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William James [1842-1910]

Professeur à l’Université de Harvard.

(1909)

PRÉCIS
DE PSYCHOLOGIE
Traduit de l’Anglais par E. Baudin et G. Bertier

La Psychologie, pour me servir des termes excellents du professeur Ladd, est


« la description et l’explication des états de conscience en tant qu'états de
conscience ». Par états de conscience entendez les sensations, désirs, émotions,
connaissances, raisonnements, décisions, volitions, et autres faits de même
nature. Leur « explication » doit naturellement comprendre l'étude et la
détermination scientifique, dans la mesure où celle-ci est possible, de leurs
causes, conditions et conséquences immédiates.
J'ai l'intention de traiter dans ce livre la psychologie comme une science
naturelle. Ceci demande un mot de commentaire. L'existence d'une Science
unique s'étendant à toutes choses est un dogme qui trouve peu d'incroyants ; on
répète volontiers que rien ne pourra être complètement connu tant que tout ne
sera pas connu. Cette Science universelle, une fois réalisée, serait la «
Philosophie ». Mais elle est loin d'être réalisée : au [2] lieu de cet idéal, nous
n'avons guère que des ébauches de connaissances, recueillies en différents
domaines, et groupées sous des rubriques distinctes pour de simples raisons de
commodité pratique, en attendant que leurs progrès ultérieurs les fassent
s'intégrer au corps de la Vérité absolue. Ces ébauches provisoires sont « les
Sciences », au pluriel. Pour alléger son programme, chacune de ces sciences doit
se limiter aux problèmes qu'elle s'est artificiellement choisis, et ignorer tous les
autres. C'est ainsi que chacune d'elles accepte sans discussion certaines données,
laissant à d'autres branches de la « Philosophie » le soin d'en approfondir le sens
et la vérité. Toutes les sciences naturelles, par exemple, indifférentes à ce fait
qu'une réflexion qui les dépasse mène à l'idéalisme, s'accordent l'existence d'un
monde matériel objectif et indépendant de l'esprit qui le perçoit. La mécanique
suppose que la matière a une « masse » et met en jeu des « forces », deux termes
dont elle donne une définition purement empirique, sans se soucier des
contradictions qu'ils présentent à y regarder de plus près. La mécanique
reconnaît également au mouvement une existence indépendante de l'esprit,
malgré les difficultés impliquées dans ce postulat. Pareillement la physique se
donne les atomes, l'action à distance, etc., sans critiquer ces hypothèses ; et, sans
discussion encore, la chimie adopte toutes les données de la physique, et la
physiologie celles de la chimie. C'est sous le même angle étroit et provisoire que
la psychologie envisage les choses. En plus de l'existence du monde matériel
avec toutes ses déterminations, que se donnent les autres sciences de la nature,
elle s'accorde de nouveaux postulats qui lui sont propres, laissant toujours au
progrès de la philosophie le soin d'en éprouver le sens et la vérité.
[3]
Voici ces postulats :

1° Il y a des états de conscience instables, connus sous le nom de pensées


et de sentiments, ou sous tel nom que l'on voudra.
2° Ces états nous font connaître des choses qui sont ou des objets et
phénomènes physiques, ou d'autres états de conscience ; ces objets
physiques peuvent être près ou loin de nous, dans l'espace et le temps ;
ces états de conscience peuvent être ceux d'autres hommes ou nos
propres états passés.

Ces deux postulats de la psychologie soulèvent deux problèmes critiques,


celui de la « théorie de la connaissance » : comment un être peut-il en connaître
un autre ? et celui de la « psychologie rationnelle » (en tant que distincte de la
psychologie empirique) : comment peut exister cette chose singulière, un « état
de conscience » ?
Pour bien étudier la conscience il faut la placer dans le milieu physique
qu'elle a pour mission de connaître ; l'en séparer, c'est la fausser. La grande
faute de l'ancienne psychologie rationnelle a été d'ériger l'âme en un être absolu,
pur esprit doué d'un certain nombre de facultés qu'il ne devait qu'à lui-même, et
qui suffisaient à expliquer seules les diverses fonctions de la mémoire, de
l'imagination, du raisonnement, de la volonté, etc., sans presque qu'on éprouvât
le besoin de rapporter ces fonctions aux phénomènes particuliers de l'univers
auxquels elles ont pratiquement affaire. Mais la psychologie moderne, plus riche
et plus profonde, saisit entre nos facultés intérieures et la constitution des choses
une adaptation qui va jusqu'au détail, et à laquelle nous devons de pouvoir vivre
et nous développer au milieu de la nature. On peut remarquer déjà que nos
aptitudes à contracter sans cesse de nouvelles habitudes, à nous rappeler [5] des
séquences, à abstraire les propriétés générales des choses et à leur associer leurs
conséquences ordinaires, sont précisément les facultés qu'il nous fallait pour
nous gouverner dans un monde où l'uniformité et la variété se mêlent
constamment. Mais il n'est pas jusqu'à nos instincts et à nos émotions qui ne
témoignent d'adaptations à des détails fort précis de ce même monde. En
principe tout phénomène intéressant notre bien-être nous « intéresse » et nous
excite dès une première rencontre : un objet dangereux nous remplit de crainte
malgré nous ; un poison nous soulève le cœur ; un objet indispensable provoque
nos désirs. Bref, le monde et l'esprit ont évolué de compagnie, ce qui leur vaut
comme un ajustement réciproque. Cette harmonie, telle qu'on la constate,
semble résulter d'un long échange d'influences et « d'interactions » entre le
dedans et le dehors. De là nombre de théories évolutionnistes, dont on ne peut
certes pas dire encore qu'elles sont définitives, mais qui ont au moins valu à tout
notre sujet un renouveau de fraîcheur et de richesse, et qui ont fait naître une
foule de questions nouvelles.
La conséquence principale de ce point de vue plutôt moderne est la
conviction fortifiée de jour en jour, que la vie mentale est avant tout finalité,
c'est-à-dire que nos diverses manières de sentir et de penser sont devenues ce
qu'elles sont parce qu'elles nous servent à modeler nos réactions sur le monde
extérieur. Parmi les formules récentes bien peu, en somme, ont rendu autant de
services à la psychologie que celle de Spencer : la vie psychique et la vie
physique ont une même essence, « l'adaptation des rapports internes aux
rapports externes ». Chez les animaux inférieurs et chez les enfants, la
conscience s'adapte à des objets immédiatement présents. Mais à mesure qu'elle
progresse et se développe, elle s'adapte à des objets de [6] plus en plus éloignés
dans le temps et l'espace, et les saisit par des processus de raisonnement de plus
en plus complexes et précis.

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