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La métaphysique 

: l’être et la réalité

Aristote se demande dans les premiers livres de sa Métaphysique quel est l’objet d’étude de
celle-ci. La métaphysique étudie ce qui il y a au delà de la physique, c’est-à-dire les principes
de l’être ou de la réalité. Mais qu’est-ce que l’être ? L’être est ce qu’il y a de commun à tous
les étants1. Or cela ne fait que renvoyer la question à une deuxième formulation : qu’est-ce
qu’un étant ?

Qu’est-ce qui permet de définir un être réel ? Sa matière ? Un consensus social ? Son
autonomie ? l’idée ou la représentation qu’on se fait de lui ?

Ces choses qui intéressent Aristote « ces choses qui sont » c’est bien les choses réelles, et leur
réalité, leur définition, ce qui permet de les différencier des autres choses, enfin, leur existence.
La réalité est bien tout ce qui existe. Elle s’oppose généralement à l’illusion, aux rêves, à la
fiction. Mais elle s’oppose également à l’apparence. Les premiers philosophes avaient déjà
remarqué cette distinction entre apparence et réalité. Plusieurs problématiques et plusieurs
courants vont essayer de répondre à ces questions.

1. Les différentes manières d’approcher le problème de la réalité.

D’une manière un peu naïve, nous avons tendance à penser que ce qui est réel est ce qui est
doué une existence matérielle. Cette pensée est à la base de l’approche des matérialistes :
la réalité est de type matériel et rien d’autre, en dehors de celle-ci, peut se dire réel. Ainsi, le
monde que nous percevons et qui fait l’expérience de nos sensations physiques est le monde
réel, par opposition au monde que nous imaginons ou que nous inventons. Aussi, une personne
humaine existe réellement tant que son corps existe et vit. L’existence humaine est ainsi définie
par le matérialisme du vivant. Des philosophes qui ont défendu cette conception sont par
exemple les atomistes comme Démocrite ou Épicure (la réalité n’est qu’un ensemble d’atomes
tombant dans le vide, unis dans d’incomptables combinaisons dues au hasard).

En opposition à ce courant, nous avons des philosophes appelés spiritualistes : la réalité est
de type spirituelle. La réalité est un phénomène de la conscience sans laquelle la question
ne se pose même pas. Un argument en sa faveur est l’idée que le reste des vivants ne se
posent pas la question sur ce qui est réel, ils existent en parfaite symbiose avec leur milieu
naturel sans s’en détacher. L’être humain est le seul à créer cette rupture  : c’est de son
intelligence (conscience ou esprit) que surgit le problème de la réalité. Des philosophes comme
Leibniz ou Hegel ont défendu cette conception.

Mais face aux matérialistes et aux spiritualistes, qui peuvent se considérer monistes, de
nombreux philosophes ont défendu des approches dualistes.

Le dualisme affirme que la réalité se manifeste sous deux aspects, la matière et l’esprit. Tantôt
il donne la priorité à l’esprit, tantôt à la matière. Le premier grand philosophe à avoir défendu
cette conception est Platon. Il distingue un monde intelligible peuplé d’Idées (entités réelles,
éternelles, parfaites, uniques en son genre, modèles) d’un monde sensible ou matériel qui ne
serait qu’une copie imparfaite du premier, une apparence. Le Christianisme a défendu une
conception du monde et de l’être similaire au platonisme, fondé sur le dualisme qui distingue la
matière (corruptible) de l’esprit (immortel).

1
entes
Cette métaphysique de type dualiste s’est vue renforcée pendant la période moderne par
Descartes (XVIIe) qui a distingué la réalité de la conscience (l’âme, « la chose qui pense ») du
corps (la pure étendue), donnant lieu à une physique de type mécanique et à des affirmations
comme celle des animaux-machines.

Comme nous l’avons déjà vu, tout au long du XIX se sont développées des lectures moins
rationnelles de la réalité : pour Freud face à la conscience nous retrouvons la réalité de
l’Inconscient, cet alter ego qui nous gouverne et que nous sommes, à un niveau beaucoup
plus large et profond, que celui de la conscience. C’est le domaine des réalités subjectives, le
monde de nos émotions, de nos désirs, de nos peurs, qui sont bien réels mais que nous avons
du mal à cerner.

Puis, selon Nietzsche et suivant aussi cette perspective, le réel ne serait qu’une interprétation
qui s’impose, qui se construit.

Dans une approche plus scientifique, on reconnait de nos jours l’existence de deux réalités qui
cohabitent sans savoir exactement comment s’est produit le « miracle » de cette cohabitation :
le cerveau (substance matérielle) et l’esprit (la mente, immatériel). Le physicalisme moniste
aurait tendance à réduire toute production mentale à de simples effets de réactions chimiques
(corporelles).

2. La définition de la réalité selon la science

Platon fut l’un des premières philosophes à définir la réalité à partir de ce qui pouvait être pensé
de manière rationnelle, abstraite, pour la différencier de son apparence. C’est-à-dire que pour
lui le monde se présente à nous sous deux formes, les données sensibles et les idées que nous
nous en faisons. Le monde sensible est le monde des apparences et ne peut faire objet de
science, car il est différent pour chacun de nous. Alors que les idées abstraites, et parmi elles,
les idées mathématiques sont universelles et identiques pour tout le monde, d’où la réalité va
devoir se placer de ce côté-là. Une première idée peut se conclure de cette approche  : si nous
pouvons définir la réalité c’est qu’elle est universelle, unique, objective. Cette tendance se
poursuit de nos jours : une théorie scientifique ne prétend pas décrire une réalité valide
uniquement pour une personne mais universellement acceptée.

La réalité mathématique se caractérise par être fondée sur un langage non contradictoire,
formel, un langage exact et précis. Ensuite la physique applique ce langage au domaine de
l’expérience et procède de manière déductive et inductive.

À partir d’Einstein et de sa conception de l’espace et le temps comme étant des concepts


relatifs, et surtout à partir de la physique quantique, l’approche de la science envers la réalité
devient de plus en plus difficile à saisir par « le sens commun » : la réalité que décrit la
science semble se fonder sur des modèles plus ou moins complexes qui nous détournent de
l’expérience quotidienne et qui semblent ouvrir une brèche entre la perception ordinaire de la
réalité et la réalité scientifique.

En outre, l’application des mathématiques et de la logique dans l’informatique ont fait apparaître
la « réalité virtuelle » en élargissant ainsi la question vers de nouveaux questionnements.
La théorie est une interprétation du réel.

« Les concepts physiques sont des créations libres de l'esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le
croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le
monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre
fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen
d'ouvrir le boîtier. S'il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra
responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable
d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il
ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison. Mais le
chercheur croit certainement qu'à mesure que ses connaissances s'accroîtront, son image de la réalité
deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions
sensibles. Il pourra aussi croire à l'existence d'une limite idéale de la connaissance que l'esprit humain
peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la réalité objective. »
Einstein, L'Évolution des idées en physique

Mais nous ne saurions limiter la réalité de l’être humain et de ses mondes au seul monde des
entités mathématiques. Aristote a voulu se séparer de son maître Platon et définir la réalité non
pas par les idées mathématiques mais par les êtres individuels, les êtres qui existent.

3- La réalité sont les êtres individuels et non les idées.

Aristote a appelé la substance l’être individuel. Ce concept sera très important en histoire
de la philosophie car la substance est ce qui existe par soi-même et peut être compris en
soi-même. Ainsi le corps est une substance et non la main (car le corps est un tout
autonome et non une partie, il peut subsister sans la main, mais pas l’inverse).

Cette approche nous fait penser que les choses réelles sont les substances (les êtres
humains, les objets, les plantes etc…), alors que les idées ou les pensées sont réelles mais
partiellement.

Les substances se conforment par une matière et une forme. Ce qui permet de les définir
c’est leur essence, même si normalement elles se manifestent à travers leurs accidents,
leurs qualités secondaires ou leurs attributs. L’essence est ce qui reste invariable est fait
que la chose soit ce qu’elle est et puisse se différencier d’une autre chose. Alors que les
accidents ou attributs sont des propriétés qui révèlent des caractéristiques de la substance
mais qui peuvent changer, sans que la chose se transforme entièrement. Ce sont des
changements, mais pas des changements essentiels. Nous disons que lorsque des
changements essentiels se produisent, la chose se transforme en une autre chose. On
pourrait penser comme changement essentiel le passage de la vie à la mort, ou même à des
maladies qui affectent la mémoire et font que la personne ne soit plus elle-même. Être
blond, grand ou petit sont des attributs.

Descartes a repris cette définition mais a différencié la substance matérielle de la


substance immatérielle, qu’il appelle substance pensante (le Moi, la conscience). Il les a
définis comme deux réalités entièrement différentes. Le corps se caractérise par les
propriétés de la matière, que pour lui est une matière complètement mécanique : la propriété
principale de la matière, son essence, c’est le fait d’occuper un espace, son extension. Il a
appelé cela la res extensa. Alors que l’essence de la substance pensante est le fait de
penser : ce qu’il appelle le moi, l’âme ou la conscience est fondamentalement une activité,
une chose qui pense, res cogitans.

Mais Descartes a parlé aussi d’un troisième type de substance, l’ens realissimum, la
substance qui contiendrait toute la réalité, Dieu.

Le courant philosophique qui défend l’existence de Dieu à travers différents arguments de


type rationnel s’appelle le théisme, alors que celui qui nie son existence s’appelle
l’athéisme (développé surtout à partir du XIX siècle). Au XVIII siècle apparait également le
déisme, qui admet l’existence de Dieu associé à la raison (raison naturelle) et à la nature.
Par exemple, pour ce courant, Dieu serait la cause du monde, main non pas Un Dieu
Créateur ; il serait plutôt un principe d’ordre et de rationalité. Cette approche élimine tout ce
qui serait en rapport au pêché, les miracles et la doctrine religieuse en général.

Finalement, l’agnosticisme ne nie pas l’existence de Dieu mais signale que nous ne
pouvons pas le connaître. C’est un sujet qui dépasse notre entendement.

4. La réalité et le temps

Une question qui a beaucoup intéressée les philosophes est le rapport de la réalité au temps.
Les êtres naturels sont tous soumis au temps et au changement : cela veut-il dire que la réalité
est toujours changeante ? Ne faut-il pas que quelque chose demeure pour qu’on puisse parler
de changement ? Car, si tout change, par à rapport à quoi le changement se fait-il?

Pour Platon les idées étaient éternelles, elles ne changeaient pas. C’était leur apparence qui
changeait mais pas leur essence. Pour Aristote la substance se développe mais son essence
ne change pas, elle se réalise, c’est à dire elle devient de plus en plus réelle dans le sens où
elle passe de sa puissance (ses possibilités) à l’acte (son dernier format) : donc pour lui dans le
petit embryon est contenu en puissance le futur enfant qui en puissance est le futur adulte et la
vie n’est que le passage de ces puissances à l’acte, sans interruption. Le changement et le
mouvement sont la caractéristique des réalités vivantes.

Les réalités mathématiques avaient été appelées des vérités éternelles, car elles n’étaient pas
soumises au temps, alors que la temporalité est la caractéristique de la réalité du reste des
créatures. Ce qui a poussé les philosophes plus actuels, comme Nietzsche a affirmé que toute
réalité n’est qu’interprétation, toujours changeante.

Héraclite d’Ephèse (né vers 535- mort vers 475 av JC)

On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c'est une autre eau qui vient à
vous ; elle se dissipe et s'amasse de nouveau ; elle recherche et abandonne, elle s'approche et
s'éloigne. Nous descendons et nous ne descendons pas dans ce fleuve, nous y sommes et nous n'y
sommes pas. 

Tout vient des contraires, en sorte que la même chose est bonne et mauvaise, vivante et morte ;
elle veille et dort, elle est jeune et vieille tout à la fois. — Notre vie n'est pas une vie véritable,
mais le vivre et le mourir sont tout à la fois et dans notre vie et dans notre mort. 

5. La réalité comme construction sociale

Les derniers courants, et surtout en ce qui concerne les sciences sociales, l’histoire, la société,
les valeurs humaines, seraient penchés à affirmer que toute la réalité est une construction née
de structures de pensées, d’interprétations qui se sont imposés plus ou moins au long de
l’histoire par la force des choses et qui se transforment lentement. Un exemple de ceci, en
histoire, serait la réalité des États- nations. La plupart des États-nations se sont constitués au
XIX s pour des raisons économiques, militaires, géographiques, d’équilibre de pouvoir, de récits
plus ou moins idéalisés qui ont donné lieu à des états associés « essentiellement » à des
« âmes du peuple ».

D’autres réalités comme les concepts de classe sociale, de race, de genre, ont subi des
processus similaires : ceci veut dire que ce sont des réalités admises par une société à un
moment donné de l’histoire, mais une réalité contingente et non nécessaire.

Ce qui nous fit des êtres humains fut aussi la capacité de se raconter des histoires, des récits,
des mythes, non seulement un logos (pensée rationnelle) : l’histoire elle même n’est qu’un récit
que nous nous racontons sur notre passé, qui comme tel n’est plus réel, sauf en ce qu’il a
comme conséquences sur nous.

Est-ce qu’il existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation ? Des
générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité
de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un
chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait),
puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui
n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien
d’autres encore, inhérentes1 aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas
une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de
justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni
d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plaît. Même si nous admettons que
chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le
droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit
de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. Pour illustrer ce point, et nous excuser de ne
pas pousser la question plus loin : durant les années vingt2, Clemenceau, peu avant sa mort, se
trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de
Weimar3 au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
On demanda à Clemenceau : « À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce
problème embarrassant et controversé ? » Il répondit : « Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis
sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne ».

Hannah Arendt, « Vérité et politique », La Crise de la culture, 1964.

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