisage les choses. En plus de l'existence du
monde matériel avec toutes ses déterminations, que se donnent les autres sciences de la
nature, elle s'accorde de nouveaux postulats qui lui sont propres, laissant toujours au progrès
de la philosophie le soin d'en éprouver le sens et la vérité.
Voici ces postulats :
1° Il y a des états de conscience instables, connus sous le nom de pensées et de
sentiments, ou sous tel nom que l'on voudra ;
2° Ces états nous font connaître des choses qui sont ou des objets et phénomènes
physiques, ou d'autres états de conscience ; ces objets physiques peuvent être près ou loin de
nous, dans l'espace et le temps ; ces états de conscience peuvent être ceux d'autres hommes ou
nos propres états passés.
Ces deux postulats de la psychologie soulèvent deux problèmes critiques, celui de la «
théorie de la connaissance » : comment un être peut-il en connaître un autre ? et celui de la «
psychologie rationnelle » (en tant que distincte de la psychologie empirique) : comment peut
exister cette chose singulière, « un état de conscience » ? Sans doute on n'aura pas la pleine
vérité sur les états de conscience tant que la théorie de la connaissance et la psychologie
rationnelle n'auront pas dit leur dernier mot. Mais en attendant l'on peut assembler une somme
énorme de vérités provisoires sur les états de conscience, et ces vérités sauront, quand le
moment sera venu, s'intégrer à la plus large vérité et recevoir d'elle leur interprétation. [3]
L'idée que je me fais de la psychologie envisagée comme science naturelle est précisément
celle d'un corps provisoire de vérités relatives aux états de conscience et aux connaissances
qu'ils ont le privilège de nous donner. Quelque théorie que l'on soit amené à adopter dans la
suite sur la matière, sur l'esprit et sur la connaissance, les faits et les lois de la psychologie
ainsi comprise ne peuvent manquer de garder leur valeur. Si, maintenant, des critiques
trouvent que ce point de vue de science naturelle écourte par trop arbitrairement les choses, je
les prie au moins de ne pas blâmer un livre qui s'engage à ne point le dépasser : qu'ils le
dépassent eux-mêmes et le complètent de leurs spéculations plus profondes. Une étude
incomplète est souvent une nécessité pratique. D'ailleurs, si l'on voulait traiter tous les
problèmes que soulèvent les données et les postulats « scientifiques » que s'accordent

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d'ordinaire les psychologues, ce n'est pas un volume mais un rayon de volumes qu'il faudrait
écrire, — et je ne me sens nullement la vocation de ce travail.
Une dernière restriction : ce livre se confinera dans l'étude de la conscience
humaine. Ce n'est pas qu'en ces derniers temps la vie psychique des animaux n'ait fait l'objet
d'observations intéressantes ; mais nous la négligerons ici, faute de place, nous contentant
d'une allusion de-ci de-là, chaque fois que la psychologie des bêtes pourra jeter quelque
lumière sur la psychologie des hommes.
Pour bien étudier la conscience il faut la placer dans le milieu physique qu'elle a
pour mission de connaître ; l'en séparer, c'est la fausser. La grande faute de l'ancienne
psychologie rationnelle a été d'ériger l'âme en un être absolu, pur esprit doué d'un certain
nombre de facultés qu'il ne devait qu'à lui-même, et qui suffisaient à expliquer seules les
diverses fonctions de la mémoire, de l'imagination, du raisonnement, de la volonté, etc., sans
presque qu'on éprouvât le besoin de rapporter ces fonctions aux phénomènes particuliers de
l'univers auxquels elles ont pratiquement affaire. Mais la psychologie moderne, plus riche et
plus profonde, saisit entre nos facultés intérieures et la constitution des choses une adaptation
qui va jusqu'au détail, et à laquelle nous devons de pouvoir vivre et nous développer au milieu
de la nature. On peut remarquer déjà que nos aptitudes à contracter sans cesse de nouvelles
habitudes, à nous rappeler des séquences, à abstraire les propriétés générales des choses et à
leur associer leurs conséquences ordinaires, sont précisément les facultés qu'il nous fallait
pour nous gouverner dans un monde où l'uniformité et la variété se mêlent constamment.
Mais il n'est pas jusqu'à nos [4] instincts et à nos émotions qui ne témoignent d'adaptations à
des détails fort précis de ce même monde. En principe tout phénomène intéressant notre bien-
être nous « intéresse » et nous excite dès une première rencontre : un objet dangereux nous
remplit de crainte malgré nous ; un poison nous soulève le cœur ; un objet indispensable
provoque nos désirs. Bref, le monde et l'esprit ont évolué de compagnie, ce qui leur vaut
comme un ajustement réciproque. Cette harmonie, telle qu'on la constate, semble résulter
d'un long échange d'influences et « d'interactions » entre le dedans et le dehors. De là nombre
de théories évolutionnistes, dont on ne peut certes pas dire encore qu'elles sont définitives,
mais qui ont au moins valu à tout notre sujet un renouveau de fraîcheur et de richesse, et qui
ont fait naître une foule de questions nouvelles.
La conséquence principale de ce point de vue plutôt moderne est la conviction fortifiée
de jour en jour, que la vie mentale est avant tout finalité, c'est-à-dire que nos diverses
manières de sentir et de penser sont devenues ce qu'elles sont parce qu'elles nous servent à
modeler nos réactions sur le monde extérieur. Parmi les formules récentes bien peu, en

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somme, ont rendu autant de services à la psychologie que celle de Spencer : la vie psychique
et la vie physique ont une même essence, « l'adaptation des rapports internes aux rapports
externes ». Chez les animaux inférieurs et chez les enfants, la conscience s'adapte à des objets
immédiatement présents. Mais à mesure qu'elle progresse et se développe, elle s'adapte à des
objets de plus en plus éloignés dans le temps et l'espace, et les saisit par des processus de
raisonnement de plus en plus complexes et précis.
La fin première et fondamentale de la vie psychique est donc la conservation et la
défense de l'individu. Mais là ne s'arrête point sa fécondité, qui se manifeste encore par des
phénomènes secondaires, et accidentels fort nombreux ; elle peut même, si elle est mal «
adaptée », amener la destruction de l'être qu'elle doit servir. Prise dans son sens le plus large,
la psychologie devrait étudier toutes les espèces d'activités mentales, celles qui sont inutiles et
nuisibles aussi bien que celle qui est « adaptée ». Mais l'étude des activités « nuisibles » de la
vie psychique est l'objet d'une branche spéciale, la « Psychiatrie », science des maladies
mentales, [5] et l'étude de l'activité « inutile » est renvoyée à l' « Esthétique ». Esthétique et
Psychiatrie n'auront aucune place dans ce livre.
Tous les états mentaux, utiles, inutiles ou nuisibles, déterminent une activité
corporelle. Ils amènent des changements invisibles dans la respiration, la circulation, la
tension musculaire générale, l'activité glandulaire ou viscérale, alors même qu'ils ne
provoqueraient pas de mouvements visibles dans les muscles de la vie volontaire. Ainsi, non
seulement des états de conscience privilégiés (telles les volitions, par exemple), mais tous les
états de conscience, à titre d'états de conscience, fussent-ils de pures pensées ou de purs
sentiments, provoquent des mouvements. On le verra plus clairement et avec détails à mesure
que cette étude avancera. Posons ce fait, en attendant, comme l'un des faits fondamentaux de
la science psychologique.
Nous avons dit plus haut qu'il fallait étudier les « conditions » des états de conscience.
La condition immédiate d'un état de conscience est une activité déterminée des
hémisphères cérébraux. Cette proposition est fondée sur tant de faits pathologiques, elle sert
si souvent de base aux raisonnements des physiologistes, qu'elle est presque un axiome pour
tout esprit initié aux études médicales. Il serait difficile cependant d'établir par une preuve
brève et péremptoire une dépendance absolue de l'activité mentale par rapports aux
changements nerveux. Au moins ne peut-on ignorer l'existence d'une certaine dépendance
empirique et générale. Pour comprendre à quel point notre esprit est à la merci des accidents
physiologiques, on n'a qu'à considérer avec quelle rapidité un coup sur la tête, une hémorragie
soudaine, une crise d'épilepsie, une dose exagérée d'alcool, d'opium, d'éther ou de protoxyde

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d'azote, abolissent la conscience (pour autant que nous en pouvons juger), et avec quelle
facilité l'altèrent de moindres doses de ces substances, de moindres accidents, ou même une
simple fièvre. Quand les circonstances s'y prêtent, une légère obstruction du canal biliaire, une
gorgée de purgatif, une tasse de café fort suffisent pour changer du tout au tout à ce moment-
là les idées d'un homme sur la vie. L'état de notre circulation fait plus que nos principes
rationnels pour déterminer notre humeur et nos résolutions : [6] on est à l'occasion un héros
ou un lâche selon ses « nerfs ». Dans nombre de cas de folie (non pas dans tous évidemment)
on a trouvé des altérations visibles dans les tissus du cerveau. La destruction de telle partie
des hémisphères entraîne la perte de telle mémoire ou de telle habitude motrice (nous
retrouverons ces phénomènes à propos des aphasies). Si maintenant l'on réunit tous les faits
de cet ordre, une conception simple et radicale se fait jour dans l'esprit : l'activité mentale
pourrait bien n'être partout et toujours qu'une fonction de l'activité cérébrale, variant avec elle,
et lui restant constamment relative comme l'effet à sa cause.
Cette conception est l'hypothèse fondamentale qui sert de trame à la «
Psychologie physiologique » de ces dernières années. Elle sera l'hypothèse fondamentale et
la trame de ce livre. Prise à l'absolu, elle risque sans doute de faire un principe universel de ce
qui n'est en réalité qu'une vérité partielle. Mais le seul moyen de marquer avec certitude ses
insuffisances, c'est de l'appliquer sérieusement à tous les cas qui peuvent se présenter ; épuiser
les applications que comporte une hypothèse est vrai, et souvent le seul moyen de déterminer
ses limites. Je n'hésite donc pas à inscrire, au début de ce livre, le postulat que la corrélation
constante des états cérébraux et des états psychiques est une loi naturelle. L'usage critique et
détaillé que nous en ferons fera parfaitement voir ce qu'il peut expliquer et ce qu'il ne peut
expliquer. À quelques lecteurs un tel postulat paraîtra sans doute du matérialisme a priori, et
du moins justifiable. En un sens il est évidemment matérialiste : il met le supérieur à la merci
de l'inférieur. Mais dans un autre sens il n'est plus matérialiste du tout. Dire en effet que
l'apparition de la pensée relève de lois mécaniques (car les lois cérébrales ne sont au fond que
des lois mécaniques selon une autre hypothèse fondamentale, celle de la physiologie), ce n'est
aucunement expliquer la nature de la pensée : c'est simplement constater le fait de sa
dépendance vis-à-vis du cerveau. Tel affirme le plus catégoriquement ce fait qui souvent en
proclame [7] à plus haute voix le mystère et professe plus que personne l'impossibilité
d'expliquer jamais rationnellement par une cause matérielle la nature intime de la conscience.
Il faudra sans doute plusieurs générations de psychologues pour éprouver l'hypothèse de cette
dépendance avec quelque minutie. Les livres qui la postulent resteront jusqu'à un certain point
sur un terrain conjectural ; mais on ne saurait oublier que les sciences doivent constamment

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courir ce risque, et qu'elles n'avancent d'ordinaire qu'en zigzags, allant d'une formule absolue
à une autre formule absolue dont les excès corrigent ceux de la première. En ce moment la
psychologie court une bordée matérialiste ; il faut la laisser courir et lui accorder son franc
sillage, dans l'intérêt du succès final, quand même on serait certain qu'elle n'atteindra jamais
le port sans virer de bord une fois de plus. Une seule chose est parfaitement certaine, c'est
qu'une fois intégrées au corps achevé de la philosophie, les formules de la psychologie
prendront un sens tout à fait différent de celui qu'elles suggèrent maintenant qu'elles sont
encadrées dans une science naturelle abstraite et tronquée, — si nécessaire et si indispensable
que soit pratiquement ce cadre provisoire.
Les divisions de la Psychologie. — Nous allons donc autant que possible étudier les
états de conscience en corrélation avec leurs conditions nerveuses probables. Il est admis
aujourd'hui que le système nerveux n'est qu'une machine à recevoir des impressions et à
décharger des réactions utiles à la conservation et à la défense de l'individu et de l'espèce,
(ceci ne dépasse certainement pas les connaissances physiologiques du lecteur). D'où une
Anatomie du système nerveux divisée en trois grandes sections où l'on traite :
1° des fibres qui amènent les courants ;
2° des organes centraux qui leur donnent une direction nouvelle ;
3° des fibres qui les ramènent vers l'extérieur.
La physiologie nous offre la sensation, la réflexion des centres et le mouvement,
comme répliques de ces trois divisions anatomiques. En psychologie nous pouvons diviser
notre sujet suivant un plan analogue [8] et traiter successivement de trois modes fondamen-
taux de la conscience et de leurs conditions. Le premier sera la sensation ; le second, la
cérébration ou Intellection ; le troisième, la Tendance à l'Action. Division très vague, sans
doute, mais pratique et commode dans un livre comme celui-ci, — ce qui nous permettra de
négliger toutes les objections qu'on peut lui faire.

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